Aulu-Gelle

Les Nuits attiques

traduction de de Chaumont, Flambart et Buisson

Libairie Garnier frères

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LIVRE I

I. De quelle mesure et de quelle proportion, au rapport de Plutarque, se servit le philosophe Pythagore pour avoir la taille d'Hercule, pendant le séjour de ce dieu sur la terre.
PLUTARQUE, dans un traité qui a pour titre . "Combien les dons de l'esprit et la vertu mettent de différence entre lame et le corps", nous fait connaître le moyen ingénieux et adroit dont se servit le philosophe Pythagore pour déterminer la taille d'Hercule, et pour découvrir de combien elle surpassait celle des autres hommes.
Comme il passait pour constant qu'Hercule s'était servi de ses pieds pour mesurer le stade établi à Pise, près du temple de Jupiter Olympien, et qu'il lui avait donné une longueur de six cents pieds; et comme les autres stades établis par d'autres en Grèce, dans la suite, avaient le même nombre de pieds, quoiqu'ils fussent un peu plus courts, Pythagore comprit facilement, d'après les règles de proportion, qu'entre le pied d'Hercule et celui des autres hommes; il devait y avoir la même différence de longueur qu'entre le stade d'Olympie et les autres stades de la Grèce.
Connaissant donc la dimension du pied d'Hercule, Pythagore détermina sa taille en se réglant sur la proportion ordinaire de tous les membres entre eux; et il conclut par un calcul rigoureux que la taille d'Hercule surpassait celle des autres hommes autant que le stade d'Olympie surpassait en longueur les autres stades ayant le même nombre de pieds.

II. Comment l'illustre Hérode Atticus cita fort à propos à. un jeune homme présomptueux et plein de vanité, soi-disant philosophe, un passage du stoïcien Épictète, dans lequel ce dernier distingue assez plaisamment le véritable stoïcien des impudents bavards qui prennent ce nom.
Lorsque j'étudiais à Athènes, Hérode Atticus, cet illustre personnage consulaire, doué d'un si grand talent pour l'éloquence grecque, m'invitait souvent à aller le visiter dans une maison de campagne qu'il possédait près de la ville; il invitait en même temps Servilianus, homme de distinction, et plusieurs autres compatriotes qui étaient venus en Grèce pour cultiver leur esprit.
Un jour, pendant les chaleurs de l'automne, nous étions réunis dans sa villa appelée Céphisia, où nous avions, pour braver le feux de la canicule, l'ombrage de bois élevés, de vastes promenades sur un gazon moelleux, des portiques où le zéphir entretenait une agréable fraîcheur, de larges bassins aux eaux pures et limpides, et des fontaines dont le murmure se mêlant aux chants harmonieux des oiseaux. Là se trouvait aussi un jeune homme, disciple du portique, à ce qu'il disait, mais bavard et présomptueux outre mesure. A table, dans la conversation qui s'engage ordinairement à la fin des repas, notre homme discuta, à tort et à travers, sur les différentes doctrines philosophiques; je croyais qu'il n'en finirait jamais; à l'entendre parler, tous les autres philosophes, les plus illustres savants de Rome et d'Athènes n'étaient que des hommes ignorants et grossiers à côté de lui; il nous rompait la tête avec ses termes techniques que nous n'entendions pas, et ses syllogismes et les finesses de la dialectique, se vantant d'être le seul à connaître certains arguments que les Grecs nomment g-kyrieuontas g-ehsychazontas g-et g-soreitas et autres énigmes; personne, assurait-il, n'avait étudié mieux que lui la science de la morale, la nature de l'esprit humain, les différentes vertus, les devoirs qui en découlent, les penchants qui s'en éloignent ou s'en rapprochent, les passions, les vices, les souillures, les maladies de l'âme; il affirmait que ni les souffrances physiques ni les dangers qui peuvent occasionner la mort, rien ne pouvait atténuer ni troubler cet état de bonheur parfait qu'il croyait avoir atteint; que la sérénité du stoïcien ne peut être obscurcie par aucun nuage.
Comme ce fanfaron n'en finissait pas, et que tout le monde en était excédé, Hérode Atticus prend la parole, en grec, comme il le faisait souvent : « Grand philosophe, dit-il, puisque nous ne pouvons te répondre, étant trop grossiers et trop ignorants pour lutter avec toi, permets que je te fasse connaître, d'après un de ses traités, ce qu'a pensé et ce qu'a dit de ton bavardage impudent Épictète, le plus illustre des stoïciens". Aussitôt il fait apporter le second livre des leçons d'Épictète mis en ordre par Arrien. Dans ce traité, ce respectable vieillard adresse de justes reproches à ces jeunes gens qui, se disant stoïciens sans avoir ni vertu ni zèle pour le bien, s'amusent à des spéculations sans importance, à des commentaires puérils sur les premiers éléments de la science.
On apporta le livre, et on fit lecture de ce passage dans lequel Épictète, avec autant de sévérité que d'enjouement, distingue du véritable et sincère stoïcien, de celui qui est sans contredit invincible, indomptable, indépendant, libre, riche, heureux, cette troupe d'hommes impudents, soi-disant stoïciens, qui jettent de la poudre aux yeux de leurs auditeurs avec de grands mots et de vains arguments, profanant le nom de l'étude la plus digne de respect.
Voici le passage : « Parle-moi sur les biens et sur les maux. Écoute: Le vent m'a poussé de Troie dans le pays des Cycones. « Les choses de ce monde sont ou bonnes, ou mauvaises, ou indifférentes. Les choses bonnes sont la vertu et tout ce qui s'y rattache; les choses mauvaises sont le vice et tout ce qui tient au vice; les choses indifférentes sont celles qui tiennent le milieu entre le bien et le mal, comme la richesse, la santé, la vie, la mort, le plaisir, la douleur. - D'où sais-tu cela? - C'est Hellanicus qui le dit dans ses Égyptiatiques. Mais qu'importe de rapporter l'opinion d'Hellanicus ou celle de Diogène dans sa morale, de Chrysippe ou de Cléanthe? C'est bien; tu as sérieusement réfléchi sur cette doctrine; tu te l'es appropriée.
Dis-moi maintenant, que fais-tu lorsque tu es surpris par la tempête? Sans doute tu te rappelles encore ta division, lorsque la voile cède à la force des vents? mais non; tu te lamentes. Si, au milieu de tes cris de détresse, quelque mauvais plaisant, s'approchant, te rappelle à ta morale en te disant : Répète-moi donc, au nom des Dieux, ta théorie d'hier : n'est-il pas vrai que le naufrage n'est point un mal ? qu'il n'a aucun rapport avec le mal? Tu ne frapperais pas cet homme? tu ne lui dirais pas : Qu'y a-t-il de commun entre nous deux? Nous périssons, et tu viens plaisanter?
On t'accuse, César te cite devant son tribunal, ne va pas au moins oublier ta division ! Mais tu pâlis, tu trembles en franchissant le seuil du palais ! Quoi? tu trembles? dira-t-on. De quoi s'agit-il pour toi? Est-ce que César peut placer le vice ou la vertu dans le cœur de ceux qui paraissent devant lui? -Laisse-moi, dirais-tu; pourquoi rire de moi et de mes maux?- Cependant réponds-moi, philosophe, pourquoi trembles-tu? Que crains-tu? la mort, la prison, la torture, l'exil, l'infamie? car tu ne peux craindre autre chose? Mais, dans tout cela, il n'y a aucun mal, rien qui ressemble au mal! N'est-ce pas ce que tu disais? De quoi te mêles-tu? j'ai bien assez de mes maux. Tu as raison, ils doivent te suffire, en effet: lâcheté, faiblesse, orgueil, jactance sur les bancs de l'école, en voilà bien assez.
« Pourquoi donc te parer d'une gloire qui ne t'appartient pas? Pourquoi te dire stoïcien? Jugez-vous d'après vos actes, et vous verrez de quelle secte vous êtes. Vous verrez que vous êtes presque tous épicuriens, et que quelques-uns seulement sont des péripatéticiens, et encore des péripatéticiens relâchés. »
Cette lecture ferma la bouche à notre présomptueux jeune homme, comme s'il eût entendu, dans ces paroles d'Épictète, moins une censure générale, qu'une personnalité que lui adressait Hérode Atticus.

III. Conduite équivoque de Chilon le Lacédémonien pour sauver un ami; examen de cette question délicate et digne d'attention . Est-il permis de commettre une faute dans l'intérêt d'un ami? Opinion de M. Cicéron et de Théophraste sur ce sujet.
Le Lacédémonien Chilon, un de ces personnages illustres appelés les sept sages, arrivé au terme de sa carrière, adressa aux amis qui l'entouraient ces paroles qui nous ont été transmises par les écrivains qui se sont chargés du soin de faire passer à la postérité la vie et les actions des grands hommes:
« Dans ma longue carrière, il n'est aucune parole, aucune action dont j'aie à me repentir; peut-être me rendrez-vous ce témoignage. Dans ce moment suprême, je ne cherche pas à me tromper; non je n'ai commis aucune action dont le souvenir puisse attrister ma dernière heure, à l'exception d'une seule, dont la nature est telle que je ne sais encore si elle est innocente ou coupable.
« Je devais, moi troisième, être juge dans une affaire où il s'agissait de la tête d'un ami. La loi était formelle, l'accusé devait être condamné. Il fallait donc ou perdre un ami ou violer la loi. Après avoir médité longuement sur les moyens de sortir d'une position aussi délicate, je ne trouvai pas de parti meilleur à suivre que celui auquel je m'arrêtai. Tout bas je portai une sentence de mort, et j'engageai mes collègues à faire grâce au coupable. Ainsi je conciliai les devoirs du juge avec ceux de l'ami. Mais aujourd'hui cette conduite me donne quelque inquiétude; je crains qu'il ne soit ni légal ni juste, dans la même affaire et dans le même moment, sur la même question, d'avoir conseillé aux autres tout le contraire de ce que je croyais devoir faire".
Ainsi Chilon, homme d'une probité irréprochable, n'a pas su jusqu'où il pouvait aller contre la loi, contre la justice, en faveur d'un ami; cette incertitude trouble la fin de ses jours. Après lui, plusieurs philosophes ont recherché avec soin et avec la plus scrupuleuse attention, comme nous le voyons dans leurs traités, s'il faut, pour me servir de leurs expressions, si l'on peut quelquefois, dans l'intérêt d'un ami, agir contre la loi et contre la morale, et dans quelles circonstances et jusqu'à quel point.
Cette question a été traitée par beaucoup de philosophes, comme je viens de le dire, mais surtout par Théophraste, péripatéticien aussi modeste que savant. Sa dissertation se trouve, si j'ai bonne mémoire, dans le livre premier de son traité de l'Amitié. Ce traité me semble avoir été connu de M. Cicéron lorsqu'il écrivait le sien sur le même sujet. Il embellit ce qu'il crut devoir prendre à Théophraste des charmes de son génie et de son éloquence, et le fit passer dans sa langue avec autant d'habileté que de bonheur.
Quant à cette question agitée tant de fois, comme je viens de le dire, et si difficile à résoudre, Cicéron n'a fait que l'effleurer, sans l'approfondir; il n'a pas même poursuivi l'examen de ce que Théophraste a discuté avec tant de conscience et de clarté; et, laissant de côté ce qu'il y avait de pénible, de fastidieux dans la question, il s'est contenté d'offrir les idées principales dans quelques lignes. Je transcris ses paroles que l'on sera peut-être bien aise de relire : « Voici, selon moi, quelles limites il faut fixer. Entre deux amis que nous supposons gens de bien, projets, volonté, tout sans exception doit être commun; et s'il arrive par malheur que l'un d'eux ait besoin d'assistance dans les choses qui ne soient pas absolument justes, mais où il s'agisse pour lui de l'honneur ou de la vie, l'autre pourra dévier un peu du droit chemin, pourvu toutefois que l'infamie n'en soit point la conséquence. Jusqu'à un certain point l'amitié est une excuse. »
« Ainsi, lorsqu'il s'agira, dit Cicéron, de la vie ou de la réputation d'un ami, nous pourrons nous relâcher un moment de nos principes, pour soutenir ses desseins, même lorsqu'ils sont injustes. » Mais en quoi peut-on s'éloigner du devoir? jusqu'où peut aller le zèle de l'amitié? quel degré d'injustice peut-on favoriser chez un ami? C'est ce que Cicéron ne détermine nullement.
Que m'importe de savoir que mon ami étant dans de semblables dangers, pourvu qu'il n'en résulte pas pour moi un trop grand déshonneur, je puis m'écarter de la bonne voie, si l'on ne m'apprend pas ce qui peut constituer l'infamie et jusqu'où je puis m'écarter du devoir? « Oui, dit Cicéron, jusqu'à un certain point, l'amitié peut être une excuse légitime. » Mais quelle est cette limite que l'on ne peut franchir sans se rendre coupable ? voilà ce qu'il faudrait nous apprendre, et voilà justement ce qui ne nous est point enseigné par les philosophes.
Le sage Chilon, que je viens de citer, pour sauver un ami, s'écarta de la bonne voie; mais au moins je vois où il s'est arrêté; pour soustraire son ami à la mort, il donna un conseil que condamne la morale; et encore, à ses derniers moments, il ne savait si sa conduite était louable ou criminelle. « On ne peut, dit encore Cicéron, dans l'intérêt d'un ami, prendre les armes contre sa patrie. » Ce que tout le monde sait fort bien, même avant la naissance de Théognis, comme dit Lucilius.
Mais voici un autre point sur lequel je voudrais être éclairé: lorsque, dans l'intérêt d'un ami, je puis agir contre la justice sans toutefois porter atteinte à la paix, à la liberté de mon pays; lorsque je dois, comme le dit Cicéron, m'écarter de la bonne voie, en quoi, comment, et dans quelle circonstance le pourrai-je? Où devrai-je m'arrêter? Périclès, cet illustre Athénien, ce génie supérieur, a, d'un seul trait, exprimé sa pensée plus clairement que personne. Un ami lui demandant de se parjurer pour faire triompher sa cause, il répondit : "Pour un ami, il faut tout sacrifier, excepté les dieux".
Théophraste, dans le traité déjà cité, entre plus avant dans son sujet que Cicéron; il est plus profond, plus exact dans sa discussion. Mais Théophraste lui-même n'examine pas non plus chaque cas en particulier; il ne prouve jamais ce qu'il avance d'une manière précise; il embrasse tout son sujet et le traite en général; voici à peu près son raisonnement: Nous devons, dit-il, encourir un faible blâme ou un déshonneur léger, si par ce moyen nous pouvons procurer à un ami un avantage notable; le léger dommage fait à notre honneur est largement compensé par le mérite d'avoir aidé un ami; cette tache, cette brèche faite à notre réputation disparaît par l'importance du service rendu à l'amitié. Ne nous laissons pas effrayer par des mots, ajoute-t-il, sous prétexte que notre honneur et l'intérêt de notre ami ne sont pas également précieux en eux-mêmes; en pareille matière, ce ne sont ni les mots ni leur valeur qui doivent nous décider, mais bien le poids, la gravité des circonstances; et si, pour obliger un ami, il y a, ou à peu près, parité entre le déshonneur et le service que nous voulons rendre, alors il faut, sans hésiter, préférer le soin de notre honneur; mais si l'intérêt de notre ami l'emporte et que notre réputation ait peu à souffrir, sacrifions notre honneur à la cause de notre ami. Ainsi une masse d'airain a plus de prix qu'une légère feuille d'or.
Voici les paroles de Théophraste: « Je ne sais pas s'il y a ici quelque chose de préférable absolument, et si l'un des deux objets de comparaison, pris dans une proportion quelconque, doit l'emporter sur l'autre. Par exemple, on ne peut pas dire d'une manière absolue que l'or est plus précieux que l'airain; car une quantité quelconque d'or ne devra pas toujours être préférée à une quantité déterminée d'airain. L'estimation devra dépendre du volume et du poids. »
Le philosophe Favorinus autorisant aussi, d'après les circonstances, l'indulgence que l'on peut avoir pour l'amitié, et adoucissant un peu la rigueur inflexible de la justice, s'exprime ainsi : « Ce que les hommes appellent obligeance n'est autre chose qu'une légère infraction à la loi, lorsque les circonstances l'exigent. » Le même Théophraste ajoute ensuite que l'appréciation du plus ou du moins en pareil cas et, en général, l'examen de ces questions de conduite dépendent de motifs extérieurs très divers; que les considérations de personnes, de temps, de nécessités, de circonstances, dont le détail ne peut être circonscrit dans des principes généraux, déterminent, règlent notre devoir et tantôt rendent blâmables, et tantôt justifient les démarches que fait faire l'amitié.
Ces considérations et autres semblables sont présentées par Théophraste avec prudence, circonspection et conscience; mais on voit trop que c'est un philosophe qui fait preuve de goût dans sa discussion, dans les distinctions qu'il établit, lorsqu'il devrait s'attacher à trancher la question par une conclusion nette et précise. C'est parce que les philosophes ignorent souvent les principes de la science, la variété des êtres, la diversité des questions, qu'ils ne peuvent nous donner ces préceptes fixes, bons dans tous les temps, applicables à tous les cas, préceptes dont je regrettais l'absence dès le début de ce morceau.
Chilon, qui a donné lieu à cette discussion, entre autres règles utiles et sages, a donné celle-ci, qui est d'une utilité incontestable, parce qu'elle renferme dans de justes limites les mouve- ments impétueux de l'amour et de la haine : "Aimez, dit-il, comme pouvant haïr ensuite; et haïssez comme pouvant aimer un jour. » Plutarque, dans le premier livre de son traité sur l'Ame, rapporte sur le même Chilon le trait suivant : "Chilon, cet ancien sage, ayant entendu un homme se vanter de n'avoir point d'ennemis, lui dit : «- Tu n'as donc pas non plus d'amis. Il pensait que l'amitié et la haine s'appellent mutuellement et sont inséparables dans le coeur de l'homme. »

IV. Avec quelle subtilité et quelle finesse Antonius Julianus commentait un passage de M. Cicéron, où un changement de mots donne lieu à une équivoque.
Le rhéteur Antonius Julianus était doué d'un esprit délicat et aimable; il possédait ce genre d'érudition qui est aussi intéressant qu'utile; il connaissait les beautés des anciens; il en avait orné sa mémoire. De plus, il se livrait à l'étude des ouvrages anciens avec tant d'ardeur, il en faisait si bien ressortir les beautés, il en critiquait si à propos les défauts, qu'on était forcé d'admettre ses décisions comme irréprochables. Voici l'opinion de ce savant sur l'enthymème qui se trouve dans le plaidoyer de M. Cicéron pour Cn. Plancius. Mais avant tout, il me paraît bon de produire le passage qui a donné lieu à la discussion : « Quelle différence, d'ailleurs; entre devoir de l'argent et de la reconnaissance? Dans le premier cas, l'argent rendu, il n'y a plus de dette; et, tant qu'on doit, on retient ce qui n'est pas à soi. Mais, en fait de reconnaissance, lorsque je rends, je me crois toujours redevable, et ce sentiment est de lui-même un payement. Ce que je paye ici à Plancius n'empêchera pas que je ne reste son débiteur; et ma bonne intention aurait suffi pour m'acquitter envers lui, quand même la disgrâce qu'il subit ne serait pas venue me mettre à l'épreuve. »
Sans doute, dit Julianus, l'arrangement de ce morceau est élégant, il a du nombre, de l'harmonie; la symétrie des expressions produit une agréable cadence; mais il faut de l'indulgence au lecteur, pour la substitution des mots par lesquels Cicéron a voulu rendre sa pensée. Car il pouvait très-bien, dans sa comparaison, employer le même mot pour exprimer la dette de la reconnaissance et celle de l'argent. La comparaison sera juste avec ces expressions : Devoir de l'argent, devoir de la reconnaissance; on pourra se servir du même mot pour exprimer la différence qui existe entre l'une et l'autre dette acquittée ou non; mais Cicéron, ajoute Antonius, après avoir dit qu'il y a une différence entre la dette d'argent et la dette de reconnaissance, et voulant donner la raison de cette différence, emploie le mot "debet", doit, pour l'argent; et pour la reconnaissance, il substitue le mot "habet", il a, à "debet": voilà ses propres expressions: "Gratiam autem et qui refert, habet; et qui habet, in eo ipso quod habet, refert". Or, le mot "habet" ne fait pas sentir la comparaison établie; car c'est ici l'obligation, et non le fait de la reconnaissance, qui est comparée avec la dette pécuniaire. Pour être conséquent, Cicéron aurait dû dire : "Et qui debet, in eo ipso quod debet, refert"; ce qui eût fait un sens absurde et forcé. Comment, en effet, la dette de la reconnaissance, qui n'est pas payée, serait-elle censée l'être par cela même qu'elle est due? Cicéron a donc changé le mot, et l'a remplacé par un mot analogue pour ne pas paraître abandonner sa comparaison, tout en conservant la justesse de la pensée. C'est ainsi que Julianus analysait et commentait les pensées de nos auteurs anciens, dont la jeunesse venait étudier les ouvrages dans son école.

V. Reproches adressés à l'orateur Démosthène à cause du soin extrême qu'il prenait de sa personne et de ses vêtements; mêmes reproches faits à l'orateur Hortensius, qui, pour la même recherche dans sa mise, et à cause de sa manière théâtrale de débiter; reçut le nom de la danseuse Dionysia.
On rapporte que Démosthène était, dans ses vêtements et dans tout son extérieur, d'une propreté et d'une élégance qui annonçaient beaucoup trop de recherche. De là ces railleries de ses rivaux et de ses adversaires sur son manteau élégant et sur sa molle tunique. De là encore ces reproches honteux, flétrissants, de n'être homme qu'à moitié, et de souiller sa bouche d'infâmes turpitudes. Hortensius, le plus illustre des orateurs de son temps, si nous en exceptons M. Cicéron, essuya les mêmes railleries, les mêmes imputations. Une mise toujours soignée, des habits arrangés avec art, des gestes fréquents, une action étudiée et théâtrale, le firent souvent traiter d'histrion, en plein barreau. L. Torquatus, homme grossier et sans égards, parlant contre lui dans la cause de Sylla devant le plus auguste et le plus sévère des tribunaux, fit plus que l'appeler histrion ; il le traita de danseuse, lui donnant le nom de Dionysia, célèbre danseuse de cette époque. Hortensius, d'une voix douce et tranquille, lui répondit: « J'aime mieux être Dionysia, que d'être comme toi, Torquatus, grossier, étranger à Vénus et à Bacchus".

VI. Passage d'un discours que Metélius Numidicus prononça devant le peuple, pendant sa censure, pour exhorter les citoyens au mariage. Pourquoi ce discours fut critiqué, et comment il a été défendu.
On lisait devant plusieurs hommes instruits le discours que Métellus Numidicus, homme grave et disert, prononça pendant sa censure, devant le peuple, sur la question du mariage, pour exhorter les citoyens à prendre des épouses. Dans ce discours, on trouvait le passage suivant : « Si nous pouvions, Romains, vivre sans femmes, tous nous éviterions un tel ennui; mais, puisque la nature a voulu qu'on ne pût ni vivre tranquillement avec une femme ni vivre sans femme, occupons-nous plutôt de la perpétuité de notre nation que du bonheur de notre courte vie".
Quelques auditeurs trouvaient que le censeur Métellus, qui voulait exhorter les Romains au mariage, aurait dû s'abstenir d'avouer les soucis et les inconvénients inséparables de cet état. En parlant ainsi, disaient-ils, il détournait ses auditeurs du mariage, plutôt qu'il ne leur en donnait le goût; il fallait soutenir la thèse contraire, affirmer que, le plus souvent, le mariage n'entraîne aucun déplaisir, et que si le ménage est parfois troublé par quelques ennuis, ils sont légers et faciles à supporter; largement compensés, d'ailleurs, par tant d'avantages et de plaisirs; enfin, que ces chagrins eux-mêmes, n'étant pas un mal universel, ne sont pas une conséquence forcée du mariage; mais que, le plus souvent, ils ne doivent être imputés qu'aux fautes et à l'injustice de certains maris. Titus Castricius, au contraire, pensait que Métellus avait parlé d'une manière convenable et conforme à son sujet : car, dit-il , le langage d'un censeur doit différer-de celui d'un rhéteur; le rhéteur peut à son gré avoir recours à des raisonnements faux, hardis, trompeurs, captieux; tout lui est permis pourvu que son discours ait un air de vérité, et qu'il sache, n'importe par quel artifice de parole, émouvoir ses auditeurs; Castricius ajoutait qu'il serait honteux pour un rhéteur de laisser, même dans une mauvaise cause, quelque point qui prêterait matière aux objections.
Mais Métellus, ce magistrat irréprochable, cet homme si grave et si consciencieux, aussi distingué par l'éclat de ses honneurs que par la dignité de sa vie, s'adressant au peuple romain, ne devait dire que ce qui était vrai pour lui et pour les autres; surtout parlant sur un sujet que l'expérience de chaque jour, le commerce ordinaire de la vie rendaient familier à ses auditeurs. Il a donc franchement avoué l'existence d'un ennui connu de tous les hommes; cet aveu lui a valu de passer pour un magistrat scrupuleux et de bonne foi; puis, naturellement et sans peine; il a fait admettre au peuple cette vérité parfaitement évidente, que la république ne pouvait être sauvée sans le mariage.
Voici un autre passage tiré du même discours de Métellus, et qui, à mon gré, n'est pas moins digne d'être relu êt médité avec une attention soutenue, que les pensées des plus illustres philosophes : « La puissance des dieux est grande; mais leur bienveillance pour nous ne doit pas aller plus loin que celle de nos parents. Nos parents, si nous persistons dans la voie de l'erreur, nous déshéritent; que devons-nous donc attendre des dieux immortels, si nous ne mettons un terme à nos égarements? L'homme, pour mériter leurs faveurs, ne doit pas être leur ennemi. Les dieux doivent récompenser la vertu, mais non la donner".

VII. Que, dans ces mots du cinquième discours de Cicéron contre Verrès: "Hanc sibi rem praesidio sperant futurum", il n'y a ni faute de texte ni solécisme; que c'est bien à tort qu'on a voulu corriger ce passage et mettre "futuram". Autre mot de Cicéron corrigé mal à propos. Quelques réflexions sur le soin extrême que Cicéron donnait à l'harmonie et au nombre de la période.
On lit dans le cinquième discours de Cicéron contre Verrés, dans le texte si correct que nous devons aux soins et à l'érudition de Tiron : « Des hommes sans fortune et sans nom traversent les mers; ils abordent à des rivages qu'ils n'avaient jamais vus, où souvent ils ne connaissent personne, où souvent personne ne les connaît. Cependant, pleins de confiance dans le titre de citoyen, ils croient être en sûreté, non pas seulement devant nos magistrats, qui sont contenus. par la crainte des lois et de l'opinion publique, non seulement auprès des Romains, citoyens unis avec eux par le même langage, par les mêmes droits, par une infinité d'autres rapports; mais, en quelque lieu qu'ils se trouvent, ils espèrent que ce titre les rendra partout inviolables. "Hanc sibi rem praesidio sperant futurum".
On a cru voir une faute de texte dans le dernier mot : on a prétendu qu'il fallait écrire "futuram" et non "futurum"; et l'on ne doutait nullement qu'il ne fallût corriger cet endroit pour éviter que, dans un discours de Cicéron, le crime de solécisme ne fût aussi évident que celui d'adultère dans la comédie de Plaute (car c'est ainsi que les critiques désignaient, en plaisantant, la prétendue faute.) Un de mes amis, qui a beaucoup lu, et qui dans ses veilles a médité, approfondi la plupart de nos auteurs anciens, se trouvait là par hasard. Après avoir examiné le passage, il soutint qu'il n'y a ni faute de texte ni solécisme; que l'expression de Cicéron est une forme ancienne et régulière : car "futurum", dit-il,. ne se rapporte point à "rem", comme le pensent ceux qui lisent sans réflexion et sans examen; "futurum" n'est point là pris comme participe, c'est un mot indéfini, de ceux que les Grecs appellent g-aparemphaton, qui ne se définit pas clairement, qui ne sont asservis ni au nombre ni au genre, et qui sont indépendants et impersonnels. C. Gracchus s'est servi d'une locution semblable dans un discours qui a pour titre : Sur Quintus Popilius au sujet des assemblées. Voici le passage : "Credo ego inimicos meos hoc dicturum", je crois que mes ennemis le diront. N'est-il pas évident que la même raison a fait employer "dicturum" et "futurum" au lieu de "futurum" et "dicturos"? devant être, devant faire, devant dire. Cette tournure est tout aussi conforme aux règles de la grammaire que celle qui permet, en grec, de rattacher à des sujets de tous lés nombres et de tous les genres indistinctement des mots tels que ceux-ci : g-poiesein, g-esesthai, g-lexein et autres semblables. Mon ami dit que, dans le troisième livre des Annales de Cl. Quadrigarius , on trouvait aussi ces mots : "Dum ii conciderentur, hostium copias ibi occupatas futurum", pendant que ceux-ci seront égorgés, les troupes des ennemis seraient occupées en cet endroit.
Le même Quadrigarius commence ainsi le dix-huitième livre de ses Annales : - "Si pro tua bonitate et nostra uoluntate tibi ualetudo suppetit, est quod speremus, deos bonis bene facturum", si vous conservez une santé telle que le méritent vos vertus et que nous la désirons, il y a lieu d'espérer que les dieux favoriseront les gens de bien. Dans le vingt-quatrième livre de Valérius Anthias, on trouve une semblable tournure: "Si hae res diuinae factae riteque perlitatae essent, haruspices dixerunt, omnia ex sententia processurum esse", si les cérémonies sont faites selon le rite, on obtiendra, dirent les aruspices, les plus heureux succès. Plaute, dans sa "Casina", dit, en parlant d'une jeune fille, "occisurum", et non "occisuram" :
"Etiamne habet Casina gladium? - Habet, sed duos, Quibus, altero te occisurum ait, altero uillicum".
- Casina a-t-elle encore une épée? - Mieux que cela, elle en a deux : l'une, dit-elle, servira à vous frapper; l'autre est réservée au fermier. Laberius dans les Jumeaux : "Non putaui, hoc eam facturum" :
- Je n'ai pas cru qu'elle le ferait.
Or, tous ces écrivains savaient ce que c'est qu'un solécisme. Gracchus a dit "dicturum"; Quadrigarius, "futurum et "bene facturum"; Antias, "processurum"; Plaute, "occisurum"; Labérius, "facturum", tous ces mots étant employés d'une manière indéfinie. C'est une forme qui ne subit les modifications ni du mode, ni des personnes, ni du genre, ni du temps, mais qui comprend tout cela sous une seule et même désinence. M. Cicéron, en se servant de "futurum", n'a mis ni le masculin ni le neutre (ce qui serait en effet un solécisme); il a employé un mot indépendant de tout genre.
Mon ami citait encore un passage du discours de Cicéron pour la loi Manilia, dans lequel se trouvent ces mots : "Quum uestros portus; atque eos portus, quibus uitam ac spiritum ducitis, in praedonum fuisse potestatem sciatis", quand vous savez que vos ports, ces ports qui vous nourrissent, et sans lesquels vous ne pouvez vivre, ont été au pouvoir des pirates. Il disait que les mots "in potestatem fuisse" ne constituent pas un solécisme , comme le pense généralement la foule des demi-savants; et qu'au contraire la, tournure était bonne et toute grecque. Plaute, le plus élégant modèle du génie de la langue latine, a bien dit dans son "Amphitryon": "Numero mihi in mentem fuit"; Il me vient à l'esprit fort à propos au lieu de "in mente", qui est la tournure la plus ordinaire. Mais, indépendamment de Plaute, dont mon ami venait de nous citer un passage, les écrivains anciens nous offrent mille exemples de semblables formes, et j'en ai cité quelques-unes dans ce recueil.
Au reste, toute règle et toute autorité mises à part, l'harmonie de la phrase et l'arrangement des mots prouvent assez que cette forme a dû plaire à M. Cicéron, recherchant avec un soin extrême les effets du nombre et de la cadence, et qu'il a pu dire, tout en restant fidèle à la grammaire, "in potestatem", au lieu de "in potestate". "In potestatem" est plus harmonieux, plus doux; "in potestate" est dur et désagréable pour qui a l'oreille exercée, intelligente et délicate pour saisir ces nuances. C'est ainsi que Cicéron a préféré encore "explicauit" à "explicuit", bien que cette dernière forme eût prévalu de son temps. Voici ces paroles tirées de son discours pour la loi Manilia : - "Testis est Sicilia, quam multis undique cinctam periculis non terrore belli, sed consilii celeritate explicauit", témoin la Sicile, qu'il délivra des dangers qui la menaçaient de tous côtés, moins par la terreur des armes que par la célérité des opérations. Mettez "explicuit", la phrase aura moins de nombre et moins d'harmonie.

VIII. Anecdote rapportée par le philosophe Sotion sur la courtisane Lais et l'orateur Démosthène.
Le péripatéticien Sotion ne manquait pas de mérite; il a composé un recueil d'anecdotes de tous genres; il l'a intitulé la Corne d'Amalthée, ce qui est à peu près l'équivalent del'expression latine, "Cornu copiae", la corne d'abondance. On trouve dans ce recueil l'anecdote suivante sur l'orateur Démosthène et la courtisane Laïs. LaCorinthienne Laïs, dit Sotion, femme d'une beauté et d'une gràce ravissante, se faisait un immense revenu. Les hommes les plus opulents de toute la Grèce accouraient chez elle; on n'était admis qu'en donnant ce qu'elle exigeait, et elle mettait ses faveurs à un prix excessif; de là cet adage connu en Grèce: "Il n'est pas permis à tout le monde d'aborder à Corinthe"; car c'était en vain qu'on allait à Corinthe chez Laïs, si on ne pouvait donner la somme demandée. Un jour, Démosthène se rend secrètement chez elle, et sollicite ses faveurs. Mais Laïs lui demande dix milles drachmes, c'est-à-dire un talent, ce qui vaut dix mille deniers de notre monnaie. L'effronterie de cette femme et l'énormité de la somme confondent et effrayent Démosthène, qui se retire en disant : "Je n'achète pas si cher un repentir". Mais le mot est bien plus piquant en grec : g-ouk g-ohnoumai, inquit, g-myriohn g-drachmohn g-metameleian.

IX. Sur la méthode et l'ordre de l'enseignement de la philosophie pythagoncienne; quel était le temps où les disciples devaient se taire, et celui où il leur était permis de parler.
Voici l'ordre et la méthode que Pythagore et les philosophes qui héritèrent de sa doctrine suivaient dans la réception et dans l'instruction de leurs disciples. Pythagore commençait par étudier la physionomie des jeunes gens qui se présentaient comme disciples, g-ephysiognohmonei. Ce mot signifie connaître les moeurs et le caractère de l'homme d'après les traits du visage, la forme du corps et tout l'extérieur de l'individu. Lorsqu'il avait trouvé un sujet capable, Pythagore l'admettait aussitôt dans son école, où le nouveau disciple devait garder le silence pendant un certain temps. Ce temps n'était pas de même durée pour tous; il était proportionné au plus ou moins de capacité de chacun. Le disciple qui gardait le silence écoutait attentivement ce que disaient les autres; il ne pouvait ni demander l'explication de ce qu'il n'avait pas saisi, ni commenter par écrit ce qu'il entendait. Au reste, ce silence ne durait pas moins de deux ans. Ceux qui subissaient cette première épreuve étaient désignés par le nom d'auditeurs g-akoustikoi : mais lorsqu'ils avaient appris les deux choses les plus difficiles de ce monde, écouter et se taire, lorsqu'ils avaient développé leur intelligence par ce long silence que l'on appelait g-echemythia discrétion, ils pouvaient parler, interroger, écrire ce qu'ils avaient entendu, et émettre leur opinion. On les appelait alors g-mathehmatikoi, mathématiciens, du nom des sciences qu'ils avaient commencé à étudier et à méditer : car les anciens Grecs, appelaient g-mathehmata la géométrie, la gnomonique, la musique et les autres connaissances du même ordre. Aujourd'hui le vulgaire appelle mathématiciens des hommes qu'il serait plus juste de nommer Chaldéens, d'après le pays dont leur science tire son origine. L'esprit orné de ces connaissances, les disciples étudiaient les merveilles de l'univers et les principes de la nature : alors ils prenaient le nom de g-physikoi physiciens. Après m'avoir donné ces détails sur l'école pythagoricienne : « Maintenant, s'écriait mon ami Taurus, les jeunes gens qui abordent l'école comme des profanes, non seulement ne se sont jamais exercés à la spéculation, non seulement n'ont aucune teinture des lettres et des sciences, mais encore ils donnent au maître la méthode qu'il doit suivre pour leur instruction. L'un dit : "Enseignez-moi d'abord ceci"; l'autre : "Voilà ce que je veux apprendre, et non cela". Celui-ci veut commencer par le Banquet de Platon, pour y voir l'ivresse d'Alcibiade; celui-là par le Phédre, à cause du discours de Lysias. Il en est, ô Jupiter! qui veulent lire Platon, non pour se rendre meilleurs, mais pour former leur style; non pour être plus sages, mais pour donner plus de gràce à leur élocution".
Telles étaient les réflexions de mon ami Taurus, comparant nos jeunes philosophes avec les anciens pythagoriciens. Nous ne devons pas oublier qu'une fois reçus dans l'école de Pythagore, les disciples mettaient en commun leur patrimoine et leurs revenus, formant ainsi une société indissoluble qui était l'image de cette antique communauté de biens que l'on appelait, en droit romain, "ercto non cito", héritage non partagé.

X. En quels termes le philosophe Favorinus apostropha un jeune homme qui affectait de se servir de locutions anciennes et vieillies.
Le philosophe Favorinus dit un jour à un jeune homme qui recherchait les termes anciens, et qui, dans la conversation, employait des mots surannés et par cela même très-inconnus : « Curius, Fabricius, Coruncanius, ces premiers héros de la république, les trois Horaces, bien plus anciens encore, parlaient à leurs contemporains en termes clairs et intelligibles; ils parlaient la langue de leur temps et non celle des Aurunces, des Sicaniens, des Pélasges, qui, dit-on, habitèrent les premiers l'Italie.
Mais toi, comme si tu conversais avec la mère du roi Évandre, tu te sers de mots tombés en désuétude depuis plusieurs siècles, sans doute pour que personne ne puisse ni te comprendre ni t'entendre. Jeune fou, tais-toi; tu parviendras à ton but bien plus vite. Tu prétends que l'antiquité te plaît pour sa probité, pour sa tempérance, sa modération; eh bien ! forme tes moeurs sur celles des anciens, et parle la langue de ton époque; grave profondément dans ta mémoire le précepte que C. César, cet esprit supérieur et juste, a examiné dans le premier livre de son traité sur l'Analogie : « Fuir une expression étrange et inusitée comme on évite un écueil. »

Xl. Que les Lacédémoniens, au rapport de Thucydide, allaient au combat au son de la flûte et non au son de la trompette. Paroles de cet historien à ce sujet. Que, d'après Hérodote, le roi Halyatte se faisait accompagner de joueurs de flûte en allant au combat. Quelques observations sur la flûte dont l'orateur Gracchus employait le secours à la tribune.
Thucydide, ce grave historien, rapporte que les Lacédémoniens, peuple belliqueux s'il en fut, n'allaient point aux combats au son de la trompette et du clairon, mais aux accents mélodieux de la flûte. Ce n'était point pour observer un rite sacré, ni pour accomplir une prescription religieuse; c'est qu'au lieu d'exciter et d'enflammer le courage par les éclats de la trompette et du clairon, ils voulaient régler et modérer l'ardeur de leurs guerriers par les modulations de la flûte. Ils pensaient qu'à la première attaque, au commencement de la mêlée, rien n'est plus propre à ménager la vie et à élever le courage du soldat que ces sons harmonieux qui l'empêchent de se livrer à la fureur qui l'aveugle. C'est pourquoi, lorsque les troupes étaient en ordre de bataille, les bataillons prêts à s'élancer, lorsque l'armée allait s'ébranler, des joueurs de flûte, placés dans les rangs, se faisaient entendre. Ces accords doux, purs et sacrés, étaient comme une discipline musicale qui tempérait l'impétuosité et la fougue des guerriers, et les empêchait de s'élancer pêle-mêle et sans ordre.
Mais pourquoi ne citerions-nous pas ici l'illustre historien lui-même ? Ses paroles donneront plus de poids et plus d'autorité à mon observation : "Alors les deux armées s'avancent en ordre de bataille : les Argiens et leurs alliés s'élancent avec fougue et avec emportement; les Lacédémoniens, au contraire, s'ébranlent lentement au son de flûtes nombreuses placées, selon la coutume, au milieu des rangs. Ce n'est point pour se conformer à quelque loi religieuse; mais pour que les soldats puissent, d'un pas égal et cadencé, s'avancer au combat sans rompre leurs rangs, sans se disperser; ce qui arrive souvent aux grandes armées quand l'action s'engage".
Les Crétois, dit-on, avaient coutume de régler leur marche, au moment de l'attaque, au son de la harpe. D'après Hérodote, Halyatte, roi de Lydie, prince livré aux moeurs efféminées et au luxe des barbares, lorsqu'il faisait la guerre aux Milésiens, se faisait accompagner d'une troupe d'hommes qui jouaient de la flûte et de la lyre; il avait même dans son armée des joueuses de flûte, qui figuraient ordinairement dans ses orgies; elle donnaient le signal du combat. D'après Homère, les Grecs s'avançaient au combat, non au son des lyres et des flûtes, mais dans un profond recueillement, remplis de force et de courage par le sentiment de leur commune ardeur: "Les Grecs, respirant la guerre, marchaient en silence, et brûlaient de se donner un mutuel appui".
Que signifient donc ces bruyantes clameurs que poussaient les soldats romains au premier choc, comme le rapportent les historiens? Étaient-elles une infraction aux sages lois de la discipline de leurs ancêtres? ou n'est-ce pas plutôt qu'une armée doit marcher en silence et d'un pas modéré, quand elle est encore à une assez grande distance de l'ennemi; mais qu'au moment même d'en venir aux mains, le soldat doit se précipiter impétueusement sur l'ennemi pour le disperser, et pousser des cris pour jeter la terreur dans ses rangs? Mais, à propos de la flûte des Lacédémoniens, je me rappelle la flûte dont les sons réglaient et modéraient la voix de C. Gracchus, lorsqu'il était à la tribune. Au reste, il n'est pas vrai, comme on le rapporte ordinairement, qu'un joueur de flûte se tint derrière lui tandis qu'il parlait, soit pour tempérer son action par ses modulations variées, soit pour lui donner plus de force et de ton. Quelle absurdité, de croire que la flûte pût marquer à Gracchus, parlant en public, la mesure, le rhythme et les différentes cadences, comme elle règle les pas de l'histrion sur le théâtre!
Les auteurs qui sont les mieux instruits du fait rapportent qu'un homme, caché dans l'auditoire, tirait d'une flûte courte un son lent et grave pour l'avertir de modérer les éclats trop violents de sa voix; car le génie naturellement emporté de C. Gracchus n'avait. pas besoin, je le pense, d'excitation extérieure, lorsqu'il était à la tribune. Marcus Cicéron croit toutefois que Gracchus employait ce joueur de flûte pour une double fin les sons lents ou rapides devaient ou donner du ton et de la force à sa parole lorsqu'elle s'affaiblissait, ou la modérer lorsque l'orateur se laissait aller à sa fougue et à son emportement. Voici le passage même de Cicéron : « Licinius, homme instruit, et ton client, Catulus, a pu te dire que Gracchus, dont il était le secrétaire, faisait cacher derrière lui, lorsqu'il parlait en public, un musicien habile, qui lui donnait le ton sur une flûte d'ivoire, et l'empêchait ainsi de trop baisser la voix ou de s'abandonner à des éclats trop violents. »
Pour en revenir à cette coutume dés Lacédémoniens, Aristote.. dans son livre des Problèmes, prétend que ces peuples commençaient la lutte au son de la flûte, pour que l'assurance et l'ardeur de leurs soldats parussent dans tout leur éclat : car la timidité et la crainte, dit-il, s'allient mal avec une semblable manière de marcher au combat. Les timides et les lâches ne sauront conserver cet ensemble imposant et harmonieux d'une marche régulière et intrépide. Aristote ne dit que quelques mots à ce sujet; les voici : « Pourquoi, sur le point de combattre, marchent-ils au son de la flûte? C'est pour connaître les làches qui n'osent avancer. »

XII. Quelles conditions d'âge et de naissance devait remplir la jeune fille que l'on consacrait au culte de Vesta. Rites et cérémonies religieuses de sa prise par le grand prêtre. Nom qui lui était donné par ce dernier, lorsqu'il la prenait; droits de la vestale lorsqu'elle a été prise. Que, d'après Labéon, elle ne peut hériter d'un intestat. Que nul citoyen ne peut, non plus, hériter "ab intestat" d'une vestale.
Les auteurs qui ont traité des règlements relatifs à la prise des vestales, entre autres Antistius Labéon, un des plus exacts, nous apprennent que la jeune fille destinée à Vesta ne devait avoir ni moins de six ans ni plus de dix; il fallait quelle eût encore son père et sa mère; qu'elle ne fût ni bègue, ni sourde, ni affligée d'aucune autre infirmité physique; que ni elle ni son père n'eussent été émancipés, quand même du vivant de son père elle eût été sous la dépendance de son aïeul; que son père et sa mère n'eussent jamais été esclaves ensemble, qu'aucun des deux ne l'eût été séparément, qu'ils n'eussent jamais exercé une profession basse. Toute jeune fille dont la soeur avait été prise pour être vestale était exempte du sacerdoce. La fille d'un flamine, d'un augure, d'un quindécemvir préposé aux sacrifices, d'un septemvir ordonnateur de festins sacrés, d'un salien; la fiancée d'un pontife, la fille d'un joueur de flûte dans les cérémonies religieuses, jouissaient également de l'exemption. Attéius Capiton nous apprend aussi qu'on ne pouvait prendre la fille d'un citoyen qui n'était pas domicilié en Italie, et qu'on exemptait la fille de celui qui avait trois enfants.
Dès qu'une jeune fille a été prise, qu'elle a touché le seuil du temple de Vesta et qu'elle a été livrée aux pontifes, elle est, sans émancipation ni perte des droits, soustraite à l'autorité paternelle, et acquiert le droit de tester. Les plus anciens ouvrages ne nous apprennent rien sur les cérémonies en usage lors de la prise d'une vestale. Nous savons seulement que la première vestale fut prise par le roi Numa; mais nous avons la loi Papia qui ordonne qu'on choisisse, d'après l'indication du grand pontife, vingt jeunes filles parmi la jeunesse de Rome, qu'au milieu de l'assemblée le sort désigne l'une d'entre elles, et que la jeune fille qui aura été désignée soit prise par le grand pontife et consacrée à Vesta. Cette manière de procéder par le sort à l'élection d'une vestale, d'après la loi Papia, ne parait pas aujourd'hui toujours nécessaire; en effet, si un citoyen d'une famille honorable se présente chez le grand pontife et lui offre sa fille pour la consacrer au sacerdoce de Vesta, pourvu toutefois que toutes les conditions du rite soient observées, le sénat dispense de la loi Papia.
On dit prendre une vestale, parce que le grand pontife l'arrache d'entre les bras de son père, qui en était le maître, comme on enlève une captive les armes à la main. Dans le premier livre de Fabius Pictor, nous trouvons les paroles que doit prononcer le grand pontife lorsqu'il prend une vestale. Voici cette formule : AMATA, JE TE PRENDS CONFORMÉMENT AUX LOIS, JE TE FAIS VESTALE, JE TE CHARGE, EN TA QUALITÉ DE VESTALE, DE FAIRE CE QUI EST UTILE AU PEUPLE ET A L'EMPIRE ROMAIN. Plusieurs pensent que le mot prendre ne peut s'employer que pour la vestale. C'est une erreur; le même mot est employé pour les flamines de Jupiter, pour les pontifes et pour les augures. L. Sylla dit, dans le deuxième livre de ses Mémoires : «P. Cornélius, qui, le premier, fut surnommé Sylla, fut pris pour être flamine de Jupiter. »
M. Caton, dans son discours pour les Lusitaniens, dit, en accusant Serv. Galba : « On dit qu'ils ont voulu faire défection! Je prétends maintenant connaître à fond le droit des pontifes serai-je pour cela pris pour être pontife? Si je dis que je possède parfaitement le droit augural, viendra-t-on pour cela me prendre pour augure? » Ce n'est pas tout; dans les commentaires de Labéon sur la loi des Douze-Tables, nous lisons : « Une vestale ne peut hériter d'un citoyen "ab intestat" : nul citoyen ne peut, non plus, hériter d'une vestale morte sans testament : on prétend que ses biens retournent à l'État. On cherche quels peuvent être les motifs de cette loi. » Le.grand pontife, en prenant une vestale, l'appelle Amata, parce que c'était, dit-on, le nom de celle qui fut prise la première pour être consacrée à Vesta.

XIII . Sur cette question agitée en philosophie: Faut-il exécuter ponctuellement les ordres qu'on a reçus? Peut-on s'en écarter quelquefois, si l'on a l'espoir d'être plus utile à celui qui nous a donné un ordre? Examen des diverses opinions émises à ce sujet.
Entre autres questions relatives à l'examen et à l'appréciation des devoirs moraux que les philosophes grecs appellent g-kathehkonta devoirs , on pose souvent celle-ci : Lorsqu'on vous a chargé d'une commission dont tous les détails sont nettement expliqués, vous est-il permis de vous écarter des instructions que vous avez reçues, si vous pensez que l'affaire n'en ira que mieux, et que vous serez plus utile à celui qui vous a confié l'exécution de ses projets?
Question difficile à résoudre, et à propos de laquelle le pour et le contre ont été soutenus par des hommes de mérite. Plusieurs, s'attachant à une règle absolue, soutiennent que lorsqu'un citoyen, revêtu de l'autorité nécessaire pour être obéi, s'est arrêté à un projet après une mûre délibération, dans une affaire personnelle, il n'est point permis d'agir autrement qu'il ne l'a prescrit, lors même qu'un événement imprévu donnerait l'espérance que les choses pourraient mieux réussir en modifiant l'exécution des ordres donnés, parce que, disent-ils, si notre espérance est déçue, nous encourons le blâme dû à notre désobéissance, et notre témérité sans excuse mérite un châtiment; si nous réussissons, rendons-en grâce aux dieux : néanmoins nous avons donné un exemple dangereux qui peut priver de leur autorité les plans les plus sages et détruire le respect pour les ordres reçus.
D'autres ont pensé qu'il fallait préalablement peser les inconvénients qui résulteraient d'une désobéissance aux ordres reçus, si l'on échouait, et les avantages que promet le succès : si les inconvénients sont de peu d'importance, si les avantages doivent étre considérables, et si l'on peut raisonnablement espérer le succès, la désobéissance est permise; il ne faut pas laisser échapper l'occasion favorable que nous envoie la Divinité.
Ceux qui soutiennent cette thèse pensent qu'avec de tels motifs la désobéissance n'est point d'un mauvais exemple, mais ils ajoutent qu'il est bon de connaître l'esprit et le caractère de celui qui a donné les ordres, pour éviter de blesser un homme fier, dur, inexorable, tels que furent, dans l'exercice du commandement, Postumius et Manlius : car si on doit rendre compte à de tels chefs, il ne faut jamais s'écarter de ce qu'ils ont prescrit. Pour donner plus de force et d'intérêt à cette dernière considération, je vais citer un trait de P. Crassus Mutianus, . citoyen illustre et célèbre. Ce Crassus, au rapport de Sempronius Asellion et de plusieurs autres historiens romains, possédait cinq choses bien dignes d'être considérées comme ce qu'il y a de meilleur et de plus important dans ce monde : la richesse, la noblesse, l'éloquence, la science du droit, la dignité de grand pontife. Pendant son consulat, ayant l'Asie pour province, il se disposait à mettre le siège devant Leuca, place fortifiée; comme il avait besoin d'une poutre assez solide et assez longue pour en faire un bélier qui pût abattre les murailles de la ville, il écrivit à l'entrepreneur des bâtiments d'Élée, ville amie et alliée du peuple romain, de lui envoyer le plus grand des deux mâts qu'il se rappelait y avoir vus. Cet homme, ayant compris ce que Crassus voulait en faire, n'envoya point le grand mât, comme il en avait reçu l'ordre, mais le plus petit, qui lui paraissait le plus propre à faire un bélier et le plus facile à transporter. Crassus fait venir l'entrepreneur, lui demande pourquoi il n'a pas exécuté ses ordres, et, sans écouter la raison et les motifs de sa désobéissance, il le fait dépouiller de ses vêtements et frapper de verges,. persuadé que l'autorité des chefs s'affaiblit et se perd, quand les inférieurs, au lieu d'obéir ponctuellement, modifient dans l'exécution les ordres donnés.

XIV. Réponse de C. Fabricius, célèbre par ses exploits, mais pauvre, aux Samnites, qui lui offraient une somme d'or considérable pour le tirer de l'indigence.
Julius Hygin, dans le sixième livre de la Vie et des Actions mémorables des hommes illustres, rapporte que des ambassadeurs vinrent un jour, de la part des Samnites, trouver C. Fabricius, général romain, et qu'après avoir rappelé les services nombreux et importants qu'il. leur avait rendus depuis que la paix était faite, ils lui offrirent une somme, considérable, en le priant de l'accepter et d'en faire usage; disant que les Samnites agissaient ainsi, parce qu'il leur semblait qu'il lui manquait bien des choses pour soutenir l'éclat de sa maison; que sa manière de vivre ne répondait pas aux honneurs dont il était revêtu. A ces mots, continue Hygin, C. Fabricius, portant ses mains ouvertes de ses oreilles à ses yeux, de là à ses narines, à sa bouche, et sur son bas-ventre, répondit : « Tant que ma volonté pourra commander à tout cela, je ne manquerai de rien; aussi me garderai-je bien d'accepter, de ceux à qui il peut être utile, un trésor qui ne pourrait me servir. »

XV. Combien est importune et désagréable l'habitude de parler beaucoup et sans sujet. Justes reproches adressés aux bavards, en plusieurs circonstances, par les principaux écrivains de Rome et d'Athènes.
Au sujet de ces parleurs frivoles et importuns qui, sans jamais s'arrêter à rien de solide, donnent un libre essor à l'intempérance de leur langage, on a dit avec raison que les paroles naissent sur leurs lèvres, et qu'elles ne viennent pas de leur âme; une langue ne doit point s'agiter au hasard et sans règle, mais s'assujettir par un lien intime à la pensée, et ne se mouvoir que pour lui obéir.
Cependant, combien d'hommes ne voit-on point qui répandent un déluge de mots dénués de sens, et avec une sécurité et une aisance telles, qu'ils semblent le plus souvent ignorer eux-mêmes qu'ils parlent? Homère dit que les paroles d'Ulysse, ce héros si sage et si éloquent, sortaient de sa poitrine, au lieu de dire qu'elles sortaient de sa bouche : paroles qu'il faut moins rapporter au son de la voix et à l'accent d'Ulysse qu'à la profondeur de ses pensées. Le même poëte a dit, avec beaucoup de raison, que les dents sont un rempart opposé à l'impétuosité de la langue; qu'ainsi, l'irréflexion des paroles peut être non seulement arrêtée par l'attention et la vigilance de l'esprit, mais réprimée par la garde placée, pour ainsi dire, dans la bouche. Voici les paroles d'Homère: "Mais lorsque sa voix retentissante sortait de sa poitrine" et "O ma fille, quelle parole s'est échappée du rempart de tes dents"?
Je crois bon de citer aussi un passage de M. Tullius, où cet orateur blâme avec autant de sévérité que de raison cette abondance frivole et stérile de paroles : « Mais qu'il demeure bien entendu, dit-il, qu'il n'y a aucun éloge à donner à ceux qui, tout à fait étrangers à l'art de la parole, ne peuvent exposer ce qu'ils savent; ni à ceux qui, sans instruction aucune, parlent avec élégance et avec abondance de ce qu'ils ignorent complétement. S'il fallait choisir, je préférerais le savoir sans éloquence à un frivole bavardage. » Dans son premier livre de l'Orateur, on trouvé encore ces mots: « Qu'y a-t-il de plus déraisonnable que des phrases brillantes et pompeuses, qui frappent l'oreille d'un vain bruit, et ne présentent à l'esprit ni pensées ni instruction? »
Mais l'ennemi le plus acharné de ce défaut est sans contredit M. Caton. Dans le discours intitulé, "Si Célius s'est appelé tribun du peuple", il s'écrie : « Jamais il ne se tait, celui qui est atteint de la maladie de parler. Il ressemble à l'hydropique qui dort et boit sans cesse. Cet homme est tellement pressé du besoin de parler, que si les gens qu'il invite ne viennent pas, il louera un auditoire. Ses paroles frappent vos oreilles sans vous persuader; c'est un charlatan dont vous entendez les paroles, mais auquel vous vous garderez bien de vous adresser, en cas de maladie. » Dans le même discours, Caton, reprochant à ce même M. Célius, tribun du peuple, la vénalité de ses paroles et de son silence, s'écrie : « Avec un morceau de pain, on peut lui ouvrir ou lui fermer la bouche. »
Ce n'est pas sans raison qu'Homère donne à Thersite les noms de parleur sans mesure, de discoureur impudent; il compare aussi le bruit de ses discours diffus et ennuyeux aux cris des geais babillards; car c'est là, je pense, ce que signifient les mots : g-ametroepehs g-ekoloha. Eupolis caractérise la même espèce d'hommes dans ce vers remarquable: Très habile à parler, incapable de rien dire.
C'est ce qu'a voulu imiter notre Salluste, lorsqu'il dit: « Plus parleur qu'éloquent. » Hésiode, le plus sage des poëtes, dit que, loin de prostituer la langue, il faut au contraire la cacher comme un trésor; que toute sa grâce, quand on la laisse libre, lui vient de la modestie, de la retenue et de la modération: "Une langue capable de se contenir est un trésor parmi les hommes; jamais elle ne plaît davantage que lorsqu'elle sait se modérer". Épicharme a dit aussi avec beaucoup de justesse : "Très peu propre à parler, mais incapable de se taire"; pensée qui a, sans doute, donné lieu à celle-ci: "Ne pouvant parler, il ne pouvait cependant pas se taire". J'ai entendu Favorinus dire que ces vers d'Euripide: "Une bouche sans frein, une folie sans bornes, ont ordinairement une fin malheureuse", ne doivent pas seulement être appliqués à ceux qui tiennent des discours impies et sacriléges, mais bien plus encore à ces parleurs sans mesure, dont la langue intempérante et sans frein s'agite sans cesse et répand un épouvantable torrent de paroles.
Les Grecs ont pour désigner ces hommes le mot significatif de g-kataglohssoi grands parleurs. Un des amis de Valérius Probus m'a raconté que cet illustre grammairien, quelque temps avant sa mort, lisait d'une manière nouvelle cette phrase de Salluste : "Satis eloquentiae, sapientiae parum" (assez d'éloquence, peu de raison); il assurait que Salluste avait écrit "satis loquentiae" (assez de faconde) : car, disait-il, ce dernier mot convenait bien mieux à Salluste, novateur en fait de style; d'ailleurs, le mot "eloquentia" semble ne pas convenir à l'idée renfermée dans les mots "parum sapientiae". Enfin, cette déplorable manie de parler, ce flux de grands mots vides de sens sont très bien dépeints dans ce vers du mordant Aristophane: "Homme grossier, parleur sans mesure, dont la langue est sans frein, la bouche sans porte; braillard insupportable, parleur lourd et emphatique". Nos anciens écrivains n'ont pas moins énergiquement flétri ce défaut en donnant aux bavards les noms de "loquutuleïi", babillards, "blaterones", criards, "lingulacae", bavards.

XVI . Que cette phrase "Ibi mille hominum occiditur", tirée du troisième livre des Annales de Quadrigarius, n'est ni une licence ni une tournure poétique, mais qu'elle est parfaitement conforme aux règles de la grammaire.
Quadrigarius, dans le troisième livre de ses Annales, a écrit: "ibi occiditur mille hominum", là mille hommes furent tués. Il emploie le singulier "occiditur", et non le pluriel "occiduntur". Lucilius aussi, dans le troisième livre de ses Satires, a dit "Ad portam mille, a porta est sex inde Salernum". Il met "mille est", et non "mille sunt". Varron, dans le dix-septième livre des Choses humaines : - "Ad Romuli initium plus mille et centum annorum est", un espace de plus de onze cents ans s'écoula avant la naissance de Romulus. Caton, dans le premier livre des Origines : - "Inde est ferme mille passum", de là il y a presque mille pas. M. Cicéron, dans la sixième Philippique : - "Itane Janus medius in L. Antonii clientela est: Quis unquam in illo Jano inventus est, qui L. Antonio millenummum ferret expensum"? Ainsi donc la place de Janus est sous la protection de L. Antoine? Qui jamais trouvera-t-on dans cette place qui eût voulu lui prêter mille sesterces. Dans toutes ces citations et dans beaucoup d'autres endroits, on trouve "mille" pris comme un nom singulier. Il ne faut pas croire, comme on le pense, que ce soit un archaïsme, une concession faite à l'élégance de la phrase : la grammaire semble exiger cette construction. En effet, "mille" ne répond pas au mot grec g-chilioi, mille, mais bien à g-chilias, un milier : de même que l'on ait una g-chilias, duae g-chiliades, un millier, deux milliers; de même aussi on peut dire d'une manière exacte et correcte : "unum mille" et duo millia". C'est pourquoi on ne fait pas de faute quand on dit : "Mille denarium in arca est", il y a mille deniers dans le trésor public, et : "Mille equitum in exercitu est", il y a mille cavaliers dans l'armée. C'est ce que prouve d'une manière plus précise un autre passage de Lucilius, outre celui que je viens de citer. Ce poëte dit dans son quinzième livre: "Hunc milli passum qui uicerit atque duobus, Campanus sonipes succussor nullu' sequetur Maiore in spatio; ac diversu' uidebitur ire". Dans son neuvième livre, il dit de même: "Tu milli nummum potes uno quaerere centum". Lucilius, en mettant "milli passum" pour "mille passibus", et"uno milli nummum" pour "unis mille nummis", fait voir clairement que "mille" est un substantif dont le pluriel est "millia", et qui peut même se mettre à l'ablatif. Il ne faut pas chercher les autres cas de ce nom, puisque beaucoup d'autres substantifs n'en ont qu'un, et que quelques-uns même sont indéclinables. Aussi me parait-il assez probable que M. Cicéron, dans sa Milonienne, ait laissé cette phrase ainsi écrite : "Ante fundum Clodii, quo in fundo, propter insanas illas substructiones, facile mille hominum uersabatur ualentium", devant la terre de Clodius, où il y avait alors, pour travailler à ses constructions insensées, un millier d'hommes forts et robustes. Il faut donc lire "uersabatur", et non "uersabantur", leçon qui ne se trouve, du reste, que dans les manuscrits peu corrects; car "mille hominum", un milliers d'hommes, n'a pas le sens de "mille homines", mille hommes. Ces deux manières de parler présentent un sens différent.

XVII . Avec quel calme Socrate supporta l'humeur intraitable de sa femme. Ce que M. Varron, dans une satire, dit sur les devoirs du mari.
Xanthippe, femme du philosophe Socrate, était, dit-on, d'un caractère difficile et querelleur; ses emportements et sa mauvaise humeur fatiguaient son mari la nuit et le jour. Étonné de cette conduite, Alcibiade demanda à Socrate pourquoi il ne chassait pas de chez lui une femme si acariâtre. « Parce que, répondit Socrate, en la gardant chez moi, je m'habitue, je m'exerce à supporter avec plus de patience l'insolence et les injures des autres. » Sans doute, Varron se rappelait cette réponse de Socrate, lorsqu'il écrivait dans une de ses Satires Ménippées, sur les Devoirs du mari : « Le mari doit corriger les défauts de sa femme, ou les supporter. Celui qui parvient à les détruire se donne une compagne plus agréable; celui qui les supporte travaille à sa propre perfection. » Varron rapproche ici en plaisantant les mots "tollere", faire disparaître et "ferre", supporter; mais il est évident que "tollere" est pour "corrigere", corriger : car il est clair que Varron a pensé qu'il fallait supporter, dans sa femme, un défaut que l'on ne pourrait corriger, patience qui n'a rien de déshonorant pour un mari; car les défauts sont bien plus supportables que les vices.

XVIII. Que M. Varron, dans le quatorzième livre de son traité des Choses humaines, relève quelques erreurs de son maitre L. Énnius sur l'étymologie. Que Varron, dans ce même livre, se trompe sur l'étymologie du mot "fur", voleur.
Dans le quatorzième livre de son traité des Choses divines, M. Varron relève une erreur de L. Elius, un des savants de Rome les plus distingués de ce temps, à propos d'un mot latin dérivé de l'ancien grec, dont Élius croyait trouver la racine dans le latin même, comme si ce mot en fût dérivé, et qu'il décomposait en deux autres mots latins. Je cite le passage même de Varron : «Je me rappelle que mon maître Élius, l'homme le plus érudit de notre temps, tomba plus d'une fois dans cette erreur. En effet, ignorant l'origine grecque de quelques mots latins, il en a donné l'étymologie comme s'ils eussent appartenu à notre langue. Par exemple, le mot latin "lepus", lièvre, ne vient pas, comme il le dit, de "levipes", aux pieds légers, mais bien d'un ancien mot grec. Beaucoup, en effet, de ces mots anciens de la langue grecque sont oubliés aujourd'hui, parce qu'ils sont remplacés par d'autres. C'est ainsi que beaucoup de grammairiens ignorent que les mots "Graecus", Grec; "puteus", puits; "lepus", lièvre, sont dérivés de mots grecs anciens, parce qu'on dit aujourd'hui g-Hellehn, g-phrear, g-lagohos.. Du reste, non-seulement je ne veux pas faire ici le procès d'Élius, mais au contraire je loue son esprit ingénieux; car le succès est l'oeuvre du hasard, l'essai seul est digne d'éloge. »
Voilà ce qu'écrivait Varron au commencement du livre sur l' ymologie des mots; ses observations sur l'origine des mots et sur l'usage des deux langues sont aussi justes que sa critique, est pleine de bienveillance pour son maître Élius. Lui-même, toutefois, à la fin de ce livre, prétend que "fur", voleur, dérive de "furuus", mot par lequel les anciens Romains désignaient un objet noir, parce que les voleurs rencontrent plus de facilité pendant la nuit. Or, il me semble que Varron se trompe ici comme son maître s'était trompé pour "lepus". Ce que les Grecs d'aujourd'hui nomment g-kleptehs, était autrefois désigné par le mot g-phohr; de là, par l'affinité des lettres, g-phohr a donné le mot latin "fur". Varron ne se rappelait-il pas ce mot? ou bien a-t-il pensé qu'il était plus naturel et plus logique de tirer "fur" de "furvus", qui veut dire noir? En pareille matière, je ne dois faire aucune conjecture quand il s'agit d'un homme aussi érudit que Varron.

XIX. Anecdote sur les livres Sybillins et sur le roi Tarquin le Superbe.
Voici ce que nous lisons dans les annales anciennes au sujet des livres Sibyllins. Une vieille femme étrangère et inconnue vint trouver le roi Tarquin le Superbe. Elle portait neuf livres qui renfermaient, disait-elle, des oracles divins; elle offrait de les vendre. Tarquin s'informant du prix, elle en demanda une somme si exorbitante, que le roi se moqua de l'étrangère et pensa que l'âge la faisait déraisonner. Alors elle apporte devant le roi un brasier allumé, brûle trois de ses livres, et demande à Tarquin s'il veut acheter les six autres au même prix. Tarquin se met à rire de plus belle et dit que cette vieille radote sans aucun doute. L'inconnue jette de nouveau trois autres livres dans le brasier, et, avec le même calme, demande au roi s'il veut les trois derniers au même prix. Tarquin devient plus sérieux et commence à réfléchir . il comprend qu'il ne faut pas dédaigner une proposition faite avec tant de fermeté et d'insistance, et donne pour les trois derniers livres la somme demandée pour tous. Cette femme sort alors du palais de Tarquin, et jamais on ne la revit depuis ce temps. Les trois livres, renfermés dans le sanctuaire d'un temple, furent appelés Sibyllins. Ce sont ces livres que consultent les quindécemvirs comme un oracle, lorsqu'on veut interroger les dieux immorxels sur les affaires de l'État.

XX. Ce que les géomètres appellent g-schehmata. Noms latins des figures de géométrie.
Les figures que les géomètres désignent sous le nom de g-schehmata sont de deux espèces : le plan et le solide, qu'ils appellent g-epipedou et g-stereon.. La figure plane n'a que deux dimensions, largeur et longueur, comme les triangles, les carrés tracés sur une surface plane sans épaisseur. La figure solide est celle qui est terminée par des lignes indiquant non-seulement la longueur, la largeur, mais encore l'épaisseur, à peu près comme les sommets triangulaires que l'on appelle pyramides, ou les surfaces carrées en tous sens que les Grecs appellent g-kyboicubes, et que nous nommons "quadrantalia". Le cube est une figure carrée sur toutes les faces: «Tels sont, dit M. Varron, les clés avec lesquels on joue sur un damier, et qu'en raison de leur forme ou nomme aussi g-kyboi.» En mathématiques aussi, on appelle cube le nombre dont toutes les parties sont réductibles au même nombre : comme lorsqu'on multiplie trois par trois, et que le produit est encore multiplié par trois. D'après Pythagore, le cube de trois donne le temps de l'accomplissement du cercle lunaire : en effet, la lune achève soit cours en vingt-sept jours, nombre qui est le cube de trois, en grec g-trias. Ce que nous appelons "linea", ligne, est appelé par les Grecs g-grammeh. Voici la définition de M. Varron : « La ligne est une longueur sans largeur ni épaisseur. » Euclide est plus concis, il ne parle pas de la profondeur; il se contente de dire : « La ligne est une longueur sans largeur; » ce que l'on ne peut traduire en latin par un seul mot, à moins que l'on ne risque "illatabilis", qui manque de largeur.

XXI. Que Julius Hygin affirme positivement avoir lu, dans un manuscrit qui avait appartenu à la famille de P. Virgile, ce vers ainsi écrit : "Et ora Tristia tentantum sensu torquebit amaror", au lieu de "sensu torquebit amaro", leçon généralement reçue.
On lit ordinairement ainsi ces deux vers des Géorgiques de Virgile: "At sapor indicium faciet manifestus, et ora Tristia tentantum sensu torquebit amaro". La saveur de cette eau vous fera connaître la qualité de la terre; si vous la goûtez, elle vous laissera une amertume désagréable. Mais Hygin, grammairien d'un grand mérite, affirme et soutient, dans ses commentaires sur Virgile, que tel n'est pas le texte du poète, et qu'il a lu lui-même, dans un exemplaire qui avait appartenu à la famille de Virgile, ces vers écrits ainsi: "Et ora Tristia tentantum sensu torquebit amaror. Hygin n'est pas le seul qui admette cette leçon; elle a été reçue aussi par plusieurs savants. En effet, il parait absurde de dire "sapor sensu amaro torquet"; car, dit-on, puisque la saveur, "sapor", est une sensation, "sensus", et qu'on ne peut mettre dans la saveur d'autre sensation qu'elle-même, c'est comme si on disait : "sensus sensu amaro torquet", une sensation vous révolte par une sensation amère. Je lisais un jour avec Favorinus ce commentaire d'Hygin; choqué de la dureté et de la nouveauté de la tournure, "sensu torquebit amaro", notre philosophe se mit à rire : "Je suis prêt, dit-il, à jurer par Jupiter Lapis, ce qui est le plus sacré de tous les serments, que jamais Virgile n'a écrit "amaro". Je partage complétement l'avis d'Hygin". Virgile ne s'est pas servi le premier du mot "amaror"; on le trouve dans Lucrèce, et Virgile n'a pas cru devoir dédaigner l'autorité d'un poète distingué par son génie et son éloquence. En effet, on trouve dans le quatrième chant du poëme de Lucrèce les vers suivants: "Denique in os salsi uenit humor saepe saporis : Quum mare uersamur propter : dilutaque contra Quum tuimur misceri absinthia, tangit amaror". Parcours les bords de l'Océan, la vapeur saline affecte ton palais, et l'absinthe broyée devant toi te lance son amertume. Ce ne sont pas seulement des mots, mais des vers entiers, des passages même que Virgile a empruntés à Lucrèce.

XXII. Un avocat s'exprime-t-il d'un manière correcte et latine, lorsqu'il dit, en parlant de celui qu'il défend "Superesse se ei"? De la signification propre de "superesse".
Il existe encore aujourd'hui une locution très répandue dans laquelle on donne à "superesse" une signification qui ne lui est pas propre; ainsi on dit : "Hic illi superest", pour dire il est son avocat. Cette locution est en usage non seulement dans les carrefours, parmi le bas peuple, mais au forum, dans les comices, dans les tribunaux. Mais tous ceux qui ont parlé leur langue avec le plus de pureté ont donné à "superesse" le sens d'être superflu, surabonder, être de reste. Ainsi M. Varron, dans la satire qui a pour titre : "Vous ne savez pas ce que le soir amène", a donné à "superesse" le sens de être de trop, être hors de saison, hors de propos.
Voici le passage de Varron : « In conuiuio legi nec omnia debent, et ea potissimum, quee simul sunt g-biohpheleh, et delectent potius : ut id quoque uideatur non defuisse magis, quam superfuisse, dans un festin toute lecture n'est pas convenable; il faut choisir ce qui peut être utile à la vie et agréable en même temps; il faut que l'agréable domine. En pareille matière, préférez l'excès à l'insuffisance d'agrément. » Je me rappelle que, me trouvant un jour, par hasard, à l'audience d'un préteur fort instruit, j'entendis un avocat, qui n'était pas sans mérite, demander qu'on lui permît de laisser là sa cause. Le préteur dit à la partie intéressée : « Vous n'avez pas d'avocat. » Le défenseur de s'écrier : "Ego illi, uir clarissime, supersum", très illustre magistrat, me voici; et le préteur de répondre malicieusement : "Tu plane superes, non ades", vous êtes de trop, vous n'êtes pas présent.
M. Cicéron, dans le traité intitulé "De la Manière de réduire en art le droit civil, s'exprime ainsi : "Nec uero scientia iuris majoribus suis Q. Elius Tubero defuit, doctrina etiam superfuit", Q. Élius.Tubéron, par ses connaissances dans le droit, se montra digne de ses ancêtres, et il les surpassa même par son instruction. Ici "superfuit" semble signifier que Tubéron laissa bien loin ses ancêtres par l'étendue et l'extrême abondance de son savoir : en effet, Tubéron connaissait à fond la philosophie du Portique et la dialectique. Dans le second livre de la République, nous trouvons encore le même mot employé par Cicéron; nous ne devons pas omettre ce passage : "Non grauarer, Laeli, nisi et hos uelle putarem, et ipse cuperem, te quoque aliquam partem huius nostri sermonis attingere : praesertim quum heri ipse dixeris te nobis etiam superfuturum. Verum, {si} id quidem fieri non potest, ne desis, omnes te rogamus", je continuerais, Lélius, si mes compagnons le voulaient, si je ne désirais moi-même t'entendre discuter quelque partie du sujet sur lequel nous nous entretenons : d'ailleurs, tu te rappelles que tu as dit hier que tu pouvais sur ce sujet en dire plus long que nous, et même plus peut-être qu'on ne voudrait en entendre. Mais jamais nous ne pourrons nous lasser d'entendre Lélius; nous le prions tous de tenir sa parole.
Julius Paulus, un des hommes les plus érudits de notre temps, disait, avec autant de justesse que de sens, que "superesse" est susceptible de plusieurs acceptions, tant en latin qu'en grec. En effet, par le mot g-perisson les Grecs désignent ou ce qui est de trop et superflu, ou ce qui est en grande quantité, en trop grande abondance. Ainsi nos ancêtres, par "superesse", exprimaient tantôt le superflu, l'inutile, ce qui n'est d'aucune nécessité, comme nous le prouve le passage cité par Varron; tantôt, comme chez Cicéron, ce qui surpasse beaucoup les autres choses, au delà de toute mesure en allant jusqu'à l'excès. Or, l'avocat qui dit "superesse se ei", en parlant de son client, n'entend cette locution d'aucune de ces manières. Je ne sais quel sens inconnu, inadmissible, il lui donne. On ne peut même ici s'appuyer de l'autorité de Virgile, qui a dit dans ses Géorgiques: "primus ego in patriam mecum, modo uita supersit" Le premier, je veux amener avec moi dans ma patrie, pourvu que le ciel m'accorde assez de jours. Car, dans cet endroit, Virgile me semble avoir altéré le sens du mot "superesse", auquel il donne la signification de subsister longtemps, d'avoir une longue durée. J'aime mieux le sens que Virgile a donné à, ce même mot dans cet autre passage: "Florentisque secant herbas, fluuiosque ministrant, Farraque, ne blando nequeat superesse labori". On fauche pour lui l'herbe tendre; on lui sert l'eau dont il s'abreuve; on apporte devant lui du grain, de peur qu'un travail si doux ne l'épuise. Ici "superesse" signifie suffire au travail, résister a la fatigue. J'ai recherché si les anciens écrivains ont employé "superesse" dans le sens de rester en arrière, manquer à ce qui reste à faire. Pour exprimer cette idée, Salluste a dit "superare", et non "superesse". Voici ses paroles, tirées de l'Histoire de la guerre de Jugurtha : "Is plerumque seorsum a rege exercitum ductare, et omnis res exsequi solitus erat, quae Jugurthae fesso aut maioribus astricto superauerant", il avait l'habitude de conduire l'armée sans le roi, et faisait ordinairement ce que la fatigue ou des travaux plus importants ne permettaient pas à Jugurtha de faire lui-même. Dans le troisième livre des Annales d'Ennius, nous trouvons ce vers: "Inde sibi memorat unum superesse laborem", Il dit alors qu'il lui reste une tàche à remplir. c'est-à-dire qu'il lui reste encore quelque chose à faire. Ce mot doit être divisé par la prononciation en deux mots distincts, au lieu de n'en former qu'un. Cicéron, dans la deuxième Philippique, pour désigner ce qui reste, dit "restare", et non "superesse". Enfin nous trouvons "superesse" pour "superstitem esse" (survivre). Dans le recueil des Lettres de M. Cicéron à L. Plancus, nous lisons dans une lettre de M. Asinius Polhon à Cicéron : "Nam neque deesse reipublicae uolo, neque superesse" (je ne veux ni refuser mes services à la république, ni lui survivre), ce qui veut dire évidemment que si l'État succombe, il ne veut pas survivre à sa ruine. Dans l'Asinaire de Plaute, nous voyons un autre exemple plus frappant encore; ce sont les deux premiers vers de la pièce : "Sicut tuum uis unicum gnatum tuae Superesse uitae sospitem et superstitem". Puisque vous voulez que votre fils unique vous survive et fournisse après vous une longue carrière. Ce serait donc joindre à l'impropriété des termes un présage fâcheux, si un avocat avancé en âge disait à un jeune homme, son client: "Ego tibi supersum".

XXIII . Ce qu'était Papirius Prétextatus. Origine de ce surnom. Récit de toute cette plaisante histoire de Papirius. L'histoire de Papirius Prétextatus a été racontée par M. Caton, dans son discours à l'armée contre Galba, avec autant d'élégance, de clarté que de pureté. J'aurais inséré les propres paroles de Caton dans ce recueil, si j'avais eu le discours à ma disposition dans le moment. Au reste, si on tient plus au fait qu'à la beauté et à la noblesse de l'expression, voici à peu près en quoi ce qui eut lieu.
Autrefois les sénateurs avaient coutume de se rendre à la curie avec ceux de leurs fils qui étaient revêtus de la robe prétexte. Un jour le sénat, après avoir délibéré sur une affaire importante, renvoya la suite de la discussion au lendemain; mais on décida que le sujet resterait secret jusqu'à ce qu'une détermination eût. été prise. Cependant la mère du jeune Papirius demande à son fils, qui avait accompagné son père au sénat, quel avait été le sujet de la délibération. L'enfant répond que c'est un secret et qu'il doit le taire. Cette réponse piqua la curiosité de la mère. Le silence de l'enfant, ce mystère, la rendent encore plus impatiente de savoir de quoi il a été question; elle presse son fils avec plus d'opiniâtreté et d'acharnement. Poussé à bout, Papirius a recours alors à un mensonge plaisant et ingénieux: «Le sénat, dit-il, a agité la question de savoir s'il est plus utile pour la république qu'un homme ait deux femmes ou qu'une femme épouse deux hommes. » A ces mots, la mère est saisie de terreur; elle sort en toute hâte, va raconter cette nouvelle aux dames romaines. Le lendemain, affluence de matrones aux abords du sénat; larmes, prières, supplications pour obtenir qu'une femme épouse plutôt deus hommes, qu'un homme deux femmes.
A leur entrée dans la curie, les sénateurs se demandent ce que signifient ce tumulte et ces prières. Alors le jeune Papirius s'avance au milieu de l'assemblée, raconte ce qui s'est passé, les instances de sa mère et sa réponse. Le sénat, charmé de la discrétion et de l'esprit de cet enfant, arrête que désormais nul fils de sénateur, excepté le seul Papirius, ne pourra accompagner son père à la curie. Un autre honneur fut accordé au jeune Papirius : on lui donna le surnom de Prétextatus, pour rappeler la prudence avec laquelle, dans l'âge où l'on porte encore la prétexte, il avait su parler et se taire si à propos.

XXIV. Épitaphes de trois poëtes anciens, Névius, Plaute et Pacuvius, composées par eux-mêmes, et gravées sur leurs tombeaux.
Trois poëtes illustres, Cn. Névius, M. Plaute, M. Pacuvius, ont composé chacun une inscription pour servir d'épitaphe à leur tombeau. L'élégance et la beauté de ces pièces m'ont engagé à les insérer dans ce reçueil. L'épitaphe de Névius se ressent un peu de l'orgueil des poëtes de la Campanie; les éloges qu'il se prodigue pourraient paraître mérités s'ils sortaient d'une autre bouche: "Si les Immortels pouvaient pleurer un mortel, les Muses divines verseraient des larmes sur la tombe du poëte Névius. Depuis qu'il est descendu aux sombres bords, à Rome, on a oublié la langue latine".
Voici l'épitaphe de Plaute; nous hésiterions à l'attribuer à cet écrivain, si M. Varron ne l'avait insérée dans le premier livre de son ouvrage sur les Poètes: "Depuis que Plaute nous a été ravi par la mort, la comédie est en deuil, la scène est déserte : les Ris, les Jeux, la Comédie, la Poésie au mètre libre, versent ensemble des larmes sur sa tombe".
Les vers de Pacuvius sont un modèle de modestie, de pureté; ils sont dignes de sa gravité pleine d'élégance: Jeune homme, quelque pressé que tu sois, ce marbre t'appelle, approche et lis : Ici repose le poète Pacuvius. C'est ce que je voulais t'apprendre. Adieu".

XXV. Définition du mot trêve par M Varron. Recherches attentives sur l'étymologie de ce mot.
Dans son traité "Des Choses humaines", au livre qui a pour titre : "De la Guerre et de la Paix", Varron donne deux définitions du mot trêve. « La trêve, dit-il, est une paix de quelques jours entre deux camps ennemis. » Ailleurs, il dit que ce sont « les vacances de la guerre ("Feriae belli"). » Ces deux définitions paraissent plus remarquables par leur laconisme élégant et spirituel, que justes et complètes. La trêve n'est point une paix de quelques jours, puisque la guerre continue, bien que l'on ne combatte pas; la trêve ne s'établit pas seulement entre deux camps, et souvent elle dure plusieurs jours. Que devient cette définition, si, après avoir conclu une trêve de quelques mois, les parties belligérantes abandonnent le camp pour se retirer dans les places fortes? La trêve cesse-t-elle alors ? ou bien, si une trêve n'est qu'une paix momentanée, que dire de ce passage du premier livre des Annales de Quadrigarius : « Pontius, général des Samnites, demanda au dictateur romain une trêve de six heures. » Quant à l'autre définition, qui fait d'une trêve les vacances de la guerre, c'est bien plutôt un mot spirituel qu'une définition claire et complète. Les Grecs, pour désigner une suspension d'armes, ont une expression plus significative et plus juste, c'est le mot g-ekecheiria (g-Echein g-cheiras, retenir ses mains, suspension d'armes), dans lequel ils substituent à une lettre forte g-ch, une lettre plus douce g-x. Ce mot semble tiré de la nature même de la trêve: les hostilités cessent et les bras des soldats sont enchaînés. Au reste, le projet de Varron n'était pas de donner une définition rigoureuse, et de s'assujettir aux règles et à toutes les conditions de la définition. Il lui a paru suffisant d'expliquer la trêve par une de ces démonstrations que les Grecs appellent g-typoi, g-hypographai (esquisses et description), plutôt que g-horitmoi (définitions). Je cherche depuis longtemps quelle peut être l'étymologie du mot "induciae" (trêve). Parmi toutes celles que j'ai lues ou recueillies, je vais citer celle qui me paraît la plus vraisemblable.
"Je pense que le mot induciae" est formé de trois mots "inde uti iam" (après ce jour comme auparavant). En effet, la convention appelée trêve consiste à ne point combattre jusqu'à un certain jour fixé, à s'abstenir de toute hostilité de part et d'autre; mais aussi on stipule qu'à partir de ce jour, tout se passera selon les lois de la guerre ("Ex eo die postea uti iam omnia belli iure agantur"). On détermine le jour jusqu'auquel toute hostilité sera suspendue, après lequel on reprendra les armes ("Inde uti iam pugnetur"). Des mots "inde uti iam", réunis en un seul, on a formé le mot "induciae".
Cependant Aurélius Opilius, dans le premier livre de son recueil intitulé "les Muses", a dit: «On appelle induciae une convention en vertu de laquelle les soldats des deux partis peuvent communiquer entre eux et entrer librement, sans combat, dans le camp ennemi ("Impune et sine pugna ineunt"). C'est de là que dérive le mot "induciae", comme si l'on disait "initiae", c'est-à-dire "initus, introitus" (visite, action d'entrer dans le camp). » Si j'ai fait connaître l'opinion d'Aurélius, c'est pour éviter que quelque ennemi de ce recueil, pensant qu'elle m'a échappé dans mes recherches, ne la juge, par cela même, bien supérieure à la mienne.

XXVI. Réponse du philosophe Taurus quand je lui demandais si le sage se laissait aller à la colère.
Un jour, me trouvant à l'école de Taurus, je lui demandai si le sage se laissait aller à la colère (car souvent, après la leçon de chaque jour, ce philosophe permettait à ses disciples de lui adresser les questions qu'ils voudraient). Taurus, après une discussion grave et longue sur la colère considérée comme maladie de l'âme, et sur ses résultats, thèse développée dans les livres des anciens philosophes et dans ses propres commentaires, se tourne vers moi, qui l'avais interrogé : « Voilà, dit-il, ce que je pense sur la colère; mais il n'est pas hors de propos de vous faire connaître, sur cette matière, l'opinion de Plutarque, cet homme si savant et si sage. Plutarque, donc, fit un jour dépouiller de sa tunique et fouetter, je ne sais pour quel délit, un de ses esclaves, homme pervers et insolent, qui avait retenu, des discours qu'il entendait, beaucoup de maximes philosophiques. On commençait a frapper; l'esclave de dire en gémissant: « Je n'ai pas mérité un tel châtiment; je n'ai rien fait de mal, je n'ai commis aucun crime. » Bientôt la violence de la douleur lui fait élever la voix; ce ne sont plus des plaintes, des gémissements; mais des paroles graves, des reproches qu'il fait entendre : « Plutarque, disait-il, ne se conduit pas en philosophe; il est honteux pour lui de se mettre en colère; il a souvent disserté sur les effets de cette passion; il a même écrit un très-beau livre sur la patience; mais il ne se conforme guère aux préceptes qu'il a donnés dans ce traité, puisque, cédant à ses transports, il fait déchirer de coups un malheureux. » Alors Plutarque, calme et de sang-froid : « D'où juges-tu que je suis en colère, misérable? Est-ce mon air, ma voix, mon visage, mes paroles, qui te font croire que la colère s'est emparée de moi? Mon regard, je pense, n'est point égaré, mon visage n'est point troublé, je ne pousse point de cris menaçants, ma bouche n'écume point de fureur, le sang ne me monte point au visage; je ne tiens point de propos dont j'aie à rougir ou d me repentir; tu ne vois point en moi de mouvements brusques, d'agitation convulsive. Car, si tu l'ignores, sache que ce sont là les signes ordinaires de la colère. »
Plutarque se tournant ensuite vers l'esclave qui frappait: « Achève ta besogne, pendant que ton camarade et moi nous philosophons.» En résumé, voici l'opinion de Taurus : il met une différence entre l'homme qui est exempt de colère et celui qui est froid et indifférent; pour lui, une âme modérée est autre chose qu'une âme insensible et glacée (g-Analgehton g-hai g-anaistheton). Comme tous les autres mouvements de l'âme, que les philosophes latins appellent "affectus" ou "affectiones", les Grecs g-patheh, ce ressentiment, qu'on appelle colère quand le désir de la vengeance le rend plus violent, ne doit pas être tout à fait banni par le sage: on ne demande pas au sage l'absence complète (g-sterehsis, comme disent les Grecs) de cette passion, mais seulement la modération, g-metriotehs.

LIVRE II

1 De quelle manière Socrate avait coutume d'exercer son corps à la patience. Constance admirable de ce philosophe. Parmi les travaux et les exercices volontaires auxquels on assujettit le corps pour le former à la patience, j'ai entendu citer cette coutume singulière de Socrate. On dit que ce philosophe avait l'habitude de se tenir constamment un jour et une nuit entière dans la même attitude, c'est-à-dire, depuis le point du jour jusqu'au retour de l'aurore, les paupières immobiles, les pieds posés toujours à la même place, le visage et les yeux fixés au même endroit, dans la posture d'un homme qui médite profondément, et que son corps paraissait aussi raide et aussi insensible que si l'âme en eût été séparée. Favorin, entre autres choses qu'il nous racontait, disait, en parlant de la force d'âme de ce sage : « Oui, Socrate se tenait souvent, d'un soleil à l'autre, plus droit que le corps des arbres. » On assure aussi que Socrate était si tempérant et si réglé que jamais il n'éprouva la plus légère maladie. Bien plus, pendant la guerre du Péloponnèse, tandis que la peste ravageait la Grèce, et surtout Athènes, Socrate, dit-on, au milieu de la contagion, respirait la salubrité ; prodige qui fut attribué à la sévérité de son régime, et à son éloignement des voluptés.

II Quels procédés doivent observer à l'égard l'un de l'autre un père et un fils, lorsqu'il s'agit de se placer à table ou de s'asseoir, et dans d'autres circonstances semblables, tant chez eux qu'au dehors, si le fils est magistrat et que le père ne soit qu'un particulier. Dissertation du philosophe Taurus à ce sujet, et exemple tiré de l'Histoire Romaine. Taurus, après une de ses leçons, s'entretenait familièrement avec nous à l'entrée de sa maison, lorsque nous aperçûmes le proconsul de l'île de Crète, qui, accompagné de son père, personnage distingué, venait visiter le philosophe, et lier connaissance avec lui. Ils arrivent l'un et l'autre ; Taurus se lève tranquillement, reçoit le salut, le rend et s'assied. On approche un siège qui se trouve sous la main, et pendant qu'on en va chercher d'autres, Taurus invite le père du proconsul à s'asseoir. Moi, répondit celui-ci, que je m'asseye pendant qu'un gouverneur romain est debout ! Soit fait sans préjudice de la dignité, répondit le philosophe ; croyez-moi ; finissons toute contestation sur la préséance, et asseyez-vous. Le père s'étant enfin assis, et le siège pour son fils étant arrivé, Taurus prit de là occasion d'examiner les honneurs et les déférences que les pères et les enfants se doivent réciproquement. Si dans ce moment les dieux eussent tenu la balance, je ne crois pas qu'ils eussent prononcé avec plus de discernement, de lumière et d'équité. Voici le précis de sa dissertation. Lorsqu'un fils paraît dans les assemblées, dans l'exercice des charges, dans les fonctions de la magistrature, le droit inaliénable de la paternité doit céder en quelque sorte et s'éclipser un moment ; mais dans tout ce qui se passe hors de la république, dans tout ce qui appartient aux différentes circonstances de la vie privée, cercles, promenades, repas, plaisirs, alors les droits de la magistrature disparaissent, et le père reprend ceux que le sang et la nature lui assurent incontestablement. Or, la visite dont vous m'honorez, notre conversation, notre discussion sur les procédés et les convenances, appartiennent à la vie privée. Jouissez donc chez moi, ô vous, père d'un proconsul, des droits et de la préséance dont vous jouiriez chez vous ! Taurus ajouta encore plusieurs autres réflexions dans le même sens, en conservant toujours un ton à la fois grave et aimable. Je crois devoir rapporter ici ce que j'ai lu dans Claudius, sur ces convenances que doivent garder entre eux un père et un fils ; voici comment il s'exprime au sixième livre de ses Annales. Ensuite Rome eut successivement pour consuls Sempronius Gracchus, et Fabius Maximus, fils de celui qui avait rempli cette dignité l'année précédente. Le père qui était proconsul, s'étant présenté un jour à cheval devant son fils revêtu de la dignité consulaire, crut que l'autorité paternelle le dispensait de descendre ; et comme les licteurs connaissaient la parfaite intelligence qui régnait entre le père et le fils, ils n'osèrent ordonner à ce dernier de mettre pied à terre. Mais, quand, il fut plus près, le consul ayant fait signe au licteur qui était de service, de faire son devoir, celui-ci le comprit et ordonna au proconsul Maximus de descendre : le proconsul obéit, et félicite son fils d'avoir soutenu la dignité d'une magistrature qu'il tenait du peuple.

III Pour quelle raison les anciens ont inséré la lettre h dans différents mots. Les auteurs anciens avaient coutume, pour donner à la plupart des mots plus de force, de vigueur et de son, d'y insérer la lettre h, qui, à proprement parler, est plutôt une aspiration, qu'un caractère alphabétique. Ils paraissent en cela s'être modelés sur le génie de la langue d'Athènes ; car tout le monde sait que l'Attique, contre l'usage du reste de la Grèce, prononçait ces deux mots g-ichtyn, g-hiron (poisson, sacré), et plusieurs autres, en aspirant la première de leurs lettres. C'est d'après cela que nos ancêtres écrivaient sepulchrum (sépulcre), lachrymas (larmes), ahenum (d'airain), uehemens (véhément), inchoare (ébaucher), honestum (honnête), helluari (dévorer), hallucinari (se tromper), honera (fardeaux), honustum (chargé). Or, il est visible qu'en ajoutant cette lettre, ils n'avaient d'autre intention que de donner du corps et de l'éclat à toutes ces expressions. A propos d'ahenum, je me rappelle que Fidus Optatus, grammairien fort célèbre à Rome, me fit voir un jour un manuscrit, vénérable par son antiquité, qui passait pour être l'original même de Virgile, et qui avait été acheté vingt nummes d'or pendant les Saturnales. On y remarquait d'abord ces deux vers, écrits de cette manière : "Devant la porte et sur le seuil même du palais, Pyrrhus se signale par sa bouillante audace et par l'éclat étincelant de son armure d'airain" (luce coruscus aena). Dans les autres exemplaires du même poète, nous trouvons une h, et nous lisons ahena. De même, dans les exemplaires les plus authentiques des Géorgiques, on lit ce vers, écrit ainsi : "Ou bien avec des feuillages, elle écume le vin nouveau qui bouillonne dans l'airain" (aheni).

IV Ce qui a donné lieu à Gabius Bassus d'appeler divination un certain genre de jugement. Origine que d'autres attribuent à ce mot. Au barreau, la divination est ce choix que fait un juge entre plusieurs citoyens qui se présentent pour la souscription, ou pour l'accusation, dans le cas où il s'agit de nommer un accusateur. On a coutume de demander l'étymologie de ce terme. Gabius Bassus, dans son troisième livre de l'Origine des mots, dit que cette espèce de jugement s'appelle divination parce qu'il faut en quelque sorte que le juge devine alors quelle sentence il doit porter. Cette étymologie paraît hasardée, et la raison qui l'appuie, très faible. Il semble que cet auteur ait voulu dire que ce jugement s'appelait divination, parce que, dans les autres causes, le juge se détermine d'après ses connaissances, d'après la force des preuves, ou la déposition des témoins : mais lorsqu'il est question de désigner un accusateur, le juge n'a que de très faibles raisons pour fonder son choix ; et c'est pour cela qu'on dit qu'il est réduit à deviner quel est le plus propre à remplir la qualité d'accusateur. Voilà ce que dit Bassus. D'autres jurisconsultes raisonnent différemment sur la divination légale. L'accusateur et l'accusé, disent-ils, sont deux choses essentiellement relatives, et qui ne peuvent subsister l'une sans l'autre ; cependant, l'espèce de cause dont il s'agit, suppose l'accusé, sans qu'il paraisse d'accusateur ; c'est pourquoi la divination supplée à ce qui manque.

V Avec quelle grâce et quelle justesse le philosophe Favorin fait le parallèle de l'éloquence de Platon et de celle de Lysias. Favorin avait coutume de dire de Lysias et de Platon : Si vous retranchez d'une harangue de celui-ci quelque morceau, ou que vous le changiez adroitement, vous n'avez touché qu'à l'élégance du discours. Le moindre changement dans celle de Lysias altère le poids de l'éloquence et la substance même des choses.

VI Critique et apologie de quelques expressions de Virgile. Quelques grammairiens du dernier siècle, dont on vante l'érudition, et qui nous ont laissé des commentaires sur Virgile, parmi lesquels on distingue Cornutus Annaeus, prétendent que, dans les vers suivants, le poète s'est servi d'une expression commune et impropre : "Scylla, les flancs ceints de monstres aboyants, brisant contre les rochers les vaisseaux (vexasse rates) du sage Ulysse, et faisant dévorer dans les flots, par sa chienne marine, les matelots tremblants". Vexasse, disent-ils, est un trait sans force, sans vigueur, et qui ne peint que très faiblement l'atrocité d'un monstre, qui, dans sa rage, enlève des hommes et les déchire. De même dans ces vers : "Qui ne connaît l'impérieux Eurysthée, et les autels sanglants de l'exécrable (illaudati) Busiris" ? Illaudati leur paraît un terme très impropre, et qui est loin de peindre toute l'horreur que doit inspirer un monstre tel que Busiris. Ils trouvent, qu'on ne doit point se borner à regarder seulement comme indigne de louanges (illaudatus) le tyran accoutumé à faire périr les étrangers de toutes les nations qui arrivaient dans ses états ; mais qu'on doit le considérer comme digne, de l'exécration de tout le genre humain. Dans cet autre vers encore : « Le fer meurtrier pénètre dans son flanc, à travers sa tunique couverte d'or » (per tunicam squalentem auro), regardent comme déplacé le mot squalentem dont la signification est très opposée à l'éclat et à la magnificence d'un habit sur lequel l'or éclate. Pour moi, il me semble qu'on pourrait répondre d'abord, par rapport à vexasse, que ce mot est une expression pleine de vigueur, formée, selon toute apparence du verbe vehere (tirer). Ce verbe indique déjà par lui-même une force étrangère, qui fait mouvoir à son gré quelque chose ; car ce qui est tiré n'est pas libre de ses mouvements. Or vexare, dérivé de vehere, ajoute encore, pour la force et le mouvement, à l'expression de sa racine ; car on dit, à proprement parler, vexari, pour exprimer l'agitation d'un corps qui, jouet d'une force supérieure, est poussé, repoussé et ballotté en tout sens. Ainsi dans les verbes suivants, laxare (toucher), tangere (manier), jactare (jeter), jacere (lancer), quassare (agiter), quatere (secouer), où le premier est dérivé du second ; la signification est toujours plus vive, plus forte et plus étendue. Pour juger du sens naturel et de l'énergie propre du verbe vexare, il ne faut pas s'en rapporter à l'emploi que l'on en fait communément, lorsqu'on dit vexatum fumo, vento aut pulvere (tourmenté par la fumée, le vent ou la poussière). Il faut pour cela s'en rapporter aux anciens auteurs, dans les ouvrages desquels sont consignées la valeur et la propriété des mots. M. Caton, dans son discours relatif aux Achéens, s'exprime ainsi : « Et lorsqu'Annibal déchirait (laceraret), et ravageait (vexaret) l'Italie ». Ici Caton dit : vexatam Italiam ab Annibale (l'Italie saccagée par Annibal), et certainement il n'y a pas une seule espèce de calamité, de cruauté et de barbarie dont la malheureuse Italie n'ait été accablée alors. Cicéron dit aussi dans sa quatrième harangue contre Verrès : « et ses rois en Sicile ont été si multipliés, qu'en jetant les yeux sur cette province, on dirait, non pas qu'elle a été la proie d'un ennemi qui, au milieu des horreurs de la guerre, respecterait les droits de la religion et ceux des lois, mais qu'elle a été saccagée (vexata) par des barbares et par des brigands. » Quant au mot illaudatus, on peut, ce me semble, répondre deux choses. La première ; qu'il n'est point d'homme, quelque perdu de mœurs qu'on le suppose, qui ne dise ou ne fasse, au moins quelquefois, des choses auxquelles on ne peut refuser quelques louanges. De là cet ancien vers grec passé en proverbe : « Souvent un fat dit des choses très utiles. » Mais quelqu'un qui ne mérite de louanges dans aucune circonstance de sa conduite, ni dans aucun temps, peut bien être appelé illaudatus, et c'est de tous les hommes le plus méchant et le plus détestable de même que l'absence de toute espèce de faute constitue la véritable innocence. Car si le mot inculpatus exprime la vertu par excellence, illaudatus désigne tout ce que la scélératesse peut produire de plus exécrable. Ainsi, quand Homère veut tracer quelque portrait honorable, il a coutume, non pas de vanter les vertus de ses héros, mais de célébrer l'horreur qu'ils ont du crime. On lit dans ce poète fameux : « Ainsi parla le devin irréprochable. Les guerriers volaient au combat non pas malgré eux. » Puis : « Alors, vous eussiez vu Agamemnon qui ne dormait pas, dont le cœur n'était point abattu, et qui ne voulait point ne point combattre. » C'est en suivant la même méthode, qu'Épicure établit sa définition de la volupté, en ces mots : « Le dernier terme de la volupté, c'est la privation de toute douleur. » C'est par la même raison que Virgile, en parlant du Styx, l'appelle inamabilis (qui n'est point aimable) : car de même que par illaudatus, le poète désigne un homme indigne de toute louange, de même par inamabilis, qui exprime la privation de toute amabilité, il exprime un fleuve dont le souvenir n'inspire que de l'horreur. La seconde chose que l'on pourrait répondre en faveur d'illaudatus, c'est que, dans les premiers temps de la langue latine, le verbe laudare signifiait nommer, appeler. Ainsi, pour désigner un citoyen dont il a été fait mention dans les actions civiles, au lieu de nominari, on se sert de laudari. Dans ce sens, illaudatus (qui n'a pas été nommé) signifie la même chose qu'illaudabilis (qui ne doit pas être nommé), c'est-à-dire, un homme dont on ne doit faire aucune mention, et qui n'est pas même digne d'être nommé : à peu près comme les états de l'Asie, qui portèrent autrefois un décret pour défendre de prononcer jamais le nom du malheureux qui avait mis le feu au temple de Diane. Reste à examiner la phrase, tunicam squallentem auro. Elle ne signifie pas, comme on le reproche à Virgile, une tunique souillée d'or, mais un habit où l'or est prodigué, et les lames recouvertes les unes sur les autres en forme d'écailles : car le verbe squallere marque proprement cette suite et cette aspérité d'écailles qui couvrent le corps des serpents et des poissons. On peut le voir dans plusieurs endroits de Virgile et de quelques autres poètes. On lit dans Virgile : « II était revêtu d'une peau ornée de lames d'airain, disposées en forme de plumes et garnies d'or », "pellis ahenis in plumam squamis auro conserta". Et dans un autre endroit : « Déjà il avait pris cette cuirasse brillante, couverte d'écailles d'airain », thoraca ahenis squamis conserta. Aetius, dans sa tragédie des Pelopides, dit : Les écailles de ce serpent réfléchissent l'éclat de l'or et de la pourpre (squamae squallido auro et purpura praetextae). On disait donc squallere, en parlant de toutes les choses qui étaient tellement couvertes et chargées, que leur nouvel aspect inspirait de l'horreur. Ainsi on appelle squallor, cet amas épais de fange et de limon qui souille les écailles des animaux immondes. L'usage fréquent de ce terme appliqué à cette signification particulière, l'a tellement corrompu, pour ainsi dire, que l'on a fini par le destiner uniquement à exprimer des ordures et des saletés.

VII Des devoirs des enfants envers leurs pères. Ce que les philosophes ont dit, à ce sujet, dans leurs ouvrages où l'on trouve agitée cette question : Si l'on doit toujours obéir aux ordres d'un père, quels qu'ils puissent être. On a souvent agité, parmi les philosophes, cette importante question : Si toujours, et en toute occasion, les enfants sont obligés d'exécuter les ordres d'un père ? En recueillant les différentes opinions des Grecs et des Latins qui ont écrit sur cette matière, nous en trouvons trois, entre autres, particulièrement dignes d'attention et de remarque, et qu'ils ont pesées avec beaucoup de sagacité. La première est qu'il faut toujours obéir à un père dans tout ce qu'il commande ; la seconde qu'il faut distinguer les circonstances où l'on doit obéir, et celles où l'on ne le doit point ; la troisième qu'il n'est aucun cas dans lequel un enfant soit obligé d'obéir à son père. Comme cette dernière opinion offre à la première idée quelque chose de révoltant, il convient de la développer d'abord dans le sens de ses sectateurs. Ce qu'un père commande, disent-ils, est bon ou mauvais. Si ce qu'il ordonne est juste on est obligé de le faire, non parce qu'il l'ordonne, mais parce que c'est un devoir. Si au contraire ce qu'il commande est injuste, on ne doit point, pour lui obéir, exécuter ce que l'équité condamne. D'où ils tirent cette conclusion, qu'il n'y a jamais d'occasion où l'on doive déférer aux ordres d'un père. Raisonnement frivole, réprouvé de l'antiquité, et qui n'est qu'une vaine subtilité comme nous le ferons voir dans peu. La première des trois opinions que nous avons citées, d'après laquelle on doit obéir aveuglément aux ordres d'un père, ne paraît point assez conforme à la prudence et à l'honnêteté. Quel désordre en effet, si un homme ordonne d'être traître envers la patrie, de tuer une mère, ou commande quelque chose d'impie ou d'infâme ! L'opinion qui tient le milieu entre ces deux extrémités, et d'après laquelle on doit obéir dans certaines occasions et ne point obéir dans d'autres, est certainement la plus raisonnable et la plus sûre. Mais dans les occasions où il n'est pas permis d'obéir, l'enfant, au lieu de faire éclater brusquement l'indignation qu'excite un commandement injuste, ou de se répandre en reproches amers, doit toujours se contenir dans les bornes du respect et de la modération ; il faut qu'il ait plutôt l'air d'éluder sagement les ordres d'un père, que de se raidir avec impudence et de lui résister en face. Quant à la conclusion sur laquelle on appuie l'assertion que jamais, comme il a été dit ci-dessus, l'on ne doit obéir aux ordres d'un père, elle est très mal fondée, et l'on peut la réfuter aisément de cette manière. Toutes les actions de la vie sont, d'après la doctrine du sage, ou honnêtes ou honteuses. Celles qui de leur nature sont incontestablement bonnes, comme de garder sa parole, de défendre la patrie ou d'aimer ses amis, on doit s’y porter, soit qu'un père l'ordonne ou ne l'ordonne pas, mais celles qui sont évidemment injustes ou infâmes, il est certain, les ordres les plus absolus d'un père ne peuvent les autoriser. Quant à cette espèce d'actions qui tiennent le milieu entre celles dont nous venons de parler, et que les Grecs appellent indifférentes ou moyennes, comme aller à la guerre, cultiver son champ, parvenir aux honneurs, plaider, se marier, partir quand on est envoyé, revenir quand on est appelé ; toutes ces choses n'empruntant leur mérite ou leur blâme que du motif intérieur qui détermine la volonté, il faut donc, concluent-ils, dans toutes ces circonstances, se rendre aux ordres d'un père ; et puisque ce qu'il commande n'est en soi ni bon ni mauvais, son autorité doit jouir de toute l'étendue de ses droits. Quoi donc ! si un père m'ordonne d'épouser une femme décriée, flétrie, déshonorée ; de plaider pour un Catilina, un Tubulus, un P. Clodius, je devrais obéir ? .... Non. Ce poids d'iniquité ou d'infamie, ajouté à des circonstances indifférentes en elles-mêmes, détruit alors l'équilibre. Il ne faut donc pas avancer d'un ton absolu, que ce qu'un père ordonne est louable ou honteux. On doit sentir qu'il y a un milieu ; car on doit ajouter : ou ce qu'il ordonne n'est ni louable ni honteux. Si l'on ajoute ceci, l'on peut tirer cette conclusion : qu'il est des circonstances où l'on doit obéir aux ordres d'un père.

VIII. Que Plutarque blâme avec peu de justesse, dans Épicure, la forme d'un syllogisme. Plutarque, dans le second de ses livres sur Homère, prétend qu'Épicure s'est servi d'un syllogisme vicieux, répréhensible, et qui atteste un homme peu versé dans les règles de la dialectique. Voici les paroles mêmes d'Épicure : La mort ne nous est rien ; car ce qui est dissous ne sent rien, et ce qui ne sent rien ne peut nous affecter. Car, ajoute Plutarque, il a omis le premier membre, de son raisonnement : La mort est la dissolution de l'âme et du corps. Et comme s'il l'avait mis en avant et qu'on le lui eût accordé, il s'en sert pour avancer et prouver autre chose ; et cependant le syllogisme ne peut avancer sans ces prémisses. Le caractère du syllogisme que Plutarque vient de tracer est très vrai ; car si quelqu'un voulait raisonner sur le texte d'Épicure, d'après les règles de l'Académie, voici comment il devrait procéder. La mort est la dissolution de l'âme et du corps, or, ce qui est dissous ne sent rien, et ce qui ne sent rien ne peut nous affecter. Mais, quoi qu'il en soit d'Épicure, il ne paraît pas que ce soit par ignorance qu'il a négligé le premier membre de son syllogisme. Son dessein n'était point d'établir un argument en forme et revêtu de tous ses accessoires, comme dans les écoles de la philosophie. En effet, puisqu'il est évident que la mort est la séparation de l'âme et du corps, Épicure n'a pas cru qu'il fût nécessaire de rappeler une vérité connue de tout le monde. Il ne faut pas lui faire un crime non plus d'avoir mis la conclusion en tête du syllogisme, tandis qu'elle devrait être à la fin, car, qui pourrait ne pas s'apercevoir que cela n'a point été fait par ignorance ? Combien ne trouve-t-on pas de pareilles inversions dans les écrits de Platon, qui, dans ces occasions, préfère l'élégance du style à l'aridité philosophique ?

IX. Que Plutarque a condamné évidemment à tort une expression d'Épicure. Dans le même livre, Plutarque reproche encore à Épicure de s'être servi d'une expression impropre, et de ne l'avoir point employée dans sa vraie signification. Épicure a dit : « Le comble du bonheur de la vie consiste dans l'absence de toute souffrance », g-Pantos g-tou g-algountos. Ce n'est point g-pantos g-tou g-algountos, mais g-pantos g-tou g-algeinou qu'il aurait dû mettre, dit Plutarque. Car, dit le même Plutarque, ce n'est point l'absence de celui qui souffre, mais l'absence de la douleur qu'il fallait exprimer ici. Mais Plutarque épluche ici les mots dans Epicure, d'une manière un peu trop minutieuse, pour ne pas dire un peu froide ; car Épicure, loin d'être partisan de ces sortes d'afféteries de mots et d'expressions, en est au contraire l'ennemi déclaré.

X. Ce que c'est que les caves du Capitole (Fauissae capitolinae). Réponse de M. Varron à Servius Sulpicius qui désirait connaître le sens de ce mot. Servius Sulpicius, rédacteur du droit civil et homme de lettres fort distingué, écrivit à M. Varron, et le pria de lui expliquer le sens d'un mot qu'il avait trouvé dans les livres des censeurs. Ce mot était, Fauissae capitolinae. Je me rappelle, lui répondit Varron, que P. Catulus, chargé des réparations du Capitole, voulut en faire baisser le terrain, afin de multiplier les degrés qui conduisaient au temple, et de donner plus d'élévation à la tribune aux harangues; mais que les fosses empêchèrent l'exécution de ce dessein. Varron ajoute que ces fosses étaient des espèces de caves ou de citernes creusées sous le temple de Jupiter, où l'on avait coutume de déposer les images des dieux que la vétusté avait abattues, et quelques offrandes sacrées. Mais il assure, dans la même lettre, qu'il n'a trouvé nulle part l'étymologie du nom favissa, donné à ces cavités souterraines ; que cependant Q. Valérius Soranus avait coutume de dire que ce que l'on appelle aujourd'hui du grec thesauros, les anciens Latins le désignaient par le mot flavissa, parce qu'on y cachait non pas des monnaies d'argent ou d'airain brut, mais des pièces de métal fondu et frappées au coin de l'état (flata signataque pecunia); d'où il conjecturait que le retranchement de la seconde lettre du mot latin flavissa avait produit le terme favissa, qu'on avait affecté à des caves ou des antres pratiqués sous terre, dans lesquels les gardiens du trésor de Jupiter Capitolin cachaient les monuments anciens qui avaient servi à son culte.

XI. Éloge de la valeur de Siccius Dentatus. Les Annales de l'antiquité rapportent de Siccius Dentatus, tribun du peuple sous le consulat de Sp. Tarpéius et d'A. Haterius, des traits d'héroïsme militaire, presque incroyables, qui lui acquirent la réputation d'un des plus braves guerriers, et le surnom flatteur d'Achille romain. Il se trouva, dit-on, à cent vingt batailles, et y reçut quarante-cinq blessures, toutes très honorables. Huit couronnes d'or, une obsidionale, trois murales, quatorze civiques, quatre-vingt-trois colliers, plus de cent soixante bracelets, dix-huit javelots, vingt-cinq ornements de chevaux furent les monuments et le prix de ses services. Le peuple lui adjugea plusieurs dons militaires, la plupart pour récompenser le succès des combats singuliers auxquels il avait provoqué l'ennemi. Neuf fois la présence de ce soldat intrépide décora le triomphe des généraux sous lesquels il avait porté les armes.

XII. Examen d'une des lois de Solon, qui, quoiqu'elle paraisse d'abord, peu d'accord avec la justice, ne laisse pas néanmoins de paraître ensuite très sage et très salutaire. Dans le recueil des lois antiques de Solon, qu'Athènes fit graver sur des tables de bois, et dont les Athéniens fondèrent la stabilité sur la religion des serments et la terreur de l'animadversion publique, Aristote en remarque une dont voici le sens. S'il arrive que l'esprit de discorde et de dissension cause quelque sédition parmi le peuple, et qu'il le divise en deux partis qui, n'écoutant que l'emportement et la fureur, courent aux armes et en viennent aux mains : si, dans cette fermentation générale, quelque citoyen refuse de se joindre à une des deux factions, et de prendre part aux troubles civils, qu'il soit chassé de sa maison, de sa patrie, de toutes ses possessions, et qu'il soit exilé aux extrémités de la terre. Ce point d'institution civile nous surprit étrangement dans un législateur aussi sage ; nous fûmes longtemps à comprendre quelle punition pouvait mériter un citoyen qui refuse de marcher sous les étendards de la révolte, et de souiller ses mains du sang de ses compatriotes. Un d'entre nous qui, en approfondissant la maxime de Solon en avait saisi l'esprit, nous prouva que cette loi tendait à étouffer plutôt qu'à fomenter la révolte, et tel était son raisonnement. Les citoyens vertueux voyant leurs efforts inutiles pour calmer la multitude, et ne pouvant ramener les esprits aigris, se partagent, entrent dans chaque parti ; alors il arrive que, chacun de son côté feignant d'épouser vivement la querelle d'une faction, et ces emportés déférant le commandement à des hommes de poids et d'autorité, ceux-ci les ramèneront insensiblement aux voies de douceur et de conciliation, puisqu'ils ne cherchent qu'à apaiser ceux de leur parti, et à faire tomber les armes des mains de leurs adversaires au lieu de chercher à les perdre. Le philosophe Favorin voulait que cette loi publique d'Athènes devînt aussi celle des frères ou des amis que la discorde avait partagés ; car alors, disait-il, si ceux qui sont demeurés de sang froid, et qui sont bien venus des deux partis, voient que leur médiation ne ramènera pas la paix, qu'ils se partagent, qu'ils se rangent de chaque côté, que chacun adoucisse celui qu'il a choisi ; bientôt, par leurs soins, l'amitié et la concorde renaîtront dans tous les cœurs. Maxime de prudence et de paix, s'écriait Favorin, que tu es oubliée de nos jours ! deux citoyens sont sur le point de plaider ; les amis communs croient bien faire de les abandonner et de ne se mêler de rien ; ils les livrent à des plaideurs fourbes ou avares qui échauffent la querelle et attisent l'incendie, pour éterniser la haine des clients et faire par là une plus ample moisson.

XIII. Que les anciens se sont servis du pluriel "liberi", pour désigner un seul enfant, fils ou fille. Les anciens orateurs, historiens ou poètes, ont dit "liberi" au pluriel, en parlant d'un seul enfant de l'un ou de l'autre sexe. J'ai fait cette remarque en parcourant une infinité d'ouvrages des siècles précédents, et j'ai trouvé la même expression dans le cinquième livre des Mémoires de Sempronius Asellion. Cet Asellion, tribun militaire au siège de Numance, sous les ordres de Scipion l'Africain, a rédigé par écrit tous les événements de guerre qui se sont passés sous ses yeux, et auxquels il a eu part. Voici ce qu'il dit de Tiberius Gracchus, tribun du peuple, au moment où il fut mis à mort au Capitole : Car Gracchus, en partant de sa maison, n'avait jamais à sa suite moins de trois ou quatre mille citoyens. Ensuite il ajoute à l'égard du même Gracchus : Il se mit à supplier le peuple de le défendre lui et ses enfants (liberos) : alors ayant fait venir le seul fils qu'il eût en ce temps, et il présenta au peuple qui l'environnait et le lui recommanda, les larmes aux yeux.

XIV. Que M. Caton, dans son livre qui a pour titre, CONTRE TIBÈRE EXILÉ, a bien mis "stitisses uadimonium, et non pas "stetisses". Explication de ce mot. Dans l'ancien livre de M. Caton, qui a pour titre, Contre Tibère exilé, on lisait ce passage : Quoi si vous aviez comparu devant le tribunal (uadimonium stitisses) la tête couverte ? Caton, en mettant "stitisses", s'est servi du mot convenable ; et c'est à tort que dans quelques éditions on a changé l'i en e, et qu'on a substitué "stetisses" à "stitisses" comme si ce dernier verbe était en cet endroit un mot vide de sens. On doit bien plutôt regarder comme des ignorants ceux qui ne savent point que si Caton s'est servi dans ce cas de "stitisses", c'est qu'on disait, en parlant du jour auquel un homme était tenu de comparaître en justice, "sisteretur uadimonium", et non "staretur".

XV. Honneurs que les premiers Romains rendaient à la vieillesse ; pourquoi ils ont accordé ensuite les mêmes honneurs aux maris et aux pères ; ce qu'on lit à ce sujet dans le chapitre septième de la loi Julia. Chez les anciens Romains, on décernait les premiers honneurs à l'âge, préférablement à la noblesse et à l'opulence : les jeunes gens avaient pour les vieillards une vénération presque égale à celle qu'ils avaient pour les dieux et pour leurs parents. Dans tous les lieux, dans toutes les occasions, la vieillesse jouissait des premières et des plus grandes marques de respect et de déférence. Nous voyons, dans le tableau des mœurs antiques, qu'au sortir des repas, les jeunes reconduisaient les vieillards jusque chez eux, et que les Romains avaient emprunté cette coutume des Lacédémoniens, chez lesquels Lycurgue avait établi une loi qui attribuait tous les honneurs à la dignité de l'âge. Mais quand on eut compris combien la population était essentielle à la prospérité de la république, et que l'État eut proposé des récompenses à la fécondité ; alors le citoyen époux et père était préféré, en certaines occasions, au vieillard sans femme et sans postérité. Ainsi le chapitre septième de la loi Julia adjuge le droit des premiers faisceaux, non pas à celui des deux consuls qui est le plus avancé en âge mais à celui qui a donné plus de fils à l'État, soit qu'ils fassent encore l'espérance de sa maison, soit qu'ils aient péri dans les combats. Le nombre des enfants étant égal de part et d'autre, celui qui est actuellement marié ou qui l'a été, a le plus souvent le pas sur son collègue. S'il arrive qu'entre les deux consuls il n'y ait aucune différence entre le nombre des épouses et celui des enfants, le plus ancien a l'avantage, et l'honneur de se faire précéder le premier par les licteurs, lui est décerné par la nature. Mais la loi n'adjuge rien à l'âge dans le cas où il arriverait que les deux consuls fussent célibataires, qu'ils possédassent le même nombre d'enfants, ou qu'ils fussent mariés sans avoir de postérité. J'ai cependant entendu dire que ceux à qui le droit décerne l'honneur des faisceaux du premier mois, le cédaient à un collègue plus ancien, consul pour la seconde fois, ou d'une origine plus illustre que la leur.

XVI. Reproches faits par Sulpice Apollinaire à Caesellius Vindex, sur l'interprétation d'un passage de Virgile. Dans le sixième livre de Virgile, on lit les vers suivants : « Voyez ce jeune prince appuyé sur un sceptre ; le sort l'a placé le plus voisin de la vie : il naîtra le premier du sang Ausonien, mêlé avec le nôtre ; il sera votre fils : mais quand il verra la lumière, vous l'aurez perdue. Lavinie, votre épouse, élèvera dans les forêts le fruit trop tardif de votre vieillesse, Sylvius (ainsi le nommeront les Albains), roi et père de tous ces rois de notre sang qui régneront dans Albe la Longue. » ("tua posthuma proles ; quem tibi longaeuo serum Lavinia coniux educet syluis regem", etc.) Quelques-uns prétendent trouver de la contrariété dans cet endroit : "Tua posthuma proles ; quem tibi longaeuo serum Lavina coniux educet sylvis regem" ; car si ce Sylvius, disent-ils, comme l'attestent tous les monuments historiques, n'a vu le jour qu'après la mort de son père, ce qui lui a fait donner le nom de posthume, pourquoi le poète ajoute-t-il ? "Quem tibi longaeuo serum Lavinia coniux educet sylvis". Ces paroles peuvent faire croire qu'Enée, dans sa vieillesse, a vu naître Sylvius, et qu'il l'a élevé. Caesellius est de ce dernier sentiment, comme il s'en explique dans son commentaire sur les anciens écrits, où il dit : « On appelle posthume, non pas l'enfant qui naît après la mort de son père, mais celui qui vient au monde le dernier comme Sylvius, à qui Énée donna le jour dans un âge très avancé. » Cependant il ne s'appuie de l'autorité d'aucun historien. Toutefois, plusieurs écrivains placent, comme nous l'avons déjà dit, la naissance de Sylvius après la mort d'Énée. C'est pour cette raison qu'entre plusieurs erreurs qu'Apollinaire Sulpice relève dans Caesellius, il s'arrête particulièrement à celle que je viens de rapporter, et il ajoute que ces mots, "quem tibi longaeuo", mal entendus, en ont été la source. "Longaeuo", dit Apollinaire, n'est point synonyme de "seni" ; il ne désigne point un homme accablé de vieillesse, puisque le poète n'aurait pu l'appliquer à Énée qu'en contredisant tous les monuments historiques : mais l'on s'en sert pour désigner l'homme à qui ses exploits et ses rares vertus ont acquis l'immortalité. Anchise, en effet, qui dans ces vers adresse la parole à son fils, savait qu'au sortir de cette vie Énée serait placé au rang des immortels, et qu'il jouirait d'une vie nouvelle et sans fin. L'interprétation d'Apollinaire est certainement très ingénieuse ; mais on ne peut s'empêcher de convenir qu'il y a une grande différence entre une longue vie, "longum aeuum", et une vie éternelle, "perpetuum". Aussi, en parlant des dieux, on les appelle, non pas "longaeui", mais "immortales".

XVII. Sous quel rapport Cicéron a considéré la nature de quelques prépositions. Dissertation sur les observations du même à cet égard. Cicéron remarque avec autant d'exactitude que d'attention que les prépositions "in" et "con", jointes à des noms ou à des verbes sont longues devant une s ou une f, et que partout ailleurs elles sont brèves. Voici ses propres paroles : « Quoi de plus délicat en effet, que ce qui est fondé, non sur l'habitude de la quantité, mais sur certaines règles qui tiennent de l'harmonie de la prononciation ? Nous prononçons i bref, dans indoctus (ignorant), et long dans insanus ; (insensé) ; bref dans inhumanus, (inhumain), et long dans infelix (malheureux). En un mot, la prononciation de la première syllabe est longue dans les mots qui commencent leur seconde syllabe par les lettres s on f, mais elle est brève dans tous les autres ; comme dans composuit (il a composé) concrepuit (il a ralenti), confecit (il a terminé). Consultons la quantité, cette prononciation ne sera pas exacte ; consultons l'oreille, elle sera juste. La raison de cela ? C'est que l'oreille se trouve flattée. Or on doit, dans le discours, chercher à flatter l'oreille. » Il est certain que l'on trouve beaucoup de grâce et d'harmonie dans ces mots dont parle Cicéron, en les prononçant de la sorte. Mais que dire de la préposition "pro", qui, malgré ce qu'il dit, ne laisse pas de se trouver tantôt longue et tantôt brève ? Car il faut observer que cette préposition n'est pas toujours longue devant une f, quoique Cicéron attribue à cette lettre la propriété de rendre longues les prépositions "in" et "con" qui la précèdent. En effet, nous faisons pro bref dans proficisci (partir), profundere (répandre), profugere (s'échapper), profanum (profane), profestum (ouvrable) ; et long dans proferre (faire sortir), profligare (terrasser), proficere (profiter). Pourquoi cette lettre, à qui Cicéron attribue la propriété de rendre longues les prépositions qui se trouvent devant elle, ne conserve-t-elle point dans tous les cas semblables cette même propriété, qui lui est attribuée pour donner à la prononciation plus de correction et de grâce ? et pourquoi rend-elle longue dans un mot telle syllabe qu'elle rend brève dans un autre ? D'ailleurs, il est reconnu que con n'est pas long seulement devant cette lettre que cite Cicéron ; car, et Caton, et Salluste, ont dit : « Il s'est trouvé accablé de dettes (coopertus). » De plus, dans coligatus (lié), et connexus (connexion), nous trouvons que la première syllabe se prononce longue. Il peut se faire, toutefois, que dans les mots que nous venons de citer, la préposition devienne longue à cause de l'élision qu'il s'y fait de la lettre n. Car, dans une syllabe, la quantité longue tient lieu d'une lettre qu'on a supprimée. Le verbe cogo (je force), nous en fournit une preuve ; et nous ne trouvons point pour cela ridicule de prononcer la même syllabe brève dans coegi (j’ai forcé), en ce qu'il ne se forme pas régulièrement de cogo.

XVIII. Que Phédon, disciple de Socrate, était né dans l'esclavage. Que plusieurs autres philosophes ont vécu aussi dans un état de servitude. Phédon, né en Élide, fut disciple de Socrate ; il jouit de l'intimité de ce philosophe et de celle de Platon, au point que ce dernier donna son nom pour titre à son livre divin de l'Immortalité de l’âme. Phédon, né dans l'esclavage, avec de la bonne mine et de l'élévation dans l'esprit, fut forcé dans sa jeunesse, au rapport de quelques écrivains, de se prêter aux desseins infâmes d'un maître débauché. On ajoute que Socrate engagea Cébès, son disciple, à l'acheter, et à lui enseigner les éléments de la philosophie. L'élève devint bientôt un philosophe illustre, et ses commentaires sur Socrate respirent une élégance charmante. Il s'est trouvé bien d'autres hommes qui, du sein de l'esclavage, sont devenus d'illustres philosophes. Tel est, par exemple, ce fameux Ménippe, dont M. Varron s'est efforcé d'imiter les écrits dans ses satires, que les uns appellent cyniques et qu'il a intitulées ménippées. Tels sont encore Pompolus, esclave de Théophraste, ce fameux péripatéticien ; Persé, qui le fut de Zénon, et Mys d'Epicure, qui tous ont été des philosophes distingués. Diogène le cynique aussi, né de parents libres, vécut quelque temps dans la servitude. Téniades de Corinthe, qui voulait l'acheter, lui ayant demandé ce qu'il savait faire : "Commander à des hommes libres", répondit fièrement Diogène. Le Corinthien, frappé de cette réponse, l'achète, lui rend la liberté, et lui confie l'éducation de ses enfants, en lui disant : "Voilà des êtres libres à qui tu peux commander". On sait qu'Épictète, illustre philosophe, naquit dans l'esclavage : ce fait est trop récent pour qu'il soit nécessaire d'en retracer la mémoire. On cite deux vers qu'il a faits sur lui-même, dans lesquels ce philosophe donne finement à entendre, que, l'homme qui, sur la terre, lutte perpétuellement contre l'infortune, n'est pas pour cela l'objet de la haine des dieux , mais que dans le ciel, il est des mystères secrets, que peu de personnes peuvent comprendre. Voici ces vers d'Epictète : Épictète naquit dans l'esclavage, boiteux, aussi pauvre qu'Irus, et cependant chéri des immortels.

XIX. Ce que c'est que le mot rescire, et quelle est sa signification vraie et propre. J'ai remarqué que ce mot rescire avait une certaine force toute particulière, et qui n'a rien de commun avec celle des autres verbes, auxquels on ajoute la particule "re", comme rescribere (récrire), relegere (relire), restituere (rétablir). Rescire se dit proprement lorsqu'on parle d'une personne qui découvre un secret, ou qui apprend une nouvelle surprenante, et à laquelle elle ne s'attendait pas. Mais pourquoi cette particule re ne donne-t-elle tant d'énergie qu'à ce mot ? J'avoue que jusqu'ici je n'ai rien trouvé de satisfaisant là-dessus. Je puis seulement assurer que je ne me suis point aperçu qu'aucun ancien auteur se soit servi de "rescire" dans un autre sens que celui de la découverte des desseins cachés ou des événements inattendus, et même opposés à l'attente des hommes, quoique scire se dise communément pour désigner la connaissance des succès bons ou mauvais, auxquels on a lieu de s'attendre. Naevius, dans son Triphallus, s'exprime ainsi : « Si jamais j'apprends (resciuero) que, pour l'intérêt de ses amours, mon fils ait emprunté quelque argent, je te ferai mettre dans un endroit où tu ne pourras point cracher. » On voit dans le premier livre des Annales de Claudius Quadrigarius : « Dès que les Lucaniens eurent découvert (resciuerint) qu'on les avait trompés par de belles paroles. » - Le même Quadrigarius dit encore dans le même livre, en rapportant un événement triste et inattendu : « Aussitôt que les parents des otages livrés à Pontius, comme nous l'avons dit plus haut, eurent appris (resciuerunt) le traitement qu'on leur préparait, on les vit accourir sur la route les cheveux en désordre. » M. Caton, au quatrième livre de ses Origines, dit : « Le lendemain, le dictateur fit venir le général de la cavalerie, et lui offrit de le détacher avec ses escadrons. Il est trop tard, répondit celui-ci, les ennemis sont instruits (iam resciuere).

XX. Que pour exprimer ce que l'on entend par "uiuaria", les anciens ne se servaient point de ce mot. De quelle expression P. Scipion dans son discours au peuple, et ensuite M. Varron dans son ouvrage qui traite de l'Agriculture, se sont servis à la place de celle-ci. Les parcs (ou lieux fermés dans lesquels on nourrit des bêtes fauves), que l'on appelle aujourd'hui uiuaria, M. Varron dans son troisième livre de l'Agriculture, dit qu'on doit les appeler leporaria. Voici comment il explique la chose. On distingue à la campagne trois sortes d'endroits où l'on nourrit des animaux, savoir : les volières (ornithones), les parcs (leporaria), et les viviers (piscinae). Les volières (ornithones) se disent de tous les volatiles que l'on a coutume de nourrir dans l'enclos d'une métairie. Par les parcs (leporaria) on ne doit pas entendre ce qu'entendaient par là nos ancêtres, c'est-à-dire, des endroits où l'on nourrit seulement des lièvres, mais toute espèce de bâtiment ou de lieu fermé et palissade, attenant à une métairie, dans lequel on tient renfermés des animaux que l'on y nourrit. Il dit aussi plus bas, dans le même livre : Lorsque vous achetâtes de M. Pison la terre de Tusculum, il se trouvait dans le parc (in leporario) un grand nombre de sangliers. Ce qu'on appelle communément aujourd'hui vivaria, n'est autre chose que ce que les Grecs appellent g-paradeisous (des vergers) : mais ce que Varron appelle leporaria, je ne me souviens point de l'avoir jamais vu exprimé par ce mot dans des auteurs plus anciens que lui. Je tiens de quelques savants de Rome que ce que nous appelons "uiuaria", est la même chose que ce que nous trouvons exprimé par "roboraria" dans Scipion, qui parlait de son temps la langue latine plus purement que qui que ce fût ; et que ce nom venait des palissades en chêne qui environnaient ces espèces de parcs, tels qu'on en voit de nos jours dans une infinité d'endroits de l'Italie. Voici comme il s'exprime dans sa cinquième harangue contre Clodius Asellus : « Quand il eut vu ces champs si bien cultivés, et ces superbes métairies, il trouva qu'il fallait faire construire un mur à l'endroit le plus élevé de ces lieux, et qu'il fallait rendre la route plus droite, en ouvrant des chemins au travers des vignobles, au travers du parc (roborarium) et du vivier, et au travers de l'enclos du manoir. » On appelle, à proprement parler, piscinae (viviers) les étangs et réservoirs bien fermés dans lesquels on conserve et l'on nourrit du poisson. On appelle aussi communément apiaria, les lieux où l'on met les ruches des abeilles ; mais, autant que je puis m'en souvenir, presque aucun de ceux qui ont parlé correctement latin, n'ont fait usage de cette expression ni dans la conversation ni dans leurs écrits. M. Varron, dans son troisième livre de l'Agriculture, dit : « Il faut entendre par g-melissohnes ce que quelques-uns entendent par mellaria (lieu où les abeilles font leur miel) », mais ce mot, dont Varron s'est servi, est un mot grec, et l'on dit g-melissohnes (mellaria), comme g-ampelohnes (des vignobles) et g-daphnonhnes (des bois de lauriers).

XXI. Sur cette constellation que les Grecs nomment g-hamaxan (le Chariot), et que les Latins appellent septentriones. Explication de l'étymologie de ces deux mots. Je faisais voile des côtes de l'île d'Égine, au port de Pirée, avec plusieurs jeunes gens grecs et romains, tous attachés aux mêmes écoles : c'était pendant la nuit et dans la belle saison ; la mer était calme et le ciel très serein. Rassemblés sur la poupe, nous nous occupions à considérer la splendeur des astres, lorsqu'un des voyageurs, versé dans les arts de la Grèce, ouvrit une dissertation astronomique savante et fort exacte. Il nous fit distinguer les constellations du Chariot, de la grande et de la petite Ourse ; il nous expliqua l'étymologie de leurs noms ; nous apprîmes à connaître la route qu'elles suivent dans le ciel, et pourquoi Homère dit que l'Ourse seule, ne se couche point, tandis qu'elle a cela de commun avec quelques autres étoiles. Quand il eut fini, me tournant vers mes compatriotes : « Et vous, jeunes ignorants, leur dis-je, m'expliquerez-vous, à votre tour, pourquoi nous appelons septentriones, la constellation que les Grecs nomment Chariot ? Il ne suffit pas de me répondre que c'est parce qu'on aperçoit la réunion de sept étoiles ; je veux encore que l'on m'explique clairement toutes les différentes significations que l'on attribue dans notre langue au mot septentriones. » « La plupart des grammairiens, répondit un de nos compagnons, qui s'était appliqué à la connaissance des choses anciennes, croient que le mot septentriones ne doit son origine qu'au nombre des étoiles qu'il exprime. Trionos, disent-ils, ne signifie rien par lui-même ; ce n'est que le supplément d'un mot ; de même que dans le terme quinquatrus, fait pour marquer le cinquième jour depuis les Ides, "atrus" n'a aucune signification. Pour moi, je pense avec L. Aelius et M. Varron, que "triones" est un mot que nos anciens colons avaient formé dans les campagnes pour désigner des bœufs, c'est-à-dire, des animaux propres à cultiver la terre, comme s'ils eussent voulu dire "terriones". De là il est résulté que cette constellation, nommée par les Grecs Chariot, parce que dans le ciel elle en présente la forme, fut nommé par nos ancêtres septentriones, à cause des sept étoiles qui semblent représenter des bœufs attachés à un joug. Varron, continua-t-il, après avoir rapporté cette opinion, avoue néanmoins qu'il doute si l'on ne doit pas plutôt, rapporter l'étymologie du mot septentriones, aux figures triangulaires que forment ensemble trois de ces étoiles les plus voisines les unes des autres. Des deux sentiments que l'on vient de voir, le dernier me paraît plus approfondi et plus vraisemblable. » En effet, nous jetâmes les yeux vers le septentrion, et nous aperçûmes que la forme de la constellation était triangulaire.

XXII. Récit d'une dissertation de Favorin sur le vent d'occident (Iapix), ainsi que sur le nom et les régions de plusieurs autres vents. On avait coutume chez Favorin, au sortir de table, de mêler aux entretiens familiers la lecture de quelque ancien poète lyrique ou de quelques fragments d'histoire grecque et latine. Nous trouvâmes un jour, dans un poème écrit en latin, le vent l' g-iapyx. On demanda aussitôt quel était ce vent, d'où il soufflait, et quelle pouvait être l'origine d'un terme aussi rare. On pria en même temps notre hôte de nous instruire sur les différents noms des autres vents, et sur les régions où ils exercent leur empire; car leurs noms, ajouta-t-on, leur nombre et les parties du globe sur lesquelles ils règnent, ont été jusqu'à présent un sujet de discussion. Tout le monde sait, répondit Favorin, qu'il y a dans le ciel quatre points ou régions différentes; le levant, le couchant, le midi et le septentrion. Les deux dernières sont fixes et ne varient jamais; il n'en est pas de même des deux premières ; car le soleil, à son lever, ne monte pas toujours sur le même point de l'horizon : mais son orient s'appelle orient d'équinoxe, lorsque le flambeau du monde parcourt le cercle que les Grecs appellent g-isonuktios ou g-isehmerinos, et orient de solstice d'été ou d'hiver, par où l'on désigne les changements qui surviennent dans la durée du jour, à chacune de ces saisons. Le soleil ne termine pas non plus son cours au même point du ciel, et pour marquer les variations de son couchant, on a consacré les mêmes termes que ceux dont j'ai parlé pour son orient. Le vent qui vient de son orient équinoxial ou du printemps, s'appelle Eurus (l'est), d'un mot formé, disent les étymologistes, de ceux-ci : ab aurora fluens (qui souffle de l'aurore). Les Grecs le nomment g-apehliohtehs, et les navigateurs romains, subsolanus. Le vent qui s'élève de l'orient d'été, se nomme en latin Aquilon, et en grec Borée ; c'est pourquoi, selon quelques-uns, Homère le désigne sous le nom de serein : on croit que l'étymologie de ce mot vient de g-apo g-tehs g-boehs (mugissement), parce que ce vent souffle avec violence et avec bruit. Les Romains appellent Vulturne le troisième vent qui souffle de l'orient d'hiver ; la Grèce le connaît sous le nom de g-euronoton, parce qu'il souffle entre Eurus (l'est) et Notus (le sud.) Les trois vents de l'orient sont donc l'Aquilon, le Vulturna et l'Eurus; et l'Eurus est au milieu des deux autres. A ceux-ci, sont opposés trois autres vents qui partent de l'occident, Caurus (le nord-ouest) que les Grecs ont coutume d'appeler g-agrestehs, et qui souffle contre l'Aquilon; Favonius (le Zéphire), en grec g-zephyros, qui souffle contre l'Eurus ; Africus (l'Africain) que les Grecs nomment g-lips, et qui souffle contre le Vulturne. Les deux régions mobiles du ciel ont donc entre elles six vents. Celle du midi qui n'est point sujette aux mêmes variations, n'en a qu'un seul. Les Latins l'appellent Auster (le sud), et les Grecs g-notos, parce qu'il amène la pluie ; car le terme g-notis signifie de l'eau. Par la même raison, le septentrion n'a qu'un seul vent qui est opposé à celui du midi : les Latins le nomment septentrional, et les Grecs g-aparaktias. Au lieu de ces huit vents, il se trouve des gens qui n'en comptent que quatre, qu'ils font partir des quatre régions célestes désignées plus haut, sans y admettre aucune des divisions précédemment marquées. Ils se fondent sur Homère qui, disent-ils, ne fait mention que de ces quatre vents, l'Eurus, l'Auster, et le Favonius, comme on peut le voir par ces vers : « Tout à coup l'Eurus tombe sur la mer avec Zéphire, et le souffle violent du midi, et le serein Borée qui bouleversait les flots. » Plusieurs en admettent jusqu'à douze, parce qu'ils en placent quatre autres dans les régions du septentrion et du midi. On sait, aussi que chaque pays a ses termes particuliers pour désigner les vents qui règnent sur lui, termes formés par les habitants, ou bien du nom des lieux où ils demeurent, ou bien de quelque autre cause qui à influé sur ces dénominations particulières. Les Gaulois, mes compatriotes appellent Circius (la bise), ce vent piquant et glacé qui souffle dans leur pays, pour peindre sans doute sa violence et l'impétuosité de ses tourbillons. Les Apuliens donnent le nom d'Iapys au vent qui s'élève de leur contrée. Je crois que c'est celui que nous nommons Caurus, car il est occidental et paraît souffler contre l'Eurus. C'est pourquoi Virgile dit que l'Iapys poussait les vaisseaux de Cléopâtre lorsqu'après la perte du combat naval, elle fuyait en Egypte. Il donne aussi, comme à ce vent le nom d'Iapys à un cheval calabrais, Aristote parle d'un vent appelé Caecias (le nord-est) qui, selon ce philosophe, au lieu de chasser les nuages, paraît les attirer doucement à lui ce qui a donné, dit-il, lieu à ce proverbe : "Il attire à lui tous les maux, comme Caecias les nuages". Outre ces différents vents dont nous venons de parler, il y en a encore un grand nombre qui sont connus des différents peuples qui les ont désignés par quelque terme particulier ; tel est celui qu'Horace appelle Atabulus ; tels sont encore ceux qu'on nomme Etesiae et Prodromi, qui, au temps de la canicule, soufflent de différentes parties du ciel. Peut-être m'occuperais-je en ce moment à vous en faire l'énumération, et à vous en marquer les espèces, les noms et les étymologies, s'il n'y avait pas assez longtemps que je tiens la parole, et qu'il ne fût pas temps de vous la rendre, pour ne pas avoir l'air de faire un étalage d'érudition ; car dans un entretien familier, il n'est ni convenable ni bienséant de parler continuellement sans laisser aux autres la liberté de converser à leur tour. Ainsi s'expliqua, à table, Favorin, avec cette élégance, cette politesse et ces grâces qui lui étaient propres. Quant au vent qui souffle des Gaules et qu'il appelait Circius, M. Caton au troisième livre de ses Origines, l’appelle Cercius ; car en parlant des Espagnols qui habitent au-delà de l'Ébre, il s'exprime ainsi. On trouve, dans ce pays, des mines de fer et des mines d'argent très abondantes, et une montagne considérable de sel dans laquelle on en voit reparaître du nouveau, à mesure qu'on en ôte. Le vent Cercius, quand on parle, vous emplit aussitôt la bouche : il est si violent qu'il renverse un homme couvert de ses armes, et une voiture chargée. J'ignore si, quoiqu'en suivant une opinion assez généralement due, je n'aurai pas avancé quelque chose de trop hasardé, lorsque j'ai dit plus haut que le vent appelé Etesiae soufflait de différentes parties du ciel. On lit dans le second livre de P. Nigidius, sur le vent : L'Etesie et l’Auster soufflent chaque année suivant le cours du soleil. Il est bon d'examiner ce qu'il entend par suivant le cours du soleil.

XXIII. Comparaison de quelques endroits d'une comédie de Ménandre et de Caecilius, intitulée Plocius. Souvent je m'amuse à lire les comédies que nos poètes ont composées d'après celles de Ménandre, de Posidippe, d'Apollodore, d'Alexis et de plusieurs autres comiques grecs, et dans lesquelles un trouve différents morceaux traduits de ces grands modèles. On ne peut disconvenir que cette lecture ne fasse beaucoup de plaisir, et l'on voit que ces auteurs ont su répandre dans leurs ouvrages cet assaisonnement de grâces et d'enjouement qui caractérise la Muse qui les inspira, au point qu'on serait tenté d'assurer qu'il n'est pas possible de faire mieux. Mais rapprochez ces copies des originaux, prenez la peine de comparer attentivement le texte avec l'imitation : quel étonnement, quel dégoût et quel ennui succèdent aux premiers sentiments d'admiration ! Comme toute la gloire des imitateurs latins disparaît devant la naïveté, l'élégance et les saillies des chefs-d'œuvre de la Grèce ! Nous eûmes occasion dernièrement d'en faire une expérience frappante. Nous lisions le Plocius de Caecilius, qui me faisait beaucoup de plaisir ainsi qu'aux personnes qui assistaient à cette lecture, lorsqu'il nous prit envie de comparer cette pièce au Plocius de Ménandre dont elle était l'imitation. Mais à peine eut-on commencé cette dernière, ciel ! combien Caecilius parut froid, lourd et trivial ! Combien il fut jugé au-dessous de Ménandre ! Et tout le monde convint qu'il y avait autant de différence entre les deux comiques, qu'entre les armes de Diomède et celles de Glaucus. Nous nous arrêtâmes particulièrement à l'endroit où un vieillard se plaint de ce que son épouse, laide, mais fort riche, vient de l'obliger à vendre une jeune esclave, jolie, faite au service, qu'elle soupçonnait servir aux plaisirs de son mari. Je ne m'arrêterai point à faire remarquer en détail la différence des vers des deux auteurs ; il suffit de les mettre sous les yeux du lecteur, et de le laisser juger. Voici comment s'exprime Ménandre : "En vérité, ma riche épouse doit dormir bien profondément, après la grande et mémorable expédition qu'elle vient de faire : elle est enfin parvenue à accabler de chagrin et à chasser de la maison cette jeune personne, afin que tous les yeux n'ayant plus de distraction, se portent uniquement sur le beau visage et les grâces de ma Cléobule, la plus charmante des épouses. Te voilà bien, pauvre mari, comme l'âne au milieu des singes. En effet, le meilleur parti est de dévorer mon chagrin et de me contenter de maudire cette nuit qui me comble de douleur. Malheureux ! pourquoi ai-je épousé cette Cléobule et ses dix talents ! Une femme haute d'une coudée ! et cependant dont le luxe et la somptuosité sont intolérables. Par Jupiter Olympien et par Minerve, n'y aura-t-il personne qui, au moment même que je parle, reçoive cette pauvre esclave et me la ramène". Ecoutons maintenant Caecilius : UN VIEILLARD. On est en vérité bien malheureux quand on ne peut cacher aux autres son chagrin. LE MARI. C'est mon épouse qui, par sa conduite et ses charmes, m'a réduit à l'état où vous me voyez. J'ai beau me taire, ma douleur me trahit et paraît malgré moi. La dot exceptée, ma femme a tout ce qu'elle ne devrait point avoir. Que les sages s'instruisent à mon exemple ! Semblable à un prisonnier au milieu des ennemis, je suis toujours prêt à obéir quoique la ville et la citadelle soient en sûreté. Ma femme m'a privée de tous mes plaisirs : puis-je supporter encore longtemps un semblable esclavage ? Pendant que je suis à lui désirer la mort, je me vois réduit à vivre moi-même comme un mort au milieu des vivants. Elle prétend qu'en son absence, je me suis permis des familiarités avec cette jeune esclave ; elle m'en accuse : elle m'a tant fatigué par ses larmes, ses instances et ses reproches, que j'ai été obligé de consentir qu'on la vende. Il me semble l'entendre s'entretenir sur mon compte avec ses parentes et ses connaissances, et leur dire : Quelle est celle d'entre vous qui, dans la fleur de la jeunesse, eût pu se flatter d'amener un époux au point où je viens de réduire le mien, moi, sur le retour de l'âge en l'obligeant de renoncer à sa concubine ? Voilà ce qui va faire le sujet de leurs entretiens, et moi, pauvre malheureux ! il faut me résoudre à me voir déchiré par ces méchantes langues. Il n'est point question, je pense, de faire ici la comparaison des grâces et de l'élégance du style des deux comiques ; le Grec aurait sur le Latin un avantage trop marqué : mais on doit remarquer avec moi que Caecilius non seulement ne réussit point à reproduire sur la scène ces détails piquants que Ménandre sait amener avec autant de goût que d'esprit, et sur lesquels il répand le sel à pleines mains, mais qu'il n'essaie pas même de s'y arrêter, et qu'il les abandonne comme indignes de plaire. Il a, je ne sais pourquoi, préféré substituer des farces et des bouffonneries à ces images simples, naïves et intéressantes, prises dans la nature même et dans le commerce ordinaire des hommes, que l'on trouve dans Ménandre. Voyez les vers que ce dernier met dans la bouche d'un autre vieillard qui se plaint, à son voisin, des hauteurs d'une épouse fort riche, en ces termes : PREMIER VIEILLARD : Oui, sans doute, mon ami, mon épouse m'a apporté une dot très considérable ; ne vous l'ai-je pas dit ? SECOND VIEILLARD : Non ; mais je sais que c'est d'elle que vous tenez vos possessions de la ville et de la campagne. PREMIER VIEILLARD : Oui, j'ai reçu tout cela pour la recevoir elle-même ; et voilà le plus grand de mes malheurs. C'est une furie domestique, qui fait souffrir du matin au soir, non seulement son mari, mais son fils, et beaucoup plus sa fille. SECOND VIEILLARD : Vous m'apprenez là des choses incroyables. PREMIER VIEILLARD : Cela n'est que trop vrai. Caecilius, en cet endroit, a mieux aimé paraître ridicule, que de prêter à ses personnages le ton et le langage qui convenaient à leur caractère. Voici comment il s'exprime : UN VIEILLARD : Mais dites-moi, je vous prie, mon ami, votre femme vous fait-elle enrager ? LE MARI : Pouvez-vous me faire une pareille question ? LE VIEILLARD : Mais encore ? LE MARI : J'ai honte, en vérité, de vous parler d'une épouse qui, à mon retour à la maison, s'empresse, en m'embrassant, de m'infecter de son haleine corrompue. LE VIEILLARD : N'en voyez-vous pas que c'est pour vous rendre service qu'elle vient vous embrasser ainsi ? Elle veut vous faire restituer de la sorte, le vin que vous avez bu hors de chez vous. Autre comparaison entre les deux comiques, prise dans une de leurs pièces dont voici le sujet : la fille d'un homme pauvre s'est abandonnée une nuit entière à son amant ; le père, qui n'en a point été instruit, s'imagine que sa fille conserve toujours son honneur : enfin, le terme de la grossesse expiré, les douleurs de l'enfantement se font sentir. Un esclave de bonnes mœurs qui est devant la porte, ne sachant pas que la fille de son maître va accoucher, et que le crime est en évidence, écoute et entend les pleurs et les cris de la jeune personne en travail. La crainte, la colère, le soupçon, la compassion et la douleur l'agitent tour à tour. Chez le comique grec, tous ces divers sentiments et ces différents mouvements de l'âme sont peints avec une énergie et une force singulières. Cette peinture vive et frappante dégénère, chez le comique latin, en une image froide, sans grâce et sans dignité. L'esclave, informé, de l'aventure, s'exprime ainsi dans Ménandre : Oh ! qu'il est à plaindre, celui qui privé des dons de la fortune, se marie et donne le jour à des enfants ! Qu'il est dépourvu de raison, l'homme qui n'a aucun secours dans sa misère, et qui ne réussit pas à amasser de quoi subvenir aux besoins de la vie ! Le riche, avec ses trésors, peut couvrir toutes ses fautes et suffire à tout. Mais, que peut faire un misérable nu, accablé de tout le poids du malheur ; qui lutte contre les besoins toujours renaissants, ne recueille que des peines et manque de tout ? Je parle ici de mon maître ; mais qu'il serve d'exemple à tous. Voyons maintenant si Caecilius retrace la pureté du style et la vérité des traits de son modèle. Voici ses paroles, dans lesquelles l'on retrouve le mélange insipide de quelques images de Ménandre avec le style ampoulé du cothurne : Il est bien malheureux, l'homme pauvre qui élève ses enfants dans d'indigence : sa condition est de ramper toujours, tandis que l'opulent couvre de ses richesses l'opprobre de sa conduite. Ainsi donc, comme j'en ai déjà fait l'observation, en lisant séparément ces vers de Caecilius, on n'en remarque point la faiblesse et la froideur ! mais qu'on les compare à l'original grec, on conviendra que Caecilius a eu grand tort de choisir pour modèle un homme à la hauteur duquel il n'avait pas la force de s'élever.

XXIV. De l'ancienne frugalité, et des anciennes lois somptuaires. Chez les anciens Romains, non seulement les mœurs domestiques portaient à la frugalité des repas, mais encore l'animadversion publique et la sanction des lois en étaient les garants incorruptibles. J'ai lu dernièrement, dans les écrits de Capiton Atéius, un ancien décret du sénat, porté sous le consulat de C. Fannius et de M. Valerius Messala qui ordonne que les principaux de la ville, qui, d'après un ancien usage, se régalaient tour à tour aux jeux mégalésiens feraient serment devant les consuls, selon la formule statuée à cet égard, que, dans chaque repas, ils ne dépenseraient pas plus de cent vingt as sans y comprendre les légumes, la farine et le vin; qu'on n'y boirait aucuns vins étrangers, mais d'Italie, et que tout le festin ne se monterait pas à plus de cent livres d'argent. Après ce sénatus-consulte, parut la loi Fannia, qui, aux jeux romains, plébéiens, saturnaux et dans quelques autres occasions, permit de dépenser, chaque jour, cent as ; trente, dix jours dans chaque mois, et dix, chaque autre jour. Le poète Lucile fait allusion à cette loi, lorsqu'il dit : "Misérable, d'être réduit par Fannius à ne dépenser que cent as !" Certains commentateurs de Lucile se sont trompés lorsqu'ils se sont fondés sur ce passage pour croire que la loi Fannia permettait de dépenser chaque jour cent as. Car Fannius n'autorise la dépense de cette somme, comme il vient d'être dit plus haut, qu'à certains jours de fête qu'il a soin de désigner : la dépense pour les autres jours, est fixée tantôt à trente as, tantôt à dix seulement. On porta ensuite la loi Licinia qui, outre la dépense de cent as qu'elle permettait à certains jours, comme la loi Fannia, accordait encore celle de deux cents pour les festins de noce et fixait à trente celle de tous les autres jours; et après avoir réglé la quantité de livres de viande salée ou fumée que chaque famille pouvait consommer elle laissait toute liberté sur les fruits que chacun recueillait de ses terres, de ses vignes et de ses plants. Laevius, faisant mention de cette loi dans son recueil galant, dit qu'un chevreau qu'on avait apporté pour un festin fut renvoyé et que, d'après les termes de la loi Licinia, des fruits et des légumes composèrent tout le régal ; voici ses expressions : « On produit la loi Licinia, et la vie est rendue au chevreau. » Lucile en touche aussi un mot, lorsqu'il dit : « Passons sur la loi de Licinius. » Le temps et la désuétude ayant presque fait oublier tous ces sages règlements, et le luxe outré de la table, comme un gouffre immense, ayant absorbé les plus riches patrimoines des uns et tous les revenus des autres, le dictateur Sylla fit publier dans Rome une défense expresse de dépenser, aux jours ordinaires, plus de trois sesterces au souper en permettant de pousser jusqu’à trente les frais de ceux qu'on se donnait aux calendes, aux ides, aux nones, dans les temps des jeux et à certaines solennités. Outre ces lois, on trouve aussi la loi Aemilia, qui regarde moins le taux de la dépense des tables, que le genre des aliments et la manière de les assaisonner. Ensuite la loi Antia, outre l'article des sommes, déterminait les seules classes de citoyens chez lesquels les candidats de la magistrature, ou ceux qui étaient revêtus de quelque autorité publique, pouvaient manger. Enfin, Auguste parvenu à l'empire, publia la loi Julia qui réglait la dépense journalière à deux cents sesterces, trois cents pour les calendes, les ides, les nones et différents jours de fête; mille pour les jours des noces et autant pour le lendemain. Capiton Atéius parle d'un édit qu'il attribue, je ne me souviens plus si c'est à Auguste ou bien à Tibère, qui de trois cents sesterces porte à mille la dépense des jours solennels, afin de mettre du moins un frein quelconque à cette fureur du luxe de la table qui ne gardait plus aucune mesure.

XXV. Ce que les Grecs appellent g-analogian, ce qu'au contraire ils appellent g-anomalian. En latin comme en grec, les uns prétendent que l'on doit dire g-analogian, et les autres, que l'on doit dire g-anomalian. Ce dernier terme exprime l'égale déclinaison de deux mots semblables, ce que quelques uns appellent en latin proportionem ; et le premier indique une différence de déclinaison fondée sur l'usage. Deux célèbres grammairiens grecs, Aristarque et Cratès, ont tenu fortement, le premier, pour g-analogian, et le second pour g-anomalian. M. Varron, dans son huitième livre de la Langue latine à Cicéron observe que l'on ne tient point à cette règle, et démontre que dans presque tous les mots, c'est l'usage qui domine. Voici comment il s'exprime : Comme nous disons lupus (le loup), lupi (du loup), probus (honnête), probi (de l'honnête), et lepus (le lièvre), leporis (du lièvre), de même nous disons, paro (je prépare), paraui (j'ai préparé), lauo (je lave), laui (j'ai lavé), pungo (je pique), pupugi (j'ai piqué), tundo (je bats), tutudi (j'ai battu), et pingo (je peins), pinxi (j'ai peint). Si, ajoute-t-il, de coeno (je soupe), de prandeo (je dîne), et de poto (je bois), nous disons coenatus sum (j'ai soupé), pransus sum (j'ai dîné), et potus sum (j'ai bu) ; cependant des présents adstringor (je serre), extergeor (j'essuie) et lauor (je lave), nous formons les parfaits, adstrinxi (j'ai serré), extersi (j'ai essuyé), et laui (j'ai lavé). Si de Osco (Osque), Tusco (Toscan), Graeco (Grec), nous disons osce (dans le langue des Osques), tusce (en langue étrusque), graece (en langue grecque) ; cependant de Gallo (Gaulois), et de Mauro (Maure), nous disons gallice (à la manière des Gaulois), et maurice (à la façon des Maures). De même encore, quoique de probus (probe), doctus (savant), nous disions probe (honnêtement), docte (savamment) ; cependant, de rarus (rare), on ne dit point rare (rarement), mais les uns disent raro, et les autres, rarenter. Le même M. Varron dit encore dans le même livre : Personne ne dit sentior (je consens), et cela ne signifie rien en soi ; presque tout le monde dit assentior. Sisenna était le seul qui dît assentio dans le sénat : beaucoup d'autres après suivirent son exemple, mais ne purent cependant vaincre l'usage. Toutefois, le même Varron dit, en d'autres endroits, beaucoup de choses en faveur d’ g-analogiai. On ne doit donc regarder que comme des espèces de lieux communs, tout ce qu'on dit pour on contre la signification de ce mot.

XXVI. Dissertation de M. Fronton et du philosophe Favorin sur les différents genres des couleurs et sur les diverses étymologies grecques et latines de leurs noms. Ce que c'est que la couleur appelée Spadix. Un jour que le philosophe Favorin allait visiter M. Fronton qui était malade, il voulut que je l'accompagnasse. Nous trouvâmes chez l'illustre consulaire plusieurs personnages recommandables par leur érudition. La conversation tomba sur les couleurs et sur leurs différents noms. L'on s'étonnait qu'étant aussi multipliées et aussi différentes qu'elles le sont, la langue latine ne fournît qu'un très petit nombre de termes, la plupart assez vagues, pour en désigner toutes les espèces. En effet, dit Favorin, l'œil en découvre infiniment plus que la langue n'en peut différencier ; car, sans faire ici mention de cette multitude de teintes douces et charmantes qui n'ont point de nom, combien de différentes espèces de gradations dans les couleurs les plus simples que l'on désigne toutes par le rouge et le vert ! Au reste, cette pénurie de termes est bien plus sensible dans la langue latine que dans la langue grecque. Dans la première, l'expression rouge d'été formée du terme rougeur : mais comme cette langue n'a point cette variété de termes propres à exprimer les différentes nuances du rouge de feu, de celui du sang, de la pourpre ou du safran, elle les comprend toutes et les réunit sous l'expression générale de rouge, tandis qu'elle a coutume de former les noms des couleurs, de la chose même qui les représente, et qu'elle dit que telle chose est couleur de feu, de flamme, de sang, de safran, de pourpre et d'or. Car les mots russus et ruber ne signifient autre chose que du rouge, et sont bien éloignés d'exprimer ces différentes espèces désignées dans la langue grecque, le jaune foncé, la couleur de feu, le rouge ardent et le phénicien, qui toutes, à la vérité, participent du rouge, mais qui l'enflamment, l'adoucissent ou bien en tempèrent la vivacité par le mélange des teintes. Fronton alors prenant la parole, répondit à Favorin : Nous ne contestons pas à la langue grecque, dans laquelle vous paraissez très versé, une abondance et une richesse dont la langue latine est dépourvue ; mais ne croyez pas cependant que, sur l'objet qui nous occupe, elle soit aussi pauvre que vous le pensez. Les mots russus et ruber ne sont pas les seuls qu'elle possède dans la nomenclature des couleurs ; elle en a même en plus grand nombre que ceux que vous avez cités du grec. En effet, vous ne devez pas ignorer que les termes suivants, "fuluus, flauus, rubidus, phaeniceus, rutilus, luteus, spadix", sont autant d'expressions qui toutes sont consacrées à la description des différentes espèces de rouge, et qui annoncent les métamorphoses qu'opère dans la couleur primitive, l'éclat qui paraît l'enflammer; le vert qui, s'unissant à elle, tempère sa vivacité ; le noir qui la rembrunit, et le blanc qui l'égaie et la rapproche du vert. Car rutilus et spadix ne désignent-ils pas en latin cette couleur phénicienne que vous appelez g-phoinika, d'un terme grec dérivé de cette langue, et qui exprime la splendeur du rouge le plus brillant, tel qu'il éclate sur les fruits du palmier avant leur parfaite maturité, et, que l'on appelle indifféremment spadix ou phaeniceus ? Les Déliens donnent le premier de ces deux noms au rameau de cet arbre, lorsqu'il en est arraché et qu'il est orné de son fruit. L'espèce de jaune désignée par fulvus, paraît formée du mélange du rouge et du vert, de manière que l'une ou l'autre de ces deux couleurs domine toujours. Ainsi Virgile, si exact dans l'emploi des termes, se sert du mot fuluus pour peindre une aigle de jaspe, des bonnets de peau, de l'or, du sable, un lion. Q. Ennius dans ses Annales dit aussi aere fuluo (de l'airain jaune). Le jaune (flauus), selon l'opinion commune, résulte de l'union du vert, du rouge et du blanc. Ainsi l'on dit flauentes comae (des cheveux blonds), et ce qui paraît surprendre plusieurs personnes, Virgile, en parlant des feuilles de l'olivier, leur applique l'épithète flauae. Bien des années auparavant, Pacuvius avait donné cette même épithète à l'eau et à la poussière. Comme les vers de ce poète m'ont paru charmants, je les mets sous les yeux du lecteur : « Souffrez que je lave vos pieds dans de l'eau jaune (lymphis flauis), et que ces mains qui ont rendu souvent le même service au roi d'Ithaque, essuient la poussière jaune (flauam pulverem) qui couvre les vôtres ; souffrez, qu'en les maniant doucement, je diminue vos fatigues. » Rubidus exprime le rouge foncé dans lequel le noir domine, d'une manière très sensible. Luteus, au contraire, marque un rouge clair : ce qui a sans doute donné lieu à ce nom. Vous voyez donc, mon cher Favorin, continua Fronton, que les Grecs ne sont pas si riches que nous dans la description des différentes espèces de rouge. Je soutiens qu'il en est de même du vert. Virgile voulant exprimer la couleur d'un cheval vert, aurait pu se servir du mot caeruleus plutôt que de glaucus ; mais il a préféré le second, comme plus connu en grec, que le premier presque inusité en latin. Car les anciens latins, pour peindre une personne avec des yeux bleus appelés par les Grecs g-glaukopis, emploient le terme caesia qu'ils font dériver sans doute, dit Nigidius du mot caelum (ciel), à cause de la ressemblance de la couleur, comme s'ils eussent voulu dire caelia. A ces mots, Favorin, charmé de l'étendue des connaissances du docte consulaire et de l'élégance de ses entretiens, ne put s'empêcher de lui dire : « En vérité, avant de vous avoir entendu, j'avais cru la langue grecque infiniment plus abondante que la langue latine, sur l'objet de notre dissertation ; mais, mon cher Fronton, vous me mettez dans le cas de rappeler ce vers d'Homère : « Il aurait prévenu le combat, ou il aurait rendu la victoire douteuse. » Je vous avoue que parmi les choses excellentes que vous avez dites, j'ai été frappé surtout de la manière dont vous avez établi les différentes nuances qu'on remarque dans la couleur jaune ; vous m'avez enfin donné l'intelligence de cet endroit admirable du quatorzième livre des Annales d'Ennius, qui jusqu'à ce jour ne m'avait paru qu'une énigme : « Ils caressent aussitôt doucement la surface de la mer qui ressemble à du marbre verdâtre (marmore flauo) ; ses flots teints de cette couleur, écument sous les rames de cent vaisseaux. » Je ne pouvais accorder ensemble les deux épithètes flauum et caeruleum, que l'annaliste réunit et confond, mais d'après ce que vous venez de m'expliquer, je comprends que le jaune étant formé de son union avec le vert et le blanc, le poète a très heureusement désigné la couleur de la mer couverte d'écume, en la comparant à un marbre jaune.

XXVII. Sentiment de T. Castricius sur les portraits que Salluste et Démosthène ont faits, l'un de Philippe et l'autre de Sertorius. Voici le portrait plein de noblesse et d'énergie, que Démosthène nous a laissé du roi Philippe : "Je voyais ce Philippe, dit-il, contre qui nous combattions pour la liberté de la Grèce et le salut de ses républiques, l'œil crevé, l'épaule brisée, la main affaiblie, la cuisse retirée, offrir avec une fermeté inaltérable tous ses membres aux coups du sort, satisfait de vivre pour l'honneur, et de se couronner des palmes de la victoire". Salluste, enchanté de la vigueur de ces traits, s'est efforcé de les reproduire dans le portrait qu'il fait de Sertorius en ces termes : "L'impéritie des premiers écrivains, et la jalousie de leurs successeurs, ont conspiré pour dérober aux regards de la postérité la gloire dont ce grand homme se couvrit en Espagne, où il servit en qualité de tribun militaire sous Didius, celle qu'il acquit dans la guerre centre les Marses, par sa grande expérience, sa célérité à rassembler les légions et à les armer, et par les divers commandements qu'on lui confia dans des circonstances critiques pendant lesquelles il rendit les plus grands services à la république ébranlée. Mais ce que l'histoire avait oublié, mille cicatrices honorables qui couvraient le corps du héros, et un œil perdu en combattant, le publièrent d'une manière bien glorieuse. Sertorius, ravi que Mars l'eût ainsi défiguré, ne regrettait point ces pertes ; elles attestaient qu'il ne devait qu'à sa haute valeur la conservation de ce qui lui restait". T. Castricius, en considérant attentivement la peinture de ces deux maîtres, demande s'il n'est point contre la nature de se réjouir de la mutilation de son corps puisque, dit-il la joie n'est qu'un tressaillement de l'âme, et une satisfaction vivement sentie de l'accomplissement de ses vœux ; qu'il est bien plus naturel et bien plus dans le sentiment de l'humanité de dire que Philippe offrait tous ses membres aux coups du sort. Ces paroles ajoute-t-il font entendre que Philippe ne se réjouissait pas, comme Sertorius, de sa déformation , ce qui est invraisemblable et outré, mais que ce roi était si fort touché de l'éclat de l'honneur militaire, si flatté de pouvoir immortaliser son nom, qu'il comptait, pour rien les mutilations auxquelles son corps était exposé, et qu'il était prêt à sacrifier tous ses membres pour mériter les lauriers de la gloire et les éloges de la postérité.

XXVIII. Que l'on ne connaît pas bien quelle divinité l'on doit invoquer pendant les tremblements de terre. La recherche des causes qui produisent les tremblements de terre, non seulement a fait naître mille opinions diverses parmi les hommes, mais elle a encore partagé les écoles de la philosophie. Est-ce à la fermentation des eaux qui, resserrées dans les abîmes de la terre, s'y agitent et la tourmentent, qu'il faut attribuer ces phénomènes terribles ? Ce dernier sentiment paraît avoir été celui des anciens grecs, qui appelaient Neptune le dieu qui ébranle la terre. Enfin, quelque autre ressort ignoré, ou l'action de quelque divinité, ne sont-ils pas la cause, des mouvements terrestres ? C'est dans ce doute que les anciens Romains, si exacts à régler tous les devoirs de la religion, si sages et si prudents lorsqu'il s'agissait de prescrire les rites sacrés et tout ce qui appartient au culte des immortels que les anciens Romains, dis-je, mettaient sur-le-champ, par un édit, au nombre des jours solennels celui où l'on avait été instruit ou frappé du plus léger tremblement de terre. Ils ne nommaient cependant ni le dieu ni la déesse à qui ce jour était consacré, comme c'était la coutume, de peur qu'en prenant une divinité pour une autre, le peuple ne se portât à un culte faux et supposé. Si quelqu'un violait la sainteté de ce jour, il était obligé d'offrir un sacrifice expiatoire AU DIEU ou bien A LA DÉESSE. M. Varron nous apprend que le collège des pontifes avait prescrit cet acte d'expiation, incertain quelle puissance, quel dieu ou quelle déesse, ébranlait la terre. L'esprit des savants ne s'est pas moins exercé sur la recherche des causes des éclipses de lune ou de soleil. M. Caton, ce profond scrutateur des phénomènes de la nature, n'a donné sur cette matière que des conjectures vagues et peu propres à satisfaire la curiosité. Voici comment il s'exprime au quatrième livre de ses Origines : Je ne m'arrêterai point à copier ce qui est écrit sur le tableau chez le souverain sacrificateur, ni le prix du froment, ni le nombre et la cause des éclipses de lune ou de soleil. Tant cet homme célébré a dédaigné de découvrir ou d'apprendre le principe de ces phénomènes célestes.

XXIX. Apologue curieux d'Ésope le Phrygien. Ésope le Phrygien, ce fabuliste célèbre, fut mis avec raison, au nombre des sages les plus distingués. Ses fables, peines de conseils et de leçons de la plus grande utilité, n'affectent point le ton sévère et impérieux de l'altier philosophe. L'apologue, entre ses mains, emprunte le langage des grâces et de la gaieté. C'est par ce charme séduisant qu'il s'insinue dans l'âme de ses lecteurs, et qu'il leur fait goûter les diverses peintures qu'il trace d'une main si sage et si judicieuse. Sa fable de l'alouette et de ses petits, écrite avec autant d'esprit que d'élégance, fait entendre que l'on doit moins attendre d'autrui que de soi-même le succès d'une affaire dans laquelle on peut agir. Il existe, dit-il, un petit oiseau qui se nomme alouette ; il habite ordinairement dans les blés, et y fait son nid, de manière que ses petits commencent à se couvrir de plumes au temps de la moisson. L'alouette, dont il s'agit ici, avait choisi par hasard un champ dont la récolte précoce devait se faire un peu avant la saison accoutumée. Déjà l'on voyait flotter les épis dorés, et la petite famille était encore sous plumes. Un jour la mère partant pour chercher de la nourriture, avertit ses petits de bien remarquer ce qui arriverait ou se dirait de nouveau pendant son absence, de bien le retenir et de le lui raconter à son retour. Le maître du champ arrive, appelle son fils dans la fleur de la jeunesse, et lui dit : « Tu vois que ces blés sont en pleine maturité et n'attendent que la faucille ; demain donc, dès le point dit jour, va trouver nos amis, et les prie de venir nous aider à faire la moisson. » Après avoir dit ces mots, il s'éloigne. Dés que la mère paraît, les petites alouettes tremblantes crient toutes à la fois, et la conjurent de déloger au plus vite, car le maître du champ a envoyé prier ses amis de venir uu point du jour, pour faire la moisson. « Soyez en paix, mes enfants, répond l'alouette ; si le maître se repose de ce travail sur ses amis, demain, ces épis seront encore sur pied. Il n'est donc point nécessaire que je vous ôte d'ici maintenant.» Le lendemain, la mère retourna à la pâture. Le maître paraît, attend ceux qu'il avait fait appeler ; le soleil devient plus ardent, le temps se passe, point d'amis. « Mon fils, dit alors le père étonné, ces amis sur lesquels nous avions compté, sont des paresseux : que n'allons-nous plutôt chez nos voisins, nos parents et nos alliés, les prier de se trouver ici demain à heure du travail ? » Les petits, aussi épouvantés que la veille, racontent ces paroles à la mère. Celle-ci les exhorte de nouveau à rester sans crainte et sans inquiétude : « Il n'y a, leur dit-elle, ni parents ni voisins assez complaisants pour se prêter sans délai au travail d'autrui, et pour venir aussitôt qu'on les appelle. Faites seulement bien attention à ce qui se dira de nouveau. » Le lendemain, au point du jour, l'alouette va chercher la pâture ; et malgré l'invitation, l'on ne voit arriver ni parents ni voisins. Enfin, le père dit à son fils : « Laissons ces amis et ces parents. Apporte ici, demain, deux faucilles, une pour moi, l'autre pour toi, et nous ferons nous-mêmes la moisson. » Dès que les petits eurent rapporté à leur mère ces dernières paroles : « Il est temps, mes enfants, dit-elle, il est temps de partir ; car, à n'en pas douter, le maître fera ce qu'il a dit, puisqu'il ne compte pour l'exécution que sur lui-même sans se reposer sur ceux qu'il a fait appeler. » En achevant ces mots, l'alouette part, emporte son nid et le maître vint moissonner son champ. Cette fable d'Ésope fait voir combien l'on doit peu compter sur le secours des parents et des amis. Eh ! que nous recommandent entre autres choses les maximes les plus sacrées de la philosophie, que de ne nous reposer que sur nos propres travaux, de compter pour absolument étranger tout ce qui est hors de nous et de notre propre cœur ? Q. Ennius a mis, dans ses satires, cet apologue d'Ésope, en vers ïambiques pleins de finesse et d'élégance. En voici deux qu'il est surtout bien essentiel, selon moi, d'avoir gravés au fond de l'âme : Conserve précieusement cet axiome dans ta mémoire : "N'attends jamais rien de tes amis, quand tu peux agir toi-même".

XXX. Différence des effets de l'aquilon d'avec ceux du vent du midi su les flots de la mer. L'on a souvent remarqué une différence bien singulière dans l'agitation des flots de la mer, occasionnée par le souffle de l'aquilon et des tourbillons qui partent de la même région, avec le mouvement qu'excite le vent du midi, et celui qui s'élève des côtes de l'Afrique. Ces montagnes d'eau que l'aquilon rassemble en grand nombre et qu'il élève jusqu'aux nues, dès que la tempête cesse, on les voit s'abattre, décroître, et la surface des ondes s'étendre et s'unir comme une glace : mais lorsque le souffle impétueux du vent d'Afrique ou de celui du midi bouleverse les mers, longtemps après qu'ils ont cessé leurs ravages, on aperçoit de la fermentation et du trouble dans les flots ; l'orage a disparu mais le courroux de la mer continue. On forme sur ce phénomène plusieurs conjectures ingénieuses. On croit que les vents qui s'échappent du septentrion et des plus hautes régions de l'air, pour tourmenter l'empire de Neptune, tombent pour ainsi dire, jusqu'au plus profond de ses abîmes, s'ébranlent par la masse ; qu'ils se contentent d'en émouvoir l'intérieur et d'imprimer aux flots une agitation momentanée qui ne dure qu'autant que l'aquilon presse sur leur sein au lieu que le vent d'Afrique et celui du midi qui soufflent du cercle du méridien et de la partie inférieure de l'axe, s'arrêtent à la superficie de la mer, et, glissant sur les flots, les roulent plutôt qu'ils ne les soulèvent : c'est pourquoi n'étant pas pressés d'en haut, mais seulement poussés avec violence les uns contre les autres, les flots, lorsque le vent a cessé, conservent l'empreinte du mouvement qu'ils ont reçu. Le lecteur, attentif à ces vers d'Homère, y apercevra la confirmation de cette conjecture. C'est ainsi que le divin poète peint le vent du midi : Quand l'auster pousse les vagues contre un rocher. Il présente une autre image en parlant de Borée que nous nommons l'Aquilon : Et Borée, agitant les flots avec furie. Ainsi, dans un de ces tableaux, l'Aquilon qui, du haut du ciel, exerce ses ravages, est représenté soulevant la mer émue jusqu'au fond de ses gouffres ; dans l'autre, le vent du midi qui s'élève des régions inférieures, paraît le tyran furieux des flots qu'il agite avec plus de force et qu'il anime les uns contre les autres. C'est le sens de ces paroles d'Homère ; « S’élance contre un rocher », et ailleurs, « se pousse contre le sommet d'un rocher. » Les plus savants philosophes ont aussi observé que quand l'auster domine sur les ondes, la mer paraît verdâtre ou d'un bleu foncé, au lieu que sous l'empire de l'aquilon, les eaux se teignent d'un noir sombre et affreux. En parcourant le livre des Problèmes d'Aristote, j'ai trouvé que le philosophe touche un mot de cette différence pourquoi, dit-il, quand l'Auster souffle sur la mer, sa surface paraît-elle bleuâtre, et lorsque c'est l'aquilon, semble-t-elle d'une couleur plus sombre et plus noire ? Est-ce parce que l'aquilon bouleverse les flots avec moins de furie, et que tout ce qui est plus calme paraît sombre et ténébreux ?

LIVRE III

1. Pourquoi Salluste a dit que l'avarice énerve non seulement une âme virile, mais même le corps.
Un jour, à la fin de l'hiver, nous nous promenions avec Favorinus devant les bains de Sitius, pour jouir de la chaleur du soleil. Tout en nous promenant, nous lisions le Catilina de Salluste, sur l'invitation de Favorinus, qui avait aperçu ce livre entre les mains d'un de ses amis. A la lecture de ce passage : "L'avarice est une soif de l'or que ne connut jamais le sage; cette passion, pleine, pour ainsi dire, d'un poison funeste, énerve le corps et l'âme: toujours infinie, insatiable, elle ne diminue ni par l'abondance ni par le besoin". Favorinus, se tournant vers moi : «Comment, dit-il, l'avarice peut-elle énerver le corps? Il me semble que je comprends parfaitement que cette passion énerve l'âme la plus virile; mais qu'elle puisse produire cet effet sur le corps, c'est ce que je ne m'explique pas.- Moi aussi, dis-je alors, je me suis bien des fois adressé cette question, et tu n'as fait que prévenir une demande que j'allais te faire".
A peine avais-je ainsi témoigné le désir d'être éclairé sur ce passage, qu'un disciple de Favorinus, qui paraissait versé dans la littérature, prit la parole en ces termes : "Voici ce que j'ai entendu dire à Valérius Probus: Salluste s'est servi d'une tournure poétique, pour faire entendre que l'avarice corrompt l'homme : il a dit que cette passion énerve le corps et l'àme, qui sont les deux parties dont l'homme est composé". - Jamais, que je sache du moins, dit Favorinus, notre ami Probus, pour expliquer ce passage, n'a eu recours à une subtilité aussi déplacée et aussi téméraire; il n'est pas possible qu'il prête ici une périphrase poétique à Salluste, un auteur qui recherche la concision avec un soin si particulier. Il y avait parmi nous un homme d'une grande érudition; Favorinus lui demande son opinion sur cette difficulté.
Ce dernier prend ainsi la parole : « Ceux qui, rongés et dévorés d'ambition, se livrent tout entiers à la passion d'entasser de l'or, sont sans cesse absorbés par cette occupation; comme leur seul but est de thésauriser, ils négligent les autres travaux et tous les exercices qui peuvent entretenir les forces de l'homme; la plupart du temps renfermés chez eux, ils se livrent à des trafics et à des opérations sédentaires qui leur enlèvent la vigueur du corps et de l'âme, et les énervent, comme dit Salluste. »
Alors Favorinus fait lire de nouveau le passage de Salluste. Après cette lecture: «Mais que dire, reprend-il alors, quand nous voyons beaucoup d'hommes très avides d'argent, conserver cependant une santé robuste? - Ton objection est juste, reprend le premier; cependant je dirai que si l'avare conserve une bonne santé, il faut nécessairement qu'il se livre à certains exercices pour satisfaire d'autres penchants qui l'invitent à prendre soin de son corps; car si l'avarice seule, s'emparant de toutes les affections, de toutes les facultés de l'homme, le pousse jusqu'à l'oubli de son propre corps, au point de lui faire abandonner les soins que réclament et ses propres forces et la nature, on peut dire avec raison que la soif de l'argent énerve le corps et l'âme de celui qu'elle dévore. - Ton opinion, dit Favorinus, est admissible, ou Salluste, par haine de l'avarice, en a exagéré la puissance. »

II. Quel est, d'après M. Varron, le jour natal de ceux qui sont nés avant ou après la sixième heure de la nuit (minuit) ? Durée de la journée civile chez les différents peuples. Que suivant Q. Mucius, la femme qui n'a pas observé la durée de l'année civile ne peut être épousée par usurpation.
On s'est demandé souvent quel est le jour natal de ceux qui naissent à la troisième, à la quatrième ou à toute autre heure de la nuit; est-ce le jour qui précède ou le jour qui suit la nuit de la naissance ? M. Varron, dans son traité des Choses humaines, au livre des Jours, dit: "Les enfants nés dans le même intervalle de vingt-quatre heures, placés entre la moitié d'une nuit et celle de la nuit suivante, sont considérés comme étant nés le même jour". D'après ce passage, il est facile de voir que Varron établissait la division des jours de telle sorte que l'enfant né après le soleil couché, mais avant minuit, doit avoir pour jour natal celui qui a précédé la nuit de la naissance; qu'au contraire, l'enfant né dans les six dernières heures de la nuit a pour jour natal le jour qui suit immédiatement. Varron nous apprend, dans ce même traité, que les Athéniens comptaient autrement: chez eux, le jour civil commençait au coucher du soleil et finissait le lendemain à la chute du jour. Les Babyloniens avaient une autre manière de compter : chez eux, le jour embrassait tout le temps compris d'une aurore à l'autre. Il ajoute que les Ombriens prennent généralement pour un jour le temps qui se passe d'un midi à l'autre : « Ce qui est absurde, dit-il, car l'enfant qui naîtrait en Ombrie à la sixième heure (midi) des calendes, aurait son jour de naissance moitié dans les calendes et moitié dans le jour suivant.» Le peuple romain, comme l'affirme Varron, compte en effet le jour civil par le milieu de chaque nuit; cette opinion est confirmée par un grand nombre de faits. Chez les Romains, les sacrifices se font en partie pendant la nuit, en partie pendant le jour : les sacrifices de nuit se rapportent aux jours précédents, et non aux nuits; les sacrifices offerts dans les six dernières heures se rapportent au jour suivant.
Une autre preuve nous est fournie par les cérémonies et les rites établis pour prendre les auspices. Quand les magistrats doivent consulter les auspices pour un acte public, et dans le même jour exécuter cet acte, ils ont soin de ne prendre les auspices qu'après minuit, et de n'agir qu'après midi: ainsi ils ont pris les auspices et agi le même jour. En outre, les tribuns du peuple, à qui il est interdit de s'absenter de Rome pendant un jour entier, ne sont pas censés avoir violé la loi lorsqu'ils partent après minuit et qu'ils reviennent entre l'heure où l'on allume les flambeaux et le milieu de la nuit suivante, de manière à passer dans Rome une partie de la nuit.
J'ai lu aussi que le jurisconsulte Quintus Mucius disait souvent que le mariage par usurpation était impossible si la femme, qui avait vécu depuis les calendes de janvier avec l'homme qu'elle devait épouser, n'avait pas commencé à coucher hors du logis avant le quatrième jour des calendes de janvier suivant; car dans ce cas elle ne peut s'ètre absentée trois nuits de la maison de cet homme (condition requise par la loi des Douze-Tables pour valider le mariage par usurpation), puisque les six heures de la dernière nuit appartiennent à l'année suivante, qui commence aux calendes. Lorsque j'eus trouvé dans les anciens tous les détails sur la manière de diviser les jours, et les rapports de cette division du temps avec la jurisprudence ancienne, je me rappelai un passage de Virgile où ce poëte, sans aucun doute, nous fournit là-dessus une preuve de plus, non pas d'une manière directe et précise, mais par une tournure toute poétique, qui, tout en voilant la réalité, ne laisse pas de rappeler une coutume ancienne; c'est dans ces deux vers :
L'humide nuit, dit-il, a parcouru la moitié de sa carrière; et déjà j'ai senti le souffle brûlant des coursiers du soleil. Le poète, en effet, par cette image, ne semble-t-il pas nous dire que, chez les Romains, le jour civil commençait à la sixième heure de la nuit?

III. Moyen de reconnaître l'authenticité des comédies de Plaute, puisqu'on a confondu celles qui lui appartiennent véritablement avec celles qui ne sont pas de lui. Que Plaute composa plusieurs de ses ouvrages dans un moulin, et Névius quelques-unes de ses pièces dans une prison.
Je vois aujourd'hui combien est juste la réflexion que j'ai entendu faire à des hommes versés dans la littérature; quand on veut, disaient-ils, résoudre les doutes qui se sont élevés sur l'authenticité de la plupart des comédies de Plaute, il ne faut ajouter aucune foi aux catalogues d'Élius, de Sédigitus, de Claudius, d'Aurélius, d'Attius, de Manilius; il faut interroger Plaute lui-même, son génie, son style.
Varron n'a pas adopté d'autre méthode; car sans parler des vingt et une pièces appelées Varroniennes, que ce critique distingue des autres comme appartenant à Plaute, du consentement de tout le monde, il en a recueilli encore quelques-unes, qui, par le style et par le caractère comique, lui paraissent, offrir des analogies frappantes avec la manière de Plaute, bien qu'elles aient été attribuées à d'autres. C'est ainsi que Varron revendique pour Plaute la Béotienne, que je lisais tout récemment. Bien que cette pièce ne se trouve pas dans les vingt et une premières, et qu'elle ait été attribuée à Aquilius, Varron n'hésite pas à la regarder comme l'oeuvre de Plaute; tout lecteur un peu familiarisé avec le style de cet auteur en conviendra, s'il veut lire les vers suivants que j'ai cités, parce que, pour parler comme le comique lui-même, ils me paraissent tout à fait dignes de Plaute : "Plautinissimi". C'est un parasite à jeun qui parle :
"Que les dieux confondent celui qui a inventé les heures et qui le premier plaça dans cette ville un cadran ! Malheureux que je suis! il m'a découpé la journée en compartiments! Lorsque j'étais jeune, je n'avais d'autre cadran que mon ventre; c'était pour moi l'horloge la plus sûre et la plus vraie; elle ne manquait jamais de m'avertir, excepté quand il y avait disette. Maintenant, lors même qu'il se présente de bons morceaux, on ne mange point s'il ne plaît pas au soleil; car, clans toute la ville, on ne voit plus que cadrans : aussi les trois quarts des citoyens se trainent-ils mourants de faim".
Un jour je lisais avec Favorinus la Chaine de Plaute, classée parmi les pièces douteuses; en entendant ce vers : "Femmes débauchées, éclopées, épileuses, sales coquines". Notre philosophe, charmé de ses anciennes et comiques expressions, qui dépeignent si bien le vice et la laideur des courtisanes, s'écria : « Ce seul vers dissiperait tous les doutes sur l'authenticité de cette pièce; elle est de Plaute. » Moi-mème, en lisant dernièrement le Détroit (autre pièce classée parmi les douteuses), je n'hésitai pas à l'attribuer à Plaute, et mème à y voir une de celles où se révèle le mieux sa verve comique. En voici deux vers que je recueillis en cherchant l'origine de l'oracle cornu : Voilà; c'est l'oracle cornu, qu'on redit dans les Grands jeux « Je suis perdu, si je ne le fais pas; si je le fais, je serai battu. »
Marcus Varron, dans son premier livre sur les Comédies de Plaute, reproduit ce passage d'Attius : "Les comédies intitulées : les Jumeaux, les Lions, l'Anneau de l'esclave, la Vieille, ne sont pas de Plaute; la Fille deux fois violée, la Béotienne, le Rustre, les Amis à la vie à la mort, n'ont jamais appartenu à Plaute; ces pièces sont de M. Aquilius". Dans le même livre, M. Varron rapporte qu'il exista à Rome un autre poëte nommé Plautius, et que comme ses comédies portaient en titre le mot PLAUTII, elles furent prises pour des ouvrages de Plaute, et appelées "Plautinae comoediae", au lieu de "Plautianae comoediae".
On porte à cent trente environ le nombre des pièces de Plaute; mais le savant L. Élius ne lui en attribue que vingt-cinq. Il est aussi très probable que beaucoup de pièces portant sort nom, pièces dont l'authenticité est douteuse, appartiennent à des poëtes plus anciens; qu'elles ont été retouchées et refondues par lui, ce qui fait qu'elles portent l'empreinte de son style. Saturion, l'Insolvable, et une autre pièce dont le nom m'échappe, ont été composées dans un moulin, au rapport de Varron et de beaucoup d'autres critiques, qui racontent que Plaute, après avoir perdu dans le commerce tout l'argent qu'il avait gagné au théàtre, revint à Rome dans un dénûment complet; que pour vivre il fut obligé de tourner une meule à bras, et se loua à un boulanger.
J'ai entendu dire aussi que Névius avait composé en prison les pièces intitulées le Devin et Léon. Comme il ne mettait aucun frein à la hardiesse de ses satires, et qu'à l'imitation des poètes grecs, il ne craignait pas de blesser l'amour-propre des principaux citoyens de l'État, il fut jeté en prison à Rome par l'ordre des triumvirs. La liberté lui fut rendue par les tribuns du peuple, après qu'il eut composé les deux pièces que je viens de citer, dans lesquelles il faisait amende honorable pour les railleries et pour les traits injurieux qui avaient blessé tant de citoyens.

IV. Que P. Scipion l'Africain et d'autres personnages distingués de son siècle avaient l'habitude de se raser les joues et le menton avant d'être parvenus à la vieillesse.
En lisant l'histoire de la vie de P. Scipion l'Africain, je remarquai un passage où l'on rapportait que P. Scipion, fils de Paul, après avoir triomphé des Carthaginois et exercé les fonctions de censeur, fut cité devant le peuple par le tribun Claudius Asellus, auquel il avait retiré son cheval pendant sa censure; que, Scipion, quoique accusé, n'en continua pas moins de se raser, de se montrer vêtu d'une robe blanche; en un mot, qu'il ne prit rien de l'appareil ordinaire des accusés. Comme Scipion, à cette époque, avait près de quarante ans, je fus tout étonné de voir qu'à cet âge il se rasait la barbe. Mais bientôt je m'assurai qu'à cette époque les autres personnages de distinction de son âge avaient coutume de se raser. C'est pour cela que nous voyons beaucoup d'anciens portraits où sont représentés sans barbe des hommes qui, sans être vieux, sont déjà au milieu de leur carriere.

V. Par quelles paroles sévères et plaisantes tout à la fois, le philosophe Arcésilas railla quelqu'un sur sa mollesse, et sur la langueur efféminée de ses yeux et de sa personne.
Plutarque rapporte un mot spirituel et violent du philosophe Arcésilas sur un homme riche dont toute la personne paraissait efféminée, quoiqu'il passât pour avoir des moeurs chastes, honnêtes et pures. Entendant sa voix de femme, voyant sa chevelure artistement arrangée, ses yeux provocateurs et chargés de volupté, notre philosophe lui dit : « Peu importe qu'on soit impudique par le haut ou par le bas. »

VI. Force et propriété du palmier: le bois de cet arbre se relève sous les fardeaux dont on le charge.
Aristote, dans le septième livre de ses Problémes, et Plutarque, dans le huitième de ses Symposiaques, rapportent un fait bien étonnant. Si l'on met, disent-ils, sur le bois du palmier un poids très lourd, et qu'on le charge au point qu'il ne puisse supporter la masse qui agit sur lui, le palmier ne cèdera pas, ne fléchira même pas; au contraire, il résistera et se relèvera en formant une courbe. Voila pourquoi, dit Plutarque, dans les combats, la branche de palmier est devenue le symbole de la victoire parce qu'il est dans la nature de ce bois de ne jamais céder à la force qui le presse et l'opprime.

VII. Histoire du tribun militaire Q. Cédicius, tirée des Annales. Citation d'un passage des Origines de M. Caton, qui compare la valeur de Cédicius à celle du Spartiate Léonidas.
Grands dieux! quel trait sublime, digne des éloges de la Grèce éloquente nous lisons dans le livre des Origines de M. Caton, sur le tribun militaire Q. Cédicius ! Voici le sens du passage en question :
Dans la première guerre punique, le général carthaginois qui commandait en Sicile s'avance contre l'armée romaine, et s'empare des hauteurs et de toutes les positions les plus favorables.
Les soldats romains sont obligés de s'engager dans un défilé dangereux où ils courent risque de périr. Le tribun Cédicius vient trouver le consul, lui montre que, dans cette position et entourée d'ennemis, l'armée est exposée aux plus grands dangers: «Si tu veux sauver l'armée, ajouta le tribun, je pense qu'il est à propos qu'on envoie quatre cents soldats vers cette verrue (c'est ainsi que M. Caton désigne les lieux élevés et de difficile accès), et que, sur tes exhortations, sur tes ordres, ils s'en emparent; dès que les ennemis verront cette troupe, les plus braves et les plus déterminés d'entre eux accourront pour l'arrêter, et engageront une affaire qui les occupera tous. Les quatre cents soldats seront massacrés, sans aucun doute; mais toi, pendant que les ennemis seront occupés à les égorger, tu auras le temps de tirer l'armée de ce défilé; il n'y a pas, je crois, d'autre moyen de salut.
- Cet avis, dit le consul, me parait excellent; mais qui se chargera de conduire ces quatre cents soldats sur les hauteurs couronnées d'ennemis ? - Si tu ne trouves personne, reprit le tribun, sers-toi de moi pour tenter l'exécution de cette entreprise; je fais a mon général et à la république le sacrifice de ma vie.»
Le consul complimente et remercie le tribun. Les quatre cents soldats marchent à la mort, Cédicius à leur tête. Les ennemis, admirant leur audace, attendent pour voir où ils se dirigeront; mais dès que le général carthaginois comprend qu'ils s'avancent pour s'emparer des hauteurs, il détache contre eux tout ce qu'il y avait de plus intrépide dans son armée, tant en infanterie qu'en cavalerie. Les Romains sont enveloppés; dans cette position, ils se défendent avec énergie ; la victoire même est longtemps incertaine. Enfin le nombre l'emporte : les quatre cents tombent tous percés de coups d'épée, ou couverts de traits.
Le consul met à profit le temps du combat pour sortir du défilé et prendre une position sûre dans des lieux élevés. Mais je transcrirai les propres termes de Caton pour raconter le prodige que firent les dieux dans ce combat, en faveur du tribun qui commandait les quatre cents soldats :
« Les dieux immortels donnèrent au tribun un sort digne de sa bravoure. Couvert de blessures, il n en reçut aucune à la tête; ou le trouva parmi les morts, épuisé par la perte de son sang, respirant à peine; on l'emporta, il revint à la vie; plusieurs fois dans la suite il donna à sa patrie des preuves de son courage. Dans cette circonstance, s'il conduisit à la mort quatre cents soldats, il sauva le reste de l'armée. Mais malheureusement la gloire d'une belle action dépend beaucoup du théâtre où elle s'est passée. L'univers retentit des louanges du Lacédémonien Léonidas, qui aux Thermopyles montra un semblable courage; la Grèce, sa patrie, a exalté sa valeur, l'a immortalisée par des monuments, par des statues, par des tableaux, par des récits, par des éloges publics; elle a mis tout en usage pour témoigner sa reconnaissance, et l'on connaît à peine le nom d'un tribun qui n'a pas montré moins de courage,et qui a sauvé sa patrie. » C'est ainsi que M. Caton honore par son témoignage la vaillance de Q. Cédicius. Toutefois Claudius Quadrigarius, dans le troisième livre de ses Annales, dit que le tribun ne s'appelait pas Cédicius, mais Labérius.

VIII. Lettre remarquable des consuls C. Fabricius et Q. Émilius, au roi Pyrrhus, conservée par l'historien Q. Claudius.
Lorsque Pyrrhus était en Italie, et que, vainqueur dans deux batailles, il pressait de toutes parts les Romains, qu'un grand nombre de peuples de l'Italie passaient du côté du vainqueur, un certain Timocharès d'Ambracie, favori du roi, vint en secret trouver C. F'abricius, et s'offrit, pour un salaire, à empoisonner son maitre : ce qui serait d'autant plus facile, ajoutait-il, que ses fils étaient échansons du prince. Fabricius en écrit au sénat, qui envoie des ambassadeurs à Pyrrhus, avec ordre de ne point dénoncer Timocharès, mais de conseiller au roi d'agir avec plus de circonspection, et de se mettre en garde contre la trahison de ceux qui l'approchent le plus. Ce trait est ainsi rapporté par l'historien Valérius Antias. Mais Quadrigarius, dans le troisième livre de ses Annales, raconte que ce ne fut pas Timocharès, mais Nicias qui vint trouver le consul; que les ambassadeurs ne furent point envoyés par le sénat, mais par les consuls; que le roi écrivit au peuple romain une lettre d'éloges et de remerciements, et qu'il renvoya sans rançon tous les prisonniers romains.
Les consuls de cette année étaient C. Fabricius et Q. Emilius. Le texte de la lettre qu'ils écrivirent à Pyrrhus nous a été conservé par Claudius Quadrigarius :
« Les consuls romains au roi Pyrrhus, salut. Nous désirons toujours nous venger du mal que tu nous as fait, nous sommes toujours tes ennemis, et nous mettons tous nos soins à te faire la guerre. Mais pour donner à tous l'exemple de la loyauté, nous voulons sauver notre ennemi, afin de pouvoir en triompher plus tard. Un de tes courtisans, Nicias, est venu nous trouver pour nous demander quelle récompense il pouvait attendre de nous s'il mettait fin à tes jours. Nous avons rejeté ses propositions; nous lui avons dit qu'il ne devait rien attendre des consuls romains; en même temps il nous a paru bon de t'informer de ce projet criminel, afin que si l'on attentait à ta vie, aucun peuple ne crût que nous sommes les instigateurs du crime, et ne pensât que c'est par la ruse ou par la trahison soldée que nous combattons nos ennemis; si tu ne te tiens sur tes gardes, tu périras.»

IX. Ce qu'était le cheval de Séius, connu par un proverbe. Couleur des chevaux appelés "spadices", chevaux bais. Origine de ce mot.
Gabius Bassus, dans ses Commentaires, Julius Modestus, dans lé deuxième livre de ses Remarques mêlées, racontent l'histoire merveilleuse du cheval de Séius. Ce Cn. Séius, disent ces auteurs, avait un cheval, né à Argos, en Grèce; dont l'origine, si l'on en croit une tradition fort accréditée, remontait jusqu'à ces fameux coursiers que Diomède possédait en Thrace, et qu'Hercule, après avoir fait périr Diomède, conduisit de Thrace dans Argos.
C'était, dit-on, un cheval bai, d'une grandeur extraordinaire; il avait la tête haute, la crinière fournie et luisante, et possédait au plus haut degré toutes les autres qualités que l'on estime dans un cheval. Mais telle était la fatalité ou le sort funeste attaché à cet animal, que tous ceux qui le possédaient mouraient de mort violente après avoir perdu tout leur bien, à la suite d'affreux malheurs. Ainsi, son premier maitre, Cn. Séius, condamné à mort par M. Antoine, qui dans la suite fut triumvir, perdit la vie dans d'horribles supplices; à la même époque, le consul Cornélius Dolabella, partant pour la Syrie, attiré par la célébrité de ce coursier, passa par Argos; il fut saisi d'un vif désir de l'avoir, et il l'acheta cent mille sesterces. Or, la guerre civile ayant éclaté en Syrie, Dolabella lui-même fut assiégé et égorgé.
Bientôt le cheval passa de Dolabella à C. Cassius, qui avait assiégé ce dernier; on sait assez que Cassius, voyant la ruine de son parti, la déroute de son armée, périt d'une manière funeste, frappé de sa propre main. Vainqueur de Cassius, Antoine se fit amener le cheval déjà fameux de son adversaire; mais, peu de temps après l'avoir eu en sa possession, trahi par la fortune, abandonné des siens, il périt de la plus déplorable mort. De là ce proverbe appliqué souvent aux hommes que le malheur poursuit : "Cet homme a le cheval de Séius".
Tel est encore le sens de cette ancienne locution passée en proverbe : "L'or de Toulouse". En voici l'origine: le consul Q. Cépion, ayant pillé Toulouse, dans les Gaules, trouva beaucoup d'or dans les temples de cette cité; et on remarqua que ceux qui, dans le pillage, avaient pris de cet or, périrent tous d'une mort misérable et violente.
Gabius Bassus rapporte qu'il vit à Argos le cheval de Séius; il fut frappé de la beauté extraordinaire de cet animal, de sa vigueur et de la couleur: remarquable de sa robe. Cette couleur était comme nous l'avons dit plus haut; celle que les Latins appellent "phoeniceus", et les Grecs g-phoinix ou bien encore rouge foncé, parce que c'est le nom qu'on donne à une branche de palmier, arrachée de l'arbre avec son fruit.

X. Vertu et propriété du nombre sept, constatées par un grand nombre d'exemples. Faits nombreux cités par M. Varron, sur ce sujet, dans son traité des Semaines.
M. Varron, dans le premier livre de son ouvrage intitulé Semaines ou Images, traite fort au long de la vertu et de la propriété du nombre sept, que les Grecs appellent g-hebdomas. «Ce nombre, dit-il, forme dans le ciel la grande et la petite ourse, les Vergiliae, que les Grecs appelent g-Pleiades, pléiades; il forme aussi les étoiles que les uns appelent erraticae, planètes, et P. Nigidius errones. »
Les cercles célestes, qui ont pour centre l'axe du monde, sont aussi au nombre de sept: les deux plus petits, voisins de l'extrémité de l'axe, sont appelés pôles; leur petitesse empêche de les marquer sur la sphère armillaire. Le zodiaque lui-même renferme ce nombre sept : en effet, le solstice d'été arrive quand le soleil entre dans le septième signe, à partir du solstice d'hiver; de même le solstice d'hiver a lieu quand le soleil a parcouru sept signes, à partir du solstice d'été. On compte également sept signes d'un équinoxe à l'autre. Le temps que les alcyons emploient à construire leur nid sur l'eau, dans l'hiver, est aussi de sept jours. Varron ajoute que la révolution de la lune se fait en quatre fois sept jours : «En effet, dit-il, en vingt-huit jours elle revient au point d'où elle est partie. » Il cite Aristide de Samos comme étant l'auteur de cette observation. En cela, dit-il, il y a deux choses à remarquer : d'abord, que la lune décrit son cercle en quatre fois sept jours, c''est-à-dire en vingt-huit jours; et ensuite, que le nombre sept, ajouté à lui-même, forme, si l'on additionne toutes les unités depuis la première jusqu'à la dernière, le nombre vingt-huit, qui est celui de la durée de la révolution de la lune.
D'après le même auteur, le nombre sept a aussi une influence bien marquée sur la formation et la naissance de l'homme : « Lorsque le principe fécondant, dit Varron, a pénétré dans le sein de la femme, il s'amoncelle et se réunit pendant les sept premiers jours, et devient ainsi susceptible de recevoir une forme et une figure; au bout de quatre semaines, lorsque le foetus doit être un enfant mâle, la tête et l'épine dorsale se forment; après la septième semaine, vers le quarante-neuvième jour, l'homme est complétement formé. »
Voici une autre observation de Varron sur la puissance du nombre sept. Le foetus, de quelque sexe qu'il soit, ne peut naître viable et à terme avant le septième mois; depuis l'instant de la conception jusqu'à celui de la naissance, il reste ordinairement dans le sein maternel deux cent trente-six jours, c'est-à-dire quarante fois sept jours. Varron nous apprend en même temps que les nombres climatériques les plus dangereux sont ceux qui se composent du nombre sept. Les Chaldéens appellent nombres climatériques les époques où l'homme est menacé de la perte de la vie ou de ses biens. A tout cela Varron ajoute que la plus haute taille du corps humain est de sept pieds; ce qui me parait plus probable que le récit d'Hérodote, ce conteur de fables, qui, dans le livre premier de ses Histoires, rapporte qu'on a trouvé sous terre le corps d'Oreste, long de sept coudées; ce qui fait douze pieds un quart, à moins que l'on n'admette avec Homère que les hommes des premiers siècles étaient d'une stature plus élevée que ceux de notre époque, et que maintenant le monde vieillissant pour ainsi dire, tout dégénère, les choses et les hommes.
Voici d'autres faits cités par Varron : les dents poussent dans les sept premiers mois; il en sort sept de chaque côté; elles tombent à la septième année; et les molaires percent vers la quatorzième année. Les pulsations des veines, ou plutôt celles des artères, suivent une espèce de rhythme que détermine le nombre sept, d'après l'opinion des médecins qui guérissent par le secours de la musique; ils appellent ce mouvement g-dia g-tessarohn g-sumphohnia, c'est-à-dire l'harmonie formée du nombre quatre. Varron pense que les dan- gers des maladies augmentent dans les jours formés du nombre sept; et que les jours critiques ou décisifs, g-Kritikous g-eh g-krisimous, comme les appellent les médecins, sont le sept, le quatorze et le vingt et un de chaque mois. Une autre observation ne laisse pas de confirmer la vertu et la puissance du nombre sept: ceux qui veulent se laisser périr de faim ne meurent que le septième jour.
Telles sont les recherches soigneuses que Varron a faites sur le nombre sept; toutefois, il ajoute d'autres observations qui ne sont rien moins qu'intéressantes : par exemple, qu'il y a sept merveilles du monde; qu'il y eut sept sages; que dans les jeux, les chars doivent parcourir sept fois le Cirque; que sept chefs furent choisis pour assiéger Thèbes. Il termine en disant qu'il a bientôt vécu sept fois douze années; qu'il a écrit sept fois soixante-dix livres, dont il perdit un assez grand nombre, sa bibliothèque ayant été pillée pendant qu'il était proscrit.

XI. De quels pauvres arguments se sert Attius dans ses Didascaliques, pour prouver que le poète Hésiode est plus ancien qu'Homère.
On n'est point d'accord sur l'époque où vécurent Homère et Hésiode. Les uns prétendent qu'Homère est plus ancien qu'Hé- siode : de ce nombre sont Philochorus et Xénophanes; d'autres, qu'il est moins ancien : parmi ces derniers se trouvent le poëte L. Attius et l'historien Éphorus. Marcus Varron, dans le premier livre de ses Images, dit qu'il est assez difficile de savoir lequel de ces deux poètes est né le premier; mais qu'il n'est pas douteux qu'ils furent pendant quelque temps contemporains. A l'appui de son opinion, il cite une inscription tracée sur le trépied qui fut consacré par Hésiode sur le mont Hélicon. Le poëte Attius, dans le premier livre de ses Didascaliques, se sert de bien pauvres arguments pour établir qu'Hésiode est venu le premier. « Lorsqu'Homère, dit-il, au commencement de son Iliade, dit qu'Achille est le fils de Pélée, il néglige de nous apprendre quel est ce Pélée; sans contredit, il n'eût pas manqué de nous en instruire, si déjà Hésiode ne nous eût fait connaître ce personnage. De même, en parlant du Cyclope, il ne dit point qu'il n'a qu'un oeil; certes il n'eût pas passé sous silence un trait aussi remarquable, si Hésiode ne nous en avait instruit déjà dans ses vers. » On est encore beaucoup moins d'accord sur la patrie d'Homère. Selon les uns, il naquit à Colophon; selon les autres, à Smyrne; quelques-uns font de lui un Athénien, d'autres un Égyptien; Aristote affirme qu'il est natif de l'ile d'los. M. Varron, dans le livre premier de ses Images, place cette inscription au bas du portrait d'Homère : Cette chèvre blanche indique le lieu où repose Homère : car une chèvre blanche est la victime que les habitants d'los sacrifient à sa mémoire. Sept villes se disputent l'honneur d'avoir donné le jour à Homère : Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Ios, Argos, Athènes.

XII. Que P. Nigidius, savant distingué, en appelant un ivrogne "bibosus", se sert d'une expression inusitée et bien peu latine.
Dans ses commentaires sur la grammaire, P. Nigidius désigne un ivrogne par les mots de "bibax", de "bibosus". "Bibax" comme "edax", grand mangeur, est employé fréquemment. Je pourrais citer plusieurs exemples de l'emploi de ce mot, que je lis dans beaucoup d'auteurs; mais je n'ai trouvé "bibosus" que chez Labérius. On ne voit pas, non plus, de mot formé de cette façon: car "bibosus" n'est pas de la même espèce que "uinosus", "uitiosus", et autres mots semblables qui dérivent de substantifs et non de verbes. Labérius, dans un de ses mimes, le Marchand de sel, s'est servi de ce mot dans le vers suivant : "Non mammosa, non annosa, non bibosa, non procax". Qui n'a point de grosses mamelles; qui n'est ni vieille, ni buveuse, ni insolente.

XIII. Que Démosthène, pendant sa jeunesse, lorsqu'il était disciple de Platon, ayant entendu, par hasard, l'orateur Callistrate prononcer un discours dans l'assemblée du peuple, quitta l'école du philosophe pour suivre l'orateur.
Hermippus nous apprend que Démosthène, dans sa première jeunesse, allait souvent à l'Académie, où il suivait assidûment les leçons de Platon. Un jour, dit ce même Hermippus, Démosthène, sortant de chez lui pour se rendre, selon sa coutume, a l'école de son maître, voit un nombreux concours de peuple; il en demande la cause : on lui répond que cette multitude court entendre Callistrate. Ce Callistrate était un de ces orateurs publics d'Athènes que les Grecs appellent démagogues. Démosthène se détourne un instant de sa route pour s'assurer si le discours qui attirait tant de monde était digne d'un tel empressement. Il arrive , il entend Callistrate prononcer son remarquable plaidoyer sur Orope. Il est si ému, si charmé, si entrainé, qu'aussitôt, abandonnant Platon et l'Académie, il s'attache à Callistrate.

XIV. Que ces locutions, "dimidium librum legi", "dimidium fabula audiui", et autres semblables, ne sont pas correctes. Comment M. Varron démontre l'impropriété de ces termes, qui ne peuvent être justifiés par aucun exemple tiré des anciens.
"Dimidium librum legi", j'ai lu la moitié d'un livre, "dimidium fabulas audiui", j'ai entendu la moitié d'un récit, et autres locutions de ce genre, sont, de l'avis de Varron, incorrectes et vicieuses:
« L'expression propre est alors, dit-il, "dimidiatum librum, dimidiatam fabulam", et non "dimidium librum, dimidium fabulam legi". Mais si dans un setier on verse une hémine, il ne faudra pas dire, en parlant du demi-setier versé, "dimidiatus sextarius fusus", mais "dimidius". De même, si un homme à qui il est dû mille deniers en a reçu cinq cents, cette moitié payée sera désignée par "dimidium" et non par "dimidiatum". Au contraire, ajoute Varron, si je divise en deux parties égales une coupe d'argent que je possède en commun avec tel autre, je devrai dire, en parlant de la coupe, "dimidiatus scyphus meus", et non "dimidius"; en parlant de l'unedes deux parties d'argent de la coupe, par exemple de celle qui m'appartient, je dirai "dimidium meum", et non "dimidiatum"." Telle est la distinction savante que Varron établit entre "dimidium" et "dimidiatum". Il ajoute que ce n'est pas sans raison que Q. Ennius a dit dans ses Annales:
"Sicuti si quis ferat uas uinum dimidiatum". Comme si on apportait un vase à moitié plein de vin.
S'il s'agissait de la moitié restée vide, on la désignerait par le mot "dimidia", et non par "dimidiata". Au reste, nous allons donner le résumé de toute cette dissertation de Varron, où l'on trouve, il faut le dire, autant d'obscurité que de finesse : "Dimidiatum est presque le synonyme de dismediatum; il se dit d'une chose divisée en deux parties égales. Il ne convient donc qu'à un obet divisé. Dimidium, au contraire, se dit, non de ce qui est divisé, mais de l'une des deux parties de l'objet divisé. Ainsi, lorsque nous voulons faire comprendre que nous avons lu la moitié d'un livre, ou que nous avons entendu la moitié d'un récit; si nous disons : dimidium librum, dimidium fabulam, c'est une faute; car pour désigner un tout divisé, nous nous servons de dimidium, au lieu de dimidiatum. Lucilius a tenu compte de cette distinction dans ce passage
"Uno oculo, pedibusque duobus dimidiatus, Ut porcus;" Avec son poil unique et ses deux pieds fendus comme ceux d'un porc; et ailleurs :
"Quidni? Et scruta quidem ut uendat scrutariu' laudat, Praefractam strigilem, soleam improbu' dilnidiatam." Pourquoi non? Le fripier vante bien ses guenilles pour les vendre; le rusé coquin vous fait passer pour neuves une étrille brisée, une vieille sandale dont il ne reste que la moitié.
Dans son vinglième livre, il évite avec le plus grand soin de dire "dimidia hora"; il se sert de "dimidium horae" dans les vers suivants: "Tempestate sua, atque eodem uno tempore, et horae Dimidio, tribu' confectis duntaxat, eamdem Et quartam". Au bon moment pour lui, et juste dans le même espace de temps, au bout de trois heures et demie seulement, la mème et la quatrième.
Cependant il était aussi facile et aussi simple de dire: "Et hora Dimidia tribu' confectis"; mais il s'est bien gardé d'employer une locution impropre. Ainsi, il paraît évident qu'il ne laut pas dire "dimidia hora", mais tantôt "dimidiata hora", tantôt "dimidia pars horae". C'est pourquoi Plaute, dans les Bacchidis, dit : "dimidium auri", et non "dimidiatum aurum", la moitiéde l'or. Dans la Marmite, nous trouvons eucore: "dimidium obsonii", la moitié des provisions, au lieu de "dimidiatum obsonium". Voici le vers : "Ei adeo obsonii hinc iussit dimidium dari". Aussi a-t-il ordonné qu'on lui donnât la moitié des provisions.
Nous lisons dans les Ménechmes un vers où le poëte dit : "dimidiatus dies", et non "dimidius dies" : "Dies quidem iam ad umbilicum dimidiatus mortuu 'st". Déjà la moitié du jour est passée.
Caton, dans son traité sur l'Agriculture, dit : "Semez épais la graine de cyprès, comme on a coutume de semer le lin; criblez ensuite au-dessus de la terre à l'épaisseur d'un demi-doigt; puis aplanissez-la bien avec une planche, ou avec les pieds, ou avec la main". On voit que Caton met "dimidiatum digitum" et non "dimidium". On peut dire "dimidium digiti"; mais au mot "digitus", on ne peut appliquer que "dimidiatus".
En parlant des Carthaginois, Caton a dit encore : "Ils enterrèrent ces hommes jusqu'à la moitié du corps, "in terram dimidiatos", ils les entourèrent de feu, et les firent mourir ainsi". Enfin tous les auteurs qui ont écrit purement leur langue observent la règle que je viens de faire connaître.

XV. Que plusieurs personnes, ainsi que l'attestent l'histoire et la tradition, ont perdu la vie en apprenant la nouvelle d'un bonheur extrême et inattendu, suffoquées par la violence de leur émotion et par l'excès du saisissement.
Le philosophe Aristote raconte que Polycrite, femme noble de l'île de Naxos, expira en apprenant une nouvelle heureuse à laquelle elle ne s'attendait pas. Philippides, poète comique qui n'était pas sans mérite, après avoir remporté sur la fin de sa carrière, dans un concours poétique, une victoire qu'il n'osait espérer, mourut de même, au milieu de son triomphe, suffoqué par l'excès de sa joie. On connaît l'histoire de Diagoras de Rhodes. Ce Diagoras avait trois fils dans la fleur de l'âge : le premier s'était exercé au pugilat, le second au pancrace, le troisième à la course : il les vit tous trois vainqueurs et couronnés le même jour. Les trois jeunes gens, après avoir embrassé leur père, allèrent poser leur couronne sur sa tête, tandis que le peuple le saluait de ses acclamations et lui jetait des fleurs de toutes parts. Alors, dans le stade même, sous les yeux de la foule, Diagoras expira au milieu des embrassements et dans les bras de ses fils.
Nous lisons aussi dans nos annales que, dans le temps où l'armée romaine fut taillée en pièces à Cannes, une mère, avancée en âge, ayant reçu la nouvelle que son fils était mort, s'abandonna aux larmes et à la plus vive douleur. Cependant cette nouvelle était fausse, et le jeune homme, peu de temps après le combat, revint à Rome. En le voyant, sa mère, suffoquée par l'abondance et la vivacité de ses sentiments, succombant, pour ainsi dire, sous le poids accablant d'un si grand bonheur, rendit le dernier soupir à l'instant même.

XVI. Différents termes assignés à la naissance des enfants par les médecins et par les philosophes. Opinion des poêtes anciens à ce sujet. Plusieurs autres détails curieux sur le même sujet. Passage d'Hippocrate tiré de son traité sur les Aliments.
Des médecins et des philosophes illustres, s'occupant de l'époque de la naissance des enfants, ont recherché combien de temps l'homme reste dans le sein maternel. Voici l'opinion la plus accréditée et la plus vraisemblable : la femme qui a reçu le prinripe fécondant met au monde son fruit, rarement dans le septième, mois, jamais dans le huitième, très souvent dans le neuvième, assez souvent dans le dixième; la fin du dixième mois est le terme le plus reculé jusqu'auquel la gestation puisse se prolonger. C'est ce que dit un de nos anciens poëtes comiques, Plaute, dans sa comédie intitulée la Cassette :
"La femme avec laquelle il avait eu commerce mit au monde une fille à la fin du dixième mois". Ménandre, plus ancien encore, et très versé dans toutes les connaissances humaines, émet la mème opinion dans le vers suivant de la comédie de Plocium :
"La femme accouche au bout de dix mois".
Notre Cécilius, dans une comédie qui porte le même titre et qui roule sur le même sujet que celle de Ménandre, à laquelle il a fait de nombreux emprunts, met au nombre des mois où la femme peut accoucher le huitième, ce que Ménandre n'avait point dit. Voici le passage de Cécilius:
"Une femme peut-elle accoucher au dixième mois ? - sans doute, aussi bien qu'au neuvième, au septième et au huitième".
L'autorité de M. Varron nous donne lieu de croire que Cécilius n'a pas avancé cela au hasard, et que ce n'est pas sans réflexion qu'il n'a pas partagé le sentiment de Ménandre et. de plusieurs autres écrivains. En effet, dans le quatorzième livre de son traité sur les Choses divines, Varron nous apprend que quelque-fois des femmes ont accouché dans le huitième mois. Dans ce même livre, il ajoute que l'accouchement peut quelquefois n'avoir lieu qu'au onzième mois. Au reste, et il nous en prévient, ces deux assertions appartiennent à Aristote.
Un passage du traité d'Hippocrate sur les Aliments nous explique pourquoi les avis sont partagés au sujet de la possibilité des accouchements du huitième mois; le voici : « Les enfants naissent et ne naissent pas au huitième mois. » Cet aphorisme, obscur par trop de concision, et qui semble renfermer une contradiction, est développé en ces termes par le médecin Sabinus, lumineux commentateur d'Hippocrate : « Les enfants qui naissent par avortement au huitième mois paraissent vivants; mais ils ne le sont pas réellement puisqu'ils meurent un instant après : c'est une apparence de vie; ce n'est pas la force, la puissance de la vie. »
Les premiers Romains, suivant Varron, ne regardaient pas comme possibles ces accouchements au huitième mois; ils pensaient que le neuvième et le dixième mois étaient des époques fixées par la nature, et qu'en dehors de ces deux termes, l'accouchement ne pouvait être naturel. Le même auteur ajoute que cette opinion fut l'origine des noms qu'ils donnèrent aux trois Parques; ces noms viennent, en effet, de "parire", enfanter, et des adjectifs "nonus" et "decimus". « Parca, Parque, dit Varron, vient de "partus", par le changement d'une seule lettre; et Nona et Decima viennent des mois qui sont l'époque ordinaire de l'enfantement. »
Césellius Vindex dit dans ses Lectures antiques : « Les noms donnés aux trois Parques sont : Nona, Decuma, Morta. » Pour appuyer son opinion, il cite ce vers de l'Odyssée de Livius, le plus ancien de nos poètes : "Quand viendra le jour fixé par Morta"? Mais Césellius, critique peu judicieux, a tout bonnement pris pour le nom de l'une des Parques le mot Morta, qui n'est autre que la traduction du g-Moira des Grecs, destin, la Parque.
A ces renseignements sur la durée de la gestation, puisés dans différents ouvrages, je joindrai le récit d'un fait arrivé à Rome. Une dame de moeurs pures et honnêtes, dont on ne pouvait contester la vertu, accoucha dans le onzième mois qui suivit la mort de son mari. L'époque de son accouchement fit généralement croire qu'elle avait eu un commerce illicite depuis la mort de son mari, et on l'accusa, en vertu de la loi des décemvirs qui détermine que l'enfantement ne peut dépasser le dixième mois. Mais le divin Adrien, ayant à juger de l'affaire, décida que la femme pouvait accoucher au onzième mois. J'ai lu le décret lui-même, dans lequel Adrien, ayant à juger de l'affaire, décida que la femme pouvait accoucher au onzième mois. Dans ce décret, Adrien motive son jugement sur l'opinion des médecins et des philosophes anciens. Tout dernièrement, dans la satire de M. Varron, qui a pour titre le Testament, j'ai lu ce passage : « Si un ou plusieurs enfants m'arrivent au dixième mois, et s'ils sont aussi stupides que des ânes, je les déshérite; s'il m'en vient un dans le onzième mois, quoi qu'en dise Aristote, je ferai autant de cas d'Accius que de Titius. » Varron, pour faire comprendre sa pensée, cite ce vieux proverbe que l'on employait ordinairement pour dire qu'il n'y avait aucune différence entre deux choses : « Il en est d'Accitus comme de Titius. » Il veut faire entendre qu'il réserve le même sort aux enfants qui naissent au dixième et à ceux qui viennent au onzième mois. Si la femme ne peut porter son fruit jusqu'au onzième mois, il est difficile de comprendre pourquoi, dans Homère, Neptune dit à une jeune fille qu'il vient de séduire:
"Jeune fille, réjouis-toi de t'être unie à moi; l'année, en achevant sa révolution, te verra mettre au jour deux illustres rejetons : car les caresses des Immortels sont toujours suivies de la fécondité".
Je montrai ces vers à plusieurs grammairiens : les uns soutinrent qu'au temps d'Homère, comme dans le siècle de Romulus, l'année n'était pas de douze mois, mais seulement de dix; les autres pensaient qu'il convenait à la majesté du dieu que l'enfant dont il était le père grandit plus longtemps dans le sein de sa mère; d'autres me firent des réponses plus frivoles encore. Mais Favorinus me dit que le mot g-pleriplomenou ne signifiait pas que l'année était révolue, "confectus", mais seulement qu'elle était bien avancée, "affectus", mais il donna au mot "affectus" un sens qu'il n'a pas communément. "Affecta" est employé par M. Cicéron et par tous les bons écrivains de l'antiquité, pour désigner une chose qui n'est pas encore arrivée à sa fin; mais qui s'y achemine et s'en approche. Tel est le sens que Cicéron donne à ce mot dans son discours sur les Provinces consulaires.
Hippocrate, dans le livra precédemment cité, après avoir déterminé le nombre des jours nécessaires à la formation du foetus, et fixé le temps de l'accouchement au dixième ou au onzième mois, sans affirmer cependant que cette époque ne puisse varier, et ne soit retardée ou avancée, termine en disant : « L'accouchernent a lieu plus tôt ou plus tard : cet instant peut varier; mais quand nous disons plus tard, nous disons trop; quand nous disons plus tôt, nous disons trop encore. » Le sens de ces derniers mots est que, lorsque l'accouchernent a lieu plus tôt, il n'est pas avancé de beaucoup, et que, lorsqu'il est retardé, ce retard est bien court. Je me rappelle qu'à Rome, dans une affaire très importante, on examina avec le plus grand soin la question de savoir si un enfant de huit mois né vivant, et venant à mourir quelques instants après sa naissance, pouvait donner au père le droit des trois enfants. Il y eut un long débat : quelques-uns pensant que, la délivrance à huit mois n'étant pas un terme, il y avait avortement. Mais, puisque j'ai fait connaître l'opinion d'Homère sur l'accouchement au douzième mois, et tout ce que j'ai pu recueillir sur la délivrance au onzième mois, je ne dois pas passer sous silence ce que j'ai lu dans le septième livre de l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien. Comme la chose pourrait paraître peu vraisemblable, je cite les paroles mêmes de l'auteur : « Massurius rapporte que le préteur L. Papirius, devant lequel un plaideur réclamait une succession comme second héritier, l'adjugea, à son préjudice, à un errant que la mère déclarait avoir mis au monde au bout de treize mois; que le magistrat motiva son jugement sur ce qu'il ne croyait pas qu'il y ait véritablement d'époque fixe pour les accouchements. » Je trouve encore dans le même livre de Pline l'Ancien le passage suivant : « Le baîllement est mortel pendant l'enfantement; l'éternument, au moment de la conception, provoque l'avortement".

XVII. Que, d'après le témoignage des écrivains les plus graves, Platon acheta trois livres du pythagoricien Philolaüs, et Aristote quelques ouvrages du philosophe Speusippe pour des sommes qui passent toute croyance.
On dit que le philosophe Platon, quoiqu'il n'eût qu'un très modique patrimoine, acheta les trois livres du pythagoricien Philolaüs, au prix de dix mille deniers. Quelques auteurs assurent que cette somme lui avait été donnée par son ami Dion de Syracuse. Aristote acheta, dit-on encore, quelques opuscules du philosophe Speusippe, après la mort de l'auteur, trois talents attiques, somme qui équivaut à soixante-douze mille sesterces de notre monnaie. Timon, cet écrivain mordant, dans une satire intitulée Sille, où il donne un libre cours à sa causticité, apostrophe, en termes peu modérés, Platon, qui, comme nous l'avons dit, était fort pauvre, pour avoir acheté très cher un traité de philosophie pythagoricienne, et en avoir tiré tout le fonds de son fameux dialogue intitulé Timée. Voici les vers de Timon à ce sujet ;
"Et toi aussi, Platon, tu as été pris du désir de devenir un savant; tu as acheté à prix d'or un petit livre à l'aide duquel tu as fait ton apprentissage d'écrivain".

XVIII. Ce qu'on entend par sénateurs pédaires; d'où vient cette dénomination. Origine de ces termes d'un ancien édit maintenu par les consuls : "Les sénateurs et ceux qui ont le droit d'exprimer leur avis en plein sénat".
On pense généralement que l'on appelle sénateurs pédaires les membres du sénat qui ne donnaient pas leur avis de vive voix, mais qui accédaient aux suffrages de leurs collègues, en changeant de place. Mais lorsque les sénatus-consultes se faisaient par "discession", séparation de l'assemblée en deux côtés, est-ce que tous les sénateurs ne changeaient pas de place pour opnier?
Voici l'explication que Gabius Bassus nous a donnée de ce mot "pedarius" dans ses Commentaires. Dans les premiers temps de la république, dit cet auteur, les sénateurs qui avaient été revêtus de dignités curules jouissaient du droit honorifique de venir au sénat sur un char dans lequel était un siège sur lequel ils se plaçaient. Ce siège était, pour cette raison, appelé siège curule. Les sénateurs qui n'avaient pas encore été élevés aux premières dignités se rendaient à pied au sénat, et, pour cela, on les nommait sénateurs pédaires.
D'un autre côté, Marcus Varron, dans la satire Ménippée intitulée g-Hippokuohn, parle d chevaliers pédaires; il semble désigner par la les chevaliers qui, n'ayant pas encore été choisis par les censeurs pour faire partie du sénat, ne sont pas sénateurs, mais qui, eu égard aux fonctions élevées qu'ils ont remplies, ont le droit d'entrer au sénat et de voter. Il est certain, en effet, que ceux même qui avaient exercé les magistratures curules, s'ils n'avaient pas été élus par les censeurs, n'étaient point sénateurs; que les derniers inscrits n'étaient point appelés à donner leur avis de vive voix, mais qu'ils se portaient d'un côté ou de l'autre pour adopter l'avis des plus anciens membres de l'assemblée. C'est ceque signifie cet édit emprunté d'un autre temps, dont les consuls se servent, pour conserver un ancien usage, lorsqu'ils convoquent le sénat. On trouve ces mots dans cet édit : « Les sénateurs et ceux qui ont le droit de donner leur avis dans le sénat. » Je ne dois pas, non plus, oublier ici un vers de Labérius, tiré de son mime intitulé l'Écriture : "L'avis d'un sénateur pédaire est une tète sans langue". Beaucoup de personnes altèrent ce mot d'une manière barbare car on dit souvent "pedaneus" pour "pedarius".

XIX. Explication du mot "parcus" par Gabius Bassus; étymologie qu'il en donne. De quelle manière et dans quels termes Favorinus, tout en se moquant, réfuta cette opinion de Gabius.
Toutes les fois que l'on dînait chez le philosophe Favorinus, lorsque chacun était à sa place, et que la table était servie, un esclave placé près des convives faisait une lecture dans un auteur grec ou latin; c'est ainsi qu'un jour, où j'étais invité, j'entendis lire le traité de l'Origine des mots et des noms, de Gabius Bassus, savant distingué. On en vint au passage où l'auteur dit : « "Parcus" est un mot composé; c'est l'équivalent de "par arcae", semblable à une cassette : en effet, comme une cassette enferme tout et garde fidèlement ce qu'on lui confie, de même l'homme économe, sachant se contenter de peu, garde et conserve tout comme la cassette, "sicuti arca". Voilà l'étymologie de "parcus", qui est la même chose que "par arcae". » Favorinus n'eut pas plutôt entendu ces paroles : « il me semble, dit-il , que ce Gabius Bassus cherche une étymologie bien minutieuse, bien ridicule et bien bizarre, au lieu de nous donner la véritable. Car si on peut donner libre cours à son imagination, pourquoi ne dirait-on pas, avec plus de vraisemblance, que "parcus" est une forme abrégée de "pecuniarcus", puisque le propre de l'homme économe est de faire tous ses efforts pour ménager l'argent et pour empêcher la dépense, "pecuniam arcere". Pourquoi, ajouta-t-il, ne pas adopter l'explication qui est en même temps la plus vraie et la plus simple? car "parcus" n'est formé ni de "arca", ni de "arcere", mais de "parum", peu, ou de "paruus", petit".

LIVRE IV

I. Récit d'un entretien à la manière de Socrate que le philosophe Favorinus eut avec un grammairien plein de jactance. Citation, amenée dans la conversation, d'un passage de Q. Scaevola, où ce dernier donne du mot penus une définition qui n'a paru ni juste ni complète. Un jour qu'une foule de personnes de tout rang attendaient, dans le vestibule du palais Palatin, le moment de saluer César, un grammairien, au milieu d'un groupe de savants où se trouvait le philosophe Favorinus, se mit à débiter, en vrai pédant d'école, de savantes niaiseries sur les genres et les cas des noms, fronçant le sourcil et donnant à sa voix et à son maintien une gravité qui l'eût fait prendre pour un interprète des oracles de la Sibylle. Tout à coup, s'adressant à Favorinus, quoiqu'il le connût fort peu « Quant au mot penus, provisions de ménage, dit-il, on lui a donné aussi différents genres, on l'a décliné de plusieurs manières ; car les anciens ont dit "hoc penus, haec penus", et au génitif, "peni, peneris, peniteris, penoris". Remarquons encore que le mot mundus, toilette, parure, qui est du masculin partout ailleurs, est du neutre dans les vers suivants de la seizième satire de Lucilius : "Legauit quidam uxori mundum omne penumque, Quid mundum? quid non? nam quis diiudicet istuc"? Un mari légua à se femme tout son mundum et tout son penus. Mais ce mundum, qu'est-ce ? et que n'est-ce pas ? Car qui peut déterminer cela ? Et notre homme de continuer d'étaler sa science, et d'étourdir tout le monde de témoignages et de citations. Enfin, ennuyé à cette jactance, Favorinus l'interrompit d'un ton calme : « Illustre professeur, dont j'ignore le nom, lui dit-il, tu viens de nous apprendre beaucoup de choses que nous ignorions assurément et que nous étions fort peu désireux de savoir. En effet, que m'importe à moi, et à celui avec qui je parle, de quel genre est penus ou comment je le décline, puisqu'il a été décliné de différentes manières sans barbarisme ? Mais ce qui pique ma curiosité c'est de savoir ce que veut dire penus ; dans quel sens est pris ce mot, afin de ne pas m'exposer à désigner par des termes impropres des objets d'un usage journalier, comme font les esclaves étrangers qui s'essayent à parler latin. - La réponse est facile, reprit notre grammairien ; qui ne sait que penus désigne le vin, le blé, l'huile, les lentilles, les fèves, et autres choses semblables. - Mais, demanda Favorinus, peut-on aussi se servir de penus pour désigner du millet, du panic, du gland, du l'orge ? car toutes ces chose-là sont à peu près semblables, » Comme le grammairien, embarrassé, hésitait à répondre : « Ne te tourmentes pas l'esprit, ajouta Favorinus, pour savoir si tout cela fait partie de penus, je ne te demande pas de nommer les objets désignés par penus, mais de me faire connaître le sens du mot penus lui même, de me le définir par le genre et par les différences. - De quels genres, de quelles différences parles-tu, dit l'autre, je ne te comprends pas ? - Tu me demandes, reprend Favorinus, une chose fort difficile ; c'est d'expliquer plus clairement une chose qui est clairement expliquée ; n'est-il pas, en effet, généralement reconnu que toute définition procède par le genre et par les différences ? Cependant, si tu veux que je commence par te mâcher les morceaux, comme on dit, je le ferai pour t'être agréable. » Puis il commença en ces termes : « Si je te demandais de définir l'homme, tu ne me répondrais pas, je suppose, que nous sommes l'un et l'autre des hommes car ce serait montrer des hommes et non dire ce que c'est que l'homme. Mais, je le répète, si je te prie de me définir l'homme, tu me répondrais certainement que l'homme est un animal mortel, doué de raison et d'intelligence ou tu me donnerais toute autre définition qui distinguerait l'homme de tous les autres animaux. Or, maintenant, je te demande de me dire ce que c'est que penus, et non de me citer tel ou tel objet désigné par ce mot. » Alors notre fanfaron, baissant la voix et le ton : « Je n'ai jamais appris ni désiré apprendre la science de la philosophie, dit-il ; et si j'ignore si l'orge fait partie du penus, et comment on peut définir ce mot, ce n'est pas une raison pour que je manque de littérature. » Eh ! sache donc, dit alors en riant Favorinus, que la définition du mot penus ne rentre pas plus dans notre philosophie que dans ta grammaire. En effet, tu te rappelles, je pense, que l'on a coutume de discuter pour savoir ce que Virgile a voulu dire par ces mots ; "penum instruere longam" ou "longo ordine" ; car tu n'ignore pas que ces deux leçons se trouvent dans ce poète. Mais, pour te rassurer, je vais te dire que les plus savants interprètes du droit ancien, ceux que l'on a honorés du nom de sages, n'ont pu donner du penus une définition bien satisfaisante. On sait, en effet, comme Q. Scévola a défini ainsi penus : « Penus est ce que l'on boit et ce que l'on mange. Comme le remarque Mucius, par ce mot on doit entendre les choses dont on fait provision d'avance pour le repas du père de famille ou de ses enfants, et pour celui de toutes les personnes chargées des travaux tant du père de famille que de ceux de ses enfants. Penus ne peut pas se dire de ce que l'on prépare chaque jour pour le boire et le manger du matin et du soir : mais ce qu'on entend au juste par ce mot, ce sont les objets de consommation serrés et mis en dépôt pour un usage assez long ; le mot penus vient de ce que ces objets ne se trouvent pas sous la main, mais qu'ils sont serrés et renfermés dans un endroit retiré de la maison, intus ou penitus, » « Bien que mes goûts m'aient dirigé vers l'étude de la philosophie, reprit Favorinus, je n'ai pas cru que ces connaissances fussent inutiles, parce qu'il me paraît aussi honteux pour des citoyens romains, parlant la langue latine, de ne pas désigner un objet par le mot propre, que ridicule de ne point nommer quelqu'un par son nom. » C'est ainsi que Favorinus savait changer une conversation banale, froide et minutieuse, en un entretien instructif et utile pour ses auditeurs; ce qu'il faisait sans affectation, sans pédantisme, tout en ayant le talent de faire naître ses observations du sujet même. Quant au mot penus, j'ai cru qu'il était bien, pour compléter ces détails, de consigner ici ce qu'avance Servius Sulpicius dans sa critique des chapitres de Scévola : « Catus Elius, dit-il, soutient que le penus désigne non seulement ce que l'on boit, ce que l'on mange, mais encore l'encens, la cire et autres choses analogues dont on fait provision. » Massurius Sabinus, dans le deuxième livre de son traité du Droit civil, comprend aussi dans le penus ce que l'on achète pour nourrir les chevaux du maître de la maison. Il dit même que le bois, les fagots, le charbon qui servent à la préparation des aliments y sont compris par quelques-uns; mais que, quand un propriétaire retire du même fonds de terre des produits dont il se sert pour son usage propre et dont il trafique, le mot penus ne doit s'appliquer qu'aux objets mis on réserve pour la consommation de l'année entière.

II. En quoi diffèrent les mots "morbus" et "uitium" ; leur signification dans les édits des édiles. Si la rédhibition existe pour les eunuques et les femmes stériles. Diverses opinions émises à ce sujet. Dans un arrêté des édiles curules, à l'article qui a rapport à la vente des esclaves, on lit : « Ayez le soin de dresser chacune de toutes les listes de vente de manière qu'on puisse facilement voir les maladies, les vices des esclaves ; s'assurer s'ils sont fugitifs ou vagabonds, ou s'ils sont sous le coup d'une condamnation. » Les anciens jurisconsultes, se rendant compte de cet édit, ont examiné ce qu'il fallait entendre par esclave malade, morbosus, par esclave vicieux, uitiosus, et quelle est la différence entre les mots uitium, vice, et morbus, maladie. Caelius Sabinus, dans son traité sur l'Edit des édiles curules, rapporte que Labéon définit ainsi ce qu'on doit entendre par maladie, morbus : « La maladie est un état du corps contre nature, qui prive les organes de leur puissance. » Il ajoute que tantôt la maladie gagne tout le corps, tantôt une partie : le corps entier, dans la fièvre ou la phtisie ; une partie du corps, dans la cécité, la faiblesse de jambes. Le bégaiement, dit-il, une difficulté pour parler, sont plutôt des vices que des maladies : c'est ainsi qu'un cheval qui mord, qui rue, n'est pas malade, mais vicieux. Sans aucun doute, le sujet malade est en même temps vicieux ; mais la proposition inverse n'est pas exacte : car le sujet vicieux, uitiosus, peut n'être pas malade, morbosus, C'est pourquoi, en parlant d'un homme malade, jamais on ne dira : « De combien ce vice diminuera-t-il son prix ? "quanto ob id uitium minoris erit". On s'est demandé si c'est une contravention à l'arrêté des édiles, de vendre un eunuque en laissant ignorer à l'acheteur que l'esclave a perdu les organes de la virilité. Labéon, dit-on, affirme que c'est un cas de rédhibition, l'esclave étant malade, morbosus ; il soutient même qu'en vertu de cet édit, on pourrait poursuivre ceux qui auraient vendu des truies stériles. Trébatius combat Labéon au sujet des femmes stériles, quand elles le sont de naissance. Labéon pense que c'est un cas de rédhibition, la femme étant malade. Trébatius lui oppose, d'après l'édit, "qu'on ne pas rompre le marché si la femme est stérile de naissance." Mais la santé de la femme s'est dérangée, si de ce dérangement il en résulté dans les organes une altération qui l'empêche de concevoir, elle n'est plus saine, et peut être rendue à son vendeur. L'esclave myope, luscitiosus, aussi bien que celui qui n'a pas de dents, a donné lieu à une discussion : les uns pensent qu'on peut toujours avoir recours contre le vendeur ; les autres n'admettent la rédhibition que lorsque l'infirmité serait venue à la suite d'une maladie. Selon Servius, le brèche-dents peut être rendu à son premier maître ; Labéon le nie : « Beaucoup d'hommes, dit-il, sont privés de quelques dents, et ne sont pas pour cela réputés malades ; et il serait absurde de dire que les hommes naissent infirmes, parce que les enfants viennent au monde sans avoir de dents. » Il ne faut-pas omettre ici ce que nous trouvons dans les écrits des anciens jurisconsultes, savoir, qu'il y a une différence entre morbus, maladie, et uitium, vice. Le vice, disent ils, est permanent, la maladie est passagère. S'il en est ainsi, ni l'aveugle ni l'eunuque ne sont malades ; ce qui combat l'opinion émise par Labéon, et que je viens de citer. Voici un passage que j'ai extrait du deuxième livre du traité de Droit civil de Massurius Sabinus. « Le fou furieux, le muet, celui qui a un membre brisé ou mutilé, celui qui est atteint d'une infirmité qui le rend impropre au service, sont réputés malades, morbosi; celui qui a la vue courte n'est pas regardé comme plus malsain que celui qui marche avec difficulté. »

III. Que Rome ne vit point de procès entre époux, sur la possession de la dot, avant le divorce de Carvillus. Signification du mot pellex ; son origine. On rapporte que cinq cents ans après la fondation de Rome, on n'avait encore vu ni dans Rome ni dans le Latium aucun procès occasionné par la reprise des biens de la femme, ni aucune de ces conventions relatives au divorce, mentionnées dans les contrats. Personne, en effet, ne songeait à ces précautions, le divorce étant encore sans exemple. Servius Sulpicius, dans son traité des Dots, a écrit que les conventions relatives au bien de la femme avaient été jugées nécessaires, pour la première fois lorsque Spurius Carvillus, surnommé Ruga, homme noble eut divorcé avec sa femme, parce qu'un vice de conformation empêchait celle-ci de lui donner des enfants. Ce fait se passait cinq cent vingt-trois ans après la fondation de Rome, sous le consulat de M. Attiltus et de P. Valérius. Ce Corvillus, dit-on, loin d'avoir de l'aversion pour la femme qu'il répudia, l'aimait beaucoup pour la pureté de ses mœurs mais il sacrifia son amour et ses affections à la religion du serment, parce qu'il avait juré devant les censeurs qu'il se mariait pour avoir des enfants. La femme qui vivait en concubinage avec un homme marié était regardée comme infâme et appelée pellex, comme nous l'apprend une loi très ancienne que l'on fait remonter jusqu'au roi Numa : « Que la concubine ne touche point à l'autel de Junon ; si elle y touche, que, les cheveux épars, elle vienne immoler une jeune brebis à la déesse. » Le mot pellex, de là pellicere, attirer par la flatterie, vient de g-pallax, jeune fille, dont on a fait g-pallakis; concubine. Comme tant d'autres, il est emprunté à la langue grecque.

IV. Ce que Servius Sulpicius dans son livre sur les dots, a dit sur les conventions légales et les coutumes des fiançailles chez les anciens Romains. Servius Sulpicius, dans son traité sur les Dots, nous instruit des formes légales qui précédaient les fiançailles, et des conventions observées dans cette circonstance par les habitants du cette partie de l'Italie que nous appelons Latium : « Celui qui voulait se marier, dit-il, faisait à celui qui devait lui donner une femme la promesse de la prendre pour épouse ; de son côté, celui qui avait promis une épouse s'engageait à la donner. Ce contrat, ces conventions réciproques, ces stipulations, s'appelaient "sponsalia", fiançailles ; la femme promise était appelée "sponsa", fiancée ; celui qui promettait de la prendre, "sponsus", fiancé. Si après ce traité et ces conventions, l'épouse n'était pas donnée; si le fiancé manquait à sa parole, la partie lésée, en vertu du contrat, pouvait se pourvoir on justice. Les juges connaissaient de l'affaire; le tribunal s'informait de la cause qui avait empêché de livrer ou d'accepter la fiancée: si les raisons alléguées n'étaient pas valables, celui qui avait manqué à sa parole était puni d'une amende plus ou moins forte, selon que le dommage causé par le refus de donner ou d'accepter la fiancée était plus ou moins grand pour la partie lésée. » Servius dit que ces proscriptions légales furent observées jusqu'à l'époque où le droit de citoyen romain fut accordé à tout le Latium par la loi Julia. Nératius rapporte les mêmes particularités au sujet des fiançailles, dans son livre sur les Noces.

V. Trait de perfidie des aruspices étrusques, qui donne lieu à ces vers que les enfants chantaient dans toute la ville de Rome. Un mauvais conseil est surtout mauvais pour celui qui le donne. La statue élevée dans le comitium de Rome, en l'honneur d`Horatius Coclès, ce courageux citoyen, fut un jour frappés par la foudre. Pour purifier par des sacrifices expiatoires les lieux foudroyés, on fit venir des aruspices de l'Etrurie. Ces derniers par haine et par ressentiment national contre la peuple romain résolurent de faire cette expiation d'une manière funeste. Ils conseillèrent donc méchamment de transporter cette statue dans un endroit plus bas, environné d'une enceinte de maisons qui interceptaient de tous côtés les rayons du soleil. Les Romains se laissèrent persuader. Mais la perfidie des aruspices ne tarda pas à être découverte ; ils furent dénoncés au peuple, avouèrent leur crime et furent mis à mort. Ensuite les vrais principes ayant été reconnus, on décida que la statue serait replacée dans un lieu découvert. On la mit donc sur l'esplanade où est bâti le temple de Vulcain ; et ce changement fut heureux pour le peuple romain. Alors, pour perpétuer le souvenir du crime des aruspices et de la vengeance qu'on en avait tirée, on fit, avec assez d'à-propos ce vers que les enfants de Rome chantèrent dans toute la ville : "Un mauvais conseil est surtout mauvais pour celui qui le donne". Cette anecdote touchant la perfidie des aruspices et le vers iambique qui la rappelle, sont consignés dans la onzième livre des Grandes Annales, et dans le premier livre des Faits mémorables de Verrius Flaccus. Ce vers parait être une imitation d'un vers grec du poète Hésiode : "Un mauvais dessein est surtout mauvais pour celui qui le conçoit".

VI. Termes d'un ancien sénatus-consulte ordonnant l'offrande des grandes victimes parce que dans le sanctuaire du temple de Mars les javelots de ce dieu s'étaient agités d'eux-mêmes. Ce qu'on appelle "hostiae succidaneae", "porca praecidanea". Capiton Attelus a appelé certaines fêtes "praecidanea". On sait qu'à Rome, aussitôt qu'un tremblement de terre a été annoncé quelque part, on s'empresse de conjurer la colère divine par des offrandes. C'est d'après cet usage, qu'un jour, comme je l'ai lu dans les anciennes annales, le sénat ayant été informé que les javelots de Mars s'étalent agités d'eux-mêmes dans le sanctuaire, rendit, sous le consulat de M. Antoine et du A. Postumius, un sénatus-consulte dont voici les termes « C. Julius fils de Lucius, souverain pontife, ayant annoncé que les javelots de Mars se sont agités d'eux-mêmes, au fond du sanctuaire, dans le palais des pontifes, le sénat a décidé que le consul M. Antoine apaisera Jupiter et Mars par l'offrande des grandes victimes ; qu'il sacrifiera aux autres divinités qu'il croira devoir être conjurées qu'il sera approuvé en tout ce qu'il fera ; que s'il est indispensable de multiplier le nombre dos victimes, "si quid succidaneis opus esset", on en offrira au dieu Robigus. » Quelles sont ces victimes appelées succidaneae par le sénat? On a souvent cherché quel est le sens de ce mot. Dans l'Epidicus de Plaute, on lit deux vers qui ont fixé l'attention des savants, parce qu'un y trouve le mot succidaneus : "Men' piacularem oportet fieri ob stultitiam tuam, Ut meum tergum stultitiae tuae subdas succidaneum" Faut-il que j'expie ta sottise, et que mon dos porte la peine de ta folie ? Remarquons d'abord que succidaneae est pour succedaneae, la voyelle e ayant été changée en i, ce qui arrive souvent dans les mots composés; il faudrait donc dire succedaneae : ce qui s'entend des victimes que l'on conduisait à l'autel pour être immolées, si le premier sacrifice était insuffisant pour apaiser la colère des dieux ; victimes qui étaient immolées à la suite des premières, succidebantur, pour achever l'expiation commencée ; l'origine du mot succidaneae, dans lequel l'i est long et non bref, comme le prononcent quelques personnes, qui, en cela, font une faute grossière. Par la même raison, on appelle hostiae succidaneae celles qui sont immolées la veille des sacrifices solennels, porca praecidanea la truie que l'on immole à Cérès avant que la moisson nouvelle commence à croître, lorsque dans la maison où il est mort quelqu'un en a négligé de faire les imprécations d'usage, ou qu'on les a faites sans observer les rites ordinaires. Tout le monde sait le sens des expressions que je viens de citer : porca praecidanea, hostiae precidaneae ; mais on ignore généralement qu'il est aussi des fêtes que l'en appelle feriae praecidaneae. C'est pourquoi j'ai consigné ici un passage d'Ateius Capiton, extrait du cinquième livre de son traité sur le droit des pontifes, où l'on trouve cette expression : « Le grand pontife Tib. Coruncanius, ayant annoncé les fêtes praecidanae pour un jour regardé comme funeste, le collège des pontifes arrêta que l'on ne devait pas se faire scrupule de désigner un tel jour pour la célébration de ces fêtes. »

VII. Sur une lettre du grammairien Valerius Probus à Marcellus touchant l'accentuation de quelques mots carthaginois. Le grammairien Valérius Probus, un des hommes les plus érudits de son temps, voulait que l'on prononçât Hannibalem, Hasdrubalem, Hamilcarem, comme si la pénultième était marquée d'un accent circonflexe ; c'est ce que prouve la lettre qu'il écrivit à Marcellus, et dans laquelle il prétendait que Plaute, Ennius et beaucoup d'autres auteurs anciens n'avaient pas adopté une autre accentuation. Toutefois, pour appuyer son opinion, il ne cite qu'un vers d'Ennius qu'il tire de son livre intitulé Scipion. Ce vers iambique de quatre mètres serait faux, si la troisième syllabe du mot Hannibalis n'était pas marquée d'un accent circonflexe. Voici le vers d'Ennius : "Qui propter Hannibalis copias considerant". Ceux qui s'étaient arrêtés non loin des troupes d'Annibal.

VIII. Mot de C. Fabricius sur Cornelius Rufinus, homme avare, qu'il avait fait désigner pour le consulat, quoiqu'il eût pour lui de l'aversion et de la haine. Fabricius Luscinus s'acquit beaucoup de gloire par ses hauts faits. P. Cornélius Rufinus était de son côté un guerrier plein de bravoure, un général habile et expérimenté, mais un homme d'une rapacité et d'une avarice insatiables. Fabricius n'estimait pas ce dernier, et, loin d'avoir de l'amitié pour lui, il le haïssait même à cause de son caractère. Cependant ce Rufinus, briguant le consulat dans des circonstances très difficiles pour la république, et n'ayant pour compétiteur que des hommes sans énergie et sans capacité, Fabricius employa tout son crédit pour que les suffrages se portassent sur ce Rufinus. Comme on s'étonnait généralement que Fabricius secondât un homme d'une avarice sordide, et qu'il détestait ouvertement ; « Qu'on ne s'étonne pas dit-il, si j'aime mieux être pillé que vendu. » Dans la suite, Fabricius, devenu censeur, chassa du sénat ce même Rufinus, bien qu'il eût été deux fois consul et dictateur, comme coupable de déployer un trop grand luxe, et d'avoir dix livres de vaisselle d'argent. Ce mot de Fabricius, que je viens de rapporter, se trouve dans la plupart des historiens; mais Cicéron rapporte, dans le deuxième livre de l'Orateur, que Fabricius s'adressa à Rufinus lui-même, qui venait le remercier de son concours, pour lui faire entendre que les remerciements étaient inutiles. Voici les paroles mêmes de Cicéron : « Un genre assez heureux de plaisanterie c'est de profiter d'une circonstance peu importante ou même d'un seul mot, pour laisser voir sa pensée. P. Cornélius, à qui l'on reprochait son avarice et ses déprédations, passait en même temps pour un général brave et habile. Comme il remerciait C. Fabricius de lui avoir, malgré son inimitié, donné sa voix pour le consulat, dans un temps où Rome soutenait une guerre dangereuse ; « Ne me remercie pas, lui dit celui-ci, j'ai mieux aimé être pillé que vendu. »

IX. Ce que signifie proprement "religiosus" ; différentes significations attribuées à ce mot. Ce que Nigidius Figulus en dit dans ses Commentaires. Nigidius Figulus, qui est, selon moi, le plus savant des romains après M. Varron, cite, dans le douzième livre de ses Commentaires sur la grammaire, un vers tiré d'un ancien poème, et vraiment digne d'être remarqué; le voici ; "Religentem oportet esse ; religiosum nefas". Il faut être religieux, et non pas superstitieux. Nigidius ne nous apprend pas quel est l'auteur de ce vers ; il dit encore dans le même endroit : « Les mots terminés en -osus, comme uinosus, adonné au vin, mulierosus ; passionné pour les femmes; religiosus, superstitieux ; nummosus, avare, indiquent toujours un excès de la chose dont il agit : c'est pourquoi religiosus désignait celui qui se soumettait à des pratiques superstitieuses, exagérées, et était pris en mauvaise part.» Mais Nigidius ne donne pas toute l'étendue du sens de ce mot. Religiosus a souvent une autre signification ; il se dit de l'homme chaste et pur, scrupuleux observateur de ses devoirs, qui ne sort jamais des règles, des limites de ce qui doit être fait. Ce mot s'employait encore de différentes manières, et même il a deux sens bien distincts dans les expressions dérivées, telles que les suivantes ; religiosi dies, religiosa delubra. On appelle religiosi dies les jours malheureux, les jours de mauvais augure pendant lesquels on ne peut ni offrir de sacrifices, ni entreprendre aucune affaire, le vulgaire ignorant les appelle à tort jours néfastes, M. Cicéron, dans le neuvième livre de ses Lettres à Atticus, s'exprime ainsi: « Nos ancêtres ont voulu que la journée du la bataille de l'Allia fût regardée comme plus funeste que celle de la prise de Rome, parce que le second de ces malheurs fut la suite du premier. Aussi l'anniversaire de la première journée a été mis au rang des jours appelés religiosi, tandis que celui de la seconde est oublié. » Cependant le même M. Tullius, dans son discours sur les Droits des accusateurs, emploie l'expression delubra religiosa par laquelle il n'entend pas des temples attristés par de mauvais présages, mais des lieux qui inspirant le respect par leur majesté et leur sainteté. Massurius Sabinus, dans ses Commentaires sur les mots indigènes, définit ainsi religiosus : « Par ce mot, dit-il, on désigne des choses qu'un caractère de sainteté semble mettre à l'écart et placer loin du nous ; il dérive de relinquo, comme cerimoniae, tire son origine de carere. » D'après cette interprétation de Sabinus, les temples, les lieux consacrés, dont la sainteté ne saurait être trop grande, l'excès ici ne méritant point le blâme comme dans les autres choses, sont appelés religiosa, parce qu'ils doivent être visités, non par une foule impudente et grossière, mais par des personnes chastes et pures, qui accomplissent les cérémonies avec un pieux recueillement, et parce qu'ils doivent être plus redoutés que fréquentés du vulgaire ; tandis que les jours religiosi sont ceux que nous évitons, que nous laissons, relinquimus, comme marqués d'un funeste présage. Voilà pour quoi Térence, dans le Bourreau de soi-même, dit : "Tum, quod dem ei, recte est. Nam, nihil esse mihi, relligio est" Cependant, pour lui donner, c'est bien. Je n'ose pas avouer que je n'ai rien. Si, comme le dit Nigidius, tous les noms terminés en -osus indiquent un excès, un abus, et renferment une idée de blâme, comme uinosus, adonné au vin, mulierosus, passionné pour les femmes, verbosus, verbeux, morosus, morose, famosus, mal famé ; pourquoi ingeniosus, ingénieux, formosus, beau, officiosus, officieux, speciosus, spécieux, dérivés de ingenium, forma, officium ; disciplinosus, docile ; consiliosus, de bon conseil, uictoriosus, victorieux, employé dans ce sens par M. Caton ; pourquoi facundiosus, éloquent, dont Sempronius Asellius s'est servi au troisième livre de ses Annales, dans la phrase suivante : "Facta sua spectari oportere, non dicta, si minus facundiosa essent", il fallait le juger par ses actes, et non sur le plus ou moins d'éloquence de ses paroles ; pourquoi, dis-je, tous ces mots n'expriment-ils jamais un blâme, mais au contraire toujours un éloge quoiqu'ils désignent une chose portée à l'excès ? Est-ce parce que l'excès est blâmable dans les choses désignées par les mots que nous avons cités ? Ainsi le crédit, gratia, s'il est excessif et sans bornes ; les moeurs, mores, si elles renferment autant de mauvaises qualités que de bonnes ; la conversation, uerba, si elle est longue, insignifiante et monotone ; la renommée, fama, si par son excès elle trouble le repos et fait naître l'envie, ne sont ni louables ni utiles ; tandis que l'esprit, ingenium, le devoir, officium, la beauté, forma, la science, disciplina, la prudence dans les conseils, consilium, la victoire, uictoria, l'éloquence, facundia, sont autant de qualités précieuses qui ne doivent point avoir de bornes ; plus elles sont grandes, portées à l'extrême, plus elles ont droit à nos hommages.

X. Sur la manière de recueillir les suffrages dans le sénat. Scène qui eut lieu entre le consul C. César et Caton, qui voulait parler pendant tout le jour. Avant la loi qui règle aujourd'hui les délibérations du sénat, on changea souvent la manière de recueillir les suffrages tantôt l'on commençait à recueillir les avis par celui que les censeurs avaient élu prince du sénat ; tantôt par les consuls désignés. Cependant quelquefois les consuls, disposant de cette distinction en faveur d'un sénateur qu'ils voulaient honorer de cette marque de déférence et d'amitié, ne se conformaient pas à l'usage adopté; mais lorsqu'on dérogeait à cet ordre, on avait le soin de s'adresser toujours à un personnage consulaire. On rapporta que C. César, lorsqu'il était consul avec M. Bibulus, n'honora de cette distinction que quatre sénateurs : de ce nombre se trouva M. Crassus ; toutefois, quand César eut marié sa fille à Cn. Pompée, il réserva cet honneur à son gendre. Il s'en expliqua même devant le sénat, et rendit compte de cette conduite, ainsi que nous le rapporte Tiron Tullius, affranchi de M. Cicéron, qui tenait ces particularités de la bouche de son maître. Capiton Attéius, dans son traité sur les Devoirs du sénateur, mentionne ce fait. On lit dans ce même traité l'anecdote suivante : Caius César, étant consul, pria M. Caton de donner son avis. Caton repoussait la proposition sur laquelle on délibérait, parce qu'il la croyait nuisible à la République; aussi, pour faire traîner l'affaire en longueur, se mit-il à discuter longuement, et pondant ce temps le jour s'écoulait ; car chaque sénateur, lorsqu'on lui demandait son avis, avait le droit de parler auparavant sur le premier sujet venu, et de garder la parole tant qu'il lui plaisait. César, en sa qualité de consul, appela l'huissier et lui ordonna de saisir l'orateur qui s'obstinait à parler, et de le conduire en prison. Le sénat tout entier se leva et se disposait à suivre Caton en prison. Ce blâme universel arrêta César, qui le fit mettre en liberté. »

XI. Renseignements donnés par le philosophe Aristoxène sur le régime de Pythagore et qui semblent plus vrais que la tradition ordinaire. Témoignage analogue de Plutarque sur le même sujet. D'après une opinion ancienne fort en crédit, mais évidemment fausse, Pythagore ne mangeait jamais de la chair des animaux, et s'interdisait même ce légume que les Grecs appellent g-kyamos, fèves. C'est en suivant cette opinion que le poète Callimaque a dit : « Abstenez-vous de fèves, ne mangez point de chair : c'était le précepte de Pythagore, et je le proclame aussi. » Cette erreur était aussi partagée par M. Cicéron, qui a dit, dans le premier livre de son traité de la Divination : « Platon veut que, lorsqu'on se livre au sommeil, la disposition du corps soit telle qu'il n'y ait rien qui puisse jeter dans l'âme le trouble et l'erreur. Aussi croit-on que l'usage des fèves a été interdit aux pythagoriciens, parce que cet aliment produit une boursouflure contraire à la tranquillité qui doit régner dans une âme qui recherche la vérité. » Voilà les paroles de M. Cicéron. Mais, d'un autre côté, le musicien Aristoxène, homme très versé dans la littérature ancienne, et disciple d'Aristote, rapporte, dans un traité qu'il a laissé sur Pythagore, que les fèves étaient, de tous les légumes, celui que ce philosophe se faisait servir le plus souvent, parce qu'il les trouvait faciles à digérer, et douées d'une propriété laxative. Je cite Aristoxène lui-même : « Pythagore préférait les fèves à tous les autres légumes, parce qu'elles sont faciles à digérer et ne chargent pas l'estomac ; aussi en mangeait-il très souvent. » Le même Aristoxène prétend que Pythagore mangeait aussi du cochon de lait et du chevreau. Il tenait probablement ces particularités du pythagoricien Xénophile, son ami, et de quelques autres personnes plus âgées, qui, par conséquent, avaient été presque contemporains de Pythagore. Le poète Alexis, dans sa comédie intitulée la Pythagorienne, nous apprend, lui aussi, que Pythagore mangeait de la chair des animaux. Quant aux fèves, il est probable que l'erreur provient d'un poème d'Empédocle, philosophe pythagoricien, où l'on trouve ce vers: « O malheureux, très malheureux, abstenez-vous de toucher aux fèves, g-deiloi, g-pandeiloi, g-kyamon g-apo g-cheiras g-echesthai. » On a pensé généralement qu'il s'agissait du légume qu'on appelle de ce nom ; mais ceux qui ont lu avec plus d'attention et d'intelligence les poèmes d'Empédocle ont pensé que g-kyamous signifie ici testicule, et qu'Empédocle, sous le voile de l'allégorie et à la manière de Pythagore, désigne par ce mot les organes de la génération, première et principale cause de la conception, voies dont se sert la nature humaine pour se reproduire ; qu'ainsi dans ce vers, Empédocle ne défend pas de manger des fèves, mais il cherche à détourner les hommes de la débauche, des plaisirs honteux de Vénus. Plutarque, dont l'érudition donne du poids à ce qu'il avance, nous dit, dans le premier livre de son traité sur Homère, qu'au rapport d'Aristote, les pythagoriciens se nourrissaient de la chair de tous les animaux, à peu d'exceptions près. Voici les paroles de Plutarque, que j'ai cru devoir citer, parce que ces détails sont peu connus : « Aristote nous apprend que les pythagoriciens s'abstenaient de manger la matrice et le cœur des animaux ; qu'ils s'interdisaient l'ortie de mer et quelques autres animaux; que du reste ils mangeaient de toute espèce de chair. L'ortie de mer, g-akalepheh, est un poisson que l'on appelle, dans notre langue, urtica. » Plutarque rapporte aussi, dans ses Symposiaques, que les Pythagoriciens ne mangeaient pas indistinctement de toutes les sortes de poissons. Le même écrivain nous dit que Pythagore assurait qu'il avait vécu d'abord sous le nom d'Euphorbe, c'est ce que tout le monde sait; mais ce que l'on ignore assez généralement, c'est que, suivant Cléarque et Dicéarque, Pythagore disait avoir été ensuite Pyrandre, puis Calliclée, enfin une courtisane d'une grande beauté, dont le nom était Alcé.

XII. Curieux exemples de peines infligées autrefois par les censeurs, d'après les monuments anciens. Laisser son champ en friche, ne pas y donner tous les soins nécessaires, ne le labourer ni le nettoyer; négliger ses arbres, ses vignes, c'était à Rome autant de fautes que punissaient les censeurs de la perte du droit de suffrage. Un chevalier romain avait-il un cheval maigre, mal soigné, il était noté comme coupable d'impolitia, mot qui est l'équivalent de incuria, négligence. Ces deux faits sont prouvés par des textes, et M. Caton en parle souvent.

XIII. Qu'en jouant de la flûte d'une certaine manière, on peut apporter un soulagement aux douleurs de la sciatique. C'est une croyance très répandue qu'un homme tourmenté par un accès de sciatique sent la violence de son mal diminuer insensiblement, si quelqu'un, placé près se lui, tire d'une flûte des sons doux et mélodieux. J'ai lu tout dernièrement, dans Théophraste, qu'on guérit aussi les morsures de la vipère par les sons que tirerait de son instrument un habile joueur de flûte. Démocrite rapporte à peu près la même chose dans son traité de la peste et des maladies pestilentielles. Dans beaucoup de maladies, dit-il, les sons de la flûte ont été un remède souverain ; car chez l'homme, l'affinité qui existe entre le corps et l'âme est si grande, que les mêmes remèdes guérissent les maladies de l'un, corrigent les vices de l'autre.

XIV. Anecdote sur l'édile Hostilius Mancinus et la courtisane Manilia. Arrêt des tribuns devant lesquels cette dernière cita l'édile. En lisant le neuvième livre des Conjectures d'Atéius Capiton, qui a pour titre des Jugements publics, j'y remarquai un arrêté des tribuns, plein de cette sagesse si commune chez nos ancêtres, c'est pourquoi je le rapporte ici. Voici le fait qui provoqua cet arrêté, et quel en est, à peu près, le contenu : A. Hostilius Mancinus, étant édile curule, cita un jour à comparaître devant le peuple la courtisane Manilia, parce que, du haut de sa galerie, elle lui avait lancé, pendant la nuit, une pierre qui l'avait blessé et il montrait la blessure à la foule. Manilia porta l'affaire devant les tribuns du peuple ; elle dit que Mancinus, au sortir de table, s'était présenté chez elle ; que, comme la loi lui défendait de le recevoir, et qu'il voulait entrer de force, elle s'était vue obligée de le repousser à coups de pierres. Les tribuns jugèrent qu'un édile qui, la couronne sur la tête, se présentait ainsi devant une telle maison, méritait d'en être chassé de cette manière; en conséquence, ils lui défendirent de porter plainte devant le peuple.

XV. D'un passage de Salluste attaqué par les ennemis de cet historien avec une sévérité malveillante. L'élégance du style de Salluste, le penchant de cet écrivain à innover dans les mots et les expressions, lui ont attiré de nombreuses critiques; des hommes d'un grand mérite ont pris à tâche de déprécier ses écrits, dont ils ont censuré beaucoup de passages, et souvent avec ignorance ou mauvaise foi. Il faut avouer cependant que beaucoup de passages semblent prêter à la critique, par exemple cet endroit de la Conjuration de Catilina où l'on dirait que l'auteur n'a pas pesé ses paroles; la voici : « Bien qu'il n'y ait pas autant de gloire à écrire les grandes actions qu'a en être l'auteur, cependant la tâche de l'historien me paraît des plus difficiles : d'abord parce qu'il faut que le récit réponde à la grandeur des actions ; ensuite parce que si vous relevez quelque faute, on ne manquera pas d'attribuer vos reproches à la malveillance, à l'envie ; enfin parce que si vous rappelez la gloire, les vertus des gens de bien, chacun n'accueille avec plaisir que ce qu'il se juge on état de faire : au-delà il ne voit que fiction et mensonge. " Salluste, dit-on, se propose de faire, connaître les causes qui rendent difficile la tâche de l'historien; mais, au lieu de commencer par là, il se borne à des plaintes. En effet, dire que le lecteur ou interprète mal la pensée de l'auteur, ou ne croit pas à la vérité des faits, ce n'est pas expliquer en quoi le travail de l'historien est difficile. C'est une preuve, tout au plus, qu'il est exposé aux injustices de la malveillance ; mais ceci n'augmente nullement la difficulté : car ce qui est difficile est ce qui offre en soi de la difficulté, indépendamment des erreurs où peut tomber l'opinion publique. Tel est le langage que tiennent des critiques peu bienveillants; mais Salluste emploie arduus pour désigner non seulement ce qui est difficile, mais encore ce que les Grecs entendent par g-duscherehs ou g-chalepos, c'est-à-dire ce qui est difficile, fâcheux, pénible, incommode à supporter. Signification qui certainement, dans le passage cité, s'accorde assez bien avec la pensée de l'auteur.

XVI. De quelques mots dans la déclinaison desquels Varron et Nigidius s'éloignent de la règle ordinaire. Eclaircissements sur ce sujet ; citations d'anciens auteurs. On sait que M. Varron et P. Nigidius, ces deux savants romains, ont toujours écrit et prononcé senatuis, domuis, fluctuis, génitif de senatus, sénat ; domus, maison ; fluctus, flot. De là vient, d'après eux, le datif senatui, domui, fluctui, dans ces noms et dans tous ceux qui suivent la même déclinaison. On trouve, dans les premières éditions du poète comique Térence, un vers où cette forme de génitif est employée : "Eius anuis, opiner, causa, quae est emortua", (Sans doute à cause de cette vieille qui est morte.) Plusieurs grammairiens anciens ont voulu confirmer l'autorité de ces écrivains par l'observation suivante : tout datif singulier en i, s'il n'est pas semblable au génitif du même nom, forme la terminaison de ce dernier cas par l'addition de la lettre s. Exemple patri patris, duci ducis, caedi caedis. Or, ajoutent ces grammairiens, si nous disons au datif huic senatui , il s'ensuit que le génitif singulier doit être senatuis et non senatus ; mais ils ne conviennent pas tous que l'on doive dire au datif senatui, plutôt que senatu. Lucillus dit au datif uictu, anu, et non uictui, anui dans le vers suivant : "Quod sumptam atque opulas uictu praeponis honesto", (Parce que tu préfères les dépenses et les festins à un train de vie modéré. ) Ailleurs : anu noceo, (je nuis à la vieille.) Virgile dit aussi au datif, aspectu pour aspectui : ... "Teque aspectu ne subtrahe nostro", (Ne te dérobe pas à mes regards.) Et dans les Géorgiques : "Quod nec concubitu indulgent", (Parce qu'elles ne s'accouplent point.) Caius César, qui connaît bien les principes de la langue latine, a dit également, dans son Anticaton : "Unius arragantiae, superbiaeque dominatuque", (à l'orgueil, à l'insolence, à la domination d'un seul. ) Et dans sa troisième action contre Dolabella : "Ibi isti quorum in aedibus fanisque posita et honori erant et ornatu", (là ceux pour qui ces richesses déposées dans les temples et dans les maisons étaient un ornement et une gloire.) Enfin, dans son traité sur l'Analogie, il pense que l'on peut supprimer la lettre i au datif des noms de cette espèce.

XVII. De la nature de quelques prépositions jointes à des verbes. Qu'il n'y a rien de choquant dans l'usage de faire ces prépositions longues. Citations et discussion à ce sujet. Dans le onzième livre de Lucillius, on lit les vers suivants : "Scipiadae magno improbus obiiciebat Asellus, Lustrum, illo censore, malum infelixque fuisse". (Asellus poussait la méchanceté jusqu'à reprocher à Scipion que le lustre qui s'était écoulé pendant l'exercice de la censure de ce grand citoyen avait été malheureux et fatal.) J'entends souvent des lecteurs faire longue la lettre o, pour sauver, disent-ils, la mesure du vers. Plus bas, nous lisons dans le même auteur : "Et iam Coniicere in uersus dictum praeconi' uolebam Grani". (Déjà je songeais à mettre en vers le mot du crieur public Granius), par la même raison, la préposition con qui se trouve dans le premier verbe est longue. Dans cet autre vers de Lucilius, tiré de son quinzième livre, "Subiicit huic humilem et suffert catu' posteriorem", (Il glisse à sa place un homme obscur, et lui substitue adroitement un inférieur.) On fait longue la lettre u de subiicit, parce qu'un vers héroïque ne peut commencer par une brève. De même, dans l'Epidicus de Plaute, on prononce longue la syllabe con, dans ce vers : "Age nunc iam, orna te, Epidice, et pallium in collum coniice", (Allons, pare-toi, Epidicus, et jette ton manteau sur tes épaules.) On donne ordinairement la même quantité à la première syllabe de subiicit dans ce vers de Virgile ; "... Et iam Parnasi laures Parua sub ingenti matris se subiicit umbra", (Le laurier même, ornement du Parnasse, voit croître à l'ombre de son large feuillage des enfants dont il est le père.) Cependant les prépositions ab, sub, ne sont point longues dans leur nature ; il en est de même de con, à moins que cette syllabe ne soit suivie de s ou de f, comme dans constituit ou confecit, ou qu'elle ne perde, par élision, la lettre n, comme dans ce passage de Salluste, "Facinoribus coopertus", couvert de crimes. Dans les exemples que je viens de citer, la quantité est respectée, sans que l'on soit obligé d'allonger les prépositions par licence : car il faut remarquer que, dans ces verbes, les prépositions con, sub, sont suivies de deux i et non pas d'un seul. En effet, le verbe auquel se joignent les prépositions dont nous venons du parler, n'est pas icio, mais bien iacio; il ne fait pas au parfait ici, mais ieci or la lettre a comprise dans le verbe iacio se change en i, par la même raison qui fait dire insilio, incipio; on a donc ainsi un double i qui a la valeur d'une consonne. C'est pourquoi, comme on prononce cette syllabe en appuyant un peu dessus, la première ne peut être brève; elle devient longue par position : de cette manière, on reste fidèle en même temps à la quantité et aux règles de la prononciation. Ce que nous venons de dire nous conduit à penser que, dans ce passage du sixième livre de l'Énéide : "Eripe me his, inuicte, malis, aut tu mihi terram Iniice, (Héros invincible, arrachez-moi à ces maux, ou jetez sur mon corps un peu de terre.) C'est bien iniice qu'on doit lire et écrire; à moins qu'il ne se trouve un commentateur assez entêté pour soutenir que, dans ce pied, la préposition in est allongée par licence, à cause de la mesure du vers. Mais pourquoi, dans obicibus, qui vient de obicio, la lettre o sa trouve-t-elle longue ? On ne dira pas ici qu'il en est de même que de motus, qui, venant de moveo, fait o long. Je me souviens que Sulplicius Apollinaris, homme d'une profonde érudition, prononçait o bref dans obices et obicibus. C'est ainsi qu'il lisait ce vers de Virgile "... Qua ui maria alta tumescant Obicibus ruptis", (Par quelle cause la mer s'enfla et brisa ses digues.) Mais en prononçant la lettre i, qu'il faut considérer comme double dans ce mot, il s'arrêtait un peu sur cette voyelle, de manière à en prolonger légèrement le son, comme je viens de le recommander. On devrait de même dans subices, mot composé comme obices, faire u bref. Ennius, dans sa tragédie intitulée Achille, donne à subices le sens de plaine de l'air placée au-dessous du ciel, dans les vers suivants : "Per ego deum sublimes subices, humidus Unde oritur imber, sonitu saevo et spiritu", (Je jure par les demeures aériennes, d'où nous viennent et la pluie et les vents à l'haleine bruyante.) Cependant vous entendez la plupart des lecteurs faire u long dans ce mot. Dans son discours sur son consulat, M. Caton emploie ce même verbe joint à une autre préposition : « C'est ainsi, dit-il, que le vent les porte d'abord vers la partie supérieure des Pyrénées ; de là il les poussa, proiicit, vers la haute mer. » De même Pacuvius, dans sa tragédie intitulée Chrysès "... Id promontorium Cuius lingua in altum proiicit", Ce promontoire qui s'avance en pointe dans la mer.

XVIII. Traits mémorables de la vie de P. Scipion, le premier Africain, rapportés dans les Annales. Un grand nombre de paroles et d'actions remarquables de Scipion, le premier Africain, nous révèlent quelle gloire lui acquirent ses vertus, et quelles furent sa grandeur d'âme, la dignité de son caractère, et la force que lui donnait une conscience sans reproche. On remarque surtout deux occasions mémorables dans lesquelles il déploya sa noble confiance en lui-même et l'élévation extraordinaire de son âme. Le tribun M. Névius l'accusait devant le peuple de s'être laissé gagner par l'or du roi Antiochus, pour lui faire obtenir, au nom du peuple romain, des conditions de paix moins onéreuses et plus douces; il lui reprochait encore beaucoup d'autres actes indignes d'un tel homme. Alors Scipion, après quelques mots que semblaient exiger sa dignité personnelle et le soin de sa gloire, s'écrie : « Romains, c'est à pareil jour, je m'en souviens, que je défis, dans une grande bataille, en Afrique, le Carthaginois Annibal, l'ennemi le plus redoutable de la grandeur romaine, et que je vous procurai une paix et une victoire inespérées ; ne soyons donc pas ingrats envers les dieux ; laissons-là ce mauvais citoyen, et allons au Capitole remercier Jupiter très bon, très puissant. » A ces mots, il laisse son accusateur, se dirige vers le temple ; le peuple entier, qui s'était réuni pour juger Scipion, abandonne le tribun, suit Scipion au Capitole, et le reconduit ensuite à sa maison avec les plus vives démonstrations de reconnaissance et d'allégresse. On cite un discours que l'on prétend être celui qu'il prononça dans cette circonstance : mais ceux qui le croient supposé ne nient pas toutefois que les paroles que nous venons de rapporter ne soient de Scipion. Le second trait n'est pas moins digne de remarque. Un certain Pétilius, tribun du peuple, poussé, à ce qu'on assure, par Marcus Caton, ennemi personnel de Scipion, le pressa vivement, un jour, en plein sénat, de rendre compte du trésor d'Antiochus et des dépouilles qu'il avait enlevées à ce prince pendant la guerre. On sait que Scipion, dans cette guerre, avait été le lieutenant de son frère L. Scipion l'Asiatique. L'accusé se lève, et, tirant de son sein un livret, dit qu'il contient le compte de l'argent et des dépouilles ; qu'il l'a apporté pour en faire connaître le contenu, le déposer ensuite au trésor public. « Mais je ne le ferai pas, ajouta-t-il, je n'aurai point la faiblesse de me déshonorer moi-même. » Aussitôt il met le livret en pièces devant toute l'assemblée, indigné qu'on se permette de demander compte de quelques sommes d'argent prises sur l'ennemi à celui auquel l'Etat devait son salut et sa gloire.

XIX. Ce que M. Varron dit, dans un de ses recueils, sur la nécessité de modérer la nourriture des enfants. Il est prouvé que si on laisse les enfants encore impubères trop manger et trop boire, ils deviennent lourds, apathiques, et sont exposés à tomber dans la langueur et l'abrutissement ; ils grandissent très difficilement et ne peuvent se développer. La plupart des médecins et des philosophes partagent cette opinion qui a été développée par M. Varron dans un de ses recueils intitulé Caton, ou de l'Éducation des Enfants.

XX. Condamnations portées par les censeurs contre ceux qui, a leur audience se permettaient quelque plaisanterie indécente. Délibération sur la punition qu'ils devaient infliger à un homme qui avait baillé devant eux. Parmi les condamnations portées par les censeurs, on en cite trois qui prouvent quelle était la sévérité de ces magistrats. Voici la première. Le censeur, selon la coutume, faisait prêter le serment par lequel on déclare qu'on est marié. On adressait la question suivante: « Et toi, réponds selon ta conscience, es-tu marié ? » Un homme du peuple vint prêter serment à son tour. C'était un plaisant, naturellement railleur. Pensant que l'occasion était bonne pour faire rire, il répond à la question d'usage adressée par le censeur : « Oui, je suis marié, mais non selon mon goût. » Pour cette réponse déplacée, le censeur relégua le plaisantin dans la classe des citoyens privés du droit de suffrage, et il motiva son arrêt sur une plaisanterie inconvenante faite en sa présence. Il n'y a pas moins de sévérité dans cet autre fait. Les censeurs délibérèrent un jour sur la punition qui devait être infligée à un citoyen qui, appelé en témoignage par un ami, s'était permis en pleine séance, de bâiller du toutes ses forces et avec grand bruit; ils allaient condamner le coupable pour s'être laissé aller à un acte qui dénotait une étourderie indécente et un sans-gêne insolent ; mais celui-ci assura par serment qu'il n'avait pu se retenir, que ce bâillement lui avait échappé, et qu'il était sujet à la maladie appelée oscedo, envie continuelle de bailler. Alors l'arrêt, porté contre lui déjà, fut annulé. P. Scipion l'Africain, fils de P. Emile, consigne ces deux faits dans le discours qu'il prononça, pendant sa censure, pour rappeler le peuple à la sévérité des mœurs des anciens Romains. Le troisième fait est tiré du septième livre des Mémoires de Sabinus Massurius : « Les censeurs P. Scipion Nasica et M. Popillius, dit-il, passant la revue des chevaliers, en remarquèrent un dont le cheval était maigre et en mauvais état, tandis qu'il était lui-même gras et brillant de santé. « D'où vient, disent ces magistrats, que tu es en meilleur état que ton cheval ? - C'est que je me soigne moi-même, répondit-il, et que c'est Statius, un mauvais drôle d'esclave, qui prend soin de mon cheval. » Cette réponse paraissant peu respectueuse, le chevalier fut relégué, selon la coutume dans la classe des citoyens privés du droit de suffrage. Statius était dans l'origine un nom d'esclave très commun ; le poète Cécilius, si célèbre par ses comédies, avait été esclave, et avait, à cause de cela, porté le nom de Statius, qu'il garda dans la suite comme un surnom, puisqu'on l'appelle encore de nos jours Cécilius Statius.

LIVRE V

I. Que le philosophe Musonius désapprouvait les acclamations bruyantes et les applaudissements qui couvrent la voix des philosophes pendant leurs leçons. J'ai appris que le philosophe Musonius avait coutume de dire : Lorsqu'un philosophe exhorte, avertit, persuade, réprimande, ou donne tout autre enseignement moral, si les auditeurs lut jettent à la tête, de toute la force du leurs poumons, des applaudissements et des louanges banales et vulgaires ; s'ils poussent des cris ; si, charmés de l'harmonie des expressions, du nombre des mots, des chutes cadencées des périodes, ils s'agitent et gesticulent avec transport, alors, croyez-le bien, l'auditoire et le maître perdent également leur temps : ce n'est plus un philosophe qui enseigne, c'est un joueur de flûte qui se fait entendre. Quand on écoute, ajoutait Musonius, un philosophe, si les préceptes qu'il donne sont utiles et salutaires, s'ils sont un remède contre le vice et contre l'erreur, on n'a ni loisir ni même la pensée de faire en tendre des acclamations bruyantes et prolongées ; l'auditeur, quel qu'il soit, à moins toutefois que ce ne soit un homme profondément corrompu, en entendant les paroles du philosophe, gardera un profond silence, frémira et rougira intérieurement de ses fautes ; il se repentira, se réjouira tout à tour ; son visage. reproduira les émotions diverses de son âme, émotions que le philosophe fera naître dans sa conscience en touchant aux parties saines ou malades de son âme. D'ailleurs, disait encore Musonius, ce qui est digne des plus grands éloges inspire l'admiration ; or, l'on sait que l'admiration portée à un très haut degré ne se manifeste que par le silence, et non par la parole. C'est pourquoi le plus habile des poètes, après qu'Ulysse a raconté ses malheurs avec tant d'éloquence, ne dit point que les auditeurs, à la fin du récit, s'agitèrent, applaudirent et firent entendre de bruyantes acclamations ; tout au contraire, ils gardent le silence, immobiles saisis d'étonnement, comme si la puissance magique qui charme leurs oreilles pénétrait jusqu'à leur langue, et la paralysait. Ainsi parla Ulysse, et dans le palais qu'enveloppait déjà l'ombre de la nuit, tous les assistants, charmés de ses paroles, demeuraient en silence.

II. Sur le cheval d'Alexandre, appelé Bucéphale. Le roi Alexandre avait un cheval que la forme de sa tête avait fait appeler Bucéphale. Charès rapporta qu'il fut acheté treize talents, ce qui fait trois cent mille et douze sesterces de notre monnaie, et donné au roi Philippe. Ce qu'il y avait de remarquable dans ce cheval, c'est que, lorsqu'il était harnaché et préparé pour la combat, il ne se laissait jamais monter que par le roi. On raconte encore que dans la guerre des Indes, Alexandre, après des prodiges de valeur, s'étant précipité imprudemment au milieu d'un bataillon ennemi, et se trouvant en butte à tous les traits, Bucéphale, qui le portait, fut couvert de blessures à la tête et aux flancs ; et que cependant, sur le point de mourir, épuisé qu'il était par la perte de son sang, il dégagea le roi du milieu des ennemis, et parvint à le tirer du danger par la rapidité de sa course ; qu'aussitôt qu'il l'eut mis hors de la portée des traits, il tomba sur la place, et, tranquille alors pour son maître, il mourut en paraissant consolé par la joie de l'avoir sauvé. Alexandre, après la victoire qui mit une fin glorieuse à cette guerre, bâtit une ville sur le champ de bataille, et l'appela Bucéphalie en l'honneur de son coursier.

III. Comment et à quelle occasion Protagoras se livra à l'étude de la philosophie. Protagoras, ce philosophe illustre par son savoir, dont le nom sert de titre à l'un des plus beaux dialogues de Platon, forcé dit-on, dans sa jeunesse, de subvenir à ses besoins en se mettant au service d'autrui, exerçait la profession de portefaix, ce que les Grecs désignent par le mot de g-achthophorous, et les Latins par celui de bajulus. Un jour, de la campagne voisine d'Abdère, sa patrie, il se rendait dans cette ville, portant un lourd fardeau attaché par un lien très faible, lorsque par hasard Démocrite, citoyen de la même ville, homme recommandable entre tous par ses vertus et par ses profondes connaissances en philosophie, se trouvant hors des murs, le voit marcher avec aisance et rapidité, bien que chargé d'un fardeau embarrassant et dont les parties semblaient très difficiles à maintenir liées ensemble. Démocrite s'approche, examine l'arrangement et la disposition ingénieuse et habile de chaque morceau de bois, et engage Protagoras à se reposer un instant. Protagoras se rend à l'invitation de Démocrite, qui, examinant du plus près encore, s'aperçoit que le fardeau disposé en rond, et serré par un lien très court, est maintenu en équilibre par un procédé géométrique. Le philosophe demande quel est celui qui a ainsi disposé ce bois. Protagoras ayant répondu que c'était lui- même, Démocrite la prie de le défaire et de le lier de nouveau de la même manière. Protagoras ayant fait selon son désir, Démocrite, plein d'admiration pour l'intelligence et l'adresse de cet homme inculte, lui dit : « Jeune homme, puisque tu as de si bonnes dispositions, tu peux t'occuper avec moi de choses plus importantes et plus utiles. " Et il l'emmène dans sa maison, le garde près de lui, pourvoit à tous ses besoins, lui enseigne la philosophie et lui donne les moyens de parvenir à la célébrité qu'il obtint plus tard. Cependant, il faut le dire, la philosophie de Protagoras n'avait point pour but la recherche sincère de la vérité ; il fut, au contraire, le plus disputeur des sophistes, car il promettait à ses disciples, qui lui donnaient chaque année un salaire considérable, de leur enseigner par quelle subtilité de langage la plus mauvaise cause devenait la meilleure ; ce qu'il exprimait ainsi on grec : g-ton g-hetto g-logon g-kreitto g-poiein, rendre bonne une mauvaise cause.

IV. Sur la mot duoetvicesimus, vingt-deuxième, qui, bien qu'inconnu du vulgaire se trouve très souvent employé par de bons écrivains. Me trouvant un jour chez un libraire du quartier des Sigillaires, avec un des hommes les plus érudits de notre temps, le poète Julius Paulus, je vis un exemplaire des Annales de Fabius, précieux par son antiquité et par la pureté du texte, exemplaire que le marchand prétendait être sans fautes. Mais un grammairien des plus illustres, amené par un acheteur pour examiner les livres, disait en avoir trouvé une dans ce volume. De son côté, le libraire voulait gager, quelle que fût la somme, qu'il n'y avait pas même une seule lettre incorrecte dans son exemplaire. Alors le grammairien montra ce passage du livre quatrième : Qua propter tum primum ex plebe alter consul fluctus est, duoetvicesimo anno postquam Romam Galli ceperunt, c'est pourquoi alors, pour la première fois, un des consuls fut pris dans les rangs du peuple, vingt-deux ans après la prise de Rome par les Gaulois. Il fallait écrire, dit-il, duodevicesimo et non duoetvicesimo. Qu'est ce, en effet, que duoetvicesimo ? Mais le même historien a dit ailleurs : Mortuus est anno duoetvicesimo. Rex fuit annos viginti et unum, il mourut à vingt-deux ans, après en avoir régné vingt et un.

V. Réponse plaisante et maligne du Carthaginois Annibal au roi Antiochus. Nous lisons dans de vieux recueils d'anecdotes quo le Carthaginois Annibal, se trouvant à la cour d'Antiochus, railla ce prince d'une matière fort plaisante. Voici à quel sujet : Antiochus lui montrait dans une vaste plaine toute l'armée qu'il avait levée pour faire la guerre aux Romains; il faisait manoeuvrer devant son hôte les bataillons étincelants du l'éclat de leurs armes d'or et d'argent ; il faisait passer devant lui les chars armés de faux, les éléphants chargés de tours, la cavalerie avec ses freins, ses selles, ses colliers et ses phalères brillants. Le roi, tout fier à la vue de son armée, si nombreuse et si richement équipée, se tournant vers Annibal : « Penses-tu, lui demande-t-il, que je puisse livrer bataille, et crois-tu qu'il y en ait là assez pour les Romains ?Alors le Carthaginois voulant railler le monarque sur la lâcheté et la faiblesse de cette armée si magnifique : « Oui, certainement, répond-il, je crois qu'il y en a assez pour les Romains, bien qu'ils soient les plus avares de tous les hommes. » On ne pouvait faire une réponse plus spirituelle ni plus mordante. Le roi n'entendait parler que du nombre et de la force de son armée comparée avec celle des Romains ; Annibal répond comme sil s'agissait du butin qu'elle va leur offrir.

VI. Des couronnes militaires. Détails sur les couronnes triomphale, obsidionale, civique, murale, vallaire, navale ; sur la couronne de l'ovation et sur celle d'olivier. Il y a plusieurs espèces de couronnes militaires. On cite comme les plus honorables : les couronnes triomphale, obsidionale, civique, murale, vallaire, navale. Il y a aussi, la couronne du l'ovation; et encore la couronne d'olivier, qu'on ne décerne pas aux combattants, mais à ceux qui sont chargés de l'appareil du triomphe. Les couronnes triomphales, envoyées aux généraux pour qu'ils s'en parent le jour de leur triomphe, sont d'or ; voilà pourquoi assez souvent on appelle cette couronne aurum coronarium. Dans l'origine elle était de laurier ; dans la suite on commença à la faire d'or. La couronne obsidionale est celle que donnent des assiégés au général qui les a délivrés. Elle est faite de gazon que l'on a soin de prendre dans l'enceinte de la ville assiégée. Une couronne de ce genre fut donnée par le sénat et le peuple romain à Q. Fabius Maximus qui, dans la seconde guerre punique, avait fait lever le siège de Rome. On appelle couronne civique celle qu'un citoyen reçoit d'un autre citoyen auquel il a sauvé la vie dans un combat ; c'est un témoignage de reconnaissance : elle est de feuilles de chêne, parce que jadis l'homme faisait sa nourriture habituelle des fruits de cet arbre ; on la composait aussi de feuilles d'yeuse (arbre qui se rapproche beaucoup du chêne), comme nous pouvons le voir dans cet endroit d'une comédie de Cécilius : On les amène, dit -il, avec une couronne d'yeuse et une chlamyde. Grands dieux ! Toutefois Massurius Sabinus, dans le onzième livre de ses Mémoires, dit que, pour obtenir la couronne civique, il ne suffisait pas de sauver la vie à un citoyen, mais qu'il fallait tuer l'ennemi et rester maître du champ de bataille ; que c'était là le seul moyen de mériter cette distinction. Cependant il ajoute que Tibère, consulté sur la question de savoir si on pouvait décerner la couronne civique à celui qui, après avoir sauvé un citoyen dans un combat en tuant deux ennemis, s'était vu forcé de céder le champ de bataille resté au pouvoir de l'ennemi, répondit que celui-là méritait cette récompense, parce qu'il était évident que le champ de bataille où il avait sauvé un citoyen avec tant de courage était trop désavantageux pour qu'il fût possible de s'y maintenir, L. Gellius, qui avait rempli les fonctions de censeur émit, en plein sénat, le voeu que la république décernât cette couronne au consul Cicéron pour avoir, par son activité, découvert et puni les criminels projets de Catilina. La couronne murale est celle que donne le général au soldat qui, le premier, après avoir escaladé un mur, a pénétré de force dans une ville assiégée. Aussi cette couronne est-elle ornée de créneaux. La couronne vallaire est la récompense du soldat qui, le premier, est entré dans le camp des ennemis, les armes à la main Elle représente un retranchement. La couronne navale est décernée à celui qui, dans une bataille sur mer, s'est élancé le premier avec ses armes dans un vaisseau ennemi. Elle est ornée de proues. Ces trois dernières couronnes sont ordinairement d'or. La couronne de l'ovation est de myrte ; elle ceignait la tête des généraux qui entraient dans Rome avec les honneurs de l'ovation. L'ovation remplace le triomphe, lorsque la guerre n'a pas été déclarée dans les formes accoutumées, lorsque l'armée ennemie n'était pas complète, lorsqu'on a vaincu des ennemis d'une espèce dégradée, dont le nom n'était pas digne des armes de la république, comme des pirates ou des esclaves ; ou bien enfin lorsque, les ennemis, mettant bas les armes au commencement de la mêlée, on remporte la victoire sans se couvrir de poussière, comme on dit, et sans verser de sang. On pensait qu'une branche de l'arbuste consacré à Vénus suffisait pour récompenser une victoire si facile, pour orner un triomphe remporté, pour ainsi dire, sous les auspices de la Vénus guerrière, bien plus que sous ceux du dieu des combats. Cette couronne de myrte fut rejetée avec dédain par M. Crassus, lorsqu'après avoir terminé la guerre contre les esclaves fugitifs, il fit son entrée dans Rome avec les honneurs de l'ovation ; ce général même eut assez de crédit pour faire porter un sénatus-consulte, qui substituait le laurier au myrte. M. Caton reprocha un jour à M. Fulvius Nobilior de décerner des couronnes à ses soldats, dans des vues d'ambition, choses les plus frivoles. Voici les paroles mêmes de Caton : "Qui dans les premiers temps a vu décerner des couronnes avant que la ville fût prise, ou le camp des ennemis dévoré par les flammes?" Or, Fulvius, auquel s'adressaient les reproches de Caton, avait distribué des couronnes à ses soldats pour avoir élevé un retranchement ou creusé des puits. Nous ne devons pas omettre ici, au sujet de l'ovation, un fait sur lequel, je le sais, les écrivains anciens ne sont pas d'accord. Selon plusieurs, le général qui recevait les honneurs de l'ovation faisait, à cheval, son entrée dans Rome; tandis que Sabinus Massurius prétend que, dans cette circonstance, le général était à pied, suivi, non de son armée, mais du sénat tout entier.

VII. Ingénieuse interprétation du mot persona par Gabius Bassus. Etymologie que le même écrivain donne de ce mot. Gabius Bassus, dans son traité sur l'Origine des mots, donne du mot persona, masque, une étymologie aussi spirituelle que savante ; il le fait venir de personare, retentir : « Car, dit-il, la tête et le visage se trouvant entièrement couverts par le masque, qui n'a d'ouverture que pour laisser le passage libre à la voix qu'il resserre et qu'il empêche de se répandre de différents côtés, en la forçant de s'échapper par cette seule ouverture, et qu'il rend par là plus claire et plus sonore, on a par cette raison donné au masque le nom de persona ; et c'est à cause de la forme de ce mot que la lettre o y est longue."

VIII. Défense d'un passage de Virgile critiqué par le grammairien Julius Hygin. Ce que c'est que le lituus. Etymologie de ce mot. Ipse Quirinali lituo parvaque sedebat Succinctus trabea ; laevaque ancile gerebat. Le sceptre augural à la main, revêtu de la courte trabée, Picus couvrait son bras droit du bouclier sacré. Hygin dit que Virgile a laissé échapper une faute dans ce passage et qu'il n'a pas vu que les mots Ipse Quirinali lituo étaient sans complément dans la phrase. "Car, dit ce grammairien, si nous trouvons la phrase complète, Virgile semble avoir dit : Lituo et trabea succictus, revêtu de la robe et du bâton augural ; ce qui est une absurdité énorme En effet, le lituus étant la baguette courte et recourbée par le gros bout, dont se servaient les augures, comment peut-on dire succinctus lituo ? "Mais Hygin lui-même n'a pas pris garde qu'ici, comme dans mille exemples semblables, il y a quelque chose de sous-entendu ; c'est ainsi que l'on dit : M. Cicero, homo magna eloquentia, Cicéron, orateur d'une grande éloquence ; et Q. Roscius, histrio summa venustate, Roscius, comédien plein de grâce. Ces phrases ne sont, grammaticalement, ni complètes ni pleines ; mais elles n'en présentent pas moins un sens parfait et complet. Virgile a dit ailleurs : Victorem Buten immani corpore. Butès, vainqueur au corps énorme. C'est comme s'il y avait : Corpus immane habentem. Et dans un autre endroit ; In medium geminos immani pondere caestus Proiecit. Il jette au milieu de l'assemblée deux gantelets d'un poids énorme. et ailleurs : ... Domus sanie dapibusque cruentis, Intus opaca, ingens. Sa caverne obscure et immense était souillée d'un sang corrompu, et semée de débris sanglants. Il me semble donc que, par la même raison, ou peut dire : Picus Quirinali lituo erat, Picus tenait en main le sceptre de Romulus ; comme nous disons : Statua grandi capite erat, il y avait une statue dont la tête était élevée. Est, erat, fuit, sont sous-entendus très souvent sans que le sens de la phrase en souffre, cette ellipse a même de l'élégance. Puisque nous venons de parler du lituus, n'oublions pas de dire qu'on pourrait demander si le bâton augural, lituus, a tiré son nom de l'espèce de trompette désignée par le même mot, ou bien si cette trompette a tiré le sien du bâton augural : car les deux objets ont entre eux des ressemblances et sont également recourbés. Mais si, comme quelques étymologistes le pensent, le nom du clairon fait allusion au son qu'il rend, d'après ces paroles d'Homère, g-linxe g-bios, l'arc a résonné, alors on doit admettre que le bâton augural a été appelé lituus, à cause de sa ressemblance de forme avec le clairon, tuba. Virgile se sert aussi, pour désigner du clairon, du mot lituus : Et lituo pugnas insignis obibat et hasta. II se distinguait dans les combats, soit en faisant retentir son clairon, soit en maniant la lance.

IX. Anecdote sur le fils de Crésus , tirée des ouvrages d'Hérodote. Le fils de Crésus, à l'âge où les enfants commencent à parler ne pouvait articuler aucune parole ; il atteignit même l'adolescence sans s'être débarrassé de cette infirmité, en sorte que l'on crut pendant longtemps qu'il était muet. Mais un jour, Crésus ayant été vaincu dans une grande bataille, et la ville où il avait trouvé un asile étant prise d'assaut, le jeune prince vit un soldat qui, l'épée à la main, s'avançait pour tuer le roi, qu'il ne connaissait pas. A cette vue, il ouvre la bouche pour crier; la violence des efforts fut telle qu'elle brisa l'obstacle qui embarrassait sa langue, et qu'il cria très clairement et très nettement au soldat de ne pas tuer le roi Crésus. Aussitôt le soldat écarta son épée, le roi fut sauvé, et à partir de ce moment le jeune prince put parler. C'est Hérodote qui raconte ce fait dans son Histoire. Il cite les premières paroles que prononça le fils de Crésus : "Soldat, ne tue pas Crésus !" Un athlète samien, nommé Eglès, après avoir été muet pendant longtemps, recouvra, dit-on, l'usage de la parole par une cause analogue. Un jour qu'une lutte devait avoir lieu pendant une cérémonie religieuse, il aperçut qu'il y avait de la mauvaise foi dans le tirage au sort qui règle l'ordre des combattants, et qu'on le trompait dans le rang qu'on lui assignait ; il se précipite sur l'auteur de la fraude en lui disant à haute voix qu'il découvrait sa supercherie. Cet effort brisa le lien qui tenait sa langue captive, et, dès ce moment, il parla avec aisance et netteté.

X. Des arguments que les Grecs appellent g-antistrephonta, qui peuvent se retourner, mot que nous pouvons traduire en latin par reciproce, réciproques. Parmi les arguments vicieux, le plus vicieux est celui que les Grecs appellent g-antistrephonta, qui peut se retourner, mot que plusieurs auteurs latins traduisent fort bien par reciprocum. Voici en quoi il consiste : on peut le retourner contre celui qui s'en sert, et en tirer une seconde conclusion contraire à la première. Tel est le raisonnement bien connu dont fit usage le plus subtil des sophistes, Protagoras, dans le procès qu'il soutint contre son disciple Évathle, au sujet du salaire qui lui avait été promis. Évathle, jeune homme riche, désireux de se former à l'éloquence et de se mettre en état de paraître au barreau, vint demander des leçons à Protagoras, s'engageant à lui payer une somme considérable que Protagoras avait fixée lui-même. Évathle donne d'avance la moitié de la somme, et promet de payer le reste le jour où il plaidera et gagnera sa première cause devant les tribunaux. Cependant le disciple suivait depuis longtemps les leçons du maître ; il était déjà fort avancé dans l'art oratoire, et aucune cause ne lui était encore venue ; il attendait toujours; à la fin, il semblait faire exprès de ne point en avoir pour ne pas payer le reste de la somme convenue. Alors Protagoras employa un moyen qui lui paraissait être très adroit : il réclame le reste de la somme dont il était convenu avec son élève, et intente un procès à Evathle. Le maître et l'élève s'étant présentés devant les juges pour exposer leur affaire, Protagoras prend la parole en ces termes : "Apprends, jeune insensé, que tu seras forcé de me donner ce que je te réclame, condamné ou non : en effet, si le tribunal prononce contre toi, ce jugement me constituera ton créancier puisque j'aurai gagné mon procès ; si le tribunal te donne droit, tu me devras encore la somme dont nous sommes convenus, puisque tu auras gagné une cause devant les tribunaux.» A tel argument Évathle répond : « J'aurais pu aller au-devant de ce sophisme, en laissant à un avocat le soin de plaider mon affaire ; mais je veux augmenter le plaisir de mon triomphe sur toi, en gagnant ma cause, et en prouvant le vice de ton raisonnement. Apprends donc, à ton tour, illustre maître, que dans l'une et l'autre hypothèse, que je gagne ou que je perde mon procès, je ne te donnerai pas ce que tu me réclames : car si les juges me donnent droit, je ne te dois rien, puisque j'aurai gagné ma cause ; s'ils me condamnent, d'après notre convention, je ne dois rien, puisque je n'aurai pas gagné ma première cause." Alors les juges, fort embarrassés, ne sachant comment se décider entre deux raisonnements qui se détruisaient l'un l'autre, et craignant que leur jugement, quel qu'il fût, ne se trouvât contradictoire, s'abstiennent de se prononcer, et renvoient l'affaire à une époque fort éloignée. C'est ainsi qu'un illustre professeur d'éloquence vit son propre raisonnement tourné contre lui-même par un jeune disciple, et qu'il eut en vain recours à la subtilité de ses arguments captieux.

XI. Que le syllogisme de Bias sur le mariage ne peut point être regardé comme réciproque. On a cru que cet argument de Protagoras, g-antistrephein, avait rapport avec la réponse suivante du sage Bias, cet illustre philosophe. Un homme l'ayant consulté pour savoir s'il devait se marier ou vivre dans le célibat, il répondit : "La femme que tu prendras sera belle ou laide : si elle est belle, tu n'en seras pas le seul possesseur ; si elle est laide, tu épouseras une furie ; l'un ne vaut pas mieux que l'autre ; reste donc libre." Or on prétend que cette réponse peut être retournée ainsi : « Si j'épouse une belle femme, je n'aurai pas de furie; si j'épouse une femme laide, elle me sera fidèle : il faut donc se marier." Mais je ne trouve pas ici l'argument g-antistrephon ; car la réponse ainsi tournée n'offre qu'un argument sans force et sans valeur. Bias en effet, soutient qu'il ne faut pas se marier, parce que le mariage expose nécessairement à l'un des deux inconvénients qu'il signale, et auxquels ne peut échapper celui qui se marie. Mais retourner l'argument, ce n'est pas dire que l'homme marié se met à l'abri du danger qui existe, c'est dire qu'il est exempt de ceux qui ne le menacent point. Pour soutenir l'argument de Bias, il suffit de répéter que l'homme qui se marie s'expose nécessairement à l'un ou à l'autre de ces deux inconvénients : il aura ou une femme débauchée, ou une furie. Notre ami Favorinus entendant un jour citer ce syllogisme de Bias, dont le premier membre est " Tu prendras une femme jolie ou laide", dit que cette distinction n'était ni juste ni concluante, attendu qu'il n'était pas absolument nécessaire d'admettre l'une ou l'autre de ces deux affirmations ; et qu'ainsi la règle exigée pour les prémisses de cette nature n'était pas observée : En effet, dit-il, le syllogisme de Bias semble ne comprendre que les femmes qui atteignent le dernier degré en beauté ou en laideur. Mais entre ces deux affirmations il est un moyen terme, auquel Bias n'a pas songé ; entre la très belle femme et la femme très laide, il y a celle dont les charmes sont ordinaires, et qui n'attire pas les regards ni n'inspire d'aversion. Ainsi, dans sa Ménalippe, Q. Ennius se sert d'une expression fort élégante, stata, beauté modeste, pour désigner cette femme qui ne sera ni une infidèle ni une furie. Favorinus avait trouvé pour cette beauté modeste un mot fort expressif : il la nommait la beauté des épouses. Le même Ennius, dans la tragédie que je viens de citer, dit que ces femmes d'une beauté modeste, stata forma, respectent toujours les lois de le pudeur.

XII. Des noms des dieux Diiovis et Veiovis, honorés chez les Romains. Dans les anciens oracles des augures, on trouve les deux noms de divinités Diiovis et Veiovis. Ce dernier est, en outre, honoré à Rome dans un temple situé entre la citadelle et le Capitole. Voici ce que j'ai découvert sur l'origine de ces deux noms : les anciens Latins ont fait dériver Jovis de juvare, aider, auquel ils joignent le nom de pater, père ; car Iovis pater est le mot complet, dont Jupiter n'est qu'une abréviation. En joignant pater à d'autres noms de dieux, on a fait Neptunuspater, Saturnuspater, Ianuspater, Marspater, et plus souvent Marspiter : joignant aussi ce mot de pater à dies on a Diespiter, c'est-à-dire le père du jour et de la lumière, d'où vient Diiovis. Lucetius est encore un autre nom par lequel on rend hommage au Dieu bienfaisant qui nous dispense le jour et la lumière, c est-à-dire presque la vie. Cn. Névius, dans son poème sur les Guerres puniques, donne ce nom à Jupiter. Nos ancêtres, qui avaient coutume de rendre hommage à certaines divinités pour en obtenir des bienfaits ; qui, par des sacrifices, cherchaient à en apaiser d'autres dont ils redoutaient le courroux, ayant formé, comme nous venons de le voir, les mots Jovis et Diiovis de juvare, appelèrent Veiovis le dieu qui, privé du pouvoir de faire le bien aux hommes, avait celui de leur nuire. La particule ve, qui dans plusieurs mots s'écrit autrement, avec un a intercalé entre deux lettres qui la composent, a deux sens bien différents. Elle est augmentative et privative, comme beaucoup d'autres particules. Voilà pourquoi beaucoup de mots qui commencent par cette particule ont un sens vraisemblable et susceptible de recevoir deux interprétations bien opposées, comme vescus, vehemens et vegrandis, dont j'ai parlé ailleurs plus en détail. Mais dans vesanus et vecors, la particule n'a qu'un sens ; elle est privative, g-kata g-steresin comme disent les Grecs. La statue du dieu Veiovis, qui est dans le temple dont je viens de parler, tient à la main des flèches qui sont les attributs d'une divinité malfaisante : cet attribut a fait croire à beaucoup de gens que cette divinité n'était autre qu'Apollon. D'après le rite sacré, on lui immole une chèvre, et l'on voit la représentation de cet animal au pied de la statue. Voilà, dit-on, pourquoi Virgile, qui sans faire parade d'érudition, n'en était pas moins profondément versé dans la connaissance des antiquités romaines, adresse, dans ses Géorgiques, des prières aux dieux qu'il appelle numina laeva, divinités malfaisantes, donnant ainsi à entendre qu'il y a certaines divinités dont la puissance est de faire le mal plutôt que le bien. Voici les vers : In tenui labor, at tenuis non gloria, si quem Numina laeva sinunt, auditque vocatus Apollo. Mince est le sujet et non pas la gloire, si les divinités ennemies se laissent fléchir par le poète, si Apollon exauce ses voeux. Parmi ces dieux qu'il faut apaiser pour qu'ils détournent les fléaux qui peuvent frapper nos personnes ou les productions des champs, se trouvent encore Averruncus et Robigus.

XIII. De la gradation que les moeurs romaines établissent entre les devoirs. Un jour plusieurs illustres Romains avancés on âge, et possédant plus que personne la connaissance et le souvenir des moeurs et des usages de l'ancienne Rome, dissertaient en ma présence sur l'ordre et l'importance des devoirs. Il s'agissait de donner la règle d'après laquelle on doit se déterminer, toutes les fois qu'il est nécessaire de faire un choix entre plusieurs devoirs. On admettait sans contestation que, d'après les usages reçus de tous temps chez le peuple romain, les parents viennent en première ligne ; aussitôt après, les pupilles confiés à notre bonne foi et à nos soins ; ensuite les clients qui se mettent sous notre protection et sous notre patronage ; en quatrième lieu nos hôtes ; enfin nos proches, nos alliés. L'antiquité nous fournit mille preuves et mille témoignages de cette hiérarchie des devoirs. Je vais donner ici quelques renseignements que je trouve sous ma main ; ils concernent les clients et les proches. Caton, dans le discours qu'il prononça devant les censeurs contre Lentulus, s'exprime ainsi : "Nos ancêtres regardaient comme un devoir le plus sacré de défendre les intérêts de nos pupilles que d'être fidèles envers nos clients. On peut porter témoignage contre un parent éloigné en faveur d'un client ; mais personne ne porte témoignage contre son client. Après les devoirs de père il n'en est point de plus sacrés que ceux de patron." Cependant Massurius Sabinus, dans le troisième livre du Droit civil, met l'hôte avant le client. Voici ses propres paroles : "Nos ancêtres ont établi ainsi la hiérarchie des devoirs : d'abord les pupilles, puis les hôtes, les clients, ensuite les parents à un degré éloigné, enfin les parents par alliance. En raison de l'importance des devoirs imposés aux tuteurs, les droits des femmes passaient avant ceux des hommes ; mais la tutelle d'un jeune homme imposait des devoirs d'un ordre plus élevé que celle d'une femme ; bien plus, en justice, dans le cas où un père eût laissé en mourant la tutelle de son fils à des hommes soutenant un procès contre lui, ces derniers devaient changer de rôle et adopter la cause de leur pupille." Ce témoignage acquiert plus de force encore de l'autorité de C. César, grand pontife, qui, dons son discours pour les Bithyniens, s'exprime ainsi dans son exorde : "Les liens sacrés de l'hospitalité qui m'attachent au roi Nicomède, l'amitié de ceux qui sont en cause, me faisaient un devoir, M. Vinicius, de prendre leur défense. Car, de même que la mémoire des morts doit être religieusement conservée dans le coeur de leurs parents, de même aussi on ne peut, sans se couvrir d'infamie, abandonner ses clients, dont les droits viennent immédiatement après nos devoirs envers nos proches.

XIV. Histoire racontée par Apion, surnommé Plistonicès qui affirme avoir vu à Rome un lion et un esclave se reconnaître mutuellement. Apion, surnommé Plistonicès, était un auteur rempli d'érudition, très remarquable surtout par la variété de ses connaissances sur l'antiquité grecque. On estime assez généralement le recueil dans lequel il a consigné tout ce que l'Égypte offre de plus merveilleux dans ses monuments ou dans les traditions de ses habitants. Toutefois, dans le récit de ce qu'il a lu ou entendu dire, il est trop prolixe ; il se laisse trop entraîner à l'exagération par la désir de produire de l'effet ; car il aime beaucoup à faire parade de sa science. Mais le fait qu'il rapporte dans le cinquième livre de ses Egyptiaques, il ne l'a ni lu, ni entendu raconter ; il affirme l'avoir vu de ses propres yeux à Rome, "Un jour, dit-il, tout le peuple romain était assemblé dans le grand Cirque, où l'on devait donner le spectacle d'une chasse d'animaux ; me trouvant à Rome, j'allai au Cirque ; on voyait dans l'arène une foule d'animaux d'une grandeur prodigieuse et d'une férocité extraordinaire ; mais ce qu'on admirait surtout, c'était une troupe de lions énormes, parmi lesquels un entre tous, par sa taille monstrueuse, par ses bonds rapides, par ses rugissements terribles, par ses muscles saillants, par sa crinière flottante et hérissée, frappait d'étonnement les spectateurs et attirait tous les regards. Au nombre des malheureux condamnés à disputer leur vie contre ces animaux, se trouvait l'ancien esclave d'un personnage consulaire. Cet esclave se nommait Androclès. A peine le lion l'a-t-il vu de loin, ajoute Plistonicès, qu'il s'arrête comme saisi d'étonnement ; puis il s'avance doucement vers lui, s'approche peu à peu en le regardant comme s'il le reconnaissait ; arrivé près de lui il agite la queue d'un air soumis et, caressant, comme le chien qui flatte son maître ; il se frotte contre le corps de l'esclave, et lèche doucement les jambes et les mains du malheureux à demi mort de frayeur. Cependant Androclés, on se sentant caressé par le terrible animal, reprend ses esprits; ses yeux s'entr'ouvent peu à peu, il ose regarder le lion : alors on vit l'homme et le lion, comme s'ils se fussent reconnus mutuellement, se donner l'un à l'autre des marques de joie et d'attachement. A ce spectacle étrange, dit Apion, l'assemblée tout entière éclate en applaudissements ; César fait approcher Androclès, lui demande pourquoi seul il a été épargné par cette bête cruelle. Alors Androclès raconte l'aventure la plus étonnante et la plus merveilleuse : " J'étais, dit-il, esclave du proconsul qui gouvernait la province d'Afrique ; les coups et les mauvais traitements dont j'étais accablé tous les jours, sans les avoir mérités, me déterminèrent à prendre la fuite; et, pour échapper aux poursuites d'un maître tout puissant dans cette province, je cherchai une retraite dans les sables et dans les déserts résolu de me donner la mort, n'importe comment, si je venais à manquer de nourriture. Je marchais brûlé par les rayons ardents du soleil, alors au milieu de sa course, lorsque je trouvai sur mon chemin un antre ténébreux, isolé ; j'y pénètre, m'y cache. Peu d'instants après, je vis arriver ce lion, marchant avec peine ; une de ses pattes était toute sanglante ; il poussait des rugissements et des cris affreux que lui arrachait la douleur causée par sa blessure. D'abord la vue de ce lion qui se dirigeait de mon côté me glaça de terreur et d'effroi ; mais, dès qu'il m'eut aperçu au fond de l'antre qui évidemment lui servait de repaire, il avance d'un air doux et soumis, il lève sa patte, me la présente, me montre sa blessure et semble me demander du secours ; alors j'arrache une grosse épine enfoncée entre ses griffes, je presse la plaie et j'en fais sortir le pus qui s'y était formé ; bientôt revenant un peu de ma frayeur, j'épongeai soigneusement la plaie et on enlevai le sang. Le lion, que j'avais soulagé et délivré des ses souffrances, se couche et s'en dort paisiblement, sa patte dans mes mains. A partir de ce jour, nous vécûmes ensemble dans cet antre pendant trois ans, et nous partagions les mêmes aliments : le lion me portait, dans notre retraite, les meilleur morceaux des bêtes qu'il prenait à la chasse ; comme je n'avais pas de feu, je les faisais cuire aux rayons du soleil, à l'heure de midi. Cependant, commençant à m'ennuyer de la vie sauvage que je menais, un jour je profitai du moment où ce lion était à la chasse pour quitter l'antre, après trois jours de marche, je fus reconnu par des soldats qui me saisirent. Ramené d'Afrique à Rome, je parus devant mon maître qui sur-le-champ prononça mon arrêt de mort et me condamna à être livré aux bêtes. Je pense, ajoute Androclès, que ce lion a été pris aussi depuis notre séparation ; il me témoigne aujourd' hui sa reconnaissance de ce que je l'ai soigné et guéri." Tel est le récit qu'Apion met dans la bouche d'Androclès. Aussitôt on écrit cette aventure sur une tablette que l'on fait circuler parmi les spectateurs. Cédant à la demanda de la multitude, César fait grâce à l'esclave, et, en outre, le peuple veut qu'on lui fasse présent du lion. "Ensuite, dit Apion, nous vîmes Androclès tenant le lion attaché par une faible courroie, parcourir les rues de Rome : on lui donnait de l'argent ; on jetait des fleurs pour le lion, et l'on s'écriait de tous côtés : " Voici le lion qui a donné l'hospitalité à un homme ; voici l'homme qui a guéri un lion.

XV. Que les philosophes ne sont pas d'accord sur la question de savoir si la voix est ou n'est pas un corps. Les plus illustres philosophes ont souvent, et depuis bien longtemps, agité la question de savoir si la voix est un corps ou si elle est incorporelle. Ce dernier mot répond à l'expression grecque g-asomaton. Or, un corps est ce qui agit ou ce qui souffre ; les Grecs le définissent ainsi : Tout ce qui est capable d'action ou de passion, définition qui a été reproduite par le poète Lucrèce quand il a dit : Il n'y a que le corps qui puisse toucher ou être touché. Les Grecs disent encore que le corps est ce qui a les trois dimensions. Mais les stoïciens soutiennent que la voix est un corps, et qu'elle n'est autre chose que l'air frappé. Platon, au contraire la croit incorporelle. D`après lui, la voix n'est point l'air frappé mais le coup lui-même, la percussion produite dans l'air : "La voix n'est pas seulement la percussion de l'air, puisque le mouvement du doigt frappe l'air et ne produit cependant aucun son ; mais la percussion doit être vive et forte, et telle, qu'elle puisse être entendue." Démocrite, et après lui Epicure, disent que la voix est composée de particules indivisibles, que c'est une sorte d'émanation d'atomes qui produisent le discours, =eèma lñgow pour me servir de leur expression. En recueillant dans les conversations et dans les livres ces subtilités des philosophes et autres semblables faites pour piquer la curiosité et l'oisiveté, comprenant bien que ces sortes de connaissances n'offrent aucun but solide, et ne peuvent contribuer au bonheur de la vie, je me rappelais avec plaisir ce vers du Néoptolème d'Ennius : Il est bon de philosopher quelquefois, mais non pas toujours.

XVI. De l'organe de la vue et de la manière dont s'opère la vision. Les opinions des philosophes sont partagées sur le principe de la vue et sur la manière dont l'homme aperçoit les objets. Les physiciens prétendent que la vision est produite par une émission de rayons qui se dirigent de l'oeil vers l'objet et par une tension simultanée de l'air, Épicure soutient que des images se détachent sans cesse et qu'elles viennent s'introduire dans l'oeil, et que c'est là l'origine de la vue. Platon estime que de l'organe même de la vue s'échappent des jets de feu, de lumière, qui, mêlés à la lumière du soleil ou à celle de tout autre corps, par leur propre force et par celle qu'ils empruntent, éclairent tous les objets qu'ils rencontrent, et par là nous les font apercevoir. Mais ce sont là de ces recherches sur lesquelles il ne faut pas trop s'arrêter et encore il est bon de rappeler le vers du Néoptolème d'Ennius que j'ai cité dans le chapitre précédent, et qui conseille de s'abandonner un peu à la philosophie, mais de ne pas s'abîmer ni entrer dans ses profondeurs.

XVII. Pour quel motif on a classé parmi les jours funestes le lendemain des calendes, des nones et des ides. Pourquoi beaucoup de personnes regardent comme un jour malheureux, où l'on doit s'interdire toute affaire, le quatrième jour avant les calendes, les nones et les ides. Verrius Flaccus, dans la quatrième livre de son traité de la Signification des mots, on parlant des jours qui suivent le lendemain des calendes, des nones, des ides et qui sont appelés néfastes, mais à tort, par le vulgaire, explique pourquoi ces jours ont été regardés comme funestes : « Rome, dit-il, ayant été délivrée des Gaulois Sénonais, L. Attilius dit en plein sénat que Q, Sulpicius, tribun, militaire, sur le point de livrer bataille aux Gaulois, sur les bords de l'Allia, avait offert un sacrifice aux dieux, le lendemain des ides. Or, l'armée romaine fut taillée en pièces et trois jours après la ville fut prise à l'exception du Capitole. Alors plusieurs sénateurs dirent qu'ils se rappelaient fort bien que toutes les fois qu'avant du combattre les magistrats du peuple romain avaient offert des sacrifices le lendemain des calendes, des nones, des ides, les Romains avaient toujours éprouvé quelque échec. Le Sénat déféra ces observations au collège des pontifes pour qu'ils décidassent ce qui leur paraîtrait bon. Les pontifes arrêtèrent que tout sacrifice serait interdit ces jours-là. Beaucoup de personnes s'abstiennent aussi de toute affaire le quatrième jour qui précède les calendes, les nones ou les ides, regardant ce jour comme funeste. On s'enquiert souvent si cet usage tient à quelque proscription religieuse ; je n'ai trouvé jusqu'à présent aucun renseignement, si ce n'est que, d'après un passage du cinquième livre des annales de Q. Claudius, la désastreuse bataille de Cannes fut livrée le quatrième jour avant les nones d'août.

XVIII. Différence entre histoire et annales ; citation à ce sujet, tirée du premier livre de l'Histoire de Sempronius Asellion. Quelques écrivains disent que l'histoire et les annales diffèrent en ce que l'annaliste et l'historien racontent l'un et l'autre des faits, mais l'historien seulement les faits dont il a été témoin, Verrius Flaccus rapporte dans le quatrième livre du son traité de la Signification des mots, que cette distinction a été adoptée par plusieurs savants ; toutefois elle lui paraît contestable, bien qu'il pense qu'elle peut se soutenir, parce qu'en grec histoire, g-historia, signifie récit fait par un témoin. Quant à moi, j'ai souvent entendu dire que les annales rentrent dans l'histoire mais que l'histoire diffère un peu des annales. C'est ainsi que nous raisonnons lorsque nous disons : Tout homme est un animal, mais tout animal n'est pas nécessairement un homme, ainsi l'histoire est l'exposition, la démonstration, comme on voudra l'entendre, des événements passés ; les annales ont cela de particulier, qu'elles rapportent les faits, année par année, en suivant exactement l'ordre chronologique. Lorsque, au lieu de suivre l'ordre des années, l'annaliste rapporte les faits jour par jour, son travail s'appelle éphéméride, du mot grec g-ephemeris, dont Sempronius Asellion nous donne l'équivalent dans le premier livre de son Histoire. Je puis citer une partie du ce passage pour montrer la différence que l'auteur établit entre l'histoire et les annales."Voici, dit-il, la différence qui existe entre ceux qui nous ont laissé des annales et ceux qui ont essayé d’écrire l'histoire du peuple romain : les annales exposent les faits dans l'ordre des années, de même que les journaux, diaria, ou, comme disent les Grecs, les éphémérides les rapportent jour par jour. Quant à moi, je ne pense pas que ce soit assez pour un historien d'exposer les faits ; il faut de quels desseins, quelles causes les ont amenés." Un peu plus loin Asellion ajouta dans le même livre : "Les récits de l'annaliste ne sauraient donner plus d'ardeur pour le service de la république ou inspirer plus d'aversion pour le mal. En effet, raconter des guerres, dire sous quel consul les hostilités ont commencé, en faire connaître l'issue, dire quels généraux reçurent les honneurs du triomphe, quelles actions d'éclat se passèrent lors d'une bataille sans faire mention des décrets du sénat, des lois, des requêtes adressées au peuple, sans parler des desseins qui ont présidé à l'accomplissement des faits, c'est faire des récits pour les enfants, ce n'est pas écrire l'histoire."

XIX. Ce qu'on appelle adoption, l'adrogation en quoi l'une diffère de l'autre. Formule de la demande qu'on adresse au peuple pour autoriser l'adrogation. L'acte par lequel des étrangers sont introduits dans une famille pour y jouir des droits d'enfants et d`héritiers se passe devant le préteur ou devant le peuple : dans le premier cas, c'est l'adoption dans le second, c'est l'adrogation. L'adoption a lieu pour ceux qui, étant encore soumis au pouvoir paternel, sont cédés juridiquement par le père, après trois mancipations, à une famille étrangère, et que l'auteur de l'adoption déclare prendre pour fils en présence du juge chargé de présider à cet acte. L'adrogation a lieu lorsque des hommes libres, sui juris, se mettent sous la puissance d'autrui, et entrent librement dans cette condition nouvelle. Toutefois les adrogations ne se font pas à la légère et sans précaution, Les comices s'assemblent par curies d'après une décision des pontifes: on examine si réellement ce lui qui veut adroger n'est plus d'âge à donner le jour à des enfants, et s'il n'a pas plutôt en vue d'acquérir, par des moyens illicites, les biens de celui qu'il prend pour fils. Enfin on exige de lui le serment usité en pareil cas suivant la formule prescrite par le grand pontife Q. Mucius. Celui qui veut entrer dans famille par adrogation doit avoir atteint l'âge de puberté. On a donné à cet acte le nom d'adrogation, à cause de la requête, rogatio, qu'il faut d'abord adresser au peuple. En voici les termes : " Qu'il vous plaise, Romains, d’ordonner que Lucius Valérius devienne le fils de Lucius Titius ; qu'il ait les mêmes droits que s'il était né dans la famille de ce dernier; que son nouveau père ait sur lui la droit de vie et de mort, comme tout père l'a sur son fils. Je vous prie, Romains, qu'il soit comme je l'ai dit." Ni le pupille, ni la femme qui n'est point soumise au pouvoir d'un père, ne peuvent être adoptés par adrogation. La cause en est que les comices ne peuvent avoir de rapport avec les femmes, et que la loi ne donne pas au tuteur sur son pupille assez d'autorité pour livrer à des mains étrangères l'enfant libre confié à ses soins. Massurius Sabinus a écrit que l'affranchi pouvait être adopté par un homme libre ; mais il ajoute qu'on ne permet jamais et même qu'il n'est pas convenable de permettre à des affranchis de prendre par adoption la place d'un enfant libre. Au reste, si on observe à la rigueur cette ancienne défense, l'esclave même peut être adopté par son maître en présence du préteur, et Sabinus prétend que plusieurs anciens auteurs ont soutenu la validité d'un tel acte. J'ai remarqué dans le discours que P. Scipion prononça devant le peuple, pendant sa censure, sur les moeurs publiques, un passage où, tout en signalant plusieurs infractions aux anciennes coutumes, il se plaint que les fils adoptifs donnent aux citoyens qui les adoptent les avantages que la loi réserve à la paternité. Voici le passage : Le père vote dans une tribu, le fils dans une autre ; on voit un fils adoptif donner à son père d'adoption les mêmes privilèges que s'il était son propre fils ; quant aux absents, j'ordonnerai désormais qu'on les inscrive sur le rôle du cens, afin que le défaut de présence ne puisse exempter personne.

XX. Par quel nom latin Capiton Sinnius a désigné le solécisme ; comment appelé les anciens Latins. Définition du solécisme par le même Sinnius Capiton. Sinnius Capiton et ses contemporains appellent imparilitas disconvenance le solécisme que les anciens Latins nommaient stribligo, en raison, sans doute, de l'irrégularité et de la défectuosité qu'il introduit dans le discours, comme s'ils eussent voulu exprimer une sorte d'entortillement, strabiligo. Sinnius Capiton dans une lettre adressée à Clodius Tuscus, définit ainsi ce genre de faute : « Le solécisme dit-il est une construction incorrecte et défectueuse des parties du discours.» Comme le mot solécisme est tout grec, on a cherché à savoir s'il a été employé par les Attiques, ceux de tous les Grecs qui ont parlé avec le plus de pureté ; pour moi, je n'ai trouvé ni le mot de solécisme, ni celui de barbarisme chez aucun bon auteur grec. Au surplus, les Grecs disent g-soloikon aussi bien que g-barbaron, et nos ancêtres employaient assez fréquemment soloecus ; mais je ne sais s'ils ont jamais dit soloecismus. S'il en est ainsi, solécisme n'est ni grec ni latin.

XXI. Que ceux qui disent pluria, compluria, compluries, parlent correctement et ne font point de barbarisme. Un de mes amis, homme fort érudit, se servit un jour, dans la conversation, du mot pluria non point qu'il voulût faire parade d'érudition, ou qu'il crût que plura ne pouvait se dire ; car c'est un homme d'une érudition solide ; occupé de l'accomplissement des devoirs sérieux de la vie, il ne s'amusait pas à discuter sur les mots ; mais, je pense, la lecture assidue des auteurs anciens l'avait familiarisé avec cette expression, qui se trouve fréquemment employée dans leurs ouvrages. Quand il employa cette expression, il y avait là, par hasard, un prétendu savant, hardi redresseur de mots, homme d'une instruction très vulgaire et très bornée ; il ne possédait sur la grammaire que quelques notions superficielles, incohérentes et assez souvent fausses, mais il s'en servait pour jeter de la poudre aux yeux de tous ceux auxquels il s'adressait. Se tournant vers mon ami; « Ton pluria, dit-il, est un barbarisme ; ce mot n'a pour lui ni los règles ni l'autorité d'un écrivain remarquable, - Illustre savant, répondit en souriant mon ami, tu me ferais grand plaisir, car dans ce moment je n'ai point d'affaires sérieuses, si tu voulais m'expliquer comment il se fait que pluria ou compluria (peu importe) ne sont point latin, et qu'en l'employant M. Caton, Q. Claudius,Valérius Antias, L. Elius, P. Nigidius, M. Varron, aient fait un barbarisme : car outre une foule de poètes et d'orateurs anciens, ces auteurs n'ont pas craint de se servir de ce mot. Alors notre critique, d'un ton dédaigneux : « Va chercher, si tu veux, les autorités dans le siècle des Faunes et des Aborigènes ; réponds seulement à ceci : Il n'y n point de comparatif neutre qui, au nominatif pluriel, prenne i avant l'a de la terminaison: de même qu'on dit meliora, majora, graviora, on doit dire plura et non pluria ; car il serait contraire à la règle, qui est invariable, de mettre l'i avant l'a. "Alors mon ami, ne jugeant pas ce pédant digne de l'honneur d'un plus long entretien, se contente de lui répondre ainsi : «Il existe un volumineux recueil de lettres de Sinnius Capiton, homme fort érudit ; ce recueil se trouve, je crois, dans le temple de la Paix. La première lettre adressée à Pacuvius Labéon porte en titre ces mots : On doit dire PLURIA et non PLURA. L'auteur, dans cette lettre, s'autorise de principes de grammaire, pour prouver que pluria est latin et plura barbare. Je te renvoie donc à Capiton ; tu apprendras en même temps, dans cette lettre, si toutefois tu peux l'entendre, que pluria ou plura est un positif et non pas un comparatif, comme tu le prétends. Ce qui vient encore à l'appui du l'opinion de Sinnius Capiton, c'est que compluries, adverbe formé de compluria, n'a point le sens du comparatif. Comme ce mot est d'un usage assez rare, je citerai un vers du Perse du Plaute où nous le trouvons employé : Quid metuis? - Metuo hercle vero. Sensi ego compluries. Que crains-tu? Je ne Ie sais quo trop; j'y ai été déjà pris plus d'une fois. De même M. Caton, dans le quatrième livre de ses Origines, a employé compluries trois fois dans la même phrase, "Souvent leurs soldats mercenaires tournèrent leurs armes contre eux- mêmes en grand nombre, et s'entre-tuèrent ; souvent on les vit passer à l'ennemi par troupes nombreuses; souvent, compluries, on les vit se révolter contre leur général."

LIVRE VI

I. Récits merveilleux, extraits des Annales, sur P. Scipion le premier Africain. On raconte de la mère de P. Scipion, le premier Africain, la même chose que nous lisons dans l'histoire grecque sur Olympias, femme du roi Philippe et mère d'Alexandre. En effet, C. Oppius, Julius Hyginus et les autres historiens qui ont écrit sur la vie et les actions de Scipion l'Africain rapportent que sa mère passa longtemps pour stérile, et que Publius Scipion, son époux, n'espérait plus avoir d'enfants ; mais un jour qu'elle s'était endormie seule, en l'absence de son mari, on vit tout à coup sur son lit, couché à ses côtés, un énorme serpent qui s'échappa aux cris d'épouvante poussés par les témoins de ce prodige ; il disparut sans qu'on eût pu découvrir ses traces. P. Scipion rapporta le fait aux augures, qui lui répondirent, après avoir offert un sacrifice, que sa femme deviendrait mère. En effet, peu de jours après l'apparition du serpent dans son lit, elle ressentit les premiers symptômes d'une grossesse, et au dixième mois, elle mit au monde ce P. Scipion l'Africain qui vainquit Annibal et les Carthaginois en Afrique, dans la seconde guerre punique. Au reste, il dut plutôt à ses actions qu'à ce prodige de passer pour un homme d'une vertu divine. Je ne ferai point difficulté de rapporter, d'après les mêmes historiens, que Scipion se rendait fréquemment au Capitole, vers la fin de la nuit, avant l'aube du jour. Là, se faisant ouvrir le sanctuaire de Jupiter, il restait longtemps comme s'il consultait le dieu sur les affaires de la République. Les gardiens de ce temple s'étonnaient de ce que les chiens, qui s'élançaient sur tous ceux qui se présentaient à cette heure, n'aboyaient pas contre lui et ne le poursuivaient pas. Ces récits merveilleux et populaires sur Scipion, semblaient encore approuvés et confirmés par une foule de paroles et d'actions vraiment dignes d'admiration. Je ne citerai qu'un fait. Alors qu'il assiégeait en Espagne une ville défendue par sa position, ses remparts, une garnison courageuse et bien approvisionnée, aussi n'y avait-il aucun espoir qu'il pût s'en rendre maître, un jour qu'il rendait la justice dans son camp (on apercevait de son tribunal la ville assiégée), un des soldats qui se présentaient lui demanda, selon l'usage, le jour et le lieu fixé pour l'assignation, Scipion tendant la main vers la citadelle de la ville assiégée : «Après-demain, dit-il, que l'on comparaisse dans ce lieu. » Ce qu'il avait dit se réalisa : au troisième jour, époque fixée pour l'audience, la ville fut prise, et ce jour même il rendit la justice dans la citadelle.

II. Sur une erreur grossière commise par Cesellius Vindex dans ses Lectures antiques. Nous trouvons une erreur grossière dans les Lectures antiques, ouvrage célèbre de Cesellius Vindex et pourtant Cesellius est d'ordinaire d'une exactitude remarquable. Cette faute a échappé à plusieurs critiques, quoique l'on ait été par trop sévère à l'égard de cet écrivain. Césellius a écrit que Q. Ennius, dans le treizième livre de ses Annales, a pris le mot "cor" au genre masculin. Voici le passage de Cesellius : « Ennius a employé "cor" et plusieurs autres mots semblables au masculin, car, dans le treizième livre des Annales, il a dit "quem cor". » Il cite ensuite ces deux vers d'Ennius "Hannibal audaci cum pectore de me hortatur, ne bellum faciam, quem credidit esse meum cor"? (Lorsqu’Annibal est assez audacieux pour m'exhorter à ne point faire la guerre, quel cœur me suppose-t-il donc ?) C'est Antiochus, roi d'Asie, qui parle ainsi. Il s'étonne et s'indigne que le Carthaginois Annibal veuille le détourner de faire la guerre aux Romains, Or, Cesellius entend ces vers comme si Antiochus disait : Annibal veut me dissuader de faire la guerre et en agissant ainsi, quel cœur me croit-il donc ? Et combien donc ne me croit-il pas méprisable, lorsqu’il veut me persuader d’une telle lâcheté ? Tel est le sens adopté par Cesellius, mais celui d'Ennius est bien différent car il faut prendre trois vers, et non deux, pour avoir toute la pensée du poète, et Cesellius a négligé le troisième : "Hannibal audaci cum pectore de me hortatur, ne bellum faciam, quem credidit esse meum cor suasorem summum et studiosum robore belli". (Annibal est assez audacieux pour m'exhorter à ne pas faire la guerre, lui que mon cœur croyait le plus empressé à me le conseiller, et le plus ardent à l'entreprendre.) Tel est, à mon avis, dans ces vers le sens et l'ordre des idées : Hannibal, cet homme plein d'audace et de courage que j'ai cru, c'est-à-dire que mon cœur a cru ; comme s'il disait : que j'ai cru, (insensé que j'étais !) devoir être le plus empressé à m'exciter à la guerre, lui même s'efforce de me dissuader, de me détourner de ce dessein. Cesellius a peut-être été trompé, faute d'attention par la construction de la phrase, et il a cru qu'Ennius avait dit "quem cor" ; il a lu "quem" avec un accent aigu, comme s'il se rapportait à "cor", et non à Annibal. Je n'ignore pas cependant que le masculin pourrait être défendu, mais par un ignorant ; il faudrait pour cela séparer le troisième vers, et le lire à part comme une interruption soudaine, une exclamation d'Antiochus : "Suasorem summum", l'excellent conseiller ! Mais il ne vaut pas la peine de relater cette interprétation.

III. Critique du discours de M. Caton, au sénat, en faveur des Rhodiens par Tullius Tiron, affranchi de Cicéron. Réponse à cette critique. Les Rhodiens sont célèbres par la situation avantageuse de leur île, par la magnificence de leurs monuments, par leur habileté dans la navigation et par leurs victoires navales. Quoique alliés et amis du peuple romain, ils entretinrent cependant des rapports d'amitié avec le fils de Philippe, Persée, roi de Macédoine, qui faisait la guerre aux Romains. Les Rhodiens envoyèrent même de fréquentes ambassades à Rome pour mettre un terme aux hostilités. Ces projets de pacification n'ayant pu réussir, un grand nombre de Rhodiens prirent la parole dans leurs assemblées publiques, proposant, si la paix ne pouvait avoir lieu, de seconder le roi contre le peuple romain ; toutefois aucun décret public ne fut porté à ce sujet. Mais lorsque Persée eut été vaincu et pris, les Rhodiens tremblèrent en se rappelant tant de propos et d'actes malveillants. Ils envoyèrent donc une députation à Rome pour demander que l'on ne rendît pas les Rhodiens responsables de la témérité de quelques citoyens, et pour disculper leur fidélité et leurs intentions. Arrivés à Rome les députés furent introduits dans le sénat. Après qu'ils eurent plaidé leur cause en suppliants, ils sortirent de la curie, et la délibération commença. Plusieurs sénateurs se plaignaient des Rhodiens, disant qu'ils s'étaient montrés animés du plus mauvais esprit, et qu'il fallait leur faire la guerre. Alors M. Caton se leva, persuadé que si plus d'un grand personnage se montrait indigné et mal disposé à l'égard de bons et fidèles alliés, ce n'était que pour trouver un prétexte de piller leurs richesses ; il prit le parti et la défense des Rhodiens, et prononça le fameux discours qui a été publié à part de ses autres ouvrages, sous ce titre : "Pour les Rhodiens", et qu'il a inséré dans le cinquième livre de ses Origines. Tiron Tullius, affranchi de M. Cicéron, fut certainement un homme d'un esprit cultivé, et il possédait de bonnes connaissances dans la littérature ancienne. Après avoir reçu de son maître, dès ses jeunes années, une éducation libérale, il partagea les études de Cicéron, qu'il secondait dans ses travaux. Il a toutefois porté l'audace à un point que l'on ne peut ni supporter ni pardonner dans une lettre familière et par trop passionnée, adressée à Q. Axius, ami de son patron. Cette lettre, dans laquelle il croit faire preuve de jugement et d'esprit en attaquant le discours de Caton pour les Rhodiens, autorise, ce me semble notre critique, et certes, elle mérite d'être critiquée bien plus que le discours lui-même. Il accuse d'abord l'orateur d'avoir maladroitement, g-anagohgohs, comme il dit, débuté d'un ton plein d'insolence, d'aigreur et de reproche, lorsqu'il manifeste la crainte que les sénateurs, privés de la raison par l'excès de la joie et par l'ivresse des prospérités de la République, ne soient incapables de délibérer, et hors d'état de juger, de décider selon les règles de l'équité. « Dans l'exorde, dit le critique, les patrons qui plaident pour des accusés doivent se concilier la bienveillance des juges ; au moment où les esprits, dans l'attente de la cause, sont incertains et froids, c'est par des témoignages de considération et par des paroles respectueuses qu'il faut les flatter, au lieu de les irriter par des injures et d'impérieuses menaces. » Tiron transcrit ensuite cet exorde, dont voici les termes : « Je le sais, d'ordinaire les succès et la prospérité exaltent l'âme de la plupart des hommes, de telle sorte que leur orgueil, leur fierté s'accroissent sans mesure ; c'est pourquoi je crains fort, au moment où notre fortune est arrivée à son comble, qu'une décision funeste ne nous attire quelque malheur qui détruise notre prospérité et fasse évanouir cette joie à laquelle nous nous abandonnons avec excès. L'adversité donne des armes contre elle-même : elle nous apprend comment nous devons agir. La prospérité, par l'ivresse qu'elle donne, nous éloigne ordinairement des résolutions justes et prudentes. C'est pourquoi je vous exhorte de tout mon pouvoir à différer de quelques jours l'examen de cette affaire, jusqu'à ce que revenus de notre joie, nous soyons rentrés en possession de nous-mêmes. » Dans les paroles qui suivent, dit le critique, Caton avoue le crime des Rhodiens, loin de les défendre. Il ne cherche pas à repousser l'accusation, ou à la rejeter sur d'autres ; il dit seulement que les Rhodiens ont eu de nombreux complices : ce qui, certes, n'est pas propre à les disculper. « Bien plus, ajoute Tiron, les Rhodiens étaient accusés d'avoir fait des vœux contre le peuple romain, et en faveur du roi : Caton convient qu'ils ont, en effet, formé ces espérances et ces désirs, mais en vue de leur intérêt propre, dans la crainte que les Romains, vainqueurs aussi de Persée, ne missent plus de termes à leur orgueil et à leur présomption.» Et il cite les paroles mêmes de Caton : « Je crois bien que les Rhodiens auraient désiré que la guerre eût tourné autrement, et que Persée n'eût pas succombé. Et non seulement, à mon avis, ce désir était celui des Rhodiens, mais encore celui de beaucoup d'autres peuples. Je ne dirai pas que plusieurs de ces nations auraient souhaité, pour jouir de notre humiliation, que la fortune nous devînt contraire ; mais toutes craignaient que, Rome n'ayant plus de rivale, et sa volonté étant la loi suprême, il ne leur fallût courber la tête sous le joug d'une puissance désormais sans limites. Ainsi, l'intérêt de leur liberté fut le mobile de leur conduite. Ce pendant les Rhodiens n'ont jamais secondé publiquement Persée. Songez, je vous prie, combien, dans la vie privée, chacun de nous met plus d'ardeur encore à détendre ses intérêts. Que si quelqu'un menace notre fortune, voyez avec quelle énergie nous repoussons toute attaque, tout péril. Les Rhodiens n'ont pourtant rien fait. » Pour ce qui concerne la critique de l'exorde, Tiron aurait dû savoir que Caton, en défendant les Rhodiens, parlait comme un sénateur honoré jadis du consulat et de la censure, et qui dit ce qu'il juge être le plus opportun à l'état, et non pas en avocat qui défend un accusé. En effet, autres sont les principes qui dirigent l'orateur quand il cherche tous les moyens d'exciter la clémence et la compassion des juges, autres les règles que devra suivre, au sein d'une délibération publique, un homme investi d'une autorité imposante, irrité d'entendre les propositions les plus injustes, lorsque, élevant la voix pour l'utilité commune et pour le salut des alliés, il s'exprime avec une noble liberté inspirée par l'indignation et la douleur. Quand on parle devant des juges appelés à décider du sort d'autrui dans une cause qui leur est étrangère, et dans laquelle, sans crainte comme sans espérance pour eux-mêmes, ils n'ont qu'à s'acquitter des devoirs de leur charge, les rhéteurs, dans leurs écoles, donnent certainement le précepte juste et utile, en recommandant de se concilier les juges, de se les rendre propices, et, par des expressions flatteuses, séduisantes et douces, de leur inspirer pour l'accusé des sentiments d'estime, et le désir de le sauver. Mais lorsqu'il s'agit de la dignité, de l'honneur et de l'intérêt public, lorsqu'il faut faire adopter ou différer une résolution, l'orateur qui, dans ce cas, s'occupe dans l'exorde de préparer son auditeurs à la bienveillance et à la bonté, va-t-il perdre son temps en paroles inutiles. Depuis longtemps, en effet, les affaires, les dangers communs ont dû préparer les esprits à recevoir des conseils, et ce sont bien plutôt les auditeurs qui réclament la bienveillance de l'orateur. Quant à ces paroles de Caton, où il avoue que les Rhodiens auraient désiré que la guerre eût une autre issue et que le roi Persée n'eût pas été vaincu par les Romains (désir partagé par bien d'autres peuples), Tiron pense que cet aveu est peu propre à justifier ou à excuser. Mais c'est là d'abord un mensonge insigne ; Tiron cite les paroles de Caton, et leur donne ensuite une interprétation fausse. En effet, Caton n'avoue pas que les Rhodiens ont souhaité la défaite de Rome, mais il pense que tel fut leur désir ; il exprime, sans nul doute, une opinion personnelle mais il ne fait pas l'aveu de la faute des Rhodiens ; et il me semble en cela non seulement exempt de blâme mais bien plutôt digne de louange et d'admiration ; car, après avoir dit avec une bonne foi religieuse ce qu'il juge de défavorable aux Rhodiens, maître de la confiance des juges par cette noble franchise, il sait bientôt tourner en faveur des accusés ce qui semblait les condamner. N'est-ce pas dire, en effet, qu'ils sont on ne peut plus dignes de l'estime et de l'affection du peuple romain, puisque pouvant être utiles à Persée, et faisant des vœux pour lui, ils n'ont cependant rien fait pour le seconder ? Ensuite Tiron cite le passage suivant du même discours : « Et maintenant après tant de bienfaits mutuels, briserons-nous subitement les liens d'une telle amitié ? Ce que nous disons qu'ils ont voulu faire, nous hâterons-nous de le faire les premiers ? » Cet enthymème, dit le critique, est incorrect et vicieux ; car on pouvait répondre : Oui, nous nous hâterons de le faire ; car, si nous ne prévenons pas nos ennemis, ils nous accableront ; il nous faudra tomber dans leurs embûches, si nous n'avons pas su d'avance les déjouer. C'est, dit-il, le même raisonnement vicieux que Lucillus reproche à Euripide, dans la scène où, le roi Polyphonte disant qu'il a tué son frère pour éviter d'être tué par lui, Mérope croit faire tomber cette excuse lorsqu'elle répond en ces termes au meurtrier de son époux : « Si mon mari, comme tu le prétends, devait te tuer, il fallait attendre pour le frapper le moment où il attenterait à tes jours. » C'est bien là, dit le critique, le comble de la démence : c'est de proposer un but, et se mettre hors d'état de l'atteindre. Ainsi donc, Tiron ne remarque pas que, dans tous les périls à éviter, les circonstances ne sont pas les mêmes : il n'en est pas des affaires et des actes de la vie humaine, soit qu'il s'agisse de se hâter ou de différer, soit que l'on veuille se venger ou se tenir sur ses gardes, comme d'un combat de gladiateurs. En effet, quand un gladiateur est sous les armes, la condition de la lutte est celle-ci : il tuera son adversaire, s'il le prévient ; il succombera, s'il se laisse prévenir. Mais l'existence des hommes n'est pas d'ordinaire menacée par une nécessité tellement fatale et tellement imminente, qu'il faille frapper le premier coup, si l'on ne veut être frappé soi-même. Cette manière d'agir est peu d'accord avec la clémence du peuple romain, qui souvent a négligé de se venger des injures qu'il avait reçues. Ensuite Tiron prétend que dans le même discours Caton a eu recours à des arguments peu honnêtes, beaucoup trop hardis, et dignes, non d'un homme tel que lui, mais d'un fourbe, d'un trompeur, d'un sophiste grec habitué à recourir aux subtilités : « Car, dit-il, quand on objecte aux Rhodiens qu'ils avaient voulu prendre les armes contre les Romains, Caton est presque tenté de nier, puis il demande grâce pour eux, parce qu'ils n'ont pas fait ce qu'ils désiraient si ardemment. Il emploie un argument insidieux et subtil que les dialecticiens appellent induction, et qui n'est pas plus propre à prouver la vérité que le mensonge, lorsqu'il s'efforce, par des exemples captieux, d'établir et d'affirmer que tout homme qui veut mal faire ne doit être puni que s'il exécute son projet.» Voici, à ce sujet, les paroles mêmes de M. Caton : « Ceux qui accusent avec le plus de violence les Rhodiens disent qu'ils ont voulu devenir nos ennemis. Mais qui de nous, pour ce qui le concerne, regardera comme juste de punir un désir semblable ? Personne, sans doute ; du moins je ne le crois pas. » Un peu plus bas il ajoute : « Je le demande, où trouver la loi tyrannique qui dise : « Si quoiqu'un veut faire telle action, il payera mille deniers, ou la moitié si c'est un membre de la famille ; celui qui désirera posséder plus de cinq cents arpents de terre sera condamné à telle amende ; celui qui désirera avoir plus de troupeaux que la loi ne le permet subira telle punition ? Certes, il n'est aucun de nous qui ne désire accroître ses richesses, et personne ne songe à nous en faire un crime. » L'orateur dit encore : « S'il n'est pas juste de récompenser l'homme qui prétend avoir voulu bien faire, et qui pourtant n'a rien fait, faudra-il donc punir les Rhodiens, non parce qu'ils ont mal fait, mais parce qu'on les accuse d'avoir voulu mal faire ? » Tels sont, d'après Tullius Tiron, les arguments par lesquels M. Caton prétend soutenir et prouver qu'on ne doit pas punir les Rhodiens d'avoir voulu être les ennemis de la République sans avoir fait d'acte hostile. On ne peut se dissimuler, dit-il, que ce ne soit la même chose de désirer avoir plus de cinq cents arpents de terre, limite fixée par un plébiscite, et désirer faire une guerre injuste et impie au peuple romain. On conviendra aussi que les règles de la justice pour les récompenses ne peuvent être les mêmes que pour les châtiments. En effet, il faut attendre qu'une bonne action promise ait été accomplie : jusque là on ne peut la récompenser. Mais quant aux menaces, il est bien plus conforme à l'équité de les prévenir que d'en attendre l'effet. Ce serait faire profession de la plus grande folie, que de ne point aller au-devant des projets criminels, de rester inactif, d'attendre que le crime soit achevé, et de ne songer enfin à punir que quand le mal est devenu irréparable. Ces objections de Tiron à Caton ne sont dénuées ni de force ni de fondement. Toutefois l'orateur se garde bien de présenter ainsi son induction nue, isolée et sans appui ; il a recours à plusieurs moyens, à d'autres preuves qui entourent et fortifient son argument. Et d'ailleurs, persuadé qu'il défendait les intérêts non seulement des Rhodiens, mais encore de la République, actions et paroles, il a cru pouvoir tout employer sans rougir, pourvu que par la persuasion il arrivât à son but, qui était de sauver nos alliés. Et d'abord il prend fort adroitement pour exemples des prohibitions imposées, non par la nature, non par le droit universel, mais par des lois faites pour remédier à quelque abus, ou pour satisfaire aux exigences du temps ; telles sont celles qui déterminent les nombres des troupeaux, l'étendue de territoire que peut posséder un citoyen, et tout autre règlement semblable. Les défenses prescrites par de telles lois doivent être respectées ; mais souhaiter qu'elles n'existent pas ne peut être considéré comme une faute. Après avoir mis en avant des désirs de cette nature, il les mêle avec ceux que l'on ne peut honorablement ni former ni exécuter. Mais alors, de crainte que ce rapprochement ne rende évident le contraste, il a recours à une multitude d'arguments. Il ne paraît pas, sans doute, attacher grand prix à l'appréciation subtile et précise des erreurs de la volonté, genre de discussion en honneur dans les écoles des philosophes ; mais ce qui fait l'objet de tous ses efforts, c'est de gagner la cause des Rhodiens, dont il juge l'alliance utile à la République ; c'est de les faire reconnaître innocents, ou du moins excusables. Ainsi, tantôt il soutient qu'ils n'ont pas fait la guerre et qu'ils n'ont pas même désiré la faire ; tantôt il dit que les actions seules doivent être pesées et soumises au tribunal de la justice, mais que de vains désirs ne peuvent être atteints ni par les lois ni par les châtiments ; tantôt, comme s'il reconnaissait la culpabilité des Rhodiens, il demande grâce pour eux, en s'efforçant de démontrer les avantages de la clémence. Si les Romains ne pardonnent pas, il craint quelque malheur imprévu ; la clémence, au contraire, ne peut que consolider la grandeur du peuple romain. Quant au reproche d'orgueil, un des griefs adressés aux Rhodiens, c'est par une réponse admirable, et dont la forme est presque divine, que Caton le repousse et le fait tomber. Je citerai ses expressions mêmes, puisque Tiron les a passées sous silence : « On reproche, dit-il, aux Rhodiens de se montrer trop orgueilleux ; plaise au ciel que ni moi ni les miens ne méritions un tel reproche; mais qu'ils aient ce défaut, que nous importe ? Verriez-vous donc avec colère qu'un peuple fût plus orgueilleux que nous ?» Quoi de plus mordant et de plus fort que cette apostrophe adressée aux hommes les plus orgueilleux, et qui aiment chez eux-mêmes cette fierté qu'ils ne pouvaient souffrir chez les autres ? On doit encore remarquer que, dans tout ce discours, Caton met en usage toutes les armes, toutes les ressources de la rhétorique, non pas comme dans une lutte inoffensive, dans un combat fait à plaisir ; ce n'est pas, dis-je, avec une pureté, une harmonie rigoureuse que se passe l'action ; on dirait plutôt une bataille acharnée, une mêlée furieuse entre des troupes éparses, combattant sur plusieurs points avec des succès divers. Ainsi, dans cette cause, pour repousser ce reproche d'un orgueil trop célèbre, et qui rendait les Rhodiens odieux, Caton emploie indistinctement tous les moyens propres à défendre ses clients, à repousser loin d'eux le danger. Tantôt il les recommande comme ayant bien mérité de la République ; tantôt il les dépeint comme des victimes innocentes dont il reproche aux Romains de convoiter les biens et les richesses ; ce sont bientôt des coupables pour lesquels il intercède ; ce sont encore des alliés nécessaires à Rome. Là, il rappelle aux sénateurs la clémence, la mansuétude de leurs aïeux ; là, c'est l'utilité publique qu'il invoque. Et si, dans l'emploi de ces moyens, on demandait peut-être plus d'ordre, d'harmonie et d'élégance, il serait du moins impossible de traiter ce sujet avec plus de force et d'éloquence. Tullius Tiron est donc trop injuste lorsque, de cette harangue si riche en moyens, si abondante, et dont toutes les parties se prêtent par leur enchaînement un appui mutuel, il détache quelques fragments, mettant à nu quelques phrases isolées, pour les critiquer tout à son aise. C'est ainsi qu'il déclare indigne de M. Caton d'avoir avancé que les simples désirs coupables, non suivis d'effets, ne méritaient aucune punition. Mais pour apprécier avec plus de facilité et d'équité ma réponse à la critique de Tullius Tiron, le lecteur fera bien d'étudier tout le discours de Caton et la lettre de Tiron à Axius ; il pourra dès lors prononcer avec plus de justice et de lumière, soit qu'il condamne, soit qu'il approuve notre opinion.

IV. Quelle est, selon le jurisconsulte Celius Sabinus, l'espèce d'esclaves que l'on met en vente avec un bonnet sur la tête, et pourquoi. Quels esclaves, d'après un usage de nos ancêtres, étaient vendus sous la couronne, et le sens de cette expression. Les esclaves que l'on met en vente la tête couverte d'un bonnet sont ceux que l'on vend sans garantie. Telle est l'opinion de l'habile jurisconsulte Celius Sabinus. Cet usage vient, selon lui de ce que les esclaves de cette espèce ayant ce signe distinctif, les acheteurs sont à l'abri de l'erreur, de la fraude, et, sans s'occuper des conditions de la vente, ils voient du premier coup quelle espèce d'esclaves on leur offre. « D'après une ancienne coutume, quand on exposait en vente les esclaves pris à la guerre, on leur mettait une couronne sur la tête ; de là est venue l'expression vendre sous la couronne. De même que la couronne était la marque distinctive des captifs, le bonnet faisait reconnaître les esclaves dont le vendeur ne répondait pas. » L'expression vendu sous la couronne, s'explique encore autrement, parce que les soldats commis à la garde de ces prisonniers formaient un cercle, corona, autour d'eux. Mais je préfère la première version, qui se trouve appuyée de l'autorité de Caton dans son ouvrage de l'Art militaire. J'y trouve ce passage : « Que les citoyens vainqueurs par leur courage ceignent leur front de la couronne pour aller rendre des actions de grâces aux dieux, et non pour être mis en vente comme des vaincus. »

V. Anecdote remarquable sur l'acteur Polus. Il y avait en Grèce un acteur qui surpassait tous ses rivaux par la pureté de la voix et la grâce des gestes ; il se nommait Polus. Il jouait les chefs-d'œuvre tragiques avec un art et une habileté profonde. Ce Polus perdit un fils qu'il aimait tendrement. Lorsqu'il crut avoir assez longtemps porté le deuil, il reprit sa profession. Dans l'Électre de Sophocle, qu'il jouait alors devant les Athéniens, il devait porter l'urne qui est supposée renfermer les cendres d'Oreste. Dans cette pièce, Électre, croyant avoir dans les mains les restes de son frère assassiné, gémit sur son trépas et s'abandonne à tous les transports de sa douleur. Polus parut donc couvert des vêtements lugubres d'Électre, et tenant au lieu des prétendues cendres d'Oreste, l'urne qui renfermait les ossements de son propre fils, et qu'il avait tirée du tombeau. En les pressant sur son cœur, il remplit tout le théâtre non de cris simulés, mais d'un deuil réel et de lamentations déchirantes. Ainsi, quand on croyait que l'acteur jouait son rôle, c'est sa propre douleur qu'il représentait.

VI. Opinion d'Aristote sur la privation de certains sens. Des cinq sens que la nature a donnés aux animaux, savoir : la vue, l'ouïe, le goût, la toucher, l'odorat, appelés par les Grecs g-aisthehsis, il en est qui manquent à certains animaux, dont les uns naissent aveugles, d'autres privés du goût ou de l'ouïe. Aristote prétend cependant qu'il n'en est aucun que la nature ait privé, soit du goût, soit du toucher. Je trouve ces mots dans son traité de la Mémoire : « Tous les animaux ont le toucher et le goût, excepté ceux qui sont imparfaits ».

VII. S'il faut prononcer "affatim" comme "admodum", en mettant l'accent sur la première syllabe. Observations intéressantes sur les accents de quelques autres mots. Le poète Annianus joignait aux grâces d'un esprit aimable une connaissance profonde de la littérature et des formes de l'ancienne langue. Sa conversation était un mélange admirable de savoir et d'agrément. Il prononçait affatim, amplement, comme admodum, tout à fait, en mettant l'accent aigu sur la première syllabe, et non sur la pénultième, prétendant que telle était la prononciation des anciens. Il disait avoir entendu le grammairien Probus lire affatim ainsi accentué dans ces vers de la Cassette de Plaute. "Potin' es tu homo facinus facere strenuum? - aliorum affatim est, Qui faciant. Sane ego me nolo fortem perhiberi uirum". (Serais-tu homme à te distinguer par une action courageuse ? - Assez d'autres voudront l'entreprendre. Pour moi, je suis loin d'aspirer à la réputation d'homme brave.) En effet, disait-il, dans affatim il n'y a pas deux parties distinctes ; les deux parties sont tellement unies qu'elles ne forment qu'un seul mot. De même, il pensait que l'on doit dire exadversum, vis-à-vis, en mettant l'accent sur la seconde syllabe, parce qu'il n'y a dans ce mot qu'une seule partie du discours, et non deux. C'est ainsi, selon lui, que l'on doit prononcer ce mot dans ces vers de Térence : "In quo haec discebat ludo, exadversum loco Tonstrina erat quaedam". (Vis-à-vis l'école où elle allait étudier était la boutique d'un barbier.) Il ajoutait même que la préposition ad, vers, doit recevoir l'accent aigu, lorsqu'elle est unie intimement à un mot, de manière à former g-epistasis, c'est-à-dire augmentation, comme dans adfabre, artistement, admodum, tout à fait, adprobe, parfaitement. J'adopte volontiers l'opinion d'Annianus ; mais pour ce qui est de la préposition ad quand elle renforce le sens des mots, je ne crois pas qu'elle doive toujours être marquée de l'accent aigu. En effet, quand nous disons adpotus, bien abreuvé, adprimus, de beaucoup le premier, adprime, avant tout, dans ces mots ad sert évidemment à renforcer le sens, et pourtant il ne serait pas régulier de prononcer ad avec l'accent aigu. Toutefois adprobus, qui a la signification de valde probus, très honnête, reçoit sans contestation l'accent aigu sur la première syllabe. Dans la comédie intitulée le Triomphe, Caecilius se sert de cette expression : "Hierocles hospes est mi adulescens adprobus" (J'ai pour hôte Hiéroclès, jeune homme de la plus grande probité.) Si dans les mots cités précédemment la première syllabe ne peut recevoir l'accent aigu, c'est que la syllabe suivante est longue de sa nature, et jamais l'accent aigu ne doit figurer sur la première dans tout mot composé de plus de deux syllabes. Cependant adprimus pour longe primus, de beaucoup le premier, a été employé par L. Livius dans ce vers de son Odyssée : "ibi denique uir summus adprimus Patroclus". (Alors enfin l'illustre Patrocle, le premier des héros.) Livius dit encore dans le même poème praemodum pour admodum : "Parcentes praemodum", d'une clémence sans égale, ce qui signifie supra modum, au-delà de toute expression, comme qui dirait praeter modum, à l'excès. Ce mot prend l'accent aigu sur la première syllabe.

VIII. Tradition invraisemblable sur l'attachement d'un dauphin pour un enfant. Les dauphins sont voluptueux et enclins à l'amour, ainsi que l'attestent des exemples anciens, et même récents. En effet, sous les premiers Césars, dans la mer de Pouzzoles, selon le récit d'Apion, et plusieurs siècles auparavant, près de Naupacte, comme le rapporte Théophraste, on a vu, de manière à n'en pouvoir douter, plusieurs de ces animaux donnant des marques évidentes de l'amour le plus passionné. Et cet amour n'avait pas pour objet des êtres de leur espèce, mais de beaux enfants qu'ils avaient vus par hasard dans des barques ou sur les sables du rivage, et pour lesquels ils ressentaient une tendresse extraordinaire et vraiment humaine. Je vais transcrire un passage du savant Apion, extrait du livre cinquième de ces Egyptiaques, où il rapporte l'attachement d'un dauphin pour un enfant qui s'était familiarisé avec lui de telle sorte, qu'il jouait, montait sur son dos, faisant des courses sur les flots ; Apion dit même qu'il fut un des nombreux témoins de tous ces faits. « J'ai vu moi-même, dit-il, près de Dicéarchie, un dauphin épris de passion pour un enfant nommé Hyacinthe : il accourait à sa voix, s'approchait du rivage et recevait l'enfant sur son dos, ayant bien soin de replier les pointes de ses nageoires, de crainte de blesser l'objet da sa tendresse, qu'il portait ainsi jusqu'à deux cents stades du rivage. On accourait de Rome et de toute l'Italie pour voir ce poisson guidé dans ses courses par l'amour ». Ce qu'ajoute Apion n'est pas moins merveilleux : « Cet enfant si tendrement aimé tomba malade et mourut. Après être revenu plusieurs fois au lieu même où l'enfant avait coutume d'attendre son arrivée, le dauphin ne le voyant pas venir, fut saisi d'une douleur si vive qu'il ne put lui survivre. Son corps fut trouvé sur le rivage par des gens qui connaissaient toute cette histoire, et qui le déposèrent dans le même tombeau que l'objet de ses amours. »

IX. Que la plupart des anciens disaient peposci, j'ai demandé, memordi j'ai mordu, pepugi, j'ai piqué, spepondi, j'ai promis, et occecurri, je me suis présenté, par un e, et non par un o ou par un u à la première syllabe, selon l'usage actuel. Que cette forme était empruntée aux Grecs. Que l'on trouve chez des écrivains savants et renommés, au parfait du verbe descendo, je descends, descendidi, je suis descendu, et non descendi. Poposci, momordi, pupugi, cucurri, sont des formes qui paraissent régulières, et dont se servent maintenant les gens les plus instruits. Cependant Q. Ennius, dans ses satires, a dit memorderit par un e, et non momorderit : "Meum non est; at si me canis memorderit", ce n'est pas mon affaire ; mais si un chien vient à me mordre. De même, Laberius, dans les Gaulois : "De integro patrimonio mea centum millia nummum Memordi". (J'ai mangé cent mille deniers de mon patrimoine.) Et dans le Peintre : "... Itaque, levi Pruna percoctus simul sub dentes mulieris Veni, bis, ter memordit". (C'est pourquoi, après avoir été cuit sur une légère braise, je tombai sous les dents d'une femme qui me mordit deux ou trois fois.) Nous trouvons encore chez P. Nigidius, dans le second livre de son traité sur les Animaux : "Serpens si memordit, gallina diligitur et opponitur", (si l'on est mordu par un serpent, il faut choisir une poule et l'appliquer sur la blessure.) Plaute dit aussi dans la Marmite : - "ut admemordit hominem", dès qu'il eut mordu cet homme. Cependant on trouve, dans les trois Jumeaux du même poète, praemorsisse, avoir mordu, au lieu de praemordisse ou de praememordisse : "Ni fugissem medium, credo, praemorsisset" (Si je n'avais pris la fuite, il m'aurait happé je crois, au milieu du corps.) On lit dans la Conciliatrice d'Atta : "Ursum se memordisse autumat" (Il dit qu'un ours l'a mordu.) Valerlus Antias a écrit peposci, j'ai demandé, et non poposci dans le quarante-cinquième livre des Annales : "Denique Licinius tribunus plebi perduellionis ei diem dixit et comitiis diem a M. Marcio praetore peposcit" le tribun du peuple Licinius le cita en justice pour crime envers l'État, et demanda au préteur, M. Marcius, de fixer le jour des comices. Atta a dit pepugero, j'aurai piqué, dans son Aedilicia : - Sed si pepugero, metuet, mais si je le pique, il aura peur. Elius Tubéron, dans le livre qu'il adresse à C. Oppius, dit occecurrerit, se sera rencontré; ce mot a été noté par Probus, il cite même le passage : Si generalis species occecurrerit, si la forme générale se rencontre. Le même Probus a encore remarqué l'expression speponderant, ils avaient promis, dans Valérius Antias, au douzième livre de ses Histoires. Voici le passage de cet auteur : Tiberius Gracchus, qui quaestor C. Mancino in Hispania fuerat, et ceteri, qui pacem speponderant, (Tibérius Gracchus qui avait été questeur de C. Mancinus en Espagne, et les autres chefs qui avaient promis la paix.) Ces formes viennent probablement de ce que les Grecs, dans leur forme du temps passé, qu'ils appellent g-parakeimenos, changent le plus souvent en e la seconde lettre du redoublement : g-graphoh, j’écris, g-gegrapha, g-poioh, je fais, g-pepoiehka ; g-laloh, je parle, g-lelalehka; g-kratoh, je commande, g-kekratehka; g-louoh, je lave, g-lelouka. De même en latin : mordeo, je mords, memordi ; posco, je demande, peposci ; tendo, je tends, tetendi ; tango, je touche, tetigi ; pungo, je pique, pepugi, spondeo, je promets, spepondi ; curro, je cours, cecurri ; tollo, je lève, tetuli, Aussi M. Tullius et C. César ont-ils dit memordi, pepugi, spepondi. J'ai encore trouvé au verbe scindo, je coupe, un passé ayant une forme semblable, scisciderat, et non sciderat. L. Attius, au livre premier de ses Sotadiques, a dit sciciderat. Voici ses paroles : "non ergo aquila ita, uti praedicant, sciciderat pectus" ? (Ainsi donc un aigle ne lui a pas, comme ils le prétendent, déchiré la poitrine.) Nous trouvons le même terme dans Ennius et dans le soixante-quinzième livre des Histoires de Valérius Antias, dont voici les paroles : "Deinde funere locato ad forum descendidit", (après avoir accompli les cérémonies des funérailles, il descendit au forum.) Laberius, dans son Catularius, a écrit aussi : "ego mirabar, quomodo mammae mihi descediderant" (J'étais surprise de voir comme les mamelles m'étaient descendues.)

X. Que l'expression composée "usucapio", formant régulièrement un seul mot, on peut aussi dire "pignoriscapio", en réunissant deux mots en un seul. De même que l'on dit bien usucapio, usucapion, expression composée dans laquelle la lettre a devient longue, ainsi l'on formait pignoriscapio, paye du soldat, on réunissant deux mots, et l'on allongeait aussi la lettre a. On lit dans Caton, au premier livre de ses Questions épistolaires: « Pignoriscapio était l'expression consacrée spécialement pour désigner l'argent que le soldat devait recevoir du tribun trésorier. » D'où il suit évidemment que capio, mis pour captio, action de prendre, de saisir peut aussi bien se joindre à pignus, gage, qu'à usus, usage.

XI. Que la véritable signification de "leuitas" et de "nequitia" n'est pas celle qu'on leur donne vulgairement. J'entends le plus souvent employer leuitas dans le sens d'inconstance et de légèreté, et nequitia dans celui d'artifice et de fourberie. Cependant, ceux de nos auteurs anciens qui se distinguent par la propriété et la pureté de l'expression désignent par le mot leuis l'homme que nous appelons maintenant vil et méprisable; ils ont pris leuitas dans le sens de bassesse. Ils appellent aussi nequam un homme de rien, de nulle valeur, que les Grecs appellent g-asohtos, perdu, ou g-akolastos, déréglé, g-achreios, inutile, g-achrehstos, qui n'est bon à rien, g-kakotrepos, pervers, scélérat. Pour trouver des exemples à l'appui de ce que je dis, il n'est pas nécessaire de remonter à des ouvrages fort anciens ; qu'on ouvre seulement la seconde Philippique de Cicéron, Lorsqu'il veut dépeindre les mœurs sordides et déréglées de M. Antoine, qui, renfermé dans un cabaret, se gorgeait de vin jusqu'au soir, et sortait la tête enveloppée pour n'être pas reconnu ; au moment où l'orateur se dispose à lui adresser d'autres reproches de ce genre, il dit "Videte hominis leuitatem" !(Voyez l'infamie de cet homme !), comme si ce seul mot suffisait à exprimer tant de déshonneur. Plus loin, après avoir couvert d'opprobre les autres turpitudes de la vie d'Antoine, l'orateur ajoute, comme pour le flétrir par ce dernier terme : "O hominem nequam ! nihil enim magis proprie possum dicere", (homme méprisable ! car c'est bien là le nom qu'il mérite.) Mais il me paraît convenable de présenter la citation d'une manière complète : Mais voyez l'ignominie de cet homme ! Arrivé aux Roches rouges vers la dixième heure du jour, il se cacha dans une misérable taverne, où là il but jusqu'au soir. Une voiture le transporta rapidement à Rome, et il rentra dans sa demeure la tête enveloppée. - Qui es-tu? demande le portier. - Messager d'Antoine répondit-il. - On le conduit aussitôt vers celle qui était l'objet de son voyage ; il lui donne une lettre dont la lecture lui fait verser des larmes, car elle était pleine d'expressions d'amour. Elle portait en substance que désormais il ne serait plus rien pour cette comédienne ; qu'il ne l'aimerait plus, et que son épouse serait l'unique objet de sa tendresse. Comme les pleurs redoublaient cet homme sensible, incapable de se contenir plus longtemps, se découvrit et se jeta au cou de sa femme. Homme méprisable car c'est bien le nom que tu mérites. Ainsi donc, c'est pour faire le galant, pour paraître inopinément eux regards surpris de ta femme, que tu as répandu la terreur dans la ville pendant une nuit, et la crainte dans l'Italie pendant plusieurs jours.» Q. Claudius, dans le premier livre de ses Annales, désigne par nequitia les désordres d'une existence prodigue et dissolue -Voici ses propres termes : "A la persuasion d'un jeune homme de Lucanie, qui était de la plus illustre origine, mais qui, par les désordres d'une vie adonnée au luxe et aux débauches, nequitia, avait dissipé une immense fortune." M. Varron dit, dans son traité sur la Langue latine : « Comme de non, non, ne, et de uolo, je veux, on forme nolo, je ne veux pas, de même de ne, non pas de même, et de quidquam, quelque chose, en supprimant la syllabe du milieu, on a formé nequam, vaurien. » Je citerai encore un passage de la défense de P. Scipion contre Tib. Asellus, qui voulait le faire condamner par le peuple à une amende : « Toutes les actions déshonnêtes, honteuses, criminelles, se résument en deux mots, méchanceté et dépravation, malitia et nequitia. Duquel de ces vices te dis-tu innocent ? de la méchanceté ou de la dépravation, ou des deux à la fois ? Si tu entends qu'on ne peut t'accuser de dépravation, permis à toi : cependant, pour une seule courtisane, tu as prodigué plus d'argent que tu n'en as déclaré au censeur pour le mobilier de ta terre de Sabine. Si tu le nies, qui voudra se faire caution pour toi de mille deniers ? Mais n'as-tu pas dissipé, consumé en criminelles débauches le tiers au moins de ton patrimoine ? Si tu le nies, qui voudra se faire caution pour toi de mille deniers ? Je ne veux pas, dis-tu, repousser le reproche de dépravation : défends-toi du moins contre celui de méchanceté. Mais tu as passé un serment solennel, de propos délibéré et en parfaite connaissance de cause : tu le nies ? Qui voudra se faire caution pour toi de mille deniers. »

XII. Des tuniques dites à manches, dont P. Scipion l'Africain reprochait l'usage à Sulpicius Gallus. Autrefois, à Rome et dans tout le Latium, il eût été honteux pour un homme de se servir de ces tuniques dont les manches descendant au-delà du bras, couvrent la main jusqu'aux doigts. Nos ancêtres ont donné à ces tuniques le nom grec de g-cheiridohtoi. Les femmes seules portaient par décence les vêtements longs et amples, pour dérober aux regards leurs bras et leurs jambes. Les hommes ne portaient d'abord qu'une simple toge sans tunique; ensuite ils firent usage de ces tuniques serrées et courtes qui ne dépassaient pas les épaules, et que les Grecs nomment g-exohmides. Plein de respect pour cette simplicité antique P. Scipion l'Africain, fils de Paul Emile, homme doué de tous les talents honorables et de toutes les vertus, reprenait un jour P. Sulpicius Gallus pour ses mœurs efféminées, et il lui reprochait entre autres choses de porter des tuniques dont les manches descendaient jusque sur les mains. Voici les propres paroles de Scipion : « Que dire de celui qui tous les jours se couvre de parfums, s'occupe de sa toilette devant un miroir ; qui s'arrache la barbe, s'épile les jambes, et que l'on voit, tout jeune encore, couvert d'une tunique à longues manches, s'asseoir à un repas près d'un amant, à la place inférieure du lit ? Que dire de celui qui joint la passion du vin à un goût dépravé pour les hommes ? Douterez-vous qu'il n'ait fait ce que font d'ordinaire les plus infâmes débauchés ? » Virgile blâme aussi les tuniques de cette espèce, comme ne convenant qu'aux femmes, et indignes d'un homme : « Vos tuniques ont des manches longues, et vos mitres sont attachées sous le menton par des bandelettes.) Enfin, lorsque Quintus Ennius appelle les jeunes Carthaginois une jeunesse en tunique, ce n'est pas sans l'intention de les flétrir.

XIII. Quelle est, suivant M. Caton, la signification de "classicus" ; quelle est celle de "infra classem". On appelait classici, non tous les citoyens des diverses classes, mais seulement ceux de la première, qui possédaient un revenu de cent vingt-cinq mille as au moins. Tous ceux dont le revenu était inférieur à cette somme, et qui, par conséquent, faisaient partie de la seconde classe ou d'une autre, étaient dits infra classem, J'ai fait cette remarque en passant, parce que ceux qui lisent le discours de M. Caton pour la loi Voconia se demandent ordinairement ce que signifient les mots classicus et infra classem.

XIV. Des trois genres de style et des trois philosophes que les Athéniens envoyèrent en ambassade à Rome. Dans la poésie comme dans la prose, on admet trois genres de style, formes, selon les Grecs, qui les désignent des trois noms adros, abondant, ischnos, simple, mesos, tempéré. Nous traduisons le premier par uber, riche, le second par gracilis, simple, le troisième par mediocris, tempéré. Le style riche se distingue par la dignité et la grandeur ; le simple, par la grâce et la finesse ; le tempéré tient le milieu entre les deux autres et participe de leurs qualités. Mais à chacune de ces beautés qui caractérisent les trois genres de style correspondent des défauts égaux en nombre, et qui se parent de leur extérieur par une ressemblance mensongère. Ainsi, fort souvent, on prend l'exagération et l'enflure pour la richesse ; l'aridité, la sécheresse pour la simplicité, l'incohérence d'un style sans caractère pour la sobriété dans le langage. M. Varron dit que la langue latine offre trois modèles parfaits de chacun de ces genres : Pacuvius pour le style riche, Lucilius pour le simple, Térence pour le tempéré. Mais des exemples de ces trois genres d'éloquence avaient été donnés, bien des siècles auparavant, par Homère, dans trois de ses personnages : le style d'Ulysse est magnifique et fécond, celui de Ménélas se distingue par la finesse et la retenue, celui de Nestor réunit la richesse du premier et la simplicité du second. On remarqua cette même variété des trois formes de style dans les discours des trois philosophes que les Athéniens envoyèrent au sénat et au peuple romain, pour demander la remise de l'amende à laquelle cette ville avait été condamnée pour la dévastation d'Orope ; l'amende était d'environ cinq cents talents. Ces philosophes étaient Carnéade de l'Académie, Diogène le stoïcien, Critolaos le péripatéticien. Lorsqu'ils eurent été introduits dans la Curie, C. Acilius, l'un des sénateurs, leur servit d'interprète. Mais auparavant chacun d'eux, désirant faire parade de ses talents, avait disserté séparément, en présence d'un concours nombreux d'auditeurs. Rutilius et Polybe rapportent qu'ils se firent admirer, chacun dans un genre différent : Carnéade était véhément et rapide, Critolaos méthodique et simple, Diogène élégant et plein de sobriété. Chacun de ces genres, comme nous l'avons dit, si l'art y est accompagné de pureté et du naturel, peut offrir de grandes beautés ; mais s'il est fardé et apprêté, ce n'est plus alors qu'un exercice frivole fait pour éblouir un moment.

XV. Avec quelle sévérité nos ancêtres punissaient le vol. Ce que Mucius Scaevola a écrit sur la fidélité avec laquelle on doit conserver un dépôt ou un objet prêté. Labeo, dans le second livre de son ouvrage sur la Loi des Douze Tables, nous fait connaître plusieurs décisions extrêmement sévères de nos ancêtres, sur le vol. Au rapport de cet auteur, Brutus avait coutume de dire que l'on devait regarder comme un voleur l'homme qui conduisait un cheval sur une autre route que celle dont on était convenu, ou qui le conduisait plus loin que le terme fixé d'avance. Aussi Q. Scaevola, au seizième livre de son traité sur le Droit civil, établit ce principe : « Il y a peine de vol contre le gardien d'un dépôt, s'il s'en sert, ou si, pouvant s'en servir, il en fait un usage autre que celui pour lequel il l'a reçu.»

XVI. Passage extrait de la satire de M. Varron intitulée sur les Aliments, relativement à quelques mets étrangers. Citation de quelques vers d'Euripide contre la délicatesse et le luxe voluptueux des gourmands. M. Varron, dans la satire intitulée des Aliments, a décrit, en vers piquants et spirituels, les mets recherchés qui font les délices des repas. Ce sont des vers iambiques. Il dépeint, il énumère la plupart des productions que nos gastronomes recherchent et sur terre et sur mer. Le lecteur qui en aura le loisir pourra consulter le poète lui-même, au livre indiqué. Je ne veux que rappeler, autant que ma mémoire me le permettra, les espèces, les noms, la patrie de ces aliments délicieux, de ces mets délicats, objets de la recherche des gourmands, et que cite Varron en couvrant d'opprobre tant de luxe ; le paon de Samos, les francolins de Phrygie, les grues de Mélos, le chevreau d'Ambracie, le jeune thon de Chalcédoine, la murène de Tartesse, la morue de Pessinonte, les huîtres de Tarente, le pétoncle de Chio, l'esturgeon de Rhodes, le sarget de Cilicie, les noix de Thasos, les dattes d'Égypte et les glands d'Espagne. Cette industrie avec laquelle la gourmandise explore le monde pour trouver des ragoûts inconnus et de nouvelles délices nous paraîtra encore plus digne de mépris si nous nous rappelons ces vers d'Euripide, souvent cités par le philosophe Chrysippe, et dans lesquels le poète dit que ces mots inventés pour irriter l'appétit, loin d'être nécessaires au soutien de la vie, ont été imaginés par le luxe, qui dédaigne tout ce qui est simple et facile, et n'aspire qu'à satisfaire des passions blasées par la satiété. J'ai jugé convenable de rapporter les vers d'Euripide : Car que faut-il aux mortels ? deux choses : les dons de Cérès pour nourriture, et l'eau pour breuvage. Ils sont sous notre main ; ils naissent pour soutenir notre vie; jamais ils n'inspirent la satiété : mais nous inventons d'autres mots pour satisfaire notre soif de voluptés.

XVII. Entretien que j'eus avec un grammairien plein de présomption et d'ignorance sur le sens et l'origine du mot obnoxius. Rencontrant un jour à Rome un grammairien que la renommée de son enseignement mettait au premier rang, je lui demandai, non pas certes pour mettre son savoir à l'épreuve, mais bien dans l'intention et dans le désir de m'éclairer, ce que signifiait obnoxius, et quelle était l'origine et la valeur de ce mot. Il me regarda, et, me raillant de ce que je lui faisais une question si peu importante et si frivole : « Certes, dit-il, le problème est obscur, et il nous faudra bien des veilles pour le résoudre. Quel est l'homme assez peu instruit dans la langue latine pour ignorer qu'obnoxius se dit de celui qui peut recevoir d'un autre quelque tort, quelque dommage, ou qui, ayant commis une faute de compagnie avec un autre, se trouve placé sous la dépendance de son complice. Que ne laisses-tu ces questions puériles pour nous proposer des sujets dignes de nos recherches et de nos travaux. » Piqué de sa réponse, je résolus de dissimuler pour mieux me moquer de sa sottise : « Illustre savant, lui dis je, quand j'aurai besoin d'étudier et de connaître des questions plus relevées et plus importantes, c'est à toi que je m'adresserai ; mais comme j'avais souvent employé le mot obnoxius sans en connaître la valeur, j'ai eu recours à tes leçons, et je commence à savoir ce que je n'étais pas seul à ignorer, comme tu sembles le croire, car Plaute lui-même, ce modèle de la pureté et de l'élégance latines, n'a pas connu la valeur d'obnoxius. Je trouve, on effet, ce vers dans son Stichus: "Nunc ego hercle perii plane, non obnoxie"; (C'en est fait de moi, par Hercule ; je suis perdu complètement, et non à demi), ce qui ne s'accorde pas avec l'interprétation que tu m'as donnée. En effet, Plaute a rapproché plane et obnoxie comme deux expressions opposées ; ce qui est bien loin de ton sens. » A cela mon grammairien répondit assez gauchement, comme si obnoxius et obnoxie différaient non seulement pour la forme, mais même pour le fond et pour le sens : « Je t'ai donné le sens d'obnoxius et non d'obnoxie ». J'admirai tant d'ignorance unie à tant de vanité. Mettons de coté, lui dis-je, l'obnoxie de Plaute, si tu le veux, s'il te paraît pris de trop loin ; passons également sous silence ces expressions de Salluste dans Catilina : "Minari etiam ferro, ni sibi obnoxia foret", (il la menaçait de son poignard si elle n'obéissait pas à ses volontés.) Mais voici un exemple plus connu, que personne n'ignore, et sur lequel je demande ton avis; ces vers de Virgile sont en effet, dans la mémoire de tout le monde : "nam neque tunc astris acies obtunsa videri nec fratris radiis obnoxia surgere luna", (Car alors rien n'altère l'éclat des étoiles, et la lune ne paraît pas emprunter sa lumière à l'astre fraternel.) Ce n'est pas là ton "culpae suae conscium". Virgile emploie encore ce mot dans une acception qui n'est pas la tienne, dans ces vers : "... Iuuat arua uidere non rastris hominum, non ulli obnoxia curae"; (On aime à voir ces champs que le hoyau n'a pas déchirés, qui n'ont été soumis à aucune culture), la culture est avantageuse aux champs, loin de leur être nuisible, selon le sens que tu as donné à obnoxius. Mais je te le demande encore, comment s'accordera ton explication avec ces vers d'Ennius dans son Phoenix ? "Sed uirum uera uirtute uiuere animatum addecet fortiterque innoxium uocare adversum aduersarios ea libertas est, qui pectus purum et firmum gestitat, aliae res obnoxiosae nocte in obscura latent?" (Mais l'homme doit porter dans la vie les sentiments d'une vertu véritable ; son innocence doit le rendre fort contre ses ennemis. La liberté consiste à avoir un cœur pur et inébranlable ; le reste n'est que servitude et ténèbres.) Alors mon grammairien troublé et en homme qui divague : « Je n'ai pas le temps de te répondre aujourd'hui, me dit-il, mais, viens me trouver une autre fois, et je t'apprendrai quel est le sens de ce mot d'après Virgile, Salluste, Plaute et Ennius. » Cela dit, notre impudent se retira. Si quelqu'un désire non seulement connaître l'origine d' obnoxius, mais encore passer en revue les diverses acceptions de ce mot, je mettrai sous ses yeux les vers suivants, tirés de l'Asinaire de Plaute : "Maxumas opimitates gaudio effertissimas Suis heris ille una mecum pariet, gnatoque et patri, Adeo ut aetatem ambo ambobus nobis sint obnoxii Nostro devincti beneficio" (Je m'unirai à lui pour procurer à ses maîtres les biens les plus abondants, les plus propres à inspirer l'allégresse, de telle sorte que le père et le fils nous seront attachés, nous serons enchaînés par les liens de la reconnaissance.) Le grammairien n'avait donc envisagé ce mot que sous une de ses nombreuses significations, celle dont Cecilius s'est servi dans ces vers de son Chrysius : "Quamquam ego mercede huc conductus tua Aduenio, ne tibi me esse ob eam rem obnoxium Reare; audibis male, si maledicis mihi". (Sans doute je viens à toi séduit par la récompense que tu m'as remise ; garde-toi, cependant, de me croire sous ta dépendance : prends garde à ma langue si tu ne retiens la tienne.)

XVIII. Sur la fidélité avec laquelle les Romains observaient la sainteté du serment ; et, à ce propos, histoire de dix captifs envoyés à Rome, sur leur parole par Annibal. Les Romains ont toujours observé la loi du serment avec une fidélité inviolable, comme le prouvent un grand nombre de coutumes et de lois, et un exemple remarquable, que je vais rapporter. Après la bataille de Cannes, le général des Carthaginois Annibal, choisit dix de nos captifs qu'il envoya à Rome pour traiter de l'échange des prisonniers, si la République le jugeait convenable ; le peuple qui recevrait un plus grand nombre de captifs devait payer pour chaque homme une livre et demie d'argent. Avant leur départ, il leur fit jurer qu'ils reviendraient dans le camp carthaginois, si les Romains ne consentaient pas à l'échange. Les dix prisonniers arrivent à Rome, ils exposent la proposition d'Annibal au sénat, qui refuse de souscrire à l'échange. Alors, parents, alliés, amis, tiennent embrassés les captifs, disant, qu'ayant franchi le seuil de la patrie, ils ont recouvré leurs droits, leur indépendance ; ils les supplient de ne point retourner au camp de l'ennemi. Huit d'entre eux répondirent qu'ils ne pouvaient jouir de ce droit de retour, puisqu'ils s'étaient liés par le serment ; et aussitôt, fidèles à leur parole, ils se rendirent près d'Annibal. Les deux autres restèrent à Rome se prétendant déliés de la religion du serment pour la raison que voici : après avoir quitté le camp des ennemis, ils y étaient rentrés sous quelque prétexte ; puis ils en étaient repartis, et ils se voyaient ainsi libres de tout engagement. Mais cette ruse frauduleuse les couvrit d'une telle honte, qu'ils furent poursuivis, accablés du mépris public ; quelque temps après, les censeurs les notèrent d'infamie et les flétrirent pour avoir manqué à leur parole. Cornelius Nepos, dans le cinquième livre de ses Exemples rapporte que plusieurs sénateurs furent d'avis de renvoyer sous escorte à Annibal ceux qui refusaient de revenir à son camp, que cependant cette proposition avait été repoussée par la majorité des suffrages ; mais que ceux qui avaient ainsi manqué de parole au général carthaginois, se voyant l'objet de tant de mépris et de haine, furent pris du dégoût de la vie, et se donnèrent la mort.

XIX Anecdote, tirés des annales, touchant le tribun du peuple Sempronius Gracchus, père des Gracques. Décrets des tribuns du peuple, textuellement rapportés. On cite parmi les plus beaux traits de générosité et de grandeur d'âme, l'action suivante de Tib. Sempronius Gracchus : le tribun du peuple C. Minucius Augurinus avait fait condamner à une amende L. Scipion l'Asiatique, frère de P. Scipion le premier Africain : en conséquence, il réclamait de lui des répondants. Scipion l'Africain fit, au nom de son frère, appel au collège des tribuns, les priant de soustraire à la violence de leur collègue un personnage honoré du Consulat et du triomphe. Huit tribuns ayant examiné la cause portèrent le décret suivant dont j'emprunte le texte aux annales : « Attendu que P. Scipion l'Africain, réclamant en faveur, de son frère L. Scipion l'Asiatique, se plaint de ce que, contrairement aux lois et aux coutumes de nos ancêtres, un tribun du peuple, dans une assemblée convoquée par la force et sans le concours des auspices ait prononcé contre son frère une condamnation à une amende par un jugement inouï, exigeant de lui des répondants, faute de quoi il est menacé de la prison : que, par ces motifs, l'Africain nous prie de défendre son frère contre la violence de notre collègue ; attendu que, d'une autre part, notre collègue nous prie de ne pas mettre d'entraves à l'autorité de son pouvoir, nous, tribuns, avons pris sur ces causes, et à l'unanimité, la décision suivante : Si L. Cornelius Scipion l'Asiatique consent à fournir des répondants, selon la décision de notre collègue, nous nous opposons à ce qu'il soit jeté en prison; autrement, nous laisserons notre collègue user librement de son pouvoir. » Après ce décret, L. Scipion, refusant de fournir des répondants, le tribun Augurinus se disposait à le faire saisir et conduire en prison lorsqu'arriva le tribun du peuple Tib. Sempronius Gracchus père de Caius et de Tiberius ; et, bien qu'il existât entre lui et P. Scipion l'Africain de graves inimitiés par suite de dissentiments sur presque toutes les affaires de la République, après avoir juré qu'il ne s'était point réconcilié avec P. l'Africain, il fit un décret conçu en ces termes : « Attendu que L. Scipion l'Asiatique, après son triomphe, a jeté dans les fers les chefs des ennemis et qu'il me paraît indigne de la majesté de la République de renfermer le général du peuple romain dans le même lieu où ont été renfermés les chefs des ennemis, par ces motifs, j'interdis à mon collègue toute violence contre L. Cornelius Scipion l'Asiatique. » Toutefois Valerius Antias, en opposition avec la tradition de ces décrets et avec l'autorité des anciennes annales, prétend que cette intervention de Tib, Gracchus en faveur de Scipion l'Asiatique eut lieu après la mort de l'Africain. Il dit que L. Scipion ne fut pas condamné à une amende, mais qu'ayant été coupable de péculat au sujet des richesses d'Antiochus, on voulut le jeter on prison, parce qu'il refusait de donner des répondants, mais que l'intervention de Gracchus l'exempta de l'affront.

XX. Que Virgile substitua dans un vers le mot "ora" au mot "Nola" pour se venger des habitants de Nole, qui lui avaient refusé la jouissance d'un cours d'eau. Suivent quelques autres observations curieuses sur l'harmonie des mots. J'ai lu dans un commentaire que Virgile avait d'abord écrit et lu un certain vers : "talem diues arat Capua et uicina Veseuo Nola iugo"; (Tel est le territoire que labourent la riche Capoue, et Nole voisine du mont Vésuve), mais qu'ensuite ayant demandé aux habitants de Nole, ses voisins, la permission de diriger un cours d'eau dans sa maison de campagne, il éprouva un refus ; que le poète offensé effaça de ce vers le nom de Nole, comme pour l'effacer de la mémoire des hommes et le remplaça ainsi par le mot ora. ".. Et vicina Veseuo Ora jugo", (Et la côte voisine du mont Vésuve.) Ce fait est-il vrai ou faux ? la question me paraît peu importante. Mais que le mot ora sonne mieux et plus doucement à l'oreille que Nola, c'est ce qui n'est pas douteux ; car la voyelle qui termine le premier vers étant la même que celle qui commence le suivant il en résulte un son prolongé plein d'harmonie et de grâce. On pourrait trouver chez les meilleurs poètes un grand nombre d'effets d'harmonie de ce genre, et l'on verrait qu'ils sont loin d'être produits par le hasard. Homère surtout nous en offrirait beaucoup d'exemples. Souvent, en effet, par le rapprochement des mêmes voyelles, il forme de ces hiatus pleins de charme pour l'oreille : g-he g-d'hetere g-therei g-proreei g-eikyia g-chalazei g-e g-chioni g-psychrei g-e g-ex g-hydatos g-krystalloi; (l’autre fontaine roule en été une eau fraîche comme la grêle, comme la froide neige, ou telle que le cristal de la glace.) Ailleurs : g-laan g-ano g-otheske g-poti g-lophon (Un jour il poussait le roc vers le sommet de la colline.) Catulle, ce poète si élégant, a ménagé un effet du même genre dans ces vers : "Minister uetuli puer Falerni, inger mi calices amariores, ut lex Postumiae iubet magistrae, ebriosa acina ebriosioris" (Esclave, donne-moi de ce vieux falerne ; remplis ma coupe de sa pure liqueur ; ainsi l'ordonne la reine du festin, Postumia, plus enivrée que le pépin baignant dans le jus de la treille.) Il aurait pu dire ebrioso en adoptant, ce qui même est plus usité, le neutre acinum ; mais, par amour pour l'harmonie de l'hiatus homérique, il a dit ebriosa, à cause de la rencontre des deux a. Ceux qui pensent que Catulle a dit ebrios, ou bien encore ebriosos (car on rencontre aussi cette leçon qui n'est pas plus exacte) ont été induits en erreur par des exemplaires copiés sur des textes incorrects.

XXI. Pourquoi les expressions "quoad uiues" et "quoad morietur" expriment-elles le même temps, quoique formées de deux mots opposés. Quand on dit quoad uiuet, tant qu'il vivra, et quoad morietur, jusqu'à ce qu'il meure, il semble que l'on rende deux idées contraires, et cependant les deux locutions n'expriment qu'un seul et même temps. De même quand on dit quoad senatus habebitur, tant que le sénat sera assemblé, et quoad senatus dimittetur, jusqu'à ce que le sénat se sépare, quoique haberi et dimitti expriment deux idées contraires, l'un et l'autre cependant ont ici une même signification. En effet, lorsque deux temps sont opposés, mais unis de telle sorte que la fin de l'un se trouve confondue avec le commencement de l'autre, il importe peu que ce soit par la fin du premier, ou par la commencement du second, que l'on désigne le moment de leur rencontre.

XXII. Que les censeurs avaient coutume d'ôter les chevaux aux chevaliers surchargés d'embonpoint et de graisse. Si cette condamnation était flétrissante pour les chevaliers, ou si elle ne portait aucune atteinte à leur dignité. Quand les censeurs rencontraient un homme gras et replet, ils avaient coutume de lui ôter son cheval, jugeant, sans doute que la pesanteur de son corps le rendait impropre au service de la cavalerie. Quelques-uns pensent que ce n'était pas une punition, mais seulement un congé donné sans dégradation. Cependant Caton, dans un discours qu'il a écrit sur la Célébration des sacrifices reproche ce fait à un chevalier avec trop de force pour qu'on ne croie pas qu'il s'y attachait une idée de flétrissure. Si nous adoptons cette opinion, nous devons croire que l'on regardait en quelque sorte comme coupable d'indolence celui dont le corps était chargé d'un embonpoint excessif.

LIVRE VII

I. De quelle manière Chrysippe réfutait ceux qui niaient l'existence de la Providence. Ceux qui nient que le monde ait été créé pour Dieu et pour les hommes, et que les choses d'ici-bas soient gouvernées par la Providence, croient mettre en avant un argument bien fort lors qu'ils disent : « S'il y avait une Providence, le mal n'existerait pas. Rien, en effet, ajoutent-ils, n'est moins en harmonie avec l'action d'une Providence que ce nombre infini de souffrances et de maux répandus dans ce monde, si, comme on le dit, il a été fait pour l'homme. » Chrysippe, en réfutant cette doctrine dans le quatrième livre de son traité sur la Providence, dit : « Rien n'est plus absurde que l'opinion de ces hommes qui croient que le bien peut exister sans le mal : car le bien étant le contraire du mal, il faut qu'ils existent ensemble, opposés l'un à l'autre, et appuyés, pour ainsi dire, sur leur mutuel contraste. Deux contraires, en effet, ne peuvent exister l'un sans l'autre, Ainsi, comment pourrions-nous avoir la notion de la justice, si l'injustice n'existait pas ? En d'autres termes : Qu'est-ce que la justice, en l'absence de l'injustice ? comment pourrions-nous comprendre le courage, si nous ne lui opposions la lâcheté ? la tempérance sans son contraire, l'intempérance ? la prudence, sans l'imprudence ? Pourquoi, ajoute Chrysippe, ces hommes insensés ne désirent-ils pas aussi que la vérité existe sans le mensonge ? Donc, ici-bas le bien et le mal, le bonheur et le malheur, la douleur et le plaisir sont inséparables l'un et l'autre, comme le dit Platon, sont liés étroitement par des extrémités contraires : on ne peut détruire l'un sans détruire en même temps l'autre » Dans le même livre, Chrysippe discute et examine cette question qui lui paraît digne d'attention : « Si les maladies qui attaquent l'homme sont inhérentes à sa nature, » c'est-à-dire si c'est la puissance appelée nature des choses ou Providence, puissance ordonnatrice de l'ensemble de l'univers et créatrice de l'homme, qui a produit les maladies, les infirmités, les souffrances dont l'homme est assiégé. Or, Chrysippe pense que le but principal de la nature n'a pas été d'assujettir l'homme à la maladie ; car un tel dessein ne pouvait convenir à la nature, auteur et mère de toutes bonnes choses. « Mais en créant, dit-il, en formant une abondance de chaos grandes, utiles, avantageuses, elle produisit, sans le vouloir, des maux inévitables inhérents aux avantages dont elle dotait l'espèce humaine ; maux qu'elle n'a point voulu créer, mais sont une conséquence nécessaire, un accompagnement fatal, ce que Chrysippe appelle g-kata g-parakolouthesin, selon la conséquence. » Ainsi, dit-il, lorsque la nature forma le corps humain, une raison supérieure, des vues bienfaisantes l'engagèrent à former notre tête avec des os très minces et très délicats. Mais elle ne put remplir la grandeur de ses desseins en faveur de l'homme sans qu'il s'ensuivit un danger à l'extérieur : la tête, préservée que par une faible cloison, peut être endommagée par un choc, par la moindre atteinte. Ainsi les maladies et les souffrances qui atteignant l'homme sont toujours le résultat des plus tendres précautions de la nature. De même, par Hercule, ajoute Chrysippe, tandis que la nature met dans l'homme l'amour de la vertu, les vices viennent germer à côté, par l'affinité des contraires. »

II. De quelle manière, tout en reconnaissant la puissance et la nécessité du destin, Chrysippe prouve la liberté de l'homme dans ses desseins et dans ses jugements. Le destin, que les Grecs appellent g-heimarmene est à peu près ainsi défini par Chrysippe, le prince de la philosophie stoïcienne : « Le destin, dit-il, est l'enchaînement éternel et inévitable des choses dont la chaîne immense se déroule d'elle-même à travers la série infinie des conséquences, qui sont les anneaux dont elle est formée. » J'ai cité ici, autant que me l'a permis ma mémoire les paroles même de Chrysippe, afin que si mon interprétation parait peu lucide, on puisse avoir recours au texte du philosophe. Dans le quatrième livre de son traité sur la Providence, il dit : « Le destin est l'enchaînement naturel de toutes choses dérivant éternellement les unes des autres, et se succédant d'après un ordre toujours invariable dans l'immensité du temps. » Mais les chefs des autres écoles reprennent cette définition : « Si Chrysippe, disent-ils, pense que tout est mû et régi par le destin, et qu'on ne peut se dérober à son action ni déranger son cours, on ne doit plus voir et punir avec indignation les fautes et les délits ; on ne peut plus rendre l'homme responsable de ses actes, qu'il faut dès lors attribuer à l'impulsion irrésistible, à la puissance du destin, qui devient ainsi l'arbitre et la cause de tous les événements. Les châtiments infligés par les lois aux coupables sont iniques, si les hommes ne commettent pas de fautes librement, s'ils sont poussés au crime par le destin. » Chrysippe répond à cette objection avec finesse et subtilité. Cependant tout ce qu'il a écrit sur cette matière peut se résumer ainsi : « Bien que, dit-il, toutes choses soient nécessairement soumises, subordonnées au destin par une loi souveraine, néanmoins l'esprit et le cœur de l'homme ne sont les esclaves de la fatalité que d'après la caractère et les qualités de chacun. En effet, si la nature, on les créant, a doué les hommes de qualités bonnes et utiles, toute cette puissance qui émane du destin deviendra douce et inoffensive, en passant par notre âme. Si les hommes, au contraire, sont sauvages, ignorants, grossiers, s'ils ne portent en eux le germe d'aucune bonne qualité pour lutter contre leurs mauvais instincts, vous les verrez succomber aux attaques du destin, qu'elles soient puissantes ou non, vous les verrez, obéissant à leur férocité, écoutant la voix de leurs passions, se précipiter dans de continuels désordres, et adopter toutes les erreurs. Cela même est amené par cet enchaînement naturel et nécessaire que l'en appelle destin. C'est même une fatalité attachée à la nature d'un mauvais cœur, de l'abandonner aux dérèglements et au mal. » Ensuite Chrysippe, pour confirmer son opinion, se sert d'une comparaison qui ne manque ni d'à-propos, ni d'esprit : « Si vous lancez, dit-il, une pierre de forme cylindrique sur un plan fortement incliné, vous communiquerez à la pierre son mouvement, son impulsion : bientôt cependant la pierre roule avec rapidité ; elle n'obéit plus à votre main, mais à sa forme et à sa volubilité. Ainsi l'ordre, et ici, la nécessité du destin mettent en mouvement les causes et les principes de toutes choses ; mais la volonté, les affections particulières de l'homme modèrent l'impétuosité de nos projets, de nos esprits, et président à nos actions. » Chrysippe ajoute en suite ces paroles qui viennent donner plus de force à son opinion : « C'est pourquoi les pythagoriciens ont adopté cette maxime : "Sachez que les hommes ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes pour leurs maux". Ils pensaient, en effet, que chacun est l'auteur de ses maux, et que c'est par notre propre mouvement et par notre détermination que nous devenons le jouet de l'erreur, que nous tombons dans le vice et dans la misère, qui en sont la conséquence. « C'est pourquoi, reprend ce philosophe, n'écoutez pas ces hommes pervers, lâches et criminels, qui, convaincus de fautes et de crimes, se réfugient dans la fatalité comme dans un asile sacré et soutiennent qu'il faut attribuer leurs mauvaises actions, non à une erreur volontaire de leur part, mais au destin. Le plus ancien et le plus sage des poètes exprime le premier cette pensée dans les vers suivants : Eh quoi ! les mortels accusent les dieux ! c'est nous, disent-ils, qui leur envoyons les maux ! que ne s'accusent-ils eux-mêmes car ils sont les victimes de leur propre folie ? M. Cicéron, dans son traité du Destin, avoue que cette question lui paraissait très obscure et très embrouillée, et que le philosophe Chrysippe lui-même n'a pu s'en tirer, Voici le passage : « Chrysippe s'épuise, sue sang et eau pour nous faire comprendre que nous avons en nous le libre arbitre, quoique soumis au destin ; mais il ne fait que s'embarrasser dans ses raisonnements. »

III. Récit tiré des livres de Tubéron, sur un serpent d'une grandeur prodigieuse. Tubéron raconte dans ses histoires que, pendant la première guerre punique, le consul Attilius Régulus, campé en Afrique sur les bords du fleuve Bagrada, eut à soutenir un combat long et opiniâtre contre un serpent d'une grandeur prodigieuse, qui avait son repaire dans cet endroit. L'armée tout entière lutta contre le monstre, et on fut obligé d'avoir recours aux ballastes et aux catapultes. Enfin le serpent fut tué, et sa dépouille, qui avait cent vingt pieds de long, fut envoyée à Rome par Régulus.

IV. Fait curieux de la captivité d'Attilius Régulus à Carthage, raconté par le même Tubéron. Ce que dit Tuditanus du même Régulus. J'ai lu tout récemment, dans les ouvrages de Tuditanus, le fait suivant tiré de la vie d'Attilius Régulus, fait qui d'ailleurs est assez connu. Cet historien raconte que Régulus, après avoirs conseillé au sénat de refuser l'échange des prisonniers avec les Carthaginois, ajouta que les Carthaginois lui avaient fait prendre un poison lent, de telle sorte qu'il pût prolonger son existence jusqu'à ce que l'échange ait eu lieu, et qu'ensuite le progrès insensible du poison le fit mourir. Tubéron, dans l'histoire déjà citée plus haut, rapporte que Régulus, de retour à Carthage, souffrit des tortures inouïes : « Les Carthaginois, dit-il, l'enfermaient dans des cachots profonds et ténébreux ; puis, lorsque le soleil était le plus ardent, ils le faisaient sortir aussitôt, le plaçaient en face des rayons, et le forçaient à lever la tête pour regarder le ciel, et, pour l'empêcher de fermer les paupières, ils les cousaient en haut et en bas. Tuditanus rapporte qu'on l'empêchait de dormir, et que la fatigue de l'insomnie causa sa mort. Lorsque cette nouvelle fut connue à Rome, le sénat livra les plus illustres d'entre les prisonniers carthaginois aux enfants de Régulus, qui les enfermèrent dans une armoire garnie de pointes de fer, où le supplice de l'insomnie termina aussi leur existence.

V. Le jurisconsulte Alfénus commit une erreur dans l'interprétation de quelques mots anciens. Le jurisconsulte Alfénus, élève de Servius Sulpicius, s'adonnait avec ardeur à l'étude des monuments anciens. Nous lisons dans le trente-quatrième livre de son Digeste et dans le deuxième de ses Conjectures : « Dans le traité conclu entre le peuple romain et les Carthaginois, il se trouve une clause qui porte que les Carthaginois payeront aux Romains, tous les ans, une certaine quantité d'argent pur, "argenti puri puti". On me demanda un jour ce que signifiaient ces mots "purum putum". Je répondis que "purum putum" signifie très pur ; que c'est ainsi que nous disons "nouum nouicium", et "proprium propicium", pour donner un sens plus large et plus étendu aux mots "nouum" et "proprium". » Quand je lus ce passage, je m'étonnai qu'Alfénus établit le même rapport entre "purum" et "putum" qu'entre "nouum" et "nouicium" : car pour que ce rapport fût juste, il faudrait que l'on pût dire "propicium" pour "purum", comme, on dit "nouicium" pour "nouum". Il est étonnant aussi qu'Alfénus ait donné à "nouicium" un sens augmentatif ; car "nouicium" ne signifie pas ce qui est plus récent : c'est un dérivé de "nouus" qui a le même sens. Je partage donc l'avis de ceux qui pensent que "putum" dérive de "putare", et qui pour cette raison abrègent la première syllabe de ce mot, au lieu de la prononcer longue, comme le veut Alfénus, qui fait dériver "putum" de "purum". Or, "putare" chez les anciens, signifie ôter, couper, retrancher d'une chose ce qui est surabondant, nuisible ou étranger, et laisser ce qui est utile, ou qui ne peut causer aucun dommage. Par exemple, "putare arbores et uites", "putare rationes", tailler las arbres et les vignes, apurer les comptes : le verbe "putare", je pense, lui-même, dont nous nous servons lorsque nous émettons une opinion, ne signifie rien autre chose sinon que, dans une affaire douteuse et obscure après avoir écarté, éloigné les fausses idées, nous conservons ce qui nous paraît vrai, juste, raisonnable. Ainsi, dans le traité carthaginois, le mot "putum" qui accompagne "argentum" est employé dans le sens de "exputatum", c'est-à-dire un argent affiné sans alliage, qui n'est point altéré par une matière étrangère, un argent pur de tout défaut. Au reste, on trouve "purum putum", non seulement dans le texte du traité carthaginois, mais encore dans beaucoup de livres anciens, par exemple, dans une tragédie de Q. Ennius, qui a pour titre Alexandre, et dans une satire de M. Varron, intitulée les Vieillards deux fois enfants.

VI. Que Julius Hygin a commis une erreur grossière en reprochant à Virgile d'avoir appliqué aux ailes de Dédale l'épithète de "praepetes". Ce qu'on appelle "aues praepetes". Quels sont les oiseaux que Nigidus appelle "inferae". Dédale, si l'on en croit la renommée, fuyant, des lieux où régnait Minos, osa s'élever dans les airs, et, d'un vol heureux il dirigea sa course par des routes nouvelles vers l'Ourse glacée. Dans ces vers de Virgile, Hygin blâme l'emploi de "praepitibus pennis" comme une expression impropre et une marque d'ignorance. «En effet, dit-il, les augures désignent par "aues praepetes" les oiseaux qui traversent le ciel, devant eux, d'un vol favorable, et qui vont se poser dans les lieux d'un heureux présage. » Il conclut que Virgile a fort mal à propos employé un terme en usage dans la langue augurale, en parlant du vol de Dédale, qui n’a aucun rapport avec la science des augures. Mais Hygin s'est trompé grossièrement en croyant saisir le sens de "praepetes" mieux que Virgile, mieux que Cn. Matius, ce poète si érudit, qui, dans le second livre de son Iliade, donne à la Victoire l'épithète de "praepes". "Dum dat uincenti praepes Victoria palmam". Pourvu que la Victoire vienne, d'un vol favorable, lui décerner la palme. Pourquoi Hygin ne critique-t-il pas aussi Q. Ennius, qui, dans ses Annales, a employé "praepes", et non pas comme Virgile, en parlant du vol de Dédale, mais dans un cas bien différent; ... "Quid Brundusium pulchro praecinctum praepete portu"? Que dire de Brindes, entourée d'un port magnifique et assurée ! Si Hygin eût examiné la force et la valeur de ce mot, au lieu de s'en tenir d'une manière absolue au sens donné par les augures, il eût été plus indulgent pour les poètes qui ont pu à leur gré sans encourir aucun blâme, employer ce mot par comparaison et par métaphore. En effet, puisque l'on appelle "praepetes" non seulement les oiseaux dont le vol est favorable, mais encore les lieux où ils se posent, lieux d'heureux augure, Virgile a bien pu donner l'épithète de "praepetes" aux ailes de Dédale, dont l'essor l'avait porté d'un lieu où il avait à redouter des dangers, dans une contrée hospitalière et plus sûre. Les augures, du reste, emploient "praepes" en parlant des lieux. Dans le premier livre de ses Annales, Ennius a dit : "Praepetibus hilares sese pulchrisque locis dant". Joyeux, ils s'avancent dans cet heureux et aimable séjour. Dans le premier livre de son traité sur l'Augurat privé, Nigidius Figulus dit qu'on appelle "aues inferae" ceux qui volent en bas ; ils sont opposés aux "aues praepetes" : « L'oiseau qui vole à droite s'oppose à celui qui se montre à gauche ; l'oiseau appelé "praepes" s'oppose à l'oiseau désigné par l'épithète de "infera", qui rase la terre (et de mauvais augure), » D'où il est permis de conjecturer qu'on appelle "aues praepetes" ceux dont le vol est plus haut, puisque Nigidius les oppose aux oiseaux nommés "inferae". Lorsque, dans ma jeunesse, je fréquentais à Rome les écoles des grammairiens, j'entendis un jour Sulpicius Apollinaris, qui était celui dont les leçons avaient le plus d'attrait pour moi, répondre au préfet de Rome Érucius Clarus, pendant un entretien sur le droit augural, au sujet des "aues praepetes", que les oiseaux ainsi nommés paraissaient être ceux qui, chez Homère, sont désignés par l'épithète de g-panypterygas, aux ailes larges, parce que ces oiseaux qui attirent le plus l'attention des augures sont ceux qui ont les ailes larges, et qui occupent le plus d'espace en volant. En même temps Sulpicius nous cita ce passage d'Homère : Tu m'ordonnes de prendre pour guide les oiseaux qui déploient leurs ailes en traversant les airs. Que m'importe ! je me soucie peu de semblables présages.

VII. Sur Acca Larentia et Caïa Tarratia. De l'origine du sacerdoce des frères Arvales. Les noms d'Acca Larentia, de Caïa Tarratia ou Futétia, sont célèbres dans les anciennes annales. Ces deux femmes, la première après sa mort, la seconde de son vivant, reçurent du peuple les plus grands honneurs. Tarratia était consacrée au culte de Vesta, comme l'atteste la loi Horatia portée devant le peuple romain en sa faveur. Cette loi lui décerne les prérogatives les plus insignes, entre autres celle de témoigner ; d'être de toutes les femmes romaines, la seule qui fut "testabilis", qui eut droit de déposer en justice, comme le porte la loi Horatia. Ce mot est opposé à "intestabilis", qui ne peut être témoin, qui se trouve dans la loi des Douze Tables : "Improbus intestabilis esto", qu'il soit noté d'infamie, et ne puisse être témoin. En outre, à quarante ans elle voulait quitter le sacerdoce et se marier, on lui permettait de renoncer au culte de Vesta et de se choisir un mari pour la récompenser de ce qu'elle avait donné au peuple romain le champ du Tibre ou le champ de Mars. Quant à Acca Larentia, c'était une courtisane qui avait fait des gains immenses dans son commerce ; par testament, selon l'historien Antias, elle institua Romulus son héritier ; selon d'autres, le peuple romain. Pour montrer leur reconnaissance, les Romains décrétèrent qu'un sacrifice aux frais de l'Etat lui serait offert par le flamine Quirinal ; que dans les fastes un jour lui serait consacré. Mais Sabinus Massurius, dans le premier livre de ses Mémoires, adoptant l'opinion de quelques historiens, prétend qu'Acca Larentia fut la nourrice de Romulus : « Cette femme, dit Sabinus, mère de douze fils, en perdit un, dont Romulus prit la place, et fut nourri par Acca ; dans la suite, Romulus donna à ses frères le nom de frères Arvales, et prit ce nom lui-même. Telle est l'origine du collège des frères Arvales, composé de douze pontifes. Les insignes de ce sacerdoce sont une couronne d'épis et des bandelettes blanches. »

VIII. Faits curieux sur le roi Alexandre et sur P. Scipion. Le Grec Apion, surnommé Plistonicès avait un style vif et facile. Il dit, en faisant l'éloge d'Alexandre : « Ce prince défendit qu'on amenât en sa présence la femme de l'ennemi qu'il venait de vaincre, et cette femme était d'une beauté remarquable, pour éviter à sa pudeur même l'affront d'un regard » Il me semble à ce sujet, que ce serait une belle question à traiter, de savoir lequel des deux a été le plus chaste, de P. Scipion qui, après la prise de Carthagène, ville importante d'Espagne, rendit intacte et pure à son père une jeune fille nubile, d'une grande beauté et d'une illustre naissance, qui avait été conduite dans la tente du général ou du roi Alexandre, qui, après une grande victoire défendit qu'on lui présentât la sœur et l'épouse de Darius, tombée en son pouvoir, et dont il avait entendu vanter la beauté. C'est un petit sujet de déclamation sur Alexandre et sur Scipion que nous laissons à ceux qui ont assez d'esprit, de temps et de facilité de style pour le traiter convenablement. Nous nous contenterons de remarquer que, d'après les chroniqueurs de l'époque (à tort ou à raison, c'est ce que nous ignorons), Scipion dans sa jeunesse, ne jouissait pas d'une excellente réputation ; il est probable que ces vers du poète Cn. Naevius ont été écrits contre lui : "L'homme dont le bras a fait tant de grandes choses, dont les exploits vivent encore dans la mémoire des Romains, qui fixe les regards des nations, jadis fut ramenée par son père de la maison d'une courtisane, avec un manteau pour tout vêtement". Ce sont probablement ces vers qui ont porté Valerius Antias à contredire l'opinion de tous les autres écrivains sur les moeurs de Scipion, car il dit que la jeune captive dont nous venons de parler, loin d'avoir été rendue à son père, fut retenue par Scipion, et qu'il la fit servir à ses plaisirs et à ses amours.

IX. Piquante anecdote tirée des Annales de L. Pison. Dans le troisième livre de ses Annales L. Pison raconte, dans un style élégant et pur, une anecdote assez piquante sur Cn. Flavius , fils d'un affranchi, édile curule. Je reproduis en entier ce passage des Annales de Pison : « Cn. Flavius, fils d'un affranchi remplissait les fonctions de greffier; étant en cette qualité attaché à l'édile curule à l'époque où ces magistrats sont réélus. Il fut nommé lui-même à cette charge par la tribu appelée, la première à donner son suffrage. Mais l'édile qui présidait les comices refuse de le reconnaître, et déclare qu'il ne souffrira pas qu'un greffier parvienne à l'édilité curule. Alors Flavius, fils d'Annius, pose ses tablettes, renonce à sa charge de greffier, et se fait reconnaître comme édile. Le même Cn. Flavius, fils d'Annius, alla, dit-on, quelque temps après, visiter son collègue qui était malade. Etant entré dans sa chambre où se trouvaient placés plusieurs jeunes gens des premières familles de Rome, aucun de ces jeunes patriciens, par mépris pour lui, ne voulut se lever. L'édile Cn. Flavius, fils d'Annius, en rit. Il se fait apporter la chaise curule, la met sur le seuil de la porte, et se place en travers du passage pour qu'aucun d'eux ne puisse sortir, et que tous soient forcés de le voir assis sur son siège de magistrat.

X. Anecdote sur Euclide la Socratique, que Taurus citait a ses élèves pour les exciter à se livrer avec ardeur à l'étude de la philosophie. Le philosophe Taurus, illustre platonicien de nos jours citait à ses élèves, pour les exhorter à l'étude de la philosophie, un grand nombre d'exemples bons et salutaires pour enflammer leur ardeur, il aimait surtout à raconter ce trait d'Euclide, disciple de Socrate : « Les Athéniens, dit-il, avaient décrété que si un citoyen de Mégare mettait les pieds dans Athènes, il subirait la peine capitale ; tant était grande, ajoute-t-il, la haine des Athéniens contre leurs voisins les Mégariens ! Cependant Euclide, qui était de Mégare, et qui avant le décret avait coutume de séjourner à Athènes pour assister aux leçons de Socrate, ne se laissa pas effrayer par l'arrêté des Athéniens. Vers le soir, à l'entrée de la nuit, il prenait une tunique de femme, un manteau de différentes couleurs, et, la tête couverte d'un voile il se rendait de Mégare à Athènes pour pouvoir, pendant une partie de la nuit, écouter les leçons de Socrate et jouir de son entretien. Au point du jour, caché sous le même vêtement, il disparaissait et faisait plus de vingt mille pas pour retourner à Mégare, Mais aujourd'hui, continue-t-il, on voit les philosophes courir aux portes des fils de famille pour leur donner des leçons, et là rester assis, attendant jusqu'à midi, que leurs disciples aient cuvé le vin de la nuit. »

XI. Passage d'un discours de Q. Metellus Numidicus, que l'on cite à cause de la leçon de modération et de gravité qu'il contient. Ne cherchons point à faire assaut d'injures avec des adversaires méprisables, n'engageons jamais de lutte de sarcasmes et d'outrages avec des gens sans pudeur et sans moralité ; ce serait nous rabaisser, pour ainsi dire, à leur niveau en agissant et parlant comme eux. Nous trouvons cette règle de conduite enseignée non seulement dans un discours de Q. Metellus Numidicus homme d'une grande sagesse, mais encore dans les livres et dans les enseignements des philosophes. Voici les paroles de Métellus, elles sont tirées d'un discours qu'il prononça contre Cn. Manlius, tribun du peuple, qui, dans une assemblée du peuple, l'avait poursuivi de propos injurieux et grossiers: « Quant à ce qui concerne cet homme, Romains, il croit peut-être qu'il grandira on se déclarant mon ennemi ; mais je brave sa haine, comme je repousse son amitié. Voilà tout ce que j'ai à lui répondre ; à mon avis, il est aussi indigne de recevoir les éloges des hommes de bien, qu'il le serait d'essuyer leurs reproches. Parler d'un homme de cette espèce dans un temps où on ne peut le punir, c'est lui faire plus d'honneur que d'affront. »

XII. Que Servius Sulplcius et C. Trebatius se sont trompés en disant : le premier, que "testamentum", le second, que "sacellum", sont des mots composés. Que "testamentum" dérive de "testatio", que "sacellum" est un diminutif de "sacrum". Servius Sulplcius, le jurisconsulte le plus éclairé de son temps avance dans le second livre de son traité sur l'Abolition des sacrifices privés, en s'appuyant je ne sais sur quelle raison, que "testamentum", testament est un mot composé, et il le fait dériver de "mentis contestatio", témoignage de l'âme. Que seront alors los mots "calceamentum, paludamentum, pauimentum, uestimentum", chaussure, manteau des généraux, carrelage, vêtement, et tant d'autres substantifs dont la terminaison est semblablement allongée ? Dirons-nous qu'ils sont tous composés ? Cette opinion, qu'elle soit de Servius ou de tout autre, est erronée, toutefois, il faut avouer qu'elle est spécieuse et qu'elle offre quelque chose de satisfaisant à l'esprit. C. Trebatius a été trompé au sujet d'un autre mot par une régularité apparente du genre. Dans le livre second de son traité sur les Religions, il dit : « Ce qu'on appelle "sacellum" est une petite enceinte consacrée à un dieu et renfermant un autel. » Et il ajoute : « Je pense que "sacellum" est composé des deux mots "sacer", sacré et "cella", réduit ; ce qui équivaut à "sacra cella". » Telle est l'opinion de Trébatius. Mais qui ignore que "sacellum" est un mot simple, que loin d'être un composé de "sacer" et de "cella", il est tout simplement un diminutif de "sacer" ?

XIII. Des questions appelées Symposiaques, sur lesquelles on discutait à la table du philosophe Taurus. Les amis intimes du philosophe Taurus qui fréquentaient sa maison à Athènes, s'étaient, pour ainsi dire, imposé une loi qu'ils observaient rigoureusement. Lorsqu'il nous invitait à dîner chez lui, pour ne pas venir, comme on dit, les mains vides et sans avoir de quoi payer son écot, nous apportions chacun non des mets recherchés, mais quelques questions ingénieuses à discuter. Chacun de nous arrivait avec sa provision faite d'avance et vers la fin du repas, on commençait à discuter. Les sujets que l'on traitait n'étaient ni bien graves ni bien sérieux ; c'étaient des questions, g-enthymematia, fines et amusantes propres à stimuler les esprits déjà égayés par les vapeurs du vin. Voici, par exemple, en quoi consistaient assez ordinairement ces subtilités divertissantes. On demanda un jour : quand peut-on dire qu'un homme meurt : est-ce lorsqu'il a rendu le dernier soupir, où lorsqu'il vit encore ? Quand peut-on dire que quelqu'un se lève ? est-ce lorsqu'il est déjà levé, ou lorsqu'il est encore assis ? Quand peut-on dire qu'un homme qui apprend un état est ouvrier ? est-ce pendant ou après l'apprentissage ? De quelque manière que l'on réponde, la réponse est absurde et ridicule ; elle le sera bien davantage encore si l'on admet que la chose puisse se faire dans les deux cas, ou si l'on nie qu'elle ait lieu dans l'un ou dans l'autre. Quelques-uns de nous s'étant avisés de dire que c'étaient des subtilités futiles et inutiles, des pièges de sophistes : « Gardez-vous bien, répliqua Taurus, de dédaigner ces questions comme des puérilités sans but utile ; les philosophes les plus graves les ont traitées avec la plus grande attention : les uns ont pensé que le mot mourir doit s'appliquer au moment où l'homme respire encore ; d'autres, quand l'être a cessé de respirer, et que, déjà, il appartient tout entier à la mort. Il en est de même pour les autres questions du même genre. Il ont différé sur l'instant qu'il faut déterminer, et ont émis des opinions différentes. » Platon n'accorde ces derniers moments de l'être ni à la mort ni à la vie ; il répond de même à toutes les questions du même genre. Voyant que dans les deux cas on est en contradiction avec soi-même, et que de deux contraires l'un ne peut être admissible sans que l'autre cesse à l'instant d'exister ; que toute la différence résulte du rapprochement de deux mots qui se repoussent, la vie et la mort. Il regarde comme un état intermédiaire les derniers moments de l'homme : c'est cet état qu'il désigne si bien par ces mots g-ten g-exaiphnes g-physin, la nature instantanée. Vous trouverez cette opinion telle que je vous l'expose, dans son Parménide : « Ce que l'on appelle instantané, dit Platon, semble désigner le passage de l'une de ses manières d'être à une autre. » Tel était l'écot que chacun payait à la table de Taurus ; telles étaient, comme il avait coutume de dire lui-même, les friandises du dessert.

XIV. Que les philosophes distinguent trois manières de punir. Pourquoi Platon n'en admet que deux. On a pensé qu'il devait exister trois sortes de punitions pour les diverses fautes que commettent les hommes. La première, qu'on nomme g-kolasis, blâme, ou g-nouthesia, punition, ou g-paradeigma, leçon, s'emploie quand on corrige, qu'on châtie celui qui a failli par imprudence, pour le rendre soit à l'avenir plus attentif à son devoir et plus soigneux de le remplir. La seconde, nommée g-nouthesia, châtiment, par ceux qui se sont appliqués à faire cette distinction avec le plus de soin, a pour but de protéger la dignité et l'autorité de l'homme offensé, de peur que l'impunité n'expose au mépris le citoyen qui a reçu une injure et ne porte atteinte à son honneur. C'est pourquoi l'on pense que ce mot tire son origine de l'honneur g-timorian; qu'il maintient et conserve. La troisième, que les Grecs appellent g-paradeigma; exemple est celle que commande la nécessité de faire un exemple qui puisse empêcher par la crainte d'un châtiment connu le retour de fautes qu'il est de l'intérêt de la société de prévenir. C'est pourquoi nos ancêtres désignaient par "exempla", exemple, les châtiments les plus sévères et les plus rigoureux. Mais a-t-on l'espoir que le coupable se corrige sans être châtié, sans avoir besoin de punition ; craint-on, au contraire, qu'il ne puisse ni se corriger ni s'amender ; n'a-t-on rien à craindre pour l'honneur de celui qui a été offensé ; la faute n'est-elle pas de celles qui rendent nécessaire l'application d'un châtiment rigoureux : alors il n'y point de motif suffisant poux infliger une peine. Presque tous les philosophes, en plusieurs endroits de leurs écrits, et parmi eux, Taurus mon maître, dans le premier livre de ses commentaires sur le Gorgias de Platon, ont admis ces trois manières de punir. Mais Platon déclare ouvertement qu'il n'en admet que deux : la première, celle qu'on emploie pour corriger, et la troisième, celle qui a pour but d'intimider par l'exemple. Voici un passage du Gorgias où Platon fait cette distinction : « Or, ce qui convient à tout être soumis au châtiment par un juge qui sait l'appliquer avec justice, c'est de devenir meilleur et de retirer ainsi quelque utilité de sa peine, ou de servir au moins d'exemple aux autres, afin qu'étant témoins de ce qu'il souffre la crainte d'un sort pareil les rende plus sages. » Il est facile de voir que Platon ne prend pas ici sa dans le sens restreint que lui donnent quelques philosophes et que je viens de faire connaître, mais dans un sens général, celui de punition. A-t-il omis le second genre de peine, celui qui a pour but de mettre à couvert la dignité de l'offensé, parce qu'il le regardait comme de peu d'importance et ne méritant pas une discussion spéciale ; ou ne voyait-il pas la nécessité de s'en occuper dans un sujet où il ne s'agit pas des châtiments infligés ici-bas par les hommes à leurs semblables, mais des tourments d'une autre vie ? C'est un point que je ne cherche pas à éclaircir.

XV. Si la lettre "e" est longue ou brève dans "quiesco". Un de mes amis homme de beaucoup de goût, très versé dans la connaissance des belles-lettres se servant un jour, dans la conversation, du mot "quiescit", il se repose, prononça brève, comme on le fait d'ordinaire, la lettre "e". Mais un autre de mes amis, homme d'une prodigieuse érudition, et qui, dans son langage, ne pouvait supporter de s'asservir aux règles communes, déclara que cette prononciation était barbare, parce que l'e n'était pas bref mais long. Il dit qu'il fallait prononcer "quiescit", il se repose, comme "calescit, nitescit, stupescit", il s'échauffe, il devient brillant, il s'étonne, et autres mots semblables. Il ajouta que dans "quies", repos, l'e est long et non bref. L'autre, esprit sage et modéré en toutes choses, répondit que quand même les Elius, les Cincius, les Santra, auraient adopté cette prononciation, il n'en persisterait pas moins à obéir aux usages constants de la langue latine; qu'il ne poussait pas l'amour de l'originalité jusqu'à parler d'une manière ridicule et bizarre. Il s'est amusé dans ses studieux loisirs a écrire une lettre sur ce sujet. Il fait voir que "quiesco", je me repose, diffère des mots que j'ai cités, qu'il ne dérive pas de "quies", repos, mais qu'il en est plutôt la racine ; il montre que ce verbe tire son origine du mot grec {-} ou d'après le dialecte ionien, {-}, j'avais qui vient du verbe {-} ou {-}, j'ai, je possède ; et, par des raisons très plausibles, il prouve que dans "quiesco", je me repose, l'e ne doit pas se prononcer long.

XVI. Sur un mot fort connu, deprecor, employé par le poète Catulle dans un sens assez rare, mais conforme à la langue. Valeur de ce mot. Exemples tirés des écrivains anciens. Un de ces hommes qui, après une étude rapide et superficielle de la langue, se donnent le titre d'hommes éloquents, et qui, le plus souvent, ne connaissent pas le véritable sens des mots, nous amusa beaucoup un soir que nous nous promenions dans le Lycée. Notre homme nous citait des vers de Catulle, où ce poète emploie le mot "deprecor" en lui donnant une signification peut-être un peu trop savante. Ne comprenant pas la pensée du poète, il trouvait ces vers très froids, et cependant ce sont peut-être les plus beaux de l'auteur. Les voici : "Lesbia mi dicit semper male nec tacet umquam de me: Lesbia me dispeream nisi amat. quo signo ? quia sunt totidem mea : deprecor illam assidue, verum dispeream nisi amo". Lesbie ne fait que dire du mal de moi, et ne tarit pas sur mon compte. Que je meure, si Lesbie ne m'aime pas. Quelle preuve en ai-je ? C'est que moi-même je ne cesse de la maudire ; mais que je meure, si je ne l'aime ! Notre homme croyait bonnement que "deprecor" était pris dans le sens que lui donne le vulgaire ; qu'il était le synonyme de "precari, orare, supplicare", prier, précédé de la préposition de pour donner plus de force et d'énergie. S'il on était ainsi, ces vers seraient assurément très froids ; mais c'est tout le contraire : la préposition "de" prend avec ce verbe des significations diverses. Par exemple, dans ce passage de Catulle, "deprecari" signifie maudire, éloigner les imprécations de sa tête, les renvoyer d'où elles viennent ; mais ce même mot a une signification tout autre dans cette phrase du discours de Cicéron pour P. Sylla : "Quam multorum hic uitamst a Sulla deprecatus", de combien d'hommes n'a-t-il pas obtenu la grâce auprès de Sylla. De même dans la discussion de la loi agraire : "Si quid deliquero, nullae sunt imagines, quae me a uobis deprecentur", si je me rends coupable, je n'ai point d'ancêtres qui puissent me faire obtenir mon pardon. Mais Catulle n'est pas le seul qui ait donné ce sens au mot de "precor" ; on en pourrait tirer beaucoup d'exemples des auteurs anciens ; on voici quelques-uns que j'ai recueillis : Q. Ennius, dans son Érechthée, emploie "deprecor" à peu près dans le même sens que Catulle : "Quibus nunc aerumna mea libertatem paro, quibus seruitutem mea miseria deprecor" : Ceux qui doivent leur liberté à mes malheurs ; ceux de qui j'éloigne la servitude par mon infortune. Ici "deprecor" signifie j'éloigne, j'écarte, soit par des prières, soit, par tout autre moyen. Et Ennius dans son Cresphonte : "ego cum meae uitae parcam, letum inimico deprecor". Pour sauver mes jours, j'éloigne le trépas de mon ennemi. Cicéron, dans le sixième livre de la République : "Quod quidem eo fuit maius, quia, cum causa pari collegae essent, non modo inuidia pari non erant, sed etiam Claudi inuidiam Gracchi caritas deprecabatur", action d'autant plus honorable, que les deux collègues, dans une cause pareille, n'étaient point jugés de même par le peuple, et que Gracchus semblait faire à Claudius, moins envié que lui, un rempart de sa popularité. Ici "deprecabatur" n'a pas le sens de supplier ; Cicéron lui donne la signification de repousser, d'écarter la haine. C'est alors à peu près le sens que les Grecs donnent au mot g-paraiteisthai, j'écarte. Nous trouvons encore un exemple dans le plaidoyer de Cicéron pour A. Cecina : "Quid huic homini facias? nonne concedas interdum, ut excusatione summae stultitiae summae improbitatis odium deprecetur"?, que dire cet homme ? ne lui permettrons-nous pas de s'avouer le plus extravagant des hommes, pour se défendre d'en être le plus perfidie ? Le même écrivain a dit dans le premier livre de sa seconde action contre Verrès: "Nunc uero quid faciat Hortensius? auaritiaene crimina frugalitatis laudibus deprecetur? At hominem flagitiosissimum, libidinosissimum nequissimumque defendit", maintenant que fera Hortensius ? Encensera-t-il les excès de son avarice en faisant l'éloge de sa tempérance? Pourra-t-il défendre, par ce moyen, le plus infâme, le plus débauché, le plus pervers de tous les hommes ? Ainsi Catulle dit qu'il fait ce que fait Lesbie ; il la maudit, il la déteste, il lui renvoie à chaque instant les imprécations qu'elle fait contre lui, et cependant il l'aime éperdument !

XVII. Quel fut celui qui lu premier établit une bibliothèque publique. Quel était le nombre de livres des bibliothèques publiques d'Athènes avant l'invasion des Perses. Le tyran Pisistrate fut le premier, dit-on, qui fonda à Athènes une bibliothèque publique, après avoir réuni un assez grand nombre d'ouvrages littéraires et scientifiques. Dans la suite, les Athéniens mirent tous leurs soins à augmenter cette bibliothèque mais Xerxès, après s'être emparé d'Athènes et avoir réduit en cendres toute la ville à l'exception de la citadelle, fit enlever tous les livres, qui furent, par son ordre, transportés en Perse. Longtemps après, les mêmes livres furent rapportés à Athènes par les soins du roi Séleucus, surnommé Nicanor. Dans la suite, les Ptolémées fondèrent en Égypte une riche bibliothèque de sept cent mille ouvrages environ rassemblés ou écrits par leurs ordres. Mais dans la première guerre d'Alexandrie, pendant qu'on livrait la ville au pillage, l'imprudence seule de quelques soldats auxiliaires causa la perte de ces richesses littéraires, qui devinrent la proie des flammes.

LIVRE VIII

Ce livre est perdu. Il ne reste que le sommaire.

I. Est-il régulier, ou non de dire hesterna noctu la dernière nuit. Quelle est, au sujet de cette expression, l'opinion des grammairiens ? Que les decemvirs, dans la loi des Douze Tables, ont dit nox et noctu. II. Dix mots que m'a cités Favorinus et que les Grecs emploient fréquemment, quoique illégitimes et barbares : nombre égal de mots que je lui ai cités à mon tour, consacrés chez nous par un usage de chaque jour, et qui cependant ne sont pas latins et ne pourraient se trouver chez aucun auteur ancien III. En quels termes et avec quelle sévérité le philosophe Pérégrinus a réprimandé en notre présence, un jeune Romain d'une famille équestre, qui l'écoutait d'un air nonchalant, et bâillait à chaque instant. IV. Que le célèbre historien Hérodote s'est trompé lorsqu'il a dit que seul, parmi tous les arbres le pin, après avoir été coupé, ne donne aucun rejeton ; et que le même écrivain a avancé comme certain, sur la pluie et sur la neige, des observations peu exactes. V. Ce que Virgile a voulu dire par ces mots : caelum stare pulvere, le ciel rempli de poussière ; et Lucillus par ceux-ci : pectus sentibus stare, le sein hérissé d'épines. VI. Qu'après une légère querelle suivie d'un raccommodement, il est tout à fait inutile de s'interroger mutuellement sur ses torts. A ce sujet, discours de Taurus, extrait d'un ouvrage de Théophraste. Opinion de Cicéron, textuellement rappotée sur l'amitié. VII. Ce qu'Aristote nous apprend dans son traité intitulé g-peri g-tehs g-mnehmehs, sur la mémoire, sur la nature et les phénomènes de la mémoire. Autres observations, extrait des lectures et de l'expérience, sur le développement prodigieux ou l'anéantissement de cette faculté. VIII. Ce qui m'arriva en voulant interpréter et traduire en latin certains passages de Platon. IX. Que le philosophe Théophraste, l'homme le plus éloquent de son temps, voulant un jour adresser quelques mots aux Athéniens, se trouva tellement intimidé qu'il garda le silence. Que la même chose arriva à Démosthène devant le roi Philippe. X. Discussion que j'eus, dans la ville d'Eleusis, avec un grammairien charlatan, qui ignorait même ce que savent les enfants, les temps des verbes et les premiers éléments, et qui cependant faisait étalage de science par des questions obscures et propres à embarrasser des esprits inexpérimentés. XI. Réponse plaisante de Socrate à sa femme Xanthippe, qui l'invitait à faire meilleure chére pendant les fêtes de Bacchus. XII. Quel est, dans les écrits des anciens, le sens de cette expression plerique omnes, presque tous. Qu'elle paraît empruntée aux Grecs. XIII. Que le mot quopsones, usité en Afrique, n'est pas carthaginois, mais Grec d'origine. XIV. Plaisante dispute du philosophe Favorinus contre certain fâcheux qui dissertait sur l'ambiguïté des mots. Quelques expressions peu usitées empruntées au poète Naevius et à Cn. Gellius. Quelques recherches étymologiques XV. Avec quelle violence et quelle ignominie la poète Labérius fut traité par César : vers qu'il composa à ce sujet.

LIVRE IX

I. Pourquoi Q. Claudius Quadrigarius dit-il dans le dix-neuvième livre de ses Annales, qu'on lance un objet plus droit et plus sûrement de bas en haut que de haut en bas. Q. Claudius, racontant au dix-neuvième livre de ses Annales le siège d'une ville conduit par le proconsul Métellus, et la vigoureuse résistance des habitants postés sur leurs murailles, s'exprime en ces termes : « Archers et frondeurs combattaient des deux côtés avec la plus grande ardeur. Mais il est fort différent de diriger une pierre ou une flèche de haut en bas ou de bas en haut, car de haut en bas, on ne peut diriger avec justesse ; de bas en haut, au contraire, la chose est très facile. Ainsi les soldats de Métellus recevaient beaucoup moins de blessures, et, ce qui était très important, ils éloignaient aisément les ennemis des créneaux. » Je demandai au rhéteur Antonius Julianus comment Quadrigarius avait pu dire qu'on lançait plus sûrement et plus facilement un trait ou une pierre de bas en haut que de haut en bas, tandis que l'objet lancé semblait suivre, au contraire une ligne plus naturelle et plus facile, quand l'impulsion est donnée de haut en bas. Julianus, approuvant la manière dont j'avais posé ma question me répondit : « Ce que Quadrigarius a dit d'un flèche et d'une pierre peut s'appliquer à toute sorte de projectiles, sans doute, comme tu le penses, lorsqu'on ne veut que jeter, sans rien viser, il est plus facile de la faire de haut en bas, mais quand il s'agit de modérer et de diriger vers un but l'impulsion donnée, alors si vous lancez de haut en bas, la direction imprimée par la main est naturellement contrariée par le poids du corps jeté et par la rapidité de sa chute. Mais si vous lancez de bas en haut, et votre mains et vos yeux visant un lieu élevé, le trait suivra sans dériver la ligne que vous lui aurez tracée. » Telle fut l'opinion donnée par Julianus conversant avec moi sur le passage de Q. Claudius. Quant à l'expression du même Q. Claudius : "a pinnis hostis defendebant facillime", ils repoussaient très facilement les ennemis des créneaux, on doit remarquer qu'il a employé "defendebant", non dans l'assertion vulgaire, mais pourtant dans un sens propre et latin : car les mots "defendere" et "offendere", défendre et attaquer, ont un sens opposé : ce dernier signifie g-empodon g-echein, c'est-à-dire se diriger vers un obstacle, le heurter ; l'autre verbe signifie g-ekpodon g-poiein, c'est-à-dire se détourner, repousser un obstacle. Telle est la signification dans ce passage de Q. Claudius.

II. Paroles sévères d'Hérode Atticus sur certain personnage qui, composant son attitude et enveloppé dans un manteau, imitait les manières et prenait le nom de philosophe. Hérode Atticus, consulaire célèbre par les charmes de son esprit et par son éloquence dans les lettres grecques fut un jour accosté en ma présence, par un personnage recouvert d'un manteau : cet homme portait une longue chevelure et une barbe qui descendait au-dessous de la ceinture : il lui demanda de l'argent pour acheter du pain. Hérode lui demanda qui il est. Celui-ci, d'un air et d'un ton de grandeur, dit qu'il est philosophe, et je m'étonne, ajouta-t-il, qu'on me fasse cette question, puisqu'on sais bien qui je suis : « Je vois, dit Atticus, une barbe et un manteau, mais je ne vois pas encore un philosophe. Dis-moi, sans te fâcher, à quelle marque veux-tu que nous le reconnaissions selon toi ? » Alors un de ceux qui se trouvaient avec Hérode dit que cet homme était un vagabond, un vaurien, qu'il fréquentait de mauvais lieux, et poursuivait d'ordinaire par de grossières injures ceux qui lui refusaient l'aumône. « Qu'il soit ce qu'il voudra dit alors Atticus, mais donnons-lui quelque argent, non comme à un homme, mais parce que nous sommes nous-mêmes des hommes. » Et il lui fit donner de quoi acheter du pain pendant trente jours. Puis, se tournant vers nous : « Musonius, dit-il, rencontrant un mendiant de cette espèce, qui se vantait aussi d'être philosophe, lui fit compter mille deniers ; et, comme on lui faisait observer de tous côtés que c'était un vaurien, un misérable, un fripon qui ne méritait aucune pitié, Musonius dit en souriant à ce qu'on rapporte : "En ce cas, l'argent est fait pour lui". Au reste ajouta Hérode, c'est pour moi un sujet de douleur et d' affliction de voir des êtres aussi abjects et aussi vils usurper le nom le plus saint et se dire philosophes. Les Athéniens, mes ancêtres, défendirent par un décret public de donner à des esclaves les noms d'Harmodius et d'Aristogiton, qui, pour rendre la liberté à leur pays, avaient tenté d'immoler le tyran Hippias : ils eussent craint de souiller par le contact de la servitude des noms consacrés à la liberté de la patrie. Pourquoi donc souffrons-nous que le nom de philosophe, le plus illustre de tous, soit déshonoré par des misérables ? Les anciens Romains ont donné un exemple analogue, quoique dans un genre opposé, quand ils décrétèrent que les prénoms de quelques patriciens, condamnés pour attentat contre la république, ne seraient jamais portés par aucun membre de la famille. C'était afin que leurs noms mêmes parussent flétris et morts avec ces traîtres. »

III. Lettre du roi Philippe au philosophe Aristote à propos de la naissance d'Alexandre. Philippe, fils d'Amyntas, ce roi de Macédoine qui put, par son courage et par sa politique, enrichir ses Etats, étendre sa domination sur un grand nombre de peuples, et se rendre, par ses armes, redoutable à toute la Grèce, ainsi que le répètent sans cesse les discours et les fameuses harangues de Démosthène, Philippe, disions-nous, quoique presque toujours absorbé par les soins de la guerre et par les émotions de la victoire, ne resta pourtant jamais étranger au commerce des Muses et aux études littéraires. Beaucoup de ses paroles et de ses écrits témoignèrent d'un esprit aussi fin que poli. On a de lui des lettres pleines de pureté, de grâce et de sagesse ; telle est celle qu'il adressa au philosophe Aristote, pour lui annoncer la naissance d'Alexandre. Elle est bien propre à exalter la sollicitude des pères pour l'éducation de leurs enfants ; j'ai donc jugé convenable de la transcrire, dans l'espérance qu'elle fera impression sur l'esprit des parents. Je me garderai bien d'en altérer une seule expression. « Philippe à Aristote, salut, - Sache qu'il m'est né un fils ; ce dont je remercie les dieux, c'est moins de me l'avoir donné que de l'avoir fait naître de ton vivant. Car j'espère qu'élevé et formé par toi, il se montrera digne de son père et de l'empire qu'il doit diriger un jour. » Voici le texte même de la lettre de Philippe : g-Philippos g-Aristotelei g-chairein. g-Isthi g-moi g-gegonota g-hyion. g-Pollen g-oun g-tois g-theois g-echo g-charin, g-ouch g-houtos g-epi g-tei g-genesei g-tou g-paidos, g-hos g-epi g-toi g-kata g-ten g-sen g-helikian g-auton g-gegonenai; g-elpizo g-gar g-auton g-hypo g-sou g-traphenta g-kai g-paideuthenta g-axion g-esesthai g-kai g-hemon g-kai g-tes g-ton g-pragmaton g-diadoches.

IV. Traditions merveilleuses sur quelques nations barbares. Enchantements funestes et déplorables. Femmes changées subitement en hommes. Revenant de Grèce en Italie, je débarquai à Brindes. Au sortir du vaisseau, je me promenais sur ce port fameux qu'Ennius a appelé "praepes", assuré, en donnant à ce mot une acception fort peu usitée, mais très convenable, lorsque j'aperçus un étalage de livres mis en vente. C'était une collection de livres grecs remplis de merveilles, de fables, de récits inouïs, incroyables, dont les auteurs étaient anciens et d'une autorité considérable : Aristée de Proconnèse, Isigone de Nicée, Ctésias, Onésicrite, Polystéphane, Hégésias. Tous ces livres, abandonnés depuis longtemps, étaient couverts de poussière et avaient la plus triste apparence, toutefois, je m'approchai, je demandai le prix, et, séduit par un bon marché inattendu et tout à fait étonnant, j'achetai presque rien un grand nombre d'ouvrages ; je passai les deux nuits suivantes à les parcourir. En faisant cette lecture, j'ai noté quelques traits merveilleux, que l'on chercherait vainement, je crois, dans d'autres écrivains. J'ai jugé convenable de leur donner place dans cet ouvrage, pour les faire connaître à mes lecteurs, afin qu'ils ne soient pas tout à fait étrangers aux récits de ce genre. Voici quelques extraits de ces livres : Les Scythes, qui vivent aux extrémités septentrionales du monde, mangent de la chair humaine, ce qui leur a fait donner le nom d'anthropophages. Dans les mêmes régions se trouvent des hommes qui n'ont qu'un œil au milieu du front, et qu'on appelle Arimaspes ; c'est ainsi que les poètes représentent les Cyclopes. Il y a encore dans cette même contrée une race d'hommes qui marchent avec une grande vitesse; mais au lieu d'avoir les pieds tournés en avant comme les autres hommes, il les ont tournés en arrière. Enfin, à l'extrémité du monde est un pays appelé Albanie, où naissent des hommes dont la chevelure blanchit dès l'enfance, et qui voient mieux la nuit que le jour. On donne encore pour certain que les Sarmates, qui habitent au-delà du Berysthène, ne prennent leur nourriture que de deux jours l'un, et ne mangent rien dans l'intervalle. J'ai même trouvé dans ces ouvrages des détails que j'ai lus depuis dans Pline Second, le septième livre de son Histoire naturelle : Qu'il y a en Afrique certaines familles dont les membres peuvent jeter des sorts, en faisant entendre un son de voix de quelques paroles. Leur arrive-t-il, par malheur, de louer de beaux arbres, des moissons fécondes, des enfants bien venus, des chevaux de race, des troupeaux bien nourris, bien soignés, bientôt tout cela meurt par le seul effet de ce charme. Ces mêmes auteurs attribuent aux yeux une influence non moins fatale ; et même on rapporte qu'il y a en Illyrie des personnes qui tuent ceux qu'ils regardent longtemps et fixement quand ils sont irrités. Les hommes et les femmes dont la vue a un pouvoir si redoutable ont deux prunelles à chaque œil. Dans les montagnes de l'Inde, on trouve des hommes à tête de chien et qui aboient. Ils se nourrissent des oiseaux et des animaux sauvages qu'ils prennent. Les terres situées à l'extrémité de l'Orient offrent encore d'autres merveilles : on y voit des hommes appelés "monocoles" ; ils n'ont qu'une jambe dont ils se servent en sautant avec une très grande agilité. Il y a même une espèce d'hommes sans tête, et qui ont les yeux placés sur les épaules. Mais ce qui dépasse les bornes du merveilleux, c'est que, d'après les mêmes écrivains, on trouve aux confins de l'Inde des hommes entièrement couverts de plumes, comme les oiseaux, qui ne prennent aucune nourriture substantielle, mais qui se contentent pour vivre d'aspirer par la nez le parfum des fleurs. Non loin de là sont les pygmées, dont les plus grands n'ont pu plus de deux pieds un quart. Voilà ce que j'ai lu entre mille autres récits merveilleux. Mais, après avoir écrit ce qui précède, j'ai pris en dégoût un genre de connaissances si extraordinaires, et qui ne peuvent contribuer ni à l'utilité ni à l'agrément de la vie. Cependant, à propos de prodiges, on me permettra de citer Pline Second, un des hommes les plus remarquables de son époque par son génie, la dignité de son caractère, et l'autorité dont il jouissait. Je rapporterai, non pas un fait dont il ait entendu parler, ou qu'il ait lu, mais ce qu'il raconta comme l'ayant vu lui-même. Voici un passage extrait textuellement du septième livre de son Histoire naturelle : on verra qu'il ne faut pas tant se moquer des vieux récits des anciens poètes sur Caenis et Caeneus. « Les métamorphoses des femmes en hommes ne sont point une fable. Nous lisons dans les annales que, sous le consulat de Q. Licinius Crassus et de C. Cassius Longinus, une fille de Casinum, vivant avec ses parents, devint un jeune garçon, et qu'elle fut transportée par l'ordre des aruspices, dans une île déserte. Licinius Mucianus prétendit avoir vu à Argos un jeune homme appelé Arescon, qui, jadis fille, sous le nom d' Arescusa, avait été marié ; mais la barbe et les organes de la virilité s'étant manifestés, il avait épousé une femme. Le même Licinius dit avoir vu, à Smyrne, un jeune homme qui subit une semblable métamorphose. J'ai vu moi-même en Afrique L. Cossicius, citoyen de Thysdrus, qui, femme d'abord, changea de sexe le jour de ses noces. Il vit encore au moment où je raconte son aventure. Pline, dans le même livre, dit encore : « Il y a des êtres qui réunissent les deux sexes, nous les appelons hermaphrodites ; on les appelait autrefois androgynes, et on les regardait comme des monstres. Aujourd'hui ils font les délices du libertinage »

V. Opinions diverses de plusieurs philosophes illustres sur l'essence et la nature de la volupté. Paroles par lesquelles le philosophe Hiéroclès flétrissait les doctrines d'Epicure. Les philosophes de l'antiquité ont professé de bouche et par écrit diverses opinions sur la volupté. Épicure pose en principe que la volupté est le souverain bien; cependant il la définit « un état paisible et harmonieux du corps. » Antisthène, le Socratien la regarde comme le plus grand des maux. On cite de lui cette parole : « Plutôt devenir fou, que d'aimer le plaisir ». Speusippe et toute l'ancienne Académie disent que la volupté et la douleur sont deux maux contraires, et que le bien est dans un juste milieu à égale distance de ces deux extrêmes. Zénon a regardé la volupté comme indifférente, comme n'ayant aucun rapport avec le bien ni avec le mal, aussi l'appelle-t-il g-adiaphoron, indifférente. Le péripatéticien Critolaüs dit que la volupté est un mal, et qu'elle enfante beaucoup, d'autres maux, l'injustice, la paresse, l'oubli, la lâcheté. Platon, avant tous ces philosophes, avait émis tant d'opinions diverses sur la volupté, que celles dont je viens de parler pourraient être regardées comme prônant leur source dans ses ouvrages. La volupté présentant naturellement mille formes diverses, Platon la peint selon l'usage qu'il veut en faire, et d'après le sujet qu'il traite. Quant à mon maître Taurus, toutes les fois qu'il était question devant lui d'Epicure, il ne manquait jamais de répéter cette parole du stoïcien Hiéroclès, homme grave et de mœurs irréprochables : Dire que la volupté est la fin de l'homme, c'est une opinion de courtisane ; et de même encore, dire qu'il n'y a point de Providence.

VI. Comment doit se prononcer la première syllabe du verbe qui est le fréquentatif d'ago. On a fait de "ago, egi", je fais, j'ai fait, le verbe "actito, actitaui" je fais souvent, j'ai fait souvent, forme appelée fréquentative par les grammairiens. J'ai entendu des personnes qui ne manquaient pas d'instruction prononcer brève la première syllabe de ces mots : ils s'appuyaient sur ce que la première syllabe du primitif "ago" est brève. Pourquoi donc alors la première syllabe de "edo", je mange, et de "ungo", j'oins, étant brève, les fréquentatifs "esito" je mange souvent, et "unctito", j'oins souvent ont-ils longue leur première syllabe ? Pourquoi prononçons-nous brève la première de "dictito", je dis souvent, qui vient de "dico", je dis? Ne serait-il pas plus convenable d'allonger la première syllabe dans "actito, actitaui", je fais souvent, j'ai fait souvent, puisque le plupart des fréquentatifs adoptent, pour leur première syllabe, la quantité du participe passé de leur primitif ? Ainsi de "lego, lectus", je lis, lu, on fait "lectito", je lis souvent ; "unctito", j'oins souvent, de "ungo, unctus", j'oins, oint ; "scriptito", j'écris souvent, de "scribo", scriptus, j'écris, écrit ; "monito", j'avertis souvent, de "moneo, monitus", j'avertis, averti; "pensito", je paye souvent, de "pendeo, pensus", je paye, payé ; "esito", je mange souvent, de "edo, esus", je mange, mangé. Au contraire, "dico, dictus", je dis, dit, fait "dictito", je dis souvent (avec la première syllabe brève) ; "gero, gestus", je fais, fait, fait "gestito", je fais souvent ; "veho, vectus", je charrie, charrié, "vectito", je charrie souvent ; "rapio, raptus", j'enlève, enlevé, "raptito", j'enlève souvent ; "capio, captus", je prends, pris "captito", je prends souvent ; "facio, factus", je fais, fait, "factito", je fais souvent. Ainsi donc la première syllabe de "actito", je fais souvent, doit se prononcer longue, puisque ce verbe vient de "ago, actus", je fais, fait.

VII. Que les feuilles des oliviers se retournent aux solstices : que pendant les mêmes époques, si l'on frappe quelques cordes d'un instrument, on entend résonner celles qui n'ont point été touchées. C'est un fait attesté par beaucoup d'auteurs et admis, qu'a l'époque du solstice d'hiver et du solstice d'été, les feuilles de l'olivier se retournent de manière à ce que la partie inférieure et cachée se trouve exposée aux regards, et reçoit la lumière du soleil. J'ai fait moi-même cette expérience, je l'ai répétée, et elle m'a parut à peu près concluante. Mais ce que l'on dit des cordes d'un instrument, est moins connu et plus étonnant : plusieurs savants, et Suetonius Tranquillus entre autres, dans son premier livre des Récréations historiques, regardent comme un fait certain et suffisamment prouvé que pendant les solstices d'hivers, si l'on vient à pincer quelques cordes d'une lyre, on entend résonner celles qui n'ont point été touchées.

VIII. Que les besoins croissent nécessairement avec les manques, et à ce sujet, avis du philosophe Favorinus rendus avec son élégante brièveté. C'est l'observation qui a suggéré aux sages cette pensée dont la pratique est certaine : que l'homme qui possède beaucoup manque de beaucoup de choses ; et qu'une grande indigence prend sa source, non dans une grande disette, mais dans une grande abondance. Riche, on éprouve de nouveaux désirs afin de conserver ce que l'on possède déjà. Aussi l'homme comblé de biens désire-t-il se mettre à l'abri du besoin, se garantir de l'indigence, qu'il fasse en sorte que sa fortune diminue, et non qu'elle augmente ; moins il possédera, moins il aura de besoins. Je me souviens qu'un jour Favorinus exprima en quelques mots cette pensée aux applaudissements redoublés de ses auditeurs . Voici ses paroles : Il n'y a pas de raison, dit-il, pour que celui auquel il faut dix mille habits, que celui auquel il en faut cinq mille, veuillent sa contenter de ce nombre. Quand on désire voir augmenter sa fortune, si l'on vient à perdre quelque chose de ce que l'on possède, l'on se contenterait alors de ce qu'on avait auparavant.

IX. Manière de traduire les Grecs. Passages d'Homère que Virgile a traduits avec plus ou moins de succès. Les savants ont coutume de dire que lorsqu'un écrivain cherche à s'approprier dans sa langue, ou bien traduire quelques passages remarquables des poètes grecs, il ne doit pas s'attacher à rendre mot pour mot, ni conserver scrupuleusement l'ordre qui de trouve dans l'original : car s'obstiner à faire peser dans un idiome étranger, comme malgré elles, les beautés d'un modèle, c'est, à coup sûr altérer les grâces et le mérite. Pénétré de ces maximes, le judicieux Virgile, en dessinant ses tableaux d'après ceux d'Homère, d'Hésiode, d'Apollonius, de Parthenius, de Callimaque, de Théocrite, ou de quelques autres poètes, a eu grand soin d'en emprunter certains traits et d'en rejeter certains autres. L'autre jour, pendant mon repas, en entendant la lecture des Bucoliques de Théocrite comparées à celles du célèbre poète latin, je remarquai que celui-ci passe adroitement sur une circonstance charmante dans le poète grec, mais qu'il n'a pu ni dû traduire. Il me semble même que le trait qu'il a substitué respire plus de douceur et d'élégance. On lit dans Théocrite : "Cléariste jette des pommes au conducteur des chèvres qui les chasse devant lui, et elle lui dit des douceurs". Virgile dit : "La jeune folâtre Galatée me jette une pomme, puis court se cacher sous les saules , et meurt d’envie d'être vue auparavant". Dans un autre endroit du même, je n'ai pas remarqué sans admiration l'adresse de Virgile à passer sur certains mots qui plaisent infiniment dans l'auteur grec. Voici comment ce dernier s'exprime : O Tityre, que j'aime tant, fais paître chèvres, et mène-les à la fontaine, Tityre ; mais garde ce jaunâtre de Libye, de peur qu'il ne frappe de la corne". Comment, en effet, Virgile aurait-il pu traduire ces mots, que j'aime tant, qui doivent leurs charmes à la douceur même de la langue originale ? Aussi le poète latin y renonce, et s'approprie très heureusement le reste, en n'y changeant qu'un mot ; c'est-à-dire , en appelant bouc, ce que Théocrite appelle le mâle. En effet, selon M. Varron, l'on ne désigne en latin sous le nom de boucs ("capri"), que ceux d'entre ces animaux qui sont châtrés. Voici les paroles de Virgile: "Tityre, jusqu'à mon retour, je ne vais pas loin, fais paître mes chèvres, mène les boire ensuite ; mais, en les conduisant, ne va pas remontrer le bouc, car il frappe de la corne : prends-y garde, Tityre". Et puisqu'il s'agit ici des traducteurs, j'ajouterai que quelques disciples du célèbre Valérius Probus, cet homme si recommandable par l'étendue de son érudition et la profonde connaissance qu'il avait des auteurs anciens, m'ont raconté que leur maître avait coutume de dire que si Virgile n'avait pas toujours réussi dans ses imitations d''Homère, c'était surtout dans ces vers charmants, où le père de la poésie parle de Nausicaa. Les voici : "Telle que Diane, en prenant avec ses flèches le plaisir de la chasse, parcourt les montagnes, poursuit les sangliers et les cerfs rapides. Autour d'elle sont les nymphes filles du dieu qui porte l'égide ; habitantes des forêts, elles partagent les jeux de la déesse. La joie remplit le coeur de Latone, car sa fille dépasse ses compagnes de toute la tête ; on la distingue au premier coup d'œil, et cependant toutes sont belles. Telle brillait au milieu de ses compagnes la jeune Nausicaa qui n'avait pas encore subi le joug du mariage". Virgile : "Telle sur les rives de l'Eurotas, ou sur les sommets du Cynthe, Diane dirige les danses de ses compagnes. Autour d'elle ce groupent de différents côtés des milliers d'Oréades. La déesse s'avance le carquois sur l'épaule, et dominant de toute la tête les nymphes qui la suivent. A cette vue une joie secrète agita le cœur de Latone. Telle était Didon ; telle elle s'avançait joyeuse au milieu de ses sujets, hâtant par sa présence les travaux, et portant la future grandeur de son empire". Avant tout, Probus remarquait que chez Homère la vierge Nausicaa folâtrant avec ses jeunes compagnes, dans un lieu solitaire, est comparée justement et avec bonheur à Diane chassant sur la sommet des montagnes, au milieu des nymphes des bois ; mais Virgile, ajoutait-il, était loin d'avoir fait une comparaison aussi juste parce que Didon, au milieu de sa ville naissante, s'avançant entourée de ses chefs tyriens, avec une démarche grave, un extérieur imposant, hâtant les travaux, comme dit le poète, et préparant la future grandeur de son empire, n'offre aucun rapport, ne présente aucun point de comparaison avec Diane au milieu des joyeux ébats de la chasse ; ensuite Homère peint avec conscience et vérité Diane se livrant avec ardeur à son exercice favori ; Virgile, au contraire, sans avoir parlé de la chasse de la déesse, se contente de lui mettre sur l'épaule un carquois que l'on prendrait volontiers pour un fardeau, pour un véritable, paquet. Mais ce qui étonnait surtout Probus, disaient ses disciples, c'est que, ayant pour modèle une joie naturelle et profonde qui pénètre, vivante, au milieu de l'âme et du cœur de Latone (car n'est-ce-pas là le sens de g-gegethe g-de g-te g-phrena) ; Virgile, dans son imitation, ait peint la joie de la déesse comme un sentiment froid, léger, tranquille, qui n'effleure, pour ainsi dire que la surface du coeur. "Car, dit Probus, peut-on donner une autre acception au mot pertentant. A toutes ces critiques, il ajoute que Virgile lui paraît avoir négligé la fleur de ce passage, lorsqu'il traduit si faiblement ce vers de son modèle : g-rheia g-d' g-arignoton g-peletai, g-kalai g-de g-te g-pasai, On la distingue au premier coup d'oeil, et cependant toutes sont belles. Comment faire un éloge plus grand, plus complet de la déesse que de dire : toutes ces nymphes étaient belles, mais Diane les éclipsait par ses attraits ; au premier coup d'oeil on reconnaissait facilement la déesse ?

X. Critique dégoûtante et ridicule d`Annéus Cornutus sur les vers dans lesquels Virgile peint, en termes chastes et voilés, Vénus et Vulcain reposant sur la même couche. Le poète Annianus et la plupart de ses confrères ne pouvaient se lasser de louer ces vers où Virgile, voulant montrer et dépeindre Vulcain et Vénus se tenant embrassés dans la couche nuptiale, voile chastement, par des expressions détournées, les mystères que la nature ordonne de dérober aux regards. Voici ce passage. "Ayant ainsi parlé, il jouit des embrassements désirés, et, reposant sur le sein de son épouse, il se livre aux douceurs du sommeil". Ils faisaient remarquer qu'en pareille circonstance il est bien moins difficile de se borner à quelques mots suffisant pour tracer une rapide esquisse de semblables images. Ainsi Homère a dit « La ceinture virginale, la loi de la couche nuptiale, les travaux amoureux. » Tous deux s'assoupirent sur la couche où ils avaient goûté les plaisirs de l`amour. Mais développer en termes clairs et manifestes, et cependant si purs, si chastes, les pudiques mystères du lit conjugal, voilà ce que personne n'a tenté, que le seul Virgile. Cependant un homme qui, d'ailleurs, était loin de manquer de savoir et de jugement, Annéus Cornutus, au second livre sur les Figures de pensés, a souillé toute cette délicate peinture par une interprétation aussi forcée qu'inconvenante. Après avoir approuvé ce genre de figure, après avoir dit que ces vers étaient remarquables de réserve : « Cependant, ajoute-t-il, Virgile s'est servi imprudemment du mot "membra".»

XI. Sur Valerius Corvinus. Origine de ce surnom. Il n'est pas un seul de nos historiens célèbres qui n'ait parlé de Marcus Valérius, surnommé Corvinus, à cause du secours que lui prêta un corbeau dans un combat. Voici comment ce fait merveilleux est rapporté dans les livres des Annales : L. Furius et Claudius Appius étant consuls, Valérius, jeune homme de race noble, servait en qualité de tribun militaire, lorsqu'une armée nombreuse de Gaulois envahit le champ Pontin. Déjà les consuls disposaient les légions pour le combat, non sans éprouver quelque inquiétude en songeant au courage et au grand nombre de leurs ennemis. Cependant, un chef gaulois, remarquable entre tous par sa taille gigantesque et par l'or éclatant de ses armes, s'avance à grands pas. Sa main agite un trait ; il jette autour de lui des regards pleins d'orgueil et de mépris ; il appelle, il provoque au combat un Romain, s'il en est un seul qui ose se mesurer avec lui. Alors le tribun Valérius, tandis que tous hésitent entre la frayeur et la honte, demande aux consuls la permission de combattre ce Gaulois si vain et si arrogant. Puis il marche d'un air intrépide et modeste contre son ennemi. Les deux adversaires s'approchent et s'observent. Déjà, le combat commence, lorsque tout à coup les dieux manifestent leur puissance par un prodige : un corbeau fendant les airs arrive à l'improviste ; il se pose sur le casque du tribun ; il attaqua le visage et les yeux du Gaulois ; il s'élançait sur lui, le troublait, lui déchirait les mains, et par ses ailes lui dérobait la vue du Romain ; après ces attaques, il revenait se poser sur le casque de Valérius. Les deux armées contemplaient ce spectacle. Le tribun, fort de son propre courage et du secours de l'oiseau, terrasse et immole son redoutable adversaire. De là lui vint le surnom de Corvinus. Cet événement eut lieu quatre cent cinq ans après la fondation de Rome. L'empereur Auguste voulut que la statue de Corvinus fût dressée sur la nouvelle place dont il embellit Rome. Sur la tête du guerrier est l'image d'un corbeau, pour perpétuer la mémoire du combat et du prodige que nous venons de rapporter.

XII. De certains mots à signification double et réciproque. De même que "formidolosus" se dit et de celui qui éprouve de l'effroi, et de celui qui on inspire ; "invidiosus", de l'envieux et de celui qui inspire l'envie ; "suspiciosus", de celui qui soupçonne et de celui qui est soupçonné ; "ambitiosus", de l'ambitieux et de celui près duquel on emploie la brigue ; de même que "gratiosus" désigne l'homme qui obtient une grâce et celui qui l'accorde ; "laboriosus", l'homme laborieux et la chose qui exige du travail ; enfin, de même que beaucoup d'autres mots de cette espèce, qui ont une double signification, "infestus" peut se prendre dans un double sens : car on appelle "infestus" et celui qui fait du mal à quelqu'un, et celui-qui redoute quelque mal d'un autre. Quant au premier sens, il n'est pas nécessaire d'en donner des exemples ; la plupart du temps, "infestus" s'emploie comme synonyme d'ennemi, d'adversaire. La seconde acception est plus rare et moins facile à saisir. Qui s'aviserait, en effet, dans la langue usuelle, d'employer "infestus" pour désigner celui qui redoute une autre personne ? Cependant c'est sens de ce mot chez presque tous nos anciens écrivains, et Cicéron l'emploie ainsi dans son discours pour Cn. Plancius : « Je gémissais, ô juges ! je voyais avec la plus vive douleur que le salut de mon client se trouvait en danger, "infestior", par cela même que Plancius s'était jadis déclaré avec dévouement le gardien, le protecteur de ma vie, de mon salut ». Je cherchais donc d'où vient ce mot et comment il a été introduit dans la langue, et voici le passage que j'ai trouvé à ce propos dans les commentaires de Nigidius : « "Infestus" vient de "festinare" : il s'applique à l'ennemi qui presse quelqu'un, qui se hâte de l'attaquer, qui brûle du désir de l'accabler au plus vite. "Infestus" se dit encore de celui qui se voit menacé d'un péril, d'une ruine imminente. Ainsi "infestus" peut exprimer également le danger pressant dont nous menaçons autrui, ou celui dont nous sommes menacés. » Désire-t-on des exemples des mots dont nous avons parlé précédemment "suspiciosus, formidolosus", dans leur acception la moins usitée ? "Suspiciosus" est employé par M. Caton, dans son discours sur les Jeux Floraux : « De telles turpitudes ne sont permises qu'à ceux qui font ouvertement trafic de leur corps, ou qui se louent à un entrepreneur de prostitution, ou dont les moeurs sont affichées ou suspectes, "suspiciosus" ; mais on a pensé que c'est un crime de faire violence à un homme libre. » Dans ce passage, Caton prend "suspiciosus" dans le sens de suspect et non de soupçonneux. Quant à "formidolosus", Salluste, dans son Catilina, lui donne l'acception de redoutable : « Ainsi donc, dit-il, pour de tels hommes point de travail qui fût nouveau, point de lieu inégal et inaccessible, point d'ennemi qui parût redoutable, "formidolosus". » On trouve aussi dans les vers de C. Calvus "laboriosus" pris, non dans le sens ordinaire, celui qui travaille, mais pour désigner ce qui exige du travail : Tu fuis la campagne et ses pénibles travaux, "laboriosum". Labérius, dans sa pièce intitulée les Soeurs, a dit dans un sens analogue : Voilà quelque chose de bien endormant, "somniculosum". Le poète Cinna a dit : Comme le Psylle africain à l'égard de l'aspic assoupissant, "somniculosam". "Metus", crainte ; "iniuria", injure, et quelques autres mots du même genre, peuvent aussi être employés à l'actif comme au passif. Car "metus hostium" se dit également de la crainte éprouvée par les ennemis et de la crainte qu'ils inspirent. Ainsi, dans le premier livre des Histoires de Salluste, "metus Pompeii" ne veut pas dite que Pompée craignait, ce qui serait l'acception ordinaire, mais qu'il était redouté. Voici les paroles même de Salluste : "Id bellum excitabat metus Pompei uictoris Hiempsalem in regnum restituentis", la cause de cette guerre fut la terreur qu'inspirait Pompée victorieux, rétablissant Hiempsal dans son empire. Le même Salluste dit ailleurs : "Postquam remoto metu Punico simultates exercere uacuum fuit", La terreur des guerres puniques ayant disparu, les haines civiles eurent un libre cours. De même "iniuria" se dit aussi bien de celui qui fait l'injure que de celui qui la souffre. On trouverait facilement des exemples ces deux significations. "Vulnus", dans Virgile, a aussi un double sens : "et uulnere tardus Vlixi", Et retardé par la blessure qu'il a reçue d'Ulysse. ce qui veut dire non pas la blessure reçue par Ulysse, mais faite par lui. "Nescius" se dit aussi bien de celui qui n'est pas connu que de celui qui ne connaît pas. Mais ce dernier sens est aussi fréquent que le premier est rare. "Ignarus" n'emploie également dans la double signification : celui qui est ignoré et celui qui ignore. Ainsi Plaute dans le Cordage : "quae in locis nesciis nescia spe sumus", qui dans des lieux inconnus sommes privés d'espérance. Et Salluste : "More humanae cupidinis ignara uisendi" par le désir naturel de l'homme de voir ce qui lui est inconnu. Et Virgile : "ignarum Laurens habet ora Mimanta", Le rivage de Laurente possède les restes ignobles de Mimas.

XIII. Passage extrait de l'ouvrage Claudius Quindragigius où se trouve décrit le combat du jeune patricien Manlius contre un Gaulois qui l'avait provoqué. T. Manlius appartenait à l'une des plus nobles familles de Rome. Il reçut le surnom de Torquatus à cause d'un collier d'or porté par un ennemi qu'il avait terrassé. Le portrait de l'adversaire de Manlius, sa race, sa taille gigantesque, ses insolentes provocations, les circonstances du combat, tous ces détails sont décrits au premier livre des Annales de Q. Caudius, dans un style d'une pureté et d'une clarté remarquables. Cette narration simple et dénuée d'art reçoit un nouveau charme de la naïveté de l'ancien langage. Le philosophe Favorinus disait qu'en lisant ce passage il éprouvait les mêmes sentiments, les mêmes émotions que s'il eût assisté à ce combat. Je citerai dans son entier la narration de Q. Claudius : « Alors un Gaulois s'avança, le corps nu, orné de bracelets et d'un collier, n'ayant pour armes qu'un bouclier et deux épées : sa force, sa taille extraordinaire, sa jeunesse et son courage le distinguaient de tous ses compagnons. Au plus fort de la mêlée, lorsque les deux armées se battaient avec fureur, de la main il fait signe de suspendre le combat. On s'arrête, on écoute en silence. Le Gaulois crie d'une voix formidable que si quelqu'un veut se mesurer avec lui, il peut s'avancer. Personne n'osait le faire, à cause de la taille gigantesque, de l'aspect horrible du Gaulois ; alors il éclate de rire, il tire la langue aux Romains. A cette vue, T. Manlius, jeune homme d'une noble naissance, s'indigne qu'un si sanglant outrage soit fait à son pays, sans qu'il se trouve au milieu d'une nombreuse armée un seul homme pour le venger. Il marche donc au barbare, car il ne voulait pas souffrir que la valeur romaine fût honteusement souillée par un Gaulois. Armé d'un bouclier de fantassin et d'une épée espagnole, il alla se placer devant son adversaire. Leur rencontre eut lieu sur le pont, à la vue des deux armées tremblantes sur le sort de chacun d'eux. Ils étaient, comme je l'ai dit, en présence ; le Gaulois, suivant la coutume de sa nation, tenant son bouclier on avant, attendait son ennemi ; Manlius, mettant sa confiance dans son courage plutôt que dans son adresse, frappe de son bouclier le bouclier du barbare qu'il fait chanceler. Tandis que le Gaulois cherche à reprendre sa première position, Manlius frappe de son bouclier le bouclier du Gaulois, qui est une seconde fois ébranlé. Aussitôt la Romain se glisse sous la longue épée gauloise, et de son glaive espagnol il lui perce la poitrine ; et aussitôt, d'un second coup, le blesse à l'épaule droite ; il le presse de manière à ne pas lui laisser l'espace pour frapper ; il redouble ses attaques jusqu'à ce qu'il ait terrassé le barbare. Alors il lui tranche la tête et se saisit de son collier tout sanglant, qu'il met à son cou. Tel fut l'origine du surnom de Torquatus, qu'il reçut et transmit à sa postérité. » C'est ce même T. Manlius dont le combat a été décrit par Quadrigarius, qui a donné lieu à l'expression d'ordre Manlien, pour exprimer un ordre sévère et cruel. En voici la cause : il faisait la guerre aux Latins eu qualité de consul, lorsqu'il fit tomber sous le hache du licteur son propre fils, parce que celui-ci, chargé par son père de faire une reconnaissance, avec injonction de ne pas combattre, avait tué un ennemi par lequel il avait été provoqué.

XIV. Que le même Quadrigarius, en mettant "facies" au génitif a parlé correctement et latin. Quelques autres remarques sur le déclinaison de mots semblables. On lit dans le précédent récit les mots suivants: "Propter magnitudinem atque inmanitatem facies", en raison de sa taille gigantesque et de son aspect horrible. J'ai examiné à cette occasion plusieurs exemplaires anciens, et j'ai acquis la conviction que tel doit être le texte. En effet, la plupart de nos anciens écrivains déclinent ainsi ce nom : "haec facies, huius facies". Le génitif "faciei" est seul admis aujourd'hui par la grammaire. J'ai bien lu dans quelques exemplaires infidèles le génitif "faciei", mais c'était par altération du texte primitif. Je me souviens même d'avoir, dans la bibliothèque de Tibur, un exemplaire du livre de Claudius portant ces deux leçons, "facies" et "facii" ; mais "facies" était dans le texte même, et "facii" se trouvait en marge. Je ne serais pas éloigné de regarder cette forme comme usitée anciennement, car on donnait à "dies", jour, le génitif "dii" ; à "fames", faim, le génitif "fami". Q. Ennius, dans le seizième livre des Annales, met "dies" pour "diei" : "postremae longinqua dies confecerit aetas". Lorsque le temps éloigné du dernier jour aura achevé. Cicéron lui-même, si l'on en croit Césellius, a écrit "dies" pour "diei", dans son discours pour P. Sestius, et cette assertion s'est trouvée confirmée par les recherches scrupuleuses que j'ai faites d'un assez grand nombre d'exemplaires anciens de ce discours. Voici les expressions de Marcus Tullius : "Equites uero daturos illius dies poenas", Que les chevaliers seraient punis pour ce jour. Aussi je crois sans peine ceux qui prétendant avoir lu dans un manuscrit autographe de Virgile : "Libra dies somnique pares ubi fecerit horas", Lorsque la balance aura rendu égales les heures du jour et celles de la nuit". c'est-à-dire "libra diei somnique". Mais s'il est probable que Virgile a écrit en ce lieu "dies" pour "diei", il n'est pas douteux que "dii" est mis pour "diei" dans ce vers : "Munera laetitiamque" .. Les offrandes et la joie de ce jour. Des ignorants ont lu "dei", rejetant une forme actuellement inusitée ; et cependant les anciens disaient "dies dii", le jour, comme "fames fami", la faim, "pernicies, pernicii", la ruine, "progenies, progenii", race, "luxuries, luxurii", luxe, "acies, acii", tranchant, pointu. M. Caton, dans son discours sur la guerre punique, a écrit : "Pueri atque mulieres extrudebantur fami causa", les enfants et les hommes étaient renvoyés à cause de la famine. Nous lisons dans le douzième livre de Lucilius : "Rugosum atque fami plenum", Ridé et affamé. et dans Sisenna, au sixième livre de ses Histoires : - "Romanos inferendae pernicii causa uenisse", les Romains étaient venus pour le détruire. Pacuvius a dit, dans son Paulus : "Pater supreme nostrae progenii patris, Père suprême du père de notre race. Cn. Matius, dans le livre XXIe de l'Iliade : "Altera pars acii uitassent fluminis undas", L'autre partie de l'armée aurait évité les eaux du fleuve. Le même Matius, au livre XIIIe du même ouvrage, "An maneat specii simulacrum in morte silentum". Reste-t-il encore une apparence de forme dans séjour silencieux de la mort. C. Gracchus, dans son discours sur les Lois promulguées : "Ea luxurii causa aiunt institui", ils prétendant que c'est par luxe qu'on se procure ces choses. Plus loin on trouva encore : "non est ea luxuries quae necessario parentur uitae causa", procurer ce qui est nécessaire à la vie ce n'est pas luxe. Cette double citation prouve évidemment que Gracchus a donné à "luxuries" le génitif "luxurii". Cicéron, dans son plaidoyer pour Sex. Roscius, a aussi écrit "pernicii". Voici le passage : "Quorum nihil pernicii causa diuino consilio, sed ui ipsa et magnitudine rerum factum putamus", nous ne pensons pas que ces malheurs arrivent pour notre perte par les ordres des dieux ; ils ont leur source dans la force du destin et dans la grandeur des causes naturelles. On doit penser que Quadrigarius a écrit au génitif "facies" ou "facii" ; quant à "faciei", je ne l'ai trouvé dans aucun exemplaire, ancien. Au datif, les auteurs les plus corrects ne disaient pas, comme aujourd'hui, "faciei", mais "facie". On lit dans les Satires de Lucilius : "Et primum facie quod honestas accedit", Et d'abord, parce que la probité est peinte sur sa figure. Lucilius dit encore au septième livre : "Qui te diligat, aetatis facieque tuae se fautorem ostendat, fore amicum polliceatur", Un homme qui te chérisse, qui se déclare le protecteur de ta jeunesse, de ta beauté, qui se déclare ton ami. Cependant plusieurs liront "facii" dans ces deux passages. C. César dans son traité sur l'Analogie, au second livre, croit que l'on doit dire au génitif "die" et "specie". Moi-même j'ai trouvé, dans le Jugurtha de Salluste ouvrage digne de faire autorité, et d'une ancienneté respectable, le génitif "die" : je cite les expressions : "Vix decima parte die reliqua", Il restait à peine la dixième partie du jour. Je ne pense pas, en effet, qu'on puisse admettre cette interprétation subtile, qu'ici "die" est mis pour "ex die".

XV. De genre de controverse appelé par les Grecs g-aporon, inexplicable. Le rhéteur Antonius Julianus et moi, fuyant les brûlantes chaleurs de Rome pendant les vacances d'été, nous nous étions rendus à Naples. Là se trouvait un jeune homme fort riche qui, sous la direction de deux maîtres de latin et de grec, se livrait à l'étude et à l'exercice de l'éloquence latine dans l'intention de suivre la carrière du barreau. Il pria Julianus de venir l'entendre déclamer ; Julianus y consentit, et je l'accompagnai. Le jeune homme paraît : il débuta avec un ton d'arrogance et de présomption inconvenant pour son âge ; puis il nous demanda des sujets de controverse. Nous avions avec nous un disciple de Julianus, jeune homme d'un esprit vif, intelligent, et qui avait profité des leçons de son maître. Il fut choqué de voir un écolier se poser ainsi sur la brèche en face de Julianus, sans craindre d'affronter le péril d'une controverse improvisée. Il lui propose dans, dans l'intention de l'éprouver, un sujet de discussion, peu important dit reste, de l'espèce appelée par les Grecs g-aporon, et que nous traduirions volontiers on latin par le mot "inexplicable", inexplicable. Voici cette question : « Sept juges ont à prononcer la sentence d'un accusé, et cette sentence doit être celle de la majorité des voix. La cause ayant été examinée, deux des juges opinent pour l'exil, deux pour l'amende, trois pour la peine capitale. On veut conduire le coupable au supplice d'après l'arrêt des trois juges ; il interjette appel. » A peine a-t-il entendu ce sujet, que notre jeune présomptueux, sans se donner le temps de réfléchir sans voir si d'autres questions ne lui seraient pas proposées, commence avec une étonnante volubilité, posant je ne sais quels principes au sujet de la controverse qui lui est soumise, déroulant des flots d'expressions vides de sens, des mots sonores, aux applaudissements redoublés de la troupe ordinaire de ses auditeurs, tandis que Julianus à la torture rougissait, était couvert de sueur. Lorsqu'il eut ainsi débité quelques milliers de phrases, il s'arrêta enfin, et nous pûmes nous retirer. Les amis, les admirateurs du jeune homme nous suivirent, demandant avec insistance à Julianus son opinion sur ce qu'il venait d'entendre. Julianus leur répondit fort plaisamment : « Ne me domandez pas ce que j'en pense ; ce jeune homme est sans contestation, "sine controversia", trés éloquent. »

XVI. Que Pline Second, homme d'un grand savoir, est tombé dans l'erreur en se laissant séduire par l'argument vicieux appelé par les Grecs g-antistrephon, réciproque. Pline Second passe pour avoir été l'homme le plus savant de son temps. Il a laissé un ouvrage ayant pour titre "Les Amis de la Science", et j'en fais le plus grand cas. Là se trouvent traités un grand nombre de sujets propres à charmer les hommes instruits. Il cite plusieurs arguments employés, selon lui, avec autant d'esprit que de finesse, par les rhéteurs dans leurs déclamations. Voici un de ces arguments et la controverse qui y donne lieu : « La loi ordonne d'accorder à l'homme courageux la récompense qu'il désire ; or, un citoyen s'étant distingué par son courage, demande à épouser la femme d'un autre ; il l'obtient. Mais le premier mari se distingue aussi par son courage, il redemande sa femme ; une contestation s'engage. » Voici, dit Pline, un argument aussi ingénieux que pressant, employé en faveur de ce dernier : « Si vous approuvez la loi, rendez-moi ma femme ; si vous la désapprouvez, rendez-moi ma femme. » Mais Pline ne remarque pas que cet argument, qu'il regarda comme très ingénieux, rentre pourtant dans le genre de sophisme appelé en grec g-antistrephon, réciproque. Ce vice est, à la vérité, caché avec artifice sous l'apparence d'un dilemme ; car un raisonnement semblable pourra être retourné contre celui qui l'emploie, et l'autre époux peut lui répondre : « Si vous approuvez la loi, je ne vous rends pas votre femme ; si vous la désapprouvez, je ne vous la rends pas ».

LIVRE X

I. S'il faut dire "tertium consul" ou "tertio" ; et comment Cn. Pompée éluda cette difficulté, d'après l'avis de Cicéron, lorsqu'il fit graver ses titres sur le frontispice du théâtre dont il allait faire la dédicace. J'écrivis d'Athènes à Rome une lettre à un ami. J'y employais l'expression tertium pour lui dire que c'était déjà pour la troisième fois que je lui écrivais. Dans sa réponse, il me demanda pourquoi j'avais dit tertium et non tertio. Il désirait apprendre de moi si l'on doit dire tertium, quartum, ou tertio et quarto consul, consul pour la troisième et pour la quatrième fois, ou en troisième et en quatrième lieu ; qu'il avait entendu à Rome un savant dire tertio et quarto consul, et non tertium et quartum ; que Célius avait adopté cette forme au commencement de son livre ; qu'il avait trouvé au dix-neuvième livre de Q. Claudius : C. Marium creatum septimo consulem, que C. Marius avait été créé consul le septième. Pour toute réponse, je lui citai l'opinion de M. Varron, homme, à mon avis, plus savant que Claudius et Célius ensemble. Cette opinion tranchait les deux difficultés qu'il me soumettait. En effet, Varron nous apprend clairement comment on doit dire, et je n'étais pas désireux de soulever en mon nom, pendant mon absence, une discussion avec un homme qui passait pour savant. Voici les paroles de M. Varron, au cinquième livre de son ouvrage intitulé des Règles : » Être fait préteur quarto et quartum, n'est pas la même chose ; quarto signifie en quatrième lieu, c'est-à-dire que trois autres ont été nommés auparavant ; quartum, pour la quatrième fois, désigne le temps et signifie que l'on a été nommé déjà trois fois. Ainsi Ennius s'est exprimé correctement lorsqu'il a écrit : "Quintus pater quartum fit consul". Quintus le père est nommé consul pour la quatrième fois. Et Pompée se montre timide lorsque, ne sachant s'il devait mettre sur le frontispice de son théâtre tertium ou tertio consul, il supprima les dernières lettres. Ce que Varron dit de Pompée, en peu de mots et avec quelque obscurité, Tiron Tullius, affranchi de Cicéron, le rapporte dans une lettre avec plus de détails, à peu près en ces termes : « Pompée, dit-il, voulant dédier à la Victoire un temple dont les degrés devaient servir de théâtre, y faisait graver son nom et ses titres de gloire. On se demanda s'il fallait mettre consul tertio ou tertium. Pompée eut le bon esprit de soumettre la question aux hommes les plus savants de Rome, mais comme les avis étaient partagés, les uns voulant tertio, les autres tertium, Pompée pria Cicéron de faire graver le mot qu'il jugerait préférable ; mais Cicéron craignit, en se posant ainsi comme juge entre des savants, de blesser ceux dont il condamnerait l'opinion ; il conseilla donc à Pompée de ne mettre ni tertium ni tertio, mais de n'écrire le mot que jusqu'au second t ; cette abréviation, donnant un sens très clair, laissait cependant incertaine la forme du mot.» Au reste, l'inscription n'est pas aujourd'hui telle que la rapportent Varron et Tiron. Car, plusieurs années après, ce théâtre s'étant écroulé, et ayant été rebâti, le troisième consulat de Pompée fut indiqué, non comme précédemment, par les premières lettres du mot tertium, mais par trois petites lignes. Dans M. Caton, au quatrième livre des Origines, on voit écrit en toutes lettres : "Carthaginienses sextum de foedere decessere", les Carthaginois ont rompu le traité pour la sixième fois. Ce mot signifie qu'ils avaient déjà violé cinq fois le traité, et qu'alors c'était pour la sixième fois. Les Grecs disent aussi, pour rendre des quantités de cette nature, g-triton g-kai g-tetarton, pour la troisième, pour la quatrième fois, ce qui répond aux expressions latines tertium et quartum.

II. Opinion d'Aristote sur le nombre d'enfants qui peuvent naître d'une seule couche. Le philosophe Aristote rapporte qu'en Égypte une femme mit au monde cinq enfants d'une seule couche ; il ajoute que c'est la limite de la fécondité humaine ; que jamais un plus grand nombre d'enfants ne sont nés en même temps, et même que ce nombre était fort rare. Sous le règne d'Auguste, d'après les historiens de cette époque, une servante de cet empereur mit au monde cinq enfants dans la campagne de Laurente, mais ils ne vécurent que très peu de temps; la mère elle-même mourut très peu après ses couches, Auguste lui fit élever sur la voie de Laurente un tombeau, sur lequel on grava le fait que nous venons de rapporter.

III. Comparaison et critique de quelques passages célèbres de C. Gracchus, de M. Cicéron et de M. Caton. C. Gracchus passe pour un orateur plein de force et de véhémence : c'est un point qui n'est pas contesté. Mais que quelques-uns le regardent comme plus grave, plus vif et plus abondant que M. Tullius, je demande si cela est supportable ? Je lisais tout récemment le discours de C. Gracchus sur les lois promulguées. Il y déplore, avec toute la force dont il est capable, le traitement infligé à M. Marius et à quelques citoyens honorables des villes municipales de l'Italie ; ces hommes avaient été injustement battus de verges par l'ordre des magistrats du peuple romain. L'orateur s'exprima en ces termes : « Dernièrement, le consul vint à Téanum, ville des Sidicins ; il prévint que sa femme voulait se baigner dans les bains réservés aux hommes. Le questeur des Sidicins fut aussitôt chargé par M. Marius de faire sortir tous ceux qui se baignaient. La dame rapporte à son mari que l'on ne s'est pas empressé de la servir et que les bains étaient peu propres. Aussitôt un poteau est dressé sur la place publique, et l'on y attache l'homme le plus noble de la ville, M. Marius, qui, dépouillé de ses vêtements, est frappé de verges. A cette nouvelle, les habitants de Calès décrétèrent que, pendant la présence d'un magistrat romain dans leur ville, il serait défendu à tout citoyen de pénétrer dans les bains. A Ferentinum, pour la même cause, notre préteur ordonna l'arrestation des questeurs : l'un d'eux se précipita du haut des murailles ; l'autre fut saisi et battu de verges. » Dans un sujet si atroce, dans l'exposition d'une injustice publique si triste et si déplorable, que trouvons-nous d'abondant, de remarquable, de pathétique, de touchant ? L'indignation rend-elle l'orateur éloquent ? Lui inspire-t-elle des plaintes graves et pénétrantes ? Ce discours brille sans doute par la précision, le charme et la pureté ; c'est à peu près la simplicité gracieuse que l'on demande au style de la comédie. Le même Gracchus, dans un autre endroit, s'exprime ainsi : « Pour vous montrer jusqu'où va la licence, la passion effrénée de nos jeunes gens, un exemple, me suffira. Dans ces dernières années, fut envoyé de l'Asie en qualité d'ambassadeur un jeune homme qui n'avait pas encore exercé de magistrature. On le portait dans une litière. Il fut rencontré par un bouvier de la campagne de Vénuse. Cet homme, ne sachant pas qui est dans la litière, demande en riant si l'on portait un mort. Le jeune homme ordonne aussitôt d'arrêter la litière, d'en détacher les cordes, et il en fait frapper cet infortuné jusqu'à ce qu'il succombe sous les coups. » Ce récit d'un acte plein de violence et de cruauté ne diffère certainement en rien du langage ordinaire. Mais lorsque, dans des circonstances semblables, M. Tullius nous dépeint des citoyens romains, condamnés malgré leur innocence, et contrairement au droit naturel et aux lois, à être battus de verges, ou à subir la peine capitale, quel tableau déchirant ! que de larmes ! quelle lave brûlante d'indignation ! Certes, à la lecture de ces pages de M. Cicéron, mon esprit est comme pénétré de ces terribles images ; j'entends les coups, les cris, les lamentations. Telle est la peinture des cruautés de ce Verrès ; je rapporterai les expressions de l'orateur aussi fidèlement que me le permettra ma mémoire : «Lui-même, respirant le crime et la fureur, vint au Forum : ses yeux étincelaient ; tous ses traits portaient l'empreinte de la cruauté ; on était dans l'attente, Qu'allait-il faire ? A quel excès allait-il se porter ? Quand tout à coup il ordonne que l'on traîne un homme au milieu du Forum, qu'il soit dépouillé, qu'on l'attache au poteau, que l'on prépare les verges. » Certes, ces mots seuls : « il ordonne qu'il soit dépouillé, qu'on l'attache au poteau, que l'on prépare les verges », inspirent tant d'effroi, tant d'horreur, que vous croyez entendre, non un récit, mais assister à l'action même. Gracchus, au contraire, ne se plaint pas, ne gémit pas ; il se contente de raconter : «Un poteau, dit-il, fut dressé sur la place publique ; on le dépouilla de ses vêtements, et il fut battu de verges. » Que j'aime bien mieux M. Cicéron me développant son tableau ; il ne dira pas « on le battit de verges », mais : « On battait de verges, au milieu de la place de Messine, un citoyen romain ; et cependant, en proie à la douleur, au milieu des coups redoublés, ce malheureux ne poussait pas un seul gémissement et ne faisait entendre d'autre cri que ces mots : Je suis citoyen romain, pensant qu'il lui suffisait de rappeler ce titre pour éloigner les coups et délivrer son corps des tortures. » Avec quelle énergie, quelle vivacité et quel feu il déplore ensuite un acte aussi cruel, excitant contre Verrès la haine des citoyens romains, lorsqu'il s'écrie : «O doux nom de liberté ! ô droits précieux du citoyen romain ! ô toi Porcia, lois de Sempronius ! puissance tribunicienne vivement regrettée, et rendue enfin au peuple romain ! N'avons-nous reconnu ces privilèges sacrés que pour voir un citoyen romain, dans une province romaine, dans une ville appartenant à nos alliés, attaché, battu de verges sur une place publique par l'ordre de celui qui tenait du peuple romain les faisceaux et les haches ! Quoi ! Verrès, lorsque tu faisais approcher les feux, les lampes ardentes et les autres instruments de torture, si sa douleur, si sa voix lamentable ne te touchaient pas, comment les larmes et les gémissements des citoyens romains présents à ce triste spectacle n'ont-ils pu t'émouvoir ? » Dans ce tableau déchirant, quelles vives couleurs, quelle dignité, quelle abondance, que de justice ! Du reste, s'il est un homme dont l'oreille soit assez sauvage, assez barbare pour ne pas sentir toute la richesse, toute la grâce d'un tel style, pour n'être pas charmé d'un pareil arrangement de mots ; s'il préfère le premier orateur, lui trouvant un style sans recherche, concis, facile, d'une naïveté pleine de douceur, d'un coloris sombre, portant un cachet rembruni d'antiquité ; cet homme s'il n'est pas dépourvu de jugement, peut considérer, dans un sujet semblable, M. Caton, orateur plus ancien que Gracchus, qui n'a jamais aspiré à cette force, à cette abondance, il comprendra, je pense, que Caton, peu satisfait de l'éloquence de son temps, ait essayé d'arriver à cette perfection que Cicéron atteignit dans la suite. En effet, dans le livre qui a pour titre des Faux combats, Caton invective en ces mots contre Q. Thermus : « Il dit que les décemvirs n'avaient pas assez de soin de ses provisions de bouche ; aussitôt il les fait dépouiller de leurs vêtements et frapper de coups de fouet. Des décemvirs furent frappés par des Bruttiens en présence de nombreux témoins. Un traitement si infâme, un pouvoir si tyrannique, une telle servitude est-elle supportable ? Jamais roi n'osa rien de semblable ; et c'est ainsi que l'on traitera des gens de bien, issus de bonnes familles ! Vous y consentiriez, honorables citoyens ? Où sont les droits de l'alliance, la foi de nos ancêtres ? Ainsi donc, injures outrageantes, blessures, coups de fouets dont les traces sa voient encore, douleurs, tortures par la main des bourreaux, opprobre, infamie : voilà ce que tu as osé contre des décemvirs, en présence de leurs concitoyens et d'une foule innombrable. Mais aussi quel deuil ! quels gémissements ! que de larmes ! quelles lamentations ! Les esclaves ne supportent qu'avec indignation les injures, et ces hommes, d'un sang noble et d'une grande vertu, quel fut, à votre avis, leur ressentiment ? Et ne pensez-vous pas qu'il durera autant que leur vie ?» Pour ce qui est de l'expression de Caton, frappés par les Bruttiens, en voici l'explication. Quand Annibal occupait l'Italie à la tête de ses Carthaginois, après qu'il eut remporté quelques victoires sur le peuple romain, les Bruttiens furent les premiers à abandonner Rome pour Carthage. Annibal parti, les Romains, vainqueurs des Carthaginois, manifestèrent leur ressentiment contre les Bruttiens : ils les déclarèrent indignes de servir dans les légions, de porter le titre d'alliés, et décidèrent qu'ils serviraient, en qualité d'esclaves, les gouverneurs des provinces. Les Bruttiens suivaient donc les magistrats ; semblables à ceux que l'on appelle lorarii, fouetteurs, correcteurs, dans les comédies, ils garrottaient et frappaient ceux qui leur étaient désignés. Originaires du Bruttium, ils étalent appelés Bruttiens.

IV. Observation ingénieuse par laquelle P. Nigidius prouva que les mots sont des signes naturels et n'ont rien d'arbitraire. P. Nigidius, dans ses Commentaires sur la grammaire, enseigne que les mots et les expressions ne sont point le produit du hasard, mais de la nécessité et de la raison naturelle. C'est même là une question célèbre dans les disputes philosophiques. En effet, les philosophes ont coutume de se demander si les mots doivent leur origine à la nature ou à une simple convention. A ce sujet, Nigidius donne plusieurs arguments pour démontrer que les mots sont plutôt naturels qu'arbitraires. Parmi ces preuves, je citerai la plus ingénieuse et la plus piquante : « Lorsque nous prononçons "uos", vous, dit-il, le mouvement de notre bouche est en rapport avec le sens du mot que nous employons : nous avançons légèrement l'extrémité des lèvres ; notre souffle, notre haleine se dirigent vers ceux avec lesquels nous conversons. Au contraire, lorsque nous disons "nos", nous, nous ne prononçons pas en dirigeant au dehors notre souffle, en avançant nos lèvres, mais nous retenons, pour ainsi dire, notre souffle et nos lèvres en nous-mêmes. Une observation analogue s'applique aux mots tu et ego, toi et moi, tibi et mihi, à toi et à moi. Quand nous approuvons ou désapprouvons, le mouvement de la tête ou des yeux n'est pas sans rapport avec la nature de l'idée qu'il exprime ; ainsi, dans les mots que je viens de citer, la direction de la bouche et des yeux sont, pour ainsi dire, le signe naturel de l'idée. On peut faire sur les mots grecs les mêmes observations que sur nos expressions latines. »

V. Le mot "auarus" est-il simple ou double et composé, comme le pense P. Nigidius. Auarus, avare, n'est pas un mot simple ; c'est un mot composé, d'après Nigidius, au vingt-neuvième livre de ses Commentaires : « En effet, dit-il, on appelle auarus celui qui est avide d'argent, auidus aeris, mais, dans la composition du mot, la lettre o a disparu. De même, ajoute-t-il, locuples, riche, est formé de "qui pleraque loca tenet", celui qui a beaucoup de lieux, c'est-à-dire, celui qui a de nombreuses possessions. » Cette origine du mot locuples me paraît plus probable et mieux établie ; quant à celle du mot auarus, elle est douteuse. Ne pourrait-on pas, en effet, le considérer comme simplement dérivé d'aueo, je désire ? Ce mot est peut-être formé de la même manière qu'amarus, amer, que l'on ne dira pas un mot composé.

VI. De l'amende prononcée par les édiles plébéiens contre une dame noble, la fille d'Appius Caecus, pour quelques propos inconsidérés. Les lois de Rome attaquaient non seulement les actions criminelles, mais même les paroles inconsidérées. Par là on croyait rendre inviolable la dignité des mœurs romaines. La fille du célèbre Appius Caecus, au sortir d'un spectacle, fut ballottée par le flux et reflux de la multitude. Lorsqu'elle se fut tirée d'embarras, elle se plaignit d'avoir été maltraitée : « Que me serait il arrivé, dit-elle, et combien j'aurais été pressée avec plus de force et de violence, si P. Claudius, mon frère, n'avait pas perdu dans un combat naval, avec ses vaisseaux, un grand nombre de citoyens ? Certes j'aurais péri étouffée par la foule. Plût aux dieux ! ajouta-t-elle, que mon frère revînt à la vie pour conduire une nouvelle flotte en Sicile et faire périr cette multitude qui m'a traitée si indignement ! » Pour un propos si cruel et si peu digne d'une dame romaine, C. Fundanius et Tib. Sempronius, édiles plébéiens, lui infligèrent une amende de vingt-cinq mille as. Ce fait eut lieu, selon Capiton Attéius, dans son Commentaire sur les Jugements publics, pendant la première guerre punique, sous le consulat de Fabius Licinus et d’Otacilius Crassus.

VII. De tous les fleuves qui coulent au-delà des limites de l'empire romain, le plus grand est le Nil, vient ensuite l'Ister, puis le Rhône, d'après ce que je me souviens d'avoir lu dans M. Varron. De tous les fleuves qui se jettent dans la mer qui baigne l'empire romain et que les Grecs appellent g-ten g-eiso g-thalassan la mer Intérieure, le Nil est sans contredit le plus grand ; puis, vient l'Ister, d'après Salluste. Varron, en traitant de l'Europe, place le Rhône au nombre des trois plus grands fleuves de cette partie du monde ; il semble donc le regarder comme le rival de l'Ister, qui coule aussi en Europe.

VIII. Qu'une des peines infamantes infligées aux soldats consistait à leur tirer du sang. Quelle paraît avoir été la cause de ce châtiment ? Un châtiment militaire, qui remonte à une haute antiquité, c'est celui qui consiste à faire ouvrir une veine et à tirer du sang aux soldats qu'on veut frapper d'une peine infamante. Je ne trouve pas le motif de cet usage dans les anciens écrits que j'ai pu me procurer ; mais je pense que, dans l'origine, on se proposait d'agir par ce moyen sur des esprits troublés, sur des intelligences engourdies, si bien que la saignée était moins une punition qu'un remède. Dans la suite, cependant, on prit, à ce que je pense, l'habitude de punir ainsi plusieurs autres délits militaires, comme si ceux qui commettent une faute devaient être regardés comme malades.

IX. Sur les diverses dispositions d'une armée romaine ; termes employés pour les désigner. Certains termes militaires sont en usage pour désigner les parties et les diverses dispositions d'une armée rangée en bataille : le front, les renforts, le coin, le cercle, le globe, les ciseaux, la scie, les ailes, les tours. On trouve ces termes, et quelques autres, dans les ouvrages de ceux qui ont écrit sur la tactique militaire. On les a empruntés, par figure, aux choses qui portent naturellement ces noms, les dispositions diverses d'une armée ayant la forme des divers objets dont ces noms rappellent l'idée.

X. Pourquoi les anciens Grecs et les Romains ont adopté l'usage de porter un anneau à la main gauche, au doigt voisin du plus petit. Nous savons que les anciens Grecs portaient un anneau à la main gauche, au doigt voisin du plus petit. Le même usage devint, dit-on, général chez les Romains. Voici la cause qu'en rapporte Apion, dans ses Égyptiaques : En disséquant les corps humains, selon la coutume égyptienne, la science, appelée par les Grecs anatomie, fit découvrir un nerf très délié, partant de ce seul doigt pour se diriger vers le cœur où il vient aboutir, et l'on accorda cette distinction à ce doigt, à cause de ce lien, de cette espèce de rapport qui l'unit au cœur, la partie noble de l'homme.

XI. Signification du mot mature ; son étymologie ; sens que lui donne improprement le vulgaire. Que praecox fait au génitif praecocis et non praecoquis. Mature signifie maintenant à la hâte, vite, en opposition avec le sens primitif du mot. Autre chose est, en effet, d'agir mûrement, mature, autre chose d'agir à la hâte, propere. Aussi P. Nigidius, homme d'un savoir universel, dit-il : « C'est agir mûrement que d'agir ni trop vite ni trop lentement ; c'est tenir avec modération le juste milieu. » Définition fort exacte et précise. En effet, parmi les productions de la terre, nous appelons mûrs, non les fruits qui sont verts et acides, ou passés et pourris, mais ceux qui sont parvenus à leur développement, à leur maturité. Mais comme ce qui se faisait sans lenteur était dit se faire mûrement, ce mot a reçu plus d'extension ; et, pour désigner ce qui ne se fait pas lentement, mais avec précipitation, on emploie maintenant le mot mature. Toutefois, il serait plus juste d'appeler immatura, non mûre, une chose hâtée outre mesure. Ce juste milieu, ainsi exprimé par Nigidius, était rendu par le divin Auguste avec beaucoup d'élégance par deux mots grecs : g-speude g-bradeos, hâtez-vous lentement. Ces mots revenaient, dit-on, fréquemment dans ses lettres et dans sa conversation. Par là, il demandait d'unir dans les affaires la promptitude de l'activité à la lenteur dans l'exécution, qualités opposées, dont l'alliance fait agir mature. Pour peu qu'on y fasse attention, on verra que Virgile a aussi fort heureusement opposé properare et maturare dans ces vers : "Frigidus agricolam si quando continet imber, Multa, forent quae mox caelo properanda sereno, Maturare datur", (Si la froide pluie retient parfois le laboureur, il peut exécuter avec une sage lenteur bien des travaux qu'il faudrait faire à la hâte sous un ciel serein.) C'est avec beaucoup d'élégance qu'il oppose ces deux verbes ; car dans les préparatifs des travaux rustiques, le loisir que font au laboureur les orages et les pluies lui permet d'agir avec une lenteur prudente, maturare. Dans les beaux jours, au contraire, le temps presse, on est forcé de se hâter, properare. Cependant, pour exprimer une action faite avec trop de violence et de hâte, il y a plus de justesse à employer praemature que mature. Aussi Afranius, dans sa pièce du Titulus, a-t-il dit : "Appetis dominatum demens praemature praecocem", (Insensé, tu ambitionnes trop tôt un pouvoir prématuré.) Nous devons remarquer que, dans ce vers, il dit praecocem et non praecoquem, le nominatif étant, non pas praecoquis, mais paecox.

XII. Prodiges fabuleux attribués fort injustement par Pline l'Ancien au philosophe Démocrite. Colombe de bois qui volait. Pline rapporte dans le vingt-huitième livre de son Histoire naturelle, que Démocrite, l'illustre philosophe, avait fait un livre sur la vertu et la nature du caméléon : il dit avoir lu ce livre, et rapporte aussi, comme extraites de l'ouvrage, des fables frivoles et révoltantes d'absurdité. En voici quelques-unes que j'ai retenues, malgré l'ennui qu'elles m'ont causé. Quand le plus rapide des oiseaux, l'épervier, passe en volant au-dessus du caméléon rampant sur le sol, celui-ci l'attire par une force inconnue, et le fait tomber de l'air : alors l'oiseau se livre de lui-même aux autres oiseaux, qui le déchirent. Autre fait incroyable : brûlez la tête et le cou du caméléon avec du bois de rouvre, aussitôt un orage éclate, et le tonnerre gronde. Le même effet se produit, si on brûle le foie de l'animal au haut d'un toit. Autre prodige: celui-ci est si sot et si ridicule que j'ai hésité à le rapporter. Je ne lui donne une place ici que pour montrer ce que je pense sur ce charme trompeur des récits merveilleux, qui séduit et égare ordinairement les esprits trop subtils, et surtout ceux que possède une curiosité démesurée. Mais je reviens à Pline : On brûle le pied gauche du caméléon, dit-il, avec un fer chaud; on fait brûler en même temps une herbe qui s'appelle aussi caméléon. On délaye l'un et l'autre dans une liqueur odorante ; on recueille de ce mélange une sorte de gâteau qu'on place dans un vase de bois : celui qui portera le vase sera invisible à tous les regards. Ces fables que Pline reproduit, doivent-elles être mises sur le compte de Démocrite? Je ne le pense pas. J'en dirai autant de cet autre prodige que Pline a trouvé, assure-t-il, dans le dixième livre de Démocrite : certains oiseaux ont un langage qui ne varie pas ; mêlez leur sang, il en naît un serpent, et quiconque mange le serpent comprend la conversation des oiseaux. Ce sont ces hommes sottement curieux dont je parlais tout à l'heure qui ont attribué de pareils contes à Démocrite, afin de mettre leurs absurdités à couvert sous une autorité illustre. Cependant il est un prodige, opéré par Archytas, philosophe pythagoricien, qui n'est pas moins étonnant, et dont on conçoit davantage la possibilité. Les plus illustres des auteurs grecs, et entre autres le philosophe Favorinus, qui a recueilli avec tant de soin les vieux souvenirs, ont raconté du ton le plus affirmatif qu'une colombe de bois, faite par Archytas à l'aide de la mécanique, s'envola. Sans doute elle se soutenait au moyen de l'équilibre, et l'air qu'elle renfermait secrètement la faisait mouvoir. Je veux, sur un sujet si loin de la vraisemblance, citer les propres mots de Favorinus : « Archytas de Tarente, à la fois philosophe et mécanicien, fit une colombe de bois qui volait. Mais, une fois qu'elle s'était reposée, elle ne s'élevait plus ; le mécanisme s'arrêtait là. »

XIII. Sur l'emploi de l'expression "cum partim hominum" dans les vieux auteurs. On dit souvent "partim hominum uenerunt", une partie des hommes, quelques hommes sont venus. Dans cette expression, partim sert d'adverbe, et est indéclinable. On peut dire également cum partim hominum, c'est-à-dire avec quelques hommes, et, pour ainsi dire, avec une certaine partie des hommes. M. Caton, dans son discours Sur les jeux floraux, a dit : « Elle servit alors de courtisane, elle quitta souvent le festin pour passer dans la chambre ; déjà elle avait fait souvent ce métier avec quelques-uns d'entre eux (Cum partim illorum). » Les moins éclairés disent « cum parti », prenant un adverbe pour un nom décliné. Q. Claudius, dans le vingt et unième livre de ses Annales, a fait de cette locution un emploi insolite : « Avec une partie des troupes (cum partim copiis), ce jeune homme content de lui .... » Le même auteur dit encore dans son vingt-troisième livre : « Telle fut ma conduite : faut-il attribuer l'événement à la négligence d'une partie des magistrats (« negligentia partim magistratuum »), à l'avarice, ou au malheur qui poursuit le peuple romain? Je l'ignore. »

XIV. Sur l'expression "iniuria mihi factum itur", employée par Caton. On dit communément : "illi iniuriam factum iri", une injure lui sera faite; contumeliam dictum iri, une insolence lui sera dite; et l'usage de cette locution est tellement établi, que je m'abstiens de citer des exemples. Mais contumelia ou iniuria factum itur est plus rare. Citons-en un exemple. M. Caton parle ainsi dans sa défense contre Cassius : « Or il arrive, Romains, que l'outrage dont me menace l'insolence de cet homme (quae mihi per huiusce petulantiam factum itur) remplit mon âme de pitié pour la République. » Contumeliam factum iri signifie qu'on va pour faire un outrage, qu'on s'apprête à faire un outrage ; contumelia factum itur a le même sens ; le cas seul est changé.

XV. Cérémonies observées par le prêtre et la prêtresse de Jupiter. Édit par lequel le préteur déclare qu'il n'exigera jamais de serment ni des vestales ni d'un flamine de Jupiter. Le flamine de Jupiter était obligé à un grand nombre de cérémonies et de rites, que nous trouvons dans les livres qui traitent du sacerdoce public, et dans le premier livre de Fabius Pictor. Voici à peu près ce que je me souviens d'avoir lu dans cet auteur: « Le flamine de Jupiter ne peut sans crime monter à cheval ; il ne peut voir classem procinctam, c'est-à-dire l'armée sous les armes, hors de l'enceinte des murs. Aussi fut-il rarement nommé consul, lorsqu'il fallait que le consul prît le commandement des armées. Il ne lui est jamais permis de jurer. L'anneau qu'il porte doit être ouvert et creux. On ne peut prendre dans sa maison d'autre feu que le feu sacré. Si un homme lié entre dans sa maison, il faut qu'il soit délié, que les liens soient montés par la gouttière sur le toit, et de là jetés dans la rue. Il n'a aucun nœud sur lui, ni à la tête, ni à la ceinture, ni en aucun endroit de son corps. Si un homme qu'on va battre de verges tombe à ses pieds en suppliant, il ne peut sans crime être frappé ce jour-là. Un homme libre peut seul couper les cheveux du flamine. Une chèvre, de la chair crue, des feuilles de lierre, des fèves, sont des objets qu'il ne peut toucher ; il n'en prononce pas même le nom. Il ne doit pas couper les provins des vignes qui s'élèvent trop haut. Les pieds de son lit doivent être enduits d'une légère couche de boue, et il ne peut en découcher trois nuits consécutives. Personne que lui ne doit y coucher. Il ne doit point placer près du bois de son lit un gâteau dans une cassette. Les rognures de ses ongles, et les cheveux qu'on lui a coupés, sont cachés dans la terre sous un arbre heureux. Tous les jours sont pour lui jours de fête. Il ne doit jamais être sans son bonnet en plein air : il peut rester nu-tête sous son toit, mais il y a peu de temps que les pontifes l'ont ainsi établi. » (Massurius Sabinus nous apprend qu'on s'était relâché aussi sur d'autres points, et qu'on avait fait grâce aux flamines de plusieurs prescriptions). « Il ne peut toucher à la farine fermentée; il ne dépouille sa tunique de dessous que dans les lieux couverts, pour ne point paraître nu sous le ciel, c'est-à-dire sous les yeux de Jupiter. Dans les repas, le roi seul des sacrifices se place avant lui. S'il perd sa femme, il quitte ses fonctions; son mariage ne peut se dissoudre que par la mort. Il n'entre pas dans les lieux où on brûle les morts. Il ne touche jamais un mort. Il peut cependant assister à un convoi. Les rites imposés aux prêtresses de Jupiter sont à peu près les mêmes. Elles ont un vêtement de couleur ; elles portent à leur voile un rameau d'un arbre heureux ; elles ne doivent monter que trois degrés des échelles appelées échelles grecques; et lorsqu'elles vont aux Argées, elles ne doivent point peigner ni orner leur chevelure. » J'ajouterai un fragment d'un édit perpétuel du préteur relatif au flamine de Jupiter et aux prêtresses de Vesta: JAMAIS JE N'EXIGERAI, DANS MA JURIDICTION DE SERMENT NI D'UNE PRÊTRESSE DE VESTA NI D'UN FLAMINE DE JUPITER. Voici ce que dit Varron sur le flamine de Jupiter dans son second livre Des choses divines: « Lui seul porte un bonnet blanc ou comme marque de sa supériorité ou parce que les victimes qu'on immole à Jupiter sont blanches. »

XVI. Erreurs historiques relevées par Julius Hygin dans le sixième livre de l'Énéide. Hygin trouve dans le sixième livre de l'Enéide des erreurs que Virgile n'aurait pas manqué, dit-il, de corriger, si la mort ne l'eût surpris. Palinure, dans les Enfers, prie Énée de rechercher son corps et de lui donner la sépulture : « Héros invincible, dit-il, arrache-moi à ce supplice ; jette sur moi un peu de terre, tu le peux ; retourne au port de Vélia. » Comment, dit le critique, Palinure a-t-il pu connaître et nommer le port de Vélia ? Comment Enée a-t-il pu trouver l'endroit que lui désignait Palinure, puisque la ville de Vélia n'a été bâtie sur le rivage de Lucanie que plus de six cents ans après l'arrivée d'Énée en Italie, sous le règne de Servius Tullius? En effet, les Phocéens, chassés de leur pays par Harpalus, lieutenant de Cyrus, s'en allèrent fonder les uns Vélia, les autres Marseille. Il est donc ridicule de prier Énée de retourner au port de Vélia, puisque le nom même de cette ville n'existait pas. On peut être moins sévère pour ce passage du premier livre : « Exilé par le destin, il vint en Italie, sur le rivage de Lavinium », et pour cet autre du sixième livre : « Enfin il se posa d'un vol léger sur la citadelle de Chalcis. » Le poète, parlant en son nom, peut bien par anticipation faire figurer dans ses vers des faits qu'il a pu apprendre dans l'histoire : ainsi Virgile savait qu'une ville avait porté le nom de Lavinium, que les habitants de Chalcis avaient fondé une colonie en Italie. Mais Palinure, comment aurait-il pu connaître ce qui n'a eu lieu que six cents ans après lui? à moins qu'on ne dise qu'il l'a deviné, profitant du privilège dont jouissent les morts. Mais quand cela serait (et Virgile n'en parle pas), Énée, qui n'était pas devin, pouvait-il retourner au port de Vélia, dont le nom, nous l'avons dit, n'existait pas? Voici une autre erreur qu'Hygin relève, et qu'il croit que Virgile aurait corrigée aussi. Virgile met Thésée au nombre de ceux qui sont descendus aux Enfers et en sont revenus, dans le vers suivant : « Parlerai-je de Thésée, du grand Alcide? Et moi aussi je descends de Jupiter. » Le poète dit ensuite : « Le malheureux Thésée est assis, et demeurera assis éternellement. » Comment pourra-t-il demeurer assis éternellement, lui qui tout à l'heure faisait partie de ceux qui ont pu descendre aux Enfers et en revenir? Observez même que Thésée, selon la fable, fut détaché par Hercule de la pierre où il était assis, et ramené au jour. Virgile est également en faute dans les vers suivants : "Il détruira Argos et Mycènes, patrie d'Agamemnon ; et, vainqueur de l'Éacide, descendant du terrible Achille, il vengera les Troyens ses ancêtres, et le temple profané de Minerve." C'est confondre et les hommes et les temps. La guerre contre les Achéens, et celle que Rome eut avec Pyrrhus, n'ont pas eu lieu à la même époque. Pyrrhus, que Virgile appelle Éacide, ayant passé de l'Épire en Italie, eut à combattre contre Manius Curius, qui commandait les troupes romaines dans cette guerre ; mais la guerre Argienne ou Achaïque fut faite longtemps après par L. Mummius. On peut donc, dit Hygin, retrancher le second vers, où il est mal à propos parlé de Pyrrhus, et que Virgile aurait certainement supprimé.

XVII. Motif pour lequel Démocrite se priva de la vue. Vers élégants de Labérius à ce sujet. On lit dans les écrits historiques des Grecs que Démocrite, ce sage vénérable, ce philosophe fameux par son savoir, se priva volontairement de la vue. Il pensa que ses idées, dans la recherche des causes naturelles, auraient plus de justesse et de force si elles n'étaient pas troublées par les plaisirs et les distractions que ce sens fait naître. La manière ingénieuse dont il s'ôta facilement l'usage des yeux a été décrite par Labérius, dans son Cordier, en vers élégants et expressifs. Mais Labérius prête une autre intention au philosophe : et voici par quel rapprochement heureux il introduit ce trait dans sa pièce. Le personnage qui parle dans le poème est un riche, économe jusqu'à l'avarice, qui déplore le luxe et la prodigalité d'un jeune homme. Je cite les vers: « Démocrite d'Abdère, physicien et philosophe, plaça un bouclier en face de l'orient, afin que l'éclat de l'airain paralysât ses yeux. Il voulut perdre l'usage de la vue, pour ne pas voir les mauvais citoyens dans la prospérité. Et moi je veux, sur la fin de ma vie, que l'éclat de l'or étincelant me rende aveugle, afin que je ne voie pas dans les plaisirs un indigne fils. »

XVIII. Histoire d'Artémise. Combat d'écrivains célèbres auprès du tombeau de Mausole. On dit qu'Artémise eut pour son époux Mausole un amour extraordinaire, au-dessus des passions célèbres que nous retrace la fable, au-dessus de tout ce qu'on peut attendre de la tendresse humaine. Mausole fut, selon Cicéron, roi de la Carie ; selon certains historiens grecs, gouverneur ou satrape de la province de Grèce. Après sa mort, Artémise serrant son corps entre ses bras, et l'arrosant de ses larmes, le fit porter au tombeau avec un magnifique appareil. Ensuite, dans l'ardeur de ses regrets, elle fit mêler les os et les cendres de son époux à des parfums, les fit réduire en poussière, les mêla dans sa coupe avec de l'eau, et les avala. Elle donna encore d'autres marques d'un violent amour. Elle fit élever à grands frais, pour conserver la mémoire de son époux, ce sépulcre fameux, qui mérita d'être compté au nombre des Sept Merveilles du monde. Le jour où elle dédia le monument aux mânes de Mausole, elle établit un concours pour célébrer les louanges de son époux ; le prix était une somme considérable d'argent, et d'autres récompenses magnifiques. Des hommes distingués par leur génie et leur éloquence, vinrent disputer le prix ; c'était Théopompe, Théodecte, Naucrites. On a même dit qu'Isocrate avait concouru. Quoi qu'il en soit, Théopompe fut proclamé vainqueur. Il était disciple d'Isocrate. Nous avons encore de Théodecte la tragédie qu'il composa sous le nom de Mausole. Ce poème de Théodecte fut plus goûté que sa prose, si l'on en croit Hygin dans ses Exemples.

XIX. Qu'on ne justifie pas ses fautes en alléguant l'exemple de ceux qui en ont commis de semblables. Paroles de Démosthène à ce sujet. Le philosophe Taurus adressait, à un jeune homme qui venait de passer de l'école d'un rhéteur dans la sienne, une réprimande vive et sévère sur une action contraire à l'honnêteté et à la justice. Le disciple ne niait pas sa faute, mais il alléguait la coutume. Il voulait couvrir sa honte des exemples d'autrui, et invoquait l'indulgence qu'on accorde aux fautes devenues générales. Taurus, que cette défense irritait davantage, s'écria : « Jeune insensé, ni les philosophes ni la philosophie ne peuvent te prémunir contre la séduction des mauvais exemples, ne te souvient-il plus du moins d'une pensée de votre grand modèle, de Démosthène? Cette pensée, revêtue d'une forme ingénieuse et habilement cadencée, a pu se graver dans ta mémoire de rhétoricien, comme un modèle d'élégance et d'harmonie. Si je n'ai pas oublié ce que j'ai appris dans ma première enfance, voici ce que disait cet orateur à un homme qui prétendait comme toi justifier sa faute par les fautes d'autrui : »Ne me dis pas que cela est souvent arrivé, mais que cela est bien. Que d'autres aient violé les lois, que tu aies suivi leur exemple, qu'importe? Ce n'est pas là une raison pour t'absoudre : c'en est une, au contraire, pour te punir. Car si quelqu'un de ceux-là avaient été punis, tu n'aurais pas fait rendre ce décret ; de même, si tu es puni aujourd'hui, personne ne sera tenté de t'imiter. » C'est ainsi que Taurus, par des exhortations et des autorités de tout genre, enseignait à ses élèves à vivre selon les principes de la vertu.

XX. Qu'est-ce qu'une rogation, qu'une loi, qu'un plébiscite, qu'un privilège? J'entends demander ce que c'est qu'une loi, qu'un plébiscite, qu'une rogation, qu'un privilège. Capiton, très versé dans le droit public et privé, a ainsi défini la loi : « La loi est un décret général du populus ou de la plebs sur la demande d'un magistrat. Si cette définition est juste, on ne doit pas donner le nom de lois aux décrets, sur le commandement de Pompée, sur le retour de Cicéron, sur le meurtre de P. Clodius, ni à tant d'autres décrets du populus ou de la plebs, qui ne furent pas des décrets généraux, puisqu'ils ne regardaient pas l'ensemble des citoyens, mais seulement quelques particuliers. Il faut les appeler plutôt privilèges, du vieux mot priua, auquel nous avons substitué singula. Ce vieux mot se trouve dans les Satires de Lucilius, au livre premier : ... "Abdomina thynni Aduenientibus priua dabo, cephalaeaque, acarnae". Ceux qui viendront auront pour leur part le ventre et la tête d'un thon. Capiton a distingué dans sa définition le populus de la plebs. Le populus se composait de tous les ordres de la cité : la plebs, c'était le peuple, moins les familles patriciennes. Le plébiscite est ainsi, selon Capiton, une loi reçue par la plebs et non par le populus. Mais qu'un décret vienne du populus ou de la plebs, qu'il regarde l'ensemble des citoyens ou les particuliers, qu'il s'appelle loi, privilège ou plébiscite, il a sa source dans la rogation. Tout cela est, en effet, renfermé dans le terme général de rogation ; puisque, si le populus ou la plebs ne sont pas consultés (rogantur), ils ne peuvent rien décréter. Quoique ces principes soient incontestables, vous ne trouverez pas dans les vieux écrits une grande différence entre tous ces mots. Les plébiscites et les privilèges y sont appelés du nom de lois, et les lois, les privilèges et les plébiscites sont confondus sous le nom de rogation. Salluste lui-même, qui tenait singulièrement à la justesse des termes, s'est laissé aller à l'usage, et a nommé loi le privilège qui eut pour objet le retour de Cn. Pompée : « Sylla, dit-il dans le second livre de ses Histoires, avait voulu, durant son consulat, faire passer une loi sur le retour de Pompée; mais le tribun du peuple C. Hérennius l'en avait empêché. »

XXI. Pourquoi Cicéron a-t-il évité constamment de se servir des mots "nouissmus" et "nouissime" ? Il est un assez grand nombre de mots depuis longtemps usités, dont il est certain que Cicéron n'a pas voulu se servir, parce qu'il ne les approuvait pas. Au nombre de ces mots étaient nouissimus et nouissime. Salluste et M. Caton, et d'autres de la même époque, les ont employés sans scrupule ; beaucoup de savants distingués leur ont donné place dans leurs écrits ; et lui, cependant, paraît les avoir évités comme des mots qui n'étaient pas latins. L. Aelius Stilon, un des hommes les plus instruits de l'époque de Cicéron, eut là-dessus le même scrupule. Voici quelle est l'opinion de Varron sur ce mot ; je la trouve dans son sixième livre Sur la langue latine, dédié à Cicéron. « L'usage s'est introduit de désigner par nouissimus ce qu'on appelait généralement extremus; j'ai souvenir qu'Aelius et d'autres vieillards évitaient ce mot comme trop nouveau. En voici l'origine : de même que de uetus on a fait uetustius et ueterrimum, ainsi de nouus on a tiré nouius et nouissimum.

XXII. Passage du Gorgias de Platon, où l'on adresse aux philosophes des reproches qui s'appliquent très justement à la fausse philosophie, mais dont les esprits ignorants et prévenus s'arment à tort contre la vraie. Platon, ami de la vérité, toujours prêt à la montrer aux hommes, nous enseigne ce qu'il faut penser de ces lâches désœuvrés qui parent du nom de la philosophie l'inutilité de leur loisir et l'obscurité de leur bavardage. La leçon qu'il donne là-dessus, pour être dans la bouche d'un personnage sans autorité, n'en est pas moins l'expression sincère de sa pensée. Sans doute, Calliclès qu'il fait parler, ignore la vraie philosophie, et adresse aux philosophes d'indignes outrages. Profitons toutefois de ses paroles; car elles sont pour nous un avertissement secret de ne pas mériter de tels reproches, et de ne pas cacher sous une apparence de zèle pour la philosophie une oisiveté frivole et honteuse. Le passage dont je parle se trouve dans le Gorgias; je me contente ici de le transcrire, car, lors même qu'il ne serait pas impossible de faire passer dans la langue latine les beautés du style de Platon, mon insuffisance m'interdirait de l'essayer. »La philosophie, Socrate, est une chose amusante quand on s'en occupe modérément dans la première jeunesse; si l'on s'y arrête plus longtemps qu'il ne faut, elle est pour nous un fléau. Car, fût-on doué du naturel le plus heureux, si l'on se livre à la philosophie dans un âge avancé, on reste nécessairement neuf en toutes les choses qu'il faut savoir pour devenir un homme comme il faut, et obtenir de la considération. On ignore les lois de la cité, le langage dont il faut se servir pour traiter dans le monde les affaires publiques ou privées; on n'a aucune expérience des plaisirs et des passions des hommes, et de tout ce qu'on appelle les mœurs. Aussi vient-on à se trouver engagé dans quelque affaire domestique ou civile, on est ridicule, comme le sont aussi, je crois, les politiques lorsqu'ils assistent à vos réunions et à vos entretiens. Car rien n'est plus vrai que ce que dit Euripide : « Chacun s'applique aux choses où il excelle, y consacrant la plus grande partie du jour, afin de se surpasser lui-même. » Au contraire est-on sans talent pour un art, on s'en éloigne, et on l'insulte; tandis qu'on loue celui où on excelle, par complaisance pour soi-même, et croyant faire ainsi son propre éloge. Au reste, le mieux, selon moi, c'est d'étudier l'un et l'autre. Il est bon d'avoir une teinture de philosophie ; c'est un moyen de cultiver son esprit, et il n'y a pas de honte à philosopher dans la jeunesse. Mais dans un âge plus avancé, Socrate, philosopher encore! cela devient ridicule. Pour moi, les philosophes me font le même effet que ceux qui bégayent et s'amusent à jouer. Car, lorsque je vois un enfant, à qui cela convient encore, bégayer en parlant et jouer, cela me plaît, cela me paraît gracieux, noble, et séant au premier âge. Mais que j'entende un enfant articuler avec précision, cela me choque, me blesse l'oreille, et me paraît sentir l'esclave. Au contraire, si c'est un homme qu'on entend balbutier ou qu'on voit folâtrer, la chose paraît ridicule, inconvenante pour cet âge, et digne du fouet. Or voilà précisément l'effet que me font ceux qui se livrent à la philosophie. Si je vois un jeune homme s'y appliquer, j'en suis ravi, je trouve cela fort convenable ; je pense que ce jeune homme a une âme noble. S'il la dédaigne au contraire, je conçois de lui une opinion toute différente, et je le regarde comme incapable de rien faire de beau et de généreux. Mais un homme plus âgé qui philosophe encore, qui n'a pas renoncé à cette étude, en vérité, Socrate, je le tiens digne du fouet. Car, je le disais tout à l'heure, cet homme, fût-il doué le plus heureusement, cesse d'être homme, puisqu'il fuit les lieux fréquentés de la ville, et la place publique, où se forment les hommes, selon le poète, et qu'il passera le reste de sa vie dans un coin, à babiller avec trois ou quatre enfants, sans proférer jamais une parole noble, grande, ou bonne à quelque chose. Pour moi, Socrate, j'ai pour toi de la bienveillance et de l'amitié : voilà pourquoi j'éprouve dans ce moment à ton égard les mêmes sentiments que Zethus témoigne à Amphion dans Euripide, que j'ai cité tout à l'heure ; et il me vient envie de t'adresser un discours semblable à celui que ce personnage tient à son frère: Tu négliges, Socrate, ce qui devrait t'occuper; tu dépares un naturel si généreux par un malheureux enfantillage ; tu te rends incapable de proposer un avis dans les délibérations relatives a la justice, de saisir dans une affaire ce qui peut opérer la persuasion ou de suggérer une résolution généreuse. Eh quoi! Socrate, (ne t'offense pas de mes paroles; c'est par pure amitié que je te parle ainsi), ne trouves-tu pas honteux d'être ce que je crois que tu es, et que sont tous les hommes qui poussent au-delà des limites l'étude de la philosophie? Si dans ce moment on venait te saisir, toi ou quelque autre de ceux qui te ressemblent, et te traîner en prison, pour une faute dont tu serais innocent, sais-tu bien que tu serais fort embarrassé de ta personne, que la tête te tournerait, et que tu ouvrirais une grande bouche sans savoir que dire? Traduit devant le tribunal, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à mort, s'il lui plaisait de demander contre toi cette peine. Or, quelle sagesse peut-il y avoir dans un art qui, trouvant un homme doué du plus heureux naturel, altère et gâte ses facultés, le rend incapable de s'aider lui-même, inhabile à se tirer lui ou les autres des plus grands périls, et l'expose à se voir dépouiller de tout par ses ennemis, et à vivre dans sa patrie sans considération et sans honneur? Je vais te paraître violent ; mais enfin, on peut frapper impunément sur la figure un homme de ce caractère. Ainsi, mon bon ami, écoute-moi, laisse là l'argumentation, cultive les belles choses, exerce-toi à quelque art qui te donne la réputation d'homme habile ; laisse à d'autres toutes ces jolies choses qui ne sont que des extravagances ou des puérilités, et avec lesquelles tu finiras par te trouver ruiné dans une maison vide ; songe à prendre pour modèle non ceux qui disputent sur ces subtilités, mais ceux qui ont du bien, du crédit, et qui jouissent des avantages de la vie. « Quoique ce discours, ainsi que je l'ai dit, soit mis dans la bouche d'un personnage sacrifié, Platon ne laisse pas d'y développer une pensée juste, raisonnable, confirmée par le sens commun, et dont la vérité ne peut pas être contestée. Sans doute, il ne parle pas de cette philosophie qui nous enseigne toutes les vertus, qui nous instruit de nos devoirs envers les individus et la société, et donne aux États, lorsqu'elle ne rencontre pas d'obstacles, une administration sage, forte et régulière. Platon attaque l'art futile et puéril des vaines arguties, qui n'instruit l'homme ni à défendre sa vie ni à ordonner sa conduite, art où l'on voit vieillir ces oisifs auxquels la multitude, de même que Calliclès, donne très improprement le nom de philosophes.

XXIII. Passage de Caton sur le régime et les mœurs des femmes dans l'ancienne Rome. Droit du mari sur la femme surprise en adultère. Les auteurs qui ont traité des mœurs et des coutumes du peuple romain, nous apprennent que les femmes de Rome et du Latium devaient être toute leur vie "abstemiae", c'est-à-dire s'abstenir de l'usage du vin, appelé "temetum" dans la vieille langue. Le baiser qu'elles donnaient à leurs parents servait d'épreuve : si elles avaient bu du vin, l'odeur les trahissait, et elles étaient réprimandées. Elles faisaient usage de piquette, de liqueur faite avec des raisins cuits, d'hypocras, et d'autres boissons douces. Je reproduis ces détails d'après les livres que j'ai cités. Caton nous apprend qu'elles n'étaient pas seulement réprimandées pour avoir pris du vin, mais punies aussi sévèrement que si elles avaient commis un adultère. Je citerai ce passage de son discours Sur les dots : « L'homme, à moins d'un divorce, est le juge de sa femme à la place du censeur. Il a sur elle un empire absolu. Si elle a fait quelque chose de déshonnête et de honteux, si elle a bu du vin, si elle a manqué à la foi conjugale, c'est lui qui la condamne et la punit. » Caton nous apprend dans ce même discours que le mari pouvait tuer sa femme surprise en adultère. « Si tu surprenais ta femme en adultère, tu pourrais impunément la tuer sans jugement. Si tu commettais un adultère, elle n'oserait pas te toucher du bout du doigt. Ainsi le veut la loi. »

XXIV. Que des écrivains estimés ont dit, contrairement à l'usage actuel, die pristini, die crastini, die quarti, die quinti. Nous disons die quarto, die quinto, dans le même sens que les Grecs disent g-eis g-tetarten g-kai g-eis g-pempten. Aujourd'hui, les savants eux-mêmes parlent ainsi ; et l'on passerait pour un homme sans savoir ni éducation, si l'on parlait autrement. Mais du temps de Cicéron, et avant lui, on employait une autre forme. On disait die quinte ou die quinti. Ces mots accouplés formaient des adverbes, dans lesquels la seconde syllabe se prononçait brève. L'empereur Auguste, dont on connaît le goût pour l'érudition et le bon style, et qui recherchait dans son langage l'élégance dont son père lui avait laissé l'exemple, a fait un emploi fréquent de cette espèce de mots dans ses lettres. Mais afin de prouver l'ancienneté de cette locution, je crois devoir citer les paroles solennelles dont le préteur, suivant une vieille coutume, se sert pour l'inauguration des fêtes appelées fêtes des carrefours. Voici ces paroles. « Les fêtes des carrefours auront lieu le neuvième jour (die noni); une fois inaugurées, on sera criminel de ne pas les observer.» Le préteur dit die noni, et non pas die nono. Mais ce n'est pas lui seulement, c'est l'antiquité presque tout entière qui parle ainsi. Je me rappelle en ce moment un vers de Pomponianus, que j'ai lu dans son atellane intitulée Maevia : « Voilà six jours, que je n'ai rien fait ; dans quatre jours (die quarto), je mourrai de faim. » Je puis citer aussi Caelius au second livre de ses Histoires: « Si tu veux me confier la cavalerie et me suivre avec le reste de l'armée, dans cinq jours (die quinti) je te ferai souper à Rome, au Capitole. » Caelius a copié ici Caton, qui dit dans ses Origines : « Le maître de la cavalerie dit au général carthaginois : Envoie-moi à Rome avec la cavalerie ; dans cinq jours (die quinti) tu souperas au Capitole. » Ce mot s'écrivait tantôt par « i », tantôt par « e ». Car les Anciens ont souvent confondu ces deux lettres; ainsi, ils disaient indifféremment praefiscine et praefiscini (sans vanité), procliui et procliue (penché). Voici encore d'autres locutions du même genre : on disait die pristini pour die pristino, le jour précédent, ce que l'on exprime aujourd'hui par pridie, où l'on trouve die pristino renversé. On disait de même « die crastini » pour « die crastino ». Les prêtres, lorsqu'ils assignent pour le troisième jour, disent diem perendini, le surlendemain. M. Caton, s'autorisant de l'expression die pristini, a dit die proximi dans son discours contre Furius. Le savant Cn. Matius, pour dire, il y a quatre jours, ce que nous rendons par nudius quartus, a mis die quarto dans ses Mimiambes: « Naguère, il y a quatre jours (die quarto), je m'en souviens, il a brisé la seule cruche qu'il eût chez lui. » Concluons qu'il faut dire die quarto pour le passé, die quarte pour l'avenir.

XXV. Noms d'armes et de navires qu'on trouve dans les écrits anciens. Un jour, étant en voiture, je m'amusai à rechercher quels étaient les noms de traits, de javelots, d'épées, et aussi les différents noms de navires, que l'on trouve dans les vieilles histoires. A défaut d'autre bagatelle, j'occupai avec celle-là mon indolent loisir. Voici les noms d'armes que je me rappelai: «hasta, pilum, phalarica, semi-phalarica, soliferrea, gesa, lancea, spari, rumices, trifaces, tragulae, frameae, mesanculae, cateiae, rupiae, scorpii, sibones, siciles, ueruta, enses, sicae, machaerae, spatae, lingulae, pugiones, clunacula ». Pour le mot lingula, l'emploi en étant peu fréquent, je crois qu'il faut l'expliquer : c'était une épée mince et longue, en forme de langue. Naevius se sert de ce terme dans le vers suivant de sa tragédie d'Hésione: « Laisse-moi me satisfaire. - Oui, avec la langue. - Non, mais avec l'épée. » « Verum lingula ». On appelait rumpia le javelot des Thraces ; on trouve ce mot dans le quatorzième livre des Annales de Q. Ennius. Voici maintenant les noms de navires que j'ai pu retenir : gauli, corbitae, caudiceae, longae, hippagines, cercuri, celoces ou, comme disent les Grecs, celetes, lembi, oriae, renunculi, actuariae, que les Grecs appellent g-histiokopoi ou g-epactrides ; prosumiae ou geseoretae ou horiolae, stlattae, scaphae, pontones, uaetitiae, hemioliae, phaseli, parones, myoparones, lintres, caupuli, camarae, placidae, cydarum, ratariae, catascopium.

XXVI. Que c'est à tort qu'Asinius Pollion reproche à Salluste d'avoir employé transgressus pour transfretatio, et d'avoir dit transgressi en parlant d'hommes qui avaient passé un détroit. Asinius Pollion, dans une lettre à Plancus, et quelques écrivains détracteurs de Salluste, ont jugé à propos de relever dans le premier livre des Histoires le mot transgressus, pris au sens de traversée. Ils ont également blâmé Salluste d'avoir appliqué le mot transgressi à des hommes qui avaient passé un détroit, au lieu de se servir du verbe transfretare, généralement usité dans ce sens. Asinius Pollion cite les propres mots de l'historien : « Sertorius laissa une faible garnison en Mauritanie, et, profitant du flux et de l'obscurité de la nuit, s'efforça, en se hâtant et en dérobant sa marche, d'éviter le combat pendant la traversée (in transgressu). » Plus bas on lit : « Une montagne, occupée d'avance par les Lusitaniens, les reçut tous à leur débarquement. » « Trangressos omnes recipit. » Les critiques voient là une impropriété, une négligence, une témérité désavouée par tous les bons auteurs. Transgressus, dit Asinius Pollion, vient de transgredi, qui exprime la marche, le mouvement des pieds, pedum gradus ; aussi ne peut-il se dire ni des oiseaux, ni des reptiles, ni des navigateurs ; mais seulement de ceux qui marchent à l'aide de leurs pieds. Fondé sur cette étymologie, il soutient qu'on ne saurait trouver chez un bon écrivain transgressus nauium, ou transgressus pris au sens de transfretatio. Mais je demande pourquoi transgressus ne se dirait pas d'un navire aussi bien que cursus, dont l'emploi, dans ce sens, est très usité. D'ailleurs, ce mot ne s'appliquait-il pas élégamment au petit détroit qui sépare l'Espagne de l'Afrique, et qui n'est qu'un espace qu'on franchit pour ainsi dire en quelques pas? Les critiques demandent une autorité, et prétendent que ingredi et transgredi n'ont jamais été dits des navigateurs. Je les prie de me dire quelle différence si grande ils mettent entre ingredi et ambulare. Or, Caton a dit dans son "De re rustica": « Il faut choisir sa terre auprès d'une grande ville, et près d'une mer ou d'un fleuve, où les vaisseaux marchent (ambulant). Tout écrivain aime à employer des expressions métaphoriques de ce genre, et s'en sert pour orner son style. La même métaphore se retrouve chez Lucrèce. Dans son quatrième livre, il nous dit que le cri marche (gradiens) à travers la trachée-artère et le gosier, expression bien autrement hardie que celle de Salluste. Voici les vers de Lucrèce: « Il faut reconnaître que la voix est corporelle, et le bruit aussi, puisqu'ils ont action sur les sens ; car souvent la voix gratte le gosier en passant, et le cri, dans sa marche (gradiens) du dedans au dehors, rend la trachée-artère plus sèche et plus rude. » C'est donc avec raison que Salluste dans le même livre a dit, en parlant d'embarcations en marche, progressae. « Les unes, qui s'étaient un peu avancées (progressae), surchargées et perdant l'équilibre, lorsque la frayeur agitait les passagers, étaient submergées. »

XXVII. Que, dans la rivalité de Rome et de Carthage, les forces des deux peuples étaient presque égales. Anecdote sur ce sujet. Les vieux écrits attestent qu'il y eut autrefois égalité de force, d'ardeur et de grandeur entre Rome et Carthage. Nous le croyons aisément. En effet, dans les guerres avec les autres nations, il ne s'agissait que de la possession d'un seul État ; avec Carthage, il s'agissait de l'empire du monde. Un trait historique nous peint bien la confiance que chacun des deux peuples avait en ses forces. Quintus Fabius écrivit aux Carthaginois que le peuple romain leur envoyait une lance et un caducée, symboles de la paix et de la guerre ; il leur disait de choisir l'un ou l'autre, et de ne tenir compte que de celui qu'ils auraient choisi. Les Carthaginois répondirent qu'ils ne choisiraient pas, mais que les ambassadeurs seraient libres de laisser à leur choix la lance ou le caducée. Nous tiendrons pour choisi, disaient-ils, le symbole qu'ils auront laissé. Selon M. Varron, ce ne fut point une lance ni un caducée qu'on envoya, mais deux tablettes ou étaient gravés sur l'une un caducée, et sur l'autre une lance.

XXVIII. Limites des trois âges, d'après ce qu'on lit dans les Histoires de Tubéron. C. Tubéron, dans le premier livre de ses Histoires, nous apprend que Servius Tullius, roi de Rome, lorsqu'il établit, en vue du cens, les cinq classes de jeunes gens, décida qu'on était enfant jusqu'à dix-sept ans, et que tous ceux qui auraient passé cet âge, étant propres à servir la République, seraient enrôlés. La jeunesse commençait à dix-sept ans, et finissait à quarante-six. Alors commençait la vieillesse. Je cite cette disposition prise par le sage roi Servius Tullius dans son recensement, afin de montrer quelles limites séparaient, au jugement de nos pères, l'enfance de la jeunesse, et celle-ci de la vieillesse.

XXIX. Rôles divers de la particule atque. Qu'elle n'est pas seulement conjonctive. La particule atque est appelée par les grammairiens conjonctive, et le plus souvent, en effet, elle sert à lier les mots. Toutefois, elle joue aussi d'autres rôles peu connus de ceux qui n'ont pas l'habitude de lire et d'étudier les vieux écrits. Souvent elle est adverbe, comme dans la phrase "aliter ego feci atque tu", qui équivaut à "aliter quam tu". Redoublée, elle est augmentative, comme chez Ennius, qui, si ma mémoire ne me trompe pas, a dit dans ses Annales : « Atque atque accedit murum romana iuuentus ». « La jeunesse romaine, dont l'ardeur redouble, s'avance vers les murs.» A atque pris dans ce sens s'oppose deque que nous trouvons également dans les vieux auteurs. Atque tient aussi lieu de statim ; ceux qui l'ignorent ont trouvé dans les vers suivants de Virgile, où ce mot est employé ainsi, un défaut de suite et de clarté : « Telle est la loi du sort : tout dégénère, tout est entraîné en arrière par une force invincible. Le nautonier qui, la rame à la main, remonte péniblement le courant d'un fleuve, cesse-t-il un instant de roidir ses bras, aussitôt l'onde rapide l'entraîne avec elle. » « Atque ilium in praeceps prono rapit alueus amni. »

LIVRE XI

I. Sur l'origine du mot Italie. Amende appelée "suprema" ; origine de ce nom. Loi Aternia. Origine ancienne de l'amende appelée minima. Timée, dans ses histoires romaines qu'il a écrites en grec, et M. Varron, dans ses Antiquités des choses humaines, ont assigné une origine grecque au mot Italie. Les Grecs, dans l'ancien langage, donnaient aux bœufs le nom d' g-Italoi et les bœufs étaient très nombreux en Italie. Ils y paissaient en grandes troupes dans les pâturages. Ce qui est encore propre à nous prouver la multiplicité de ces animaux, c'est l'amende dite suprema, la plus élevée ; elle consistait à payer deux brebis et trente bœufs, à cause du grand nombre de ceux-ci, et de la rareté des brebis. Mais lorsque cette amende d'animaux petits et grands avait été infligée par les magistrats, on se procurait des bœufs et des brebis d'une valeur tantôt moins, tantôt plus élevée, ce qui mettait l'inégalité dans la peine. Aussi, dans la suite, la loi Aternia fixa le prix de chaque brebis à dix as, et de chaque bœuf à cent. L'amende dite minima, la moins élevée, était d'une brebis. Nous venons de faire connaître la plus élevée, suprema ; il n'est pas permis de la dépasser : de là l'expression suprema, c'est-à-dire la plus forte, la plus grande. Lors donc qu'aujourd'hui les magistrats du peuple romain prononcent, selon l'usage de nos ancêtres, l'une des deux amendes, minima ou suprema, ils ont coutume de faire le mot oues, brebis, du genre masculin ; de là cette formule légale que nous trouvons dans M. Varron : "M. Terentus quando citatus neque respondit neque excusatus est, ego ei unum ouem mulctam dico", M. Térentius sommé de comparaître n'ayant pas répondu, et n'ayant donné aucune excuse, je le condamne à payer une brebis. Un autre genre employé rendrait, dit-on, la peine illégale. Le mot mulcta, d'après M. Varron, au vingt et unième livre des Choses humaines, n'est pas latin d'origine, mais sabin, et il est resté en usage, jusqu'à son époque, dans la langue des Samnites, descendus des Sabins. Mais la foule des grammairiens modernes n'a vu dans ce mot, comme dans plusieurs autres, qu'une antiphrase, g-kat' g-antiphrasin. Mais l'usage est aujourd'hui, comme autrefois, de dire "mulctam dixit" et "mulcta dicta" est, il a appliqué une amende, une amende a été imposée. J'ai cru qu'il n'était pas hors de propos de noter une autre forme employée par M. Caton. Je trouve dans le quatrième livre de ses Origines : "Imperator noster, si quis extra ordinem depugnatum iuit, ei mulctam facit", si quelqu'un combat hors des rangs, notre général lui impose une amende. On peut croire que c'est bien à dessein qu'il a changé le verbe, le regardant comme plus élégant pour exprimer une amende non prononcée dans les comices et devant le peuple.

II. Que le mot "elegantia", dans l'ancien langage, ne s'appliquait pas aux charmes de l'esprit, mais était pris en mauvaise part pour exprimer une trop grande recherche dans les vêtements et dans la nourriture. Le mot "elegans", élégant, appliqué à un homme, n'était pas pris en bonne part, et ce mot, jusqu'au temps de M. Caton à peu près, exprima un vice et non une qualité. On en voit des exemples dans plusieurs écrivains, et entre autres dans l'ouvrage de Caton, qui a pour titre "Plaintes sur les moeurs". J'y remarque ces mots : "Auaritiam omnia uitia habere putabant : sumptuosus, cupidus, elegans, uitiosus, irritus qui habebatur, is laudabatur", ils pensaient que l'avarice renferme tous les vices : le luxe, la cupidité, l'élégance, la luxure, la paresse, obtenaient leurs éloges. Ainsi le mot elegans, dans l'ancien langage, ne s'appliquait pas à un esprit délicat, mais à celui qui mettait un excès de recherche dans ses vêtements et dans sa nourriture. Dans la suite, l'homme elegans cessa d'être blâmé ; il n'était cependant réputé digne d'éloge que si son élégance était très modérée. C'est ainsi que M. Tullius ne loue pas L. Crassus et Q. Scévola de leur élégance simplement, mais d'une élégance unie à l'économie : "Crassus erat parcissimus elegantium : Scaevola parcorum elegantissimus", Crassus était le plus économe des élégants, Scévola, le plus élégant des économes. Je citerai encore, du même livre de Caton, quelques passages pris çà et là : « Ils avaient coutume, dit-il, d'être vêtus honnêtement dans le forum, chez eux convenablement. Les chevaux leur coûtaient plus cher que les cuisiniers. L'art de la poésie n'était pas en honneur ; ceux qui s'y livraient et qui ne se plaisaient qu'à table étaient appelés parasites. » Je trouve dans le même livre cette pensée d'une grande vérité : « La vie humaine, dit-il, est comme le fer. Servez-vous du fer, il s'use ; ne vous en servez pas, la rouille le détruit. De même nous voyons l'homme s'user par le travail. Mais s'il reste inactif, l'inertie et la torpeur lui sont plus funestes que l'exercice. »

III. Nombreuses acceptions de la particule "pro" ; exemples à ce sujet. Lorsque les occupations du barreau et mes affaires privées me laissent du repos, et que pour me donner de l'exercice, je me promène à pied ou en voiture, je me plais souvent à me poser des questions légères, d'un mince intérêt, méprisables même aux yeux de l'homme peu éclairé, et cependant de la première nécessité pour qui veut approfondir les anciens écrits et la science de la langue latine. C'est ainsi que dernièrement, dans ma retraite de Préneste, me promenant seul sur le soir, je me demandais quelles sont les différentes fonctions de certaines particules dans la langue latine, par exemple de la préposition pro. Je lui trouve, en effet, une signification différente dans ces phrases "Pontifices pro collegio decreuisse", et "Quempiam testem introductum pro testimonio dixisse", les pontifes ont décrété au nom du collège, et un témoin introduit déposa ainsi ; et ce passage de M. Caton au quatrième livre des Origines : "Praetium factum, depugnatumque pro castris", on en vint aux mains, et l'on combattit pour la défense du camp. Le même auteur dit au cinquième livre : "Urbes insulasque omnes pro agro Illyrio esse", toutes les villes et toutes les îles dépendaient de l'Illyrie. Voici d'autres acceptions : "Pro aede Castoris ; pro rostris ; pro tribunali ; pro contione ; tribunum plebis pro potestate intercessisse", devant le temple de Castor ; à la tribune ; devant le tribunal ; devant l'assemblée ; les tribuns intervinrent en vertu des droits de leur charge. Mais croire que dans toutes ces locutions le sens de la particule est le même ou qu'il est complètement différent, ce serait également se tromper. A mon avis, toutes ces variétés de signification proviennent d'une origine commune, quoique se dirigeant vers un but différent. C'est ce que l'on comprendra facilement pour peu que l'on veuille réfléchir avec attention, se rendre familier l'ancien langage, et acquérir à ce sujet des connaissances profondes.

IV. Comment Q. Ennius lutta contre Euripide. On lit dans l'Hécube ces vers d'une justesse de pensée et d'une précision vraiment remarquables. Hécube s'adresse à Ulysse : « Ton avis, quelque mauvais qu'il soit, l'emporte ; car le langage de l'homme obscur peut être le même que celui de l'homme illustre, mais ils n'ont pas la même autorité. » Q. Ennius, en traduisant cette tragédie, a lutté contre son modèle sans trop de désavantage. Voici ses vers en nombre égal à ceux d'Euripide : « Ton avis, quelque mauvais qu'il puisse être, entraînera facilement les Grecs ; car si un homme opulent et un homme sans naissance prennent la parole et tiennent un langage tout semblable, ils n'ont pas cependant une égale autorité. » Ennius a bien traduit, je l'ai dit. Cependant, ignobiles pour g-doxountes, et opulenti pour g-dokountes, ne me paraissent pas rendre la pensée, car l'homme sans naissance n'est pas toujours sans illustration, de même que tous les riches ne sont pas toujours illustres.

V. Quelques observations sur les pyrrhoniens et sur les académiciens : différence qui existe entre ces philosophes. Les philosophes que nous nommons pyrrhoniens sont appelés par les Grecs g-skeptikoi, sceptiques, ce qui signifie à peu près chercheurs, qui considèrent. En effet, ils ne décident rien, ils n 'établissent rien, mais sans cesse ils cherchent, ils étudient ce qui pourrait en toute chose être décidé, être établi comme certain. Ils ne savent pas positivement s'ils voient, s'ils entendent. Ils croient simplement qu'ils subissent une impression, qu'ils sont affectés comme s'ils voyaient, comme s'ils entendaient. Mais quelles sont les causes de ces affections qu'ils éprouvent ? quelle en est la nature ? C'est là l'objet de leurs recherches, de leurs investigations. La vérité, obscurcie par un mélange confus de vrai et de faux, est, à leurs yeux, tellement insaisissable, que tout homme qui ne précipite pas, qui ne prodigue pas son jugement doit s'en tenir à ces mots que Pyrrhon, le chef de cette école philosophique, avait, dit-on, habituellement à la bouche : « Cela n'est pas plus ainsi qu'ainsi ou autrement. » Les preuves de toute chose, leur nature intime, ne peuvent être ni connues ni saisies ; c'est ce qu'ils enseignent, ce qu'ils s'efforcent de démontrer par toutes sortes d'arguments. A ce sujet, Favorinus a composé dix livres pleins de finesse et de subtilité ; il a intitulé son ouvrage "Idées des pyrrhoniens". Une question ancienne, et traitée par beaucoup d'écrivains grecs, consiste à savoir en quoi diffèrent les pyrrhoniens et les académiciens. On les appelle également g-skeptikoi, chercheurs, g-ephektikoi, qui suspendent leur jugement, g-aporehtikoi, incertains. Ces deux écoles n'affirment rien, pensent que l'on ne peut rien savoir. Les choses ne frappent notre vue que comme de vaines images, g-phantasiai, selon leur expression ; elles nous apparaissent non d'après leur nature, mais d'après les affections de l'âme ou du corps de ceux auxquels ces images parviennent. Ainsi tout ce qui émeut les sens de l'homme, n'existe, disent-ils, que par rapport, g-tohn g-pros g-ti, ce qui signifie qu'il n'y a rien qui existe par soi-même, qui ait une force propre et naturelle, mais que tout se rapporte à quelque chose. Nous jugeons les objets sur l'apparence ; nous les créons non tels qu'ils sont par leur nature, mais d'après l'impression qu'ils font sur nos sens. Les pyrrhoniens et les académiciens sont d'accord à ce sujet, mais ils diffèrent sur d'autres points. La différence la plus marquée est celle-ci : les académiciens comprennent, du moins en quelque sorte, qu'on ne peut rien comprendre, et décident presque qu'on ne peut rien décider. Les pyrrhoniens refusent même de reconnaître cette vérité, car il n'y a rien de vrai à leurs yeux.

VI. Que les femmes ne pouvaient, à Rome, jurer par Hercule, ni les hommes par Castor. Dans les vieux écrits, les dames romaines ne jurent jamais par Hercule ni les hommes par Castor. On comprend facilement que les femmes ne jurent point par Hercule, puisqu'elles s'abstiennent de lui sacrifier, mais il est plus difficile de dire pourquoi les hommes n'invoquent pas Castor dans leurs serments. Ainsi vous ne trouverez jamais dans un bon auteur une femme disant mehercle, par Hercule ou un homme mecastor, par Castor. Le serment par Pollux, aedepol, est au contraire commun à l'homme et à la femme. Toutefois M. Varron assure que, dans les temps les plus reculés, les hommes ne juraient ni par Castor ni par Pollux, que les femmes seules se servaient de ces formes de serments, qu’elles tenaient des initiations aux mystères d'Eleusis. Peu à peu cependant, par oubli des anciens usages, les hommes ont dit aedepol, par Pollux, et cet usage a été adopté, mais dans nul écrivain, on ne trouvera le serment mecastor prononcé par un homme.

VII. Qu'il ne faut jamais employer des expressions trop anciennes, que l'usage a rejetées, ni celles qui n'ont que l'autorité d'un jour. Se servir de mots vieillis, hors d'usage, ou d'expressions nouvelles, mais rudes et sans grâce, me paraît également une faute. Cependant, je croirais volontiers qu'il y a encore plus d'inconvénients à se servir de mots nouveaux, inusités, inouïs, que d'expressions vieillies et triviales. Je rangerai même dans la classe des mots nouveaux ceux qui, anciennement usités, avaient disparu du langage. C'est là le plus souvent le vice de cette érudition tardive que les Grecs appellent g-opsimathia. Lorsque l'on commence à savoir ce que l'on avait longtemps ignoré, on y attache une grande importance, et l'on aime à le placer dans quelque sujet que ce soit. Ainsi à Rome, en notre présence, un vieil avocat bien connu au barreau, mais d'une science soudaine, et en quelque sorte improvisée, parlait devant le préfet de la ville. Pour peindre la pauvreté d'un chevalier qui faisait maigre chère en mangeant journellement du pain de son, et n'ayant pour boisson, qu'un vin nauséabond et fétide, il dit : "Hic eques Romanus apludam edit, et floces bibit", ce chevalier romain mange du son et boit de la lie de vin. Tous les assistants se regardaient d'abord d'un air sérieux et troublé, se demandant la signification de deux mots, mais bientôt, comme si l'avocat eût tenu je ne sais quel langage toscan ou gaulois, tous à la fois éclatèrent de rire. Il faut savoir que l'orateur avait lu qu'autrefois les habitants de la campagne appelaient "apluda" le son du froment, que ce mot se trouvait dans le Bât de Plaute, si toutefois cette pièce est de lui. Il avait également appris que dans l'ancien langage le mot "floces" signifiait la lie du vin exprimée du marc de raisin, comme "fraces" signifie la lie de l'huile. Il avait trouvé cela dans les Polumènes de Cécilius et il avait retenu ces deux expressions pour en orner son discours. Un autre orateur, devenu également g-epirokalos, ignorant, ennemi du beau, entendait son adversaire demander la remise de la cause : « Je t'en supplie, préteur, dit-il, au secours, au secours ! Jusqu'où ce bouinator veut-il nous emmener ? » Et on l'entendit répéter à grands cris : « c'est un bouinator ! » La plupart des assistants firent entendre un murmure d'étonnement, en entendant un mot aussi monstrueux. Mais lui, avec un geste plein d'orgueil : « Vous n'avez donc pas lu Lucilius, dit-il, qui appelle bouinator un tergiversateur ? » On trouve en effet, dans la satire onzième de Lucilius, ce vers : "Hic 'st strigosu', bouinatorque, ore improbu' duro", (C'est un chercheur de défaites et de détours, il a toujours la chicane et l'injure à la bouche. )

VIII. Opinion de M. Caton sur Albinus, qui, quoique Romain, à écrit l'histoire de Rome en langue grecque, en demandant grâce pour son inexpérience dans cet idiome. M. Caton se montra aussi juste que spirituel dans un reproche qu'il adressa à A. Albinus, qui fut consul avec L. Lucullus, et s'aventura à écrire en grec l'histoire romaine. En tête de son ouvrage, on lit à peu près ces mots : « Il serait injuste de m'en vouloir, si l'on trouve dans ce livre peu de correction et d'élégance ; car je suis Romain, né dans le Latium ; et combien la langue grecque ne diffère-t-elle pas de la nôtre ?» Par là il demandait grâce à ses lecteurs ; il cherchait à fléchir leur sévérité dans le cas où il commettrait quelque faute. M. Caton ayant lu ce livre dit : « Certes, Aulus, tu es par trop plaisant, toi qui as mieux aimé demander grâce, que d'éviter la faute : car d'ordinaire on demande grâce quand on est tombé dans l'erreur, soit par imprudence, soit par une impulsion étrangère. Mais dis -moi, je te prie, qui t'a poussé à agir de telle sorte, qu’il fallût solliciter ta grâce avant de te rendre coupable ? » On trouve cette anecdote dans l'ouvrage de Cornélius Nepos, des Hommes illustres.

IX. Anecdote trouvée dans les oeuvres de Critolaüs, au sujet des députés de Milet et de l'orateur Démosthène. Nous lisons dans Critolaüs que Milet envoya dans ses intérêts à Athènes, une ambassade, probablement pour implorer le secours des Athéniens. Les députés choisirent des orateurs pour plaider la cause des Milésiens devant le peuple, et ceux-ci s'acquittèrent de leur mandat. Démosthène leur répondit avec force, déclarant que les Milésiens étaient indignes des secours d'Athènes, que se rendre à leurs vœux serait contraire à la République. L'affaire fut remise au lendemain. Les députés allèrent trouver Démosthène, et le supplièrent de ne point parler contre eux. L'orateur leur demanda de l'argent, et il obtint tout ce qu'il voulut. Le lendemain, l'affaire ayant été reprise, Démosthène, la tête et le cou enveloppés de laine, parut dans l'assemblée, et déclara que, souffrant d'une esquinancie, il lui était impossible de prendre la parole contre les Milésiens. Alors quelqu'un s'écria du milieu de la foule : « Ce n'est pas une esquinancie, mais une argyrancie, "non g-sunagkeh sed g-arguragkeh", qui tient Démosthène. » Au reste Critolaüs prétend que, dans la suite, cet orateur, loin de s'en cacher, l'avouait publiquement et s'en faisait gloire. Il demandait un jour à l'acteur Aristodème combien il recevait pour parler sur la scène : « Un talent, lui répondit-il. - Et moi, reprit Démosthène, j'ai reçu davantage pour garder le silence. »

X. C. Gracchus, dans un de ses discours, attribue le mot rapporté dans le chapitre précédent, non à Démosthène, mais au rhéteur Démade. Extrait du discours de C. Gracchus. Le mot que Critolaüs (comme nous l'avons dit dans le chapitre précédent) attribue à Démosthène, C. Gracchus, dans un discours qu'il prononça contre la loi Auféia, l'attribue à Démade. Voici le passage : « En effet, Romains, si vous voulez juger avec sagesse et prudence, et si vous examinez attentivement, vous trouverez que pas un seul d'entre nous ne se présente à cette tribune sans l'espoir de quelque récompense. Oui, nous tous qui prenons la parole, nous ambitionnons quelque chose. Nul de nous ne paraît en votre présence, pour traiter quelque sujet que ce soit, sans désirer obtenir un salaire. Moi-même qui vous parle, pour augmenter vos revenus, pour que vous puissiez plus facilement veiller à vos intérêts et à l'administration de la République, je ne parle pas gratuitement : je veux obtenir de vous, non de l'argent, mais votre estime, mais l'honneur. Ceux qui parlent contre la loi, recherchent, non votre estime, mais l'argent de Nicomède. Ceux qui vous conseillent de l'accepter, s'occupent également fort peu de votre estime, mais beaucoup de l'argent et des récompenses de Mithridate. Quant à ceux qui, siégeant à vos côtés, gardent le silence, ce sont les plus avides : car ils prennent de toutes mains, et trompent tout le monde. Persuadés qu'ils restent étrangers à ces débats, vous leur accordez votre estime ; mais les députés des rois, interprétant ce silence en leur faveur, les comblent de richesses. Ainsi, dans la Grèce, un poète tragique se glorifiait d'avoir reçu un grand talent pour une seule pièce ; le plus éloquent des orateurs de cette époque, Démade, lui répondit : « Quoi ! tu regardes comme un prodige d'avoir reçu un talent pour avoir parlé ; et moi, pour me taire, j'ai reçu du roi dix talents. » Il en est de même ici : ceux qui se taisent se font payer le plus cher.

XI. Différence entre "mentiri" et "mendacium dicere", d'après P. Nigidius. Je transcris les expressions mêmes de P. Nigidius, homme qui a excellé dans l'étude des beaux-arts, et dont M. Cicéron révérait l'esprit et l'érudition: « Entre mendacium dicere, dire un mensonge et mentiri, mentir, il y a une grande différence ; c'est que celui qui ment, ne se trompe pas, il veut tromper autrui; celui qui dit un mensonge, est lui-même trompé. » Nigidius ajoute ce qui suit : « Celui qui ment, "qui mentitur", trompe autant qu'il est en son pouvoir, mais celui qui dit un mensonge, "at qui mendacium dicit", ne trompe pas, du moins volontairement. » Il dit encore sur le même sujet : « L'homme de bien doit se garder de mentir; l'homme prudent, de dire un mensonge : le premier retombe sur l'homme, l'autre ne l'atteint pas. » Je ne puis assez admirer avec quelle variété et quelle grâce Nigidius a su présenter le même sujet, comme s'il offrait sans cesse des idées nouvelles.

XII. Que, selon le philosophe Chrysippe, tous les mots sont ambigus et douteux. Opinion contraire de Diodore. Tout mot, dit Chrysippe, est ambigu par sa nature, puisqu'il peut avoir deux sens et même davantage. Diodore, surnommé Cronus dit au contraire : « Il n'y a pas de mot ambigu ; il ne peut y avoir d'ambiguïté ni dans la parole ni dans la pensée, et l'on ne doit voir dans la parole que la pensée de celui qui parle. Cependant, ajoute-t-il, j'ai pensé une chose, et vous en avez compris une autre ; mais cela provient de l'obscurité, non de l'ambiguïté. En effet, jamais un mot ne peut être de sa nature ambigu, autrement on aurait dit à la fois deux choses ou davantage. Or, on ne dit pas deux et trois choses à la fois, puisqu'on ne peut avoir à la fois qu'une pensée.»

XIII. Critique de T. Castricus sur un passage de C. Gracchus; il prouve que ce passage est vide de sens. Un jour, dans l'école de rhétorique de T. Castricius, homme d'un jugement sûr et sévère, on lisait le discours de C. Gracchus contre P. Popilius. Dans l'exorde, l'arrangement des mots offre plus d'art et plus d'harmonie qu'on n'en trouve ordinairement dans les anciens orateurs. Voici ses expressions dans leur ordre symétrique : « Ce que dans ces dernières années vous avez souhaité, voulu avec passion, si vous le rejetez aujourd'hui par caprice, vous ne pourrez vous défendre ou de l'avoir autrefois désiré avec passion, ou de l'avoir rejeté aujourd'hui par caprice.» Ce tour de phrase, cette pensée rendue par une période sonore, arrondie et rapide, nous charmait au dernier point, d'autant plus que l'illustre orateur nous semblait, malgré la gravité, avoir eu de la prédilection pour cette manière de formuler sa pensée. Ce passage ayant été relu plusieurs fois, à notre demande, Castricius nous avertit d'examiner quelle pouvait être la force, la valeur de cette pensée, et de ne pas permettre que nos oreilles, enchantées par la chute harmonieuse d'une période, séduisissent notre esprit par une volupté sans réalité. Cet avertissement nous rendant plus attentifs : « Examinez avec attention, dit-il, la signification de ces expressions, et dites- moi, je vous prie, si l'on peut trouver dans une telle pensée quelque valeur, quelque beauté réelle : «Ce que dans ces dernières années vous avez souhaité, voulu avec passion, si vous le rejetez aujourd'hui par caprice, vous ne pourrez vous défendre ou de l'avoir autrefois désiré avec passion, ou de l'avoir rejeté aujourd'hui par caprice. » Ne tombe-t-il pas sous le sens, qu'on a désiré avec passion ce qu'on a désiré avec passion, et rejeté par caprice ce qu'on a rejeté par caprice ? Mais, ajoute Castricius si l'orateur s'était exprimé ainsi : « Si vous rejetez aujourd'hui ce que vous avez désiré et voulu pendant ces dernières années, vous ne pourrez vous défendre ou de l'avoir autrefois désiré avec passion, ou de l'avoir aujourd'hui rejeté par caprice ; » s'il s'était ainsi exprimé, répétait le rhéteur, la pensée serait plus grave, plus solide ; elle eût mieux répondu à la juste attente des auditeurs. Mais ces mots avec passion et par caprice, qui sont les plus importants, il ne les place pas seulement dans sa conclusion, mais ils se trouvent encore, sans aucune nécessité, au début de sa phrase ; il place ainsi hors de propos ce qui ne devait paraître que comme le résultat de son raisonnement. Car dire : « Si tu fais cela, tu passeras pour l'avoir fait avec passion, » c'est présenter un sens complet, appuyé sur la raison ; mais dire « Si tu agis avec passion, tu passeras pour avoir agi avec passion,» n'est-ce pas dire : « Si tu agis avec passion, tu auras agi avec passion ? » Si j'ai fait cette observation, ajouta Castricius, ce n'est pas dans l'intention de rabaisser le mérite de C. Gracchus. Que les dieux éloignent de moi de tels sentiments ! Car si, dans ce puissant orateur, on peut trouver quelques fautes, quelques erreurs, elles sont effacées par l'autorité du grand homme, et le temps les a fait évanouir. J’ai voulu seulement vous prémunir contre la séduction trop facile d'une harmonie brillante et sonore, pour que vous pesiez avant tout la force même des choses et la valeur des mots. Que si la pensée vous paraît grave, saine, vraie, alors applaudissez à la marche, aux mouvements du style, mais si vous ne trouvez qu'une idée froide, légère et futile, renfermée dans des mots arrangés avec nombre et mesure, que l'écrivain soit pour vous tel qu'un homme d'une insigne difformité qui s'efforcerait d'imiter les gestes ridicules d'un histrion. »

XIV. Sobriété et bon mot du roi Romulus sur l'usage du vin. C'est avec une délicieuse simplicité de pensée et de style que L. Pison Frugi, dans son premier livre des Annales, a parlé de la vie et des mœurs du roi Romulus. Le passage suivant est extrait de cet ouvrage : « On rapporte que le même Romulus invité à un repas, prit fort peu de vin, parce qu'il avait le lendemain une affaire à traiter. On lui dit : « Romulus, si tous les hommes faisaient comme vous, le vin se vendrait à plus vil prix. - Au contraire, dit-il, il serait plus cher si chacun en buvait selon son désir car c'est ainsi que j'en ai bu moi-même. »

XV. Sur les mots "ludibundus, errabundus" et autres adjectifs de cette espèce. Que Labérius a dit "amorabundus", comme on dit "ludibundus", "errabundus". Que Sisenna à l'aide d'un pareil mot, a formé une nouvelle figure. Labérius, dans son Lac Averne, se sert de l'expression inusitée amorabunda, portée à l'amour, au sujet d'une femme amoureuse. Césellius Vindex, dans le commentaire ayant pour titre Leçons antiques, prétend que c'est là une forme analogue à ludibunda, folâtre, ridibunda, rieuse, errabunda, errante, pour ludens, ridens, errans. Mais Térentius Scaurus, l'un des grammairiens les plus distingués du temps du divin Adrien, reproche, entre bien d'autres erreurs à Césellius, de s'être trompé en ne mettant pas de différence entre ludens et ludibunda, ridens et ridibunda, errans et errabunda : « Ludibunda, ridibunda, errabunda signifient, dit-il, une femme qui se livre, ou vient de se livrer au jeu, au rire, à l'égarement. » Mais par quelle raison Scaurus a-t-il été conduit à critiquer en cela Césellus, c'est je l'avoue, ce que je ne pouvais découvrir. Car il n'est pas douteux que ces mots n'aient au fond, par leur nature, une signification semblable à celle de leurs primitifs. Mais que signifierait cette expression ludentem agere ou imitari, faire ou imiter celui qui rit ? J'aime mieux paraître ne pas comprendre que de taxer le critique de peu de discernement. Scaurus aurait d'ailleurs bien mieux fait, puisqu'il critiquait les commentaires de Césellius, de réparer son oubli, en nous disant quelle est la légère différence entre ludibundus et ludens, ridibundus et ridens, errabundus et errans, et autres mots semblables, si ces adjectifs diffèrent un peu des primitifs, et quelle valeur cette terminaison ajoute au radical. C'était là plutôt ce qu'il fallait rechercher, en traitant de ces sortes de formes, de même que l'on se demande si dans uinotentus, ivre, lutulentus, boueux, turbulentus, turbulent, trouble, cette terminaison est sans aucune valeur, n'est qu'une simple dérivation, g-paragohgai, comme disent les Grecs, ou bien si elle a une signification qui lui est propre. Au moment où nous blâmions cette critique de Scaurus, nous nous rappelâmes ce passage de Sisenna, au quatrième livre des Histoires, où il a employé cette même déclinaison : "Populabundus agros ad oppidum peruenit", ce qui signifie : en dévastant les campagnes, il parvint à la ville, et non pas, selon l'explication que donnerait Scaurus, en jouant, ou en simulant le ravage. Nous recherchions donc le sens de cette désinence, populabundus, qui ravage, errabundus, errant, laetabundus, qui se réjouit, et beaucoup d'autres expressions analogues, lorsque notre ami Apollinaris dit avec beaucoup de justesse, g-euepibolohs, que cette terminaison, dans tous les mots où elle se trouve, annonce la force, la quantité, l'abondance de la chose exprimée par le radical ; qu'ainsi laetabundus signifie qui est au comble de la joie ; errabundus, qui erre au loin, sans cause. Il prouve donc que toutes les terminaisons de ce genre annoncent abondance, force et profusion.

XVI. Grande difficulté de traduire en latin certains mots grecs, par exemple gtolypragmosynen. J'ai souvent arrêté mon attention sur certaines idées, et elles sont fort nombreuses, que la langue latine ne peut rendre avec autant de clarté et de justesse que la langue grecque, lors même que nous cherchons à traduire par une périphrase ce que les Grecs expriment par un seul mot. Il y a peu de jours, on m'apporte un livre de Plutarque; je lis le titre, g-Peri g-Polypragmosynehs. Un homme qui ne connaît ni la littérature ni la langue grecques me demande le nom de l'auteur et l'objet de son livre. Le nom de l'auteur, je le dis aussitôt, mais quant au titre de l'ouvrage, je me trouvai dans l’embarras pour le faire connaître, Persuadé qu'il n'interpréterait pas facilement la pensée de l'auteur si je traduisais g-Peri g-Polypragmosynehs par "de Negotiositate", de la surcharge des affaires, je cherche en moi-même un mot qui puisse rendre littéralement l'expression grecque. Mais je consultais vainement les souvenirs de mes lectures, en vain je cherchais à créer : je ne produisais que des mots d'une insigne âpreté, durs et choquants à l'oreille, en désirant exprimer par un seul mot une multitude d'affaires. J'aurais voulu quelque chose d'analogue à multiiuga, attelée avec plusieurs, multicolora qui a beaucoup de couleurs, multiforma qui a plusieurs formes; mais il y aurait aussi peu de grâce à rendre ainsi par un seul mot g-polypragmosyne qu'à rendre par une seule expression g-polyphilia, grand nombre d'amis, g-polytropia, souplesse de caractère, ou g-polysarkia, abondance de chair. Ainsi, après avoir réfléchi un peu de temps en silence, je finis par répondre que cette pensée ne pouvait être rendue par un seul mot, et je me disposai à la traduire par une périphrase. L'action d'entreprendre et de traiter un grand nombre d'affaires, dis-je, s'appelle en grec g-polypragmosyneh tel est l'objet de ce livre : il est indiqué par ce titre. Alors mon ignorant, trompé par une explication incomplète et informe, se persuada que g-polypragmosyneh exprimait une vertu. Ainsi donc, dit-il, cet homme que je ne connais pas, et que vous nommez Plutarque, nous engage à entreprendre un grand nombre d'affaires, à nous mêler activement d'une foule de choses, et il a mis, fort à propos, comme vous le dites, en titre de son livre, le nom de la vertu dont il se proposait de parler. - Pas du tout, lui dis-je, ce titre grec n'est nullement le nom d'une vertu ; je ne veux pas dire, et Plutarque n'a pas voulu faire ce que vous pensez. Il fait, au contraire, dans ce livre, tous ses efforts pour nous détourner de la recherche et de la pensée même d'un mélange d'affaires multipliées et sans utilité. Mais la cause de votre erreur, je le comprends, est dans mon ignorance, puisque je n'ai pu, à l'aide d'une périphrase, exprimer que fort obscurément ce que les Grecs rendent par un seul mot avec tant de clarté et de perfection.

XVII. Du sens des mots "flumina retanda publice redempta habent" dans les vieux édits des préteurs. Les édits des anciens préteurs nous tombèrent sous la main, un jour que nous cherchions autre chose dans la Bibliothèque de Trajan. Nous eûmes la curiosité de les lire, d'en prendre connaissance. Dans un édit fort ancien, je lus ces mots : "Qui flumina retanda publice redempta habent, si quis eorum ad me eductus fuerit, qui dicatur, quod eum ex lege locationis facere oportuerit, non fecisse", si quelqu'un de ceux qui ont entrepris, au nom de la République, le curage des cours d'eau est amené devant nous, et convaincu de n'avoir pas satisfait aux prescriptions de la loi... On se demandait ce que signifiait "retanda". Alors un de mes amis, assis près de nous, se souvint d'avoir lu dans le septième livre de Gabius, de l'Origine des mots, que l'on appelait les arbres qui s'élèvent près des rives des fleuves ou qui croissent dans leur lit, retae, du mot rete, réseau, filet, etc., parce qu'ils entravent et enlacent, pour ainsi dire, les barques. Ils pensaient donc que les entrepreneurs étaient chargés, pour rendre la navigation plus facile et moins périlleuse, de débarrasser les fleuves de ces arbustes, opération désignée par ces mots "flumina retanda".

XVIII. Peine infligée par l'Athénien Dracon pour le vol. Loi établie ensuite par Solon. Loi gravée par les décemvirs sur les Douze Tables. Le vol permis chez les Égyptiens, encouragé à Sparte comme un exercice utile. Opinion remarquable de M. Caton sur les voleurs. L'Athénien Dracon passa pour un homme de bien et d'une grande sagesse ; la science des lois divines et humaines lui fut familière. Ce Dracon donna le premier des lois aux Athéniens. Dans sa législation, il punissait de mort le voleur, quel que fût le vol ; la plupart des autres dispositions qu'il sanctionna étaient d'une sévérité inouïe, cette grande rigueur la fit tomber en désuétude, sans décret, et par le consentement tacite des Athéniens. Des lois plus douces leur furent ensuite données par Solon, qui fut au nombre des sept hommes immortalisés par leur sagesse. Sa législation condamnait le voleur, non à la peine de mort, comme celle de Dracon, mais seulement à payer le double de l'objet volé. Nos décemvirs, qui, après l'expulsion des rois, firent les lois des Douze Tables, ne mirent, dans les punitions infligées aux différentes sortes de vol, ni la sévérité de l'un, ni la douceur de l'autre. Leurs lois condamnaient à la peine de mort le voleur pris en flagrant délit, s'il faisait nuit au moment du crime ou s'il s'était défendu avec une arme. Quant aux autres voleurs, pris également en flagrant délit, s'ils étaient libres, on les frappait de verges, et ils étaient livrés à celui qu'ils avaient volé, en supposant qu'ils eussent commis le crime pendant le jour, et qu'ils n'eussent pas cherché à se défendre une arme à la main. Si le voleur était esclave, il était battu de verges et précipité du haut d'un rocher. Quant aux impubères, la loi voulait qu'ils fussent battus de verges autant que le préteur le jugerait convenable, et le dommage devait être réparé. Le vol découvert avec le bassin et la ceinture était puni comme s'il y avait flagrant délit. Mais cette loi décemvirale n'est plus observée, car le voleur pris en flagrant délit est maintenant condamné à payer une valeur quadruple de l'objet volé. « Or, il y a flagrant délit, dit Massurius, lorsque le voleur est surpris au moment où il commet le vol, le vol est consommé lorsque l'objet volé est porté au lieu voulu par le coupable. » Le vol dit oblatum et le vol conceptum sont punis du triple de la valeur. Mais que signifient ces mots conceptum, oblatum, et tant d'autres termes que, sur le même sujet, nous avons reçus de nos ancêtres, et qu'il n'est pas moins agréable qu'utile de connaître ? Si quelqu'un désire le savoir, il peut lire l'ouvrage de Sabinus, ayant pour titre du Vol. On y lit (chose qui semblera peu croyable au vulgaire) que l'on peut voler, non seulement l'homme et le mobilier, mais même les champs et les maisons. On condamna à mort un colon qui, ayant vendu le champ dont il était fermier, avait ainsi dépouillé le propriétaire. Mais, ce qui est bien plus extraordinaire, Sabinus dit que l'on déclara voleur d'hommes quelqu'un qui s'était placé entre un esclave fugitif et son maître, étendant son manteau comme pour se couvrir, mais en réalité pour que l'esclave pût s'échapper. Quant aux autres vols, ils sont punis par la peine du double. Je me souviens même d'avoir lu, dans en ouvrage du savant jurisconsulte Ariston, que chez les anciens Égyptiens, ce peuple si célèbre par ses inventions dans les arts et par ses savantes recherches, le vol était permis et il restait impuni. Chez les Lacédémoniens, ces hommes si sobres, si courageux, et dont l'histoire est moins éloignée de nous que celle des Égyptiens, le vol était permis et passé en usage ; c'est ce qui nous est attesté par un grand nombre d'auteurs célèbres, qui ont écrit sur les mœurs et sur les lois de ce peuple. Mais la jeunesse s'exerçait au vol, non pour acquérir de honteuses richesses ni pour subvenir aux frais du libertinage, mais pour se former aux ruses de guerre. On pensait que l'adresse et l'activité, nécessaires pour le vol, développaient et fortifiaient les esprits des jeunes gens, les formaient à tendre des pièges, à veiller avec patience, à saisir avec rapidité le moment de l'attaque. M. Caton, dans le discours qu'il a composé sur le butin à distribuer aux soldats, se plaint, avec autant de force que d'éclat, de la licence, de l'impunité accordée aux concussionnaires. Je transcris ici ses paroles, qui m'ont frappé d'admiration : « Ceux qui volent les particuliers passent leur vie dans les fers ; les voleurs de l'État vivent dans l'or et la pourpre.» Les plus habiles jurisconsultes ont donné du vol une définition d'une sévérité vraiment religieuse, et je ne dois pas la passer sous silence, on pourrait croire qu'il n'y a de voleur que celui qui enlève ou dérobe en secret. Je cite les expressions de Sabinus au second livre du Droit civil : « Celui qui a touché le bien d'autrui, lorsqu'il savait agir contre la volonté du possesseur, commet un vol. » Dans un autre chapitre, il dit encore : « Quiconque prend en secret le bien d'autrui pour en retirer un bénéfice, est coupable de vol, qu'il sache, oui ou non, à qui appartient l'objet dérobé. » Ainsi s'exprime Sabinus, dans le livre que je viens de citer, au sujet des diverses sortes de vol. Mais, ne l'oublions pas, d'après ce que j'ai écrit précédemment, on peut aussi voler sans le secours des mains, et par la seule volonté, le simple désir. C'est pourquoi Sabinus ne doute pas que l'on doive condamner, pour crime de vol, le maître qui a ordonné à son esclave de voler.

LIVRE XII

I. Dissertation du philosophe Favorinus conseillant à une femme noble de ne pas recourir à des nourrices pour élever ses enfants, mais de leur donner son propre lait. On vint annoncer un jour au philosophe Favorinus, en notre présence, que la femme de l'un de ses auditeurs, partisan de ses doctrines, venait d'accoucher, et avait donné un fils à son mari. Allons, dit-il, voir l'accouchée et féliciter le père. C’était un homme de race sénatoriale, de famille très noble. Nous suivîmes tous Favorinus, et nous l'accompagnâmes jusqu'à la maison, où nous fûmes introduits avec lui. Il rencontra le père dans le vestibule, l'embrassa, le félicita et s'assit. Il demanda si l'accouchement avait été long et laborieux. On lui dit que la jeune mère, fatiguée par les souffrances et les vieilles, prenait quelque repos. Alors le philosophe donna un libre cours à ses idées « Je ne doute pas, dit-il, qu'elle ne soit dans l'intention de nourrir son fils de son propre lait. » La mère de la jeune femme répondit qu'il fallait user de ménagements, et donner à l'enfant des nourrices pour ne pas ajouter aux douleurs que sa fille avait éprouvées pendant sa couche les fatigues et les peines de l'allaitement. « Eh ! de grâce, répliqua le philosophe, femme, permettez qu'elle soit tout à fait la mère de son fils. N'est-ce pas contre la nature, n'est-ce pas remplir imparfaitement et à demi le rôle de mère, que d'éloigner aussitôt l'enfant que l'on vient de mettre au monde ? Quoi donc ! après avoir nourri dans son sein, de son propre sang, un je ne sais quoi, un être qu'elle ne voyait pas, elle lui refuserait son lait lorsqu'elle le voit déjà vivant, déjà homme, déjà réclamant les secours de sa mère ! Croyez-vous donc que la nature ait donné aux femmes ces globes gracieux pour orner leur sein et non pour nourrir leurs enfants ? En effet, la plupart de nos merveilleuses (et vous êtes loin de leur ressembler) s'efforcent de dessécher, de tarir ces sources si saintes du corps, ces nourrices du genre humain, et cela, au risque de corrompre le lait, en le détournant, car elles craignent qu'il ne détériore ce charme de leur beauté. C'est agir avec cette même déficience que ces femmes qui détruisent, par une fraude criminelle, le fruit qu'elles portent dans leur sein, de crainte que leur ventre ne se ride et ne se fatigue par le poids de la gestation. Si l'exécration générale, la haine publique est le partage de qui détruit ainsi l'homme à son entrée dans la vie, lorsqu'il se forme et s'anime entre les mains de la nature elle-même, pensez-vous qu'il y ait bien loin de là à refuser à cet enfant déjà formé, déjà venu au jour, déjà votre fils, ce sang qui lui appartient, cette nourriture qui lui est propre, à laquelle il est accoutumé ? Mais peu importe, ose-t-on dire, pourvu qu'il soit nourri et qu'il vive, de quel soin il reçoive ce bienfait ! Mais l'homme assez sourd à la voix de la nature pour s'exprimer ainsi, ne pensera-t-il pas que peu importe aussi dans quel corps et dans quel sang l'homme soit formé ! Le sang, parce qu'il a blanchi par la chaleur et par une active fermentation, n'est-il pas le même dans les mamelles que dans le sein ? Est-il permis de méconnaître l'habileté de la nature, quand on voit ce sang créateur, après avoir, dans son atelier mystérieux, formé le corps de l'homme, remonter à la poitrine aux approches de l'enfantement, prêt à fournir les éléments de la vie, prêt à donner au nouveau-né une nourriture déjà familière ? Aussi, n'est-ce pas sans raison que l'on a cru que, si la semence a naturellement la force de créer des ressemblances de corps et d'esprit, le lait possède des propriétés semblables et non moins puissantes. Cette observation s'applique non seulement aux hommes, mais encore aux animaux. En effet, si des chevreaux tètent le lait d'une brebis ou si des agneaux tètent le lait d'une chèvre, il est certain que la laine de ceux-ci est plus rude, celle de ceux-là plus moelleuse. Dans les arbres même et dans les végétaux, les eaux et le terrain ont en général plus d'influence pour détériorer ou améliorer leur nature on les nourrissant, que le principe même de la semence qui les a fait naître. Et vous verrez souvent un arbre plein de sève et de vigueur dépérir pour avoir été transplanté dans un sol aux sucs moins favorables. Pourquoi donc dégrader cette noblesse innée avec l'homme, ce corps, cette âme formés à leur origine d'éléments qui leur sont propres ? Pourquoi la corrompre on leur donnant, dans un lait étranger, une nourriture dégénérée ? Que sera-ce si celle que vous prenez pour nourrice est esclave ou de mœurs serviles, ce qui arrive le plus souvent ; et elle est de race étrangère et barbare ; si elle est méchante, difforme, impudique, adonnée au vin ? car, la plupart du temps, c'est au hasard que l'on prend la première femme qui a du lait. Souffrirons-nous donc que cet enfant, qui est le nôtre, soit infecté de ce poison contagieux ? Souffrirons-nous que son corps et son âme sucent une âme et un corps dépravés ? Certes nous ne devons pas nous étonner, d'après cela, si trop souvent les enfants des femmes pudiques ne ressemblent à leur mère ni pour le corps ni pour l'âme. Notre Virgile fait donc preuve de jugement et d'habileté, lorsqu'il imite ces vers d'Homère : Non, tu n'as pas eu pour père Pélée, habile a dompter les chevaux, ni pour mère Thétis ; tu dois le jour aux flots cruels de l'Océan, à des roches nues, puisque tu portes une âme inaccessible à la pitié. Virgile ne parle pas seulement de l'enfantement comme son modèle ; mais encore il reprocha à Énée la nourriture qu'il a reçue, ajoutant ce trait qui n'est pas dans Homère : Les tigresses d'Hyrcanie t'ont offert leurs mamelles. En effet, rien ne contribue plus à former les moeurs, que le caractère et le lait de la nourrice, ce lait qui, participant dès le principe des éléments physiques du père, forme aussi cette, nature jeune et tendre d'après l'âme et le corps de la mère, son modèle. Il est encore une considération qui n'échappera à personne, et que l'on ne peut dédaigner : les femmes qui délaissent leurs enfants, qui les éloignent de leur sein, et les livrent à des nourrices étrangères, brisent ou du moins affaiblissent et relâchent ce lien sympathique d'esprit et d'amour par lequel la nature unit les enfants aux parents. A peine l'enfant confié à des moins étrangers n'est-il plus sous les yeux de sa mère, l'énergie brûlante du sentiment maternel s'affaiblit peu à peu, s'éteint insensiblement. Tout le bruit de cette impatience, de cette sollicitude de mère fait silence ; et le souvenir de l'enfant abandonné à une nourrice s'efface presque aussi vite que le souvenir de l'enfant qui n'est plus. De son côté, l'enfant porte son affection, son amour, toute sa tendresse sur celle qui le nourrit, et sa mère ne lui inspire ni plus de sentiment ni plus de regret que si elle l'avait exposé. Ainsi s'altèrent, ainsi s'évanouissent les semences de piété que la nature avait jetées dans le cœur de l'enfant ; et s’il paraît encore aimer son père et sa mère, ce n'est pas la nature qui parle : il n'obéit qu'à l'esprit de société, qu'à l'opinion. Telles furent les idées développées en ma présence par Favorinus s'exprimant dans la langue grecque. Ses principes étant d'une utilité générale, j'ai fait tous mes efforts pour n'en rien oublier. Pour ce qui est des grâces, de l'abondance, de la finesse de son style, toute l'éloquence latine en retracerait à peine une ombre, et ma faiblesse n'en peut rappeler la moindre idée.

II. Annéus Sénéque, en critiquant Q. Ennius et M. Tullius, a fait preuve de légèreté et de futilité. Quelques critiques regardent Annéus Sénèque comme un écrivain si peu utile, que parcourir ses écrits, c'est perdre son temps; ils trouvent son style vulgaire et trivial; ses pensées prennent tantôt un mouvement ridicule et frivole, tantôt une forme légère et railleuse; son érudition commune et plébéienne n'a ni la grâce ni la dignité des anciens. D'autres conviennent qu'il a peu d'élégance dans le style; mais ils ne lui refusent pas une certaine connaissance des sujets qu'il traite, et prétendent qu'il censure le vice avec une sévérité, une gravité qui n'est pas sans mérite. Pour moi, qui ne crois pas nécessaire de faire la critique générale de son esprit et de tous ses écrits, je me contenterai d'examiner quelques opinions qu'il a émises sur M. Cicéron, Q. Ennius et P. Virgile. Dans le vingt-deuxième livre des Lettres morales qu'il composa pour Lucilius, il regarde comme ridicules ces vers de Q. Ennius sur le vieux Céthégus. Tous ses contemporains lui donnaient d'une voix unanime le nom de fleur choisie parmi le peuple, et de moelle de persuasion. Sénèque, après avoir cité ces vers, s'exprime ainsi : « J'admire que les hommes les plus éloquents aient été passionnés pour Ennius au point de louer des choses aussi ridicules. Cicéron, par exemple, ne cite-t-il pas les vers d'Ennius, et ceux-ci, en particulier, comme bons. » Ici Sénèque critiquant Cicéron lui-même : « Je ne m'étonne pas, dit-il, qu'un homme ait écrit de tels vers, puisqu'il s'en est trouvé un pour en faire l'éloge. Mais peut-être Cicéron, en excellent orateur, plaidait-il sa propre cause, lorsqu'il voulait faire passer pour beaux de pareils vers. » Ensuite il ajoute, en mettant le comble au ridicule : « Vous trouverez dans la prose de Cicéron lui-même certains passages qui prouveront que l'orateur n'avait pas perdu son temps en lisant Ennius. » Il cite alors, comme écrit sous l'inspiration d'Ennius, ce passage de la République : « Le roi de Sparte Ménélas avait dans le langage une certaine suavité pleine de charmes. » Il cite encore cet autre passage : « qu'il aime une éloquence pleine de concision. » Alors notre plaisant critique se permet d'excuser Cicéron d'un ton railleur : « Ces défauts, dit-il, ne doivent pas être attribués à Cicéron, mais à son siècle, il fallait bien que l'on écrivit une prose semblable, puisqu'on lisait de tels vers. » Il ajoute que l'orateur a répandu de pareils traits dans son style pour échapper à la réputation d'écrivain prétentieux et recherché. Sénèque, dans ce même passage, parle aussi de Virgile en ces termes : « Si notre Virgile a fait entrer dans son poème quelques vers en dehors de toute règle en dépassant la mesure, il n'a pas eu d'autre intention que de plaire aux nombreux partisans d'Ennius, en donnant un air d'antiquité à des poésies nouvelles. » Quelque fatigué que je sois des sottises de Sénèque, je ne puis cependant passer sous silence le trait suivant ; il est d'un critique inepte autant que fade et déraisonnable. « Il y a, chez Q. Ennius, dit-il, des sentiments si élevés, que ses vers, quoique écrits au milieu de gens sentant le bouc peuvent cependant plaire à des parfumés. » Et après avoir critiqué les vers sur Céthégus, cités précédemment : « Ceux qui aiment de tels vers, dit-il, peuvent aussi admirer les lits de Sotéricus. » Combien Sénèque se montre digne d'être l'objet de la lecture et de l'étude des jeunes gens, lui qui compare la dignité et le coloris d'un vieux poète aux lits de Sotéricus, qui n'étaient sans doute rien moins qu'agréables, et qu'on abandonnait avec mépris. Permettez toutefois que je vous cite, de ce même Sénèque, quelques mots dignes de mémoire, par exemple ce qu'il dit d'un homme avare, avide, affamé d'argent : « Que t'importe combien tu possèdes ? Il y a plus de choses encore que tu ne possèdes pas. » Bien, sans doute, fort bien ! mais quelques traits estimables reforment plus difficilement le goût de la jeunesse que le mauvais style ne le déprave. Cela est vrai, surtout quand le mauvais style domine, non pas dans des arguments sur des sujets simples et de peu d'importance, mais dans des conseils sérieux, où il s'agit de graves intérêts.

III. Origine du mot lictor, opinions différentes de Valgius Rufus et de Tullius Cicéron l'affranchi. Valgius Rufus, dans le second livre de son ouvrage qui porte pour titre des Sujets traités par lettres, regarde le mot lictor comme dérivant de ligare, lier, parce que, quand les magistrats du peuple romain avaient prononcé la peine des verges, les jambes et les mains du condamné étaient d'abord liées par le viateur, que ces fonctions faisaient nommer licteur. Valgius appuie son opinion sur ce passage de M. Tullius, dans son plaidoyer pour C. Rabirius : « Licteur, lie-lui les mains. » Telle est l'opinion de Valgius, et c'est aussi la nôtre. Cependant Tiron Tullius, affranchi de M. Cicéron, donne pour étymologie à lictor le mot licium, bandelette, ou limus. « Les exécuteurs des sentences des magistrats étaient ceints, dit-il, d'une bandelette appelée limus.» Peut-être regardera-t-en comme preuve de cette opinion la syllabe longue des mots lictor et licium, tandis qu'elle est brève dans ligare ? Mais cette circonstance ne prouve rien. Car lictor vient de ligare, comme lector, lecteur, de legere, lire ; comme uictor, vainqueur, de uiuere, vivre ; tutor, tuteur, de tueri, protéger ; structor, constructeur, de struere, construire, en allongeant la première syllabe, brève dans le principe.

IV. Vers extraits du septième livre des Annales de Q. Ennius, dans lesquels il dépeint l'esprit et la finesse qu'exige l'amitié des grands. Nous lisons, dans le septième livre des Annales de Q. Ennius, racontant l'histoire de Géminus Servilius, homme noble, une peinture détaillée et spirituelle de l'esprit, de la politesse, de la modestie, de la fidélité, de la retenue dans le langage, de l'à-propos, des connaissances des antiquités, et des mœurs anciennes et nouvelles, de la religion du secret, des précautions pour diminuer les chagrins de la vie, de l'art d'alléger les peines, de les adoucir, enfin de tous tes talents que doit posséder l'ami d'un homme supérieur par sa naissance et sa fortune. Ces vers, à mon avis, ne sont pas moins dignes d'occuper assidûment notre esprit que les principes des philosophes sur nos devoirs. Ajoutez à cela que ces vers respirent un tel parfum d'antiquité, une suavité si pure, si peu ordinaire, si éloignée de toute recherche, que ce sont, à mon avis, des lois antiques et sacrées de l'amitié que l'on doit retenir, observer et révérer. Je vais donc les transcrire pour satisfaire la curiosité de mes lecteurs : A ces mots, il appelle un homme avec lequel il se plaît souvent à partager sa table, en discourant avec urbanité de ses affaires, lorsqu'il revient fatigué d'avoir passé une grande partie du jour dans les délibérations du forum ou de l'auguste sénat. Devant lui, il pouvait traiter librement les sujets grands, ou petits, ou badins mêlant dans ses propos la malice à la bonté, sans craindre d'indiscrétion; avec lui, il goûtait une joie bien vive, soit dans l'intimité, soit en public : esprit qui ne concevait pas même l'ombre d'une pensée criminelle; léger, mais non méchant; instruit, fidèle, doux, éloquent, satisfait de son sort; heureux, plein de bon sens, parlant à propos; d'humeur facile, économe de paroles, ayant retenu beaucoup de faits anciens que le temps a ensevelis, connaissant les moeurs anciennes et celles du jour; instruit dans les lois divines et humaines; enfin, pouvant dire ou taire beaucoup de choses. Tel est l'homme auquel, au milieu des combats, Servilius s'adresse en ces termes. L. Elius Stilon a, dit-on, plusieurs fois assuré que Q. Ennius avait songé à lui-même en écrivant ces vers, que c'était la peinture de son esprit et de ses moeurs qu'il avait tracée.

V. Conversation du philosophe Taurus sur le moyen de supporter la douleur d'après les préceptes des stoïciens. Le philosophe Taurus se rendait à Delphes pour y voir les jeux Pythiens et presque toute la Grèce rassemblée ; je l'accompagnais. A notre arrivée à Lébadie, ville ancienne de Béotie, on vint apprendre à Taurus que l'un de ses amis, philosophe distingué de l'école stoïcienne, était au lit, atteint d'une grave maladie. Alors, laissant de côté son voyage, qu'autrement il aurait dû hâter, il descend du char et se rend aussitôt près de son ami. Pour nous, selon notre usage, nous suivîmes ses pas. Arrivés dans la maison du malade, nous voyons un homme souffrant cruellement de l'intestin que les Grecs appellent g-kolon ; une fièvre ardente le consumait. Les gémissements étouffés qui sortaient de sa poitrine et son souffle haletant annonçaient moins la douleur que le combat qu'il livrait à la douleur. Cependant Taurus fit venir les médecins, s'entretint avec eux des remèdes à apporter au mal ; et après qu'il eut affermi son ami dans l'exemple de patience qu'il donnait, nous rejoignîmes nos chariots et nos compagnons de voyage. Vous venez d'assister, nous dit Taurus, à un spectacle bien pénible sans doute, mais qui a son utilité : vous avez vu la lutte de la philosophie aux prises avec la douleur. La violence de la maladie faisant son devoir, tiraillant, torturant le corps ; de son côté, l'âme s'armant de raison faisait aussi son devoir : elle souffrait, mais elle combattait et réprimait la violence d'une douleur effrénée. Point de sanglots, de lamentations, pas une parole inconvenante ; vous avez vu seulement quelques signes manifestant le combat de l'âme et du corps qui se disputaient la possession de l'homme. Alors un disciple de Taurus, jeune homme doué de quelque talent dans les disputes philosophiques : « Si la violence de la douleur est si grande, dit-il, qu'elle puisse lutter contre la volonté, contre le jugement, et contraindre l'homme, vaincu par le mal, à gémir, à confesser les tortures qu'il subit, comment se fait-il que les stoïciens regardent la douleur comme indifférente ? Comment refusent-ils d'avouer qu'elle est un mal ? Comment d'ailleurs un stoïcien peut-il être forcé à quelque chose, et forcé par la douleur, lorsque les stoïciens prétendent que la douleur est sans puissance, et que rien ne peut faire violence au sage ? » A ces mots, le visage de Taurus devint radieux (car une discussion avait pour lui des charmes) ; « Si notre ami était rendu à la santé, il aurait déjà justifié, contre toute attaque, des gémissements inévitables, et ton objection, je le pense, aurait été réfutée victorieusement. Pour moi, tu le sais, je ne suis pas très bien avec les stoïciens, ou plutôt avec la doctrine stoïcienne. Elle est, en effet, le plus souvent peu d'accord avec nous ou avec elle-même, comme je le déclare dans un ouvrage composé sur cette matière. Mais pour te plaire, je te dirai sans érudition, mais sans obscurité, ce qu'un stoïcien, à ma place, te dirait d'une manière bien moins naturelle et bien plus recherchée ; mais tu connais ce mot ancien autant que célèbre : "Parle avec moins d'érudition, mais parle avec plus de clarté". Alors Taurus commença à discourir en ces termes sur la douleur et les gémissements du stoïcien malade : « La nature, notre mère, unit, mêla, aux éléments dont elle nous a formés, l'amour de nous-mêmes, de telle sorte que rien ne nous soit plus cher, plus précieux, que notre propre conservation ; elle a pensé que ce serait assurer la perpétuité de l'espace humaine, si chacun de nous, à peine à l'aurore de la vie, avait, avant tout, le sentiment, l'attachement des choses que les philosophes anciens ont appelé g-ta g-prohta g-kata g-physin, les premières dans l'ordre de la nature ; c'est-à-dire si chacun aimait tout ce qui doit être avantageux au corps, et fuyait tout ce qui lui est funeste. Plus tard, avec les années, la raison et la réflexion, étant sortie de ces éléments, l'examen de l'utile, et de ce qui est vraiment honnête, est devenu l'objet de recherches plus subtiles, de méditations plus profondes : dès lors a brillé au-dessus de toutes choses la dignité du bienséant et de l'honnête ; que si quelques commodités extérieures doivent être sacrifiées pour la conquête et la conservation de biens si grands, on les a foulées aux pieds. Ainsi, a-t-on dit, il n'existe qu'un seul vrai bien, l'honnête, qu'un seul mal, le déshonnête. Tout le reste, tout ce qui tient le milieu, et qui n'est ni honnête ni honteux, a été déclaré ni mauvais ni bon. Toutefois, les causes et les effets ont été distingués et classés ; les stoïciens les appellent g-proehgmena et g-apoproeghmena. C'est pourquoi le plaisir et la douleur, pour ce qui concerne le bonheur de la vie, ont été déclarés choses intermédiaires, et n'ont été mis ni parmi les biens ni parmi les maux. Cependant, le sentiment de la douleur et de la volupté étant né avant la raison et la sagesse, l'homme dés sa naissance en est pénétré : aussi la nature l'a fait l'ami du plaisir ; elle lui fait regarder la douleur comme un ennemi cruel et irréconciliable. Aussi ces sentiments primitifs, gravés profondément dans nos coeurs, ne peuvent en être extirpés qu'avec peine par la raison venant en second lieu. Elle les combat incessamment lorsqu'il se dressent avec orgueil ; elle les accable, les foule aux pieds, et les force à s'humilier devant elle, à lui obéir. Ainsi vous avez vu un philosophe, appuyé sur la force de la raison, lutter contre la violence de la maladie et l'effervescence de la douleur, ne rien céder, ne rien avouer ; on ne l'entendait ni gémir, ni se lamenter à l'exemple de la plupart des hommes dans la souffrance ; il ne déplorait pas son sort, ne s'appelait pas infortuné ; seulement sa respiration forte, ses mâles gémissements, étaient des signes manifestes, non de la victoire de la douleur, mais des efforts du philosophe pour sortir vainqueur de la lutte. Mais, ajouta Taurus, je ne sais si l'on ne me dira pas : «Puisqu'il combat, puisqu'il gémit, comment le stoïcien soutient-il que la douleur n'est pas un mal ? » Parce que, répondra-t-il, bien des choses, qui ne sont pas un mal, peuvent ne pas laisser que d'être incommodes ; ce sont le plus souvent des choses très nuisibles à l'individu, mais non honteuses. Elles sont les ennemies de la nature ; elles luttent contre sa mansuétude et sa douceur, et, par une conséquence incompréhensible et fatale de la nature même, elles sont funestes. L'homme sage ne peut échapper à leur action ; il ne peut soustraire complètement ses sens à leur influence. Et cette négation de la douleur et de la souffrance, g-analgehsia et g-apatheia, ce n'est pas moi seul qui l'improuve et la rejette, mais encore l'élite des sages du Portique : c'est l'opinion du grave et savant Panétius. Mais pourquoi, contre sa volonté, le philosophe stoïcien est-il contraint à pousser des gémissements, lui qui, dit-on, ne peut être forcé à rien ? Rien sans doute ne peut faire violence à la volonté du sage, tant que la raison conserve son empire ; mais lorsque la nature commande, il faut bien que la raison obéisse à cette force qui lui a donné l'être. On pourrait ainsi demander pourquoi le sage clignote involontairement devant une main qui s'agite ; pourquoi, devant un ciel éblouissant de lumière, il détourne malgré lui la tête et les yeux ; pourquoi l'éclat de la foudre le fait frémir ; pourquoi il éternue ; pourquoi l'ardeur du soleil le couvre de sueur ; pourquoi la rigueur du froid le glace. Toutes ces impressions et autres semblables ne dépendent ni de la volonté, ni de la sagesse, ni de la raison, mais de la nature, qui commande en souveraine. Le courage n'est pas un monstre qui, brisant les bornes qui lui sont imposées, lutte contre la nature par stupidité, par cruauté, ou par la triste et fatale habitude de supporter les douleurs ; comme cet intrépide gladiateur qui, dans le cirque de César, avait coutume de rire, tandis que les médecins pansaient ses blessures. Mais le courage véritable et digne d'éloges, est celui que nos ancêtres ont défini la science des choses qu'il faut ou qu'il ne faut pas supporter. On voit donc qu'il y a des choses insupportables que l'homme courageux évite, qu'il redoute même. » Telles furent les paroles du Taurus ; il allait continuer, mais nous étions arrivés près de nos chariots, et nous y montâmes.

VI. De l'énigme. Ce que les Grecs appellent énigme, quelques-uns de nos anciens auteurs l'ont appelé scirpus. Telle est cette énigme fort ancienne, et très élégante, que j'ai trouvée dernièrement. Elle se compose de trois vers iambiques. Je n'en donne pas le mot, pour exercer l'esprit de mes lecteurs. Voici ces trois vers : Est-ce une fois moins, ou deux fois moins, ou les deux en même temps ? Je n'en sais trop rien ; mais j'ai oui dire autrefois qu'il ne voulut pas céder à Jupiter lui-même. Si quelqu'un ne veut pas chercher plus longtemps, il trouvera le mot de l'énigme au second livre du traité de la Langue latine de M. Varron, adressé à Marcellus.

VII. Pourquoi le proconsul Cn. Dolabella renvoya devant l'aréopage une femme accusée d'empoisonnement et confessant son crime. On amena devant Cn. Dolabella, qui gouvernait l'Asie en qualité de proconsul, une femme de Smyrne. Elle avait, à la même époque, empoisonné secrètement son mari et son fils. Elle l'avouait ; mais elle soutenait qu'elle avait eu le droit d'agir ainsi, son mari et son fils ayant fait périr, dans des embûches un enfant qu'elle avait eu d'un premier lit, et dont elle vantait l'innocence et les vertus. Personne ne niait l'exactitude de ces faits. Dolabella déféra la cause au conseil ; mais personne n'osa prononcer dans une affaire aussi délicate ; car on ne pouvait laisser impuni l'empoisonnement avoué d'un époux et d'un fils ; mais, d'un autre côté, ces scélérats avaient subi le châtiment qu'ils méritaient. Dolabella renvoya cette cause aux aréopagites d’Athènes, comme étant des juges plus graves et plus exercés. Ce tribunal, ayant ouï la cause, ajourna l'accusateur et l'accusée à comparaître dans cent ans. Par cet arrêt, on s'abstenait d'absoudre une femme d'un crime condamné par la loi ; on s 'abstenait aussi de condamner et de punir une femme digne de pardon. On trouve cette anecdote au livre neuvième des Faits et Dits mémorables de Valère Maxime.

VIII. Réconciliations dignes de mémoire entre des hommes illustres. P. Scipion, le premier Africain, et Tib. Gracchus, père de Tib. et de C. Gracchus, ces deux citoyens si célèbres par la grandeur de leurs actions et par la dignité de leur vie, furent souvent en ressentiment au sujet des intérêts de la république; aussi pour ce motif, ou pour tout autre, ils n'étaient pas amis. Cette inimitié durait depuis longtemps, lorsque, dans un jour solennel un festin fut offert en l'honneur de Jupiter, et le sénat se réunit au Capitole pour ce repas sacré. Ces deux hommes se trouvèrent par hasard assis à la même table, l'un auprès de l'autre. Alors comme si les immortels, qui présidaient au festin, avaient eux-mêmes uni leurs mains, ils furent tout à coup liés par la plus étroite amitié, et cette amitié fut bientôt suivie d'une alliance, Publius Scipion avait une fille en âge d'être mariée; il la fiança dans ce lieu même à Tib. Gracchus, qu'il avait jugé digne d' un tel choix, dans le temps le plus favorable pour bien juger, lorsqu'ils étaient ennemis. Emilus Lépidus et Fulvius Flaccus, tous deux nobles, comblés d'honneurs, et occupant dans Rome un rang distingué, furent longtemps animés l'un contre l'autre de la haine la plus violente. Mais un jour le peuple les nomma censeurs ensemble. Le héraut avait à peine proclamé leur nom, que, sur le lieu même, et en présence de l'assemblée, ils se jettent dans les bras l'un de l'autre, par un mouvement simultané. A partir de moment, l'amitié la plus étroite les unit, non seulement durant leur censure, mais encore pour le reste de leur vie.

IX. Mots qui ont eu deux sens opposés. Honor a été de ce nombre. Nous trouvons bien souvent dans les auteurs anciens un grand nombre de mots dont l'acception, maintenant bien fixée par l'usage vulgaire, était autrefois si vague, si indéterminée, qu'elle présentait parfois une double signification. Je pourrais citer quelques-uns de ces mots bien connus; par exemple : tempestas, ualetudo, facinus, dolus, gratia, industria, orage et beau temps, bonne ou mauvaise santé, crime ou action illustre, ruse ou perfidie, faveur ou disgrâce, industrie ou artifice. Chacun sait que ces deux mots peuvent être pris indifféremment dans les deux significations opposées. On pourrait encore citer periculum, danger ; uenenum poison ; contagium, contagion, qui n'étaient pas pris seulement en mauvaise part comme aujourd'hui, ainsi que de nombreux exemples pourraient le prouver. Le mot honor a en lui-même un sens double; de telle sorte que l'on disait malus honor dans le sens d'injure; à la vérité, les exemples en sont fort rares. On lit toutefois dans le discours de Quintus Métellus Numidicus, au sujet de son triomphe : "Qua in re quanto uniuersi me unum antistatis, tanto uobis quam mihi maiorem iniuriam atque contumeliam facit Qui rites; et quanto probi iniuriam facilius accipiunt, quam alteri tradunt, tanto ille uobis quam mihi peiorem honorem habuit ; nam me iniuriam ferre uos facere uult, Quirites : ut hic conquestio, istic uituperatio relinquatur; dans cette circonstance plus vous m'élevez d'un concert unanime, plus il est évident que c'est vous plutôt que moi qu'il injurie, qu'il outrage, Romains ; et s'il est vrai de dire que l'honneur probe aime mieux essuyer une injure que la faire, il n'est pas moins certain que c'est vous plutôt que moi qu'il a traités peu honorablement, car il veut que ce soit moi qui supporte l'injure, et vous qui la fassiez; de sorte qu'il met de mon côté la plainte, du vôtre la honte. Ces mots "honorem peiorem uobis habuit quam mihi" ont le même sens que les précédents, "maiore uos affecit iniuria et contumelia quam me". En faisant cette citation, j'ai eu pour but, non seulement de donner la signification d'un mot, mais encore de montrer Métellus donnant une force nouvelle à cette pensée de Socrate : il est pire de faire une injustice que de la supporter. »

X. Aeditimus est un mot latin. Aeditimus, gardien d'un temple, est un mot latin et ancien. Il a été formé comme finitimus, voisin, et legitimus, légitime. Mais la plupart remplacent ce mot par aedituus, gardien d'un temple, expression nouvelle et fausse ; car on parait la faire dériver de aedes tueri, protéger les temples. Cette observation suffirait, s'il n'y avait des disputeurs entêtés et indomptables que l'on ne peut condamner au silence qu'en s'appuyant sur des autorités. M. Varron, au second livre de son traité de la Langue latine, adressé à Marcellus, préfère aeditimus à aedituus, mot nouvellement formé, tandis que l'autre a conservé la pureté de son antique origine. Livius, dans sa Protesilaodamie, a dit égalent, si je ne me trompe, claustritumus l'homme qui préside aux verrous, sans doute par la même raison qu'il entendait appeler aeditimus celui qui préside aux temples. J'ai trouvé dans les meilleurs exemplaires des Verrines de Cicéron : Aeditumi custodesque mature sentiunt, les préposés et les gardiens s'en aperçoivent à temps. Toutefois, dans les exemplaires les plus répandus, on lit aeditui. On a de Pompilius une atellane qui porte pour titre Aeditumus. On y lit ce vers : "Qui postquam tibi appareo atque aeditumor in templo tuo". Moi qui te sers et qui garde ton temple. Titus Lucretius dans son poème remplace aeditui par aedituentes : "Onerataque passim Cuncta cadaueribus coelestum templa manebant ; Hospitibus loca, quae complerat aedituentes". Des cadavres chargeaient le pavé de tous les temples : tels étaient les hôtes que les défenseurs des temples donnaient à ces lieux.

XI. C'est tromper que de commettre une faute dans l'espoir qu'elle restera ignorée ; le voile qui la couvre est tôt ou tard déchiré. Dissertations du philosophe Pérégrinus à ce sujet. Pensée du poète Sophocle. J'ai connu à Athènes le philosophe Pérégrinus que l'on surnomma dans la suite Protée : c'était un de ces hommes aux moeurs graves, à l'âme constante. Il habitait une chaumière hors des murs d'Athènes ; j'allais souvent le visiter, car ses entretiens étaient pleins de noblesse et d'utilité. Mais ce que j'ai recueilli de plus remarquable de sa bouche, le voici : « Il disait que le sage ne pécherait pas, même avec la certitude que sa faute serait ignorée des hommes et des dieux. L'homme, selon lui, devrait être retenu, non par la crainte du châtiment ou de l'infamie, mais par l'amour du juste et de l'honnête, par le sentiment du devoir. Les hommes, ajoutait-il, qui n'ont pas reçu de tels principes, soit de la nature, soit de l'éducation, et qui n'ont pas assez d'empire sur eux-mêmes pour s'abstenir du mal, seront tous enclins à pêcher, lorsqu'ils pourront espérer le secret et l'impunité. Mais si les hommes savaient que rien ne peut rester longtemps caché, ils seraient alors détournés du mal par la honte. Aussi le philosophe pensait qu'il faudrait sans cesse avoir à la bouche ces vers de Sophocle, le plus sage des poètes : Ainsi, ne cache rien ; car le temps, qui voit tout et entend tout, révèle tout. Un autre poète ancien, dont le nom m'échappe en ce moment, a dit que « la vérité est fille du temps. »

XII. Réponse plaisante de M. Cicéron pour se justifier d'un mensonge évident. La rhétorique enseigne même à avouer spirituellement, avec ruse et sans danger, ce qui est répréhensible; de sorte que si l'on vous reproche une action honteuse qui ne peut être niée, vous répondez par une plaisanterie, et le fait parait plutôt digne de risée que d'une accusation sérieuse. Tel fut le moyen mis en usage par Cicéron, auquel on reprochait une faute qu'il ne pouvait nier : il se disculpa par un mot plein d'esprit et d'urbanité : Il voulait acheter une maison sur le mont Palatin, et n'ayant pas, à l'instant même, la somme nécessaire, il emprunta secrètement à P. Sylla, qui était alors accusé, un million de sesterces Mais, avant l'achat, le secret fut trahi et divulgué. On reprocha à Cicéron d'avoir emprunté à un accusé pour acheter une maison. Cicéron, d'abord interdit par ce reproche inattendu, nia l'emprunt, et même le projet d'achat : « Qu'il soit vrai, dit-il que j'ai emprunté l'argent, si j'achète la maison. » Dans la suite cependant il l'acheta; et comme ses ennemis l'accusaient de mensonge, en plein sénat : « Hommes de peu de sens, g-akoinonoehtoi, dit-il en riant, quoi donc! ignorez-vous qu'un père de famille prudent assure, par crainte des compétiteurs, qu'il ne peut pas acheter ce qu'il brûle cependant d'acquérir. »

XIII. Que signifie "intra kalendas"? Est-ce avant les calendes, pendant les calendes, ou deux à la fois ? Que signifient dans M.Tulius "intra Oceanum", "intra montem Taurum", et, dans une de ses lettres, "intra modum" ? Les consuls m'ayant ordonné de remplir extraordinairement à Rome les fonctions de juge intra kalendas, je demandai au savant Sulpicius Apoillnaris si ces mots intra kalendas comprenaient aussi le jour des calendes. Je lui appris que j'avais été établi juge, et que je devais prononcer mes jugements intra Kalendas : «Pourquoi, me dit-il, vous adresser à moi plutôt qu'à des habiles et savants jurisconsultes dont vous prenez ordinairement les lumières pour guides avant de prononcer vos jugements ? » Je lui répondis en ces termes : « Ce sont eux, en effet, que je consulterais, s'il s'agissait de droit ancien ou renouvelé, controversé ou incertain; mais voulant connaître le sens, l'emploi et la nature d'une expression latine, je serais bien maladroit et bien aveugle, si, pouvant m'adresser à vous, j'avais recours à tout autre. » « Eh bien, me dit-il, voici mon opinion sur la nature de ce mot; mais c'est à condition que vous réglerez votre conduite, non d'après ma définition, mais d'après ce que vous verrez conservé, à ce sujet, sinon par tout le monde, du moins par la plupart des hommes. Car ce sont pas seulement les mots qui, par un long usage, perdent leur signification première et véritable; les lois elles -mêmes, par un consentement tacite, tombent en désuétude. » Alors, en présence d'un nombreux auditoire, Sulpicius discourut à peu près en cas termes : « Lorsque l'on dit que le juge siégera intra kalendas, il est évident pour tous qu'il peut juger avant les calendes, ante kalendas ; il n'y a de doute que pour le jour même des calendes , et l'on demande, comme vous le faites, s'il pourra siéger le jour des calendes, kalendis. A consulter l'origine du mot, il n'est pas douteux qu'on disant intra kalendas, c'est comme si l'on indiquait seulement le jour des calendes. En effet, ces trois mots intra, dans l'intervalle de; citra, en deçà; ultra, au delà, qui déterminent les limites des lieux, n'avaient dans le vieux langage qu'une syllabe : in, cis, uls ; mais comme la prononciation ces particules ne faisait entendre qu'un son exigu et étouffé, on ajouta aux trois mots la même syllabe : ainsi, au lieu de cis Tiberim, en deçà du Tibre ; uls Tiberim, au delà du Tibre, on dit citra Tiberim, ultra Tiberim. De même in, par l'addition de la même syllabe, in devint intra. Ces trois mots sont donc, pour ainsi dire, limitrophes, car ils expriment des limites qui se touchent ; par exemple : intra oppidum, au dedans de la ville ; ultra oppidum, au delà de la ville ; citra oppidum, en deçà de la ville ; ici, comme je l'ai dit, intra a la signification de in. En effet, dire intra oppidum, intra cubiculum, infra ferias, est-ce dire autre chose que in oppidum, dans la ville ; in cubiculo, dans la chambre ; in feriis, dans les fêtes ? Donc, intra kalendas, ce n'est pas avant les calendes, mais le jour même des Kalendes. Ainsi, d'après l'étymologie et la valeur du mot, celui qui est chargé de juger intra kalendas, s'il ne juge pas le jour même des calendes, ne remplit pas son devoir d'après le sens attaché à cette expression intra kalendas. Car, s'il juge avant les calendes, alors il siégera non intra, mais citra. Je ne sais, et la question est peu importante, comment il se fait que, par l'interprétation la plus absurde, on a donné à intra kalendas la signification de citra kalendas, ou de ante kalendas. Il paraît même étrange que l'on puisse juger avant les calendes, quand on a reçu l'ordre de siéger intra kalendas, et non pas en deçà ni au delà. Mais ainsi l'a décidé l'usage, cet arbitre souveraine à toutes choses, et principalement du langage. » Lorsque Apollinaris eut terminé sa dissertation aussi claire que sensée, je lui dis : « J'ai été désireux de rechercher, de savoir, avant de m'adresser à vous, quel emploi nos anciens avaient fait de la particule en question, et j'ai trouvé dans la troisième Verrine de Tullius cette phrase : "Locus intra oceanum iam nullus est, neque tam longinquus, neque tam reconditus, quo non per haec tempora nostrorum hominum libido iniquitasque peruaserit", il n'y a déjà plus, en deçà de l'océan, de lieu si éloigné ni si retiré qui n'ait été envahi de nos jours par la licence et l'injustice de nos hommes. Il emploie intra oceanum, en opposition avec votre raisonnement ; car il est évident qu'il na pas voulu dire dans l'océan. Il veut, en effet, parler de toutes les terres qui baignent l'océan, et où nos hommes ont pu pénétrer : elles sont citra oceanum, et non in oceano. On ne peut croire qu'il ait voulu parler de je ne sais quelles îles qui se trouvent, dit-on, au sein même des flots de l'océan. » Alors Sulpicius Apollinaris souriant : « certes, dit-il, il y a de l'adresse à m'opposer ce passage de Tullius; mais Cicéron n'a pas donné à intra oceanum la signification de : en deçà le l'océan, comme vous l'interprétez. Que peut-il y avoir, en effet, en deçà l'océan, puisque l'océan ceint et baigne les terres ? Car ce qui est en deçà, est en dehors ; et peut-on dire qu'une chose est dans l'intérieur, si elle est en dehors ? Mais si l'océan ne baignait qu'une seule partie de l'univers, cette partie pourrait être dite en deçà ou en avant de l'océan ; mais puisqu'il baigne de tous côtés la terre, puisque ses flots la ceignent de toutes parts, il n'y rien au dehors de l'océan ; mais ses eaux, embrassant toutes les terres, au milieu même de ses rivages se trouve tout ce qu'il renferme. Ainsi, certes, le soleil ne fait pas sa révolution en deçà du ciel, mais dans le ciel, dans l'espace compris dans le ciel. » Cette réponse d'Apollinaris nous parut sensée et piquante, mais plus tard je trouvai, dans une des lettres de M. Tullius à Serv. Sulpicius intra modum dans le même sens que intra kalendas, quand on veut lui donner la signification de citra kalendas. Je cite le passage de Cicéron : "Sed tamen, quoniam effugi eius offessionem qui fortasse arbitraretur, me hanc rem publicam non putare, si perpetuo tacerem, modice hoc faciamus aut etiam intra modum, ut et illius uoluntati et meis studiis seruiam"; cependant, puisque j'ai évité de l'offenser, et qu'il pourrait penser, si je persistais dans le silence, que je ne regarde pas cette affaire comme publique, je me tairai avec mesure, même en dedans des bornes, pour satisfaire à la fois son désir de mes goûts. Il avait dit : hoc faciam modice, c'est-à-dire je le ferai dans des bornes convenables et justes ; ensuite, comme l'expression ne le satisfaisait pas, et qu'il voulut la corriger, il ajoute : aut etiam intra modum, expression moins forte que modice ; c'est-à-dire qu'il se tiendra en deçà du juste milieu. Dans le discours de Cicéron pour P. Sestius il dit intra montem Taurum, pour signifier, non dans le mont Taurus, mais jusqu'au mont Taurus. Voici les paroles mêmes de M. Tullius dans le discours indiqué : "Antiochum Magnum ilium maiores nostri magna belli contentione terra marique superatum intra montem Taurum regnare iusserunt; Asiam qua illum mulctarunt. Attalo ut is in ea regnaret, condonarunt", Antiochus le Grand après une lutte acharnée sur terre et sur mer, reçut de nos ancêtres l'ordre de régner en deçà du mont Taurus ; ils lui infligèrent, comme amende, la porte de l'Asie, dont ils confièrent le gouvernement à Attale. Il reçut l'ordre, dit Cicéron, de régner intra montem Taurum : ce n'est pas là évidemment la signification de intra cubiculum ; à moins de dire que intra montem signifie entre les contrées qui sont bornées par le mont Taurus; de même que celui qui est intra cubiculum n'est pas dans les murailles de la chambre, mais entre les murailles qui entourent la chambre, et qui cependant en font partie ; ainsi le prince qui règne intra montem Taurum, ne règne pas seulement dans le mont Taurus, mais encore dans les contrées que borne le Taurus. D'après ces deux passages de M. Tullius, faut-il, par analogie, que celui qui a reçu l'ordre de juger intra kalendas se donne le droit de le faire et avant et pendant les calendes? Ce ne serait pas là abuser du privilège d'un usage sans fondement, mais se conformer à la raison même, puisque tout l'espace de temps compris dans les calendes peut être considéré avec justice comme étant renfermé intra kalendas.

XIV. Sur la signification et l'origine du mot saltem. Nous cherchions la première signification et l'origine du mot saltem. Il est, en effet, d'un usage tellement ancien, que l'on ne peut le considérer comme ces particules explétives que l'on emploie souvent au hasard, sans intention positive. Quelques-uns prétendaient avoir lu dans les Commentaires du grammairien P. Nigidius, que saltem est pour si aliter, avec une ellipse dont voici la pensée complète : Si aliter non potest, si la chose ne peut être autrement. Pour moi, j'ai parcouru, non sans attention, le livre de Nigidius, et je n'y ai nulle part trouvé cette explication. Toutefois, ces mots, si aliter non potest, rendent assez bien le sens du mot qui nous occupe. Mais renfermer en si peu de lettres tant de mots, parait une subtilité que l'on ne peut approuver. Un homme, qui faisait son unique occupation des livres et de l'étude de la grammaire, prétendait que, de saltem, on avait supprimé la lettre u ; que l'on disait autrefois salutem « Après avoir éprouvé plusieurs refus, disait-il, si nous voulons adresser une dernière prière à laquelle on ne puisse résister, nous avons coutume de dire : Hoc saltem fieri aut dari oportet, il faut du moins faire ou accorder ceci. C'est comme si nous demandions en dernier lieu un salut, salutem, qu'il soit trop juste de nous accorder.» L'interprétation est sans doute fort ingénieuse ; mais elle me paraît peu naturelle : la question mérite donc d'être plus mûrement examinée pour que nous puissions décider.

XV. Que Sisenna, dans son Histoire, emploie souvent des adverbes tels que celatim, uelitatim, saltuatim. Dans mes lectures habituelles de l'Histoire de Sisenna, j'ai remarqué le retour fréquent de cette forme d'adverbes cursim, en hâte; properatim, en diligence; celatim, en secret; uelitatim, en escarmouchant; saltuatim par saut. Inutile de donner des exemples des deux premiers, qui sont usités ; je trouve des exemples des autres au sixième livre : Quam maxime celatim poterat, in insidiis suos disponit, il place ses hommes en embuscade aussi secrètement que possible. Ailleurs, je lis : Nos una aestate in Asia et Graecia litteris gesta idcirco continentia mandauimus, ne uelitatim aut saltuatim scribendo lectorum animos impediremus, j'ai raconté dans tous leurs détails les événements arrivés dans l'Asie et dans la Grèce, pour ne pas mettre dans l'embarras l'esprit de mes lecteurs, en écrivant l'histoire par sauts et par bonds.

LIVRE XIII

I. Recherches sur ces mots de M. Tullius, dans sa première Philippique : "multa autem impendere uidentur praeter naturam etiam praeterque fatum". Les mots fatum et natura ont-ils une signification semblable ou différente ? M. Cicéron, dans sa première Antonienne, a écrit ces mots : « J'ai hâté mon retour pour suivre Pison, ce que n'ont pas fait les sénateurs ici présents. Ce n'était pas dans un but d'utilité personnelle (je ne pouvais en espérer, en attendre rien d'avantageux); mais si quelque malheur m'arrivait (et combien de dangers nous menacent, sans compter les lois de la nature et le destin, praeter naturam praeterque fatum), j'ai voulu que ce jour élevât la voix pour conserver le souvenir de mon dévouement sans bornes à la République. » Praeter naturam, dit Cicéron, praeterque fatum ; a-t-il voulu rendre la même idée en deux mots, fatum et natura ? Ces deux termes sont-ils pris comme synonymes pour exprimer une même chose ? ou bien a-t-il donné deux sens à ces deux mots, pour faire entendre que certains accidents viennent de la nature, d'autres du destin ? Cette question mérite d'être examinée; je rechercherai surtout pour quel motif il a dit que bien des accidents menacent les mortels, sans compter les arrêts du destin, praeter fatum, puisque la nature, l'ordre et la nécessité presque invincible du destin sont tels, que le mot destin semble embrasser tout, à moins que Cicéron n'ait adopté l'opinion d'Homère : "De peur que vous ne descendiez dans le palais de Pluton, sans l'ordre du destin". Il n'est pas douteux qu'il ait voulu parler d'une mort violente et inopinée que l'on peut dire avec raison arrivée contre les lois de la nature, praeter naturam. Mais pourquoi a-t-il mis aussi ce genre de mort en dehors des arrêts du destin ? Ce n'est ni le lieu ni l'instant de l'examiner. Cependant, je ne dois point passer sous silence que Virgile a émis la même opinion que Cicéron sur le destin. Dans le quatrième livre de l'Énéide, il dit de Didon, qui avait terminé violemment ses jours : "Comme elle ne périssait ni par l'ordre du destin ni par un trépas mérité". Comme si l'on ne devait pas attribuer au destin la violence qui met un terme à la vie. Démosthène, non moins célèbre par sa sagesse que par son éloquence, a dit des choses à peu près semblables sur la nature et la destinée ; on croirait que M. Cicéron l'a pris pour modèle. On lit, en effet, dans son discours si remarquable Sur la Couronne : « L'homme qui croit n'être né que pour sa famille attend la mort venant d'elle-même, et d'après l'ordre du destin ; mais celui qui se croit né pour sa patrie, plutôt que de la voir esclave, marchera au-devant de la mort. Ce que Cicéron appela fatum et natura, Démosthène, longtemps auparavant, l'avait appelé g-ten g-pepromenen. Et par g-ton g-automaton g-thanaton on entend une mort naturelle, selon la loi du destin, et qui vient sans violence étrangère.

II. Conversation familière des deux poètes Pacuvius et Aulus à Tarente. Ceux qui ont eu le loisir et le goût d'étudier et de transmettre à la mémoire la vie des savants illustres et leurs actions les plus remarquables, ont rapporté l'anecdote suivante sur les deux poètes tragiques M. Pacuvius et L. Attius. Pacuvius, parvenu à un âge avancé et affecté par des infirmités naturelles, avait quitté Rome pour se fixer à Tarente. Attius, qui était beaucoup plus jeune, arriva dans cette ville au moment de partir pour l'Asie; il alla visiter Pacuvius, et, cédant à sa bienveillante invitation, il passa quelques jours auprès de lui, et consentit à lire sa tragédie d'Atrée. Pacuvius en trouva, dit-on, les vers sonores et pleins de noblesse, mais un peu durs et âpres. « Votre critique est juste, dit Attius, mais je ne me repens pas de cette faute ; j'espère, en effet, faire mieux à l'avenir. On dit qu'il en est des talents comme des fruits : ceux qui naissent maigres et âpres deviennent doux et suaves ; ceux, au contraire, qui sont, dès le principe, mous et tendres, ne mûrissent pas, mais pourrissent promptement. Laissons donc à l'esprit une certaine raideur, que l'âge et le temps sauront bien adoucir. »

III. Ces mots, necessitas et necessitudo, ont-ils une signification différente ? Il est vraiment par trop plaisant de voir la plupart des grammairiens assurer qu'il y a une différence marquée entre necessitas et necessitudo ; que necessitas exprime une force invincible, une violence; tandis que necessitudo est le droit, le lien, la religion de l'amitié, et que, pris isolément, il n'a que cette signification. Mais, comme il n'y a pas de différence entre suauitudo et suauitas, douceur ; sanctitudo et sanctitas, sainteté ; acerbitudo et acerbitas, verdeur ; acritudo et, comme l'a écrit Attius dans Néoptolème, acritas, aigreur ; ainsi je ne vois pas quelle différence on pourrait signaler entre necessitudo et necessitas. Aussi, vous trouverez fréquemment dans les vieux auteurs necessitudo pour ce qui est nécessaire. A la vérité, necessitas pour exprimer les droits, les liens d'amitié, de parenté, se trouve rarement, quoique ceux qui sont unis par ce droit et par ce devoir d'amitié et de parenté soient appelés necessarii. Cependant j'ai trouvé dans le discours de C. César, en faveur de la loi Plautia, necessitas pour necessitudo, c'est-à-dire dans le sens de liens de parenté. Voici le passage : « Certes, je crois avoir déployé tout le zèle, tous les efforts, toute l'activité que réclamait notre parenté, pro nostra necessitate. » L'idée d'écrire sur la synonymie de ces deux mots m'a peut-être été inspirée par la lecture du quatrième livre de notre vieil historien Sempronius Asellio. Il dit de P. l'Africain, fils de Paul-Emile : « Il avait entendu dire à son père, L. Émilius Paulus, qu'un général accompli ne hasarde pas de bataille rangée, à moins d'une absolue nécessité, necessitudo ou d'une occasion très favorable. »

IV. Réponse pleine de tact et de prudence d'Olympias à son fils Alexandre. Dans la plupart des histoires d'Alexandre, et dernièrement encore dans le livre de M. Varron, intitulé Oreste, ou de la Folie, j'ai lu une réponse très plaisante d'Olympias femme de Philippe, à son fils Alexandre. Dans une lettre que ce prince écrivit à sa mère, il commençait en ces termes : « Le roi Alexandre, fils de Jupiter Ammon, à Olympias, sa mère, salut. » Olympias lui répondit : « Tu m'obligeras, mon fils, de garder le silence, et ne pas me dénoncer à Junon ; cette déesse m'accablera de sa vengeance, si dans tes lettres tu me reconnais pour sa rivale. » C'était, en femme éclairée et prudente, avertir poliment et avec finesse un fils superbe de déposer une vaine croyance sur son origine céleste, opinion que lui avaient inspirée ses éclatantes victoires, l'adulation des courtisans, et une prospérité sans bornes.

V. Sur les philosophes Aristote, Théophraste et Ménédème. Manière délicate dont Aristote désigne son successeur. Le philosophe Aristote fut affecté à environ soixante-deux ans d'une maladie qui laissa peu d'espérance. Mais la foule nombreuse de ses disciples l'entoura, le priant avec instance de désigner un successeur chargé de les guider après sa mort, de cultiver leur esprit, de les nourrir des mêmes principes, et de compléter son œuvre. L'école renfermait un grand nombre de disciples remarquables ; mais à leur tête on distinguait Théophraste et Ménédème : ils étaient au-dessus de tous par leur esprit et par l'étendue de leurs connaissances. Théophraste était né à Lesbos, Ménédème à Rhodes. Aristote répondit qu'il se rendrait à leur désir lorsqu'il jugerait le moment opportun. Quelques jours plus tard, Aristote, se voyant entouré des mêmes disciples qui lui avaient adressé cette demande : « Le vin que je bois, dit-il, ne convient pas à ma santé, il est âpre et malsain ; trouvez-moi quelque vin étranger, de Rhodes, par exemple, ou de Lesbos, je prendrai celui qui me sera le plus agréable. Aussitôt on va, on court, on apporte le vin ; alors Aristote demande celui de Rhodes, il le goûte : « Certes, dit-il, ce vin est fort et agréable. » Il goûte ensuite le vin de Lesbos : « Ces deux vins, sont d'un bon crû; mais celui de Lesbos a plus de douceur g-hedion g-ho g-Lesbios.» A ces mots, il parut évident à tous que le philosophe venait d'indiquer d'une manière ingénieuse et délicate, sa préférence, non pour le vin, mais pour son successeur. Le Lesbien Théophraste avait, en effet, une douceur infinie dans son éloquence comme dans ses mœurs. Peu de temps après, Aristote étant mort, tous ses disciples passèrent à Théophraste.

VI. Nom employé par les Romains pour rendre l'expression grecque g-prosoidias. Les anciens Romains et les Grecs ne connaissaient pas le mot barbarismus. Ce que les Grecs appellent g-prosoidias, nos savants l'ont autrefois désigné par les mots note, mesure, accent, prononciation. Quant à cette faute que nous appelons aujourd'hui un barbarisme, elle n'était pas désignée par ce mot ; mais on disait de celui qui la faisait qu'il parlait d'une manière rustique. P. Nigidius, dans ses Commentaires sur la Grammaire, dit : « La prononciation devient rustique, si vous aspirez mal à propos. » Le mot barbarisme, aujourd'hui vulgairement employé, l'a-t-il été avant Auguste par les hommes dont le langage était correct et pur ? Je n'en ai pas encore trouvé d'exemple.

VII. Homère dans ses poèmes, Hérodote dans son Histoire, ont dit du lion des choses contradictoires. La lionne ne produit qu'une fois dans sa vie, et n'aime qu'un seul lionceau, d'après Hérodote au troisième livre de son Histoire. Voici ses propres expressions : « La femelle du lion, le plus fort et le plus courageux des animaux, ne produit qu'une fois; car en mettant bas, elle perd sa matrice ; en voici la cause : aussitôt que le lionceau commence à s'agiter dans le sein de sa mère et à s'armer de ses griffes si aiguës, il déchire la matrice qui le renferme ; plus il prend de forces, plus il la déchire, et lorsqu’arrive le moment de la quitter, il n'en reste presque rien. » Homère, au contraire, dit que les lions (et par ce nom masculin il entend aussi les femelles; ce sont de ces substantifs appelés par les grammairiens g-epikoinon, douteux) mettent bas et élèvent plusieurs petits. Je citerai les vers où il émet clairement cette opinion : "Il s'arrêta : telle une lionne entourée de ses petits, qu'elle conduit dans une forêt, s'arrête tout à coup à l'aspect des chasseurs". Dans un autre passage, il exprime la même idée : "Il pousse d'affreux gémissements, comme une lionne à la belle crinière à qui un chasseur a ravi ses petits dans la sombre forêt : elle arrive, et son cœur est déchiré, elle parcourt les vallées, cherchant les traces du ravisseur qu'elle brûle de découvrir; car sa fureur est à son comble". Cette diversité d'opinion entre le prince des poètes et le plus célèbre des historiens piqua ma curiosité ; j'ai donc voulu recourir au précieux traité composé par Aristote sur les animaux, en proposant de recueillir dans mes commentaires ce qu'Aristote a pu dire touchant la question qui nous occupe. Voici les expressions mêmes de cet écrivain, au sixième livre de l'Histoire des Animaux : « La lionne s'accouple et urine par derrière, comme je l'ai dit précédemment ; elle s'accouple et produit tous les ans mais non pas en toute saison ; elle met bas au printemps, le plus souvent deux lionceaux, six au plus, parfois même un seul. Quant à ce que l'on a dit sur la perte de sa matrice quand elle met bas, c'est une fable ridicule ; la rareté des lions a sans doute donné lieu à ce récit. Les lions sont rares, en effet, et ne naissent pas en tout pays ; on n'en trouve dans toute l'Europe que dans l'espace compris entre l'Acheloüs et le Nessus. Au reste, le lion naît si petit, qu'à l'âge de deux mois il marche à peine. En Syrie, la lionne produit cinq fois, d'abord cinq petits, puis un de moins chaque fois; ensuite elle cesse de produire et est stérile. La lionne n'a pas de crinière, c'est la parure du mâle; le lion perd les dents appelées canines, au nombre de quatre, deux en haut, deux en bas; il les perd à l'âge de six mois. »

VIII. La sagesse, selon l'expression juste et spirituelle du poète Afranius, est fille de l'expérience et de la mémoire. Rien de plus remarquable, de plus juste, que cette fiction par laquelle le poète Afranius nous peint la sagesse ; il l'appelle fille de l'expérience et de la mémoire. Il nous démontre par là que celui qui désire acquérir la sagesse et la connaissance des choses humaines, ne doit pas seulement étudier les livres, la rhétorique, la dialectique ; il faut encore qu'il agisse, qu'il s'exerce au maniement des affaires; il doit acquérir de l'expérience à ses dépens, et graver profondément dans sa mémoire tout ce qu'on a fait, tout ce qui est arrivé ; on doit ensuite se diriger avec prudence et régler sa conduite d'après les enseignements obtenus en courant soi-même des périls, et non d'après les leçons que donnent les livres et les maîtres, dont les vaines paroles et les images charment comme une représentation théâtrale ou comme un songe. Voici les vers d'Afranius dans sa pièce intitulée le Siège : "Je dois le jour à l'Expérience et à la Mémoire. Les Grecs m'appellent Sophia ; vous m'appelez Sagesse". Pacuvius renferme à peu près la même idée dans un vers qu'un philosophe macédonien, homme vertueux et mon ami jugeait digne d'être gravé au frontispice de tous les temples ; "Je hais les hommes paresseux dans leurs actes et philosophes dans leurs maximes". « Il ne connaissait rien, disait-il, de plus indigne, rien de plus insupportable, que ces hommes lâches portant la barbe et le manteau, et transformant les mœurs sévères et les enseignements de la philosophie en un vain bruit de paroles arrangées avec art, ces hommes qui invectivent avec éloquence contre les vices, au moment même où ils suent le vice par tous les pores. »

IX. Opinion de Tullius Tiron dans ses commentaires sur les étoiles appelées Suculae et Hyades. Tullius Tiron, l'élève et l'affranchi de M. Cicéron, fut même le compagnon de ses travaux littéraires. Il a écrit sur les principes et l'origine de la langue latine. Il a aussi composé des ouvrages dans lesquels on trouve un mélange de toutes sortes de questions : le plus remarquable est celui qui porte le titre grec g-pandektas, pandectes, c'est-à-dire répertoire, parce qu'il renfermait toute espèce de sujets et de connaissances. On y lit ce qui suit sur les étoiles appelées suculae : « Les anciens Romains étaient d'une ignorance telle sur la langue et la littérature grecques, qu'ils appelèrent suculae les étoiles qui sont à la tête du Taureau, parce que les Grecs les appellent g-hyadas ; comme si le mot latin rendait l'expression grecque, de même que sues a été formé de g-hyes. Mais, dit Tiron, le mot g-hyades ne vient pas de g-ouk g-apo g-ton g-hyon {c'est-à-dire de sues}, comme l'ont cru nos ancêtres dans leur simplicité, mais de g-hyein, car leur lever et leur coucher sont accompagnés de tempêtes, de pluies et d'orages : or, pleuvoir se dit en grec g-hyein. » Ainsi s'exprime Tiron dans ses Pandectes. Mais nos pères n'ont pas été assez ignorants, assez bornés, pour appeler la constellation des Hyades suculae, par la raison qu'ils nommaient les cochons g-hyes, sues. Mais, de même que nous avons fait du grec g-hyper, super, sur; de g-hyptios supinus, courbé ou renversé en arrière, couché sur le dos, etc ; de g-hyphorbos, subulcus, porcher; de g-hypnos, sypnus d'abord, et ensuite somnus, sommeil; à cause de l'affinité de notre u avec l'y grec ; ainsi g-hyades devint d'abord pour nous syades, et fut ensuite appelé suculae. Au reste, ces étoiles ne sont pas à la tête du Taureau, comme le dit Tiron (en effet, sans elles le Taureau n'aurait pas de tête), elles sont disposées dans le cercle du zodiaque de telle sorte qu'elles présentent l'image d'une tête de taureau ; le reste du corps est figuré par la place occupée par les étoiles, que les Grecs appellent pléiades, et que nous nommons vergilies.

X. Étymologie de soror, d'après Labéon Antistius, et de frater, d'après Nigidius. Labéon Antistius fit une étude toute particulière du droit civil, sur lequel il donna de fréquentes consultations. Il n'ignorait pas toutefois les autres arts ; il avait même pénétré profondément dans les études sur la grammaire, la dialectique et la littérature ancienne la plus élevée. Il connaissait parfaitement le sens et l'origine des mots latins, ce qui lui était d'un très grand secours pour résoudre la plupart des difficultés de la science du droit. On a publié de lui des livres sous le nom d'oeuvres posthumes. Trois livres, le trente-huitième, le trente-neuvième et le quarantième sont remplis de questions de cette nature, et propres à mettre au grand jour l'histoire de la langue latine. De plus, dans les livres qu'il a écrits sur un édit du préteur, on y trouve une foule de traits pleins de charmes et d'esprit. Tel est ce passage du quatrième livre : « Le nom soror, soeur, signifie qui naît, pour ainsi dire, seorsum, à part, et quitte la maison où elle est née pour passer dans une autre famille. » P. Nigidius, homme d'une science profonde, donne une étymologie non moins ingénieuse et subtile du mot frater, frère : « Frater, dit-il, est ainsi appelé comme étant presque un autre soi-même, fere alter. »

XI. Nombre de convives qu'il convient d'admettre, selon M. Varron. Des secondes tables et du dessert. Rien de plus délicieux, dans les Satires Ménippées de M. Varron, que le livre ayant pour titre : « Tu ignores ce que le soir prépare.» Il y traite de l'ordonnance d'un festin, du nombre des convives que l'on doit y admettre. Il dit que ce nombre doit commencer à celui des Grâces et finir à celui des Muses, c'est à-dire commencer à trois et s'arrêter à neuf ; ainsi il faut être au moins trois, mais jamais plus de neuf. «Il ne faut pas, dit-il être nombreux ; la foule est d'ordinaire bruyante : à Rome il est vrai, les convives restent immobiles ; mais à Athènes, jamais ils ne se couchent. Quant au festin même, sa perfection dépend de quatre qualités : il sera parfait si les convives sont des hommes aimables et bien élevés, si le lieu est convenable, si le temps est bien choisi, et si le repas a été préparé avec soin. On doit choisir des convives qui ne soient ni bavards ni muets. L'éloquence convient sans doute au forum et au sénat ; mais le silence serait déplacé dans une salle de festin, il ne convient que dans le cabinet. » Il pense que l'on doit choisir pour le temps de festin des sujets de conversation non embrouillés et propres à inquiéter, mais agréables, attachants, pleins de charmes et délicieusement utiles ; en un mot, de ces conversations qui ornent notre esprit et lui donnent plus de grâce : « Pour obtenir ce résultat, dit-il, notre conversation devra rouler sur des sujets appartenant au commerce de la vie ordinaire, et dont on n'a pas le loisir de s'occuper au forum ou dans l'agitation des affaires. Quant au maître de la maison, ajoute-t-il, il n'est pas nécessaire qu'il soit magnifique; il suffit qu'on ne puisse l'accuser de parcimonie. Toutes sortes de lectures ne conviennent pas dans un festin, il faut choisir celles qui sont à la fois utiles, g-biohpheleh, et agréables. » Il n'a pas négligé, non plus, de donner des leçons pour les secondes tables. Il en parle en ces termes : «Le dessert, bellaria, le plus doux est celui qui ne l'est pas ; en effet, les friandises sont contraires à la digestion. » Le mot bellaria, employé par Varron, pourrait n'être pas compris : il signifie tout ce qui compose le service des secondes tables. Ce que les Grecs ont appelé g-pemmata ou g-tragehmata était appelé bellaria par nos ancêtres. Les vins de liqueur sont aussi désignés sous ce nom dans nos plus vieilles comédies; ils y sont nommés Liberi bellaria, les friandises de Bacchus.

XII. Les tribuns du peuple ont le droit d'appréhender, mais non de citer. Dans une lettre d'Attéius Capiton, nous lisons que Labéon Antistius posséda une instruction profonde sur les lois, sur les mœurs du peuple romain et sur le droit civil; « mais il poussait, dit-il, l'amour de la liberté jusqu'à la licence, jusqu'à la folie ; croirait-on qu'au moment où le divin Auguste régnait sur la République, il n'y avait à ses yeux d'autres règles que les lois réputées comme justes et saintes dans l'antique jurisprudence des Romains ! » Il rapporte ensuite la réponse de ce même Labéon au viateur que les tribuns du peuple lui avaient envoyé pour le citer devant leur tribunal : « Une femme, dit-il, ayant porté plainte aux tribuns contre Labéon, ces magistrats lui envoyèrent Gallianus pour le sommer de venir répondre aux accusations de cette femme. Il dit au viateur de retourner vers les tribuns et de leur répondre qu'ils n'avaient le droit de citer ni lui ni personne, parce que, d'après les coutumes anciennes, les tribuns du peuple avaient le droit d'appréhension, et non de citation ; qu'ils pouvaient donc le faire saisir, mais non le citer. » J'avais déjà noté ce fait dans la lettre de Capiton, lorsque, plus tard, je trouvai le même fait plus détaillé au vingt et unième livre des Choses humaines de M. Varron. Je rapporterai le passage : Certains magistrats ont le droit de citation, d'autres celui d'appréhension, quelques-uns ni l'un ni l'autre. Le droit de citation appartient aux consuls et à tous ceux qui ont un commandement ; le droit d'appréhension appartient aux tribuns et à tous ceux qui ont un viateur ; les questeurs et les autres magistrats n'ayant ni licteur ni viateur, ne peuvent ni citer ni appréhender. Ceux qui ont le droit de citer peuvent aussi saisir, retenir, emmener ; et pour l'exercice de tous ces droits, il n'est pas nécessaire que la personne soit présente, il suffit qu'elle ait été appelée. Les tribuns n'ont pas le droit de citation, et néanmoins plusieurs par ignorance ont agi comme s'ils avaient ce droit ; quelques-uns même ont cité à la tribune aux harangues, non pas un particulier, mais un consul. Étant triumvir, je fus cité par le tribun Porcius, et, de l'avis des premiers magistrats, je refusai de comparaître, et me conformai au droit ancien. Lorsque j'étais tribun, je n'ai jamais cité personne, et jamais je n'ai contraint à obéir un citoyen cité par mes collègues. » Pour moi, je pense que Labéon se fondait à tort sur ce prétendu droit dont parle M. Varron, de ne pas répondre à la citation des tribuns. A-t-il quelque raison de leur dénier ce droit, lorsqu'il leur reconnaît celui de faire saisir un citoyen ? Ajoutez que le droit de faire saisir comporte celui de charger de fers. Comment donc, avec un plein pouvoir d'enchaîner la liberté d'un citoyen, les tribuns n'avaient-ils pas cependant celui de citer ? Cela peut s'expliquer ainsi : les tribuns ont été primitivement créés, non pour rendre la justice, ni pour connaître des causes et des querelles relatives à des absents, mais bien pour interposer leur action partout où ils la jugeaient nécessaire, pour que l'injure faite en leur présence soit aussitôt réprimée; aussi le droit de découcher leur fut-il enlevé ; en effet, pour écarter la violence, il fallait leur vigilance assidue, leur présence continuelle.

XIII. Opinion de M. Varron, dans son ouvrage des Choses humaines, sur cette question : Les édiles et les questeurs du peuple romain peuvent-ils être cités par un simple particulier devant le tribunal de préteur ? Lorsque, quittant la poussière des livres et la solitude de l'école, je parus pour la première fois au milieu des hommes et à la lumière du forum, toutes les réunions qui s'occupaient de droit agitaient cette question : Un questeur du peuple romain peut-il être cité devant le tribunal d'un préteur ? Et ce n'était pas là une question oiseuse ; ce cas même venait de se présenter, il s'agissait de citer un questeur : la plupart pensaient que le préteur n'avait pas à son égard le droit de citation, puisque le questeur, étant incontestablement magistrat du peuple romain, pouvait refuser de comparaître, et que la dignité de sa magistrature le mettait à l'abri d'être conduit de vive force et enchaîné devant ce tribunal. Mais moi, qui faisais alors ma lecture assidue de M. Varon, voyant les esprits incertains au sujet de cette question, je produisis le passage suivant du vingt et unième livre des Choses humaines : « Les magistrats auxquels la loi refuse le droit de citation et d'appréhension peuvent être cités par un simple particulier. Ainsi, M. Lévinus, édile curule, fut appelé par un particulier devant le tribunal du préteur ; mais aujourd'hui, escortés d'esclaves publics, les édiles, loin de pouvoir être saisis, se plaisent à braver le peuple. » Ainsi parle Varron dans ce passage au sujet des édiles ; il dit aussi dans le même livre que les questeurs n'ont ni le droit de citation ni celui d'appréhension. Aussitôt que j'eus fait connaître ces deux passages de Varron, chacun se rangea à son avis, et le questeur fut sommé de comparaître devant le tribunal du préteur.

XIV. Ce qu'il faut entendre par pomerium. Les augures du peuple romain, qui ont écrit sur les auspices, ont défini le pomérium de la manière suivante : « Le pomérium est un espace autour de la ville, entre les murs et la campagne ; cet espace déterminé fixe les limites des auspices de la ville. Le premier pomérium établi par Romulus avait pour borne le pied du mont Palatin ; mais ce pomérium, grandissant avec la République, embrassa dans son enceinte plusieurs hautes collines. Celui-là avait le droit d'étendre le pomérium, qui avait agrandi le territoire de la République par quelque conquête sur l'ennemi. On a demandé, et on demande encore aujourd'hui comment il se fait que, des sept collines de Rome, l'Aventin seul se trouve hors du pomérium, malgré sa proximité et le grand nombre de ses habitants. Pourquoi ni le roi Serv. Tullius, ni Sylla, qui ambitionna le droit d'étendre le pomérium ni le divin Jules, qui l'étendit plus tard, n'ont-ils pas compris dans cette enceinte le mont Aventin ? Messala a écrit qu'il y avait eu quelques raisons pour cela ; mais la première, à son avis, c'est que sur cette colline, Remus, pour la fondation de la ville, prit les auspices qui lui furent contraires, et Romulus triompha. « C'est pour cela, dit Messala, que tous ceux qui ont étendu le pomérium n'ont pas voulu y comprendre l'Aventin, comme si ne pouvant donner que de funestes augures. » Mais à propos de cette colline, je ne passerai pas sous silence ce que j'ai trouvé récemment dans les Commentaires d'Élis, ancien grammairien : j'y ai lu que l'Aventin, comme nous l'avons dit, exclu du pomérium, y fut renfermé par Claude, et qu'il est maintenant compris dans son enceinte.

XV. Passages de Messala où il indique quels sont les magistrats inférieurs. Le consul et le préteur sont collègues. Quelques détails sur les auspices. Différence entre adresser la parole, loqui, au peuple, et traiter, agere, avec le peuple. Quels magistrats ont le droit d'interdire la convocation des comices. Dans l'édit des consuls, qui fixe le jour des comices par centuries, il est écrit, d'après la forme ancienne et de tout temps en usage : « Qu'un magistrat inférieur ne se permette pas d'observer le ciel. » On se demande donc à ce sujet quels sont les magistrats inférieurs; je crois inutile de donner mon opinion à ce sujet, puisque le premier livre de l'augure M. Messala sur les Auspices me tombe sous la main. Je transcrirai les paroles mêmes de Messala : « Le droit d'auspices des patriciens se divise en deux classes : les grands sont pris par les consuls, les préteurs, les censeurs. Toutefois, il y a dans ces auspices des différences comme il y en a dans ces magistratures ; car les censeurs ne sont les collègues ni des consuls ni des préteurs ; mais les préteurs sont les collègues des consuls ; aussi les auspices des censeurs ne peuvent être annulés ou consacrés par ceux des consuls et des préteurs, ni ceux des consuls et des préteurs par ceux des censeurs. Mais les censeurs entre eux ont ce droit ; il appartient dans le même cas, aux préteurs et aux consuls. Le préteur quoique collègue du consul, ne peut interroger en justice ni un autre préteur ni un consul. Tel est l'usage que nous ont transmis nos ancêtres, et que nous avons conservé jusqu'à ce jour car, comme le déclare C. Tuditanus au treizième livre de ses Commentaires, le préteur étant investi d'une autorité moins grande que le consul, l'inférieur ne peut pas interroger en justice un collègue son supérieur : préteur moi-même dans ces derniers temps, je me suis soumis à l'usage de nos pères, et quoique présidant les comices, je n'ai pas pris les auspices. Les auspices pour l'élection d'un censeur, d'un consul et du préteur ne sont pas les mêmes. Les autres magistrats prennent les petits auspices ; voilà pourquoi ils sont appelés magistrats inférieurs, et les premiers magistrats supérieurs. Les inférieurs sont nommés dans les comices par tribus, ou plutôt par une loi curiate ; les grandes magistratures sont données dans les comices par centuries. » Tous ces détails, donnés par Messala, nous montrent clairement ce qu'il faut entendre par magistratures inférieures, et pour quel motif elles sont ainsi nommées. Messala nous apprend aussi que le préteur et le consul sont collègues, parce qu'ils sont créés sous les mêmes auspices : on dit qu'ils prennent les grands auspices, parce que ces auspices ont plus d'autorité, inspirent plus de confiance. Messala, dans le même livre, parle ainsi des petites magistratures. Le consul peut empêcher tous les magistrats de convoquer les comices et de haranguer le peuple ; le préteur peut empêcher tous les magistrats, le consul excepté ; les magistrats inférieurs n'ont, dans aucun cas, ce double pouvoir, de manière que le premier qui convoque les comices est dans son droit ; car n'est pas permis de traiter avec le peuple de deux choses à la fois. Ils ne peuvent s'empêcher mutuellement de tenir les comices ni de traiter avec le peuple ; cependant, plusieurs magistrats peuvent adresser la parole au peuple dans la même assemblée. » D'après ce passage de Messala, il est évident qu'il y a une différence entre traiter avec le peuple, cum populo agere, et adresser la parole au peuple, contionem habere. » Traiter avec le peuple c'est soumettre à ses suffrages une mesure qu'il peut adopter, rejeter ; adresser la parole au peuple, c'est prononcer une harangue devant le peuple sans lui soumettre aucune question.

XVI. "Humanitas" n'a pas le sens que lui donne le vulgaire. Ceux qui ont parlé purement ont donné à ce mot l'acception qui lui est propre. Ceux qui ont créé la langue latine, et ceux qui l'ont bien parlée, n'ont pas donné au mot "humanitas" l'acception vulgaire qui est synonyme du mot grec g-philanthropia, ce qui signifie une complaisance active, une tendre bienveillance pour tous les hommes. Mais ils ont attaché à ce mot le sens de ce que les Grecs appellent g-paideian, de ce que nous appelons éducation, connaissance des beaux-arts. Ceux qui pour cette étude montraient le plus de goût et de dispositions sont aussi les plus dignes d'être appelés "humanissimi". Car, seul entre tous les êtres, l'homme peut s'adonner à la culture de cette étude qui pour cela a été appelée "humanitas". Tel est le sens donné à ce mot par les anciens et particulièrement par M. Varron et par M. Cicéron ; presque tous leurs ouvrages en offrent des preuves : aussi je me contenterai d'en citer un exemple. J'ai choisi le début du premier livre de Varron des Choses humaines - "Praxiteles, qui propter atificium egregium nemini est paulum modo humaniori ignotus", Praxitèle, que son admirable talent d'artiste a fait connaître de tout homme un peu instruit dans les arts. Ici humanior n'a pas l'acception vulgaire de facile, traitable, bienveillant, quoique sans connaissance dans les lettres (ce sens ne rendrait nullement la pensée de l'auteur) ; il signifie un homme instruit, savant, connaissant Praxitèle par les livres et par l'histoire.

XVII. Explication de ce mot de M. Caton : Entre la bouche et le gâteau. II existe un discours de M. Caton le censeur sur les édiles nommés irrégulièrement ; on y lit ces mots : « On dit aujourd'hui qu'une moisson encore en herbe renferme d'excellents froments. Gardez-vous d'y croire trop facilement : j'ai souvent entendu dire qu'entre la bouche et le gâteau il peut survenir bien des choses ; mais certes entre l'herbe et le gâteau bien long est l'intervalle, » Erucius Clarus, qui fut préfet de la ville et deux fois consul, homme très versé dans la connaissance des mœurs et de la littérature des anciens, écrivit à Sulpicius Apollinaris, l'homme le plus savant dont je me souvienne, pour le prier de lui donner l'explication de ce mot de Caton. Apollinaris en ma présence (et à cette époque j'étais jeune et je vivais à Rome auprès de lui pour m'instruire), répondit à Clarus ce peu de mots suffisants pour un homme d'esprit : « Le vieux proverbe entre la bouche et le gâteau a la même signification que ce vers proverbial : g-polla g-metaxy g-pelei g-kylikos g-kai g-cheileos g-arkou d'un Grec : "Il y a bien de l'espace entre la coupe et les lèvres".

XVIII. Que Platon attribue à Euripide un vers de Sophocle que ce même vers se trouve, à quelques mots près, chez plusieurs poètes de diverses époques. Il est un vers iambique bien anciennement connu : « Les sages sont rois dans la république des sages. » Platon, dans le Thééthète, attribue ce vers à Euripide ; et cela m'étonne, car je l'ai vu dans la tragédie de Sophocle ayant pour titre Ajax le Locrien. Or, Sophocle est antérieur à Euripide. Cet autre vers non moins connu : « Vieillard, je servirai de guide à ta vieillesse », on le trouve dans le Philoctète de Sophocle et dans les Bacchantes d'Euripide. On trouve encore dans le Prométhée ravisseur du feu d'Eschyle, et dans l'Ino, d'Euripide, le même vers, à quelques syllabes près. Voici celui d'Eschyle : « Se taisant quand il le faut, et parlant à propos », et dans Euripide : « Se taisant quand il le faut, et parlant où on le peut sans danger. » Mais, Eschyle vivait bien avant Euripide.

XIX. Généalogie de la famille Porcia. Nous étions assis dans la bibliothèque du palais de Tiberius Sulpicius Apollinaris et moi, avec d'autres, ses amis ou les miens ; nous trouvâmes un livre portant pour titre Par M. Caton Nepos. Chacun aussitôt de se demander quel était ce M. Caton Nepos. Il se trouvait un jeune homme dont la conversation me prouva qu'il n'était pas étranger à l'étude des lettres : « Nepos, nous dit-il, n'est pas un surnom de ce M. Caton ; il est ainsi appelé parce qu'il était le petit-fils de M. Caton censeur. Il donna le jour à M. Caton le préteur, ce citoyen qui dans la guerre civile, se tua à Utique en se perçant de son épée. Sa vie a été écrite par Cicéron sous ce titre : Éloge de M. Caton. Dans cet ouvrage, l'auteur dit que ce Romain était l'arrière-petit-fils du M. Caton le censeur. Ainsi, ce M. Caton dont Cicéron a écrit l'éloge, eut pour père celui dont les discours portent le nom de M. Caton Nepos. Alors Apollinaris le reprenant avec sa douceur et son calme accoutumés : « Je te félicite mon fils, de ce que, dans un âge aussi tendre, tu as su, malgré ton erreur au sujet de ce M. Caton, acquérir quelques connaissances sur la généalogie des Catons. Ce M. Caton le censeur eut non un seul petit-fils, mais plusieurs nés de pères différents. M. Caton, qui fut à la fois orateur et censeur, eut deux fils de deux épouses, et à des époques très éloignées. La première était morte, et son fils était déjà à la fleur de l'adolescence, lorsque Caton, sur le déclin de l’âge, prit pour épouse la fille de Salonianus, son client ; il en eut un fils, M. Caton Salonianus, ainsi appelé du nom de son aïeul maternel. Quant au fils aîné de Caton, il mourut préteur désigné, du vivant de son père, et a laissé un ouvrage fort remarquable sur la Science du droit ; ce fut précisément le père de l'homme qui nous occupe, de Marcus, fils et petit-fils de M. Caton. Ce fut un orateur assez véhément ; à l'exemple de son aïeul, il laissa un assez grand nombre de discours, et fut consul avec Q. Marcius Rex, et dans cette année même il trouva la mort en Afrique. Mais il ne fut pas, comme tu le disais, le père de M. Caton le préteur, qui se donna la mort à Utique, et dont Cicéron a fait l'éloge ; et de ce que l'un a été le petit-fils de Caton le censeur, l'autre son arrière-petit-fils, il ne faut pas conclure que l'un a été le père de l'autre. Ce petit-fils, dont nous venons de voir les discours, eut, il est vrai, un fils aîné appelé Caton ; mais ce n'était pas celui qui mourut à Utique, mais le Caton édile et préteur qui partit pour la Gaule Narbonnaise, où il trouva la mort. L'autre fils de Caton le censeur, beaucoup plus jeune que son frère, et surnommé, comme je l'ai dit, Salonianus, eut deux fils, L. Caton et M. Caton. Ce M. Caton fut tribun du peuple ; il aspirait à la préture, lorsqu'il mourut. Il fut le père de M. Caton le préteur, qui, dans la guerre civile, se donna la mort à Utique, et que M. Tullius, dans son éloge, appelait l'arrière-petit-fils de Caton le censeur. Vous voyez donc que, dans cette famille, la branche qui tire son origine du plus jeune fils de Caton l'ancien, doit être distinguée de la première par l'intervalle de temps qui l'en sépare, et par les rejetons qu'elle a produits. Car Salonianus étant venu au monde comme nous l'avons dit, dans les derniers jours de son père, ses enfants naquirent aussi plus tard que ceux de son frère aîné. Cette différence de temps vous paraîtra même sensible dans les discours que nous avons sous les yeux, si vous le lisez. » Ainsi parla Apollinaris en notre présence. Plus tard, je me convainquis de la vérité de ses paroles, en lisant les Eloges funèbres et les Commentaires généalogique de la famille Porcia.

XX. Que les écrivains les plus élégants ont tenu plus de compte de l'harmonie des mots, de cette mélodie appelée par les Grecs euphonia que des règles et des préceptes établis par les grammairiens. Probus Valérius, interrogé (je le tiens d'un de ses amis) s'il fallait dire has urbis ou has urbes, ces villes ; hanc turrem ou hanc turrim, cette tour : « Si tu fais des vers, dit-il, ou si tu composes de la prose et que tu veuilles employer ces mots, tu n'auras pas égard aux règles surannées et vermoulues de la grammaire ; tu consulteras ton oreille pour l'emploi des mots, pour la place qu'ils doivent occuper, et ce qu'elle t'aura conseillé sera certainement le mieux. » Alors celui qui l'interrogeait reprit : Comment voulez-vous que j'interroge mon oreille? - Comme Virgile, répondit Probus, qui a dit tantôt urbes, tantôt urbis, n'ayant pour conseil et pour unique règle que l'oreille. Au premier livre des Géorgiques, dans une édition corrigée de sa main, j'ai lu urbis. Voici les vers : "Tuque adeo, quem mox quia sint habitura deorum Concilia lacertum est, urbisne inuisere, Caesar, Terrarumque uolis curam". Quelle place occuperas-tu bientôt parmi les immortels ? nous l'ignorons; veilleras-tu sur les villes, ô César, et prendras-tu soin de la terre ? Changez le mot urbis, dites urbes, et vous aurez aussitôt je ne sais quoi de disgracieux, de lourd. Il dit, au contraire, urbes dans le troisième livre de l'Énéide : "Centum urbes habitant magnas". Ils habitent cent villes. Mettez, urbis, et vous aurez un son maigre et sans force : c'est la combinaison des mots qui se suivent qui établit la différence dans l'harmonie ! Le même Virgile a dit turrim pour turrem, securim pour securem : "Turrim in praecipiti stantem". Une tour sur le penchant d'un abîme. "... Incertam excussit ceruice securim". Il a soustrait sa tête à la hache incertaine. La grâce de ces expressions disparaîtrait, à mon avis, si l'on mettait un e au lieu de l'i. Alors notre questionneur, homme ignorant et d'une oreille fort peu sensible à l'harmonie : « Pourquoi, dit-il, telle lettre vous paraît-elle plus convenable dans ce lieu, moins convenable dans l'autre ? Je ne comprends pas bien cette différence. » Alors Probus ne pouvant maîtriser son impatience : « Ne te fatigue pas, dit-il, à chercher s'il faut dire urbis ou urbes ; car, du naturel que je te connais à présent, tu peux mal faire sans inconvénient, tu ne perdras rien à dire l'un ou l'autre. « Ce fut avec de telles paroles et une semblable péroraison qu'il congédia notre homme ; il était, au reste, sans pitié pour les têtes dociles. J'ai trouvé moi-même ensuite dans Virgile des mots écrits de deux manières. Il a mis tres et tris dans le même passage, mais avec un goût si délicat que, si vous disiez autrement, si vous faisiez le moindre changement, vous verriez aussitôt, pour peu que vous ayez l'oreille sensible, disparaître toute l'harmonie. Voici ces vers tirés du dixième livre : "Tres quoque Troicios Boreae de gente suprema, Et tris, quoque Idas pater, et patria Ismara mittit". Trois Thraces dont l'origine remonte au divin Borée, et trois envoyés par leur père Idas et par Ismare, leur patrie. Tres, dans le premier vers ; tris, dans le second : pesez, appréciez cette double harmonie, et vous trouverez que ces deux mots occupent la place la plus convenable. De même dans cet autre vers de Virgile : "Haec finis Priami fatorum". Telle fut la fin des destinées de Priam, si vous changez, et dites hic finis, vous aurez un son dur, discordant, et votre oreille rejettera ce changement. Au contraire vous détruirez le charme de ce vers de Virgile: "Quem das finem, rex magne, laborum""? Quel terme proscrivez-vous à nos travaux, grand roi ? Quam das finem, et vous aurez un son disgracieux, et qui remplira beaucoup trop la bouche. Ennius a dit rectos cupressos, péchant contre le genre, dans ce vers : "Capitibus nutantis pinos rectosque cupressos". Les pins qui balancent leurs têtes et les cyprès à la tige droite. Il a trouvé, sans doute, que le son serait plus ferme, plus vigoureux, en mettant rectos cupressos au lieu de rectas. Le même Ennius a dit, au livre huitième de ses Annales, aere fulua, pour aere fuluo, airain jaune. Ce n'était pas, sans doute, dans le seul but d'imiter Homère, qui avait dit g-eera g-batheian, sombre nuage ; il aura, j'imagine, regardé ce son comme plus harmonieux, comme plus agréable. C'est ainsi que M. Cicéron a trouvé plus doux, plus coulant, dans son cinquième discours contre Verrès, de dire fretu pour freto, détroit : « Perangusto fretu divisa, » séparé par un détroit fort resserré, dit-il. Perangusto freto aurait produit une harmonie sourde et sans élégance. C'est encore pour obtenir le même résultat qu'il a dit dans la seconde Verrine: - Manifesto peccatu, et non peccato. J'ai trouvé cette leçon dans deux manuscrits de Tiron, qui méritent une entière confiance. Voici les expressions même de Cicéron : "Nemo ita uiuebat, ut nulla eius uitae pars summae turpitudinis esset expers : nemo ita in manifesto peccatu tenebatur, ut quum impudens fuisset in facto, tum impudentior uideretur, si negaret", personne ne vivait de manière à ne pas se souiller par quelque infâme turpitude ; personne qui n'eût l'impudence de vivre publiquement dans le vice, et qui n'eût été plus impudent encore, s'il eût osé nier. Peccatu est ici plus harmonieux ; mais il peut encore être autorisé par un autre motif : en effet, peccatus au masculin, pour peccatio, se dit très bien, est de bonne latinité ; de même hic incestus, pour désigner, non le coupable, mais l'inceste même, hic tributus, ce tribut, pour tributum, se trouvent chez la plupart de nos anciens auteurs. On dit encore hic allegatus, cette sollicitation, et hic arbitratus, cette décision, pour allegatio et pour arbitratio; c'est par cette raison que nous disons : Arbitratu et allegatu meo, d'après ma décision et ma sollicitation. Ainsi, il a dit in manifesto peccatu, comme les anciens disaient in manifesto incestu, dans un inceste manifeste ; non pas que peccato n'eût pas été latin ; mais peccatu, dans cet endroit, a quelque chose de plus délicat et de plus doux. Lucrèce, par égard pour l'harmonie, a employé funis, corde, chaîne, au féminin dans les vers suivants : "Haud, ut opino, enim mortalia secta superne Aurea de coelo demisit funis in arua"; Je ne pense pas que les siècles des mortels soient descendus du ciel et sur la terre par une chaîne d'or; Il aurait pu cependant, sans rompre la mesure, dire selon l'usage : "Aureus de coelo demisit funis in arua". M. Cicéron a appelé les prêtresses antistitae, au lieu de antistes que voulait la grammaire. Le plus souvent, il rejetait les mots vieillis; mais, charmé par l'harmonie de cette expression, il a dit : "Sacerdotes Cereis atque illius antistitae", les prêtres de Cérès et les prêtresses de ce temple. Mais tel est le pouvoir de cette loi d'harmonie, que souvent on n'a consulté ni la nature du mot, ni l'usage, mais seulement l'oreille, qui pèse les mots d'après leur mesure. « Ceux qui ne sentent pas cela, dit Cicéron lui-même, lorsqu'il traite du nombre et de l'harmonie dans le discours, je ne sais quelle oreille est la leur ; y a-t-il en eux quelque chose qui ressemble à l'homme ? je l'ignore. » Les anciens grammairiens ont noté avec soin qu'Homère aurait dit dans un endroit : g-koloious g-te g-pseras g-te, des geais et des étourneaux ; ailleurs il a dit g-pseron et non g-psaron : g-ton g-d'hos g-te g-psaron g-nephos g-erchetai g-ee g-koloion. Comme passe un nuage d'étourneaux et de geais. Il avait consulté pour ces mots, non leur harmonie propre mais leur harmonie de position : en effet, changez-les de place et tous les deux ne produisent plus qu'un effet disgracieux.

XXI. Paroles sévères du rhéteur T. Castricius à ses jeunes disciples sur l'indécence du vêtement et de la chaussure. Le rhéteur T. Castricius tenait à Rome sa principale école de déclamation et d'enseignement ; c'était un homme grave et de la plus grande autorité ; il s'était concilié l'estime de l'empereur Adrien par ses mœurs et par ses connaissances littéraires. Un jour de fête, en ma présence (car j'ai suivi ses leçons), s'apercevant que quelques-uns de ses disciples, de l'ordre des sénateurs étaient vêtus de tuniques communes et chaussés à la gauloise : « Certes, dit il, j'aurais préféré vous voir vêtus de la toge. Vous n'avez pas même pris la peine de mettre une ceinture et un manteau ; mais en admettant qu'un long usage autorise un tel vêtement, comment marchez-vous en sandales à travers les rues de la ville, vous, sénateurs du peuple romain ? Est-ce chose convenable ? N'êtes-vous pas aussi coupables que celui à qui M. Tullius en fit un crime ?» Ainsi parla, en ma présence, Castricius et il ajouta sur le même sujet d'autres observations d'une sévérité vraiment romaine. Plusieurs de ses auditeurs demandaient pourquoi il avait appelé soleae, sandales, des chaussures appelées gallicae, gauloises ? Mais Castricius avait parlé avec connaissance de cause et correctement ; car presque toutes les espèces de chaussure ne couvrant seulement la plante du pied, laissant le reste à découvert, et retenues par de légères courroies, sont appelées soleae, sandales, et quelquefois crepidulae, petites sandales, mot d'origine grecque. Gallicae, gauloises, est une expression nouvelle, et qui ne remonte guère au-delà de l'époque où M. Cicéron écrivait. Il s'en est servi lui-même dans sa seconde Philippique: "Cum gallicis et lacerna cucurristi", tu as couru avec des chaussures à la gauloise et couvert d'un vêtement grossier. Je n'ai trouvé ce mot employé dans cette acception chez aucun autre écrivain de quelque autorité. Mais, comme je l'ai dit, il appela crepidae, sandales, et crepidulae, petites sandales. La première syllabe étant brève, le genre de chaussures appelées par les Grecs g-krepidas et les cordonniers qui les faisaient furent appelés crepidarii. Sempronius Asellio, dans le quatorzième livre des Faits et gestes, dit : "Crepidarium cultellum rogauit a crepidario sutore", il demanda au cordonnier son tranchet.

XXII. Les prières que l'on adresse aux dieux selon le rite romain se trouvent dans les livres des prêtres. Ces livres donnent Nériène pour épouse à Mars. Qu'est-ce que Nèriène ou Nério ? Les invocations adressées aux dieux immortels, selon le rite romain, se trouvent dans les livres des prêtres du peuple romain et dans la plupart des vieux discours. On y lit : Luam Saturni, Salaciam Neptuni, Horam Quirini, Jurites Quirini, Maiam Volcani, Horam Junonis, Molas Martis, Nerienemque Martis, Lua est à Saturne, Salacia à Neptune, Hora à Quirinus, les Jurites à Quirinus, Maia à Vulcain, Hérié à Junon, les Mola à Mars, Nériène à Mars. On allonge le plus souvent la première syllabe de ce dernier nom Neriene, de même que les Grecs qui disent g-Nereidas mais ceux qui prononcent correctement font la première brève et la troisième longue. En effet le nominatif, que l'on trouve dans les vieux écrits, est Nerio ; cependant M. Varron, dans la satire Ménippée ayant pour titre g-Skiomachia dit au vocatif, non pas Nerio, mais Nerienes. Voici ces vers : Te Anna ac Perenna, Panda, te Lato, Pales, Nerienes, {et} Minerva, Fortuna ac Ceres. Anna et Perenna, Panda et toi, Latone ; Palès, Nériène, Minerve, Fortune et Cérès. Par conséquent, le nominatif serait aussi nécessairement Nerienes ; mais Nerio est décliné par les vieux auteurs comme Anio: de même qu'ils disent Anionem, ils disent aussi Nerienem, en faisant la troisième syllabe longue. Que ce soit Nerio ou Nerienes, toujours est-il que c'est un mot sabin qui signifie force et courage ; aussi celui qui, dans la famille Claudia, originaire du pays des Sabins, excella par son brillant courage, fut appelé Néron. Toutefois, les Sabins ont probablement reçu ce mot des Grecs, qui ont appelé les liens et les soutiens du corps g-neura que nous avons désignés par le mot latin nerui. Il est donc évident que Nerio est la force, la puissance, et en quelque sorte la majesté de Mars. Plaute, dans le Brutal, regarde Nériene comme l'épouse de Mars. C'est ce qui fait dire à un soldat : "Mars, arrivant de loin, salue Nériène son épouse". J'ai entendu à ce sujet un homme, qui ne manquait pas de célébrité, dire que Plaute avait dépassé les bornes du comique en mettant dans la bouche d'un soldat ignorant et grossier cette opinion fausse et nouvelle, que Nériène est l'épouse de Mars. Mais on trouvera que Plaute s'est montré dans cette circonstance plutôt savant que comique, si l'on veut lire le troisième livre des Annales de Cn. Gellius : on y voit Hersilie demander la paix à T. Tatius et faire cette prière : « Neria, femme de Mars, je t'en supplie, donne-nous la paix, afin que nos mariages soient prospères, puisque ton époux a voulu qu'ils enlevassent, nous, jeunes vierges, pour donner des enfants à eux, à leur postérité et à leur patrie. » Ton époux a voulu, dit Hersilie, et c'est bien de Mars qu'elle entend parler. Cela prouve que Plaute n'a pas voulu faire une simple fiction poétique; mais qu'il adoptait, en parlant ainsi, la vieille tradition qui faisait de Nériène l'épouse de Mars. Au reste, il faut remarquer que Gellius a dit Neria, et non Nerio ou Nerienes. Mais Plaute et Gellius ne sont pas les seuls ; Licinius Imbrex, ancien auteur comique, a dit, dans la pièce intitulée Néère : "Je ne veux pas, moi, qu'on t'appelle Néère, mais Nériène, puisque tu as été donnée pour épouse à Mars". La mesure de ce vers est telle, que la troisième syllabe de Nerienem, contrairement à ce que j'ai dit, doit être brève. On sait trop combien la quantité de cette syllabe a varié chez les vieux poètes, pour qu'il soit nécessaire de nous arrêter plus longtemps sur ce point. Cependant, dans ce vers du premier livre des Annales d'Ennius : "... Nerionem Mauortis et Herclem", Nériène, épouse de Mars et Hercule, le poète a suivi la mesure, ce qui lui arrive rarement, il a fait la première syllabe longue et la troisième brève. Je ne dois pas omettre (quelle que soit la valeur de cette opinion) que Servius Claudius, dans un de ses commentaires, fait dériver Nerio de Netrio c'est-à-dire sans colère et avec douceur. C'est un nom par lequel nous invitons Mars à la douceur, à la tranquillité. En effet la particule ne est le plus souvent, en latin comme en grec, privative.

XXIII. Admirable sortie de M. Caton, personnage consulaire et censeur, contre les philosophes de nom seulement. M. Caton, qui fut consul et censeur, dit qu'au milieu de l'opulence de la République et des particuliers, il était arrivé à l' âge de soixante et dix ans sans avoir donné aucun soin, aucun embellissement à ses maisons de campagne, sans même avoir fait crépir les murailles de sa demeure : « Je n'ai, ajoute-t-il, ni édifices, ni vases, ni vêtements d'un travail précieux, ni esclave, ni servante achetés à un prix élevé; je me sers de ce que je possède ; je me passe de ce que je n'ai pas; je laisse chacun user et jouir librement de ce qui lui appartient. » - « On me reproche poursuit-il, de me passer de beaucoup de choses ; et moi, je reproche aux autres de ne pouvoir se passer de rien. » Cette franchise ingénue avec laquelle le Tusculan convient qu'il manque là beaucoup de choses, sans cependant rien désirer, est certainement une invitation bien plus persuasive à l'économie et à la patience dans la pauvreté, que toutes les vaines déclamations de ces Grecs qui se disent philosophes, et dont les discours se composent de mots vides de sens. Ils disent qu'ils ne possèdent rien, et que cependant ils ne manquent de rien; qu'ils ne désirent même rien, tandis qu'en réalité ce qu'ils ont, ce qui leur manque et ce qu'ils désirent allume sans cesse leurs ardentes passions.

XXIV. Que faut-il entendre par manubiae ? Dans quelle circonstance peut-on employer plusieurs mots ayant la même signification ? Au sommet du portique de Trajan, on voit un groupe de chevaux et de drapeaux militaires entièrement couverts d'or. Au-dessus on lit cette inscription : EX MANUBIIS. Favorinus se promenait dans le forum en attendant le consul, son ami, qui siègeait en ce moment, occupé à rendre la justice. Nous accompagnons Favorinus. Il nous demanda quel sens nous attachions de juste à ce mot manubiae de l'inscription. Alors l'un des assistants, homme qui s'était fait un nom illustre par l'étendue de son savoir : Ex manubiis, dit-il, a la signification de ex praeda ; on appelle, en effet, manubiae le butin fait avec la main, manu. Favorinus prenant alors la parole : Quoique la littérature grecque ait été l'étude principale et presque unique de toute ma vie, la langue latine ne m'est pas toutefois assez peu familière, que je l'aie apprise sans suite, sans méthode, pour ne pas connaître l'acception vulgaire qui fait de ex manubiis un synonyme de ex praeda. Mais M. Tullius, cet écrivain d'un goût si correct dans le choix des mots, dans son discours sur la Loi agraire contre Rullus, et prononcé le jour des calendes de janvier, a réuni manubias et praedam ; ce qui ne serait qu'une vaine et disgracieuse redondance, si ces deux mots avaient la même signification, s'ils étaient parfaitement synonymes. Favorinus, qui était doué d'une mémoire remarquable, presque divine, nous cita aussitôt les propres expressions de M. Tullius. Je les transcris ici : "Praeda, manubias, sectionem, castra denique Cn. Pompeii, sedente imperatore, decemriri uendent", les décemvirs vendront le butin, les dépouilles, le fruit du pillage, enfin le camp même de Cn. Pompée, et ce général restera assis dans l'inaction. Plus loin, Cicéron rapproche encore ces deux expressions : Ex praeda, ex manubiis, ex auro coronario, du butin, des dépouilles, de l'or des couronnes. Favorinus, se tournant ensuite vers celui qui avait confondu manubiae avec praeda : « Croyez-vous, dit-il, que Cicéron ait ainsi, sans chaleur et sans goût, employé deux fois ces deux termes parfaitement semblables, et que l'on puisse lui appliquer la plaisanterie que, dans Aristophane, le plus joué des comiques, Euripide adresse à Eschyle : Le sage Eschyle nous répète deux fois la même chose. En effet, "Je vais, dit-il, sous la terre, et j'y descends". Ces deux verbes n'ont pas la même signification ? Par Jupiter ! c'est comme si quelqu'un disait à son voisin : "Prête-moi, je te prie, ta huche et ton pétrin". Je suis loin d'admettre, dit l'autre, que l'on puisse comparer la huche et le pétrin avec deux ou plusieurs synonymes employés fréquemment par les orateurs et par les poètes grecs ou latins, pour donner à une expression plus de brillant et plus de relief - Mais à quoi bon, dit Favorinus, cette même idée présentée sous deux termes, manubiae et praeda ? Cette répétition orne-t-elle le discours, comme il arrive parfois ? lui donne-t-elle plus de mélodie, plus de convenance ? Cette répétition a-t-elle, pour résultat d'exagérer le crime pour le flétrir avec plus d'énergie ? C'est ainsi que, dans son discours sur le Choix d'un accusateur, le même M. Tullius, par l'emploi de plusieurs mots rend une idée avec bien plus de force et de véhémence : "Sicilia tota, si una uoce loqueretur, hoc diceret, quod auri, quod argenti, quod ornamentorum in meis urbibus, sedibus, delubris fuit", la Sicile tout entière, si elle pouvait parler, n'aurait qu'une voix pour crier : Tout l'or, tout l'argent, tous les ornements de mes villes, de mes maisons, de mes temples. Ainsi, après avoir parlé des villes entières, il ajoute les maisons et les temples qui font partie des villes. C'est encore dans ce but qu'il dit dans le même livre : "Siciliam, provinciam C. Verres per triennium depopulatus esse, Siculorum ciuitates vastasse, domos exinanisse fana spoliasse dicitur", on accuse C. Verrès d'avoir, pendant trois ans, ravagé la Sicile, dévasté les villes, ruiné les maisons, dépouillé les temples. N'est-il pas évident que la Sicile entière qu'il nomme d'abord, renferme les villes, les maisons et les temples, qu'il place après ? Ces expressions accumulées depopulatus esse, uastasse, exinanisse, spoliasse, n'expriment-elles pas la même idée, n'ont-elles pas la même valeur ? J'en conviens ; mais la dignité, l'abondance et la gravité du style semblent multiplier ces idées, qui sont au fond les mêmes, et cela parce qu'elles frappent à plusieurs reprises l'esprit et l'oreille. Cet artifice de style par lequel on rend une accusation plus véhémente en accumulant des expressions sévères, a été employé avec succès par notre vieux M. Caton. Par exemple, dans son discours qui a pour titre les Dix Victimes, dans lequel il accuse Thermus d'avoir envoyé à la mort le même jour dix hommes libres, il simule des expressions qui ont toutes la même signification. Comme ce sont les premières étincelles de l'éloquence latine, alors à son début, je me ferai un plaisir de rappeler ce passage : "Tuum nefarium facinus peiore facinore operire postulas ; succidias humanas facis, tantas trucidationes facis, decem funera facis, decem capita libera interficis, decem hominibus uitam eripis, indicta causa, iniudicatis, indemnatis," c'est par une action plus criminelle encore que tu demandes à couvrir ton crime: tu envoies des hommes à la mort, tu commets un si grand nombre de meurtres, tu fais dix funérailles, tu fais tomber dix têtes libres, tu arraches la vie à dix hommes sans les entendre, sans les juger, sans les condamner. Le même M. Caton, dans l'exorde du discours qu'il prononça dans le sénat pour les Rhodiens, voulant peindre une prospérité excessive, a recours à trois expressions rendant la même idée: "Scio solere plerisque hominibus in rebus secundis atque prolixis atque prosperis animum excellere, atque superbiam atque ferociam augescere", je sais, dit-il, que la plupart des hommes, dans un état favorable, quand la fortune leur sourit, quand ils sont dans la prospérité, sont portés à l'enivrement, à l'orgueil, à l'insolence. Nous voyons encore Caton, au septième livre des Origines, dans son discours contre Servius Galba, employer le même artifice oratoire: "Multa me dehortata sunt huc prodire, anni, aetas, uox, uires, senectus ; uero enimuero quum tantam rem publicam agier arbitrarer" ; plusieurs motifs m'éloignaient de la tribune : les années, le grand âge, ma faible voix, mes forces évanouies, ma vieillesse, mais, en songeant que l'on allait traiter une affaire aussi importante... Mais Homère, avant tout, nous offre un délicieux exemple d'agglomération : "Jupiter arrache Hector du milieu des traits, de la poussière, de meurtres, du sang, de la mêlée". Et dans cet autre vers : "La mêlée, les combats, les meurtres, le carnage". Sans doute, toutes ces expressions accumulées ne rendent qu'une idée, le combat ; mais c'est le combat dépeint sous toutes faces, de la manière la plus variée, et ce tableau est plein de charmes. Ne trouvons-nous pas encore dans le même poète une même idée rendue par deux termes de la manière la plus remarquable : Ideus, voulant mettre fin an combat d'Hector et d'Ajax, leur adressa ces paroles : "Guerriers chéris, ne combattez plus, déposez les armes". Et n'allons pas voir, dans ce vers, un mot ajouté à un autre mot de signification semblable, avec la seule intention de remplir, de combler la mesure, ce qui serait futile et ridicule. Mais le héraut, s'adressant à deux jeunes guerriers pleins d'ardeur pour la gloire, et voulant leur reprocher avec douceur leur fierté et leur acharnement au combat, pour leur montrer la faute qu'il y aurait à poursuivre cette lutte implacable, exprime deux fois la même idée afin de la rendre avec plus de force, et cette invitation redoublée est propre à mieux fixer l'attention des combattants. Trouvera-t-on faible et froide la répétition suivante : "Les amants préparaient à Télémaque la mort et le trépas". En répétant deux fois la même idée, la mort et le trépas, Homère semble déplorer avec plus de force l'attentat qui menace les jours de Télémaque. Du reste, quel est l'esprit assez obtus pour ne pas comprendre que ne combattez plus, cessez de combattre, expressions synonymes, ne sont pas mises sans intention ? Il en est de même de ces mots : "Va, pars, songe trompeur... Va, pars, Iris, messagère rapide", Ce n'est pas un vain parallélisme, comme quelques-uns le pensent, mais une vive exhortation à obéir avec célérité à l'ordre donné. On trouve dans le discours de M. Cicéron, contre L. Pison, trois mots qui peuvent déplaire à des oreilles inhabiles, mais qui sont remplis d'harmonie et dépeignent, grâce à la répétition des mots, le masque dont se couvre l'hypocrisie : "Vultus denique totus, qui sermo quidam tacitus mentis est, hic in fraudem homines impulit, : hic eos, quibus erat ignotus, decepit, fefellit, induxit", enfin, la physionomie tout entière, ce langage muet des affections de l'âme, fit tomber les hommes dans le piège ; elle abusa, trompa, séduisit tous ceux auxquels il était inconnu. Quelle sera donc notre conclusion ? Dirons-nous que in praeda et in manubiis sont synonymes ? non, certes, il n'en est pas ainsi : en ajoutant manubiis par redoublement, l'expression n'a ni plus de grâce, ni plus de force, ni plus d'harmonie. Mais la signification de praeda n'est pas celle de manubiae, comme on le voit dans tous les anciens écrits : car praeda désigne les objets mêmes pris sur l'ennemi ; manubiae l'argent que le préteur a retiré de la vente du butin. M. Tullius a donc employé les deux mots pour déverser encore plus l'odieux sur les décemvirs poursuivant de leur convoitise et la partie du butin qui n'est pas encore vendue, et celle qui a été convertie en argent. Ainsi, dans l'inscription que vous voyez, EX MANUBIIS ne signifie pas le butin (car Trajan n'avait rien apporté de semblable de son expédition), mais l'argent, fruit de la vente du butin ; car on entend par manubiae, je l'ai déjà dit, non le butin, mais l'argent provenant de la vente du butin qui a été faite par le questeur du peuple romain ; or, par ce mot questeur, il faut entendre aujourd'hui le préfet du trésor, car la garde du trésor a passé du questeur au préfet ; il est arrivé sans doute que quelques écrivains non sans mérite ont employé par négligence ou par distraction praedae pour manubiae, et manubiae pour praedae. On pourrait encore le considérer comme un trope qu'il est permis d'employer avec connaissance de cause. Il n'en fut pas moins vrai que tous ceux qui se piquent de parler purement, et en conservant la propriété des termes, ont traduit dans ce lieu, comme M. Tullius, le mot manubiae par argent.

XXV. P. Nigidius pense que dans le nom Valerius, au vocatif, la première syllabe doit être accentuée dans la prononciation. Autres préceptes d'orthographe du même écrivain. P. Nigidius, qui fut si profondément versé dans les principes de toutes les sciences, dit, au vingt-quatrième livre de ses Commentaires sur la Grammaire : "Comment pourrons-nous observer avec soin l'accentuation, si nous ne savons dans les noms propres, par exemple dans Valeri, distinguer l'interrogatif du vocatif à l'interrogatif : la voix s’élève plus sur la seconde syllabe que sur la première, et baisse sur la dernière, au vocatif, la voix s'élève sur la première et baisse ensuite graduellement". Telle est la règle selon P. Nigidius. Toutefois, si aujourd'hui, en appelant un Valerius, on plaçait un accent aigu sur la première syllabe, comme le recommande Nigidius, on s'exposerait au ridicule. Il appelle l'accent aigu, g-prosoidian, le ton le plus élevé, et notre simple accent est appelé par lui voculation ; le cas qu'il appelle interrogatif est notre génitif. Nous remarquons encore dans l'ouvrage de Nigidius ce qui suit : « Si vous employez amicus, ami, et magnus, grand, au génitif, vous terminerez par un i, amici magni ; si vous employons ces mots au nominatif pluriel, vous mettrez un e devant amicei, magnei; et vous ferez de même pour tous les mots semblables. Dites également terrai, de terre, au génitif, terrae au datif ; de même au cas interrogatif, on doit écrire mei, par exempte mei studiosus, qui s'intéresse à moi; mais au datif, on doit dire mi sans e. L'autorité d'un homme aussi savant nous a engagés à ne point passer sous silence des détails qui peuvent être utiles à ceux qui se donnent à l'étude des langues.

XXVI. Vers de Virgile qui paraissent imités d'Homère et de Parthénius. Voici un vers du poète Parthénius : A Glaucus, à Nérée, et à Mélicerte, dieu de la mer. Virgile a imité ce vers; il a dit, en changeant deux mots avec grâce : A Glaucus, à Panopée, et à Mélicerte, fils d'Ino. Mais qu'il est loin d'avoir égalé le vers suivant d'Homère; combien le poète grec est plus simple, plus naturel! Le vers de Virgile n'a plus cette teinte d'antiquité, c'est un style ayant pour coloris du plâtre et du fard : Homère : Un taureau à Alphée, un taureau à Neptune. Virgile : Un taureau à Neptune, un taureau à toi, bel Apollon.

XXVII. Le philosophe Panétius, dans le second livre de son ouvrage des Devoirs, exhorte les hommes à être partout prêts et disposés à repousser l'injustice. Je lisais le second des trois livres du philosophe Panétius, sur les Devoirs, ouvrage remarquable que M. Tullius a imité avec tant d'ardeur et de peine. Entre autres pensées pleines d'utilité, je distinguai celles-ci que chacun devrait graver dans sa mémoire : « Les hommes qui sont continuellement au milieu des affaires, et qui veulent être utiles à eux-mêmes et aux leurs, passent une vie agitée par les embarras et presque journellement menacée par des périls inattendus. Pour les prévoir et les éviter, il faut toujours veiller, toujours être attentif, comme les athlètes dans le combat du pancrace. Appelés à la lutte, les athlètes se dressent les bras tendus devant eux, ils se font comme un rempart de leurs mains pour garantir leur visage et leur tête. Tous leurs membres, avant le commencement du combat, sont également prêts à parer et à porter des coups ; de même l'âme du sage, toujours préparée à la violence et aux attaques injustes qui la menacent en tout lieu et en tout temps, doit être toujours en garde, prête au combat, sur la défensive, inébranlable, toujours armée. La vigilance ne doit pas s'endormir, l'œil se fermer un seul instant ; mais il faut opposer toute sa prudence, toute son intelligence aux coups de la fortune et aux embûches des méchants, mettre comme l'athlète ses bras et ses mains devant la tête, de peur que l'adversité ne vienne fondre sur nous à l'improviste et ne nous attaque, nous trouvant désarmés, sans défense. »

XXVIII. Quadrigarius a dit "cum multis mortalibus". En quoi le sens aurait-il été s'il eût dit "cum multis hominibus". On trouve dans le troisième livre des Annales de Claudius Quadrigarius : "Concione demissa, Metellus in Capitolium uenit cum multis mortalibus, inde quum domum proficiscitur, tota ciuitas eum reduxit", la séance étant levée, Metellus vint au Capitole suivi d'une grande multitude ; puis, lorsqu'il se dirigea vers sa demeure, toute la ville l'accompagna. M. Fronton lisait ce passage devant moi et plusieurs autres personnes ; un homme qui n'était pas dépourvu d'instruction, trouva que multis mortalibus, pour multis hominibus, était déplacé et froid dans son histoire, que l'auteur avait employé une expression trop poétique. Alors Fronton, s'adressant à celui qui émettait cette opinion : « Vous prétendez donc, dit-il, vous dont le goût est d'ordinaire si fin, que multis mortalibus vous semble déplacé et froid ? Vous pensez donc que c'est sans motif qu'un écrivain modeste, correct, dont le style est presque familier, a préféré mortalibus à homininus ? Et vous croyez que l'idée de multitude eût été aussi bien rendue s'il eût dit multis hominibus, et non multis mortalibus ? Pour moi, dit Fronton, si l'amour et la vénération que je porte pour cet ancien écrivain et pour tout ce qui tient au langage de nos aïeux ne m'obscurcit pas le jugement, je suis convaincu que l'idée d'une foule, d'une multitude, d'une ville entière est rendue avec bien plus de force par mortales que par homines. En effet, multi homines peut n'exprimer qu'une réunion peu nombreuse; multi mortales, au contraire, dépeint (je ne sais pourquoi), et je le sens mieux qu'il ne me serait possible de le délivrer, embrasse tous les habitants de la ville, tous les ordres, tous les âges, tous les sexes. Aussi Quadrigarius, voulant nous faire un tableau fidèle du concours de peuple qui accompagnait Metellus au Capitole, a dit cum multis mortalibus ce qui est bien plus expressif, g-emphatikoteron que s'il eût dit cum multis hominibus. » Les paroles de Fronton excitèrent non seulement ma juste approbation, mais encore mon admiration. « Gardez-vous de croire, ajouta-t-il, qu'en toute circonstance, et toujours, il soit mieux de dire multi mortales que multi homines ; ce serait vouloir réaliser le proverbe grec que nous trouvons dans une satire de Varron : « Dans la lentille le parfum ». Je n'ai pas cru devoir passer sous silence ce jugement de Fronton, malgré le peu d'importance du sujet, parce qu'il peut nous mettre à même de saisir les nuances délicates qui existent dans le sens de ces sortes de mots.

XXIX. Que le mot facies a une acception plus étendue que celle qu'on lui donne vulgairement. C'est une chose à remarquer, que la plupart des mots latins sont plus ou moins éloignés de leur signification première ; ces changements doivent être attribués à l'ignorance ordinaire de ceux qui se servent d'expressions dont ils méconnaissent la valeur. Ainsi, on croit que facies ne désigne que la bouche, les yeux les joues, ce que les Grecs appellent g-prohsopon, tandis que ce mot exprime la forme entière, la figure de tout le corps, la manière dont il est fait, comme l'indique l'origine du mot facies de facio ; de même que species vient de aspectus et figura de fingo. Ainsi Pacuvius, dans sa tragédie qui a pour titre Niptra, a rendu par facies la taille d'un homme : "Aetate integra, feroci ingenio, facie procera uirum". Un homme dans la force de l'âge, d'un caractère dur, d'une taille élevée. Du reste, on peut désigner par facies, non seulement la forme du corps humain, mais même toutes sortes d'objets. On dit, en effet, montis, caeli et maris facies, l'aspect d'une montagne, du ciel, de la mer, et quand on le dit à propos, on s'exprime correctement. On lit au second livre de l'Histoire de Salluste : « La Sardaigne, dans la mer d'Afrique, ayant la forme de la plante du pied de l'homme, facie uestigii humani, est plus large vers l'Orient que vers l'Occident. » Il me vient encore en mémoire que Plaute, dans le Carthaginois, a employé facies pour la couleur et la forme de tout le corps. Voici les expressions de Plaute : "Sed earum nutrix qua sit facto, mihi expedi. -- Statura {haud} magna, corpore aquilo'st, -- ipsa ea'st, -. Specie uenusta, ore paruo, atque oculis pernigris, - Formam quidem hercle uerbis depinxti probe". - Mais, leur nourrice, dépeins-la-moi. - Taille ordinaire, corps bien fait. - C'est elle-même. - Gracieuse apparence, bouche petite, yeux très noirs. - Certes, il est impossible de mieux la peindre par la parole. Enfin, je me souviens d'avoir lu, dans le onzième livre de Quadrigarius, facies pour la taille et toute la forme du corps.

XXX. Que signifie, dans une satire de M. Varron, caninum prandium. Dernièrement, dans une bibliothèque, un ignorant plein de vanité se louait et se vantait comme le seul sous le ciel capable de comprendre les satires de M. Varron, satires appelées indifféremment Cyniques ou Ménippées. A ce propos, il débitait quelques passages sans difficulté réelle, déclarant que personne ne pouvait aspirer à l'honneur d'en pénétrer le sens. J'avais par hasard sur moi un de ces livres de satires ayant pour titre g-Hydrokyon, le Chien buveur d'eau. Je m'approchai et lui dis : Vous connaissez, maître, le vieux proverbe ; "Belle musique sans auditeurs n'a pas de mérite". Je vous prie donc de lire ces quelques vers et de m'expliquer le sens du proverbe qui s'y trouve. « Lisez plutôt vous-même les vers que vous ne comprenez pas, pour que je vous les explique. - Je lui répondis : Comment pourrai-je lire ce que je ne puis comprendre? je jetterai dans votre esprit le désordre et la confusion qui régneront dans ma lecture. » Alors, cédant à mon désir et à celui d'un grand nombre d'assistants, notre homme reçut de mes mains un ancien manuscrit dont le texte était très pur et l'écriture très nette ; mais, en le prenant, son visage changea et devint triste. Faut-il que je continue? j'ose à peine demander que l'on ajoute foi à mon récit : l'enfant le plus ignorant auquel on aurait remis ce livre n'eût pas été plus ridicule, tant il brisait le sens des phrases et défigurait la prononciation des mots. Il me rendit donc le manuscrit au milieu d'un éclat de rire général. Vous le voyez, dit-il, mes yeux sont malades et presque perdus par des veilles continuelles; c'est à peine si j'ai pu distinguer les premières lettres ; quand mes yeux seront guéris, revenez vers moi, et je vous lirai le livre tout entier. - Bonne santé je souhaite à vos yeux, lui dis-je ; mais vos yeux n'ont rien à faire, je vous demande seulement ce que signifie, dans le passage que vous venez de lire, caninum prandium. Aussitôt notre insigne fourbe comme effrayé par la difficulté de la question, se lève, et, s'en allant : Vous ne demandez pas, dit-il, une petite chose, je n'enseigne pas cela gratis. Du reste, voici le passage où se trouve ce proverbe : « Ne voyez-vous pas que Mnesthée distingue trois sortes de vins : le noir, le blanc et l'intermédiaire, que l'on appelle roux, g-kirron ou bien le nouveau, le vieux, l'intermédiaire ; le noir provoque la bile, le blanc l'urine, l'intermédiaire la digestion, g-pepsin, le nouveau rafraîchit, le vieux réchauffe, l'intermédiaire est bon pour un dîner de chien, caninum prandium. » Que signifient ces mots caninum prandium ? Cette question futile nous retint cependant longtemps et nous tourmenta beaucoup. Or, un dîner où l'on ne boit pas de vin est appelé caninum, parce que le chien ne boit pas de vin. M. Varron, ayant appelé vin intermédiaire celui qui n'était ni nouveau, ni vieux (et généralement les hommes ne connaissent que ces deux sortes de vins, le vieux et le nouveau), il a voulu faire prétendre que le vin medium ne possède la vertu ni du vieux ni du nouveau ; aussi ne l'a-t-il pas considéré comme du vin, puisqu'il n'était propre ni à rafraîchir ni à réchauffer. Il appelle rafraîchir, refrigerare, ce que les Grecs appellent gpsychein.

LIVRE XIV

I. Dissertation du philosophe Favorinus contre ces charlatans appelés Chaldéens qui font profession de lire les destinées humaines dans les rapports et les mouvements des astres. J'ai un jour entendu, à Rome, le philosophe Favorinus disserter en langue grecque, avec autant de clarté que d'élégance, contre ces charlatans qui sous le nom de Chaldéens et de généthliaques, se vantent de pouvoir révéler l'avenir d'après le mouvement et la position des astres. Était-ce pour exercer et montrer son talent, ou parce que telle était son opinion sérieuse et réfléchie ? je ne saurais le dire ; toujours est-il qu'en sortant je me hâtai d'écrire les principaux points et arguments de la discussion, aussi fidèlement que je pus me les rappeler. Les voici à peu près : Cette science des Chaldéens, disait-il n'est pas aussi ancienne qu'ils veulent le faire croire, et ne remonte pas à ceux qu'ils en donnent comme les auteurs et les maîtres : l'invention de tout cet amas de prestiges et de fourberies appartient à des gens sans aveu qui demandent à un art mensonger du pain et de l'argent. Ils ont d'abord remarqué que sur la terre certaines choses subissent l'influence du ciel ; que l'océan, par exemple, croît et décroît alternativement, selon les phases diverses de la lune, et ils ont conclu de ce phénomène que, petits et grands, tous les événements d'ici-bas sont enchaînés aux étoiles, et en suivent facilement les mouvements : conséquence tout à fait ridicule et déraisonnable ; car, de ce que les fluctuations de l'océan correspondent aux variations de la lune, peut-on induire, par exemple, que le jugement du procès d'un particulier avec les riverains pour un cours d'eau, avec un voisin pour un mur mitoyen, soit inscrit dans le ciel ? Admettons néanmoins que les choses terrestres soient réglées par une puissance divine ; la brièveté de la vie peut-elle permettre à l'esprit de l'homme, quelque vaste qu'on le suppose, d'embrasser et de sonder ces rapports du ciel et de la terre ? Il hasardera quelques conjectures g-pachymeresteron, pour employer l'expression de Favonius, sans s'appuyer sur aucune donnée scientifique ; tout sera incertain, vague, contraire, comme la vue des objets qu'un grand intervalle confond et nous dérobe. La principale différence entre les dieux et les hommes serait anéantie, s'il était donné aux hommes de prévoir aussi l'avenir. D'ailleurs les observations astronomiques elles-mêmes, cette prétendue base de leur science, sont loin d'être bien assises. Si les premiers Chaldéens, au milieu de leurs vastes plaines, ont, d'après l'examen du mouvement et du parcours, des séparations ou des conjonctions des étoiles, conclu certains rapports, exercez leur science, mais seulement sous la même latitude. Appliqué sous des latitudes différentes, le système des Chaldéens n'est plus qu'une hypothèse. Qui ne voit, en effet, l'infinie variété de parties et de cercles que produit dans le ciel la forme inclinée et convexe du monde ? Les étoiles, dont l'influence règle, suivant eux, les destins du ciel et de la terre, n'envoient pas partout à la fois le froid ou le chaud, mais varient la température selon les lieux, et, au même instant, produisent ici le calme, ailleurs les orages. Pourquoi donc leur action sur les événements ne serait -elle pas différente en Chaldée et en Gétulie, sur les bords du Nil et du Danube ? Quelle inconséquence, de croire que l'atmosphère change d'état et de nature selon les latitudes, et que les étoiles nous envoient toujours des présages uniformes sur les choses humaines, de quelque point de la terre qu'on les observe ! Enfin, ne faut-il pas s'étonner de voir tenir pour certain que les étoiles qu'on appelle communément "erraticae", planètes, et que Nigidius nomme "errones", que ces étoiles, dis-je, observées par les Chaldéens et les Babyloniens, ou, si l'on veut, par les Égyptiens, ne sont pas en plus grand nombre, qu'on ne le dit. Peut-être existe-t-il d'autres planètes, sans la connaissance desquelles la science ne peut être qu'incertaine et incomplète, mais que l'excès de leur éclat ou de leur éloignement ne permet pas à l'œil de distinguer. Certains astres, visibles de certaines parties de la terre et connus des habitants de ces contrées, sont invisibles et entièrement inconnus au reste des hommes. Admettons cependant qu'on ait dû se contenter des étoiles des Chaldéens et de leur point de vue exclusif, quel a été le terme assigné à l'observation ? Quel espace de temps a-t-on jugé suffisant pour déterminer les présages attachés à leur réunion, leurs révolutions ou leur passage ? L'astrologie a sans doute procédé ainsi : on a d'abord observé l'état, la figure, la position des étoiles à la naissance de tel homme, ensuite, depuis ce premier moment jusqu'à la fin de sa vie, on a remarqué sa fortune, ses mœurs, son naturel, les circonstances au milieu desquelles il s'est trouvé, on a pris note de toutes ces choses à mesure qu'elles se sont produites, et de cette observation particulière, on a conclu qu'un homme quelconque, né longtemps après, sous les mêmes phénomènes célestes, aurait la même destinée. Or, si tel a été le mode d'observation adopté pour fonder l'art de l'astrologie, l'épreuve n'a pas été suffisante. Combien d'années, en effet, ou plutôt combien de siècles ne faut-il pas pour pouvoir, d'après les mêmes phénomènes, vérifier la première observation ? Tous les astrologues s'accordent à reconnaître qu'il faut une suite d'années innombrable et presque infinie pour retrouver, dans la même situation respective qu'à leur point de départ, les étoiles dites planètes, qui gouvernent fatalement le monde : il n'est pas d'observations qui aient pu se continuer, pas de livre qui ait pu en garder la trace et le souvenir aussi longtemps. Il est encore un fait dont il faut bien, après tout tenir compte : au moment de la conception, les constellations ne sont pas les mêmes qu'à l'époque de notre naissance, dix mois plus tard : comment donc donner ces pronostics contradictoires pour le même individu, si comme le soutiennent les astrologues, nos destinées varient selon la disposition et le mouvement des mêmes étoiles ? Déjà même, à l'époque du mariage et de la cohabitation des époux, la position fatale des astres a dû décider du caractère et du sort des enfants à naître. Que dis-je ? Bien avant même la naissance du père et de la mère, on a dû tirer de leur horoscope celui des enfants qu'ils mettraient un jour au monde, et, ainsi de suite, en remontant indéfiniment : de telle sorte que, si leur science a quelque fondement de vérité, cent siècles avant nous, ou plutôt depuis la formation du ciel et de la terre jusqu'à nos jours, les astres ont pu, par signes successifs et se renouvelant de génération en génération, présager la destinée de tout enfant qui naît aujourd'hui, mais comment croire que la disposition de chaque étoile ne soit destinée qu'à déterminer le sort d'un seul homme et que cette disposition ne se représente qu'après une immense étendue de siècles, tandis que, à chaque génération et, par conséquent, à de très courts intervalles, les signes d'une personne se renouvellent et se compliquent indéfiniment, toujours les mêmes, sous des constellations toujours différentes ? Si cela est possible, s'il est nécessaire d'observer ces présages divers depuis les temps les plus reculés pour connaître le sort de ceux qui naîtront un jour, cette diversité jette le trouble dans les observations et confond tous les calculs de la science. Favorinus aurait encore pardonné aux astrologues leur opinion sur les accidents qui nous viennent du dehors ; mais il ne leur pardonnait pas d'y subordonner la pensée de l'homme, sa volonté, ses caprices, ses désirs et ses répugnances, les élans inattendus et les retours non moins soudains de l'âme qui, dans les plus petites choses, nous portent vers un objet ou nous en détournent. Ainsi, disait-il, vouloir aller au bain, puis ne plus vouloir, puis vouloir encore, tout cela n'est pas le résultat d'une volonté inconstante et capricieuse, mais d'une rotation nécessaire avec les astres errants ; les hommes ne sont plus, comme l'on dit, des animaux raisonnables, mais des jouets, de ridicules marionnettes, sans spontanéité, sans liberté, que les étoiles mènent et dirigent à leur gré. Si l'on a pu prédire, comme ils l'affirment qui du roi Pyrrhus ou de Manius Curius remporterait la victoire, qu'ils osent donc nous dire qui gagnera dans cette partie de dés, de dames ou d'échecs ? Est-ce qu'ils savent les grandes choses et ignorent les petites ? les petites sont-elles moins perceptibles que les grandes ? S'ils revendiquent les événements importants comme plus apparents et plus faciles à percevoir, je leur demanderai alors ce que, au milieu du vaste spectacle de l'univers et des œuvres admirables de la nature, nos intérêts si mesquins et nos destinées si courtes peuvent leur offrir de grand ? Je leur adresserai encore une autre question : Si l'instant où l'homme naissant reçoit sa destinée est si court et si rapide, que plusieurs ne peuvent voir le jour au même instant, sous la même influence manifeste, pour le même avenir ; si, pour cette raison, deux jumeaux même sont prédestinés à un sort différent, puisqu'ils ne sont pas venus au monde dans le même instant, par quel moyen, par quelle divination, je le demande, pourront-ils calculer, distinguer cet instant, qui vole et échappe même à la pensée ? N'avouent-ils pas que, dans la succession précipitée des jours et des nuits, les plus courts moments enfantent de grands changements ? Enfin, que pourrait-on dire contre ce fait, que des individus de tout âge et de tout sexe, nés sous des mouvement planétaires différents, dans des régions très éloignées l'un de l'autre, périssent tous ensemble, en même temps et de la même mort, dans un abîme, sous les ruines d'un édifice, dans le sac d'une ville ou le naufrage d'un même vaisseau : ce qui n'arriverait jamais assurément, si la destinée particulière de chaque personne dépendait de l'instant de sa naissance ? Dira-ton que, si ces personnes sont nées à des époques différentes, un même concours de planètes a pu amener postérieurement, dans leur vie et leur mort, quelque ressemblance et quelque égalité ? Mais pourquoi n'en résulterait-il jamais une entière conformité ? Pourquoi un même concours de planètes ne donnerait-il pas à la fois plusieurs Socrates, plusieurs Aristons, plusieurs Platons dont la nature, le corps, l'esprit, les mœurs, la vie et la mort seraient en tout semblables ? Cela est tout à fait impossible : donc ce moyen est insuffisant pour expliquer comment la mort est la même après que la naissance ne l'a pas été. Favorinus consentait, du reste, à faire grâce aux Chaldéens de cette autre question : Si l'homme, la vie, la mort et tous les événements ont leur causes, leur raison et leur temps arrêtés dans le ciel et parmi les astres, que dire des mouches, des vermisseaux, des hérissons et de mille très petits animaux qui vivent sur la terre et dans la mer ? Les mêmes lois président-elles à leur naissance et à leur mort ? Voilà ce que les astrologues obligés de reconnaître ou que les destinées des grenouilles et des moucherons dépendent aussi des mouvements des corps célestes ; ou, s'ils exceptent les animaux, d'expliquer pourquoi les astres ont une action sur l'homme et n'en ont pas sur les autres êtres. Pour moi, à peine ai-je sans ordre, d'un style sec et maigre, effleuré ces arguments. Favorinus, au contraire (grâce à son talent, grâce aussi à la force et à la richesse de la langue grecque), les développait avec agrément, éclat, abondance. Parfois il nous avertissait de bien nous tenir sur nos gardes, pour ne pas nous laisser séduire par quelques vérités que ces hypocrites sèment de temps à autre au milieu de leurs mensonges. Ils disent ce qu'ils n’ont ni compris, ni défini, ni perçu ; on croit les voir, dans le labyrinthe glissant de leurs conjectures, s'avancer pas à pas entre le vrai et le faux, comme s'ils marchaient au milieu des ténèbres ; et, tantôt à force de tâtonnements, ils tombent sur la vérité, inopinément et sans le savoir ; tantôt, profitant de l'excessive crédulité de ceux qui les consultent, ils arrivent adroitement jusqu'à la vérité : aussi le passé les embarrasse-t-il moins que l'avenir. D'ailleurs ces vérités, qu'ils doivent au hasard ou à la ruse, sont à leurs mensonges dans le rapport d'un à mille. Ces raisonnements, que j'entendis faire à Favorinus, trouvent appui dans plusieurs passages de nos vieux poètes, qui tous s'élèvent contre cet art de fraude et de mensonge. En voici un de Pacuvius : S'il est des hommes qui prévoient l'avenir, ils sont égaux à Jupiter. En voici un autre d'Attius : Je ne crois point aux augures qui enrichissent de paroles les oreilles d'autrui, pour emplir d'or leurs maisons. A l'exemple de ces poètes, Favorinus voulait détourner la jeunesse du commerce des généthliaques et de tous les charlatans de cette espèce, qui s'attribuent l'art merveilleux de connaître et de prévenir et, pour prouver qu'on ne doit jamais les consulter. Il concluait ainsi : Ils vous prédiront ou des biens ou des maux. Dans le premier cas, s'ils se trompent, une vaine attente vous rendra malheureux ; dans le second, s'ils se trompent aussi, une vaine crainte vous rendra encore malheureux. Leurs prédictions sont-elles justes, mais défavorables, vous êtes malheureux par la pensée avant de l'être par le destin ; favorables, si elles viennent à se réaliser, il en résultera un double désavantage : l'attente vous fatiguera par les incertitudes, et lorsque le bonheur viendra, ce ne sera plus qu'un fruit flétri par l'espérance. Il ne faut donc jamais hanter les gens qui prédisent l'avenir.

II. Dissertation de Favorinus, consulté par moi, sur les devoirs du juge. Lorsque pour la première fois je fus mis par les préteurs au nombre des juges, pour rendre ce qu'on appelle des jugements privés, je commençai par rassembler tous les ouvrages grecs et latins qui traitent des devoirs du juge. Jeune encore, et laissant les fables de la poésie et les déclamations de l'école, pour monter sur un tribunal, je voulus apprendre les devoirs de ma charge auprès de ces maîtres muets : car il y avait disette d'enseignement de vive voix. Pour les remises à ordonner, l'ajournement des parties devant le magistrat, et plusieurs autres formes consacrées par la loi, je trouvais bien conseil et appui dans la loi Julia dans les livres de Massurius Sabinus et autres jurisconsultes mais ces guides ne me furent d'aucun secours pour sortir de la perplexité où la nature compliquée des affaires et le conflit de raisons contraires jettent ordinairement le juge. Car, s'il doit avant tout prendre conseil de la cause qui lui est soumise, il est cependant des préceptes et des principes généraux qu'il est bon de connaître à l'avance pour faire face aux difficultés inattendues, qui peuvent naître des débats. Voici, par exemple, l'embarras inextricable où je me suis trouvé. On réclamait un jour par devant moi une somme d'argent comptée et délivrée, disait on ; mais le demandeur n'établissait sa créance ni par titres ni par témoins, et s'appuyait sur de très faibles arguments. Il était du reste, avéré que c'était un très honnête homme ; sa bonne foi était reconnue et éprouvée, sa vie entière irréprochable; on citait même en sa faveur des traits remarquables de probité et de loyauté. Au contraire, le demandeur était un homme de mauvais aloi, d'une conduite honteuse et déshonorante, mille fois convaincu de mensonges, tout plein de fraudes et de perfidies ; il ne cessait néanmoins de crier avec ses nombreux amis, que l'on devait constater le prêt, devant moi, par les preuves ordinaires, le déboursé, les livres de compte, l'exhibition du chirographe, le sceau des tablettes, l'affirmation des témoins ; aucune de ces preuves n'étant produite, on devait le mettre hors de cause, et condamner son adversaire comme calomniateur ; tout ce qu'on pouvait dire sur la vie de l'un et de l'autre devait être considéré comme non avenu ; ils étaient ici devant un juge privé, pour une réclamation pécuniaire, et non devant les censeurs, pour une question de mœurs. Les amis, dont j'avais requis l'assistance, étaient des hommes d'expérience, habitués au patronage et versés dans les affaires ; mais, préoccupés des causes nombreuses qui les appelaient ailleurs, ils disaient qu'il n'y avait pas lieu de siéger plus longtemps ; on devait, sans hésiter, renvoyer le défendeur, puisque le prêt n'était établi par aucune preuve légale. Pour moi, en mettant ces deux hommes en parallèle, l'un honnête, l'autre infâme, perdu de mœurs et de réputation, je ne pus me résoudre à donner gain de cause à celui-ci. J'ajourne donc, et, en toute hâte, je quitte mon siège pour me rendre auprès du philosophe Favorinus, que je suivais alors à Rome avec assiduité ; je lui expose tout au long l'affaire et les débats, et je le prie de m'aider à sortir de doute, et de m'éclairer pour l'avenir sur les règles à suivre dans mes fonctions de juge. Favorinus approuva d'abord mes scrupules et mon hésitation, puis : Le point, dit-il sur lequel vous me consultez peut sembler peu important ; mais si vous me demandez de vous faire connaître l'ensemble des devoirs du juge, ce n'en est ni le lieu ni le temps ; c'est là un sujet plein de difficultés, un labyrinthe où l'on s'égare, à moins d'une attention vigilante et d'une grande circonspection. En effet (pour ne toucher que quelques points principaux), voici la première question qui se présente sur les devoirs du juge : Si le juge connaît la vérité sur le fait qui se débat à son tribunal; si, avant les plaidoiries et l'introduction de l'instance, elle lui a été démontrée, à lui personnellement, d'une manière évidente, à l'occasion d'une autre affaire ou par cas fortuit, et que cependant les débats ne fournissent aucune preuve devra-t-il juger d'après les notions qu'il avait avant l'audience ou seulement sur celles qui y ont été apportées ? On s'est encore demandé si un juge devant qui une affaire a été plaidée, et qui aurait moyen de tout arranger à l'amiable, peut décemment oublier un moment sa qualité de juge, pour prendre le rôle d'ami commun et de pacificateur. Mais voici une question plus épineuse et plus sujette à controverse : Un juge, pendant les débats, peut-il dire et demander ce qui lui paraît nécessaire, quand la partie intéressée à le dire ou à le demander ne le fait pas ? C'est, dit-on, agir en défenseur et non en juge. On n'est pas, non plus, d'accord sur ce point : Rentre-t-il dans les habitudes et les devoirs du juge d'arracher et retenir la vérité d'une affaire qu'il instruit par des interpellations continuelles, en sorte que, même avant le jugement, son langage du moment, confus et divers, selon les impressions qu'il subit tour à tour, suffit pour révéler sa pensée intime ? Les juges qui passent pour prompts et vifs pensent que le magistrat n'a pas d'autre moyen pour arriver à la découverte de la vérité que de manifester sa pensée et surprendre celle du plaideur par des questions fréquentes et des interpellations nécessaires. Ceux, au contraire qui passent pour calmes et graves, n'admettent pas que le juge doive, avant la décision, dans le cours des débats, à chaque impression qu'il éprouve, laisser voir son opinion. Il en résulte, disent-ils, que les mouvements de l'âme se modifiant avec les arguments qui se produisent, il semble, dans la même cause et presque au même moment, changer plusieurs fois de manière de dire et de penser. Plus tard, quand nous en aurons le loisir, continua Favorinus, je verrai à vous donner mon opinion sur ces difficultés et autres semblables que présente le ministère du juge ; nous passerons en revue les préceptes d'Elius Tubéron, dont j'ai lu tout récemment le traité sur ce sujet. Quant à la réclamation pécuniaire dont vous me parlez, je vous conseille de suivre l'avis du sage M. Caton. Dans son plaidoyer pour L. Turius contre Cn. Gellius, il dit que, dans le cas où le bon droit ne peut être établi ni par titres ni par témoins, le juge doit se conformer à l'usage de nos pères, et vérifier lequel des plaideurs est le plus probe; que s'il y a égalité en bien ou en mal, il doit ajouter foi au défendeur et lui donner gain de cause. Or, dans le procès qui vous embarrasse, le demandeur est un homme d'une probité incontestable, le défendeur un fripon, et il n'y a de témoins de part ni d'autre ; allez donc, croyez à l'affirmation du premier : condamnez le second, puisque vous dites qu'on ne saurait établir entre eux la balance, et que le demandeur est le plus estimable. Tel fut le conseil, digne d'un philosophe, que me donna Favorinus. Toutefois, je regardai comme une entreprise peu compatible avec mon âge et mon insuffisance d'oser condamner sur les mœurs des parties et non sur les preuves du fait, sans pouvoir en même temps me résoudre à donner gain de cause au défendeur ; je déclarai donc que l'affaire n'était pas pour moi, et c'est ainsi que je me débarrassai de cette décision. Voici les paroles de M. Caton, auxquelles faisait allusion Favorinus : « Pour moi, voici ce que je sais de nos pères : s'agissait-il de décider entre deux plaideurs au sujet d'une dette contractée sans témoins; si l'un valait l'autre en bien ou on mal, on croyait de préférence le défendeur. Supposons maintenant que Gellius eût ainsi stipulé de Turius : Si Gellius n'était pas plus honnête que Turius. Personne, ce me semble, ne serait assez dépourvu de sens pour juger Gellius plus honnête que Turius ; et s'il ne l'est pas, il faut plutôt croire celui qui est attaqué. »

III. Si Xénophon et Platon ont été rivaux et ennemis. Les auteurs qui ont écrit avec le plus d'exactitude de la vie et des mœurs de Xénophon et de Platon ont pensé qu'ils n'étaient pas, au fond de l'âme, restés inaccessibles à l'inimitié et à la jalousie à l'égard l'un de l'autre. Ils ont tiré leurs preuves ou plutôt leurs conjectures des écrits de ces philosophes. Les voici à peu près : Platon, dans ses nombreux ouvrages, ne fait jamais mention de Xénophon, ni Xénophon de Platon ; cependant l'un et l'autre, et surtout Platon dans ses dialogues, nomment un grand nombre de disciples de Socrate. Autre preuve d'une disposition naturellement peu bienveillante, c'est que Platon ayant composé son illustre ouvrage sur la meilleure des Républiques et le meilleur gouvernement d'une cité, Xénophon critiqua indirectement deux livres à peu près, les premiers qui parurent, en leur opposant le plan d'une monarchie dans sa Cyropédie. Ce procédé et cet écrit blessèrent tellement Platon, que, dans un de ses ouvrages, ayant à parler de Cyrus il écrivit, pour rendre la pareille à Xénophon et déprécier son livre, que ce prince avait été sans doute brave et courageux, mais qu'il avait péché par l'éducation. Platon, en effet, a dit cela de Cyrus. A ces preuves en ajoute encore celle-ci, tirée de l'ouvrage où Xénophon rapporte les paroles et actions mémorables de Socrate. Selon lui, jamais ce philosophe n'a discuté ni sur l’astronomie ni sur la physique; jamais il n'a touché ni approuvé l'étude des autres sciences que les Grecs appellent mathématiques, et qui ne contribuent ni à la sagesse ni au bonheur : c'est donc mentir sans scrupule, que d'attribuer à Socrate des discussions sur ces matières. Évidemment, dit-on, Xénophon aurait en vue Platon, puisque, dans ses dialogues, Socrate parle physique, musique et géométrie. Si l'on peut admettre ou soupçonner de telles idées dans des hommes aussi sages et aussi graves, je ne pense pas qu'il faille les attribuer à la haine, à l'envie, à une rivalité ambitieuse de gloire, passions étrangères à la philosophie ; or tous deux ont, de l'avis général, été de grands philosophes. D'où vient donc l'opinion reçue ? La voici sans doute : la parité des talents, l'égalité de mérite même en l'absence de toute pensée et de toute intention d'antagonisme offre le plus souvent l'apparence de la rivalité. En effet, quand deux ou plusieurs hommes de génie, célèbres dans le même art, jouissent d'une réputation égale ou presque égale, les partisans des uns et des autres exaltent à l'envi leur mérite et leur gloire. Bientôt l'ardeur qui anime les combattants gagne les chefs eux-mêmes; leurs efforts tendent au même but et si le succès est égal, ou la victoire douteuse, ils encourent le soupçon de rivalité par la faute de leurs partisans et non par la leur. Voilà pourquoi Xénophon et Platon, ces deux brillants héritiers de Socrate et de sa douce philosophie, ont paru rivaux : d'autres discutaient leur supériorité ; et puis, quand deux gloires contemporaines s'élèvent parallèlement, elles offrent toujours l'apparence d'ambitions rivales.

IV. Admirable portrait de le Justice par Chrysippe. C'est vraiment avec autant d'éclat que de justesse que Chrysippe, dans le premier livre de son ouvrage sur le Beau et l'Agréable, a peint la bouche, les yeux, le visage entier de la Justice sous des couleurs sévères et nobles. Il a donné le portrait de la Justice, que d'ordinaire les peintres et les rhéteurs anciens représentent, dit-il, à peu près ainsi : taille et traits de jeune fille, air fier et formidable, regard perçant, tristesse noble et digne, aussi éloignée de la bassesse que de l'orgueil. Par cette peinture allégorique, il a voulu nous faire comprendre que le sage, ce prêtre de la justice, doit être grave, saint, sévère, incorruptible, inaccessible à la flatterie, sans miséricorde ni pitié sur les méchants et les coupables, altier, ferme, énergique, imposant de toute la force, de toute la majesté de la vérité et de l'équité. Voici comment s'exprime Chrysippe en parlant de la Justice : "On la dit vierge, symbole de la pureté ; on dit qu'elle ne parle jamais aux méchants, qu'elle n'écoute ni douces paroles, ni supplications, ni prières, ni flatteries, ni rien de semblable : par conséquent, on la dépeint sombre, le front tendu et contracté, regardant de travers, afin d'effrayer les méchants et de rassurer les bons, montrant à ceux-ci un visage bienveillant, et à ceux-là un visage hostile". J'ai cru devoir citer ce passage, pour mettre le lecteur à même de l'apprécier et de le juger ; car certains disciples d'une philosophie efféminée me l'entendant lire un jour, prétendirent que c'était là le portrait de la Cruauté, et non de la Justice.

V. Récit d'une vive dispute de deux célèbres grammairiens de Rome sur la vocatif d'egregrius. Fatigué d'une longue méditation, je me promenais un jour dans le champ d'Agrippa, pour me délasser et reposer l'esprit. Le hasard m'y fit rencontrer deux grammairiens, très renommés à Rome, et j'assistai à une discussion des plus vives. L'un soutenait quo le vocatif d'egregius, choisi, distingué, était egregi l'autre egregie. Voici les raisons de celui qui se prononçait pour egregi . Les noms ou les vocables, disait-ils, terminés au nominatif singulier en us, et dont la dernière syllabe est précédée de la lettre i, prennent tous au vocatif la désinence i : ainsi Coelius, Coeli, Célius ; modius, modi, modius, mesure de capacité ; tertius, terti, troisième ; Accius, Acci, Accius ; Titius,Titi, Titius, et autres ; de même egregius, dont la dernière syllabe au nominatif est us, précédé de le lettre i, doit avoir le vocatif en i, et faire egregi, et non egregie. En effet, dans diuus, Dieu ; riuus, ruisseau ; cliuus, pente, la dernière syllabe n'est pas us, mais uus, syllabe pour laquelle on a imaginé la lettre f, appelé digamma. - Egregie grammatice, grammairien distingué, repartit l'autre, ou, si tu le préfères, egregiissime, très distingué, dis-moi, je te prie, inscius, qui ne sait pas ; et impius, impie ; et sobrius, sobre ; et ebrius, ivre ; et proprius, propre ; et propitius, propice ; et anxius, inquiet ; et contrarius, contraire, terminés en ius, comment font-ils au vocatif ? En vérité, je n'ose les énoncer suivant ta règle. L'adversaire, déconcerté par cette grêle de citations, garda quelque temps le silence ; mais bientôt, reprenant ses esprits, il continua de défendre la règle qu'il avait établie, en ajoutant que proprius, propitius, anxius et contrarius devaient avoir le même vocatif que aduersarius, adversaire, et extrarius, extérieur ; que même pour inscius, impius, ebrius et sobrius, il serait plus conforme à la règle de terminer ce cas par un i, quoique cette désinence choquât un peu l'usage. La discussion se prolongeant outre mesure, je ne crus pas qu'elle valût la peine d'être entendue plus longtemps, et je les laissai crier et se débattre.

VI. De l'érudition spéciale, mais sans utilité ni agrément ; et, par occasion, du changement des noms de quelques villes et pays. Je veux, me dit un ami, littérateur assez distingué, qui avait passé une grande partie de sa vie au milieu des livres, je veux pour ma part, contribuer à enrichir tes Nuits; et, à l'instant, il me remet un volume énorme où, selon son expression, la science débordait en tous genres, fruit de lectures nombreuses, variées, rares ; je pouvais à discrétion y puiser des choses dignes de la postérité. Je le prends avec un empressement avide, comme si j'avais trouvé la corne d'abondance, et je m'enferme le plus secrètement que je puis pour lire sans témoins. Que trouvai-je, ô Jupiter ! ô prodige ! Quel était le nom du premier qui fut appelé grammairien ; combien on compte de Pythagores, d'Hippocrates célèbres ; quelle description Homère fait de la grande porte de la maison d'Ulysse; pourquoi Télémaque, couché à côté de Pisistrate, le réveilla d'un coup de pied, au lieu de le toucher de la main ; dans quelle sorte de prison Euryclée enferma Télémaque, pourquoi le poète grec n'a pas connu la rose et a connu l'huile de rose. Puis venaient les noms des compagnons d'Ulysse, enlevés et déchirés par Scylla ; on y discutait si Ulysse avait erré sur la mer Extérieure comme le veut Aristarque, ou sur la mer Intérieure comme le veut Cratès. J'y appris quels sont dans Homère les vers qui renferment le même nombre de lettres, ceux qui sont acrostiche ; quel est le vers où chaque mot augmente d'une syllabe ; pourquoi il a dit que les brebis font trois petits par an ; si, des cinq parties qui composent le bouclier d'Achille, celle qui est d'or occupe le milieu ou les bords. J'appris encore quelles sont les villes et les contrées dont les noms ont changé ; que la Béotie fut originairement appelée Aonie ; l'Égypte, Aéria ; la Crète, Aéria pareillement ; l'Attique, Acté, et dans Homère Acta ; Corinthe, Éphyre ; la Macédoine, Hémathie ; la Thessalie, Hémonie ; Tyr, Sarra; la Thrace, Sithion ; Sestos, Posidonium. Ce livre renfermait mille autres choses de cette importance. Je me hâtai de le rendre, en disant : « Profite toi-même, ô le plus savant des hommes, de ta vaste érudition ; garde ce volume précieux dont mon pauvre livre n'a que faire. Mes Nuits, que j'ai voulu enrichir et orner, ont pour unique objet l'application de ce vers d'Homère, que Socrate aimait, disait-il, par-dessus tout : Tout ce qui s'est fait de bon et de mauvais dans le palais.

VII. Mémoire isogogique remis par M. Varron à Cn. Pompée, désigné consul pour la première fois, et traitant de la manière de présider le sénat. Pompée fut désigné consul pour la première fois avec M. Crassus. Sur le point d'entrer en fonctions, Pompée, qu'une vie passée dans les camps avait laissé dans l'ignorance sur la manière de présider le sénat et l'administration des affaires civiles, pressa M. Varron, son ami, de composer un traité isagogique (c'est ce nom que lui donne l'auteur, où il pût apprendre ce qu'il devait faire et dire en consultant le sénat.) L'ouvrage écrit sur ce sujet pour Pompée est perdu, comme Varron nous l'apprend lui-même dans le quatrième livre des Questions traitées par lettres, adressées à Oppien. Dans ces lettres, pour réparer la perte du traité, il donne de nombreuses instructions sur le même sujet. Il commence par indiquer les magistrats qui, selon la coutume de nos pères, avaient le droit de convoquer le sénat. C'étaient les dictateurs, les consuls, les préteurs, les tribuns du peuple, l'interroi, le préfet de la ville. Nul autre qu'eux n'avait le droit de provoquer un sénatus-consulte. S'il arrivait que tous ces magistrats se trouvassent en même temps à Rome, le premier, dans l'ordre qu'on vient de voir, avait le privilège de consulter le sénat. Puis il ajoute que les tribuns militaires, appelés extraordinairement à remplacer les consuls, les décemmvirs investis de la puissance consulaire, les triumvirs élus pour constituer la République, pouvaient exercer le même droit. Il parle ensuite des oppositions, et nous enseigne que ceux-là seuls pouvaient s'opposer à la délibération du sénat, dont l'autorité était égale ou supérieure aux magistrats qui voulaient l'assembler. Il traite aussi des lieux consacrés par la loi aux assemblées du sénat, il établit qu'un sénatus-consulte était illégal, s'il n'avait été rendu dans un lieu circonscrit par les augures et appelé temple. Voilà, pourquoi les curies d'Hostilius, de Pompée, et enfin de César, lieux profanes jusque-là, furent consacrées, comme temples, pour les augures, afin que les sénatus-consultes pussent y être rendus suivant la coutume de nos ancêtres ; et à cette occasion, il fait observer que tous les édifices consacrés aux dieux n'étaient pas des temples ; que l'édifice même consacré à Vesta n'était pas un temple. Un sénatus-consulte rendu avant le lever ou après le coucher du soleil était nul ; et les sénateurs qui avaient contrevenu à la règle encouraient le blâme des censeurs. Il nous apprend encore quels étaient les jours où le sénat ne devait pas être convoqué ; que le président devait, avant la délibération immoler une victime et consulter les augures ; qu'il fallait délibérer sur les choses divines préalablement aux choses humaines ; qu'on proposait de délibérer sur les affaires de la République en général, ou sur certaines affaires en particulier ; qu'on votait de deux manières : par voie de discussion, s'il y avait unanimité en cas de doute, en émettant son avis chacun son tour. Les votes devaient être donnés dans l'ordre des dignités, en commençant par les personnages consulaires ; et, parmi ceux-ci, c'était le prince du sénat qui votait le premier. Du reste, Varron nous apprend qu'au temps où il écrivait cela, la brigue et la faveur avaient introduit une coutume nouvelle : le président du sénat commençait par interroger qui bon lui semblait, pourvu toutefois que ce fût un personnage consulaire. Il parle encore du gage à exiger, de l'amende à infliger au sénateur qui manquait de se rendre au sénat. L'ouvrage dont j'ai parlé plus haut, c'est-à-dire la lettre de M. Varron à Oppien, nous fournit mille autres détails de ce genre. Quant aux deux manières dont les sénateurs pouvaient voter, cela semble peu s'accorder avec un usage des Conjectures d'Atteius Capiton. En effet, il nous dit dans le livre deux cent cinquante-neuvième que, suivant Tubéron, un sénatus-consulte ne pouvait être rendu autrement que par vote de discession ; que cette manière de voter était de rigueur pour tous les sénatus-consultes, même sur rapport ; et Capiton confirme la vérité de cette assertion. Mais je me souviens d'avoir traité ce sujet ailleurs avec plus de soin et d'étendue.

VIII. Le préfet de la ville, chargé des fêtes latines a-t-il le droit de convoquer et de consulter le sénat ? Opinions contraires sur ce sujet. Le préfet de la ville, nommé pour la police des fêtes latines a-t-il le droit de présider le sénat ? Junius le nie ; il n'est pas même sénateur et n'a pas voix délibérative, puisqu'on peut être préfet avant l'âge voulu pour être sénateur. Mais Marcus Varron au quatrième livre de ses Questions traitées par lettres, et Ateius Capiton, au deux cent cinquante-neuvième livre de ses Conjectures, émettent une opinion contraire; et ce dernier déclare suivre l'avis de Tubéron contre celui de Junius : « En effet, dit-il, jusqu'au plébiscite Atinius, les tribuns du peuple eurent le droit de convoquer le sénat, bien qu'ils ne fussent par sénateurs. »

LIVRE XV

I. Q. Claudius dit, dans ses Annales, que le bois enduit d'alun ne brûle point. Le Rhéteur Antonius Julianus venait de terminer une déclamation où il s'était surpassé lui-même en grâce et en éloquence ; nous en étions même étonnés; car dans ces déclamations de l'école on retrouve presque toujours le même homme, la même facilité d'élocution, mais pas toujours la même éloquence. Ses amis, en foule autour de lui, le reconduisaient donc jusqu'à sa demeure, quand, arrivés au mont Cispius, nous voyons un îlot de maisons en proie aux flammes ; l'incendie avait déjà gagné tous les édifices voisins. Alors un de ceux qui accompagnaient Julianus dit : « Les héritages urbains donnent de grands revenus ; mais ils sont exposés à de bien grands dangers. S'il y avait un moyen de rendre les incendies de maisons moins fréquents à Rome, je vendrais certainement mes biens de campagne pour devenir propriétaire à la ville. » Julianus répondit avec cette aménité qui lui est naturelle : « Si tu avais lu la dix-neuvième des Annales de Q. Claudius, non moins véridique qu'agréable écrivain, Archélaüs, lieutenant du roi Mithridate, t'aurait enseigné un préservatif contre le feu, assez puissant pour empêcher tes bâtiments en bois de brûler au milieu des tourbillons de flammes. » Je lui demandai quel était ce merveilleux moyen indiqué par Quadrigarius; il reprit : « J'ai lu dans son livre que L. Sylla faisant dans l'Attique le siège du Pirée défendu par Archélaüs, lieutenant du roi Mithridate, une tour en bois, élevée comme moyen de défense, fut enveloppée de toutes parts par le feu sans pouvoir s'embraser, et cela parce qu'Archélaüs l'avait fait enduire d'alun. Au reste, voici le passage même de Quadrigarius : « Alors Sylla fit pendant longtemps avancer des troupes, et s'épuisa en efforts incroyables pour mettre le feu à une seule tour en bois qu'Archélaüs avait élevée entre le fort et l'ennemi ; il vint, s'approcha, lança des brandons contre la tour, écarta les Grecs, la flamme à la main, mais, malgré de longs efforts, on ne put jamais l'embraser : c'est qu'Archélaüs avait enduit toute la charpente d'alun. Sylla et ses soldats furent dans l'étonnement ; et, fatigué de ses tentatives infructueuses, le général s'en retourna avec ses légions. »

II. Platon, dans son traité des Lois estime qu'il est bon d'égayer les repas par de fréquentes provocations à boire. Un Crétois, vivant à Athènes, se disait philosophe platonicien, et désirait fort le paraître. C'était, du reste, un homme sans valeur, un esprit léger, qui s'exagérait son mérite dans l'éloquence grecque, et poussait en outre la passion du vin jusqu'au mépris de soi-même. Dans les repas de jeunes gens, que nous avions l'habitude de célébrer à Athènes le septième jour de la lune, jusqu'à la première faim apaisée laissait un libre cours aux conversations utiles et agréables, ce personnage réclamait le silence des convives, prenait la parole ; puis, débordant en propos pleins de trivialité, il nous exhortait tous à boire, pour se conformer, disait-il, au précepte de Platon ; comme si vraiment ce philosophe dans son traité des Lois, eût fait l'éloge de l'ivresse, et l'eût recommandée comme un devoir aux hommes de bien et de courage. Et en même temps, notre orateur excitait sa verve par de nombreuses et abondantes libations : « C'était, disait-il un bon moyen de réveiller et d'animer son esprit et sa vertu. Le vin donnait du feu à l'âme et au corps. » Mais Platon, dans le premier et le second livre des Lois, n'a pas, comme le prétendait cet impertinent, recommandé cette ivresse avilissante, qui énerve et affaiblit l'intelligence : il s'est contenté de ne pas désapprouver ces provocations à boire où la sagesse se déride un peu sous la surveillance de maîtres du festin amis de la sobriété. Il a pensé que l'on pouvait accorder à l'esprit quelque relâche ; que, pris avec modération, le vin l'épanouissait doucement, et le rendait plus propre à reprendre l'exercice de la tempérance et des travaux sérieux ; que, si l'âme recélait des affections ou des désirs déréglés que la pudeur couvrit d'un voile, la liberté que donne le vin les mettait à découvert sans graves dangers, et en temps opportun pour y porter remède. Platon ajoute : « On ne doit point fuir ni dédaigner ces exercices, où l'esprit lutte contre la violence du vin ; on ne doit pas faire fond sur la sobriété et la tempérance d'un homme, si ces vertus n'ont point été trouvées au milieu des dangers et des séductions de la volupté. Celui qui n'a pas goûté les plaisirs entraînants des festins et n'en a aucune expérience, si sa volonté le porte, si le hasard l'amène, si la nécessité le contraint à y prendre part, se trouve charmé, ainsi ; son âme ébranlée chancelle sous l'ascendant d'une force inconnue. » Aussi Platon a-t-il pensé qu'il fallait lutter et se mesurer de près, comme sur un champ de bataille, avec les attraits de la volupté et du vin ; ne pas chercher sa sûreté dans la fuite et l'absence, mais attendre l'ennemi de pied ferme ; mettre sa sobriété et sa tempérance sous la garde de la modération, et réchauffer la froide tristesse de l’âme ou ranimer sa honteuse torpeur dans la chaleur du vin.

III. Ce que M. Cicéron a pensé et écrit sur la particule qui commence les verbes aufugio et aufero, et si l'on doit croire que la même préposition se retrouve dans le verbe autumo. J'ai lu le livre de M. Cicéron intitulé l'Orateur. Dans ce livre, Cicéron, après avoir dit que les verbes aufugio, je m'enfuis et aufero, j'emporte, sont composés de la préposition ab, de, par, et des verbes fugio, je fuis, et fero, je porte ; que, pour rendre le mot plus doux dans la prononciation et à l'oreille on avait changé cette préposition en la syllabe au ; qu'ainsi on avait dit aufugio et aufero au lieu de abfugio et abfero ; Cicéron, dis-je, après s'être ainsi exprimé, ajoute, en parlant de la même particule : « Cette préposition (au] ne se trouve ainsi transformée que dans ces deux verbes. » Cependant, je vois dans le livre de Nigidius que le verbe autumo se compose de la position ab et du verbe aestimo, j'estime ; qu'on dit, par abréviation, autumo, dans le sens de j'estime entièrement, au lieu de abaestumo, comme abnumero, je compte à part. Toutefois, quelque respectable que soit l'opinion de P. Nigidius, écrivain fort érudit, je la crois ici plus hardie et plus subtile que vraie. Ce n'est pas, en effet, la seule signification de autumo ; il a encore celle de dico, je dis ; opinor, je crois ; censeo, je pense ; tous verbes avec lesquels cette préposition n'a aucun rapport pour la consonance ou pour le sens. D'ailleurs, M. Tullius, cet homme si profondément versé dans tout ce qui regarde le langage, aurait-il affirmé que ces doux verbes étaient les seuls de cette espèce, si l'on eût pu en trouver un troisième ? Mais voici une question plus importante : la préposition ab a-t-elle été changée en la syllabe au par euphonie, ou bien au est-il une particule ayant son origine propre, et qui nous serait venue des Grecs, comme la plupart des autres prépositions? On la trouve dans ce vers d'Homère g-auerusan g-men g-prohta g-kai g-esphaxan g-kai g-edeiran, Ils l'arrachèrent, l'égorgèrent, puis l'écorchèrent et dans g-abromoi, g-aiuachoi. Frémissants, retentissants.

IV. Vie de Ventidius Bassus, homme de basse extraction, qui le premier triompha des Parthes. Des personnes d'un âge avancé et fort instruites s'entretenaient naguère de quelques hommes qui sont parvenus autrefois au faîte des dignités, après avoir vécu dans l'obscurité et la condition la plus méprisable. Nul n'excita notre admiration autant que l'histoire de Ventidius Bassus. Il était Picénien, et de la plus basse extraction ; il avait été fait prisonnier avec sa mère par Pompéius Strabon, père du grand Pompée, dans la guerre Sociale, lors de la soumission d'Asculum ; ensuite, au triomphe de Pompée Strabon, il se trouva, encore enfant, confondu dans la foule et précédant le char du vainqueur, entre les bras de sa mère. Parvenu à l'adolescence, il vécut misérablement, et se vit réduit à acheter des mulets et des chariots, qu'il louait à l'État pour la translation des magistrats partant pour leurs provinces. Ce métier le fit connaître à C. César, qui l'emmena avec lui dans les Gaules. Il sut se distinguer par son activité dans cette province ; plus tard, dans la guerre civile, il s'acquitta avec beaucoup d'intelligence et de zèle de presque toutes les fonctions qui lui furent confiées : il gagna ainsi l'amitié da César, et cette amitié lui valut de plus hautes dignités. Il fut nommé tribun du peuple, puis préteur ; il l’était lorsqu'il fut déclaré, avec M. Antoine, ennemi de la République. Mais, les partis s'étant rapprochés, non seulement il recouvra la préture, mais encore il obtint le pontificat et même le consulat. Le peuple romain, qui se souvenait d'avoir vu Ventidius Bassus gagner sa vie à soigner des mulets, fut tellement choqué de cette élévation, que dans les rues de Rome, on lisait en maint endroit : Accourez tous, augures et aruspices, un prodige inouï vient d'éclater : l'homme qui étrillait les mulets a été fait consul. Suétone nous apprend que le même Bassus fut chargé par M. Antoine du gouvernement des provinces de l'Orient ; qu'il arrêta par trois victoires l'invasion des Parthes en Syrie ; qu'il fut le premier qui triompha des Parthes, et qu'à sa mort il fut enterré aux frais de l'État.

V. Le verbe profligo généralement employé d'une manière impropre. Au nombre des mots que l'ignorance a détournés de leur véritable acception, je citerai le verbe profligo, j'abats, je renverse, je détruis, etc., dont la signification a été altérée et tout à fait corrompue. En effet, ce mot dérivant de affligere entraîner à la perte, à la ruine, ceux qui parlent purement ont toujours pris profligare dans le sens de profligere, deperdere, perdre. Ainsi on a dit et écrit res profligatae, c'est-à-dire res proflictae et perditae, affaires ruinées et perdues. Maintenant s'agit-il, entre autres choses, d'un édifice ou d'un temple dont la construction touche à sa fin, j'entends dire qu'il est in profligato ou profligatum, presque fini. Voici, à ce sujet, une réponse très fine d'un préteur, qui ne manquait pas d'instruction, à un individu portant barbe, un de ces avocats qui font nombre ; Sulpicius Apollinaris la cite dans une de ses lettres. Notre homme insistait pour obtenir audience, en criant: « Très illustre magistrat, toutes les affaires dont vous avez déclaré vouloir connaître aujourd'hui ont été jetées par terre, profligatae, par votre zèle et votre activité : il n'en reste qu'une, et je vous prie de m'entendre. - J'ignore, répondit alors le préteur avec une certaine ironie, si les causes que j'ai entendues sont toutes à terre, profligata ; quant à celle qui est tombée entre tes mains, que je t'entende ou non, elle est certainement à bas, profligatum est. Au lieu de profligatum, pris dans ce sens, ceux qui savent leur langue disent affectum. M. Cicéron, par exemple, dans son discours sur les Provinces consulaires, dit : « Nous croyons la guerre avancée, affectum, et, à ne point mentir, presque terminée. » Et un peu plus bas : « César lui-même, quelle raison le retient dans cette province ? Il veut achever l'ouvrage qu'il a déjà avancé, affectum.» Cicéron dit encore, dans l'Économique : «L'été touche à sa fin, affecta ; il est temps que le soleil mûrisse le raisin. »

VI. Dans le second livre de son ouvrage de la Gloire, M. Cicéron a commis une erreur manifeste au sujet d'Hector et d'Ajax. Dans son ouvrage de la Gloire, livre second, M. Tullius commet une erreur peu grave, mais évidente ; on peut la relever sans être érudit ; il suffit d'avoir lu le septième livre de l'Iliade. Aussi ce qui m'étonne, ce n'est pas que M. Tullius ait fait cette faute, mais qu'elle n'ait été remarquée et corrigée plus tard ni par lui ni par Tiron, son affranchi, homme si exact et si zélé pour tout ce qui regardait les ouvrages de son patron. Voici le passage : « Dans le même poème, Ajax, sur le point de se mesurer avec Hector, s'occupe de sa sépulture pour le cas où il serait vaincu ; et il veut que, même après bien des siècles on ne passe pas auprès de son tombeau sans dire : Ici repose, enlevé à la lumière depuis de longues années, le héros qui tomba percé par le glaive d'Hector. On le dira, et ma gloire vivra éternellement. » Dans Homère, ce n'est pas Ajax qui dit les vers que Cicéron traduit en latin, ce n'est pas Ajax qui s'occupe de sa sépulture : c'est Hector qui parle en général, avant même de savoir si Ajax sera celui qui combattra contre lui : « C'est là le tombeau d'un guerrier mort depuis longtemps ; il fut illustre et tomba sous les coups de l'illustre Hector. On le dira, car ma gloire ne mourra jamais.»

VII. On a remarqué que presque toujours la soixante-troisième année de l'homme est marquée par des maladies, la mort ou quelque catastrophe. Citation, à ce sujet, d'une lettre d'Auguste à son fils Caius. On a constaté, et l'expérience remonte très haut, que chez presque tous les vieillards la soixante-troisième année de la vie amène avec elle quelque péril ou quelque catastrophe, ou une grave maladie pour le corps, ou des chagrins pour l'âme, ou la mort. Aussi ceux qui font un objet d'étude des faits et des paroles qui se rapportent à cette particularité, appellent climatérique cette année de la vie. L'avant-dernière nuit, je lisais les lettres d'Auguste à son petit-fils Caius, et je me sentais entraîné par la beauté d'un style simple et facile, qui ne respirait ni la morosité ni l'inquiétude. Je rencontrai dans une lettre l'allusion suivante à cette année redoutable (je copie textuellement cette lettre) : « Le neuvième jour avant les calendes d'octobre. - Salut, mon cher Caius, mon doux ami, toi dont l'absence est toujours pour moi un sujet de regret ; dans des jours tels que celui-ci surtout, mes yeux cherchent partout mon Caius : en quelque lieu que tu sois, j'espère que tu as célébré, plein de force et de santé, le soixante-quatrième anniversaire de ma naissance. J'ai, comme tu te vois, échappé à la soixante-troisième année, année climatérique, écueil ordinaire des vieillards. J'ignore quel temps il me reste à vivre ; mais je prie les dieux de faire en sorte que vous trouviez après moi la République florissante et digne de passer entre vos mains, qui, je l'espère, en sauront prendre les rênes avec fermeté. »

VIII. Passage d'un discours que prononça l'ancien orateur Favorinus, pour fustiger le luxe de la table, lorsqu'il voulut faire passer la loi somptuaire dite Licinia. J'ai lu un ancien discours de Favorinus, homme qui ne manque point d'éloquence, et je l'ai appris tout entier par cœur, pour bien me pénétrer de la haine que doivent inspirer nos dépenses et le luxe de nos tables. J'en citerai le passage suivant : « Les intendants des tables, les arbitres du luxe vous disent qu'une table est servie sans délicatesse, si l'on enlève le mets qui vous est le plus agréable pour le remplacer par un autre plus choisi et plus relevé. Telle est la fleur du genre pour les efféminés du repas, à qui la profusion, poussée jusqu'à la satiété, tient lieu d'esprit. Le becfigue est le seul oiseau que l'on doive manger entier ; quant aux autres oiseaux, quant à la volaille engraissée, il faut la servir en assez grande quantité pour que les parties intérieures, à partir du croupion, suffisent à rassasier les convives ; autrement, quel triste repas ! Manger les parties supérieures d'un oiseau c'est n'avoir pas de palais. Si le luxe va croissant dans cette proportion, il ne restera plus qu'à se faire mâcher les morceaux, pour s'épargner, en mangeant, toute fatigue. Ne voit-on pas la litière de quelques hommes effacer, par l'éclat de l'or, de l'argent et de la pourpre, les autels des dieux immortels ? »

IX. Le poète Cécilius a fait frons masculin, non par licence poétique, mais par analogie. C'est avec beaucoup de justesse que Cécilius a dit dans le Supposé : "nam hi sunt inimici pessumi, fronte hilaro, corde tristi, quos neque ut adprendas neque uti dimittas scias". Les pires de tous tes ennemis, sont ceux qui portent la gaieté sur le front et l'amertume dans le cœur ; on ne sait s'il faut les retenir ou les lâcher. Je citai un jour ces vers dans un cercle de jeunes littérateurs où l'on s'entretenait d'un homme de cette espèce. Un grammairien assez distingué, qui était des nôtres, m'entendit, et s'écria : Quelle licence ! quelle audace à Cécilius, de dire fronte hilaro au lieu de fronte hilara. Un solécisme aussi énorme ne l'a pas épouvanté ! Loin de là, répliquai-je ; c'est nous qu'il faut accuser de hardiesse et de licence, nous qui faisons frons féminin, au mépris de l'analogie, et sans respect pour l'autorité des anciens. Ne lisons-nous pas, dans le cinquième livre des Origines de M. Caton : "Postridie signis conlatis, aequo fronte, peditatu, equitibus atque alis cum hostium legionibus pugnauit", le lendemain il engagea le combat, et attaqua les légions ennemies avec son infanterie, sa cavalerie et ses ailes. Caton, dans le même ouvrage dit encore : recto fronte, un front droit. Laisse de côté, réplique mon demi-savant les autorités ; je veux croire qu'elles sont pour toi, mais donne-nous des raisons, si tu en as. Je répondis aussitôt avec une impatience que me permettait mon âge : Apprends, mon maître, une raison mauvaise sans doute, mais que tu ne réfuteras pas, cependant : tous les mots qui se terminent par les trois mêmes lettres que frons sont du genre masculin, ils ont au génitif la même syllabe pour désinence, comme mons, montagne, pons, pont, fons, fontaine. - Apprends, reprit-il en souriant, qu'il en est bien d'autres de cette espèce qui n'appartiennent pas au genre masculin. Tous alors lui demandèrent d'en citer un seul ; mais notre homme fit la grimace, n'ouvrit pas la bouche et changea de couleur. J'intervins : Va, lui dis-je, je te donne trente jours pour chercher tes exemples ; quand tu en auras trouvé, tu repasseras. C'est ainsi que je le congédiai, sans qu'il pût trouver un mot pour réfuter une règle de mon invention.

X. Suicide étonnant des jeunes Milésiennes. Plutarque, au premier livre de son traité de l'âme, rapporte, au sujet des différentes maladies auxquelles l'âme humaine est sujette, que presque toutes les jeunes filles de Milet qui étaient dans la ville prirent un jour, sans motif connu, la résolution soudaine de se donner la mort, et que plusieurs même se pendirent. Ces suicides se multipliant tous les jours sans qu'il fût possible de remédier à cette manie obstinée, le peuple de Milet décréta que les jeunes filles qui se seraient donné la mort en se pendant seraient portées en terre toutes nues, avec le lien dont elles se seraient servies. Aussitôt les suicides cessèrent : la crainte seule de funérailles aussi ignominieuses les arrêta.

XI. Texte d'un sénatus-consulte qui chassait les philosophes de Rome. Autre texte d'un édit des censeurs contre les écoles de rhétorique qui commençaient à s'établir à Rome. Sous le consulat de C. Fannius Strabon et de M. Valérius Messala, un sénatus-consulte fut porté contre les philosophes et les rhéteurs : « M. Pomponius, préteur, a consulté le sénat au sujet des philosophes et des rhéteurs dont il a été parlé dans la ville ; les sénateurs ont décidé que M. Pomponius, préteur, veillerait et aviserait comme bon lui semblerait, dans l'intérêt de la République et sous sa responsabilité, à ce qu'il n'y en eût plus dans Rome. » Quelques années après ce sénatus-consulte, Domitius Enobarbus et L. Licinius Crassus, censeurs, portèrent contre les rhéteurs latins l'édit suivant : « Il nous a été rapporté qu'il y a des hommes qui ont établi un nouveau genre d' enseignement ; que la jeunesse fréquente leur école; qu'ils prennent le nom de rhéteurs latins ; que les jeunes gens vont passer chez eux la journée entière dans l'oisiveté. Nos ancêtres ont déterminé ce que leurs enfants apprendraient, et les écoles qu'ils fréquenteraient. Ces innovations, contraires aux usages et aux mœurs des ancêtres, ne nous plaisent pas et ne nous paraissent pas bonnes. En conséquence, et pour ceux qui tiennent ces écoles et pour ceux qui ont coutume d'y aller, nous avons cru devoir faire connaître notre sentiment : cela ne nous plaît pas. » Ce ne fut pas seulement dans ces temps, dont l'extrême rudesse n'avait pas encore été polie par les arts de la Grèce, que les philosophes furent chassés de Rome : sous l'empereur Domitien, ils furent encore bannis par un sénatus-consulte ; Rome et l'Italie leur furent interdites. À cette époque, le philosophe Épictète, atteint par le sénatus-consulte, se retira de Rome à Nicopolis.

XII. Passage très remarquable d'un discours de Gracchus sur sa modération et la pureté de ses mœurs. C. Gracchus, à son retour de Sardaigne, harangua le peuple assemblé. Voici plusieurs fragments de son discours : « Je me suis, dit-il, conduit dans la province comme j'ai cru que vos intérêts le demandaient, et non comme mon ambition aurait pu l'exiger. Il n'y eut jamais chez moi ni festins, ni enfants au beau visage; à ma table vos enfants étaient plus respectés que dans les places d'armes. » Un peu après, il ajoute : « Telle a été ma conduite, qu'on ne saurait dire avec vérité que j'ai jamais reçu en présent un as, ni que personne se soit mis en frais pour moi. Je suis demeuré deux ans dans la province : si jamais courtisane est entrée dans ma demeure, si jamais jeune esclave a été sollicité par moi, regardez-moi comme le dernier et le plus misérable des hommes ; et si telle a été ma réserve envers leurs esclaves, vous pouvez juger quelle a été ma conduite envers vos enfants. » On lit encore dans le même discours : « Romains, les ceintures qu'à mon départ de Rome j'emportai pleines d'argent, je les ai rapportées vides de la province. D'autres ont rapporté pleines d'argent des amphores qu'ils avaient emportées pleines de vin. »

XIII. Verbes déponents, qui sont tout à la fois actifs et passifs, et que les grammairiens appellent communs. Utor, uereor, hortor et consolor sont des verbes communs ; on peut dire indifféremment : uereor te, je te respecte, et uereor abs te, c'est-à-dire tu me respectes ; utor te, je me sers de toi, et utor abs te, c'est-à-dire tu te sers de moi ; hortor te, je t'exhorte, et hortor abs te, c'est-à-dire tu m'exhortes ; consolor te, je te console, et consolor abs te, c'est-à-dire tu me consoles. Testor, j'atteste, et interpretor j'interprète, prennent aussi la double signification. Mais tous ces verbes ne sont pas usités dans le second des deux sens, et l'on doute même souvent qu'il s'en trouve des exemples. Afranius a dit, dans les Cousins : "em isto parentum est uita uilis liberis, ubi malunt metui, quam vereri se ab suis, La vie des pères n'est pas chère aux enfants, lorsqu'ils préfèrent en être craints plutôt que respectés, Ici uereri est employé dans le sens le moins usité. Novius, dans son Ligariaca, prend le verbe utitur dans le sens opposé : "Quia supellex multa, quae non utitur, emitur tamen". Il est beaucoup de meubles qui ne sont d'aucun usage, et cependant on les achète. c'est-à-dire dont on ne se sert pas. M. Caton, dans le cinquième livre des Origines, a écrit : "exercitum suum pransum, paratum, cohortatum eduxit foras atque instruxit", après que son armée eut pris son repas, fut prête et exhortée, il la fit sortir du camp et la rangea en bataille. Consolor se trouve aussi employé dans le sens passif, contre l'usage, dans la lettre que Q. Métellus écrit de l'exil à Cn. et L. Domitius : At cum animum uestrum erga me uideo, uehementer consolor, et fides uirtusque uestra mihi ante oculos uersatur. Lorsque je vois vos sentiments pour moi je suis grandement consolé ; et alors votre fidélité et votre vertu se présentent à mes yeux. M. Tullius emploie également re testata, choses, affirmées, et interpretata, choses interprétées, de la même manière dans le premier livre de la Divination, comme si testor et interpretor étaient des verbes communs. Salluste dit de même : Dilargitis proscriptorum bonis, les biens des proscrits ayant été employés en largesses, comme si largior était aussi un verbe commun. Pour ueritum, on a craint, de même que puditum, on a honte, et pigitum, on se repent, il a été employé impersonnellement et à l'infinitif, non seulement par les auteurs anciens, mais par M. Tullius lui-même, dans le second livre de son traité des Biens et des Maux, où il dit : Primum Aristippi Cyrenaicorumque omnium, quos non est ueritum in ea uoluptate, quae maxima dulcedine sensum moueret, summum bonum ponere, d'abord Aristippe et tous les Cyrénéens, qui n'ont pas rougi de placer le souverain bien dans le plaisir qui flatterait le plus agréablement les sens. - Dignor, je juge digne et je suis jugé digne, ueneror, je respecte et je suis respecté, confiteor, je reconnais. et je suis reconnu, et testor, je témoigne et je suis invoqué comme témoin, se trouvent aussi au nombre des verbes communs. Aussi Virgile a dit : "coniugio, Anchisa, Veneris dignate superbo", Anchise, toi qui as été jugé digne d'entrer dans la noble couche de Vénus, .... "Cursusque dabit venerata secundos". adorée, elle protégera ta course. On lit dans les Douze Tables, à l'article qui concerne les dettes avouées : "Aeris confassi rebusque iudicatis triginta dies iusti sunto", quand une dette est avouée et déclarée par le magistrat que trente jours soient accordés. On lit dans les mêmes Tables : "qui se sierit testarier libripensue fuerit, ni testimonium fariatur, inprobus intestabilisque esto". Celui qui aura consenti à être témoin, ou aura été porte-balance, s'il ne porte témoignage, qu'il soit déclaré infâme, incapable de témoigner et indigne du témoignage d'autrui.

XIV. Tournure de phrase empruntée à la langue grecque par Métellus le Numidique. Q. Métellus le Numidique a employé, dans te troisième livre de son Accusation contre Valérius Messala, une forme nouvelle dont j'ai pris note. Voici le passage : "Cum sese sciret in tantum crimen uenisse atque socios ad senatum questum flentes uenisse sese pecunias maximas exactos esse", sachant qu'une très grave accusation pesait sur lui, et que les alliés étaient venus en larmes pour se plaindre d'exactions énormes. Métellus dit : Sese pecunias maximas exactos esse au lieu de pecunias a se esse maximas exactas. J'ai cru reconnaître là une tournure grecque. En effet, les Grecs disent g-eisepraxato g-me g-argurion ce qui revient à "exegit me pecuniam", il m'a tiré de l'argent. Si l'on admet cette forme, pourquoi refuserait-on la suivante : Exactus esse aliquis pecuniam, il a été tiré de l'argent à quelqu'un. Et Cécilius paraît avoir adopté la même tournure dans l'Eschyle supposé : Ego illud minus nihilo exigor portorium; pour Nihilominus exegit de me portorium, on n'en exige pas moins de moi un droit de passage.

XV. Les anciens auteurs ont dit "passis uelis", les voiles déployées, et passis manibus les mains étendues, non du verbe patior, je souffre, auquel ce participe appartient, mais du verbe pandor, je suis délié, auquel il est étranger. De pando, je délie, les anciens ont dit passum, étendu, et non pansum ; et, avec la préposition, expassum, et non expansum. On lit dans Synaristoses de Cécilius : "heri vero prospexisse eum se ex tegulis, haec nuntiasse et flammeum expassum domi". Il le vit hier du haut du toit ; il l'a raconté, ajoutant que le voile rouge est déployé dans la maison. On dit aussi capillo passo pour exprimer qu'une femme a les cheveux épars et en désordre ; on écrit passis manibus et uelis passis pour signifier les mains étendues et les voiles déployées. De même Plaute, dans le Soldat glorieux, changeant la lettre a en e, selon l'usage, dans les mots composés, dit dispessis, lieu de dispassis : "credo ego istoc exemplo tibi esse eundum extra portam, dispessis manibus patibulum cum habebis" Je crois qu'à son exemple, tu vas aller hors de la porte de la ville prendre place au gibet, les mains étendues.

XVI. Singulier genre de mort de Milon de Crotone. Milon de Crotone, athlète fameux, qui, selon les chroniques a été couronné dans la cinquantième olympiade, périt d'une manière aussi malheureuse qu'extraordinaire. Il était déjà dans un âge avancé, et avait renoncé aux exercices de son art, lorsque, traversant seul une forêt de l'Italie, il vit sur le bord de la route un chêne largement ouvert par le milieu. Alors, désirant, je crois, éprouver s'il lui restait encore quelque force, il mit ses mains dans le creux de l'arbre, et fit effort pour le déchirer et le fendre. Il le fendit, en effet, à moitié ; mais comme, se croyant au bout de son dessein, il lâchait prise, les deux parties de l'arbre, que la force ne séparait plus, reprirent leur position naturelle, saisirent ses mains en se rapprochant, et retinrent ce malheureux, qui servit de pâture aux bêtes féroces.

XVII. Motif qui fit renoncer les jeunes gens nobles d'Athènes au jeu de la flûte, depuis longtemps en honneur dans leur patrie. Alcibiade se livrait à l'étude des sciences et des arts libéraux chez Périclès, son oncle. Ce dernier fit venir le joueur de flûte Antigenidas, pour enseigner au jeune Athénien son art, qui était alors fort en honneur. Alcibiade prit la flûte, l'approcha de ses lèvres et souffla, mais, tout honteux de se voir ainsi enflé, il jeta l'instrument et le brisa. Le bruit s’en répandit, et les Athéniens abandonnèrent unanimement la flûte. Cette anecdote est racontée au vingt-neuvième Commentaire de Pamphile.

XVIII. La bataille que les deux parties se livrèrent dans les plaines de Pharsale et la victoire de C. César, prédites le jour même à Padoue, ville d'Italie, par un prêtre inspiré. Le jour où C. César et Cn. Pompée, tous deux chefs de la guerre civile, se livrèrent bataille dans la Thessalie, il arriva à Padoue, ville de l'Italie, au-delà du Pô, un fait digne d'être rapporté. Un prêtre, nommé Cornélius, de naissance illustre, que le caractère sacré de son ministère et la pureté de ses mœurs rendaient respectable, fut saisi d'un soudain enthousiasme, et annonça qu'il voyait au loin un combat très acharné : la retraite des uns, le mouvement en avant des autres, le carnage, la fuite, le vol des traits, la reprise du combat, le choc, les gémissements, les blessures, tout cela était là, sous ses yeux, comme s'il eût été présent au champ de bataille. Puis, « César est vainqueur ! » s'écria-t-il tout à coup. L'inspiration du prêtre Cornélius fut d'abord prise pour folie ; mais elle fut bientôt un sujet de grand étonnement : Ce n'était pas seulement pour le jour de la bataille, livrée dans les plaines de Pharsale, et l'issue du combat, que la prédiction était exacte ; les vicissitudes de la lutte, les mouvements mêmes des deux armées, n'avaient pas été moins fidèlement retracées par ses transports et ses paroles prophétiques.

XIX. Fragment remarquable de la satire de M. Varron intitulée des Festins. Il y a beaucoup de gens auxquels on peut appliquer ce que dit M. Varron dans la satire intitulée des Festins ! Voici le passage : « Si tu as donné à la philosophie la douzième partie des soins que tu as dépensés pour que ton boulanger te fasse du bon pain, depuis longtemps tu serais homme de bien. Ceux qui connaissent ton boulanger en donneraient cent mille sesterces; qui te connaît, ne donnerait pas cent as de toi. »

XX. Particularités sur la naissance, la vie, les mœurs et la mort d'Euripide. La mère du poète Euripide, nous dit Théopompe, gagnait sa vie à vendre des légumes. Quand il naquit, les Chaldéens prédirent à son père que dès son adolescence il serait vainqueur dans des combats ; telle était sa destinée. Le père, le croyant appelé à devenir athlète, le fortifia par les exercices du corps, et le conduisit à Olympie pour y lutter contre les jeunes athlètes. La première fois, l'incertitude de son âge empêcha de l'admettre dans la lice ; dans la suite, il combattit dans les jeux d'Éleusis et dans ceux de Thésée, et fut couronné. Il ne tarda pas à passer des exercices du corps à la culture de l'esprit. Il suivit les leçons d'Anaxagore pour la physique, de Prodicos pour rhétorique, et de Socrate pour la philosophie morale. A l’âge de dix-huit ans, il fit l'essai d'une tragédie. Il y a dans l'île de Salamine une sombre et affreuse caverne, que j'ai vue ; et c'est là, selon Philochore, qu'Euripide composait. Il avait, dit-on, pour les femmes en général une aversion extrême, cette aversion lui était-elle naturelle, ou bien était-elle la suite d'un double mariage qu'il avait contracté à une époque où la loi d'Athènes permettait d'épouser deux femmes à la fois, et dont il n'avait pas eu lieu d'être satisfait ? Aristophane fait allusion à cette horreur d'Euripide pour les femmes, dans les vers suivants des premières Thesmophories. "Je vous le dis donc, et vous engage toutes à châtier est homme, pour plusieurs motifs : il vous traite en vraies rustres, mesdames, nourri qu'il est d'herbes de la campagne". Voici maintenant des vers d'Alexandre l'Étolien sur le même : "Le disciple du vieil Anaxagore me semble d'un abord sauvage ; il n'est pas ami du rire, et le vin même ne le déride pas; mais ce qu'il écrit a la douceur du miel et de la voix des sirènes". Il s'était retiré auprès d'Archelaüs, roi de Macédoine, qui l'avait admis dans son intimité. Or, une nuit qu'il revenait d'un dîner où ce roi l'avait invité, il fut déchiré par des chiens qu'un rival avait lâchés sur lui, et mourut de ses blessures. Les Macédoniens honoraient à tel point ses cendres et sa mémoire, qu'ils s'écriaient en toute occasion : « Puisse ta tombe, Euripide, à jamais périr ! » L'illustre poète, en effet, avait été enseveli dans la terre de Macédoine ; et quand les ambassadeurs d'Athènes vinrent solliciter la permission d'emporter les restes du poète, dans sa patrie, les Macédoniens furent unanimes dans leur refus.

XXI. Les fils de Jupiter sont représentés par les poètes pleins de sagesse et d'humanité, ceux de Neptune, inhumains et féroces. Chez les poètes, les fils de Jupiter sont représentés pleins de vertu, de sagesse et de force : tels sont Éaque, Minos et Sarpédon ; les enfants de Neptune, au contraire, comme nés de la mer y apparaissent féroces, cruels, étrangers à tout sentiment d'humanité : tels sont le Cyclope, Cercyon, Scyron et les Lestrygons.

XXII. Trait de la vie de Sertorius ; son habileté, ses ruses et ses artifices pour s'attacher les soldats barbares. Sertorius fut homme actif, général distingué, habile à manier et à régir une armée. Dans les conjonctures difficiles, il mentait à ses soldats, s'il y avait utilité à mentir ; il leur lisait des lettres, imaginait des songes, de fausses inspirations, quand les expédients lui semblaient propres à agir sur l'esprit des soldats. Voici un trait remarquable de ce général : Un Lusitanien lui avait donné une biche blanche, d'une rare beauté et d'une même vivacité ; il sut persuader à tous qu'elle était un don du ciel, qu'inspirée par Diane, elle s'entretenait avec lui, lui donnait des conseils, et lui apprenait ce qu'il avait à faire. Avait-il à commander à ses troupes quelque chose de pénible, il ne faisait qu'exécuter ce qu'avait dit la biche : aussitôt tous s'empressaient de lui obéir comme à un dieu. Un jour, cette biche, effrayée par le tumulte du camp à la nouvelle d'une attaque des ennemis, prit la fuite, et se cacha dans un marais voisin. Après d'inutiles recherches, on la crut morte. Quelques jours après, on vint annoncer à Sertorius qu'elle était retrouvée. Il recommanda le silence à celui qui était venu lui en apporter la nouvelle, avec menace de le punir s'il parlait ; il lui ordonna de lâcher tout à coup la biche le lendemain dans le lieu où il se trouverait avec ses amis. Le lendemain donc, il réunit ses amis, et leur raconta qu'il avait vu pendant son sommeil sa biche, que l'on croyait morte, revenir à lui, et l'instruire comme par le passé ; aussitôt il fait un signe à l'esclave, et la biche se précipita dans la chambre, au milieu des cris que l'étonnement fit jeter. Sertorius sut, dans des occasions importantes, tirer un grand parti de cette crédulité des barbares. Il est avéré que de toutes les peuplades qui faisaient cause commune avec lui, pas un homme, malgré de nombreux revers, ne fit défection ; et l'on sait combien ces peuples sont versatiles.

XXIII. Époque où ont fleuri les célèbres historiens Hellanicus, Hérodote et Thucydide. Hellanicus, Hérodote, Thucydide, tous trois historiens, fleurirent avec éclat presque dans le même temps, et il y eut peu de différence entre leur âge. En effet, au commencement de la guerre du Péloponnèse, Hellanicus paraît avoir eu soixante-cinq ans, Hérodote cinquante-trois, Thucydide quarante. On peut consulter là-dessus le onzième livre de Pamphile.

XXIV. Jugement que Vulcatius Sédigitus, dans son ouvrage sur les Poètes, porte sur les comiques latins. Sedigitus, dans son ouvrage sur les Poètes, a ainsi jugé et classé par ordre de mérite, nos auteurs comiques : Nous avons vu bien des gens ne savoir à qui donner la palme de la poésie comique. Je vais, moi, trancher la difficulté, et juger la question en dernier ressort. Je donne la palme à Cécilius Statius ; Plaute, après lui, laisse aisément les autres en arrière. Névius, qui a de la verve, aura la troisième place ; la quatrième, s'il y en a une, appartient à Licinius. A la suite de Licinius, marchera Attilius. Térence prendra après eux la sixième place, Turpilius la septième, Trabéa la huitième. J'accorderai volontiers la neuvième à Luscius ; enfin Ennius sera le dixième, à cause de son ancienneté.

XXV. Mots nouveaux que j'ai rencontrés dans les mimiambes de Cn. Matius. Cn. Matius, homme très instruit, a, dans ses mimiambes créé, avec autant de goût que de raison, la mot recentari, c'est-à-dire renaître, se renouveler, par analogie du mot grec g-ananeoutai. Voici les vers où ce mot se trouve : "Iam iam albicascit Phoebus, et recentatur Commune lumen hominibus uoluptasque". Déjà Phébus commence à blanchir ; déjà se renouvelle, recentatur, la lumière qui éclaire tous les hommes, et le plaisir avec elle. Matius dit encore, dans ses mimiambes, edulcare, c'est-à-dire rendre plus doux. Je cite le passage : "Quapropter edulcare conuenit uitam, Curasque acerbas sensibus gubernare". Aussi convient-il de rendre la vie plus douce, et de faire par la volupté diversion aux amers chagrins.

XXVI. Définition du syllogisme par Aristote. Traduction de cette définition. Aristote a défini le syllogisme : xseogos, gen dftho gtethentohn tinohn gheteron gti gtohn gkeimenohn gex gnagkehs gsymbainei gdia gtohn gkeimenohn. Il me semble que cette définition pourrait être ainsi traduite : « Le syllogisme est un raisonnement où, certaines choses étant prouvées, une chose autre que celles qui ont été accordées se déduit nécessairement des choses qui ont été accordées.»

XXVII. Ce que l'on doit entendre par comita calata, curiata, centuriata, tributa, concilium et autres mots semblables. Lélius Félix, dans le premier de ses livres adressés à Q. Mucius, dit que Labéon entend par comitia calata, les comices qui se tiennent en présence du collège des pontifes, pour inaugurer le roi des sacrifices ou des flamines : les uns sont curiata par curies ; les autres centuriata, par centuries. Les premiers sont convoqués, calata, par le licteur, appelé lictor curiatus, licteur par curie ; les seconds, à son de cor. Dans les comices appelés calata, convoqués, on consacrait les objets du culte et on faisait les testaments ; car nous savons qu'il y avait trois espèces de testaments : les premiers, calatis comitiis, les comices étant convoqués, étaient faits dans l'assemblée du peuple ; les seconds, in procinctu, tout armé, quand l'armée était rangée en bataille pour livrer combat ; les troisièmes, per mancipitationem familiae, par mancipation de la famille, dans lesquels on employait l’airain et la balance. On lit encore dans l'ouvrage de Lélius Félix : Lorsque le magistrat ne rassemble pas l'universalité, mais seulement une partie du peuple, il n'y a point comitia, comices, mais concilium, assemblée. Les tribuns, par exemple, ne convoquent pas les patriciens, et ne peuvent rien leur soumettre : aussi n'appelle-t-on pas proprement lois, mais plébiscites, les décrets portés sur la proposition des tribuns du peuple. Primitivement les plébiscites n'étaient pas obligatoires pour les patriciens ; ce ne fut qu'en exécution d'une loi qu'Hortensius fit passer durant sa dictature, qu'ils s'étendirent à tous les citoyens sans exception. » On lit dans le même livre : « Si les suffrages sont recueillis par familles, les comices sont par curies, curiata ; et si l'on vote d'après l'âge et le cens, ils sont par centuries, centuriata ; enfin, si l'on vote par régions et localités, les comices sont par tribus, tributa. Les comices par centuries ne peuvent être tenus dans l'enceinte du pomérium, parce que c'est seulement en dehors de Rome, et jamais dans son enceinte, que l'on peut commander une armée. Voilà pourquoi les comices par centuries se tiennent dans le Champ-de-Mars ; et l'armée y est d'ordinaire sous les armes, par mesure de précaution, le peuple étant alors occupé à donner des suffrages.

XXVIII. Erreur de Cornelius Nepos, qui prétend que Cicéron n'avait que vingt-trois ans lorsqu'il plaida pour Sextus Roscius. Cornelius Nepos est un historien fort exact ; il fut, autant que personne, l'ami et l'intime de M. Cicéron ; néanmoins, dans le premier livre de la Vie de M. Cicéron, il paraît s'être trompé, en disant qu'il était âgé de vingt-trois ans lorsqu'il plaida sa première cause et défendit Sextus Roscius, accusé de parricide. En effet, si l'on compte les années écoulées depuis le consulat de Q. Cépion et de Q. Serranus, date de la naissance de M. Cicéron, arrivée trois jours avant les nones de janvier, jusqu'au consulat de M. Tullius et Cn. Dolabella, époque où il plaida pour Quintius une cause privée devant Aquilius Gallus, on trouve un intervalle de vingt-six ans. Il est hors de doute qu'il défendit Sextus Roscius, accusé de parricide, un an après avoir plaidé pour Quintius, sous le consulat de L Sylla Felix et Q. Métellus Pius ; il avait donc vingt-sept ans. Pédianus Asconius a relevé une erreur semblable dans Fénestella, qui l'avait fait plaider pour Sextus Roscius dans sa vingt-sixième année. L'erreur de Cornélius Népos est plus grande que celle de Fénestella ; mais on peut supposer qu'un excès de zèle et d'amitié lui fit supprimer quatre ans, afin d'accroître l'admiration pour un orateur qui aurait, si jeune encore, déployé tant d'éloquence. Des écrivains qui goûtent les deux orateurs, ont consigné cette remarque, que Démosthène et Cicéron ont, au même âge, débuté avec éclat au barreau, en plaidant, l'un contre Androtion et Timocrate à vingt-sept ans, l'autre pour P. Quintius à vingt-six ans, et pour Sextus Rosscius un an plus tard. Ils ont vécu aussi à peu près le même nombre d'années, Cicéron soixante-trois ans, Démosthène soixante.

XXIX. Tournure de phrase inusitée, employée par l'historien L. Pison. Rien n'est plus connu ni plus usité que les deux façons de parler : Mihi nomen est Iulio et mihi nomen est Iulii, je m'appelle Jules. J'en ai trouvé une troisième tout à fait inusitée dans L. Pison, au second livre des Annales; voici le passage : L. Tarquinum collegam suum, il redoute Tarquin son collègue, parce qu'il a nom Tarquin ; quia Tarquinium nomen esset metuere ; eumque orat, uti sua uoluntate Romam contendat et le conjure de se rendre à Rome volontairement. - Quia Tarquinium nomen esset, c'est comme si je disais : Mihi nomen est Iulium, je m'appelle Jules.

XXX. Petorritum, nom de char, vient-il de ta langue grecque ou de la langue gauloise ? Les gens qui n'abordent que fort tard l'étude des lettres, et n'y apportent qu'un esprit déjà usé et desséché par un autre genre de vie, s'ils sont naturellement bavards et un peu subtils se montrent tout à fait ridicules dans l'étalage qu'ils font de leur savoir littéraire. A cette espèce appartient l'homme qui nous débita l'autre jour de très subtiles bagatelles au sujet de petorrita. Comme on se demandait quelle était la forme de cette sorte de char, et de quelle langue venait ce mot, il fit du char une description bien erronée, dit que le mot était grec, et signifiait roue volante. Il changeait une lettre, et voulait que petorritum fût une altération de petorrotum. Valérius Probus, disait-il, l'avait écrit de cette manière. Pour moi, quoique je me sois procuré la plupart des ouvrages de Probus, je n'y ai rencontré ce mot nulle part, et je doute qu'il l'ait jamais employé ailleurs. En effet, petorritum n'est pas un mot à moitié grec, il vient tout entier de delà des Alpes : c'est un terme gaulois. M. Varron nous l'apprend au quatorzième livre des Choses divines, où, après avoir parlé du petorritum, il dit que petorritum est un mot gaulois, et lancea un mot espagnol et non latin.

XXXI. Paroles des députés rhodiens à Démétrius, général ennemi qui assiégeait leur ville, au sujet du célèbre portait de l'Ialysus. Démétrius, un des plus illustres capitaines de son siècle, assiégeait la capitale de la fameuse île de Rhodes, ville très belle, très riche en chefs-d'œuvre de l'art. L'habileté et l'expérience de ce général dans l'art des sièges, et l'invention de plusieurs machines savantes, lui avaient fait donner le surnom de Poliorcète. Durant le siège, il avait formé le projet d'attaquer, de saccager et de livrer aux flammes quelques édifices publics situés hors des murs et qui n'avaient qu'une faible garnison. Un de ces édifices renfermait le fameux tableau de l'Ialysus, dû au pinceau du célèbre Protogène ; ce chef-d'œuvre excitait l'envie et la colère de Démétrius. Les Rhodiens lui envoient des députés chargés de lui dire : « Quel motif te porte à ensevelir ce tableau sous des ruines fumantes ? Si tu triomphes de nous toute la ville est à toi, et avec elle le tableau intact ; mais si tes efforts sont inutiles, prends garde qu'on ne dise, à ta honte, que n'ayant pu vaincre les Rhodiens, tu as fait la guerre aux mânes de Protogène. » Dès qu'il eut entendu ce discours, Démétrius leva le siège, épargnant à la fois et la ville et le tableau.

LIVRE XVI

I. Passage grec du philosophe Musonius, renfermant une maxime non moins utile que digne de remarque. Paroles dans le même sens adressées autrefois par M. Caton aux chevaliers à Numance. Lorsque dans ma jeunesse, je fréquentais les écoles, on nous répétait souvent une sentence grecque, du philosophe Musonius, que je me suis toujours rappelée avec plaisir, à cause de sa précision, de sa clarté, de son tour périodique et surtout du sens qu'elle renferme. Voici en quels termes elle est conçue : Si à force de travail vous êtes parvenus à faire une bonne action, la peine passe, et le plaisir vous reste. Mais avez-vous goûté quelque plaisir entre les bras de la volupté, le plaisir a disparu, et il ne vous reste que la honte. Quelque temps après j'ai trouvé la même maxime dans le discours que Caton adressa aux chevaliers à Numance. Si le tour un peu lâche et le style un peu traînant de la phrase latine ne répondent point à la rondeur et à la brièveté de la période grecque, cependant comme celle-là est plus ancienne, elle a droit à notre vénération. Voici donc de quelle manière s'exprimait Caton : Considérez attentivement en vous-mêmes que, si vous êtes parvenus avec de la peine à faire quelque chose de louable, cette peine disparaît bientôt, tandis que l'avantage du succès vous demeurera toute la vie. Si, au contraire, la volupté vous entraîne dans quelque démarche honteuse, la volupté passe rapidement, mais la turpitude et les remords ne vous abandonneront jamais.

II. Loi de la dialectique, sur la manière d'interroger et de répondre. Inconvénients de cette loi. On rapporte que, dans les écoles de la dialectique , il règne une loi qui prescrit une extrême précision dans les réponses qu'on est obligé de faire, lorsqu'on est interrogé sur quelque objet, et qui permet seulement de dire oui ou non. Si quelqu'un s'écartait de cette règle, et se permettait de motiver sa réponse, il passerait pour un esprit sans culture, et qui ignore le grand art de la dispute académique. On ne peut s'empêcher de louer ce laconisme, et de le recommander dans la plupart des dissertations : car l'on ne finirait jamais, si l'on permettait à un discoureur infatigable de se livrer à la manie qui le tourmente. Mais convenons aussi qu'il est des questions captieuses dont il est impossible de se tirer avec succès, si l'on se borne précisément à la réponse oui ou non. Si quelque plaisant, par exemple, vous disait : Répondez-moi, avez-vous fini de commettre un adultère, ou non ? Si, vous tenant à la méthode de la dialectique, vous vous contentez de nier ou d'affirmer, vous voilà, par votre propre aveu, convaincu d'adultère ; il faut alors, pour se tirer d'embarras, étendre la question, et suppléer ce qui manque. Car enfin, celui qui ne finit pas une chose, nécessairement n'est pas censé l'avoir commencée. Cette espère de question renferme un argument faux ; et, de quelque manière qu'on s'en serve on ne pourra jamais réduire un homme à convenir du crime qu'on veut lui imputer, précisément parce qu'il dit qu'il n'a pas fini de le commettre. Que fera donc, en pareille occasion, le dialecticien scrupuleux observateur de sa loi, comment se tirera-t-il des pièges dans lesquels il ne peut éviter de tomber, en se bornant à répondre seulement d'après la demande ? Car, si je lui disais : Avez-vous, ou n'avez-vous pas ce que vous n'avez point perdu ? Répondez par oui ou par non. N'importe de laquelle de ces deux manières il réponde, le voilà pris. Car, s'il répond que non, je conclurai qu'il n'a point d'yeux, puisqu'il ne les a point perdus ; s'il répond que oui, je le forcerai de convenir qu'il a des cornes, puisqu'il ne les a point perdues. Il est une manière sage et prudente de répondre à de pareilles questions ; c'est de dire : Ce que j'avais je l'ai encore, si je ne l'ai pas perdu. Mais cette réponse n'est plus conforme à la loi dont il s'agit, car on y dit plus que la demande ne l'exige. C'est pourquoi les dialecticiens ont coutume d'ajouter à cette loi : Qu'il ne faut pas répondre aux questions captieuses.

III. Que le médecin Eratistrate a expliqué de quelle manière il se fait que, lorsqu'on cesse de prendre des aliments, on peut supporter quelque temps la faim et résister au besoin de manger. Propres paroles d'Eratistrate à ce sujet. Comme je passais souvent, à Rome, des jours entiers avec Favorin, qui m'intéressait tellement par le charme de sa conversation, que je l'accompagnais partout où il portait ses pas, je le suivis un jour chez un malade qu'il alla voir, et chez lequel j'entrai avec lui. Comme le hasard fit que nous y trouvâmes en ce moment les médecins, il leur dit en grec beaucoup de choses sur l'état du soufrant, entre autres : Qu'on ne devait pas trouver étonnant qu'ayant toujours eu auparavant envie de manger, cette envie se fût passée entièrement après la diète de trois jours qu'on lui avait prescrite. Car, ajouta-t-il, ce qu'on lit dans Eratistrate est à peu près vrai : Que la faim est occasionnée par le vide de l'estomac et des entrailles, qu'il faut remplir pour la faire cesser; que cependant, en se privant de manger pendant quelques jours ; elle cesserait également parce que, alors les entrailles venant à se resserrer et à rétrécir le vide destiné aux aliments, on perd le désir de prendre de la nourriture. Favorin dit encore qu'au rapport du même Erasistrate, les Scythes ont coutume, lorsqu'ils doivent supporter longtemps la faim, de se serrer étroitement avec de fortes ceintures. Car on a cru cette pression du ventre propre à affaiblir beaucoup les tourments de la faim. Il ajoute à cela beaucoup de choses semblables, qu'il raconta d'une manière pleine d'affabilité. Ayant eu, depuis ce temps, occasion de lire le premier livre des Divisions d'Ératistrate, j'ai trouvé effectivement dans ce livre ce que j'avais entendu dire à Favorin. Voici, là-dessus, les propres paroles d'Ératistrate : Selon moi, une forte compression du ventre doit rendre propre à supporter une longue privation de nourriture ; car la privation des aliments, lorsqu'elle est grande et volontaire, occasionne d'abord une faim pressante, qui diminue beaucoup ensuite. On trouve encore, un peu plus bas : Les Scythes ont coutume, quand ils doivent rester quelque temps sans manger, de se serrer le ventre avec de larges ceintures, comme si alors ils se trouvaient moins tourmentés par la faim. En effet, quand le ventre est à peu près rempli, comme il ne s'y trouve plus de vide, la faim ne se fait pas sentir ; et quand il est fortement serré, il ne se trouve plus susceptible d'éprouver du vide. Dans le même livre, Ératistrate rapporte qu'on est beaucoup plus sujet à cette faim insupportable que les Grecs appellent boulimie, dans les jours où il fait grand froid, que quand l'air est doux et serein. Il ajoute que la cause pour laquelle cette faim dévorante se fait plutôt sentir dans un temps froid que dans tout autre, ne lui est pas bien connue. Voici comment il s'exprime à ce sujet : On ne connaît pas encore bien la cause pour laquelle, dans ce cas et dans d'autres, la faim se fait sentir d'une manière plus pressante quand il fait froid que quand l'air est doux et serein.

IV. De quelle manière et en quels termes les hérauts d'armes du peuple romain avaient coutume de déclarer la guerre aux nations que la République voulait combattre. Formule de serment par rapport à la répression des délits militaires. Obligation des soldats enrôlés de s'assembler au jour dit en un lieu désigné. Raisons qui pouvaient les dispenser de cette obligation. Cincius, au troisième livre de l'Art Militaire, rapporte l'ancienne formule dont se servaient les hérauts d'armes du peuple romain, lorsqu'ils allaient déclarer la guerre et qu'ils lançaient sur la terre ennemie le javelot teint de sang. La voici : PARCE QUE LE PEUPLE HERMONDULE ET LES GUERRIERS DE CETTE NATION ONT OSÉ COMMETTRE DES HOSTILITÉS SUR LES TERRES DU PEUPLE ROMAIN, ET PARCE QUE LE PEUPLE ROMAIN A ORDONNÉ LA GUERRE CONTRE LE PEUPLE HERMONDULE, LE PEUPLE ROMAIN ET MOI, NOUS DÉCLARONS ET NOUS FAISONS LA GUERRE AU PEUPLE HERMONDULE. On lit aussi, dans le cinquième livre de Cincius sur la même matière, cet autre passage curieux. Lorsque autrefois on choisissait les soldats, et que les tribuns les enrôlaient, ils les obligeaient à prêter serment en ces termes : A L'ARMÉE, SOUS LES ORDRES DES CONSULS C. LAELIUS, FILS DE C. , ET L. CORNELIUS, FILS DE P. , A DIX MILLE PAS A L'ENTOUR DU CAMP, NI SEUL, NI AVEC TES CAMARADES, TU NE VOLERAS RIEN DE PROPOS DÉLIBÉRÉ, DONT LA VALEUR EXCÈDE UNE PIÈCE D'ARGENT. CHAQUE JOUR QUE, HORS DU CAMP, TU AURAS TROUVÉ ET EMPORTÉ UN JAVELOT, LE BOIS DU JAVELOT, DU BOIS, UN NAVET, DES ALIMENTS, UNE OUTRE, UN SOUFFLET, UN FLAMBEAU OU QUELQUE AUTRE CHOSE QUI NE T'APPARTIENDRA PAS ET QUI SERA AU-DESSUS DE LA VALEUR D'UNE PIÈCE D'ARGENT, TU LE RAPPORTERAS AU CONSUL C. LAELIUS, FILS DE C., OU BIEN AU CONSUL L. CORNELIUS, FILS DE P., OU BIEN A CELUI QUI COMMANDERA CE JOUR-LA, OU BIEN TU FERAS CONNAÎTRE AUX CONSULS, DANS LES TROIS PREMIERS JOURS, TOUT CE QUE TU AURAS TROUVÉ ET ENLEVÉ SANS MAUVAIS DESSEIN, OU BIEN TU LE RENDRAS A CELUI QUE TU CROIRAS EN ÊTRE LE MAÎTRE, DE LA MANIÈRE QUE TU JUGERAS LA PLUS CONVENABLE. Lorsque les soldats étaient enrôlés, on leur fixait un jour pour comparaître et pour répondre à la citation du consul ; ils en prêtaient le serment, ils ne pouvaient en être dispensés que pour une des raisons suivantes, savoir : Le convoi d'un parent ou d'un ami ; les dix jours d'expiation après les funérailles, pourvu qu'on ne les eût pas choisis exprès, de manière qu'ils tombassent au jour de la convocation militaire ; le mal caduc, un présage qu'on ne peut négliger sans crime, ou bien un sacrifice d'anniversaire qu'on ne peut célébrer que ce jour-là ; la violence ou la présence de l'ennemi ; l'obligation de comparaître en justice avec un étranger. Lorsque quelqu'une de ces causes a retardé le départ d'un légionnaire, le premier jour qu'il est libre, il doit se présenter et partir pour joindre son général dans la ville, le bourg ou le village qu'il aura choisi pour s'arrêter. Dans le même livre, on remarque encore le passage suivant : Lorsqu'un soldat ne se présentait point au jour marqué, et qu'il n'avait point de raisons pour justifier son absence, il était déclaré avoir abandonné les drapeaux. On trouve également dans le sixième livre : On a nommé ailes les corps de cavalerie de l'armée, parce qu'ils étaient placés à la droite et à la gauche des légions, comme les ailes sont placées aux deux côtés des oiseaux. Une légion comprend soixante centuries, trente manipules et dix cohortes.

V. Quelle est la signification de vestibulum. Dissertation sur l'étymologie de ce mot. Il y a une infinité de mots dont nous faisons un fréquent usage, sans en connaître au juste la véritable signification ; nous conformant par cet usage que nous faisons de ces mots, à l'habitude que le vulgaire a de s'en servir, sans savoir mieux que nous ce qu'ils signifient en sorte que nous paraissons plus dire ce que nous voulons, que nous ne le disons en effet. Tel est, par exemple, vestibulum, expression très connue et très usitée dans la conversation, et à la signification de laquelle ceux qui s'en servent fréquemment n'apportent cependant pas toujours assez d'attention. En effet, j'ai remarqué que des hommes qui ne laissaient pas d'être instruits, entendaient par uestibulum la partie du devant d'une maison, appelée communément atrium (l'entrée). C. Aelius Gallus, dans son second livre de la Signification des termes qui appartiennent au droit civil, dit : Que ce qu'on appelle uestibulum ne fait point partie de la maison, et n'est point compris dans son enceinte ; mais qu'on entend par là l'espace qui se trouve devant la porte d'une maison, et qu'il faut traverser, depuis la rue, pour y arriver ; les deux parties de la maison qui sont à droite et à gauche de la porte, allant aboutir à la rue, dont la porte elle-même se trouve séparée par une avant-cour. On cherche beaucoup à savoir d'où ce mot tire son origine ; mais presque tout ce que j'ai lu jusqu'à présent à ce sujet m'a paru manquer de justesse et de vraisemblance. Voici toutefois, autant que je puis m'en souvenir, ce que Sulpice Apollinaire, homme fort instruit, a dit là-dessus : la particule ue, comme plusieurs autres, marque également l'augmentation et la diminution. Par exemple, uetus (vieux) et uehemens ( véhément) ont été formés, le premier (avec élision ) pour marquer un grand âge ; le second pour exprimer la force et l'impétuosité de l'esprit. Mais uescum (dégoûté), mot composé de la particule ue et de esca (nourriture), se prend également dans l'une et dans l'autre signification : car il est certain que lorsque Lucrèce s'en sert pour signifier des mets propres à exciter l'appétit, il y attache une idée toute contraire à celle que Lucile y attache lui-même, quand il l'emploie pour exprimer le dégoût pour les aliments. Or ceux qui faisaient autrefois construire des maisons grandes et vastes, laissaient devant la porte un espace vide, pour former une avant-cour entre la façade de la maison et la rue. C'était en cet endroit qu'on attendait le moment de saluer le maître du logis ; en sorte que ceux qui venaient à cet effet ne restaient point dans la rue, quoiqu'on ne les introduisît pas d'abord. On a donc pour cette raison appelé uestibula ces vastes espaces, qui, comme je l'ai dit, se trouvaient devant les maisons, et où ceux qui venaient pour quelque affaire, attendaient le moment d'être admis dans l'intérieur des appartements. On doit se souvenir, toutefois, que les anciens ne se sont pas toujours servis de ce mot dans le sens qui lui convient ; mais qu'ils l'ont employé quelquefois un peu hors de la signification qui lui est propre, sans cependant s'éloigner beaucoup du sens que je viens d'exposer, comme on en peut juger par ce passage de Virgile, tiré du sixième livre de l'Énéide : A l’entrée même et dans les premières gorges des enfers, (uestibulum ante ipsum, primisque in faucibus) sont couchés le Chagrin et les Remords vengeurs. Il n'appelle point ici uestibulum la partie la plus avancée de la demeure de Pluton , comme on pourrait le croire d'abord ; mais il indique deux endroits hors de l'enceinte des enfers, uestibulum et fauces. Par le premier, il entend le devant de l'entrée, et par le second, le chemin étroit pour arriver à ce qu'il appelle uestibulum.

VI. Quelles sont les victimes dites "bidentes". Ce qui les a fait appeler ainsi. Sentiments de P. Nigidius et de Julius Hyginus à ce sujet. Lorsque je revins de Grèce, je débarquai à Brindes, où l'on me dit qu'il y avait un grammairien, que les habitants de cette ville avaient fait venir de Rome, pour enseigner la langue latine, et qui se vantait de lever toutes les difficultés qu'on pouvait lui proposer. Pour me délasser de l'ennui et des fatigues de la traversée, il me prit fantaisie d'aller consulter ce docteur. Il lisait d'une manière dure et barbare le septième livre de Virgile, dans lequel on trouve ce vers : Il immolait, selon l'usage, cent brebis (lanigeras bidentes), et il demandait, si quelqu'un dans l'assemblée désirait avoir des éclaircissements. Etonné de l'audacieuse confiance de cet ignorant, je lui dis : Maître, aurez-vous la complaisance de nous expliquer ce que le poète entend par bidentes ? Il entend des moutons, reprit-il, puisque, de peur qu'on ne s'y méprenne, Virgile ajoute lanigeras (qui portent de la laine). Nous verrons à l'instant, repartis-je, si, comme vous le dites, on ne peut appliquer qu'aux seuls moutons l'expression bidens ; et vous me direz si Pomponius, poète de la Gaule Transalpine, s'est trompé lorsqu'il a écrit dans ses Atellanes : O Mars, je fais vœu de t'immoler un jeune porc (bidenti verre), si jamais il revient. Je vous prie actuellement de m'expliquer quel est le sens propre ou littéral de bidens. Mon docteur, sans hésiter, me répond hardiment que ce terme sert à désigner des moutons qui n'ont que deux dents. Eh ! de grâce, m'écriai-je, dites-moi, dans quel pays avez-vous vu des moutons auxquels la nature n'eût accordé que deux dents ? Il faudra toute la force et la sainteté de nos sacrifices expiatoires, pour apaiser la colère des dieux annoncée par un prodige aussi extraordinaire. Faites-moi, je vous prie, me dit alors avec impatience et avec humeur le grammairien, faites-moi, je vous prie, des questions plus conformes à la science que je professe, et laissez aux bergers le soin de s'informer de ce qui concerne les dents des moutons. Je quittai ce vil fanfaron, en me moquant de sa fade plaisanterie, pour aller consulter le traité de Publius Nigidius, sur les Entrailles des victimes. Ce savant écrivain y rapporte qu'ont appelle bidentes, non seulement les moutons, mais encore toutes les victimes de deux ans. Il n'explique pas toutefois pourquoi on les appelle ainsi. Mais j'en ai trouvé la raison telle que je la soupçonnais, dans de certains commentaires sur le droit pontifical. On appela d'abord ces victimes bidennes ; c'était alors la même chose que biennes (de deux ans). L'usage ayant corrompu ce terme, au lieu de bidennes on forma bidentes, qui parut plus agréable à la prononciation. Cependant Julius Hyginus, qui ne paraît pas avoir ignoré le droit sacerdotal, dans le quatrième livre de ses Commentaires sur Virgile, dit qu'on appela bidentes les victimes parvenues à l'âge qui voit s'élever les deux dents mineures. Voici ses paroles : La victime bidens doit avoir huit dents, dont deux sont plus élevées que les six autres ; par où l'on assure que, du bas âge, elle a passé dans un autre plus avancé. C'est à l'œil à décider si Hyginus a raison.

VII. Que Labérius a créé beaucoup de mots d'une manière un peu trop libre et un peu trop hardie, et qu'il s'est servi de beaucoup d'autres que souvent on ne croit point être véritablement latins. Labérius, dans les comédies qu'il a composées, s'est servi de beaucoup d'expressions qu'il a pris sur lui d'inventer, et cela avec un peu trop de liberté. En effet , on y trouve mendicimonium (mendicité ), on y trouve également moechimonium, adulterio et adulteritas, pour adulterium (crime d'adultère) ; on y trouve encore depudicauit pour stuprauit (il déshonora), et abliuium pour diluvium (inondation). Ce poète a dit aussi, dans sa comédie intitulée le Panier, manuatus est pour furatus est (il a dérobé) ; et dans celle qui a pour titre le Foulon, il appelle un voleur manuarius, lorsqu'il dit : Fripon (manuari), tu as perdu toute espèce de honte. Labérius hasarde beaucoup d'autres mots de la sorte ; quelquefois même il pousse la licence jusqu'à se servir de ces expressions viles et surannées, qui ne se trouvent que dans la bouche du vulgaire ignorant et grossier comme on peut le remarquer dans ce vers de ses Fileuses : Le diable, en vérité, vous entraînera toutes nues dans les enfers (in catonium). Il dit elutriare lintea et lauandria, en parlant du linge qu'on donne pour la lessive. Il dit aussi : On me fait aller (coicior) au foulon. Est-ce que (ecquid) vous courez ? Est-ce que (ecquid) vous courez devant, Caldonie ? Dans le Cordier , il donne le nom de calabarriunculi à ceux que le vulgaire appelle ordinairement talabarriones. Dans ses Compitales, il dit : Je lui ai cassé la mâchoire, (malas malaraui) (08). II dit encore dans son Cacomemmon : Voilà ce sot personnage (gurdus) que je reçus, comme je vous l'ai dit, à mon retour d'Afrique, il y a deux mois. Dans une autre comédie intitulée Natal, Labérius dit cippus (tertre), obba (tasse), camella (gamelle), pictacium (orné de peinturés ou de dessins), et capitium (collerette) ; et on lit dans un endroit de cette pièce : Vous mettez la belle tunique au col brodé (capitium tunicae pictacium). On trouve, outre cela dans celle qui a pour titre Anna Perenna, gubernius pour gubernator (gouverneur), planus pour sycophanta (calomniateur), et nanus pour pumilio (nain). Cependant on voit planus pour sycophanta dans le discours de M. Cicéron pour Cluentius. Dans une autre comédie encore, intitulée les Saturnales, Labérius se sert de botulum au lieu de farcimen (boudin). Dans la même pièce, il dit aussi homo leuenna, pour homo leuis (homme léger). Dans celle qui a pour titre la Nécyomantie, il appelle presque toujours cocio, celui que les anciens appelaient arulator (qui marchande). Voici ses propres expressions : Deux femmes. En vérité, voilà bien un autre embarras, dit celui qui marchande (cocio) ; mais les édiles termineront la question. Dans la comédie qu'il a intitulée Alexandréa, il s'est servi d'une expression grecque, de la même manière que le vulgaire, mais cependant correctement : car il a dit emplastrum (emplâtre) au neutre, et non au féminin, comme font les demi-savants de nos jours. Voici l'endroit de cette comédie, dans lequel se trouve le mot dont il s'agit : Qu'est-ce que le serment ? sinon un emplâtre (emplastrum) pour le créancier.

VIII. Ce que signifie et ce que les Latins ont entendu par l'axiome des dialecticiens, et autres choses qui se rencontrent dans les premiers rudiments de la dialectique. Lorsque je commençai l'étude de la dialectique, avec dessein d'acquérir des connaissances étendues dans cette science, il me fallut d'abord m'appliquer à connaître ce que les dialecticiens appellent prolégomènes. Or, comme je devais commencer par m'instruire des premières propositions, que M. Varron désigne tantôt sous le nom d'axiomes, tantôt sous celui d'aphorismes, j'avisai promptement aux moyens de me procurer les commentaires sur les aphorismes de L. Aelius, savant distingué, qui avait été lui-même le maître de Varron. Je trouvai cet ouvrage à la bibliothèque du Temple de la Paix où j'en fis la lecture ; mais il ne contenait rien de bien clair ni de véritablement instructif : tellement même qu'Aelius paraît plutôt avoir composé ce livre pour son utilité particulière et pour y recourir au besoin que pour servir à l'instruction des autres. Il me fallut donc en revenir aux auteurs grecs, dans lesquels je trouvai la définition de l'axiome conçue en ces termes : l'axiome est une proposition essentiellement juste, et qui referme un sens parfait. J'eus peine à rendre cette définition, parce qu'il me fallut recourir à des expressions nouvelles, incorrectes et tellement inusitées que l'oreille s'en trouvait choquée considérablement. Mais M. Varron, dans son vingt-quatrième livre à Cicéron sur la Langue latine, donne cette même définition d'une manière très succincte : L'axiome, dit-il, est une proposition si juste, qu'elle ne laisse rien à désirer. Cependant, comme des exemples rendent la chose plus sensible, voici donc ce que c'est que l'axiome, ou si, l'on aime mieux, l'aphorisme : Annibal était Carthaginois ; Scipion détruisit Numance ; Milon fut condamné comme assassin ; la volupté n'est ni un bien ni un mal. Enfin toute pensée si juste et si bien exprimée qu'elle prouve évidemment que telle chose est vraie ou fausse, est ce que les dialecticiens appellent axiome, ce que M. Varron appelle aphorisme (comme je l'ai déjà dit), et ce que M. Cicéron appelle proposition. Toutefois ce dernier assurait qu'il ne se servait de cette expression, que jusqu'à ce que, disait-il, il en eût trouvé une meilleure. Mais ce que les Grecs nomment conséquence, les Latins l'expriment tantôt par le mot adiunctum, et tantôt par le mot connexum. Voici en quoi cela consiste : Si Platon marche, Platon agit ; s'il fait jour, le soleil est sur l'horizon. De même ce que les Grecs appellent connexion, les Latins le rendent par les termes coniunctum, ou copulatum. Voici ce que c'est : P. Scipion, fils de Paul, fut deux fois consul ; on lui décerna les honneurs du triomphe, et il remplit la charge de censeur, dans laquelle il eut pour collègue L. Mummius. Dans toutes les propositions de cette espèce, s'il se trouve une seule fausseté, quoique le reste soit vrai, le tout est néanmoins réputé faux. Par exemple, si, aux différents traits véritables que je viens de citer à l'égard de Scipion, j'ajoute : Et il vainquit Hannibal en Afrique, ce qui est évidemment une fausseté, toutes les autres choses que j'aurai dites en même temps seront regardées comme fausses, pour avoir été citées conjointement avec celle-ci qui est fausse. Quant à ce que les Grecs appellent axiome séparé, et que les Latins nomment disiunctum, en voici la forme : La volupté est un bien ou un mal ; ou elle n'est ni un bien ni un mal. Or, toutes les choses exprimées par ce genre de proposition doivent former une certaine opposition entre elles ; et leurs contraires, que les Grecs appellent opposés, doivent également former entre eux opposition, et dans tout ce que renferme un axiome divisé, une seule chose doit être vraie, et le reste faux. Si le tout était faux ou si le tout était vrai, ou même si plus d'une chose était vraie ; ou si les choses que renferme la proposition n'étaient pas opposées entre elles, ou bien si leurs contraires ne formaient pas aussi entre eux opposition, alors l'axiome divisé serait faux, et s'appellerait vicieux. Tel est celui-ci dans lequel les contraires ne sont point opposés entre eux : Ou vous courez, ou vous marchez, ou vous vous arrêtez. Ces choses sont, il est vrai, opposées entre elles, mais leurs contraires ne forment point d'opposition. Car ne point marcher, ne point s'arrêter, ne point courir, n'implique nullement contradiction en ce que l'on ne considère comme impliquant contradiction, que les choses qui ne peuvent pas être vraies en même temps. Or l'on peut très bien dans le même temps ne point marcher, ne point s'arrêter et ne point courir. Maintenant il me suffit d'avoir donné ce court essai sur la dialectique, et la seule chose qu'il me reste à faire observer, c'est que l'étude de cette science a coutume de paraître d'abord sèche, méprisable, dégoûtante et inutile ; mais que, quand on a déjà fait quelques progrès dans cette doctrine, et qu'on en a une fois saisi l'esprit, on trouve un plaisir singulier à la cultiver de plus en plus au point même que, si l'on ne met un frein à l'ardeur que l'on ressent pour ce genre d'étude, on court grand risque de s'engager, comme bien d'autres, à un tel point, dans les subtilités de la dialectique, assez semblables aux demeures des Sirènes, que l'on finit par y passer insensiblement sa vie entière.

IX. Ce que signifie cette expression, "susque deque", que l'on rencontre très fréquemment dans les anciens auteurs. Susque deque fero, ou susque deque habeo (cela m'est égal), car l'un et l'autre se disent, est une manière de s'exprimer familière aux savants, et dont les anciens ont fait usage assez souvent, tant dans leurs poésies que dans leurs lettres. Toutefois on trouvera plus de gens qui emploient cette locution qu'on n'en trouvera qui comprennent bien ce qu'elle signifie. Car, pour l'ordinaire, quand on découvre quelque expression dont l'usage n'est point fréquent, on s'empresse plutôt de s'en servir que d'en étudier la signification. Susque deque ferre signifie donc, être d'un caractère indifférent, être insensible aux événements, quelquefois même n'y pas prendre garde et les mépriser. En un mot, c'est à peu près ce que les Grecs appellent être plein d'indifférence. On lit dans la comédie de Labérius intitulée les Compitales : Vous êtes maintenant plongé dans l'indifférence ; vous ne vous inquiétez de rien (susque deque fers), pendant qu'un méprisable et insolent valet tient mille propos impudents en présence de votre épouse étendue sur le lit de douleur. M. Varron, dans celui de ses ouvrages qui a pour titre Sisenna ou de l'Histoire, dit : Que serait-ce donc si la suite de toutes les choses n'était pas conforme à leur commencement, et si tout cela se trouvait être indifférent (susque deque esset) ? Lucilius dit, au troisième livre de ses Satires : Mais ce n'était là qu'un jeu, et rien ne nous embarrassait en chemin (susque omnia deque). Oui, dis je, ce n'était là qu'un jeu pour nous, et nous méprisions tout obstacle (susque et deque fuere). La difficulté de la route fut quand nous arrivâmes aux environs de Sétines, où il nous fallut gravir de hautes montagnes aussi rudes et aussi escarpées que l'Athos et que l'Etna.

X. Des citoyens appelés prolétaires, et capitecenses ; de ceux appelés, dans les douze Tables, les riches (assidui). Explication de ce mot. PENDANT un de ces jours de vacance du barreau, que les Romains ont coutume de consacrer aux amusements, on lisait, dans une assemblée nombreuse, ces vers du troisième livre des Annales d'Ennius : Le citoyen prolétaire, par décret des magistrats, reçoit un bouclier et une épée. On l'arme d'une épée, afin qu'il fasse la garde autour des murs de la ville et du sénat. A cette lecture, quelqu'un ayant demandé ce que le poète entendait par ce mot prolétaire, je jetai les yeux sur un de mes amis, profond jurisconsulte, et je le priai de nous expliquer le sens de cette expression. Moi, répond mon ami, je suis homme de loi et non pas grammairien. C'est précisément pour cela, repris-je, que nous nous adressons à vous, puisque cette question appartient au droit civil dans lequel vous êtes instruit. Car Q. Ennius a pris ce mot dans vos lois des douze Tables, dans lesquelles, autant que je puis m'en souvenir, on trouve ces paroles : UN CITOYEN RICHE, MIS EN PRISON PAR DES CRÉANCIERS, NE PEUT EN SORTIR QUE SUR LA CAUTION D'UN HOMME RICHE ; CELLE DE TOUT CITOYEN SUFFIT POUR LE PROLÉTAIRE. Nous vous prions donc de nous interpréter, non pas les Annales de Q. Ennius, mais le texte même de la loi des douze Tables, et de nous dire ce qu'y signifie le mot prolétaire. Vous auriez raison d'exiger cela de moi, reprit le jurisconsulte, si j'avais étudié les institutions des anciens sujets de Faune et des Aborigènes ; mais comme les mots PROLÉTAIRES, LES RICHES, LES SANATES, LES CAUTIONS, LES SECONDES CAUTIONS, LES AMENDES DE VINGT-CINQ AS, LES TALIONS, LA PERQUISITION DES VOLS PAR LES CORDONS ET LE BASSIN, et tout le vieux langage des douze Tables ont été abrogés par la loi Aebutia, excepté dans les causes centumvirales, je n'ai dû m'attacher qu'à la connaissance des termes et des règlements de la législation actuelle. Comme il achevait ces mots, nous aperçûmes le poète Julius Paulus, homme plein d'érudition, qui, je ne sais par quel hasard, passait alors par cet endroit. Nous le saluons et l'invitons à nous donner l'interprétation du mot qui nous embarrassait. Les citoyens romains de la dernière classe, nous dit-il aussitôt, ceux qui étaient les plus pauvres, qui, dans le cens de la république étaient marqués ne posséder que quinze cents as, étaient appelés prolétaires. Ceux qui n'avaient, ou rien ou presque rien, étaient nommés capitecenses ; les derniers de cette classe ne possédaient pas plus de trois cents quatre-vingts as. Or, comme la richesse des possessions était considérée comme un motif d'attachement à la République, et qu'on la regardait comme un des liens les plus forts qui unissaient le citoyen à la patrie, jamais, excepté dans les plus pressants dangers, on n'enrôlait les prolétaires ni les capitecenses, à cause de l'indigence et de la pauvreté qui étaient ordinairement le partage de leur condition. Toutefois la condition des prolétaires était meilleure que celle des capitecenses, car dans les circonstances difficiles de la République, lorsque les enrôlements étaient précipités et qu'on manquait de jeunesse pour recruter les armées, on les incorporait dans les légions, et l'état leur fournissait des armes. On ne les nommait pas prolétaires, d'après la modicité de leurs possessions, mais d'après leur destination qui était de créer des enfants, ce qu'exprime en effet ce mot. Car ne pouvant, à cause de leur pauvreté, prendre les armes pour le service de la République, ils contribuaient à la soutenir en multipliant ses sujets et ses forces. Rome ayant essuyé de cruels revers au temps de C. Marius, on rapporte que cet illustre général prêt à combattre les Cimbres, ou plutôt Jugurtha, comme l'assure Salluste, prit le parti d'enrôler les capitecenses, et le premier appela au service militaire cette dernière classe de citoyens, chose qui ne s'était jamais vue jusqu'alors. Le RICHE, désigné par la loi des Douze Tables, a été ainsi nommé, ou bien à cause de son opulence qui le mettait à portée de faire des dons gratuits à la République, toutes les fois que ses besoins l'exigeaient ou bien à cause des dépenses continuelles que ses revenus considérables lui donnaient la faculté de faire pour l'entretien de sa maison. Mais voici, extraites de l'Histoire de Jugurtha, les paroles de Salluste qui concernent le consul C. Marius, et les capitecenses : Marius, dans ces circonstances, choisit les soldats, non pas selon l'usage de nos ancêtres dans les premières classes qui avaient coutume d'en fournir, mais il admit indifféremment tous ceux qui se présentèrent, et qui pour la plupart se trouvèrent être de la classe des capitecenses. Les uns prétendent qu'il tint cette conduite parce qu'il était sans argent ; d'autres disent que ce fut pour se ménager de nouveaux consulats, parce qu'il devait son élévation à cette dernière classe du peuple, et qu'ordinairement le moindre citoyen est le plus propre à servir les vues d'un ambitieux.

XI. Histoire de la mort des Psylles, peuples qui habitaient les côtes d'Afrique, tirée des livres d'Hérodote. On prétend que les Marses, peuple de l'Italie, descendent d'un fils de Circé. Dans les familles de cette nation qui n'ont point corrompu la source de leur origine en mêlant leur sang avec celui des étrangers, la nature perpétue le privilège de ne point craindre les serpents les plus venimeux, et d'opérer des cures miraculeuses avec des sucs d'herbes auxquels elles appliquent des charmes secrets. Nous voyons que l'opinion publique attribue la même puissance à certains peuples appelés Psylles. En cherchant dans les anciens mémoires historiques quelques renseignements sur cette nation, j'ai trouvé, dans le quatrième livre d'Hérodote, la fable suivante. Les Psylles étaient des peuples de l'Afrique, voisins des Nasamoniens. Le vent du midi ayant soufflé longtemps et avec violence sur leurs terres, il en dessécha jusqu'à la dernière goutte d'eau. Les Psylles outrés de ce traitement, conçurent contre le vent une colère si violente, que la nation ordonna de prendre les armes et de marcher contre lui comme à l'ennemi commun, afin de le forcer par les voies de la guerre à rendre l'eau qu'il leur avait enlevée. Pendant que l'armée s'avançait, un tourbillon impétueux s'échappe du midi, la choque, la renverse et l'ensevelit sous des montagnes de sable accumulé, sans qu'il reste un seul homme de cette nation en sorte que les Nasamoniens s'emparèrent du pays qu'ils occupaient.

XII. Des expressions dont Cloatius Verus rapporte l'origine à la langue grecque, quelquefois avec assez de vraisemblance mais quelquefois aussi avec assez peu de justesse et de raison. Cloatius Vérus, dans les livres qu'il a intitulés des Termes qui nous viennent des Grecs, dit des choses vraiment curieuses et qui prouvent des recherches pleines de sagacité ; mais il y hasarde aussi des remarques non moins vaines que futiles. Errare (errer) vient, dit il, de g-apo g-tou g-errein (marcher tristement), et il cite pour exemple ce vers d'Homère, dans lequel se rencontre cette expression : g-err' g-ek g-nehsou g-thasson, g-elegchiste g-zohontohn. Sors de l'île promptement, ô le plus méchant des hommes ! De même il fait dériver alucinari (se tromper), du mot grec g-aluein (errer à l'aventure) ; d'où l'on a fait elucum, en changeant a en e, pour exprimer cette sorte de stupeur et de pesanteur d'esprit naturelle à ceux qui divaguent. De même encore, il fait venir fascinum (charme ou maléfice) de g-baskanen (qui fascine), et fascinare (enchanter ou ensorceler) de g-baskainein (fasciner). Toutes ces dérivations paraissent fort naturelles et fort justes; mais au livre quatrième, il dit : fenerator (usurier) a pris son nom (comme g-phaineratohr g-apo g-tou g-phainesthai g-epi g-to g-chrehstoteron) de ce que cette profession paraît une des plus utiles puisqu'en effet ces sortes de gens semblent faire un acte d'humanité, en procurant de l'argent aux indigents qui en désirent. Tel est d'ailleurs, selon lui, le sentiment d'un grammairien nommé Hypsicrate, dont les écrits sont remplis de remarques fort justes sur l'étymologie des mots qui viennent du grec. Mais, que ce soit Cloatius lui-même, ou que ce soit quelque autre écrivain sans pudeur qui ait osé avancer une semblable sottise, ce qu'il y a de certain, c'est qu'on ne peut rien dire de plus insensé. En effet, fenerator vient de fenus (usure), comme l'a dit M. Varron, dans son troisième livre sur la langue latine, en ces termes : fenerator vient de fenus, qui lui-même est dérivé de fetus (production), et se dit du produit toujours croissant qui naît de l'argent prêté à intérêt. A cette occasion il rapporte que M. Caton, et tous ceux qui vivaient de son temps, écrivaient fenerator sans employer la lettre a comme on le fait à l'égard de fetus et de fecunditas (fécondité).

XIII. Quelles sont les villes municipales, et en quoi elles différent des colonies. Ce qu'on entend par municipaux ; étymologie de ce mot. Paroles que l'empereur Adrien prononça dans le sénat, relativement aux droits et au nom des municipaux. Villes municipales et citoyens municipaux sont des termes communs et fréquemment employés, dont tout le monde pense entendre parfaitement la signification. Cependant il n'en est point tout à fait ainsi : on ne voit pas un seul d'entre nous qui, sortant d'une colonie romaine, ne se dise municipal, et n'accorde à ses concitoyens le titre de municipaux. Mais, quelle erreur ! Nous ignorons ce qui constitue les villes municipales, quelles sont leurs prérogatives, en quoi elles diffèrent des colonies, et nous croyons leur condition meilleure que celle de ces dernières. C'est une opinion très générale, dont l'empereur Adrien combattit la fausseté d'une manière très habile, dans son discours au sénat sur les habitants d'Italica, lieu de sa naissance. Je suis fort surpris, dit l'empereur, de ce que mes compatriotes, et quelques autres anciennes villes municipales parmi lesquelles on peut nommer Utique, pouvant se gouverner par leurs lois et leurs usages primitifs, aient témoigné un si vif désir d'acquérir le titre de colonies. Rappelez-vous que les habitants de Préneste firent les derniers efforts et eurent recours aux plus humbles supplications, pour obtenir de l'empereur Tibère de passer de la classe des colonies dans celles des villes municipales. Cet empereur le leur accorda comme une grâce spéciale, en reconnaissance ce que dans leurs murs il était relevé d'une maladie très dangereuse. Les municipaux sont donc les citoyens des villes soumises à leurs règlements et à leurs usages particuliers : ils partagent avec les habitants de Rome l'honneur de la bourgeoisie romaine (munus), d'où l'on a formé le nom municipal, sans autre dépendance de Rome ou de ses lois, que d'être inviolablement attachés à ses intérêts. Nous voyons que la ville de Caerite, dont les murs avaient servi d'asile aux divinités de Rome, pendant l'invasion des Gaulois, fut honorée la première du titre de municipale. On permit à ses habitants de prendre la qualité de citoyens romains, mais on les priva du droit de suffrage, et de celui d'aspirer aux dignités de la République. De là, dans un autre sens le nom de tables de Caerite donné aux rôles sur lesquels les censeurs écrivaient le nom des citoyens que leur mauvaise conduite faisait déchoir du droit de suffrage. Mais le lien des colonies à la métropole est d'une autre espèce. Elles ne sont point étrangères à la République, et n'ont point de fondements différents. Ce sont des émanations de la capitale, sur lesquelles les lois et la jurisprudence romaine exercent leur empire, et qui ne peuvent admettre d'autre espèce de gouvernement. Quoique les colonies soient moins libres et beaucoup plus assujetties que les villes municipales, elles paraissent néanmoins retenir plus de gloire et plus d'éclat, à cause de la splendeur et de la majesté du peuple romain, dont ces petites images réfléchissent quelques faibles rayons, surtout parce que les villes municipales ont laissé le temps obscurcir la plupart de leurs droits, et qu'elles ne s'en servent plus faute de les connaître.

XIV. Que M. Caton a établi une différence entre la signification de "festinare" et celle de "properare". Combien Verrius Flaccus a interprété maladroitement le sens de ce premier verbe. Festinare et properare sont deux mots qui paraissent bien signifier la même chose et se prendre dans le même sens. Cependant M. Caton trouve qu'ils diffèrent essentiellement dans la signification, et voici comment il établit cette différence dans son discours sur ses Vertus : autre chose est properare (se hâter), autre chose est festinare (se presser). On dit de celui qui expédie une chose avec promptitude, is properat (il se hâte) ; mais l'on dit, en parlant de celui qui entreprend beaucoup de choses et n'en achève aucune, is festinat (il se presse). Verrius Flaccus voulant expliquer la raison de cette différence, dit : Festinat vient de fari (parler), en ce que ces gens sans énergie, qui ne sont capables de rien faire de parfaits, font ordinairement plus de bruit que de besogne. Mais cette étymologie me paraît absurde et forcée, et la première lettre ne peut avoir une telle influence dans l'une et dans l'autre expression, que par elle seule, deux mots, d'ailleurs si différents, doivent sembler renfermer une même signification. Il paraîtrait plus naturel et plus vraisemblable de regarder festinare, comme étant à peu près, la même chose que fessum esse (être accablé) ; car celui qui est accablé par le poids d'une multitude d'affaires qu'il veut expédier en même temps n'agit point alors avec la promptitude exprimée par properat mais avec l'espèce d'embarras signifié par festinat.

XV. Chose surprenante qu'on lit dans Théophraste, à l'égard des perdrix. Trait à peu près semblable que Théopompe nous a laissé, concernant les lièvres. Théophraste, le philosophe par excellence, assure que dans la Paphlagonie, toutes les perdrix ont deux cœurs ; et Théopompe rapporte que, dans la Bisalthie, les lièvres ont deux foies.

XVI. Qu'on a donné le nom d'Agrippa à ceux qui naissent avec peine et avec douleur pour leurs mères. Des deux déesses Prosa et Postverta. Ceux qui naissent, non la tête, mais les pieds devant (ce qui est regardé comme l'enfantement le plus difficile et le plus douloureux), ont reçu le nom d'Agrippa, mot formé de aegritudo (douleur ), et de pes (pied ). Les enfants, au rapport de Varron, ont dans le sein de la mère la tête en bas et les pieds en haut, selon la nature des arbres et au contraire de celle des hommes. Car la cime des arbres est ce qu'il nomme leurs pieds et leurs jambes, et leur souche ce qu'il appelle leur tête. Or, dit-il, quand il arrive que, contre l'ordre de la nature, les pieds viennent à sortir les premiers ; les bras, qui le plus souvent se trouvent étendus, deviennent un obstacle à la sortie du reste du corps ; alors les femmes ont beaucoup plus de peine à supporter les travaux et les douleurs de l'enfantement. Pour détourner un semblable danger, on a élevé à Rome des autels aux deux Carmentes. Ces divinités s'appellent, l’une Postverta, et l'autre Prosa ; du nom d'un enfantement facile et de la dure épreuve d'enfantement difficile et laborieux.

XVII. Etymologie du mot Vatican. On a coutume de dire que le mot Vatican doit son nom aux oracles (uaticinia) qui s'y rendaient fréquemment, et que l'on croyait devoir à la divinité qui préside à ce quartier de Rome. Cependant M. Varron, dans ses livres des Choses divines, donne à ce nom une autre étymologie. De même, dit-il, que le dieu Aius fut ainsi nommé, et qu'on lui consacra un autel et une statue que l'on voit au bas de la rue Neuve, parce que nos ancêtres entendirent dans ce lieu une voix céleste, de même on appela Vatican le dieu qui présida aux premiers accents de la voix humaine, car dès l'instant que les enfants viennent au monde, ils prononcent la première syllabe de Vatican ; c'est ce que nous appelons uagire, terme qui exprime le premier son qui sort de la bouche des nouveau-nés.

XVIII. Observations non moins intéressantes qu'utiles sur la perspective, la canonique et la dimension. La perspective est la partie de la géométrie, qui concerne ce qui a rapport à la vue ; la canonique, que les musiciens regardent comme le fondement de leur art, est celle qui traite de l'oreille. Les principes de l'une et de l'autre de ces sciences s'expliquent par des lignes et par des nombres. La première offre des phénomènes singuliers. Dans un miroir, par exemple, on aperçoit l'image du même objet répété plusieurs fois. Il y a aussi une manière de le placer pour que rien ne s'y représente, et une autre pour que les images viennent s'y peindre. On voit encore de certains miroirs qui, lorsqu'on se représente droit devant eux, vous font paraître la tête en bas et les pieds en haut. Cet art fait connaître aussi les causes pour lesquelles la vue nous trompe quelquefois ; et d'où vient qu'un objet paraît plus grand lorsqu'il est aperçu dans l'eau, et plus petit quand on le découvre de loin. La canonique s'applique à mesurer l'étendue et l'élévation de la voix. On appelle nombre, sa plus grande étendue ; et modulation, le dernier terme auquel elle peut s'élever. Une autre partie de la géométrie que l'on appelle dimension, combine, d'après les principes généraux de cette science, l'assortiment des syllabes longues et brèves qui peut plaire à l'oreille. Mais dit M. Varron, ou nous négligeons entièrement ces sortes d'études, ou nous nous arrêtons avant d'entrevoir le but auquel elles peuvent conduire. Il n'est possible, ajoute-t-il, de découvrir l'agrément et l'utilité de ces connaissances, que lorsqu'on en a sondé les profondeurs, et qu'on y est consommé ; car les éléments ne présentent que dégoût et futilité.

XIX. Histoire du musicien Arion, tirée des écrits d'Hérodote. Hérodote a écrit l'histoire singulière d'Arion, ce fameux joueur de lyre, dans un style non moins rapide et coulant que plein d'élégance et de naturel. Arion, dit-il, s'acquit la plus grande célébrité par son talent à marier les accents de sa voix au son de la lyre. Ce musicien fameux, qui vivait dans les premiers âges du monde, naquit à Méthymne, et passa les premières années de sa vie, dans l'île de Lesbos. Périanthe, roi de Corinthe, plein d'admiration pour son talent, lui témoigna de la bienveillance et même de l'affection. Toutefois le célèbre artiste s'éloigna de sa personne, dans le dessein de visiter la Sicile et l'Italie, pays de tous temps renommés. Dans ces contrées, il enchanta tous les habitants des villes qu'il parcourut, par la beauté de ses vers et la douceur de ses accords. Après être devenu les délices et l'amour de ces charmants pays, et y avoir amassé d'immenses richesses, Arion forma le dessein de retourner à Corinthe. Il choisit donc un vaisseau dont les matelots étaient de cette ville, croyant pouvoir leur confier avec plus de sûreté sa fortune. Mais les Corinthiens, après l'avoir pris à bord, et avoir gagné la pleine mer, forment le dessein de se défaire de lui, pour s'emparer de ses trésors. Arion s'étant aperçu du danger qui le menaçait, offre aux matelots de leur distribuer tout ce qu'il possède, et les prie de lui laisser seulement la vie. Tout l'effet que ses supplications et de ses larmes produisirent sur le cœur de ces barbares, fut d’obtenir qu'ils ne tremperaient pas leurs mains dans son sang, à condition que, sur l'heure, il se précipiterait lui-même dans les flots. Consterné de ce qu'il entend, et perdant toute espérance de sauver ses jours, Arion sollicita une dernière grâce : qu'on lui permette de se revêtir de ses habits les plus précieux, de prendre sa lyre, et de mourir en chantant son malheur. Ces marins féroces et insensibles eurent cependant la curiosité de l'entendre, et lui accordèrent sa demande. Aussitôt, s'étant paré, comme il avait coutume de le faire dans des jours bien différents de celui-ci, de ce qu'il avait de plus élégant et de plus brillant dans ses habillements, il se place au haut de la poupe, entonne une chanson d'un son de voix éclatant et militaire ; et en finissant, se précipite dans la mer avec ses ornements et sa lyre. Les matelots, bien persuadés qu'il a péri, poursuivent tranquillement leur route. Mais un incident, non moins singulier que digne d'admiration, sauva Arion d'une manière vraiment surprenante. Pendant qu'il luttait contre les vagues, un dauphin vient, le reçoit sur son dos, le tient élevé au-dessus des eaux, et le porte en nageant jusqu'au promontoire de Ténare, dans la Laconie, où il le dépose sain et sauf avec tous ses ornements. Arion se rendit de là droit à Corinthe, et alla aussitôt se présenter au roi Périandre, tel qu'il avait été laissé sur le rivage par le dauphin. Il raconta au prince son aventure ; mais celui-ci, la regardant comme une fable, le fit mettre en prison. Cependant, ayant soin de tenir l'arrivée d'Arion secrète, il fait venir les matelots aussitôt après leur débarquement, et leur demande ce qu'on disait de lui dans le pays qu'ils venaient de quitter ? Ils répondent qu'ils l'ont laissé en Italie, jouissant d'une bonne santé, admiré et chéri de toutes les villes, comblé d'honneur et nageant dans l'opulence. A peine ont-ils achevé ces mots, qu'on voit paraître Arion jouant sa lyre et revêtu des mêmes habits avec lesquels il s'était précipité dans la mer. Alors les matelots, interdits et convaincus, sont obligés d'avouer leur crime. Cette histoire se répandit dans Corinthe, dans toute l'île de Lesbos ; elle fournit le sujet d'un groupe d'airain qu'on voyait au promontoire de Ténare et qui représentait un dauphin nageant et portant un homme sur son dos.

LIVRE XVII

I. Critique par Gallus Asinius et Largius Licinius d'un passage du discours de M. Cicéron pour M. Célius. Absurdité de cette critique et ce qu'il serait facile d'y répondre. L'espèce humaine a eu des monstres qui ont émis sur les dieux immortels des opinions impies et mensongères ; elle a produit aussi des hommes assez prodigieusement insensés et de ce nombre sont Gallus Asinius et Largius Licinius, auteurs d'un ouvrage connu sous ce titre incroyable : Ciceromastiae, (Le Fouet de Cicéron) pour oser écrire que le style de M. Cicéron manque de pureté, de justesse et de réflexion. Ce reproche, non plus que tant d'autres qu'ils lui ont faits, ne mérite aucune attention. Examinons seulement, s'il vous plaît, une de leurs critiques où ils se flattent de s'être surpassés dans l'art subtil de peser les mots. M. Cicéron dit dans son plaidoyer pour M. Caelius : Quant à leurs reproches sur les mœurs, quant à ces allégations injurieuses, qu'ils n'ont point osé néanmoins convertir en accusations, M. Célius n'y sera jamais assez sensible pour se repentir (paeniteat) de n'être pas né difforme. Suivant eux, se repentir n'est pas le mot propre ; c'est presque une ineptie. Nous ne nous repentons, disent-ils, que lorsque ce que nous avons fait ou ce qui a été fait par notre ordre ou notre conseil, vient à nous déplaire, et que nous changeons d'avis. Mais c'est mal parler que de dire : « Je me repens d'être né ; je me repens d'être mortel ; je me repens de m'être heurté et blessé », parce que rien de tout cela ne dépend de notre volonté ; tout cela nous arrive malgré nous, d'après les lois invincibles de la nature. Ainsi, continuent-ils, il n'a certes pas dépendu de M. Célius de naître avec telle ou telle figure, pourquoi dire que Célius ne se repent pas de celle qu'il a reçue de la nature, comme s'il y avait là matière à repentir ? » Tel est donc le sens qu'ils attribuent à ce verbe : on ne peut se repentir que d'un acte volontaire et libre. Cependant des écrivains antérieurs ont donné au verbe paenitet une autre signification, le faisant dériver de paene, presque, et de paenuria, pénurie mais je n'ai pas à m'occuper ici de son étymologie, et j'en parlerai ailleurs. Pour le moment, je dirai que, dans le sens le plus usuel, loin d'être une ineptie, l'expression de M. Cicéron a de l'enjouement et de la grâce. En effet, les ennemis et les détracteurs de M. Célius, pour le calomnier dans ses mœurs, l'interpellaient sur sa beauté. Cicéron se joue d'un système d'accusation aussi absurde qui fait un crime à son client des avantages qu'il tient de la nature, et feignant de partager l'erreur dont il se moque : « M. Célius, dit-il, ne se repent pas, non paenitet, de n'être pas né difforme.» C'était bien, par une expression ingénieuse, confondre les ennemis de Célius, et leur montrer combien il était ridicule de lui faire un crime de sa beauté, comme s'il avait eu le choix de naître avec telle ou telle figure.

II. Expressions du premier livre des Annales de Q. Claudius, notées rapidement à la lecture. Quand je lis l'ouvrage d'un auteur ancien, je tâche, pour cultiver ma mémoire, de retenir et de repasser dans mon esprit les passages que j'ai rencontrés en bien ou en mal, dignes d’éloges ou de blâme : c'est un exercice fort utile pour me rappeler, au besoin, les pensées et les expressions choisies. Ainsi, j'ai noté de mémoire ces expressions du premier livre des Annales de Q. Claudius, que je lisais il y a deux jours : - Arma plerique abiciunt atque inermi illatebrant sese, (la plupart jettent leurs armes et les cachent). Illatebrant est un verbe poétique qui n'est pas déplacé là, et n'a rien qui blesse. - Ea dum fiunt, Latini subnixo animo, (cependant les Latins, dont le courage s'anime). Subnixo, c'est à-dire sublimi, élevé, et supra nixo, appuyé sur, est une expression pittoresque et recherchée. Elle exprime bien le réveil de l'âme, qui s'appuie sur elle-même, pour s'élever et se grandir. - Domus suas quemque ire iubet et sua omnia fruisci, (il ordonne qu'on se retire chacun chez soi pour jouir de tous ses biens). Fruisci, expression déjà rare au temps de M. Tullius, l'est devenue bien plus dans la suite ; ceux qui connaissent peu l'antiquité, ont même douté de sa latinité. Non seulement elle est latine, mais elle a aussi plus de grâce et d'élégance que fruor, je jouis, d'où elle dérive, comme fatiscor, je me fatigue, dérive de fateor, j'avoue. Q. Metellus le Numidique, écrivain si pur et élégant a dit dans la lettre qu'il adressa de l'exil aux Domitius : "Illi vero omni iure atque honestate interdicti, ego neque aqua neque igni careo et summa gloria fruiscor", (la justice et l'honnêteté leur sont interdites ; pour moi, je ne suis privé ni de l'eau ni du feu, et je jouis d'une grande gloire). - Novius, dans une atellane intitulée l'Econome, emploie la même expression : Quod magno opere quaesiuerunt, id fruisci non queunt : qui non parsit apud se, ... fruitus est, (Ce qu'ils ont acquis avec tant de peine, ils ne peuvent en jouir : celui qui n'a pas fait d'épargnes a joui). Claudius dit encore : Et Romani multis armis et magno commeatu praedaque ingenti copiantur, (et les Romains s'approvisionnent d'une grande quantité d'armes, de vivres et de butin). Copiari est un terme de guerre que l'on rencontrerait difficilement dans les plaidoyers pour les affaires civiles ; il appartient pour la forme à la même classe que lignari, faire du bois, pabulari, fourrager, aquari, faire de l'eau. - Sole occaso, (le soleil couché) : cette expression n'est pas sans grâce pour une oreille qui n'est ni obtuse ni hébétée. On trouve ce mot dans les Douze Tables : Ante meridiem causam coniciunto, tum peroranto ambo praesentes. Post meridiem praesenti litem addicito. Si ambo praesentes, sol occasus suprema tempestas esto, (Avant midi, que le magistrat connaisse de la cause, quand les deux plaideurs sont présents ; après midi, que le magistrat décide en faveur de la partie présente ; si les deux adversaires sont présents, que le coucher du soleil soit le terme de la plaidoirie). - Je continue de citer Claudius : - Nos in medium relinquemus, (nous laissons indécis). On dit communément in medio ; in medium joint au verbe relinquere, passe pour une faute, et avec ponere, placer, pour un solécisme, quoique, dans ce dernier cas, à bien considérer la chose, l'accusatif soit plus naturel et plus significatif. En grec g-Theinai g-eis g-meson, nous laissons indécis, n'a rien de vicieux. - Postquam nuntiatum est, ut pugnatum esset in Gallos, id civitas graviter tulit, (la nouvelle de l'issue du combat livré aux Gaulois affligea la ville). In Gallos est plus pur et plus simple que cum Gallis ou contra Gallos, constructions lourdes et vulgaires. - Simul forma, factis, eloquentia, dignitate, acrimonia, confidentia pariter praecellebat, ut facile intellegeretur magnum uiaticum ex se atque in se ad rempublicam euertendam habere, (sa beauté, ses hauts faits, son éloquence, sa dignité, sa vivacité, son assurance, tout l'élevait au-dessus des autres en sorte qu'il était aisé de comprendre qu'il avait en lui et en dehors de lui de grandes ressources pour renverser la République. Magnum uiaticum, pour exprimer de grandes ressources et de grands préparatifs, est une invention neuve ; elle semble imitée des Grecs, qui ont étendu le sens de g-ephodion, de celui de provisions de voyage, à toute espèce d'apprêts, et emploient souvent g-ephodiason pour instrue, dispose, institue, établis. - Nam Marcus Manlius, quem Capitolium servasse a Gallis supra ostendi cuiusque operam cum M. Furio dictatore apud Gallos cumprime fortem atque exsuperabilem respublica sensit, is et genere et vi et virtute bellica nemini concedebat, (Car M. Manlius, qui sauva le Capitole assiégé par les Gaulois, comme je l'ai raconté plus haut, et qui, sous la dictature de M. Furius, a si bien mérité de la République par sa valeur extraordinaire et incomparable contre ce peuple, ne le cédait à personne en noblesse et en vertus militaires). Apprime est plus usité, cumprime plus rare ; il dérive de cumprimis, qui a précédé in primis, avant tout. - Nihil sibi diuitias opus esse, (n'avoir aucun besoin de richesses). Nous disons diuitiis ; mais il n'y a ni faute de langage ni même ce qu'on appelle figure : cette locution est régulière ; elle est très commune dans les anciens auteurs. Il n'y a pas de raison pour qu'il soit plus régulier de dire divitiis que divitias opus esse, à moins de prendre pour des oracles les règles de nos modernes grammairiens. - Nam haec maxime uersatur deorum iniquitas, quod deteriores sunt incolumiores neque optimum quemquam inter nos sinunt diurnare, (Car la plus grande injustice des dieux, c'est d'accorder une longue vie aux méchants, et de laisser à peine séjourner ici-bas l'homme de bien). Diurnare pour diu vivere, vivre longtemps n'est pas usité ; il est formé comme perennare, être durable. - Cum his consermonabatur, (il conversait avec eux). Sermonare semble moins élégant, mais plus régulier ; sermocinari est plus usuel et moins pur. - Sese ne id quoque, quod tum suaderet, facturum esse, (qu'il ne fera même pas ce qu'il conseillait alors). Ne id quoque pour ne id quidem, pas même cela, locution aujourd'hui, très fréquente dans les auteurs anciens. - Tanta sanctitudo fani est, ut numquam quisquam uiolare sit ausus, (telle est la sainteté du temple, que jamais personne n'a osé la profaner). Sanctitas et sanctimonia sont également latins ; mais il y a je ne sais quoi de plus digne dans le mot sanctitudo : c'est ainsi que M. Caton, parlant contre L. Véturius, trouvait plus énergique duritudo, dureté, que durities. - Qui illius impudentiam norat et duritudinem, (celui qui connaissait son effronterie et sa dureté), dit-il.- Cum tantus arrabo penes Samnites populi Romani esset, (les Samnites ayant reçu de telles arrhes du peuple romain). Il donne le nom d'arrabo à six cents otages, préférant ce mot à celui de pignus, gage, parce que ce mot rendait sa pensée avec plus de force et d'énergie. Mais aujourd'hui ce mot commence à être trivial, et l'on dit mieux arra, que l'on rencontre souvent aussi dans les anciens et surtout dans Labénus : - Miserrimas vitas exegerunt; (ils ont terminé leurs vies misérables), et - hic nimiis in otiis consumptus est, (ce comédien s'est consumé dans les loisirs). Dans ces deux phrases, le pluriel a de l'élégance. Cominius qua ascenderat, descendit atque uerba Gallis dedit, (Cominius descendit par où il était monté, et trompa les Gaulois). L'auteur dit : Verba Cominium dedisse Gallis, que Cominius en imposa aux Gaulois, bien que Cominius ne dît mot à personne. Les Gaulois, qui assiégeaient le Capitole, ne l'avaient vu ni monter ni descendre ; mais ici uerba dedit est pour latuit atque obrepsit, il se déroba à la vigilance et se glissa furtivement. - Conualles et arboreta magna erant, (il y avait des vallons et de grands vergers). Arboreta est peu connu, arbusta l'est davantage. Putabant eos, qui foris atque qui in arce erant, inter se commutationes et consilia facere, (ils pensaient que ceux qui étaient dans la citadelle entretenaient des communications et des intelligences avec le dehors). Commutationes, dans le sens de correspondances, communications, n'est pas usité; mais assurément ce terme ne manque ni de justesse ni d'élégance. Voilà les passages assez nombreux de ce livre qui se sont offerts à ma mémoire après la lecture, et dont j'ai pris note.

III. Passage du vingt-cinquième livre de l'ouvrage intitulé des Choses humaines où M. Varron explique un vers d'Homère, autrement qu'on ne le fait communément. Dans une conversation qui s'était engagée sur les époques des découvertes utiles, un jeune homme, qui n'était pas sans instruction, avança que le sparte fut longtemps inconnu à la Grèce, qu'il n'y avait été apporté d'Espagne que bien des années après la prise de Troie. Cette assertion fut accueillie par les rires ironiques de deux des assistants, hommes peu instruits, de ces gens, en un mot, que les Grecs appellent g-agoraious, bavards ; ils lui dirent que, pour parler ainsi, il avait sans doute lu Homère dans un exemplaire où manquait ce vers : g-kai g-deh g-doura g-sesehpe g-neohn g-kai g-sparta g-leluntai. Les bois des navires sont pourris, et les cordages rompus. Non, repartit le jeune homme en colère, ce vers ne manquait pas dans mon exemplaire ; mais c'est plutôt à vous qu'il manque un maître, si vous croyez que dans ce vers sparta ait le sens de notre mot spartum. Les éclats de rire redoublent, et ne s'arrêtent que lorsque le jeune homme eut apporté l'ouvrage de Varron des Choses humaines, où il explique ainsi, au livre vingt cinquième, le vers d'Homère : « Je pense que sparta dans Homère, ne signifie pas plus le sparte, que les spartoi ces soldats nés dans la plaine de Thèbes. La Grèce a reçu le sparte de l'Espagne. Les Liburniens ne s'en servaient pas ; ils attachaient les pièces de leurs navires avec des courroies. Les Grecs faisaient plutôt usage de chanvre, de lin et d'autres matières végétales, d'où le nom de sparta. » D'après ce passage de Varron, je doute fort que la seconde syllabe de ce mot, dans Homère, doive être marquée de l'accent aigu ; mais peut-être les mots de cette espèce, en passant de leur signification générale à un sens spécial et déterminé, prennent-ils, selon les cas, un accent différent.

IV. Mot de Ménandre à Philémon, qui lui avait plusieurs fois, et injustement, enlevé le prix da la comédie. Euripide souvent vaincu par des poètes sans talent. Ménandre, malgré sa supériorité sur Philémon, se vit souvent enlever le prix de la comédie par la brigue, la faveur et la cabale. Ayant rencontré son rival, il lui dit : « De grâce, Philémon, et sans t'offenser, réponds-moi : ne rougis-tu pas de me vaincre ? » M. Varron rapporte aussi que, des soixante-quinze tragédies d'Euripide, cinq seulement furent couronnées, tandis qu'il était souvent battu par des poètes très faibles. Ménandre a laissé, selon les uns, cent huit, selon d'autres, cent neuf comédies. Cependant on lit dans l'ouvrage du célèbre Apollodore, intitulé Chronique, ces vers sur Ménandre : Citoyen de la tribu de Céphise, fils de Diopithe, il est mort après avoir écrit cent cinq ouvrages dramatiques, à l'âge de cinquante-deux ans. Apollodore ajoute, dans le même ouvrage, que sur ces cent cinq pièces, huit seulement remportèrent le prix.

V. Il n'est pas vrai, en dépit de quelques rhéteurs subtils, que M. Cicéron, dans un traité de l'Amitié, ait fait, par un raisonnement vicieux, une pétition de principe. Discussion sérieuse et approfondie à ce sujet. M. Cicéron, dans le dialogue intitulé Lélius ou de l'Amitié veut prouver qu'on ne doit pas cultiver l'amitié dans l'espoir et l'attente d'un avantage, d'un profit, d'une récompense quelconque et qu'il faut y vouloir et rechercher la plénitude de l'honneur et de la vertu, lors même qu'on n'en doit retirer aucune utilité. Voici les raisons et les paroles qu'il met dans la bouche de C. Lélius, ce sage qui avait été l'intime ami de P. Scipion l'Africain : « Quel besoin avait de moi Scipion l'Africain ? moi-même je n'avais pas besoin de lui. Mon admiration pour son courage et la bonne opinion peut-être qu'il avait de mes mœurs augmentèrent les liens qui nous unirent. Notre amitié s'accrut par cela même. Si nous y avons trouvé de grands avantages, ce ne fut pas cet espoir qui la fit naître. On n'est pas bienfaisant et libéral en vue de la reconnaissance : car un bienfait n'est pas lié à l’intérêt, et la libéralité est l'effet d'un penchant naturel ; de même dans l'amitié nous ne devons nous proposer d'autre avantage que celui de l'amitié même et du plaisir d'aimer.» On lisait ce passage dans une réunion de personnes instruites. quand un sophiste rhéteur, un de ces docteurs pointilleux et subtils que l'on nomme g-technikoi, techniques, homme de mérite d'ailleurs, versé dans les langues grecque et latine, logicien habile, trouvait que le raisonnement de M. Tullius n'était ni juste ni démonstratif ; qu'il prouvait la question par la question elle-même et avait pris, comme disent les Grecs, g-amphisbehtoumenon g-anti g-homologoumenou, une chose douteuse pour une chose vraie. Car, ajoutait-il, Cicéron s'appuie d'hommes bienfaisants et libéraux pour prouver ce qu'il avance sur l'amitié. Or, cela même est et doit être une question dans tout acte de bienfaisance et de libéralité : Dans quelle pensée, dans quel intérêt est-on libéral et bienfaisant ? Est-ce dans l'espoir de la réciprocité, et pour amener au même procédé la personne obligée ? c'est ce qui semble le plus ordinaire ; ou bien est-on bienfaisant par nature ? la bienfaisance et la libéralité séduisent-elles par elles- mêmes, sans aucun but intéressé ? ce qui se voit le plus rarement. Les preuves doivent être acceptables, ou évidentes et à l'abri de la controverse ; elles méritent seulement le nom de démonstration, quand ce qui est douteux et obscur est éclairé par ce qui ne l'est pas. Pour établir que dans une discussion sur l'amitié on ne doit pas prendre la bienfaisance et la libéralité comme preuve ou comme exemple, on pourrait, continuait-il, par le même procédé et avec la même apparence de raison, retourner l'argument, et citer l'amitié pour démontrer que la bienveillance et la libéralité doivent être provoquées non par l'appât du gain, mais par l'attrait et l'amour de la vertu. On raisonnerait de la sorte : De même que nous ne recherchons pas l'amitié dans un but intéressé, de même aussi il ne faut pas se montrer bienveillant et libéral en vue d'un échange de services. Ou pourrait sans doute parler ainsi ; mais, en réalité, prouver l'amitié par la libéralité et la libéralité par l'amitié est une argumentation sans fondement, puisque l'une et l'autre font également question. Ce langage de l'habile rhéteur parut à quelques personnes habile et savant ; cependant on voit qu'il ignorait le vrai sens des mots. Cicéron, et tous les philosophes avec lui, appellent bienfaisant et libéral, non pas l'homme qui donne ses bienfaits avec usure, mais celui qui fait le bien sans aucune arrière-pensée ni intérêt personnel. Le raisonnement, loin d'être obscur ou ambigu, est donc clair et précis. Un homme est-il vraiment bienfaisant, et libéral, on ne recherchera pas dans quelle intention il fait des actes de bienfaisance et de libéralité ; il mériterait un tout autre nom, si, dans sa conduite, il songeait à lui-même plutôt qu'à autrui. La critique du sophiste aurait peut-être de la valeur, si Cicéron eût dit : « De même, en effet, que nous faisons un acte de bienfaisance et de libéralité, non pour obtenir de la reconnaissance. » Un trait de bienfaisance pourrait bien être l'acte d'une nature peu bienfaisante, s'il était motivé par une circonstance particulière, sans être la continuation d'une habitude de bienfaisance. Or, Cicéron parle d'hommes bienfaisants et libéraux, et j'ai déjà expliqué ce qu'il faut entendre par là ; c'est donc, comme l'on dit, sans s'être lavé ni les pieds ni la langue, que le critique s'est permis de reprendre un homme aussi savant.

VI. Erreur de Verrius Flaccus sur le sens du "seruus receptitius", dans son oeuvre des Obscurités de M. Caton, livre second. M. Caton, appuyant la loi Voconia, s'est exprimé ainsi : "Principio uobis mulier magnam dotem adtulit ; tum magnam pecuniam recipit, quam in uiri potestatem non conmittit, eam pecuniam uiro mutuam dat; postea, ubi irata facta est, seruum recepticium sectari atque flagitare uirum iubetu, (une femme commence par apporter une dot considérable ; elle se réserve une forte somme qu'elle ne met pas à la disposition du mari. Elle lui prête cet argent ; plus tard, dans un accès de colère, elle charge l'esclave qu'elle a retenu de poursuivre son mari et de réclamer cet argent). Nous nous demandions ce qu'il fallait entendre par seruus receptitius. On alla vite chercher, et l'on apporta l'ouvrage de Verrius Flaccus sur les Obscurités de Caton. On lit, au livre second, que seruus receptitius désigne un esclave nul et de nulle valeur, vendu et repris pour vice rédhibitoire. C'était avec intention, dit-il, qu'elle chargeait un pareil esclave de poursuivre son mari en restitution du prêt ; la douleur était plus grande, l'affront plus vif pour le mari d'avoir à subir la réclamation pécuniaire d'un esclave sans valeur. J'en demande pardon à ceux pour qui Verrius Flaccus fait autorité ; mais seruus receptitius, dans le passage de Caton, a un tout autre sens que celui donné par notre auteur. Il est facile de le comprendre : le doute même n'est pas possible. Quand une femme apportait une dot, retenir une partie de ses biens, ne pas les faire passer au mari, s'appelait recipere, terme aujourd'hui consacré dans les ventes pour les objets qu'on laisse de côté, qu'on ne vend pas. Plaute s'est aussi servi de cette expression dans le vers suivant de l'Homme aux trois deniers : posticulum hoc recepit, cum aedis vendidit, (c'est-à-dire quand il a vendu la maison, il n'a pas vendu, mais il a réservé une petite portion du bâtiment placée sur le devant). Enfin Caton lui-même, voulant désigner une femme riche s'exprime ainsi : mulier et magnam dotem dat et magnam pecuniam recipit; (c'est-à-dire qu'elle apporte une grande dot, et retient une grande somme). Sur la fortune qu'elle s'est réservée en dehors de la dot, elle prête de l'argent à son mari. Cet argent dans un mouvement de colère, elle veut le lui réclamer ; elle charge de la demande un esclave receptius, c'est-à-dire esclave à elle, qu'elle avait réservé avec la somme d'argent qu'elle n'avait pas compris dans la dot, mais quelle en avait excepté : car une femme ne pouvait donner un pareil ordre à l'esclave de son mari, mais seulement à son propre esclave. Je n'en veux pas dire davantage à l'appui de mon interprétation : l'opinion de Verrius et la mienne sont évidentes par elles-mêmes. Qu'on prenne la plus vraisemblable.

VII. Ces paroles de la loi Atinia : "quod subruptum erit, eius rei aeterna auctoritas esto", un objet a été volé, que le droit sur cet objet soit éternel, ont paru à P. Nigidius et à Q. Scaevola regarder le passé aussi bien que l'avenir. L'ancienne loi Atinia porte : "Quod subruptum erit, eius rei aeterna auctoritas esto", (un objet a été volé, que le droit sur cet objet soit éternel). Peut-on voir là autre chose qu'une décision pour l'avenir, et rien de plus ? Cependant Q. Scaevola rapporte que son père, que Brutus et Manilius, malgré leur rare savoir, ont douté si la loi regardait seulement les vols à venir, ou si elle l'étendait aussi aux vols déjà commis. Quod subreptum est leur semblait embrasser à la fois le passé et l'avenir. P. Nigidius, un des savants les plus distingués de Rome, a rappelé leurs doutes au vingt-troisième livre de ses Commentaires sur la grammaire. Pour lui, il ne trouve pas, non plus, que le temps soit déterminé avec précision ; mais sa dissertation est fort laconique et obscure : il semble qu'il se soit proposé de prendre des notes pour aider sa mémoire, plutôt quo pour instruire les lecteurs. Voici cependant quelle paraît être son opinion : esse, être; erit, il sera ; isolés, ils conservent leur temps ; joints à un participe passé, ils perdent leur signification propre, et marquent le passé. En effet, quand je dis in campo est, in comitio est, il est dans le camp, il est dans le comitium, j'indique le présent ; de même que quand je dis in campo erit, il sera dans le camp, je désigne le temps futur ; mais quand je dis factum est, scriptum est, subreptum est, il a été fait, il a été écrit, il a été dérobé, bien que ce soit le présent du verbe esse, il s'assimile au participe passé, et cesse d'être un présent. De même, dans la loi, séparez les deux mots subreptum et erit, et entendez-les comme certamen erit, il y aura un combat, ou sacrificium erit, il y aura un sacrifice, la loi n'aura statué que pour l'avenir. Au contraire, recueillez-les dans une seule et même pensée, de manière que les verbes subreptum erit n'en forment plus qu'un, dans une même conjugaison passive, la loi dès lors désigne aussi bien le passé que l'avenir.

VIII. A la table du philosophe Taurus, la conversation roule d'ordinaire sur ces sortes de questions : « Pourquoi l'huile gèle-t-elle souvent et si facilement, le vin plus rarement, le vinaigre presque jamais ? Pourquoi les eaux des fleuves et des fontaines gèlent-elles, tandis que la mer ne gèle pas ? » Le philosophe Taurus nous recevait à sa table, à Athènes, le plus souvent sur le déclin du jour. C'est, en effet, l'heure habituelle du souper dans cette ville. Un plat de lentilles d'Égypte et de citrouille hachée formait le fond et tout le confortant du repas. Un jour, nous étions déjà prêts, et nous attendions ; on sert enfin, lorsque Taurus ordonne à son esclave de verser de l'huile sur les mets. Cet esclave était un enfant de l'Attique, âgé de huit ans au plus, tout plein de la grâce et de l'enjouement propres à son âge et à son pays. Il apporte par étourderie une cruche de Samos entièrement vide, mais qu'il croyait pleine, la renverse et la promène, selon l'usage, sur toute l'étendue du plat. L'huile ne venait pas. L'enfant, hors de lui, regarde le vase d'un oeil furieux, l'agite violemment, et le renverse encore une fois sur le plat. Un léger rire gagna peu à peu tous les convives ; ce que voyant, l'enfant nous dit en grec, et en fort bon attique, vraiment : « Ne riez pas, il y a de l'huile ; mais vous ne savez pas le froid qu'il a fait ce matin : elle est gelée. - Vaurien, dit Taurus en riant, va, cours chercher de l'huile. » L'enfant partit pour en acheter, Taurus reprit sans s'émouvoir de ce retard : « Le plat manque d'huile, et il est, ce me semble, trop chaud pour qu'on y touche. En attendant, puisque l'enfant vient de nous apprendre que l'huile est sujette à geler, examinons pourquoi l'huile gèle si souvent et si facilement, et le vin rarement. » Il se tourne de mon côté, et m'invite à dire mon avis. « Je présume, répondis-je, que si la congélation du vin est moins prompte, c'est qu'il a en lui des principes de chaleur qu'il a naturellement plus de feu ; c'est sans doute cette qualité et non la couleur, comme on l'a cru, qui l'a fait appeler par Homère g-aithopa g-oinon. - Ce que vous dites est vrai, répliqua Taurus, car il est si généralement admis que le vin réchauffe le corps. Mais l'huile renferme-t-elle moins de calorique, et possède-t-elle à un moins haut degré la propriété de réchauffer le corps ? De plus, si les liqueurs les plus chaudes gèlent le plus difficilement, les liqueurs les plus froides doivent aussi, par conséquent, geler plus vite. Or, le vinaigre est la plus froide de toutes, et ne gèle jamais. Doit-on croire que l'huile gèle plus promptement qu'elle est plus légère ? En effet, il semble que les corps aient naturellement plus de facilité à se condenser. C'est encore un fait digne de remarque, que le froid glace les eaux des fleuves et des fontaines, tandis qu'aucune mer ne peut geler. Il est vrai que l'historien Hérodote, contre l'opinion de presque tous ceux qui ont examiné cette question, dit que la mer du Bosphore autrement appelée mer Cimmérienne, et la mer dite Scythique, se congèlent et se durcissent par le froid. Taurus parlait encore, et déjà l'enfant était de retour ; le plat n'était plus aussi chaud, et le temps était venu de manger et de se taire.

IX. Des abréviations que l'on remarque dans les lettres de C. César, et autres stratagèmes de correspondance dont il est fait mention dans l'histoire ancienne. Ce que c'était que la lettre appelée scytale à Lacédémone. Nous avons un recueil des lettres de C. César à C. Oppius et Balbus Cornélius, chargés du soin de ses affaires en son absence. Dans ces lettres, on trouve, en certains endroits, des fragments de syllabes sans liaison, caractères isolés, qu'on croirait jetés au hasard : il est impossible d'en former aucun mot. C'était un stratagème dont ils étaient convenus entre eux : sur le papier une lettre prenait la place et le nom d'une autre ; mais le lecteur restituait à chacune son nom et sa signification ; ils s'étaient entendus, comme je viens de le dire, sur les substitutions à faire subir aux lettres, avant d'employer cette manière mystérieuse de correspondre. Le grammairien Probus a même publié un commentaire assez curieux pour donner la clef de l'alphabet employé dans les lettres de C. César. Jadis, à Lacédémone, quand l'État adressait à ses généraux des dépêches secrètes qui devaient rester inintelligibles à l'ennemi au cas où elles seraient interceptées, on recourait à ce stratagème : on avait deux bâtons ronds, allongés, de même grosseur et de même longueur, polis et préparés de la même manière ; l'un était remis au général à son départ pour l'armée, l'autre restait confié aux magistrats, avec les tables de la loi et le sceau public. Quand on avait à écrire au général quelque chose de secret, on roulait sur ce cylindre une bande de médiocre largeur et de longueur suffisante, en manière de spirale ; les anneaux de la bande, ainsi roulés, devaient être exactement appliqués et unis l'un à l'autre. Puis on traçait les caractères transversalement, les lignes allant de haut en bas. La bande, ainsi chargée d'écriture, était enlevée du cylindre et envoyée au général au fait du stratagème ; après la séparation, elle n'offrait plus que des lettres tronquées et mutilées, des corps et des têtes de lettres, divisés et épars : aussi la dépêche pouvait tomber au pouvoir de l'ennemi sans qu'il lui fût possible d'en deviner le contenu. Quand elle était arrivée à sa destination, le général, qui connaissait le procédé, roulait la bande sur le cylindre pareil qu'il avait, depuis le commencement jusqu'à la fin. Les caractères, que ramenait au même point l'égalité de volume du cylindre, correspondaient de nouveau, et présentaient l'ensemble d'une lettre complète et facile à lire. Les Lacédémoniens appelaient g-skytalehn cette espèce de lettre. J'ai encore lu, dans une vieille histoire de Carthage, qu'un personnage illustre de cette ville (je ne me souviens pas s'il s'agit d'Hasdrubal ou d'un autre) recourut à l'expédient qui suit pour dissimuler une correspondance sur des secrets importants : il prit des tablettes neuves, qui n'étaient pas encore enduites de cire; il écrivit sur le bois, puis étendit la cire par-dessus selon l'usage, et envoya les tablettes, où rien ne semblait écrit, à son correspondant, qui, prévenu, gratta l'enduit, et lut aisément la lettre sur le bois. On trouve encore dans l'histoire grecque un autre stratagème, vrai chef-d'œuvre de ruse, et digne des barbares ; il fut imaginé par Histiée, né en Asie, d'une famille assez illustre. Darius y régnait alors. Cet Histée, établi chez Perses, à la cour de Darius voulait faire passer secrètement à un certain Aristagoras des nouvelles importantes. Voici le curieux moyen de correspondance, auquel il eut recours : un de ses esclaves souffrait depuis longtemps des yeux ; sous prétexte de le guérir, il lui rase toute la tête, et trace des caractères par des piqûres sur la peau mise à nus ; il écrivit ainsi ce qu'il voulait - Il garda l'homme chez lui jusqu'à ce que sa chevelure ait repoussé ; alors il l'envoie à Aristagoras : Quand tu seras arrivé, lui dit-il, recommande-lui bien, en mon nom, de te raser la tête, comme je l'ai fait moi-même. L'esclave obéit, se rend chez Aristagoras, et lui transmet la recommandation de son maître. Celui-ci, persuadé qu'elle ne lui est pas faite sans motif, s'y soumet : c'est ainsi que la lettre parvint à son adresse.

X. Opinion de Favorinus sur les vers de Virgile, imités de Pindare, où il décrit l'éruption du mont Etna. Rapprochement et appréciation des deux poètes. Le philosophe Favorinus s'était retiré pendant la saison d'été dans une campagne de son hôte, près d'Antium. Un jour que j'étais venu de Rome pour le voir, je l'entendis disserter sur Pindare et Virgile à peu près ainsi : «Les amis de P. Virgile et les personnes qui l'entouraient, dans les détails qu'ils nous ont fixés sur le caractère de ce poète, lui font dire souvent qu'il traduisait ses vers à la manière des ours. L'ours, en effet, ne met bas que des êtres informes et hideux, qu'il lèche ensuite pour leur donner une forme, une figure ; de même, les productions de son œuvre se présentaient d'abord imparfaites et grossières, et ce n’est qu'à force de les remanier, de les travailler, qu'il leur donnait peu à peu une figure, des traits, un ensemble expressif.» Le poète, au goût si délicat, disait vrai, et un rapprochement justifie son aveu ingénu. Les morceaux qu'il nous a laissés achevés et polis, ceux qu'il a revus avec amour et où il a mis la dernière main, ont toute la fleur da la beauté poétique ; mais ceux qu'il avait différé de revoir, et que, prévenu par la mort, il n'a pu retoucher, ne sont dignes ni du nom ni du goût du plus élégant des poètes. Aussi lorsque, atteint par la maladie, il sentit approcher sa fin, il pria avec instance ses amis les plus chers de brûler l'Énéide, qu'il n'avait pas encore assez polie. Au nombre des passages qui auraient dû être retouchés et corrigés, Favorinus citait la description du mont Etna. Virgile voulait, rivaliser avec le vieux poète Pindare, qui a aussi décrit une éruption de ce volcan ; mais il a tellement outré les expressions et les pensées, que Pindare lui-même, à qui l'on reproche trop d'emphase, reste en arrière pour l'exagération et l'enflure dans la même description. Pour vous faire juges vous-mêmes de ce que j'avance, je vais citer, autant que ma mémoire le permettra, les vers de Pindare sur ce sujet : "Du fond du gouffre jaillissent les sources pures d'un feu inaccessible. Pendant le jour, les fleuves poussent des torrents d'une épaisse fumée ; pendant les ténèbres, la flamme tumultueuse et étincelante lance avec fracas des rochers dans les profondeurs de la mer. Vulcain alors déchaîne et fait serpenter des torrents effroyables : prodige qui épouvante les yeux et les oreilles de ceux qui en sont témoins". Écoutez maintenant, dit-il, les vers que Virgile a faits, ou, pour mieux dire, ébauchés : "Le port, à l'abri des vents, est tranquille et vaste, mais auprès de l'Etna, au milieu de ruines effroyables. Tantôt il élève dans les airs une nuée noire, où tourbillonnent une fumée épaisse et des cendres blanchissantes ; des torrents de feu s'élancent et vont lécher les cieux. Tantôt il arrache et vomit les rochers et les entrailles déchirées de la montagne ; les pierres en fusion s'agglomèrent en gémissant dans les airs, et la montagne bouillonne dans ses profondeurs". Et d'abord Pindare s'est tenu plus près de la vérité ; il dit, ce qui est exact, ce qui est ordinaire, ce que les yeux peuvent observer, que l'Etna jette le jour de la fumée, et la nuit des flammes. Mais Virgile, laborieusement occupé du bruit et du son des mots, confond le jour et la nuit, sans faire aucune distinction. Chez le poète grec, les sources vomissent le feu, des torrents de fumée se répandent ; les flammes, rouges et tortueuses, roulent et tombent dans les profondeurs de la mer comme des serpents de feu : il y a de la richesse dans le tableau. Dans le poète latin, atram nubem turbine piceo et fauilla fumantem, pour rendre g-roon g-kapnou g-aithohna est une accumulation sans goût et sans mesure; globos flammarum est une traduction pénible et inexacte du g-krounous du grec. De même sidera lambit est ajouté sans motif, sans utilité. On ne peut le suivre, et à peine le comprendre quand il parle d'une nuée épaisse de fumée, de tourbillons noirâtres et de flammes blanchissantes : ce qui est blanc ne peut ni fumer ni être noir, à moins qu'il n'ait pris candente favilla dans le sens vulgaire et impropre de flamme bouillante, et non de flamme éclatante. En effet, candens dérive de candor, blancheur et non de calor, chaleur. Quant à ces pierres et à ces rochers rompus et lancés, qui tout ensemble se liquéfient, gémissent et s'accumulent dans les airs, Pindare n'en dit rien, et personne jamais n'en a entendu parler ; c'est le plus prodigieux de tous les prodiges.

XI. Plutarque, dans ses Symposiaques, appuie de l'autorité du fameux Hippocrate contre le médecin Eratistrate, l'opinion de Platon sur la nature et les fonctions de l'estomac et du canal appelé trachée-artère. Plutarque et d'autres savants rapportent qu'Eratistrate, célèbre médecin, blâmait Platon d'avoir dit que la boisson coule dans le poumon, et qu'après une humectation suffisante, elle s'échappe à travers ses pores et passe de là dans la vessie. L'auteur de cette opinion erronée est, selon ce médecin, Alcée, qui dit dans un de ses poèmes : "Humecte de vin tes poumons; car le soleil achève sa révolution". Eratistrate fait descendre deux canaux ou conduits du gosier : l'un sert de passage aux aliments et aux boissons pour arriver à l'estomac ; de là ils se rendent dans le ventricule, appelé en grec g-heh g-katoh g-koilia, où ils sont réduits et digérés ; ensuite les parties solides des excréments se rendent dans le bas-ventre, que les Grecs appellent g-kolon, les fluides, dans la vessie, en passant par les reins. L'autre canal, désigné par les Grecs sous le nom de g-tracheia g-artehria, trachée-artère, reçoit l'air qui descend de la bouche dans le poumon, et remonte dans la bouche et le nez. Le même canal sert encore de passage à la voix. Il fallait empêcher la boisson et les aliments solides, destinés à l'estomac, de tomber, au sortir de la bouche, dans le canal où l'air remplit sa double fonction, et de boucher par leur présence les voies de la respiration : la nature, par un mécanisme ingénieux, a placé près des deux orifices l'épiglotte, espèce de cloison mobile qui s'abaisse et se relève tour à tour. Pendant la déglutition, l'épiglotte ferme et défend la trachée-artère, cet organe de la respiration et de la vie, contre la chute de tout corps étranger. Tel est le système que le médecin Eratistrate oppose à celui de Platon. Mais, selon Plutarque dans ses Symposiaques, l’opinion de Platon remonte à Hippocrate ; elle a été adoptée par Philistion de Locres, et Dexippe élève d'Hippocrate, tous deux célèbres médecins de l'antiquité. Quant à l'épiglotte dont parle Eratistrate elle n'est pas établie là précisément pour empêcher que rien de fluide ne glisse dans la trachée-artère : car les liquides sont nécessaires pour alimenter et humecter le poumon. C'est une sorte de régulateur, chargé de rejeter ou d'admettre selon l'intérêt de la conservation. Elle doit bien écarter de l'artère et repousser dans le canal de l'estomac toutes les substances solides mais elle doit aussi diviser les liquides entre l'estomac et le poumon. La part qui doit se rendre au poumon par la voie de la trachée-artère n'y est pas portée précipitamment et d'un seul coup, mais graduellement et peu à peu. L'épiglotte, comme une barrière refoule et maintient ce fluide ; elle détourne le surplus dans l'autre canal qui mène à l'estomac.

XII. Sujets infâmes, appelés par les Grecs paradoxes, traités par Favorinus comme exercices. Les sujets infâmes, ou, si l'on aime mieux, insoutenables, appelés par les Grecs thèses paradoxales, ont exercé les sophistes et même les philosophes anciens. Notre Favorinus aimait beaucoup à traiter ces sortes de matières, qu'il jugeait propres à éveiller l'esprit, à lui donner de la souplesse, à l'aguerrir contre les difficultés. Ainsi, par exemple, il fit l'éloge de Thersite et l'apologie de la fièvre quarte ; sur ces deux sujets il trouva des idées ingénieuses et originales, qu'il a consignées dans ses ouvrages. Dans l'éloge de la fièvre, il produisit le témoignage de Platon, qui avait dit : « L'homme qui s'est relevé de la fièvre et a repris toutes ses forces, jouira par la suite d'une santé plus constante et plus robuste. » Ce ne fut pas sans grâce que, dans le même éloge, il joua sur une pensée légère. "Voici, dit-il, un vers qui se trouve justifié par une longue expérience : Les journées sont alternativement mères et marâtres". Ce vers signifie qu'on ne peut pas être toujours bien ; qu'on est bien un jour, mal un autre : « Donc, ajouta-t-il, si, dans les choses humaines, le bien et le mal reviennent tour à tour, combien une fièvre qui ne revient qu'à un intervalle de deux jours n'est-elle pas une chose heureuse ! Deux mères et une marâtre ! »

XIII. Significations nombreuses et variées de la particule quin : elle est souvent obscure dans les auteurs anciens. La particule quin, que les grammairiens appellent conjonction, établit dans le discours des rapports de différentes sortes. Autre est la signification, quand nous remployons pour blâmer, pour interroger, ou pour exhorter : Quin venis? quin legis ? quin fugis ? que ne viens-tu ? que ne lis -tu ? que ne fuis-tu ? autre, pour affirmer : Non dubium est quin M. Tullius omnium sit eloquentissimus, il n'est pas douteux que M. Tullius ne soit le plus éloquent de tous les orateurs ; autre encore dans la phrase suivante, où elle est au contraire négative : non idcirco causas Isocrates non defendit, quin id utile esse et honestum existumarit, Isocrate ne plaida pas, non qu'il ne crût utile et honorable de le faire. Ce tour de phrase n'est pas éloigné de celui qu'on rencontre dans le troisième livre des Origines de M. Caton : Haut eos eo postremum scribo, quin populi et boni et strenui sient, si je les mentionne ici en dernier lieu, ce n'est pas qu'ils ne soient des peuples pleins de droiture et de valeur. Dans le second livre des Origines, M. Caton a pris encore cette particule à peu près dans la même sens : Neque satis habuit, quod eum in occulto uitiauerat, quin eius famam prostitueret, il ne se contenta pas de l'avoir déshonorée on secret, il voulut encore le perdre de réputation. J'ai aussi remarqué dans Quadrigarius qu'il en avait fait un emploi fort obscur au huitième livre de ses Annales. Voici le passage : Romam uenit; uix superat, quin triumphus decernatur, il vient à Rome, à peine obtient-il que le triomphe lui soit accordé. Le même écrivain dit au sixième livre : Paene factum est, quin castra relinquerent atque cederent hosti, peu s'en fallut qu'ils ne quittassent leur camp et ne l'abandonnassent à l'ennemi. Je n'ignore pas que l'on peut dire franchement qu'il n'y a pas là de difficulté, que quin, dans les deux endroits, a été mis pour ut ; et tout s'aplanit si l'on écrit : Romam uenit; uix superat, ut triumphus decernatur, il vient à Rome, à peine obtient-il que le triomphe lui soit accordé ; et encore : Paene factum est, ut castra relinquerent atque cederent hosti, peu s'en fallut qu'ils ne quittassent leur camp et ne l'abandonnassent à l'ennemi. Les gens à expédients ne manqueront pas de recourir à ces changements dans les phrases intelligibles ; mais encore faut-il y mettre toute la retenue possible. Quant à la particule dont nous parlons, si l'on ne sait qu'elle est formée d'une contraction, qu'elle n'a pas seulement la valeur d'une conjonction, mais bien une signification propre, on n'en saisira jamais tous les emplois et leur portée. Mais la dissertation est trop longue déjà ; le lecteur, qui a du loisir, pourra consulter les Commentaires de P. Nigidius sur la Grammaire.

XIV. Choix des meilleures pensées des comédies de Publius. Publius a écrit des mimes qui lui ont mérité d'être placé à côté de Labérius. Caïus César était tellement choqué de l'esprit satirique et insolent de ce dernier, qu'il déclarait hautement que les mimes de Publius lui paraissaient plus agréables et d'un plus grand mérite que ceux de Labérius. La plupart des pensées de Publius {Syrus} sont charmantes, et très bien disposées pour l'agrément de la conversation. Je choisis les suivantes, renfermés chacune dans un vers : c'est un véritable plaisir pour moi de les transcrire. Mauvais est le plan qu'on ne peut modifier. Rendre un service à celui qui en est digne, c'est recevoir le bienfait en l'accordant. Supporte sans te plaindre ce que tu ne peux éviter. Celui à qui l'on permet plus qu'il ne convient, veut plus qu'il ne lui est permis. Un compagnon de voyage bon conteur d'histoires vaut une voiture. La frugalité n'est qu'une honorable pauvreté. Les larmes d'un héritier sont rires sous le masque. La patience poussée à bout devient fureur. On a tort d'accuser Neptune quand on fait naufrage pour une seconde fois. Vis avec ton ami comme si tu pensais qu'il puisse devenir ton ennemi. Supporter une ancienne injure, c'est en appeler une nouvelle. Jamais sans péril on ne triomphe du péril. A force de disputer la vérité se perd. Refuser gracieusement un bienfait, c'est l'accorder en partie.

XV. L'académicien Carnéade se purgeait avec de l'ellébore avant d'écrire contre la doctrine du stoïcien Zénon. Nature et vertu de l'ellébore blanc et de l'ellébore noir. L'académicien Carnéade, avant d'écrire contre la doctrine du stoïcien Zénon, se purgea la partie supérieure du corps avec de l'ellébore blanc, pour que les humeurs corrompues dans son estomac, en remontant jusqu'au siège de l'âme, n'altérassent pas la vigueur et la fermeté de son esprit. C'est ainsi que ce puissant génie se préparait à combattre les écrits de Zénon. Quand je lus ce trait dans une histoire de la Grèce, avec ces mots ellébore blanc, je cherchai ce que c'était. Alors je trouvai qu'il y a deux espèces d'ellébore, l'un blanc et l'autre noir. Cette différence de couleur ne se rencontre ni dans la graine ni dans la tige, mais seulement dans la racine. L'ellébore blanc est un vomitif qui purge l'estomac et la partie supérieure du ventre ; l'ellébore noir nettoie le bas-ventre : l'un et l'autre ont la propriété de chasser les humeurs nuisibles, principes des maladies. Il est cependant à craindre qu'avec les principes des maladies, toutes les voies du corps ainsi ouvertes ne laissent échapper les principes de vie : l'homme à qui manquerait le soutien de la substance animale périrait d'épuisement. Mais on peut prendre l'ellébore en toute sûreté dans l'île d'Anticyre, au dire de Pline l'Ancien, dans son Histoire naturelle. Livius Drusus, qui fut tribun du peuple, était attaqué d'épilepsie ; il fit le voyage d'Anticyre, et prit un extrait d'ellébore : ce remède le sauva. On rapporte aussi que les Gaulois, dans les chasses, trempent leurs flèches dans l'ellébore, parce que le gibier, atteint et tué par ces traits, est plus tendre ; mais ils ont la précaution de couper autour de la blessure les chairs que la contagion de l'ellébore aurait pu pénétrer.

XVI. Les canards du Pont donnent un contre-poison énergique. Habileté du roi Mithridate à composer des antidotes. On dit que les canards du Pont se nourrissent communément de poisons. Lénéus, affranchi de Cn. Pompée, rapporte que Mithridate, le fameux roi de Pont, qui avait une connaissance approfondie de la médecine et surtout des poisons, mêlait à ses antidotes le sang de ces canards, comme un ingrédient très efficace, et qu'il se préservait, par un usage continuel de ces mélanges, des embûches qu'on pouvait lui tendre à table. Souvent même il lui arriva d'avaler, de propos délibéré et par bravade un poison subtil et prompt, et toujours impunément. Aussi lorsque plus tard, vaincu les armes à la main, il se fut réfugié au fond de ses états et résolut de se donner la mort, il essaya inutilement des poisons les plus violents pour la hâter, et finit par se percer de son épée. L'antidote de ce roi, connu sous nom de Mithridatios, est très célèbre.

XVII. Mithridate, roi du Pont, parlait vingt-cinq langues, Quintus Ennius disait avoir trois cœurs, parce qu'il savait les trois langues grecque, osque et latine. Q. Ennius se vantait d'avoir trois cœurs, parce qu'il savait parler grec, osque et latin. Mithridate, le célèbre roi du Pont et de Bithynie, qui fut vaincu par Cn. Pompée, possédait à fond les langues des vingt-cinq peuples soumis à son empire. Jamais il ne se servait d'interprète pour s'entretenir avec les habitants de ces différentes contrées; mais, changeant de langue selon les personnes auxquelles il s'adressait, il parlait à chacune son idiome national, aussi bien que s'il eût été de son pays.

XVIII. M Varron rapporte que l'historien C. Salluste fut surpris en adultère par Annius Milon et ne fut lâché qu'après avoir été flagellé avec des courroies et avoir payé une rançon. M. Varron, grave et sincère dans ses écrits et dans sa vie, rapporte dans l'ouvrage intitulé le Pieux ou de la Paix, que C. Salluste auteur dont le style est si sérieux et si sévère, qui semble, dans son Histoire, exercer les fonctions de la censure, fut surpris en adultère par Annius Milon, et ne fut lâché qu'après avoir été rudement flagellé avec des courroies et avoir payé une rançon.

XIX. Ce que le philosophe Épictète avait coutume de dire aux hommes pervers et corrompus qui se livrent à l'étude de la philosophie. Deux préceptes où il recommandait l'observation comme essentiellement salutaire. J'ai entendu Favorinus rapporter ce mot du philosophe Épictète : « La plupart des gens qui se donnent pour philosophes sont des philosophes g-aneu g-tou g-prattein g-mechri g-tou g-legein , c'est-à-dire non de fait, mais de paroles. » Il y a plus de véhémence encore dans les invectives qu'Arrien lui attribue dans son ouvrage sur les Dissertations de ce philosophe. « Quand il voyait, dit Arrien, un homme sans pudeur, d'une activité déplacée, de mœurs corrompues, plein d'audace, déclamateur, s'occupant de tout, excepté de son âme, quand il voyait, disait-il, un homme de cette espèce s'ingérer dans les études philosophiques, aborder la physique, méditer la dialectique et tenter la solution des graves questions qui s'y rapportent, il prenait à témoin les dieux et les hommes, et souvent l'interpellait avec des cris : « Homme, lui disait-il, où jettes-tu tout cela ? As-tu bien examiné si le vase est purifié ; car en jetant la science dans ton esprit, tu l'exposes à y pourrir et à devenir vinaigre, urine ou pis encore. » Rien de plus sévère, rien de plus vrai ; il donnait à entendre par là, ce maître des philosophes, que la philosophie et les livres des philosophes, en tombant dans une âme vicieuse, s'y dénaturent, s'y corrompent, comme dans un vase impur, et, suivant son expression cynique, se changent en urine ou en quelque chose de plus dégoûtant, s'il est possible. Ce même Épictète, je le tiens encore de Favorinus, disait souvent que les deux vices les plus graves et les plus hideux sont l'impatience et l'incontinence : l'un qui consiste à ne savoir pas endurer les injustices que l'on doit supporter ; l'autre à ne savoir pas s'abstenir des choses et des plaisirs que l'on doit s'interdire. « Voici deux mots, disait-il, si vous les gravez dans votre cœur et si vous vous attachez à les observer fidèlement, vous serez presque impeccable, et vous vivrez dans un repos parfait : ces deux mots sont : Souffre et abstiens-toi. »

XX. Traduction d'un passage du Banquet de Platon, où j'ai, pour m'exercer, essayé de reproduire le rythme, la grâce et l'harmonie de l'original. On lisait, chez le philosophe Taurus, le Banquet de Platon. Ce passage où Pausanias, un des interlocuteurs, fait l'éloge de l'amour, me plut à tel point que je m'étudiai à le retenir. Voici donc ce que j'ai retenu : g-Pasa g-gar g-praxis g-hohde g-echei ; g-auteh g-eph g-hautehs g-prattomeneh g-oute g-kaleh g-oute g-aischra; g-hoion g-ho g-nun g-hemeis g-poioumen, eh g-pinein g-eh g-aidein g-eh g-dialegesthai. g-Ouk g-esti g-toutohn g-auto g-kath' g-hauto g-kalon g-ouden, g-all' g-en g-tehi g-praxei, g-hohs g-an g-prachthehi, g-touton g-apebeh. g-kalohs g-men g-gar g-prattomenon g-kai g-orthohs g-kalon g-gignetai, g-meh g-orthohs g-de g-aischron; g-houtoh g-deh g-kai g-to g-eran, g-kai g-ho g-Erohs g-ou g-pas g-estin g-kalos g-oude g-axios g-egkohmiazesthai, g-all' g-ho g-kalohs g-protrepohn g-eran. Après la lecture de ce passage, Taurus, m'adressant la parole : « Eh bien, me dit-il, jeune rhéteur (c'est ainsi qu'il m'appelait alors ; je suivais depuis peu de temps les leçons, et il me croyait venu à Athènes dans le seul but de me former à l'éloquence) ; vois-tu là un enthymème serré, brillant, et régulièrement développé dans un cercle de périodes courtes et nombreuses ? As-tu à nous citer dans les ouvrages de vos rhéteurs une phrase aussi savante et aussi harmonieuse ? Cependant, borne-toi à jeter un coup d'œil en passant sur la période, et hâte-toi d'entrer dans le sanctuaire de Platon, c'est-à-dire d'arriver à la solidité et à la noblesse des pensées, sans t'arrêter à considérer le charme des expressions et les grâces du style. » Loin de détourner mon attention de l'harmonie du style de Platon, le conseil de Taurus ne fit qu'exciter en moi le désir de faire passer dans la langue latine l'élégance du modèle grec. Semblable à ces petits et vulgaires animaux, qu'un instinct pétulant porte à imiter tout ce qu'ils voient ou entendent, j'essayai, non de rivaliser les beautés admirables de son style, mais seulement d'en retracer les lignes et les ombres. Voici donc mon imitation. Un acte, quel qu'il soit, considéré en lui-même, n'est ni honteux ni honnête. Ainsi, ce que nous faisons maintenant ici, boire, chanter, discourir, rien de tout cela en soi n'est honnête. Tel un acte vient de se produire, tel il est ; s'il est produit honnêtement, il devient honnête ; sinon, il devient honteux. L'amour n'est pas toujours honnête, toujours louable ; l'amour honnête est celui qui nous fait aimer honnêtement.»

XXI. Époques où florissaient les hommes illustres de la Grèce et de Rome, depuis la fondation de cette ville jusqu'à la seconde guerre punique. Je désirais avoir un aperçu des époques les plus reculées et des hommes illustres qui vécurent dans ces premiers âges, pour ne pas laisser échapper dans la conversation quelque parole inconsidérée sur l'époque ou la vie des hommes célèbres, comme cela est arrivé naguère à certain sophiste ignorant, qui, dans une dissertation publique, faisait donner une somme d'argent au philosophe Carnéade par le roi Alexandre, fils de Philippe, et vivre le stoïcien Panétius avec le premier Africain. Pour me mettre en garde contre de pareils anachronismes, j'ai fait des extraits dans les livres appelés Chroniques, sur les époques où fleurirent, à la fois dans la Grèce et à Rome, les hommes les plus célèbres par leur génie ou leur puissance, depuis la fondation de Rome jusqu'à la seconde guerre punique. Ces extraits, pris de côté et d'autre, je viens de les classer à la hâte. Je n'ai pas eu l'intention de ranger minutieusement, dans un tableau synchronique complet, tous les hommes qui ont illustré l'Italie et la Grèce ; j'ai voulu seulement semer dans ces Nuits quelques fleurs légères cueillies dans le champ de l'histoire. J'ai cru suffisant de m'arrêter, dans ce recueil de notes, aux époques de la vie de quelques grands hommes, époques saillantes auxquelles il ne serait pas difficile de rattacher la vie de ceux dont je ne parlerais pas. Je commencerai donc par le fameux Solon : car, pour Homère et Hésiode, presque tous les écrivains s'accordent à dire qu'ils furent contemporains, ou que tout au plus Homère était un peu plus ancien ; mais que bien certainement ils ont vécu l'un et l'autre avant la fondation de Rome, pendant que les Silvius régnaient à Albe, plus de cent soixante ans après la guerre de Troie, selon Cassius, au livre premier de ses Annales ; cent soixante ans environ avant la fondation de Rome, selon Cornélius Népos, au livre premier de ses Chroniques. Nous savons que Solon, un des sept sages, donna des lois aux Athéniens la trente-troisième année du règne de Tarquin l'Ancien. Sous le règne de Servius Tullius, Pisistrate gouverna Athènes ; Solon qui avait prédit sa tyrannie, et qu'on n'avait pas voulu croire, s'était déjà condamné à un exil volontaire. Plus tard, Pythagore de Samos vint en Italie ; le trône était alors occupé par Tarquin surnommé le Superbe. Vers la même époque, à Athènes, Hipparque, fils de Pisistrate et frère du tyran Hippias, périt assassiné par Harmodius et Aristogiton. Cornélius Népos rapporte que, dès le règne de Tullus Hostilius, à Rome, Archiloque s'était déjà rendu célèbre par ses poésies. L'an de Rome deux cent soixante, ou peu après, les Athéniens vainquirent les Perses à la fameuse bataille de Marathon, sous le commandement de Miltiade, qui, après cet exploit, fut condamné par le peuple athénien, et mourut dans les prisons de l'État. Alors Eschyle, poète tragique, devint célèbre à Athènes. Vers le même temps, le peuple romain dut à une sédition la création des tribuns et des édiles. Peu après, Cn. Marcius Coriolan, tourmenté et poussé à bout par les tribuns du peuple, passa aux Volsques, alors ennemis de la République, et fit la guerre au peuple romain. Quelques années plus tard Xerxès combat les Athéniens et la plus grande partie de la Grèce ; il est vaincu par Thémistocle dans une bataille navale près de Salamine, et cherche son salut dans la fuite. A quatre ans de là, sous le consulat de Ménénius Agrippa et de M. Horatius Pulvillus, près du fleuve Crémère, dans la guerre contre les Véiens, les trois cent six Fabius, d'origine patricienne, avec leurs familles, périrent tous enveloppés par les ennemis. Vers le même temps Empédocle d'Agrigente s'illustra dans l'étude de la philosophie naturelle, il est certain qu'à cette époque les Romains, voulant avoir des lois écrites, créèrent les décemvirs ; que ces magistrats publièrent d'abord dix tables auxquelles ils en ajoutèrent bientôt deux autres. Ensuite commença, dans la Grèce, vers l'an trois cent vingt-trois depuis la fondation de Rome, la guerre du Péloponnèse, dont Thucydide a écrit l'histoire. Cette date correspond à la dictature d'Olus Postumius Tubertus, qui fit tomber sous la hache la tête de son fils, pour avoir combattu contre ses ordres. Le peuple romain et les Fidénates étaient déjà en état d'hostilité. Alors florissaient Sophocle et Euripide, poètes tragiques ; Hippocrate médecin ; Démocrite, philosophe ; Socrate, Athénien, né après eux, mais quelque temps leur contemporain. Tandis que les tribuns militaires jouissaient de la puissance consulaire dans la République romaine, vers l'an quatre cent sept de la fondation de Rome, les trente tyrans étaient imposés à Athènes par les Lacédémoniens ; et Denys l'Ancien installait la tyrannie en Sicile. Quelques années après, Socrate fut condamné à mort par les Athéniens, et but la ciguë dans sa prison. A la même époque à peu près, M. Furius Camillus fut dictateur à Rome et prit Véies. La guerre contre les Sénonais ne tarda pas à éclater ; puis les Gaulois prirent Rome, moins le Capitole. Peu de temps après, Eudoxe, astrologue, se rendit célèbre en Grèce ; les Lacédémoniens furent vaincus près de Corinthe par les Athéniens, que commandait Phormion ; et M. Manlius, qui avait repoussé les Gaulois au moment où ils allaient s'emparer par surprise du Capitole, fut convaincu d'avoir aspiré à la royauté, condamné à mort, et, selon M. Varron, précipité du haut de la roche Tarpéienne, ou, selon Cornélius Népos, mis à mort à coups de verges. C'est à cette même année, la septième depuis la délivrance de Rome, que l'histoire a fixé la naissance du philosophe Aristote. Quelques années après la guerre contre les Sénonais, les Thébains, sous la conduite d'Épaminondas vainquirent les Lacédémoniens à Leuctres ; et peu après, à Rome, la loi de Licinius Stolon permit aux plébéiens de briguer le consulat, tandis qu'auparavant les consuls ne pouvaient être que dans les familles patriciennes. Vers l'an quatre cents de la fondation de Rome, Philippe, fils d'Amyntas, père d'Alexandre, monta sur le trône de Macédoine, et Alexandre vint au monde ; peu après, le philosophe Platon se rendit à la cour de Denys le Jeune, tyran de Sicile ; et à quelque temps de là, Philippe gagna sur les Athéniens la fameuse bataille de Chéronée. L'orateur Démosthène, au moment du combat, chercha son salut dans la fuite ; quand on lui reprocha sa lâcheté, il répondit par ce vers si connu : "Le guerrier qui s'enfuit pourra combattre encore". Ensuite Philippe est assassiné ; Alexandre, devenu roi, passe en Asie, et subjugue les Perses et l'Orient. Un autre Alexandre, surnommé Molosse, vient en Italie faire la guerre au peuple romain : car déjà le nom romain commençait à se répandre avec éclat chez les nations étrangères. Mais cet Alexandre mourut avant d'avoir rien pu entreprendre. Nous savons qu'il dit en passant en Italie, qu'il allait combattre dans les Romains une nation d'hommes, tandis que le Macédonien était allé combattre dans les Perses une nation de femmes. L'Alexandre macédonien soumit la plus grande partie de l'Orient, et mourut après un règne de onze ans. Aristote et Démosthène ne tardèrent pas à le suivre au tombeau. Vers ce temps, le peuple romain soutint contre les Samnites une guerre longue et acharnée : les consuls Tib. Véturius et Sp. Postumius, enveloppés dans une position désavantageuse près de Caudium par les Samnites, passèrent sous le joug, et acceptèrent, pour se retirer, un traité honteux : aussi le peuple romain les fit-il livrer par les féciaux aux Samnites, qui ne les reçurent pas. L'an quatre cent soixante-dix de la fondation de Rome, commença la guerre contre le roi Pyrrhus. A cette époque, Épicure d'Athènes et Zénon de Citium étaient célèbres dans la philosophie, pendant que C. Fabricius Luscinus et Q. Aemilius Papus étaient censeurs à Rome, et chassaient du sénat P. Cornélius Rufinus, qui avait été deux fois consul et dictateur : le motif de cette flétrissure fut qu'on avait trouvé chez lui dix livres d'argenterie de table. L'an quatre cent-quatre-vingt-dix environ de la fondation de Rome, sous le consulat d'Appius Claudius, surnommé Caudex, frère d'Appius l'Aveugle, et de M. Fulvius Flaccus, commença la première guerre punique ; et peu de temps après, le poète Callimaque, de Cyrène, se rendit célèbre à Alexandrie, à la cour du roi Ptolémée et un peu plus de vingt ans après, la paix fut conclue avec Carthage, sous le consulat de Claudius Centon, fils d'Appius l'Aveugle, et de M. Sempronius Tuditanus ; et le poète L. Livius apprit aux Romains l'art dramatique, cent soixante ans et plus après la mort de Sophocle et d'Euripide, cinquante-deux environ après celle de Ménandre. A Claudius et à Tuditanus succèdent Q. Valérius et C. Manilius. M. Varron nous apprend, au livre premier de son ouvrage intitulé des Poètes, que le poète Q. Ennius vint au monde sous le consulat de ces derniers, et qu'il écrivit sa douzième Annale à l'âge de soixante-sept ans, ainsi qu'il l'y rapporte lui-même. L'an de Rome cinq cent dix-neuf, Sp. Carvilius Ruga fut le premier Romain qui fit divorce, de l'avis de ses amis, parce que sa femme était stérile, et après avoir juré devant les censeurs qu'il ne s'était marié que pour avoir des enfants. La même année, le poète Cn. Névius fit représenter des pièces de théâtre devant le peuple. M. Varron, au livre premier des Poètes, assura qu'il servit dans la première guerre punique, et que lui-même en fait mention dans son poème sur cette guerre. Mais Servius dit que ce fut Porcius Licinius qui le premier cultiva la poésie à Rome, comme on le voit par ces vers : "Pendant la seconde guerre punique, la muse aux pieds ailés descendit dans l'altière et belliqueuse cité de Romulus". Environ quinze ans après, on reprit la guerre contre les Carthaginois ; bientôt M. Caton et Plaute fleurirent, l'un comme orateur dans l'État, l'autre comme poète sur la scène. A la même époque, les Athéniens députèrent au sénat du peuple romain pour une négociation publique, Diogène le stoïcien, Carnéade l'académicien, et Critolaüs le péripatéticien. A quelque temps de là, on voit briller Q. Ennius et Cécilius, puis Térence, et Pacuvius un peu après; dans la vieillesse de Pacuvius, Attius et Lucillus, plus illustre qu'eux tous par la critique qu'il fit de leurs poésies. Mais je suis allé trop loin : je m'étais proposé de fermer mon catalogue à la seconde guerre punique.

LIVRE XVIII

I. Discussion entre un stoïcien et un péripatéticien, sous l'arbitrage de Favorinus : influence de la vertu et des biens extérieurs sur le bonheur de l'homme. Il y avait parmi les amis de Favorinus deux philosophes assez célèbres à Rome : l'un appartenait à l'école péripatéticienne, l'autre à l'école stoïcienne. Un jour, en ma présence, il s'éleva entre eux une discussion philosophique, et chacun défendait sa doctrine avec beaucoup de vivacité et d'ardeur ; nous étions ensemble à Ostie auprès de Favorinus ; nous nous promenions sur le rivage, vers le soir, dans la belle saison qui ouvre l'année. Le stoïcien soutenait que l'homme n'est heureux que par la vertu, et malheureux que par le vice, lors même que la vertu serait déshéritée et le vice escorté de tous les biens que l'on nomme corporels et extérieurs. De son côté le péripatéticien accordait bien que seuls le vice et la perversité suffisent à rendre la vie malheureuse ; mais il prétendait que la vertu seule ne remplit pas la mesure du bonheur : ainsi la santé et la pleine jouissance des facultés du corps, une certaine mesure de beauté, l'aisance domestique, une bonne réputation, en un mot, tous les avantages du corps et de la fortune sont des conditions nécessaires du bonheur parfait. Le stoïcien se récriait alors, et s'étonnait de voir admettre deux principes contradictoires : la vertu étant le contraire du vice, le bonheur le contraire du malheur, pourquoi ne pas accepter la loi et la nature des contraires ? Pouvait-on avouer que le vice suffit pour rendre l'homme souverainement malheureux, et dire en même temps que la vertu ne suffit pas pour le rendre heureux ? Quelle contradiction, quelle inconséquence d'avancer que, sans la vertu, il n'y a pas de bonheur possible, et qu'avec la vertu il soit incomplet ; de refuser à la vertu présente un honneur qu'on accordait à la vertu absente ! Le péripatéticien reprit à son tour avec beaucoup d'enjouement : « Je te prie de répondre, sans te fâcher, à cette question : Une amphore de vin, moins un seul conge, est-ce une amphore ? - Non, dit sans hésiter le stoïcien ; on ne peut dire qu'une amphore, moins un conge, soit une amphore. - Il faudra donc dire, reprit aussitôt le péripatéticien, qu'un conge fait une amphore, puisque sans lui il n'y a pas d'amphore, et qu'avec lui il y a amphore. Or, s'il est absurde de dire qu'un seul conge fasse une amphore, il ne l'est pas moins de vouloir que la vertu seule fasse le bonheur de la vie, parce que, sans la vertu, il ne peut jamais y avoir de bonheur. » Alors Favorinus, se tournant vers le péripatéticien : « Cette subtilité, lui dit-il, tirée du conge de vin, se retrouve dans les livres ; mais, tu le sais, on doit la prendre plutôt pour un sophisme ingénieux que pour un argument franc ou exact. Le conge qui manque empêche bien l'amphore d'avoir la mesure voulue ; mais quand on l'ajoute en sus, il ne fait pas à lui seul une amphore, il la complète. Or, la vertu, dans le système des stoïciens, n'est ni un accessoire ni un complément ; elle est à elle seule l'ensemble du bonheur : voilà pourquoi seule, et par sa seule présence, elle fait le bonheur. » Les deux philosophes continuaient d'apporter à l'appui de leur opinion des arguments de plus en plus subtils et captieux qu'ils semblaient soumettre à la décision de Favorinus. Mais déjà la première étoile du soir commençait à paraître, et les ténèbres à s'épaissir ; nous reconduisîmes Favorinus à son logis et nous nous séparâmes.

II. Jeux d'esprit par lesquels nous célébrions les Saturnales à Athènes. Enigmes et sophismes récréatifs. Nous célébrions les Saturnales à Athènes avec une gaieté franche, à vrai dire, mais tempérée par la sagesse, non pas, comme l'on dit, pour reposer notre esprit (car, selon Musonius, reposer l'esprit, c'est en quelque sorte le déposer), mais pour le récréer et le distraire par les propos d'une conversation aussi honnête qu'agréable. La même table réunissait un certain nombre de Romains, venus en Grèce pour entendre les mêmes leçons et suivre les mêmes maîtres. Celui qui donnait le repas à son tour plaçait sur la table, pour prix de la solution d'une question, un livre grec ou latin d'un ancien, et une couronne de laurier, il posait ensuite autant de questions que nous étions de convives, et le sort distribuait à chacun la sienne et son tour de parole. La question était-elle résolue? on recevait la couronne et le livre ; sinon, on passait au second que le sort avait désigné, et ainsi de suite, à la ronde. Si personne ne trouvait le nœud de la question, le livre et la couronne étaient dédiés au dieu de la fête. Quant aux questions, elles roulaient ordinairement sur une pensée d'un vieux poète, captieuse sans être inintelligible, sur un point de l'histoire ancienne, sur une opinion philosophique énoncée d'une manière paradoxale, sur une subtilité sophistique à résoudre, sur un mot rare et singulier, ou sur un temps difficile d'un verbe connu. Il y a peu de temps, on proposait sept questions dont je me souviens : la première sur quatre vers des satires de Q. Ennius, où la répétition d'un mot embrouille assez agréablement l'idée ; voici le passage : Celui qui cherche à tromper ingénieusement autrui, se trompe en disant qu'il trompe celui qu'il veut tromper ; car lorsqu'il s'aperçoit qu'il s'est trompé, le trompeur est trompé, si l'autre ne l'est pas. La seconde question était celle-ci : « Dans quel sens doit-on entendre le passage où Platon, dans la République de son invention, a établi la communauté des femmes, et donné pour prix au courage et au mérite militaire le baiser des jeunes garçons et des jeunes filles ? » La troisième question était dans cet argument. « Tu as ce que tu n'as pas perdu ; tu n'as pas perdu de cornes ; donc tu as des cornes ; » où est le sophisme, et par quelle distinction peut-on parvenir à le résoudre ? Même question sur cet autre sophisme : « Tu n'es pas ce que je suis ; je suis homme, donc tu n'es pas homme. » On demandait encore quelle est la solution du sophisme suivant : « Mentir et dire qu'on ment, est-ce mentir ou dire vrai? » Venait ensuite cette question : « Pourquoi les patriciens s'invitent-ils à dîner aux fêtes de Cybèle, et les plébéiens aux fêtes de Cérès ? » Puis, cette autre « Lequel de nos anciens poètes a fait usage de uerant dans le sens de ils disent vrai ? » Le sixième question était : Quelle espèce d'herbe Hésiode a-t-il voulu désigner sous le nom d'asphodèle dans le vers suivant ? «Bonnes gens ! qui ne savent pas combien la moitié est plus grande que le tout, combien peuvent être utiles à l'homme la mauve et l'asphodèle ! » On demandait en même temps ce qu'entendait Hésiode, en disant que la moitié est plus grande que le tout. Enfin, la dernière de toutes les questions était celle-ci : « Scripserim, uenerim, legerim, que j'aie écrit, que je sois venu, que j'aie lu ; marquent-ils un temps passé ou un temps futur, ou bien l'un et l'autre ? » Toutes ces questions furent proposées dans l'ordre où je viens de les rapporter, tirées au sort, agitées et résolues, et nous reçûmes tous des livres et des couronnes ; il faut en excepter une seule, celle sur le verbe uerant, ils disent la vérité. Aucun de nous ne se rappelait que Q. Ennius l'a employé dans le vers suivant du treizième livre de ses Annales. "Satin' uates uerant aetate in agenda"? Les devins sont-ils bien véridiques en prédisant l'avenir ? La couronne, réservée pour cette question, revint donc à Saturne, dieu de la fête.

III. L'orateur Eschine, dans le discours où il accuse Timarque d'impudicité, fait mention de la résolution prise par les Lacédémoniens sur un avis très plausible découvert par un homme très méprisable. Eschine, le plus véhément et le plus habile des orateurs qui ont illustré la tribune d'Athènes, dans le discours violent et amer où il accuse avec autant de gravité que d'éclat les mœurs corrompues de Timarque, cite un noble et beau conseil donné aux Lacédémoniens par le premier citoyen de la ville, homme recommandable par sa vertu et son grand âge : « Le peuple lacédémonien, dit Eschine, dans une affaire où il s'agissait des plus graves intérêts de l'État, cherchait un parti utile et honorable. Alors se leva, pour donner son avis, un homme décrié par les turpitudes de sa vie passée, mais doué d'une rare facilité de parole. L'avis, qu'il proposait avec insistance, fut généralement goûté et approuvé ; déjà le peuple allait rendre un décret conforme à cette proposition, quand un de ces membres de l'aristocratie lacédémonienne que la majesté de l'âge et du mérite rendait, pour ainsi dire, les maîtres et les arbitres de l'État, fou d'indignation, s'élance et s'écrie : « Sur quel fondement, Lacédémoniens, allez-vous établir le salut de la République ? Comment pouvez-vous espérer de la voir toujours florissante et invincible, si vous prenez pour conseillers des hommes de cette espèce ? L'avis qu'il vous a donné est bon et honorable ; mais ne permettons pas qu'il reste souillé du souffle d'une bouche impure. » En achevant ces mots, il choisit un des citoyens les plus distingués par son courage et sa justice, quoique dépourvu du don de l'éloquence, et l'invita, avec l'approbation de toute l'assemblée, à reprendre, comme il le pourrait, l'avis de l'orateur, afin que, sans faire mention de celui-ci, le décret du peuple fût rédigé sous le nom de celui qui avait pris la parole en dernier lieu ; et il fut fait selon le conseil du sage vieillard. Ainsi un sage conseil fut adopté ; un conseiller indigne fut rejeté.

IV. Sulpicius Apollinaris s'est joué d'un individu qui se vantait d'être seul capable de comprendre Salluste, en lui demandant le sens de ces paroles de l'historien, "Incertum, stolidior an uanior". J'étais entré dans l'adolescence ; j'habitais Rome : et, après avoir quitté la prétexte, robe de l'enfance, je me cherchais des maîtres plus capables. Le hasard me conduisit chez les libraires dans le Sandaliarium ; là, je rencontrai Sulpicius Apollinaris, l'homme le plus instruit de notre temps, qui, dans une réunion nombreuse, raillait un lecteur fanfaron de Salluste. Il le persiflait avec cette ironie aimable que Socrate employait contre les sophistes. Notre homme se vantait d'être le seul qui sût lire et interpréter Salluste ; il ne n'arrêtait pas, lui, à la superficie et à l'épiderme des pensées, il pénétrait jusqu'à la substance, jusqu'à la moelle des mots, Sulpicius Apollinaris commença par rendre hommage à son érudition : Excellent maître, ajouta-t-il, tu viens à souhait avec la substance et la moelle des mots de Salluste. On me demandait hier ce que cet auteur à voulu dire dans le quatrième livre de ses Histoires, quand il a écrit au sujet de Cn. Lentulus, qu'on ne pouvait dire s'il était stolidior an uanior ; et il cita te texte de l'auteur : "At Cn. Lentulus patriciae gentis, collega eius, cui cognomentum Clodiano fuit, perincertum stolidior an uanior, legem de pecunia, quam Sulla empto ribus bonorum remisert, exigenda promulgauit", mais Cn. Lentulus, son collègue, d'origine patricienne, surnommé Clodianus (on ne saurait dire s'il fut plus hâbleur qu'importun), fit porter une loi pour contraindre les acquéreurs de biens à payer les sommes dont Sylla leur avait fait remise. Apollinaris assurait qu'on lui avait demandé, sans qu'il lui fût possible de répondre, la signification de uanior et de stolidior. Cependant Salluste avait distingué et mis en opposition les deux mots, comme s'ils exprimaient deux vices différents, contraires et rien moins qu'analogues : voilà pourquoi il le priait de lui faire connaître le sens et l'origine des deux termes. Alors notre fanfaron, dont le bouche entr'ouverte et les lèvres éclatées indiquaient assez son mépris pour la question et la personne même qui la lui adressait : J'ai bien l'habitude, répondit-il de saisir et d'extraire la substance et la moelle, comme je l'ai dit, des mots anciens et peu usités ; mais je ne m'occupe pas des mots usuels et vulgaires. Il faut être un autre Cn. Lentulus pour ignorer que vanitas et stoliditas désignent un même genre de sottise. En disant cela, il laisse la conversation inachevée, et va pour sortir ; mais nous le retenons, nous le pressons ; Apollinaris surtout le suppliait de s'expliquer ouvertement sur la différence, ou, si telle est son opinion, sur la similitude des deux mots, et de ne pas se refuser au désir que nous avions de nous instruire. Notre homme, se voyant clairement joué, prétexte une affaire et se retire. Après son départ, Apollinaris nous apprit que uanus ne signifie pas, comme le vulgaire le croit, insensé, hébété, inepte mais proprement menteur, infidèle, et se dit d'un astucieux qui donne pour important et vrai ce qui n'est que vain et futile, que c'était dans ce sens que les écrivains les plus doctes de l'antiquité avaient employé ce mot ; que quant à stolidus, il s'entend moins des sots et des imbéciles que des gens moroses, fâcheux, désagréables, de ceux enfin que les Grecs appellent g-mochtehrous ou g-phortikous, pervers et importuns. Il ajouta qu'on trouve l'étymologie et l'origine de ces mots dans les écrits de Nigidius. Je les ai consultés, et j'y ai trouvé des exemples des significations premières. J'en ai pris note pour les rapporter dans mes Nuits, et je crois même les avoir cités déjà quelque part.

V. Q. Ennius, au septième livre des Annales a dit quadrupes eques et non pas quadrupes equus, comme beaucoup de lecteurs le croient. Nous nous trouvions plusieurs à Pouzzoles avec Antonius Julianus, tous jeunes et amis de ce rhéteur, homme de bien à la parole facile, nous y passions les fêtes de l'été dans des récréations littéraires et des délassements purs et honnêtes. On y vient alors annoncer à Julianus qu'un certain lecteur, homme assez instruit, et sachant tirer parti d'une fort belle voix, lit au théâtre, devant le peuple, les Annales d'Ennius. Allons, s'écrie-t-il, entendre cet ennianiste inconnu : c'était le nom que prenait le lecteur. L'auditoire éclatait en applaudissements quand nous entrâmes (il lisait le septième livre des Annales d'Ennius), et les premiers vers que nous entendîmes furent les suivants, dont il altéra le texte : "Denique ui magna quadrupes equus, atque elephanti Proiiciunt sese". Enfin, le cheval et les éléphants se précipitent avec violence. Il lut encore quelques vers, et se retira au milieu d'acclamations et d'éloges unanimes. Que vous semble, nous dit Julianus au sortir du théâtre, et du lecteur et du quadrupes equus ? car c'est ainsi qu'il a lu : "Denique ui magna quadrupes equus atque elephanti Proiiciunt sese". Croyez-vous, s'il eût étudié sous un maître de quelque valeur qu'il eût dit quadrupes equus au lieu de quadrupes eques ? car cette dernière leçon est celle d'Ennius, et n'est révoquée en doute par aucun de ceux qui s'occupent sérieusement de la littérature ancienne. La plupart des auditeurs disant qu'ils avaient lu, chacun dans son exemplaire, quadrupes equus, et témoignant leur étonnement au sujet de quadrupes eques : je voudrais, braves jeunes gens, dit alors Julianus, que vous eussiez lu Q. Ennius avec autant de soin que l'a fait P. Virgile qui, à l'imitation du vieux poète, a dit, dans ses Géorgiques eques pour equus. Voici les vers : "frena Pelethronii Lapithae gyrosque dedere impositi dorso atque equitem docuere sub armis insultare solo et gressus glomerare superbos". Les Lapithes, habitants du Pélias, leur donnèrent un frein, et montés sur leur croupe, les habituèrent au manège. Ils leur apprirent à bondir sur le sol et à galoper fièrement sous le cavalier armé. Dans ce passage, à moins d'une subtilité qui attesterait peu de discernement, on ne saurait entendre par equitem que le cheval. Dans l'antiquité, eques a presque toujours désigné et le cheval et le cavalier. C'est pourquoi equitare, verbe dérivé de eques, equitis, se dit aussi et de l'homme, maître du cheval, et du cheval qui lui obéit. Aussi Lucilius, qui possédait si bien sa langue a dit equum equitare dans les vers suivants : "quis hunc currere equum nos atque equitare uidemus, his equitat curritque: oculis equitare uidemus; ergo oculis equitat". La chose avec laquelle nous voyons courir et chevaucher ce cheval, est celle avec laquelle il chevauche et court : c'est avec les yeux que nous le voyons chevaucher ; donc il chevauche avec les yeux. Toutefois, poursuivit Julianus, je ne me suis pas contenté de ces autorités ; ma croyance était encore obscure et indécise ; je voulus m'éclairer avec certitude sur la leçon donnée par Ennius : Etait-ce eques ou equus ? Il existait un exemplaire d'une haute et respectable antiquité, généralement reconnu pour avoir été corrigé de la main de Lampadion ; je m'empressai de le louer, sans regarder au prix, pour consulter un seul vers ; et j'y trouvai positivement eques et non pas equus. Voilà ce que nous dit Julianus ; et il ajouta, toujours avec autant d'affabilité que d'érudition, beaucoup d'autres choses, que, du reste, j'ai rencontrées plus tard dans des ouvrages très répandus.

VI. Elius Mélissus, dans son ouvrage intitulé de la Propriété du langage et qu'il appelait en le publiant, la Corne d'abondance, a établi une différence frivole et fausse entre matrona et materfamilias. Elius Mélissus tint pendant longtemps à Rome le premier rang, parmi les grammairiens du siècle ; mais il avait plus de jactance littéraire et d'esprit sophistique que de talent. Entre autres écrits et ils sont nombreux, il en publia un qui passa, lors de son apparition, pour une œuvre d'une érudition rare. Il lui avait donné un titre très séduisant pour le lecteur ; c'était : de la Propriété du langage. Qui oserait se flatter de parler avec pureté et propreté, sans avoir étudié l'ouvrage de Mélissus ? En voici un passage : « Est matrona la femme qui n'a enfanté qu'une fois, materfamilias, celle qui a eu plusieurs enfants ; de même qu'on appelle porcetra la truie qui n'a mis bas qu'une fois, scrofa celle qui a mis bas plusieurs fois. » Cette distinction entre la matrone et la mère de famille, Mélissus l'a-t-il prise dans son imagination ? ou l'a-t-il lue quelque part ? C'est aux devins à se prononcer. Pour porcetra, il peut s'autoriser de l'atellane de Pomponius qui porta ce titre : mais il lui serait impossible d'établir par l'autorité d'aucun écrivain ancien, que matrona désigne exclusivement la femme qui n'a enfanté qu'une fois, mater familias, celle qui a enfanté plus d'une fois. Il est plus probable, et telle est l'opinion des philologues les plus versés dans l'antiquité, que matrona s'est dit, à proprement parler, d'une femme mariée avec un homme, tant que subsistait le mariage, et encore bien qu'elle n'eût pas d'enfants ; son nom dérive de mater, mère, parce que si elle ne l'était pas encore, elle avait lieu d'espérer qu'elle le deviendrait bientôt. Il en est de même du mot matrimonium. Il est également probable qu'on n'appelait materfamilias que la femme qui tombait sous la puissance du mari, ou de la personne en la puissance de qui se trouvait le mari lui-même. Elle ne devenait pas seulement épouse, elle entrait encore dans la famille civile du mari, avec le rang d'héritier sien.

VII. Comment Favorinus traita un imposteur qui l'avait interrogé sur le sens oublié de certains mots. Acceptions diverses de concio. Domitius, homme érudit et grammairien célèbre à Rome, avait été surnommé Insanus, à cause de son caractère morose et intraitable. Favorinus, avec qui j'étais alors, le rencontra un jour près du temple de Carmente : « Maître, lui dit-il, apprends-moi, de grâce, si j'ai raison ou tort de traduire g-dehmehgorias par le mot latin conciones : car je doute vraiment si les anciens qui ont parlé le plus purement ont employé concio dans le sens de discours. » Domitius, d'un ton et d'un regard sévères, lui répondit : « C'en est fait ! Voilà que les plus illustres des philosophes ne s'occupent plus que des mots, que de la valeur des mots. Je t'enverrai un livre où tu pourras trouver une réponse à ce que tu demandes. Moi, grammairien, je m'occupe de morale, vous autres, philosophes, vous n'êtes plus, comme disait M. Caton que des vocabulaires de langues mortes : vous recueillerez des mots, des obscurités, des sons aussi vides, aussi frivoles que les chants des pleureuses d'enterrement. Plût à Dieu que nous fussions tous muets ! l'iniquité aurait moins de moyens de se répandre. » Nous le quittâmes à ces mots, et Favorinus nous dits : « Nous avons abordé cet homme à contre-temps ; sa nature vient de se révéler. Sachez bien cependant que cette humeur noire, qu'on nomme mélancolie, n'est pas la maladie des petites âmes : dire courageusement la vérité, sans considérer ni temps ni mesure, c'est le propre des héros. Que pensez-vous de ce qu'il vient de dire des philosophes ? De la bouche d'Antisthène ou de Diogène, ces paroles ne seraient-elles pas saluées comme des axiomes mémorables ? » Domitius ne tarda pas à envoyer à Favorinus le livre qu'il lui avait promis. Il était, je crois, de Verrius Flaccus ; et voici ce qu'il contenait au sujet de la question : Senatus se dit du lieu et de ceux qui s'y réunissent ; ciuitas, du lieu, de l'enceinte, du droit de cité et de l'ensemble des habitants ; tribus et decuriae se disent aussi du lieu, du droit et des hommes ; enfin concio désigne à la fois le lieu, le discours et l'éminence d'où l'on parle. Il signifie également l'assemblée du peuple et le discours adressé au peuple. Ainsi M. Tullius, dans le discours intitulé Contra concionem Q. Metelli, contre le discours de Q. Métellus, dit : "Excendi in concionem ; concursus est populi factus", je montai à la tribune ; il se fit un grand concours de peuple. Le même M. Tullius dit encore dans l'Orateur : ... "Conciones saepe exlamare uidi, quum apte uerba cecidissent. Etenim exspectant aures, ut uerbis colligetur sententia", j'ai souvent vu les assemblées applaudir à une chute heureuse de la période ; car l'oreille est attentive aux mots qui achèvent la pensée. Le livre envoyé par Domitius ne contenait aucun exemple qui établit que le mot concio signifie à la fois, et l'assemblée du peuple, et le discours prononcé devant lui ; mais plus tard, j'ai trouvé dans Cicéron, que je viens de citer, et dans les auteurs les plus purs, des exemples de ces diverses significations, et je les ai montrés à Favorinus, qui désirait les voir. D'ailleurs, que le mot concio a, entre autres, l'acception de discours, et c'est ce qu'il tenait surtout à savoir, la preuve en est dans le titre même du discours de M. Cicéron Contra concionem Q. Metelli, où concio ne signifie certainement pas autre chose que le discours prononcé par Métellus.

VIII. L'homoeoteleuton et l'homoeoptote et autres figures de ce genre, qui passent pour des ornements du discours ne sont que des inepties et des puérilités, dont Lucilius fait justice dans ses satires. Les figures appelées en grec gHomoioteleuta, gisokatalehkta, gparisa, ghomoiptohta et autres de cette espèce, dont nos beaux esprits, avec leur prétention de passer pour isocratiques, abusent outre mesure et jusqu'à satiété dans l'arrangement des mots, ne sont que des frivolités fades et des puérilités, dont Lucilius a fait justice avec beaucoup d'esprit, au cinquième livre de ses Satires. Il se plaint à un ami de sa négligence à le venir voir pendant sa maladie, et ajoute gaiement : Tu ne me demandes pas comment je me porte ; je veux cependant te le dire. Tu appartiens à une catégorie bien nombreuse aujourd'hui, puisque tu voudrais savoir mort celui que tu n'auras pas voulu voir quand tu l'auras dû. Si ce tu n'auras pas voulu et ce tu l'auras dû ne sont pas de bon goût, niaiserie socratique, futilité, puérilité pure, je n'ai pas perdu ma peine. Si tu....

IX. Sens du mot: insecendo dans M. Caton. Il vaut mieux dire insecendo qu'insequendo, qui est cependant la leçon communément adoptée. Dans un ancien livre où se trouvait le discours de M. Caton contre Thermus, au sujet de Ptolémée, on lit : "Sed si omnia dolo fecit omnia auaritiae atque pecuniae causa fecit, eiusmodi scelera nefaria, quae neque insequendo (fando) neque legendo audiuimus, supplicium pro factis dare oportet" mais s'il a tout fait par fraude, tout par avarice et par cupidité, de pareils crimes dépassent en atrocité tout ce qu'on a pu lire ou entendre raconter, et doivent être expiés par des supplices. On vint à demander le sens de insecendo. Il y avait là un littérateur et un homme de lettres ; en d'autres termes, un homme faisant métier d'instruire et un homme instruit. Ils n'étaient pas d'accord entre eux. On doit écrire, soutenait le grammairien, insequendo, et non insecendo ; c'est le même sens qu'insequens : inseque s'est employé pour : continue de parler, et poursuis, insequere. C'est ainsi qu'Ennius a écrit : "inseque, Musa, manu Romanorum induperator Quod quisque in bello gessit cum rege Philippe". Muse, continue de chanter les exploits des généraux romains contre le roi Philippe. L'autre, plus érudit, affirmait que, loin d'être fautif, le texte était pur et correct ; on devait s'en rapporter au docte Vélius Longus, qui, dans son ouvrage sur l'Emploi des locutions anciennes, dit qu'il faut lire dans Ennius insece et non inseque ; il ajoutait à l'appui de cette leçon que les anciens appelaient insectiones ce que nous nommons aujourd'hui narrationes ; et Varron explique ce vers des Ménechmes de Plaute : "Haec nihilo mihi uidentur esse sectius, quam minuta", comme il suit : « Cela ne me paraît pas plus digne d'être raconté qu'un songe. » Telles étaient les raisons données de part et d'autre. Pourquoi, je pense que M. Caton a écrit insecendo, et Q. Ennius insece sans u ? Car j'ai rencontré dans la bibliothèque de Patras un exemplaire de Livius Andronicus d'une vétusté authentique qui était intitulé l’Odyssée ; le premier vers contenait ce mot écrit sans u : Virum mihi, Camoena, insece versutum. C'est la traduction d'Homère : g-andra g-moi g-ennepe, g-Mousa g-polytropon Muse, chante cet homme rusé. Je m'en rapporte donc à ce livre ancien et d'une grande autorité : car pour le sectius quam somnia du vers de Plaute, c'est un argument qui ne prouve ni pour ni contre. Si les anciens ont préféré insece à inseque, je pense que c'était pour la facilité et la douceur de la prononciation, et que les deux verbes ont le même sens. Sequo et sequor, secta et sectio diffèrent, sans doute dans le langage usuel ; mais, à bien examiner, ils ont la même origine, la même racine. Les plus savants interprètes de la langue grecque trouvent que g-g-andra g-moi g-ennepe, g-Mousa et et g-espete g-nyn g-moi, g-Mousai, Muses, dites-moi maintenant, répondent à l'inseque du latin. Ils disent que la lettre pi a été transférée dans le second verbe, le mot même ἔπη, qui signifie paroles, ou vers, leur paraît dériver de gapo mtou uhepesthai gkai gfou fyeipein, suivre et dire. C'est donc par la même raison que nos ancêtres ont employé insectiones dans le sens de récits, discours.

X. C'est une erreur de croire que, pour savoir si quelqu'un a la fièvre, on tâte le pouls sur les veines, et non sur les artères. Je m'étais retiré, pendant les chaleurs de l'été, à Céphisie, près d'Athènes, dans une maison de campagne d'Hérode, très illustre personnage, où abondent les eaux, les bois et les ombrages. La diarrhée et une fièvre violente me forcèrent à m'aliter. Le philosophe Calvisius Taurus, accompagné de plusieurs de ses disciples, vint d'Athènes pour me voir ; j'avais alors près de moi le médecin de l'endroit, qui se mit à expliquer à Taurus ma maladie et la nature périodique de ma fièvre. Tout en causant, il vint à dire que j'étais déjà mieux : « Vous pouvez, ajouta-t-il en s'adressant à Taurus, en juger par vous-même, g-ean g-hapsehi g-autou g-tehs g-phlebos, ce qui veut dire dans notre langue : en tâtant la veine. Cette ignorance, qui confondait dans son langage la veine avec l'artère, accusait, aux yeux des savants amis de Taurus, un médecin dont il y avait peu à attendre, comme leurs murmures et leurs physionomies le témoignaient. Alors Taurus, avec sa douceur habituelle : « Nous sommes convaincus, dit-il, homme de bien, que tu n'ignores pas ce c'est qu'une veine, ce que c'est qu'une artère : les veines sont de leur nature immobiles, et on ne les sonde que pour en tirer du sang ; les artères, par leurs mouvements et leurs pulsations, indiquent la nature et la force de la fièvre ; et, je le vois, tu t'es ainsi exprimé plutôt pour te conformer au langage vulgaire, que par ignorance. Tu n'es pas le premier que j'aie entendu prendre en parlant, la veine pour l'artère. Au reste, montre-toi plus exact dans la pratique que dans le langage ; et, avec l'assistance des dieux, rends-nous notre ami sain et valide le plus tôt possible. » Plus tard, me rappelant la leçon que Taurus avait faite au médecin, je considérai qu'il était honteux, non seulement pour un médecin, mais pour tout homme libéralement élevé, de ne point posséder ces notions d'anatomie si simples et si faciles que la nature, dans l'intérêt de notre santé a voulu mettre sous notre main et a portée de tous. Aussi ai-je consacré tous mes moments de loisir à l'étude de la médecine et à la lecture des oeuvres qui m'ont paru les plus propres à m'instruire; et entre autres enseignements que j'y ai puisés sur l'économie animale, voici à peu près ce que j'ai appris sur les veines et les artères. La veine est un réservoir, g-aggeion, comme les médecins l'appellent, de sang mêlé avec l'esprit vital, mais où le sang domine ; l'artère est un réservoir d'esprit vital mêlé avec le sang, mais où l'esprit vital domine. Le pouls est le mouvement de contraction, de dilatation naturel et involontaire du cœur et de l'artère. Voici la définition grecque qu'en ont donnée les anciens médecins gSphygmos gestin gdiastoleh gte gkai gsystoleh gaproairetos gartehrias gkai gkardias. le pouls est la dilatation et la contraction involontaire de l'artère et du cœur.

XI. Expressions du poète Furius Antias, critiquées mal à propos par Césellius Vindex. Citation des vers où elles se trouvent. Non, je ne suis pas de l'avis de Césellius Vindex, qui pourtant, je pense, n'est pas un grammairien dépourvu d'instruction ; mais il a fait preuve de mauvais goût et de légèreté, en reprochant au vieux poète Furius d'avoir corrompu la langue latine par des créations de mots qui ne me semblent pas excéder les bornes de la liberté poétique, et n'ont rien de cette rudesse et de ce faux goût qu'on peut reprocher aux licences de nos plus illustres poètes. Voici, du reste, les créations que Césellius critique dans Furius : lutescit la terre se change en boue, notescit, il se fait une obscurité semblable à celle de la nuit, uirescit, il reprend ses premières forces ; purpuras, le vent, qui l'agite, fait briller l'azur de la mer; et enfin, opulescere, devenir opulent. Je vais citer les vers mêmes du poème de Furius où se trouvent ces expressions : "sanguine diluitur tellus, caua terra lutescit. Omnia noctescunt tenebris caliginis atrae. Increscunt animi, uirescit uolnere uirtus. Sicut fulca leuis uolitat super aequora classis, spiritus Eurorum viridis cum purpurat undas. Quo magis in patriis possint opulescere campis". La terre est trempée de sang ; le sol se creuse et se change en boue. Une fumée noire répand partout les ténèbres de la nuit. Le courage grandit ; la blessure fait revivre les forces. - Comme une macreuse légère, la flotte vole sur la plaine humide Quand le souffle de l'Eurus teint de pourpre les flots verdâtres. - Afin qu'ils puissent s'enrichir davantage dans les plaines de la patrie.

XII. Nos vieux auteurs avaient l'habitude de donner la forme active aux verbes passifs. On a regardé comme une élégance particulière du style, de prendre à l'actif des verbes ayant la désinence passive, et réciproquement en sens inverse. Juventius a dit dans une comédie: "Pallium, face uti splendeat, ne maculet". Fais en sorte que le manteau brille, qu'il soit sans tache. N'y a-t-il pas beaucoup plus de grâce et d'élégance que s'il eût dit : ne maculetur ? Plaute n'emploie pas une tournure différente : "quid est? - hoc rugat pallium, amictus non sum commode". Qu'est-ce que cela? mon manteau est fripé ; je ne suis pas convenablement couvert. Le même Plaute dit puluerare, non de ce qui remplit, mais de ce qui est plein de poussière. "exi tu, Daue, age, sparge ; mundum esse hoc uestibulum uolo. Venus uentura est nostra, non hoc pulueret." Toi, Davus, sors; allons, balaye. Je veux que ce vestibule soit propre. Ma Vénus va venir ; qu'il n'y ait pas ici de poussière. Dans l'Asinaire, il écrit encore contemples pour contempleris : "meum caput contemples, si quidem e re consultas tua". Contemple ma tête ; ne cherches-tu pas ton intérêt ? On lit dans les Annales de Cn. Gellius : "Postquam tempestas sedauit, Adherbal taurum immolauit", quand la tempête fut apaisée, Adherbal immola un taureau. Dans les Origines de M. Caton : "Eodem conuenae conplures ex agro accessitauere. Eo res eorum auxit". un grand nombre d'habitants de la campagne se rendirent au même lieu ; leur force en fut augmentée. Dans l'ouvrage de Varron sur la Langue latine, adressé à Marcellus : "In priore uerbo graves prosodiae, quae fuerunt, manent, reliquae mutant", dans le premier mot, les quantités longues demeurent ce qu'elles étaient ; les autres changent. Mutant est très élégamment pour mutantur. On peut voir la même figure de mots dans cet autre passage de Varron, livre septième des Choses divines: - "Inter duas filias regum quid mutet, inter Antigonam et Tulliam, est animaduertere", veut-on reconnaître ce qu'il y a de différence entre deux filles de rois, que l'on compare Antigone et Tullie. Quant aux formes passives données à des verbes actifs, on en trouve des exemples dans presque tous les auteurs anciens ; en voici quelques-uns qui me reviennent à l'esprit : muneror te pour munero, je te récompense ; significor pour significo, je signifie ; sacrificor pour sacrifico, je sacrifie ; assentior pour assentio, je consens ; faeneror pour faenero, je prête à intérêt ; pigneror pour pignero, je donne en gage, et autres dont je prendrai note à mesure qu'ils se présenteront dans mes lectures.

XIII. Peine du talion infligée par le philosophe Diogène à un logicien qui lui adressait un sophisme injurieux. Pendant les Saturnales, à Athènes, un jeu aussi honnête qu'amusant occupait nos loisirs : quand nous nous trouvions réunis plusieurs du même goût, à l'heure du bain, nous cherchions dans notre tête de ces arguments captieux qu'on appelle sophismes et nous les jetions chacun à notre tour dans la conversation, comme on jette des dés ou des osselets. Suivant qu'on y répondait ou qu'on n'y répondait pas, on payait ou l'on recevait un sesterce. L'argent était ensuite recueilli à la façon d'une quête, et fournissait aux frais d'un petit souper pour tous les joueurs. Je citerai quelques-uns de ces sophismes, bien qu'en latin ils aient moins de netteté et de grâce qu'en grec : « La grêle n'est pas ce qu'est la neige ; or, la neige est blanche : donc la grêle n'est pas blanche. » En voici un autre tout semblable : « Le cheval n'est pas ce qu'est l'homme; or, l'homme est un animal ; donc le cheval n'est pas un animal. » Celui qui, d'après la loi que nous avons établie, était appelé à résoudre le sophisme, devait dire où était le point captieux, sous quel mot, ce qu'il fallait nier, ce qu'il fallait accorder : sinon, il était condamné à l'amende convenue, laquelle profitait au souper. Il me prend envie de raconter comment Diogène paya de la même monnaie un philosophe de l'école de Platon, qui, pour l'injurier, lui proposa le sophisme suivant : « Ce que je suis, tu ne l'es pas ? - Sans doute, répondit Diogène. - Or, poursuivit le logicien je suis homme. - Oui, répondit Diogène. - Donc tu n'es pas homme, conclut l'autre. - Ta conclusion est fausse, répliqua Diogène ; si tu veux qu'elle soit vraie, commence par moi. »

XIV. Ce que représentent les nombres hemiolos et epitritos. On n'a pas osé chez nous les traduire en latin. Il y a des rapports de nombres que les Grecs expriment par un seul mot, qui n'a point en latin de terme correspondant. Ceux de nos auteurs qui ont traité des nombres ont reproduit les mots grecs ; ils n'ont pas voulu créer des termes qui auraient répugné au génie de notre langue. Comment rendre, en effet, le terme numérique hemiolios ou epitritos ? Le premier exprime un nombre qui contient un entier, plus la moitié de cet entier, dans le rapport de trois à deux, de quinze à dix, de trente à vingt ; le second contient un entier, plus le tiers de cet entier, dans le rapport de quatre à trois, de douze à neuf, de quarante à trente. Je n'ai pas cru inutile d'expliquer le sens de ces deux mots, puisque, faute de les comprendre, il est impossible de saisir certains calculs très subtils, que l'on rencontre dans les livres des philosophes.

XV. Loi trop sévère et trop scrupuleuse que M. Varron s'était imposée dans les vers héroïques. Les auteurs qui ont écrit sur la prosodie disent que, dans le grand vers appelé hexamètre, et dans le vers ïambique de six pieds, les deux premiers pieds et les deux derniers peuvent se former distinctement de mots entiers ; qu'il n'en doit pas être de même de ceux du milieu, toujours composés de mots ou coupés ou réunis ensemble. Marcus Varron dit même, dans son Traité des Sciences, qu'il s'était fait une loi de passer du second au troisième pied par une césure dans le vers hexamètre, et d'observer dans les deux pieds et demi qui commencent le vers, une symétrie aussi régulière que dans les trois pieds et demi qui le terminent. Il donne de cette règle une raison tirée de la géométrie.

LIVRE XIX

I. Réponse d'un philosophe a qui l'on demandait pourquoi il avait pâli dans une tempête. Nous faisions voile de Cassiope à Brindes, sur la mer ionienne, mer vaste, violente et orageuse. Dès la première nuit, le vent ne cessa de souffler sur le flanc du navire, et l'emplit d'eau. On se lamentait, on travaillait à la sentine ; enfin, le jour parut ; mais la tempête et le danger ne diminuèrent point : loin de là, les coups de vent devenus plus fréquents, un ciel noir, des masses de brouillard, des nuages effrayants, que les matelots appellent trombes, menaçaient d'abîmer le navire. Il y avait là un philosophe célèbre de l'école stoïcienne : je l'avais connu à Athènes. Il jouissait d'une grande considération, et exerçait sur la jeunesse une surveillance assez sévère. Dans notre danger, au milieu du tumulte du ciel et de la mer, je le cherchais des yeux : j'étais curieux de connaître l'état de son âme et de voir s'il demeurait ferme et inébranlable. Il était calme et intrépide : pas de pleurs, pas le moindre gémissement, au milieu de la désolation générale ; seulement sa physionomie n'était pas moins altérée que celle des autres. Enfin, le ciel s'éclaira, la mer s'apaisa, et le danger devint moins imminent. Je vis alors s'approcher du stoïcien un Grec de l'Asie Mineure, opulent, entouré d'un nombreux cortège de richesses et d'esclaves, et en quelque sorte accompagné de toutes tes jouissances de l'esprit et du corps : « Qu'est-ce, ô philosophe ! lui dit-il d'un ton moqueur; dans le danger commun vous avez craint et pâli ! moi, je n'ai ni craint ni pâli. » Le philosophe hésita quelque temps, ne sachant s'il convenait de lui répondre : « Si dans la violence de la tempête, répliqua-t-il enfin, j 'ai paru un peu effrayé, vous n'êtes pas digne d'en apprendre la cause ; mais un disciple d'Aristippe vous répondra pour moi. Dans une circonstance semblable, un homme en tout semblable à vous vint lui demander comment un philosophe pouvait avoir peur, quand il était, lui, sans crainte : « C'est qui, lui dit-il, nous ne sommes pas l'un et l'autre dans la même position : tu dois être peu inquiet de l'âme d'un méchant vaurien ; tandis que moi, je crains pour une âme formée à l'école d'Aristippe. » Par cette répartie, le stoïcien éconduisit le riche Asiatique. Plus tard, comme nous étions sur le point d'arriver à Brindes, les vents et la mer étant tout à fait apaisés, je lui demandai la raison qu'il avait refusé de faire connaître à ce riche qui l'avait interpellé d'une manière si inconvenante. Il me répondit avec calme et douceur : «Puisque vous êtes curieux de l'apprendre, écoutez le sentiment de nos maîtres, les fondateurs de la philosophie stoïcienne, sur ce trouble, effet passager, mais invincible de la nature, ou plutôt lisez : c'est le moyen d'être plus aisément convaincu et de se souvenir mieux. » Aussitôt il tira de son petit bagage le cinquième livre des Dissertations du philosophe Épictète, mises en ordre par Arrien, et conformes sans aucun doute à la doctrine de Zénon et de Chrysippe. Voici à peu près ce que contenait le passage grec que je lus dans cet ouvrage : « Les visions, appelées par les Grecs gphantasias, imagination, qui viennent tout d'un coup frapper l'âme et l'ébranler, ne dépendent pas de notre volonté et de notre libre arbitre : par une force qui leur est propre, elles s'imposent à la connaissance de l'homme. Mais la réflexion, appelée g-sygkatatheseis qui, en acquiesçant à la sensation, nous la fait discerner, est un acte volontaire et libre. Ainsi un bruit formidable dans le ciel, le fracas d'une ruine, la nouvelle subite et inattendue d'un danger, ou toute autre chose semblable, ont pour effet nécessaire d'ébranler l'âme, de la resserrer et de la faire en quelque sorte pâlir. Le sage lui-même ne saurait s'en défendre ; cet effet n'est point produit par la peur réfléchie d'un mal, mais par des mouvements rapides et involontaires qui préviennent l'usage de l'intelligence et de la raison, Mais, revenu à lui-même, le sage ne donne pas son assentiment à ces imaginations, à ces visions pleines de terreur i; il n'y acquiesce pas, il n'y consent pas ; au contraire, il les écarte, il les repousse ; il ne voit rien là dont il doive avoir peur ; et c'est ce qui distingue le sage de l'homme vulgaire. L'homme vulgaire, dans le trouble de la première impression, a cru ces objets terribles et effrayants; après réflexion, il les juge tels qu'ils lui ont paru d'abord. Il abonde dans sa vaine frayeur; il acquiesce à la sensation : c'est le mot dont se servent les stoïciens. Le sage, après une altération passagère qui n'a fait qu'effleurer son visage, ne consent pas, g-ou g-sygkatatithetai ; il se tient fermement attaché à l'opinion qu'il a toujours eue sur ces sortes de visions ; elles n'ont rien d'effroyable ; une apparence trompeuse, une crainte vaine l'avaient surpris à l'improviste. » Telle était la doctrine du stoïcien Épictète dans le livre dont j'ai parlé. J'ai cru devoir en prendre note, afin que, le cas échéant, je me garde de prendre l'effroi et la pâleur d'un moment pour le signe d'un esprit vulgaire et faible ; afin aussi de m'appliquer moins à résister à un trouble passager, effet naturel de l'infirmité humaine, qu'à combattre les illusions d'une sensation trompeuse.

II. Sur cinq sens, nous en avons deux qui nous sont communs avec la brute. Le plaisir qui nous vient par l'ouïe, la vue et l'odorat, est méprisable et honteux ; mais le plus honteux est bien celui que donnent le goût et le toucher : car ces deux sens nous sont communs avec les bêtes, tandis que les premiers sont particuliers à l'homme. L'homme a cinq sens, que les Grecs appellent g-aisthehseis, qui ont autant de sources de plaisirs pour l'âme et le corps : le goût, le toucher, l'odorat, la vue et l'ouïe. Quand le plaisir qu'ils nous donnent cesse d'être modéré, il passe pour honteux et méprisable. Celui surtout qui nous vient par le goût et le toucher, s'il est excessif, est réprouvé par tous les sages, comme la plus ignoble des turpitudes ; et les hommes qui se livrent aux jouissances brutales que procurent ces deux sens, sont flétris par les Grecs des noms de gakrateis et de gakolastous. Nous les appelons, nous, incontinents, dissolus : car si l'on voulait traduire plus exactement g-akolastous, on aurait un mot trop peu en harmonie avec le génie de notre langue. Les plaisirs du goût ou du toucher, c'est-à-dire ceux que l'un cherche dans le manger et dans la luxure, sont les seuls qui nous soient communs avec les bêtes ; et c'est avec raison qu'on assimile à la brute l'homme qui se rend esclave de ces viles jouissances. Quant aux plaisirs que donnent les trois autres sens, ils ne sont connus que de l'homme. Je citerai à ce sujet les paroles d'Aristote, persuadé que l'autorité de cet illustre philosophe ne peut manquer d'affermir l'âme contre l'atteinte de ces voluptés infâmes. « On appelle incontinents ou dissolus ceux qui se livrent sans frein aux plaisirs du goût et du toucher ; ce sont les luxurieux et les gourmands. Quant aux gourmands, le siège du plaisir est pour les uns dans la langue ; pour les autres, dans le gosier : c'est ainsi que Philoxène regrettait de n'avoir pas le cou d'une grue. Pourquoi ne donne-t-en pas le même nom à ceux qui recherchent les sensations de l'ouïe ou de la vue ? C'est que les plaisirs du goût et du toucher nous étant communs avec les bêtes, sont, à ce titre, méprisables et les plus honteux, ou plutôt les seuls honteux. Ainsi nous flétrissons l'esclave de ces plaisirs ; nous l'appelons incontinent, dissolu, pour s'être laissé vaincre par les pires des voluptés. Il y a cinq sens : les animaux n'ont de jouissances que par les deux dont j'ai parlé en commençant ; quant aux trois autres, ou bien ils ne leur procurent aucun plaisir, ou ce n'est que par occasion. L'animal, en effet, prend plaisir à voir ou à flairer, mais en tant que ces sensations précèdent l'acte du goût et du toucher; une fois rassasié, le même objet cesse de lui être agréable. C'est ainsi que l'odeur du poisson salé nous déplaît quand notre estomac est satisfait, et nous plaît quand nous sommes à jeun ; mais l'odeur de la rose nous est toujours agréable. » Après cela, quel homme, s'il se respecte un peu, osera rechercher deux plaisirs qui lui sont communs avec l'âne et le porc ? Bien des hommes, disait Socrate, ne vivent que pour boire et manger ; moi, je bois et je mange pour vivre. Le divin Hippocrate regardait le plaisir de Vénus comme une variété de cette maladie hideuse que nous appelons comitialis, épilepsie. On lui attribue ce mot : « L'union des sexes est une petite épilepsie. »

III. Il est plus triste d'être loué froidement, que blâmé avec aigreur. Le philosophe Favorinus disait qu'une louange mesquine et froide est plus fâcheuse qu'une censure aigre et violente. En effet, ajoutait-il, plus l'homme qui blâme et médit met d'amertume dans son langage, plus il s'expose à passer pour injuste et haineux, et à n'être cru la plupart du temps de personne. Au contraire, celui qui laisse échapper, comme à regret, une froide parole de louange, semble accuser l'ingratitude du sujet ; on le prend pour un ami qui veut louer, et qui ne trouve rien, à louer.

IV. Pourquoi une frayeur subite cause la diarrhée. Pourquoi le feu provoque le besoin d'uriner. Aristote a composé un ouvrage intitulé Problèmes physiques : cet ouvrage abonde en observations aussi intéressantes que variées. Il y recherche, par exemple, pourquoi une frayeur subite et violente cause presque toujours et incontinent la diarrhée, et pourquoi, après être longtemps demeuré devant le feu, on sent le besoin d'uriner. Voici la raison qu'il donne du premier phénomène : toute crainte, selon lui, est réfrigérante; par là, elle fait refluer le sang et concentre la chaleur dans l'intérieur du corps : la pâleur du visage s'explique de même. Or, le sang et la chaleur, ainsi concentrés, ont pour effet de remuer les entrailles et de les relâcher. Quant au besoin fréquent d'uriner que provoque le feu, il ajoute : «Le feu liquéfie les corps solides, comme le soleil fond la neige. »

V. Suivant Aristote, l'eau de neige est malsaine, et la glace est formée par la neige. Pendant les grandes chaleurs de l'été, je m'étais retiré chez un ami riche, dans la campagne de Tibur. Nous étions là plusieurs amis du même âge, tous philosophes ou rhéteurs. Parmi nous se trouvait un excellent homme, péripatéticien instruit et singulièrement passionné pour Aristote. Nous buvions en grande quantité de l'eau de neige ; il voulait nous en empêcher, nous gourmandait sévèrement, nous citait l'autorité de célèbres médecins et surtout d'Aristote, qui savait tout ce qu'un homme peut savoir. Suivant ce prince de la science, l'eau de neige aide sans doute à la végétation des fruits et des arbres, mais est nuisible à l'homme, lorsqu'il en boit avec excès, en ce qu'elle dépose peu à peu et à la longue, dans les entrailles, un germe de corruption et de maladie. Il insistait au nom du philosophe, dont il nous recommandait l'avertissement avec autant de sagesse que de bienveillance. Mais, voyant que nous n'en tenions aucun compte, il va à la bibliothèque de Tibur, alors dans le temple d'Hercule, et assez bien fournie, chercher un exemplaire d'Aristote, et nous l'apporte : Croyez-en du moins, nous dit-il, la parole d'un homme si sage, et cessez de ruiner à plaisir votre santé. Nous y lûmes que l'eau de neige est une boisson très malsaine, et que la glace, en grec g-krystallon n'est que la neige plus solide et plus compacte. Voici comment ces phénomènes s'y trouvent expliqués : Quand l'eau se durcit et se gèle par le contact d'un air froid, il faut nécessairement qu'il y ait une évaporation, et qu'une vapeur très déliée s'en dégage et s'en échappe. Or, dit-il, ce qui s'évapore ainsi est partie la plus légère de l'eau ; ce qui reste est ce qu'elle contient de plus tourd, de plus sale et de plus malsain ; et elle prend alors, sous l'action de l'air, la couleur et la forme d'une écume blanche. La preuve que la partie saine de l'eau se dégage et s'évapore, c'est que son volume n'est plus aussi considérable qu'elle l'était avant d'être gelée. Voici, du reste, un court extrait du passage d'Aristote, que je cite textuellement : « Pourquoi l'eau de la neige ou de la glace est-elle malsaine ? C'est que, quand l'eau se condense, la partie la plus légère et la plus subtile s'évapore. La preuve, c'est qu'elle n'a plus le même volume qu'auparavant, quand elle revient à l'état de liquide. Si donc la partie la plus saine s'est évaporée, il faut bien que ce qui reste soit malsain » Après cette lecture, force fut de s'abaisser devant la rare savoir d'Aristote. Pour moi, je déclarai aussitôt la guerre à la neige ; les autres conclurent avec elle des trêves plus ou moins longues.

VI. La honte répand le sang à la surface du corps la crainte le retire. On lit dans les Problèmes du philosophe Aristote : « Pourquoi la honte fait-elle rougir et la crainte pâlir, malgré la ressemblance de ces deux affections ? C'est que, par l'effet de la honte le sang se répand du coeur dans toutes les parties du corps, et paraît à la surface ; au lieu que, dans la crainte, il se retire vers le coeur et abandonne le reste du corps. » Je lisais un jour ce passage à Athènes avec Taurus, mon maître ; je lui demandai ce qu'il pensait de cette explication. Aristote, me répondit-il, a parfaitement démontré l'effet que produit le sang en se répandant ou en se retirant ; mais il n'a point expliqué la cause de ce phénomène. Il reste à chercher pourquoi la honte dilate et la crainte concentre le sang, puisque la honte est une espèce de crainte et qu'on la définit : la crainte d'un blâme mérité. Les philosophes, en effet, en donnent cette définition : g-aischyneh g-estin g-phobos g-dikaiou g-psogou, la honte, est la crainte d'un juste reproche.

VII. Sens d'obesus, et de quelques autres vieux mots. Le poète Julius Paulus, homme probe et très versé dans la littérature et l'histoire de l'antiquité, possédait un petit héritage dans la plaine du Vatican. Il nous y réunissait souvent et nous conviait avec beaucoup de politesse à une table chargée de légumes et de fruits. Pendant un jour d'automne assez doux, Julius Cosinus et moi, nous avions partagé son repas, et nous avions entendu à sa table la lecture de l'Alceste de Lévius ; en retournant à Rome, vers le coucher du soleil, nous ruminions les figures et les formes du style, neuves ou remarquables, des poèmes de Lévius, et, à mesure qu'une expression saillante, dont nous pussions faire notre profit, nous revenait à la mémoire, nous l'y mettions en dépôt. Voici celles que nous avons retenues de cette manière : "... Corpore, pectoreque Undique obeso, ac mente exsensa, tardigemulo senio oppressum". Corps et poitrine singulièrement amaigris, esprit affaibli, vieillesse pesante et plaintive. Nous remarquâmes comme une expression plus exacte qu'usitée obesus pour exilis, faible, gracilentus, mince : car le vulgaire, par erreur ou antiphrase, l'emploie pour pinguis, uber, gras. Nous remarquâmes encore gens oblitera pour obliterata, famille éteinte, foedifragi pour foederifragi, des ennemis qui ont rompu le traité. Le même poète donnait à l'aurore rougissante l'épithète de pudoricolor, ayant le teint de la pudeur, à Memnon celle de nocticolor, ayant la couleur de la nuit. Il disait dubitanter pour forte, peut-être ; loca silenta, lieux silencieux, de sileo ; je garde le silence; puluerulenta, poudreux ; pestilenta, pestilentiels ; carendum tui est pour carendum te, il faut se priver de toi ; magno impete pour magno impetu, avec une grande impétuosité; fortescere pour fortem fieri, devenir fort ; dolentia pour dolor, douleur ; auens pour libens, qui agit volontiers ; curis intolerantibus pour curis intolerandis, soucis intolérables ; manciolis tenellis pour manibus tenellis, mains délicates ; et : quis tam siliceo, qui serait assez dur ? Puis encore : fiere impendio infit pour impense fieri incipit, il commence à devenir coûteux ; et enfin accipitret pour laceret, qu'il déchire. Telles étaient les remarques qui charmaient l'ennui de la route. Quant aux autres expressions, qui nous semblaient trop poétiques et trop hardies pour la prose, nous les négligions. Par exemple, il appelle Nestor triceclisenex, vieillard de trois siècles, et dulcioriloquus, orateur au doux langage ; il dit des vagues amoncelées, multigrumi, qui se divisent on monceaux ; de la glace qui couvre les fleuves tegmen onychinum, vêtement d'albâtre. Nous laissions aussi les locutions composées, qu'il s'est plu à créer ; celle-ci, par exemple, dont il qualifie ses critiques : Subducti supercilii carptores, censeurs au sourcil froncé.

VIII. Si arena, caelum, triticum, se disent au pluriel ; et si quadrigae, inimicitiae et autres mots encore, se trouvent au singulier. Dans ma première jeunesse, étant à Rome, et avant d'aller à Athènes, quand les maîtres, dont je suivais les leçons, me laissaient un moment de loisir, je me hâtais d'aller voir Fronton Cornélius, pour jouir de sa conversation si élégante et si instructive. Il ne m'est jamais arrivé de l'entendre sans revenir avec plus de goût et de savoir. Voici, par exemple, une de ses conversations sur un sujet léger, si l'on veut, mais intéressant pour l'étude de la langue latine. Quelqu'un de ses amis, homme instruit et poète alors célèbre, ayant dit qu'il avait été guéri d'une hydropisie par un bain de sables chauds, arenis calentibus : Tu es guéri de ta maladie, lui dit Fronton en plaisantant, mais non des vices de langage. Car Caius César, ce dictateur perpétuel, beau-père de Cn. Pompée, fondateur du nom et de la famille des Césars, cet homme d'un génie supérieur, remarquable entre tous ses contemporains pour la pureté du langage, a pensé, dans son ouvrage sur l'Analogie, adressé à M. Cicéron, que arenae est une faute, parce que arena ne se dit jamais au pluriel, pas plus que caelum, ciel, et triticum, blé ; au contraire, il pense que quadrigae, quadrige, quoique ce mot ne désigne qu'un attelage de quatre chevaux, doit toujours être employé au pluriel, comme arma, armes, moenia, murailles, comitia, comices, inimicitiae, inimitiés. Mais peut-être, digne nourrisson des muses, as-tu quelque chose à répondre pour ta justification, et pour démontrer que tu n'as pas commis de faute ? Je ne conteste pas, répliqua-t-il, que caelum et triticum ne se disent qu'au singulier, et arma, moenia, comitia qu'au pluriel : quant à inimicitiae et à quadrigae, je ne me tiens pas pour battu. Peut-être pour quadrigae me soumettrai-je à l'autorité des anciens ; mais quelle raison C. César a-t-il de penser que les anciens n'aient pas dit et que nous ne puissions pas dire inimicitia, comme inscientia, ignorance, impotentia, arrogance, iniuria, injustice ? Plaute, l'honneur de la langue latine, a dit au singulier delicia pour deliciae, délice. "Mea voluptas, mea delicia". ma volupté, mes délices. Q Ennius a dit inimicitia dans son fameux ouvrage : "Eo ingenio natus sum; Amicitiam atque inimicitiam {in fronte} promptam gero". Tel est mon caractère : je porte sur mon front l'amitié et l'inimitié. Pour arenae, qui ne serait pas latin, quel autre encore que César l'a dit ou écrit ? Encore te prierai-je, si tu as à ta disposition le livre de C. César, de le mettre sous nos yeux, afin que tu puisses juger par toi-même s'il parle d'un ton bien affirmatif. On apporta le livre premier du traité de l'Analogie, et j'en ai retenu quelques mots. Après avoir dit que caelum, triticum et arena ne peuvent s'employer au pluriel, il ajoute : "Num tu harum rerum natura accidere arbitraris, quod unam terram et plures terras, et urbem et urbes, et imperium et imperia dicamus ; aequo quadrigas in unam nominis figuram redigere, neque arenam in multitudinis appellationem conuertere possimus". Penses-tu que ce soit la nature des choses qui veuille qu'on dise terra et terrae, urbs et urbes, imperium et imperia, et qui ne permette pas de donner à quadrigae la forme du singulier et à arena celle du pluriel ? Après cette lecture, Fronton s'adressant au poète : C. César, lui dit-il, te paraît-il s'être prononcé d'une manière assez claire et assez affirmative ? - S'il était permis, répliqua le poète, ébranlé par cette autorité, d'appeler du jugement de César, je le ferais ici ; mais puisque César ne donne pas la raison de la règle qu'il suppose, je te demanderai, à toi, de me dire en quoi le singulier de quadrigae et le pluriel de arena seraient fautifs. Fronton répondit : Quadrigae n'implique pas l'idée de plusieurs chars, mais celle de plusieurs chevaux, qui, attelés ensemble, sont appelés quadrigae, par abréviation de quadriiugae. Or, l'idée de plusieurs chevaux répugne la forme du singulier qui implique celle d'unité. La raison qui interdit arena au pluriel est la même, mais en sens inverse. Puisque arena, au singulier, exprime la multitude infinie des parcelles dont se compose ce qu'on appelle arena, il serait au moins oiseux de dire arenae. Ce mot ne comporte pas le pluriel, puisque le singulier implique par lui-même l'idée de multiplicité. Au reste, ajouta Fronton, je ne prétends que me donner pour caution de César ; j'ai voulu seulement ne pas laisser comme non avenu l'opinion d'un homme d'un savoir aussi éminent. Car, après tout, pourquoi dit-on toujours caelum, ciel, au singulier, quand mare, mer, et terra, terre, quand pulvis, poussière, uentus, vent, et fumus, fumée, ont un pluriel ? Pourquoi les auteurs anciens ont-ils employé quelquefois induciae, trêve, caerimoniae, cérémonies, au singulier, et jamais feriae, fêtes, nundinae, foires, inferiae, offrandes aux morts, exquiae, funérailles ? Pourquoi mel, miel, uinum, vin, et autres mots semblables prennent-ils le pluriel, tandis que lac, lait, ne le prend pas ? Mais ce n'est pas dans une ville aussi occupée, où l'on est surchargé d'affaires, que l'on peut discuter convenablement et traiter à fond de pareilles questions ; et même je m'aperçois que le peu que je viens de dire vous fait perdre ici votre temps, quand quelque affaire peut-être vous appelle ailleurs. Allez donc, et quand vous eu aurez le loisir, recherchez si quadriga et arenae ne se trouvent pas dans quelque poète ou orateur de l'antiquité, qui toutefois tienne un rang, qui ait quelque autorité, et ne soit pas perdu dans la foule des prolétaires. Telle fut la recommandation de Fronton : il ne croyait pas, je pense, que ces mots dussent se rencontrer dans aucun ancien auteur ; mais il voulait probablement, en excitant notre curiosité, nous faire de la recherche de quelques mots rares une occasion d'étude et de lecture. Enfin le mot qui semblait le plus difficile à trouver, quadriga au singulier, je l'ai rencontré dans le livre des satires de M. Varron, intitulé Exdemetricus. J'ai recherché avec moins d'ardeur arenae, parce que, à l'exception de C. César, si ma mémoire ne me trompe, aucun auteur compétent n'a critiqué le pluriel d'arena.

IX. Belle réponse d'Antonius Julianus à des Grecs, dans un festin. Un jeune Asiatique, appartenant à une famille de chevaliers, joignant aux dons de la fortune les dons les plus précieux de la nature, aimant la musique et doué d'heureuses dispositions pour cet art, donnait à dîner à ses amis et à ses maîtres, dans une petite maison de campagne, près de Rome, pour célébrer l'anniversaire de sa naissance. Au nombre des convives se trouvait Antonius Julianus, qui tenait une école publique pour la jeunesse. Ce rhéteur, dont l'accent annonçait un Espagnol, avait une éloquence fleurie et une grande connaissance de l'histoire et de la littérature anciennes. Quand les plats eurent fait place aux coupes et aux conversations, Julianus, qui savait que le jeune hôte avait de très habiles chanteurs et musiciens de l'un et de l'autre sexe, témoigna le désir de les entendre. Aussitôt de jeunes garçons et de jeunes filles parurent, et chantèrent avec une grâce infinie des odes d'Anacréon et de Sapho, et quelques poésies italiques d'auteurs modernes pleines de douceur et de grâce. Ce qui nous ravit par dessus tout, ce furent des vers délicieux du vieil Anacréon, que je transcris ici pour charmer un instant, comme le poète, les heures graves et sérieuses de ces veillées : "Travaille l'argent, Vulcain, pour me façonner, non pas une armure (qu'y a-t-il de commun entre moi et les combats ?), mais une coupe profonde, aussi profonde que tu pourras. Mets tout autour, non pas tes astres, non pas les deux Ourses ou le triste Orion (que m'importent les Pléiades et les étoiles de Bootès ?) ; mais une vigne et des raisins. Que l'or représente l'Amour et Bathylle dansant avec le beau Bacchus". Après ce chant, plusieurs Grecs, présents au festin, hommes aimables, et qui connaissaient assez bien notre littérature, se mirent à attaquer de leurs sarcasmes le rhéteur Julianus. Il n'était qu'un barbare, qu'un sauvage, venu d'Espagne avec une faconde criarde, furieuse et grossière, pour enseigner l'étude d'une langue, dont Vénus ni les muses n'avaient adouci la rudesse : ils ne cessaient de lui demander son avis sur Anacréon et les autres poètes du même genre. Quel est le poète latin, disaient-ils, qui ait cette grâce et cette délicatesse ? Peut-être Catulle ou Calvus, et encore çà et là, par hasard ; Lévius est embrouillé ; Hortensius et Cinna sont sans agrément ; Memmius est dur ; tous tes autres, après eux, n'ont tiré de leur lyre que des sons grossiers et discordants. Julianus, prenant parti pour sa langue maternelle, comme pour ses autels et ses foyers, répliqua avec colère et indignation : J'ai dû vous accorder que, lorsqu'il s'agit de frivolité et de corruption, vous êtes supérieurs à tous les coryphées, et que dans la chanson, comme dans l'art de la parure et de la table, vous êtes des maîtres inimitables ; mais je ne puis souffrir que vous nous condamniez (je parle des Latins en général) comme des hommes épais, sans esprit, ennemis des grâces. Permettez-moi donc de me couvrir la tête de mon manteau, comme le fit un jour Socrate pour prononcer un discours peu décent, et apprenez que nos anciens poètes ont chanté l'amour et Vénus, avant les poètes dont vous avez parlé. Puis, voluptueusement penché, mais la tête voilée, il chanta, de la voix la plus suave, des vers de Valérius Édituus, vieux poète, de Porcius Licinius, de Quintus Catulus, qui, pour la pureté la grâce, le poli et la précision, n'ont rien à envier à aucun autre poète, grec ou latin. Voici les vers d'Édituus : "Quand je veux, Pamphila, te dire le tourment de mon cœur et t'adresser mes prières, la parole expire sur mes lèvres, la sueur inonde ma poitrine ; je me consume d'amour, et me consume en silence : c'est mourir deux fois". Il chanta d'autres vers du même auteur, qui ne sont pas moins doux que les premiers : "Pourquoi, Philéros, porter un flambeau inutile ? Nous irons sans lui : la flamme de mon coeur luit assez. La violence du vent, ou la neige tombant du ciel, peuvent éteindre ton flambeau ; mais le feu que Vénus a allumé dans mon coeur, Vénus seule a la puissance de l'éteindre". Il chanta ensuite ces vers de Porcius Licinius : "Vous qui gardez les brebis et leurs tendres agneaux, vous cherchez du feu ? Venez ici. Vous cherchez encore ? Je suis un homme de feu. A les toucher seulement du doigt, j'embraserais la forêt tout entière et tout le troupeau : tout ce que je vois est en flamme". Voici enfin ceux de Q. Catulus : "Mon coeur s'est enfui : sans doute, selon sa coutume, il s'est rendu chez Théotime ; c'est là son refuge. Eh quoi ! ne lui avais-je pas recommandé de ne pas recevoir le fugitif, mais de le chasser. J'irai le chercher. Mais j'ai peur d'être retenu moi-même. Que faire? Conseille-moi, Vénus".

X. L'expression vulgaire "praeterpropter" se trouve aussi dans Ennius. Je me souviens d'être allé un jour, avec Celsius Julianus, de Numidie, visiter Cornélius Fronton, qui souffrait alors d'un violent accès de goutte. On nous introduisit ; et nous le trouvâmes étendu sur un lit à la grecque, au milieu d'un cercle nombreux de personnes distinguées par leur savoir, leur naissance ou leur rang. Il y avait là des architectes, qu'il avait appelés pour lui construire de nouveaux bains, et qui lui montraient divers plans tracés sur du parchemin. Quand il eut choisi le dessin qui devait servir de modèle, il demanda à combien s'élèverait au total la dépense. A trois cents grands sesterces environ, répondit l'architecte. Et cinquante autres sesterces praeterpropter, environ, ajouta un des amis de Fronton. Alors Fronton interrompit l'entretien sur la dépense des bains, et se tournant vars l'ami qui venait de parler, il lui demanda ce que c'était que le mot praeterpropter. Ce mot ne m'appartient pas, répliqua-t-il, il est beaucoup de gens de la bouche desquels tu peux l'entendre : quant à sa signification, ce n'est pas à moi, mais au grammairien qu'il faut le demander ; et en même temps il montra du doigt un grammairien qui enseignait à Rome avec assez de célébrité. Le grammairien, embarrassé par la rencontre de ce mot, qui, quoique très usité, lui paraissait obscur : Nous cherchons, dit-il, une chose qui ne mérite pas cet honneur ; c'est un mot fort plébéien qu'on entend plus souvent parmi les ouvriers que parmi les hommes instruits. Mais Fronton, d'un geste et d'un ton un peu animés. Quoi ! docteur, tu traites de bas et de trivial un mot que M. Caton, M. Varron et presque tous les autours anciens ont employé comme indispensable et tout à fait latin ! Julius Celsinus ajouta qu'il se trouvait dans la tragédie de Q. Ennius intitulée Iphigénie, et que les grammairiens aiment mieux le blâmer que l'expliquer. Il se fit donc apporter l'Iphigénie de Q. Ennius, où nous lûmes dans un choeur les vers suivants : "Pour qui ne sait employer son loisir, l'embarras du repos est pire que celui des affaires : car celui qui s'est tracé un plan d'occupations agit sans embarras. Il s'y complaît ; l'âme et l'esprit s'y délectent. Au contraire, le désœuvré ne sait ce qu'il veut dans son désœuvrement. Tel est notre état : nous ne sommes ni en paix ni en guerre ; nous venons ici, nous allons là ; puis, quand nos sommes là, nous voulons revenir ici : l'esprit erre incertain ; on vit à l'aventure, praeterpropter uitam uiuitur". Après cette lecture, Fronton s'adressa au grammairien déconcerté. As-tu bien entendu, lui dit-il, excellent maître, ton Ennius dire praeterpropter, et dans un passage dont le ton sentencieux ressemble assez à celui des plus sévères philosophes ? Je te prie donc, puisqu'il s'agit maintenant d'un mot d'Ennius, de nous dire comment il faut entendre ce vers : "Incerte errat animus ; praeterpropter uitam uiuitur". Le grammairien, suant beaucoup et rougissant de même, se leva, au milieu d'un rire immodéré, et allant pour sortir : Je te le dirai, répondit-il, mais plus tard et à toi seul ; je ne veux pas que des ignorants l'entendent et le sachent. Alors, laissant là cette discussion, nous nous levâmes tous.

XI. Vers érotiques par lesquels Platon s'essayait, étant encore jeune, à la poésie tragique. Il est deux vers grecs devenus célèbres, et que beaucoup de gens instruits ont jugés dignes d'orner leur mémoire, tant ils ont de grâce et d'élégance dans leur brièveté ! Un grand nombre d'auteurs anciens les attribuent au philosophe Platon, comme un jeu d'esprit par lequel il aurait préludé dans sa jeunesse aux tragédies qu'il voulait composer : "En donnant un baiser à Agathon, j'avais l'âme sur les lèvres ; elle y était venue toute troublée, comme pour s'enfuir". Un de mes amis, jeune nourrisson des muses, a développé ce distique dans une pièce de vers, où la licence de l'imitation ne s'est pas affûtée aux mots ; et comme ces vers ne m'ont pas paru indignes d'être retenus, je les cite ici : "Lorsque de ma bouche mi-close je baise mon jeune ami, et que je respire sur ses lèvres le parfum de son haleine, mon âme languissante et blessée accourt sur les miennes, et cherche à se frayer un passage entre ces deux rives charmantes. Alors si nos bouches demeuraient unies un seul instant de plus, mon âme brûlante d'amour passerait de mon corps dans le sien. Oh ! quel prodige ce serait ! Je serais mort à moi-même, et je vivrais en lui !"

XII. Dissertation d'Hérode Atticus sur la nature et la violence de la douleur. Son opinion confirmée par l'histoire d'un paysan grossier qui abat les arbres fruitiers avec les ronces. J'ai entendu Hérode Atticus, personnage consulaire, discourir à Athènes en grec, et je puis affirmer que personne de notre temps ne s'est exprimé dans cette langue avec autant d'abondance, de gravité et d'élégance. Il parla contre l'insensibilité des stoïciens, pour répondre à un stoïcien qui l'avait provoqué, en lui reprochant de ne pas supporter en homme et encore moins en sage la perte d'un enfant chéri. Voici, autant qu'il m'en souvient, le fond de son discours : Jamais homme, dont les sentiments et les goûts sont conformes à la nature, ne peut échapper entièrement aux affections de l'âme, que nous nommons passions, telles que le chagrin, le désir, la crainte, la colère, le plaisir, ni rester insensible à la douleur ; et s'il réussissait à se procurer une insensibilité complète, en réalité cela n'en vaudrait pas mieux : l'âme à qui manquerait l'aliment si souvent nécessaire de certaines passions, languirait dans une sorte d'engourdissement. Ces sentiments et ces mouvements de l'âme, qui, poussés à l'excès, dégénèrent en vices, renferment en eux-mêmes des principes de force et de vivacité ; et si l'on avait la maladresse de les extirper tous, on risquerait d'arracher en même temps les bonnes et utiles qualités de l'âme, qui y sont intimement liées. II faut donc les modérer, les épurer avec sens et précaution, n'arracher que ce qui est étranger ou contraire à la nature, et lui nuit comme une herbe parasite ; mais il faut craindre aussi de tomber dans la faute qu'un Thrace grossier et ignorant commit dans la culture d'un champ qu'il avait acheté. Voici la fable : Un Thrace, né dans le fond de la barbarie, s'avisa de passer dans une contrée civilisée pour y mener une existence plus douce ; sans avoir aucune notion d'agriculture, il acheta un fonds de terre qui produisait du vin et de l'huile. Notre homme n'entendait rien à la culture de la vigne et de l'olivier. Un jour, il vit un voisin arracher les ronces qui hérissaient son champ, tailler les frênes presque jusqu'au faite, couper jusqu'à la racine les rejetons des vignes qui rampaient à terre, émonder, grandes et petites, les branches des pommiers et des oliviers. Il s'approche de lui, et demande pourquoi il faisait cet abatis d'arbres et de feuilles. Afin, répondit le voisin, de dégager et de purifier mon champ, et de rendre mes arbres et ma vigne plus fertiles. Il remercie le voisin et s'en va tout joyeux, comme s'il venait d'apprendre à fond l'art de l'agriculture. Puis, il s'arme de la faux et de la cognée ; et le malheureux décapite, sans savoir ce qu'il fait, toutes ses vignes et tous ses oliviers, les dépouille de leur plus belle chevelure, abat les ceps les plus fertiles, arrache indistinctement les arbres et leur espérance avec les ronces et les buissons pour purifier son champ. Il apprit à ses dépens les dangers d'une imprudente imitation. Voilà bien, ajouta Hérode Atticus, ces partisans de l'insensibilité, qui veulent paraître calmes, intrépides, impassibles, sans désir, sans douleur, sans colère et sans plaisir : ils mutilent tous les ressorts de l'âme; et leur vie languissante, énervée, n'est qu'une vieillesse anticipée du corps.

XIII. Les nains, dits pumiliones en latin, sont appelés nanoi en grec. Fronton Cornélius, Festus Postumius et Sulpicius Apollinaris causaient un jour ensemble, debout, à l'entrée du palais. J'étais là avec quelques autres, et j'écoutais avec curiosité leur conversation, qui roulait sur la littérature. Fais-moi savoir au juste, maître, dit Fronton à Apollinaris, si j'ai eu raison de m'abstenir d'appeler nani les hommes de petite taille, et de préférer le mot pumuliones ; j'avais lu ce dernier mot dans les auteurs anciens, et nani me semblait un terme bas et barbare. Il est vrai, répondit Apoliinaris, que ce mot est fréquemment employé par le vulgaire ; mais il n'est pas barbare et nous vient du grec. En effet, on appelle en grec g-nanoi les hommes de petite taille, qui s'élèvent à peine au-dessus de terre. Ce mot a été créé avec intention : car il a, dans sa petite forme, un certain rapport avec l'espèce d'hommes qu'il désigne ; et si ma mémoire ne me trompe, Aristophane s'en est servi dans la comédie intitulée l'Homme qui ne pleure pas. Il aurait reçu le droit de cité, ou du moins il aurait été admis au rang de colon latin, si tu avais daigné l'employer ; et il le méritait beaucoup mieux que tant d'autres termes bas et ignobles, que Labérius a introduits dans la langue latine. Alors Festus Postumius s'adressant à un grammairien latin, ami de Fronton : Apollinaris, dit-il, vient de nous apprendre que g-nanoi est un mot grec ; apprends-nous à ton tour s'il est latin dans le sens usuel de petit mulot ou petit cheval, et dans quel écrivain on en trouve des exemples. Le grammairien, qui était très versé dans la connaissance des auteurs anciens, répondit : Si l'on peut sans indiscrétion donner son avis sur un mot grec ou latin, en présence d'Apollinaris, j'oserai te répondre, Festus, puisque tu me le demandes, que le mot est latin, et qu'il se trouve dans les poèmes d'Helvius Cinna, poète savant et distingué ; et il cita deux vers que je transcris, parce qu'ils me reviennent à la mémoire : "At nunc me Genumana per salicta Binis rheda rapit citata nanis". Mais maintenant le char, entraîné par deux petits chevaux, m'emporte à travers les saules sauvages.

XIV. M. Varron et P. Nigidius, les Romains les plus savants de leur siècle, ont été les contemporains de César et de Cicéron ; les ouvrages de Nigidius, obscurs, subtils, ne sont pas connus du vulgaire. Le siècle de M. Cicéron et de C. César compta un petit nombre d'orateurs illustres. Dans les arts et les sciences diverses dont la connaissance contribue à la civilisation, il a vu fleurir avec éclat M. Varron et P. Nigidius. Les oeuvres scientifiques de Varron sont lues généralement ; mais celles de Nigidius n'ont pas obtenu la même publicité : l'obscurité et la subtilité les ont fait abandonner comme peu utiles. Ces défauts se font sentir dans certains passages de ses Commentaires sur la grammaire, que je lisais tout récemment, et dont j'ai fait quelques extraits pour donner une idée de son genre d'écrire. Il traite de la nature des lettres que les grammairiens appellent voyelles, et ajoute ces mots que j'ai laissés sans explication, pour exercer la sagacité des lecteurs: « A et o sont toujours en tête dans les diphthongues, i et u occupent la seconde place ; e tantôt la première, tantôt la seconde, la première dans Euripus, la seconde dans Aemilius. Ce serait se tromper, que de croire que dans ces mots: Valerius, Vennonius, Volusius, u occupe la première place ; ou i dans ceux-ci : iampridem, depuis longtemps, iecur, foie, iocum, jeu, iucundum, agréable ; placées en tête, ces deux lettres ne sont pas des voyelles. » On lit dans ce même ouvrage : « La lettre n rapprochée du g ne conserve pas sa nature, comme on le voit dans anguis, serpent, angaria, obligation de fournir des moyens de transport pour le service du prince ; ancora, ancres, increpat, il rend un son, incurrit, il court vers, ingenuus, de condition libre; dans tous ces mots, ce n'est plus une n véritable, mais une n corrompue. La langue même le fait sentir, puisqu'elle toucherait le palais, si c'était une n véritable. » Puis, dans un autre passage : « Je reproche moins aux Grecs d'avoir écrit ou par o et u, que d'avoir écrit ei par e et i : dans le premier cas, ils l'ont fait par nécessité ; dans le second, ils ne pourraient donner cette excuse. »

LIVRE XX

I. Discussion entre le jurisconsulte Sextus Cécilius et le philosophe Favorinus sur les lois des Douze tables. Sextus Cécilius était un jurisconsulte très versé dans la connaissance des lois romaines, et dont l'autorité égalait le savoir et l'expérience. Un jour, dans la cour palatine, nous attendions ensemble le moment de saluer César : le philosophe Favorinus l'aborde, et s'entretient avec lui en présence d'un grand nombre d'auditeurs. Ils vinrent à parler des lois décemvirales que les décemvirs, créés à cette fin par le peuple, rédigèrent et firent graver sur douze tables. Dans ces lois, Sextus Cécilius, qui avait étudié celles de tant d'autres villes, louait la justesse exquise et la précision du style. Cela est vrai en général, répondit Favorinus, et je n'ai pas lu ces douze tables avec moins de plaisir que les dix livres de Platon sur les Lois. Cependant on ne saurait se dissimuler que les lois décemvirales ne soient souvent très obscures, barbares quelquefois, ou, par un défaut contraire, trop douces et trop traitables, quelquefois, enfin, embarrassantes dans l'application. - Pour les obscurités, reprit Sextus Cécilius, il faut moins les imputer à ceux qui ont rédigé les lois qu'à ceux qui les lisent sans les comprendre. Il est vrai qu'il faut pardonner ceux-ci de ne pas les entendre, car le temps a jeté son voile sur la langue et les moeurs de nos pères, et a rendu, par conséquent, l'intelligence de leurs lois très difficile. Les Douze-Tables ont été écrites trois cents ans après la fondation de Rome ; et, depuis cette époque jusqu'à nos jours, il ne s'est guère écoulé moins de sept cents ans. Où trouveras-tu dans ces lois la dureté que tu leur reproches ? Veux-tu parler de la loi qui punit de mort le juge ou l'arbitre, nommé par le magistrat, qui s'est laissé corrompre pour rendre sa décision ? ou de celle qui fait du voleur manifeste l'esclave de celui qu'il a volé ? ou de celle qui donne le droit de tuer le voleur nocturne ? Dis-moi donc, toi qui as tant du goût pour l'étude de la sagesse, si la perfidie du juge, qui, contre toutes les lois divines et humaines, vend à prix d'argent sa conscience ; si l'audace intolérable du voleur manifeste ou la violence insidieuse du voleur nocturne ne te paraissent pas mériter la peine capitale ? - Ne me demande pas mon opinion, répliqua Favorinus ; tu sais que, dans notre école, nous sommes plus habitués à examiner qu'à décider. Je me bornerai à citer un juge dont l'autorité n'est pas à dédaigner, le peuple romain, qui, tout en reconnaissant que ces crimes ne devaient pas rester impunis, a trouvé qu'ils ne méritaient pas de châtiments aussi sévères, et laissé mourir de vieillesse et de désuétude ces lois d'une pénalité outrée. Il a même vu de l'inhumanité dans cette autre loi qui défend de fournir une litière au citoyen appelé devant le magistrat, que l'âge ou la maladie empêche de marcher, et qui ordonne de le placer sur une bête de somme pour le porter da sa maison dans le comitium, devant le préteur, comme un mort qu'on porte au bûcher. Pourquoi donc un homme malade, incapable de se défendre lui-même, est-il apporté devant le magistrat, au gré de son adversaire, attaché à une bête de somme ? J'ai dit que certaines dispositions péchaient par un excès de douceur : par exemple, la peine édictée contre l'injure ne vous paraît-elle pas beaucoup trop faible? «Si quelqu'un fait une injure à un autre, dit la loi, la peine sera de vingt-cinq as.» Il faudrait être bien pauvre pour se refuser à ce prix le plaisir de l'injure. Aussi votre Q. Labéon lui-même n'approuvait pas cette loi ; et il raconte à ce sujet dans son commentaire sur les Douze-Tables, l'histoire d'un certain Lucius Véranus, homme d'une rare méchanceté, et aussi cruel que lâche. Son plaisir était de souffleter les hommes libres qu'il rencontrait. Un esclave le suivait, une bourse pleine d'as à la main ; et à mesure que le maître avait souffleté quelqu'un, l'esclave comptait au passant les vingt-cinq as alloués par la loi des Douze-Tables. Un semblable abus fit juger aux préteurs qu'il fallait laisser cette loi de côté, et les détermina à nommer des récupérateurs pour l'appréciation des injures. Enfin j'ai dit que quelquefois la loi était inapplicable. Je citerai celle du talion, qui est ainsi conçue, si j'ai bonne mémoire : « Si l'on a brisé un membre, et qu'il n'y ait pas eu transaction avec le blessé, il y aura talion. » Sans relever l'atrocité de la vengeance, je demande comment on pourra exécuter la loi à la lettre. Je suppose que celui dont le membre a été brisé veuille user de représailles, comment s'y prendra-t-il pour mettre en équilibre l'offense et la peine ? Première difficulté insoluble mais que sera-ce, si la fracture a été faite involontairement ? Il faudra, pour qu'il y ait talion, rendre un mal involontaire pour un mal involontaire : car enfin, un coup fortuit et un coup prémédité ne sont pas talion. Mais, comment, pour se venger d'un acte involontaire, reproduire la même acte sans intervention de la volonté ? Et quand l'offenseur aurait agi volontairement, il ne permettra pas à l'offensé de lui faire une blessure plus large ou plus profonde ; or, de poids et de mesure pour régler cela, je n'en vois pas. Ce n'est pas tout : si la blessure rendue excède ou varie, le ridicule se mêlera à l'atroce ; car le talion naîtra du talion, et cela indéfiniment. Quant à cette loi qui permet de couper et de se départir le corps du débiteur qui leur a été adjugé en commun par le magistrat, je m'abstiens d'en parler. Que peut-on voir de plus barbare, de plus révoltant, que l'action de se partager les lambeaux du corps d'un débiteur pauvre, comme on divise aujourd'hui les biens pour les vendre en détail ? Ici Sextus Cécilius, embrassant Favorinus de ses deux bras : Non, lui dit-il, je ne me souviens pas d'avoir vu un homme qui connût mieux que toi non seulement la Grèce, mais Rome même. Quel philosophe a jamais approfondi les lois de son école, comme toi nos lois décemvirales ? Mais interromps un instant, je te prie, le cours de tes argumentations académiques ; réprime ce goût qui vous porte à attaquer et à défendre tout ce qu'il vous plaît, et examine plus mûrement la nature de ce que tu as censuré. Et d'abord, garde-toi de mépriser ces lois du vieux âge, sur ce qu'elles sont pour la plupart tombées en désuétude. Tu n'ignores pas que, pour être efficaces, les lois doivent changer et se modifier selon les mœurs du temps, la forme du gouvernement, les intérêts du moment, et le genre ou le degré du mal à guérir. Elles ne sont donc pas immuables ; elles sont, comme le ciel et la mer, sujettes à des variations et à des vicissitudes. Quoi de plus sage que la loi de Stolon sur le nombre d'arpents qu'on pourrait posséder ? Quoi de plus utile que le plébiscite de Voconius, qui restreignait le droit de succession des femmes ? Quoi du plus nécessaire pour la répression du luxe que les lois Licinia et Fannia, et tant d'autres lois somptuaires ? Et cependant elles ont toutes disparu sous les flots, pour ainsi dire, de l'opulence romaine. Mais comment as-tu pu taxer d'inhumanité la loi, à mon avis, la plus humaine de toutes, celle qui ordonne de fournir un "iumentum" au malade ou au vieillard, appelé devant le magistrat ? Voici le texte de la loi : "S'il y a appel devant le magistrat ; si la maladie ou l'âge empêche le défendeur, le demandeur offrira un "iumentum" ; si le défendeur refuse, il ne lui sera pas fourni de litiére." Tu penses peut-être qu'il s'agit ici d'une maladie grave avec fièvre et frisson, et que "iumentum" signifie une bête de somme, et tu trouves, par conséquent, qu'il y a peu d'humanité à arracher un malade de son lit, pour le jeter sur le dos d'une bête de somme et le transporter ainsi devant le magistrat ? Il n'en est rien, mon cher Favorinus; rien n'indique que la maladie dont parle la loi soit autre chose qu'une simple indisposition, sans fièvre, sans danger de mort. Ce qui le prouve, c'est que, dans un autre endroit, pour désigner une maladie grave, dangereuse, les rédacteurs de ces lois ne disent pas maladie tout court, mais maladie malfaisante, "morbus nosonticus". "Iumentum" n'avait pas, non plus, le sens restreint qu'il a aujourd'hui : il signifiait un chariot traîné par des bêtes attelées ; car nos pères ont formé "iumentum" de "iungere", joindre. "Arcera" désignait un chariot couvert et fermé de tous côtés, une sorte de grand coffre jonché de draps, où l'on se faisait porter tout couché, lors qu'on était ou très malade ou très vieux. Y avait il donc de la cruauté à faire donner un char au pauvre ou à l'indigent, appelé en justice, qu'un mal aux pieds ou un autre accident empêchait de marcher? On ne voyait pas que les commodités d'une litière fussent indispensables, lorsqu'un char quelconque suffisait pour une altération accidentelle des forces. Le but de la loi était d'empêcher qu'une indisposition ne devint le prétexte d'un délai indéfini pour ceux qui voudraient manquer à la foi promise ou décliner l'action de la justice. Passons à la sanction pénale des injures. Si une amende de vingt-cinq as est une assez faible réparation, d'abord elle n'embrassait pas toutes les injures ; en second lieu, elle ne laissait pas de former une somme assez considérable, puisqu'à cette époque l'as valait une livre. Les injures graves, faites aux esclaves aussi bien qu'aux hommes libres, un os cassé, par exemple, étaient plus sévèrement punies. Il y avait pour certaines injures peine du talion ; mais le talion, ami, tu l'attaquais un peu trop sévèrement. Tu as argumenté avec beaucoup d'esprit contre la loi, pour prouver qu'elle était inapplicable : « Il ne saurait jamais y avoir talion, disais-tu, puisque la rupture d'un membre ne balancera jamais exactement la rupture d'un autre membre. » J'avoue, mon cher Favorinus, que la parité serait difficile à obtenir. Mais que voulaient les décemvirs ? Prévenir les voies de fait ou les rendre moins fréquentes, et ils ont cru qu'ils y réussiraient par la menace du talion. Ils n'ont pas pensé qu'un homme qui, après avoir rompu un membre à un de ses semblables, refusait de se racheter du talion, méritât tant d'égards, que l'on dût s'enquérir s'il l'avait fait avec ou sans intention, lui mesurer le talion à la ligne ou le lui peser à la balance : ils ont voulu que la stricte égalité du talion fût observée dans l'animosité, dans l'élan, dans la partie du corps; mais ils n'y ont pas subordonné les suites involontaires de la réciprocité : car la volonté peut mesurer ses efforts, mais elle ne peut mesurer l'effet de ses actes. Or, s'il on est ainsi, et la nature même de la justice le confirme, tes arguments sur cette réciprocité indéfinie de talions, que la loi te semble impliquer, sont plus subtils que justes. Si le talion ainsi restreint te paraît encore trop rigoureux, quelle rigueur y a-t-il donc, je te le demande, à te faire ce que tu n'as pas craint de faire à autrui ? Encore te laisse-t-on le droit de transiger ; et si tu souffres le talion, c'est que tu l'as choisi. Enfin, je ne veux pas te laisser ignorer que les difficultés qui s'élevaient sur l'application du talion ramenaient nécessairement les parties devant le juge. En effet, le défendeur, qui n'avait pas voulu transiger, était condamné à la peine du talion; s'il ne voulait pas la subir, le juge estimait le dommage et convertissait le talion en une réparation pécuniaire. Ainsi, quand une transaction paraissait onéreuse à l'agresseur et le talion trop sévère, toute la rigueur de la loi se résolvait en une amende. Reste ce dépècement d'un corps à partager, qui te parait si hideusement barbare : je vais te répondre. C'est par le culte et la pratique de toutes les sortes de vertus que, de la plus humble origine, le peuple romain est parvenu à un si haut point de pudeur; mais, entre toutes les vertus, il ont un culte particulier pour la bonne foi, qui lui fut toujours sacrée dans la vie privée comme dans la vie publique. Ainsi, pour ne point la violer, Rome livrait à l'ennemi ses plus illustres consuls; ainsi le client, dont on avait reçu la foi, devenait plus cher qu'un parent ; et les droits de la famille ne pouvaient prévaloir contre la protection qu'on lui avait jurée : il n'était pas de forfait plus odieux que l'abandon d'un client. Nos ancêtres ont voulu sanctionner la bonne foi, non seulement dans l'ordre des devoirs, mais encore dans les relations commerciales, et surtout dans le prêt d'argent. Ils sentirent qu'on privait la gêne temporaire de cette ressource, à laquelle chacun peut avoir à recourir dans la vie de tous les jours, si le débiteur de mauvaise foi pouvait, sans un grand risque, se jouer du créancier. Le débiteur donc, qui avait reconnu la dette ou avait été condamné, avait trente jours pour chercher la somme et s'acquitter. Ces jours furent appelés "iusti", légaux, par les décemvirs ; c'était, entre les parties, une sorte de trêve légale, une suspension de toutes poursuites judiciaires. Le délai expiré sans payement, le débiteur était cité devant le préteur, qui l'adjugeait à celui en faveur de qui le juge avait prononcé ; on le liait avec une courroie ou avec des chaînes. Voici, je crois, le texte de la loi : « Que celui qui avoue ou est condamné légalement ait les trente jours légaux ; qu'on l'amène devant le magistrat. S'il n'exécute pas la condamnation, ou si personne ne se porte légalement caution pour lui, qu'il soit conduit dans la maison du créancier, lié avec une courroie ou avec des chaînes pesant quinze livres au moins, ou plus, si le créancier le veut. Que le débiteur vive, s'il veut, à ses frais ; s'il ne le veut pas, que celui qui le tient garrotté donne une livre de farine par jour ; qu'il donne plus s'il veut. » Cependant, on avait encore le droit de s'arranger à l'amiable ; et à défaut d'arrangement, le débiteur était retenu dans les fers pendant soixante jours. Dans cet intervalle, il était amené devant le tribunal du préteur ; et, chaque fois, on rappelait à haute voix le montant de la condamnation. Le troisième jour, le débiteur était puni de mort, ou envoyé à l'étranger, au delà du Tibre, pour être vendu. Or, cette peine de mort, dont le but était, je l'ai déjà dit, d'assurer le respect dû à la foi promise, les législateurs, cruels à dessein, en avaient fait un objet d'horreur et d'épouvante. Si la condamnation avait été prononcée au profit de plusieurs créanciers, ceux-ci avaient le droit de couper son corps on morceaux et de se le partager. Je citerai les termes mêmes de la loi, pour que tu ne croies pas que je recule devant leur odieuse crudité : « Le troisième jour de marché, qu'ils le coupent en parties ; s'ils coupent trop ou trop peu, il n'y aura pas fraude.» Quoi de plus atroce ? quoi de plus barbare ? Mais n'est-il pas évident qu'on a entouré la peine de cet appareil de cruauté, précisément pour n'avoir jamais à y recourir. Si nous voyons aujourd'hui adjuger et lier maint débiteur, c'est que les hommes pervers ne redoutent aucunement la peine des fers ; mais qu'un homme dans l'antiquité ait été dépecé, c'est ce que je n'ai jamais lu ni ouï dire. pourquoi ? Parce qu'il n'est pas possible de braver une peine aussi effroyable. Crois-tu, Favorinus, que si la loi des Douze-Tables sur le faux témoignage n'était pas tombée en désuétude ; si l'homme convaincu de faux témoignage était encore précipité du haut de la roche Tarpéienne, crois-tu que nous verrions aujourd'hui autant de faux témoins ? La sévérité de la répression est souvent une leçon de conduite, un moyen de discipline morale. Nous lisons les historiens peu nombreux de l'antiquité, et nous connaissons tous l'histoire de Métus Fuffétius. Cet Albain, pour avoir violé traîtreusement le traité conclu avec le roi de Rome, fut attaché à deux chars qui partirent en sens contraire, et l'écartelèrent : supplice inouï, supplice affreux ! Qui le nie ? Mais que dit le plus élégant des poètes ? "C'était à toi, Albain, de tenir ta parole". Cette dissertation, que j'abrège, de Sextus Cécilius, obtint l'approbation et les éloges de tous les assistants et de Favorinus lui-même ; mais on vint nous annoncer que le moment était venu da saluer César, et nous nous séparâmes.

II. Signification du mot "siticines", qu'on trouve dans un discours de M. Caton. On lit le mot "siticines" dans un discours de M. Caton, intitulé : Que l'ancien magistrat se retire, quand le nouveau est arrivé. Il dit : "Siticines", et "liticines", et "tubicines". Césellius Vindex, dans ses Commentaires des Leçons anciennes, déclare savoir que les "liticines" jouent du clairon, et les "tubicines" de la flûte; mais de quel instrument jouaient les "siticines" ? Il avoue ingénument qu'il l'ignore. Pour moi, j'ai lu dans les Conjectures de Capiton Attéius, qu'on appelait "siticines" les musiciens qui jouaient auprès de ceux qui étaient "siti", c'est-à-dire morts et ensevelis, et qu'ils avaient pour instrument une flûte d'une espèce particulière, qui n'avait rien de commun avec les autres flûtes.

III. Pourquoi le poète L. Attius a-t-il dit, dans ses Pragmatiques, que les "sicinistae" avaient un nom nébuleux ? Ceux que le vulgaire appelle "sicinistae", les hommes qui parlent bien les appellent "sicinnistae", en doublant le n. Le "sicinnium" est une vieille danse. On chantait alors en dansant ce que nous chantons aujourd'hui immobiles. Le poète L. Attius a employé ce mot dans ses Pragmatiques, où il dit que les "sicinnistae" ont un nom nébuleux : nébuleux, je crois, parce que l'étymologie de "sicinnium" lui semblait obscure.

IV. Il est indigne d'un homme honnête de hanter les comédiens. Paroles du philosophe Aristote à ce sujet. Un jeune homme riche, disciple du philosophe Taurus, aimait à hanter les comédiens, les tragédiens, les joueurs de flûte, et se plaisait dans la société de ces hommes de libre allure. Ces sortes d'artistes sont appelés chez les Grecs les artistes de Bacchus. Taurus voulait détourner ce jeune homme de la fréquentation de ces gens de théâtre ; il lui envoya le passage suivant de l'ouvrage d'Aristote, intitulé : Problèmes encycliques, avec recommandation de le lire tous les jours : « Pourquoi les artistes de Bacchus sont-ils le plus souvent pervertis ? Est-ce parce qu'ils restent étrangers à l'étude et à la philosophie, consacrant la plus grande partie de leur existence au métier qui les fait vivre ? Est-ce parce qu'ils sont presque toujours dans les débauches, quelquefois dans la misère ? Je vois là deux sources de vices. »

V. Texte et traduction latine d'une lettre d'Alexandre à Aristote, et de la réponse du philosophe. Les leçons sur les sciences et les arts du philosophe Aristote, précepteur du roi Alexandre, étaient, dit-on, divisées en deux espèces : il appelait les unes exotériques, les autres acroatiques. Les premières roulaient sur la rhétorique, l'argumentation sophistique et la politique ; les autres avaient pour objet une philosophie plus profonde et plus élevée : l'étude de la nature et les discussions de la dialectique. Aristote consacrait le matin à l'enseignement de la partie acroatique, dans le Lycée ; on n'y était pas admis au hasard : il fallait avoir fait preuve d'esprit, de connaissances préalables et du goût pour l'étude. Il donnait ses leçons sur la partie exotérique dans le même lieu, le soir ; et il y admettait tous les jeunes gens sans distinction. Il appelait ce dernier cours promenade du soir, et l'autre promenade du matin ; car il les faisait l'un et l'autre en se promenant. Ses livres, où l'on retrouve ses leçons orales, ont reçu la même division : les uns ont été appelés exotériques, les autres acroatiques. Quand Alexandre apprit que son précepteur avait publié ses leçons acroatiques, il remplissait presque toute l'Asie du bruit de ses armes, et harcelait Darius de combats et de victoires. Il sut néanmoins trouver le loisir d'écrire à Aristote pour lui reprocher d'avoir divulgué, par la publication de ses livres, la science acroatique à laquelle il l'avait initié : « En quoi, lui dit-il, pourrai-je l'emporter sur le reste des hommes, si ce que j'ai reçu de toi devient la propriété commune de tous ? C'est par le savoir que je veux être distingué plutôt que par la puissance et la richesse. » Aristote lui répondit : « Tu te plains que j'aie publié mes livres aoroatiques, au lieu de les tenir cachés comme des mystères : sache qu'ils sont publiés, et qu'ils ne le sont pas, puisqu'ils ne seront intelligibles que pour ceux qui m'entendent. » Voici le texte même des deux lettres, que je prends dans un ouvrage du philosophe Andronicus. J'aime dans l'une et l'autre la précision et l'exquise élégance du style. « Alexandre à Aristote, salut. - Tu n'as pas bien fait de publier tes Leçons acroatiques. En quoi serai-je supérieur au reste des hommes, si la science que j'ai reçue de toi devient la possession de tout le monde ? J'aurais voulu l'emporter par le savoir plutôt que par la puissance. Adieu. » « Aristote au roi Alexandre, salut. - Tu m'as écrit au sujet de mes Leçons acroatiques. Tu penses que j'aurais dû les tenir secrètes. Sache qu'elles sont publiées, et qu'elles ne le sont pas : car elles ne seront intelligibles que pour ceux qui m'ont entendu. Adieu. » J'ai voulu rendre par un seul mot latin le grec g-xynetoi g-gar g-eisin, et je n'ai pu trouver que le mot cognobilis employé par M. Caton dans sa sixième Origine : "Itaque ego cognobiliorem cognitionem esse arbitror", aussi je pense que l'intelligence en est plus facile.

VI. Faut-il dire "habeo curam vestri", ou "vestrum" ? Discussion à ce sujet. Je demandais à Sulpicius Apollinaris, dans le temps où, très jeune encore, je suivais son école, la raison du mot "vestri" dans ces phrases : "Habeo curam vestri", je prends soin de vous ; "misereor vestri", j'ai pitié de vous. « Quel est donc ici, lui disais-je, le cas direct de "vestri" ? - Tu me demandes, me répondit-il, ce que depuis longtemps je ne cesse de me demander. Il me semble, on effet, qu'on devrait dire "vestrum", et non pas "vestri", de même que les Grecs disent g-epimeloumai g-hymon, g-kedomai g-hymon, "Vestrum" traduit mieux g-hymon que "vestri", puisqu'il est le génitif du pronom dont "vos" est le nominatif, ou, comme tu l'appelles, le cas direct. Cependant, continua-t-il, je trouve en bien des endroits "nostri" et "vestri", au lieu de "nostrum" et "vestrum". L. Sylla, au second livre de ses Mémoires : "Quo si fieri potest, ut etiam nunc nostri uobis in mentem ueniat : nosque magis dignos creditis, quibus ciuibus, quam hostibus utamini ; quique pro uobis potius, quam contra uos pugnemus; neque nostro, neque maiorum nostrorum merito nobis id continget", s'il se peut faire que vous vous souveniez encore aujourd'hui de nous ; si vous nous jugez dignes d'être vos concitoyens plutôt que vos ennemis, de combattre pour vous plutôt que contre vous, c'est un bonheur dont nous ne serons redevables ni à nos services ni à nos ancêtres. Térence dit dans le Phormion : "Ita plerique ingenio sumus omnes : nostri nosmet paenitet". Nous sommes ainsi faits pour la plupart ; nous nous plaignons de nous-mêmes. On lit dans une comédie d'Afranius : "Nescio qui nostri miseritus tandem deus". Je ne sais quel dieu a eu enfin pitié de nous. Labérius dit de même dans la Nécromancie : "Dum diutius retinetur, nostri oblitus est". Absent depuis si longtemps, il ne se souvient plus de nous. Il n'est pas douteux, poursuivit Apollinaris, que dans "nostri oblitus est", "nostri miseritus est", "nostri" ne soit toujours au même cas que "mei", de moi, dans "mei paenitet", je suis mécontent de moi ; "mei miseritus est", j'ai pitié de moi ; "mei oblitus est", je m'oublie. Or, moi est au cas intorrogatif que les grammairiens appellent génitif, et a pour nominatif "ego", moi, dont le pluriel est "nos", nous. "Tui", de toi, est également le génitif de "tu", toi, dont le pluriel est "vos", vous. C'est ainsi que Plaute a décliné ces deux pronoms dans les vers suivants du Menteur : "Si ex te tacente fieri possem certior Here, quae miseriae te tam misere macerent, Duorum labori ego hominum parsissem lubens : Mei te rogandi, et tis respondendi mihi". Si ton silence pouvait m'apprendre les chagrins qui te dévorent, j'épargnerais volontiers une fatigue à deux personnes : à moi celle de t'interroger, à toi celle de me répondre. "Mei", dans ce passage de Plaute, ne vient pas de "meus", le mien, mais de "ego". Si donc on voulait dire "pater mei" pour "pater meus", mon père, comme les Grecs disent g-ton g-patera g-mou, la locution, sans doute, serait contraire à l'usage, mais grammaticalement correcte, et tout aussi plausible que celle de Plaute, "labori mei" pour "labori meo". Le pluriel suit la même règle : ainsi Gracchus a dit "misereri vestrum", avoir pitié de vous ; M. Cicéron, "contentio vestrum", votre débat, et "contentio nostrum", notre débat ; Quadrigarius a écrit au dix-neuvième livre de ses Annales : "C. Mari, ecquando te nostrum et reipublicae miserebitur ?" Marius, quand auras-tu pitié de nous et de la république ? Pourquoi donc Térence a-t-il dit "paenitet nostri" au lieu de "nostrum", et Afranius "miseritus est nostri" au lieu de "nostrum" ? Je n'en vois qu'une seule raison : ils se seront autorisés de l'exemple de l'antiquité, qui, en fait de langage, n'était guère scrupuleuse. En effet, de même qu'on a dit fréquemment "vestrorum" pour "vestrum", témoin ce passage du Revenant de Plaute : "Verum illud esse maxuma pars uestrorum intellegit", Le plus grand nombre d'entre vous comprend que cela est vrai. où "vestrorum" a bien le sens de "vestrum" ; de même on a dit quelquefois aussi "vestri" pour "vestrum". Mais, sans aucun doute, si l'on veut parler correctement, on doit préférer "vestrum" à "vestri". C'est donc bien mal à propos qu'on a altéré, dans la plupart des exemplaires de Salluste, un passage dont le texte était très pur. Il avait écrit, dans son Catilina : - "Saepe majores uestrum miseriti plebis Romanae", souvent vos ancêtres ont au pitié du peuple romain ; on a effacé "vestrum" pour y substituer "vestri" ; et cette faute a passé dans un grand nombre de copies. Je me souviens qu'Apollinaris me tint ce discours, et je reproduis ses paroles telles qu'il les prononça.

VII. On trouve dans les poètes grecs une étonnante ou plutôt une ridicule diversité d'opinions sur le nombre des enfants de Niobé. Homère en compte douze, fils et filles ; Euripide, quatorze ; Sapho, dix-huit ; Bacchylide et Pindare, vingt ; quelques autres, trois seulement.

VIII. Des choses qui paraissent subir l'influence des diverses phases de la lune. Le poète Annianus, possesseur d'une terre située dans le pays des Falisques, avait l'habitude d'y fêter le temps des vendanges. Il m'invita à la célébration de cet anniversaire avec quelques autres de ses amis. Pendant que nous étions à table, il nous arriva de Rome une grande quantité d'huîtres. On les servit : si elles étalent nombreuses, en revanche elles étaient maigres et desséchées. « La lune, dit Annianus, est sans doute sur son déclin ; et l'huître, comme tant d'autres choses, est maigre et sèche. » Nous lui demandâmes quelles étaient ces autres choses qui subissaient ainsi l'influence du déclin de la lune. « Ne vous souvenez-vous pas, répondit-il, des vers de notre Lucilius : "la lune nourrit les huîtres, emplit les oursins, engraisse les moules et les bestiaux". Or, tout ce qui croît avec la lune, décroît avec elle. Les yeux mêmes des chats se dilatent ou se rétrécissent selon les phases analogues de la lune. Mais voici quelque chose de plus étonnant ; je l'ai lu dans le quatrième livre de Plutarque sur Hésiode : "L'oignon reverdit et germe quand la lune décroît ; il sèche, au contraire, quand elle croît". Voici pourquoi, selon les prêtres d'Égypte, les Pélusiotes ne mangent pas d'oignon : ce légume, disent-ils seul entre tous, a des alternatives de croissance opposées à celle de la lune. »

IX. Citation de quelques traits recherchés qui charmaient Antonius Julianus, dans les mimiambes de Cn. Matius. Antonius Julianus se disait charmé par les brillantes témérités de style du savant Cn. Matius. Il aimait à citer entre autres ce passage de ses mimiambes : "Ranimer sur son sein brûlant une amante glacée ; confondant leurs lèvres à la manière des colombes". Il trouvait aussi un art plein de grâce dans ces vers : "Tapis tondus, enivrés de fard, que le coquillage a imbus et empoisonnés de pourpre". Et dans ceux-ci : "Ensuite il jette par terre les plats du cuisinier, et lui demande d'un ton insolent des mets délicats".

X. Ce que signifient ces mots : "ex iure manum consertum". Les mots "ex iure manum consertum" ont été pris des anciennes actions, et se disent encore aujourd'hui devant le préteur, quand on suit la loi des Douze-Tables, et qu'on se dispute la possession intérimaire. Un jour, à Rome, je priai un grammairien très renommé de m'en donner le sens. il me regarde de haut, et me dit : « Tu te trompes, jeune homme, ou tu plaisantes ; je suis grammairien, et non jurisconsulte. Si tu as quelque question à faire sur Virgile, Plaute ou Ennius, tu peux parler. - C'est précisément sur un passage d'Ennius que je veux te consulter, maître, lui répondis-je : car ces mots sont d'Ennius. » Il s'étonna; il dit que ces mots, n'ayant rien de poétique, ne pouvaient se trouver dans aucun poème d'Ennius. Alors je citai de mémoire les vers suivants du huitième livre des Annales. Ils m'avaient paru singulièrement remarquables, et je les avais retenus : "Pellitur e medio sapientia ; ui geritur res. Spernitur orator bonus, horridu' miles amatur. Haud doctis dictis certantes; nec maledictis, Miscent inter sese inimicitias agitantes. Non ex iure manum consertum, sed mage ferro Rem repetunt, regnumque petunt, uadunt solida ui". La sagesse est bannie ; c'est la force qui décide : on méprise un orateur éloquent, on aime un soldat couvert de ses armes. On ne combat plus avec la parole savante ou railleuse : on se mêle en ennemis ; point de lutte juridique. On revendiqua le fer à la main ; la victoire est le prix de la force. Après avoir entendu ces vers d'Ennius : « Je te crois, me dit le grammairien ; mais, à ton tour, crois-moi : Q. Ennius n'a pas emprunté cette locution à la poésie, mais à la jurisprudence. Va donc apprendre où Ennius a appris. » Je suivis le conseil du maître, qui, tout en ne m'éclairant pas lui-même, m'indiquait du moins qui pourrait m'instruire. Je ne crois pas inutile d'insérer ici les renseignements que m'ont fournis les écrits des jurisconsultes : quand on vit au milieu des hommes et des affaires, on ne doit pas ignorer les termes usuels des actions civiles. "Manum conserere", c'est appréhender de la main, simultanément avec son adversaire, d'une manière réelle et sur les mêmes l'objet litigieux, tel qu'un champ ou tout autre bien, et le revendiquer avec les paroles voulues. La "vindicia", c'est-à-dire l'appréhension manuelle et réelle de l'objet, sur les lieux mêmes, avait d'abord lieu devant le préteur, d'après la loi des Douze-Tables, qui porte : "Si qui in iure manum conserunt", si les parties en viennent aux mains devant le magistrat. Mais plus tard, quand la juridiction des préteurs s'étendit avec les frontières de l'Italie, ils furent surchargés d'affaires, et ils trouvèrent pénible de voyager au loin pour assister aux vindictes. Il fut établi, par un consentement tacite du peuple, contrairement à la loi des Douze-Tables, que les plaideurs ne feraient plus la "manuum consertio", l'appréhension, devant le préteur, comme juge ; mais qu'ils se provoqueraient l'un l'autre à se rendre du tribunal auprès de l'objet litigieux, pour y faire la "manuum consertio". Ils partaient ensemble pour le champ en question, et en rapportaient un peu de terre, une motte, par exemple, à Rome, devant le tribunal du préteur, et la revendication s'accomplissait sur cette motte, comme sur la champ tout entier. C'est à quoi Ennius fait allusion, quand il dit qu'on n'agit pas suivant la loi, comme cela se passe d'ordinaire devant la préteur, qu'on n'engage pas davantage la lutte juridique hors la présence du magistrat, qu'on a recours à la guerre, au fer, à la force ouverte et violente. Ici le poète compare cette violence juridique de la baguette, violence purement nominale, avec la violence réelle d'un combat sanglant.

XI. Du mot sculna qui se trouve dans M. Varron. P. Lavinius a composé un bon livre intitulé : "Des termes bas". Il y est écrit que "sculna" s'emploie vulgairement pour "seculna", mais qu'il est plus élégant de dire "sequester". Ces deux mots, dérivent de "sequor", parce que les deux partie suivent la foi du séquestre qu'elles ont choisi. "Sculna" se trouve dans le recueil historique de M. Varron, intitulé Caton, comme P. Lavinius nous l'apprend. Ce qui était déposé entre les mains du sequester était dit "sequestro positum", où "sequestro" est adverbe. Caton, dans son discours contre Thermus au sujet de Ptolémée, a dit : "Per deos immortales, nolite uos sequestro ponere", par les dieux immortels, n'allez pas vous mettre en séquestre.

FIN DE L'OUVRAGE

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