L'HECYRE
(OU LA BELLE-MÈRE)

PRODUITE UNE PREMIÈRE FOIS, SANS AVOIR PU ÊTRE JOUÉE,
l'an de Rome,- 589. au mois d'avril ,
REPRESENTEE, SEULEMENT EN PARTIE,
la même année;
JOUÉE ENFIN QUATRE ANS PLUS TARD
l'an de Rome 593.

de

TERENCE

Traduction nouvelle par Victor Bétolaud (DOCTEUR ES LETTRES DE IA FACULTÉ DE PARIS, ANCIEN PROFESSEUR DE L'UNIVERSITÉ,. MEMBRE dE LA LÉGION D'HONNEUR)

Garnier frères

 

TITRE ou DIDASCALIE

Cette pièce fut produite par les acteurs, à l'occasion des jeux de Cybèle, sous les édiles curules Sextus Julius César et Cn. Cornélius Dolabella: Elle ne put être jouée. Flaccus [affranchi] de Claudius, en avait fait la musique, où il avait employé les flûtes égales. Elle est prise tout entière du grec d'Apollodore. Cette première fois il n'y eut pas de prologue prononcé. Elle fut redonnée sous le consulat de Cn. Octavius et de Tit. Manlius, à l'occasion des jeux funèbres célébrés en l'honneur de Paul Émile. Ce fut sans succès. On la représenta une troisième fois, sous les édiles curules Q. Fulvius et L. Marcius, le chef de la troupe étant L. Ambivius Turpion; elle réussit.

PERSONNAGES DE LA PIÈCE

LE PROLOGUE.

SOSTRATA, mère de Pampbile, belle-mère de Philumène.
LACHES, époux de Sostrata.
PAMPHILE, fils de Lâches et de Sostrata, époux de Philumène.
PHIDIPPE, père de Philumène,époux de Myrrhina.
MYRRHINA, épouse de Phidippe, belle-mère de Pamphile.
BACCHIS, courtisane, ancienne maitresse de Pamphile.
PHILOTIS, courtisane.
SYRA, vieille courtisane.
PARMÉNON, esclave de Pamphile.
SOSIE, esclave attaché au service de Pamphile.
PERSONNAGES MUETS
PHILUMÈNE, femme de Pamphile, fille de Phidippe et de Myrrhina.
SCIRTUS, valet de Pamphile.
UNE NOURRICE.
DEUX SERVANTES DE BACCHIS.

La scène est à Athènes.

SOMMAIRE
par
SULPICE APOLLINAIRE

Pamphile a épousé Philumène à qui, sans la connaître, il avait fait violence quelque temps avant de devenir son époux, lui arrachant alors un anneau par lui donné en présent à la courtisane Bacchis, sa maîtresse. A la suite de son mariage il est parti pour Imbros sans avoir cohabité avec sa femme. Voyant sa fille enceinte, et ne voulant pas que la belle-mère le sache, la mère de Philumène emmène celle-ci chez elle sous prétexte de maladie. Pamphile, revenu, découvre l'accouchement. Il cache ce secret, mais ne veut cependant pas reprendre sa femme. Son père suppose que c'est parce qu'il est encore l'amant de Bacchis. Cette dernière se justifie; et à cette occasion, Myrrhina, mère de celle qui a été violée, reconnaît l'anneau de sa fille au doigt de la courtisane. Pamphile reprend sa femme et son fils.

ARGUMENT ANALYTIQUE
DE
L'HÉCYRE

Pamphile s'est marié sur les instances réitérées de Lachès, son père. Il n'en a pas moins continué ses relations avec la courtisane Bacchis; et dès le premier jour de son mariage il a traité comme une étrangère Philumène, sa femme, ne voulant pas la recevoir dans son lit, et par ses dédains espérant la déterminer à quitter la place. Mais le mariage du jeune homme a refroidi Bacchis ; et Pamphile se détache insensiblement d'elle, si bien qu'au bout de deux mois il est complètement dégagé de sa première chaîne. C'est à ce moment que son père l'envoie d'Athènes à Imbros poursuivre la succession d'un de leurs parents.
Philumène, restée auprès de Sostrata, sa belle-mère, se mainlient d'abord en assez bonne intelligence avec elle. Puis tont à coup elle l'évite avec une persistance singulière. Qui plus est, elle ne tarde pas, alléguant qu'elle est malade, a se retirer dans sa propre famille, où sa mère la retient obstinément. Cette retraite est attribuée par les deux pères soit aux mauvais conseils, soit au mauvais caractère de leurs femmes. De là perpétuelles attaques, perpétuelles récriminations dans les deux ménages; et c'est au milieu de ces conflits que Pamphile revient après trois mois d'absence. L'action commence le jour même de son retour.
Douloureusement instruit de ce qui se passe et impatient de revoir Philumène, le jeune époux, sans être attendu, entre chez Myrrhina, sa belle-mère. C'est pour en ressortir presque aussitôt. D'un coup d'oeil il a reconnu que sa femme, dont il ne s'était rapproché que depuis cinq mois au plus, vient de donner le jour à une petite créature. On juge de son indignation. Myrrhina se jette à ses genoux. Elle lui révèle toute la vérité : deux mois avant le mariage la malheureuse Philumène a été, sur la voie publique, prise de force par un inconnu, qui lui a même ravi son anneau. Attendri par les doléances de Myrrhina, Pamphile, tout en renonçant pour jamais à Philumène, s'engage a ne rien révéler, ni aux deux pères ni à Sostrata, sa mère. Celte dernière vient à ce moment avertir son fils qu'elle veut se retirer à la campagne afin qne la jeune épouse rentre au logis. De lenr côté les pères, qui ont appris l'accouchement, sont si loin de le suspecter, (il date en effet de sept mois, époque parfaitement régulière), qu'ils y voient un nouveau motif pour presser la réconciliation. Le jeune homme, sans s'expliquer, persiste dans ses refus; et les deux vieillards en viennent à supposer qu'il est toujours sous la loi de Bacchis. Solennellement interpellée, Bacchis déclare qu'elle n'est plus la maltresse de Pamphile ; et elle consent à renouveler cette déclaration devant la mère et la fille. Dans cette enlrevue, Myrrhina reconnaît au doigt de Bacchis l'anneau de Philumène. Tout ne tarde pas à s'èclaircir. La courtisane se hâte d'en informer Pamphile; et, avec une générosité qui la met an-dessus de ses pareilles, elle se félicite d'avoir par ses explications contribué à lui rendre le bonheur. On décide que le secret continuera à rester ignoré des deux pères ainsi que de l'autre belle-mère. Pamphile reprendra sa femme avec l'enfant qui est le leur; et rien ne troublera plus la paix du jeune ménage.

PREMIER PROLOGUE

Cette comédie a pour titre L'Hécyre. Lorsqu'elle fut donnée pour la première fois, pour la première fois aussi survint un contre-temps fâcheux : on ne put la représenter et la faire connaître, tant le peuple, ébahi d'admiration, s'extasiait devant un acrobate. Aujourd'hui c'est en quelque sorte une pièce tout à fait nouvelle; car, en raison de cette circonstance, l'auteur ne voulut pas la redonner immédiatement, afin de pouvoir la vendre une seconde fois. Vous connaissez d'autres pièces par lui composées. Prenez, s'il vous plaît, connaissance de celle-ci.

SECOND PROLOGUE

Dans ce costume de Prologue c'est comme avocat que je me présente à vous; et, si vous le permettez, ce sera comme avocat heureux. Laissez-moi, maintenant que je suis sur le retour, user des mêmes privilèges que quand j'étais plus jeune. Bien des pièces nouvelles étaient tombées, et je parvins à les faire vieillir sur la scène, empêchant qu'avec l'auteur ne disparussent les oeuvres de sa plume. Quand je vous donnai, entre autres, des pièces nouvelles de Cécilius, je fus obligé de retirer les unes et j'eus grand'peine à maintenir les autres. Mais comme je savais qu'au théâtre la fortune est changeante, sur un espoir incertain je me donnai un mal réel. Je remis les mêmes pièces sur la scène afin d'en obtenir d'autres du même auteur; et je les jouai de mon mieux, pour ne pas le décourager dans son zèle d'écrire. Je parvins à en faire accepter la représentation. Une fois connues, elles eurent le bonheur de plaire; et de cette façon je rétablis sur pied un poète qui, écarté par l'injustice de ses adversaires, avait déjà presque renoncé à ses études favorites, au travail et au culte de la Muse. Que si, à cette époque, faisant peu de cas de l'auteur, je n'eusse voulu m'occuper de lui que pour le détourner, que pour l'engager à préférer le repos à l'étude, je l'aurais dissuadé facilement d'écrire d'autres pièces.
Aujourd'hui prêtez, pour l'amour de moi, une oreille favorable a ce que je demande. Je vous redonne l'Hécyre, qu'il ne m'a | jamais été possible de jouer au milieu du silence, tant la mauvaise fortune s'est acharnée après elle. Cette mauvaise fortune : vous la conjurerez, si votre votre bon goût veut bien venir en aide à nos efforts. Quand je me disposais une première fois à la représenter, des pugiles en renom, et ajoutez à cela des danseurs de corde impatiemment attendus, occupaient les esprits. Le concours de ceux qui leur faisaient cortège, le tapage, les cris des femmes m'obligèrent à me retirer avant le moment même où j'allais commencer. Je voulus, pour cette pièce nouvelle, recourir à mes vieilles habitudes et tenter encore un essai en la représentant derechef. Le premier acte avait réussi, lorsque soudain le bruit se ré pand que l'on va donner un spectacle de gladiateurs. Le peuple vole ou se presse en tumulte, on crie, on se bat pour les places; et dans ce désordre, moi, je ne pus garder la mienne. A cette confusion a succédé le calme et le silence. On m'a donné tout loisir pour représenter la pièce, comme on vous donne tout pouvoir de conserver aux jeux scéniques leur dignité. Ne souffrez pas que, par vous, l'art théâtral devienne le privilège exclusif d'un petit nombre d'auteurs. Accréditez, sanctionnez par votre jugement le suffrage que j'ai donné moi-même. S'il est vrai que mon art n'a jamais été pour moi l'objet d'une avide spéculation, si j'ai toujours estimé que mon gain le plus grand consistait à contribuer le plus grandement possible à vos divertissements, daignez m'accorder ce que je vous demande pour l'auteur. Il a mis son oeuvre sous mon patronage en même temps qu'il se confie à votre loyautés. Ne permettez pas qu'une cabale injuste le livre à d'injustes railleries. Par intérêt pour ma cause faites-lui gagner la sienne, et veuillez écouter en silence. Ainsi, vous donnerez à d'autres le désir de travailler pour le théâtre; ainsi, je trouverai moi-même du profit à représenter devant vous des pièces nouvelles, qui seront plus tard achetées sur mon estimation.

ACTE PREMIER

SCÈNE I

PHILOTIS, SYRA.

PHILOTIS. En vérité, Syra, l'on trouve bien peu de courtisanes qui aient la chance d'avoir affaire à des amants fidèles. Vois seulement ce Pamphile : que de serments, et des plus sacrés, ne prodiguait-il pas à Bacchis ! Qui n'aurait pu facilement se persuader que tant qu'elle vivrait il ne prendrait point femme! Eh bien, le voilà marié.

SYRA. C'est bien pour cela que je te conseille et te recommande instamment de n'avoir de pitié pour aucun. Quelque soit le galant qui te tombe sous la main, il faut le dépouiller, le mutiler, le mettre en pièces.

PHILOTIS. Quoi! sans en excepter personne!

SYRA. Personne : car il n'est pas un d'eux, sache-le bien, qui en venant à toi n'ait l'intention arrêtée de te faire la dupe de ses caresses et d'obtenir tes faveurs au meilleur marché possible. Et toi, ma chère, tu ne leur rendrais pas la pareille, en dressant ruse contre ruse !

PHILOTIS. Cependant il serait injuste, en vérité, d'être la même pour tous.

SYRA. Est-îl donc injuste de se venger de ceux qui sont nos ennemis, ou de les prendre aux pièges mêmes dans lesquels ils cherchent à nous faire tomber? Hélas ! malheureuse que je suis! Pourquoi n'ai-je pas ta jeunesse et te beauté; ou pourquoi n'as tu pas mes principes?

SCÈNE II

PARMÉNON, PHILOTIS, SYRA.

PARMÉNON, parlant à un esclave reste dans l'intérieur. Si le bonhomme me demande, tu diras que je suis allé il n'y a qu'un moment au port m'enquérir de l'arrivée de Pamphile. Entends-tu bien ce que je dis, Scirtus? S'il me demande, voilà ce qu'il faudra dire. S'il ne me demande pas, tu ne diras rien, pour qu'une autre fois je puisse donner cette raison, qui n'aura pas servi. (se tournant vers la scène.) Mais n'est-ce pas la petite Philotis que je vois? D'où arrive-t-elle? Bonjour, Philotis, mille fois bonjour.

PHILOTIS. Oh! bonjour, Parménon.

SYRA. Salut de tout mon coeur, ô Parménon.

PARMÉNON. Et de tout mon coeur aussi salut, Syra. Dis-moi, Philotis, où t'es-tu donc si longtemps divertie?

PHILOTIS. Je ne me suis pas divertie le moins du monde. J'avais quitté ce pays pour aller à Corinthe en compagnie du militaire le plus brutal. Il m'a fallu, malheureuse, l'y supporter pendant deux ans, c'est-à-dire une éternité.

PARMÉNON. Je suppose, n'est-ce pas? que ma chère Philotis a regretté plus d'une fois Athènes, et qu'elle s'en est voulu de la résolution qu'elle avait prise?

PHILOTIS. Rien ne saurait exprimer combien j'avais le désir de revenir ici, de planter là le soudard, de revoir ces lieux, de vous revoir tous. Il me tardait de me retrouver, avec mes anciennes habitudes, au milieu de vous, à table, en pleine liberté; car là-bas on ne pouvait parler que durant un temps déterminé d'avance, ni dire que ce qui lui plaisait.

PARMÉNON. Je ne crois pas qu'il te parût bien commode de voir le soldat te compter les paroles.

PHILOTIS. Mais que se passe-t-il ici? que vient de m'apprendre là dedans Bacchis? Jamais je n'aurais cru que tant qu'elle vivrait il songeât à prendre femme.

PARMÉNON. A prendre femme, dis-tu?

PHILOTIS. Eh bien, quoi! n'est-il pas marié?

PARMÉNON, Oui, mais j'ai grand'peur que ce mariage ne soit pas bien solide.

PHILOTIS. Que les dieux et les déesses puissent t'entendra, si Bacchis y doit trouver son compte! Mais quelle raison aurais-je pour le penser? Explique-toi.

PARMÉNON. Ce ne sont pas choses qu'il soit bon de divulguer. Cesse de me questionner à ce propos.

PHILOTIS. J'entends : on ne veut pas que cela s'ébruite. Crois le bien : si je t'interroge, ce n'est pas pour en jaser, mais pour m'en réjouir secrètement au fond du coeur.

PARMÉNON. Tu ne saurais si bien plaider, que je confie à la discrétion de ta langue les intérêts de mon échine.

PHILOTIS. Ah! veux-tu bien finir, Parménon! Comme si tu ne brûlais pas beaucoup plus de tout me conter que je ne désire, moi, savoir ce que je te demande!

PARMÉNON, à part. Elle dit vrai, et c'est là mon plus grand défaut (Haut.) Si tu me promets de rester bouche close, je te dirai tout.

PHILOTIS. Tu reprends ton naturel. Je te le promets : parle.

PARMÉNON. Écoute donc.

PHILOTIS. Je suis tout oreilles.

PARMÉNON. Pamphile était plus amoureux que jamais de cette Bacchis, lorsque son père se mit à le tourmenter pour qu'il se mariât, lui répétant ce que disent communémenttous les pères : « Je me fais âgé, je n'ai que toi d'enfant, je veux avoir un appui pour mes vieux jours. » D'abord Pamphile refusa; mais le père insista si fort qu'il fut ébranlé, et il se demanda s'il ne devait pas obéir au respect filial plutôt qu'à son amour. A force d'odieuses persécutions, le vieillard obtint ce qu'il voulait. Il lui choisit pour fiancée la fille d'un de nos proches voisins, dont voici la maison. L'engagement ne parut pas d'abord bien grave à Pamphile. Mais arrivèrent les noces : il vit qu'on en faisait les préparatifs, et que sans lui plus accorder de répit on allait le mettre en demeure d'épouser. Alors ce fut un tel désespoir que Bacchis elle-même, si elle se fût trouvée là, aurait pris, je crois, en pitié le pauvre garçon. Toutes les fois qu'on lui laissait un moment de trêve, qu'il pouvait être seul et s'entretenir avec moi : Ah ! Parménon, me disait-il, je suis perdu ! Qu'ai-je fait! Dans quel abîme de maux me suis-je précipité! Je n'y pourrai pas tenir, Parménon; je suis perdu : plains ma misère.

PHILOTIS. Que les dieux et les déesses puissent te confondre, odieux Lâches!

PARMÉNON. J'abrège. Il emmène chez lui sa femme. La première nuit, il ne touche pas du bout du doigt la nouvelle épousée ; la nuit suivante, pas davantage.

PHILOTIS. Que dis-tu! une jeune fille s'est couchée dans le même lit, côte à côte, avec un jeune homme échauffé par la boisson, et celui-ci a pu la ménager! Ce que tu dis est invraisemblable, et je ne crois pas que ce soit vrai.

PARMÉNON. Je comprends qu'il te paraisse ainsi : car on ne vient chez toi que par désir de te posséder. Lui, c'était à son corps défendant qu'il l'avait prise.

PHILOTIS. Que se passe-t-il ensuite?

PARMÉNON. A très peu de jours de là Pamphile m'emmène hors du logis, tout seul, à l'écart. Il me raconte comment la jeune fille est restée vierge auprès de lui, et comment il avait espéré, avant de la faire entrer dans le domicile conjugal, s'accommoder d'un pareil mariage. Mais, ajoute-t-il, si j'ai décidé qu'il m'est impossible de la garder plus longtemps, je n'ai pas pour cela, Parménon, l'envie de me jouer d'elle; et je la rendrai à ses parents pure comme je l'ai reçue. Agir autrement, ce serait manquer à ce que je me dois et compromettre la jeune fille elle-même.

PHILOTIS. Ce que tu me contes là dénote chez Pamphile une âme honnête et délicate.

PARMÉNON, continuant de reproduire les paroles de Pamphile. M'en expliquer moi-même, je pense que ce serait me mettre dans une mauvaise position; la rendre à son père sans avoir aucun grief à formuler contre elle, ce serait de l'impertinence et du dédain. Mais j'espère que lorsqu'elle aura reconnu qu'il est impossible qu'elle vive avec moi, elle finira par quitter la place.

PHILOTIS. Dis-moi : pendant ce teinps-là allait-il chez Bacchis?

PARMÉNON. Tous les jours. Mais il arriva ce qui ne pouvait manquer : voyant qu'il devenait un étranger pour elle, Bacchis ne tarda pas à se montrer bien plus difficile et bien plus arrogante.

PHILOTIS. En vérité, cela ne m'étonne pas.

PARMÉNON. Et cette conduite, plus que tout le reste, le détacha d'elle, lorsqu'après être rentré en lui-même il eut suffisamment apprécié et la courtisane et la jeune femme qu'il avait auprès de lui. L'exemple que donnaient l'une et l'autre l'éclaira sur leurs caractères. L'épouse, retranchée, comme il convient à une âme bien née, dans sa pudeur et dans sa réserve, supportait les mauvais traitements et les injustices de son mari sans laisser soupçonner tant d'affronts. A la fin Pamphile, en partie rattaché à sa femme par la pitié, en partie rebuté par les impertinences de l'autre, se dégagea insensiblement des chaînes de Bacchis, et transporta son amour là où il trouvait un coeur conforme au sien. Sur ces entrefaites mourait à Imbros un vieillard, parent de nos deux maîtres, et son héritage leur revenait légitimement. Pamphile, déjà épris, fut, malgré sa résistance, envoyé là-bas par son père, pendant que sa mère et sa femme restaient ici : car pour le vieillard il se tient caché dans sa campagne, et ne vient que rarement à la ville.

PHILOTIS. En quoi donc le mariage cloche-t-il jusqu'ici?

PARMÉNON. C'est ce que tu vas savoir. Dans les premiers jours et même assez longtemps, les deux femmes s'entendaient tout à fait bien ensemble; puis la bru se mit à détester Sostrata d'une façon singulière, sans que toutefois il y eût jamais entre elles aucun démêlé, aucune plainte.

PHILOTIS. Eh bien donc?

PARMÉNON. Si sa belle-mère venait la trouver pour causer avec elle, la jeune femme fuyait aussitôt de sa présence et ne voulait pas la voir. Enfin, ne pouvant plus la souffrir, elle feint d'être appelée chez sa propre mère pour un sacrifice. Quand elle y eut passé plusieurs jours, sa belle-mère la fit redemander. Alors on allégua je ne sais quel prétexte. Nouveau message : on ne la
rendit pas. Après sommations souvent répétées, on fit croire que la jeune femme était malade. Notre maîtresse se transporte aussitôt pour la voir, elle n'est pas reçue. Dès que le vieilîard apprend cela, il revient ici, c'était hier, tout exprès de la campagne. Sans plus de retard, il va trouver le père de Philumène. Ce qu'ils ont arrange entre eux, je ne le sais pas encore; mais ce qui arrivera de ceci m'intrigue vivement. Tu sais tout. Maintenant je poursuis mon chemin.

PHILOTIS. Et moi j'en fais autant; car j'ai donné rendez-vous à certain étranger, et je vais le rejoindre.

PARMÉNON. Que les dieux te ménagent une bonne réussite!

PHILOTIS. Adieu!

PARMÉNON. Et toi pareillement, adieu, ma petite Philotis!

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I

LACHES, SOSTRATA.

LÂCHÉS. J'en atteste les dieux et les hommes! Quelle engeance que celle-là! Est-ce une conspiration? et faut-il que toutes les femmes aient les mêmes préférences, les mêmes antipathies! Vous n'en trouverez pas une qui s'éloigne tant soit peu du caractère commun. C'est ainsi que les belles-mères sont unanimes à détester leurs brus, et que, sans exception, elles contre-carrent leurs maris avec une même ardeur, une même opiniâtreté. Je crois qu'elles prennent toutes des leçons de malice à la même école; et dans cette école, s'il en existe une, je suis bien sûr que ma femme est passée maîtresse.

SOSTRATA. Que je suis malheureuse! Voilà qu'on m'accuse et je ne sais pas pourquoi.

LÂCHÉS. Ah ! tu ne le sais pas?

SOSTRATA. Aussi vrai, mon Lâchés, que j'implore l'assistance des dieux et que je leur demande là grâce de passer mes jours avec vous.

LÂCHÉS. Me préserve le ciel d'un semblable malheur !

SOSTRATA. Et c'est bien à tort que vous m'accusez. Vous ne tarderez pas à le reconnaître.

LÂCHÉS. Oh ! sans doute, je t'accuse injustement! Pourra-t-on jamais te qualifier comme tu le mérites, en raison de ce que tu as fait? Ne déshonores-tu pas et toi-même et ton mari et ta famille? Ne prépares-tu pas le désespoir de ton fils? De plus, tu nous fais des ennemis de ceux qui avaient accepté notre alliance et qui l'avaient cru digne qu'ils lui confiassent leurs filles. Tu apparais seulement, et c'est assez de ta méchanceté pour troubler tout ici.

SOSTRATA. Qui ? moi !

LÂCHÉS. Oui, toi, détestable créature, qui me prends tout à fait pour une pierre et non pas pour un homme. Croyez-vous que, parce que d'ordinaire je suis le plus souvent à la campagne, je ne sache pas comment chacun de vous se conduit céans? Je me tiens beaucoup mieux au courant de ce qui s'y fait ici que de ce qui se passe là-bas, où je demeure assidûment; et pourquoi? parce que, suivant que vous vous conduirez chez moi, j'aurai au dehors telle ou telle réputation. J'ai entendu dire, il y a déjà longtemps, que Philumène t'avait prise en aversion. Je n'en suis pas du tout étonné; et si elle ne l'avait pas fait, je m'étonnerais bien davantage. Mais je n'aurais pas cru que cela en vînt au point de lui faire aussi détester la maison tout entière. Si je l'avais su elle serait restée ici de préférence, et ce serait toi qui aurais décampé. Et vois, Sostrata, combien peu j'ai mérité le chagrin que tu me causes. Je m'en suis allé habiter la campagne, vous cédant la place, m'assujettissant à ménager notre revenu, pour qu'il vous fût, à vous, permis de dépenser beaucoup et de ne rien faire. On sait que je ne m'épargne pas le travail : je vais au delà de ce que mon âge et la raison exigent. N'aurais-tu pas dû, pour reconnaître ces sacrifices, prendre à coeur de m'éviter tout chagrin?

SOSTRATA. Je n'ai rien fait pour cela, et en vérité il n'y a pas de ma faute.

LÂCHÉS. C'est précisémentle contraire; tu étais seule ici : tous les torts viennent de toi, Sostrata. C'était ton devoir de maintenir ici soigneusement la paix, puisque je vous avais débarrassées des autres soins. N'as-tu pas honte, toi, une vieille, de l'être brouillée avec une jeune femme? Tu me diras que c'est sa faute.

SOSTRATA. Non, je ne dis pas cela, mon Lâchés.

LÂCHÉS. C'est bien heureux, et je m'en félicite vraiment pour notre fils; car, en ce qui te regarde, que tu aies un tort de plus ou de moins, tu n'as,je le sais, rien à perdre.

SOSTRATA. Que savez-vous, mon ami, si elle n'a pas fait croire qu'elle me détestait, afin de rester plus longtemps auprès de sa mère?

LÂCHÉS. Que dis-tu ! N'y a-t-il pas un fait bien significatif? Quand tu es allée pour la voir, personne n'a voulu te laisser parvenir jusqu'à elle.

SOSTRATA. C'est qu'elle était alors extrêmement souffrante, m'a-t-on dit. Voilà pourquoi je n'ai pas été admise auprès d'elle.

LÂCHÉS. Ce qui la rend malade, c'est, j'en suis sûr, ton caractère plus que toute autre chose. Et cela ne s'explique que trop. Il n'y a pas une de vous qui ne veuille son fils marié. Vous leur imposez le parti qui vous a convenu; puis, dès qu'ils ont épousé sur vos instances, sur vos instances aussi ils mettent ensuite ieur femme à la porte.

SCÈNE II

PHIDIPPE, LACHES, SOSTRATA.

PHIDIPPE, à sa fille restée dans la maison. Je sais bien que j'ai le droit de te contraindre à exécuter mes ordres; toutefois la tendresse paternelle me détermine à te céder. Je ne veux pas aller contre ta fantaisie.

LÂCHÉS. Et précisément, voici Phidippe fort à propos. Je vais savoir de lui ce qui en est. Phidippe, je reconnais que je suis d'une complaisance extrême quand il s'agit de tous les miens; mais pourtant je ne pousse pas la faiblesse jusqu'à les gâter. Si vous agissiez de même, il en irait bien mieux pour vos intérêts et pour les nôtres. Aujourd'hui je vois que vous êtes sous la puissance de votre femme et de votre fille.

PHIDIPPE. Oh ! oh ! en vérité!

LÂCHÉS. Quand j'allai hier vous trouver au sujet de votre fille, vous me laissâtes partir aussi incertain que j'étais venu. Si vous voulez que cette alliance soit durable, il ne faut pas que vous dissimuliez vos sujets de mécontentement. Avons-nous manqué en quelque chose? expliquez-vous. Soit en vous détrompant, soit en nous justifiant, nous réparerons tout; vous serez le juge vous-même. Est-ce parce que votre fille est malade, que vous croyez devoir la retenir auprès de vous? Je déclare que vous me faites injure, Phidippe, en craignant qu'elle, ne soit pas suffisamment bien soignée chez moi. En vérité, et j'en atteste le ciel, je ne vous accorderai pas, quoique vous soyez son père, que vous teniez plus que moi à son rétablissement. C'est, du reste, à cause de mon fils : car je sais qu'il n'a pas moins de tendresse pour elle que pour lui-même, et je n'ignore pas combien il sera gravement affligé s'il apprend tout ceci. C'est pourquoi j'ai hâte qu'elle rentre à la maison avant qu'il soit de retour.

PHIDIPPE. Je connais, Lâchés, les prévenances, la bonté de tous les vôtres; et je suis persuadé que ce que vous dites est tel que vous le dites. A votre tour, je vous prie de croire que mon désir est de la voir retourner chez vous, si je peux l'y déterminer d'une façon ou d'une autre.

LÂCHÉS. Quel obstacle vous en empêche? Dites : est-ce qu'elle accuse son mari en quoi que ce soit?

PHIDIPPE. Nullement : car lorsque j'ai insisté davantage et que j'ai voulu employer la force pour qu'elle retournât, elle m'a juré, par tout ce qu'elle a de plus saint, qu'elle ne pourrait demeurer chez vous tant que Pamphile serait absent. Peut-être d'autres ont-ils d'autres imperfections, moi, je suis né avec une humeur débonnaire : je ne sais pas résister aux miens.

LÂCHÉS. Eh bien, Sostrata?

SOSTRATA. Que je suis malheureuse!

LÂCHES à Phidippe. Est-ce chez vous un parti bien arrrêté?

PHIDIPPE. Pour le moment du moins, autant qu'il me paraît. Vous ne me voulez plus rien? car il faut que de ce pas je me rende à la place publique.

LÂCHÉS. J'y vais avec vous.

SCÈNE III

SOSTRATA.

En vérité il est bien injuste que, toutes indistinctement, nous soyons odieuses à nos maris à cause d'un petit nombre de femmes qui nous font regarder comme dignes d'une réprobation commune. J'atteste les dieux que je suis innocente, de ce dont aujourd'hui mon mari m'accuse. Mais il n'est pas facile de me justifier, tant ils sont convaincus que toutes les belles-mères sont injustes. Moi, du moins, je puis jurer que je ne le suis point, car jamais je n'ai traité ma bru autrement que si elle eût été ma propre fille; et je ne m'explique pas ce qui me vaut ces reproches. Je sais seulement que pour mille raisons il me tarde de voir mot fils revenu au logis!

ACTE TROISIÈME

SCÈNE I

PAMPHILE, PARMÉNON, MYRRHINA, qui ne paraît pas sur le théâtre.

PAMPHILE. Non, personne, je crois, n'a trouvé plus de tourments que moi dans son amour. Hélas ! que je suis à plaindre ! Devais-je regarder à la perte d'une telle existence ! Était-ce pour cela que je désirais si ardemment revenir chez moi! Ah! mieux aurait valu cent fois vivre n'importe où, que de reparaître ici et que d'apprendre, pour mon malheur, comment les choses s'y passent. Car tous ceux qui, comme moi, doivent être assaillis par quelque pénible épreuve ont intérêt à le savoir le plus tard possible : c'est autant de gagné.

PARMÉNON. Mais aussi, vous trouverez plus vite le moyen de sortir de peine. Si vous n'étiez pas revenu, ces dépits se seraient augmentés. Maintenant que vous êtes de retour, je suis certain, Pamphile, qu'elles respecteront votre présence. Vous vous ferez rendre compte de tout, vous verrez clair dans leurs récriminations, et vous les réconcilierez l'une ave l'autre. Ce que vous croyez si grave n'est peut-être qu'une bagatelle.

PAMPHILE. Pourquoi vouloir me consoler? Y a-t-il dans le monde entier un être aussi à plaindre que moi? Avant que je l'eusse épousée, l'amour m'enchaînait ailleurs : pour cette première raison il est facile de comprendre, sans que je le dise, combien j'ai été malheureux. Cependant je n'osai refuser celle que mon père me jetait à la tête. A peine m'étais-je arraché de là-bas, à peine avais-je dégagé mon coeur des liens où il était retenu pour l'offrir à ce nouvel objet, voilà qu'un autre obstacle s'élève et met une barrière entre elle et moi. Je suis sûr d'avoir en ceci à reconnaître des torts ou chez ma mère ou chez ma femme. Après une telle découverte, que restera-t-il pour mettre le comble à mon malheur? Par respect pour ma mère, Parménon, je dois supporter ses injustices; et, d'un autre côté, je suis engagé à des réparations envers ma femme, qui longtemps a souffert d'une âme si résignée mes injustes traitements et ne les
a dévoilés en aucune circonstance. Mais il faut qu'il soit survenu je ne sais quoi de bien grave, Parménon, pour qu'aient éclaté entre elles des ressentiments d'une durée si longue.

PARMÉNON. Ce ne doit pas être, en effet, sans importance. Et cependant, à bien se rendre compte, les plus grandes colères ne proviennent pas toujours des plus grands affronts. Souvent ce qui n'impatiente même pas telle personne, excite chez telle autre, dont l'esprit est emporté, la haine la plus violente. Voyez les enfants : ils se mettent en colère à la moindre contrariété. Pourquoi cela? parce qu'ils ne portent pas en eux une raison qui soit assez ferme pour les gouverner. Il en est des femmes comme des enfants; toutes, à peu près, sont légères de cervelle. Peut-être un seul mot aura-t il excité entre elles cette mésintelligence.

PAMPHILE. Entre chez elle, Parménon, et annonce mon arrivée.

PARMÉNON, écoutant à la porte. Hé, qu'y a-t-il?

PAMPHILE. Tais-toi : j'entends remuer vivement et courir dans tous les sens.

PARMÉNON. Tenez : approchez-vous davantage de la porte. Eh bien, entendez-vous?

PAMPHILE. N'ouvre pas la bouche. Ciel !un cri a frappé mes oreilles.

PARMÉNON.Voilà que vous parlez, et vous m'ordonnez de me taire !

MYURHINA, à l'intérieur. Tais-toi, je t'en conjure, ma chère enfant.

PAMPHILE. Il me semble que c'est la voix de la mère de Philumène. Je suis anéanti.

PARMÉNON. Comment cela?

PAMPHILE. C'en est fait de moi.

PARMÉNON. Pourquoi donc?

PAMPHILE. A coup sûr, Parménon, il y a un grand malheur, et tu me le caches.

PARMÉNON.On m'a dit que Philumène, votre femme,avait été saisie de je ne sais quelle frayeur. C'est peut-être cela : je n'en sais rien

PAMPHILE. Je n'existe plus. Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit?

PARMÉNON. Parce que je ne pouvais pas tout vous apprendre à la fois.

PAMPHILE. Quel est son mal?

PARMÉNON. Je l'ignore.

PAMPHILE. Quoi! personne n'a fait venir un médecin?

PARMÉNON. Je ne sais pas.

PAMPHILE. Que tardé-je à entrer moi-même pour m'assurer au plus tôt de tout ce qui se passe? Dans quel état de santé, ma chère Philumène, vais-je te trouver tout à l'heure ! S'il y a le moindre danger pour ta vie, je périrai avec toi : ce n'est pas douteux (il sort.)

PARMÉNON, seul. Il n'est pas nécessaire que je le suive là dedans. Je sais que nous sommes tous mal vus d'eux. Hier personne n'a voulu laisser entrer Sostrata. Si par hasard la maladie devenait plus grave, ce qu'assurémentje ne désire pas, surtout à cause de mon maître, on dirait aussitôt qu'il est entré un esclave de Sostrata; on le prétendrait porteur de quelque maléfice destiné à rendre plus grave l'état de leurs malades; ma maîtresse passerait en accusation, et moi, par quelque chose de pire.

SCÈNE II

SOSTRATA, PARMÉNON, et plus tard PAMPHILE.

SOSTRATA. Depuis une heure, j'entends ici un remue-ménage dont je ne me rends pas compte. Hélas! j'ai bien peur que la maladie de Philumène ne s'aggrave de plus en plus. Grand Esculape, et toi, Déesse de la santé, faites, je vous en conjure, qu'il n'en soit rien. En attendant, je vais entrer la voir.

PARMÉNON. Hé ! Sostrata!

SOSTRATA. Eh bien?

PARMÉNON. Vous allez vous faire mettre une seconde fois à la porte.

SOSTRATA. Ah ! Parménon, tu étais là ! Je suis perdue. Malheureuse, que dois-je faire? Quoi! je n'irai pas voir la femme de Pamphile, quand elle est malade si près de chez nous !

PARMÉNON. Gardez-vous bien de cette visite, et même n'envoyez personne la voir; car aimer les gens dont on est haï, c'est, à mon gré, faire une double sottise : c'est prendre soi-même une peine inutile et leur être importun. D'ailleurs votre fils, à peine arrivé, est entré voir comment elle va.

SOSTRATA. Qu'as-tu dit? Pamphile est revenu?

PARMÉNON. Il est revenu.

SOSTRATA. Le ciel en soit loué ! Ce que tu m'as dit là me rend la vie et chasse de mon coeur toute inquiétude.

PARMÉNON. C'est aussi précisément à cause de cela que je ne voudrais pas vous voir entrer chez elle en ce moment; car si les douleurs de Philumène lui laissent quelque répit, elle lui racontera, j'en suis bien sûr, d'un bout à l'autre, dans le tête-à-tête, ce qui s'est passé entre elle et vous, et de quelle manière a commencé votre mésintelligence. Mais le voilà en personne qui sort de chez elle. Comme il est triste !

SOSTRATA. 0 mon cher fils !

PAMPHILE. Bonjour, ma mère.

SOSTRATA. Je suis heureuse que tu sois revenu bien portant. Et Philumène? est-elle en bonne santé?

PAMPHILE. Elle va un peu mieux.

SOSTRATA. Plaise au ciel que ce mieux continue! Pourquoi donc ces larmes? pourquoi es-tu si triste?

PAMPHiLE, d'un air contraint. Ce n'est rien, ma mère.

SOSTRATA..Qu'était-ce que tout ce bruit? Dis-moi : a-t-elle été saisie d'une crise soudaine?

PAMPHILE. Comme vous le dites.

SOSTRATA. Quel est son mal ?

PAMPHILE. La fièvre.

SOSTRATA. Une fièvre continue?

PAMPHILE. On le dit. Rentrez à la maison, ma mère, s'il vous plaît : je vous suivrai dans un instant.

SOSTRATA. Soit.

PAMPHILE. Toi, Parménon, cours au-devant des esclaves, et aide-les à porter les bagages.

PARMÉNON. Quoi! ne savent-ils pas eux-mêmes le chemin pour revenir à la maison !

PAMPHILE. Tu n'es pas encore parti!

SCÈNE III

PAMPHILE.

Il m'est impossible, dans la situation où je me trouve, de savoir par où commencer le récit des malheurs qui, sans que j'aie dû m'y attendre, viennent me frapper. Ce que j'ai vu de mes propres yeux, ce que j'ai entendu de mes oreilles, tout m'a tellement désespéré, que je suis sorti en hâte de là dedans plus mort que vif. Je venais de m'introduire à la dérobée et timidement auprès de ma femme, supposant que je la trouverais atteinte d'un mal tout autre que celui que j'ai reconnu chez elle. Hélas! grands dieux! quand les servantes m'eurent vu entrer, sur-le-champ toutes avec joie s'écrièrent : « Le voilà ! » C'était l'effet de mon apparition inattendue. Mais soudain je m'aperçus qu'elles changeaient toutes de visage, parce qu'un incident venait de rendre ma présence importune. Cependant une d'elles, en hâte, prend les devants et court annoncer ma venue; je la suis tout droit, pressé de voir Philumène. J'entre, et du premier coup d'oeil je reconnais quel est son mal : car elle n'avait pas eu le temps de pouvoir rien cacher, et il lui était impossible de donner à ses plaintes un autre accent que ne l'y obligeait son état. A cette vue, « Quelle indignité! » m'écriai-je; et aussitôt je m'enfuis en pleurant, percé jusqu'au fond du coeur d'un coup si incroyable et si cruel. Sa mère s'attache à mes pas. Au moment où j'allais franchir le seuil, elle se jette à mes genoux en pleurant comme une désespérée. Je me laissai attendrir. C'est sans doute, je le suppose, la nature qui le veut ainsi : selon l'impression du moment nous sommes altiers ou humbles. Elle me tient tout d'abord ce discours : « 0 mon cher Pamphile ! vous voyez à présent pourquoi » elle était partie de chez vous. Elle a été déshonorée il y a quelque temps par je ne sais quel misérable, et elle s'est réfugiée ici pour cacher à vous et aux autres qu'elle allait devenir mère. » (il fond en larmes.) Quand je me rappelle en quels termes elle me priait, je ne puis que pleurer comme un malheureux. « Quelle que soit la fortune, la fatalité, qui vous a mis aujourd'hui en présence de nous, poursuivit-elle, par cette fortune même nous vous conjurons l'une et l'autre ; s'il y a des lois divines et des lois humaines, de taire et de cacher son malheur à tout le monde. Si jamais, mon cher Pamphile, vous avez reconnu qu'elle a pour vous des sentiments d'affection, elle vous supplie de lui accorder cette grâce, qui ne vous coûtera rien. Pour ce qui est de la reprendre chez vous, vous ferez ce qui vous conviendra. Seul, vous savez qu'elle accouche et que l'enfant n'est pas de vous; car vous ne l'avez, assure-t-on, reçue dans votre lit que deux mois après son mariage, et il y en a sept que vous êtes mariés. Ce que je dis vous ne le savez que trop, comme votre attitude l'indique. Maintenant, si la chose se peut, Pamphile, je désire ardemment, et je fais tous mes efforts pour cela, que sa délivrance ait lieu à l'insu de son père et même de tout le monde. S'il est impossible d'empêcher qu'on ne s'en aperçoive, je dirai qu'elle est accouchée avant terme. Personne, j'en suis sûre, ne soupçonnera le contraire, et il paraîtra tout naturel que vous soyez le père légitime. Aussitôt né, on exposera l'enfant. Il n'y a rien là qui puisse vous faire le moindre tort, et vous nous aurez aidées à cacher l'affront indigne subi par la malheureuse. » J'ai promis, et je suis résolu à tenir mon engagement. Car pour ce qui est de la reprendre, je crois que l'honneur ne le permet en aucune façon ; et je ne m'y déciderai jamais, quel que soit mon amour et la douce habitude que je m'étais faite de son commerce. Je pleure quand je viens à songer quelle sera désormais mon existence et dans quel isolement je vivrai. O Fortune! comme l'on ne peut longtemps compter sur tes faveurs ! Mais déjà un précédent amour m'a donné l'expérience de ces sacrifices. Puisquej'ai eu assez de résolution pour y renoncer, je tâcherai d'oublier encore celui-ci. J'aperçois Parménon avec les esclaves. Il n'est pas le moins du monde nécessaire qu'il assiste à tout ce qui se passe : car à lui seul autrefois j'ai confié que dès le premier jour qu'elle m'a été donnée pour femme, je n'avais pas voulu m'approcher d'elle. Je craindrais, s'il entendait ses cris à plusieurs reprises, qu'il ne soupçonnât l'accouchement. Il faut que je l'éloigne d'ici, que je l'envoie quelque part, pendant que Philumène est dans les douleurs.

SCÈNE IV

PARMÉNON, SOSIE, PAMPHILE.

PARMÉNON. Tu dis donc que ce voyage a été pour toi des plus désagréables?

SOSIE. En vérité, mon cher Parménon, les paroles sont impuissantes pour dire combien, par le fait, on souffre dans une navigation.

PARMÉNON. Vraiment?

SOSIE. O fortuné mortel! Tu ne sais pas, Parménon, à quelles dures épreuves tu as échappé, toi qui n'as jamais mis le pied sur un vaisseau. Car, pour ne pas parler des autres misères, juge seulement de celle-ci : durant trente jours ou davantage qu'il a été sur mer, ton pauvre camarade attendait à chaque instant la mort, tant la fureur de la tempête a été opiniâtre à se déchaîner contre nous !

PARMÉNON. Ce n'est pas gai.

SOSIE. J'en sais quelque chose. Aussi, en fin de compte, aimerais- je mieux prendre la fuite que de retourner là-bas, si je savais qu'il me fallût recommencer le voyage.

PARMÉNON. Autrefois pourtant, Sosie, les motifs les plus légers te déterminaient à faire ce que tu menaces aujourd'hui d'exécuter. Mais je vois Pamphile lui-même debout devant la porte. Entrez au logis, vous autres. Je vais l'aborder : il a peut-être besoin de moi. (A Pamphile.) Eh bien maître! vous êtes encore ici?

PAMPHILE. Eh oui ! à t'attendre.

PARMÉNON. Qu'y a-t-il?

PAMPHILE. Il faut que de ce pas on coure à la citadelle.

PARMÉNON. Qui, on?

PAMPHILE. Toi.

PARMÉNON. A la citadelle? qu'irai-je y faire?

PAMPHILE. Tu y trouveras Callidémide le Myconien, mon hôte, qui a fait la traversée avec moi.

PARMÉNON, à part. Me voilà perdu : je jurerais qu'il a fait voeu, si jamais il revenait sain et sauf à la maison, de me crever à force de courses.

PAMPHILE. Que tardes-tu ?

PARMÉNON. Que voulez-vous que je lui dise? ou bien suffira- t-il que je me présente devant lui?

PAMPHILE. Non. Tu lui diras que je ne peux me trouver aujourd'hui au rendez-vous que je lui avais donné. Je ne veux pas qu'il m'attende là-bas inutilement. Vole.

PARMÉNON. Mais je ne le connais pas même de figure.

PAMPHILE. Mais moi, je vais te le faire connaître : il est grand, rougeaud, épais de taille; il a les cheveux crépus, des yeux d'un bleu tirant sur le vert, et une mine de déterré.

PARMÉNON, à part. Que le ciel le confonde! (Haut.) Mais quoi! S'il ne vient pas, faudra-t-il que je l'attende jusqu'au soir?

PAMPHILE. Tu l'attendras. Cours.

PARMÉNON. Je ne pourrais, tant je suis fatigué, (il sort.)

PAMPHILE. Le voilà parti. Que ferai-je dans mon malheur? Je ne sais pas le moins du monde de quelle façon cacher, comme m'en a prié Myrrhina, l'accouchement de sa fille; car si cette femme me fait pitié, je n'en veux pas moins remplir, autant qu'il se pourra, mes devoirs de fils; et il ne convient pas que ma mère soit sacrifiée à mon amour. Mais je vois Phidippe et mon père. Ils se dirigent de ce côté. Que leur dirai-je? je n'en sais rien.

SCÈNE V

LACHES, PHIDIPPE, PAMPHILE.

LÂCHÉS. Ne m'assuriez-vous pas tantôt qu'elle vous avait dit n'attendre que le retour de mon fils?

PHIDIPPE. Oui.

LÂCHÉS. On assure qu'il est revenu : qu'elle revienne donc aussi.

PAMPHILE, à part. Quelle raison donnerai-je à mon père pour ne pas la reprendre? Je n'en trouve aucune.

LÂCHÉS. Qui ai-je entendu parler ici?

PAMPHILE, à part. Je suis décidé à persévérer jusqu'au bout dans la voie que j'ai résolu de suivre.

LACHES, à Phidippe. Voilà notre garçon, de qui je vous parlais tout à l'heure.

PAMPHILE. Mon père, je vous salue.

LÂCHÉS. Bonjour, mon fils.

PHIDIPPE. Je suis bien aise, Pamphile, de vous voir revenu, et surtout, ce qui importe le plus, revenu heureusement et en bonne santé.

PAMPHILE. Je vous crois.

LÂCHÉS. Ne reviens-tu que tout à l'heure?

PAMPHILE. A l'instant même.

LÂCHÉS. Dis-moi : combien nous a laissé notre cousin Phania?

PAMPHILE. Il a été toute sa vie un homme de plaisir, et ces gens-là n'enrichissent guère leurs héritiers. La seule chose qu'ils laissent après eux, c'est cet éloge : « De son vivant il fut un bon vivant. »

LÂCHES. Ainsi donc, tu n'as rien rapporté de plus ici qu'une sentence?

PAMPHILE. Si peu qu'il ait laissé, c'est toujours du profit.

LÂCHÉS. Au contraire, c'est fâcheux : car je le voudrais vivant et en bonne santé.

PHIDIPPE. On peut.faire impunément de ces souhaits-là. Il ne reviendra jamais plus sur la terre; et malgré tout, je sais bien laquelle des deux choses vous aimez mieux.

LÂCHÉS, à Pamphile. Hier, Phidippe, que voici, a ordonné qu'on amenât chez lui Philumène. (bas à Phidippe.) Dites que vous l'avez voulu.

PHIDIPPE, à Lâchés. De grâce ! ne m'enfoncez pas les côtes. (Haut.) Oui, je l'ai ordonné.

LÂCHÉS, à Phidippe. Mais il nous la renverra bientôt.

PHIDIPPE. Sans doute.

PAMPHILE. Je sais toute l'affaire comme elle s'est passée. On m'en a instruit aussitôt que j'ai été dé retour.

LÂCHÉS. En vérité, le ciel devrait confondre ces envieux pour qui c'est un plaisir d'annoncer de semblables nouvelles.

PAMPHILE, s'adressant à Phidippe. En bonne conscience j'ai fait tout au monde pour ne mériter de vous autres aucun reproche outrageant; et si je voulais maintenant rappeler ici combien j'ai montré à son égard de tendresse, de bonté et de douceur, j'en aurais vraiment le droit. Mais j'aime mieux que ce soit d'elle-même que vous l'appreniez; car, de cette manière, vous ajouterez complètement foi à ce que je vous dis de ses procédés, lorsqu'elle-même, qui en ce moment est injuste envers moi, m'aura rendu justice. Non : il n'y a pas de ma faute dans cette séparation, j'en atteste les dieux. Mais puisqu'elle prétend qu'il est indigne d'elle de faire des concessions à ma mère, dont elle ne peut, dit-elle, supporter l'humeur malgré toute sa modération, et puisque c'est le seul moyen de rétablir le bon accord entre elles, il faut absolument, Phidippe, que je me sépare de ma mère ou de Philumène. Or, la piété filiale me fait un devoir de ménager plutôt celle à qui je dois le jour.

LÂCHÉS. Il ne me déplaît pas, Pamphile, d'entendre de ta bouche un pareil langage, puisque je vois que tu fais passer ta mère avant tout. Prends garde pourtant, mon fils, que le dépit ne te pousse à une opiniâtreté fâcheuse.

PAMPHILE.Et quel dépit, mon père, m'égarerait jusqu'à me rendre injuste envers une personne qui jamais ne m'a donné un seul sujet de plainte, qui souvent, au contraire, je le reconnais, a mérité mes éloges? Je l'aime, je l'honore, et je la regrette du fond du coeur; car j'ai eu occasion d'apprécierson admirable conduite à mon égard. Je lui souhaite d'attacher désormais son existence à un mari qui sera plus heureux, puisque la nécessité la sépare de moi.

PHIDIPPE. Il dépend de vous d'empêcher qu'il en soit ainsi.

LÂCHÉS, Si tu es raisonnable, fais-la revenir.

PAMPHILE. Mon père, ce ne saurait être mon dessein. Je me rangerai du parti de ma mère.

LÂCHÉS. Où vas-tu? Reste, reste, te dis-je. Où vas-tu? (Pamphile est déjà sorti.)

PHIDIPPE. Quel entêtement est-ce là?

LÂCHÉS. Vous avais-je assez dit, Phidippe, que cette désertion le piquerait au vif! C'est pourquoi je vous suppliais de renvoyer ici votre fille.

PHIDIPPE. Je ne croyais pas, en vérité, qu'il dût être si intraitable. Est-ce qu'il se figure que je vais lui adresser des supplications? S'il entre dans ses vues de reprendre sa femme, libre à lui; s'il a d'autres intentions, qu'il rembourse ici la dot, et qu'il aille se promener.

LÂCHÉS. Mais voilà que vous-même poussez la colère jusqu'à la brutalité.

PHIDIPPE, comme si Pamphile était encore là. Oui, vous nous êtes revenu, Pamphile, plus opiniâtre que jamais.

LÂCHÉS, à part. Sa colère se dissipera, bien qu'il ait raison d'être irrité.

PHIDIPPE, à Lâchés. Parce qu'il vous est arrivé quelque peu d'argent, vous voilà devenus bien fiers !

LÂCHÉS. Allez-vous me chercher aussi querelle?

PHIDIPPE. Qu'il réfléchisse et me fasse savoir aujourd'hui même s'il veut d'elle ou non, afin qu'elle soit à un autre si elle n'est .pas à lui. (il sort.)

LÂCHÉS, voulant le retenir. Phidippe, revenez, et laissez-moi vous dire quelques mots. Le voilà parti. Que m'importe après tout? qu'ils s'arrangent comme ils l'entendront, puisque ni lui ni mon fils n'écoutent ce que je dis, et qu'ils font si peu de cas de mes observations. Je vais rapporter ce débat à ma femme, dont les conseils sont causes de tout cela; et c'est sur elle que je déchargerai ma bile.

SCÈNE VI

MYRRHINA, PHIDIPPE.

MYRRHINA, seule. Je suis perdue. Que dois-je faire? De quel côté me retournerai-je? Quelle réponse donner à mon mari? Car, pour comble de malheur, il paraît qu'il a entendu les vagissements du nouveau-né, tant a été soudaine et imprévue son arrivée clandestine auprès de notre fille. S'il vient à savoir son accouchement, quelle raison alléguerai-je pour me justifier de le lui avoir caché? Vraiment, je n'en sais rien. Mais la porte a fait du bruit. Il me semble que je le vois venir de mon côté. Je suis anéantie.

PHIDIPPE, sortant d'auprès de sa fille, et se parlant à lui-même. Ma femme, aussitôt qu'elle a eu compris que je me rendais auprès de notre fille, s'est esquivée dehors. Je la retrouve ici. (Haut.) Eh bien! que dis-tu, Myrrhina? Hé! c'est à toi que je parle.

MYRRHINA. A moi, cher époux?

PHIDIPPE. Le suis-je, ton époux? Est-ce que tu vois en moi un époux, ou même un homme? Car si jamais à tes yeux j'avais paru l'un ou l'autre, tu ne m'aurais pas, créature indigne, rendu par tes actes la risée publique.

MYRRHINA. Quels actes?

PHIDIPPE. Quoi! tu le demandes! Ta fille n'est-elle pas accouchée? Eh bien ! te voilà muette? des oeuvres de qui?

MYRRHINA. Un père peut-il décemment faire cette question? O malheur! et de qui, je vous en conjure, pensez-vous que ce soit, sinon de celui à qui nous l'avons donnée en mariage?

PHIDIPPE. J'aime à le croire; et il ne convient pas à un père de rien supposer là contre. Mais ce dont je m'étonne, c'est que tu aies voulu avec tant d'obstination nous cacher à tous cet accouchement, surtout puisque la chose s'est bien passée et qu'il s'est fait à terme. Faut-il que l'on pousse si loin l'opiniâtreté? Tu savais quo la naissance de cet enfant resserrerait par la suite les liens qui unissaient les deux familles; et tu aurais préféré sa mort plutôt que de voir notre fille rester, en dépit de toi, la femme de ce jeune homme ! Et j'allais jusqu'à croire que le tort venait d'eux, tandis qu'il ne faut l'attribuer qu'à toi !

MYRRHINA. Je suis une malheureuse victime.

PHIDIPPE. Je voudrais être sûr qu'il en est ainsi. Mais je me remets aujourd'hui en mémoire le langage que tu tenais jadis à ce propos, lorsque nous l'acceptâmes pour gendre. Non, disais-tu, je ne consentirai jamais à marier ma fille avec un homme qui a pour maîtresse une courtisane et qui découche de chez lui.

MYRRHINA,à part. Qu'il soupçonne n'importe quoi plutôt que la véritable raison, je le préfère.

PHIDIPPE. Bien longtemps avant toi, Myrrhina, j'ai su qu'il avait une maîtresse; mais je n'ai jamais admis que ce fût là un crime pour un jeune homme. Tous en sont là : c'est un penchant naturel. Bientôt viendra un moment où il ne se le pardonnera pas à lui-même. Mais telle tu te montras alors, telle tu n'as cessé d'être, jusqu'à ce que tu sois parvenue à emmener ta fille d'auprès de lui, pour frapper de nullité ce que j'avais fait. Ta conduite présente montre comment tu entendais que le mariage eût lieu.

MYRRHINA. Pouvez-vous croire qu'une mère poussât l'entêtement assez loin pour avoir de telles intentions à l'égard de sa fille, si ce mariage avait dû faire notre bonheur?

PHIDIPPE. Toi, prévoir ou décider ce qui convient à nos intérêts! En es-tu capable? Tu as peut-être entendu dire à quelqu'un qu'on l'avait vu sortir de chez sa maîtresse ou y entrer. Eh bien, après? Si les visites qu'il rend à cette femme sont discrètes et rares, n'est-il pas plus raisonnable à nous de fermer les yeux là-dessus que de chercher à tout savoir, pour indisposer Pamphile contre nous ? Car s'il pouvait rompre brusquement une liaison qui date de tant d'années, je ne le croirais pas un homme, et je ne verrais pas en lui un époux assez sûr pour ma fille.

MYRRHINA. Laissons, je vous prie, et ce jeune homme et les torts que vous m'imputez. Allez le voir; prenez-le seul à seul; demandez-lui s'il veut sa femme ou non. Au cas où il dirait qu'il la veut, rendez-la lui. S'il n'en veut pas, j'aurai agi comme l'exigeaient les intérêts de ma fille.

PHIDIPPE. Admettons qu'il ne veuille point d'elle; admettons que tu eusses reconnu, Myrrhina, qu'il avait des torts. Est-ce que je n'étais pas là? n'était-il pas juste que je fusse consulté, que j'intervinsse dans le parti à prendre? Ce qui m'enflamme de colère, c'est de voir que tu aies osé agir ainsi sans mon autorisation. Si tu as le dessein de faire emporter l'enfant hors de chez nous, je te l'interdis formellement. Mais je suis plus sot qu'elle, de prétendre qu'elle obéisse à mes paroles. J'entre au logis, et je vais recommander aux esclaves de ne le laisser emporter nulle part, (il sort.)

MYRRHINA. Non, en vérité, je ne crois pas qu'il y ait sur la terre une femme plus malheureuse que moi! Comment prendra- t-il l'affaire, s'il vient à la connaître telle qu'elle est? Juste ciel ! je ne pressens que trop sa fureur, puisqu'il s'est si fort irrité du parti que j'ai pris, et c'était pourtant chose beaucoup moins grave. Je ne sais pas comment je pourrai le faire revenir sur sa décision. Après tant de misères, il ne me restait plus qu'à subir un dernier chagrin : c'est de voir qu'il m'oblige à garder un enfant dont nous ne connaissons pas le père. En effet, quand ma fille fut prise de force, elle ne put, dans les ténèbres, distinguer-les traits de l'homme, ni lui arracher, aucun objet propre à le faire reconnaître plus tard; ce fut lui qui, en s'en allant, arracha avec violence à la pauvre fille l'anneau qu'elle portait au doigt. D'un autre côté, j'ai peur que Pamphile, malgré ma prière, ne puisse plus longtemps garder le secret, quand il saura qu'on élève l'enfant d'un autre comme étant le sien.

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I

SOSTRATA, PAMPHILE.

SOSTRATA. Je n'ignore pas, mon fils, que tu me soupçonnes d'avoir, par mon caractère, fait partir ta femme de chez nous : c'est en vain que tu caches soigneusement ta pensée à cet égard. Mais puissent les dieux m'être aussi favorables, puisse-je aussi sûrement recevoir de toi les consolations que j'en attends, qu'il est vrai que je n'ai jamais sciemment mérité d'encourir sa haine! Avant ce jour déjà, je croyais à ta tendresse pour moi. Tu m'as confirmé dans celte assurance; car tout à l'heure, chez nous, ton père vient de me raconter comment tu m'as donné la préférence sur ton amour. Maintenant, ma résolution est prise de te rendre la pareille, et tu sauras quelle récompense je réserve à ta piété. Mon cher Pamphile, dans l'intérêt de votre ménageet de ma réputation, je suis irrévocablement décidée à m'éloigner d'ici pour aller demeurer avec ton père à la campagne. De cette façon ma présence ne sera pas un obstacle, et il ne restera plus une seule raison qui s'oppose au retour de ta Philumène.

PAMPHILE. Au nom du ciel, quel est ce projet? Vous céderiez à sa sottise, et vous quitteriez la ville pour habiter la campagne ! Vous n'en ferez rien. Je ne souffrirai pas, ma mère, que ceux qui voudraient dire du mal de nous mettent votre départ sur le compte de mon entêtement, au lieu de l'attribuer à votre modération. Et puis, vous renonceriez à vos amis, à vos parentes, à nos fêtes pour l'amour de moi ! Je ne le veux pas.

SOSTRATA. Rien de tout cela ne me fait plus plaisir. Tant que j'ai été d'âge à m'y divertir, j'ai pris suffisamment ma part de ces distractions. Aujourd'hui j'en suis dégoûtée. Ce que je désire par-dessus tout à cette heure, c'est de n'être un obstacle pour personne en vivant trop longtemps et de ne pas faire souhaiter ma mort. Ici, je le vois, on me déteste sans que je le mérite. Il est à propos que je cède la place. C'est, à mon avis, le meilleur moyen de couper court à tous les prétextes, de me justifier des soupçons formés contre moi, et de faire plaisir à ces gens-là. Permets, je t'en supplie, que je me dérobe aux méchants discours tenus généralement sur notre sexe.

PAMPHILE. Ah ! sans cet unique obstacle, ma félicité serait au comble avec une telle mère et une telle femme.

SOSTRATA. Ne t'exagère pas cet inconvénient, mon cher Pamphile, je t'en supplie. Elle est ce qu'elles sont toutes. Si le reste, comme je le suppose, répond à tes voeux, accorde-moi cette grâce, cher enfant : reprends-la.

PAMPHILE. Je suis bien malheureux.

SOSTRATA. Et moi pareillement; car tout ceci ne m'afflige pas moins que toi-même, mon cher fils.

SCÈNE II

LÂCHÉS, SOSTRATA, PAMPHILE.

LÂCHÉS. La conversation que tu viens d'avoir avec notre fils, je l'ai entendue, ma femme : je me tenais à deux pas d'ici. C'est sagesse de pouvoir, quand la circonstance l'exige, faire fléchir sa volonté, et d'accomplir sur-le-champ ce qu'il faudra peutêtre exécuter plus tard.

SOSTRATA. Que le ciel nous soit en aide!

LÂCHÉS. Viens-t'en donc, viens à la campagne; je t'y supporterai comme tu m'y supporteras.

SOSTRATA. C'est bien là mon espérance.

LÂCHÉS. Pour cela faire, entre au logis, et rassemble tout ce qui devra être emporté avec toi. J'ai dit.

SOSTRATA. Je me conformerai à vos ordres. (Elle sort.)

PAMPHILE. Mon père !

LÂCHÉS. Que me veux-tu, Pamphile ?

PAMPHILE. Ma mère s'en aller d'ici! Pas du tout.

LÂCHÉS. D'où te vient une semblable volonté?

PAMPHILE. C'est que je suis encore incertain du parti que je prendrai à l'égard de ma femme.

LÂCHÉS. Qu'est-ce à dire? que veux-tu faire, si ce n'est la ramener ici?

PAMPHILE, à part Il est vrai que je le souhaite, et je contiens à peine le désir que j'en ai; mais je ne changerai rien à ma résolution. Je suivrai jusqu'au bout ce qui est le parti le plus utile. (Haut.) Je suis persuadé qu'elles s'accorderont mieux si je ne la reprends pas.

LÂCHÉS. Tu ne peux le savoir; mais que t'importent leurs dispositions à l'une et à l'autre quand ta mère sera partie? Les gens de notre âge sont odieux à la jeunesse : il est juste qu'ils cèdent la place. Nous finissons, Pamphile, par n'être plus que « le vieux bonhomme» et « la vieille bonnefemme» des contes. Mais je vois Phidippe qui sort de chez lui tout à fait à propos; abordons-le

SCÈNE III

PHIDIPPE, LÂCHÉS, PAMPHILE.

PHIDIPPE, tourné vers la porte de sa maison. En vérité, Philumène, je suis irrité aussi cuntre toi, et bien fort. Te conduire de la sorte, c'est honteux ! Il est vrai que tu as en ceci une excuse, c'est que ta mère t'avait poussée; mais pour elle, rien ne la justifie.

LÂCHÉS. C'est à propos, Phidippe, et tout à souhait que vous vous présentez à moi.

PHIDIPPE. Qu'y a-t-il ?

PAMPHILE, à part. Que leur répondrai-je ? ou comment garderai-je le secret?

LÂCHÉS. Sostrata va partir d'ici pour se retirer à la campagne.Dites donc à votre fille qu'elle n'a plus rien à craindre et qu'elle peut maintenant revenir chez nous.

PHIDIPPE. Ah ! votre femme ne mérite en ceci aucun reproche ; c'est de la mienne, de Myrrhina, qu'est venu tout le mal.

PAMPHILE , toujours à part. Les rôles changent.

PHIDIPPE. C'est elle qui brouille nos plans.

PAMPHILE, de même. Pourvu que je ne la reprenne pas, qu'on brouille tout ce qu'on voudra.

PHIDIPPE. Écoutez-moi, Pamphile. Je ne demande pas mieux, assurément, que de voir durer l'alliance de nos deux familles, si la chose est possible; mais s'il se trouve que vos intentions ne soient pas celles-là, prenez l'enfant.

PAMPHILE. Il la sait accouchée... je suis perdu!

LÂCHÉS, étonné. L'enfant!... Quel enfant?

PHIDIPPE. Il nous est né un petit-fils; car lorsque ma fille a été emmenée de chez vous elle était grosse, et jusqu'à ce jour je n'en avais rien su.

LÂCHÉS. Bonne nouvelle, sur mon âme! Je suis enchanté qu'il y ait un enfant et que la mère se porte bien. Mais quelle créature avez-vous donc pour femme, ou bien quelle humeur est la sienne? Nous avoir caché cela si longtemps! Je ne puis dire combien ce procédé me paraît malséant.

PHIDIPPE. Il ne vous déplaît pas plus qu'à moi, Lâchés.

PAMPHILE, à part. Je conviens que longtempsj'avais été irrésolu; mais je ne le suis plus le moins du monde, maintenant que la voilà escortée d'un enfant qui n'est pas le mien.

LÂCHÉS. Tu n'as plus maintenant, Pamphile, de raisons pour te consulter.

PAMPHILE. C'est fait de moi.

LÂCHÉS. Que souvent nous avons désiré voir le jour où de toi naîtrait une petite créature qui t'appelât son père! Le voilà venu... j'en remercie les dieux.

PAMPHILE. Je suis anéanti.

LÂCHÉS. Reprends ta femme, et ne t'obstine pas à me résister.

PAMPHILE. Mon père, si elle était bien aise d'avoir des enfants de moi ou d'être ma femme, elle n'eût pas fait mystère, j'en suis sûr, d'un événement que je vois bien m'avoir été caché par elle. Aujourd'hui, je comprends que son coeur s'est tout à fait éloigné de moi, et que jamais nous ne saurions nous entendre. Pourquoi la reprendrais-je ?

LÂCHÉS. Jeune fille sans expérience, elle a fait ce que lui conseillait sa mère. Y a-t-il là rien d'étonnant? As-tu la prétention le rencontrer une femme qui n'ait point commis de faute ? Est-ce à dire que les hommes n'en fassent jamais ?

PHIDIPPE. Entre vous et Pamphile, voyez, Lâchés, si vous devez nous la jcindre ou bien la faire revenir chez vous. Quoique je ne puisse rien sur la conduite de ma femme, au moins de mon côté ne trouverez-vous aucune résistance, quelque parti que vous preniez; mais que ferons-nous de l'enfant?

LÂCHÉS. Plaisante question ! N'importe ce qui arrivera, il faut lui rendre son enfant : la chose va de soi. C'est à nous d'élever la petite créature qui nons appartient.

PAMPHILE, à demi-voix. Un enfant que. son père a abandonné, moi je l'élèverais !

LÂCHÉS, qui n'a entendu que les derniers mots. Qu'as-tu dit? Eh ! quoi, Pamphile, nous ne l'élèverons pas! aimerons-nous mieux, dis-moi, l'abandonner? Perds-tu la raison? En vérité, je ne puis plus me taire; car tu me forces à dire devant celui-ci des choses que je voudrais cacher. Crois-tu que je ne sache pas et tes larmes et la cause de tes inquiétudes si vives? Premièrement, lorsque tu,as prétendu ne pouvoir garder ta femme chez toi par déférence pour ta mère, celle-ci s'est engagée à quitter la maison; maintenant que tu vois ce prétexte t'échapper aussi, le mystère de l'accouchement t'en fournit un autre. Tu te trompes, si tu crois que je prenne le change sur tes sentiments. Dans l'espoir de t'amener enfin où je voulais, t'ai-je assez donné de temps pour vivre avec ta maîtresse? les dépenses que tu as faites pour cette créature, les ai-je supportées avec assez de patience? Je t'ai sermonné : je t'ai supplié de consentir au mariage, je t'ai dit qu'il en était temps. Sur mes instances tu as pris femme; tu t'étais déterminé à m'obéir et tu n'avais accompli que ton devoir. Te voilà retourné à ta courtisane. En subissant une pareille loi, tu fais outrage à l'épouse; car je vois que tu es de nouveau retombé dans la même vie.

PAMPHILE. Moi !

LÂCHÉS. Oui, toi; et tu te conduis indignement lorsque tu inventes de fausses raisons pour motiver cette rupture. Tu veux vivre avec l'autre, en écartant de toi celle qui serait témoin de tes désordres. Ta femme l'a bien senti; car quel autre motif a-t-elle pour s'éloigner de toi?

PHIDIPPE. Parfaitement deviné; c'est bien cela.

PAMPHILE. Je suis prêt à vous affirmer sous la foi du serment qu'il n'y a rien de ce que vous dites.

LÂCHÉS. Eh bien, reprends ta femme; ou, s'il importe que tu ne le fasses pas, explique-toi.

PAMPHILE. Le moment n'est pas venu.

LÂCHÉS. Prends du moins l'enfant : car lui, il n'est pas coupable ; plus tard, pour, ce qui est de la mère, je verrai.

PAMPHILE. Je suis malheureux de toutes manières, et je ne sais que répondre, tant mon père me presse de ses impitoyables arguments. Je vais quitter la place, puisque je gagne si peu à demeurer ici. Je suppose bien, du reste, qu'ils n'élèveront pas l'enfant que je n'en aie donné l'autorisation, d'autant plus que, sur cet article, je suis soutenu par la belle-mère, (il sort.)

LÂCHÉS, à Pamphile. Tu t'esquives donc et sans me répondre rien de positif? (à Phidippe.) Vous paraît-il être dans son bon sens? Laissez faire; donnez-moi l'enfant, Phidippe: je le nourrirai, moi.

PHIDIPPE. Très volontiers. Ma femmen'a rien fait qui m'étonne en se montrant mécontente d'une telle conduite ; le sexe est dur et intolérant sur ce chapitre : c'est ce qui la met en colère. Elle-même m'a tout conté. Je n'avais rien voulu vous en dire devant lui, et dans le premier moment je ne le croyais pas; maintenant cela est clair, car je vois qu'il a le mariage tout à fait en horreur.

LÂCHÉS. Que ferai-je donc, Phidippe? quel conseil me donnez-vous?

PHIDIPPE. Ce que vous ferez? Mon avis est qu'il faut aller d'abord trouver cette courtisane; nous emploierons tour à tour la prière et les plus sérieux reproches; nous finirons par la menacer si elle continuait d'avoir des rapports avec lui.

LÂCHÉS. Je ferai comme vous me conseillez. Holà! garçon! cours ici près, chez Bacchis, notre voisine, et dis-lui de ma part qu'elle vienne me trouver, (A Phidippe.) Pour vous, continuez à me prêter votre assistance en cette affaire.

PHIDIPPE. Ah! Lâchés, il y a longtemps que je vous l'ai dit, et je le répète encore à cette heure: je désire que cette alliance se maintienne entre nous s'il y a moyen qu'il en soit ainsi, et j'espère que ce sera. Mais tenez-vous à ce que je sois là quand vous parlerez à cette femme ?

LÂCHÉS. Non; allez-vous-en, et mettez-vous en quête de quelque nourrice pour l'enfant.

SCENE IV

BACCHIS, LÂCHÉS.

BACCHIS, à part. Ce ne doit pas être pour rien que Lâchés a désiré un entretien avec moi, et je ne crois pas me tromper beaucoup quand je soupçonne ce qu'il veut me dire.

LÂCHÉS, à part. Prenons garde: n'allons pas, par de la colère, obtenir moins que je ne peux; n'allons pas non plus, par trop de laisser-aller, nous engager plus que de raison. Abordons-la. (Haut.) Bonjour, Bacchis.

BACCHIS. Bonjour, Lâchés.

LÂCHÉS. A dire vrai, je pense bien que tu t'es demandé avec quelque étonnement pourquoi j'envoyais un valet te prier de venir, ici.

BACCHIS. Oui, sans doute. Et surtout j'ai peur, en pensant à ce que je suis, que le nom du métier que j'exerce ne me fasse tort auprès de vous; car pour ma conduite, je ne suis pas en peine de la justifier.

LÂCHÉS. Si tu dis vrai, ma chère, tu n'as rien à craindre de moi; car je suis déjà d'un âge où il n'est pas pardonnable de commettre des fautes. Aussi ne m'en appliqué-je qu'avec plus de précaution à ne rien faire à l'étourdie. Si tu agis ou si tu le proposes d'agir comme le doivent les femmes honnêtes, il y aurait manque de savoir-vivre et injustice de ma part à t'offenser quand tu ne le mérites pas.

BACCHIS. Je suis du fond du coeur reconnaissante de ces sentiments. Car m'insulter d'abord et me présenter ensuite des excuses, ce ne serait guère m'obliger. Mais, voyons, qu'avez-vous à me dire?

LÂCHÉS. Tu reçois constamment chez toi mon fils Pamphile.

BACCHIS. Ah!

LÂCHÉS. Permets que je parle. Avant qu'il eût épousé la femme qu'il a, j'ai patiemment toléré vos amours... Attends; je n'ai pas encore achevé ce que je voulais dire. Aujourd'hui, le voilà marié. Cherche-toi un autre amant plus solide pendant que tu as le temps d'y songer; car ni lui ne sera dans les mêmes dispositions toute sa vie, ni toi, il faut bien le dire, tu n'auras toujours le même âge.

BACCHIS. Qui dit cela?

LÂCHÉS. La belle-mère.

BACCHIS. Elle dit cela de moi?

LÂCHÉS. De toi-même. Elle a remmené sa fille; et, à cause de cela, elle voulait faire disparaître l'enfant qui vient de leur naître.

BACCHIS. Si je savais, pour vous garantir ma bonne foi, quelque chose de plus sacré qu'un serment, c'est par serment que je vous attesterais, Lâchés, m'être séparée de Pamphile aussitôt qu'il a été marié.

LÂCHÉS. Tu es charmante. Mais sais-tu quel service plus important je veux obtenir de toi?

BACCHIS. Que voulez-vous? parlez.

LÂCHÉS. Que tu entres de ce pas chez la mère et la fille, et que tu répètes devant elles le même serment. Rassure leur esprit, et justifie-toi de cette accusation.

BACCHIS. Je vais faire là une démarche à laquelle bien certainement nulle autre de mes pareilles ne consentirait; car aucune ne se présenterait dans une telle intention devant une femme mariée; mais je ne.veux pas que votre fils soit soupçonné sur de faux bruit?, et qu'aux yeux de vous autres, qui y êtes plus intéressés que personne, il passe, à tort, pour un homme trop léger. Il a bien mérité que je prenne ses intérêts le mieux qu'il m'est possible.

LÂCHÉS. Ton langage m'a déjà rendu plein de douceur et de bienveillance à ton égard. Elles n'étaient pas, en effet, les seules qui eussent cette pensée; moi aussi, j'en étais pareillement convaincu. Maintenant que je reconnais combien tu diffères de ce que nous supposions, je te supplie de demeurer toujours dans les mêmes sentiments. Dispose de notre amitié en tout ce qu'il te plaira. Si tu en agissais autrement. Mais je retiens ma langue, pour que tu n'entendes de ma bouche rien de fâcheux. Il me reste à te donner un seul conseil : c'est de m'avoir pour ami, et de faire à ce titré, plutôt qu'à celui d'ennemi, l'épreuve de ce qui est en mon pouvoir.

SCÈNE V

PHIDIPPE, LACHES, BACCHIS, DEUX SERVANTES DE BACCHIS.

PHIDIPPE, parlant à la nourrice, qu'il fait entrer chez lui. Je ne te laisserai manquer de rien à la maison. On te donnera en abondance ce dont tu auras besoin; mais quand tu auras bien mangé et bien bu, arrange-toi pour que l'enfant aussi soit rassasié.

LÂCHÉS. Je vois notre beau-père qui vient; il ramène une nourrice pour l'enfant. Phidippe, voilà Bacchis qui se justifie et atteste ses grands dieux.

PHIDIPPE. C'est là cette femme?

LÂCHÉS. Elle-même.

PHIDIPFE. En vérité ces créatures ne craignent guère les dieux, pas plus que les dieux, je crois, ne songent à elles.

BACCHIS. Je vous livre mes servantes (Elle montre les deux femmes qni l'accompagnent.) Par toutes les tortures possibles arrachez d'elles la vérité, je vous le permets. Ce dont il s'agit, c'est que je sache m'arranger de façon à ce que la femme de Pamphile revienne à lui. Si j'y parviens, je ne serai pas fâchée d'entendre partout dire de moi : « Elle seule a exécuté ce que les autres courtisanes évitent constamment de faire. »

LÂCHÉS. Phidippe, l'événement même vient de nous découvrir que nous avions injustement soupçonné nos femmes. Maintenant, mettons Bacchis à l'épreuve; car si Myrrhina acquiert la certitude qu'elle avait ajouté foi à une calomnie, sa colère disparaîtra. D'autre part, si mon fils n'a d'autre sujet de courroux que l'accouchement secret de sa femme, c'est un tort peu grave : son mécontentementse dissipera bientôt. En vérité, il n'y a dans tout ceci rien qui soit assez fâcheux pour motiver une séparation.

PHIDIPPE. Je le voudrais, pour ma part, de tout mon coeur.

LÂCHÉS. Interrogez : la voilà, et d'elle-même elle vous donnera satisfaction.

PHIDIPPE. Que me contez-vous là? Est-ce que vous-même ne m'avez pas depuis longtemps, Lâchés, entendu dire quelle est mon opinion sur cette affaire? Ce sont elles seulement qu'il s'agit de contenter.

LÂCHÉS. Au nom du ciel je t'en supplie, Bacchis, n'oublie pas la promesse que tu m'as faite.

BACCHIS. Voulez-vous que pour l'accomplir, j'entre là dedans?

LÂCHÉS. Oui, va, et rassure-les de telle façon qu'elles soient convaincues.

BACCHIS. J'entre ; et pourtant je sais trop bien qu'aujourd'hui ma présence leur sera désagréahle. Car une femme mariée, du moment que son époux a rompu avec elle, voit un ennemi de guerre dans toute courtisane.

LÂCHÉS. Mais elles seront tes amies dès qu'elles sauront pourquoi tu es venue.

PHIDIPPE. Oui, tes amies, je te le promets, quand elles connaîtront le fond des choses. Car du même coup tu les tireras d'erreur et tu te disculperas.

BACCHIS, à ses deux suivantes. Je me sens défaillir. J'ai honte de Philumène. Suivez-moi là dedans toutes deux. (Elle entre chez
Phidippe.)

LÂCHÉS. Rien pouvait-il mieux réaliser mes souhaits que ce que je vois arriver à celle-ci? Elle va se faire aimer sans qu'il lui en coûte rien, tout en m'ayant rendu un grand service; car s'il est vrai qu'elle ait renoncé réellement à Pamphile, elle est sûre qu'une telle conduite la fera honorablement remarquer. Elle y trouvera profit et gloire : au jeune homme elle prouvera sa reconnaissance, et de nous, en même temps, elle se fera des amis.

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I

PARMÉNON, BACCHIS, DEUX SERVANTES DE BACCHIS.

PARMÉNON, seul. Il faut, à coup sûr, que mon maître compte ma peine pour bien peu de chose, lorsque, sans motif, il m'envoie passer inutilement une journée entière pour attendre à la citadelle son hôte de Mycone, Callidéroide. J'étais là, assis comme un nigaud; et à mesure qu'arrivait quelqu'un je m'approchais : «Jeune homme, disais-je, un mot, s'il vous plaît! N'êtes-votis pas de Mycone? —Non. —Ne vous nommez-vous pas Callidémide? — Non. — N'avez-vous pas ici un hôte qui s'appelle Pamphile?» Tous répondaient : non; et je crois que c'est là un personnage en l'air. Je finissais par être, ma foi, tout honteux. J'ai quitté la place. Mais qu'est-ce? Je vois Bacchis sortir de chez notre beau-père. Quelle affaire a-t-elle là dedans?

BACCHIS. Tu t'offres bien à propos : cours promptement chez Pamphile.

PARMÉNON. Pourquoi chez Pamphile?

BACCHIS. Tu lui diras que je le prie de venir.

PARMÉNON. De venir vous trouver?

BACCHIS. Non : trouver Philumène.

PARMÉNON. Qu'y a-t-il donc?

BACCHIS. Ce ne sont pas tes affaires; trêve de questions.

PARMÉNON. Ne lui dirai-je rien de plus?

BACCHIS. Ah! une chose encore : que Myrrhina a reconnu comme appartenant à sa fille l'anneau qu'il m'avait donné autrefois.

PARMÉNON. Je comprends. Est-ce là tout?

BACCHIS. Rien de plus; il viendra incontinent dès qu'il aura de ta bouche appris ces détails. Mais voilà que tu te reposes?

PARMÉNON. Moi? Pas le moins du monde. Du reste, je n'en ai pas eu le temps aujourd'hui. Je n'ai rien fait autre chose toute la journée que courir et arpenter du terrain.

SCÈNE II

BACCHIS, seule.

Que de sujets de joie ma présence aura procurés aujourd'hui à mon cher Pamphile ! Que je lui aurai apporté de bonheur ! De combien de soucis je l'aurai délivré! Je lui restitue son enfant, qu'elles et lui avaient mis à deux doigts de sa perte ; je lui rends sa femme, qu'il croyait ne devoir plus jamais posséder; je dissipe les soupçons que son père et Phidippe nourrissaient contre lui; et c'est un anneau, l'anneau que voici, qui a préparé la voie pour ces découvertes. Je me suis rappelé, en effet, qu'il y a dix mois environ, à la tombée de la nuit, il se réfugia chez moi tout essoufflé. Personne ne l'accompagnait, il était pris de vin, et il tenait ce même anneau. Sur le moment, j'eus peur. Mon Pamphile, lui dis-je, au nom du ciel, pourquoi ce trouble extrême? Parlez, je vous en supplie. Où avez-vous trouvé cet anneau? Dites-le moi. Mais il faisait semblant de penser à autre chose. Voyant cela, je n'en soupçonnai que davantage quelque mystère. J'insistai pour qu'il parlât. Il m'avoua que, sur son chemin, il avait fait violence à je ne sais quelle femme. Il ajouta qu'en luttant avec elle, il lui avait arraché son anneau. Ce même anneau, Myrrhina l'a reconnu quand je l'avais tout à l'heure à mon doigt. Elle me demande de qui je le liens. Je lui raconte toute cette aventure. C'est ainsi qu'il a été découvert que c'est lui qui avait pris de force Philumène, et que l'enfant de sa femme est le sien. Je suis heureuse d'avoir pu lui procurer -toutes ces joies. Ce n'est pas là ce que veulent les autres courtisanes, car il est loin d'être de notre intérêt que nos amoureux trouvent le bonheur dans le mariage. Mais, en vérité, jamais l'amour du gain ne me déterminera à faire une mauvaise action. Tant qu'il a été libre je l'ai eu, et c'était bien le meilleur, le plus aimable, le plus empressé des amants. Son mariage n'arrange pas mes affaires, je l'avoue; mais au moins j'ai la conscience d'avoir agi de façon à ne pas mériter ce déplaisir. Quand on a été comblé de bienfaits par quelqu'un, il est juste de supporter de lui quelques mécomptes.

SCÈNE III

PAMPHILE, PARMÉNON, BACCHIS.

PAMPHILE, sans voir Bacchis et dans le tond du théâtre. Vois bien, mon cher Parménon, je t'en supplie encore,vois bien à ne t'être chargé là que d'une nouvelle sûre et positive. Tu ne voudrais pas, pour quelques instants trop courts, me faire savourer une fausse joie.

PARMÉNON. C'est tout vu.

PAMPHILE. La chose est-elle bien sûre?

PARMÉNON. Bien sûre.

PAMPHILE. Je suis un dieu, s'il en est ainsi.

PARMÉNON. Vous reconnaîtrez que c'est vrai.

PAMPHILE. Arrête encore, je t'en prie. J'ai peur de croire une chose quand tu m'en annonces une autre.

PARMÉNON. Me voilà arrêté.

PAMPHILE. Tu as dit, n'est-ce pas? que Myrrhina avait reconnu sa bague au doigt de Bacchis?

PARMÉNON. Oui.

PAMPHILE. La même bague que j'ai donnée autrefois à celle-ci. Et Bacchis t'a chargé de m'apporter cette nouvelle? Est-ce ainsi que les choses se sont passées?

PARMÉNON. Oui, vous dis-je.

PAMPHILE. Est-il un mortel plus heureux, un amant plus fortuné que je ne le suis? Que te donnerai-je, à toi, pour cette nouvelle? Quoi? Quel cadeau? Je n'en sais rien.

PARMÉNON. Mais, moi, je le sais.

PAMPHILE. Quoi?

PARMÉNON. Eh bien... rien : car je ne vois pas qu'il y ait rien d'heureux pour vous, soit dans la nouvelle, soit dans mon arrivée près de vous.

PAMPHILE. J'étais mort quand tu m'as ramené du fond de l'Orcus à la lumière des cieux, et je te laisserais t'éloigner de moi sans récompense ! Ah ! c'est me croire trop ingrat. Mais voilà Bacchis. Je l'aperçois qui se tient debout devant leur porte. Elle m'attend, je crois; je vais l'aborder.

BACCHIS. Bonjour, Pamphile.

PAMPHILE. O Bacchis, ô ma Bacchis, tu m'a sauvé la vie.

BACCHIS. Tant mieux, et j'en suis bien heureuse.

PAMPHILE. Tu tiens à me le prouver par des faits; et tu montres là cette amabilité que je te connais depuis longtemps. Il est dit qu'on ne saurait te rencontrer, t'entendre, te voir arriver quelque part, sans que tu y apportes constamment le bonheur.

BACCHIS. Et vous, vous avez toujours les mêmes manières, le même bon naturel; Il n'y a pas un homme, un seul homme sur la terre, qui soit plus aimable que vous.

PAMPHILE en riant. Ho ! ho! ho ! Est-ce bien à moi que tu dis de ces choses-là?

BACCHIS. Vous avez bien fait, Pamphile, d'être amoureux de votre femme. Jusqu'à présent je n'avais pas eu, que je sache,occasion de la voir : elle m'a paru être une personne des plus distinguées.

PAMPHILE. Parle franchement.

BACCHIS. Sur mon âme, Pamphile.

PAMPHILE. Dis-moi : as-tu déjà dit quelque chose de tout ceci à mon père?

BACCHIS. Non, rien.

PAMPHILE. Et ce n'est pas nécessaire. Ainsi, motus. Mon avis est que nous ne fassions pas comme à la comédie, où chacun est dans le secret. Ici, ceux à qui il importait d'être instruits le sont : pour ceux qui ne doivent pas l'être, ils n'apprendront rien et ne sauront rien.

BACCHIS. Il y a mieux, et je vais vous dire une chose qui vous fera compter encore plus facilement sur le mystère : c'est que Myrrhina a déclaré qu'elle avait foi dans mes serments, et qu'ainsi vous étiez justifié à ses yeux.

PAMPHILE. Voilà qui est à merveille, et j'espère que les choses s'arrangeront pour nous à souhait.

PARMÉNON. Maître, puis-je savoir de vous quel est l'acte si méritoire accompli aujourd'hui par moi? ou bien quelle est donc l'affaire qui vous occupe tous?

PAMPHILE. Non. Tu ne peux le savoir.

PARMÉNON; Eh bien pourtant, je m'en doute (à part.) « J'étais mort quand tu m'as ramené du fond de l'Orcus.»Comment cela?

PAMPHILE. Tu ignores, Parménon, le service immense que tu m'as rendu aujourd'hui, et de quel cruel embarras tu m'as dégagé.

PARMÉNON, avec un air de suffisance. Au contraire, je le sais parfaitement; et ce n'est point sans le vouloir que j'ai agi.

PAMPHILE, ironiqnement. j'en suis bien convaincu;

PARMÉNON. Est-ce que Parménon irait jamais oublier une chose qui est à faire !

PAMPHILE, montrant la maison de Philumène. Suis-moi là dedans, Parménon.

PARMÉNON. Je vous suis, (aux spectateurs.) En vérité, j'ai fait, plus de bien aujourd'hui sans m'en douter que je n'en avais réalisé
jusqu'ici en y tâchant. Applaudissez.

FIN DE LA PIECE

sommaire