Les Sources de Lucain

par

René Pichon

Docteur ès lettres
Professeur de Première Supérieure au Lycée Henri IV, Maître de conférences à l'École Normale Supérieure de Sèvres

1912

Biographie de René Pichon

Avant-Propos

CHAPITRE Ier. — LES SOURCES HISTORIQUES.

CHAPITRE Il. — LES SOURCES HISTORIQUES(Suite). Le récit de la guerre civil.

CHAPITRE III. - LES SOURCES HISTORIQUES (Fin). Les altérations de l'histoire.

CHAPITRE IV. - LES SOURCES PHILOSOPHIQUES.

CHAPITRE V. - LES SOURCES LITTÉRAIRES.

CONCLUSION.

APPENDICE. — LA COMPOSITION DE LA PHARSALE.

AVANT-PROPOS

L'étude des sources, Quellenkunde, appliquée aux auteurs anciens, est une des plus précieuses conquêtes de la philologie de notre temps. Il serait superflu d'en vanter longuement l'utilité à la fois littéraire, psychologique et historique : elle seule permet de mesurer la valeur véritable d'un
écrivain, de surprendre le secret mécanisme de son travail, de le rattacher à la série dont il dépend, et, plus loin que lui, de saisir un peu le mouvement des idées et des formes d'art dans le monde antique.
Lucain était jusqu'ici un des poètes latins pour lesquels cette étude n'avait encore été faite que d'une manière fragmentaire. Quelques dissertations ou articles de Baier, de Westerburg, de Ussani, de Vitelli, de Hosius, étaient loin d'épuiser la question. Pourtant, par la richesse de son contenu autant que par la beauté de sa forme, la Pharsale méritait un examen plus approfondi.
Et surtout un examen plus complet. Elle est en même temps une oeuvre d'histoire, une oeuvre de pensée, une oeuvre d'art; elle contient des faits précis et une doctrine morale sous une forme poétique. Il fallait donc l'envisager à ce triple point de vue, et si le problème de ses sources historiques, plus délicat et plus complexe, devait être traité plus longuement, on ne pouvait cependant en négliger les sources philosophiques ni les sources littéraires. Ainsi compris, le sujet que j'ai essayé de traiter est très vaste. et souvent encombré de difficultés épineuses Je ne me flatte pas de les avoir toutes résolues : je souhaite seulement d'avoir jeté un peu de clarté dans les discussions engagées. Je voudrais que mon travail aidât à mieux comprendre un poète que j'ai toujours aimé, et que j'aime encore mieux depuis que je l'ai plus patiemment étudié.

CHAPITRE Ier

LES SOURCES HISTORIQUES

A) Les faits accessoires.

§ 1.

Il suffit de jeter les yeux sur la Pharsale pour s'apercevoir que ce n'est pas du tout une fantaisie de virtuose se jouant dans la fiction pure, mais bien une oeuvre pleine et solide.
Elle contient un très grand nombre de faits, et par conséquent nous invite dès le premier abord à nous poser une question : d'où viennent ces faits? comment le poète les a-t-il connus? Mais tout de suite aussi une distinction s'impose. Les détails dont l'ouvrage est rempli n'ont pas tous la même importance, ni surtout le même caractère. Il y en a qui, très curieux en soi, demeurent épisodiques et comme accessoires, qu'on pourrait retrancher sans nuire à la vie essentielle du poème ; et il y en a d'autres, au contraire, qui en constituent la trame intime et indispensable, ceux qui se rapportent au grand duel de César et de Pompée. Ceux-ci, on le comprend, sont de beaucoup les plus intéressants. C'est pourtant par les autres que je commencerai; je chercherai d'abord où Lucain a pris toutes les allusions historiques et géographiques dont il a renforcé son récit, et c'est seulement après avoir ainsi désencombré le terrain que j'arriverai aux événements principaux, pour lesquels le problème des sources se pose d'une façon bien plus pressante.
Parmi les faits secondaires eux-mêmes, je crois qu'il faut encore distinguer. La plupart de ceux que nous rencontrons dans la Pharsale y sont mentionnés en quelques mots rapides, incidemment, à propos d'autre chose ou en manière de comparaisons. Par contre, quelques-uns sont traités avec plus d'abondance, avec une précision plus minutieuse, en des dissertations qui finissent par former de véritables excursus. Entre ces deux catégories, il y a plus qu'une différence de longueur dans le développement : on sent que les premiers n'ont pas beaucoup préoccupé le poète, qu'il en a parlé parce qu'il les connaissait, mais sans se soucier beaucoup de les mieux connaître, tandis que les seconds ont plus vivement piqué sa curiosité, et par suite l'ont contraint à une documentation plus rigoureuse.
Pour les premiers, la question des sources ne se pose même pas. On s'en convaincrait bien vite en dressant la liste de tous les renseignements d'histoire nationale ou étrangère, de géographie, de sciences naturelles, que Lucain a utilisés en passant et selon l'occasion. De l'histoire romaine, par exemple, il mentionne plusieurs faits antérieurs à la guerre civile; mais presque toujours ces faits sont de ceux que tout homme cultivé de son temps pouvait se rappeler sans effort spécial de mémoire ou de recherche. Il sait que Lavinium et Albe sont d'origine troyenne, que Capouea été fondée par des colons Dardaniens, Padoue par Anténor, Brindes par des Crétois. Il sait que Romulus et Remus se sont battus pour régner sur la bourgade naissante, et que les Sabines ont arrêté le conflit entres leurs pères et leur époux. Il connaît les principaux héros et les principales batailles des guerres républicaines, Camille et Curius, Veies et l'Allia, la lutte contre Pyrrhus, la bataille de Cannes, la campagne de Scipion en Afrique, la destruction de Sagonte, l'invasion des Cimbres et des Teutons, les agitations démagogiques des Gracques, et le démêlé de Crassus avec les tribuns. Mais comment aurait-il pu ignorer des événements aussi célèbres, aussi «classiques» en quelque sorte, que ceux-là? A coup sûr, il n'avait pas besoin d'ouvrir un livre d'histoire pour en apprendre l'existence, pas plus qu'il n'avait besoin de consulter un manuel d'antiquités religieuses pour connaître les dieux que César devait invoquer dans sa prière, pas plus qu'il n'avait besoin de fouiller dans un De re rustica quelconque pour savoir que la Sicile et la Sardaigne étaient avec l'Afrique les pays producteurs de blé par excellence, ou que l'Apulie était tout entière transformée en pâturages, au lieu d'être cultivée comme jadis. Toutes ces notions lui étaient à coup sûr depuis longtemps familières, et il n'a eu, en écrivant son poème, ni à les acquérir, ni même à les rafraîchir. L'histoire de la Grèce et de l'Orient lui fournit également des allusions d'usage courant, banales même. La splendeur des murailles de Babylone, la sépulture d'Alexandre et des Ptolémées à Alexandrie étaient choses de notoriété publique. Et quant au fameux pont de bateaux et au non moins fameux canal de l'Athos, par lesquels Xerxès avait immortalisé son orgueil, c'étaient alors des « clichés » de moralistes, sans cesse ressassés en vers comme en prose : ne fût-ce que dans les écoles des rhéteurs, Lucain avait certainement entendu plus d'une déclamation sur ce thème, et il était naturel que le souvenir lui en revînt spontanément à l'esprit en présence des grands travaux exécutés par César pour fermer le port de Brindes. Ici encore des réminiscences d'études bien faites, selon l'opinion répandue à cette époque, suffisent pour expliquer cette érudition tout à fait superficielle.
Enfin, il faut attribuer à la même origine la plupart des connaissances géographiques dont Lucain fait étalage. La géographie, nécessaire pour l'intelligence des poèmes grecs et latins, était, comme on le sait, une partie essentielle de l'enseignement des grammairiens : leurs élèves s'en souvenaient, trop peut-être, lorsqu'ils se mettaient eux-mêmes à versifier. C'est de là que proviennent ces avalanches de noms de peuples, avalanches un peu hétéroclites et confuses parfois, qui encombrent maints passages de la Pharsale. Surtout les peuples barbares du Nord et de l'Orient, Daces ou Dahes, Gètes et Massagètes, Sarmates, Pannoniens d'une part, et de l'autre Parthes, Mèdes, Assyriens, Babyloniens, Indiens, sont fréquemment énumérés, sans que du reste l'auteur paraisse se préoccuper beaucoup de ce que recouvrent ces appellations exotiques. Quelquefois, au contraire, il témoigne de connaissances plus précises. Cela arrive d'abord, tout naturellement, quand il parle des localités italiennes, du mont Garganus et du mont Matine, des volcans de Sicile et de Campanie, du promontoire de Circé, des inondations du Pô, des sites traversés par la voie Appienne, ou des routes maritimes qui partent de Brindes. Mais, même sur les régions étrangères, il est au courant de détails assez particuliers. Il connaît la peuplade des Rutupini en Bretagne, les mines d'or d'Asturie et les gisements du Tage et du pays des Arimaspes, les canots légers employés par les Bretons, les Vénètes et les Égyptiens. Il n'ignore pas que Corcyre est l'ancienne île des Phéaciens, que les Psylles n'ont pas à redouter la morsure des serpents, que le Méandre est sinueux, le Rhône rapide et la Saône lente. Seulement, toutes ces curiosités, dont beaucoup se retrouvent chez d'autres écrivains, ne lui ont pas coûté grande peine à apprendre. La géographie qu'enseignaient les grammairiens, et dont nous pouvons nous faire une idée par les compilations que l'antiquité nous a laissées, avait un caractère beaucoup plus anecdotique que scientifique. Les menus renseignements dans le goût de ceux que je viens d'énumérer, tantôt intéressants et tantôt puérils, y étaient collectionnés en abondance. Pour peu que Lucain eût une bonne mémoire, il lui était aisé de les retrouver à l'occasion, sans le secours d'aucun livre, et de s'en servir pour orner ses vers, ou pour les surcharger.
Ainsi donc en ce qui concerne ces notions éparses d'histoire et de géographie, il serait superflu de se demander chez qui Lucain les a prises. Elles ne sont nullement des emprunts faits à tel ou tel auteur, mais des souvenirs d'école, appartenant au bagage commun de tous les Romains tant soit peu instruits. La seule question qu'on puisse se poser à leur sujet, c'est de savoir si Lucain les a traitées avec un respect fidèle ou avec une libre fantaisie. Quoiqu'elles n'aient pas dans son ouvrage une très grande importance, il n'est pas indifférent de mesurer déjà, dans ces petites choses, jusqu'à quel point il a l'esprit exact et l'application consciencieuse.
Or, dans cet ordre d'idées, certains critiques lui ont adressé des reproches dont quelques-uns sont justes, dont quelques-uns aussi semblent reposer sur des malentendus, et qu'en tout cas il faut discuter.
Un de ces reproches est relatif à ce que Lucain dit de la jeunesse de Pompée. Dans l'admirable peinture du songe de Pompée à la veille de Pharsale, il montre le futur vaincu se revoyant tel qu'il était lors de son premier triomphe, après sa victoire sur Sertorius. Or le premier triomphe de Pompée lui fut décerné après son succès en Numidie ; il ne triompha de Sertorius que 8 ans après. Mais la campagne de Numidie ne parait pas avoir eu d'autre importance que de signaler Pompée à l'attention des hommes d'État. Celle d'Espagne eut plus de retentissement, et débarrassa la noblesse d'un péril bien autrement redoutable. Voilà pourquoi, jugeant les choses à distance et sans compulser les dates, Lucain a pu s'imaginer que la victoire sur Sertorius, qui avait été réellement le premier grand exploit de Pompée, lui avait aussi valu officiellement son premier triomphe. C'est là sa seule inexactitude en ce qui concerne les faits incidemment rappelés de l'histoire romaine. Quant à l'histoire grecque, il en parle peu, comme on a pu le voir, et en général avec assez de compétence. Une opinion souvent soutenue veut qu'il ait confondu la Phocide et Phocée dans les vers où il s'occupe de Marseille. A y regarder de près, cela ne me paraît pas vrai. Il ne croit pas du tout que Marseille soit une colonie de Phocidiens : il parait au contraire bien connaître l'histoire des émigrants Phocéens, à laquelle il fait une allusion fort précise. Il est vrai qu'il applique indifféremment le même adjectif, Phocaicus, aux choses des deux pays : mais Ovide en fait autant (1), et cet adjectif peut aussi bien dériver des deux noms de pays.

(1) Ov., Met. Il, 569 (Phocaicus : de Phocide), et 11, 8 (Phocaicus : de Phocée).

Plus grave est peut-être l'emploi de Phocis pour désigner Phocée et même sa colonie Marseille : mais cela n'est pas non plus sans exemple ; Sénèque et Aulu-Gelle (1) en ont usé de même, sans avoir l'excuse des exigences du vers.

(1) A. GELL., X, 16.

En tout cas, il n'y aurait là qu'une confusion de noms, et pas du tout une erreur historique. On est plus dans le vrai, je crois, lorsqu'on fait observer que Lucain suppose les conquêtes d'Alexandre plus étendues qu'elles ne l'ont été. A en croire deux vers de la Pharsale, Alexandre serait allé jusqu'au Gange, tandis qu'il n'a pas dépassé l'Hyphasis. L'erreur est réelle ; mais elle s'explique par le vague des connaissances généralement répandues à cette date sur cette contrée lointaine ; elle ne porte d'ailleurs que sur un détail tout épisodique.
Ceci nous amène à examiner les erreurs géographiques que l'on a imputées à Lucain. Elles sont surtout fréquentes, comme il est naturel, en ce qui concerne les peuples et les pays les plus éloignés de Rome. On est quelque peu surpris de lire, par exemple, que Jupiter Hammon est le dieu des Ethiopiens, des Arabes et des Indiens, et que les Seres sont les premiers riverains du haut Nil :mais quand on se rappelle que Virgile fait sortir le Nil de l'Inde, on s'aperçoit qu'il y a là une fausse conception qui est commune à la plupart des écrivains anciens. Ils se représentent le monde qu'ils connaissent comme beaucoup moins étendu dans le sens de la longitude qu'il ne l'est vraiment, et ainsi les contrées du Sud-Est et celles de l'Est finissent par se confondre. Pour ce qui est des peuples du Nord-Est, on a beaucoup reproché à Lucain d'avoir fait des Daces et des Gètes deux peuples distincts, tandis que, selon Strabon, c'étaient deux rameaux d'un même peuple. La différence n'est pas nommer presque toujours ensemble ces deux tribus semble indiquer par là mêmeleur parenté. On pourrait se demander, d'autre part, s'il ne confond pas les Daces, riverains du Danube, avec les Dahes, population située à l'Est de la mer Caspienne : comme il joint également ces deux noms à celui des Gètes, la supposition ne serait pas téméraire ; mais il parle trop peu des Dahes pour qu'on puisse savoir exactement où il les place. Enfin, il est possible qu'il confonde les Massagètes et les Gètes : les premiers ne sont nommés que deux fois, dont une comme voisins du Danube, ce qui ne s'applique pas du tout à leur vraie position (1), mais bien à celle des Gètes.

(1) Les Massagètes étaient à l'Est de la Caspienne

La vérité, c'est que Lucain n'a que des notions assez vagues sur tous ces peuples, et les localise d'une manière incertaine. Mais il ne faut pas tout de même lui prêter de trop fortes inexactitudes. Ainsi Heitland prétend qu'il fait déboucher le Danube dans le Palus-Méotide : ceci n'est pas vrai ; le paysage ainsi visé est une description synthétique de l'hiver dans les régions du Nord-Est, où sont nommés successivemen tle Bosphore, les Scythes, l'Ister, le Palus-Méotide et les Besses, sans qu'un rapport précis soit indiqué entre toutes ces dénominations.
Quand il s'agit de pays plus connus des Romains, Lucain parle en termes plus compétents. On lui a pourtant attribué quelques fautes, qui, à mon avis, n'en sont pas. Dans sa description du Pô, il dit que ce fleuve ne serait pas inférieur au Danube si celui-ci était réduit à ses seules eaux: sur quoi Heitland et Ussani déclarent qu'il ignore l'existence des affluents du Pô. Mais il dit tout simplement que le Pô n'a pas d'affluents aussi considérables que ceux du Danube, ce qui n'a rien d'erroné. On le blâme aussi d'avoir placé le mont Atlas sur le bord de la mer: mais une phrase de Strabon, et plus encore la célèbre description de Virgile, prouvent que c'était une opinion commune chez les anciens. On prétend qu'il a confondu l'Ida de Crète et l'Ida de Phrygie, en faisant pousser sur le premier l'aconit, qui n'existait que sur le second : qu'est-ce que nous en savons ? de ce qu'aucun des auteurs connus de nous ne mentionne l'aconit en Crète, il ne s'ensuit point qu'il n'y croissait pas. Properce parle des herbes médicinales de la Crète ; or, on sait quel étroit rapport les plantes médicinales et les plantes vénéneuses avaient aux yeux des anciens.
Enfin, l'on se récrie sur l'invraisemblance de la chute du mont Eryx dans la mer Égée, et en effet, la position de l'Eryx à l'extrême Ouest de la Sicile rend l'hypothèse absurde : mais, justement parce qu'elle est absurde, a-t-on le droit de l'attribuer à Lucain ? Haskins essaie de l'excuser en disant que Eryx signifie seulement ici une montagne très haute et Aegaeum mare une mer très profonde : ce n'est pas une explication, d'autant plus que les vers suivants évoquent une autre image, très précise celle-là, celle du Gaurus tombant dans l'Averne. Les vers en question doivent, eux aussi, contenir le nom d'une montagne et d'une mer voisines l'une de l'autre. Une correction s'impose donc, mais laquelle? A Eryx, on a voulu substituer Athos, ce qui est très arbitraire, ou apex, ce qui est trop vague. Si l'on garde Eryx et que l'on cherche à corriger Aegaei maris, on s'aperçoit que, tout près du mont Eryx, il y a un groupe d'îles dont le nom ressemble singulièrement à celui de la mer Égée, les îles Egates. Lucain a fort bien pu employer un adjectif dérivé de ce nom pour désigner la partie de la mer la plus rapprochée du mont Eryx, et cet adjectif aura été remplacé, selon la coutume des copistes, par le mot Aegaei, beaucoup plus connu, quoique d'ailleurs inepte ici.
Exception faite pour ce passage douteux, les prétendues erreurs géographiques de Lucain se ramènent en somme à peu de chose. Tantôt elles n'existent que dans l'esprit de commentateurs qui ne le comprennent pas ; tantôt elles lui sont communes avec la plupart des auteurs anciens; tantôt elles consistent en des énumérations un peu confuses de peuples exotiques, comme pouvait en faire un jeune homme qui jadis avait su assez de géographie, et qui en avait conservé des souvenirs à moitié précis. C'est là, je crois, qu'il faut en revenir. La rapidité des indications historiques et géographiques que nous venons d'étudier, le caractère approximatif qu'elles présentent le plus souvent, la ressemblance qu'on peut leur trouver avec les façons de parler en usage chez tous les écrivains, tout nous atteste que Lucain, pour ces passages absolument accessoires, ne s'est pas imposé le labeur d'une information spéciale : il a simplement utilisé, tant bien que mal, et en général assez bien, son ancien bagage d'écolier.

§ 2.

Pour les brèves mentions que nous venons de passer en revue, il n'est pas à croire que Lucain ait senti le besoin de se documenter : pour les faits qui, sans être liés à l'action essentielle de son poème, y tiennent cependant une place assez considérable, pour ceux qui sont l'objet, non plus d'allusions fugitives, mais de digressions étendues et méthodiques, la question est plus difficile à résoudre. Il y en a qu'il a fort bien pu traiter en se servant uniquement des connaissances autrefois acquises, et d'autres pour lesquels il a dû sans aucun doute se livrer à des recherches spéciales.
Le premier cas me paraît être le plus fréquent dans les dissertations et énumérations relatives à l'histoire romaine. Ici, nous devons, je crois, nous garder d'une illusion. Parce que certaines pages de la Pharsale nous apportent des renseignements intéressants sur les choses de Rome, nous sommes portés à penser que le poète, pour les écrire, a dû se renseigner lui-même. Cela n'est nullement nécessaire. Ainsi, au livre I, il décrit complaisamment la cérémonie de l'amburbium, et nomme tous les collèges religieux qui y prennent part : pontifes, vestales, quindécemvirs, augures, septemvirs epulones, titiens, saliens et flamines. Cette liste si précise a-t-elle été copiée dans quelque manuel à Antiquités divinés, analogue à celui de Varron? la chose est possible à coup sûr. Mais un jeune homme instruit de cette époque était probablement capable de retrouver par lui-même les titres des grandes confréries sacerdotales, et, de plus, nous savons que Lucain avait précisément fait partie de l'une d'elles, celle des augures, ce qui l'avait sans doute amené à mieux connaître l'organisation religieuse de Rome. Il est donc permis de supposer qu'en cet endroit il n'a eu qu'à faire appel à son expérience personnelle. De même, à propos de l'union de Caton et de Marcia, il trace indirectement, par voie de contraste, un tableau du mariage romain très précieux pour nous : en nous disant qu'il n'y a pas eu ce jour-là de guirlandes de fleurs à la porte du logis, ni de torches allumées, ni de torus genialis, etc., il nous signale du même coup bon nombre de détails des cérémonies nuptiales ordinaires. Mais ces détails, qu'il a consciencieusement et minutieusement cités, il n'a eu besoin de les chercher nulle part : la vie de tous les jours les lui offrait d'elle-même. Si des digressions comme celles-là ont pour nous une haute valeur historique, elles n'ont réclamé du poète aucun apprentissage d'historien.
Des institutions et des moeurs, passons aux faits proprement dits, non pas, bien entendu, aux faits isolés que nous avons envisagés tout à l'heure, et dont l'évocation ne remplit qu'un ou deux vers, mais aux faits groupés en séries, composant des morceaux d'histoire romaine. Voici, par exemple, au moment où César s'empare du trésor public malgré l'opposition de Metellus, une «analyse » de ce trésor une énumération des victoires et des conquêtes qui l'ont successivement constitué. Devons-nous penser que, pour écrire ces huit ou dix vers, Lucain ait consulté, soit un ouvrage particulier sur les finances de Rome, soit une histoire générale de la république? Ces deux hypothèses ne seraient pas absurdes; mais elles sont arbitraires. Je crois bien plutôt qu'il étale ici de simples réminiscences, qu'il les étale sans grand souci de la chronologie, par des associations d'idées dont on peut retrouver la marche. Les victoires les plus célèbres se présentent d'abord à son esprit : victoires sur Carthage, sur Persée, sur Philippe, sur Pyrrhus. Ce dernier nom l'arrête un peu plus longtemps, à cause du désintéressement opposé par Fabricius aux tentatives corruptrices de ce roi. Ce désintéressement,à son tour, lui suggère une antithèse entre l'économie des vieux Romains et l'opulence des provinces d'Asie, auxquelles il joint tout naturellement les îles de Crète et de Chypre. Il termine en rappelant les conquêtes de Pompée, parce qu'elles sont les plus récentes de toutes, et ausi parce qu'elles le ramènent plus près de son sujet propre. En tout cela, je vois les réflexions spontanées d'un homme qui connait dans ses grandes lignes l'histoire de son pays ; je ne vois pas du tout le résultat d'une érudition amassée tout exprès pour la circonstance.
On peut porter un jugement analogue sur un passage du discours que Pompée prononce afin d'entrainer ses troupes contre César. Dans ce passage, il compare César aux démocrates déjà vaincus par lui-même ou par les autres défenseurs de la noblesse : Lepidus, Carbo, Sertorius, Spartacus.
Il s'agit là de faits qui devaient être on ne peut plus familiers aux jeunes Romains pourvus d'une bonne éducation. Ils avaient lu certainement des récits de ce temps troublé chez tous les historiens de la république. Les orateurs classiques, Cicéron entre autres, y avaient fait de fréquentes allusions. Les exercices de l'école devaient sans doute plus d'une fois s'en inspirer. Lucain, par conséquent, connaissait le soulèvement des esclaves ou la défaite de Sertorius comme, chez nous, le premier venu peut connaître le quatorze juillet ou le neuf thermidor, sans avoir besoin de lire pour cela aucun ouvrage spécial.
Je serais moins affirmatif pour un autre passage du même discours, où Pompée rappelle ses victoires de jadis sur les pirates, sur Mithridate, les Espagnols, les Arabes, les Juifs, etc. Ici l'énumération est beaucoup plus détaillée. Il est bien possible que Lucain l'ait faite de mémoire, pour peu que, dans son enfance, il eût appris consciencieusement les campagnes de Pompée. Mais il est non moins possible qu'il ait cru nécessaire de vérifier ou de compléter ses souvenirs, d'autant plus qu'il avait à parler cette fois du passé d'un de ses personnages principaux, de faits qui touchaient de près au sujet essentiel de son poème. Il est donc légitime de supposer qu'il a relu la vie de Pompée avant la guerre civile, soit dans une biographie particulière, soit dans une histoire générale. Et enfin voici une dernière hypothèse, qui n'est pas la moins probable. Nous verrons plus loin que la source habituelle, sinon unique, de son poème, en ce qui concerne la guerre civile, a été l'histoire de Tite-Live. Il est à peu près certain que Tite-Live avait placé dans la bouche de Pompée une ou plusieurs harangues. Or, dans les discours de cette espèce, les personnages de Tite-Live reviennent volontiers sur leurs actes antérieurs, présentent eux-mêmes leur autobiographie, non sans partialité, cela va sans dire. On pourrait reconstituer presque toute la carrière de Scipion rien que par les paroles qu'il prononce dans sa discussion avec Fabius Maximus (1).

(1) Liv.. XXVIII, 42.

Pompée, lui aussi, devait faire chez Tite-Live un exposé élogieux de ses propres exploits, et Lucain n'a eu qu'à mettre en beaux vers cette page d'histoire qu'il rencontrait tout naturellement sur sa route.
De toutes les digressions relatives aux choses de Rome avant l'époque de César, la plus copieuse est le tableau rétrospectif de la lutte entre Marius et Sylla. Cette description très longue, qui compte plus de 150 vers, est trop précise pour avoir pu, semble-t-il, être fabriquée à coups de vagues réminiscences. Il y a donc lieu, ici, d'examiner la question qui, dans les cas précédents, ne se posait pas ou se posait à peine : quel est l'auteur que Lucain a suivi dans cette partie de son poème?
On ne peut faire, bien entendu, qu'une réponse hypothétique; mais de toutes les hypothèses, la plus vraisemblable est celle qui nous conduit à Tite-Live. D'abord, s'il est vrai que Lucain s'est inspiré de Tite-Live pour les événements essentiels, il est peu croyable qu'il ait songé, sans raison apparente, à un autre historien pour les épisodes. De plus, quoique nous n'ayons pas conservé les livres dans lesquels Tite-Live racontait la tyrannie de Marius et la dictature de Sylla, nous connaissons assez ses habitudes d'esprit pour être sùrs que son récit ne devait pas différer beaucoup de ce que nous lisons dans la Pharsale. Que trouvons-nous en effet chez Lucain ? pour ce qui est de la forme, une peinture générale, très éloquente, un peu amplifiée, des massacres commis par les deux rivaux; et, se détachant sur ce fond commun, quelques scènes dramatiques très nettement indiquées ; pour ce qui est du fond, un jugement un peu plus favorable peut-être à Sylla qu'à Marius, à cause des tendances aristocratiquesdu dictateur ; mais, malgré cette nuance, et dominant tous les détails, une profonde horreur, une révolte généreuse d'humanité indignée en présence de toutes les atrocités accumulées. Tout cela nous rappelle, et les procédés narratifs de Tite-Live, et ses préférences politiques, et ses sentiments de moraliste. Enfin on peut déjà faire usage ici de l'argument que nous rencontrerons quand il s'agira des faits principaux de la Pharsale : ce que dit Lucain s'accorde en général avec ce que nous apprennent les auteurs qui dérivent de Tite Live, Velleius, Florus, Appien, Dion, Plutarque, etc. ; cette identité de témoignages suppose une source identique. L'accord n'est pas complet, dira-t-on, et en effet on peut relever quelques divergences entre Lucain et les historiens, mais des divergences légères et aisément explicables. L'une d'elles porte sur la nationalité du sicaire qui, à Minturnes, essaya d'assassiner Marius et en fut détourné par une vision miraculeuse. L'Epitome de Tite Live, le scoliaste de Lucain dont les remarques ont constitué le Commentum Bernense, et enfin Appien, en font un Gaulois; Velleius Paterculus, Valère-Maxime et Lucain en font un Cimbre; quant à Plutarque, il donne les deux traditions, sans choisir entre elles. De cette diversité, Ussani conclut qu'il y a deux versions irréductibles, celle de Tite-Live, suivie par l'Epitome, le Commentum Bernense et Appien, et celle d'un autre historien, peut-être Valerius Antias, suivie par Velleius, Valère-Maxime et Lucain. Il me parait peu soutenable, je l'avoue, que Lucain ait imaginé d'aller consulter un vieil auteur tel que Valerius Antias, et j'aperçois une autre explication. Selon moi, Tite-Live rapportait, comme il le fait souvent, les deux versions, et se décidait pour l'origine gauloise. De ceux qui l'ont suivi, les uns ont reproduit exactement sa conclusion comme Appien ; les autres ont préféré l'opinion contraire, parce qu'elle leur fournissait un contraste frappant entre la victoire de Marius sur les Cimbres et l'entreprise d'un Cimbre contre Marius. Des historiens rhéteurs comme Velleius et Valère-Maxime, et un poète comme Lucain, sont en effet grands amateurs d'antithèses dramatiques.
Je crois donc que Lucain a, en cette occasion, use avec une certaine indépendance des matériaux que lui offrait Tite-Live, mais qu'il n'a pas cherché ailleurs d'autres matériaux. Un peu plus loin, en énumérant les victimes de Marius, il cite un Baebius qui fut déchiré par les mains de la populace. Il y eut bien un Baebius qui fut supplicié de cette manière, mais plus tard, lors des proscriptions de Sylla. Le Baebius tué par ordre de Marius eut un genre de mort un peu moins atroce; il fut traîné par des crocs sur le forum. C'est du moins ce que raconte Florus, et à vrai dire, la symétrie de ces deux homonymes qui se font si bien pendant pourrait mettre en défiance. Admettons cependant qu'il y ait eu deux Baebius, et que Lucain ait transporté à l'un le genre de supplice subi par l'autre : cette inadvertance prouvera qu'il a lu un peu rapidementTite-Live, et non qu'il a lu un autre auteur.
Plus loin encore, le poète décrit le meurtre de Scaevola, tué devant l'autel de Vesta, et il place ce crime sacrilège parmi les cruautés commandées par Marius. En réalité, Scaevola ne fut égorgé qu'après la mort de Marius, lorsque ses partisans désespérés laissèrent éclater toute leur rage (1).

(1) FLORUS, III, 21, 21.

Lucain a-t il, encore ici, commis une confusion de nom, appliqué à Marius ce qui concernait Marius le Jeune? C'est possible; pourtant je croirais plutôt que nous sommes en présence d'une de ces concentrations synthétiques comme nous en trouverons plus d'une dans son récit de la guerre civile. Scaevola ayant été massacré, sinon par Marius lui-même, au moins par ses successeurs et vengeurs, il lui a paru naturel de l'ajouter aux victimes proprement dites du terrible démagogue (1) : la narration y gagnait en clarté, et le tableau en force saisissante.

(1) On notera que le meurtre de Scaevola est raconté le dernier de ceux qui sont attribués à Marius.

En somme, aucune des digressions qui se rapportent à l'histoire romaine ne paraît déceler de recherches bien compliquées. Tantôt Lucain reproduit les souvenirs que lui ont laissés ses études d'autrefois, tantôt il puise dans l'histoire de Tite-Live, la plus répandue alors et pour ainsi dire la plus classique, et, là même où il s'en écarte, c'est pour des raisons littéraires, et pas du tout pour se mettre à l'école d'un autre historien.

S3.

Si, de l'histoire romaine, nous passons à l'histoire grecque, nous constatons d'abord que celle-ci n'a fourni à Lucain qu'un très petit nombre de développements : l'un sur Delphes, au moment où Appius Claudius vient y consulter l'oracle d'Apollon; un autre sur laThessalie,au moment où y arrivent les deux armées rivales ; un autre enfin sur Alexandre, à propos de sa sépulture à Alexandrie. On peut passer rapidement sur ce dernier, qui ne contient rien de bien précis, mais seulement des réflexions générales au sujet de la soif de conquêtes d'Alexandre, de l'étendue de son empire, de sa mort prématurée, et des dissensions intestines qui mirent aux prises ses successeurs. Ce que Lucain écrit là, c'est le « lieu commun », j'allais dire le « sermon » sur l'ambition, que maints poètes et moralistes ont repris en choisissant comme exemple typique le vainqueur d'Issus et d'Arbèles. On n'y rencontre pas plus de détails particuliers que dans la satire de Juvénal sur les voeux. C'est donc une page que Lucain a pu parfaitement écrire avec des notions très vagues, les notions de tout le monde, sur les conquêtes d'Alexandre, et ceserait perdre son temps que de chercher la source historique d'une pareille amplification.
Je ne crois pas non plus que Lucain ait été obligé de compulser aucun livre d'histoire pour y trouver ce qu'il a écrit au sujet de Delphes. Les indications qu'il donne portent toutes sur des choses qui étaient alors, si l'on peut dire, de notoriété publique parmi les littérateurs. «La double cime du Parnasse se dresse dans les airs, aussi loin de l'Orient que de l'Occident » : c'est tout simplement une paraphrase de l'expression bien connue qui plaçait à Delphes le centre ou le « nombril » de la terre. Puis vient la mention du double culte de Phébus et de Bacchus sur la colline sacrée, puis celle du déluge de Deucalion, puis celle de la lutte entre Apollon et le serpent Python, de l'oracle deThémis, du gouffre aux exhalaisons prophétiques. La poésie gréco-latine avait rendu familières aux jeunes écrivains toutes ces traditions. De même, un peu plus loin, lorsqu'il mentionne les conseils donnés par la Pythie aux Tyriens émigrants, aux Grecs attaqués, aux victimes de disettes ou d'épidémies, etc. Lucain ne fait que mettre en oeuvre des faits très connus, dont ses lecteurs aussi bien que lui-même avaient cent fois entendu parler. Il serait tout à fait superflu d'imaginer que, pour composer ce développement assez court, Lucain ait dû se référer à quelque traité spécial sur l'oracle de Delphes.
La digression sur la Thessalie est beaucoup plus étendue, et il me semble qu'on peut y distinguer deux éléments différents. Il y a, d'une part, ce qui se rapporte au passé de la Thessalie, c'est-à-dire des faits légendaires et non historiques : la séparation de l'Olympe et de l'Ossa par Hercule, et la mort de ce héros à Trachine ; la punition de Thamyris par les Muses; la fureur d'Agavé;la querelle des Centaures et des Lapithes ; le départ du navire Argo; la révolte des Titans. Toutes ces fables Lucain les connaissait bien avant de se mettre à l'oeuvre : elles étaient le fond même de l'enseignement mythologique donné à propos de l'explication des poètes; un bon élève des grammairiens et des rhéteurs ne pouvait les ignorer. De plus, Lucain avait, pour son propre compte, fait des vers sur des sujets mythiques; nouvelle raison pour qu'il possédât à merveille les traditions qu'il a ici rappelées. Mais, à côté de cela, nous trouvons dans ce morceau des renseignements d'un caractère plus scientifique, sur la configuration du pays, ses montagnes, ses fleuves, les arts et les industries qui y ont pris naissance. Ces renseignements sont donnés avec une précision minutieuse, qui n'exclut pas les inexactitudes, mais qui, là même où il y a erreur, prouve cependant une application particulière et un recours probable à quelque livre de science.
Analysons-les de plus près. Le poète commence par faire le tour, en quelque sorte, de la région décrite, en indiquant dans leur ordre les divers massifs qui l'encerclent : Ossa, Pélion, Othrys, Pinde et Olympe. Mais ici, il faut signaler une difficulté qui a échappé aux éditeurs modernes. Lucain, fidèle à l'habitude de périphrase astronomique si chère aux poètes latins, définit ainsi la position de l'Ossa et du Pélion : « La Thessalie, du côté où le Soleil se lève en hiver, est bornée par les rochers de l'Ossa; lorque l'été, plus avancé, conduit Phébus dans les hauteurs du ciel, c'est le Pélion qui oppose son ombre aux rayons naissants de l'astre ». L'éditeur anglais Haskins traduit la première périphrase par « au Sud-Est » et la seconde par au « Nord-Est »; et en effet rien n'est plus exact si l'on ne regarde que le texte de Lucain. Mais Haskins oublie une chose : c'est le Pélion qui est au Sud-Est, et l'Ossa au Nord-Est. Que penser dès lors? Lucain s'est il trompé sur la position relative de ces deux montagnes? je ne le crois pas, d'autant moins qu'il les a bien mises toutes deux à leur place dans la ligne circulaire qui entoure la Thessalie. Il me semble qu'il a commis, non pas une erreur géographique, mais une erreur astronomique, ou tout au moins une inadvertance de rédaction. Il a trouvé probablement dans l'ouvrage consulté l'indication exacte ; Ossa au Nord-Est, Pélion au Sud-Est. Voulant traduire cela en langage astronomico-poétique, il a inconsciemment associé l'idée de « Nord » à l'idée d'« hiver », et a oublié qu'en hiver le soleil se lève, non pas plus au Nord, mais plus au Sud qu'en été. La même confusion semble d'ailleurs se poursuivre dans la phrase suivante : l'Othrys y est représenté comme écartant « les feux du midi et la tête solstitiale du Lion »; la première indication est très exacte, puisque l'Othrys ferme au Sud la plaine Thessalienne; mais la seconde, prise au pied de la lettre serait fausse, puisque le Lion se lève, non au Sud-Est, mais au Nord-Est. Lucain ne dit donc pas ce qu'il veut dire; mais ce qu'il veut dire est exact, et certainement emprunté à un livre de géographie. Son effort de transcription a été plus heureux pour les autres massifs, le Pinde et l'Olympe, qu'il définit l'un comme barrant la route aux Zéphyrs et hâtant la tombée du soir, l'autre comme protégeant les Thessaliens contre le Borée et les empêchant de voir l'étoile polaire : ces périphrases conviennent bien à la position occidentale du Pinde et à la position septentrionale de l'Olympe.
Lucain décrit ensuite la « cuvette » ainsi bordée de tous côtés, et jadis remplie d'un immense lac. Puis, ce lac a été mis en communication avec la mer, et ici le poète énumère les fleuves qui s'écoulent soit vers la mer Ionienne, soit vers le golfe Maliaque, soit vers le golfe Thermaïque, en caractérisant d'une formule brève le régime de chacun d'eux : l'Aeas limpide, mais peu profond; l'Achéloüs bourbeux; le Sperchius torrentiel; l'Enipeus, qui ne devient rapide que lorsque ses eaux se mélangent à d'autres. Ce dernier détail semble en contradiction avec celui que fournit Ovide lorsqu'il appelle ce même fleuve irrequietus, mais il ne faut pas croire à une inexactitude de la part de Lucain. Ovide a pu confondre l'Enipeus avec le fleuve dans lequel il se jette, l'Apidanus. Lucain, lisant dans un traité de géographie que c'est l'Apidanus qui est rapide et que l'Enipeus ne le devient que lorsqu'il est joint à lui, a saisi avec joie cette occasion de rectifier ce qu'avait dit son prédécesseur, rectification un peu pédantesque, qui témoigne d'une science fraîchement acquise. Il en est de même des vers suivants, où Lucain signale la curieuse particularité du Titarèse, qui coule avec le Pénée sans se confondre avec lui. Qu'on joigne à cette énumération les vers où le poète rappelle, un peu plus loin, que c'est en Thessalie qu'ont pris naissance l'élevage des chevaux, la fabrication des navires et le travail des métaux (1) : on aura un fragment d'exposé géographique, développé en une langue poétique souvent ingénieuse, quoique parfois inexacte.

(1) Luc., VI, 395-402. Ces « inventions » sont, il est vrai, présentées sous forme mythique; mais les géographes anciens faisaient souvent une place au récit des légendes locales.

Il n'est guère à présumer que les souvenirs d'école de Lucain aient pu ici le servir d'une manière suffisamment sûre. Autant, tout à l'heure, pour les faits légendaires, j'inclinais à croire qu'il exploitait simplement des connaissances communes à tous les lettrés d'alors, autant je suis disposé cette fois à admettre l'influence directe d'une source scientifique. Laquelle? est-ce un livre spécial sur la Thessalie? est-ce un chapitre d'une géographie générale? cette seconde hypothèse me paraît préférable, d'autant plus que le passage en question n'est pas le seul qui la suggère, loin de là.
En effet, si les digressions purement historiques ne sont pas très nombreuses dans la Pharsale, en revanche les excursus géographiques n'y sont pas rares. La topographie, et aussi l'étude des moeurs des peuples, inséparable chez les anciens de celle des pays, fournissent au poète une ample matière. Supposons qu'il ait eu entre les mains une Descriptio orbis terrarum analogue à celles de Pomponius Mela et de Pline l'Ancien : il sera peut-être assez facile de reconnaître à quels moments il s'en est servi. Il a dû en faire usage dans sa description des montagnes et des cours d'eau de l'Italie. Cette description est en effet tracée avec une réelle exactitude. S'il y a dans l'énumération des fleuves un peu de désordre, imputable peut-être aux nécessités de la versification, la configuration générale du pays est par contre très bien dessinée : l'Apennin dressant l'arête centrale de la Péninsule; de chaque côté, deux contreforts aboutissant à Pise et à Ancône ; au Nord, la plaine à travers laquelle le Pô charrie à la mer les arbres arrachés aux Alpes ; au Sud le massif sicilien, qui jadis n'était pas séparé de l'Apennin. Même en ce qui concerne les rivières, Lucain se plaît à mentionner quelques particularités caractéristiques : la vitesse torrentielle du Métaure et du Crustumium, les gorges traversées par le Rutuba, les exhalaisons qui pendant la nuit se dégagent du Sarnus, les plaines cultivées qu'arrose le Siler, les bas-fonds du Macra et son voisinage du port de Luna. Ou bien encore il évoque les vieilles fables associées aux noms de ces fleuves : la légende de Phaéthon et de ses soeurs sur les rives du Pô, celle de Marica sur les bords du Liris. L'érudition dont il fait preuve dans tout ce passage me paraît dépasser celle que pouvait posséder le public simplement lettré; il a dû la puiser dans la Géographie dont nous avons supposé l'existence. Il a pu se reporter au même ouvrage en notant les diverses étapes du voyage de Pompée après la défaite de Pharsale,
soit pour contrôler les données de Tite-Live, soit pour les compléter : en particulier les détails qu'il fournit sur la mer calme de Colophon, les roches écumantes de Samos, les côtes ensoleillées de Rhodes et la dépopulation de Phaselis, ne pouvaient guère se trouver dans le récit de l'historien.
Un peu plus loin, lorsque Pompée songe à s'allier avec les Parthes et que Lentulus combat son avis, le poète nous donne sur ce peuple des renseignements très précis. Sans doute, il y en a dans le nombre qui devaient être à Rome de notoriété courante : l'habileté des Parthes à tirer
de l'arc, par exemple, et leur pratique de l'inceste. Mais Lucain ne s'en tient pas à ces connaissances banales. Relisons ce que dit Pompée au commencement du débat : il connaît les frontières des Parthes (Euphrate et Caspienne), l'étendue de leur empire et la couleur rouge de la mer qui le baigne, la grandeur de leurs chevaux, leurs victoires (sur les Macédoniens, Baciriens, Mèdes, Babyloniens), leur usage de traits empoisonnés. Son contradicteur Lentulus paraît également bien documenté sur les Parthes : il parle de leurs longues robes ; il rectifie l'opinion de Pompée sur leur valeur guerrière, en spécifiant qu'autant ils sont redoutables dans les steppes d'Asie, autant ils sont peu faits pour combattre en pays de montagnes; il signale tout ce qui manque à leur armement. Bref ces deux argumentations contradictoires reposent toutes deux sur des faits très particuliers, qui ne peuvent avoir été tirés que d'un ouvrage géographique.

§4

Nous avons rencontré jusqu'ici dans la Pharsale, d'une part des allusions historiques assez banales pour pouvoir être attribuées à de simples réminiscences d'écolier, d'autre part des renseignements géographiques beaucoup plus précis, qui nous donnent à penser que Lucain s'est servi de quelques Descriptio orbis terrarum, sans que, bien entendu, nous puissions deviner laquelle. Mais, en dehors des passages que nous venons d'étudier, il y en a trois dans lesquels le poète étale une érudition tout à fait exceptionnelle : c'est l'énumération des peuples gaulois, la description de l'Afrique, et celle de l'Égypte. Sur ces trois points, il paraît posséder des notions trop abondantes et trop minutieuses pour que l'on puisse raisonner comme dans les cas précédents : il en sait beaucoup plus que n'en devaient savoir la plupart des gens cultivés ; il en sait même plus que n'en disaient sans doute les « manuels » de géographie. Il est donc extrêmement probable que, sur chacun de ces trois sujets, ce qu'il dit provient d'une source scientifique plus ou moins autorisée, peut-être, plus ou moins fidèlement suivie aussi, mais d'une source spécialement consultée.
En ce qui concerne la Gaule, nous ne connaissons pas de géographe qui ait consacré un ouvrage à l'étude exclusive de ce pays ; mais nous connaissons au moins un historien qui s'en est occupé d'une manière détaillée : c'est l'historien le plus célèbre de tous à cette époque, et celui que Lucain a le plus assidûment pratiqué, c'est Tite-Live. Son livre CIII contenait, à propos des guerres de César, une description de la Gaule, comme le livre suivant en contenait une de la Germanie : le témoignage de l'Epitome est formel à cet égard. Vainement voudrait-on le révoquer en doute sous prétexte que, dans les parties conservées de son histoire, Tite-Live ne s'étend pas longuement sur les régions conquises : ici la situation est tout autre. La Sicile, la Macédoine, la Grèce, l'Asie, la Numidie, étaient des pays depuis longtemps connus du public romain : la géographie n'en aurait pas offert grand intérêt. Au contraire, à l'époque où Tite-Live écrivait, la Gaule était encore une terre neuve, récemment incorporée à l'empire, à demi assimilée seulement, et dont les rites et les moeurs devaient piquer au vif la curiosité des lecteurs romains, sans compter que l'annexion de ce vaste territoire était un des faits sensationnels de la plus récente histoire. Il est donc fort compréhensible que Tite-Live, avant de narrer les campagnes de César, ait voulu en décrire assez longuement le théâtre. Et s'il l'a fait il est fort naturel aussi que Lucain se soit adressé à lui de préférence à tout autre. Ussani prétend le contraire : puisque, dit-il, le poète a cité dans cette partie du Ier chant des noms propres qu'il n'a reproduits nulle part ailleurs, c'est qu'il avait sous les yeux un texte auquel il n'est pas revenu depuis. Mais la chose peut s'expliquer plus simplement : si Lucain n'a pas nommé ailleurs les peuples et les localités de la Gaule, c'est qu'il n'avait pas à en reparler, et voilà tout. D'ailleurs le texte de Tite-Live sur la Gaule constituait bien pour Lucain une source particulière, distincte de celle qui lui a servi pour l'ensemble de son poème : il appartenait, sans doute, au même ouvrage que les livres qui racontaient la guerre civile, mais à une autre partie de cet ouvrage ; et il est plus que probable que Lucain, qui s'est constamment inspiré des livres CIX à CXI, n'a fait appel au livre CIII que pour le passage relatif aux peuples gaulois. Si l'on admet notre hypothèse, ce passage acquiert une importance singulière, puisqu'il devient le reflet de la grande oeuvre perdue de Tite-Live en une de ses parties les plus intéressantes pour notre curiosité moderne. Il est vrai que l'on peut discuter sur le plus ou moins d'exactitude que Lucain a dû mettre à traduire en vers les indications fournies par Tite-Live. Et ici nous nous heurtons à l'opinion d'un de ses plus savants éditeurs, opinion très nette et très dure pour le poète. « Lucain, dit M. Lejay, avait dans ses papiers une liste, peut-être une carte des peuples de la Gaule avec les noms de quelques fleuves et de quelques montagnes. D'autre part, outre quelques notes sur la conquête et sur les druides, il possédait une description générale et schématique du Gaulois. Pour grouper et utiliser cette double série de renseignements, il n'y avait plus qu'à appliquer au petit bonheur chacun des traits de la description à l'un des noms de peuples, un de ceux que la situation géographique ou les souvenirs de la guerre des Gaules laissaient sans épithète caractéristique. » Ce jugement sévère n'a pas été sans soulever des protestations, et Lucain a trouvé d'énergiques défenseurs : « Lucain aime à montrer son savoir, dit M. Salomon Reinach, mais son savoir est réel ; » et M. Jullian, à son tour, reprend : « Ce n'est pas par fantaisie de poète, je crois, que Lucain a donné à chacun des peuples gaulois dont il parle une caractéristique ». La question, ainsi posée, mérite d'être examinée de près : si l'on devait en croire M. Lejay, non seulement le passage relatif à la Gaule n'aurait aucune autorité, mais il deviendrait même superflu d'en rechercher la source : peut-on parler de « source » à propos d'une peinture faite « de chic », d'une amplification d'écolier verbeuse et vide? Heureusement pour Lucain, il me semble possible de démontrer qu'il a voulu, non pas faire du remplissage, mais composer
une description méthodique, aussi méthodique que la poésie le comporte.
Essayons d'abord de définir l'ordre qu'il a suivi. A première vue, cet ordre nous parait quelque peu incohérent.Mais il faut nous rappeler que les désignations géographiques des anciens ne concordent pas toujours exactement avec les nôtres, et aussi que certains noms de lieux ou de peuples risquent de nous induire en erreur parce que nous n'avons que des notions fragmentaires sur la géographie de la Gaule. Ainsi le mot Vosegus peut s'appliquer aux monts Faucilles ou au plateau de Langres aussi bien qu'aux Vosges proprement dites ; d'autre part, il a dû y avoir d'autres Némètes que ceux de Spire, etd'autres Cinga que l'affluentde la Sègre (1).

(1) Luc., I, 432. — L'hypothèse de LEJAY, que cette Cinga est celle d'Espagne, me semble insoutenable. S. REINACH rappelle la conjecture de Weber, Sulga (la Sorgue). Mais les habitants de la région de Vaucluse auraient dû être mentionnés plus haut, aux vers 402 sqq. Je crois plutôt qu'il s'agit d'une Cinga du centre de la Gaule, que nous ne pouvons identifier. Les noms de rivières se répètent souvent dans les régions gauloises : Isara est à la fois l'Isère et l'Oise, etc

Ces précautions prises il me semble qu'on peut se rendre compte de l'ordre adopté par Lucain, au moins dans l'ensemble de son énumération. Il mentionne d'abord, en allant vers le Sud, les peuples du bassin du Rhône : riverains du Léman et Lingons, riverains de l'Isère, Rutènes, riverains de l'Aude et du Var. Puis, passant au versant de l'Océan, et indiquant avec un soin extrême qu'il s'agit d'une mer toute différente de la Méditerranée, il cite les Némètes et les riverains de l'Adour, les Santons, les Bituriges, les Suessions, les Leuques et les Rèmes, les Séquanes, et, sous le nom de Belges, un peuple qui pourrait être les Médiomatriques : c'est-à-dire qu'il va sensiblement du Sud-Ouest au Nord-Est. Ici une difficulté se présente, avec les deux vers consacrés aux Arvernes. Puis, Lucain reprend sa marche vers le Nord, avec les Nerviens, les Vangions et les Bataves. Ensuite, il revient au centre de la Gaule, qu'il a laissé de côté, et parle de la Cinga (?), de la Saône, des Cévennes. Là se trouve la fameuse interpolation relative aux Pictones, Turones et Andes, dont il n'y a pas à tenir compte puisqu'elle ne se trouve pas dans les manuscrits, et lorsque le texte de Lucain reprend, nous rencontrons les Trévires, assez singulièrement placés ici ; puis les Ligures; puis les adorateurs de Teutatès, d'Esus et de Taranis, c'est-à-dire probablement les Carnutes (1).

(1) Opinion de JULLIAN (Revue des Etudes Anciennes, 1902, p. 218). S. REINACH avait précédemment émis l'hypothèse que les vers 444-446 se rapportaient à un ou plusieurs peuples de la région entre la Seine, la Loire et l'Océan. L'interprétation de JULLIAN précise cette hypothèse plutôt qu'elle ne la contredit, et elle est d'accord avec ce que nous savons du culte sanglant en usage chez les Carnutes.

Enfin, tout à fait en dernier lieu, après la digression sur les bardes et les druides, Lucain parle d'une tribu transrhénane,dont le nom est défiguré par les manuscrits, et qui doit être celle des Chauques : nous avons d'autant moins à nous en occuper que les trois vers qui lui sont consacrés ont été suspectés par plusieurs commentateurs. Dans tout ce qui précède, il n'y a en somme que deux anomalies véritables : c'est la mention des Arvernes entre les « Belges » et les Nerviens, et celle des Trévires entre les habitants des Cévennes et les Ligures. Elles ont ceci de particulier que les choses deviendraient bien plus claires, si chacun des deux peuples en question était nommé à la place de l'autre (1). Il serait peut-être téméraire de conclure à une transposition. Si l'on s'y décidait, on aurait un ordre parfaitement régulier, savoir : l°le bassin du Rhône ; 2° la grande courbe qui contourne le massif central, allant du Sud-Ouest au Nord-Est ; 3° le massif central ; 4° tout à fait au Sud-Est, le groupe isolé des Ligures; 5° tout à fait au Nord-Ouest, la forêt des Carnutes. Quoi qu'il en soit, étant donnée la facilité, dans un passage de ce genre, des additions, omissions et transpositions (2), il me parait incontestable que Lucain a cherché à suivre une marche méthodique, là même où l'état actuel du texte ne nous permet pas de la ressaisir.

(1) Si l'on transposait 427-428 et 441, il faudrait admettre que nimiumque rebellis (ou plutôt rebelles, leçon du Ms. de Paris 7502) se rapporte à Aruerni et non à Neruius ; que par suite le vers 429 Neruius et caesi poilutus sanguine Cottae est rattaché au vers 441 par la conjonction et placée après le premier mot. Mais ni l'une ni l'autre de ces deux difficultés n'est insurmontable : l'épithète nimium rebelles peut convenir aux Arvernes, auteurs du principal soulèvement contre César; la postposition de et après le sujet est possible en poésie. Une objection plus forte peut se tirer de l'apostrophe du vers 442, et nunc tonse Ligur : elle s'explique bien après l'apostrophe du vers 441, tu quoque laetatus ; après un vers sans vocatif elle serait un peu brusque.

(2) L interpolation des vers 436-440 est certaine parce qu'aucun manuscrit ne les donne de première main. Mais d'autres additions ont pu être imaginées antérieurement et prendre place dans le texte même. Qui nous dit, par exemple, que le vers sur les Trévires n'a pas été fabriqué par un scribe du III ou du IVe siècle, étonné de ne pas voir nommé le pays où s'élevait alors une des capitales de l'empire?

De l'ensemble de cette énumération, si nous descendons aux détails, nous voyons que tous n'ont pas le même caractère. Il y a des peuples que Lucain définit en se servant de particularités géographiques de leur territoire ; d'autres auxquels il applique une qualification tirée de leur genre de vie ; d'autres enfin à propos desquels il rappelle un fait historique. Les indications de la première catégorie sont très exactes. La profondeur des eaux du Léman; le long cours de l'Isère avant d'aller se joindre au Rhône ; la tranquillité de l'Aude ; le choix du Var, à une époque postérieure à la guerre civile, pour marquer la frontière de l'Italie ; la position du port de Monaco ; l'importance de la marée sur les côtes de l'Océan ; la courbe du golfe de l'Adour ; la rapidité du Rhône entraînant avec lui les eaux de la Saône ; les pics neigeux et escarpés des Cévennes : ce sont là autant de traits dont il n'y a qu'à noter au passage la très suffisante précision.
Lucain met-il autant de soin à caractériser les peuples qu'à décrire les pays? C'est ici que les assertions de M. Lejay sont le plus délicates à discuter, parce que nous connaissons assez mal les différentes nations de la Gaule. Essayons cependant d'apprécier ce que dit le poète de chacune d'elles. A propos des Lingons, il parle de picta arma : qu'est-ce au juste ? arma désigne proprement des armes défensives, sans doute ici des boucliers; picta peut s'appliquer indifféremment au coloriage, à la gravure, à l'incrustation : peut-être faut-il y voir une allusion aux boucliers ornés d'émail que l'on fabriquait à Bibracte, et dont les Lingons, proches voisins des Eduens, devaient user volontiers. Les Rutènes sont appelés flaui, et sans doute ils ne sont pas les seuls hommes blonds parmi les Gaulois; mais si leur nom, comme le pensent certains linguistes, vient d'une racine signifiant « rouge », l'épithète leur sied fort bien. Les peuples du Nord-Est sont représentés comme employant des armes spéciales, tantôt la longue lance (les Suessions), tantôt le javelot (les Leuques et les Rèmes) : ces armes ont dû être connues, à une certaine époque, de tous les Gaulois, et en cela M. Lejay a parfaitement raison ; mais en fait, à l'époque de César, nous les voyons surtout utilisées par des peuples duBelgium. De même le char de guerre, le couinnus, parait s'être plus longtemps conservé chez les Belges que chez les peuples de la Celtique, et c'est surtout dans les sépultures du Nord-Est que nous le trouvons aujourd'hui : Lucain est donc parfaitement fondé à appeler un peuple belge (probablement les Médiomatriques, comme nous l'avons dit plus haut) docilis rector couinni. Le soin qu'il prend de distinguer ce peuple de son voisin, le peuple séquane, et d'opposer aux chars de l'un les chevaux montés de l'autre, prouve bien qu'il a en vue deux nations distinctes et deux modes de combat distincts. Au sujet des Vangions, M. Lejay reproche à Lucain d'avoir cité leurs laxae bracae, qui, dit-il, sont un vêtement essentiellement gaulois, répandu dans toute la Gaule, et d'autant moins opportun à mentionner ici que les Vangions sont précisément des demi-Germains : mais le poète dit en propres termes que les braies des Vangions rappellent celles des Sarmates par leur largeur ; c'est donc qu'il ne leur attribue pas le même costume qu'aux autres Gaulois. Restent les Bataves, qualifiés de «farouches », ce qui est à coup sûr une épithète un peu vague ; Lucain parle aussi des trompettes stridentes et recourbées qui les excitent au combat : nous savons trop peu de chose sur les Bataves pour pouvoir dire si ce détail leur convient particulièrement.
Mais, dans tout ce qui précède, nous avons trouvé le poète soucieux d'approprier ses épithètes et ses périphrases aux peuples dont il parle, et nullement disposé à les jeter au hasard. Quant aux allusions à des faits historiques, elles sont au nombre de trois seulement. L'une d'elles est parfaitement claire : c'est celle qui concerne le massacre de Cotta et de ses compagnons par les Nerviens. Une autre rappelle l'ancienne prééminence des Ligures en Gaule, et la longueur de leurs cheveux, contrastant avec leur habitude actuelle d'avoir la tête rasée : elle ne soulève aucune difficulté. Celle qui a provoqué le plus de discussions, et qui est d'ailleurs la plus intéressante, est celle qui se rapporte aux Arvernes et à leur prétendue origine troyenne. Le texte de Lucain est le seul qui nous ait conservé le souvenir de cette tradition si curieuse, car les deux passages de Sidoine Apollinaire que l'on cite souvent sont inspirés par une réminiscence de la Pharsale. De plus, ce texte semble démenti par l'assertion de Tacite, que «les Eduens étaient seuls à être appelés frères du peuple romain » (1).

(1) TAC., Ann., XI, 25.

Aussi a-t-on pensé que le poète avait confondu les Arvernes avec leurs voisins et rivaux les Eduens : cette opinion, qui se trouve déjà dans le Commentum Bernense, a été reprise par Hirschfeld et par Haskins. Par contre, Birt, M. Lejay, M. Jullian, inclinent à prendre au sérieux l'allégation de Lucain : je crois qu'ils ont tout à fait raison, et voici, à l'appui de leur façon de voir, deux arguments qui ne me semblent pas avoir encore été mis en lumière, et qui sont peut-être assez probants. D'abord, il n'est pas exact que la « fraternité » des Eduens avec les Romains ait reposé, comme on le croit, sur une parenté ethnique : l'orateur qui, au début du ive siècle, a présenté à Constantin les remerciements de la cité d'Autun, dit formellement le contraire, en opposant ses compatriotes aux Iliens d'Asie ; à l'en croire, le lien entre les Eduens et Rome est purement moral, fait de sympathie mutuelle et de services échangés. Lucain, au contraire, dit que les Arvernes prétendent descendre des Troyens, ce qui n'est pas du tout la même chose En outre, les Eduens ont été appelés « frères » par le gouvernement romain, tandis que les expressions de Lucain ne conviennent qu'à une prétention désavouée par Rome. Dès lors, voici, je crois, comment les choses ont dû se passer. Après la conquête, voulant gagner la bienveillance des vainqueurs, et rivaliser en cela avec leurs vieux adversaires les Eduens, les Arvernes ont imaginé une fable qui les faisait descendre de Troie, peut-être en s'appuyant sur quelque légende que nous ignorons. Cette tentative a échoué, ce qui explique et la phrase de Lucain et l'assertion de Tacite. Seulement leur prétention avait été enregistrée par Tite-Live, chez qui Lucain l'a trouvée. Il nous a donné aussi des détails sur la vie religieuse des Gaulois, moins nombreux que nous ne le voudrions, non négligeables pourtant. Parmi les dieux, il ne mentionne que Teutatès, Esus etTaranis, sans les caractériser autrement que par le culte sanglant qui leur est rendu (1), sans même que nous puissions savoir avec certitude s'il y voit des dieux locaux ou des divinités communes à toute la Gaule (2).

(1) Nous ignorons le sexe de Taranis, et la vraie forme de son nom : Taranis peut être un nominatif ou un génitif régime de ara, sans compter qu'un Ms. a Tarani.

(2) La thèse des dieux panceltiques a été soutenue par la plupart des historiens. Celle des dieux locaux a été proposée par S. REINACH, Cultes, mythes et religions, 1, pp. 204 sqq., et discutée par JULLlAN, Revue des Et. Anc., 1902, p. 118. L'hypothèse la plus probable est celle de JULLIAN : des dieux adorés partout, mais spécialement sur un territoire particulier (Carnute)

Il signale en passant les poèmes consacrés par les bardes aux exploits des héros, et arrive enfin aux druides. Ce qu'il en dit n'est certainement pas tout ce qu'il en aurait pu dire, tout ce qu'en savaient les anciens : il néglige ce qui a trait à leur discipline intérieure, à leurs relations avec la Bretagne, à leur rôle judiciaire, politique, amphictyonique, etc II ne s'attache qu'à ce qui l'intéresse comme poète ou comme philosophe : d'une part ce qu'il y a de curieux ou de pittoresque chez les druides, leurs sacrifices humains et leur vie au fond des forêts ; d'autre part leur doctrine métaphysique et morale, leur croyance à une vie future dans un autre monde, et leurs exhortations au mépris de la mort. Sur tous ces points, son témoignage est d'accord
avec celui des autres écrivains anciens, notamment de César et de Pomponius Mela (1). Diodore et Strabon, qui parlent des sacrifices humains, sont muets sur l'enseignement druidique (2) ; et cela doit peut-être nous amener à corriger légèrement l'hypothèse admise en général, d'après laquelle tous ces écrivains procéderaient de Posidonius.

(1) Sur les sacrifices humains, CAES., VI, 16. — Sur la vie future, CAES., VI, 14, 5; MEL, 1II,2, 19. — Sur l'enseignement druidique en général, CAES., VI, 14, 5; MELA, 111, 2, 18-19.

(2) Noter toutefois que DIODORE, VI.28, 6, parle de la croyance à la vie future

Il est possible que Posidonius n'ait rien dit de cet enseignement : César a dû ajouter aux indications de ce géographe celles qu'il tenait de ses propres observations et de ses entretiens avec le druide Divitiacus. Tite-Live a dû utiliser à la fois Posidonius et César, et servir à son tour de source à Lucain et à Pomponius Mela. De la sorte, si, dans cette question tant discutée du druidisme, Lucain n'ajoute rien à ce que nous pouvons savoir par ailleurs, la comparaison que nous venons d'établir entre lui et les autres auteurs grecs et latins nous atteste du moins la sûreté de son information. C'est par là, je crois, qu'il est permis de conclure sur ses assertions relatives à la Gaule. Moins minutieux qu'un historien ou un géographe de profession, il se montre aussi précis que peut l'être un poète épris de réalité historique et géographique. Loin d'amplifier sans ordre et sans choix, comme on l'en a souvent accusé, il note, sur les différents peuples de la Gaule, maints détails typiques, qu'il a empruntés de Tite-Live, que Tite-Live lui-même tenait d'autorités plus anciennes, et qui par là sont d'un prix considérable aujourd'hui encore.

§ 5.

Lucain n'a parlé, et ne pouvait guère parler, qu'une seule fois de la Gaule. Au contraire, il est revenu à deux reprises sur l'Afrique, d'abord à propos de la guerre soutenue par Curion contre Juba et Varus, puis à l'occasion de la marche entreprise par Caton pour aller retrouver Juba. Ces deux digressions n'ont, tant s'en faut, ni la même étendue, ni la même valeur. La première n'est qu'une définition assez sommaire du pays que le poète considère comme gouverné par Juba. Il en détermine les limites, d'une façon quelque peu obscure, par l'Atlas (près de Gadès), l'oasis d'Hammon et l'Océan. Il en énumère ensuite les peuples, sans beaucoup d'ordre, mais en les qualifiant d'épithètes assez justes, sinon très strictement particularisées : les Numides sont vagabonds, les Nasamons pauvres, les Gétules et les Massyliens savent monter les chevaux sauvages, les Marmarides sont agiles, les Mazaces sont d'adroits tireurs, les Africains d'excellents chasseurs de lions, les Maures et les Garamantes ont le teint brûlé par le soleil. Toutes ces notions, d'une exactitude suffisante, peuvent avoir été prises dans une géographie générale, mais plutôt encore dans un traité spécial. Enfin, il y a une grosse difficulté, d'ordre historique plutôt que géographique : Lucain regarde tous ces peuples, depuis le détroit de Gadès jusqu'à l'Égypte, comme soumis à Juba : en réalité, Juba ne possédait que la Numidie ; la Maurétanie appartenait à Bocchus et à Bogud. Plus tard, son fils Juba II reçut la Maurétanie, mais perdit en même temps la Numidie, qui devint province romaine, si bien que jamais ce vaste empire imaginé par le poète n'a appartenu à aucun prince de cette dynastie.
La description de l'Afrique tient beaucoup plus de place au livre IX qu'au livre IV. A partir du moment où Caton s'empare de Cyrène jusqu'à celui où il arrive en vue de Leptis, la géographie se mêle constamment au récit. Les connaissances que possède Lucain sur le pays africain sont
d'ailleurs complexes et d'une sûreté fort inégale. Sur la topographie générale, il fait une remarque très juste, en disant qu'on a peut-être tort de distinguer trois parties du monde, l'Europe, l'Afrique et l'Asie, puisque l'Afrique et l'Europe sont égales entre elles, et que l'Asie à elle seule est aussi grande qu'elles deux. Sans doute cette discussion de mots n'a pas une très grande importance, mais enfin Lucain se montre soucieux de précision en rectifiant l'opinion commune et en comparant les dimensions des trois parties du monde.
Sur la topographie particulière des diverses contrées africaines, ses indications prêtent beaucoup plus à la critique. Tout d'abord, son exposé est assez clair : après avoir pris Cyrène, Caton s'embarque pour traverser les Syrtes, y subit une violente tempête, finit tout de même par atterrir auprès du lac Tritonis. Il devrait donc être tout au fond de la petite Syrte, aux confins de la Tripolitaine et de la Numidie. Mais voici que le poète, en décrivant le lac Tritonis, le place près du Léthon et du jardin des Hespérides, lesquels se trouvent de l'autre côté des Syrtes, dans la Cyrénaïque. Est-ce le jardin des Hespérides qu'il met trop à l'Ouest ou le lac Tritonis trop à l'Est? Francken penche pour cette seconde explication; elle me paraît, comme à lui, confirmée par la suite du récit. Je crois même qu'on peut, jusqu'à un certain point, rendre compte de l'erreur de Lucain : il aura confondu les deux Syrtes, lu peut-être ou cru lire Tritonis pallus iuxta Syrtim maiorem au lieu de minorem. Il faut donc admettre que, dans la Pharsale, Caton, au lieu de traverser les Syrtes. est rejeté par la tempête à son point de départ ou à peu près ; alors, il renonce à son premier projet, et entreprend de faire le tour du golfe. Ici se
dresse une autre difficulté, ou plutôt deux. La petite armée romaine vient à passer par l'oasis d'Hammon : or, non seulement, en fait, Caton n'y est jamais allé, mais on ne peut y passer quand on se dirige de la Cyrénaïque vers la Numidie, puisqu'elle est située à l'Est de la Cyrénaïque; il y a donc là, non seulement une inexactitude historique, mais une impossibilité géographique. En outre, cette oasis, au dire du poète, est caractérisée par des phénomènes astronomiques qui ne peuvent convenir qu'à un lieu situé sous l'Equateur : l'obliquité de l'écliptique n'y est pas sensible ; les jours et les nuits y sont égaux en toute saison ; enfin les peuples situés au delà de cette oasis voient tomber au Sud l'ombre qui pour nous tombe au Nord, et pour eux l'étoile polaire va au-dessous de l'horizon. Mais l'oasis d'Hammon est située au Nord du tropique du Cancer, à fortiori au Nord de l'Equateur. Ces deux anomalies doivent tenir à la même cause : Lucain a supposé l'oasis beaucoup plus au Sud qu'elle ne l'est réellement; comme d'autre part il a cru la côte méditerranéenne de l'Afrique dirigée, non de l'Ouest à l'Est, mais du Nord-Ouest au Sud-Est, ces deux erreurs combinées ensemble nous permettent de comprendre la topographie que suppose le voyage de Caton.
Elle n'en reste pas moins d'une inexactitude remarquable, et il faut, ou bien que Lucain ait eu sous les yeux un traité très mal documenté à cet égard, ou qu'il l'ait lui-même interprété d'une manière singulièrement fautive. Par contre, autant il nous déconcerte en ce qui touche à
la configuration des lieux, autant il est bien renseigné sur ce que nous appellerions la géographie économique de l'Afrique.
Il distingue deux régions fort différentes : celle de l'Ouest, fertile malgré le manque d'eau, dépourvue de richesses minérales mais ombragée de citronniers et abondante en terres labourables, et celle qui s'étend entre la Numidie et la Cyrénaïque, la plus pauvre et la plus curieuse, celle sur laquelle il donne le plus de détails. La mer elle même y est d'un aspect bizarre, tellement entrecoupée de bas-fonds qu'on dirait un marécage mal desséché, un domaine ambigu entre la terre et la mer (1).

(1) Luc., IX, 303-307. Sur l'origine de cet état de choses, Lucain ne se prononce pas. Il émet successivement deux hypothèses : ou bien c'est un état durable, voulu par la nature (303-311) ; ou bien il provient de ce que les Syrtes sont une ancienne mer, à demi desséchée, et destinée à se dessécher encore plus (311-318).

Tout autour de ce golfe des Syrtes sont des déserts de sable, également réfractaires à la culture du blé, de la vigne et de toute autre plante: c'est à peine s'il y pousse quelques herbes clairsemées. Les sauvages qui habitent ce pays stérile et brûlé par le soleil ne vivent que de leur industrie de naufrageurs. Cette vaste plaine nue est exposée aux ravages furieux du vent; c'est le simoun, dont les effets sont décrits avec autant de précision pittoresque que la navigation à travers les Syrtes : nuages de poussière, débris de toitures et armes pesantes enlevées par le tourbillon, monceaux de sable transportés d'un endroit à l'autre et menaçant d'engloutir les voyageurs. En contraste avec cette scène de désolation, le poète nous présente l'oasis d'Hammon, le seul point où il y ait de l'eau et des arbres au milieu de la plaine poussiéreuse et sèche.
Voilà autant de peintures, non seulement exactes, mais fortes, saisissantes, telles que pourrait les tracer un témoin oculaire. En somme, dans ces excursus du IXe livre, plus encore que dans celui du IVe, nous apercevons une opposition fort nette : les renseignements techniques sont peu sûrs, et ceux qui concernent les sites et les habitants sont très précis ; d'une part une topographie imparfaite, d'autre part des « vues » d'Afrique tout à fait vivantes. Une telle inégalité s'expliquerait peut-être si l'on admettait que, pour ce qui est géographie pure, Lucain s'est documenté, un peu à la légère, dans un manuel médiocre, et qu'au contraire il a pris ses descriptions dans un ouvrage plus détaillé, peut-être même dans un ouvrage rédigé d'après des impressions personnelles. Mais ce n'est qu'une hypothèse; nous connaissons trop mal la littérature géographique des anciens relative à l'Afrique pour oser prononcer des noms propres. Nous savons bien que Suetonius Paulinus écrivit un ouvrage sur l'Afrique après son expédition dans ce pays : mais cette expédition fut dirigée contre les peuplades de l'Ouest, et au contraire ce qu'il y a de plus frappant, de plus « vécu », dans les peintures de Lucain, se rapporte aux Syrtes et aux plaines de sable qui les bordent. Force nous est donc de rester dans l'incertitude.
C'est à dessein que j'ai laissé de côté l'épisode des serpents. D'abord il a un caractère tout particulier et doit provenir d'une source spéciale. Ensuite nous avons à son sujet un renseignement précieux : le COMMENTUM BERNENSE dit que Lucain s'est documenté sur les noms des serpents, soit en lisant les Theriaca de Macer, soit en interrogeant les Marses, aussi célèbres que les Ophiogènes et les Psylles comme charmeurs de serpents. De ces deux hypothèses, la seconde est invraisemblable : on voit mal Lucain allant faire une enquête chez les Marses, et d'ailleurs, s'il leur avait dû ses connaissances en matière herpétologique, il les aurait mentionnés, tandis qu'il dit formellement que les Psylles sont le seul peuple à l'abri du venin des reptiles. La seconde supposition, au contraire, a été développée par Fritzsche, et est très plausible. En effet, le texte de Lucain présente de nombreuses ressemblances avec celui du poète grec Nicandre : or, nous savons que les Theriaca de Nicandre étaient le modèle imité par Macer. D'un autre côté, l'énumération de la Pharsale mentionne plusieurs serpents qui ne sont pas nommés par l'auteur grec : donc celui-ci n'est pas la source directe de Lucain ; au contraire il est probable que Macer, suivant l'habitude des adaptateurs romains, avait ajouté aux notions qu'il tenait de Nicandre des renseignements puisés ailleurs. A ces arguments très convaincants, je ne vois pas quelle objection on pourrait opposer.
J'y ajouterais volontiers pour ma part la considération suivante. Après avoir décrit plusieurs morts de soldats romains victimes des reptiles, et après avoir éloquemment résumé les plaintes des compagnons de Caton, Lucain continue en montrant les Romains sauvés par les Psylles, et à ce propos il décrit les procédés par lesquels les gens de ce peuple chassent les serpents ou en guérissent les morsures. Il les décrit d'une manière très précise, assez pour que nous puissions distinguer ce qu'il y a dans ces procédés à la fois de scientifique et de magique. Pour écarter du camp les reptiles, les Psylles prononcent des formules purificatrices et en même temps ils brûlent des plantes aromatiques (1).

(1) Luc., IX, 915-921. Ce feu a d'ailleurs lui-même une vertu magique : on y brûle les cornes d'un boeuf des régions lointaines (921) : ce détail (la provenance exotique) est un des plus fréquents dans les superstitions magiques

De même, pour secourir les blessés, ils ont recours à des pratiques médicales, telles que la succion du venin, et aussi à des moyens d'ordre surnaturel : ils crachent sur la plaie pour empêcher les virus de se répandre plus loin ; ils font entendre des mélopées interminables, la bouche écumante comme dans des accès d'hystérie. Tous ces détails sont pris sur le vif, évidemment d'après un auteur qui avait assisté à ces cures merveilleuses, ou qui lui-même reproduisait un témoignage direct. Mais ce qu'on peut y remarquer entre autres choses, c'est la grande importance donnée aux contre-poisons, végétaux ou autres.
Or justement Macer, soit dans ses Theriaca, soit plutôt dans un poème distinct, s'était occupé des antidotes aussi bien que des serpents venimeux : il avait adapté les Alexipharmaca de Nicandre comme ses Theriaca. Il est donc raisonnable de supposer que Lucain, s'étant servi du premier ouvrage pour le commencement de l'épisode, s'est inspiré du second pour la fin : ces deux probabilités se fortifient l'une par l'autre.
Ainsi donc, pour résumer tout ce qui, dans la Pharsale, se rapporte à l'Afrique, il me semble que l'on peut distinguer trois sources : pour la configuration des lieux, un manuel de géographie assez peu exact; pour la description, un ouvrage dans le genre des Itinéraires, soit grec soit latin, soit en prose soit en vers; pour l'épisode des serpents, le ou plutôt les poèmes de Macer, eux-mêmes dérivés de Nicandre, mais non sans de notables additions.

§6.

Parmi les choses d'Égypte, Lucain ne mentionne que celles qui peuvent le plus émouvoir l'attention d'un poète philosophe comme lui. Libre-penseur, il nomme sur un ton ironique les dieux égyptiens, Isis, Anubis le chien, Apis le boeuf, Osiris dont la divinité est démentie par les lamentations mêmes de ses adorateurs. Moraliste, il décrit avec colère les raffinements du luxe de Cléopâtre : l'emploi, à l'état massif, de l'or, du marbre, de l'agate, du porphyre, de l'onyx, de l'ébène ; celui de l'ivoire, de l'écaille, de l'émeraude, des perles et du jaspe comme ornements ; celui des tapisseries brodées d'or ; le grand nombre des esclaves, parmi lesquels il distingue très précisément les esclaves blonds, les nègres aux cheveux crépus, les jeunes eunuques, et les hommes adultes sans barbe. Savant (ou curieux de science tout au moins), il fait exposer par le prêtre Achorée ce que l'on sait et ce que l'on voudrait savoir au sujet du Nil, de la cause de ses inondations, de sa source, et des diverses parties de son cours. Cette dernière digression est particulièrement développée; elle a été étudiée à part dans un travail de Diels, et elle mérite qu'on s'y arrête un peu.
Diels rapproche les pages de Lucain à ce sujet de celles qu'on lit dans les Questions Naturelles de Sénèque. La ressemblance est en effet on ne peut plus frappante. Parmi les causes assignées à l inondation du Nil, Lucain, comme Sénèque, rejette celle qu'admettait Anaxagore, la fonte
des neiges, et pour les mêmes motifs que Sénèque : d'abord parce qu'il ne peut y avoir de neiges dans un pays aussi chaud que l'Ethiopie; ensuite parce que les fleuves grossis par des neiges fondues ont leur crue au printemps et non en plein été. Il élimine aussi, toujours comme Sénèque, l'hypothèse d'une action des vents Étésiens [opinion de Thalès], celle de l'existence d'une caverne souterraine remplie d'eau chaude [opinion d'OEnopide], celle d'une communication entre le Nil et l'Océan [opinion d'Euthymène], celle du déversement de l'eau aspirée en excès par le soleil [opinion de Diogène d'Apollonie]. Quant à celle qu'il adopte, à savoir que certaines sources d'eau, celles de l'Océan et des grands fleuves, sont éternelles, contempoporaines du monde lui-même, et échappent à la loi des rivières ordinaires, elle se rencontre chez Sénèque, dans un autre livre des Questions Naturelles. Pour compléter le parallélisme, on peut ajouter que ni Sénèque ni Lucain ne parlent de l'opinion qui attribuait la crue du Nil aux bancs de sable accumulés à son embouchure par les vents Étésiens, opinion que nous connaissons par Lucrèce et par Pomponius Mela. En un mot la marche de la discussion chez Sénèque et chez Lucain est à très peu de chose près identique. La ressemblance devient encore plus complète lorsque le poète se met à décrire le cours du Nil. La situation de Philae, les cataractes avec leur bruit, leur écume, la lutte du fleuve contre les rochers, le rocher Abatos, les écueils appelés « Veines du Nil », la chaîne de montagnes qui barre au fleuve le chemin de la Libye, la vallée où il coule encaissé et paisible, la plaine élargie à partir de Memphis, tout cela est décrit absolument de même par les deux auteurs. Si Lucain personnifie le fleuve, lui prête des sentiments et des volontés, Sénèque le fait aussi. Quelquefois les analogies sont presques textuelles. On croire que le poète n'a guère fait autre chose que mettre en vers la prose du philosophe. Il y a, comme on le voit, de bonnes raisons à l'appui de la thèse de Diels. Et pourtant sa conclusion ne me semble pas certaine ; je suis beaucoup moins sûr que lui que Lucain ait eu sous les yeux le texte des Questions Naturelles en écrivant sa dissertation poétique sur le Nil. D'abord, il y a chez Lucain plusieurs détails qui ne se trouvent pas chez Sénèque.
Celui-ci ne parle ni de la théorie astronomique d'après laquelle le Nil serait sous la dépendance de la planète Mercure, ni de l'hypothèse qui attribue l'inondation à des pluies torrentielles survenues lorsque les vents Etésiens ont refoulé les nuages dans la zone méridionale (1). En exposant l'opinion d'Euthymène, Lucain dit que les eaux salées de l'Océan s'adoucissent peu à peu au cours de leur trajet : Sénèque omet cette explication (2).

(1) Luc., X, 242-241. Cf. MELA, 1, 53. — On s est étonné que Lucain appelât « Zéphyrs » les vents Etésiens. Mais le De mundo, § 4, dit qu'il y a des vents Etésiens venus du Nord d'autres venus de l'Ouest. Comment ces vents d'Ouest peuvent-ils pousser des nuages vers le Sud? pour le comprendre, il faut songer à la forme du monde telle que la conçoit Lucain.

(2) Luc., X, 251. Pour Sénèque (citant Euthymène),l'Océan est partiellement formé d'eau douce.

La description du cours du fleuve chez Sènèque, ne commence qu'à Philae : Lucain en détermine aussi le cours supérieur, d'une façon d'ailleurs assez singulière (1).

(1) Luc., X, 287-310. Parmi les indications que donne Lucain, il y en a de fort exactes : sur les courbes décrites par le Nil vers l'Ouest et vers l'Est, et sur l'île de Méroé. Par contre, on est surpris de voir les Sères mentionnés comme riverains du haut Nil ; il est probable que Lucain en ramenait la position beaucoup trop au Sud-Ouest, comme il ramenait beaucoup trop au Sud-
Est la position de l'Oasis d'Ammon.

Voilà autant de passages, non dénués d'importance, pour lesquels le poète n'a pas pu s'inspirer du chapitre des Questions Naturelles. A cela, Diels répond que ce chapitre, sous sa forme actuelle, est incomplet; que Jean Lydus se réfère en effet à des textes de Sénèque qui ne nous
sont pas connus. Mais le témoignage de Jean Lydus peut s'interpréter autrement, et, quant aux lacunes, ce n'est pas une ou deux, c'est un assez grand nombre qu'il faut admettre si l'on veut faire coïncider l'exposé de Sénèque avec celui de Lucain.
Si certaines données existent dans la Pharsale et non dans les Questions Naturelles, l'inverse se produit aussi. Il se produit notamment pour un renseignement très intéressant que nous a transmis Sénèque : je veux parler de l'expédition des deux centurions envoyés par Néron à la recherche des sources du Nil, et arrêtés dans leur voyage par d'inextricables marécages, encombrés d'herbes et réfractaires à la navigation. Si ce fait, tout récent, très important pour la curiosité scientifique d'alors, a été connu de Lucain, est-il croyable qu il se soit privé d'y faire allusion? Oui, réplique Diels ; il détestait trop Néron pour consentir à le louer de son amour pour la vérité. Est-ce une raison suffisante? son ingéniosité poétique ne pouvait-elle lui fournir un moyen de mentionner cette découverte sans en reporter l'honneur au souverain ? ne pouvait-il faire dire à son Achorée que la tradition, rumor (comme il dit ailleurs), parlait de vastes marais herbeux dans la haute région du fleuve ? Je suis persuadé qu'il n'a pas renoncé de gaîté de coeur à introduire dans son poème un détail aussi neuf ; s'il l'a omis, c'est qu'il l'ignorait, et s'il l'ignorait, c'est qu'il n'avait pas lu les Questions Naturelles.
Comment donc concilier, d'un côté tant de ressemblances, et de l'autre des divergences aussi considérables entre Sénèque et Lucain ? tout simplement en supposant que Lucain s'est documenté, chez Sénèque il est vrai, mais non dans les Questions Naturelles. On connaît malheureusement peu de chose sur le De situ et sacris Aegyptiorum que le philosophe avait composé lors de sa jeunesse, mais on peut être sûr que cet ouvrage, spécialement consacré à l'étude de l'Égypte, devait être plus développé que les chapitres des Questions Naturelles dans lesquels le philosophe n'y est revenu qu'incidemment. Sans doute, il y relatait, sans omission et en les analysant dans le plus grand détail, toutes les théories sur les causes de l'inondation. Sans doute il y décrivait d'un bout à l'autre le cours du Nil, en renforçant les données certaines par des indications hypothétiques et fabuleuses. Plus tard, dans ses dernières années, ayant à s'occuper du Nil, il a utilisé son ancien écrit, mais il en a laissé tomber des fragments qui lui semblaient moins bons à reprendre. A la même époque, Lucain s'en servait également de son côté, et c'est ce qui fait que les renseignements scientifiques et géographiques contenus dans la Pharsale concordent en partie, mais en partie seulement, avec ceux que nous trouvons dans les Questions Naturelles.
Allons plus loin. Le traité de Sénèque sur l'Égypte contenait, le titre seul en fait foi, des indications sur la religion de ce pays : est-il téméraire de penser que Lucain a pris là ce qu'il dit en plusieurs endroits d'Osiris, d'Anubis et d'Apis? De même un homme comme Sénèque, très attentif à tous les raffinements du luxe même quand il se piquait de les condamner, n'avait pas dû négliger d'énumérer tous les bois précieux, les métaux, les pierres rares, les étoffes, dont faisaient usage les riches Égyptiens : n'avons nous point ici la source de la description tracée par Lucain à propos du repas de Cléopâtre)? De même encore il est probable que Sénèque relatait les diverses expéditions envoyées vers le haut Nil par Sésostris, Cambyse et Alexandre : n'est-ce pas à lui que Lucain doit ce qu'il écrit à ce sujet? En un mot, je crois que Sénèque, mais le Sénèque du De situ et sacris Aegyptiorum, et non celui des Questions Naturelles,est l'auteur dont Lucain s'est inspiré, non seulement en ce qui concerne la géographie du Nil, mais en tout ce qui concerne l'Égypte.
C'était d'ailleurs un bon auteur (1), comme était bon, sur l'Afrique, le narrateur inconnu de nous dont il semble avoir utilisé les descriptions d'après nature, comme, sur la Gaule, était bon Tite-Live.

(1) Il est probable, comme DIELS l'a conjecturé, que Sénèque s'était inspiré lui-mème de Posidonius. Mais je ne veux pas plus rechercher les sources de Sénèque que celles de Tite-Live.

Le choix judicieux de ses sources, comme son application à leur être aussi fidèle que possible, explique la solidité et l'intérêt encore très vif de ses excursus historico-géographiques. Tant d'intelligence, de conscience et de précision, même dans des parties relativement secondaires de son oeuvre, sont d'un heureux présage : voyons maintenant si ces qualités se retrouvent dans sa façon de traiter les faits essentiels.

CHAPITRE II

LES SOURCES HISTORIQUES (Suite.)

B) Le récit de la guerre civile.

§1

Avant d'examiner les sources historiques auxquelles Lucain a dû puiser pour raconter la guerre civile, il importe de bien comprendre dans quelles conditions il a composé son poème. Nous risquerions fort de nous égarer si nous nous le représentions travaillant à la façon d'un auteur moderne.
Il y a là une illusion à laquelle on est inconsciemment exposé, dont certains critiques ne se sont peut-être pas assez défendus, et qui leur a fait commettre de fâcheuses erreurs. Comment s'y prendrait un écrivain d'aujourd'hui, je ne dis pas seulement un historien, mais même un littérateur, un romancier un tant soit peu soucieux d'exactitude, pour raconter la guerre civile entre César et Pompée? Il irait tout droit aux oeuvres immédiatement contemporaines de cette grande lutte, aux Commentaires de César ou aux lettres de Cicéron, afin d'y retrouver la réalité présente et vivante. Il ne négligerait pas pour cela les livres postérieurs : il consulterait cette abondante productionde l'époque impériale, depuis Velleius Paterculus jusqu'à Paul Orose, en
passant par Appien et Dion Cassius, Suétone et Plutarque.
Mais il se garderait bien de se fier exclusivement à l'un quelconque de ces narrateurs. Il les confronterait les uns avec les autres, de manière à découvrir la divergence des opinions et la complexité des faits. Et surtout, dans chacun des témoignages allégués, il chercherait bien moins l'auteur qui nous l'apporte que la source à laquelle cet auteur l'a emprunté. Appien ne l'intéresserait que dans la mesure où il s'inspire d'un écrivain du siècle d'Auguste, qui lui-même a pu utiliser les mémoires des acteurs de la guerre. Les documents de l'époque, directement ou indirectement ressaisis, et aperçus dans leur diversité irréductible, voilà à quoi s'attacherait essentiellement la méthode moderne. Cette méthode ne pouvait être celle de Lucain. Eût-il été un historien de profession qu'il ne se serait pas assujetti, je crois, à une recherche trop laborieuse dont il n'aurait senti ni la sécurité scientifique ni le passionnant intérêt. Je ne veux pas ici réveiller le débat jadis soulevé par la fameuse théorie de Nissen sur l' « unité de source » dans l'historiographie latine. Cette théorie est sans doute excessive : il n'est pas démontré que les annalistes romains se soient fait une « loi » de ne suivre jamais qu'un seul à la fois de leurs
prédécesseurs ; bien au contraire, on a signalé chez maint d'entre eux, chez Tacite par exemple, des indices certains d'hésitation ou de contamination entre des autorités différentes. Mais, si l'usage exclusif d'un seul modèle n'est pas à Rome une règle absolue, c'est du moins une pratique fréquente. Les historiens suivent volontiers, pour la trame générale de leur récit, celui de leurs devanciers qui leur inspire le plus de confiance, et ne font appel aux autres que pour des faits particulièrement contesté ou particulièrement importants, c'est-à-dire exceptionnels. De plus, leur critique ne va guère au delà des ouvrages de seconde main. Ils complètent et corrigent bien deux historiens l'un par l'autre : mais ils ne se demandent pas d'où chacun d'eux tient les renseignements qu'il leur fournit (1).

(1) Ceci n'est vrai que des « historiens » proprement dits. Les érudits de l'école de Varron et de Suétone ont au contraire le goût des documents de première main

Ils n'éprouvent pas le besoin de remonter à la source originale et lointaine. Si une documentation relativement récente et assez simple suffit aux historiens de métier, à plus forte raison Lucain a-t-il-dû s'en contenter. Rien ne nous permet de croire qu'il fût plus épris d'investigations minutieuses et pénibles qu'on ne l'était communément alors. Son éducation avait été celle de tous les jeunes gens distingués de cette époque, ce qui veut dire que la rhétorique y avait tenu plus de place que l'érudition. Sa vie était celle, non d'un fureteur voué à la compilation savante, mais d'un homme du monde, d'un courtisan brillant et spirituel, faisant des vers sur toute espèce de sujets, avec une abondance qui exclut l'idée de lentes recherches : avant 25 ans il avait déjà composé cinq ou six poèmes suivis, et quatre recueils de pièces détachées. Même pour écrire la Pharsale, que les anciens regardaient pourtant comme une oeuvre beaucoup plus forte et plus mûrie, il ne rompit pas tout à fait avec ses habitudes d'improvisateur. Nous ne savons malheureusement pas la date où il commença ce poème, pas plus que l'ordre dans lequel il en versifia les différents livres, mais nous ne pouvons douter que cette date ne soit très rapprochée de celle de sa mort. N'a-t-on pas soutenu que tout l'ouvrage avait été rédigé entre juillet 64 et avril 65? Sans aller jusque là, admettons, avec la plupart des critiques, que Lucain ait publié trois livres de son épopée avant 62, qu'il se soit brouillé avec Néron vers 62 ou 63, en même temps que son oncle Sénèque, et qu'il ait, depuis cette rupture jusqu'à sa mort en 65, travaillé aux sept autres livres : même dans cette hypothèse plus modérée, il reste vrai que la majeure partie du poème fut composée en deux ou trois ans. Encore, pendant ces années-là, Lucain ne put pas consacrer tout son temps à sa besogne d'écrivain : les intrigues de la cour, puis les préparatifs de la conjuration, absorbèrent sans doute le plus grand nombre de ses heures. C'est dans ces conditions de hâte, et aussi d'inquiétude et de fièvre, que la Pharsale fut mise au jour. Elle ne pouvait ressembler à un ouvrage d'érudition, froidement conçu, patiemment élaboré. Pressé comme il l'était, sans cesse secoué par sa passion, Lucain n'avait pas le loisir de chercher à droite et à gauche, parmi tous les auteurs qui avaient raconté les événements d'Ilerda, de Dyrrhachium, de Pharsale ou d'Alexandrie ; il lui était beaucoup plus commode de faire ce que l'on faisait à son époque : il n'avait qu'à prendre une bonne histoire de la guerre civile, et à en tirer la matière de beaux vers.
Cette " bonne histoire de la guerre civile", où pouvait-il la trouver? Ce n'était pas, à coup sûr, les Commentaires de César qui étaient capables de la lui fournir, et cela pour plus d'une raison. D'abord, quelque estime que nous fassions aujourd'hui des écrits historiques de César, il faut bien reconnaître que les anciens ne paraissent pas leur avoir rendu pleine justice. Hirtius, sans doute, déclarait qu'ils surpassaient par leur élégance tout ce qu'on avait vu de plus achevé : mais c'était Hirtius, le lieutenant, le continuateur et l'ami de César. Sans doute aussi, dans son Brutus, Cicéron proclamait que, tout en ayant l'air de ramasser simplement des matériaux pour les narrateurs futurs, César les avait découragés d'avance par la perfection de son travail mais dans cet éloge, formulé sous la dictature de César par un homme qui cherchait à le ménager, comment démêler la part de l'admiration sincère et celle de la politesse opportune? En fait, l'opinion traditionnelle à Rome, celle du monde des écoles par exemple, ne paraît pas avoir beaucoup admiré les Commentaires : Quintilien, dans son jugement sur la littérature latine, ne les nomme même pas. Sans doute les regardait-on moins comme une oeuvre vraiment historique que comme un journal de campagne. Ce journal, au surplus, devait sembler à Lucain un peu trop inégal ou irrégulier. Très développé sur certains points, plus court sur d'autres, avec des lacunes plus ou moins volontaires, le récit de César ne lui offrait pas le tableau complet et sûr dont il avait besoin. Mais surtout il devait s'en défier à cause même du nom de son auteur. La partialité qui se trahit à chaque page, malgré l'apparente froideur du ton, par un détail jeté en passant, une parenthèse, un mot, un sous-entendu, une omission à première vue insignifiante, cette partialité ne pouvait qu'être suspecte à Lucain, je dis même à priori, et sans qu'il prît la peine d'ouvrir les Commentaires.
S'en est-il servi quelquefois à l'occasion, pour tel ou tel fait particulier ? on l'a dit ; je ne le crois pas, et j'essaierai plus loin d'expliquer pourquoi. Mais dès à présent il me semble inadmissible qu'il les ait pris comme source principale et essentielle : il lui aurait fallu pour cela une objectivité, et, si je puis dire, une abnégation de ses propres sentiments tout à fait invraisemblable. La même raison, à mon sens, l'empêchait de suivre fidèlement cette grande histoire des guerres civiles composée par Pollion et célébrée par Horace en termes si enthousiastes.
Malgré toute sa réputation, malgré tout son talent, Pollion avait joué un rôle trop actif dans l'armée césarienne pour être à ses yeux un guide digne de foi. Quant à ceux qui, dans le camp adverse, avaient raconté les événements auxquels ils avaient été mêlés, ils étaient certainement beaucoup plus près des opinions de Lucain que César ou Pollion, mais il n'est guère croyable que cette conformité de vues politiques fût un mérite suffisant pour enlever son choix. Qui étaient ces mémorialistes, anti-césariens? nous en connaissons de nom trois ou quatre : Tanusius Geminus, Actorius Naso, Ampius Balbus, Labienus. Les trois premiers paraissent avoir été bien obscurs, et pour ce qui est de Labienus, son personnage est si effacé dans la Pharsale que Lucain ne semble guère l'avoir beaucoup admiré ; il n'est donc pas probable qu'il s'en soit rapporté à son témoignage. Écartons donc, nous le pouvons sans crainte, tous les écrivains qui ont été les acteurs en même temps que les narrateurs de la guerre civile. Éliminons, pour des raisons faciles à comprendre, les compilateurs tels que Trogue-Pompée et Fenestella, les abréviateurs comme Velleius Paterculus.
Parmi les historiens proprement dits qui, entre l'époque de César et celle de Lucain, ont eu une grande réputation, je n'en vois que trois qui se soient occupés des guerres civiles, et dont les ouvrages, par conséquent, aient pu servir de sources à la Pharsale : c'est Tite-Live, Cremutius
Cordus, et Aufidius Bassus. De ces trois auteurs, lequel le poète a-t-il réellement consulté? il est, on le comprendra, impossible de le déterminer d'une manière indubitable, puisque les deux derniers nous sont à peu près totalement inconnus. Nous ne savons même pas quelles étaient les limites de l'oeuvre d'Aufidius Bassus : commençait-elle au premier triumvirat, ou à la mort de César, ou à l'endroit où s'arrêtaient les Décades de Tite-Live? ce n'est que dans la première de ces hypothèses qu'Aufidius Bassus aurait pu être le guide de Lucain, et cette hypothèse n'est nullement plus certaine que les autres. Même incertitude en ce qui concerne Cremutius Cordus, et plus fâcheuse encore peut-être; car il n'est pas douteux que Lucain ait connu et admiré l'histoire de Cremutius. La passion libérale de cet écrivain, l'éclat de son procès et de sa mort volontaire, les relations de Sénèque avec sa fille Marcia, tout le désignait à l'enthousiasme du jeune poète stoïcien. Mais nous ignorons le sujet exact de son livre. Nous savons qu'il y mentionnait les derniers événements de l'époque républicaine, qu'il y parlait de Brutus et de Cassius, des proscriptions des triumvirs, de la mort de Cicéron (1) : mais remontait-il plus haut?

(1) TAC., Ann., IV, 34.

racontait-il la lutte entre César et Pompée? c'est possible, et dans ce cas, il n'y aurait rien d'extraordinaire à ce que Lucain eût puisé chez lui la plupart de ses renseignements. Mais, dans l'ignorance où nous sommes, nous n'avons pas le droit d'aller plus loin que cette hypothèse, forcément très imprécise. Au surplus, quelle que fût la célébrité de Cremutius au temps de Lucain, elle ne pouvait, je crois, rivaliser avec la gloire de Tite-Live. L'opinion du monde lettré avait très vite reconnu dans son oeuvre le monument le plus imposant de l'historiographie romaine Ce n'est pas ici le lieu de rappeler tous les éloges qui furent adressés à sa franchise, à sa science, à son talent oratoire et littéraire, et qui se résument dans la formule de Tacite : eloquentiae ac fidei praeclarus imprimis. Mais parmi ces éloges, il y en a quelques-uns qui nous intéressent davantage, parce qu'ils nous apprennent ce que l'on pensait de Tite-Live dans la famille de Lucain.
Sénèque le Père rapporte, en ayant bien l'air d'y souscrire, les témoignages d'admiration dont le grand historien avait été l'objet; ailleurs, il le félicite d'avoir su apprécier les grands hommes avec une sincérité, une « candeur » absolue. Sénèque le Philosophe, à son tour, le met, avec
Cicéron et Pollion, parmi les auteurs les plus « éloquents » de Rome (1).

(1) SEN., Ep., 100, 9 sqq. (ce jugement, il est vrai, vise les Dialogues de Tite- Live, mais Sénèque y voyait des oeuvres historiques plus encore que philosophiques).

Tout porte à supposer que Lucain partageait, sur la valeur historique et littéraire des Décades, l'avis de son aïeul et de son oncle Il devait aussi être attiré par la sympathie non dissimulée avec laquelle Tite-Live avait parlé de Pompée, de Brutus et de Cassius. Sans doute cette sympathie n'avait pas été assez ardente pour faire de Tite-Live un écrivain d'opposition ; tout « pompéien» qu'il était, il avait su demeurer l'ami d'Auguste : mais cela même n'était-il pas une garantie de plus? et l'honnête déposition d'un libéral modéré n'était-elle pas plus précieuse à consulter que les assertions d'un pamphlétaire fanatique? Si surtout Lucain, comme cela est à peu près sûr, a commencé d'écrire la Pharsale avant de rompre avec Néron, il y avait, entre sa situation personnelle et celle de Tite-Live, une analogie singulière : tous deux bien accueillis de l'empereur, et tous deux maudissant l'ambition du fondateur de l'empire. Cette conformité était un motif, parmi bien d'autres, pour qu'il accordât à Tite-Live toute sa confiance. Telles sont les conclusions que nous suggère le coup d'oeil que nous venons de jeter sur la situation où se trouvait Lucain en composant son poème, sur les habitudes de son temps, sur les opinions de son entourage. Résumons-les en deux mots : il est vraisemblable qu'il n'a consulté qu'un seul auteur, et un auteur de seconde main ; cet auteur peut avoir été Cremutius Cordus, mais plus probablement Tite-Live. Ce n'est encore qu'une hypothèse provisoire : éprouvons-la au contact des faits.

§2.

L'hypothèse qui assigne comme source à la Pharsale les livres CIX-CXII de Tite-Live ne remonte pas à plus de quarante ans. Encore en 1863, Kortüm déclarait expressément que Lucain avait puisé dans les Commentaires de César, et l'année suivante, dans un mémoire sur le rapport de la Pharsale avec l'histoire, Schaubach admettait cette opinion comme chose démontrée, ne soupçonnait pas même qu'elle pût soulever une discussion. Sept ou huit ans plus tard, Reifferscheid conseilla à l'un de ses étudiants, Gustav Baier, de rechercher la source historique de Lucain, en ajoutant que, pour sa part, il était convaincu que cette source n'était autre que Tite-Live. Baier s'empara de cette indication, la précisa, l'exposa dans une dissertation inaugurale qui marqua le renouvellement de la question. L'opuscule de Baier, sobre, net et précis, d'une méthode aussi juste que l'érudition en est abondante, contient les principaux arguments que l'on puisse invoquer en faveur de la thèse de Reifferscheid. Il a d'ailleurs servi de base à toutes les controverses ultérieures. Pour.cette double raison, et parce qu'il est à peu près introuvable, je crois utile de le résumer ici, au moins dans ses lignes essentielles.
Baier commence, comme je l'ai fait moi-même et par des arguments quelquefois analogues à ceux que je viens d'employer, par mettre hors du débat tous les historiens autres que Tite-Live. Pour celui-ci, il fait valoir toutes les raisons qui pouvaient le recommander au choix d'un poète « pompéien ». Il joint, à cet argument de vraisemblance, un indice tiré du témoignage des scholies : jamais César n'y est nommé ; du moins dans les scholies d'origine antique; Tite-Live l'est au contraire assez souvent. Puis, il entre dans le vif du problème. Il distingue d'abord une série de faits pour lesquels César et Lucain sont d'accord. Cette concordance ne prouve pas du tout que Lucain se soit inspiré de César, puisque les mêmes faits devaient figurer assi dans le récit de Tite-Live. Qui nous l'affirme ? c'est qu'ils sont mentionnés par des auteurs qui, très certainement, procèdent de Tite-Live. Il n'est du reste aucunement nécessaire que tous ces auteurs les rapportent : il suffit que quelques-uns en parlent pour que nous ayons le droit de remonter par là jusqu'aux Décades. Ainsi ni l'établissement de Pompée à Capoue, ni le départ d'un premier convoi pour l'Epire sous les ordres des consuls, ni l'effort de Petreius contre les intentions pacifiques de ses soldats, ne sont racontés par Florus et par Orose, deux auctores Liuiani; mais, de ces trois événements, le premier et le dernier sont chez Dion Cassius et chez Appien, et le second chez Appien seul. Or Appien et Dion Cassius dérivent, eux aussi, de Tite-Live, non pas exclusivement il est vrai : mais comme ici il n'y a pas de raison pour que Tite-Live ait omis ces détails, nous pouvons les lui attribuer sans crainte. Ailleurs, la concordance existe entre César, Lucain et Florus, tandis qu'Orose et l'auteur des Periochae gardent le silence : c'est le cas pour l'arrivée de Pompée à Brindes, pour celle de César, pour les opérations du siège.
Ailleurs encore, le témoignagede Tite-Live, identique à celui de César et à celui de Lucain, nous a été conservé par Florus et par l'auteur des Periochae (pour la mort de Curion), par Florus et Dion (pour le campement des deux chefs entre l'Apsus et le Genusus), par Appien, Dion et Valère-Maxime (pour la fuite de Pompée à Larisse), par Orose et les Periochae (pour la mort de Pompée), etc. Ailleurs enfin, ce sont les scholies de Lucain qui nous informent de ce que disait Tite-Live sur les opérations de Sicile, sur la coopération d'Athènes au recrutement de la flotte de Pompée, sur le rôle de Crastinus à Pharsale, sur celui de Ganymède à Alexandrie. Tous ces renseignements fragmentaires sont comme la menue monnaie du récit de Tite-Live ; en les rapprochant, en les complétant l'un par l'autre, nous arrivons presque à reconstituer ce récit, et nous voyons que sur beaucoup de points il coïncidait avec celui de César. Là où nous constatons cet accord, nous avons lieu de supposer que Lucain a pu s'inspirer des Décades tout aussi bien que des Commentaires. Ce n'est encore qu'une possibilité. Pour la transformer en probabilité, il faut quelque chose de plus, et c'est ce qui donne une haute importance au second groupe de faits classés par Baier, ceux où il y a divergence entre les Commentaires et la Pharsale.En procédant comme tout à l'heure, c'est-à-dire en essayant de retrouver à travers les écrivains postérieurs les assertions de Tite-Live, on s'aperçoit qu'autant Lucain s'écarte de la version de César, autant il se conforme à celle de Tite-Live, ou du moins à ce que nous en pouvons connaître. Dès le préambule, toutes les réflexions de Lucain sur l'excès de prospérité de Rome, sur l'ambition des deux chefs, sur la mort de Crassus et celle de Julia, se retrouvent dans Florus, et par conséquent devaient être dans Tite-Live. La harangue de César à ses troupes, au début de la guerre, est prnoncée à Ravenne selon Appien et César, à Ariminum selon Lucain, Suétone, Dion, Orose, et ce dernier se réfère expressément à l'autorité de Tite-Live. Sur l'affaire de Corfinium, Lucain ne s'accorde pas avec César, mais s'accorde avec Dion et Orose ; sur celle du trésor public de Rome, il dit la même chose que ces deux auteurs encore
et qu'Appien ; on peut également le rapprocher de Dion pour la harangue des Marseillais, de Florus et des Periochae pour l'héroïque suicide des marins de C. Antonius, de Valère-Maxime et d'Orose pour le voyage d'Appius Claudius à Delphes, d'Appien et de Dion pour la révolte de Plaisance.
Ce n'est pas dans César que Lucain a trouvé les prodiges qu'il énumère, soit au début du poème, soit avant la bataille de Pharsale : les premiers sont mentionnés par Dion, Appien et Julius Obsequens, les autres par Florus, Plutarque et Julius Obsequens encore; les deux listes remontent certainement à Tite-Live. César ne dit pas combien son passage en Grèce a été difficile : mais Plutarque le dit, et Appien, et Dion, et Florus, et par conséquent Tite-Live. Dans le combat de Dyrrhachium, il ne nomme pas Torquatus, nommé au contraire par Lucain et par Orose. Il ne parle pas du conseil tenu par Pompée à Syedrae, ni de son projet de se réfugier chez les Parthes : Florus sur le premier point, Florus, Dion, Appien, sur le second, corroborent les allégations de Lucain. Ptolémée a-t-il été informé de la résolution prise par ses ministres? non, d'après César; oui, d'après Lucain, comme d'après Florus, Eutrope et Orose. Cornélie assistait-elle au meurtre? non, d'après César; oui, d'après Lucain, Dion, Appien, Florus et les Periochae. César ne parle pas de sa liaison avec Cléopâtre, mais Lucain n'est pas seul à la raconter, témoin Florus, Dion, Eutrope, Aurelius Victor. César ne se donne pas non plus comme ayant été en grand péril à Alexandrie, mais la narration de Lucain est identique à celle de Sénèque, de Florus et d'Orose. Il n'y a pas jusqu'au petit détail de la sépulture secrète de Pompée qui n'ait été fourni au poète par une source autorisée César s'en tait, et avec lui tous les historiens sauf un, si bien que l'on serait tenté de croire à une pure fiction de Lucain ; mais le témoignage d'Aurelius Victor nous montre que le fait devait. être déjà relaté par Tite Live. Tout, en somme, nous ramène à lui. Et, en comparant cette seconde catégorie à celle que Baier a d'abord étudiée, je crois qu'on peut arriver à cette double formule : ce qui est à la fois dans la Pharsale et dans les Commentaires, Lucain a pu le prendre chez Tite-Live tout aussi bien que chez César; et, ce qui n'est pas chez César, il n'a pu le prendre que chez Tite-Live.
Cette dernière affirmation ne va pas sans quelques réserves. Baier reconnaît, tout le premier, que Lucain n'a pas dû suivre Tite-Live avec une fidélité absolue, et il consacre le dernier chapitre de sa dissertation à relever les divergences probables entre l'historien et le poète. Il énumère ainsi : l'apparition de la Patrie à César sur les bords du Rubicon; le débordement de ce fleuve ; les hésitations de la XIIIe légion ; la proclamation d'un justitium à Rome ; la conversation entre Caton et Brutus ; le refus des troupes pompéiennes de marcher au secours de Corflnium ; l'apparition de Julia à Pompée ; la servilité du Sénat envers César ; le sacrilège commis par celui-ci dans la forêt de Marseille ; la répugnance de Pompée à poursuivre ses ennemis vaincus; la présence de Sextus et de Cicéron à Pharsale; la mort héroïque de Domitius; le repas de César sur le champ de bataille et sa visite aux ruines de Troie; la fuite majestueuse de Pompée, et l'aspect grandiose conservé par sa physionomie après sa mort. Voilà autant de faits qui, selon Baier, sont autant d'inventions, étrangères au récit de Tite-Live. Il signale aussi quelques omissions volontaires : Lucain passe sous silence la rupture de la trêve par les Marseillais, les lois promulguées par César avant de partir pour l'Épire, les premiers combats qui ont précédé la grande bataille de Dyrrhachium, le voyage de Pompée pour accompagner sa femme à Lesbos. Enfin il rappelle quelques jugements discutables du poète, sur le talent militaire de César, ou sur la sincérité de ses larmes devant la tête de son rival. Ce n'est pas ici le moment d'expliquer d'où viennent ces altérations de la vérité historique : je l'essaierai plus tard; mais dès à présent, je puis dire qu'aucune d'elles n'est de nature à faire supposer que Lucain ait consulté une source autre que Tite-Live. Là où il n'est pas d'accord avec son modèle habituel, la raison doit en être cherchée dans ses propres tendances, et non dans l'influence de quelque autre historien.
Par conséquent ses inexactitudes, quand bien même elles seraient plus nombreuses, n'infirmeraient en rien les résultats déjà acquis, et Baier se juge autorisé à conclure que Tite Live est la source unique de Lucain pour toute la partie historique de la Pharsale. Voilà sa thèse, claire, ingénieuse, plausible. Voyons si elle résiste à tous les doutes amoncelés sur elle par la critique ultérieure.

§3.

Si l'on veut apprécier sainement la thèse de Baier, il faut la prendre telle qu'elle est en elle-même, et non pas sous la forme excessive qu'elle a revêtue chez des critiques plus récents. Baier, pour sa part, s'est presque toujours gardé de ces outrances Tout au plus pourrait-on lui reprocher quelques comparaisons forcées, comme celle qu'il a établie entre la phrase de Lucain sur Achillas sceleri delectus Achillas, et celle de la Periocha, facinus delrgatum; là où l'idée est assez banale et où les expressions ne sont pas identiques, comme c'est le cas ici, le rapprochement ne s'impose pas. Mais, dans l'opuscule de Baier, ces erreurs de jugement sont très rares. Habituellement, il se contente de démontrer que Lucain s'est inspiré de Tite-Live pour la relation de tel ou tel fait en général ; il n'entreprend pas de prouver qu'il l'ait copié pour tous les détails, pour tous les mots de son récit.
Certains de ses successeurs n'ont pas gardé la même réserve. Ziehen, par exemple, dans un article d'ailleurs judicieux au sujet de l'opuscule d'Ussani, affirme que Tite-Live a dû fournir au poète, non seulement des faits, mais des raisonnements philosophiques et politiques. Et, pour qu'on ne lui objecte pas que les raisonnements de cette espèce n'abondent pas chez l'historien, il déclare qu'il ne faut pas comparer les derniers livres des Décades à ceux que nous avons conservés : le récit des premiers temps de Rome et celui des guerres puniques sont des oeuvres de jeunesse ; au contraire, quand Tite-Live a raconté la guerre civile entre César et Pompée, il était dans toute sa maturité, il avait plus de force de pensée, et par suite pouvait suggérer
à son imitateur bon nombre de réflexions profondes. C'est là, est-il besoin de le dire, une supposition tout arbitraire ? rien n'indique que Tite-Tive ait changé de manière en vieillissant, et, de narrateur pittoresque et dramatique, soit devenu écrivain à « considérations ». Mais j'admets que la fin de son oeuvre ait renfermé plus d'idées que le commencement : croirons-nous que Lucain ait eu besoin de ces idées pour concevoir les siennes? nous verrons plus tard d'où lui viennent ses tendances en philosophie et en politique, ce qu'il doit au stoïcisme, à l'influence de sa famille, à la tradition des écoles, à sa rancune personnelle contre Néron. Mais, sans entamer ici cette recherche, on peut noter au moins que les idées du poète semblent bien avoir été fixées avant qu'il se mît à composer son oeuvre. Mieux encore : ce sont ces idées qui ont dû le déterminer à choisir telle source historique plutôt que telle autre : il a pris celle qui s'accordait le mieux avec les tendances déjà existantes en son esprit. De la sorte, l'hypothèse de Ziehen n'a pas seulement l'inconvénient de restreindre outre mesure l'originalité intellectuelle du poète ; elle renverse l'ordre réel et naturel des choses : Lucain n'a pas émis des opinions libérales, pompéiennes et stoïciennes parce qu'il avait lu Tite-Live, mais il a consulté Tite-Live parce qu'il était stoïcien, pompéien et libéral.
S'il ne doit pas à l'historien ses réflexions morales et politiques, est-il son tributaire pour les menues particularités de sa narration, pour les expressions même dont il s'est servi en exposant les événements ? Ici s'offre à notre examen le travail inachevé d'un jeune érudit italien mort prématurément, Vitelli, travail fort intéressant du reste, mais souvent discutable (1).

(1) VITELLI, Studi sulle storiche fonti della Farsaglia.

Avec une patience héroïque et une subtilité minutieuse, Vitelli avait entrepris de démonter, si je puis dire, le poème de Lucain vers par vers et presque mot par mot, et, pour chacun des détails qui y sont contenus, d'en rechercher l'origine en même temps que la valeur. Ayant commencé cette étude avec la description du siège de Marseille, il n'a pu la conduire que jusqu'au départ de César et de Pompée pour la Thessalie. Dans la masse des observations
qu'il a accumulées, il y en a beaucoup de précieuses, mais il en est aussi d'assez contestables, principalement sur la question qui nous occupe ici. Il est vrai que Vitelli ne dit nulle part que Lucain ait emprunté à Tite-Live jusqu'aux plus petites choses que nous rencontrons dans son ouvrage mais c'est bien vers cette conclusion que tendent, me semble-t-il, un grand nombre de ses remarques. Lorsque le poète dépeint Curion abordant sur la côte africaine entre Clupea et les ruines de Carthage, puis venant camper sur les bords du Bagrada aux eaux lentes, il ne suffit pas à Vitelli de faire remonter à Tite-Live l'indication topographique ; il veut encore que Lucain ait pris dans son modèle et la mention de Carthage et l'épithète de lentus appliquée au fleuve.
Sans doute, cela n'a rien d'impossible, mais cela n'a rien de nécessaire non plus ; je crois que Lucain était bien capable, à lui tout seul, d'évoquer le souvenir des ruines carthaginoises et de trouver un adjectif pittoresque pour qualifier le Bagrada. Un peu plus loin, en racontant l'arrivée de Pompée à Dyrrhachium, le poète emploie des périphrases qui font allusion au lointain passé de cette ville, Taulantius incola, Ephyraea moenia : ces expressions, à elles seules, dit Vitelli, prouvent que Tite-Live devait faire à cet endroit un exposé rétrospectif de la fondation de Dyrrhachium. Ce n'est nullement certain ; Lucain a très bien pu utiliser ici tout simplement des souvenirs d'école ; il a pu se rappeler ce qu'il avait appris d'histoire et de géographie à l'école du grammaticus, et en extraire cette notion, assez facile à retrouver, que Dyrrhachium était une colonie corinthienne.
Il est tout à fait arbitraire de se le représenter comme un copiste servile, perpétuellement penché sur le texte de l'historien qu'il consulte, et impuissant à imaginer quoi que ce soit en dehors de ce texte. Cette conception, qui est un peu trop souvent celle de Vitelli, a encore un autre résultat fâcheux. Comme nous avons perdu les livres où Tite-Live retraçait la lutte entre César et Pompée, les rapprochements qu'on peut faire de la Pharsale avec l'ouvrage qui lui a servi de source, restent forcément très incertains. C'est alors que Vitelli fait intervenir d'autres parties de l'oeuvre de Tite-Live, qui n'ont aucun rapport avec la guerre civile, mais qui, d'après lui, présentent avec les vers de Lucain des analogies frappantes. Ainsi, les envoyés de Marseille, quand ils viennent trouver César, portent des rameaux d'olivier : aussitôt Vitelli cite d'autres ambassades, mentionnées par Tite-Live dans l'histoire de la seconde guerre punique, où le même rite est observé (1).

(1) Liv., XXIX, 16,6, XXX, 36, 4.

La description d'Ilerda, celle de Dyrrhachium, lui rappellent celle que Tite-Live a tracée de la forteresse illyrienne de Scodra. Lucain dépeint les soldats pompéiens d'Espagne surpris par leurs adversaires, alors qu'ils hésitent entre la fuite et le combat : Vitelli signale une expression presque identique en deux endroits de la première Décade. De même, à propos de la confiance inspirée à Curion par la « Fortune du lieu », voici d'autres textes de Tite-Live où la même façon de parler se retrouve (1).

(1) Liv., V, 54, 6- VI, 28. 9; VI, 29, 1.

Tout cela est bel et bien, mais qu'en faut-il conclure? Si Vitelli veut seulement étoffer le commentaire de la Pharsale en recherchant dans un autre ouvrage des passages semblables à ceux qu'il étudie, ces comparaisons peuvent être curieuses. Mais s'il prétendait en inférer quoi que ce fût sur les rapports de Tite-Live et de Lucain, il se tromperait grièvement. Comme ses remarques peuvent se prêter aux deux interprétations, il n'est peut-être pas inutile d'y insister quelque peu. Que les vers du poète fassent songer, dans les endroits dont je viens de parler, à tel ou tel épisode de l'historien, cela ne prouve pas que ces épisodes lui aient servi de modèles, pas même qu'il les ait connus. Analogie n'est pas forcément imitation. L'emploi des branches d'olivier dans les ambassades pacifiques est une coutume très générale dans l'antiquité, et Lucain aurait pu la trouver indiquée aussi bien chez Virgile que chez Tite-Live. Très habituelle aussi, universelle même, est la croyance à une divinité mystérieuse, Fortune ou Génie, spécialement attachée à chaque localité ; si Tite-Live en parle, Ovide en parle aussi (1) et bien d'autres.

(1) Ov., Metam., IV, 565.

La description d'Ilerda ou celle de Dyrrhachium ont des traits peu différents de celle de Scodra: mais ces traits conviendraient également à toute citadelle juchée sur une colline rocheuse, escarpée,dominant une vallée de fleuve ou un golfe.
Et enfin, en lisant le vers dubiique fugae pugnaeque tenentur, on peut se souvenir de phrases du Ier livre de Tite-Live; mais pourquoi aller chercher si loin? César décrit à merveille cette situation de l'armée pompéienne, ces mouvements incertains, ces oscillations entre la résistance et la débandade. Tite-Live, qui s'était documenté dans les Commentaires, n'avait sûrement pas omis de reproduire ce tableau : et c'est bien chez lui, mais au livre CX et non au livre Ier, que Lucain en a pris les traits essentiels. Et ceci m'amène à formuler une dernière critique contre les remarques de Vitelli que je viens de discuter. Toutes les ressemblances verbales qu'on peut découvrir entre la Pharsale et l'histoire de Tite-Live ne signifient rien, justement parce qu'elles ne portent que sur des parties de cette histoire autres que celle qui intéressait véritablement Lucain. Je ne le vois pas du tout parcourant anxieusement les Décades entières pour y glaner çà et là quelque détail pittoresque ou quelque terme expressif. Je ne le vois pas, par exemple, pour dépeindre Ilerda, allant chercher la Scodra de la guerre d'Illyrie. De Tite-Live, il n'a dû lire, au moins lire attentivement, que les livres qui lui apprenaient ce qu'avait été la guerre civile. Là il pouvait prendre le nécessaire, la trame générale des événements, et peut-être aussi quelques expressions particulièrement heureuses; quant au reste, il lui était aisé de le trouver dans son talent et ses habitudes de poète. Son travail a dû être une adaptation libre, et non un décalque puérilement littéral.
Limitons donc, d'une façon très précise, la question de l'influence de Tite-Live sur Lucain. Ne nous inquiétons, pour le moment, ni des idées morales et politiques renfermées dans la Pharsale, ni des détails de style qu'elle présente. Ce que Tite-Live a pu fournir au poète, ce ne sont ni des réflexions philosophiques ni des ornements littéraires, ce sont avant tout des faits historiques. C'est sur ce terrain que Baier avait posé le débat, et c'est sur ce terrain que nous devons nous placer à notre tour pour considérer la valeur de sa théorie et celle des objections qu'on lui a opposées.

§ 4.

Quelque ingénieuse que fût la tentative de Baier pour attribuer à Tite-Live seul l'origine des connaissances historiques de Lucain, sa thèse, au moins dans la rigueur de ses conclusions, a suscité plus d'un contradicteur. Pour la combattre, on s'y est pris de plusieurs manières. Tantôt on a cherché à. infirmer la valeur de quelques-unes des preuves dont il s'était servi pour construire son argumentation, tantôt on s'est efforcé de découvrir chez Lucain des assertions qui pussent révéler une influence autre que celle de Tite-Live.
La première de ces deux tactiques a été celle de Westerburg; la seconde, celle de Giani et surtout d'Ussani.
Pour établir que Lucain, en tant que narrateur de la guerre civile, procède de Tite-Live, Baier avait insisté sur la parenté entre la Pharsale et les ouvrages historiques que l'on regarde avec raison comme dérivant des Décades perdues : ceux de Valère-Maxime et de Florus, d'Appien, de Dion Cassius et de Plutarque, de Julius Obsequens, d'Eutrope et du Pseudo-Aurelius Victor. Si les témoignages de tous ces auteurs, en y comprenant Lucain, concordent entre eux, c'est qu'ils découlent d'une source commune; et du moment que nous savons d'une façon certaine que, pour quelques-uns d'entre eux, cette source est Tite-Live, nous sommes en droit de est inattaquable, mais à une condition : c'est que ces divers écrivains soient respectivement indépendants. Si l'un d'eux a imité l'un de ses voisins, les ressemblances qu'on peut relever entre eux ne signifient plus rien quant à leur prétendue descendance d'un même ancêtre. Si par exemple, en retraçant le conflit de César et de Pompée, l'abréviateur Florus a eu sous les yeux le texte de Lucain, les analogies qu'offrent leurs deux récits s'expliquent toutes seules, sans qu'on en puisse inférer que tous deux aient puisé dans Tite-Live. Or, précisément, une opinion déjà ancienne voyait dans Florus un imitateur, un copiste même de Lucain : Westerburg l'a reprise, afin de ruiner un des étais sur lesquels s'appuyait la thèse de Baier. Discutons la sienne à notre tour, et voyons ce qu'il faut penser des rapprochements qu'il a signalés entre l'Epitome et la Pharsale.
Les plus frappants en apparence sont peut-être au fond les moins probants. Lorsque Florus dit que Pompée ne voulait pas d'égal et César pas de maître. qu'ils luttaient pour la suprématie comme si la fortune de l'immense empire romain n'avait pu ieur donner place à tous deux, certes, de telles formules évoquent tout de suite le souvenir des beaux vers de Lucain. Prenons-y garde, pourtant : il est fort possible qu'avant d'être chez Lucain, ces réflexions si naturelles, si directement commandées par les faits, aient existé chez Tite-Live, et que Florus les ait prises là, et non dans la Pharsale. César, qui ne cherche pas d'effets littéraires, dit bien que Pompée ne voulait pas qu'on lui égalât qui que ce fût : voilà déjà la moitié de la célèbre antithèse; elle
suggère invinciblement la contre-partie. Qu'y a-t-il d'invraisemblable à ce qu'un auteur tout imprégné des procédés de la rhétorique, comme Tite-Live, ait présenté l'idée complète sous forme de sententia? De même, on ne peut s'étonner de rencontrer à la fois chez les deux écrivains des expressions comme « l'audace de la Fortune contre César » (à propos de la défaite subie sur la côte illyrienne), ou « la hâte précipitée des destins » (à propos de la bataille décisive de Pharsale) ; ces façons de parler, plus ou moins ingénieuses, ne sont en somme que des « clichés » qui ont dû se présenter de bonne heure à l'esprit de n'importe quel historien, de Tite-Live ou d'un autre, et passer ensuite de mains en mains. « Cliché » encore, et à plus forte raison, l'éloge donné à Marseille, d'être disposée à tout sacrifier plutôt que sa liberté. Qu'on le retrouve placé par Lucain dans le discours qu'il prête aux Marseillais, et par Florus à la fin du récit du siège, en quoi cela implique-t-il que le second l'ait copié chez le premier? Cette phrase est une banalité pure, et je suis surpris que Westerburg ait cru pouvoir en conclure quoi que ce soit ce que je viens de dire de certaines expressions, on peut le dire aussi de certains faits, que les deux écrivains rapportent également, mais qu'ils ont très bien pu trouver tous deux chez Tite-Live. Ils parlent des influences qui ont pesé sur Pompée pour le décider à livrer bataille malgré sa répugnance : mais comment penser que Tite-Live ne les ait pas mentionnées? il faudrait pour cela qu'il n'eût jamais lu ni les Commentaires de César ni la correspondance de Cicéron! Ils parlent aussi du songe qui apparut à Pompée un peu avant le combat : mais cette vision célèbre, à laquelle d'autres historiens font aussi allusion, n'avait pas dû être omise par Tite-Live, habituellement épris de ces anecdotes merveilleuses.Ils confondent Philippes et Pharsale mais cette erreur leur est commune avec beaucoup d'autres écrivains. Soit qu'on ait fait de bonne heure un contre-sens sur les vers fameux où Virgile maudit les deux batailles de Philippes, soit qu'on ait simplement usé d'une façon de parler largement approximative (ce qui n'est pas rare chez les anciens), toujours est-il que déjà dans Ovide, et sans cesse après lui, on ne discerne pas entre Philippes et Pharsale, entre la Thessalie et la Macédoine. Il n'y a, dans aucun de ces détails, rien qui soit propre à Lucain et à Florus à l'exclusion de tous les autres historiens, rien par conséquent qui force à admettre une filiation directe de l'un à l'autre. Il y a au contraire un certain nombre de points sur lesquels ils sont d'accord entre-eux et en divergence avec la plupart des autres narrateurs. Westerburg n'a pas tort de le constater, mais il se hâte trop d'en tirer une déduction favorable à sa thèse. La coïncidence qu'il signale peut s'interpréter d'autre manière. Voici, par exemple, dans le seul récit du siège de Marseille, deux ou trois omissions qui nousfrappent également chez les deux auteurs : ils ne racontent qu'une seule bataille navale alors qu'il y en eut deux; ils taisent la perfidie des Marseillais, qui attaquèrent brusquement les Césariens au mépris de la trêve jurée; ils taisent aussi le rôle joué dans la défense de la ville par Domitius Ahenobarbus. Admettons que le texte de Tite-Live n'ait présenté aucune de ces lacunes, et supposons les deux écrivains en présence de ce texte. Lucain, très évidemment, ne s'astreindra pas à suivre l'historien d'un bout à l'autre : il sacrifiera l'un des combats sur mer pour ne pas avoir à tracer deux tableaux trop semblables; étant sympathique aux Marseillais, il évitera de rappeler leur perfidie; pour un motif analogue sans doute, je veux dire poussé par un sentiment personnel, il passera sous silence l'activité de Domitius. Florus, à son tour, négligera tous ces détails uniquement parce que ce sont des détails, et que surcharger son résumé serait absolument contraire à l'intention de son ouvrage. Ils ont, on le voit, des motifs différents pour choisir et éliminer dans ce que leur fournit leur source commune : l'un a des motifs, tantôt de poète, tantôt de polémiste, l'autre des motifs d'abréviateur.
Mais ces raisons dissemblables les mènent à des résultats identiques, et par suite, de ce que tous les deux ont laissé de côté les mêmes parties du récit de Tite-Live, il ne s'ensuit pas que le second n'ait connu Tite-Live qu'à travers le premier. On peut faire un raisonnement analogue en ce qui concerne l'énumération des présages relatifs à la bataille de Pharsale. Florus, comme l'a remarqué Westerburg, cite trois prodiges qui sont aussi rapportés par Lucain : les ténèbres en plein jour, les essaims d'abeilles posés sur les enseignes, et la fuite des victimes loin de l'autel. Au contraire il ignore ceux qu'a racontés César : le miracle de la statue de la Victoire à Élis, celui du palmier deTralles, et les bruits mystérieux entendus dans les temples d'Antioche, de Ptolémaïs et de Pergame. Or, dit Westerburg, les prodiges mentionnés par César se retrouvent chez des historiens qui, à coup sûr, procèdent de Tite-Live (Valère-Maxime, Dion, Plutarque, Julius Obsequens). Donc, ils étaient cités par Tite-Live, et puisque Florus les a omis, c'est qu'il n'a pas consulté directement Tite-Live.
Mais, d'abord, la conformité entre Lucain et Florus n'est pas absolue. Lucain parle de certains présages, tels que les météores célestes, les pila fondus par la foudre, les apparitions de fantômes, que Florus paraît ne pas connaître. Ensuite, et surtout, essayons de nous représenter ce que devait être, sur le sujet qui nous occupe, le texte de Tite-Live. Nous savons par la troisième Décade, comment il procède en pareille matière : il se pique d'être très complet, et recueille pieusement tous les signes, y compris les plus bizarres, de la volonté divine. Son récit comprenait donc, très probablement, tous les prodiges observés avant Pharsale, aussi bien ceux que nous lisons chez César que ceux qui nous ont été transmis par Lucain. Dans ce vaste répertoire, chacun de ces imitateurs a pris ce qui lui a paru le plus intéressant. Et si, cette fois encore, le choix de Lucain s'est trouvé analogue ou à peu près à celui de Florus, cela n'est pas étonnant. Les miracles décrits par eux sont ceux qui ont eu lieu à Pharsale même, tandis que ceux dont il est question chez César se sont produits en Asie. Lucain s'est attaché à ceux-là de préférence parce qu'ils faisaient en quelque sorte partie intégrante du récit de la bataille, et Florus parce que l'endroit où ils s'étaient manifestés leur donnait une importance capitale. Ici, comme tout à l'heure, la coïncidence s'explique sans qu'on ait besoin de recourir à l'hypothèse d'un emprunt de Florus à Lucain.
Il y a d'autres détails, dans l'Épitome, qui paraissent à Westerburg offrir des réminiscences plus ou moins déformées de la Pharsale. Ainsi, lorsque César revient à Rome après avoir chassé Pompée d'Italie, et qu'il veut s'emparer du trésor public, Florus dit que « les tribuns » tardèrent à lui en ouvrir les portes. Pourquoi « les tribuns »? C'est, dit Westerburg, que dans le passage correspondant du livre III Lucain en nomme deux, Metellus et Cotta. Or, précisément, chez Lucain, Metellus est seul à vouloir résister aux ordres de César, et Cotta n'intervient que pour l'exhorter à la soumission. Il faut donc supposer que Florus a lu le texte du poète d'un oeil singulièrement distrait, et c'est ce que Westerburg admet en effet. Mais, au lieu de cette explication quelque peu subtile, n'est-il pas plus simple de penser que Tite-Live a pu nommer plusieurs tribuns comme ayant tenu tête au vainqueur? Lucain en aura choisi un pour personnifier et mettre en relief cette fière obstination, ce qui est un procédé très poétique; et Florus, rapide comme toujours, se sera contenté d'une expression collective un peu sommaire Un peu plus loin, en racontant le siège de Marseille, Florus dit que les opérations étaient confiées à Brutus. En réalité, Brutus ne commandait que la flotte; l'armée de terre était dirigée par Trebonius. Seulement Lucain ne nomme que Brutus ; et sans doute, d'après son récit, Florus se sera imaginé qu'il n'y avait pas d'autre chef. Tel est le raisonnement de Westerburg, et je conviens qu'il est spécieux. Pourtant, à bien y regarder, on peut, je crois, découvrir d'autres raisons de l'inexactitude de Florus. La guerre navale, si elle ne fut pas réellement plus importante que le blocus par terre, semble du moins avoir frappé davantage les esprits : il est donc naturel que, dans un abrégé, on ait mis au premier plan celui qui l'avait conduite. La personnalité de Brutus paraît avoir été d'ailleurs plus connue que celle de Trebonius. Enfin, dans une circonstance relatée par César, Trebonius s'opposa à ce que l'on prît la ville d'assaut ; il ne faisait que se conformer aux ordres laissés par le général en chef, mais il n'en fut pas moins en butte aux récriminations des soldats. Tout cela, dans une certaine mesure, pouvait concourir à faire regarder Brutus comme le véritable vainqueur de Marseille, et c'est peut-être ce qui fait que Florus ne s'est souvenu que de lui. Plus loin encore, au cours de la lutte navale engagée sur la côte illyrienne, Florus parle de radeaux envoyés par Basilus à C. Antonius, tandis qu'en fait ces radeaux ont été lancés par C. Antonius pour rejoindre Basilus. Westerburg pense que cette erreur procède du récit de Lucain mal compris. Mais ce récit est très clair, et concorde absolument avec celui des autres historiens. Florus a pu l'interpréter de travers, sans doute : mais il a pu tout aussi bien se méprendre sur le texte de n'importe quel auteur, voire même de Tite-Live. Son contre-sens ne porte pas en soi de certificat d'origine. Autre contre-sens, selon Westerburg, dans le récit de la guerre d'Épire. Lucain dit que César marche sur Dyrrhachium pour empêcher Pompée d'avoir l'accès de cette place. Dans cette phrase, peut-être légèrement équivoque, Florus croit qu'il s'agit d'un assaut contre Dyrrhachium, et le mentionne en propres termes. Mais y a-t-il là vraiment une inexactitude ? César dit lui-même que sa manoeuvre avait un double but : ou bien enfermer Pompée à Dyrrhachium, ou bien le couper de ses communications avec cette ville. C'est ce dernier résultat qui fut atteint. Florus a bien pu s'embrouiller dans le récit de ces opérations un peu compliquées, récit qu'il lisait probablement chez Tite-Live. Son erreur la plus grave, à mon sens, ce n'est pas d'avoir cité une attaque contre Dyrrhachium ; c'est plutôt de l'avoir citée dans la même phrase que le blocus du camp de Pompée et après ce blocus, alors qu'elle lui est bien antérieure. Mais, de cette confusion-là, Lucain n'est aucunement responsable, puisqu'il distingue, avec autant de précision que César ou peu s'en faut, les diverses phases de la campagne (1).

(1) Les opérations du blocus ne sont racontées par Lucain qu a partir de VI, 29 sqq.

Ainsi donc, aucune des assertions de Florus n'est telle qu'il ait dû forcément l'emprunter à Lucain. Par contre, il en est plusieurs qui n'existent pas chez Lucain, et qui, par suite, ont dû être puisées à une autre source. C'est ainsi que, dans le préambule, Florus résume en quelques phrases, les principales parties de la guerre, fait une comparaison entre les forces des deux adversaires, et rappelle leur conflit antérieur, toutes choses dont Lucain ne lui offrait pas le modèle. C'est ainsi encore qu'il termine le passage relatif au siège de Marseille en indiquant le sort que fit César aux ennemis une fois vaincus : Lucain s'était abstenu de donner ce renseignement. De même, il rapporte la soumission de Varron à César,de Varron dont le nom n'est même pas prononcé dans la Pharsale. Il attribue le commandement de la flotte pompéienne dans l'Adriatique à Octavius Libo: par une bizarre contamination entre les deux amiraux M. Octavius et Scribonius Libo : or, le premier seul figure chez Lucain (1), et il faut donc que Florus ait lu ailleurs le cognomen qu'il a si singulièrement accolé au gentilicium Octavius.

(1) Le nom de Libo n'est cité qu'une fois, beaucoup plus tôt, Il, 462, à propos de l'entrée de César en Etrurie.

Il n'a pas trouvé non plus chez le poète le chiffre des 120 traits enfoncés dans le bouclier du centurion Scaeva, ni les détails sur la mort de Crastinus.
A supposer donc qu'il ait consulté Lucain, supposition, qui, nous l'avons vu, n'est point du tout nécessaire, il ne peut pas n'avoir consulté que lui. Or, recourir en même temps à deux ouvrages, l'un historique, l'autre poétique, pour documenter une seule et même partie de son Epitome, serait, de la part d'un abréviateur, une façon de procéder tout à fait invraisemblable. Westerburg va plus loin encore. A ses yeux, la Pharsale a servi à Florus, non seulement pour le récit de la guerre entre César et Pompée, mais pour d'autres chapitres. Ainsi Crassus, lorsqu'il part pour son expédition contre les Parthes, subit les malédictions d'un tribun, et, parce qu'il a osé les mépriser, meurt victime de son sacrilège; ce tribun, qui se nommait en réalité Ateius, est appelé dans l'Epitome Metellus. Aussitôt Westerburg triomphe : Florus a lu, dans l'épisode de Metellus, des vers qui font allusion aux « imprécations tribuniciennes » lancées contre Crassus ; il en a conclu que ces imprécations émanaient de Metellus lui-même. Mais la façon de parler qu'emploie Lucain exclut, pour tout lecteur de bon sens, l'idée que Metellus puisse être l'auteur des malédictions; il ne dit pas « mes menaces » ni même « nos menaces », mais « les menaces d'un tribun ». Ici comme tout à l'heure, il faudrait que Florus eût fait un contre-sens sur le texte de Lucain; cela n'a rien d'impossible, mais il n'est pas impossible non plus qu'il ait commis un simple lapsus, dû peut-être à l'analogie de situation entre Ateius devant Crassus et Metellus devant César.
Pareillement, que Florus fasse mourir deux fois le même personnage, Baebius, d'abord parmi les victimes de Marius et ensuite parmi celle de Sylla, c'est à coup sûr une énorme bévue, mais je n'arrive pas à comprendre en quoi elle prouve une influence quelconque de Lucain sur Florus : dans la Pharsale comme chez d'autres écrivains, Baebius est représenté simplement comme ayant été tué par les agents de Marius. Westerburg prétend aussi que la description de la bataille navale de Marseille, telle que l'a tracée Lucain, n'a pas été sans influence sur Florus : à vrai dire, il ne s'en est pas servi dans son récit de la guerre de Marseille, mais il s'en est souvenu plus tard, en racontant la bataille d'Actium.
Mais le passage de l'Epitome consacré à ce combat n'a rien de très particulier; les quelques détails précis qu'il contient sont de ceux qui peuvent convenir à plus d'une bataille sur mer.
Enfin, il est superflu d'attacher la moindre importance à ce fait que Lucain et Florus comparent à Hannibal, l'un César et l'autre Marius : c'est un pur lieu commun de rhétorique, qui sans doute a été repris plus d'une fois à propos de tous les chefs de guerre. De même, combien d'auteurs ont dû appeler César une « victime » destinée au meurtre ! et pourquoi vouloir que Florus soit allé emprunter à Lucain, plutôt qu'à tel ou tel autre, une expression aussi courante? Ce sont là de simples banalités, dont la présence ne prouve rien. Un peu plus significatif, peut-être, est le rapprochement que Westerburg indique, après Otto Jahn, entre les textes de Lucain et de Florus relatifs à Camille. On sait que Camille fut d'abord exilé à Ardée, puis nommé dictateur par le peuple romain émigré à Veies. Lucain, qui ne songe qu'à cette dernière partie de son histoire, le représente « habitant à Veies » pendant l'invasion gauloise, et, en cela, il ne dit rien qui ne soit exact. Florus au contraire, parle de l'exil de Camille à Veies, ce qui est une erreur. D'où vient cette erreur, dit Westerburg, sinon de ce que Florus a mal compris le Veios habitante Camillo du poète? La chose n'est pas impossible. Cependant, il se peut aussi que Florus ait simplement confondu les deux résidences de Camille que le récit de Tite-Live distinguait. De semblables inadvertances ne sont pas rares chez lui. Celle-ci, au surplus, se comprend d'autant mieux qu'elle se trouve, non dans le récit de la guerre gauloise, mais dans un coup d'oeil rétrospectif sur les sécessions; là, Florus n'aura pas pris la peine de relire le livre V de Tite-Live; il aura cité de mémoire, non sans un peu de fantaisie, les grands faits de la vie de Camille. En tout cas, l'explication proposée par Jahn et Westerburg, et reprise par Lejay, n'est, en mettant les choses au mieux, qu'une hypothèse vraisemblable et non une certitude. C'est peu pour affirmer la dépendance de Florus, d'une manière générale, à l'égard de Lucain. Ussani, reprenant à son tour cette question, a cru devoir ajouter un nouvel argument à ceux de Westerburg. Lucain, nous dit-il, montre Vulteius exhortant ses camarades à bien mourir, à se frapper réciproquement plutôt que de tomber entre les mains de l'ennemi. Il en est de même chez Florus .Or le Commentum Berriense nous apprend que, chez Tite-Live, le discours de Vulteius était une exhortation à bien se battre contre les pompéiens. Florus aurait donc suivi Lucain et non Tite-Live. Mais, d'après le Commentum Bernese lui-même, Tite-Live décrivait aussi le suicide collectif des soldats de Vulteius, et la Periocha CX confirme ce témoignage, de son coté Lucain n'oublie pas que Vulteius a commencé par essayer de combattre. Et enfin Florus le dit également. Les trois auteurs ont donc distingué exacment les mémes phases de l'événement : d'abord une tentative de résistance; puis, après que cette tentative a été vaine, une résolution de mort volontaire. Lucain et Florus sont ici de fidèles imitateurs de Tite-Live, et voilà tout. L'exemple allégué par Ussani est donc incapable de renforcer la thèse de Westerburg, dont j'ai essayé de démontrer la faiblesse. Cette thèse, Westerburg l'a étendue, mais d'une façon beaucoup plus sommaire, au Pseudo-Aurelius Victor, l'auteur du De uiris illustribus. Il remarque d'abord que Victor, comme Lucain, se sert en décrivant le meurtre de Pompée de l'expression mucrone latus fodit. C'est une expression toute faite, dont l'emploi n'a rien qui doive surprendre. Mais voici qui est assez curieux : le coup de poignard en question, Lucain l'attribue à l'égyptien Achillas, et Victor au romain Septimius. La divergence est assez notable pour empêcher de croire que Victor se soit ici inspiré de Lucain. Un peu plus loin, Westerburg me parait mieux raisonner lorsqu'il suppose que Victor a pu mal interpréter la réflexion de Lucain sur l'art de la décollation, nondum artis erat caput ense rotare. Il semble bien que la phrase du De uiris, assez obscure du reste, soit une reproduction inintelligente du vers de la Pharsale. Il est donc possible que Pseudo-Victor ait subi l'influence de Lucain : il était d'une époque où l'on pouvait se documenter indifféremment chez un historien et chez un poète, et je serais assez disposé à donner raison à Westerburg en ce qui le concerne. J'ajoute d'ailleurs que la chose a beaucoup moins d'importance que pour Florus. La conformité de Victor et de Lucain est un argument négligeable dans la démonstration de Baier ; au contraire, si l'on avait pu prouver que Florus ressemble à Lucain parce qu'il l'imite et non parce que tous deux imitent Tite-Live, une pièce maîtresse de la thèse de Baier serait compromise. Mais j'espère avoir établi qu'il n'en est rien.

§5

La démonstration que Westerburg a essayé de faire pour Florus et Pseudo-Victor, Ussani l'a entreprise pour d'autres écrivains postérieurs à Lucain, pour Appien, Dion Cassius et Paul Orose. A l'en croire, ces trois auteurs auraient subi, au même titre que Florus, l'influence de la Pharsale, et par conséquent leur accord avec Lucain ne prouverait nullement qu'ils dérivent tous de Tite-Live. Quoique l'argumentation d'Ussani soit beaucoup moins complète que celle de Westerburg, et moins propre à faire impression, on ne peut la passer sous silence.
Chez Appien, Ussani aperçoit deux passages qui lui semblent avoir été imités de Lucain : la péroraison de la harangue de César à Pharsale, et le portrait de Caton. A la fin de son discours, César donne à ses soldats l'ordre de démolir les murs de leur camp et d'en combler le fossé, afin de ne conserver aucun refuge en cas de défaite, et, par là même, de bien montrer aux ennemis leur résolution désespérée. Chez Lucain, César termine par une exhortation analogue son appel aux armes. Et comme elle est tout à fait déraisonnable, qu'elle ne peut par conséquent se trouver chez un historien sérieux tel que Tite Live, il faut donc que Lucain l'ait inventée, et qu'Appien l'ait copiée sur lui. Voilà, en substance, le premier argument d'Ussani : qu'en devons-nous penser ?
D'abord, quand on y regarde de près, les paroles de César ne sont pas identiques chez Appien et chez Lucain ; ou, si l'on préfère, la conclusion est bien la même, les motifs invoqués, au contraire, sont assez dissemblables. Chez Appien, César dit : Détruisez le camp tout exprès, pour que l'on voie que vous n'avez pas peur. Chez Lucain, il dit seulement : Détruisez le camp s'il le faut, pour que l'armée puisse sortir plus aisément, et, s'il vous en faut un autre, vous aurez celui de l'ennemi. La différence me parait assez considérable, puisqu'ici l'ordre est fondé sur le désir d'étonner et de terrifier l'adversaire, là sur une nécessité tactique qui peut être réelle. Il en résulte que l'absurdité est beaucoup plus choquante dans la version d'Appien que dans celle de Lucain. Appien nous présente, si je puis dire, une« gasconnade» emphatique et déplacée. Au contraire, le langage que Lucain met dans la bouche de César n'est pas complètement indigne d'un véritable général. On a supposé qu'en réalité César avait commandé d'ouvrir une large brèche dans le retranchement, pour que l'armée pût se mettre plus vite en marche. Si cette hypothèse est fondée, il n'y a pas une très grande distance entre le fait exact et les expressions de Lucain : on peut même prétendre qu'il s'est borné à transposer en une hyperbole poétique les paroles réellement prononcées.
Mais cette hyperbole elle-même, sommes-nous sûrs qu'elle n'ait pas déjà existé chez Tite-Live ? On sait que les harangues composées par cet historien ont une couleur de rhétorique très fortement marquée. Il a donc très bien pu s'inspirer d'un fait historique pour prêter à César une péroraison à peu près aussi retentissante et aussi héroïque que celle qne nous lisons chez Lucain. Et par conséquent Appien a pu se méprendre aussi bien sur le texte des Décades que sur celui de la Pharsale, ou plutôt il ne l'a pas mal interprété ; il a cru l'embellir en renforçant encore la superbe confiance de César.
Voici donc, si je ne me trompe, comment s'est transformé ou développé le « mot historique » en question. A l'origine, ç'a été tout simplement un ordre militaire, motivé par le désir de faciliter la formation de combat des troupes césariennes. Tite-Live, sans modifier le fond de cet ordre, lui a donné un tour plus oratoire. Lucain, à son tour, en a tiré une sententia brillante, tout en ayant soin d'indiquer encore la raison précise et positive qui avait fait ainsi parler le général. Appien, enfin, reprenant lui aussi la phrase de Tite-Live, et ne voulant pas rester en arrière dans ce concours d'éloquence déclamatoire, a exagéré et faussé une idée parfaitement explicable jusqu'alors, en y introduisant une jactance on ne peut plus inopportune. Mais que, dans ce travail saugrenu, il ait pris pour base la harangue de Lucain au lieu de celle de Tite-Live, rien ne le démontre, et c'est là l'essentiel pour le problème qui nous occupe.
Quant aux deux ou trois lignes qu'Appien consacre à esquisser le portrait de Caton après avoir raconté son suicide, il m'est impossible de découvrir pourquoi Ussani les rapproche des admirables vers du livre II de la Pharsale. L'éloge qu'Appien décerne à Caton est bien sommaire : il le loue seulement de s'être montré toujours très ferme, et d'avoir réglé sa conduite sur des principes fixes plutôt que sur les habitudes courantes. Il ne rappelle ni son abnégation, ni sa sobriété, ni son horreur du luxe et des plaisirs, ni sa passion farouche de la justice, aucune de ces qualités que Lucain a signalées, et qui composent une si originale figure de stoïcien rigide et acharné. Le jugement de Lucain se rattache directement aux traditions d'une école philosophique déterminée : celui d'Appien n'est qu'une appréciation banale et succincte, dont il a pu rencontrer partout la première idée.
Ussani fait ensuite, d'après Baier, une remarque qui, si elle était exacte, infirmerait sa thèse sur les rapports entre Appien et Lucain. Dans Appien, dit-il, Marcia revient chez son ancien époux Caton du vivant de son second mari Hortensius; Lucain, comme Plutarque, ne place son retour chez Caton qu'après la mort d'Hortensius. Ce n'est pas tout à fait vrai. Si Lucain s'exprime d'une manière précise, le texte d'Appien est plus vague, et peut s'interpréter dans les deux sens à volonté. En somme, tout ce qu'Appien dit de Caton présente le même caractère de rapidité superficielle, et par suite, il est impossible de déterminer s'il l'a emprunté à Lucain, ou à Tite Live, ou à quelque panégyriste de Caton, tel que Cicéron ou Brutus.
Pour établir que Dion Cassius s'est inspiré directement de Lucain, Ussani n'allègue qu'une preuve : c'est que tous deux se refusent à croire sincères les larmes versées par César devant la tête de Pompée et son accès de colère contre les meurtriers. Mais ce doute, si naturel chez tout écrivain qui n'est pas un partisan systématique de César, qu'est-ce qui nous prouve que Tite-Live ne l'avait pas déjà formulé? Non, répond Ussani, car dans la Periocha du livre CXII, il est dit expressément que César se fâcha et pleura. Ceci ne signifie rien. Il faut distinguer entre le fait matériel et l'interprétation, forcément conjecturale, qu'on en propose. Le fait matériel n'est pas douteux, et n'est contesté par personne, à telles enseignes que les deux mots de la Periocha ont leurs équivalents textuels chez Lucain et chez Dion.
Mais, une fois que l'on a mentionné ces pleurs et ces reproches véhéments de César, il faut les expliquer, et c'est ici que le désaccord commence. Or Tite-Live, sans être un psychologue aussi pénétrant et surtout aussi pessimiste que Tacite, n'ignore tout de même pas complètement qu'il y a des « dessous » aux plus belles actions. Il a parfois discuté la sincérité de ses personnages (1).

(1) Par exemple pour les visions de Scipion l'Africain (XXVI, 24).

J'ai peine à croire qu'il ne l'ait pas fait pour César en cette occasion, d'autant mieux qu'il ne l'aimait ni ne l'estimait beaucoup. Seulement la Periocha, et cela se comprend aisément, n'a enregistré que le fait tangible de la colère de César, et a négligé de dire ce que Tite-Live pensait de cette colère. Ceci n'est pas une supposition arbitraire. On sait que certains manuscrits nous ont conservé des « arguments » des divers livres de la Pharsale. Pour le passage qui nous occupe, voici ce que donne l'argument : « César arrive en Égypte, et, voyant la tête de Pompée, gémit sur la mort d'un si grand homme ». Imaginons un instant que la Pharsale ait péri, qu'elle ne nous soit connue que par ces brefs résumés, et que les critiques modernes, à l'aide de ces vestiges, essaient de la reconstituer conjecturalement : plus d'un, à coup sûr, affirmerait que Lucain a ajouté foi à la douleur de César, que, malgré sa haine, il n'a pas voulu calomnier un grand homme, qu'il s'est laissé désarmer par l'imposante majesté de cette scène sublime, etc.
Ce serait aussi ingénieux que faux. On voit, par cette analogie, ce que vaut la preuve qu'Ussani a cru pouvoir tirer de la Periocha. Mais, dit-il encore, si ces insinuations malveillantes, que Lucain et Dion lancent contre César, avaient été dans Tite-Live, on les retrouverait chez les autres imitateurs de Tite-Live, chez Valère-Maxime, Florus, Plutarque, Eutrope, Paul Orose. Et on ne les y retrouve pas. Cela peut s'expliquer aisément. Parmi ces écrivains, les uns sont plus favorables à César que ne l'était Tite-Live, comme Valère-Maxime et Plutarque; il est naturel qu'ils n'aient pas accusé leur héros d'avoir joué la comédie du regret. Les autres, comme Florus, Eutrope et même Paul Orose, sont plus ou moins abréviateurs : ils n'ont pas eu le temps d'entrer dans une controverse aussi subtile.
Ce qui montre que Dion a eu sous les yeux le texte de Lucain, ajoute Ussani, c'est qu'il ne l'a pas compris. II a cru que, chez le poète, César commandait aux Romains d'ensevelir la tête de Pompée, tandis qu'en réalité cet ordre s'adresse aux Égyptiens coupables du meurtre. Il a cru aussi que Lucain dépeignait les compagnons de César se moquant de lui, alors que le mot employé dans la Pharsale n'exprime qu'une sérénité indifférente, et nullement la raillerie, et là-dessus il a imaginé de raconter que les larmes feintes de César avaient excité le rire. Comme nous n'avons pas le récit de Tite-Live, il est impossible de préjuger s'il se prêtait ou non à de tels contre-sens. Mais ces contre-sens sont-ils bien réels? et Ussani, qui accuse Dion d'avoir mal compris Lucain, comprend-il bien Dion à son tour?
Dans ces conditions, l'idée d'un rapport direct et étroit entre Dion Cassius et Lucain devient une hypothèse, non pas invraisemblable, sans doute, mais absolument gratuite. C'est également, je crois, ce qu'il faut penser du rapprochement établi par Ussani entre Lucain et Paul Orose. Ce dernier, dans son récit de la bataille de Pharsale, attribue à Pompée le mot célèbre de César : «Épargnez les citoyens ». Suivant Ussani, cette erreur reposerait sur le témoignage, mal interprété, de Lucain, qui félicite Pompée d'avoir voulu faire cesser le carnage le plus tôt possible en se résolvant à fuir. Mais comme Lucain lui-même reproduit, en un autre endroit, la parole de César, il faudrait que Paul Orose eût lu bien négligemment le poème pour s'y tromper à ce point. Il faudrait aussi qu'il eût fait exprès de mal comprendre le vers de Lucain relatif à Pompée, vers dont la signification est toute différente. Il est plus simple, me semble-t-il, de supposer que la bévue d'Orose est tout simplement un lapsus ou une faute de mémoire, et que Lucain n'y est pour rien. Ussani conclut sa démonstration en disant qu'à part Plutarque, tous les historiens de l'époque impériale ont subi l'action de Lucain. Je crois être arrivé à un résultat diamétralement opposé. Ni pour Florus, ni pour Appien, ni pour Dion Cassius, ni pour Paul Orose, il ne me paraît possible de soutenir que Lucain ait été, au sens propre du mot, une « source » historique. Quelques-uns d'entre eux ont pu lire la Pharsale, sans doute; ils ont pu, à l'occasion, en reproduire, par une vague et inconsciente réminiscence, une pensée ou une locution. Mais aucun d'eux n'a consulté Lucain d'une manière habituelle et régulière, comme un abréviateur ou un compilateur consulte un historien. Comme cependant tous présentent avec lui des ressemblances trop nombreuses et trop frappantes pour être le fruit d'une coïncidence fortuite, la conclusion s'impose, et c'est celle de Baier, qui doit rester debout malgré les objections que je viens de discuter : tous ces écrivains, si voisins de Lucain sans l'avoir copié, procèdent de la même source que lui, laquelle source ne peut être que Tite-Live.

§ 6.

Jusqu'ici la discussion nous conduit à admettre que Lucain s'est inspiré de Tite-Live : mais ne s'est-il inspiré que de lui ? n'a-t-il pas, tout en se servant des Décades, cherché à renforcer les éléments qu'il y prenait par des matériaux empruntés à d'autres écrivains? c'est ce qu'ont soutenu plusieurs critiques, Ussani entre autres, et d'une façon particulièrement systématique. Il faut donc ici examiner sa théorie « décentralisatrice ».
J'ai dit plus haut pourquoi il me paraissait difficile d'imaginer que Lucain eût compilé ou «contaminé » divers auteurs pour écrire la Pharsale. Cependant cette objection, bien qu'inspirée par la pensée des conditions dans lesquelles se trouvait alors le poète, ne saurait suffire pour écarter a priori l'opinion d'Ussani. Un argument de vraisemblance est toujours trop hypothétique pour prévaloir contre les faits. Voyons donc si, parmi les détails que présente le poème de Lucain, il y en a quelques-uns qui ne puissent pas découler de Tite-Live.
Ussani commence par poser une question préjudicielle : Lucain a-t-il connu l'oeuvre de Tite-Live directement, ou par l'intermédiaire d'une Epitome qui en aurait été faite vers l'an 30 de notre ère, et qui aurait servi également à Valère-Maxime et à Velleius Paterculus? il se prononce pour la seconde alternative. Les arguments sur lesquels il se fonde me paraissent assez faibles. L'un d'eux consiste à relever chez Lucain des expressions qui, étant d'un usage peu classique, doivent venir plutôt d'une histoire écrite sous Tibère que d'un ouvrage contemporain d'Auguste. Mais, en premier lieu, il faudrait établir que ces expressions appartiennent vraimentà la langue de la décadence, chose assez difficile à démontrer avec l'insuffisance de nos renseignements sur l'évolution grammaticale du latin. D'ailleurs, on le sait depuis les beaux travaux de Riemann, la décadence de la langue latine, puisque « décadence » il y a, apparaît déjà chez Tite-Live par plus d'un indice. Enfin, n'oublions pas que Lucain a fort bien pu employer de son propre mouvement les termes en question : ils n'ont rien d'assez rare pour qu'il faille rejeter cette supposition si simple. De toute manière, l'argument grammatical doit, je crois, être écarté du débat.
Ussani en invoque un autre : suivant lui, une commune influence de l'Epitome expliquerait seule les ressemblances que l'on peut constater entre Lucain et Velleius Paterculus. Il a raison de dire que ces ressemblances ne peuvent avoir pour cause une imitation de Velleius par Lucain, que l'opuscule du premier est trop sommaire, et il pourrait ajouter : trop animé aussi d'esprit césarien, pour que le second ait songé à l'utiliser. Mais quelles sont ces analogies si frappantes entre les deux auteurs? Tous deux dépeignent Carthage et Marius se consolant réciproquement de leur ruine : sententia pure et simple, que n'importe quel rhéteur, un tant soit peu habitué à aiguiser l'antithèse, pourrait imaginer. Tous deux parlent du triomphe remporté par Pompée alors qu'il n'était encore que chevalier : fait bien connu, que tous les biographes et panégyristes de Pompée ont dû relever. Tous deux rappellent la vanité de Pompée, qui ne peut souffrir d'égal : j'ai montré plus haut que déjà César avait formulé ce reproche dans des termes à peu près identiques, et, depuis, bien des historiens ont dû le reproduire. Tous deux déplorent que la mort de Julia ait fait disparaître le « gage » suprême de concorde entre les deux rivaux : ce regret est de ceux qu'un narrateur de la guerre civile ne pouvait guère manquer d'exprimer. Tous deux mentionnent le procès de Milon et la part que Pompée prit à sa condamnation : encore un événement de grande notoriété, qui faisait partie du domaine commun de l'historiographie.
Tous deux appellent Curion « audacieux » et lui reprochent d'avoir « allumé » la guerre civile : ni l'idée ni la métaphore n'ont rien d'extraordinaire. Tous deux signalent le retard que la résistance de Marseille apporta aux projets de César : constatation également à la portée de tout le monde. Tous deux remarquent que Pompée était arrivé, quelque temps avant la guerre civile, à une hauteur de gloire et de puissance impossible à surpasser : ici, comme tout à l'heure, la réflexion est fatalement suggérée par le spectacle des faits. Tous deux enfin exagèrent démesurément l'importance du carnage de Pharsale : tandis que César ne compte que 15.000 morts dans l'armée de Pompée, et que Plutarque, d'après Pollion, réduit ce chiffre à 6.000, Velleius déclare que ce jour fut le plus sanglant de l'histoire romaine et que les deux partis y perdirent des flots de sang ; Lucain, lui aussi, décrivant cette bataille qu'il appelle « la mort de tous les peuples», dépeint les plaines thessaliennes noyées dans le sang italien. Mais il faut noter que ni l'un ni l'autre ne donnent de nombre précis, et dès lors leurs façons de parler, qui traduisent une impression et non un renseignement statistique, peuvent facilement être analogues.
L'hyperbole n'est surprenante ni chez un historien déclamateur ni chez un poète (1).

(1) USSANI trouve encore une ressemblance entre la dédicace finale de Velleius à Tibère (II, 131) et la dédicace initiale de Lucain à Néron (I, 45-66). Mais les flatteries que contiennent ces deux morceaux appartiennent au genre de la rhétorique courtisanesque; elles sont déjà en germe chez Virgile et Horace.

Autrement dit, les rapprochements qu'Ussani établit entre Velleius et Lucain portent sur des idées ou sur des expressions qui, ni les unes ni les autres, n'offrent rien de nettement caractérisé, et dont on ne peut, par là même, rien conclure.
A vouloir chercher des ressemblances plus précises, on risque de s'égarer. Je n'en veux alléguer ici que deux exemples, que me fournit l'argumentation d'Ussani. A propos des obstacles qui, durant quelques années, ont retardé la rupture de César et de Pompée, Velleius et Lucain se servent tous deux du verbe dirimere. Mais le premier dit que la Fortune « supprima » tout ce qui pouvait retenir les deux chefs, et le second, que Crassus, pendant longtemps « sépara » ses deux complices prêts à en venir aux mains. Y a-t-il là le moindre rapport réel? De même, Velleius dit que le parti de Pompée « semblait le meilleur » ; mais il entend par là qu'il paraissait plus fort que celui de César sans l'être en réalité. La même locution, chez Lucain, s'applique à la valeur morale, à la justice de la cause. Dans les deux cas, il ne s'agit que d'une similitude toute verbale et toute décevante. Nulle part donc nous ne découvrons un lien particulièrement étroit entre Velleius et Lucain. Dès lors, rien n'établit qu'ils aient eu tous deux entre les mains une Epitome composée sous Tibère. Cette Epitome, dont je ne songe à nier ni l'existence ni l'influence, devait, par la force des choses, ressembler beaucoup à l'oeuvre de Tite-Live, et, de toutes les réflexions que nous venons de passer en revue, il n'en est pas une qui n'ait pu et dû exister déjà dans le récit original de l'historien. Si Velleius et Lucain avaient en commun quelques traits tout à fait spéciaux qu'on fût incapable d'expliquer autrement, alors, mais alors seulement, il faudrait interposer entre eux et Tite-Live une Epitome Liuiana. Mais je crois avoir avoir montré que ce n'est pas le cas. Par conséquent, l'hypothèse que cette Epitome (et non le texte même de Tite-Live) est la source de la Pharsale n'a aucune base solide. Elle est «possible», logiquement parlant, en ce sens que rien ne la contredit, mais elle est parfaitement inutile, et il est sage de ne pas surcharger la discussion par cette complication superflue.
C'est pourtant sur cette hypothèse, déjà si fragile par elle-même, qu'Ussani croit pouvoir en échafauder une autre. D'après lui, non seulement Lucain se serait servi de l'Epitome, mais c'est par l'intermédiaire de cette Epitome qu'il aurait connu l'ouvrage historique de Pollion. L'abréviateur aurait senti le besoin, en effet, de compléter le récit de Tite-Live, trop exclusivement pompéien, par celui d'un partisan de César, et, dans ce dessein, aurait choisi Pollion comme source accessoire. Cette théorie, ingénieuse, soulève plus d'une difficulté. Il ne semble pas que que les « épitomateurs», en général, aient eu l'habitude de pareilles contaminations, fût-ce même en vue d'arriver à une plus sûre impartialité. D'ailleurs, si, par exception, celui-ci croyait nécessaire de faire appel à un témoignage d'origine césarienne, pourquoi ne s'adressait-il pas à César lui-même? J'insisterais davantage sur ces objections, si Ussani paraissait tenir beaucoup à sa conjecture d' une Epitome mi-farcie de Tite-Live et de Pollion. Mais au fond, sans la démentir, il raisonne de telle manière qu'elle finit par être sans objet. Il admet la thèse autrefois soutenue par Giani, selon laquelle Lucain a directement consulté Pollion. S'il en est ainsi, à quoi sert de faire intervenir ici l'Epitome? Mieux vaut la laisser de côté, et examiner en elle-même la question des prétendus emprunts de Lucain à Pollion.
Ussani en voit un dans le jugement, assez détaillé, que Lucain porte sur Curion en racontant sa mort. Suivant lui, ce jugement doit être comparé à celui de Velleius, et cette communauté d'opinion ne prouve plus simplement, comme tout à l'heure, une influence de l'Epitome, mais, d'une façon plus précise, une influence de Pollion. Pourquoi de Pollion plutôt que de tout autre historien? plutôt que de Tive-Live? quelle raison aurait pu avoir ce dernier de ménager davantage le tribun versatile et vénal qui fut un des auteurs responsables de la guerre civile? ou inversement quel motif aurait pu l'empêcher de rendre justice à sa forte éloquence? L'appréciation de Lucain sur Curion, comme celle de Velleius, peut se résumer en deux mots : talent et immoralité. C'était, je n'en doute pas, celle de Pollion. Mais j'ai peine à croire que ce n'ait pas été aussi celle de Tite-Live, et je ne vois pas d'argument pour faire remonter à l'un plutôt qu'à l'autre la paternité d'un jugement d'ailleurs si conforme à la vérité des faits. Je vais plus loin, et je me demande si, dans le portrait qu'ils tracent de Curion, Velleius et Lucain s'inspirent bien du même auteur. Évidemment ils s'accordent sur les principaux points, et ne peuvent pas ne pas s'y accorder : tous deux font de Curion un homme admirablement doué, mais d'une audace éhontée, et un des principaux agents des troubles politiques. Mais sa vénalité, que Lucain, par deux fois, affirme sans hésiter, paraît douteuse à Velleius. La divergence, sur une question aussi importante, est au moins curieuse. En d'autres termes, toutes les assertions de ces deux écrivains au sujet de Curion ne sont pas identiques; celles qui le sont se rapportent à des choses extrêmement connues, qui ont du être mentionnées par plus d'un historien antérieur; et enfin, à supposer qu'ils aient usé l'un et l'autre de la même source, rien n'établit que cette source soit Pollion, et non Tite-Live.
Ussani découvre encore l'influence de Pollion dans les vers que Lucain consacre au passage du Rubicon par César. Il distingue à ce propos deux groupes parmi les auteurs qui ont parlé de la guerre civile. Pour les uns, Dion, Florus, Paul Orose, le passage du Rubicon est un fait si insignifiant qu'ils ne prononcent même pas le nom du fleuve. Pour les autres, Lucain, Plutarque, Appien, c'est un acte décisif, le commencement réel des hostilités, le symbole matériel qui manifeste d'une façon éclatante la rupture de César avec la légalité républicaine. Les premiers s'inspirent de Tite-Live, et les seconds de Pollion, puisque Plutarque cite Pollion comme un des officiers qui étaient aux côtés de César en ce jour mémorable, témoins de ses perplexités et auditeurs du fameux alea iacta esto. Il est très naturel que Pollion ait en effet mis en relief l'importance du passage du Rubicon : mais avons-nous quelque raison de supposer qu'elle ait été méconnue par Tite-Live? Celui-ci était trop près des événements pour ignorer l'importance, dans ce qu'on pourrait appeler la géographie constitutionnelle, du fleuve qui formait la limite entre la Gaule et l'Italie. Il était, selon toute apparence, trop bien documenté par les souvenirs des contemporains pour ne pas avoir entendu parler des hésitations de César au moment de franchir cette limite. Il était trop attaché au parti aristocratique pour laisser échapper cette occasion de montrer l'usurpateur puni, dès le début de son crime, par un remords anticipé. Il était enfin trop épris de narrations dramatiques pour passer sous silence une scène aussi émouvante. Même dans le récit volontairement froid et impersonnel des Commentaires, on aperçoit pourtant la haute signification de cette entrée sur le territoire italien. Sans nommer le Rubicon, César place à ce moment-là, à la veille de la marche sur Ariminum, sa harangue essentielle à ses soldats, celle dans laquelle il leur expose ses griefs et leur justifie sa conduite : preuve évidente qu'à ses yeux la marche du lendemain sera tout de même quelque chose de plus qu'une étape ordinaire ! Comment croire que Tite-Live ne s'en soit pas rendu compte? L'objection d'Ussani consiste à dire : « Si Tite-Live avait parlé de la scène du Rubicon, Florus, Dion, Orose en parleraient aussi. » Cela n'est pas sûr. Florus, comme abréviateur, omet bien des détails, même frappants. Dion laisse tomber certains épisodes et en développe démesurément certains autres, d'une manière très arbitraire, souvent inintelligente. Orose, lui non plus, ne suit pas régulièrement l'auteur qu'il imite. Le silence de ces trois écrivains ne prouve donc pas le silence de Tite-Live, et par conséquent Lucain a pu lire chez cet historien, tout aussi bien que chez Pollion, le récit des inquiétudes de César sur les bords du Rubicon. Avait-il même besoin de le lire chez un historien quelconque ? il me semble que cette anecdote si frappante devait être de celles qui sont partout et nulle part. Je ne serais pas surpris qu'elle eût fourni un thème aux suasoriae d'école : « un officier de César lui conseillant, ou le dissuadant, de franchir le Rubicon », « César haranguant ses troupes pour les rassurer avant d'entrer en Italie », ce sont, à mon avis, des sujets aussi scolaires que le «discours à Cicéron pour l'empêcher de brûler les Philippiques », etc. (1).

(1) SEN. RHET., Suas., 7.

Il se peut donc fort bien que Lucain ait trouvé simplement dans ses souvenirs d'école la matière de l'épisode du Rubicon ; mais si l'on veut qu'il l'ait empruntée à quelque historien, nulle raison ne nous force à penser que cet historien ait été un autre que Tite-Live.
Enfin, toujours suivant Ussani, il faudrait expliquer par l'influence de Pollion la sévérité que Lucain, comme Velleius, témoigne à Sextus Pompée. Ou plutôt il y aurait lieu de distinguer chez Lucain deux jugements sur Sextus : l'un au livre II, favorable, et venant de Tite-Live, l'autre au livre VI, hostile, et procédant de Pollion. Mais en réalité le premier jugement se réduit à un groupe de trois mots, dont le sens n'est pas clair, et dont le texte même est peut-être douteux; mieux vaut n'en pas tenir compte. Quant au second, il concorde bien dans les grandes lignes avec celui de Velleius, mais il s'en sépare quelque peu dans le détail; ni Velleius ni Lucain ne font beaucoup de cas de Sextus Pompée, mais Lucain le qualifie de lâche, et Velleius le représente plutôt comme un aventurier téméraire et stupide (1).

(1) VELL., II, 73, 1.

Ici encore la parenté des deux écrivains n'est nullement évidente. Quant à prétendre que Tite-Live était trop pompéien pour parler en termes si durs de Sextus Pompée, c'est, en vérité, jouer sur les mots. Le « pompéianisme » de Tite-Live, qui ne l'empêchait pas d'être l'ami d'Auguste, ne l'obligeait pas à être le panégyristede Sextus. On pouvait admirer la gloire du père sans fermer les yeux sur les défaut du fils. Il semble bien que c'ait été la façon de penser la plus habituelle. J'en trouve un vestige dans la phrase où Florus oppose l'un à l'autre les deux Pompées, l'un destructeur des pirates de Cilicie, et l'autre chef de nouveaux pirates (1).

(1) FLORUS, IV, 8, 2.

Cette antithèse est à retenir : elle ressemble au vers de Lucain sur "ce pirate de Sicile qui souille les triomphes paternels" ; et, comme Florus, de l'aveu même d'Ussani, ne doit rien à Pollion, il est fort probable que nous avons là un souvenir de Tite-Live. Ce n'est donc pas l'opinion de Lucain sur Sextus, pas plus que sa description du passage du Rubicon ni son jugement sur Curion, qui nous forcera à admettre qu'il ait consulté l'histoire de Pollion en même temps que celle de Tite-Live.
Quant aux autres réflexions qui se trouvent chez Lucain après avoir été formulées probablement par Pollion, mais aussi par beaucoup d'autres écrivains, Ussani est le premier à déclarer qu'on n'en peut tirer aucun argument. Il est tout à fait dans le vrai, et je ne songerais pas à relever cet aveu si, à ce propos, il ne faisait incidemment une remarque singulièrement défavorable à sa propre thèse. Il parle en note de ce qu'il appelle les loci communes de l'historiographie romaine. L'expression est heureuse, mais on voudrait que l'idée eût été plus souvent présente à son esprit. C'est pour avoir méconnu certains de ces « lieux communs » qu'il a si inutilement compliqué la question des sources de Lucain. Il aurait pu se dire que bon nombre de faits, de jugements, d'expressions même, constituent une sorte d'arsenal public, où chacun peut venir puiser à volonté, et que dès lors, quand il s'agit de choses aussi générales, ressemblance n'est nullement synonyme de dépendance. En ce qui concerne les Commentaires de César (1), Ussani reconnaît qu'il est aussi difficile d'affirmer que de nier leur influence directe sur Lucain, puisque César était déjà l'une des sources de Tite-Live.

(1) Il ne s'agit ici que du De bello ciuili.

Il fait à ce sujet quelques rapprochements qui ne laissent pas d'être curieux, mais qui, de son propre aveu, ne sauraient trancher la question. Par exemple, il remarque que le départ des tribuns au début de la guerre, spontané d'après Cicéron, est présenté comme une expulsion par Lucain aussi bien que par César : mais il ajoute qu'il en est de même dans la Periocha du livre CIX des Décades et dans le récit de Plutarque; on ne peut donc douter que, sur ce point, Tite-Live se soit rangé à l'opinion de César, et non à celle de Cicéron. Ussani signale aussi une certaine ressemblance entre les passages où César et Lucain décrivent les canots fabriqués par les soldats césariens lors de l'inondation de la Sègre : il pourrait noter que Lucain est ici plus précis et plus prodigue de détails que César; ce dernier compare simplement ces canots à ceux qui sont en usage en Bretagne, Lucain rappelle en outre ceux dont se servent les Vénètes sur le Pô et les Égyptiens sur le Nil. De tout cela, d'ailleurs, Ussani se refuse à rien conclure. Et pourtant, il lui répugne de croire que Lucain ait pu écrire un poème sur la guerre civile sans consulter les Commentaires. Je crains bien que ce ne soit lui prêter un scrupule d'érudit moderne, peu conforme aux habitudes des anciens, et je crois que, loin d'être attiré vers César comme vers une source originale, il a dû s'en défier plutôt comme d'une source suspecte. Pour renoncer à cet avis, dont j'ai déjà donné les raisons, il me faudrait des arguments de fait : or Ussani n'en cite qu'un, et assez douteux. Le voici. Au livre 1, Lucain mentionne le rappel des troupes de Gaule après l'attaque d'Ariminum. Il en est de même de César. Or, il est impossible d'admettre l'exactitude de cette date, En effet, la première des légions de Gaule qui rejoignit César, la XIIe, arriva entre Auximum et Cingulum le2 février; si l'ordre de rappel avait été lancé d'Ariminum (où César n'entra que le 11 janvier), cela supposerait 600 milles romains (près de 900 kilom.) parcourus en 14 jours, soit une vitesse de 64 kilomètres par jour. Cette vitesse est tout à fait extraordinaire, car si, pendant la guerre des Gaules, quelques marches forcées ont atteint 75 kil., la longueur moyenne du chemin quotidiennement parcouru semble n'avoir été que de 30 kil. Le récit de César, sur ce point, est donc erroné. Et l'erreur est volontaire : César a voulu donner le change sur ses dispositions, faire croire qu'il avait longtemps essayé de négocier, et ne s'était résigné à recourir aux armes qu'en désespoir de cause, lorsque l'expulsion des tribuns lui eut prouvé l'hostilité irréconciliable du parti adverse. Mais, cette inexactitude voulue de la version césarienne, Tite-Live n'a pu l'accepter. Puisque donc Lucain reproduit cette fausse chronologie, il faut qu'il se soit inspiré ici de quelque écrivain autre que Tite-Live : et de qui, sinon de César? Telle est l'argumentation d'Ussani. Malgré son apparente rigueur, elle soulève une grosse objection. Il faut que la version de César ait trompé quelqu'un, ou Tite-Live, ou Lucain. Pourquoi Lucain plutôt que Tite-Live? Dira-t-on qu'un poète est, de sa nature, plus sujet qu'un historien à se laisser duper par des évaluations fantaisistes? Soit, si l'on met en parallèle, d'une part un poète habitué à vivre dans un monde de pures fictions, de l'autre un historien d'un sens critique aiguisé. Mais Lucain a le goût du détail précis et positif plus que du rêve, et inversement Tite-Live est souvent disposé à enregistrer sans contrôle sérieux des affirmations contestables. Des deux, le plus imaginatif n'est pas celui qu'on pense, ni le plus crédule. Au surplus, comme on vient de le voir, l'assertion de César, même si elle est fausse, n'est pas une de ces invraisemblances énormes qui sautent tout de suite aux yeux. Elle peut très bien être admise par un narrateur ordinaire, par un homme qui ne s'attache pas à supputer minutieusement les jours et les lieues, qui juge des choses avec un simple bon sens un peu hâtif et superficiel.
Et sans doute Lucain répond à cette définition, mais Tite-Live n'y répond guère moins. Ou bien dira-t-on, comme le fait Ussani, que Tite-Live était trop pompéien pour accepter une version dans laquelle il était très facile de reconnaître un mensonge intéressé de César? Mais était-ce réellement si facile ? César a des intentions d'apologie personnelle, je n'en disconviens pas; mais, en cet endroit du moins, il les dissimule habilement. Le rappel des troupes de Gaule est mentionné dans les Commentaires presque incidemment, comme un fait sans importance : avant comme après, il y a des opérations militaires ; après comme avant, il y a des négociations. Un lecteur qui n'est pas sur ses gardes peut très bien ne pas se douter que César a eu une arrière-pensée en relatant ce petit détail à tel moment plutôt qu'à tel autre. Enfin et surtout, si l'argument d'Ussani vaut pour Tite-Live, il vaut également pour Lucain. Le premier a dû tenir pour suspect le récit des Commentaires parce qu'il était défavorable à leur auteur : le second n'a dû être ni moins hostile ni moins défiant.
Il est vrai que Lucain, dans l'hypothèse d'Ussani, serait plus césarien, non seulement que Tite-Live, mais que César lui-même. Dans les Commentaires, l'arrivés des tribuns fugitifs précède, et sans doute explique, l'ordre de marche envoyé aux légions de Gaule, mais déjà, sur la simple nouvelle de ce qui s'est passé à Rome, César s'est mis en mouvement, a harangué ses troupes, et les a lancées sur Ariminum. Dans la Pharsale, il n'expose ses projets aux soldats et ne sollicite leur concours qu'après avoir été rejoint par les tribuns et après avoir subi leur influence : quelque furieuse que soit sa passion de combattre, elle ne se traduit par un acte décisif que lorsqu'elle a été encouragée par les exhortations de Curion. En d'autres termes, Lucain diminue l'initiative et la responsabilité de César, ce que César s'était abstenu de faire. Appien, à son tour, va plus loin dans la même voie. Il commence par raconter une première entrevue entre César et Curion, dans laquelle Curion est pour la guerre immédiate, tandis que César veut encore négocier. Puis, il place l'arrivée des tribuns expulsés, non seulement avant la proclamation aux troupes (comme le fait Lucain), mais avant la marche sur Ariminum (1).

(1) App., 33. Il semble (quoiqu'Appien ne le dise pas expressément), que, chez lui, les tribuns rejoignent César à Ravenne. Chez César lui-mème, chez Lucain et chez Dion, la rencontre a lieu à Ariminum. Cette divergence s'explique probablement par une méprise d'Appien sur le texte de Tite-Live ; si Tite-Live a dit, comme César, que les tribuns se sont mis en route pour rejoindre César alors que celui-ci était encore à Ravenne, Appien a pu en conclure à tort que c'est à Ravenne qu'ils se sont réunis.

Cette façon de présenter les choses est assez singulière, et puisqu'Appien a certainement subi l'influence de Tive-Live, elle prouve combien la question est complexe et obscure. S'il faut cependant une conclusion, j'incline à croire que Tite-Live a dû raconter d'une manière assez détaillée, mais un peu confuse, toute cette période de négociations et de préparatifs. Peut-être ne mentionnait-il pas la date exacte où fut envoyé en Gaule l'ordre de mobilisation. Cette date, Lucain l'aurait arbitrairement rapprochée du commencement effectif des hostilités, de l'arrivée des tribuns et de la prise d'Ariminum, afin de présenter un tableau plus synthétique et plus frappant. Mais c'est bien dans le récit de Tite-Live, hardiment simplifié, que je vois l'origine de celui de Lucain, ce n'est pas dans celui de César. Rien ne me paraît démontrer que, là plus qu'ailleurs, le poète ait retiré à son guide habituel une part de sa confiance, pour l'accorder à celui qu'il devait regarder comme un ennemi. Avec les Commentaires, les Lettres de Cicéron sont au nombre des documents originaux auxquels nous recourons le plus volontiers aujourd'hui pour connaître l'histoire de la guerre civile. C'est sans doute pour cela qu'Ussani, transportant dans l'antiquité nos méthodes actuelles de travail, suppose que Lucain a dû consulter la correspondance du grand orateur. Il reconnaît du reste qu'on ne peut l'affirmer avec certitude, puisque très probablement Tite-Live s'en était déjà servi; mais il essaie de soutenir son hypothèse par une raison a priori et par des rapprochements de textes qui me paraissent également faibles.
La raison a priori, c'est le culte de Lucain pour Cicéron. Je ne veux pas examiner si l'on ne commet pas un sophisme en concluant, de l'admiration littéraire, à la documentation historique. Mais je me demande où Ussani découvre, dans la Pharsale, un si vif enthousiasme pour l'auteur des Lettres d'Atticus? Il me semble au contraire que Lucain le traite assez froidement. Il ne signale pas, comme il lui était facile de le faire, ses efforts opiniâtres pour maintenir ou rétablir la paix entre les deux rivaux. Il ne parle pas davantage de son adhésion au parti de Pompée. Il le nomme tout juste une fois. Il est vrai qu'il le qualifie assez élogieusement, qu'il vante son grand talent oratoire et son triomphe pacifique sur Catilina. Mais aussitôt il lui reproche d'avoir mis son éloquence au service d'une mauvaise cause en se faisant l'interprète des pompéiens impatients de combattre, et cela par un égoïste regret du forum et des rostres. Il le rend donc en partie responsable du désastre de Pharsale : je chercherai plus tard si cette imputation a le moindre fondement de vérité, mais dès à présent je peux bien remarquer qu'elle se concilie mal avec la grande admiration dont parle Ussani, puisqu'elle prête à Cicéron un rôle aussi ridicule que fâcheux.
L'argument tiré de la prétendue vénération de Lucain pour Cicéron est, comme on le voit, assez discutable. Laissons donc de côté cette question, trop générale d'ailleurs, et voyons si, en fait, la Pharsale présente avec la correspondance cicéronienne des analogies qui ne puissent avoir pour cause qu'un emprunt direct. Ussani note qu'au début du poème, comme dans une lettre à Atticus, l'invasion de César en Italie est comparée à celle d'Hannibal. Mais c'est une comparaison absolument banale. Le souvenir de celui qui fut le plus terrible agresseur de Rome avant César, et qui, par surcroît, arriva en Italie par la même route que César, se présente tout naturellement à l'esprit dès qu'on songe aux premières conquêtes du futur dictateur. La rencontre est trop nécessaire entre Cicéron et Lucain pour prouver quoi que ce soit. Ussani met en regard d'un autre vers de Lucain une autre expression de la même lettre à Atticus, où il est question de l'impression produite par la fuite de Pompée. Peut-être y aurait-il lieu de remarquer que, jusqu'ici, les textes allégués viennent d'une seule et même lettre. Il ne faut pas oublier que cette lettre à Atticus est une des plus vivantes et des plus dramatiques de toutes : elle raconte les premiers progrès de César, peint le désarroi du parti sénatorial, et exprime avec violence une réprobation formelle des ambitions de l'usurpateur. Aussi serait il possible que Lucain l'eût particulièrement lue et étudiée, comme une sorte de « page choisie », sans pour cela consulter l'ensemble de la correspondance. Mais ceci même n'est pas certain. Car, si le premier des rapprochements établis par Ussani porte sur un simple lieu commun, le second repose sur un contre-sens. Le texte de Lucain est si peu calqué sur celui de Cicéron qu'il dit juste l'inverse. Lucain parle de la panique engendrée par la fuite de Pompée, et Cicéron, au contraire, dit que cette fuite provoque une émotion salutaire, une réaction indignée contre les prétentions de César, et finalement une résolution d'énergique résistance (1). Il est donc tout à fait inexact de parler ici d'imitation. Le dernier argument d'Ussani, pour prouver que Lucain s'est servi de la correspondance de Cicéron, se rapporte non plus à une expression du poète, mais à un fait historique. Lucain, dit-il, représente Pompée désireux d'aller au secours de Domitius quand celui-ci est assiégé à Corfinium, mais arrêté par la mauvaise volonté de ses troupes, et condamné à l'inaction, bientôt même forcé de battre en retraite.

(1) Cic., ad Att., VII, ii, 4.

Or César ne parle pas de ce projet de Pompée ; Plutarque, Appien, Dion, n'en parlent pas non plus, ce qui donne lieu de croire qu'il n'était pas mentionné dans Tite-Live. Il faut donc que Lucain l'ait trouvé ailleurs, et précisément il a pu lire toute cette histoire, très détaillée, dans les lettres de Cicéron à Atticus, ou dans les messages de Pompée transmis par le grand orateur à son ami (1).

(1) Cic, ad Att., VIII, 6, 2.

Je ne m'arrêterai pas à montrer combien il est peu vraisemblable que Lucain ait, seul entre tous, eu l'idée de consulter un texte qui a échappé à tous les historiens. Je n'insisterai par non plus sur cette autre invraisemblance qui consiste à supposer Tite-Live capable de négliger un détail si avantageux pour Pompée, et cela dans une affaire si délicate Car la conduite de Pompée, en cette occurrence, avait donné prise à d'âpres critiques : son refus d'aller délivrer Domitius avait paru tout ensemble une maladresse et une làcheté (1).

(1) Voy par exemple Cic., ad Alt., VIII, 7 et 8. C'est pour exploiter à son profit ce sentiment de réprobation que César rappelle la réponse négative de Pompée à la lettre de Domitius (De bello ciu., 1,19, 4).

Au contraire, du moment que ce n'était pas la volonté qui lui avait manqué, du moment qu'il n'avait été paralysé que par l'opposition de ses soldats, tous les blâmes étaient forcés de se taire. Comment donc admettre que Tite-Live, ayant le moyen de le disculper sur ce point, ait pu le laisser échapper? Toutefois, ce n'est là qu'une probabilité : ne nous attardons pas à la discuter, et venons aux faits. Il est très exact que ni Plutarque, ni Dion, ni Appien, ne rapportent le projet de marche vers Corfinium : mais Lucain lui-même en parle-t-il ? Il dit seulement que Pompée avait songé à préparer son armée, à fortifier son parti en réunissant toutes ses forces. Cette formule peut s'appliquer tout aussi bien, et mieux même, à une concentration sur un point quelconque de l'Italie, qu'à une expédition entreprise pour débloquer une ville assiégée. Personne, donc, pas plus Lucain que les autres, ne mentionne le dessein dont parle Ussani, et il y a pour cela une bonne raison : c'est que ce dessein n'a jamais existé. Peut-être a-t-il existé dans les imaginations troublées de quelques aristocrates, qui se sont figuré que Pompée allait courir pour sauver Corfinium, comme ils s'étaient figuré un peu auparavant que César se précipiterait tout droit sur Rome. Du moins voyons-nous Cicéron prétendre, en écrivant à Pompée, que « tout le monde » avait interprété en ce sens son message à Lentulus. Mais Cicéron lui-même, dans une lettre intime à Atticus, avait déjà dit que, pour sa part, il ne croyait pas que Pompée allât secourir Domitius, et en effet, toutes les décisions de Pompée, toutes ses communications adressées à Domitius ou aux consuls, excluent cette hypothèse. Il n'a jamais eu qu'un objectif : la jonction, autour de Luceria, de toutes les légions disponibles, et c'est pour ne pas compromettre le succès de ce plan qu'il a sacrifié, de propos délibéré, Domitius et Corfinium. Lucain ne dit rien qui ne s'accorde avec cette façon de comprendre les choses; l'idée d'une expédition de secours est absente de son récit, comme elle devait l'être de celui de Tite-Live, parce qu'elle ne concorde pas avec la réalité. Reste ce que dit Lucain de la fidélité chancelante des troupes pompéiennes. La même constatation se rencontre déjà dans un billet de Pompée à Domitius, transcrit par Cicéron. Il me paraît impossible que Tite-Live l'ait ignorée, ou que, la connaissant, il l'ait passée sous silence. La seule raison qu'on puisse invoquer là-contre, c'est que rien de tel ne se trouve chez aucun des imitateurs de Tite-Live. Mais Appien ne fait qu'un résumé assez rapide. Dion semble insinuer quelque chose d'analogue, quand il fai allusion aux défections qui se produisirent alors, et qui décidèrent Pompée à quitter l'Italie. Quant à Plutarque, son témoignage, sur cette partie des événements, est sujet à caution : rappelons-nous que, dans son récit, César entre à Rome avant d'être allé à Brindes ! D'ailleurs, en ce qui concerne les sentiments de l'armée pompéienne, aucun ne dit le contraire de ce que nous lisons chez Lucain : ils s'en taisent, et voilà tout. On peut donc croire que Tite-Live avait mentionné les velléités de révolte des soldats, que plusieurs de ceux qui l'ont suivi ont omis ce détail, et que Lucain, plus fidèle cette fois, nous en a seul conservé le souvenir.
Ainsi, pas plus pour les lettres de Cicéron que pour les Commentaires de César, il n'est à penser que la valeur documentaire de ces textes si précieux ait frappé Lucain au point de l'attirer directement. Il leur doit beaucoup, cela est sûr; mais ce qu'il leur doit, il l'a reçu par l'intermédiaire de Tite-Live; nulle part nous ne découvrons de trace certaine d'une consultation immédiate et personnelle.

CHAPITRE III

LES SOURCES HISTORIQUES (Fin.)

C) Les altérations de l'histoire.

§1

Quand on sait quelle est la source dont un auteur s'est servi, on est tout naturellement amené à se demander comment il s'en est servi, dans quelle mesure précise, avec quelle fidélité ou quelle indépendance. Ici, malheureusement, le problème est on ne peut plus difficile, si l'on admet, comme je crois qu'il faut le faire, que la Pharsale dérive exclusivement du récit de Tite-Live. Nous ne connaissons pas ce récit, et nous n'avons pas le moyen de le connaître. Rien ne nous permet de le reconstituer avec une entière certitude, pas plus les ouvrages qui lui ont servi de matériaux que ceux dont il a été, à son tour, l'origine. Il est probable que Tite-Live a consulté les Commentaires, mais il est non moins probable qu'il a dû les consulter avec une défiance qu'imposait le nom seul de leur auteur; il a dû en retenir beaucoup de détails, en laisser tomber beaucoup d'autres : lesquels? nous l'ignorons, et par suite, de ce qu'un fait se rencontre chez César, nous n'avons pas le droit de conclure qu'il se trouvait aussi chez Tite-Live. Si, des auteurs utilisés par lui, nous passons à ses imitateurs, même embarras. Plutarque, Appien et Dion, pour ne citer que ces trois là, dérivent certainement de lui, mais pas exclusivement peut-être, et, en tout cas, pas avec une exactitude assez rigoureuse pour nous rassurer. Il y a un assez grand nombre de points sur lesquels ils divergent, sans que nous puissions démêler lequel des trois représente vraiment l'opinion de leur commun inspirateur.
Nous sommes donc réduits à des conjectures surTite-Live, et par conséquent aussi sur le degré de précision avec lequel Lucain l'a suivi. Si, par exemple, un événement est mentionné par César et non par Lucain, deux hypothèses sont également plausibles : ou bien Tite-Live a négligé de le rapporter, quoiqu'il le trouvât chez César; ou bien il l'a reproduit, et c'est Lucain qui l'a omis. De même, si, sur un fait quelconque, nous avons deux versions différentes, l'une commune à Lucain et à Appien, l'autre à Dion et à Plutarque, comment affirmer que c'est la seconde plutôt que la première qui est l'authentique version de Tite-Live? Tout au plus, lorsque Lucain est seul d'un côté, et les autres auctores Liuiani de l'autre, peut-on croire qu'il s'écarte de la tradition de Tite-Live : encore n'est-ce pas absolument sûr. Dans ces conditions, toutes les recherches sur la façon de travailler de Lucain ne peuvent être que très aléatoires. Ziehen prétend qu'il est possible de la reconnaître, de discerner les emprunts du poète et ses inventions personnelles, même sans le comparer aux autres écrivains issus comme lui de Tite-Live. J'admire une si belle assurance, mais je ne la partage point. En essayant à mon tour d'étudier la manière dont Lucain en a usé avec son modèle, je veux au contraire que l'on sous-entende à chaque page : « dans la mesure où ce modèle peut être restitué par conjecture. » C'est sous la sauvegarde de cette formule, aussi utile que modeste, que je place toute la discussion qui va suivre.
Pour cette discussion, deux méthodes se présentènt. On peut, en suivant le récit de Lucain d'un bout à l'autre, noter point par point, vers par vers, ce qu'il offre de commun ou non avec les témoignages des historiens anciens, particulièrement de ceux qui passent pour être des échos de Tite-Live. Cette sorte de commentaire perpétuel, qui peut aisément abonder en rapprochements fort curieux, se trouve, comme il est naturel, dans les notes des éditeurs de la Pharsale, Haskins, Francken, Lejay (1), et aussi dans les savantes études de Singels et de Vitelli. Peut-être serait-il fastidieux de reprendre une besogne déjà faite avec tant de précision minutieuse. Il me paraît plus intéressant, après avoir refait pour mon compte ce dépouillement détaillé, d'essayer d'en classer les résultats suivant un ordre qui soit méthodique sans être artificiel (2).

(1) Ce dernier pour le Ier livre seulement.

(2) USSANI, dans la seconde moitié de son travail a esquissé ce classement, mais d'une manière qui reste, à mon avis, bien confuse et bien superficielle, et que gâte en outre une trop évidente partialité contre Lucain.

Il y a lieu, tout d'abord, de distinguer les passages où Lucain s'écarte de ce que nous pouvons regarder comme la vérité historique, et ceux au contraire où il se montre à nous comme un esprit avide de réalité assurée, doué d'un certain jugement critique, voire même d'une impartialité relative, bref comme un homme qui a le goût et le sens de l'histoire. Et, parmi ses inexactitudes, il est possible de discerner celles qui sont de pures erreurs, des bévues causées par l'étourderie et la précipitation, celles qui sont voulues par le poète en vue de produire certains effets artistiques, celles enfin qui laissent transparaître les préjugés ou les rancunes de l'écrivain politique. Il me semble que cette manière d'envisager les diverses assertions contenues dans la Pharsale aura l'avantage de nous faire pénétrer, avec plus de clarté et de sûreté, dans le travail de composition de Lucain, et même, s'il se peut, dans le secret de son caractère.

§ 2.

Il est certain que Lucain s'est plus d'une fois trompé. En plusieurs endroits, et sans qu'on puisse lui attribuer aucune arrière-pensée, ni littéraire, ni politique, son récit présente des divergences notables avec celui des historiens les plus autorisés, de ceux qui paraissent le mieux avoir conservé la tradition de Tite-Live. Ces ereurs ne sont pas d'ailleurs très surprenantes, si l'on songe que Lucain a écrit très vite son poème, qu'il n'avait pas fait d'études historiques préalables, et que ses improvisations antérieures lui avaient sans doute donné des habitudes de légèreté irréfléchie dont il est assez malaisé de se dépouiller. D'ailleurs, ces erreurs ne sont peut-être ni aussi nombreuses ni aussi grossières que l'ont prétendu certains critiques, dont la sévérité pointilleuse ne va pas, je le crains, sans quelque excès. Tâchons de démêler les inadvertances apparentes et celles qui sont réellement imputables à l'auteur, afin de porter sur son respect envers l'histoire, sur sa gravité, je dirais volontiers sur sa probité, un jugement qui ne pèche ni par indulgence ni par malveillance.
Tout d'abord, il me parait peu équitable de mettre sur le compte du seul Lucain une confusion qui se retrouve chez plusieurs autres écrivains latins, celle qu'il a commise entre Pharsale et Philippes. Il est possible, comme M. Cartault l'a ingénieusement supposé, qu'à l'origine de cette méprise il y ait un contre-sens sur le fameux passage des Géorgiques.
Il est possible aussi que Virgile lui-même ait de parti-pris négligé la distance géographique qui séparait les deux champs de bataille, pour ne voir que leur proximité relative, et pour insister sur la fatalité singulière qui avait placé dans la même région du globe deux des épisodes les plus tragiques de la guerre civile. Quoi qu'il en soit, après Virgile, on peut dire que cette fausse identification devient classique dans la littérature latine ; on la retrouve, par exemple, chez Ovide, chez Pétrone, chez Juvénal. Par conséquent Lucain n'a nullement innové en se servant, toutes les fois qu'il en a eu besoin, des mots de Philippi et Emathia au lieu de Pharsalia et de Thessalia. Ce n'est en somme qu'une licence poétique.
J'en dirais volontiers autant d'une autre inexactitude qu'on a relevée chez Lucain. Lorsqu'il énumère les contingents fournis à l'armée pompéienne par les États de l'Orient, il dit que les Athéniens arrivèrent péniblement à armer trois vaisseaux. Or le texte de Tite-Live, qui, cette fois, nous a été conservé par le Commentum Bernense, ne parle que de deux navires, et Ussani a aigrement reproché au poète cette altération de la vérité. Elle a cependant peu d'importance, sans compter que « trois » se prend souvent en latin dans un sens indéterminé pour désigner un nombre peu élevé, quel qu'il soit.
Pas plus qu'il n'exagère le chiffre des vaisseaux athéniens, Lucain ne me semble exagérer, quoi qu'on en ait dit, la force de l'armée que César avait sous ses ordres en commençant la guerre. Il appelle ces troupes « immenses », et elles ne comptaient, d'après l'évaluation de Stoffel, que 12.000 hommes environ (1).

(1) Exactement, selon STOFFEL, 11.800 h., ou trois légions : la VIlle, la XIIe, la XIIIe.

Mais ce qui est peu pour des modernes pouvait sembler beaucoup à des anciens, qui n'étaient pas habitués comme nous à des armées gigantesques, et puis « immenses » est un terme vague, une épithète poétique, et non une évaluation technique. Si, même dans les passages purement narratifs, où l'auteur parle pour son propre compte, il faut faire la part d'une certaine liberté d'expression, a fortiori n'a-t-on pas le droit de condamner les hyperboles qu'il met dans la bouche de ses personnages, et qu'explique leur passion intense. J'en trouve un double exemple dans les tragiques paroles que Julia adresse à Pompée lorsqu'elle lui apparaît en songe. Elle lui rappelle que, tant qu'elle a été sa femme, il n'a remporté que des triomphes sans tache et sans tristesse.
On a fait remarquer que le dernier triomphe de Pompée était de trois ans antérieur à son mariage avec Julia. Mais il est bien évident que le mot « triomphes » doit être ici pris en un sens large, dans l'acception de « succès ». Il désigne, si l'on veut, l'heureux accomplissement de la mission que Pompée avait reçue en vertu de la loi Manilia, ou plutôt encore il désigne sa toute-puissance au moment du premier trinmvirat. Un peu plus loin, Julia accuse son mari d'avoir épousé Cornelia alors que les cendres de son propre bûcher étaient encore tièdes : d'où la réflexion ironique d'Ussani, qu'il y avait eu en réalité un intervalle de deux ans. Mais de telles exagérations sont habituelleschez des personnages vraiment émus sans citer ceux de l'épopée ou de la poésie dramatique, je rappellerai que, chez Tite-Live, Vibius Virrius prétend que les soldats romains qui assiégaient Capoue pouvaient entendre les gémissements de leurs femmes et de leurs enfants menacés dans Rome par Hannibal. Dirons-nous pour cela que Tite-Live ne connaissait pas la distance qui séparait Rome de Capoue? Dans les quatre ou cinq passages que je viens de passer en revue, on a reproché à Lucain d'être peu exact parce qu'on a méconnu les habitudes du style poétique ou oratoire. En d autres endroits, on lui a fait le même reproche parce qu'on n 'a pas compris le sens de ses vers. On a incriminé, par exemple, la phrase où il montre le Rubicon grossi par les eaux que l'Eurus fait tomber du haut des Alpes. D'abord, a-t-on dit, le Rubicon ne prend pas sa source dans les Alpes, mais dans l'Apennin. Pour nous, modernes, soit. Mais les anciens, de même qu'ils faisaient aller la Gaule jusqu'au Rubicon, semblent avoir rattaché le nord de l'Apennin à la chaîne des Alpes. Il est absurde, a-t-on dit encore, de supposer une fonte des neiges le 10 janvier. Lucain s'est-il trompé sur la date du passage du Rubicon? Mais telle n'est pas la signification de ses vers, puisque précisément il dit que le Rubicon n'est torrentiel qu'en hiver. Il s'agit ici, très certainement, dans son esprit, d'une crue hivernale, et non d'une crue printanière.
Ussani dit aussi que Lucain a commis une erreur en représentant César accompagné de ses troupes dans son voyage de Brindes à Marseille, ce qui en effet serait impossible à admettre. Seulement ce n'est pas Lucain qui a fait une erreur, c'est Ussani qui a fait un contre-sens.
Agmine rapto ne signifie pas, comme il l'a cru, « en emmenant son armée », mais à « marche rapide ». Trois lignes plus loin, Ussani lit que Marseille a voulu rester fidèle au traité qu'elle avait conclu avec Pompée, et, comme un tel traité n'a jamais existé ,il en infère que Lucain a dû mal comprendre quelque expression vague, comme fides, qu'il lisait chez Tite-Live. Mais la vérité est tout autre. Marseille a conclu un traité avec Rome. Or, du point de vue où se place Lucain, la cause de Pompée est la cause de Rome même. Par conséquent, en prenant fait et cause pour le parti pompéien, Marseille lui paraît exécuter tout naturellement ses obligations d'alliée de Rome.
Dans d'autres passages, le récit de Lucain, comparé à celui des historiens inspirés par Tite-Live, présente des divergences indéniables, sans qu'on puisse dire avec certitude de quel côté est la vraie tradition. Parmi ces divergences, quelques-unes sont assez insignifiantes. On a discuté pour savoir si l'Iader mentionné dans la Pharsale était un fleuve ou une ville : les autres écrivains en font une ville; le texte de Lucain se prête aux deux interprétations; enfin il se peut qu'il y ait eu à la fois une ville et un fleuve portant le même nom. On s'est demandé aussi quelquefois si la traversée téméraire de César dans une barque de pêcheur avait eu lieu sur la mer, comme le disent Lucain et Dion, ou sur un fleuve, comme le disent Appien et Plutarque, ou enfin sur un fleuve d'abord et sur la mer ensuite, comme le veut Valère-Maxime.
On a remarqué encore que, chez Lucain, à Dyrrhachium, le centurion Scaeva saute du haut du mur avant d'avoir été blessé à l'oeil, tandis que chez Appien il ne saute qu'après : l'inexactitude, par rapport au récit de Tite-Live, peut être aussi bien du fait d'Appien que de Lucain. Tout cela a peu d'importance. Bien plus considérables sont les questions qui se posent au sujet de la guerre d'Afrique, de la bataille de Pharsale, et du meurtre de Pompée.
Les opérations de Curion en Afrique, du moins les premières, sont très compliquées et difficiles à suivre. Le récit d'Appien et celui de Lucain, non seulement ne concordent pas, mais présentent tous deux des lacunes nombreuses. Lucain ne mentionne pas le premier combat contre la cavalerie numide, ni la victoire navale, ni le siège d'Utique, dont il ne prononce même pas le nom. Par contre, Appien ne parle pas des efforts de Varus pour faire déserter les soldats césariens, ni de sa défaite. Le récit de César est beaucoup plus complet et plus détaillé, et sans doute celui de Tite-Live devait l'être aussi. Il semble qu'Appien et Lucain y aient découpé, chacun de son côté et d'une façon assez arbitraire, un certain nombre d'événements, en laissant de côté tout le reste. Mais du moins on ne peut pas dire que Lucain ait commis plus d'inexactitudes sur ce sujet qu'Appien.
Celles qu'on lui a quelquefois reprochées n'en sont pas véritablement. S'il dit que le premier campement de Curion eut lieu sur le bord du Bagrada, alors que, d'après César, il n'y arriva qu'après trois jours de marche, il l'entend probablement du premier campement important, et en effet César ne nomme pas les haltes précédentes, qui sans doute lui paraissaient moins intéressantes à signaler. Vitelli a noté aussi que, chez César, la victoire sur Varus révèle l'établissement de Curion aux Castra Cornelia, tandis que chez Lucain, l'ordre est renversé. Mais quand on y regarde de près, on s'aperçoit que, dans les Commentaires, les Castra Cornelia sont mentionnés deux fois : Curion y va d'abord, en reconnaissance, avant la bataille contre Varus, et, plus tard, revient s'y installer. Les vers de Lucain correspondent au premier des deux passages de César, et non, comme l'a cru Vitelli, au second. En somme, donc, son récit de la guerre d'Afrique est fort incomplet (et nous en verrons plus tard les raisons), mais il n'est pas précisément erroné.
La disposition des troupes pompéiennes (1) à Pharsale est un des points sur lesquels les écrivains anciens sont le moins d'accord.

(1) Lucain ne parle pas de l'armée césarienne.

Les récits de César, de Lucain, d'Appien et de Plutarque ne coïncident que pour le centre de l'armée, que tous nous donnent comme ayant été commandé par Scipion. Mais, quant aux deux ailes, voici le tableau de leurs indica tions contradictoires :
AILE GAUCHE AILE DROITE
chez César... Pompée anonyme
chez Lucain .. Lentulus Domitius
chez Appien .. Domitius Lentulus
chez Plutarque... Domitius Pompée
Si l'on jette les yeux sur ce tableau, on voit d'abord qu'il est assez facile de concilier les données de César et celles de Lucain. Rien n'empêche que le commandant de l'aile droite, qui n'est pas nommé par César, ait été Domitius. Pour ce qui est de l'aile gauche, la contradiction entre les Commentaires et la Pharsale n'est, je crois, qu'apparente. César ne nomme pas Lentulus, et inversement Lucain ne nous dit pas où était Pompée. Il est fort possible que tous deux aient pris placeà gauche, Pompée comme généralissime,et Lentulus comme chef spécial de cette aile. Ce qui me le fait croire, c'est que, au chapitre suivant, César dit qu'il a placé, dans sa propre armée, Antoine à gauche, Cn. Domitius au centre, et P. Sulla à droite, et qu'il s'est posté lui-même à droite, en plus de P. Sulla. Par un raisonnement analogue, il est aisé de faire cesser la divergence entre Appien et Plutarque, qui est la même que celle que je viens d'expliquer (1).

(1) APPIEN (B. Ciu., 11, 16), dit que Pompée était en arrière, avec Afranius et gardait le camp. II est possible que Pompée se soit en effet tenu un peu en arrière, mais pour mieux diriger la manoeuvre générale des troupes.

Et dès lors, il ne subsiste plus que deux groupes de témoins : César et Lucain, Appien et Plutarque; d'une part Pompée (avec Lentulus) à gauche, Domitius à droite; de l'autre, l'ordre radicalement inverse.De ces deux versions, laquelle est la vraie ? celle d'Appien, répond Ussani sans hésiter, et d'ailleurs sans dire pourquoi. Je pense au contraire qu'il faut donner raison à César et à Lucain. D'abord, parmi ceux-ci, il y en a un qui est un témoin oculaire; dans l'autre groupe, il n'y a que des auteurs de seconde, ou plutôt de troisième main. De plus, Appien et Plutarque, écrivains grecs, ont pu faire un contresens sur l'historien latin, Tite-Live en l'espèce, dont ils se sont inspirés. Enfin il n'est pas douteux que César se soit placé à l'aile droite de son armée : là-dessus, son récit est d'accord avec celui de Plutarque; mais, d'autre part, il dit formellement qu'il a voulu se trouver en face de Pompée, et cela n'a rien que de très vraisemblable ; donc, César étant à droite, il faut que Pompée ait été à gauche. Il est donc très probable que Tite-Live donnait l'aile gauche à Pompée et Lentulus, l'aile droite à Domitius, et le centre à Scipion. Cet ordre, conforme en somme à celui de César, a été mal compris d'Appien et de Plutarque, tandis que Lucain le reproduisait à peu près fidèlement (1).

(1) Il y a deux divergences de détail entre César et Lucain. Les deux légions placées à l'aile gauche sont, chez César, la Ire et la III°, chez Lucain la Ire et la IVe : il est possible que le manuscrit dans lequel Lucain a lu Tite Live ait porté, par erreur de copiste, quatre jambages au lieu de trois. Lucain a confondu les troupes de Cilicie avec celle de Syrie, et les a placées au centre au lieu de les mettre à l'aile gauche. Il constate d'ailleurs, comme César, que c'était la partie la plus forte de l'armée pompéienne.

Enfin, dans l'histoire de la mort de Pompée, quelques détails séparent Lucain des autres écrivains. La version qu'il expose de l'arrivée de Pompée en Égypte est la plus détaillée, et, mesemble-t-il, la plus vraisemblable : d'après lui, Pompée ne peut aborder à Alexandrie, est porté à Péluse, apprend que Ptolémée est campé au montCasius, et profite de ce que le vent d'Ouest continue à souffler pour aller l'y rejoindre. Appien est plus bref : il dit simplement que le vent amena par hasard Pompée au mont Casius. Plutarque et Dion ont l'air d'ignorer cette dernière localité, et le font aborder à Péluse, sans parler de sa tentative pour aller à Alexandrie.
La différence est réelle, sans être très importante, mais elle me paraît tout à l'avantage de Lucain. Autre désaccord sur le nom du conseiller qui fit décider par Ptolémée le meurtre de Pompée. Appien et Plutarque attribuent cette initiative au rhéteur Théodote ; Lucain ne le nomme même pas, et rejette toute la responsabilité sur Pothin. Mais Plutarque reconnaît que le conseil fut assemblé sur l'ordre de Pothin, et fut unanime à adopter l'avis de Théodote (ce que confirme Appien). Lucain n'a donc pas commis une bien grosse erreur en prêtant à Pothin une décision que celui-ci avait faite sienne et sanctionnée de son autorité de premier ministre. Troisième et dernière divergence sur le nom du meurtrier de Pompée : selon Florus, Appien et Plutarque, c'est Septimius qui a frappé le coup mortel, tandis que, selon Lucain et l'abréviateur de Tite-Live, c'est Achillas. Il est probable que, dans le récit de Tite-Live, tous deux étaient nommés comme ayant porté la main sur Pompée; mais il est probable aussi que la blessure décisive était mise sur le compte d'Achillas. Florus, Appien et Plutarque ont cité de préférence Septimius, parce qu'il leur a semblé plus dramatique de faire assassiner Pompée par un de ses anciens compagnons d'armes. Au contraire, ni Lucain ni l'auteur de la Periocha n'avaient aucun motif de substituer le nom d'Achillas à celui de Septimius. Ici, comme en ce qui concerne l'arrivée de Pompée au mont Casius, Lucain me paraît être l'auteur le plus proche de la vraie tradition.
Ainsi donc, dans tous les passages que je viens d'étudier, on peut parler de désaccord entre Lucain et les autres écrivains, mais non pas d'erreurs du poète. Les erreurs réelles, je ne parle ici que de celles qui ont trait à la guerre civile proprement dite, et j'omets pour le moment celles qui sont des altérations tendancieuses de la vérité, ses erreurs ne sont guère au nombre que de trois ou quatre. La première, et la plus singulière, porte sur la date du départ de Pompée pour l'Epire. Lucain formule cette date par une de ces périphrases astronomiques si chères aux poètes latins : « Déjà les dernières étoiles de la Vierge avaient commencé à précéder dans leur lever les Pinces du Scorpion qui devaient accompagner le Soleil ». Quelle est l'époque de l'année que désigne cette circonlocution compliquée? Nous ne pouvons le dire avec certitude, parce que nous ignorons si Lucain suit le vieux calendrier romain, c'est-à-dire s'il parle comme parlaient les contemporains des événements qu'il raconte, ou s'il adopte le calendrier réformé par César. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il n'est pas douteux qu'il s'agisse d'une date de l'automne. D'ailleurs, un peu auparavant, Pompée a dit aux consuls de profiter, pour renforcer leurs contingents, des loisirs que va leur assurer l'hiver. Donc, pour Lucain, Pompée a quitté Brindes en automne. Or, cela est faux. Les lettres de Cicéron nous fournissent, très exactement, la date du 17 mars (vieux style). Et non seulement cela est faux, mais cela est en contradiction avec les données chronologiques que l'on trouve ailleurs dans la Pharsale. Lucain place l'inondation de la Sègre, à laquelle César assiste, quelque temps après l'entrée du Soleil dans le signe du Bélier. Il est impossible que César soit à Ilerda au printemps si la lutte contre Pompée l'a retenu en Italie jusqu'en automne. Ou bien, par hasard, Lucain veut-il parler de deux années différentes? s'imagine-t-il que César a mis cinq mois pour aller de Brindes à Ilerda? et entend-il espacer toute la série des faits, depuis le passage du Rubicon jusqu'à la défaite de Pharsale, sur une durée de près de deux ans (au lieu d'un an et sept mois)? De quelque façon qu'on retourne ces indications chronologiques, on aboutit à des conséquences invraisemblables. Si la périphrase était seule en cause, on pourrait être tenté par l'idée de la corriger de manière à la faire coïncider avec la date exacte. Mais, sans compter que rien ne serait plus arbitraire qu'une telle méthode, il faudrait aussi corriger les paroles prononcées un peu plus haut par Pompée.
Et surtout, ce qui complique la question, c'est que Lucain n'est pas seul à fournir cette date fausse. Dion, lui aussi, met en automne le départ de Pompée. Dès lors, le problème est de savoir, non pas si Lucain et Dion Cassius ont raison, ils ne peuvent pas avoir raison, mais comment ils en sont venus à commettre une telle erreur. Existait-elle déjà chez Tite-Live? cela me semble peu croyable, de la part d'un auteur qui donne en général avec assez d'exactitude les renseignements de cette sorte, et qui, dans l'espèce, pouvait sans peine être bien informé. Le texte de Tite-Live contenait-il quelque phrase susceptible d'être faussement interprétée? je pencherais plutôt pour cette seconde explication, et voici l'hypothèse que, faute de mieux. je me risquerais à proposer. Admettons que Tite-Live ait donné, non la date officielle du 17 mars (vieux style), mais l'époque réelle à laquelle correspond cette date, c'est-à-dire le milieu de la mauvaise saison. Supposons notamment qu'il ait répété ce que dit César, à savoir que ce dernier n'osa pas poursuivre Pompée parce qu'il n'avait pas le moyen, à cette époque de l'année, de faire venir rapidement d'autres navires de la Gaule et du Picenum, etc. D'une telle formule, si elle n'était pas très explicite, on pouvait à la rigueur conclure que le départ de Pompée avait eu lieu au commencement de la mauvaise saison. C'est probablement ce que Dion Cassius a compris, et ce que Lucain, de son côté, a voulu exprimer par un détail astronomique d'une précision on ne peut plus intempestive.
A côté de cette erreur de chronologie, il faut en signaler une qui concerne la géographie, et qui est d'autant plus grave qu'elle se reproduit plusieurs fois. Trois navigations entre Brindes et la côte grecque sont décrites dans la Pharsale : celle de Pompée, celle de César, et celle d'Antoine ; Lucain ne semble pas savoir très bien quelle est la position du point d'arrivée par rapport au point de départ, et par conséquent quel est le vent qui doit rendre possible la traversée. Au livre II, Pompée dit aux consuls qu'ils devront quitter Brindes dès que le Borée soufflera ; par contre, au chant suivant, lui-même s'éloigne de la côte italienne vers l'Epire en profitant de l'Auster : peut-être, d'un livre à l'autre, Lucain a-t-il eu le loisir et l'idée de se
renseigner plus précisément, et d'apprendre que Dyrrhachium n'était pas au Sud de Brindes. Pour le voyage de César, il n'est question que de l'Aquilon; mais cette fois cela s'explique, ou à peu près, car le lieu de débarquement n'est pas Dyrrhachium; c'est Palaeste, plage située au delà de la presqu'île formée par l'extrémité de la chaîne Acrocéraunienne : pour y arriver en venant de Brindes, il faut un vent, sinon du Nord, au moins du Nord Ouest; on peut donc accepter comme approximativement vraie l'indication de Lucain. Par contre il décrit d'une manière géographiquement insoutenable la traversée de la flotte d'Antoine, racontée avec tant de précision par César et par Appien : cette flotte, qui est emportée par un fort vent du Sud au delà d'Apollonie et de Dyrrhachium, au delà même de Lissus, jusqu'à Nymphée, il la représente poussée par le vent du Nord ; il ne fait intervenir l'Auster qu'au moment de l'entrée au port, c'est-à-dire juste à l'instant où en réalité l'Auster cesse de souffler et est remplacé par l'Africus ou vent du Sud-Ouest. Cette narration, dénuée de toute vérité topographique, achève de prouver ce que montraient déjà les paroles de Pompée au livre II, à savoir que, pour Lucain, toute la côte illyro-épirote était située au Sud-Est de Brindes. Pour Lucain? ou pour l'auteur qu'il a consulté? Vitelli adopte cette dernière opinion, sans en donner les motifs.
Elle n'est pas absolument inadmissible en soi : il y a chez les historiens anciens des méprises aussi fortes sur la situation relative des divers pays. Tacite, dans la Vie d'Agricola, place bien l'Espagne à l'Ouest de la Bretagne : il n'est donc pas absurde de supposer que Tite-Live mettait l'Epire au Sud de l'Apulie. Cependant, la bévue commise dans le récit du voyage d'Antoine est vraiment bien grossière ! et d'ailleurs Tite-Live devait avoir lu le chapitre des Commentaires, où les indications sur la direction des vents sont d'une lucidité parfaite ! En outre, la contradiction que nous avons relevée entre deux textes de Lucain lui même, au livre II et au livre III, prouve que le poète a traité avec une certaine négligence cette partie de son récit. Il a dû se figurer d'une manière vague et confuse la carte des côtes de la mer Ionienne, et, d'après cette idée très inexacte, mettre au petit bonheur les noms de Borée, d'Aquilon et d'Auster. Cela ne lui a pas réussi le moins du monde. Ce n'est pas, au surplus, la seule méprise «cartogrophique » qu'il faille lui reprocher. On a vu que, lorsque Caton quitte la Cyrénaïque pour aller rejoindre Varus et Juba, Lucain le fait passer par l'oasis d'Hammon, ce qui n'est pas du tout sa route directe, mais lui impose un crochet vers le Sud extrêmement invraisemblable. Ici encore on ne peut mettre en doute l'erreur ; on peut seulement se demander d'où elle vient. Lucain a-t-il, comme le pense Ussani, subi d'une façon plus ou moins consciente l'influence des souvenirs que lui avait laissés l'histoire d'Alexandre? a-t-il voulu faire naître l'occasion de décrire un lieu célèbre, de raconter une scène intéressante, de discuter, en philosophe stoïcien, la question des oracles et des rapports entre la divinité et les mortels? ou bien, tout simplement, a-t-il cru que l'oasis était située plus au Nord qu'elle ne l'est en réalité ? Je croirais assez qu'il ne se représentait pas très précisément la distance qui pouvait séparer l'oasis de la côte, et que, par suite, il ne devait pas trouver invraisemblable de faire passer par là l'itinéraire de Caton. Telles sont les inexactitudes les plus choquantes de la Pharsale.
Je ne crois pas en avoir dissimulé la gravité. Cependant je me demande si la plupart des oeuvres historiques de l'antiquité, oeuvres écrites plus à loisir, plus tranquillement, et avec plus de prétentions à la vérité scientifique, n'en contiennent pas d'aussi nombreuses et d'aussi frappantes. Il ne semble donc pas que ces deux ou trois bévues suffisent à disqualifier Lucain comme historien.

§3.

Les erreurs que nous avons constatées jusqu'ici paraissent bien être involontaires. On ne voit pas quel intérêt Lucain aurait eu, par exemple, à mettre l'Aquilon à la place de l'Auster : cela ne pouvait lui servir, ni à faire admirer son talent de poète, ni à faire triompher ses opinions de polémiste.
Tout au plus serait-on fondé à se demander si peut-être, en faisant passer Caton par l'oasis, il n'a pas songé à se ménager un motif dramatique et pittoresque : encore n'est-ce pas certain. Mais les autres inexactitudes semblent être des inadvertances, beaucoup plutôt que des altérations systématiques de la vérité. Il en est tout autrement pour celles que nous allons maintenant passer en revue. Il s'agit cette fois de détails que Lucain n'a guère pu ne pas connaître, qui n'étaient pas non plus de nature à choquer ses passions ni à nuire à sa thèse, et qu'il a cependant sacrifiés ou modifiés délibérément, sous l'empire d'un sentiment artistique, très légitime d'ailleurs et souvent très heureux.
En tant qu'artiste, il procède avant tout par élimination. Il laisse tomber de parti-pris des faits qu'il ne juge pas susceptibles de renforcer l'impression pittoresque ou pathétique qu'il veut produire. Prenons, par exemple, les événements qui se sont passés après le départ de Pompée pour l'Epire.
Aussitôt qu'il a raconté les opérations de Brindes, César énumère les gouverneurs envoyés dans les diverses provinces, tant par lui-même que par le Sénat, et analyse le discours qu'il a prononcé à Rome. Toutes ces indications, soyons-en sûrs, devaient se retrouver chez Tite-Live, qui, en pareille matière, est habituellement consciencieux jusqu'à la minutie. Lucain en prend quelques-unes et néglige les autres : il ne parle pas du discours de César; il mentionne bien l'envoi d'une troupe césarienne en Sardaigne, mais sans nommer le général qui la commanda ; il dit bien que Curion est chargé de la Sicile, mais il n'ajoute pas qu'il lui est enjoint de passer ensuite en Afrique; quant aux gouverneurs pompéiens des provinces, il n'en souffle mot. Quand il raconte le siège de Marseille, il passe sous silence l'arrivée de la flotte venue de Sicile sous les ordres de Nasidius. Dans le récit de la guerre d'Espagne, il n'expose ni la situation des troupes pompéiennes avant que Petreius et Afranius aient opéré leur jonction, ni les motifs qui ont déterminé César à porter la guerre en ce pays; il oublie même les premiers combats livrés autour d'Ilerda, alors que l'armée césarienne est commandée par Fabius : il commence sa narration juste avec l'arrivée de César, jetant le lecteur in medias res; et, dans la suite encore, il tait la marche des césariens à la poursuite de leurs adversaires. C'est surtout dans les livres V, VI et VII que les omissions apparaissent nombreuses pour peu qu'on se reporte aux chapitres correspondants des Commentaires. Lucain ne nous dit pas que César a eu très peu de vaisseaux pour embarquer ses troupes, et a été obligé de faire revenir ses navires pour former un deuxième convoi, ni que Pompée est allé en Macédoine avant de revenir sur la côte illyrienne; il ne rappelle pas la prise d'ApolIonie la défaite de Libo, la retraite de Pompée vers Asparagium, les combats près d'Oricum, les petits engagements près de Dyrrhachium, l'envoi de lieutenants de César dans la province d'Achaïe, la soumission de Gomphes et de Metropolis, les opérations maritimes qui ont suivi la bataille de Pharsale. Tous ces faits, qui sont dans César, étaient aussi, très certainement, dans Tite-Live : il n'y a aucune raison pour que cet historien se soit abstenu de les rapporter. Si donc Lucain les a laissés de côté, c'est qu'il les a trouvés trop longs et trop insignifiants. Aucun d'eux, au surplus, ne changeait l'aspect de l'histoire ; aucun ne faisait apparaître les protagonistes du drame sous un jour nouveau, ni même sous un jour plus frappant que celui qui était projeté par les événements essentiels. C'est pourquoi le poète s'est cru autorisé à émonder cette végétation de détails superflus, que les historiens de métier étaient tenus de respecter pieusement.
Quelques lacunes volontaires nous sont attestées, non plus par la comparaison de Lucain et de César, mais par la seule lecture de la Pharsale. Il arrive parfois que l'auteur commence un récit et, intentionnellement, ne le finisse pas. Ainsi, nous ne savons pas quel est le sort des Marseillais une fois qu'ils ont été battus sur mer; nous ne savons pas davantage ce que devient l'armée césarienne d'Afrique privée de son chef Curion. Chez un historien, de tels oublis seraient de graves fautes, et nous pouvons être certains que Tite-Live s'était bien gardé de les commettre.
Mais Lucain ne se juge pas astreint à tout dire. Il préfère, afin de laisser dans l'âme du lecteur une impression forte, s'arrêter après un événement tout à fait marquant. Or, comme il nous l'a dit lui-même, Brutus, en triomphant des Marseillais, « fut le premier à enrichir les armes de César de la gloire d'une victoire navale », et, d'autre part, la mort de Curion, du principal instigateur de la guerre civile, est aussi un fait de grande importance. Dans chacun de ces deux cas, s'arrêter après une scène aussi caractéristique, et en même temps aussi émouvante, est très naturel au point de vue poétique. Et, même au point de vue historique, on ne peut pas dire que le récit souffre d'être ainsi suspendu. En réalité, rien ne manque, rien d'essentiel du moins. Il n'est pas besoin de consulter le témoignage de César ou d'Appien pour se douter que Marseille, après sa défaite navale, est forcément perdue et devra se soumettre tôt ou tard : le simple bon sens l'indique. De même il est bien clair qu'après la perte de son général et le sanglant combat du Bagrada, l'armée césarienne d'Afrique ne peut plus soutenir la lutte. Rien n'est plus facile que de suppléer ce qui n'est pas dit d'après ce que suggèrent les événements mentionnés. Au fond, si l'art gagne beaucoup à ce procédé, l'histoire n'y perd rien.
De même que Lucain élimine complètement certains faits, il applique à quelques autres une sorte de sélection, triant les particularités caractéristiques, et reléguant dans l'oubli celles qui lui paraissent trop incolores. On en peut citer comme exemple ce qu'il dit des négociations entre César et le gouvernement de Marseille avant le siège de cette ville. D'abord, tandis que, chez Dion comme chez César (1), la déclaration des Marseillais est une réplique à une demande du général romain, Lucain semble la présenter comme une démarche spontanée, ou du moins il ne dit pas du tout qu'elle ait été provoquée par les exigences de César.

(1) CARS., 1, 35. — Dio, XLI, 19. Dion donne beaucoup moins de détails que César; mais le mot qu'il emploie, prouve que lui aussi regarde ce discours comme une réponse.

L'entrevue antérieure de celui-ci avec quinze notables marseillais, que Tite-Live racontait vraisemblablement, lui a semblé de peu d'importance; une seule chose l'a frappé : la fière résistance de la cité grecque. Dans le langage qu'il lui prête, il est probable qu'il a suivi la même méthode. Nous ne savons pas exactement ce qu'était chez Tite-Live la harangue des Marseillais, mais nous pouvons essayer de le deviner en comparant la version de César, dont Tite-Live a dû se servir, et celles de Lucain et de Dion, à qui il a servi à son tour. Chez ces trois écrivains, l'argument initial et fondamental est le même : c'est l'affirmation du principe de neutralité; Marseille ne peut ni ne veut savoir lequel des deux partis a le bon droit de son côté. Chez tous les trois aussi la conclusion est à peu près la même : « nous ne recevrons ni l'un ni l'autre des deux chefs », voilà la formule relatée par César; celle de Dion et de Lucain, « nous nous recevrons tous deux si vous venez pacifiquement, mais ni l'un ni l'autre si vous venez en armes », n'est pas différente; elle est seulement un peu plus explicite, et devait être telle aussi chez Tite-Live. Quant aux arguments de détail, il y en a un qui se trouve chez César et chez Dion, mais pas chez Lucain : c'est le souvenir des bienfaits que Marseille a reçus et de César et de Pompée. Un autre, le souvenir de la fraternité d'armes entre Marseille et Rome, est chez Dion et chez Lucain, mais pas chez César. Un dernier n'existe que chez Lucain : c'est la déclaration que tous les Marseillais sont prêts à souffrir et à mourir plutôt que de renoncer à leur liberté. On ne s'aventurera pas beaucoup, à mon avis, en supposant que tous ces thèmes oratoires, non seulement ceux qui sont communs aux trois auteurs, mais ceux qui ne se rencontrent que chez un ou deux, étaient réunis chez Tite-Live. La plupart de ses harangues, en effet, sont remarquables par le soin qu'il apporte à rassembler méthodiquement toutes les idées que la thèse et la situation peuvent fournir. Ici, aucune de celles que nous venons d'énumérer n'est inutile ou inopportune. Même celle qui pourrait paraître la plus éloignée du sujet, celle qui forme la péroraison du discours de Lucain, le serment de mourir pour l'indépendance, est un de ces « lieux communs » par lesquels Tite-Live ne dédaigne pas de clore ses harangues. On peut donc se représenter son texte comme contenant la substance des trois que nous avons conservés.
Et ainsi l'on voit les raisons du choix fait par Lucain : la déclaration de neutralité était essentielle; l'évocation de l'antique alliance entre Rome et Marseille rendait plus dramatique, par contraste, la lutte entre Marseille et une armée romaine ; la péroraison héroïque se prêtait admirablement aux vers grandioses et sonores (1).

(1) César ne parle pas de cette alliance, et l'on comprend sans peine pourquoi il ne pouvait guère s'accuser lui-même d'avoir attaqué, par intérêt personnel, un peuple « ami et allié » de Rome. Mais cette mention devait au contraire se trouver dans le récit d'origine pompéienne qui a été l'autre source de Tite-Live

Tout cela était donc à conserver. Par contre, était-il bien utile de parler des services que Marseille avait reçus des deux belligérants? Ne courait-on pas le risque d'embrouiller la question en la compliquant par ces considérations de personnes? l'attitude des Marseillais n'allait-elle pas y perdre un peu de sa dignité et beaucoup de sa netteté? Le poète l'a craint sans doute, et s'est volontairement privé de cet argument, moins frappant que les autres et moins capital.
Un nouvel exemple de ce discernement entre l'essentiel et l'accessoire nous est fourni par le récit des prodiges qui ont annoncé la bataille de Pharsale. Le texte des Commentaires, à cet endroit, présente une lacune, et nous n'avons conservé que l'énumération des miracles survenus à Élis, Antioche, Ptolémaïs, Pergame et Tralles. Dion raconte ces mêmes miracles (sauf celui d'Élis), mais en outre il cite ceux qui ont eu lieu à Pharsale : foudre et météores, arrivée des abeilles qui viennent se poser sur les étendards de Pompée, fuite des victimes conduites à l'autel; il mentionne encore la présence de deux messagers divins en Syrie, et les révélations du devin Cornelius à Padoue. Chez Lucain, les prodiges de Pharsale sont narrés avec plus de détails que chez Dion ; le poète parle en outre de tremblements de terre en Thessalie,de voix mystérieuses entendues, de fleuve de sang, d'apparitions de fantômes; il résume d'une façon très générale les signes envoyés par les dieux dans toutes les autres parties de l'univers, depuis Gadès jusqu'à l'Araxe, et n'insiste un peu longuement que sur l'histoire du devin de Padoue.
Ici encore, il me semble que le récit de Tite-Live devait être très complet, plus complet qu'aucun de ceux qui sont parvenus jusqu'à nous. Dans tout le cours de son oeuvre, il note avec un soin scrupuleux toutes les manifestations surnaturelles qu'il trouve chez les anciens historiens : il est donc très croyable qu'il a apporté aux prodiges en question la même attention consciencieuse et dévote. Seulement, dans cette liste très longue, Lucain n'a pas voulu tout prendre. Il a retenu les miracles qui avaient eu pour théâtre Pharsale même ou les environs, qui, par suite, touchaient plus directement les personnages de son épopée. Il a gardé aussi le prodige de Padoue, comme étant le plus clair de tous : dans les autres, les dieux font seulement savoir qu'il se prépare quelque grand événement; mais, à Padoue, l'augure explique en détail et formellement la nature de ce fait mystérieux.
Comme les miracles de Tralles ou de Pergame, d'Antioche ou de Ptolémaïs, n'ont pas un caractère aussi surprenant, comme d'ailleurs ni César ni Pompée n'en ont eu connaissance ce jour-là, il est superflu de les narrer longuement; il suffit de les envelopper dans une formule synthétique. Si le poète se permet d'éliminer les détails qu'il juge encombrants, à plus forte raison ne s'interdit-il pas de transposer ceux qu'il croit susceptibles de produire ailleurs une impression plus saisissante. Ainsi, en racontant le débarquement d'Antoine sur la côte illyrienne et sa lutte contre Libo, Dion remarque que la tempête, tout en maltraitant les deux partis, a cependant été utile aux césariens, puisqu'elle a paralysé l'attaque de leurs adversaires. Cette réflexion, que Tite-Live a dû faire aussi, Lucain s'en empare ; mais, pour lui donner plus de force, il la met dans la bouche de César, au moment où celui-ci, par un héroïque défi, appelle de tous ses voeux l'Aquilon, qui empêchera du moins ses ennemis de se jeter sur lui : ce qui n'était qu'une observation de bon historien militaire devient un trait d'observation psychologique, en même temps qu'une matière à fort beaux vers.
Voici d'autre part une harangue de Pompée, qu'Appien place au commencement des opérations d'Épire, un peu avant la traversée de César. Elle contient deux idées principales : d'abord, le grand principe, que, là où est la liberté, là aussi est la patrie, et, venant à l'appui de cette thèse, le souvenir de l'émigration romaine à Ardée lors de l'invasion gauloise; puis, vers la fin du discours, un appel à la confiance, motivé par le grand nombre des troupes coalisées contre César. Rien n'empêche de croire que cette allocution de Pompée ait existé telle quelle dans l'histoire de Tive-Live. Lucain, en un certain sens, la conserve, mais il en use librement. Le premier des deux thèmes indiqués, à savoir l'identification de la patrie et de la liberté, l'énergique allégation que Rome est bien là où sont les aristocrates émigrés, il le fait développer par Lentulus dans la réunion du 1er janvier 48 : la personnalité du consul sortant de charge, la solennité de la circonstance, tout concourt à donner à cette déclaration une importance exceptionnelle (1).

(1) Luc., V, 11-29. L'allusion à Camille et aux Gaulois n'est pas oubliée (vers 27-29).

Quant à l'exhortation encourageante, tirée de l'unanime accord de tout l'Orient contre César, elle trouve place dans une harangue de Pompée, mais à un tout autre moment, à l'heure décisive où va s'engager le combat de Pharsale. Ainsi détachées, placées dans des situations auxquelles elles s'adaptent fort bien, les deux idées ne sont pas moins conformes à l'histoire que chez Appien, mais elles ont beaucoup plus de relief.
De la même tendance à simplifier et à choisir découle un autre procédé, assez voisin de ceux que nous venons de voir fonctionner, un procédé de fusion, ou, si je puis dire, de contamination. Je me sers à dessein de ce mot, parce qu'il y a là quelque chose qui rappelle les habitudes de la vieille comédie latine. De même que Térence, avec deux comédies grecques d'intrigue analogue, l'Andrienne et la Périnihienne, ou l'Hécyre et les Epitrepontes, compose une seule pièce, de même Lucain, lorsqu'il est en présence d'événements qui se ressemblent, qui se répètent ou se doublent, prend à chacun d'eux quelques détails, et fabrique ainsi un événement unique qui est comme la synthèse des deux faits réels. Cette manière d'agir a été bien mise en lumière par Ussani. Il est vrai que tous les exemples qu'il en donne ne sont pas également probants. Il y a peut-être quelque exagération à prétendre que Lucain a confondu en une seule les deux séditions auxquelles César fut exposé, celle de Plaisance et celle qui eut lieu après Pharsale, avant la guerre d'Afrique, sous prétexte qu'à Plaisance il fait prononcer par le général le fameux Quirites, qui ne fut dit effectivement que lors de la seconde révolte ; c'est un détail dont il ne faut pas outrer l'importance. Je ne suis pas non plus convaincu que le poète ait voulu réunir en une seule les deux batailles navales qui eurent lieu devant Marseille. Sa description concorde assez exactement avec celle que César a tracée du deuxième combat, et je n'y vois guère de détails qui soient empruntés à l'autre engagement : ceux qu'Ussani cite comme tels sont des traits extrêmement généraux, qui peuvent indifféremment convenir à toute lutte sur mer. Dans le Commentum Bernense, il est dit que Lucain a voulu dépeindre la seconde bataille, et celle-là seulement. Je crois que cette opinion est juste, et qu'Ussani, comme aussi Vitelli, mais celui-ci avec plus d'hésitation, ont eu tort de s'en écarter. Ou Ussani a tout à fait raison, au contraire, c'est en ce qui concerne les deux phases de la bataille livrée sous Ilerda. Chez César, elles sont nettement distinctes : d'abord, une attaque malheureuse des césariens contre une colline située entre leur camp et la ville; puis, après un moment de succès, une seconde attaque, contre la ville même cette fois, attaque imprudente et qui tournerait en désastre sans l'intervention de la cavalerie. Dion Cassius donne un récit moins détaillé, mais lui aussi discerne d'une manière fort claire l'assaut de la colline et celui dé la ville. A coup sûr ils n'étaient pas confondus chez Tite-Live. Or ils le sont, exprès sans doute, chez Lucain. Celui-ci ne parle que de la tentative dirigée contre la colline, mais il y fait intervenir la cavalerie, alors qu'en réalité elle ne chargea que pour dégager les soldats qui s'étaient témérairement avances sous les murs d'Ilerda. Une autre observation très exacte d'Ussani porte sur la marche de Pompée vers Dyrrhachium.
Les Commentaires mentionnent deux marches de cette sorte : l'une après la prise d'Oricum et d'Apollonie par César, l'autre quand César veut couper l'armée adverse de ses communications avec Dyrrhachium. Dans la Pharsale, il n'y en a qu'une, et, si l'on s'en tient aux traits essentiels, c'est la seconde : Pompée revient d'Asparagium en longeant la côte, par une voie plus courte que celle de César ; à la suite de cette marche, il s'établit fortement à Petra, et c'est alors que se produisent tous les travaux du blocus et du contre-blocus; bref, il est certain que Lucain a en vue la deuxième marche sur Dyrrhachium. Seulement il y introduit un détail qui ne convient qu'à la première, à savoir que Pompée, dans cette lutte de vitesse, arrive le premier. Ici, comme tout à l'heure, il y a mélange d'éléments pris en deux endroits différents. Enfin voici un dernier exemple, qu'Ussani n'a pas relevé, mais qui n'est pas moins curieux que les siens. Tout à fait au début de la guerre civile, Appien raconte deux entrevues de César et de Curion : dans la première, Curion vient seul à Ravenne auprès du futur dictateur, et là, il l'engage à mobiliser ses troupes, tandis que César veut encore temporiser; puis, un peu plus tard, Curion revient avec les tribuns Antoine et Cassius, et cette fois la guerre est décidée. Chez Lucain, ces deux scènes n'en font qu'une : Curion arrive avec les tribuns, comme dans le second récit d'Appien ; mais, comme dans le premier, il exhorte vigoureusement César à rappeler ses légions de Gaule et à entamer les hostilités. Dans ce passage, comme dans ceux dont Ussani a montré le caractère, le travail de Lucain consiste à accumuler sur un même point des détails qui sont tous vrais, mais qui, dans le récit historique dont il s'est servi, étaient disséminés en divers endroits. La vérité historique n'est pas faussée au sens strict du mot; elle est seulement concentrée, et en reçoit une lumière plus nette et plus éclatante.
Suppressions, transpositions, contaminations, ce sont pour Lucain autant de moyens de simplifier l'histoire. Il déblaie le terrain des détails broussailleux qui l'obstruent, afin que les faits essentiels, ainsi isolés, se dressent plus visibles. Mais quelquefois, au contraire, il ajoute à l'histoire certaines particularités, en vue de la rendre plus intéressante, plus dramatique. Sur ce point, il est vrai, l'affirmation doit être prudente, et il faut craindre d'attribuer à l'invention de Lucain des choses qu'il peut très bien avoir trouvées dans Tite-Live. Ainsi, en racontant l'arrivée de Curion, en Afrique, César dit simplement qu'il débarqua près de Clupea ; Lucain dit en termes plus circonstanciés : « entre Clupea et les murs à demi-ruinés de la grande Carthage», et l'on sent tout de suite ce que cette évocation de la vieille colonie phénicienne, de l'antique ennemie de Rome, ajoute de force et de poésie à cette seule énonciation. Mais qui est-ce qui a eu l'idée de jeter ainsi dans le récit le nom de Carthage? est-ce Lucain? est-ce Tite-Live? Vitelli penche pour cette dernière hypothèse, et, en effet, Tite-Live connaissait assez bien le maniement des effets oratoires pour s'aviser d'une pareille allusion ; mais la chose reste incertaine.
Dans les Commentaires, lors du pronunciamiento de Ravenne, les soldats de la XIIIe légion accueillent par une manifestation collective d'enthousiasme les paroles de leur chef ; Lucain, au lieu de cette foule anonyme, nous montre un centurion, Laelius, qui adresse à César un long discours. Suivant Ussani, ce Laelius est entièrement imaginé par le poète. Mais cela n'est pas sûr. Si Lucain avait pensé qu'en mettant en scène un acteur déterminé il donnait plus de vivacité au récit, il l'aurait fait en d'autres occasions, pour la harangue des Marseillais, ou pour celle des soldats révoltés de Plaisance. Or il n'en est rien. Alors, qui nous prouve qu'il n'y a pas eu réellement un centurion nommé Laelius, qui a joué un rôle quelconque à Ravenne, à qui César n'a pas cru devoir consacrer une mention spéciale, mais dont Lucain a pu lire le nom chez Tite-Live? En pareil cas, nous ne sommes pas sûrs d'être en présence d'additions dues à l'initiative artistique du poète. Nous pouvons en être sûrs, au contraire, lorsque les détails qu'il relate sont manifestement inexacts. Quand il fait célébrer au début de l'année les Féries Latines, qui n'avaient lieu qu'au mois d'avril, il invente, et nous voyons bien pourquoi : il veut décrire un prodige calqué sur celui du bûcher d'Étéocle et de Polynice, et il le place lors des Fériés, parce que cette cérémonie, très solennelle et toute nationale, rend le miracle plus frappant et plus terrible. Quand il donne à la Sègre l'épithète de « paisible », qu'elle ne mérite guère, son intention n'est pas douteuse non plus : il veut ménager un contraste entre la tranquillité ordinaire du fleuve et l'inondation furieuse qui va bientôt déjouer les projets de César.
Ce sont là, d'ailleurs, de fort petites choses ; il y a dans la Pharsale des parties plus étendues qui sont de l'invention du poète : les différentes « morts » des combattants de Marseille, et celles des soldats de Caton en Afrique ; la consultation de la sorcière thessalienne par Sextus Pompée; et j'y joindrais volontiers le récit du suicide de Vulteius et celui des exploits de Scaeva, récits dont le point de départ est historique, mais que l'imagination de l'auteur a singulièrement amplifiés. Il n'est pas douteux qu'il y ait dans toutes ces narrations une large part de fiction personnelle. Seulement, il faut bien noter qu'elles sont des « épisodes » au sens strict du mot : aucun des faits imaginés n'a de répercussion sur la marche générale des événements Qu'Aulus soit mordu par une dipsade et Murrus par un basilic, ou inversement, cela ne change rien au sort de l'armée de Caton. La fantaisie du poète se joue ici librement, mais en marge de l'histoire, et non dans l'histoire elle-même.
J'en dirais à peu près autant des deux belles scènes qui remplissent le milieu du second chant, la conversation de Caton et de Brutus et l'arrivée de Marcia chez son ancien époux, s'il était prouvé qu'elle fussent absolument des inventions du poète. En réalité, nous ne pouvons pas savoir si Brutus a vraiment débattu ou non avec Caton l'attitude qu'ils devaient prendre dans la guerre civile ; nous ne savons pas non plus à quelle date précise Marcia est redevenue la femme de Caton. Il est bien probable que les choses ne se sont point passées exactement comme Lucain les rapporte : il a dû ramasser dans une seule conversation des propos échangés à plusieurs reprises par les deux interlocuteurs, et retarder un peu la date du second mariage de Caton pour le faire coïncider avec l'éclosion de la guerre civile. Mais il ne s'agit pas ici d'événements politiues ou militaires : avec des choses de la vie privée, l'auteur peut en prendre plus à son aise, pourvu qu'il ne dénature point les caractères des personnages, et l'on sait avec quelle franchise de touche Lucain les a représentés. Du moment que les sentiments de Caton et de Brutus sont bien ce qu'ils doivent être, il importe peu qu'ils se les communiquent par lettres ou de vive voix, la veille, le jour ou le lendemain du retour de Marcia. Ces détails matériels ne touchent pas à la vérité supérieure et essentielle.
Lucain s'est plus audacieusement écarté de l'histoire dans le livre VII : il y a commis, volontairement je crois, plusieurs inexactitudes, qui sont peut-être compensées par la beauté artistique qui en résulte, mais qui ne laissent pas que d'être graves. D'abord, s'il a raison de montrer toute l'armée pompéienne réclamant la bataille et l'imposant à son général, il est assez singulier qu'il fasse exprimer par Cicéron les voeux imprudents de l'aristocratie. Cicéron n'avait pas suivi Pompée à Pharsale, il était resté à Dyrrhachium, et Lucain ne pouvait l'ignorer, car il est on ne peut plus incroyable que Tite Live ait laissé échapper une erreur aussi forte. C'est donc bien, comme le dit l'auteur du Commentum Bernense, une « invention » du poète. Mais, qui plus est, cette invention n'est même pas conforme à la vraisemblance morale, puisque Cicéron avait conseillé à Pompée de traîner la guerre en longueur. Aussi peut-on se demander d'où est venue à Lucain l'idée de lui faire tenir un langage si contraire à son attitude véritable. A-t-il voulu, coûte que coûte, donner dans son poème une place quelconque au grand orateur, et a-t-il saisi cette occasion faute de mieux? Mais il lui était aisé de trouver une occasion meilleure : de même qu'il a dépeint Caton et Brutus discutant la conduite à tenir pendant la crise, il aurait pu décrire les hésitations de Cicéron, ou ses efforts persévérants pour empêcher la guerre ou pour ramener la paix. Ou bien s'est-il souvenu des critiques, parfois amères, que Cicéron, pendant la campagne d'Épire, avait lancées contre l'orgueil, l'ambition et la maladresse de Pompée, et en a-t-il conclu témérairement que Cicéron était partisan d'une solution rapide? Quoi qu'il en soit, le récit de la bataille de Pharsale commence de cette façon par un fait doublement faux, contraire à la vérité psychologique aussi bien qu'à la vérité matérielle. Un peu plus loin viennent les deux harangues militaires de César et de Pompée. Dion Cassius déclare qu'elles se ressemblèrent beaucoup. Lucain, au contraire, les a conçues d'une manière toute différente. Dion justifie son assertion en disant que les deux chefs se trouvaient dans des situations analogues, qu'ils parlaient à des soldats du même peuple, qu'ils pouvaient invoquer des griefs presque identiques, chacun d'eux traitant l'autre de « tyran » et se posant lui-même en « libérateur » : ces considérations, encore qu'un peu outrées, ne laissent pas que d'être judicieuses. Mais on comprend qu'elles ne peuvent convenir à Lucain. S'il veut mettre dans son oeuvre une certaine variété, s'il veut surtout que chacun de ces discours reflète la personnalité du général qui le prononce, il lui faut les opposer l'un à l'autre, et c'est ce qu'il fait. Que trouvait-il dans Tite-Live à cet égard ? Nous l'ignorons, mais je croirais assez volontiers que l'historien s'était arrêté à une solution moyenne, très conforme à ses habitudes. Les morceaux oratoires qu'il avait probablement insérés à cet endroit de son ouvrage devaient présenter entre eux des ressemblances, dues à la conformité des situations, et des différences, provenant du contraste des caractères.
Dion n'a vu que les analogies ; Lucain a été plus sensible aux divergences, et les a accusées plus nettement que n'avait fait son modèle, afin d'établir une antithèse dramatique. De ces deux discours, celui qu'il a le plus modifié, me semble-t-il, est celui de Pompée, autant qu'on peut le conjecturer en se référant au témoignage d'Appien. César, chez Appien, parle à peu près comme chez Lucain : il exprime sa joie de pouvoir enfin combattre, rappelle les victoires passées, insiste sur le caractère exotique et oriental des troupes pompéiennes. Au contraire, le langage de Pompée n'est pas le même chez l'historien et chez le poète : ce dernier lui donne un ton beaucoup moins assuré, surtout à la fin de la harangue ; on y sent un peu de ce découragement qui apparaissait déjà dans la réponse de Pompée à Cicéron, et qui expliquera son attitude pendant la bataille.
Cette sorte de résignation désenchantée ne devait pas être aussi fortement empreinte dans le discours composé par Tite-Live : cet écrivain, d'ordinaire, prête à ses héros l'accent qui peut le mieux convenir aux nécessités de leur position, et ici il s'agit d'encourager les soldats, ce qui exclut toute velléité d'abattement. Mais Lucain a conçu son personnage comme une victime condamnée d'avance par la fatalité, et c'est pourquoi il a mis dans son âme une sorte de pressentiment douloureux, une passivité triste et noble, qui se trahit dans tous ses actes et toutes ses paroles. On voit sans peine quels effets profondément pathétiques il a pu tirer de cette idée, mais je me hâte d'ajouter que le pathétique n'est pas ici acheté au prix de la vérité. Toute la conduite de Pompée, depuis son départ de Rome jusqu'à la bataille de Pharsale, donne l'impression d'un homme hésitant et désemparé, d'un vainqueur qui n'a plus foi en lui-même et dans le destin. Il est bien possible que, dans le secret de son coeur, il se soit rendu compte, au moins obscurément, qu'il jouait une partie perdue. Sur le champ de bataille, à la tête de ses troupes, il n'a dû rien laisser percer de cette inquiétude, mais elle était en lui, et l'inexactitude de Lucain consiste seulement à lui avoir fait dire tout haut quelque chose de ce qu'il pensait dans son for intérieur. Il a un peu altéré la vérité du langage pour mieux marquer la vérité des sentiments. Et c'est par là que nous pouvons conclure sur les rapports, en Lucain, de l'historien et de l'artiste. Le second est loin d'avoir fait au premier tout le tort qu'on aurait pu craindre; peut-être même lui a-t-il quelquefois rendu service. Lucain, en somme, n'a eu envers la réalité ni servilité puérile ni dédain arrogant. Il a retracé les faits, en les simplifiant assez souvent par des éliminations légitimes, en les renforçant quelquefois par des créations fort peu arbitraires, et en respectant tout ce qui était essentiel. Il a interprété l'histoire, mais, du moins en tant que poète, il ne l'a pas faussée.

§ 4.

Si l'artiste s'est tenu assez près de la vérité historique, l'homme de parti l'a-t-il aussi fidèlement respectée? D'avance on est porté à répondre négativement: il ne semble pas qu'un écrivain aussi passionné que Lucain puisse s'astreindre à relater objectivement tous les faits, même ceux qui lui donnent tort. Et en effet, les altérations tendancieuses de la réalité paraissent être beaucoup plus nombreuses, dans la Pharsale, que les altérations purement poétiques que nous venons d'étudier; elles sont surtout plus frappantes, et, pour cette raison, elles ont été maintes fois signalées par les commentateurs.
Il nous faut cependant les examiner de nouveau, afin d'en marquer aussi précisément que possible la nature et l'importance. Il est visible d'abord que Lucain omet systématiquement à peu près tout ce qui peut être à l'avantage de César. Prenons comme point de comparaison les Commentaires; quelque suspects et quelque discutables qu'ils puissent être, ils demeurent malgré tout un document qu'on ne peut s'abstenir de consulter, quitte à le contrôler et rectifier comme il convient.
Une chose très frappante,c'est que, dans ce récit d'une guerre civile, les négociations tiennent presque autant de place que les combats. Non seulement César patiente aussi longtemps qu'il le peut, espérant toujours que le sénat accédera à ses justes demandes, mais, même après l'ouverture des hostilités, il ne cesse pas d'entamer de nouveaux pourparlers chaque fois que l'occasion lui en est offerte. Après la prise de Corfinium, il envoie à Brindes d'abord Magius, puis Caninius Rebilus. Lorsque ses succès en Gaule et en Espagne lui ont déjà à moitié assuré la victoire, il condescend encore à offrir la paix, par l'entremise de Vibullius Rufus, et ensuite de Vatinius. Plus tard encore, voyant que Pompée est intraitable, il s'adresse à Scipion, à qui il fait porter par Clodius une lettre conciliante. Bref, dans tout le De bello ciuili, César se donne l'attitude d'un homme qui combat malgré lui ,et qui est vainqueur malgré lui. De tout cela, pas un mot dans la Pharsale. Et ici une question se pose : est-ce à Lucain, est-ce à Tite-Live que l'on doit imputer ces omissions? Je crois bien que c'est à Lucain.
Sans doute Tite-Live n'a pas été dupe des efforts pacifiques de César ; il a dû y voir, comme beaucoup d'historiens modernes, ou bien des manoeuvres perfides en vue d'abuser l'ennemi, ou bien des parades charlatanesques destinées à gagner l'opinion publique. Mais ce n'est pas une raison pour qu'il les ait passées sous silence. Il a souvent, en racontant des guerres étrangères, mentionné des propositions de paix qu'il savait peu sincères; pourquoi en aurait-il usé autrement avec celles de César? il est probable qu'il les a à la fois enregistrées en bon historien, et démasquées en bon pompéien. Lucain aurait pu en faire autant; il aurait pu faire ressortir la duplicité de cet usurpateur, qui mène si vivement la guerre et qui ose invoquer le nom de là paix ; ç'aurait été pour lui la matière d'une éloquente invective, comme celle par laquelle il a flétri les pleurs hypocrites de César devant la tête de Pompée. Mais peut-être a-t-il jugé que cette façon de présenter les choses compliquerait inutilement sa narration. Puisque les négociations illusoires dont il trouvait la trace dans Tite-Live n'avaient abouti à rien, puisque surtout elles ne correspondaient pas à la pensée intime de leur auteur, autant valait les supprimer tout à fait : le récit deviendrait ainsi plus clair, et aucun lecteur ne courrait le risque de s'égarer en croyant à la bonne foi de César, ou à la mauvaise volonté de ses adversaires. Le désir de paix n'est d'ailleurs qu'un des aspects du rôle généreux que César s'est composé; il en est d'autres qui sont également mis en pleine lumière dans le De bello ciuili, et
relégués dans l'ombre par Lucain. César n'oublie jamais de mentionner, brièvement, comme si c'était la chose du monde la plus simple, mais assez nettement tout de même pour qu'on la remarque, l'indulgence qu'il a témoignée à ses ennemis abattus : Domitius et ses officiers à Corfinium, les soldats d'Afranius en Espagne, Varron, Torquatus à Oricum, les naufragés jetés par les vents sur la côte illyrienne, les vaincus de Pharsale, tous, dès qu'ils ont été en son pouvoir, ont éprouvé sa mansuétude; et à son exemple, s'inspirant du même esprit, ses lieutenants, lors du siège de Marseille, accordent volontiers « par pitié » l'armistice qu'on leur demande. Parmi tous ces actes de clémence, Lucain en a conservé deux ou trois, en les interprétant du reste avec malignité, comme des marques d'orgueil méprisant : ceux de Corfinium et de Pharsale. Il a rappelé aussi l'amnistie accordée aux soldats d'Afranius ; mais, pour en diminuer la valeur, il l'a représentée comme sollicitée par les vaincus et seulement accordée par César : celui-ci, au contraire, s'en attribuait toute l'initiative, et par conséquent tout le mérite. Quant aux autres pardons, il s'est arrangé pour n'avoir pas à en parler. S'il n'a pas raconté les dernières phases du siège de Marseille, s'il n'a pas fait figurer dans son poème ce personnage de Varron, pourtant si célèbre et si curieux, c'est peut-être qu'il lui aurait fallu, dans de tels épisodes, prêter au vainqueur une attitude magnanime, qu'il lui eût été trop pénible de dépeindre. Ici encore, je crois que nous pouvons raisonner comme nous l'avons fait tout à l'heure. Sur les faits matériels, Tite-Live devait être d'accord avec César: puisque les pompéiens pris à Corfinium ou à Pharsale, à Oricum ou à Nymphée, n'avaient été ni massacrés ni maltraités, Tite-Live ne pouvait pas nier que César leur eût laissé la vie sauve; seulement, il lui était permis de faire des réserves sur le vrai motif de cette tolérance.
La clémence de César devait lui paraître, comme celle d'Auguste a paru à Napoléon, une sage politique plutôt qu'une réelle grandeur d'âme. Épris, comme toujours, de simplification, Lucain s'est cru le droit d'éliminer les gestes extérieurs pour aller droit aux sentiments intimes. Il a pensé qu'en se taisant sur ces amnisties qu'il jugeait illusoires. loin de s'écarter de la vérité essentielle, il s'en rapprochait au contraire ; que l'important était de faire connaître le fond de l'âme de César, ce fond d'âpre et dure ambition, et non les dehors spécieux de bonté sous lesquels il avait voulu le déguiser. En d'autres termes, Tite-Live avait raconté les actions généreuses de César sans les croire sincères; Lucain, parce qu'il ne les croyait pas sincères, a préféré ne pas les raconter.
Il ne s'est pas seulement appliqué à dissimuler, par des oublis volontaires, l'humanité, vraie ou fausse, de César, il semble aussi avoir voulu diminuer l'héroïsme, sinon de César lui-même, au moins de ses partisans. Il y a dans les Commentaires quelques passages où l'auteur a pris plaisir à exalter le courage et le dévouement de ses soldats : il montre l'enthousiasme des troupes de Curion à la veille de la bataille contre Varus (1) ;

(1) CAES., 11, 33. — Plus loin (II, 41), au moment de la bataille contre Saburra, César prête aux soldats de Curion une attitude assez résolue, mais on sent qu'il s'attache à pallier leurs défaillances et Lucain est dans le vrai quand il les représente (IV, 749) « trop peu lâches pour fuir et trop peu vaillants pour courir au combat».

il reproduit le serment si énergique fait par ses vétérans de manger l'écorce des arbres plutôt que de laisser fuir Pompée ; il cite les belles paroles d'un de ses porte-étendards, qui, en mourant, ne s'inquiète que du sort de l'aigle confiée à sa garde ; il décrit le furieux remords et l'ardent désir de revanche qui animèrent ses légions après leur échec à Dyrrhachium. Tous ces épisodes, où revit si bien l'intense passion militaire des vieilles troupes césariennes, n'ont pas dû être négligés par Tite-Live : ils lui fournissaient des anecdotes trop frappantes pour qu'il se privât d'en rehausser sa narration. Lucain, s'il n'avait cherché que le pittoresque, les aurait également recueillis avec joie : quel beau vers, par exemple, aurait pu lui suggérer le serment des soldats de César ! Mais ici l'homme de parti a été plus fort que l'artiste. Il s'est dit qu'il était immoral et dangereux de trop célébrer une vaillante mise au service d'une cause injuste ; que, selon la maxime stoïcienne, le courage mal employé cessait d'être une vertu; et que par suite tous ces héros, si aveuglément dévoués à un usurpateur, étaient plus à plaindre qu'à vanter. Il ne les a pas représentés comme des lâches, tant s'en faut ; il a souvent rappelé leur zèle et leur endurance : qu'on se souvienne des vers où il dépeint leur marche infatigable à la poursuite des pompéiens dans les montagnes espagnoles, ou bien de ceux où il raconte les exploits de Scaeva. Mais il a cru que cela suffisait pour la vérité historique; à insister davantage, à mettre en un relief plus saillant la valeur des césariens, il aurait craint de pécher contre la morale stoïcienne.
De même qu'il a passé sous silence les détails trop favorables à César et à ses partisans, il a éliminé ceux qui étaient trop désavantageux pour Pompée et pour les pompéiens. Les traits de cette espèce, comme on peut s'y attendre, sont extrêmement nombreux dans le De bello ciuili, qui, sous ses apparences d'histoire objective, recèle bien des intentions satiriques. Tantôt César s'arrange pour rendre visible la cruauté de ses adversaires : celle de Pompée, qui s'est répandu en menaces si violentes qu'aucun sénateur n'ose accepter d'aller lui porter un message pacifique de César ; celle de Bibulus, qui fait brûler 30 vaisseaux césariens avec leurs équipages, ou mettre à mort tous les passagers d'un autre navire jusqu'aux petits enfants ; celle d'Otacilius, qui massacre des soldats ennemis après leur avoir promis la vie sauve : celle de Labienus, qui, passé dans le camp de Pompée, fait égorger ses anciens compagnons d'armes afin de prouver sa sincérité nouvelle; celle de Scipion, qui gorge ses légions de pillage, en vue de s'assurer leur appui contre Césa. Tantôt d'autres épisodes des Commentaires montrent la déloyauté des pompéiens : les Marseillais, profitant d'une trêve que le lieutenant de César leur a accordée par pitié, se jettent à l'improviste sur le camp ennemi et y mettent le feu ; Pompée à Brindes, Domitius à Marseille, Petreius en Espagne, enrôlent des esclaves contrairement aux lois de la guerre (1);

(1) Lucain, qui n'a pas mentionné les enrôlements d'esclaves faits par Pompée et Domitius, signale au contraire celui de Petreius. D'ailleurs le livre IV de la Pharsale est celui où il se montre le plus dur pour les pompéiens.

Varus, en Afrique, corrompt les soldats de Curion; Bibulus et Libo entament de fausses négociations pour tromper César. Tant d'acharnement et tant de duplicité, contrastant avec la bonne foi et l'humanité de César lui-même, ne peuvent manquer de faire impression sur tous les esprits non prévenus : les indigènes d'Espagne, les villes alliées d'Asie, ne tardent pas à reconnaître de quel côté est la cause véritablement sympathique; et, même. parmi les troupes de Pompée, des défections se produisent chaque jour, alors que les désertions en sens inverse sont extrêmement rares. Enfin, comme il ne suffit pas de rendre l'adversaire odieux si l'on ne le rend pas un peu ridicule, César s'amuse souvent à dépeindre ses adversaires dans une posture comique : c'est Caton, en Sicile, qui se plaint d'avoir été abandonné par Pompée après tant de belles promesses; c'est Varron, en Espagne,qui, longtemps irrésolu entre les deux partis, a 1'esprit de se décider pour Pompée juste la veille de la victoire de César (1);

(1) CAES., Il, 17. — Lucain ne nomme même pas Varron.

c'est surtout Pompée lui-même, qui ne comprend rien aux manoeuvres de l'ennemi, qui se gonfle d'orgueil après le plus léger succès, se croit sûr du triomphe, le laisse crier bien haut par tous ses officiers et l'écrit aux cités alliées, et qui, tout d'un coup, à Pharsale, découvre avec stupeur qu'il a été lâché précisément par les troupes sur lesquelles il comptait le plus, aussi incapable que fanfaron, véritable « général d'opérette ».
Que Lucain n'ait rien conservé d une telle caricature, on le comprend sans peine, et il est plus que probable que déjà chez Tite-Live tous ces traits à la fois antipathiques et grotesques, qui composent chez César la physionomie des pompéiens, devaient être fortement atténués, sinon complètement modifiés. Mais ici la question est trop compliquée pour que l'on puisse aboutir à des affirmations bien nettes. César n'est pas seul, en effet, à nous faire connaître, soit la cruauté, soit la maladresse de ses ennemis. Appien nous a conservé un mot typique de Pompée, lorsqu'il voit que l'on va en venir aux mains avec les césariens alors qu'il aurait été si simple de continuerà les affamer : « la famine est le seul poison des bêtes féroces ». Et quant à son impéritie, elle est, chez le même Appien, vertement raillée par Favonius, qui lui demande ironiquement de faire sortir du sol les légions promises. Mais qu'est-il besoin de descendre jusqu'à un auteur aussi éloigné des événements ? Nulle histoire ne contient de détails plus frappants sur les pompéiens que les lettres écrites au jour le jour par Cicéron. Pompée y apparaît comme un politique inepte, comme un stratégiste médiocre, comme un ambitieux avide de pouvoir personnel, et surtout comme un homme assoiffé de vengeance : lui et tout son parti ne rêvent que proscriptions et confiscations, même à l'égard des neutres ; ce sont de véritables Syllas. Or Appien s'inspire en grande partie de Tite-Live, et d'autre part Tite-Live a dû connaître les lettres de Cicéron : ce double rapprochement ne nous autorise-t-il pas à conclure que chez cet historien, qui est un historien véritable, d'une bonne foi candide, sinon toujours très éclairée, l'aspect antipathique du rôle joué par Pompée et ses amis, sans être aussi accusé que chez César, devait être moins effacé que chez Lucain ? La formule est un peu vague, mais il n'en peut être autrement. A vouloir définir exactement la nuance qui devait séparer Lucain de Tite-Live, à vouloir surtout se prononcer avec précision sur tel ou tel détail particulier, on rencontre des obstacles dont un ou deux exemples feront comprendre l'embarras.
Appien, en racontant la campagne d'Afrique, mentionne entre autres choses deux faits qui ne se rencontrent que chez lui : d'abord l'empoisonnement des sources auprès des Castra Cornelia par les ennemis de Curion; ensuite la présentation à Juba de la tête coupée du général césarien.
Vitelli raisonne ainsi au sujet de ces deux faits : ils ne sont pas narrés par Lucain; donc ils n'étaient pas dans Tite-Live, car Lucain n'aurait pas manqué de reproduire ces épisodes si dramatiques; donc Appien, en cette partie de son histoire, a suivi un autre écrivain que Tite-Live. La conclusion, en elle-même, est assez plausible, mais l'argument sur lequel Vitelli l'appuie me paraît très faible. Je suis assez disposé à croire comme lui que Tive-Live ne parlait pas des deux événements en question : César n'en dit rien non plus, et il me semble bien que ces anecdotes proviennent simplement du récit de Pollion, de ce Pollion à qui, dans tous ces chapitres, Appien donne une place si considérable. Mais quant à prétendre,comme le fait Vitelli, que si Lucain avait trouvé chez Tite-Live la mention des sources empoisonnées et celle de la tête coupée de Curion, il les aurait nécessairement conservées dans la Pharsale, ceci est tout à fait discutable.
De ces deux faits, le premier montre la perfidie des pompéiens, le second leur crauté : cela suffit, je pense, pour que Lucain ait eu un motif de les supprimer, et l'on ne peut inférer de son silence celui de Tite-Live. Voici maintenant, sur un autre point, une difficulté qui vient du récit même de Lucain. Dans la harangue qu'il prète à César au moment de la bataille de Pharsale, il y a une allusion explicite à la cruauté dont Pompée aurait fait preuve lors du combat de Dyrrhachium. Or, de cette cruauté, Lucain n'a pas dit un mot au livre précédent. Que penser de cette contradiction? A-t-il voulu mettre dans la bouche de César une imputation purement calomnieuse, expression d'une haine acharnée, qui ne recule pas devant les plus flagrants mensonges? ou bien s'agit-il d'un fait réel qu'il a pu lire chez Tite-Live, qu'il n'a pas voulu raconter pour son propre compte afin de ne pas noircir la mémoire de Pompée, mais dont il a tiré parti en composant le discours de César? la question est aussi insoluble que celle que j'examinais tout à l'heure, et l'on voit par ces deux exemples combien il est difficile de dire avec certitude : « Ceci n'est pas dans Lucain, parce que ce n'était pas dans Tite-Live », ou inversement : « Ceci était dans Tite-Live, et a été éliminé volontairement par Lucain ». Tout ce qu'on peut supposer légitimement, en ce qui concerne les fautes des pompéiens, c'est que Tite-Live a dû les estomper autant que le lui permettait sa conscience d'historien, et que Lucain a dû, plus résolument que son modèle, écarter les faits les plus gênants pour la cause qu'il avait embrassée.
Jusqu'ici, c'est par des omissions que nous avons vu Lucain chercher à rabaisser le rôle de César, ou à embellir celui du parti contraire. Est-il allé plus loin? à ces inexactitudes, négatives en quelque sorte, a-t-il joint des altérations positives de la vérité? a-t-il inventé des détails qui pussent servir sa passion politique? on l'a souvent prétendu, et pourtant il me paraît bien téméraire de l'affirmer. Rappelons nous qu'en fait de narration circonstanciée des événements, nous ne possédons que celle de César, laquelle est forcément suspecte; tous les autres écrivains qui nous en ont conservé le souvenir sont des abréviateurs sans compter que certains d'entre eux, Velleius, Appien, Dion Cassius, ont subi l'influence des sources césariennes : pour cette double raison, nous pouvons être sûrs qu'ils ne nous disent pas tout, et leur silence sur un fait rapporté par Lucain n'est pas une raison suffisante pour rejeter ce fait a priori. Cela posé, examinons les divers points sur lesquels on a cru trouver chez Lucain des fictions arbitraires et tendancieuses.
Lorsque César revient à Rome après la fuite de Pompée, et qu'il préside une réunion des sénateurs restés dans la Ville, Lucain s'indigne de voir cette assemblée si lâche, prête à toutes les concessions. César, au contraire, se plaint de la mauvaise volonté des sénateurs, qui ne veulent pas le seconder efficacement dans ses négociations avec Pompée. De ces témoignages contradictoires, Ussani conclut que Lucain ne dit pas la vérité. Mais est-il légitime d'accorder plus de crédit à l'une des versions qu'à l'autre? Il s'agit, ici, moins de faits matériels que d'appréciations subjectives. Supposons, comme il est probable, que les sénateurs, déconcertés par la situation critique où ils se trouvaient jetés à l'improviste, soient restés indécis entre les deux factions : leur neutralité, un peu flottante, peut être jugée très diversement selon le point de vue où l'on se place. César, naturellement, les trouve trop rebelles, et un pompéien comme Tite-Live les juge au contraire trop serviles. D'ailleurs César ne les accuse pas précisément de révolte ouverte : loin de là, il reconnaît qu'ils ont applaudi à ses paroles; il leur reproche seulement de s'en être tenus à cette adhésion passive . Mais cette adhésion passive elle-même était déjà pour l'opinion pompéienne un objet de scandale. Un peu plus loin, voici une autre divergence entre César et Lucain, qui peut s'expliquer de la même manière. La colline sur laquelle est située la ville d'Ilerda est représentée par Lucain comme s'élevant en pente douce, tandis que César la dépeint plus escarpée. Mais les épithètes employées par les deux auteurs sont assez vagues. Une côte d'inclinaison moyenne peut être qualifiée de deux manières bien différentes, selon que l'on veut exagérer ou diminuer la difficulté qu'elle présente. Or, César a intérêt à insister sur la gravité de l'obstacle contre lequel ses soldats viendront se heurter inutilement. Lucain est naturellement porté à adopter une manière de voir opposée. Il est donc probable que tous deux s'écartent également de la stricte vérité, en des sens différents, et pour des motifs inverses.
Les Commentaires ne nous ont pas conservé le récit de la révolte de Plaisance; mais nous la connaissons par Dion Cassius (1), et sa narration offre, avec celle de Lucain, quelques dissemblances notables.

(1) Dio, XLI, 26 sqq.

Chez lui, les soldats parlent sur un ton beaucoup moins menaçant que dans la Pharsale, et César, à son tour, leur répond en termes beaucoup moins hautains : on y chercherait en vain l'équivalent du célèbre mot, humanum paucis uiuit genus. Il n'est pas douteux que le poète ait pris plaisir à nous montrer César puni de son crime par l'insolence de ceux dont il a fait ses complices, puis le même César criant avec arrogance sa résolution de poursuivre la lutte et son dédain superbe de l'humanité vulgaire. Il a donc pu forcer l'intensité des sentiments exprimés de part et d'autre, mais cela ne veut pas dire qu'il en ait faussé la nature. Et quant à la harangue que Dion met dans la bouche de César, elle est si longue, si diffuse, avec ses lieux communs sur la discipline, qu'on ne peut guère y reconnaître l'éloquence précise et nerveuse du vrai César. Entre l'exaltation outrancière de Lucain et la rhétorique banale de Dion, je ne sais si la première n'est pas encore la moins éloignée du langage qui a dû être réellement tenu.
Dans le récit de la bataille de Pharsale, Lucain nous dépeint César exhortant ses troupes à piller le camp de Pompée; dans les Commentaires, nous le voyons au contraire empêcher ses soldats de s'attarder trop longtemps au pillage. Mais la contradiction n'est pas aussi importante qu'elle semble l'être. César dit lui-même qu'à la fin du combat il a harangué ses vétérans pour les décider à s'emparer du camp ennemi malgré leur fatigue : il a dû, à ce moment-là, faire luire à leurs yeux l'espoir d'un riche butin. C'est cette exhortation que paraphrase Lucain. Puis, les voyant trop absorbés par le soin de ramasser ce qu'avaient laissé les pompéiens, il leur a commandé d'assiéger la montagne où s'étaient réfugiés ses adversaires : ce nouveau moment de l'action a été omis par le poète.
Vient ensuite une autre contradiction, non entre Lucain et César, mais de Lucain avec lui-ême, s'il faut en croire Ussani : il aurait prêté à Pompée fugitif, d'abord, au livre VII, une attitude calme et résignée, puis, au livre VIII, des sentiments de fureur haineuse contre son vainqueur.
Si cela était vrai, peut-être en pourrait-on tirer des conclusions intéressantes sur la date de composition des livres VII et VIII, mais en fait Ussani exagère beaucoup cette prétendue différence. Les vers du livre VIII qu'il cite, pour prouver que Pompée en veut mortellement à César et souhaite de le voir tué, ont un tout autre sens : «Bien qu'il soit tombé du faite de la gloire, il ne sait pas encore combien son sang a peu de prix; se rappelant sa destinée, il croit que sa vie vaut encore la somme qu'il donnerait lui-même pour la tête coupée de César ». Ce que le poète veut mettre en relief, ce n'est pas du tout la rage de Pompée; c'est l'illusion qui lui fait penser qu'il est encore sur un pied d'égalité avec son adversaire.
A part ce passage, sur lequel Ussani a commis un réel contre-sens, le début du livre VIII n'offre rien qui démente la peinture tracée au livre précédent. Pompée apparaît toujours triste, découragé, renonçant à la lutte, et ceci est absolument conforme à ce que disent et César, et Appien, et Dion Cassius, et Plutarque (1).

(1) Lucain est seul de tous les auteurs anciens à raconter l'abandon des cadavres à Pharsale (VII, 191 sqq.), mais ce n'est pas une raison pour suspecter sa véracité sur ce point. Au contraire, on peut affirmer que si César avait pris soin de faire ensevelir les soldats morts, il n'aurait pas négligé de s'en vanter dans les Commentaires.

Enfin on peut relever une dernière divergence entre les Commentaires et la Pharsale, en ce qui concerne les événements d'Alexandrie : chez Lucain, César est fortement effrayé par le soulèvement des Égyptiens. Mais, si ce mouvement de terreur est très compréhensible, il est très compréhensible aussi que César ait voulu le cacher, et le silence des Commentaires sur ce point n'est pas un argument contre Lucain.
Il resterait à examiner quelques endroits où le désaccord entre le poète et les autres écrivains porte, non sur les faits eux-mêmes, mais sur les intentions que ces faits révèlent. Ces intentions, Lucain ne peut les affirmer que par hypothèse, et il faut voir jusqu'à quel point ses inductions sont légitimes.
Lorsque César arrive à Ilerda, il attend un peu avant d'engager la lutte : il ne nous dit pas expressément pourquoi, mais il laisse entendre que c'est pour une raison d'ordre stratégique. Lucain prétend que les troupes césariennes ont hésité à combattre par honte de leur crime.
Présentée en ces termes, l'explication n'est pas acceptable, mais il est possible que les assiégeants, découragés par l'insuccès de leur tentative antérieure, aient manifesté quelque indécision. Ce serait cette répugnance à attaquer l'ennemi que César aurait masquée sous une formule un peu vague, et que Lucain aurait au contraire amplifiée pour en tirer un argument contre César.
Dans l'épisode si curieux où les deux armées ennemies, campées l'une près de l'autre, se mettent à fraterniser, Lucain semble insinuer que la sympathie des soldats de Petreius pour les césariens est le résultat d'une corruption. Naturellement, dans les Commentaires, il n'y a rien de tel. Mais il est trop évident que, même si le fait eût été vrai, César aurait eu de bonnes raisons pour n'en point parler, pour laisser à la manifestation des pompéiens le caractère d'un mouvement spontané. A la suite de cet événement, les chefs pompéiens rejoignent Ilerda : selon César, c'est parce qu'ils manquent de blé; selon Lucain, c'est parce qu'ils n'osent pas maintenir à la même place les troupes qui viennent de se souiller par le meurtre sacrilège de leurs concitoyens. Ne nous hâtons pas de déclarer romanesque cette dernière explication. A cette époque, les scrupules religieux qui s'attachent au serment, au lien d'hospitalité, etc., ont encore beaucoup de force ; l'histoire de Varus et de Curion en Afrique, chez César lui-même, le prouve surabondamment, et il n'est pas impossible que les pompéiens d'Espagne aient été réellement épouvantés du massacre commis en dépit de la parole donnée. Pendant toute cette guerre de montagnes, César évite autant que possible les engagements à main armée: il ne veut pas risquer sans besoin le sang de ses soldats, il n'aime pas non plus à verser celui de ses ennemis. Lucain lui prête la même tactique, mais la motive par une raison moins désintéressée, la peur d'avoir affaire à des adversaires que leur courage désespéré peut rendre redoutables. C'est moins beau, moins touchant : est-ce moins vrai ? et, si nous pouvons soupçonner Lucain d'avoir attribué à César un calcul d'utilité pratique, oserions-nous prétendre que César n'a pas pu vouloir se poser dans une attitude de noble philanthropie? Lorsque César est en Épire, et qu'il attend en vain l'arrivée des renforts commandés par Antoine, il écrit sévèrement à celui-ci pour le blâmer de sa lenteur. Lucain va plus loin, et l'incrimine de trahison à mots couverts. Nous n'avons pas à rechercher si cette imputationest fondéeounon, mais si elle est vraisemblable, et si elle a pu être formulée par Tite-Live. Je n'y vois pas d'objection : Antoine, ennemi de Pompée, puis de Brutus et de Cassius, puis d'Octave, devait être triplement odieux à Tite-Live, et il ne serait pas étonnant que l'historien l'eût dépeint à demi traître envers César.
On sait qu'après sa victoire de Dyrrhachium, Pompée ne voulut pas prendre l'offensive hardie qu'on lui conseillait. César, Appien et Plutarque expliquent ce refus par des considérations stratégiques. Lucain, suivant Ussani, invoquerait au contraire un motif purement sentimental, la tendresse ou le respect pieux de Pompée envers son beau-père. C'est se tromper, à mon avis, sur le sens de pio dans le vers en question : Lucain songe, non pas du tout à la « piété » de Pompée envers César, mais à sa « piété » envers Rome. D'après lui, Pompée ne veut pas de proscriptions, ni de massacres, ni d'une guerre en Italie, et voilà pourquoi il se contente d'avoir mis en fuite son adversaire. Ce sentiment n'a rien d'invraisemblable : on le retrouve mentionné chez Plutarque ; on en retrouve un analogue, attribué à Caton cette fois, chez Appien (1).

(1) App., B. Ciu, Il, 40 (Caton ne veut pas livrer bataille à Curion, pour ménager les Siciliens).

On ne peut donc accuser ici Lucain d'avoir voulu idéaliser arbitrairement le personnage de Pompée. On le pourrait plus légitimement, je crois, à propos de la fin du livre VII. D'après son récit, c'est par patriotisme que Pompée se décide à ne pas prolonger une lutte inutile, et s'enfuit avant la fin de la bataille de Pharsale : il semble bien qu'en réalité Pompée ait cédé à un accès de découragement ; le poète a pris à coeur de relever un peu la dignité du vaincu. Somme toute, lorsque l'on compare la Pharsale aux Commentaires, on voit que le récit. de Lucain contient sans doute quelques faits qui ne sont pas dans le De bello ciuili, que d'autres sont modifiés dans le détail, d'autres encore expliqués par des intentions différentes de celles que César a alléguées. Mais en même temps on aperçoit quelques conclusions qui me semblent importantes. D'abord, ces additions, modifications ou interprétations,sont beaucoup moins nombreuses que les omissions pures et simples : Lucain se croit en droit de taire la vérité gênante bien plutôt que de la déguiser. En second lieu, presqu'aucune des assertions de Lucain, là où il est en désaccord avec César, n'est foncièrement invraisemblable. Enfin, et ceci est à retenir, il n'y en a aucune qui ne puisse être attribuée à Tite-Live d'une manière au moins plausible. Si l'on demande : « la vérité historique est-elle, dans la Pharsale, altérée par l'influence des tendances politiques?», il est possible qu'il faille répondre « oui ». Mais si l'on demande : « cette altération est-elle imputable à Lucain lui-même plutôt qu'à son modèle? », je crois bien que neuf fois sur dix il faut répondre « non ». Tel n'est pas l'avis d'Ussani. D'après lui, si Lucain a suivi assez fidèlement l'opinion de Tite-Live sur Pompée, opinion sympathique en dépit de quelques réserves, par contre, il est beaucoup plus hostile à César que ne devait l'être l'historien. Et Ussani cite à ce propos le mot célèbre de Tite-Live, que Sénèque nous a transmis: « On peut se demander si la naissance de César a été pour Rome un bien on un mal ». Il ne me semble pas que ce mot implique un jugement beaucoup plus élogieux que celui de Lucain. Lorsque Tite-Live parle du « bien » que César a pu faire à Rome, il songe évidemment à ses conquêtes extérieures, à l'annexion de la Gaule : mais Lucain, lui aussi, a salué cette gloire comme il convenait. Quant à la politique intérieure de César, à sa guerre contre Pompée, à sa dictature, je crois bien que Tite-Live en pensait autant de mal que Lucain. J'ai réservé à dessein le rôle prêté par Lucain à Domitius, parce que la question qui se pose à ce sujet est particulièrement complexe et difficile. Il semble bien que le poète ait eu deux motifs pour idéaliser Domitius, qu'il ait vu en lui, non seulement le lieutenant de Pompée, mais l'ancêtre de Néron.
C'est ce qu'Ussani appelle, non sans emphase, « l'union monstrueuse du libéralisme et du néronianisme », connubio mostruoso : l'épithète n'est pas d'ailleurs très juste, car les écrivains officiels, au début du règne de Néron, conciliaient parfaitement, en théorie du moins, l'amour de la liberté avec le loyalisme impérial. Mais, si Lucain a eu le dessein de flatter l'empereur en glorifiant un de ses aïeux, comment se fait-il qu'il ait passé sous silence la part prise par Domitius à la défense de Marseille? d'autre part, comment expliquer qu'on trouve dans le même livre, côte à côte, les invectives les plus furieuses contre l'empire (et non pas seulement contre César), et le récit enthousiaste de la mort de Domitius ? Ce sont là des problèmes bien malaisés à résoudre. Quoi qu'il en soit des raisons qui ont pu pousser Lucain à embellir ce personnage, toujours est-il qu'il l'a embelli, mais pas autant qu'on l'a prétendu. Domitius, a-t-on dit, n'était qu'un acteur très secondaire dans ce grand drame, moins important que Scipion, par exemple. Pourtant, chez Appien, nous voyons César rassurer ceux qui ont peur de lui en leur citant l'exemple de ce Domitius à qui il a pardonné : c'est donc que c'était un homme en vue. A Corfinium, Domitius avait voulu fuir, et c'est alors que ses soldats indignés l'avaient livré à César : Lucain, dit-on encore, a omis tout cela. Mais ce n'est pas précisément par lâcheté que Domitius songeait à quitter la ville ; il avait reçu de Pompée l'ordre formel de le rejoindre (1).

(1) La version suivant laquelle Domitius se serait empoisonné et aurait été sauvé par son médecin SUET., Nero, 2; PLUT., Caes., 346 complique encore la question.

Que s'était-il passé entre lui et ses soldats? nous ne le savons que par César et par Dion Cassius, qui, en cet endroit, suit une version très favorable à César; nous ne pouvons donc pas affirmer que Lucain se soit écarté délibérément du récit deTite-Live. A Pharsale, enfin, ajoute-t-on, Lucain a complètement transformé la mort de Domitius : il le fait périr au centre de l'armée, en combattant, et sous les yeux de César, tandis qu'il fut tué en fuyant et sans que César fût là. Ce seraient, il faut l'avouer, de fortes inexactitudes, si l'on était sûr que Lucain les eût commises. Mais rien n'est moins certain. D'abord, le poète ne nous dit pas le moins du monde où succomba Domitius (1).

(1) Le soin que prend César de mentionner cette mort prouve qu'elle avait une certaine importance.

En second lieu, il est exagéré de parler de « fuite » ; d'après César lui même, Domitius était de
ceux qui, après la perte du camp, avaient voulu se retrancher sur la montagne voisine, et c'est en y allant qu'il fut rejoint, à bout de forces, par les cavaliers césariens; il n'y a là aucun manque de courage. Enfin, rien ne prouve que César n'ait pas assisté à cette mort; le texte de Cicéron sur lequel on s'appuie pour le démontrer ne le dit nullement (1).

(1) Cic., Phil., Il, 71. C'est à propos, non de Domitius, mais des autres victimes d'Antoine, que Cicéron oppose la cruauté de ce dernier à la clémence que César aurait témoignée s'il eût été là.

Ainsi donc, même en ce qui concerne Domitius, c'est-à-dire sur un point où tout se réunissait pour engager le poète à modifier la réalité historique, il ne parait pas l'avoir altérée plus que Tite-Live lui-même n'avait dû le faire.
De tout ce qui précède, il ressort, ce me semble, que, même dans les faits qui touchent à la politique, Lucain s'est montré beaucoup moins hardi à l'égard de la vérité qu'on n'aurait pu s'y attendre. L'argumentation d'Ussani, que j'ai combattue en bien des rencontres, aboutit à ce jugement : le témoignage de Lucain ne doit être pris au sérieux que lorsque les faits qu'il est seul à rapporter ne peuvent s'expliquer par aucune tendance littéraire ou politique. Cette formule, même si elle était exacte, n'impliquerait pas une condamnation bien sévère du poète ; elle ferait simplement de son oeuvre un document à la fois précieux et suspect, pas moins discutable que les Commentaires, mais pas davantage non plus. Cependant, sous sa forme négative et restrictive, l'opinion d'Ussani est vraiment trop peu juste pour Lucain. J'en renverserais volontiers les termes, et je dirais : partout où nous ne voyons pas avec évidence la marque d'une intention littéraire ou d'un parti-pris politique, le témoignage de Lucain doit être examiné très attentivement, et non pas toujours, certes, adopté coûte que coûte, mais traité avec autant de respect que celui des historiens de métier, parce que, dans la majeure partie des cas, le témoignage de Lucain n'est autre que celui de Tite-Live.

§3-

Il serait possible de justifier par une contre-épreuve la conclusion que nous venons de formuler: en regard des faits que Lucain passe, à tort ou à raison, pour avoir modifiés, on pourrait mettre ceux qu'il a exactement reproduits. Les passer tous en revue serait un labeur bien long : il faudrait relever presque tous les événements contenus dans la Pharsale, et en montrer la concordance habituelle avec les récits des historiens. Il suffit, ce me semble, d'indiquer certains endroits où la véracité historique de Lucain est plus particulièrement remarquable, parce qu'elle a dû coûter des sacrifices à son imagination de poète ou à son ardeur de polémiste. Qui dit poésie dit création, fiction, et cela, je crois, chez les anciens plus encore que chez nous. Lucain pourrait donc, comme bien d'autres auteurs d épopées semi-historiques, être tenté d'embellir sa matière par des inventions de son crû. Il ne le fait que rarement, et dans ce sens là, dans ce sens là seulement, cela va sans dire, on comprend pourquoi les critiques de l'antiquité lui ont quelquefois refusé le nom de poète (1).

(1) MART., Epigr., XIV, 194.

Ce n'est point stérilité, d'ailleurs : il a donné la mesure de sa richesse imaginative en concevant des épisodes comme ceux qui diversifient le tableau de la bataille de Marseille ou le récit de la marche de Caton en Afrique. Mais il a le goût et le sens u réel. Il ne répugne pas à indiquer avec une exactitude rigoureuse les données topographiques nécessaires à exposer la position relative des collines et des camps qui entourent Ilerda; ou à dire que les lignes de Pompée, à Dyrrhachium, embrassent un espace aussi étendu que la distance entre Rome et Aricie ou entre Rome et l'embouchure du Tibre. Il nous fournit également des renseignements chronologiques, non d'une manière vague ou approximative, mais assez minutieusement pour qu'on puisse retrouver, sous ses périphrases astronomiques, la date de tel ou tel fait : il nous apprend, par exemple, que l'inondation de la Sègre a eu lieu peu après l'entrée du Soleil dans le signe du Bélier, c'est-à-dire, en style julien, peu après l'équinoxe de printemps ; que la défaite de Vulteius se place au moment où le Soleil est encore dans le signe des Gémeaux, mais va prochainement pénétrer dans celui du Cancer, c'est-à-dire vers le 19 juin ; que Pompée est parti de Paphos pour l'Égypte lors de l'équinoxe d'automne, etc.
Il décrit les opérations militaires avec une application exempte de fantaisie. Quelquefois on a cru le prendre en défaut, mais une critique plus attentive a fini par lui donner raison : ainsi, dans le récit du siège de Marseille, Stoffel et bien d'autres lui ont reproché de n'avoir pas mentionné les deux terrasses des assaillants, mais M. Jullian a montré que la seconde terrasse n'a existé que dans l'imagination de commentateurs malavisés du texte de César. En un mot, qu'il s'agisse de topographie, de chronologie, de stratégie ou de tactique. Lucain a presque toujours la conscience et le sérieux d'un technicien bien informé. Chose remarquable, c'est assez souvent de sa documentation même que sort son mérite d'artiste. Qu'on se rappelle l'épisode si frappant du livre IV, les deux armées ennemies campées sur deux collines voisines, au milieu d'une chaîne de montagnes dont se hérisse la plaine de l'Èbre ; ou bien le tableau de la forteresse de Dyrrhachium, qui se dresse, inexpugnable, sur un roc presque en pleine mer, à peine rattachée à la côte par une étroite bande de terre, si bien entourée par les flots que, les jours de grand vent, l'assaut des lames secoue ses temples et ses maisons et couvre ses toits d'écume. Ces descriptions, tout à fait vivantes, n'ont rien de « littéraire » dans le mauvais sens du mot, rien qui soit inventé à plaisir. Tous les détails en sont vrais, empruntés à des textes sûrs, et destinés à faire comprendre la situation des belligérants autant qu'à produire une forte impression sur le lecteur. C'est la précision rigoureuse qui en fait le pittoresque.
Historien dans la notation des faits, Lucain l'est aussi dans la recherche des causes Ici encore la fiction arbitraire est bannie de cette oeuvre sérieuse et forte. Voyons-le, par exemple, essayer d'expliquer l'origine du grand fait auquel est consacré son poème, l'origine de la guerre civile. Plus d'un poète ancien se serait réfugié dans des inventions mythologiques ou dans des considérations vagues et superficielles. Lucain suit une marche plus méthodique. S'il commence par invoquer la volonté mystérieuse du destin, qui ne permet pas aux choses humaines une croissance démesurée, et veut que l'excès de puissance soit toujours suivi d'une chute, il ne s'en tient pas longtemps à cette raison trop abstraite, trop générale. Il analyse les motifs particuliers qui ont armé l'un contre l'autre les deux chefs rivaux, et caractérise avec une sûreté tout à fait pénétrante leurs dispositions morales et leur situation politique. Puis, passant des généraux aux soldats, il trace le tableau des vices qui ont rendu possible cette crise tragique : l'amour du luxe et des plaisirs, engendré lui-même par une prospérité trop grande ; le dédain des lois et des principes moraux; la dissolution des institutions anciennes; l'anarchie; la corruption électorale; la perturbation financière, qui fait que presque tout le monde a intérêt à ce que la guerre éclate. C'est donc dans la psychologie, soit individuelle, soit sociale, qu'il cherche l'explication des faits historiques, et par là, il se sépare profondément de presque tous les poètes de son temps, se rapproche au contraire d'un Salluste ou d'un Thucydide, de ce dernier surtout, car, comme lui, il
s'applique à généraliser ses observations; il présente l'événement qu'il étudie comme un cas particulier d'une loi universelle, et cette espèce d'élargissement inductif achève de donner à ses réflexions un aspect tout à fait scientifique.
Dira-t-on qu'il s'échappe quelquefois en imaginations romanesques? qu'un historien sérieux n'aurait pas accordé tant d'importance à Julia et à Cornelia? et qu'en attribuant à la mort de l'une la rupture de César et de Pompée, en nous montrant Pompée dominé jusqu'à Pharsale par sa passion pour l'autre, en faisant jouer un tel rôle à l'amour au sein des agitations politiques, il a voulu embellir les faits bien plutôt que les expliquer rationnellement? J'estime que ce serait une erreur. Les causes personnelles, accidentelles même, ont leur place dans l'histoire à côté des grands mouvements d'opinion ou d'intérêt. Il serait aussi illogique d'en nier l'efficacité que de leur imputer, à elles seules, tout ce qui arrive. Ici, il semble bien que Pompée, tel que nous l'apercevons à travers la biographie de Plutarque par exemple, ait été fort sensible à l'ascendant de ses épouses successives. L'amour a certainement pesé sur ses décisions, qui, à leur tour, ont pesé sur les destinées de Rome. Il est donc on ne peut plus légitime de mentionner les motifs sentimentaux en même temps que les motifs politiques. Que Lucain ait présenté ces motifs sous une forme très émouvante, dans l'apparition de Julia à Pompée ou dans les adieux de Pompée et de Cornelia, c'est possible, mais cela ne change rien à la question. Des épisodes comme ceux-là contribuent puissamment au pathétique de la Pharsale, mais ce n'est pas le seul désir du pathétique qui les a suggérés à l'auteur. En mettant l'amour à côté de l'ambition ou du calcul, en faisant intervenir des mobiles passionnels dans la conduite de personnages qui, après tout, étaient des hommes et non pas seulement des politiciens, Lucain n'a point péché contre la vérité psychologique; il n'est pas sorti du terrain positif, le seul qui convienne à un historien.
Ainsi donc, quand il doit noter des détails matériels, décrire des scènes ou des sites, analyser des sentiments, ou expliquer les grands faits politiques et militaires, Lucain se montre toujours avide de réalité précise. Son esprit ne va pas naturellement à l'imaginaire ou à l'hypothétique, mais au vrai. Cela se voit encore mieux quand on observe son attitude dans plusieurs cas où sa passion républicaine pouvait l'écarter de la vérité, et où il est allé quand même vers elle par un très méritoire effort.
Nous l'avons vu, par exemple, supprimer certains détails préjudiciables à la cause pompéienne : mais il en a conservé d'autres, qu'un pamphlétaire fanatique n'aurait pas manqué d'omettre. Au livre IV, notamment, il ne dissimule nullement les torts de Petreius, son opposition acharnée et stupide à la paix réclamée par ses soldats, sa décision d'enrôler des esclaves pour « des combats criminels », sa perfidie et sa cruauté dans le massacre des césariens. Inversement, il y a des faits qui ne sont pas très favorables aux partisans de César, que celui-ci a racontés, que Tite-Live a dû raconter aussi, dont Lucain aurait pu s'emparer, et dont il n'a pas tiré parti pour les besoins de sa cause : tel est l'appel adressé par les assiégés de Salones à la population servile. Quelquefois même son impartialité éclate à propos d'événements considérables. Ainsi, puisque la bataille de Pharsale est à ses yeux à la fois un malheur et un crime, il aurait pu être tenté d'en attribuer l'initiative à César, d'autant plus que César lui-même présente cette bataille comme voulue par lui autant que par son adversaire. Il n'en a rien fait. S'il a déchargé Pompée de la responsabilité principale en cette occurrence, c'est pour la faire retomber sur ses compagnons d'armes, non sur son ennemi : décidé par l'état-major pompéien, engagé sur le signal de Pompée, le combat n'est pas l'oeuvre de César, qui se contente d'accepter, avec une joie féroce, il est vrai, l'occasion avidement souhaitée.
On pourrait aussi comparer le récit tracé par les deux écrivains des événements qui ont suivi Pharsale : peut-être est-ce dans les Commentaires que Pompée a l'attitude, je ne dis pas la plus émouvante, mais la plus active et résolue, la plus digne d'un chef de parti, de telle sorte que son ancien rival nous en donne une idée plus élogieuse que son panégyriste, ce qui prouve à tout le moins la bonne foi de ce dernier.l'écrivain Ceci nous amènerait à définir le jugement de Lucain sur Pompée. On a bien souvent signalé les réserves qui se mêlent à la louange, mais il importe d'observer que ces réserves ne se trouvent pas seulement au début du poème. Que Lucain ait condamné la part prise par Pompée au triumvirat, sa jalousie puérile des succès de César, sa fuite éperdue à l'approche de l'ennemi; qu'il ait fait juger très sévèrement par Brutus et par Caton son ambition démesurée : cela s'explique sans peine si l'on admet que les premiers livres de la Pharsale ont été composés avant la rupture de et de Néron. Mais, jusqu'à la fin de l'oeuvre, un peu de cette défiance persiste toujours. Lucain a beau nous dire que Caton, qui autrefois détestait Pompée, est devenu pompéien depuis la défaite de Pharsale : il s'en faut de beaucoup que cette conversion soit entière. L' « éloge » de Pompée par Caton, par Caton qui est évidemment ici le porte-parole de l'auteur, se résume à peu près ainsi : « Pompée était loin de valoir nos ancêtres, mais enfin il était un peu moins mauvais que la plupart de nos contemporains ». Ces restrictions, à cette place, sont fort significatives.
Elles prouvent tout au moins que Lucain n'est pas un de ces écrivains de parti qui vantent indifféremment tous les défenseurs de leur cause. Parmi les adversaires de César, il s'attache à distinguer ceux qui sont mus par une pensée égoïste et ceux qui n'obéissent qu'à un principe désintéressé. Il ne met pas Pompée ni Cicéron sur le même rang que Caton ou Brutus. Ce soin de marquer les nuances, à lui seul, est une garantie d'objectivité.
Tout cela est relatif, bien entendu. Il serait fort imprudent de voir dans Lucain le narrateur impassible qu'il ne pouvait ni ne voulait être. Mais il y aurait un égal excès à dénier à la Pharsale toute valeur historique, sous prétexte que c'est une oeuvre d'art et une oeuvre de passion. Il ne me paraît pas douteux que Lucain ait aimé la vérité presque autant que ses propres idées. Et, trouvant dans l'histoire de Tite-Live un document dont le libéralisme concordait avec ses propres tendances, et dont la bonne foi, universellement célèbre, rassurait ses scrupules, il a dû s'en tenir aussi près que possible, s'en assimiler la substance, n'y rien ajouter ou retrancher d'essentiel. Il n'a pas été un pur historien, mais il a aimé l'histoire, il l'a comprise, et le plus souvent il l'a respectée. C'en est assez pour donner à son poème une haute valeur, puisqu'en lui nous apparaît le récit de Tite-Live, embelli, mais non déformé, par la splendeur de la poésie.

CHAPITRE IV

LES SOURCES PHILOSOPHIQUES

1

§ 1.

La question des sources philosophiques de Lucain ne se pose pas du tout dans les mêmes termes que celle de ses sources historiques. Pour exprimer ses idées sur l'univers et sur les dieux, sur la vie future et sur la vertu, le poète n'a pas eu besoin de consulter docilement ses livres comme pour raconter les épisodes de la guerre civile. Il serait vain de chercher dans la Pharsale l'action immmédiate, directe, de tel ou tel ouvrage de philosophie : on peut seulement se demander, d'une façon plus générale, sous quelles influences s'est formée la pensée de l'écrivain, cette pensée qui, tantôt largement développée, tantôt condensée en quelques mots, est présente dans toute l'oeuvre, en anime et vivifie tous les détails.
Même ainsi défini, le problème n'est pas très facile à résoudre. Il paraît l'être tant qu'on ne l'examine que de loin. Évidemment, à prendre la Pharsale dans ses grandes lignes, Lucain est stoïcien, et l'on s'y attend du reste. Neveu de Sénèque, disciple de Cornutus, ami de Perse, comment n'aurait-il pas subi l'empreinte du stoïcisme? De fait il l'a subie : qu'on se rappelle les conseils d'énergie, de désintéressement, qu'il prodigue à toute occasion; qu'on relise surtout son admirable portrait de Caton, de ce Caton qui fut un des « saints » du stoïcisme. Seulement, cette première constatation, d'autant plus aisée à faire qu'elle est plus superficielle, ne nous permet pas de pénétrer bien avant dans l'esprit de Lucain. Le stoïcisme a eu des disciples d'espèce assez différente : les uns d'une fidélité intransigeante, immuablement attachés aux principes de la secte; les autres plus disposés à les laisser tempérer par ceux des écoles rivales. De plus, les grands docteurs du Portique, à l'inverse d'Épicure, n'ont jamais imposé un dogme arrêté jusque dans les plus petits détails : à côté des vérités essentielles, ils ont laissé subsister des questions ouvertes, sur lesquelles les opinions contraires pouvaient se manifester librement. Dès lors, puisque l'adhésion au stoïcisme n'entraîne pas d'emblée l'acceptation passive d'une doctrine toute faite, nous devons rechercher ce qu'a été cette adhésion pour Lucain. S'est-il strictement enfermé dans les croyances qu'on lui avait prêchées, ou bien a-t-il été accessible à des influences étrangères? et d'autre part, là où il y avait dout et choix, là où les maîtres se partageaient, de quel côté s'est-il rangé? Une fois qu'on a dit qu'il est stoïcien, il reste à marquer d'abord le degré exact, et aussi la nuance précise, de son stoïcisme.
Sur le second de ces deux points, ceux qui se sont occupés de Lucain n'ont rien dit de très net. Sur le premier, ils ont donné des réponses contradictoires. Les uns, comme OEttl, Millard, Heitland, se sont appliqués à retrouver dans la Pharsale la traduction rigoureuse des maximes stoïciennes : Heitland a même eu la patience de résumer, d'après Zeller, les principes fondamentaux du système stoïcien, et, en regard de chacun des articles de cette confession de foi, il a placé les vers du poète qui peuvent servir à l'illustrer. Ce parallélisme, on le croira sans peine, est un peu factice. D'ailleurs, Heitland, aussi bien que OEttl et Millard, finit par reconnaître qu'il y a chez Lucain des « éléments non stoïques ». Ces éléments paraissent avoir beaucoup frappé plusieurs critiques français ; ils se sont choqués des disparates qui en résultent dans un poème en général stoïcien. M. Souriau a durement raillé les contradictions de Lucain, qu'il se représente comme ballotté entre Zénon et Épicure. M. Lejay, avec une ironie plus discrète, n'est pas au fond moins sévère. Pour lui, l'auteur de la Pharsale n'est ni un stoïcien, ni un épicurien, ni un éclectique, ni un sceptique ; c'est simplement un homme de lettres. « Il a des croyances successives et même simultanées. C'est qu'il ne voit guère dans ces doctrines que de belles matières dignes de tenter un poète. » De ces deux interprétations, laquelle est la vraie? les sentences philosophiques, si nombreuses dans la Pharsale, sont-elles les pièces d'une théorie liée (avec, peut-être, l'intrusion de quelques idées hétérogènes)? ou bien ne devons-nous y voir que des amplifications de pure virtuosité littéraire ?
Le sérieux passionné avec lequel toute l'oeuvre est écrite proteste, je crois, contre cette dernière opinion. D'autre part, les divergences qu'on relève entre tels et tels passages, si elles sont réelles, accusent une incohérence de pensée qui serait invraisemblable chez le sectateur convaincu d'une doctrine philosophique. Mais sont-elles réelles? c'est la question capitale qu'il nous faut éclaircir ; et, pour l'éclaircir, il sera bon, je crois, de la décomposer. Je ne songe pas seulement à la distinction entre « physique » et « morale», qui est de rigueur ici comme à propos de tous les philosophes anciens. Même dans la « physique », il y a plusieurs problèmes différents, quoiques connexes : voyons successivement ce que Lucain a pensé de chacun d'eux.
En ce qui concerne la physique à proprement parler, je veux dire la conception du monde ou de la nature, il me paraît se conformer absolument aux enseignements du stoïcisme. Il s'y conforme sur des points de détail, tels que l'existence des antipodes, la position de la terre suspendue en équilibre et soutenue par l'air, le renouvellement de la substance des astres par l'air ou par l'eau de l'Océan, le déluge qui a jadis dévasté la terre, l'existence perpétuelle de certaines eaux, marines ou fluviales, aussi anciennes que la création elle-même. Il s'y conforme encore en ce qu'il ne croit pas le monde éternel, mais destiné à périr dans un embrasement général. Enfin et surtout, il accepte, pour tout ce qui touche à la vie de l'univers, les tendances essentielles de la doctrine, celles qui peuvent se résumer dans les trois mots de panthéisme, de déterminisme et d'optimisme.
Lucain ne nie pas l'existence des dieux de la mythologie, quitte d'ailleurs à révoquer en doute certains détails de leur légende, et, par exemple, à refuser d'admettre qu'ils soient nés tel jour et en tel lieu comme la tradition le prétend. Mais ces dieux multiples ne sont que des émanations, des manifestations du dieu suprême, de l'âme divine répandue dans le monde. Cette âme, on peut l'appeler, si l'on veut, « Jupiter » ou « le maître des dieux ». Mais elle ne doit pas être confondue avec le Jupiter de la fable : le Jupiter du poète, comme celui de Cléanthe ou de Sénèque, c'est « tout ce que nous voyons et tout ce qui nous meut » ; son séjour est partout, « la terre, la mer, l'air, le ciel ». Il se glisse, en quelque sorte, dans toutes les parties de l'univers. Il est le père de toutes choses; s'il n'a pas créé la matière, s'il l'a reçue informe et brute lorsque le feu cosmique a commencé à s'apaiser, c'est lui qui l'a arrangée, organisée, et qui, à chaque instant, l'anime. C'est lui aussi qui la soumet à l'enchaînement immuable des causes et des lois auquel lui-même est d'ailleurs le premier assujetti. Ces « pactes du monde », dont les stoïciens ont si fréquemment parlé, Lucain les regarde comme invincibles, au moins en ce qui concerne l'ensemble de la nature. On a quelquefois prétendu le contraire, en se fondant sur deux passages où il semble envisager comme possible l'hypothèse opposée; mais ces deux passages n'ont pas la portée qu'on leur attribue. Dans le premier, ce n'est pas Lucain qui parle, mais un de ses personnages, l'astrologue et pythagoricien Nigidius Figulus. Avant d'expliquer les présages funestes qu'il lit dans le ciel, il s'écrit : « Ou bien le monde erre éternellement sans loi et les astres vagabondent dans une course incertaine, ou bien, s'ils sont mus par la destinée, une prompte destruction se prépare pour Rome et pour le genre humain ». Il est aisé de se rendre compte que Figulus n'admet pas un instant la première supposition ; elle n'est pour lui qu'une façon de présenter avec plus de force son idée véritable, quelque chose comme une paraphrase poétique de la locution familière : « ou je me trompe, ou bien... ». L'autre passage se trouve au début du IIe livre.
Lucain, cette fois, s'exprime pour son propre compte, et se plaint que l'humanité puisse prévoir les malheurs à venir. Cette connaissance anticipée, dit-il en substance, est un mal dans tous les cas, soit que les causes soient déterminées à jamais, soit que toutes choses soient soumises à un sort incertain. Mais il ne faut pas croire que Lucain hésite lui-même entre l'hypothèse du destin et celle du hasard : il se borne à déclarer que, dans les deux alternatives, la même conclusion s'impose. C'est un artifice de dialectique, qui ne l'empêche pas d'avoir son opinion arrêtée. La seule dérogation à l'ordre naturel qui soit mentionnée dans le poème, c'est le lever tardif du jour au moment de la bataille de Pharsale : le Soleil, plus lent que ne le lui permet la « loi éternelle », répugne à éclairer cette scène horrible. Mais qui serait assez naïf pour chercher dans cette hyperbole toute littéraire l'expression d'une doctrine philosophique? Lucain a pu, tout en se permettant cette figure de rhétorique, continuer à croire avec les autres stoïciens à l'ordre universel.
Avec eux encore, il croit que cet ordre est bon. Cette confiance sereine dans la bienveillance de la nature, qui s'épanche éloquemment chez un Cicéron ou un Sénèque, et qui contraste si fort avec l'âpre pessimisme de Lucrèce, se retrouve aussi dans la Pharsale. C'est elle, notamment, qui aide le poète à sortir des questions douteuses. Ainsi, en étudiant la géographie de la Gaule, il est amené à décrire les marées de l'Océan, et à en rechercher la cause : après avoir émis trois hypothèses, celle d'une action des vents, celle de l'attraction lunaire, et celle de l'attraction solaire, il avoue qu'il laisse aux curieux le soin de se prononcer ; il consent, pour sa part, à ce que la cause véritable reste cachée, « comme les dieux l'ont voulu ». Pourquoi? si les dieux n'ont pas cru devoir la révéler aux hommes, c'est que les hommes n'avaient pas besoin de la connaître. Le sage doit leur faire crédit, persuadé qu'ils ont tout réglé pour le mieux.
Quelquefois le finalisme du poète est mis à rude épreuve. Voici, par exemple les Syrtes, cette région mi-terrestre et mi-aquatique, qui n'est rien et ne peut servir à rien. Faut-il croire que « la nature » l'ait ainsi créée pour être à jamais inutile ? c'est la première idée qui vient à l'esprit de Lucain, mais on sent bien qu'elle ne le satisfait pas. Il penche plutôt vers une autre explication : les Syrtes seraient une mer progressivement desséchée par le soleil ; dans cette seconde hypothèse, la puissance créatrice ne serait pas coupable. Elle ne l'est pas non plus en ce qui concerne les serpents dont est infesté le sol de l'Afrique. Elle leur a assigné un domaine désert, où l'homme n'a que faire de pénétrer : s'il y vient, et s'il y meurt, c'est sa faute, et non celle de la nature. On reconnaît là une idée chère à la prédication stoïcienne : l'homme faisant servir à de mauvais usages ce que la nature n'y a point destiné (1).

(1) SEN. Nat. Quaest., V, 18, 4 (à propos des vents).

Au surplus Lucain se hâte d'ajouter que, si les morsures des serpents sont dangereuses, la Providence a mis le remède à côté du mal en donnant aux Psylles le pouvoir de les guérir. Ainsi il tourne l'objection même en argument pour sa croyance optimiste. Mais il est plus à l'aise, on le comprend, quand il s'agit du Nil et de l'Egypte. S'il se résigne à ne pas connaître ce que les dieux ont caché, la source du fleuve, son cours supérieur et la vraie cause de ses inondations, il lui suffit de constater que ces inondations se produisent au moment où elles peuvent utilement combattre la température caniculaire. « Le Nil vient en aide au monde pour empêcher la terre d'être détruite par le feu ». Pourquoi ? la nature maternelle l'a voulu ainsi ; ainsi le réclame le monde. Ce dernier passage est peut-être celui qui définit le mieux l'attitude de Lucain envers les problèmes cosmologiques. Elle ressemble assez à celle de son oncle Sénèque. Ni l'un ni l'autre ne sont de purs savants, affamés de vérité indiscutable. Ils consentent volontiers à ne pas choisir entre les hypothèses diverses, et, d'ailleurs, sauraient mal le faire. Leur étude de la nature est toute imprégnée de tendances morales, presque religieuses. S'ils contemplent les merveilles du monde, c'est moins pour les expliquer que pour les admirer, et, par cette admiration, ennoblir leur âme et remercier les dieux.

§ 2.

Bien que les pages consacrées par Lucain aux grandes lois de la nature comptent parmi les plus intéressantes de son poème, parmi les plus directement inspirées du stoïcisme, elles restent assez peu nombreuses, et, en somme, épisodiques.
La nature de son sujet ne l'amenait qu'incidemment à parler des phénomènes extérieurs; au contraire, elle l'obligeait à s'occuper sans cesse de l'humanité, de son histoire, de sa destinée. C'est comme un monde à part, distinct du premier, et qui est loin d'inspirer au poète les mêmes sentiments de confiance heureuse. Son impression est bien plus trouble, et ses idées paraissent bien moins nettes. Il nous faut pourtant tâcher de les préciser pour en trouver l'origine. Quelle est. pour Lucain, la force qui gouverne le sort des hommes? quel est le degré de sa puissance? quel est enfin le sens de son action? et, sur ces trois points, accepte-t-il ou modifie-t-il les enseignements qu'il a reçus? Voilà ce que nous allons rechercher.
Si l'on ne jetait sur la Pharsale qu'un coup d'oeil superficiel, on pourrait croire que l'auteur ne sait pas très bien lui-même ce qu'il pense de la puissance suprême qui nous régit. Les trois termes de « dieux » (dii, superi, numina), de « destin » (fata), et de « Fortune » (fortuna), sont employés par lui à tour de rôle, aussi souvent, ou peu s'en faut, l'un que l'autre. Or, rigoureusement parlant, ils expriment des conceptions fort différentes : l'un désigne l'action personnelle d'êtres intelligents, l'autre le déroulement nécessaire d'une loi immuable, le dernier l'illogisme capricieux du pur hasard. Lucain flotte-t-il donc entre ces trois explications si dissemblables? Il n'en est rien. A le relire plus attentivement, on s'aperçoit qu'il se sert indifféremment des trois mots en leur donnant la même valeur. Quelquefois, l'un remplace l'autre dans une formule qui se répète, identique de sens, avec ce changement de pure forme : ainsi, au début du Ve livre, il est dit que la Fortune a laissé, jusqu'à la campagne d'Épire, les deux adversaires sur un pied d'égalité;au commencement du livre VI, en parlant de la même situation, Lucain compare César et Pompée à un couple de gladiateurs mis aux prises par les dieux;il est bien clair que la seconde pensée n'est qu'une variante de la première.
Plus souvent, et d'une manière plus frappante encore, au cours de ces redoublements d'expressions dont il est coutumier, le poète juxtapose l'un des termes à l'autre; et, comme cela a lieu dans la même phrase, souvent dans le même vers, on ne peut prétendre que sa doctrine ait changé en si peu de temps. Voici quelques passages où « destin » et « Fortune» apparaissent comme synonymes : « Je te suis, ô Fortune (dit César); arrière les lois ! je me fie au destin ». « Le destin rompt toutes les barrières de l'honneur, et la Fortune travaille à ce que l'entreprise de César soit juste ». « Pompée te prie, ô Fortune, de lui permettre au moins d'abandonner cette terre que tu lui interdis de garder; c'est à peine si le destin y consent ». « César a l'habitude de jeter en pleine lutte son destin ; il aime à éprouver sa Fortune par les plus graves périls.». « La Fortune va accorder à des mains égyptiennes ce sang dont elle doit inonder les sénateurs vaincus... Non, destins, empêchez cela!» . « Les destins s'y epposent (à ce que César soit pris par les rebelles), et la Fortune le protège comme un mur ».
Voici maintenant d'autres phrases où « dieux » et « destin » alternent sans aucune différence appréciable : « La vertu (dit Caton) peut aller sans crainte où les destins l'entraînent : la faute en sera aux dieux qui m'auront fait coupable ». « Les dieux détournèrent presque cette marche prospère des destins ». « Jamais la sollicitude des dieux (dit César à ses soldats) ne se rabaisse au point que les destins s'occupent de votre mort ou de votre vie ».« Si les dieux renversent notre armée (dit Pompée), il faut que la plus chère moitié de moi-même soit sauve ; si les destins m'accablent,... que j'aie un lieu où désirer fuir ». «Où donc est ta confiance en le destin ? (demande Cicéron à Pompée). Ingrat, as-tu donc peur des dieux? ». Pompée sentit la perfidie des dieux, et les destins contraires à sa volonté ».
« Fie-toi aux dieux, fie-toi à la longue faveur des destins ». « Quelle que soit l'injustice du destin qui m'a ravi les membres de Pompée, je pardonne ce crime aux dieux ».
Et enfin, voici pour la synonymie entre « dieux » et « Fortune » : « Maintenant (dit César) que la Fortune me traite avec faveur et que les dieux m'appellent aux plus hauts sommets... ». « La Fortune sauve bien des coupables, et les dieux ne savent s'irriter que contre les malheureux » . « La Fortune, se contentant d'avoir un peu effrayé César, lui revint tout entière, et, plus empressés que de coutume à le favoriser, les dieux se firent pardonner ». De même les soldats de Vulteius sont dépeints comme offerts en spectacle par les dieux et par la Fortune. Il y a même des endroits où les termes, « dieux », « destins » et « Fortune », sont employés tous les trois. Ainsi les soldats révoltés contre César s'écrient: « Tout ce que nous faisons, on l'appelle Fortune. Eh bien ! qu'il sache que son destin, c'est nous. Tu peux espérer tout le secours des dieux, César : si tes soldats se fâchent, la guerre cessera ». Au moment de la tempête, César se voit aux prises avec un péril « digne de son destin » ; il s'étonne que « les dieux » prennent tant de peine pour le détruire, et, un peu plus loin, brave « la Fortune». A Pharsale, Pompée s'aperçoit que « les dieux et les destins de Rome sont passés dans l'autre camp », et se résout enfin « à désespérer de sa Fortune ». Pothin parle ainsi à Ptolémée : « Cette fidélité tant vantée est punie quand elle vient en aide à ceux que la Fortune accable : mets-toi du côté des destins et des dieux ».
Ces exemples suffisent, je crois, pour établir qu'on ne peut conclure de la différence des expressions à l'incohérence des conceptions. Lucain n'attribue pas les événements humains tantôt à une puissance et tantôt à une autre : c'est toujours la même qu'il reconnaît, bien qu'il ne l'appelle pas toujours du même nom. La liberté qu'il prend à cet égard ne doit pas nous surprendre : on la retrouverait jusque dans des traités philosophiques comme ceux de Sénèque. Dans le De prouidentia, par exemple, il est question des dieux, de la Fortune, du destin, et même de la nature. Dans la Consolation à Marcia, le philosophe décrit longuement le duel de l'âme humaine avec « la Fortune», mais quelquefois aussi il dit que nos larmes ne peuvent vaincre « la destinée », et il n'omet pas non plus la « jalousie des dieux». Si la Consolation à Helvia présente a chaque page le nom de la « Fortune », on y rencontre aussi une plainte contre la « cruauté des destins »; on y lit surtout cette définition remarquable de la puissance suprême : « le créateur, quel qu'il soit, de l'univers, que ce soit un dieu tout puissant, ou une raison incorporelle productrice de grandes oeuvres, ou un souffle divin répandu avec une égale intensité dans les plus grandes et les plus petites choses, ou un destin enchaînant toutes les causes en série immuable ». Quand on voit un aussi conciliant éclectisme chez un philosophe de profession, comment s'étonner qu'un poète ne se soit pas assujetti à une terminologie très stricte? Peu importe comment le poète désigne la loi suprême des choses humaines. Ce qui est essentiel à noter, c'est qu'il croit à l'existence de cette loi, et à son unité. En croyant à son existence, il se distingue des épicuriens; en croyant à son unité, il se sépare du paganisme traditionnel.
On a prétendu qu'il se rapprochait des épicuriens, au moins une fois, dans son explosion d'amertume indignée à propos de Pharsale. Il est très vrai qu'avant de commencer le récit de la bataille, gémissant sur la destruction de la liberté romaine, il s'écrie ironiquement : «Certes, il n'y a point de divinité pour nous; un hasard aveugle emporte les siècles, et nous mentons en disant que Jupiter règne... Aucun dieu ne s'occupe du sort des mortels. Rien de plus épicurien que ces paroles, rien de plus contraire à la thèse stoïcienne de la Providence. Mais sont-elles sincères? ne sont-elles pas plutôt une hyperbole véhémente, ou encore un cri de désespoir, arraché par l'intensité de la douleur? Les gens les plus pieux, sous le coup d'une épreuve qui leur semble injuste, laissent échapper leur révolte en une négation qui ne traduit pas du tout leur sentiment réel. De même ici, ce blasphème momentané, tout à fait isolé dans l'oeuvre de Lucain, ne prouve pas qu'il adhère du fond de l'âme à la doctrine épicurienne du hasard (1).

(1) SOURlAU dit que Lucain est épicurien parce que, comme Lucrèce, il tourne en raillerie l'idée païenne de Jupiter lançant la foudre mème contre ses propres temples I, 155 : " in sua templa furit". Mais le vers paraît avoir un autre sens; les templa sont probablement les lieux touchés par la foudre.
D'ailleurs, Sénèque, aussi bien que Lucrèce, s'égaie à la supposition que Jupiter puisse foudroyer ses sanctuaires (Nat. Quaest., Il, 43. 1).

Il ne partage pas non plus l'opinion de la foule païenne, qui fait intervenir une multitude de divinités distinctes. Les dieux du panthéon gréco romain ne sont mentionnés que rarement, dans des figures de style, périphrases ou comparaisons, purs ornements littéraires, ou bien dans des narrations merveilleuses épisodiques, ou enfin dans des prières que l'auteur prête à ses personnages conformément à la vraisemblance historique (1).

(1) Prières de César, I, 195-203, et IX, 990-999.

Mais, quand il parle pour son propre compte, jamais il n'attribue à une divinité isolée un des faits de son récit. Ce qu'il nomme, ce sont les dieux, pris en bloc, comme émanation collective de l'âme du monde, ou Jupiter, appellation conventionnelle par laquelle les stoïciens ont l'habitude de désigner le principe créateur et ordonnateur de l'univers. Ici encore le poète est en parfaite communauté d'idées avec son oncle le philosophe : dans les Questions Naturelles, Sénèque distingue soigneusement le Jupiter vulgaire, celui des temples et du Capitole, et le Jupiter des métaphysiciens, gardien et régulateur de l'univers : on peut, dit-il, l'appeler destin, Providence, nature, monde, à volonté; il est tout cela.
On ne trouve donc chez Lucain, sur le point que nous examinons, aucune complaisance réelle ni pour les théories d'Epicure ni pour les croyances vulgaires, aucune dérogation aux principes des stoïciens. Comme ses maîtres, il pense qu'il y a, supérieure à nous et se manifestant dans tout ce qui nous arrive, une puissance qui nous échappe, dont le mystère même constitue le tragique de notre destinée. Cette puissance est-elle absolument souveraine ? ne laisse-t- elle aucun jeu à la liberté humaine? cette question est une de celles qui semblent avoir le plus préoccupé les stoïciens. Chrysippe, au dire de ses lecteurs, avait particulièrement réussi à concilier le destin et le libre arbitre (1).

(1) Cic., De fato, 18; PLUT., De stoic, repugn.,34; De plac. phil., I, 27.

Sénèque, dans les Questions Naturelles, promet à Lucilius de lui expliquer comment cette conciliation est possible. En attendant, il lui donne, à propos de la foudre et des moyens d'en conjurer les présages, une application partielle de la théorie, qui est d'ailleurs quelque peu sophistique. Quoi qu'il en soit, il semble bien que le problème ait été fort débattu dans l'école. Voyons comment, pour sa part, Lucain paraît l'avoir résolu. En général, il se représente l'ordre des causes comme intangible. La lutte héroïque de ceux qui veulent franchir le mur de la destinée, et la sombre résignation de ceux qui, s y étant brisés, ont senti leur impuissance, sont même ce qu'il exprime avec le plus d'émouvante profondeur.
Cependant, par endroits, il donne à l'activité de l'homme une marge assez étendue. M. Lejay (1) cite à ce propos le passage où il regrette que Pompée, à Dyrrhachium, n'ait pas poursuivi et écrasé César : «Ce jour, ô Rome, aurait pu être le dernier jour de tes maux ; Pharsale aurait pu être rayée des destins».

(1) LEJAY cite aussi les paroles de Pompée à Cornelia (VIII, 76-77) Mais, ici, il n'est pas question de
changer les destins; on peut seulement garder, malgré eux, les mèmes sentiments qu'auparavant, ce qui est tout autre chose.

Je ne sais pas s'il ne s'agit pas simplement ici d'une possibilité théorique ou logique; les fatalistes, comme ceux que fait parler Sénèque, auraient beau jeu à répondre que l'abstention de Pompée était écrite, elle aussi, dans l'ordre fatal. Je ne veux rien conclure non plus des vers où les soldats rebelles de César se vantent d'être à eux seuls, sans l'aide des destins, les auteurs de sa fortune : cela peut n'être qu'une fanfaronnade de mutins. Mais voici des exemples plus significatifs. « Malheureux enragé! dit Pompée à César ; le destin voulait t'égaler aux Camilles et aux Metellus. et tu te ravales aux Marius et aux Cinnas ». On peut donc changer sa destinée ? On peut, tout au moins, la retarder ou l'accélérer; c'est une des idées qui reviennent le plus souvent dans la Pharsale. Les Marseillais en résistant à César, Pompée en ajournant le départ de Cornelia, gagnent du temps sur le destin ; au contraire, lorsque les soldats d'Afranius font leur soumission, lorsque Pompée consent à livrer bataille, ils déclarent qu'ils ne veulent pas « retarder le destin », ce qui prouve qu'ils le pourraient s'ils le voulaient.
Le cours fatal des choses peut, inversement, être rendu plus rapide : c'est ainsi que César se hâte de poursuivre son adversaire à Brindes pour empêcher le destin de changer quoi que ce soit ; de même, à Pharsale, les pompéiens avancent leur propre ruine et celle de l'État par leur hâte indiscrète ; enfin le poète, s'adressant à Brutus dans un mouvement passionné, le conjure de ne pas trop s'exposer, de ne pas amener trop tôt sur sa tête la fatale bataille de Philippes. Comme on le peut voir, ce qu'il est possible de changer, c'est moins la direction du mouvement des choses que sa vitesse. Elle n'est pas uniforme, en effet : quelquefois le destin semble suspendre sa marche pour mieux repartir ensuite ; quelquefois on le dirait pressé d'en finir. Son allure est donc variable, et l'homme peut en profiter. S'il ne lui est sans doute pas permis de transformer les décisions du sort, il lui est loisible d'en rapprocher ou d'en éloigner l'échéance. Cela suffit à lui conférer une indépendance relative, bien minime encore ; je la comparerais volontiers à celle que notre Alfred de Vigny, poète stoïcien lui aussi et fataliste, reconnaît à l'homme moderne, un peu moins esclave que celui l'antiquité :" Vous avez élargi le collier qui nous lie" (1).

(1) Vigny, Les destinées.

On pourrait dire de même que, pour Lucain, l'homme est un captif qui peut allonger sa chaîne. Malgré tout, la force du destin reste prépondérante. Et alors se pose une dernière et très obscure question : vers quel but ce destin nous entraîne-t-il ? que veut-il faire de nous? nous est-il propice, indifférent ou hostile? est-il réglé lui-même par quelque intention morale? C'est peut-être sur ce point qu'il est le plus difficile de discerner la vraie opinion du poète. Il semble hésiter entre les croyances populaires, survivances des vieilles mythologies, et les affirmations du stoïcisme. Quelquefois, emporté par un sentiment violent, il oublie qu'il a exprimé ailleurs une idée qui se concilie mal avec son impression actuelle. Il faudrait aussi distinguer ce qu'il dit en son nom, ce qu'il fait dire à des personnages qui lui sont sympathiques, et ce qu'il fait énoncer par les personnages qui lui déplaisent. Toutes ces causes font que sa conception du rôle du destin, précisément parce qu'il en parle à maintes reprises, nous apparaît confuse et incertaine. Voici pourtant ce que je crois y démêler.
D'abord le destin, si on le juge par les actes matériels qui le manifestent, n'est pas moral. Il est impossible de prendre la Fortune comme guide. Seules le font les âmes basses et criminelles comme Ptolémée et Pothin, qui accablent ceux que le sort a déjà accablés. Mais les coeurs nobles, selon l'éloge que le poète donne aux Marseillais, consultent, pour se déterminer, la bonté d'une cause, et non son succès. Cette idée est très conforme aux maximes des stoïciens, comme d'ailleurs de beaucoup de moralistes ; elle est même plus banale qu'étonnante. Il y a quelque chose de plus particulier. Le destin ne semble pas s'occuper au même degré de tous les hommes. On dirait qu'il y en a, qu'il y en a même beaucoup, qui ne comptent pas pour lui. Non seulement César, répliquant à ses soldats mutinés, leur lance la célèbre et cynique apostrophe : « L'humanité ne vit que pour quelques hommes» ; mais l'auteur lui donne en somme raison, puisqu'il montre le ciel et le monde tout entiers à la lutte entre César et Pompée, ces deux êtres privilégiés. La Fortune se plait à les mettre aux prises ensemble ; elle se donne ce spectacle de grand luxe, sans songer à toutes les misères que coûtera à l'humanité ordinaire le duel splendide qui la charme. Elle n'a du reste, pour décider entre ces héros exceptionnels, aucun principe moral. Elle s'acharne, avec un parti-pris que rien ne justifie, contre Domitius, Cornelia, Pompée surtout, et au contraire elle favorise si complaisamment César qu'elle paraît devenir son esclave. Les vers sont innombrables où le futur dictateur, affirmant sa foi en son « étoile », traite la destinée comme s'il avait le droit de la commander et de la bafouer ; innombrables aussi les endroits où le poète a l'air d'adopter cette croyance, la plus déconcertante de toutes, la moins morale et la moins philosophique.
Dans ces conditions, ce ne serait pas assez de parler des caprices du destin ; il faut dire franchement que le destin est méchant, cruel, injuste : et Lucain ledit en effet. Il se plaint sans cesse des rigueurs imméritées du sort. Il déclare que la Fortune sauve maints coupables, et que les dieux ne savent s'irriter que contre les malheureux. Il nous dépeint, ici les dieux altérés de sang, ailleurs la Fortune attirant des foules d'hommes à une atroce boucherie. Il prête même à la puissance cachée qui nous gouverne je ne sais quelle férocité raffinée : elle ne suspend un instant les hostilités en Espagne que pour mieux frapper ensuite ; elle éloigne de Pharsale un monstre comme Septimius, mais afin de faire tomber plus tard Pompée sous ses coups; elle égare les amis de Pompée et Cicéron lui-même, leur fait réclamer la bataille, parce qu'elle veut qu'il se mêle toujours à nos malheurs une faute personnelle ; elle dirige les armes des combattants de façon à les rendre à son gré innocents ou coupables. Bref elle parait animée contre les hommes d'une haine patiente et ingénieuse autant qu'implacable.
Cette conception pessimiste de la destinée humaine contraste singulièrement avec la théorie stoïcienne de la Providence ; elle contraste même avec l'optimisme que Lucain professe en ce qui concerne la vie de l'univers. Quelques accents pathétiques, quelques beaux cris de souffrance ou de révolte qu'elle ait produits, elle ne laisse pas d'être embarrassante. Voyons si elle est définitive.
Remarquons en premier lieu que la Fortune n'est pas toujours malveillante. Elle est accessible à la pitié. Elle épargne à Rome les horreurs d'une guerre étrangère, ou la honte de voir Pompée exposé de son vivant à la compassion de son vainqueur. Si elle lui fait élever à la hâte un tombeau bien insuffisant, est-ce pour qu'il n'en ait pas un meilleur ou pour qu'il n'en soit pas totalement privé ? le poète n'ose se prononcer. Elle a même parfois des attentions délicates : elle donne au vaincu de Pharsale la joie de revoir en songe sa chère Rome, et elle sauve l'Italie de la tache que jetterait sur elle le sang du grand Pompée.
Cependant, à ne prendre que ses actions particulières de tel ou tel moment, il reste vrai qu'elle faitplus de mal que de bien. Mais c'est que, justement, il ne faut pas regarder tel ou tel fait : il faut voir l'ensemble. Alors, tout s'explique : la justice règne, et notre soif de moralité est rassasiée. Il n'est pas très facile de s'en rendre compte pour ce qui est de la guerre civile elle-même : la mêlée est trop ardente, et Lucain s'y intéresse trop passionnément, pour que nous puissions discerner à travers son récit l'application d'une loi d'immuable équité ; mais il nous la laisse mieux apercevoir à propos d'événements qui le touchent de moins près. Ainsi Alexandre a été « un fléau du destin » ; il a dévasté l'univers : mais à son tour il a été puni par cette même puissance qui en avait fait son instrument, par «le destin vengeur du monde ». De même Marius a été envoyé par les dieux pour servir de ministre à leur colère : mais lui aussi a expié; le châtiment a même précédé le crime. Jusque dans la guerre civile, on entrevoit par moments la sanction tardive de toutes les fautes : c'est la mort de Curion, à l'occasion de laquelle le poète regrette seulement que les dieux aiment mieux punir que prévenir les atteintes portées par les ambitieux à la liberté de Rome; c'est la mort de Pothin et d'Achillas, vengeance offerte aux mânes de Pompée ; c'est, dans le lointain, le meurtre de César, tenu en réserve par les destins pour l'heure où il aura comblé sa mesure de forfaits.
Ne pourrait on pas aussi rattacher à ce principe des expiations nécessaires l'idée, souvent exprimée par le poète, que toute grandeur doit, suivant la loi du destin, être suivie d'une chute? Pompée est puni par la Fortune de la trop longue faveur qu'il en a reçue; Rome est déchirée par la guerre civile parce qu'elle est devenue trop puissante, et qu'elle n'a pas le droit de dépasser le terme de croissance fixé par les dieux. Sans doute de telles réflexions, et certaines expressions poétiques comme « la suite jalouse des destins », rappellent la vieille conception légendaire de la Némésis. Mais n'est-il pas possible que, tout en la reprenant, Lucain ait songé à lui donner un sens philosophique? Les stoïciens aimaient assez à accueillir les superstitions les plus archaïques, et à les interpréter au moyen d'une allégorie morale. Ici, on peut dire que la prospérité excessive, autant que le crime, est une dérogation aux règles du monde. C'est une anomalie, une monstruosité, que la destinée fait cesser par une brusque remise en place. Et dès lors le sage ne doit ni s'étonner devant ceux qui paraissent trop heureux, ni s'indigner devant ceux qui lui paraissent heureux injustement. Les caprices, les immoralités apparentes de la Fortune s'expliquent, à condition qu'on lui laisse le loisir de faire son oeuvre complète. A ceux qui s'en scandalisent trop vite, Lucain, très bon stoïcien sur ce point, répondrait volontiers, comme un personnage d'une comédie moderne, que si l'on croit voir triompher le :mal, c'est qu'on ne regarde pas assez longtemps (1).

(1) A. DUMAS FILS, L'étrangère.

Tôt ou tard, l'équilibre universel se rétablit. Mais, à travers ces revirements, les individus sont sacrifiés? la justice triomphera, soit : en attendant, les justes souffrent et meurent! Ici, je crois qu'il faut faire intervenir dans la philosophie de Lucain la distinction essentiellement stoïcienne des vrais et des faux biens. S'il ne la formule pas constamment, parce qu'il parle le langage de la vie commune et non celui de l'école, il ne l'oublie pas néanmoins, et il l'énonce éloquemment à trois moments décisifs de la carrière de Pompée. Au début de la guerre, il le montre s'applaudissant de n'avoir pas commencé les hostilités : « Les dieux soient loués de ce que nous avons subi les premières pertes, de ce que le crime a pris naissance chez nos ennemis ». A Pharsale, il s'adresse à son héros, et lui dit de ne pas se plaindre de son sort : « il aurait été pire d'être vainqueur ». Enfin, au moment ou il va mourir, le vaincu s'exhorte au calme par une méditation empreinte du plus pur et du plus noble stoïcisme : «Qu'on me déchire, qu'on me dépèce, je suis heureux quand même ; aucun dieu ne peut me l'ôter » . La félicité est donc tout intérieure, toute morale. Et non seulement les maux apparents n'enlèvent rien au sage : ils lui apportent quelque chose, l'occasion de faire éclater sa vertu. Pompée, après Pharsale,
montre qu'il est supérieur à la Fortune. Cornelia, par son amour conjugal, « lutte avec le destin ». Caton regarde les périls de l'Afrique comme autant de bonheurs : « le courage aime les épreuves ». Même des comparses, tels que les soldats de Vulteius, se réjouissent d'être placés dans des circonstances propres à manifester leur énergie. Ce que le vulgaire appelle « mal » n'est donc pas un mal, ou plutôt c'est le bien suprême.
Il est à peine besoin de remarquer combien de pareilles idées sont en harmonie avec les enseignements que Lucain a reçus de ses maîtres, et notamment de son oncle. Les mots de Pompée ou de Caton, que je citais tout à l'heure, sont une illustration des préceptes contenus dans le De prouidentia. Chez les deux écrivains se retrouve la même façon haute et fière, de résoudre le problème du mal en niant la donnée essentielle du problème. Expiation pour le vice ou épreuve pour la vertu, le mal apparent n'est qu'une condition du bien (1).

(1) On peut faire remarquer ici l'excuse que le poète accorde aux guerres civiles en tant qu'elles préparent l'avènement de Néron (1, 33-45). Il serait peut-être imprudent d'en tenir compte pour expliquer la philosophie de Lucain, à cause du caractère « officiel » et courtisanesque de ce passage.
Cependant, on y doit noter au moins l'affirmation que le destin fait servir le mal à des fins qu'il sait bonnes.

Ainsi se rétablit l'équilibre qui semblait rompu entre la nature matérielle et le monde humain : là, le plan providentiel s'offre à tous les yeux ; ici, il est plus masqué, parce que nos passions en contrarient momentanément le cours harmonieux, mais il n'en existe pas moins. L'homme a beau s'agiter : le destin trouve sa voie, et cette voie est bonne. Sur ces deux points capitaux, l'adhésion de Lucain au stoïcisme me paraît indiscutable.

§3.

Nous avons jusqu'ici considéré le destin et l'homme dans leurs rapports naturels, normaux,en quelque sorte rationnels. Mais ne peut-il y avoir entre eux une relation à la fois plus intime et plus mystérieuse? par le moyen de pratiques définies, certains êtres humains ne peuvent-il parvenir, soit à connaître d'avance le sort, soit peut-être même à le modifier ?cette question de la divination et de la magie était une des plus discutées chez les stoïciens : Lucain y est revenu assez fréquemment pour qu'il vaille la peine de déterminer quelles sont ses opinions à cet égard, et à quelle école il se rattache.
Nous ne sommes pas très renseignés là-dessus par la fin du Ier livre, tout entière consacrée pourtant aux présages qui annoncent la guerre civile. Là, en effet, le poète trace une description purement objective, sans donner son avis personnel, en se conformant à l'opinion courante ; il constate plus qu'il n'explique ou ne discute S'agit-il d'énumérer les signes néfastes fournis par les météores célestes, par les naissances monstrueuses, et par les bruits surnaturels? il dresse une liste analogue à celles qu'on lisait en si grand nombre chez les anciens chroniqueurs et chez Tite-Live.Pour les cérémonies expiatoires, le sacrifice de l'haruspice étrusque Arruns, l'examen des entrailles de la victime, il suit les indications des rituels (1), de même qu'il suit celles des traités astrologiques lorsqu'il fait parler Nigidius Figulus (2).

(1) Luc., 1, 584-638. Il est impossible de savoir à quel rituel le poète a pu s'adresser. Les cérémonies qu'il décrit n'offrent aucune particularité notable.

(2) Luc., 1, 639-612. Pour la théorie astrologique, Lucain s'est sans doute documenté dans un traité spécial, et ne s'est pas contenté des connaissances répandues dans tout le public. Si en effet sa science n'était pas fraîchement acquise, il ne prendrait pas tant de plaisir à l'étaler, comme il le fait ici, sans aucune utilité, à propos de Saturne et du déluge, du Lion et de l'incendie. On peut noter que la mention d'un maître absolu de Rome (v. 670) concorde avec l'horoscope tiré par Figulus pour le futur.

Enfin, l'épisode ou il dépeint une femme atteinte de délire prophétique est calqué sur des scènes d'hystérie et d'extase que les historiens avaient souvent eu à enregistrer. Il pourrait être pour son compte incrédule à la divination, et cependant parler de ces divers faits presque dans les mêmes termes. Toutefois, il n'est pas sans intérêt de remarquer l'ordre dans lequel se succèdent les parties de ce récit. C'est d'abord, enregistrés tels quels, et comme à l'état brut, les phénomènes extraordinaires qui effraient le public romain, puis les prédictions que font à ce propos, l'un après l'autre, Arruns, Figulus et la matrone en délire. Ces trois prédictions sont en gradation : elles deviennent de plus enplus précises. Arruns déclare simplement qu'il se prépare des maux atroces sans dire lesquels; c'est ce que le poète appelle « envelopper et cacher les présages dans de nombreux détours ».
Nigidius Figulus, après avoir commencé par des paroles presque aussi vagues, finit par reconnaître que le fléau redouté est une guerre, aboutissant à la tyrannie. La matrone, beaucoup mieux instruite, trace à l'avance le résumé de la guerre civile : elle voit Pharsale, la mort de Pompée, les batailles de Libye et d'Espagne, le meurtre de César en plein sénat, et le combat de Philippes, ou du moins elle désigne tous ces drames par des noms géographiques facilement reconnaissables. Tous ces prophètes n'ont donc pas la même netteté dans ce qu'ils annoncent, mais ils n'usent pas non plus des mêmes moyens pour connaître l'avenir : Arruns se sert de procédés matériels routiniers, tels que l'inspection du foie de la victime ; Figulus interroge les astres, qui, d'après les stoïciens, sont des êtres divins; enfin, la matrone est directement inspirée par Phébus, qui, ainsi qu'on le sait, n'est pour Lucain qu'une incarnation ou une émanation de l'âme du monde. De ce rapprochement, on peut conclure que la vision anticipée des choses est d'autant plus claire et plus sûre qu'elle est due à une communication plus immédiate avec la substance divine. Cette conclusion n'a rien qui heurte les idées les plus répandues chez les anciens, et elle s'accorde parfaitement avec la doctrine stoïcienne.
Cette idée d'un contact intime entre le dieu suprême et les humains doués de pouvoir prophétique, est ce qui donne tant d'intérêt à la partie du livre V où Lucain nous montre Appius allant consulter l'oracle de Delphes. Cet épisode n'a pas toujours été bien compris; M. Souriau s'en est fort égayé notamment, en reprochant au poète d'avoir dépeint la Sibylle Phémonoé sous un jour presque ridicule : elle a recours à une ruse de comédie pour ne pas répondre, puis tombe dans un accès d'hystérie, et finit par une réponse à double entente, qu'elle aurait pu aussi bien donner tout de suite. Voilà, je crois, une critique fort peu justifiée : Lucain s'applique au contraire à serrer de très près la vérité. Si la prêtresse cherche à se dérober, d'abord en prétextant que l'oracle est devenu muet, et ensuite en simulant un faux délire, c'est qu'elle a peur du délire véritable : cette crainte est très explicable, et on la retrouve fréquemment signalée par les auteurs anciens. L'inspiration est une fatigue, une souffrance, parfois une menace de mort. En montrant la Sibylle épouvantée par l'approche de l'épreuve cruelle, Lucain ne fait que se conformer à la tradition. Il s'y conforme encore pour le tableau qu'il trace de la fureur prophétique, tableau si précis qu'il est aisé d'y reconnaître les signes caractéristiques d'une crise physiologique : la bouche écumante, les gémissements, les paroles entrecoupées, les yeux tantôt terrifiés et tantôt menaçants, le visage pâle avec des rougeurs brusques, les soubresauts convulsifs qui s'apaisent peu à peu, l'évanouissement final. Il n'est pas certain que le poète ait eu sous les yeux une scène de ce genre, mais il en a trouvé la notation exacte chez ses prédécesseurs, et a eu le mérite de la recueillir fidèlement. Quant à la parole à double sens par laquelle la prêtresse annonce à Appius sa mort prochaine, l'histoire des oracles est pleine de ces réponses ambiguës. Lucain ne procède donc point ici en peintre fantaisiste : il représente la consultation de Delphes comme elle a pu se passer, comme d'autres, du même genre, se sont passées.
Mais, s'il respecte les données traditionnelles relatives à l'oracle d'Apollon Pythien, il y ajoute quelque chose : un essai d'explication philosophique. Il se demande comment un dieu peut consentir à s'enfermer dans une caverne souterraine, et à supporter le contact des humains ; il se tire d'affaire en invoquant les principes de physique de son école : une partie du dieu universel se mêle à la terre pour la gouverner, et ressort par l'antre de Delphes pour se réunir à la partie céleste. La solution peut paraître obscure, mais il y a là une application curieuse d'une méthode qui est générale chez les stoïciens, et qui consiste à interpréter, à transposer en langage métaphysique ou scientifique, les croyances religieuses de la foule, à voir, derrière un miracle, une loi du monde. Lucain se pose bien d'autres questions à propos de l'oracle. Il ne sait pas si le dieu de Delphes lit dans le destin, ou bien s'il crée le destin en le prédisant. Il ne sait pas non plus pourquoi Apollon refuse de faire connaître à Appius l'issue de la guerre : est-ce que les destins ne l'ont pas encore décidée, ou est-ce qu'ils veulent qu'elle soit inconnue pour qu'elle puisse se produire plus sûrement (1)?

(1) Luc., V, 198-208. On notera au passage qu'en cet endroit Lucain parle des astres comme décidant de la destinée.

Il se borne, sur ces sujets, à dresser des points d'interrogation, et il ne peut guère en être autrement. Mais sa curiosité même prouve un esprit habitué à méditer sur les problèmes qu'agitent les philosophes. Où il est, en revanche, très affirmatif, c'est lorsqu'il signale le caractère bienfaisant de l'oracle de Delphes. Cet oracle est largement accessible à tout le monde, comme le sont en général les bienfaits des dieux, et comme le sage doit s'efforcer de l'être aussi. Il ne nous refuse que ce qui peut nous être mauvais : il n'autorise point les voeux insensés de la passion et de l'égoïsme. Mais il vient en aide aux justes qui souffrent, leur indique comment ils pourront détourner une guerre ou guérir un fléau. En un mot, son silence est le plus grand malheur du siècle de Lucain. Là, comme en beaucoup d'autres endroits, se manifeste la tendance optimiste que le poète doit à son éducation stoïcienne. Un des grands arguments que les stoïciens donnaient en faveur de la divination était celui-ci : les dieux n'ont pu, étant bons par nature, refuser aux hommes une connaissance de l'avenir qui leur est utile. Leur est-elle vraiment utile? Lucain en doute quelquefois. Lorsque les choses futures s'annoncent trop sombres pour ne pas être décourageantes, il supplie les dieux de les cacher à la vue des mortels. Mais cette impression d'abattement n'est que fugitive : en thèse générale, il admet, comme ses maîtres, que l'humanité a intérêt à savoir le sort qui lui est réservé; à ce titre, l'oracle de Delphes lui paraît une marque éclatante de la bienveillance céleste.
En somme, on peut dire qu'il étudie cet oracle comme les phénomènes de la nature. S'il n'en rend pas et n'en peut pas rendre un compte minutieux, s'il pose à son sujet des questions vouées à rester sans réponse, il en définit avec certitude et la cause et la fin. La cause, c'est une émanation de la substance divine répandue dans tout l'univers. La fin, c'est d'apprendre aux hommes ce qu'il leur est bon de savoir. Apollon dérive de l'âme du monde, et travaille au bien du monde. A la fois panthéiste et optimiste, l'explication que Lucain donne des oracles est en tout point stoïcienne. En étudiant, après l'épisode de la Sibylle de Delphes, celui de la sorcière thessalienne Érichtho, nous passons d'un culte public et officiel à des rites secrets, suspects, prohibés, ou, pour parler comme les anciens, d'une « religion » à une « superstition ». Ce récit, dont le curieux pittoresque a frappé presque tous les critiques, nous apprend-il quelque chose sur les opinions de Lucain? quelles sont ses idées au sujet de la sorcellerie? et d'où lui viennent-elles?
Il n'y a pas lieu de rechercher où il a pu se documenter en ce qui concerne les miracles des magiciennes de Thessalie. La longue liste de prodiges par laquelle il essaie de faire ressortir leur puissance, n'est que l'amplification du vers initial : « tout l'incroyable constitue leur art », amplifification de pure rhétorique, fabriquée avec des souvenirs fabuleux, des noms propres géographiques, et surtout avec les inventions d'une imagination féconde. On sent que le poète s'est demandé, pour développer sa matière, quels phénomènes pouvaient être les plus contraires à l'ordre normal des choses, et qu'il les a accumulés les uns sur les autres, en se préoccupant seulement d'observer une certaine gradation (1).

(1) Il commence par rappeler le pouvoir des magiciennes sur les sentiments humains; puis il les montre dominant même la nature matérielle (vents, fleuves, etc.), et jusqu'aux astres, qui, pour les stoïciens, sont les parties les plus divines du monde

Ses connaissances d'école et les réminiscences de ses lectures ont pu aisément lui suffire pour écrire ces soixante ou soixante-dix vers. Je ne crois pas non plus qu'il faille s'arrêter sur la distinction qu'il semble faire entre la magie et la nécromancie : cette distinction ne me paraît correspondre à rien de réel. Les sorcières que nous montre la littérature antique, après lui comme avant, chez Apulée aussi bien que chez Horace, savent indifféremment user des charmes érotiques, des incantations adressées à la lune, de l'évocation des morts, etc. Si Érichtho se cantonne dans une « spécialité » unique, celle de la magie funèbre, cela vient de ce que ce genre de pratiques est regardé alors comme le plus effrayant et le plus mystérieux de tous. Lucain nous le laisse entendre en disant que la sorcière a répudié les procédés habituels de ses compagnes comme trop innocents. Il a voulu présenter à ses lecteurs ce qu'il pouvait concevoir de plus violemment sacrilège, afin de porter au maximum l'effet d'angoisse et d'horreur. Il a cédé à une préoccupation de pathétique, non d'exactitude.
Il traite d'ailleurs les rites de la nécromancie comme ceux de la magie ordinaire : il utilise pour les décrire les données de l'érudition courante, celles que la poésie alexandrine et l'enseignement des grammairiens avaient rendues familières à tout le monde. Ainsi, dans la mixture préparée par la sorcière, il fait entrer toutes les substances magiques célèbres : écume de chien enragé, viscères de lynx, moëlle de cerf, etc. Ainsi encore, pour définir son chant, il énumère les cris de tous les animaux qui ont rapport à la magie, chiens, loups, hiboux et chouettes, serpents, etc. Le procédé est facile à saisir; il produit, par l'entassement des détails, une impression assez forte : mais il ne permet pas de supposer que Lucain, pour dépeindre ce tableau, ait cherché des renseignements dans un ouvrage sur la magie. En réalité, le problème qui se pose pour cet épisode d'Erichtho, ce n'est pas celui de la documentation du poète, mais bien celui de sa conception personnelle. Que pense-t-il de la magie ?
Et d'abord y croit-il ? A priori, une crédulité de ce genre nous paraît aujourd'hui très peu vraisemblable de la part d'un esprit cultivé, encore moins de la part d'un philosophe. Mais souvenons-nous des racines profondes que, chez les anciens, la superstition a toujours gardées, même dans les âmes en apparence les plus affranchies. Tel homme d'État sceptique regardait comme un mauvais présage de prendre son soulier droit pour le gauche. Les ouvrages les plus sérieux de l'époque impériale, ceux des historiens et des philosophes, les codes et les correspondances, concourent à nous montrer tout le monde convaincu de la réalité du pouvoir magique. Il est plus que probable que Lucain ne s'est pas soustrait à cette foi unanime.
Ce qui me le fait penser, ce n'est pas la gravité qu'il met à raconter les opérations surnaturelles d'Érichtho ou des autres sorcières. Il pourrait, par artifice d'écrivain, simuler une croyance qu'il n'a pas, mais qu'il juge propre à séduire ou à frapper ses lecteurs. Mais alors, il la simulerait complètement; il irait jusqu'au bout de la fiction ; il n'affaiblirait pas, en les discutant ou en cherchant à les expliquer, les prodiges dont il attend un puissant effet littéraire. Or c'est ce qu'il fait. Précisément parce qu'il prend au sérieux la croyance à la magie, il éprouve le besoin de la justifier à ses propres yeux, de la concilier avec le reste de sa doctrine : de là des réflexions, des hésitations, des restrictions, qui ne sont peut-être pas très adroites au point de vue poétique, mais qui n'en attestent que mieux sa sincérité. C'est ainsi qu'après avoir énuméré une partie des miracles accomplis par les magiciennes de Thessalie, il s'interrompt pour formuler des questions naturellement insolubles. « Pourquoi les dieux se donnent-ils la peine d'obéir à ces herbes et à ces chants, et pourquoi n'osent-ils pas les mépriser?cette soumission est-elle imposée ou volontaire? est-ce la piété des sorcières, sont-ce leurs obscures menaces, qui leur donnent tant de pouvoir? ont-elles droit sur tous les dieux, ou seulement sur un dieu déterminé, qui à son tour peut forcer le monde à faire ce à quoi on l'a forcé lui-même? » Puis il reprend sa description, mais cette courte parenthèse suffit à montrer son étonnement en présence de ces faits merveilleux, trop réels selon lui pour qu'il puisse les mettre en doute, trop anormaux pour qu'il lui soit aisé d'en rendre compte d'après ses principes.
De toutes les difficultés que peut soulever la magie, la plus grave, pour un stoïcien, c'est de l'accorder avec la toute-puissance de la destinée. Lucain ne nous représente-t- il pas les sorcières violant à chaque instant l'ordre de la nature morale ou de la nature physique ? Grâce à elles naissent des passions amoureuses que le destin n'a pas voulues ; l'éther n'obéit plus à sa loi, les cascades ne tombent plus, les fleuves remontent vers leur source. C'est ce que le poète, en termes énergiques, appelle « faire violence aux dieux » au « aux destins ». Mais, tout en proclamant qu'elles ont ce pouvoir, on dirait qu'il a peur de nous les montrer à l'oeuvre, comme si c'était trop déconcertant pour son fatalisme philosophique. Érichtho dit bien qu'elle pourrait ressusciter tous les morts : en fait, elle n'en évoque qu'un seul, et encore un mort tout récemment tué, qui n'a pas eu le temps de pénétrer dans les enfers. Elle a soin aussi, pour rendre l'opération plus facile, de l'exécuter dans une caverne aussi sombre que le Tartare, où les dieux infernaux puissent sans crainte envoyer leurs sujets. Par toutes ces précautions, il est sensible que le poète s'applique à diminuer le plus qu'il peut toute dérogation aux lois ordinaires du monde. Croyant à la magie, il n'ose en nier les miracles; croyant au destin, il réduit ces mêmes miracles à leur strict minimum.
Ce problème le préoccupe si fort qu'il le fait traiter ex professo par la sorcière elle-même : lorsqu'elle reçoit Sextus Pompée, avant de consentir à sa prière, elle lui fait une sorte de leçon, dans laquelle elle définit les limites de son propre pouvoir. Nul doute qu'elle n'expose ici les idées du poète, la solution qu'il a trouvée pour mettre en harmonie ses deux croyances contradictoires. Ce credo se résume en trois articles. En premier lieu, la magie peut changer une destinée individuelle : si les astres ont décidé la mort d'un homme, la magie peut le sauver, et inversement elle peut couper dans sa fleur la vie qui devrait être la plus longue.
Ce privilège nous semble exorbitant ; mais notons bien qu'il ne s'agit ici que de hâter ou de retarder un événement fatal : c'est une chose, nous l'avons vu, que la volonté humaine peut réaliser à la rigueur par les moyens ordinaires; il n'est donc pas étonnant que la magie en soit plus aisément capable. Quand il s'agit d'une destinée collective, de celle de toute une armée ou de tout un peuple, alors les magiciennes s'avouent vaincues : la Fortune est plus puissante qu'elles ; elles doivent s'incliner devant le déterminisme universel, devant « cet enchaînement de causes qui descend de la première origine du monde ». Cette confession est d'autant plus remarquable qu'elle n'est nullement nécessaire : Sextus n'a pas demandé à la sorcière de modifier le sort de l'empire romain; mais le poète saisit l'occasion d'affirmer que, dans les cas graves, la destinée est toute-puissante. Dans ces cas graves, il est vrai et ceci est le troisième point de la doctrine, la magie permet au moins de connaître d'avance la décision fatale. Nous sommes ramenés ainsi à la divination, dont la magie n'est plus qu'une forme particulière.
Tel est le compromis par lequel Lucain arrive à croire à la magie tout en la faisant rentrer tant bien que mal dans le cadre du fatalisme stoïcien. Moyennant ces réserves, on peut dire qu'il juge la sorcellerie possible, tout à fait d'accord sur ce point avec presque tous ses contemporains. Mais, comme les plus éclairés d'entre eux, il la juge mauvaise et coupable. Il traite fort durement Sextus Pompée, bien qu'il soit le fils de son héros, et les deux reproches qu'il lui adresse méritent d'être relevés. Il blâme en lui, d'abord, une curiosité maladive de l'avenir : c'est bien là le langage d'un moraliste stoïcien, pour qui l'inquiétude, comme toute passion, trouble l'âme et doit être réprimée.
Cette frayeur exagérée pousse précisément Sextus à une seconde faute : elle lui fait mépriser les modes licites de la divination, et le jette dans les pratiques sinistres de la nécromancie. Par ce jugement, comme par les épithètes que Lucain accole souvent aux actes des sorcières, on voit qu'il condamne formellement leur art, non en tant que vain, mais en tant que criminel.
Somme toute, il me semble que, sur cette question, les opinions de Lucain, tout en étant sensiblement analogues à celles des gens de son époque, n'offrent rien qui soit en contradiction avec les doctrines stoïciennes. Il admet l'existence du pouvoir magique, et le stoïcisme ne le lui interdit pas; mais il en restreint le plus possible l'étendue, il tâche de le concilier avec la prépondérance du destin, et, en pratique, il le réduit à n'être guère qu'un procédé de divination; enfin et surtout, il en blâme énergiquement l'emploi au nom de la morale et de la société. Je ne vois ici aucune raison de le croire infidèle aux leçons qu'il avait reçues. Du rapprochement entre l'épisode de la Sibylle et celui d'Érichthose dégage une conclusion : c'est que Lucain croit à la possibilité de connaître l'avenir (1).

(1) A la divination par les oracles ou par la nécromancie, il faut ajouter la divination par les songes. Les stoïciens l'admettaient. Lucain en parle fort peu: Julia apparaît à Pompée et lui prédit sa défaite (III, 9-40);— Pompée doit apparaître à son fils en Sicile (VI, 813-814) ; — enfin Pompée, à la veille de Pharsale, revoit son triomphe passé (VII, 7-24). Ce dernier passage est le seul où le poète s'explique un peu sur les rêves ; encore hésite-t-il entre trois explications : ce rêve peut avoir été produit par un mouvement naturel de l'àme (nous dirions : une association d'idées) ; il peut être un présage à rebours ; il peut, enfin, être une faveur de la Fortune apitoyée par le malheur du vaincu.
Dans tout cela, aucune théorie bien ferme.

Il n'approuve pas indistinctement tous les procédés utilisés dans ce dessein : il y en a qui lui paraissent très louables, d'autres tout à fait odieux. Mais l'idée même d'une prévision du sort futur ne lui répugne pas. Au contraire, dans le IXe livre, son Caton se prononce en termes très nets contre la divination. Sollicité par Labienus de consulter l'oracle de Jupiter Hammon, il lui répond dédaigneusement que ce n'est pas la peine; que le sage n'a rien à apprendre des dieux, ayant en soi une lumière naturelle bien préférable. Cette réplique, admirable de fierté concentrée, est-elle en opposition avec les idées que le poète a émises antérieurement? Il ne servirait à rien d'épiloguer sur le fait que c'est Caton qui parle, et non Lucain : il est trop visible que l'un et l'autre ne font qu'un. Parmi tous les héros de la Pharsale, Caton est celui avec lequel l'auteur s'identifie le plus volontiers. Immédiatement après avoir apporté son entretien avec Labienus, il va lui décerner les éloges les plus enthousiastes, le titre de « père de la patrie ». C'est dire à quel prix il met les opinions d'un sage aussi parfait. On ne peut ici invoquer la distinction, ailleurs valable, entre l'écrivain et le personnage: ce que l'un dit, l'autre, certainement, le pense.
Seulement il importe de bien comprendre les paroles de Caton. S'il refuse d'interroger l'oracle d'Hammon, ce n'est pas qu'il croie ses réponses inexactes, c'est qu'il les juge superflues. Que peut-on demander au dieu? dit-il en substance; des règles de morale? mais le sage les trouve dans sa conscience. Des renseignements sur les faits qui se préparent, sur l'isssue heureuse ou malheureuse de la guerre? mais est-ce que le sage a besoin d'en être informé? les succès et les revers ne peuvent modifier en aucune manière son attitude; sa vertu est au-dessus de ces contingences. Nous sommes ici en présence, non plus d'une opinion métaphysique, mais d'une idée morale, de l'idée morale la plus essentielle du stoïcisme : le mépris des choses extérieures. Mais nulle part Caton ne prétend que l'oracle soit incapable de lui découvrir la vérité. Il ne se soucie pas de l'apprendre, voilà tout, et il ne s'en soucie pas parce qu'elle se rapporte à des faits qu'au nom de sa philosophie il proclame indifférents.
Par là se précise et se restreint l'antinomie qu'on a quelquefois cru apercevoir entre les vers sur l'oracle de Delphes et ceux qui concernent l'oracle d'Hammon. Lorsque Lucain célèbre les réponses « utiles » données par Apollon à certains peuples, il entend cette utilité au sens matériel et commun. Avec Caton, au contraire, il parle le langage des philosophes, et non plus des profanes : il ne peut plus être question du même genre d'utilité, puisqu'iln'y a pas d'autre bien que la vertu. Entre les deux épisodes, il y a, non contradiction, mais superposition, et, si l'on y ajoute l'épisode d'Érichtho, la hiérarchie se dessine nettement. Sextus Pompée, c'est l'homme vulgaire, qui, dans sa passion égoïste, recourt aux moyens les plus vils pour connaître sa propre destinée. Les hommes d'État qui sont venus consulter l'oracle de Delphes, ce sont les demi sages qui travaillent honnêtement, mais non philosophiquement, au bien-être de leurs concitoyens. Caton, enfin, c'est le stoïcien accompli, qui déclare inutile tout ce qui ne peut pas le rendre meilleur. Au fond, il en est de la divination selon Lucain comme il en est, d'après les maximes stoïciennes, des richesses, des honneurs ou du pouvoir : il est coupable d'en abuser, permis d'en user, et plus sage de s'en abstenir.
Si maintenant nous essayons de résumer tout ce que le poète a écrit à ce sujet, et de tenir compte des nuances parfois délicates que nous avons observées, nous verrons que son opinion n'est très radicale ni dans un sens ni dans l'autre. Il ne rejette pas, tant s'en faut, l'art divinatoire : il ne heurte ni les croyances de ses contemporains ni les principes de l'école à laquelle il appartient (1).

(1) Les stoïciens ont été inégalement favorables à la divination, Chrysippe beaucoup, Panétius assez peu, Posidonius presque à l'excès. Mais tous l'ont admise, et expliquée comme une conséquence logique de leur fatalisme.

Mais il n'est pas non plus enthousiaste de la divination : il nous la montre recherchée seulement par des esprits ordinaires, tandis que les grandes âmes s'en passent; cela nous indique assez son penchant personnel. Par cette attitude en quelque sorte intermédiaire, il ressemble fort à son maître Sénèque. Dans toutes les matières théologiques, Sénèque est à peu près à égale distance des négations épicuriennes et des dévotions populaires, envers lesquelles bon nombre de stoïciens s'étaient montrés si complaisants. Il célèbre les dieux avec une grande piété : mais il raille l'idée que s'en fait le commun des hommes, et il n'aime pas même qu'on essaie de sauver la mythologie, comme l'avaient tenté ses prédécesseurs, à coups d'exégèse ingénieusement allégorique. Il pense que la Providence gouverne le monde ; il n'est pas de ceux qui, avec Lucrèce, se représentent l'univers abandonné au hasard: mais il ne veut pas qu'on rétrécisse cette idée de l'intervention providentielle, qu'on s'imagine que Castor et Pollux viennent nous sauver dans la tempête, ou que Jupiter lance lui même les traits de la foudre. Et, pour en revenir à la prévision des choses futures, il l'admet en principe, les présages étant fondés sur l'enchaînement nécessaire des causes et des effets : mais il se défie des applications puérilement passionnées qu'en font la plupart des hommes. Tel ou tel événement particulier, la mort de Séjan ou de Germanicus, est-il annoncé par des météores? il n'ose pas le nier, il ose encore moins l'affirmer, tant il lui paraît invraisemblable que les dieux puissent s'occuper de si petits incidents. Il semble bien prendre en pitié ceux qui guettent anxieusement les signes de l'avenir pour tâcher de les conjurer ; il leur rappelle que l'ordre du destin est immuable ; il consent que leurs sacrifices expiatoires puissent diminuer ou éloigner les périls; mais c'est une concession qu'il fait à leur faiblesse. Pour sa part, il met au-dessus de tout le sage qui ne s'inquiète et ne s'effraie de rien : ce sage là, c'est exactement le Caton de Lucain. On pourrait synthétiser à la fois la théorie des Questions Naturelles et celle de la Pharsale en disant que la divination est physiquement possible, mais moralement inutile. C'est ainsi que sur ce problème, si grave pour les âmes de cette époque, Lucain me paraît s'être docilement inspiré du stoïcisme tel qu'il le connaissait par l' intermédiaire de son oncle Sénèque.

§ 4.

Dans l'épisode de la magicienne, que nous examinions tout à l'heure, Lucain est amené à parler de l'existence des âmes après la mort. L'ombre du soldat choisi par Érichtho pour son expérience nécromantique est représentée comme ayant fait un court séjour dans le monde infernal; elle revient malgré elle à sa « prison » de chair, et raconte ce qu'elle a vu sur les bords du Styx. En tout cet endroit, le poète emploie le langage consacré des descriptions mythologiques : il paraît accepter les données du paganisme populaire plutôt que celles de l'enseignement philosophique. En est-il toujours de même? Cette question de la vie future est une de celles sur lesquelles ses critiques lui ont reproché le plus de contradictions : Heitland trace, de ses opinions sur ce point, un tableau quelque peu confus. Tâchons, s'il se peut, de ressaisir sa véritable pensée.
Ne nous laissons pas, pour commencer, induire en erreur par les termes qu'il emploie. Son vocabulaire donne lieu ici à une remarque analogue à celle que nous avons faite pour les termes de « destin », « dieux » et « Fortune ». Le langage poétique, tout comme le langage courant, comporte une certaine indécision, et l'on pourrait se demander si le flottement qu'on blâme dans la pensée de Lucain ne vient pas en partie du flottement de sa phraséologie. Le mot « mânes », par exemple, est pris dans la Pharsale, en deux sens bien différents. Souvent il est synonyme de « cendres » : c'est ainsi que le poète parle des « mânes » des guerriers romains ensevelis en Thessalie, des « mânes » des Ptolémées enfermés dans les Pyramides, des « mânes » d'Hector que César est sur le point de fouler aux pieds, et, à plusieurs reprises, des « mânes épars » de Pompée. Quelquefois, au contraire, les « mânes » sont des ombres ou des revenants : manes est joint à anima par une redondance poétique ou bien il est dit que les « mânes » de Pompée habitent dans la cour de Ptolémée, voire même dans le coeur de Pothin.
La même remarque s'impose à propos du mot « ombre ». Il y a des cas où il paraît bien désigner les cendres, les restes mortels, comme dans l'épisode de la visite de César à Troie, ou dans les vers sur « l'ombre ensevelie » de Pompée. Il y a d'autres passages où l'on a cru à tort retrouver cette identification : quand l'ombre de Crassus regrette que Pompée ne soit pas venu en vengeur de ses cendres lorsque Cordus déclare heureuse l'ombre du mort au bûcher duquel il emprunte du feu pour brûler les restes de Pompée, lorsqu'enfin le poète proclame qu'il ne faut pas avoir peur, en ramenant à Rome ces restes précieux, de déranger l'ombre du héros, on ne peut pas dire que l'ombre soit la même chose que les cendres; elle est en quelque sorte liée aux cendres, elle en dépend peut-être, mais elle en est distincte. Parfois, cette séparation est plus nettement accusée : Lucain nous montre l'ombre de Pompée ne restant pas attachée aux cendres qui gisent en Egypte ; ou bien, à propos du soldat ressuscité, il distingue en termes exprès l'ombre et le cadavre. Il est donc certain que, s'il use quelquefois de mots identiques pour désigner l'âme et le corps, il ne les confond pas ensemble : ce sont des impropriétés de langage comme on en rencontre chez beaucoup d'autres écrivains, et non des incohérences de pensée.
Ce point éclairci, reste une question bien plus importante. Que devient après la mort cette ombre ou cette âme? continue-t-elle à vivre? où? et comment? Il y a des passages où la réponse que semble donner le poète n'est autre que celle de la religion gréco-romaine. J'ai déjà parlé de la description des enfers par le mort ressuscité; une autre peinture du même genre, quoique plus courte, est faite par Julia lorsqu'elle apparaît en songe à Pompée ; enfin peut-être faut-il y joindre quelques vers du livre VII, où Lucain menace César d'être poursuivi par les ombres de ses victimes jusque dans la nuit du Styx.
De pareils textes valent la peine d'être discutés, car s'ils exprimaient la vraie croyance de leur auteur, il se trouverait tout à fait en désaccord avec ses maîtres stoïciens. Ceux-ci, aussi bien que les épicuriens, traitent de fables poétiques ou de superstitions de bonnes femmes les contes relatifs à Cerbère, à l'Achéron et auTartare. Cette énergique négation, que Sénèque formule dans sa Consolation à Marcia, Lucain avait dû l'entendre répéter plus d'une fois dans son adolescence, et il serait bien étrange qu'il lui eût été indocile. Et en effet, sur les trois endroits que je viens de citer, notons qu'il y en a deux où il use visiblement de fictions poétiques, et où par conséquent ce qu'il dit ne doit pas être pris au pied de la lettre. Les détails donnés par Julia à Pompée font partie d'un rêve : on ne peut donc y chercher l'expression des opinions personnelles du poète, d'autant moins que le langage qu'il prête à Pompée aussitôt après tend précisément à interprétér ce rêve comme une pure vision, sans cause réelle et sans valeur. De même, dans l'épisode d'Érichtho, dont la couleur romanesque ou poétique est si reconnaissable, la croyance aux enfers est un accessoire obligé de la magie : l'auteur ne peut pas avoir l'air de douter des traditions mythologiques, sans quoi l'épisode entier s'écroulerait. Mais, ce qui peut donner à croire que sa conviction n'est pas bien profonde, c'est qu'il évite d'insister sur le monde infernal comme les poètes anciens aiment à le faire. Reprenant ce thème si souvent traité depuis la Nekyia de l' Odyssée, non seulement il n'y ajoute pas de particularité curieuse et rare, mais même il évite la description proprement dite. Son héros se borne à dire que,dans les Champs-Élysées comme dans le Tartare, tous les Romains morts s'inquiètent et s'agitent à l'idée de la guerre civile, et que Pluton prépare pour le crime du vainqueur de nouveaux supplices. On voit par là que, même dans ce lieu commun mythologique, Lucain porte ses préoccupations nationales et morales, mais qu'au fond cette image consacrée de la vie future ne l'intéresse pas beaucoup, sans doute parce qu'elle lui paraît fausse et trop vulgaire.
Reste, il est vrai, l'apostrophe à César au livre VII. Mais il faut la replacer dans le contexte. Lucain, après avoir blâmé César de n'avoir pas rendu aux morts de Pharsale les honneurs funèbres, ajoute qu'après tout, cela n'a pas beaucoup d'importance : que ce soit la pourriture ou le bûcher qui dissolve les corps, la nature les reçoit toujours dans son sein paisible. Voilà une idée toute philosophique, toute opposée aux préjugés populaires qui attachent tant de prix au rite de l'inhumation. Le poète continue, sur un ton plus philosophique encore, en invoquant le feu suprême, le feu cosmique, qui brûlera également tous les hommes. Enfin, il affirme à César que malgré son sacrilège, il ne pourra ni être élevé plus haut dans les airs ni occuper une meilleure place dans la nuit éternelle : et c'est alors, alors seulement, que l'épithète de « stygienne », appliquée à la nuit, fait allusion à la vieille mythologie. C'est sans doute bien peu de chose, auprès de toutes les formules philosophiques qui précèdent. S'il fallait interpréter littéralement ce stygia sub nocte, il faudrait en faire autant pour le in auras qui précède, et qui semble indiquer une migration de l'âme vers les régions célestes. Il est plus probable que Lucain a usé ici d'une façon de parler traditionnelle, sans y mettre d'intention bien précise. Une épithète pareille, en cet endroit, ne signifie pas plus que, chez les poètes modernes, ne signifient tant d'expressions restées païennes. Si Lucain ne rompt pas avec la phraséologie mythologique, cela ne veut pas dire qu'il croie aux mythes. Rejette-t-il donc toute croyance à une existence ultérieure? D'après M. Souriau et M. Lejay, il le ferait par moments; il inclinerait vers la doctrine épicurienne. Je n'en suis pas aussi certain, tant me paraissent douteux les passages invoqués à ce propos. L'un d'eux est la célèbre exclamation par laquelle Cornelia promet à son époux de le suivre jusque dans le Tartare, si le Tartare existe : il est bien clair que cette restriction dubitative ne s'adresse qu'à la forme sous laquelle l'imagination populaire se représente la vie future, mais non à la vie future elle-même. On cite également le dilemme que Pompée emploie pour se rassurer après avoir vu en songe son ancienne femme, et auquel j'ai fait allusion un peu plus haut : «ou bien la mort ne laisse aux âmes aucun sentiment, ou bien la mort elle-même n'est rien ». La seconde hypothèse est celle de l'anéantissement complet, mais la première, sous peine de se confondre avec celle qui lui est opposée, ne peut avoir qu'une signification : c'est que l'âme subsiste après le trépas, privée de « sentiment », mais non détruite. Ce texte, ainsi entendu, va peut-être nous aider à comprendre les deux autres passages allégués. Lucain, pour maudire Crastinus, le soldat qui a lancé le premier trait à Pharsale, lui souhaite, non la mort, mais le sentiment après la mort : c'est donc qu'en général ce sentiment n'est pas conservé par ceux qui ont cessé de vivre? Plus loin, Cordus s'excuse auprès du mort inconnu dont il profane le bûcher pour allumer celui de Pompée, et le prie de lui pardonner « s'il lui reste, après la mort, quelque sentiment » : c'est donc qu'il n'est pas sûr que ce sentiment subsiste? Il importe de remarquer ce que le poète entend par ce mot de sensus : c'est surtout la sensibilité prise en mauvaise part, la faculté d'être impressionné par les choses mesquines et désagréables. Il semble bien que cette faculté puisse être éteinte par la mort sans que l'être tout entier soit anéanti.
Dira-t-on que nous prêtons à Lucain une distinction trop ingénieuse? non, car la même façon de voir se retrouve chez les stoïciens de son époque. Nul ouvrage, à cet égard, n'est plus instructif que la Consolation à Marcia. Sénèque, comme Lucain, bien plus que Lucain même, emploie d'abord des termes qui feraient supposer, si l'on n'y prenait garde, qu'il croit à la destruction totale de l'être par la mort : « on ne peut pas être malheureux quand on n'existe pas » . Mais, quelques pages plus loin, il s'explique mieux : la mort prématurée est un bien, puisqu'elle permet aux âmes, délivrées du contact humain, d'aller plus aisément retrouver les dieux ; et voici que la Consolation se termine sur une vision splendide, où le fils de Marcia est dépeint entrant dans la région la plus élevée du monde, accueilli par son ancêtre Cremutius, et initié par lui aux secrets sublimes de la nature. Y a-t-il, entre cette conclusion radieuse et les négations de tout à l'heure, l'antinomie qu on a voulu y voir? je ne le crois pas. Sénèque prend soin de dire que la mort n'anéantit en nous que ce qu'il y a de plus infime, le corps, ou les souillures que le corps nous fait contracter, mais qu'elle laisse intacte, ou plutôt qu'elle libère, l'âme jusqu'alors captive.
J'ai tenu à résumer ce très éloquent opuscule, parce qu'il me paraît éclairer d'un jour fort net les opinions de Lucain. Que la conception exposée par Sénèque soit plus ou moins purement stoïcienne, plus ou moins teintée de platonisme (1), peu importe : toujours est-il que Lucain se l'est appropriée.

(1) Les ressemblances entre la conception de Platon et celle de Sénèque sont indéniables : toute la question serait de savoir si déjà, parmi les prédécesseurs stoïciens de Sénèque, quelques-uns n'avaient pas fait des emprunts au platonisme. D'autre part, dans cette Consolation à Marcia (26, 6), Sénèque tient à se montrer bon stoïcien : c'est pour cela qu'il parle de la destruction des âmes au moment de l'incendie universel; c'est une opinion de Chrysippe et de Cléanthe. En tout cas, chez Sénèque, la fusion des deux doctrines est accomplie.

Il n'est pas jusqu'à cette comparaison du corps avec un cachot qui ne se retrouve, même dans l'épisode d'Érichtho. Quant à la doctrine essentielle, celle de l'essor des âmes vers le ciel, elle a dicté au poète les admirables vers qui ouvrent le IXe livre, et célèbrent ce qu'on pourrait appeler l'apothéose de Pompée. L'âme du héros, aussitôt après le meurtre, va aux confins de l'air et de l'éther, dans la région sublunaire habitée par les mânes semi-divins ; là elle se repaît d'une lumière pure, contemple les planètes et les étoiles, et méprise la mesquinerie de toutes les choses humaines. Voilà bien, cette fois, la véritable doctrine de Lucain : elle est tout à fait analogue à celle dont son oncle s'inspirait pour consoler ses amis au lendemain de la perte d'êtres chers. Il est vrai qu'arrivé à ce point, Lucain complique un peu les choses : l'âme de Pompée revient près de la terre, voltige au-dessus de l'armée de César, va se fixer enfin dans le coeur de Brutus et de Caton. Quelques critiques ont à ce propos parlé de métempsycose. Hien n'est moins exact. On ne peut appeler de ce nom qu'une théorie d'après laquelle l'àme du mort vient animer un corps jusqu'ici dénué de vie. Lucain a eu l'occasion d'en dire quelques mots en résumant l'enseignement des druides: c'est une croyance qui ne lui déplait pas, mais qui lui demeure étrangère. Les vers qui terminent l'apothéose de Pompée s'expliquent bien plus simplement par le système stoïcien. Toutes les âmes humaines, étant des émanations de l'âme universelle, peuvent par là même communiquer les unes avec les autres. Celle de Pompée, débarrassée de son corps, est allée dans la région éthérée se retremper, se fortifier; elle a fait provision, si je puis dire, de cette substance divine, de cette ignea uirtus, dont est constituée son essence : à son tour, elle va apporter à ses amis restés sur terre un peu de la vigueur qu'elle a ainsi conquise. Par là achève de se caractériser la conception de la vie future dans la Pharsale. Malgré les incertitudes de vocabulaire que nous avons constatées, elle est plus nette qu'on ne l'a dit, et plus cohérente. Lucain se sert quelquefois, par nécessité poétique, des traditions fabuleuses; quelquefois aussi il a recours à des formules dubitatives qui conviennent en pareille matière : mais au fond il pense que les âmes ne meurent pas, qu'elles ne vont pas dans les enfers, qu'elles reviennent prendre contact avec l'âme éternelle et divine du monde. Autrement dit, il n'est ni païen ni épicurien, mais stoïcien, ou, si l'on veut platonico-stoïcien, mais enfin stoïcien de l'école de Sénèque.

§ 5.

Puisque Lucain est si fortement imprégné des idées stoïciennes en ce qui concerne l'ordre du monde et la destinée de l'homme, à plus forte raison a-t-il dû s'assimiler ce que le stoïcisme a de plus essentiel, c'est-à-dire sa morale. Ce serait une besogne aisée, mais aussi fastidieuse qu'aisée, de relever dans la Pharsale toutes les sentences qui le montrent docile aux prédications de l'école. Il me paraît plus important de pénétrer un peu au delà de ces détails extérieurs, et de chercher à retrouver chez Lucain les tendances profondes qui animent, par exemple, l'éthique de Sénèque. Ces tendances me semblent être au nombre de deux principales : le stoïcisme est une doctrine d'énergie et une doctrine de désintéressement.
Une doctrine d'énergie doit avant tout déterminer la source de la vigueur morale qu'elle exige. Pour Lucain, comme pour tous les stoïciens, cette source réside dans la conscience et la volonté de l'homme. Le sage, tout d'abord, s'applique à mettre ses jugements et ses résolutions à l'abri de l'influence de la Fortune. Voici comment Caton pose les questions qu'il regarde comme les seules capables d'intéresser un esprit sérieux : « Vaut-il mieux mourir libre en combattant que de subir la tyrannie? la Fortune cesse-t-elle d'être menaçante quand on lui oppose la vertu? est-il suffisant d'avoir un but louable? et le succès est-il incapable d'accroître le mérite »? A toutes ces questions Caton répond « oui », et il répond ainsi en consultant son sentiment intérieur, révélation suprême et infaillible. De cette magnifique profession de foi se dégagent deux conclusions : la souveraineté de la conscience, et la séparation absolue entre le domaine des choses fortuites et celui des actions morales.
C'est sur ce second point que Lucain revient le plus assidûment. Lorsqu'il veut exalter Caton au-dessus de tous les héros de l'histoire romaine, il commence par bien établir son critérium : « S'il est vrai que la gloire ne s'achète que par les vrais mérites, et que l'on doit regarder la vertu toute nue, en élirninant le succès... ». Pompée se conforme à la même règle morale, lorsqu'il invite Cornelia à ne pas céder aux destins, à engager avec eux au contraire une lutte où sa piété conjugale ne se laissera pas vaincre : c'est la conception, tant de fois exprimée par Sénèque, qui soustrait le monde de l'âme à la tyrannie de la destinée.
Nous touchons ici à une autre théorie, également chère à Sénèque, celle de l'épreuve : j'en ai déja parlé à l'occasion du problème du mal. Je rappelle donc en deux mots les plus frappants exemples : la joie orgueilleuse des soldats de Vulteius à l'idée qu'ils sont appelés à faire leurs preuves d'héroïsme, et l'âpre et belle formule de Caton, gaudet patientia duris. Lucain est si intimement persuadé que l'épreuve est une bonne chose, qu'à ses yeux elle reste telle même quand elle est fatalement subie, et non librement embrassée. « Ce qu'il y a de plus beau, dit Caton, c'est de savoir mourir; ce qu'il y a de mieux ensuite, c'est d'y être forcé ». C'est dans cette lutte incessante contre les difficultés du sort que se trempe et se durcit l'arme du sage, la volonté. Elle doit lui servir surtout à mépriser les deux choses les plus redoutées du commun des hommes, la pauvreté et la mort. Nous sommes toujours, comme on le voit, en plein courant d'enseignément stoïcien. L'inutilité du luxe, la bonté d'une vie simple et frugale, Lucain la proclame aussi haut et presque aussi souvent que Sénèque. A propos des soldats de Petreius qui se désaltèrent dans l'eau pure du pauvre pêcheur Amyclas, si tranquille dans sa cabane, du roi Dejotarus, obligé de se déguiser en esclave pour être en sûreté du culte sans faste de Jupiter Hammon, du repas somptueux offert par Cléopâtre à César, il invective la prodigalité de son temps en termes qui rappellent les Questions Naturelles ou les tragédies de son oncle. Il ne flétrit pas moins sévèrement cette crainte de la mort, que Sénèque avait combattue avec une ardeur parfois quelque peu emphatique. C'est, dit-il, la pire des craintes, et il félicite les Gaulois d'en être exemptés par leur croyance à une vie nouvelle : peu importe que leur opinion soit erronée, s'ils y puisent la sérénité et le courage. Il fait émettre par un de ses personnages cet axiome indiscuté, que « la mort n'est pas à redouter pour un homme ». La même leçon se dégage, très forte et très noble, du récit qu'il fait des derniers moments de Pompée et des réflexions qu'il lui prête ; « La destinée heureuse de ta longue vie est écoulée, se dit le héros; le monde ignore, tant que la mort ne l'a pas prouvé, si tu sais également supporter le malheur. Qu'on me déchire, qu'on me dépèce, je suis heureux quand même; aucun dieu ne peut me l'ôter. Les prospérités de la vie sont changeantes, mais dans la mort on n'est jamais misérable ». Accepter la mort est bien : la désirer est mieux. C'est par ce désir que le centurion Scaeva, un soudard pourtant, et un césarien, redevient sympathique aux yeux du poète. Vulteius est possédé du même amour, ou, pour parler comme lui, de la même « folie » ; il est tout entier « harcelé par l'aiguillon de la mort prochaine »; il a découvert que c'est un bonheur de mourir, et il est persuadé que les dieux font exprès de cacher ce secret aux hommes : si on le connaissait, on n'aurait plus la force de vivre. Cette soif de la mort avait été déjà exprimée par Sénèque, mais ici elle a quelque chose de plus sombre et de plus farouche. Elle conduit tout naturellement au suicide, que Lucain, en bon stoïcien, non seulement admet et justifie, mais exalte, parce qu'il est le suprême défi de l'homme au destin.
Cette morale, qui impose à la volonté de chacun de si intenses efforts, risque d'enfermer le sage dans un individualisme exclusif : mais on sait que le stoïcisme lui propose en même temps les fins altruistes les plus nobles et les plus larges. On a dit quelquefois que, chez Sénèque, cet aspect du stoïcisme est moins frappant, qu'il est « moins préoccupé de l'intérêt de l'humanité que de mieux tremper l'âme de son sage ». Peut-être est-ce vrai quand on pénètre au fond des choses; malgré cela, Sénèque est bien éloigné d'omettre les beaux préceptes de son école sur la caritas generis humani. Lucain ne les oublie pas non plus. Quand il se représente la félicité que doit amener sur terre l'apothéose de Néron, il place au premier rang des biens souhaités la paix universelle : il espère que le genre humain, mettant bas les armes, pourra songer à soi-même, que tous les peuples s'aimeront. Au plus fort des guerres civiles, il pousse un appel désespéré vers la Concorde, salut du monde, vers l'amour sacré de l'univers. Il souffre de voir les hommes dépenser tant de peine à s'entre-détruire, alors qu'il leur serait facile d'en faire un meilleur usage. Il le dit à l'occasion des travaux de retranchement exécutés en Épire par les césariens : avec tout l'effort déployé, on aurait pu combler l'Hellespont, ou creuser le canal de Corinthe, de façon à abréger la route des navires, ou améliorer quelque autre partie de la terre. Ces vers sont curieux parce qu'ils nous montrent, en même temps que la fin des Questions Naturelies, que l'amour de l'humanité ne reste pas, chez les stoïciens de cette époque, une aspiration vague : il se précise en dessein pratique et positif, en conception, déjà toute moderne, d'un progrès industriel ou matériel. Où s'unissent le mieux l'idéal individuel et l'idéal social du stoïcisme, c'est dans le célèbre portrait de Caton. Il est intéressant à plus d'un titre. D'abord il nous atteste que Lucain partage l'opinion de son école, pour laquelle Caton est un des sages parfaits, un « saint » véritable, le modèle humain de la vertu, tandis qu'Hercule en est le modèle mythique. Si l'on peut extraire des traités de Sénèque une «imitation » de Caton, l'admirable page où Lucain a sculpté en un vigoureux relief cette grande figure, est comme l'épilogue poétique de cette imitation. Il faut noter aussi le soin qu'apporte l'auteur, en élève docile, à reproduire exactement les formules techniques de son école : « garder la mesure », «poursuivre son but », « suivre la nature », tous les préceptes stoïciens sont ici énoncés dans les termes consacrés. Mais surtout Lucain réussit merveilleusement à faire apparaître les deux traits que nous distinguions tout à l'heure dans la vertu stoïcienne : au point de vue personnel, le triomphe de la volonté; au point de vue collectif, le sacrifice de soi. Caton n'a « ni affections ni haines »; sa force d'âme résiste même à l'amour légitime; il est « dur », « immuable », sobre dans ses repas et dans toute sa vie; il respecte la justice et observe rigidement l'honneur; tout cela le rend parfait en soi-même. Mais il ne vit pas pour soi : s'il est vertueux, c'est dans l'intérêt de tous; il déplore les malheurs de tout le genre humain; il se croit né pour l'univers entier; il donne sa vie à son pays; il n'est père et mari que pour Rome. Remarquons en passant que Lucain ne met aucune opposition, aucune différence même, entre deux devoirs qui, chez nous modernes, sont souvent en antagonisme, je veux dire le devoir envers la patrie et le devoir envers l'humanité. Il les mentionne à côté l'un de l'autre comme s'ils étaient identiques, écrit par exemple patriae impendere uitam, et, au vers suivant, non sibi sed toli genitum se credere mundo. Très certainement il pense, avec Cicéron et avec tous les stoïciens, que nos obligations de bienfaisance fraternelle vont en s'amplifiant par degrés : de la famille à la cité, de la cité à l'univers, notre amour s'étend sans cesse. Tous ces sentiments ne se combattent point, ils s'aident bien plutôt, puisque tous arrachent l'homme à l'égoïsme, et c'est justement par une condamnation de l'égoïsme que s'achève le portrait de Caton.
Cependant, si le devoir de solidarité humaine n'est pas douteux, les applications pratiques par lesquelles il se traduit n'apparaissent pas toujours incontestables. Dans les temps troublés, dans les époques de révolution et de guerre civile, que fera le sage? se lancera-t-il au milieu des agitations politiques? se renfermera-t-il dans l'étude méditative, en se contentant de servir ses semblables par ses leçons et ses exemples? C'est là le problème qui est au fond de la discussion, si grave et si majestueuse, entre Caton et Brutus au second livre de la Pharsale. Brutus incline vers l'abstention : puisque les deux chefs rivaux sont aussi ambitieux l'un que l'autre, puisqu'à prendre parti entre eux Caton risque de compromettre sa dignité sans faire à l'État aucun bien réel, il vaut mieux qu'il se retire dans sa sérénité philosophique, imitant les astres, dont nulle tempête ne saurait altérer la paix. Mais Caton, sans se faire d'illusion sur l'issue de la lutte ni sur la valeur morale des combattants, s'accuserait d'égoïsme s'il restait seul tranquille dans cette convulsion universelle : il agira, et entraînera Brutus à l'action.
Ce débat célèbre n'est pas invraisemblable historiquement : la question que traitent ici les deux héros s'était posée, impérieuse et irritante, devant bien des gens sensés d'alors. Elle avait dû aussi être souvent reprise dans les exercices de l'école : il est à peu près certain qu'il y avait eu des suasoriae de Caton à Brutus, de Brutus à Caton, d'un ami à Caton, etc., pour et contre la participation à la guerre civile. Mais, plus encore que l'écho de la vérité historique ou des déclamations de rhéteurs, nous trouvons ici celui des controverses de la casuistique stoïcienne. Le rôle politique du sage était un des points de doctrine les plus débattus. Les fondateurs de la secte, Zénon, Cléanthe et Chrysippe, avaient conseillé à leurs disciples de se mêler à la vie politique, tout en se confinant pour leur compte dans la plus calme neutralité, si bien que leurs grands noms pouvaient être aussi justement invoqués dans les deux sens. Dans les écrits de Sénèque, on rencontre les deux opinions, selon les dates et les circonstances, peut-être aussi selon les correspondants auxquels il s'adresse. Quand il voit Serenus trop indolent, trop découragé, il lui prêche l'action, d'autant plus que lui-même est très probablement alors au pouvoir, plein de confiance dans l'avenir. Ailleurs, au contraire, il sacrifie l'activité politique à la spéculation métaphysique ou morale: dans les derniers chapitres du De breuitate uitae, dans le De otio, qui est un exposé systématique de la thèse abstentionniste, et dans quelques-unes des Lettres à Lucilius, c'est-à-dire dans des ouvrages qui (à part le premièr) paraissent bien être des dernières années de sa vie, de sa période de disgrâce et de désillusion. Il y a en particulier une lettre fort curieuse, celle où il réfute l'objection que l'on peut tirer, contre sa doctrine négative, de l'exemple offert par Caton. Il lui reproche amèrement de s'être amoindri en intervenant dans la guerre civile : « Que fais-tu là, Caton? il ne s'agit plus de la liberté : voilà longtemps qu'elle est morte. Toute la question est de savoir si c'est César ou Pompée qui sera maître de l'État : ce conflit ne t'intéresse pas ! » Ce sont presque, avec moins de déférence, les paroles de Brutus dans la Pharsale (1), et une telle similitude, à elle seule, prouve combien ce cas de conscience civique était d'actualité parmi les stoïciens du temps de Néron.
S'ils le formulent en termes analogues, Sénèque et Lucain ne le résolvent pas de la même manière. Sénèque blâme Caton, et Lucain lui donne le beau rôle, non seulement dans cette discussion (2), mais dans tout son poème.

(1) En particulier, les vers 297-303 (sur les funérailles de la liberté) semble une une réplique du Caton de Lucain au « olim pessumdata est » de Sénèque.

(2) Lucain (II, 325) appelle « excessif» l'amour de la guerre civile que Caton inspire à Brutus ; mais, en supposant que nimios ne soit pas simplement un synonyme poétique de magnos, cette épithète peut s'entendre des conséquences que doit avoir pour Brutus son rôle dans les guerres civiles. Je ne crois pas du tout qu'elle implique un blâme

C'est que le philosophe, vieilli, aigri peut-être, n'attend plus grand chose de la société et répugne à perdre son temps pour elle : le poète, plus jeune, plus ardent, plus ouvert à l'espérance, n'a pas encore cessé de croire à l'efficacité de l'action politique. S'ils ont agité ensemble ce problème de morale sociale, Lucain a pu en appeler du Sénèque désabusé de 63 au Sénèque enthousiaste de 49 ; il a pu remémorer à son oncle l'optimisme résolu du De tranquitlitate animi. Cet enseignement donné à Serenus, le poète l'avait reçu aussi dans sa jeunesse. Il y restait fidèle alors que son maître s'en détournait sous la pression des circonstances, et il en symbolisait l'esprit dans la personne de Caton.
Quoi qu'il en soit de cette divergence, peut-être plus apparente que réelle, elle ne doit pas nous empêcher de reconnaitre la conformité habituelle, presque constante, entre les idées de Lucain et celles de son oncle. Qu'il s'agisse du monde ou de l'homme, du destin ou de la divination, de la vie ou de la mort, de la morale individuelle ou de la morale sociale, Lucain nous apparaît toujours dominé par les souvenirs de son éducation stoïcienne. Il comprend beaucoup plus intelligemment qu'on ne l'a dit les principes essentiels de la doctrine, et les reproduit sans toutes les incohérences et contradictions qu'on lui a souvent reprochées. Je ne dis pas qu'il soit un écolier anssi scrupuleux que Perse; mais, si l'on veut bien ne pas s'appesantir plus qu'il ne convient sur quelques impropriétés de langage, dues à la forme poétique ou à la rapidité de la composition, on pourra, je crois, ramener ses idées philosophiques à une origine assez simple : on reconnaîtra en lui un disciple sincère, souvent éloquent, de Sénèque, et, par Sénèque, du stoïcisme éclectique romain.

CHAPITRE V

LES SOURCES LITTERAIRES

§ 1.

Si, après avoir étudié les faits et les idées que renferme la Pharsale, on en examine la forme littéraire, et qu'on recherche quelles influences elle a subies, on s'aperçoit d'abord que, du côté de la Grèce, ces influences sont nulles ou à peu près. Je ne crois pas qu'on puisse citer un seul vers que Lucain ait directement emprunté à un poète hellénique, sans que ce vers ait déjà passé par les mains d'un auteur latin. Lorsqu'il reprend, en l'appliquant à César, la comparaison homérique du lion furieux, il y a longtemps que Virgile et bien d'autres l'ont traduite ou imitée. De même l'association de Minerve et de Mars comme dieux du combat, qui est rappelée dans le récit de la bataille de Pharsale, est souvent mentionnée dans l' Iliade, mais les écrivains latins ne l'ignorent pas non plus. L'action de la poésie grecque s'est fait sentir sur la Pharsale par l'intermédiaire des classiques de Rome, mais, d'une action immédiate, aucune trace ne se découvre.
Il n'y a pas lieu non plus de se demander ce que les auteurs romains archaïques ont pu fournir à Lucain. Une de ses expressions, pectora remis pellere, est déjà dans les Annales d'Ennius (1) et ce n'est sans doute pas la seule : mais une expression de ce genre est devenue certainement un « cliché » de la langue poétique.

(1) ENN., Ann., VII.

N'oublions pas d'ailleurs qu'à l'époque de Néron, les vieux écrivains n'ont pas encore retrouvé la vogue qu'ils auront sous les Antonins. Il est peu probable que Lucain en ait fait une lecture assidue. La vraie source de son inspiration doit être cherchée dans des poètes plus récents, ceux que l'on considérait déjà alors comme classiques, les poètes du siècle d'Auguste. Parmi tous ces poètes, c'est assurément à Virgile que Lucain doit le plus. Il lui doit même beaucoup : ce fait, qui peut surprendre à première vue, s'explique cependant pour peu qu'on y réfléchisse.
Sans doute, l'Énéide et la Pharsale ne procèdent pas de la même conception d'art, l'une baignant dans une atmosphère héroïque et fabuleuse, où le merveilleux s'épanouit librement, l'autre exposée au jour crû de l'histoire positive, presque contemporaine. Sans doute aussi Lucain ne paraît pas avoir professé pour son devancier une admiration bien vive : la seule parole qu'il ait prononcée à son sujet, est, à notre connaissance, une boutade irrévérencieuse (1), dont il ne faut pas exagérer la hardiesse, mais qui n'en contraste pas moins avec les déclarations enthousiastes de Stace et avec les hommages dévots de Silius Italicus.

(1) C'est la phrase conservée par SUÉTONE : « et quantum mihi restat ad Culicem. » La plupart des commentateurs la prennent comme une ironie, et y voient une preuve de la vanité de Lucain. Suivant PLESSIS, elle doit être prise au pied de la lettre, comme un aveu modeste d'infériorité : mais cette interprétation est contredite par le contexte de Suétone. Lucain a bien réellement voulu dire que ses premiers essais n'étaient pas au-dessous du Culex. Seulement il a pu le dire en plaisantant (sa parodie d'un hémistiche de Néron décèle chez lui une verve de gaminerie un peu grosse), et surtout il l'a dit en songeant au Culex, et non à l'Énéide.

Pour tout dire en un mot, Lucain n'est pas un disciple de Virgile. Mais, s'il a eu une autre idée que lui de la poésie épique, et s'il s'est probablement flatté de le dépasser par d'audacieuses innovations, cela ne veut pas dire qu'il ne l'ait pas connu, ni même qu'il ne l'ait pas goûté. Il ne pouvait pas ne pas le connaître. Célèbres presque dès leur apparition, les ouvrages de Virgile avaient pris de bonne heure dans l'éducation scolaire une place prépondérante : ils étaient devenus les modèles acceptés, que les grammairiens commentaient, que les rhéteurs pillaient à l'occasion, que les apprentis versificateurs s'assimilaient le plus complètement possible. Un brillant élève comme Lucain, et surtout un élève tenté par la poésie, devait savoir par coeur les Géorgiques et l'Énéide, et par suite, au moment de faire oeuvre personnelle, même s'il voulait réagir contre l'influence subie, il lui devenait extrêmement difficile de l'éliminer, tellement elle s'était incorporée à lui. Il était trop bourré de Virgile pour que des réminiscences virgiliennes ne lui revinssent pas, quelqu'effort qu'il fît pour s'en défendre.
Mais au surplus rien ne prouve qu'il s'en soit défendu. Il est fort possible que, tout en ne comprenant pas l'épopée, dans son ensemble, comme son prédécesseur l'avait comprise, il ait rendu pleine justice, dans le détail, aux beautés de l'Enéide. Les goûts littéraires n'ont pas, Dieu merci, une rigueur systématique. Par exemple Sénèque, qui n'appartient certainement pas à la même école littéraire que Virgile, l'admire beaucoup, le cite souvent, et avec complaisance.
Il est probable que les sympathies esthétiques de Lucain ne devaient pas être très éloignées de celles de son oncle, avec qui il avait tant de traits communs. On peut donc, sans trop de témérité, lui attribuer, non pas un culte superstitieux de Virgile, mais une compréhension respectueuse et sympathique de ses mérites, une compréhension qui n'exclut pas l'indépendance, mais qui se traduit par des imitations intelligentes. Ces imitations sont en effet nombreuses. Elles se répartissent normalement entre les trois ouvrages de Virgile, je veux dire proportionnellementà l'étendue de ces ouvrages.
Il est difficile, on le comprend, de dresser en pareille matière une statistique rigoureuse, parce que telle analogie signalée par un critique, et interprétée par lui comme un emprunt voulu, peut très bien n'ètre qu'une coïncidence fortuite. Cependant, à prendre les choses en gros, on peut dire qu'il y a dans la Pharsale trois ou quatre réminiscences des Bucoliques, une quinzaine des Géorgiques, et une cinquantaine de l' Éneide (1) : or, des Bucoliques, qui ne forment qu'un liber unique, à l'Énéide qui en compte douze, en passant par les quatre livres des Géorgiques, la gradation est à peu près la même. On notera que, des deux moitiés de l'Énéide, la première a beaucoup plus fourni à Lucain que la seconde (2) :

(1) Les notes de l'édition Lemaire, que l'on peut prendre comme spécimen de la critique traditionnelle, mentionnent exactement 4 imitations des Bucoliques, 15 des Géorgiques, 51 de l'Énéide.

(2) D'après l'édition Lemaire, les livres I-VI auraient fourni 38 imitations, et les livres VII XII seulement 13.

mais cette disproportion, qui est de trois contre un environ, cesse d'être étonnante si l'on observe que Lucain, par son goût pour les cérémonies magiques et funèbres, devait être attiré tout spécialement vers les livres IV et VI; et, en effet, c'est dans ceux-là qu'il a puisé le plus. Cette réserve faite, il ne semble pas qu'il ait eu une prédilection marquée pour telle partie plutôt que pour telle autre dans l'oeuvre virgilienne. Il ne paraît pas non plus que son goût pour Virgile se soit modifié au fur et à mesure qu'il composait la Pharsale. Les différents livres de son poème, à part le second, présentent tous un certain nombre d'imitations des Géorgiques et de l'Enéide, un nombre qui n'est naturellement pas identique, mais qui varie assez peu (1).

(1) Voici les chiffres qui se dégagent des notes de l'édition Lemaire : 4 imitations dans le livre 1, 7 dans le IIIe, 11 dans le IV, 6 dans le Ve, 5 dans le VIe, 9 dans le VIIe, 11 dans le VIIIe, 10 dans le IX, et 7 dans le Xe. Encore une fois ces statistiques comportent une bonne part d'arbitraire, et ne valent qu'à titre d'indications approximatives

En somme, d'un bout à l'autre de son travail, il a eu envers Virgile la même attitude. Mais on ne saurait s'en tenir à ces constatations tout extérieures. Il faut voir le poète à l'oeuvre, pénétrer plus avant dans les secrets de son labeur artistique, chercher à quelles doses, selon les cas, se combinent l'imitation et l'invention personnelle. Tout d abord, il y a une série d'emprunts verbaux, formels, mais isolés. Lucain prend chez Virgile un mot qui lui semble caractéristique, et le transporte dans son propre vers. C'est, par exemple, l'épithète de « phrygiens » appliquée aux Pénates; c'est le terme de « flocons de laine » en parlant des nuages ; le verbe squalere employé à propos des champs, et celui de succendere à propos de la trompette ; la personnification de la Mort ; l'expression solis iniqui dans une périphrase qui désigne la zone torride ; l'adjectif « silencieux », tacitus, joint au nom du ciel ; les locutions toto diuisus orbe, subicere facem, refuso Oceano; la métaphore natare substituée au terme propre, mergi, pour décrire des plaines inondées ; enfin l'hyperbole de « royaume », regna, servant à peindre avec une exagération volontaire un petit domaine rural .
Dans tous les passages que je viens de citer, l'imitation a le double caractère d'être très nette, mais de ne porter que sur un mot ou un groupe de mots très court. On peut ranger dans une catégorie toute voisine les fragments de vers virgiliens qui se rencontrent par-ci par là chez Lucain, commencements d'hexamètres comme felix qui potuit; fins d'hexamètres comme caerula uerrunt; hémistiches à peine modifiés, comme et nos rape in omnia tecum, qui devient quem ducit in omnia secum. Quelquefois un vers de Virgile est coupé en deux : par exemple, de iamque faces et saxa uolant, furor arma ministrat, Lucain a tiré deux morceaux, l'un presque textuellement semblable au premier hémistiche, inde faces et saxa uolant, l'autre légèrement altéré, inuenit arma furor. Il use d'ailleurs avec discrétion de ce procédé, qui deviendrait vite fatigant et puéril : il reste très loin de cette fureur de plagiat qui sévit durant toute l'époque impériale, qui fait de maints poèmes autant de mosaïques virgiliennes, et qui aboutit au Cento Nuptiatis d'Ausone.
Même sobriété en ce qui concerne les membres de phrase refaits d'après Virgile avec un démarquage insignifiant : c'est encore un des moyens d'imitation en honneur dans la littérature postclassique. Lucain y recourt une ou deux fois. Mais les passages aussi visiblement copiés sont chez lui tout à fait exceptionnels. D'ordinaire, son imitation n'est pas servile ni machinale, mais toute pénétrée d'activité créatrice. Il transforme ce qu'il emprunte, et, en cela plus peut-être que partout ailleurs, affirme son besoin d'originalité.
C'est déjà une première marque d'invention individuelle que d'adapter à de nouveaux sujets les expressions puisées ailleurs. Voici, par exemple, la locution cauae cauernae : elle a passé de Virgile à Lucain; mais Virgile entendait par là les flancs sonores du cheval de Troie ; Lucain désigne de vraies « cavernes », les souterrains de la forêt de Marseille. Virgile avait dépeint les cheveux d'Hector souillés de caillots de sang, concretos sanguine : Lucain applique une expression analogue aux flots sur lesquels combattent Romains et Phocéens. Le terme fraudes innectere, qui avait dans l'Énéide un sens tout moral et métaphorique, en prend un beaucoup plus matériel lorsqu'il s'agit des filets tendus par les matelots ciliciens. Lorsque Junon lançait contre Vénus l'hyperbole redondante, magnum et memorabile nomen, elle prononçait ces mots sur un ton ironique : c'est avec un tout autre accent que le césarien Vulteius se sert des mêmes adjectifs pour exalter le courage de ses soldats. L'épithète fulua, chez Virgile, qualifie le jaspe de l'épée d'Énée; chez Lucain, les meubles en jaspe de Cléopâtr . Virgile avait parlé de l'étoile « froide » de Saturne : Lucain transporte ce terme aux glaces, qui sont sous la dépendancede cette planète. Dans tous ces passages, la réminiscence est incontestable, mais elle ne s'est pas imposée automatiquement au poète : il l'a contrôlée et dominée. Faisant servir à des fins nouvelles les matériaux que sa mémoire lui apportait, il les a, en quelque sorte, timbrés d'une empreinte bien à lui. Cette empreinte personnelle apparaît encore mieux lorsqu'il essaie d'améliorer en les remaniant les vers qu'il prend à son modèle, de leur donner ce qui leur manque, à son avis, en fait d'ingéniosité piquante. Quand il décrit l'ombre de Crassus errant sans vengeance, il est probable que ce vers lui a été suggéré par ceux où Virgile a représenté la foule vagabonde des morts non ensevelis : mais l'épithète de Lucain est bien plus particulière, bien plus curieusement adaptée au cas spécial du mort dont il parle. Virgile avait dépeint un attelage emporté qui « n'entend plus les rênes » : Lucain pourrait dire de même qu'un navire « entend le gouvernail », mais il préfère, en raffinant un peu, dire qu'il « entend la main » du pilote. Virgile avait flétri le misérable qui « vend sa patrie à prix d'or » : Lucain resserre cette périphrase, y ajoute une antithèse entre Curion et les chefs des partis, et arrive à cette formule tout à fait saisissante : « tous ont acheté Rome, lui l'a vendue». Dans l'Énéide, Panthus annonçait ainsi la chute de Troie : « Il est venu le jour fatal, le temps nvinciblement marqué pour la Dardanie » ; Lucain isole la première partie de cette phrase, et en lui donnant un sens absolu, en renforce la valeur . Anchise montrait à Énée Camille rapportant les enseignes prises : plus brièvement, Lucain emprunte une épithète à la langue religieuse pour saluer reduces Camillos. Dans les Géorgiques, Virgile, animant la constellation de la Grande Ourse, disait qu'elle « craignait de se plonger dans les flots » : par une personnification analogue, mais plus concise, Lucain parle, en un endroit, de l'étoile «qui craint le Nord », et ailleurs de celle « qui est à l'abri de la mer ». Virgile, parmi les divinités égyptiennes, avait mentionné l'Anubis aboyant : Lucain ne trouve pas cette désignation assez frappante, et il écrit « des chiens demi-dieux ». Virgile, enfin, célébrait la « vertu ardente » des héros privilégiés que les dieux admettent parmi eux : Lucain veut marquer davantage le dogme stoïcien de la parenté entre l'âme humaine et le feu divin, et, à une épithète un peu vague, ardens, il en substitue une beaucoup plus précise, ignea. Il arrive, comme on le voit, à des expressions qui ne valent peut-être pas mieux que celles de Virgile, mais qui sont plus conformes à son goût propre, par leur rapidité, leur hardiesse ou leur relief.
Parfois aussi il modifie les phrases virgiliennes sous l'empire d'une autre préoccupation, celle de la grandeur. L'emphase qu'on lui a tant reprochée, à lui et à son traducteur Brébeuf, se décèle de cette manière en quelques endroits. Par exemple, il n'est pas douteux que le tableau de l'attaque des pompéiens contre Scaeva, au livre VI de la Pharsale, ait été inspiré par celui de l'assaut livré à Bitias par les soldats de Turnus; mais Virgile se contentait de dire que Bitias était trop fort pour être tué par un javelot ordinaire, et qu'il fallut, pour en venir à bout, une énorme phalarique : c'est trop peu au gré de Lucain, et, contre son centurion gigantesque, il appelle à l'aide, non seulement la phalarique ou la pierre jetée du haut des murs, mais le bélier et la baliste, ce qui ne va pas sans quelque excès. De même, lorsqu'il songe aux soldats romains tombés en Thessalie, il ne lui suffit pas d'évoquer, comme Virgile, le spectacle de leurs ossements retrouvés par les laboureurs indigènes : il ajoute : « Quand bien même nous retournerions tous les sépulcres de nos ancêtres, on laboure encore plus de cendres dans les sillons de la terre thessalienne ». Il est clair que la simplicité virgilienne lui a paru trop unie : de même que tout à l'heure il y ajoutait des traits, des sententiae plus aiguisées, ici il y ajoute des hyperboles plus amples et plus sonores.
Dans tous les passages que nous avons étudiés jusqu'ici, l'imitation porte sur les mots ou les tours de phrase, plus ou moins fidèlement empruntés, plus ou moins heureusement modifiés. Il y a des cas où, au contraire, Lucain exprime des idées analogues à celles de Virgile, mais sans recourir aux mêmes formes de langage. Telle est par exemple son allusion à la Renommée, beaucoup plus courte d'ailleurs et beaucoup moins mythologique que la description qu'on lit dans l'Énéide. La fuite de l'ombre de Julia devant les embrassements de Pompée rappelle celle de l'ombre de Creuse, comme aussi la douleur du père qui assiste à la mort de son fils rappelle celle d'Anna à l'agonie de Didon, mais sans aucune ressemblance verbale. Le combat d'Hercule et d'Antée a quelques traits assez voisins de celui d'Hercule et de Cacus, mais là encore point d'expressions identiques .
Quant à la mention des flèches empoisonnées, ou du défilé funèbre d'une armée autour d'un bûcher, à l'idée du destin inéluctable malgré toutes les précautions de la prudence humaine, ou à celle de la parenté entre le sommeil et la mort ou à l'invocation des « divinités vengeresses », ce sont là des pensées tellement générales, tellement voisines du lieu commun poétique, qu'on peut à peine affirmer que Lucain ait songé, en les exprimant, à l'expression qu'en avait donnée Virgile.
Il en va tout autrement de quelques passages où se trahit sans aucun doute son désir de reprendre un thème, assez étendu, déjà traité par son prédécesseur, et de l'enrichir de traits nouveaux. Ainsi, lorsqu'il place au début de son poème l'apothéose de Néron, il a à coup sûr dans l'esprit celle d'Auguste au Itr livre des Géorgiques : la composition générale du morceau, la grandiloquence des flatteries, l'abondance des détails mythologiques et astronomiques, le prouvent d'une façon indéniable. Cette ressemblance des grandes lignes n'empêche pas l'originalité de l'imitateur de se retrouver par quelque endroit. Tandis que Virgile offrait au nouveau dieu le choix entre le rôle de Jupiter et celui de Neptune, Lucain lui donne à opter entre les fonctions de Jupiter et celles de Phébus : il y a là sans doute un souvenir de la dévotion toute particulière que Néron, poète et artiste, devait professer pour Apollon. De plus, Lucain supplie l'empereur divinisé de ne pas se placer à un endroit d'où il ne puisse voir directement sa chère Rome : ce souhait, quelqu'adulatrice qu'en soit la forme, révèle cependant un certain sentiment national. Enfin la prévision d'une ère de paix universelle et de fraternité humaine, qui termine l'apothéose de Néron, ne se trouve pas dans les Gêorgiques : il est vrai que Lucain a pu en prendre l'idée dans la IVe Églogue, mais elle est surtout inspirée par la morale optimiste et philanthropique du stoïcisme. Il y a dans la Pharsale une autre apothéose, celle de Pompée : elle rappelle surtout celle de Daphnis dans la Ve des Bucoliques, mais elle y ajoute une idée morale, très stoïcienne aussi, celle du mépris que doivent provoquer chez les héros divinisés les mesquines grandeurs dont se repaît notre vanité terrestre.
Somme toute, dans ces deux passages, Lucain mêle ensemble des inspirations toutes virgiliennes et d'autres plus philosophiques, qui se marient du reste très bien aux premières. Un autre morceau également imité de Virgile est l'énumération des présages de la tempête au livre V de la Pharsale.
Presque tous les signes qu'indique le matelot Amyclas pour détourner César de s'embarquer se trouvent déjà dans les Géorgiques : l'aspect voilé et languissant du soleil, la pâleur de la lune, l'attitude des divers oiseaux, plongeon, héron et corneille. Seulement Lucain s'est appliqué à renouveler les traits qu'il a choisis, en les enrichissant de particularités curieuses : il note la direction divergente des rayons du soleil, la démarche chancelante de la corneille et le geste par lequel elle plonge de temps en temps sa tête dans les vagues comme pour devancer la pluie. Ce ne sont que de petites choses, mais c'est par ces inventions de détail que les rhéteurs enseignaient à rajeunir une matière déjà bien connue.
Lucain use encore du même moyen en dépeignant après Virgile le délire prophétique de la Sibylle, ce qui était un des thèmes traditionnels de la poésie gréco-latine. Il conserve les expressions les plus caractéristiques de son modèle : comme lui, il compare la fureur de la prêtresse à celle des Bacchantes; comme lui il décrit sa rage, sa respiration entrecoupée, ses cheveux dressés d'horreur ; comme lui il montre le dieu la secouant, la domptant, lui imposant à la fois l'aiguillon et le frein. Ce sont là, d'ailleurs, autant de traits obligés dans un tableau de ce genre. Mais il innove de plusieurs manières. D'abord, il essaie d'expliquer le phénomène de l'inspiration fatidique, ce que Virgile, moins philosophe et plus respectueux du mystère religieux, n'avait point essayé de faire. En outre, il imagine que la Sibylle, avant de vaticiner, essaie par toutes sortes de ruses de déjouer la curiosité d'Appius, et cette fiction lui sert, non seulement à reculer la révélation, mais à la faire paraître plus énigmatique, plus troublante. Enfin, une fois l'oracle énoncé, Virgile se contentait de mentionner d'un seul mot le retour de la prêtresse à son état normal : Lucain étudie bien plus minutieusement cette seconde phase de la crise, que son devancier avait négligée.
A tout prendre, qu'il s'agisse de mots isolés ou de descriptions plus vastes, l'imitation que Lucain fait de Virgile a un aspect très typique. Elle est assez fréquente, sans l'être autant toutefois que chez certains poètes de l'époque impériale; mais elle n'est jamais routinière, et, le plus souvent, elle laisse apparaître une originalité très forte. Le poète trouve le moyen d'insérer dans ses emprunts même ce qui lui tient le plus à coeur, je veux dire d'une part ses idées de philosophe, d'autre part ses artifices de styliste subtil. Il refrappe à son propre coin, bon ou mauvais, peu importe, la monnaie virgilienne qu'il veut remettre en circulation. Bien moins célèbre que Virgile, moins lu, moins pratiqué dans les écoles, Horace devait forcément beaucoup moins attirer l'attention de Lucain. C'est à peine si l'on peut glaner sept ou huit réminiscences de ses oeuvres dans la Pharsale, et toutes sont assez peu importantes.
Dans ce chiffre, déjà si faible, les Épodes, les Satires, et les Épîtres entrent pour une part à peu près nulle. Il est probable que, lorsque Lucain supplie la Fortune d'accorder à Pompée au moins « le cercueil à bon marché des funérailles plébéiennes », il reprend et délaie le vilis arca de la VIlle Satire du Ier livre. Il est possible que l'alliance de mots par laquelle il définit la fausse entente des triumvirs, concordia discors, provienne d'un vers des Épîtres (où elle a un tout autre sens, philosophique et non historique) : encore peut-on se demander si c'est bien chez Horace que Lucain l'a prise, si ce n'est pas plutôt chez Ovide, qui lui-même l'avait empruntée à Horace. Quant aux Épodes, on a remarqué que l'Érichtho de la Pharsale, comme la Canidia d'Horace, attend que les cadavres aient été mordus par les bêtes avant de s'en emparer : mais cette analogie peut dériver de ce que les deux poètes décrivent les coutumes magiques réellement en usage, et non de ce que le second s'inspire du premier. Restent les Odes, qui, par la nature des idées et du style, se prêtaient un peu plus à être imitées par un poète tel que Lucain. Elles l'ont cependant été fort peu. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de rapprocher l'Auster in sua régna furens de Lucain et le dux inquieti Hadriae d'Horace : l'idée que l'Auster règne sur l'Adriatique est bien générale, et les mots ne se ressemblent pas du tout. On peut plus légitimement comparer les paroles des Marseillais, caelo solum regnare Tonantem, avec le célèbre commencement de l'ode Caelo Tonantem, ou bien la bravade de Pompée, non omnis cecidi avec le cri de triomphe d'Horace, non omnis rnoriar. On voit par ces deux exemples que Lucain traite Horace comme Virgile, c'est-à-dire qu'il l'imite très librement, en poète original. Il semble bien qu'il ait voulu aussi donner parfois aux expressions horatiennes, comme aux virgiliennes, plus de précision et de finesse. Horace appelait Rhodes « la brillante » : Lucain trouve sans doute cette désignation trop sommaire; il la renforce en écrivant claram sole Rhodon. De même Horace avait parlé de l'assaut furieux, préparé par Cléopâtre contre le Capitole : Lucain s'en souvient et rappelle en termes analogues les projets de la reine; mais il accentue, par un détail pittoresque, le caractère exotique de l'armée alexandrine; la fin de son vers oppose curieusement le Capitole romain au sistre d'Egypte. C'est le même procédé que nous avons noté plus haut à propos des emprunts faits aux Géorgiques et à l'Énéide : Lucain l'applique plus rarement à Horace, parce que celui-ci l'intéresse moins, mais, quand il le juge utile, il le lui applique avec autant d'ingénieuse recherche.

§ 3.

Parmi les autres poètes du siècle d'Auguste, Ovide est le seul qui ait exercé sur Lucain une certaine influence. On ne trouve dans la Pharsale aucune réminiscence de Tibulle ni de Properce : au contraire, les souvenirs d'Ovide y sont assez nombreux, moins que ceux de Virgile, mais plus que ceux d'Horace (1).

(1) Ovide a fourni 15 ou 16 imitations, contre 1 ou 8 d'Horace, et 50 environ de Virgile.

Cela se comprend, puisqu'Ovide a été un des auteurs les plus lus et les plus imités dans les écoles de rhéteurs. Du reste, Sénèque le philosophe parait avoir eu pour lui un goût assez vif : il le cite volontiers, et va même jusqu'à commenter en un sens moral telle page de l'histoire de Phaéthon. Il est tout naturel que son neveu et disciple ait eu la même admiration pour un poète avec qui il possédait plus d'une affinité de talent.
Cette admiration s'est portée de préférence sur les Métamorphoses, et ceci encore est très expIicable. A cause de leur matière mythologique et de leur allure d'épopée, les Métamorphoses étaient regardées par les anciens comme une oeuvre beaucoup plus considérable que les poésies amoureuses de jeunesse ou les élégies de l'exil. Elles devaient donc attirer davantage l'attention de Lucain, et de fait elles figurent pour les deux tiers environ dans la liste des imitations ovidiennes qu'on peut raisonnablement lui attribuer. Les Amours et les Héroïdes lui ont fourni aussi quelques traits, les Tristes un seul, et les autres poésies pas du tout.
Si maintenant on examine en elles-mêmes ces diverses imitations, on voit qu'elles se répartissent en plusieurs catégories, à peu près de la même manière que nous l'avons observé en comparant Lucain à Virgile. En premier lieu, il y a quelques expressions toutes faites, quelques « clichés », que Lucain reproduit tels qu'ils les a lus dans Ovide : liuor edax ou pingues somni, par exemple, sont des formules qui font partie de la phraséologie poétique courante depuis que l'auteur des Amours les a employées, et peut-être même auparavant. Il y a aussi des vers dont le début ou la fin n'est que la répétition d'un hémistiche des Métamorphoses ou des Tristes. On ne peut douter que Lucain se souvienne d'Ovide, au moins inconsciemment, lorsqu'il commence un de ses vers par ingentes animo ou par scinditur in partes, ou lorsqu'il le termine par canna intexta palustri ou par tamquam fortuna locorum. De même lorsqu'il met un substantif et son épithète à des places exactement correspondantes à celles qu'ils occupent dans des vers ovidiens. Pour dépeindre l'agitation que les vents semblent communiquer au ciel, Lucain dit que même les étoiles fixes paraissent ébranlées ; il y a là un souvenir probable du passage des Métamorphoses où Phaéthon est comparé à l'étoile qui, sans tomber du ciel serein, a l'air de tomber tout de même, l'expression de Lucain est plus rapide et plus forte. Ovide montre la mer dressant ses flots, s'élevant presque jusqu'au ciel et atteignant les nuages qu'elle mouille de son écume : Lucain dit plus brièvement qu'elle est sur le point de se gonfler jusqu'au niveau des astres; il condense la prolixité un peu diluée de son devancier.
D'autres rapprochements mettent en lumière, en même temps qu'une imitation indéniable, une ingéniosité vraiment originale et parfois très heureuse. Pompée dit, en s'adressant fictivement à César : te quoque si superi titulis accedere nostris inserunt; le second hémistiche est textellement pris dans une des Héroïdes. Mais, tandis que la phrase d'Ovide est assez ordinaire, Lucain essaie de la raffiner quelque peu; chez lui, ce n'est plus une ville, c'est une personne qui est inscrite dans la liste des titres de victoire.Lorsque la flotte de César est arrêtée par un calme plat, les matelots se mettent à souhaiter la tempête, « voeux nouveaux inventés pour une crainte nouvelle » : cette antithèse rappelle le voeu de Narcisse dans les Métamorphoses . Ovide ayant appelé Hercule « le vengeur du monde », Lucain détourne adroitement cette expression : il l'applique au destin qui délivre l'univers de la tyrannie d'Alexandre.
Chez Ovide, Hécube, après tous ses malheurs, reste muette, « sa douleur dévore ses cris et ses larmes», Lucain se souvient de ce beau vers lorsqu'il veut dépeindre le désespoir refoulé des Romains à la nouvelle de la mort de Pompée; mais il renverse en quelque sorte les termes; il dit que « leurs gémissements dévorent leur douleur », o miseri quorum gemitus edere dolorem. Enfin il est très vraisemblable que le célèbre début de la Pharsale, plus quam ciuilia bella, a été suggéré au poète par un vers des Métamorphoses, mais, s'il en est ainsi, il faut reconnaître que Lucain a singulièrement modifié le sens de ce mot : chez Ovide, il est question de Neptune, qui, furieux contre Achille, déploie une rancune incessante plus quam ciuiliter (c'est-à-dire, sans doute, avec une violence despotique); de cette locution et du terme ordinaire bella ciuilia, Lucain a tiré une expression neuve, vigoureuse et éclatante.
Somme toute, l'imitation d'Ovide ne lui a pas nui. Il a profité des ressources que lui offrait ce poète élégant et facile, mais il s'est défié de ce qu'il y avait, dans cette facilité même, d'un peu trop abondant et d'un peu trop mou. En face d'Ovide plus encore que de Virgile ou d'Horace, il est resté créateur, et sa création a consisté surtout à concentrer et à fortifier.

§4.

La question de savoir si Lucain doit quelque chose à Manilius est curieuse, comme toutes celles qui se rapportent à ce poète sur lequel nous sommes si peu et si mal renseignés. Les Astronomiques sont un ouvrage que, dans les premiers siècles de l'Empire, personne ne cite, et que personne, ou peu s'en faut, n'imite d'une manière indéniable. Si Lucain faisait exception, ce serait un témoignage tout à fait précieux pour l'histoire de Manilius et de son influence. Mais je crains bien que cela ne soit impossible à démontrer. M. Hosius l'a essayé entre les Astronomiques et la Pharsale, il a dressé une liste de rapprochements assez nombreux, qui n'ont pas tous à ses yeux une égale importance, mais qui lui semblent pour la plupart prouver une imitation directe de Manilius par Lucain. Il est trop clair que la rencontre d'un ou deux mots dans un hémistiche, sans qu'il y ait aucune parenté d'idée, peut toujours être fortuite, et qu'on agit plus sagement en se privant d'arguments de cette espèce.
Il existe d'autres passages dans lesquels la ressemblance entre Manilius et Lucain est plus accusée, mais sans permettre d'en rien déduire, parce que les deux poètes ont dû s'inspirer d'un même écrivain antérieur. M. Hosius en donne lui-même un exemple typique. Lucain termine un vers par flammigeros Phoebi conscendere currus, et Manilius par aetherios iussus conscendere currus. La réminiscence semble certaine : mais, si l'on songe qu'Ovide a déjà employé la même formule, conscendere currus, à la fin d'un hexamètre, qu'il ne s'agit plus que de trouver une épithète à currus, et que deux auteurs ont pu trouver, l'un aetherios, l'autre flammigeros, sans s'être consultés, la certitude de tout à l'heure s'évanouit. Le même raisonnement peut s'appliquer à d autres endroits. Les paroles de Lucain sur Cléopâtre rappellent celles de Manilius, mais elles rappellent aussi celles de Properce et d'Ovide. La comparaison de la douleur avec une flamme qui ronge la moëlle, comparaison commune à Manilius et à Lucain, peut leur venir de Catulle; la description des astres qui glissent dans le ciel peut avoir été empruntée par eux à Virgile.Quant à la sententia sur Marius et Carthage se consolant entre eux, comme on la rencontre chez Velleius, il est probable qu'elle figurait déjà, soit chez Tite-Live, soit chez quelque poète de l'époque d'Auguste, où Manilius et Lucain l'ont prise chacun de son côté. Ce n'est qu'une hypothèse, mais elle est fort plausible, et je ne craindrai pas de la reprendre à propos d'autres vers.
Manilius et Lucain établissent une antithèse entre la victoire de Pompée sur les pirates et la piraterie exercée plus tard par son fils Sextus : qui croira que cette antithèse ne se soit rencontrée que chez eux? elle est invinciblement suggérée par l'histoire, et, pour s'en priver, il eût fallu que les écrivains antérieurs ne fussent pas imprégnés de rhétorique comme ils l'étaient. De même pour les vers métaphoriques où il est dit que le champ de bataille de Pharsale, lors de la guerre de Philippes, n'était pas encore sec du sang répandu : ce n'est que l'expression, sous forme imagée, d'une association d'idées qui avait dû venir déjà à l'esprit de plus d'un auteur. De même encore pour le récit des exploits de plongeurs que les historiens avaient sans doute retracés avant Manilius ; ou pour la description du bûcher de Pompée formé par quelques débris de coques de navires. Tout ce que nous lisons dans les Astronomiques et dans la Pharsale sur ces divers sujets, n'est pas plus de l'invention de Manilius que de celle de Lucain : il faudrait remonter bèaucoup plus haut pour découvrir la source véritable, qui nous échappe aujourd'hui, mais qui n'en a pas moins existé.
Enfin, à défaut d'influences particulières, n'y a-t-il pas l'influence de la rhétorique ambiante, du lieu commun, du « cliché », qui, s'exerçant de la même manière sur Manilius et sur Lucain, a produit entre eux une certaine analogie sans que l'un ait eu à pasticher l'autre? En relisant les vers de Lucain où M. Hosius croit voir des traces de l'imitation de Manilius, je suis frappé de leur caractère de généralité, et, si j'ose dire, de banalité. Ce sont des plaintes sur la guerre civile où Rome se détruit elle-même, et où les plus proches parents se font périr; ce sont des flatteries à l'empereur, capable à lui seul de donner du génie à ceux qui le chantent ; c'est une satire contre la cruauté du conquérant qui verse le sang par plaisir, sans besoin ; ce sont des allusions aux phénomènes astronomiques ou aux cataclysmes cosmiques. Toutes ces idées-là font partie de l'arsenal grand ouvert où les poètes de l'époque impériale viennent s'équiper à qui mieux mieux. Si elles se retrouvent, semblables au fond, chez deux écrivains, c'est fort naturel : il n'y aurait de conséquence à en tirer que si la forme était d'une très frappante analogie; mais, pour Manilius et Lucain, elle n'est pas du tout identique. Rien ne nous force donc à admettre que Lucain ait imité Manilius : c'est une supposition simplement possible, rien de plus. Elle se heurte même à deux petites difficultés, qui ne sont très graves ni l'une ni l'autre, je le confesse, mais qu'il faut pourtant signaler. Comme Manilius, Lucain parle quelque part du vieux Romain Curius, qu'on alla chercher près de sa charrue pour lui confier le pouvoir, mais il lui donne le titre de consul, comme le fait du reste Ovide, tandis que Manilius l'appelle dictateur : y a-t-il là l'écho de deux traditions en léger désaccord? D'un autre côté, en rappelant le goût des Grecs pour les exercices de la palestre, Manilius y joint une preuve d'énergie; Lucain les qualifie au contraire de paresseux à propos de ce même goût, ou du moins les fait qualifier ainsi par César. Il y a là tout autre chose qu'une imitation.
Sans vouloir aucunement exagérer l'importance de ces deux remarques, la faiblesse des arguments de M. Hosius me paraît suffisante pour infirmer sa thèse. Pas plus chez Lucain que chez n'importe quel autre écrivain de l'Empire, il n'apparaît de traces incontestables de l'influence de Manilius. Là où l'on croit la saisir, c'est plutôt celle des auteurs imités par Manilius lui-même, et surtout celle des traditions poétiques en honneur dans les écoles romaines. Il n'est pas absolument impossible que Lucain ait lu les Astronomiques, mais nous n'en savons rien.
On sait que la littérature latine classique compte quelques petits ouvrages, de date incertaine et d'auteur inconnu. Lucain les a-t-il mis à contribution?A priori, ce n'est guère probable. Autant il est naturel qu'il ait souvent imité les grandes oeuvres déjà consacrées par l'estime publique, autant on se le représente mal glanant péniblement çà et là quelques bouts de vers dans des opuscules obscurs. Cependant la chose n'est pas totalement impossible, et deux de ces écrits au moins, l' Aetna et la Consolatio ad Liuiam ont pu être confrontés, non sans intérêt, avec la Pharsale.
Entre la Pharsale et l'Aetna, M. Hosius a noté sept ou huit similitudes. Aucune, à parler franchement, n'est probante, et M. Hosius ne s'en cache pas; à plus forte raison, puisque le fait même de l'imitation est douteux, la question de savoir lequel des deux poètes aurait imité l'autre, ne peut être résolue, et l'époque de la composition de l'Aetna reste aussi indécise après ce parallèle qu'avant. Les deux auteurs sont plus voisins l'un de l'autre, mais cela s'explique sans recourir à l'hypothèse d'un emprunt : complere horrea et perdere uultum sont certainement des expressions toutes faites ; les « pâles royaumes de Pluton », et la « pluie précieuse » ou le « riche nuage » de Danaé, sont des clichés mythologiques; enfin l'idée que les dieux ne peuvent s'abaisser à des besognes trop inférieures est une de celles que deux poètes philosophes doivent rencontrer également, quand bien même ils ne se connaîtraient pas. Ainsi, partout où Lucain et l'auteur de l'Aetna se ressemblent un tant soit peu, cela semble bien provenir de leur communauté de culture littéraire et philosophique. Quant à la Consolatio ad Liuiam, elle ne présente avec la Pharsale que deux ou trois analogies superficielles. M. Hosius remarque aussi, après M. Haupt, quelques traits communs dans la peinture que font les deux poètes du iustitium : mais ces traits leur sont suggérés par la nature meme de ce qu'ils decrivent. J'attacherais peut-être plus d'importance a une autre reflexion de M. Hosius. L'un des vers de la Consolatio sur le iustitium a exactement, non pas le même sens, mais la même coupe qu un vers de la Pharsale.
M. Hosius croit à une imitation, et il ajoute que l'imitateur doit être l'auteur de la Consolatio, parce que l'épithète banale et pléonastique mutae a tout à fait le caractère d'une cheville. Cela n'a rien d'invraisemblable, mais il est bien possible également que les deux vers en question soient tous deux calqués sur un vers de même rythme, écrit par un poète antérieur. Somme toute, ni l'Aetna, ni la Consolatio, n'ont exercé d'influence appréciable sur Lucain : il est fort douteux qu'il ait connu ces petits poèmes ; il est même douteux qu'ils existassent lorsqu'il écrivait. Cette conclusion toute négative est la seule qui se dégage de la comparaison.

§ 5.

Entre la Pharsale et les tragédies attribuées à Sénèque, la comparaison présente un intérêt tout particulier. On peut se demander si elle n'est pas susceptible d'aider à éclaircir la question, tant discutée, de l'origine de ces tragédies. Il faut pour cela observer attentivement les passages qui se correspondent dans les deux textes, et, chaque fois, chercher lequel des deux paraît avoir servi de modèle. Est-ce le poète tragique qui a imité Lucain? alors, il devient difficile d'admettre que ce poète soit Sénèque lui-même : Sénèque n'a pas survécu à son neveu; il a pu connaître la Pharsale, mais dans les derniers mois de sa vie, à un moment où il ne semble guère avoir pu composer toutes les oeuvres dramatiques mises sous son nom. Est-ce au contraire Lucain qui s'est inspiré des tragédies? en ce cas l'hypothèse de l'authenticité devient plus probable. Il y a là, non un critérium certain, mais un indice de vraisemblance, qui n'est pas à négliger. Malheureusement on ne peut le manier qu'avec beaucoup de discrétion : s'il est aisé de voir que deux expressions se ressemblent chez deux poètes différents, il est beaucoup plus difficile de discerner chez qui elle est originale et chez qui empruntée, sans compter qu'elle peut n'être originale chez aucun des deux, mais avoir été empruntée par tous deux à une source commune.
Il faut commencer par écarter un certain nombre de rapprochements que les commentateurs ont indiqués, mais dont on ne peut rien conclure. On a comparé la description de la grotte d'Érichtho avec celle qu'on lit dans l'Oedipe latin : elle lui ressemble, certes, mais très vaguement, pas plus qu'à celle de l'antre de la Sibylle virgilienne. On a comparé aussi l'allusion que fait Lucain au serment par le Styx avec celle que présente Hercule furieux : mais il est déjà question de ce serment dans Virgile, et dans Homère, et partout. De même, lorsque Lucain parle du navire Argo, ou des dracontigenae et de la Dircaea cohors, il est superflu de rappeler Médée, Oedipe, et les Phéniciennes : il s'agit de légendes extrêmement banales, et il importe fort peu que deux poètes s'en souviennent également, à moins qu'il n'y ait entre eux des ressemblances verbales frappantes, qui, ici, n'existent pas. Avec les clichés de la mythologie, il faut éliminer aussi ceux de la rhétorique. Au livre V de la Pharsale, les soldats de César lui reprochent d'avoir risqué témérairement son existence, alors que le salut de tant de peuples en dépend : c'est, si l'on veut, la même idée que dans les paroles d'Antigone à Oedipe : « Te refuser la vie à toi-même, c'est la refuser à tous »; mais c'est une idée très générale, un pur lieu commun, qui n'implique pas le moindre rapport de parenté entre les deux textes visés. Enfin, il est très vrai que Lucain et l'auteur d'Hippolyte emploient tous deux le mot compensare dans le sens de « abréger une route », que Lucain écrit auspice Bruto comme l'auteur des Troyennes écrit auspice Helena : mais ce sont là des mots qui n'ont rien de rare, et dont deux écrivains peuvent fort bien user sans se copier l'un l'autre.
Le cas n'est plus le même lorsqu'on est en présence d'expressions plus caractérisées ou plus étendues. Il y a notamment un certain nombre de vers de Lucain où se trouvent rassemblés des mots qui, chez l'auteur tragique, sont bien dans le même passage, mais un peu plus éloignés l'un de l'autre. Dans Hercule furieux, Junon dit de son ennemi Hercule : Nec iu astra lenta ueniet, ut Bacchus, uia, iter ruina quaeret.
Les deux mots uia et ruina sont plus étroitement rapprochés dans la célèbre formule de Lucain au sujet de César : gaudens uiam fecis.se ruina. Oedipe, dans la tragédie latine, proteste ainsi contre les présages : Hoc me delphicae laurus monent, aliudque nobis maiua indicunt scelus. Est mains aliquod patre mactato nefas ?
Lucain exprime une pensée analogue au début du livre II, lorsqu'il rappelle les prodiges par lesquels la nature annonce le sacrilège des guerres civiles : mais ici encore les deux termes essentiels, indicere et nefas sont plus voisins chez lui que chez le poète tragique. Ceci est peut-être une présomption en faveur de l'antériorité de ce dernier. On peut penser que chacun des vers de Lucain que nous venons de citer est respectivement une « contamination » des vers correspondants d'Hercule furieux ou d'Oedipe. L'hypothèse inverse se comprendrait moins aisément.
D'autres rapprochements encore peuvent autoriser notre supposition. Lucain et l'auteur d'Oedipe dépeignent également les Bacchantes sur le sommet du Pinde. Si l'on met en parallèle le vers des Phéniciennes, recusantem manum pressere uoltus, avec celui de la
Pharsale
, iugulis pressere manum, ce dernier paraît plus concis. Dans Thyeste, il est question d'une forêt qui, comme celle de Marseille, est en proie à des incendies spontanés et mystérieux; l'auteur de Thyeste dit excelsae trabes ardent sine igne : l'expression de Lucain, non ardenlis incendia siluae, est plus brève, plus antithétique, et même un peu plus énigmatique. Dans les Phéniciennes se trouve la périphrase uitae bona proicere : Lucain dit plus rapidement uitam proicere. Comparons enfin ce vers de la Pharsale : Quidquid fodit Hiber, quidquid Tagut expuit auri, avec le passage analogue de Thyeste : Non quidquid fodit Occidens, aut unda Tagus aurea claro deuehit alueo; une fois de plus les deux textes énoncent la même idée avec assez de ressemblance verbale pour que l'on doive croire à un rapport direct entre eux: mais, chez Lucain, la phrase est plus concentrée, débarrassée de ses adjectifs oiseux, aurea, claro; à la place, le verbe original expuit lui donne plus de pittoresque et de vigueur. En présence de tous ces passages, deux explications sont logiquement possibles : ou bien le poète tragique a eu sous les yeux les vers de la Pharsale, les a imités, mais délayés et par là même affaiblis; ou bien au contraire c'est Lucain qui a connu les vers tragiques, qui les a repris en leur donnant plus de force, en ramassant ce qui était diffus. De ces deux hypothèses, aucune n'est invraisemblable; cependant la seconde me paraît plus plausible. Elle s'accorde très bien avec les résultats de la comparaison faite plus haut entre Lucain et Virgile, Horace ou Ovide. S'il y a entre les vers de Lucain et ceux de l'auteur, quel qu'il soit, des tragédies, la même différence qu'entre ceux de Lucain et ceux des poètes classiques, c'est, sans doute, parce que les conditions ont été les mêmes dans les deux cas ; c'est parce que Lucain a eu devant lui le texte d' Hercule furieux ou des Phéniciennes comme celui de l'Enéide ou des Métamorphoses, et lui a appliqué les mêmes procédés d'imitation et de remaniement, afin de revêtir ses emprunts d'une forme plus énergique et plus nerveuse.
Quelquefois, au lieu de condenser les phrases qu'il imite, Lucain les surcharge ; mais ce qu'il y ajoute est bien différent des épithètes banales de remplissage que nous l'avons vu supprimer tout à l'heure. S'il décrit, comme Sénèque dans Oedipe, le cheval qui s'affaisse au milieu de sa course, atteint par l'épidémie, il y joint un détail qui fait image, trernulo poplite. Amphitryon, dans Hercule furieux, apostrophe douloureusement « sa vieillesse trop vivace » : Lucain reprend cette idée, la renforce par une métaphore, la complique, et arrive à cette formule, " le destin vivace de la lourde vieillesse". Un peu plus loin, dans la même pièce, le choeur s'attendrit sur les enfants d'Hercule, sur ces ombres innocentes qui « au premier seuil de la vie, ont été écrasées par la folie criminelle de leur père » : dans le tableau des proscriptions, Lucain montre de même les satellites de Marius qui osent « briser la destinée naissante de malheureux enfants au premier seuil de la vie ». Ces additions, un peu pénibles, mais propres à augmenter la vigueur expressive de la phrase, sont tout à fait dans le goût de Lucain.
En examinant ce qu'il doit à Virgile, nous avons vu qu'assez souvent il change la destination des mots et des images qu'il lui emprunte : il semble bien en avoir fait autant pour deux passages de Sénèque le Tragique. Le choeur d'Oedipe, parmi maints autres prodiges effrayants, signale le tremblement de terre qui a secoué la neige du bois de Cadmus : dans le Ier livre de la Pharsale,un phénomène du même genre est mentionné en termes presque identiques, mais, cette fois, il s'agit des Alpes et de leurs neiges éternelles; le miracle est plus extraordinaire, plus grandiose, en même temps qu'il s'adapte, par sa localisation géographique, à l'histoire romaine et italienne. La nourrice de Médée se demande, en la voyant furieuse, « où se déchargera le poids de son âme », Pompée emploie les mêmes mots pour dépeindre à ses conseillers son état d'âme, mais, au lieu de la colère, la métaphore symbolise ici l'inquiétude, et peut-être avec plus de justesse. Sansdoute il n'est pas impossible que Lucain ait trouvé du premier coup les expressions que nous venons d'étudier, et qu'ensuite l'auteur tragique les ait assez maladroitement transposées : mais je croirais plus volontiers que Lucain s'en est souvenu pour les avoir lues ou entendues, se les est appropriées, et les a fait servir à des idées auxquelles elles lui paraissaient plus exactement convenir.
Au-dessus de toutes ces analogies de détail, il y a deux passages considérables qui appellent une confrontation précise avec deux scènes, l'une d'Agamemnon, l'autre de Médée. Le premier est le tableau de la tempête qui assaille César sur les côtes de l'Adriatique. A la vérité, rien n'est plus commun qu'un tel sujet dans la poésie latine, et, que les deux poètes l'aient traité, cela ne prouve absolument rien; que même ils aient mentionné tous deux les vents qui soufflent de tous les points opposés de l'horizon, ou la force particulièrement dévastatrice du dixième flot, cela ne signifie rien encore. Mais il y a, dans le cours de leurs descriptions, plusieurs traits qui se ressemblent trop pour qu'on puisse admettre une simple coïncidence, et presque toujours, comme on va le voir, l'expression de Lucain semble une reprise, avec plus de raffinement, de celle de l'auteur tragique.
Tous deux notent les tourbillons qui vont fouiller les grandes profondeurs marines : mais l'auteur d'Agamemnon se contente de dire que la mer est bouleversée jusque dans ses abîmes, Lucain imagine une périphrase plus curieuse, il montre l'Aquilon tordant les ondes et faisant des sables les plus cachés autant de bas-fonds. Le poète tragique remarque que la nuit n'est pas simple, nec una nox est, mais redoublée par le brouillard : Lucain, lui aussi, dit qu'il y a autre chose que la nuit ordinaire du ciel, non caeli nox illa fuit, mais par là il entend, au lieu du brouillard, les nuages blêmes, d'une pâleur infernale, qui pèsent sur l'air ; la peinture est ainsi beaucoup plus forte et hyperbolique. Dans Agamemnon, la description se poursuit par une comparaison, « on croirait que le noir chaos recouvre l'univers » : Lucain s'empare de cette idée, mais pour la rendre avec plus d'intensité, il personnifie la nature, et prétend que, cette nuit-là, « elle a peur du chaos ». Joignons à cela que, dans la Pharsale, les mouvements du bateau sont analysés d'une façon très précise, ce qui n'a pas lieu dans la tragédie, et nous serons amenés à cette conclusion : la « tempête en mer » est un vieux thème d'école; Sénèque l'a amplifié avec une prolixité consciencieuse, mais souvent banale; Lucain l'a traité à son tour, a imité plus d'une expression, mais a tâché d'y apporter quelque chose d'un peu rare et d'un peu neuf (1).

(1) Le vers 602, où Lucain montre l'eau ne sachant à quel vent elle doit obéir, peut être rapproché aussi d'un vers d'Agamemnon, mais dans une autre scène (140). Lucain améliore d'ailleurs la phrase de Sénèque en substituant à un verbe incolore " incerta dubitat aqua" un verbe pittoresque " dubium pendet aequor".

Nous arriverons au même résultat si nous considérons le monologue du IVe acte de Médée, une scène importante pour ce qui concerne l'histoire des croyances magiques. Lucain paraît s'en être souvenu en deux endroits du livre VI, d'abord dans les vers où il énumère tous les prodiges réalisés par les sorcières ; ensuite dans ceux où il fait parler Érichtho. Médée, chez Sénèque, se vante d'avoir amené la pluie par un ciel serein, Lucain, avec un peu plus de recherche, dit que les magiciennes peuvent faire venir des nuages même quand Phébus est ardent. Médée se glorifie d'avoir arrêté le cours des fleuves, et nomme, au hasard, le Phase et l'Ister : Lucain y met plus de précision, voire même de pédantisme; il prétend que les sorcières sont capables d'empêcher les inondations du Nil, les sinuosités du Méandre, aussi bien que la rapidité du Rhône et la lenteur de la Saône, accumulant exprès les particularités géographiques les plus spéciales. Médée rappelle les tempêtes qu'elle a excitées, sonuere fluctus, tumuit insanum mare, tacente uento : chez Lucain, la phrase devient uentis cessantibusaequor intumuit; elle est un peu plus rapide, relevée en outre par le rejet du verbe imagé intumuit ; puis, il ajoute que parfois aussi la mer est restée calme malgré le Notus, et que les voiles se sont gonflées contre le vent ; il pousse jusqu'au bout la logique de l'hyperbole. Quant à l'invocation qu'Érichtho prononce en commençant la cérémonie magique, elle ressemble beaucoup à celle de Médée, et l'on ne peut s'en étonner. Toutefois des différences subsistent. La prière de Médée est plus voisine de ce que l'on pourrait appeler la mythologie courante : les suppliciés classiques du Tartare, Ixion, Tantale, Sisyphe, les Danaïdes, y sont tous mentionnés. Lucain a l'air de préférer ce qu'il y a dans la tradition de plus obscur et de plus mystérieux : témoin les allusions à la mort des dieux, à la haine de Proserpine pour sa mère, à un gardien des enfers distinct du chien Cerbère. Il n'oublie pas non plus, même dans cet épisode merveilleux, ses idées philosophiques. La magicienne nomme tout d'abord dans sa supplication les divinités qui punissent le crime, elle nomme aussi le Chaos, et ne se contente pas, comme Médée, de l'appeler « le sombre Chaos » : elle lui donne une épithète qui provient en droite ligne de la cosmologie stoïcienne, « le Chaos avide de confondre les mondes ». C'est ainsi qu'en s'exerçant sur ce lieu commun de la conjuration magique, Lucain donne l'impression à la fois de s'inspirer de Sénèque et de s'en distinguer, là même où il s'en inspire, par une plus grande originalité de pensée ou de style. C'est là, je crois, ce qu'il est permis de retenir des observations qui précèdent. Assurément, il est impossible de démontrer d'une manière indubitable que les tragédies de Sénèque sont antérieures à la Pharsale. Cependant on peut dire au moins ceci : dans les endroits où il y a entre les deux textes des ressemblances de forme certaines, tout se passe comme si celui de l'auteur tragique était venu le premier, comme si Lucain l'avait connu, imité, retouché et raffiné. Cette conclusion, que je ne veux pas donner pour plus rigoureuse qu'elle ne l'est, a néanmoins le double intérêt, d'abord de rendre plus probable l'attribution des tragédies à Sénèque, ensuite de nous faire mieux comprendre le travail artistique de Lucain.

§6.

Si les poètes latins, ou, pour parler plus exactement, si certains poètes latins ont eu sur Lucain une influence réelle, quoique limitée, il ne paraît pas devoir grand chose (en tant qu'écrivain, et abstraction faite des événements et des idées) aux auteurs en prose. Il les a connus, du moins les plus grands et les plus classiques; mais la part que leurs ouvrages ont eue dans la formation du style de la Pharsale est assez réduite.
Par exemple, il n'est pas douteux qu'il ait lu et pratiqué comme tous les jeunes gens de son temps, les discours de Cicéron, mais il serait difficile d'en retrouver des imitations directes dans son poème. M. Salomon Reinach en a signalé quelques-unes,qui se rapportent à la seconde Philippique. C'était déjà l'une des harangues les plus célèbres du grand orateur, et il n'est nullement étonnant que Lucain l'ait sue par coeur, qu'il l'ait par conséquent démarquée à l'occasion. Toutefois, même ici, il convient d'être peu affirmatif. Appeler Pompée « un homme remarquable et presque divin », comme le fait Cicéron, ou lui décerner formellement les honneurs de la déification, comme le fait Lucain, ce n'est pas tout à fait la même chose. Quant aux beaux vers où Lucain décrit les sentiments des Romains à la nouvellé de la mort de Pompée, la tristesse qu'ils sont obligés de refouler en eux-mêmes pour ne pas irriter le vainqueur, il est légitime d'y trouver une réminiscence d'un passage de la diuina Philippica (1).

(1) Cic., Phil., II, 26.

Pourtant, il ne faut pas oublier que Tite-Live, lui aussi, connaissait déjà ce discours, qu'il avait bien pu s'en inspirer, et qu'il est impossible d'affirmer si c'est par son intermédiaire ou directement que les vers de Lucain procèdent des phrases cicéroniennes. Non seulement dans ce passage, mais dans tout le récit de la guerre civile, le texte de Tite-Live nous est inconnu.
La comparaison des divers auteurs qui l'ont suivi peut bien permettre, jusqu'à un certain point, de reconstituer la matière de son récit, mais non les expressions. Nous savons peut-être ce qu'il a dit, mais non comment il l'a dit. Par suite, autant il nous est loisible d'affirmer qu'il a été une source historique de Lucain, autant il est impossible de préciser dans quelle mesure il a été une de ses sources littéraires. Je croirais assez volontiers qu'il lui a suggéré quelques mots, quelques formules, en même temps qu'il lui fournissait les faits, mais ce n'est et ne peut être qu'une hypothèse. Il y a des critiques qui ne se résignent pas à cette incertitude : faute de posséder les livres de Tite-Live qui correspondaient à la Pharsale, ils s'adressent à ceux que nous avons conservés, et y cherchent des passages qui aient pu servir de modèles à Lucain. Certes, il n'est nullement impossible que Lucain ait lu, dans l'histoire de Tite-Live, le récit des premiers temps de la république, ou des guerres avec Carthage, ou des guerres de Grèce, etc. : toutefois, je me le représente mal feuilletant le vaste ouvrage de l'historien pour y chercher des traits descriptifs ou des expressions frappantes. Pour que cela fût croyable, il faudrait qu'on nous montrât, entre les premières Décades et la Pharsale, des analogies indéniables, et ce n'est pas le cas. Parmi celles dont M. Hosius a dressé une liste assez longue, quelques-unes consistent en l'emploi d'un même mot, et d'un mot qui n'est pas assez caractéristique pour qu'on puisse s'étonner de le retrouver chez deux auteurs différents. Les Tarquins ne savent pas vivre « en simples particuliers », et César ne sait pas prendre le ton « d'un simple particulier » : de quel tyran, ou de quel usurpateur, n'en dirait-on pas autant? Des gens qui règnent en laissant toute l'impopularité, inuidia, à celui dont le nom les couvre, des troupes qui « se répandent » en masse d'un endroit dans un autre, le royaume d'Alexandre « déchiré » par ses successeurs : ces expressions ne sont pas tellement rares que Lucain ait été incapable de s'en servir s'il ne les avait lues dans les endroits de Tite-Live où nous les lisons aujourd'hui, sans compter que Tite-Live lui-même pouvait fort bien les avoir employées plus d'une fois. Il en va de même pour la réflexion que font Tite Live au sujet du Tarentin Nicon, et Lucain au sujet de Curion : Nicon déteste les Romains et est détesté d'eux à la fois comme citoyen et comme individu; Juba a contre Curion également une haine à la fois publique et privée; c'est là une formule antithétique assez banale. Est-il bien légitime enfin de parler d'imitation lorsque les deux auteurs décrivent, en termes d'une ressemblance un peu lointaine, une séance du sénat convoqué illégalement, les émotions et la résistance de soldats assiégés, la manoeuvre de la tortue, la situation d'un navire de guerre attaqué de flanc, ou celle d'une armée décimée par une épidémie? Si encore, dans les passages de Tite-Live que l'on cite, il y avait quelque détail très original, quelqu'un de ces mots qu'on ne rencontre qu'une fois! Mais non; ce que dit Tite-Live, il a dû le redire lorsqu'il a eu à parler, en racontant la guerre civile, d'événements analogues, et c'est là, tout simplement, que Lucain a dû le trouver. Pour prendre deux exemples, je comprends très bien Tite-Live narrant le siège de Marseille à peu près comme celui d'Ambracie, l'épidémie de Dyrrhachium a peu près comme celle de Syracuse, tandis que je ne vois pas Lucain se reportant au siège d'Ambracie pour dépeindre celui de Marseille, à l'épidémie de Syracuse pour dépeindre celle de Dyrrhachium. En résumé, il me paraît très probable que Lucain a imité, littérairement parlant, les livres de Tite-Live qui, historiquement, lui étaient nécessaires, mais je ne crois pas qu'il soit allé chercher des modèles de style dans les autres livres.
Aux autres historiens, Lucain paraît ne devoir rien ou presque rien. Il y a lieu cependant de s'arrêter un peu sur Quinte-Curce, parce qu'à ce sujet il s'est élevé une tentative assez intéressante. On sait que l'époque de Quinte-Curce est très douteuse : d'Auguste à Théodose, il n'y a guère d'empereur sous le règne duquel on n'ait essayé de le placer. Si l'on pouvait établir que Lucain l'a connu et imité, le problème serait fort simplifié. C'est sans doute ce qui a conduit M. Hosius a étudier d'une manière spéciale les rapports entre la Pharsale et l'Histoire d'Alexandre. Sa conclusion est que Quinte-Curce est une des sources de Lucain, que par conséquent il faut le placer avant le règne de Néron, très probablement sous celui de Claude. Par malheur, ses arguments sont loin d'être sans réplique. Il reconnaît tout le. premier que beaucoup de ressemblances apparentes, auxquelles on pourrait être tenté d'attacher une grande importance, n'en ont absolument aucune. Il cite à ce propos le récit du siège de Tyr par Alexandre et celui du siège de Marseille par César, qui sont d'un parallélisme curieux, mais non probant. Ici et là. c'est un conquérant arrêté dans sa course victorieuse par une résistance inattendue ; il confie le blocus à ses subordonnés ; ceux-ci échouent; les assiégés font une sortie avec succès, etc.. Mais tout ce que raconte Lucain est réellement arrivé; on ne peut donc penser qu'il ait copié Quinte-Curce, et transporté à César ce qui est vrai d'Alexandre : il n'y a là qu'une coïncidence historique. Dans la description de la bataille navale, quelques détails sont identiques, mais on les retrouve déjà dans un passage du livre XXVI de Tite-Live, et Quinte-Curce est, autant que Lucain, un imitateur de Tite-Live : cette fois il y a influence d'un modèle commun. M. Hosius raisonne de même pour les exploits d'Alexandre chez les Oxydraques et de Scaeva à Dyrrhachium, pour les batailles d'Issus et de Pharsale, pour les appréciations des deux auteurs sur le caractère d'Alexandre et sur celui de César. Quant aux opinions philosophiques et morales de Quinte-Curce, il les déclare trop vagues pour que leur rapport avec celles de Lucain puisse avoir la moindre signification.
On ne saurait mieux dire. Mais il est fàcheux que M. Hosius ne soit pas resté plus fidèle à son principe, qu'il ait plus d'une fois oublié la nécessité de comparer, non pas seulement Lucain à Quinte-Curce, mais tous les deux à d'autres écrivains. S'il l'avait fait, il aurait constaté, je crois, que presque toujours le poète et l'historien ne se ressemblent que parce qu'ils puisent à la même source; il aurait vu s'évanouir toutes les analogies qu'il juge convaincantes, aussi bien que celles qui lui paraissent sans valeur. Il tire argument, par exemple, des termes dans lesquels les deux auteurs définissent, l'un la situation de la Phrygie, l'autre celle de Dyrrhachium. Il est sûr que ces termes sont très proches. Mais, puisque les deux pays sont deux presqu'îles rattachées à la terre ferme par un isthme étroit, n'est-il pas forcé que, pour expliquer la même chose, on ait eu recours aux mêmes mots ? d'ailleurs, Tite-Live, dans la partie perdue de son ouvrage, n'a-t-il pas du décrire la position de Dyrrhachium et de bien d'autres presqu'îles? et Lucain et Quinte-Curce n'ont-ils pas pu s'en inspirer, chacun de son côté? Pareillement, si Lucain et Quinte-Curce s'accordent à parler des Nasamons comme de naufrageurs de
profession, et des Phéniciens comme des inventeurs de l'écriture, ils ne font que rappeler des faits bien connus, qu'ils n'avaient nul besoin de s'emprunter l'un à l'autre, car ils les trouvaient, dirai-je chez Tite Live? non pas même, mais n'importe où, chez tous les historiens et compilateurs, dans l'enseignement historico-géographique le plus courant.
Pareillement encore, il est très vrai que la peinture du désert de Libye dans la Pharsale ne diffère pas beaucoup de celle du désert de Bactriane chez Quinte-Curce : mais, là aussi, il s'agit d'objets à peu près semblables et il est fatal que les traits des deux descriptions concordent en grande partie. Ces traits sont du reste assez généraux ; il peuvent convenir à la plupart des solitudes sablonneuses. N'oublions pas que la peinture des paysages était un des thèmes usités dans les suasoriae. Comme le Fabianus dont parle Sénèque le Père, Lucain et Quinte-Curce avaient sûrement eu à traiter cette matière plus d'une fois, et ils avaient dû le faire à peu près de la même façon : ils se sont souvenus de leurs devoirs d'élèves, et voilà tout. Ainsi, tantôt l'influence de Tite-Live, tantôt celle de l'érudition scolaire, tantôt celle des exercices de rhétorique, expliquent sans peine les ressemblances qu'on peut apercevoir dans les détails de géographie donnés par les deux écrivains. Il en va de même pour celles qui apparaissent dans leur style. M. Hosius a dressé une liste assez longue d'expressions de phrases identiques chez Lucain et Quinte-Curce, et il ajoute que, si tous ses rapprochement ne sont pas également probants, leur masse ne laisse guère place au doute. C'est, je crois, s'en exagérer singulièrement la valeur. Il faut d'abord éliminer quelques passages dans lesquels la ressemblance qu'a cru découvrir M. Hosius est loin d'être frappante. Entre l'exclamation du poète devant le sommeil des pompéiens à Pharsale et l'argument de Philotas pour sa défense, c'est tout au plus le tour interrogatif qui est commun : ni l'idée, ni l'expression n'est la même. La formule de Caton, nec regnum cupiens nec seruire timens, ne rappelle que fort peu celle des envoyés scythes, nec seruire ulli possumus nec imperare desideramus ; l'idée qu'il ne faut pas avoir peur de l'esclavage (parce qu'on peut toujours s'en affranchir) la rend bien plus originale. Coenus dit, en parlant au nom des Grecs, qu'ils ont réalisé tout ce que des hommes peuvent faire, et Lucain dit que le pillage du camp de Pompée n'a pas rassasié l'avidité démesurée des césariens : rien n'autorise le parallèle de ces deux phrases.
En d'autres endroits, le texte de Lucain ressemble bien à celui de Quinte Curce, mais tous deux ressemblent aussi à celui d'un écrivain antérieur. C'est le cas pour la tournure stare sub ictu oucadere sub ictum fortunae : elle se rencontre chez Sénèque, sauf le génitif fortunae,qui n'était pas très difficile à ajouter . C'est le cas aussi pour la formule destinée à définir la gloire ou la puissance excessive : elle vient également de Sénèque. La périphrase de Lucain, lymphalo trepidasse metu, semble être le résultat d'une fusion entre trepidare metu, qui est deux fois dans Virgile, et lym phalicus pauor, qui est dans Tite-Live : il importe donc assez peu que Quinte-Curce ait écrit de son côté lymphati trepidare. L'historien parle des conquêtes faites « en courant » par les Macédoniens, et le poète en dit autant des victoires de Pompée, mais des expressions analogues figurent déjà chez Ovide et chez Sénèque le Père. Lucain promet à Néron que toutes les divinités lui céderont la place,
mais est-ce parce que Quinte-Curce met une pareille flatterie dans la bouche des adulateurs d'Alexandre? n'est-ce pas plutôt parce qu'il se souvient de l'apothéose des Géorgiques? Il dépeint Cléopâtre rendue plus confiante par le sentiment de sa beauté : ce qu'il dit fait songer, si l'on veut, à la femme de Spitamène, mais bien plus à la Vénus du VIIIe livre de l'Énéide. Enfin l'idée qu'un roi ne peut avoir de confiance en ceux qui partagent son pouvoir remonte (au moins) à Ennius : il n'est pas étonnant dela trouver chez Lucain et chez Quinte-Curce, comme dans l'Agamemnon de Sénèque. Voilà bien des exemples où la similitude peut provenir de ce que les deux écrivains ont emprunté leurs termes, chacun de son côté, à un commun modèle.
Ailleurs, ce commun modèle ne nous apparaît pas; mais, outre qu'il peut avoir existé sans être parvenu jusqu'à nous, les idées énoncées sont assez voisines l'une de l'autre pour avoir produit, naturellement, presque fatalement, des expressions qui se ressemblent. Ainsi les deux auteurs doivent user à peu près des mêmes mots quand ils ont à parler de généraux vainqueurs avant même d'avoir vu l'ennemi, ou de blessures que la coagulation du sang a rendues plus douloureuses. Ainsi encore, lorsque Lucain dit que la renommée de la guerre ébranle les plus lointaines retraites de l'Orient, et Quinte-Curce que la grandeur de la lutte ébranle les armes de la Grèce même, un certain parallélisme dans les tours de phrase n'a rien d'étonnant. Tous deux devront aussi décrire sensiblement de la même manière des escalades où les soldats ne songent qu'à s'appuyer sur leurs piques sans pouvoir les lancer. Tous deux devront caractériser par les mêmes paroles le bonheur des héros qui ont su s'affranchir de la crainte de la mort. Dans tous ces endroits, il est très explicable que Lucain et Quinte-Curce semblent se répéter : l'extraordinaire serait qu'ils différassent beaucoup, disant les mêmes choses. Mais a-t-on le droit d'en conclure que l'un a copié l'autre? et surtout peut-on déterminer qui est l'original, et qui le copiste?
Il y a plus. Non seulement l'opinion qui fait de Quinte-Curce une des sources de Lucain n'a pour elle aucun argument décisif, mais elle a contre elle de fortes probabilités. M. Hosius remarque lui-même que la géographie des deux écrivains présente de notables divergences. Pour Lucain, l'Hydaspe est un affluent de l'Indus; pour Quinte-Curce, il n'en est qu'un sous-affluent, se jetant dans l'Acésinès, qui se jette lui-même dans l'Indus. Lucain place sur les rives du Gange le point jusqu'où Alexandre s'est avancé; Quinte-Curce ne le fait aller que jusqu'à l'Hypasis. L'historien nous donne de Jupiter Hammon une idée très fastueuse : l'idole, ornée de pierreries et d'émeraudes, est promenée sur une barque dorée, où sont suspendues des patères d'argent; Lucain proclame au contraire que ce sanctuaire est pauvre, sans pierres précieuses et sans or. Aurait-il osé, malgré tout son désir de donner au luxe contemporain une leçon de modération, aurait-il osé prendre à tel point le contrepied de la description de Quinte-Curce, s'il l'avait eue sous les yeux au moment où il dépeignait le temple de l'oasis? A ces dissemblances, que M. Hosius a reconnues, on peut en joindre une autre dont il ne paraît pas s'être rendu compte. On sait que Lucain raconte sur l'héroïsme de Caton pendant la traversée des sables libyens une anecdote analogue à celle qu'on lit chez Quinte-Curce à propos d'Alexandre dans les déserts de la Sogdiane : de part et d'autre, le chef d'armée refuse l'eau qu'on lui apporte, pour ne pas décourager ses soldats en leur laissant voir qu'il est torturé par la soif. Ainsi résumées, les deux historiettes paraissent identiques : elles varient pourtant dans le détail. Chez Quinte-Curce, deux soldats, qui vont porter de l'eau à leurs enfants, rencontrent le roi et lui offrent le précieux liquide; il accepte d'abord, puis, quand il sait à qui cette eau est destinée, il y renonce au profit de ceux pour qui elle a été recueillie. Dans la Pharsale, le soldat apporte de l'eau à Caton. Et ce qui est curieux, c'est que le récit d'autres historiens d'Alexandre est plus voisin de celui de Lucain que celui de Quinte-Curce. Chez Polyen, chez Arrien, chez Frontin, chez Plutarque, les soldats ont puisé de l'eau tout exprès pour leur général, et, chez tous ces écrivains aussi, le refus d'Alexandre est plus théâtral, plus orgueilleux que chez Quinte-Curce. Ajoutons que Frontin place la scène, non en Sogdiane, mais en Afrique, et par là se rapproche un peu plus de Lucain. De tout cela que conclure? que Lucain a très probablement connu le trait d'Alexandre que Quinte-Curce relate, mais que ce n'est pas par Quinte-Curce qu'il l'a connu. Il a pu en être instruit par quelque historien antérieur, ou même tout simplement par les traditions d'école. On se rappelle combien l'histoire d'Alexandre a fourni de sujets de déclamation, et combien les rhéteurs aimaient ces anecdotes romanesques et sentimentales : l'incident du voyage en Sogdiane n'est pas de ceux qu'ils laissaient passer inaperçus, et je croirais volontiers que c'est eux qui l'ont enseigné à Lucain, lequel s'en est emparé et l'a adapté à son sujet, sans que Quinte-Curce y soit pour rien.
L'imitation de Quinte-Curce par Lucain est donc plus que douteuse : elle est peu vraisemblable. Aucune des analogies qu'on a relevées entre eux n'est telle qu'on ne puisse en rendre raison que par l'hypothèse d'un emprunt direct, et certains désaccords ne sauraient guère s'expliquer dans cette hypothèse. Il faut se résigner à regarder les deux auteurs comme indépendants l'un de l'autre, sans que Quinte-Curce puisse nous aider à mieux comprendre la méthode poétique de Lucain, ni Lucain à tirer au clair le problème de l'époque de Quinte-Curce. On pourrait s'attendre à trouver dans le style de Lucain beaucoup d'imitations de Sénèque, dont il connaissait et admirait certainement les ouvrages. Il y en a fort peu cependant, ou du moins les ressemblances verbales n'existent que là où il y a une communauté d'idées. Elles sont amenées par la force des choses, et non recherchées exprès par le poète. J'ai déjà signalé la conformité entre la description du cours du Nil au livre X de la Pharsale et celle qu'a tracée Sénèque. Ici, c'est le sujet même qui impose le choix des termes. Pareillement pour passer de la physique à la morale, on ne peut être surpris de trouver une comparaison tirée des couples de gladiateurs et appliquée par le philosophe à l'homme de bien luttant avec la Fortune, par le poète à Pompée luttant avec César : dans les deux cas, il s'agit des jeux de la destinée, et, la pensée étant à peu près analogue, il est naturel que les mots le soient aussi.
Mais les rapprochements purement littéraires entre Sénèque et Lucain sont assez peu nombreux. On a quelquefois comparé, à l'antithèse de Sénèque sur la foudre (« on ne la craint que lorsqu'on lui a échappé »), les vers légèrement obscurs de Lucain sur Méduse. On a comparé aussi l'épithète que le poète donne à César, impellens quidquid obstaret, à une phrase du De beneficiis. On a relevé deux sententiae analogues l'une à l'autre, l'une dans la Pharsale, libertas libertale perit, l'autre dans le De tranquillitate animi, eius libertatem libertas non tulit. Tous ces rapports sont lointains et probablement fortuits. D'une manière générale, il ne semble pas que Lucain ait lu les traités de Sénèque pour y chercher des ornements de pure forme. Son oncle a été pour lui un prédicateur de morale, non un modèle de style.

§ 7.

En même temps que les souvenirs de Virgile, d'Horace et d'Ovide, de Cicéron, de Tite-Live et de Sénèque, et plus encore que tous ces souvenirs, ceux qui ont le plus puissamment agi sur le style de Lucain sont ceux de son éducation oratoire. Ils sont reconnaissables à la fois dans certains détails et dans le ton général de l'oeuvre. On se rappelle les paroles fièrement insolentes de Domitius à César sur le champ de bataille de Pharsale : « Pompée commande encore : je descends libre et tranquille vers les eaux du Styx ». Y a-t-il là une réminiscence du fameux mouvement de Cicéron dans le De oratore à propos de Crassus. Ou de la péroraison de Vibius Virrius dans Tite-Live? ou des adieux de Didon à la vie dans l'Enéide ? des trois ensemble peut-être, mais surtout il est facile de saisir là un de ces effet déclamatoires, catalogués et enseignés dans les écoles, que les élèves des rhéteurs se transmettaient fidèlement de génération en génération, et que Lucain avait dû pour sa part employer plus d'une fois dans ses exercices de jeunesse avant de les introduire dans son poème.Le défi de César à ses soldats révoltés est encore un de ces « clichés » de discours latin, dont la forme est aussi retentissante que le fond en est général et vague : César dit à peu près la même chose que Scipion chez Tite-Live et Alexandre chez Quinte-Curce; il n'y a pas là, à proprement parler d'imitation directe; les trois auteurs, ayant à composer la « harangue d'un général à ses troupes rebelles », appliquent consciencieusement les procédés de la rhétorique qu'on leur a apprise. Ailleurs, c'est la « harangue d'un général au moment du combat », avec l'appel traditionnel au souvenir de la famille et la prosopopée de la patrie.
La discussion entre Brutus et Caton, au début de la guerre civile, sur le rôle qu'un vrai sage doit observer au milieu des troubles, semble composée de deux suasoriae contradictoires mises en vers : on sait combien les rhéteurs du Ier siècle empruntaient volontiers leurs sujets à cette période dramatique de l'histoire romaine. Peut-être faut-il faire remonter à la même source les conseils de Cotta à Metellus pour l'engager à se rallier à César, le débat entre Pompée et ses amis sur le parti à prendre après Pharsale, et celui des conseillers de Ptolémée sur l'accueil qu'on doit réserver à Pompée fugitif. Tous ces thèmes d'éloquence délibérative avaient dû attirer les rhéteurs par le caractère tragique des événements auxquels ils se rattachaient, par le prétexte aussi qu'ils offraient aux lieux communs moraux et politiques, aux amples tirades et aux belles maximes : je ne serais nullement surpris que Lucain les eût développés lui-même ou entendu développer par ses camarades, et eût été amené par ses souvenirs d'adolescence à les reprendre sous .forme poétique.
Mais, outre ces morceaux à effet, on peut dire que, dans son ensemble, la Pharsale porte l'empreinte de la rhétorique contemporaine. Les habitudes les plus chères à Lucain, celle de reprendre plusieurs fois la même idée en lui donnant une expression de plus en plus frappante, celle d'insérer dans le discours ou le récit des sentences de moraliste, celle de rechercher les termes les plus forts, voire même les plus hyperboliques, celle de trouver, pour clore ses raisonnements, des formules antithétiques, celle d'envelopper la pensée dans des membres de phrase d'une concision qui va jusqu'à l'obscurité, et qui, encore aujourd'hui, fait le désespoir des commentateurs, toutes ces habitudes qui caractérisent sa manière d'écrire, sont exactement celles que l'on enseignait dans les écoles d'alors. Y insister en détail serait entreprendre une étude complète du style de la Pharsale : c'est un nouveau sujet, que je ne puis qu'indiquer ici ; mais je ne voulais pas omettre de signaler cette influence que la rhétorique a exercée sur Lucain, et qui, précisément parce qu'elle a été diffuse et presque inconsciente, parce qu'elle s'est en quelque sorte incorporée aux tendances natives de son esprit, est peut-être la plus profonde de toutes celles qu'il a subies.

CONCLUSION

Après tant de discussions minutieuses et de raisonnements forcément conjecturaux, il n'est peut-être pas superflu de résumer les conclusions qui paraissent s'en dégager avec le plus de vraisemblance.
En ce qui concerne la masse des faits secondaires, historiques, géographiques, scientifiques, etc, incidemment rappelés dans la Pharsale, il ne me semble pas que l'érudition de Lucain soit très compliquée : elle dérive presque tout entière de l'enseignement encyclopédique que donnaient les grammairiens. Cependant il s'est probablement servi de la description de la Gaule que Tite-Live avait dû insérer dans son histoire, d'un traité sur l'Afrique dont nous ne pouvons identifier l'auteur, et de l'ouvrage de Sénèque sur l'Égypte.
Pour les faits principaux, ceux de la guerre civile, les choses se sont passées encore plus simplement sans doute. Tout porte à croire que Lucain n'a eu qu'une source unique, et que cette source est Tite-Live. Cette opinion, affirmée par Baier, m'a paru devoir être maintenue malgré toutes les objections que lui ont faites Westerburg et Ussani, et que j'ai essayé de dissiper. A coup sûr, il n'est pas impossible que Lucain ait lu d'autres textes historiques, et surtout certains des documents contemporains, tels que les Commentaires de César ou les lettres de Cicéron. Mais rien n'autorise à penser qu'il y ait cherché des renseignements complémentaires. Son récit ne procède que de Tite-Live. Ce n'est pas à dire qu'il soit un décalque fidèle de celui de cet écrivain. Sans parler de quelques bévues imputables à une rédaction hâtive, il a probablement altéré les faits que lui fournissait son auteur, tantôt par passion de polémiste, tantôt par préoccupation d'artiste. Ces altérations sont d'ailleurs moins graves qu'on ne l'a souvent dit : elles ne suffisent pas pour ôter à la Pharsale sa très réelle valeur de poème historique.
Les idées métaphysiques et morales n'offrent pas non plus chez Lucain toute l'incohérence qu'on lui a quelquefois reprochée. S'il y a quelque confusion dans ses opinions sur les dieux et le destin, quelque incertitude dans ses croyances sur la vie future, le fond de sa pensée se ramène bien au stoïcisme, du moins à ce stoïcisme élargi et assoupli qu'on enseignait alors, et qui apparaît notamment dans les traités de Sénèque.
Enfin, au point de vue purement littéraire, on relève chez Lucain des imitations de Virgile, d'Horace, d'Ovide, de Cicéron, de Tite-Live, de Sénèque (plus dans ses tragédies que dans ses écrits philosophiques). Celles de Manilius et de Quinte-Curce, que Hosius a cru y découvrir, demeurent indémontrées.
Toutes ces influences sont du reste assez peu considérables, moins que celle, plus générale et plus habituelle, de la rhétorique du temps. Les vues que je viens d'exposer, et qui me sont suggérées par l'étude du poème, ont en outre l'avantage de s'accorder avec les conditions dans lesquelles Lucain s'est trouvé placé. Il est naturel qu'un jeune poète, voulant composer une épopée sur la guerre civile, soit allé tout droit à la plus célèbre des histoires où cette guerre était racontée, sans chercher à droite et à gauche des renseignements qu'il jugeait inutiles. Il est naturel qu'un disciple et un neveu de Sénèque, sans être plus rigoureusement stoïcien que son maître, ni plus pédantesquement doctrinaire, se soit souvenu des belles théories qu'il lui avait entendu prêcher sur l'épreuve, sur l'honneur, sur la vertu, sur la mort. Il est naturel qu'un brillant élève des écoles, à peine sorti de cet enseignement, ait continué à faire ce qu'on lui avait appris, ait imité de préférence les poètes déjà classiques qu'on lui avait fait lire, et appliqué les procédés de style auxquels on l'avait exercé. Ce critérium de vraisemblance psychologique ne serait pas suffisant à lui seul pour trancher les questions que j'ai discutées : mais il vient se surajouter aux conclusions que j'ai cru pouvoir tirer de l'examen des réalités philologiques et historiques, et il leur communique, si je ne me trompe, un haut degré de probabilité. Mais, dira-t-on, si les faits viennent deTite-Live, les idées de Sénèque, et le style des rhéteurs, que reste-t-il à Lucain? n'est-il donc qu'un pur copiste? je suis très loin de le penser. Remarquons d'abord, ce qui n'est pas indifférent, que toutes les influences qui ont agi sur lui ont un caractère essentiellement romain. L'historien qu'il a suivi est celui qui, par son impartialité relative et par sa ferveur patriotique, comme par sa célébrité universelle, pouvait mériter le mieux l'épithète de « national ». La philosophie dont il a magnifié les préceptes n'est pas une doctrine de spéculation grecque : c'est un stoïcisme latinisé, éclectique et pratique, celui qui anime presque tous les moralistes de Rome. Les poètes qu'il a imités sont des poètes latins; les artifices oratoires qu'il a transportés dans la poésie sont ceux qu'enseignaient les professeurs latins. Non seulement par le choix de son sujet, mais par les sources de son inspiration, il justifie ce qu'il a dit de son oeuvre, et ce que Stace devait en dire plus tard, romana carmina, carmen togatum.
Il est donc bien romain. Et il est, dans une très large mesure, original. Il l'est par l'art qu'il met à combiner les trois éléments que notre analyse dissociait tout à l'heure, l'histoire, la morale, et l'éloquence. Il l'est surtout par la sincérité avec laquelle il a « senti » chacun d'eux Le récit de Tite-Live n'a pas été pour lui, comme pour tel de ses contemporains, une matière commode à mettre en vers, mais une mine intarissable de méditations et d'émotions : son âme de citoyen en a revécu toute l'horreur et la tristesse. Pareillement la morale stoïcienne aurait pu rester dans son esprit une sorte de catéchisme verbal, qu'on apprend, qu'on répéte, qu'on amplifie, mais qui n'agit point : bien au contraire, il y a cru, il l'a admirée, il l'a aimée, avec la bonne foi la plus enthousiaste. Même ces imitations littéraires, même ces effets oratoires, que tant d'autres alors pratiquaient d'une façon mécanique, lui y a mis de la conviction, de la passion, de la vie, parce qu'il a vu là, dans une hyperbole ou dans une antithèse, le moyen d'exprimer ce qui lui tenait le plus au coeur. Tout ce qui, pour un imitateur vulgaire, aurait été un lourd poids mort, s'est transformé, animé, au contact de sa sensibilité frémissante L'histoire de Tite-Live, la morale de Sénèque, l'éloquence des rhéteurs, ont été, dans toute la force étymologique du terme, des « sources » véritables : en tombant dans une âme profonde et concentrée, au lieu de s'éparpiller en maigres filets d'eau, ces sources ont fait naître un beau fleuve impétueux.

APPENDICE

LA COMPOSITION DE LA PHARSALE

Il n'est guère possible d'étudier de près la Pharsale sans essayer de se faire une opinion sur la manière dont elle a été composée. Comme la question a suscité beaucoup de controverses, je ne crois pas inutile de faire connaître la solution qui me paraît la plus vraisemblable. Et d'abord, puisque le poème est inachevé, quelles étaient les limites que Lucain lui avait assignées dans son intention? comptait-il aller jusqu'à la fin de la guerre d'Alexandrie? ou jusqu'au meurtre de César? ou jusqu'à Philippes?ou jusqu à Actium? Toutes ces hypothèses ont été soutenues. Le plus récent historien de la poésie latine, M. Plessis, serait porté à croire que Lucain a progressivement agrandi son dessein primitif. Je ne veux pas entrer dans une discussion détaillée de ces conjectures : je me bornerai à quelques remarques très simples.
En premier lieu, dans celui de ses deux exordes qui est le plus court et le plus récent, le poète dit qu'il va chanter la guerre « plus que civile » qui a eu lieu dans les plaines d'Émathie : cela suppose que Pharsale est l'événement central de son récit, ce qui s'expliquerait mal s'il avait eu le projet de poursuivre jusqu'à Actium. Le célèbre vers Pharsalia nostra conduit à la même conclusion. En outre, dans la pensée de Lucain, la scène de nécromancie correspond sans nul doute à ce qu'est dans l'Énéide la descente aux enfers. Elle est placée, comme la descente, au livre VI. Donc cet endroit marque très probablement le milieu du poème, qui, par conséquent, devait avoir 12 livres, et non 10 ni 24, comme on l'a quelquefois supposé. Si l'on admet ce chiffre de 12 livres, et que l'on jette un coup d'oeil sur les periochae de Tite-Live, on voit que, proportionnellement à la partie déjà traitée, celle qui restait à traiter devait correspondre à un livre et demi ou deux livres de l'historien. Lucain aurait probablement ornis quelques-uns des événementsracontés dans les livres CXIII et CXIV : la guerre de Pharnace, la révolte de Dolabella. Mais il n'aurait sûrement pas laissé dans l'ombre la bataille de Thapsus et le suicide de Caton. C'est à cette date, à celle du quadruple triomphe de César, que j'arrêterais le plan projeté par lui. Peut-être faudrait-il y comprendre encore la seconde guerre d'Espagne et Munda, mais je crois difficile d'aller plus loin.
Autre question, plus délicate : dans quel ordre ont été composés les divers livres de la Pharsale et la biographie de Vacea, le seul document que nous ayons en la matière, dit simplement que Lucain avait écrit trois livres de son ouvrage avant sa rupture avec Néron. La plupart des critiques ont pensé que ces trois livres étaient les trois premiers, et même, s'appuyant sur cette base pourtant bien douteuse, ils ont cru pouvoir retrouver, entre I-III et IV-X, des divergences d'opinion qui, pour ma part, ne me frappent aucunement. Selon Ussani, les tres libri de Vacea seraient 1, VII et IX. Je proposerais plutôt d'y voir II, VII et VIII, et voici pourquoi. 1° Si III a été composé avant la rupture avec Néron, je ne m'explique pas que le rôle de Domitius dans la défense de Marseille soit passé sous silence. Et inversement, si VII a été composé après la rupture, je ne m'explique pas que le même Domitius ait à Pharsale une aussi belle mort. 2° Les livres II et VII présentent des caractères que n'ont pas les autres : ils contiennent moins de récits proprement historiques, plus de discours, plus de digressions. 3° Ils présentent aussi des erreurs que Lucain a dû commettre parce qu'il ne connaissait pas encore très bien son sujet : erreur sur le vent favorable pour aller de Brindes à Dyrrhachium [corrigée plus tard au livre III], erreur sur l'époque du départ de Pompée, erreur sur le rôle de Cicéron à Pharsale. Les autres livres, pour lesquels il avait eu le temps de se documenter davantage, sont beaucoup plus exacts.
4° La controverse entre Caton et Brutus, au livre II, où les deux personnages parlent assez sévèrement des guerres civiles, se comprend mieux si l'auteur, à ce moment-là, est encore modéré en politique, que s'il est déjà entré dans une conjuration.
5° Au livre VIII, en souhaitant le retour des cendres de Pompée, Lucain semble dire que ce retour est possible maintenant que Rome est libre et heureuse : ce langage est plus à sa place chez un courtisan de Néron que chez un mécontent.
6° Les sujets traités dans II, VII et VIII, sont de ceux qui ont dû attirer tout de suite l'imagination ardente de Lucain; ils forment une progression continue; ce sont les trois étapes de la ruine de Pompée : sa fuite, sa défaite, sa mort. Lucain a dû être pressé de les traiter, et ensuite il est revenu sur les parties intermédiaires.
Restent deux objections possibles à mon hypothèse, tirées l'une de la dédicace à Néron, l'autre des explosions de fureur anti-césarienne qui interrompent la description de la bataille de Pharsale. Mais la dédicace a dû être composée à part, et le livre VII a dû être retouché après la rupture avec Néron.
L'apostrophe à Brutus, notamment, a fort bien pu être alors composée pour remplacer l'épisode de Domitius.
En résumé, je crois que Lucain avait l'intention de composer une épopée en 12 livres, allant jusqu'à la fin de la 2 ème guerre d'Afrique, qu'il a d'abord écrit les livres II. VII et VIII et qu'après sa disgrâce il a remanié trois livres et écrit les sept autres.

FIN DE L'OUVRAGE

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