Tacite
Vie de Cn. Julius Agricola
Panckoucke
1833
Cette vie d'Agricola fut écrite vers le commencement du règne de Trajan, quatre ans après la mort d'Agricola; de sorte qu'il est à peu près de la même date que le "traité des moeurs des Germains".
I. Transmettre à la postérité les actions et les caractères des hommes illustres est un usage antique que notre siècle même, malgré son indifférence pour ceux qu'il a produits, n'a pas négligé toutes les fois qu'une vertu noble et supérieure a vaincu et surmonté ces vices communs aux plus petits comme aux plus grands états, la sottise et l'envie. Mais, chez nos ancêtres, comme on se portait davantage et plus ouvertement à faire des choses dignes de mémoire, de même alors chaque écrivain distingué par son génie, sans flatterie et sans calcul, s'empressait à consacrer le souvenir de la vertu, n'acceptant pour prix et pour guide que le sentiment qu'on éprouve à bien faire. Plusieurs pensèrent qu'écrire soi-même sa propre vie, était de la confiance en la pureté de ses moeurs plutôt que de la présomption ; et ce ne fut pour Rutilius et Scaurus un motif ni de blâme ni d'incrédulité : tant il est vrai que les vertus ne sont jamais si bien estimées que dans les temps mêmes où elles se produisent le plus facilement ! Pour moi, qui vais écrire la vie d'un homme qui n'est plus, j'ai besoin d'une indulgence que je n'eusse pas demandée, si je n'avais à parcourir des temps si cruels et si funestes aux vertus.
II. Nous apprenons qu'alors Arulenus Rusticus, pour avoir fait l'éloge de Pétus Thraseas, Herennius Sénécion, celui de Priscus Helvidius, furent mis à mort, et que l'on sévit non seulement contre les auteurs, mais même contre leurs écrits, l'ordre ayant été donné aux triumvirs de brûler dans les comices, au forum, ces monuments des plus illustres génies. Sans doute, on pensait étouffer à jamais en ces flammes, et la voix du peuple romain, et la liberté du sénat, et la conscience du genre humain. Déjà étaient expulsés ceux qui enseignaient la sagesse, relégué en exil tout art libéral, de peur que désonnais rien d'honorable pût se présenter. Certes, nous avons donné un prodigieux exemple de patience, et si les siècles précédents ont vu ce qu'il y a d'extrême dans la liberté, nous avons vu, nous, ce qu'il y a d'extrême dans la servitude, alors qu'on nous épiait pour nous ôter tout usage de parler et d'entendre. L'on nous eût même ravi le souvenir avec la parole, s'il nous eût été possible d'oublier aussi bien que de nous taire.
III. Maintenant enfin nous commençons à respirer : et quoique dès l'aurore du siècle le plus fortuné Nerva César ait associé des choses jadis incompatibles, l'autorité d'un seul et la liberté ; quoique chaque jour Trajan, son fils adoptif, rende le gouvernement plus facile, et que la sécurité publique ne soit plus un espoir, un voeu, mais la certitude et l'accomplissement de ce voeu même ; cependant, par la nature de la faiblesse humaine, les remèdes sont moins prompts que les maux, et de même que les corps s'accroissent lentement, s'éteignent en un instant, ainsi il est plus facile d'étouffer le génie et l'émulation que de les ranimer. Car la douceur de l'oisiveté même, s'insinue peu à peu, et l'inaction, à charge d'abord, finit par nous charmer. Que sera-ce donc si, durant quinze années, espace considérable de la vie des mortels, beaucoup d'entre nous ont succombé par des accidents fortuits, et les plus généreux sous la cruauté du prince ? Nous restons en petit nombre, survivant, non seulement aux autres, mais pour ainsi dire à nous-mêmes, si nous ôtons du cours de notre existence tant d'années, durant lesquelles nous sommes parvenus en silence, les jeunes à la vieillesse, les vieillards presque au terme de leur carrière. Toutefois, je n'hésiterai point à exposer ici, quoique d'une voix sans art et peu exercée, le souvenir de la précédente servitude et les témoignages du bonheur présent. En attendant, ce livre consacré à l'honneur d'Agricola, mon beau-père, pourra, dans l'expression de ma piété filiale, trouver son éloge ou son excuse.
IV. Cn. Julius Agricola, originaire de Fréjus, colonie ancienne et célèbre, eut ses deux aïeuls procurateurs des Césars, dignité qui égale celle de chevalier. Son père, Julius Grécinus, de l'ordre des sénateurs, connu par son amour pour l'éloquence et la philosophie, mérita, par ces qualités mêmes, la colère de l'empereur Caligula ; et en effet, il reçut l'ordre d'accuser Marcus Silanus, refusa et périt. Sa mère fut Julia Procilla, de la plus rare chasteté. Elevé dans son sein et par sa tendresse, il passa au milieu des études de tous les arts libéraux son enfance et sa jeunesse. Ce qui l'éloigna des séductions du vice fut, outre son naturel pur et vertueux, la résidence qu'il fit, dès son jeune âge, et les leçons qu'il recueillit à Marseille, ville où l'urbanité grecque et l'économie de nos provinces se trouvaient réunies et heureusement associées. Je me rappelle qu'il racontait assez souvent lui-même que, dans sa première jeunesse, il se serait jeté dans l'étude de la philosophie avec trop d'entraînement, et plus qu'il ne convient à un Romain et à un sénateur, si la prudence de sa mère n'eût tempéré son âme ardente et pleine de feu. C'est que son génie sublime et enthousiaste, aspirant à l'éclat d'une gloire élevée et supérieure, en saisissait les apparences avec plus d'impétuosité que de circonspection. Bientôt l'âge et la raison le modérèrent, et de l'étude de la philosophie il recueillit, ce qui est le plus difficile, la juste mesure qui fait la sagesse.
V. Il reçut sa première éducation militaire en Bretagne, sous Suetonius Paullinus, général actif et sage, qui le distingua et l'apprécia d'autant mieux qu'il partageait sa tente avec lui. Agricola, loin de la licence des jeunes gens, qui font du service un état de dissolution, loin de leur oisiveté, ne se prévalut jamais de son titre de tribun ni de son inexpérience pour se livrer aux plaisirs et obtenir des congés ; mais il voulut connaître la province, être connu de l'armée, s'instruire auprès des habiles, se lier avec les plus recommandables, ne rien briguer par jactance, ne rien refuser par timidité, se montrer à la fois et vigilant et circonspect. Jamais, sans doute, la Bretagne ne fut plus agitée, son sort plus incertain : nos vétérans étaient égorgés, nos colonies incendiées, nos armées interceptées ; elles combattirent alors pour leur salut, bientôt après pour la victoire. Tous ces événements, quoique dirigés par les conseils et sous les ordres d'un autre, et quoique la gloire des principales opérations et de la délivrance de la province appartînt au général, donnèrent au jeune Agricola de l'habileté, de l'expérience, de l'émulation, et firent entrer dans son âme la passion de la gloire militaire, passion ingrate en ces temps, où de sinistres soupçons enveloppaient tout ce qui s'élevait, et où une grande réputation n'était pas moins périlleuse qu'une mauvaise.
VI. De là revenu à Rome pour y solliciter les magistratures, il épousa Domitia Decidiana, issue d'illustres aïeux ; cette alliance prêta de la force et de l'éclat à ses projets d'élévation. Ils vécurent dans une parfaite concorde, par leur mutuelle tendresse et leur déférence réciproque ; également admirables, s'il n'était dû d'autant plus d'éloge à la femme vertueuse, que celle qui ne l'est pas mérite plus de blâme. Nommé questeur, le sort lui donna pour gouvernement l'Asie, pour proconsul Salvius Titianus. Ni l'Asie, ni le proconsul ne purent le corrompre, quoique cette province fût riche et ouverte aux déprédations, et le proconsul porté à toute avidité, et prêt à acheter, par une facilité sans bornes, un silence réciproque sur le mal. Là, sa famille s'accrut d'une fille, soutien et consolation à la fois, car il perdit bientôt un fils né auparavant. Tout le temps qui suivit, depuis sa questure jusqu'à ce qu'il devînt tribun du peuple, et l'année même de son tribunat, il les passa dans le repos et l'oisiveté, ayant appris, sous Néron, qu'il est des temps où l'inaction est de la prudence. Durant sa préture, même conduite, même silence, et d'ailleurs il ne lui fut attribué aucune juridiction. Quant aux jeux publics et aux vains honneurs de sa place, il y mit une juste mesure d'économie et de magnificence, et il sut, en s'éloignant de la profusion, se rapprocher davantage de l'estime publique. Ensuite, choisi par Galba pour reconnaître les offrandes des temples, ses diligentes recherches ne laissèrent à la république d'autres sacrilèges à ressentir que ceux jadis commis par Néron.
VII. L'année suivante affligea son âme et sa famille par une perte cruelle. Des soldats de la flotte d'Othon, portant çà et là leur licence, et dévastant, comme pays ennemi, l'Intemelium dans la Ligurie, assassinèrent, au sein de ses domaines, la mère d'Agricola, pillèrent ses propriétés et une partie de son patrimoine, seul motif d'un tel meurtre. Agricola se rendait aux solennités de ses funérailles, quand il fut surpris par la nouvelle que Vespasien aspirait à l'empire, et aussitôt il passa dans son parti. Mucien dirigeait les commencements de ce règne, et gouvernait dans Rome : Domitien, fort jeune encore, n'avait usurpé de la puissance de son père que la licence pour ses vices. Mucien choisit Agricola pour faire des levées ; sa conduite intègre et habile lui mérita bientôt le commandement de la vingtième légion, qui avait tardé à prêter le serment, et dans laquelle son prédécesseur passait pour agir séditieusement. Elle était en effet, même pour les lieutenants consulaires, redoutable et trop exigeante, et le lieutenant prétorien ne pouvait la contenir, soit sa faute, soit celle des soldats. Choisi pour lui succéder et punir, Agricola, par la modération la plus rare, aima mieux paraître les avoir trouvés que les avoir rendus fidèles.
VIII. Alors commandait en Bretagne Vettius Bolanus, avec plus de douceur que n'en méritait cette province intraitable. Agricola tempéra sa propre énergie et modéra son ardeur pour ne point paraître s'élever au dessus de son chef, sachant déférer à ses supérieurs, et ayant appris à unir les égards aux devoirs. Bientôt la Bretagne reçut pour consulaire Petilius Cerialis. Alors les mérites eurent un libre espace pour se montrer. D'abord Cerialis l'associa seulement aux travaux et aux périls, et bientôt à la gloire. Souvent, pour l'éprouver, il lui fit commander quelque portion de l'armée ; quelquefois, d'après ses succès, il lui confia de plus grandes forces ; et jamais Agricola n'exalta ses actions pour accroître sa renommée : se regardant comme simple subalterne, il rapportait ses succès à son général, comme à leur seul auteur. Ainsi, par son esprit de subordination, par sa modestie dans ses rapports, il échappait à l'envie, non pas à la gloire.
IX. A son retour de ce commandement, Vespasien l'admit entre les patriciens, et ensuite lui confia le gouvernement de l'Aquitaine, dignité des plus considérables par son administration, et parce qu'elle donnait l'espoir du consulat à qui en était revêtu. On croit en général que les esprits, voués aux études militaires, manquent de finesse, parce que la juridiction des camps, prompte, peu compliquée, et agissant le plus souvent par voie de fait, n'a point recours aux subtilités de la justice civile. Agricola, par sa pénétration naturelle, déploya, sous la toge même, autant de facilité que de justesse d'esprit. Tout aussitôt les moments de ses travaux et de ses loisirs furent réglés : dès que les assemblées et les jugements l'exigeaient, il était grave, attentif, sévère, et, le plus souvent, indulgent ; dès qu'il avait satisfait au devoir, le personnage du pouvoir n'était plus. Jamais la morosité, l'arrogance et la cupidité n'avaient trouvé accès dans son âme ; et, ce qui est le plus rare, pour lui la facilité ne diminua point la puissance, ni la sévérité l'affection. Parler d'intégrité et de désintéressement dans un si grand homme serait injure à ses vertus. Quant à la renommée, à laquelle souvent même les plus vertueux sacrifient, il ne la rechercha ni par ostentation de son mérite, ni par artifice. Loin de toute rivalité avec ses collègues, loin de toutes contestations avec ses subordonnés, il pensait qu'en de tels débats il est peu glorieux de vaincre, honteux d'échouer. Il ne resta pas trois années dans ce gouvernement, et fut rappelé aussitôt à l'espoir du consulat : l'opinion publique y ajoutait la Bretagne pour gouvernement, non qu'aucun de ses discours le fît penser, mais parce qu'il en parut digne. La renommée ne se trompe pas toujours ; quelquefois même elle choisit. Consul, il me promit, quoique je fusse jeune encore, sa fille, déjà de la plus belle espérance : après son consulat, il m'unit à elle, et aussitôt il fut préposé au gouvernement de la Bretagne avec la dignité de pontife.
X. Beaucoup d'auteurs ont décrit la Bretagne et ses peuples. J'en parlerai, non pour faire naître une comparaison de recherches ou de talent, mais parce qu'alors, pour la première fois, elle fut entièrement domptée : ainsi, ce que mes devanciers n'ont pu connaître et ont paré de leur éloquence, se recommandera par la fidélité des faits. La Bretagne, la plus grande des îles connues des Romains, s'étend à l'orient, vers la Germanie ; à l'occident, vers l'Espagne ; au midi, vers les Gaules, d'où même ou l'aperçoit : ses côtes septentrionales, en face desquelles il n'est plus de terres, sont battues par une mer immense et sans bornes. Nos auteurs les plus éloquents, Tite-Live parmi les anciens, et Fabius Rusticus parmi les modernes, l'ont assimilée à un plat oblong ou à une hache à deux tranchants, et telle est en effet sa figure en deçà de la Calédonie ; et de là on l'a admise pour toute l'île ; mais un vaste et prodigieux espace de terres, se prolongeant jusqu'à son extrémité, va s'y rétrécir en forme de coin. Ce fut alors que la flotte romaine, ayant, pour la première fois, visité le tour de ces bords d'une mer toute nouvelle, s'assura que la Bretagne était une île ; et, en même temps, elle découvrit et subjugua des îles inconnues jusqu'alors, et qu'on appelle les Orcades ; elle entrevit aussi Thulé, quoique cachée sous les neiges et les frimats. Du reste, cette mer est dormante et lourde à la rame : on dit même que les vents la soulèvent peu : c'est, je crois, parce que les terrains, les montagnes, où se forment et grossissent les tempêtes, y sont plus rares, et que la masse profonde de cette mer sans bornes est plus lente à s'émouvoir. Il n'est point dans l'objet de cet ouvrage de rechercher quelle est la nature de l'Océan et de ses mouvements, dont beaucoup d'autres ont parlé ; j'ajouterai seulement que nulle part la mer ne fait plus sentir sa puissance ; elle refoule ça et là des eaux dans l'intérieur, et non seulement elle s'élève au dessus du rivage, ou même se répand au loin, mais elle flue intérieurement, y circule, et s'enferme dans les vallées, au milieu des montagnes, comme en ses propres bords.
XI. Du reste, les mortels qui habitèrent les premiers la Bretagne, étaient-ils indigènes ou étrangers ? comme chez tous les barbares, on le sait peu. Les conformations varient, et de là des conjectures. Les chevelures rousses des habitants de la Calédonie, leur grande stature, attestent l'origine germanique. Le teint basané des Silures, leurs cheveux la plupart crépus, et leur position en face de l'Espagne, font croire que des Ibères ont jadis traversé ces mers et occupé ces demeures. Les Bretons les plus voisins des Gaulois leur ressemblent, soit que la force de l'origine se conserve, soit que, dans ces contrées qui s'avancent l'une vers l'autre, un même climat ait donné au corps une même conformation. Cependant, d'après les probabilités générales, il est croyable que des Gaulois ont occupé ce sol, rapproché du leur. Vous y découvrez leur culte dicté par la superstition ; le langage diffère peu ; même audace à chercher les périls, et, dès qu'ils sont présents, même terreur pour s'y soustraire. Cependant les Bretons offrent plus d'intrépidité, une longue paix ne les ayant pas encore amollis : car nous savons que les Gaulois ont aussi brillé dans les guerres. Bientôt l'apathie s'introduisit avec l'inaction : la perte de la liberté entraîna celle du courage ; c'est ce qui est arrivé aux premiers Bretons, jadis vaincus : les autres sont encore tels que furent les Gaulois.
XII. Leur force est dans l'infanterie : quelques peuplades se servent aussi de chars à la guerre : le plus noble conduit, ses vassaux combattent autour. Jadis ils obéissaient à des rois ; ils sont maintenant partagés entre divers chefs, par les brigues et les factions : et rien, contre les nations les plus puissantes, ne nous fut plus utile que leur défaut de concert. Rarement deux ou trois cités se réunissent pour repousser le péril commun : aussi, tandis qu'elles combattent séparément, elles sont toutes vaincues. Le ciel est souvent obscurci de pluies et de brouillards ; le froid n'y est pas rigoureux. Les jours ont plus de durée que ceux de notre monde ; les nuits sont claires, et si courtes, à l'extrémité de la Bretagne, qu'entre la fin et le lever du jour il n'y a qu'un faible intervalle. On affirme même que, si les nuages ne s'y opposent pas, on voit durant la nuit la clarté du soleil, et qu'il ne se couche ni ne se lève, mais ne fait que passer à l'horizon. Sans doute que les extrémités planes de la terre, ne formant qu'une ombre très basse, ne peuvent élever les ténèbres de la nuit, qui tombe sans atteindre le firmament et les astres. Le sol, à l'exception des plantes accoutumées à croître en des climats plus chauds, de l'olivier et de la vigne, les admet toutes, et même avec abondance ; la maturité est tardive, la végétation rapide, et cela par une seule et même cause, la grande humidité de l'air et du terrain. La Bretagne renferme de l'or, de l'argent, et d'autres métaux, prix de sa conquête. L'océan y produit aussi des perles, mais ternes et livides : on a pensé qu'il fallait en accuser l'inhabileté des pêcheurs ; car, dans la mer Rouge, on arrache des rochers les coquilles mères vivantes et respirant encore, tandis qu'en Bretagne on les ramasse à mesure qu'elles sont amenées par les flots ; moi, je croirais que ces perles manquent de qualité plutôt que nous d'avarice.
XIII. Les Bretons se soumettent aux tributs, aux levées, aux autres charges qu'impose l'empire, avec bonne volonté, si l'on n'y joint pas l'injustice, qu'ils tolèrent impatiemment, assez domptés pour obéir, pas encore assez pour être esclaves. Jules César étant donc entré le premier des Romains en Bretagne avec une armée, quoique par un combat heureux il eût épouvanté les habitans et se fût emparé du rivage, peut paraître avoir montré la Bretagne à ses successeurs, non leur avoir livrée. Bientôt survinrent nos guerres civiles ; les armes de nos généraux se tournèrent contre la république : de là un long oubli de la Bretagne, même pendant la paix. C'était le plan d'Auguste ; ce fut une loi pour Tibère. Il est assez certain que l'empereur Caligula se disposait à entrer en Bretagne, sans la mobilité de son esprit avide de changements, et si ses grands préparatifs contre la Germanie n'eussent été un vain projet. L'empereur Claude accomplit l'entreprise en transportant en Bretagne des légions et des auxiliaires, et en associant à l'expédition Vespasien. Ce fut le commencement de la fortune qui l'attendait : des nations furent domptées, des rois captifs, et Vespasien désigné par les destins.
XIV. Le premier consulaire envoyé fut Aulus Plautius, et, peu après lui, Ostorius Scapula, tous deux excellents hommes de guerre ; peu à peu fut réduite en forme de province la partie de la Bretagne la plus voisine : on y établit de plus une colonie de vétérans. Le roi Cogidunus, qui jusqu'à nos jours est resté très fidèle, reçut en présent quelques cités : coutume ancienne et depuis longtemps pratiquée par le peuple romain, d'avoir pour instrumens de servitude même des rois. Ensuite vint Didius Gallus : il conserva les conquêtes de ses devanciers, et éleva seulement quelques forts plus avant dans le pays, pour se donner la renommée d'avoir agrandi son gouvernement. A Didius succéda Veranius, et celui-ci mourut dans l'année : après, Suetonius Paullinus eut deux ans de succès, soumit des nations, fortifia nos présides. Plein de confiance en ces dispositions, il alla attaquer l'île de Mona, qui fournissait des forces aux rebelles, et ainsi laissa derrière lui une occasion de soulèvement.
XV. En effet, l'absence du gouverneur éloignant toute crainte, les Bretons discourent entre eux sur les maux de la servitude, se rappellent les uns aux autres leurs outrages, et les aigrissent encore par l'interprétation : «La patience ne mène à rien, se disent-ils, qu'à faire subir un joug plus pesant à ceux qui semblent ainsi le supporter avec facilité. Jadis nous n'avions qu'un roi, maintenant deux nous sont imposés, un gouverneur avide de notre sang, un procurateur avide de nos biens : dans notre soumission, l'accord de ces maîtres et leur discorde sont également funestes. Les satellites de l'un, les centurions de l'autre, mêlent la violence aux outrages. Déjà rien n'échappe à la cupidité, rien à la brutalité. Dans les combats, les dépouilles sont le prix des plus braves ; maintenant, des lâches, des poltrons, enlèvent nos demeures, ravissent nos enfants, imposent des levées, comme si c'était pour la patrie seulement que nous ne sussions pas mourir. Car combien de soldats ont passé sur ces bords, si les Bretons se comptent eux-mêmes ! Ainsi la Germanie, défendue par un fleuve, non par l'Océan, a secoué le joug. Pour nous, patrie, épouses, pères, mères ; pour eux, avarice et luxure sont des causes de guerre ! Ils fuiront comme a fui leur divin Jules, pour peu que nous imitions les vertus de nos ancêtres. Ne nous effrayons pas de l'issue d'un ou de deux combats : plus de résolution, plus de constance appartient aux malheureux. Déjà les dieux mêmes ont compassion de nous : les dieux, qui éloignent le général romain, qui retiennent son armée reléguée dans une autre île : déjà nous-mêmes, ce qui était le plus difficile, nous délibérons. Or, en de tels projets, il est plus périlleux d'être surpris que d'oser !»
XVI. Mutuellement enflammés par ces discours et de semblables, et prenant pour chef Boadicea, femme du sang royal, car pour les commander ils ne distinguent point de sexe, tous courent aux armes, dispersent les soldats disséminés dans les citadelles, enlèvent nos forts, et envahissent la colonie même comme siège de la tyrannie. La rage et la victoire n'omirent aucun genre de cruauté connu des barbares ; et si Paullinus, instruit du soulèvement de la province, ne fût promptement survenu, la Bretagne était perdue. Le succès d'un seul combat la rendit à son ancienne soumission, quoique la plupart gardassent leurs armes : inquiets du résultat de leur révolte, la présence du gouverneur leur inspirait plus de crainte. Paullinus, si estimable d'ailleurs, traita les rebelles soumis avec arrogance et dureté, ce qui semblait la vengeance de sa propre injure ; on envoya Petronius Turpilianus, comme moins inexorable : étranger aux crimes des ennemis, il devait par là même accueillir plus facilement leur repentir. Après avoir pacifié la province, sans oser rien de plus, il la remit à Trebellius Maximus. Trebellius, quoique sans énergie et sans aucune expérience des camps, la contint par une certaine urbanité d'administration. Dès lors ces barbares eux-mêmes apprirent à pardonner aux séductions des vices, et l'occasion de nos guerres civiles offrit à l'inertie une excuse plausible ; mais la discorde vint tout troubler, dès que le soldat, accoutumé aux expéditions, eut puisé la licence dans l'oisiveté. Trebellius fuit, se cache pour se soustraire à la fureur des troupes ; humilié et dégradé, il ne retrouva qu'un pouvoir précaire ; comme si l'armée eût stipulé pour la licence, et le général pour son salut : cette sédition ne fit point couler de sang. Vettius Bolanus, les guerres civiles durant encore, n'apporta pas à la Bretagne plus de discipline : même inertie envers l'ennemi, semblable désordre dans le camp ; si ce n'est que Bolanus, homme pur et qui ne s'était rendu odieux par aucun crime, se concilia l'affection à défaut de respect.
XVII. Mais dès qu'avec le reste du monde la Bretagne eut reconnu Vespasien, de grands généraux, d'excellentes armées parurent ; les espérances des ennemis diminuèrent, et aussitôt Petilius Cerialis les frappa de terreur en attaquant la cité des Brigantes, qui passe pour la plus populeuse de toute la Bretagne : il livra beaucoup de combats, et quelquefois de très sanglants : la victoire ou la guerre enchaîna la plus grande partie de cette cité. Et lorsque Cerialis eût dû accabler par ses services et sa renommée son successeur, Julius Frontinus en soutint le fardeau : grand homme autant qu'on pouvait l'être alors, il subjugua, par les armes, la nation vaillante et belliqueuse des Silures, après avoir, outre la valeur des ennemis, triomphé des difficultés des lieux.
XVIII. Tel fut l'état de la Bretagne, telles furent les chances de guerre que trouva Agricola, qui s'y rendit vers le milieu de l'été, alors que les soldats, comme oubliant l'expédition, se livraient à la sécurité, et que les ennemis attendaient une occasion. Les Ordoviques, peu avant son arrivée, avaient massacré presque tout un corps de cavalerie campé sur leur territoire. A ce début, la province se soulève, et, pour ceux qui voulaient la guerre, c'était un exemple à suivre, ou un moyen de sonder le caractère du nouveau gouverneur. Alors Agricola, quoique l'été fût passé, les troupes éparses dans la province, le soldat s'attendant au repos pour cette année, la guerre contrariée par des retards et des obstacles, et quoiqu'à la plupart il semblât préférable de garder les lieux exposés, résolut d'aller au devant du danger. Il rassemble des détachements de légions et une petite troupe d'auxiliaires ; et, comme les Ordoviques n'osaient pas descendre en plaine, marchant lui-même en tête de l'armée, pour lui donner son courage en partageant ses périls, il la fait monter en bataille, taille en pièces presque toute cette peuplade ; et, n'ignorant pas qu'il faut presser la renommée, et que des premiers événements dépendent tous les autres, il conçoit le projet de réduire l'île de Mona, dont Paullinus avait été rappelé par la rébellion de toute la Bretagne, ainsi que je l'ai rapporté plus haut. Mais, en ce dessein imprévu, les vaisseaux manquaient ; le génie et la constance du général n'en furent point arrêtés. Il choisit parmi nos auxiliaires ceux qui connaissaient les gués, et, suivant l'usage de leur pays, savaient nager en conduisant à la fois eux, leurs armes et leurs chevaux, ordonne qu'ils déposent les bagages, et les fait passer si soudainement, que les ennemis, qui attendaient une flotte, des vaisseaux et les effets du flux, sont stupéfaits et comprennent qu'il n'y a rien d'inaccessible, rien d'invincible pour ceux qui allaient de la sorte au combat. La paix fut donc sollicitée, l'île soumise, et la renommée du chef en acquit un grand éclat. En effet, dès son entrée dans son gouvernement, tout le temps que les autres passent en ostentation et dans les brigues, il ne s'était plu qu'aux travaux et aux périls. Et alors, ne tirant nulle vanité de la réussite des choses, il n'appelait ni expédition ni victoire la soumission de peuples vaincus : aussi ne fit-il pas envelopper ses dépêches de lauriers ; mais, par la dissimulation même de sa gloire, il augmentait cette gloire aux yeux de ceux qui appréciaient en quel espoir de l'avenir il avait tû de si grands exploits.
XIX. Du reste, l'étude du caractère de ces peuples, et en même temps l'expérience d'autrui lui ayant appris que l'on gagnait peu par les armes, si les injustices suivaient, il résolut d'éteindre les causes de ces guerres. Commençant par lui et par les siens, il régla d'abord sa maison ; ce qui, pour bien des personnes, est non moins difficile que de régir une province. Rien du service public ne se fit par ses affranchis ou par ses esclaves : ni affection particulière, ni recommandation, ni prières des centurions n'élevèrent le soldat ; mais pour lui le meilleur citoyen était le plus digne de sa confiance. Il voulut tout savoir, non tout exécuter : aux fautes légères réserver le pardon, aux grandes la sévérité ; ne pas exiger toujours le châtiment, mais plus souvent se contenter du repentir ; préposer aux places et aux administrations ceux qui ne prévariqueraient pas, pour n'avoir pas à punir lorsqu'on aurait prévariqué ; adoucir l'augmentation des impôts en blé ou autres par l'égalité des répartitions, en retranchant ces inventions du fisc, plus intolérables que les tributs mêmes. En effet on forçait les Bretons, par raillerie, d'attendre auprès de leurs greniers fermés, d'acheter leurs propres blés, puis de les revendre à prix fixé. Des chemins détournés et des régions lointaines étaient indiqués aux cités pour qu'elles fissent leurs transports, non pas aux quartiers les plus voisins, mais en des pays éloignés et presque inabordables, jusqu'à ce qu'ainsi, ce qui eût été convenable pour tous, fût devenu lucratif pour quelques-uns.
XX. En réprimant aussitôt ces abus dès la première année, il fit estimer et honorer la paix, qui, soit par l'incurie, soit par la mollesse de ses prédécesseurs, n'était pas moins redoutée que la guerre. Mais, dès que l'été fut arrivé, il rassemble l'armée, loue, dans les marches, la subordination des soldats, contient ceux qui s'écartent, prend lui-même des positions pour ses campements, reconnaît lui-même les marais et les bois, ne souffre cependant nul repos chez les ennemis, qu'il désole par des incursions subites ; et, quand il a assez effrayé, dès lors il les ménage, et excite en eux tous les désirs de la paix. Par ces moyens, beaucoup de cités, qui jusqu'à ce jour avaient traité en égales, donnèrent des otages, déposèrent tout ressentiment, et furent cernées par des forts et des garnisons avec tant d'intelligence et de soins, que jamais auparavant aucune partie nouvellement conquise de la Bretagne n'avait été si peu inquiétée.
XXI. L'hiver suivant fut employé en dispositions des plus salutaires. Et en effet, pour que ces hommes épars et grossiers, et par là même toujours prêts à la guerre, s'accoutumassent à la tranquillité et au repos par les plaisirs, il les exhortait particulièrement, les aidait des deniers publics à construire des temples, des forums, des maisons, louant les actifs, excitant les indolents. Ainsi une émulation honorable tint lieu de contrainte. Déjà il faisait instruire les fils des principaux Bretons dans les arts libéraux, et disait préférer le génie naturel des Bretons à l'esprit cultivé des Gaulois. Ainsi ceux qui auparavant dédaignaient la langue latine, ambitionnèrent de la parler avec éloquence : de là aussi fut mis en honneur notre habillement, et la toge devint en usage. Peu à peu survinrent les recherches de nos vices, les portiques et les bains, et l'élégance des festins : ce que dans leur imprévoyance ils appelaient civilisation, c'était une partie de leur servitude.
XXII. La troisième année de l'expédition découvrit des peuples nouveaux : toutes ces nations furent ravagées jusqu'à l'embouchure du Taüs. Les ennemis en furent frappés d'une telle terreur, qu'ils n'osèrent pas harceler notre armée, quoiqu'elle fût harassée par des temps affreux ; et l'on eut même le loisir d'établir des forts. Les habiles remarquaient que nul autre général n'avait choisi plus savamment les avantages des positions ; qu'aucun poste placé par Agricola n'avait été enlevé de force par les ennemis, ou abandonné par capitulation ou par désertion. Les sorties étaient fréquentes ; car des approvisionnemens pour l'année soutenaient contre les longueurs des sièges. Ainsi l'hiver s'y passait avec sécurité, et chaque garnison s'y suffisait à elle-même. Les ennemis attaquaient vainement, et se désespéraient, parce que, accoutumés le plus souvent à compenser les pertes de l'été par les succès de l'hiver, alors ils étaient également repoussés et l'hiver et l'été. Et jamais Agricola ne s'attribuait, par ambition, les exploits d'autrui. Centurion, préfet, avaient en lui le témoin le plus sincère de ses actions. Quelques-uns le disaient trop acerbe dans ses reproches : affable aux bons, il était sévère pour les méchants : d'ailleurs, rien ne restait de sa colère : vous n'eussiez craint ni sa réserve ni son silence ; il croyait plus honorable de choquer que de haïr.
XXIII. Le quatrième été fut employé à s'assurer des pays qu'on avait parcourus ; et, si la valeur de nos armées et la gloire du nom romain devaient rencontrer des limites, elles les trouvèrent dans la Bretagne même : car les rivières de Glota et de Bodotria, que refoulent à une immense hauteur les flux de deux mers opposées, ne sont séparées l'une de l'autre que par une langue étroite de terre, alors fortifiée de citadelles ; nous tenions tout le pays de notre côté, et les ennemis étaient au delà, comme rejetés dans une autre île.
XXIV. La cinquième année de l'expédition, Agricola passa en Calédonie, sur le premier de nos vaisseaux qui vît ces bords ; et, par des combats aussi heureux que multipliés, il dompta des peuplades inconnues jusqu'à ce temps, et garnit de troupes la partie de la Bretagne qui regarde l'Hibernie, plutôt dans un espoir de conquête que par crainte. En effet l'Hibernie, située entre la Bretagne et l'Espagne, et à portée aussi de la mer des Gaules, pouvait un jour réunir, par de grands rapports, cette portion très puissante de l'empire. L'Hibernie, plus petite que la Bretagne, surpasse en étendue toutes les îles de notre mer. Le sol et le climat, le caractère et les usages des habitants, diffèrent peu de ceux de la Bretagne. Le commerce et les marchands nous ont fait mieux connaître ses côtes et ses ports. Agricola avait accueilli un des petits rois de cette nation, chassé par une sédition domestique, et, sous apparence d'amitié, il le retenait pour l'occasion. Souvent je lui ai entendu dire qu'avec une seule légion et quelques auxiliaires on pouvait subjuguer et occuper l'Hibernie ; que ce serait même très utile contre la Bretagne, si elle ne voyait de toutes parts que les armes romaines, et si la liberté était comme ravie à ses regards.
XXV. L'été suivant, qui commençait la sixième année de son gouvernement, il fit cerner les cités placées de l'autre côté de la Bodotria ; effrayé du soulèvement de toutes les peuplades ultérieures, et de voir les chemins infestés par l'armée ennemie, il fit explorer les ports par sa flotte. Employée pour la première fois par Agricola, comme partie de ses forces, elle suivait l'armée, et formait un admirable spectacle. Alors la guerre se poussait à la fois et sur terre et sur mer ; et souvent, dans le même camp, fantassin, cavalier, marin, confondant et leurs rangs et leur joie, exaltaient chacun ses exploits, ses aventures. Tantôt c'était les profondeurs des forêts et des vallées, tantôt les furies des flots et des tempêtes ; ici leur victoire sur terre, là leur conquête sur l'Océan qu'ils dépeignaient avec toute la jactance militaire. La vue de la flotte, ainsi qu'on l'apprenait des prisonniers, consternait les Bretons, comme si, le secret de leur mer étant découvert, le dernier refuge eût été fermé aux vaincus. Ne comptant donc plus que sur leur valeur et leurs armes, tous les peuples de la Calédonie vinrent, avec un grand appareil que la renommée, selon qu'il arrive dans les choses inconnues, agrandissait encore, attaquer les premiers nos forteresses, et, comme agresseurs, répandirent l'effroi ; déjà les plus pusillanimes, sous le voile de la prudence, conseillaient de retourner en deçà de la Bodotria, et de se retirer plutôt que d'être repoussés, lorsque Agricola s'aperçoit que les ennemis se préparent à fondre en plusieurs troupes. Craignant que, par la supériorité du nombre et la connaissance des lieux, ils ne parviennent à l'entourer, il divise son armée en trois parties, et lui-même marche en avant.
XXVI. Dès que cela fut connu des ennemis, changeant aussitôt de projet, ils vinrent tous à la fois attaquer de nuit la neuvième légion, qu'ils savaient la plus faible, et, ayant au milieu du sommeil et de la consternation égorgé les sentinelles, ils pénétrèrent. Déjà ils combattaient dans le camp même, lorsque Agricola, instruit par ses éclaireurs de la marche de l'ennemi, s'attache à leurs traces, ordonne aux plus alertes de ses cavaliers et de ses fantassins de se précipiter sur ses derrières, puis de pousser un grand cri tous ensemble. Aux premières lueurs du jour brillent nos étendards : les Bretons sont effrayés de ce double danger. Le courage revint aux Romains, et, assurés de leur salut, ils combattirent pour la gloire ; bien plus, ils devinrent agresseurs et se précipitèrent. Le combat fut terrible au passage même des portes, jusqu'à ce que les ennemis fussent entièrement repoussés par nos deux troupes, qui voulaient, l'une, paraître avoir fourni un secours nécessaire, l'autre, n'avoir pas eu besoin de renfort. Si les marais et les bois n'eussent couvert les fuyards, la guerre était terminée par cette victoire.
XXVII. Fière de son intrépidité et de sa gloire, l'armée criait, en frémissant, qu'il n'y avait rien d'inaccessible à sa valeur ; qu'il fallait pénétrer dans la Calédonie, et trouver enfin l'extrémité de la Bretagne par une suite rapide de combats : et ces hommes, tout à l'heure réservés et prudents, se montraient hardis après l'événement, et en parlaient avec jactance. Tel est, dans les guerres, le trop injuste jugement : tous pour eux réclament les succès, à un seul sont imputés les revers. Cependant les Bretons, attribuant leur défaite non pas à notre valeur, mais à l'occasion et à l'adresse de notre général, ne rabattent rien de leur arrogance ; ils arment leur jeunesse, transportent en lieux sûrs leurs femmes et leurs enfants, et par des assemblées et des sacrifices sanctionnent la ligue de toutes leurs cités : ainsi l'on se sépara, les esprits animés des deux parts.
XXVIII. Ce même été, une cohorte d'Usipiens, levée en Germanie et transportée en Bretagne, osa une action extraordinaire et mémorable. Ayant égorgé le centurion et les soldats romains mêlés à leur bataillon pour leur apprendre la discipline et leur servir d'exemple et de chefs, ils montèrent sur trois galères, en y retenant de force nos pilotes. L'un d'eux s'étant échappé, les deux autres, devenus suspects, furent massacrés ; et le bruit n'en était pas encore parvenu, qu'ils voguaient en pleine mer comme miraculeusement. Puis, emportés çà et là, ayant à combattre les Bretons qui défendaient leurs propriétés, souvent vainqueurs, quelquefois vaincus, ils furent réduits à une détresse si affreuse, qu'ils se nourrirent des plus faibles des leurs, et bientôt de ceux que le sort désignait. Ils errèrent ainsi autour de la Bretagne, perdirent leurs vaisseaux, faute de savoir les gouverner, et, pris pour des pirates, furent saisis d'abord par les Suèves, ensuite par les Frisons ; il s'en trouva même qui, vendus comme esclaves et amenés jusque sur notre frontière par la succession des achats, y acquirent la célébrité due à de si grands cvènemens. Au commencement de l'été, Agricola, frappé dans sa propre famille, perdit son fils, âgé d'un an ; et ce malheur, il ne le supporta ni avec ce courage orgueilleux, affiché par quelques âmes fortes, ni avec cette faiblesse féminine qui s'abandonne aux pleurs et aux lamentations. La guerre était une des distractions de ses douleurs.
XXIX. La flotte étant donc partie en avant pour répandre le ravage en plusieurs lieux, et semer ainsi une grande et vague terreur, Agricola, avec son armée sans bagages, à laquelle il avait joint les plus vaillants des Bretons, éprouvés par une longue paix, parvint au mont Grampius, que déjà couvraient les ennemis : car les Bretons, nullement abattus par l'événement du dernier combat, n'attendant plus que la vengeance ou l'esclavage, et sachant enfin que l'accord seul repousse le péril commun, avaient, par des ambassades et des confédérations, rassemblé les forces de toutes leurs cités. Déjà l'on voyait réunis plus de trente mille combattants ; toute la jeunesse accourait encore, et, de plus, les guerriers d'une vieillesse forte et vigoureuse, qui s'étaient illustrés à la guerre, et chacun portant ses insignes. Ce fut alors qu'un de leurs chefs, le plus distingué par sa valeur et par sa naissance, nommé Galgacus, parla, dit-on, en ces termes au milieu de la multitude assemblée, qui demandait le combat :
XXX. «Toutes les fois que je considère les causes de la guerre et l'extrémité à laquelle nous sommes réduits, un grand espoir m'anim ; oui, ce jour même et votre accord fonderont l'époque de la liberté de toute la Bretagne. Et en effet, tous nous fûmes exempts de la servitude ; au delà plus de terres ; la mer même ne serait pas un asile : la flotte romaine nous y menace. Ainsi le combat et les armes, seul parti honorable pour les braves, sont ici même le plus sûr pour les lâches. Les guerres précédentes, où l'on combattit contre les Romains avec une fortune diverse, avaient leur espoir et leur ressource en nous, nous les fils les plus nobles de la Bretagne, et qui, placés au fond même de son sanctuaire, et ne voyant pas les rivages de la servitude, avons eu nos yeux même préservés du contact de la tyrannie. Placés à l'extrémité du monde, derniers restes de sa liberté, cette retraite, qui nous cache à la renommée, nous avait jusqu'ici protégés : maintenant les dernières limites de la Bretagne sont à découvert ; ce qu'on ignore est ce qui en impose. Mais derrière nous plus de nation, rien, que des flots et des rochers ; et à l'intérieur sont les Romains, à l'orgueil desquels vainement vous penseriez échapper par l'obéissance et par la soumission : envahisseurs de l'univers, quand les terres manquent à leurs dévastations, ils fouillent même les mers ; avares, si l'ennemi est riche ; ambitieux, s'il est pauvre. Ni l'Orient ni l'Occident ne les ont rassasiés ; seuls, de tous les mortels, ils poursuivent d'une égale ardeur et les richesses et la misère : enlever, égorger, piller, c'est, dans leur faux langage, gouverner ; et, où ils ont fait un désert, ils disent qu'ils ont donné la paix.
XXXI. La nature a voulu que les enfants et les parents fussent à chacun ce qu'il eût de plus cher : ils nous sont enlevés par des enrôlements, pour aller obéir en d'autres climats. Si nos épouses et nos soeurs échappent à la brutalité ennemie, les Romains les déshonorent sous le nom d'hôtes et d'amis. Nos biens, nos fortunes, sont absorbés par les tributs ; nos blés, par les réquisitions : nos corps mêmes et nos bras s'usent, sous les coups et les opprobres, à des travaux au milieu des bois et des marais. Les malheureux nés dans l'esclavage, une seule fois vendus, sont nourris par leurs maîtres : la Bretagne achète chaque jour sa propre servitude, chaque jour elle l'entretient. Et, comme dans une maison le plus nouveau des esclaves est le jouet même de ses camarades, ainsi, dans cet antique servage du monde, nouveaux et méprisés, nous sommes destinés à être victimes. Nous n'avons point, en effet, des champs, des mines, ou des ports aux travaux desquels on puisse nous réserver ; nous n'avons que du courage et de la fierté, vertus insupportables à des dominateurs; et plus notre éloignement et le mystère de nos retraites nous protègent, plus nous sommes suspects. Ainsi, perdant tout espoir de pardon, enfin prenez courage, et vous à qui la vie, et vous à qui la gloire est la plus chère. Les Trinobantes, conduits par une femme, ont pu incendier la colonie des Romains, dévaster leur camp ; et, si leur prospérité ne les eût endormis, ils eussent secoué à jamais le joug. Nous, intacts et indomptés, nous qui n'avons point à conquérir une liberté, dès le premier choc ne montrerons-nous pas quels hommes la Calédonie s'était réservés ?
XXXII. Croyez-vous aux Romains autant de courage dans la guerre que d'insolence dans la paix ? Ces hommes, qu'ont illustrés nos dissensions et nos discordes, tournent à la gloire de leur armée les fautes de leurs ennemis ; cet assemblage des nations les plus diverses, le succès le maintient, un revers le dissoudra. A moins que vous ne pensiez que ces Gaulois, ces Germains, et, j'ai honte de le dire, ces Bretons qui prêtent leur sang à une tyrannie étrangère, toutefois plus longtemps ennemis qu'esclaves, soient retenus par fidélité et par attachement ; c'est par la crainte et la terreur, faibles liens d'affection ; brisez-les : cessant de craindre, ils commenceront à haïr. Tout ce qui peut exciter à la victoire est pour nous ; nulle épouse n'enflamme le courage des Romains, nul père ne va leur reprocher leur fuite. Pour la plupart, point de patrie, ou ils servent une patrie qui n'est point la leur. Peu nombreux, tremblants, incertains, ne voyant autour d'eux qu'un ciel, une mer, des forêts inconnues, enfermés et comme enchaînés, ils nous sont livrés par les dieux. Qu'un vain appareil ne vous épouvante, ni cet éclat d'or et d'argent qui ne blesse ni ne défend. Dans les rangs mêmes de l'ennemi nous retrouverons les bras de nos frères ; les Bretons reconnaîtront leur cause; les Gaulois se rappelleront leur ancienne liberté : ce qui leur reste de Germains les abandonnera, ainsi que naguère les Usipiens les ont délaissés, et dès lors plus de crainte. Des forts évacués, des colonies de vieillards, des municipes affaiblis et en proie aux discordes entre des maîtres injustes et des sujets prêts à la révolte. Ici est votre chef, ici est votre armée ; là, des tributs, les travaux des mines et tous les autres châtiments des esclaves : les rendre éternels, ou s'en venger aussitôt, va se décider sur ce champ même. Ainsi, en marchant au combat, pensez et à vos ancêtres et à vos descendants».
XXXIII. Ils reçurent cette harangue avec transport, et, selon la coutume des barbares, avec des chants, des frémissements et des clameurs discordantes. Déjà s'agitaient les bataillons et brillaient les armes des plus audacieux, qui se précipitaient en avant. En même temps leur armée se rangeait en bataille.
Alors Agricola, quoiqu'il vît le soldat animé et à peine contenu par les retranchements, parla ainsi : «Voici la huitième année, compagnons d'armes, que, sous le génie et les auspices de l'empire romain, par votre constance et vos exploits, vous triomphez de la Bretagne. En tant d'expéditions, de combats, soit qu'il fût besoin de valeur contre les ennemis, soit de patience et d'efforts contre la nature même, nous n'avons eu à nous plaindre, ni moi de mes soldats, ni vous de votre général. Après avoir été plus loin, moi que les anciens lieutenants, vous que les précédentes armées, nous occupons l'extrémité de la Bretagne, non par la renommée ni par un vain bruit, mais par nos camps et nos armes. La Bretagne est découverte et soumise. Souvent, dans les marches, lorsque les marais, les montagnes, les fleuves, vous donnaient tant de fatigues, j'entendais ces cris des plus braves : «Quand se présentera l'ennemi ? quand le combat ?» Ils viennent, arrachés de leurs repaires : vos voeux sont accomplis, votre valeur peut se montrer ; tout sera favorable au vainqueur ; tout, fatal au vaincu. En effet, s'il est beau et glorieux d'avoir, en marchant à l'ennemi, franchi tant de contrées, traversé tant de forêts, passé tant de bras de mer ; ces avantages, si heureux aujourd'hui, se changeront en périls si nous fuyons. Nous n'avons pour nous ni la même connaissance des lieux, ni la même abondance de vivres, mais nos bras et nos armes, et tout est là. Quant à moi, je tiens pour maxime qu'il n'y a, dans la fuite, de salut ni pour l'armée ni pour le général. Une mort honorable est donc préférable à une vie honteuse. Au même lieu résident pour nous honneur et sûreté ; et, d'ailleurs, il ne serait pas sans gloire de succomber là où finissent le monde et la nature.
XXXIV. Si de nouvelles nations, des bataillons inconnus, étaient devant vous, je vous exhorterais par les exemples d'autres armées. Maintenant comptez vos triomphes, interrogez vos yeux. Ces barbares sont ceux qui, l'année dernière, ayant, à la faveur de la nuit, attaqué une légion, furent défaits par un seul de vos cris ; ces barbares, de tous les Bretons, sont les plus habiles à fuir, et voilà pourquoi ils ont si longtemps survécu. Ainsi qu'au fond des forêts les animaux les plus courageux ne cèdent qu'à la force, les animaux craintifs et faibles, au seul bruit de la chasse ; de même les plus intrépides des Bretons ont depuis longtemps succombé : ce qui reste n'est plus qu'une foule de lâches et de timides. Si enfin vous les avez découverts, ce n'est pas qu'ils vous aient attendus, mais ils viennent d'être surpris les derniers ; et, immobiles de terreur, ils restent fixés en ces lieux mêmes où vous allez remporter une belle et mémorable victoire. Mettez un terme à tant d'expéditions ; couronnez cinquante années par un grand jour ; prouvez à la république que jamais on ne dut imputer à l'armée ni les lenteurs de la guerre, ni les causes des révoltes».
XXXV. Agricola parlait encore, l'ardeur des soldais ne se contenait plus. De grands transports éclatèrent à la fin de son discours, et aussitôt on courut aux armes. Pleins d'impétuosité, ils se précipitent à leurs rangs. Agricola les disposa de la manière suivante. Les auxiliaires à pied, au nombre de huit mille, formèrent le centre de bataille ; trois mille cavaliers se répandirent aux deux ailes ; les légions se tinrent devant les retranchements. C'eût été un grand éclat pour sa victoire, de la remporter sans verser de sang romain, une ressource, si l'on était repoussé. L'armée des Bretons, pour se développer et à la fois épouvanter, s'était postée en des lieux élevés ; de sorte que leur première ligne était sur un terrain uni ; les autres, par échelons sur la pente des collines, s'élevaient comme en amphithéâtre. Les cavaliers et les chars, courant çà et là, remplissaient de leur fracas le milieu de la plaine. Agricola, à la vue de ce grand nombre d'ennemis, craignant d'être à la fois attaqué de front et de côté, dédoubla ses lignes, quoique ainsi l'armée parût trop déployée, et que la plupart conseillassent d'y réunir les légions. Plus prompt à espérer et ne cédant point aux obstacles, Agricola renvoie son cheval, et, à pied, se place au devant des enseignes.
XXXVI. D'abord on ne combattit que de loin. Par leur fermeté et à la fois par leur adresse, les Bretons, armés de petits boucliers et de longues épées, évitaient ou détournaient les javelots des nôtres, et firent pleuvoir sur nous une grande quantité de traits, jusqu'à ce qu'Agricola exhorta trois cohortes de Bataves et deux de Tongres à engager la mêlée à la pointe de l'épée ; genre d'attaque depuis longtemps familier pour eux, et désavantageux à des ennemis armés de petits boucliers et de glaives énormes : car ces glaives, sans pointes, ne leur permettaient pas de croiser les armes et de combattre mêlés. Aussi, dès que les Bataves, en venant aux mains, heurtant l'ennemi de leurs larges boucliers, lui en meurtrissant le visage, eurent rompu tout ce qui les arrêtait dans la plaine, et commence de monter en bataille sur les collines, les autres cohortes rivalisent de zèle et d'impétuosité, massacrent tous les ennemis qu'elles approchent, et, dans la précipitation de la victoire, en laissent beaucoup demi-morts ou sans blessures. Pendant que la cavalerie des Bretons fuyait, leurs chars vinrent se mêler aux fantassins qui combattaient ; et, quoique d'abord ils y eussent jeté quelque épouvante, ils furent toutefois arrêtés par les bataillons serrés des Romains et par l'inégalité du terrain : aussi ce combat n'offrit-il point du tout l'aspect d'une attaque de cavalerie. D'un côté, des soldats, placés sur la pente de la montagne, étaient poussés par le choc de leur propre cavalerie ; d'un autre, des chars errant à l'aventure, des chevaux épouvantés et sans guide, se précipitaient, dans toutes les directions, sur tous ceux que la frayeur leur présentait.
XXXVII. Alors ceux des Bretons qui, sans avoir encore pris part au combat, couvraient les sommets des collines, et, tranquilles, méprisaient le petit nombre des nôtres, commencèrent à descendre peu à peu ; et ils allaient envelopper les derrières des vainqueurs, si, craignant cela même, Agricola n'eût opposé à leur rencontre quatre ailes de cavalerie, réservées pour les besoins subits du combat. Les ennemis furent culbutés et mis en déroute avec d'autant plus de vigueur, qu'ils étaient accourus de leur côté avec plus d'orgueil et de confiance. Ainsi le dessein des Bretons tourna contre eux-mêmes ; et notre cavalerie, quittant, par ordre du général, le front de bataille, fondit sur les derrières des lignes ennemies. Mais alors, dans une vaste étendue, ce fut un grand et horrible spectacle de voir les Romains poursuivre, blesser, saisir des Bretons, puis les égorger sitôt que d'autres se présentaient : et parmi nos ennemis, selon les diverses impulsions, des soldats armés fuir par troupes devant quelque peu de Romains ; d'autres, isolés, sans armes, se précipiter d'eux-mêmes, et s'offrir à la mort : çà et là des armes, des cadavres, des membres mutilés ; la terre ensanglantée. Et quelquefois aussi renaissaient chez les vaincus la fureur et le courage. Dès qu'ils furent près des forêts, ils se rallièrent et entourèrent ceux des nôtres qui les poursuivaient de plus près, sans précaution et sans connaissance des lieux : et si, présent partout, Agricola n'eût donné à des cohortes fraîches et légères l'ordre d'entourer ces forêts, comme dans un réseau ; à une portion de ses cavaliers mis à pied, de pénétrer dans le plus épais de ces bois, et en même temps aux autres de battre à cheval tous les endroits les plus clairs, nous eussions reçu quelque échec par cet excès de confiance. Mais, dès que les Bretons virent les Romains les poursuivre de nouveau les rangs serrés, ils reprirent la fuite, non par troupes comme auparavant, ni s'attendant les uns les autres ; mais, épars et s'évitant réciproquement, ils gagnèrent des sentiers lointains et détournés : la nuit et la satiété mirent fin à la poursuite. Il fut massacré près de dix mille ennemis : trois cent quarante des nôtres succombèrent ; parmi eux Aulus Atticus, préfet de cohorte, que sa jeune ardeur et la fougue de son cheval avaient emporté au milieu des ennemis.
XXXVIII. La nuit ne fut que joie pour les vainqueurs entourés de butin. Les Bretons, hommes et femmes, errant çà et là, et confondant leurs lamentations, la passèrent à traîner leurs blessés, à rappeler ceux qui ne l'étaient pas, à déserter leurs maisons, puis, de rage, à les incendier ; à choisir des retraites, et aussitôt les abandonner ; à échanger quelques avis, puis se séparer : quelquefois ils sont brisés de douleur, plus souvent, transportés de fureur à la vue des gages de leur tendresse ; et l'on assure même que quelques-uns, comme par un sentiment de pitié, égorgèrent leurs femmes et leurs enfants. Les premières lueurs du jour découvrirent plus largement tout le spectacle de la victoire : partout un vaste silence, des collines désertes, des toits fumant au loin, pas un Breton rencontré par nos éclaireurs, qui furent envoyés de tous côtés. Dès qu'il ne resta plus de traces certaines de la fuite des ennemis, et qu'on fut assuré qu'ils ne se réunissaient en aucun lieu, comme l'été était déjà passé, Agricola, ne voulant pas diviser ses troupes, conduisit son armée dans le pays des Horestes. Là, ayant reçu des otages, il ordonna au commandant de la flotte de se porter autour de la Bretagne. Les forces nécessaires lui furent données, et la terreur les précédait. Agricola, afin d'épouvanter les esprits de ces nouvelles nations par la lenteur même de sa marche, alla, à petites journées, placer son infanterie et sa cavalerie dans leurs quartiers d'hiver. En même temps la flotte, secondée par les vents et par la renommée, atteignait déjà le port de Trutule, d'où elle était revenue, après avoir longé toute la côte voisine de la Bretagne.
XXXIX. Le récit de ces événements, quoique Agricola dans ses lettres n'y joignît aucune expression orgueilleuse, fut reçu par Domitien, selon sa coutume, la joie au front, le tourment au coeur. Il lui restait le ressentiment des dérisions qui avaient accueilli naguère son faux triomphe de la Germanie, triomphe où des esclaves, achetés exprès, figuraient des captifs germains par la forme de leurs habillements et de leurs coiffures ; et maintenant une victoire réelle et éclatante, où tant de milliers d'ennemis avaient péri, était célébrée avec une grande renommée. Ce qu'il redoutait le plus vivement, c'était qu'un nom privé fût élevé au-dessus de celui du prince. Vainement avait-il réduit au silence les talens du forum et les arts de la paix, si un autre s'emparait de la gloire militaire. Peut-être eût-il pardonné plus facilement d'autres succès ; mais la qualité de grand général était exclusivement une vertu impériale. Agité par de tels soucis, et, ce qui était l'indice de pensers cruels, rassasié de solitude, il jugea toutefois préférable, pour le moment, d'ajourner sa haine, jusqu'à ce que les premiers transports de la renommée et la faveur de l'armée commençassent à languir ; car alors encore Agricola commandait en Bretagne.
XL. Il ordonna donc au sénat de lui décerner les ornements triomphaux, l'honneur de la statue, et tout ce qui est offert au lieu du triomphe ; joignant à tout cela une profusion de compliments, et donnant de plus à penser qu'il lui destinait le gouvernement de la Syrie, vacant alors par la mort du consulaire Atilius Rufus, et réservé aux personnages les plus distingués. On a cru même généralement qu'un affranchi, de ses plus intimes confidents, fut dépêché vers Agricola, avec les titres de gouverneur de Syrie, et qu'il était chargé de lui remettre s'il était encore en Bretagne ; et que cet affranchi, l'ayant rencontré dans le détroit de l'Océan, et ne l'ayant pas seulement averti, retourna subitement vers Domitien. Ce fait est peut-être vrai ; peut-être aussi fut-il imaginé et composé d'après le caractère du prince. Cependant Agricola avait livré à son successeur la Bretagne tranquille et assurée ; et, dans la crainte que sa célébrité et l'affluence de ses amis ne rendissent son entrée trop remarquable, pour se soustraire à leur empressement, il se rendit de nuit dans Rome, de nuit dans le palais de Domitien, ainsi qu'il lui avait été prescrit : reçu avec un léger baiser et sans une parole, on le laissa confondu au milieu de la foule des courtisans. Depuis, Agricola, voulant tempérer par d'autres vertus l'éclat d'un nom militaire qui pèse au milieu des oisifs, se concentra entièrement dans la retraite et le repos : modeste en sa tenue, simple dans ses discours, il n'était accompagné que d'un ou de deux amis ; et le vulgaire, dont la coutume est d'apprécier les grands hommes à leur entourage, en voyant et en considérant Agricola, cherchait en lui sa renommée : peu de gens se l'expliquaient.
XLI. Fréquemment durant ces jours, accusé, en son absence, auprès de Domitien, en son absence il fut absous. L'origine de ces périls ne fut ni une délation ni le ressentiment d'aucune personne offensée, mais un prince ennemi de toutes les vertus, sa gloire de grand homme, et l'espèce d'ennemis la plus funeste, ceux qui le louaient : bientôt il survint dans la république des circonstances qui ne permirent plus de taire le nom d'Agricola. Tant d'armées en Moesie et en Dacie, en Germanie et en Pannonie, avaient été perdues par la témérité ou la lâcheté de nos généraux ; tant de braves militaires, avec tant de cohortes, avaient été assaillis et faits prisonniers, que déjà ce n'étaient plus les limites de l'empire, et la rive d'un fleuve, mais les quartiers de nos légions et notre propre territoire qui étaient en question. Ainsi, comme les désastres succédaient aux désastres, et comme chaque année était marquée par des deuils et des défaites, la voix du peuple romain demandait pour chef Agricola ; tous comparant son énergie, sa fermeté et son courage éprouvé au milieu des combats, avec l'inertie et la pusillanimité des autres généraux. Ces discours, il est assez certain, frappèrent aussi les oreilles de Domitien. Les plus estimables de ses affranchis, par attachement et par fidélité, les plus perfides, par malignité et par envie, exaspéraient, par leurs rapports, un prince disposé à n'écouter que les plus pervers. Ainsi Agricola, et par ses propres vertus et par la méchanceté d'autrui, était précipité au milieu de sa gloire même.
XLII. Déjà était venue l'année où le proconsulat d'Asie et d'Afrique devait être tiré au sort ; et, Civica ayant été récemment égorgé, il ne manquait ni d'avertissement pour Agricola, ni d'exemple pour Domitien. Agricola fut circonvenu par quelques personnes instruites de la pensée du prince, qui lui demandèrent, comme d'elles-mêmes, s'il accepterait ce commandement : et d'abord, plus dissimulées, elles lui firent l'éloge de la tranquillité et de la retraite ; ensuite, elles lui offrirent leurs services pour faire agréer son excuse ; enfin, ne se cachant plus, persuadant et menaçant à la fois, elles l'entraînèrent vers Domitien, qui, exercé à la feinte, écouta avec un orgueil étudié sa prière et son excuse, et, lorsqu'il les eut accueillies, souffrit qu'il lui en rendît grâces, et ne rougit pas d'avoir envié son propre bienfait. Toutefois il ne lui donna point les indemnités qu'il est d'usage d'offrir aux proconsuls, et que lui-même avait accordées à quelques-uns, soit qu'il fût blessé de ce qu'il ne les lui eût pas demandées, soit par la crainte de paraître avoir acheté ce qu'il avait refusé. Le propre de l'esprit humain est de haïr qui l'on a offensé : mais le caractère de Domitien, quoique prompt à la haine, et d'autant plus implacable qu'il était plus dissimulé, était adouci par la modération et par la prudence d'Agricola, qui, sans la résistance ni l'ostentation d'une vaine liberté, ne provoqua jamais ni la renommée ni le trépas. Qu'ils sachent, ceux dont l'usage est d'admirer tout ce qui fronde le pouvoir, que, même sous les mauvais princes, il peut y avoir des grands hommes, et que la déférence et la modération, unies à l'habileté et au vrai courage, sont aussi dignes de louanges que la témérité qui, sans nul avantage pour la chose publique, se précipite à travers les écueils, et y cherche une mort ambitieuse.
XLIII. Sa mort, déplorable pour nous, affligeante pour ses amis, ne fut pas sans deuil, même pour des étrangers et des inconnus. La multitude aussi, et ce peuple qu'agitent d'autres soucis, vinrent maintes fois à sa demeure : on s'entretint de lui et dans les cercles et dans les places publiques ; personne, en apprenant la mort d'Agricola, ou ne s'en réjouit ou ne l'oublia aussitôt. La commisération s'augmentait du bruit accrédité qu'il périssait par le poison : pour moi, je n'oserais rien affirmer de certain. Au reste, pendant toute sa maladie, Domitien, plus fréquemment qu'il n'est de coutume à un prince qui s'enquiert par des envoyés, le fit visiter par les premiers de ses affranchis et les plus intimes de ses médecins : fut-ce intérêt ? fut-ce inquisition ? Au dernier jour même, il est certain qu'on lui annonça les progrès de l'agonie par des courriers disposés exprès ; et personne ne put croire qu'il eût ainsi hâte de savoir ce qu'il devait apprendre avec affliction. Il présenta toutefois, sur son visage et dans l'expression de ses sentiments, l'apparence de la douleur ; déjà tranquille sur sa haine, et sachant plus facilement dissimuler la joie que la crainte. Il est assez certain qu'à la lecture du testament d'Agricola, qui le nomma cohéritier avec la plus digne des épouses et la plus pieuse des filles, il s'en réjouit comme d'un honneur et d'une marque d'estime. Son âme était si aveuglée et si corrompue par les adulations assidues, qu'il ne savait même pas qu'un bon père n'inscrit pour héritier qu'un méchant prince.
XLIV. Agricola était né sous le troisième consulat de Caligula, aux ides de juin. Il succomba dans sa cinquante-sixième année, le dix des calendes de septembre, sous le consulat de Collega et de Priscus. Si la postérité veut aussi connaître son extérieur, il était d'une taille plutôt bien proportionnée qu'élevée : rien de dur dans sa physionomie, la grâce respirait en ses traits ; vous l'auriez cru facilement un homme de bien, volontiers un grand homme. Quant à lui-même, quoique enlevé au milieu du cours de la vie, quelle longue période de gloire n'a-t-il pas parcourue ! En effet, comblé des vrais biens qui résident dans les vertus, décoré des honneurs du consulat et du triomphe, que pouvait après cela lui réserver la fortune ? Sans jouir de grandes richesses, il en avait de convenables. Sa fille et son épouse lui survivant, ses dignités intactes, sa renommée florissante, ses proches et ses parens sans périls, il peut même paraître heureux d'avoir échappé à l'avenir ; car, si c'eût été une grande consolation pour lui de vivre encore aux beaux jours du siècle le plus fortuné, et de voir Trajan empereur, ce que son pressentiment et ses voeux prédisaient à nos seules oreilles, ainsi dans sa mort prématurée il y eut une consolation, puisqu'elle le déroba à ces derniers temps où Domitien, non plus déjà par intervalles et laissant les moments de respirer, mais sans relâche et comme d'un seul coup, accabla la république.
XLV. Agricola n'a pas vu le palais du sénat assiégé, l'assemblée investie par les armes, tant de consulaires expirants dans un même massacre, tant de femmes illustres exilées et en fuite. Une seule victoire encore signalait Carus Metius : c'était dans les murailles d'Albe que retentissaient les vociférations sanguinaires de Messalinus, et déjà Massa Bebius était accusé. Bientôt nos propres mains traînèrent Helvidius en prison ; les regards de Mauricus et de Rusticus nous couvrirent de honte, Sénécion, de son sang innocent. Néron du moins détourna les yeux ; il ordonna des supplices, et ne s'en fit pas un spectacle. Sous Domitien, la plus grande partie de nos misères était de le voir et d'en être vus, alors que chacun de nos soupirs était enregistré ; alors que, pour faire pâlir et désigner tant de victimes, il suffisait d'un seul regard de cet affreux visage, couvert de cette rougeur dont il se munissait contre la honte. Tu fus heureux, toi, Agricola, non seulement par l'éclat de ta vie, mais même par l'opportunité de ta mort ; et, comme le rapportent ceux qui assistèrent à tes derniers entretiens, tu la reçus avec fermeté et résignation, comme si, autant qu'il était possible à un mortel, tu eusses voulu absoudre ton bourreau. Mais quant à moi, quanta ta fille, outre l'amertume de la perte d'un père, notre affliction s'accroît de n'avoir pu assister à ta maladie, ranimer ta vie défaillante, nous rassasier de ta vue, de tes embrassements. Certes nous eussions reçu tes volontés et tes paroles, qui se seraient gravées au fond de notre âme. C'est là notre douleur, notre blessure. L'arrêt d'une trop longue absence nous fit te perdre quatre ans plus tôt. Tout sans doute, ô le meilleur des pères, puisque la plus aimante des épouses y présida, tout fut rempli et au delà pour tes honneurs suprêmes : cependant tu fus enseveli avec trop peu de larmes, et tes yeux, à leur dernier regard, désirèrent quelque chose.
XLVI. S'il est un séjour pour les hommes vertueux ; si, comme il plaît aux sages, avec le corps ne s'éteignent pas les grandes âmes, repose en paix, et rappelle-nous, de nos regrets terrestres et de lamentations qui ne conviennent qu'à des femmes, à la contemplation de tes vertus, sur lesquelles il ne faut ni pleurer ni gémir : c'est par l'admiration plutôt, c'est par des louanges sans fin, et, si la nature nous l'accorde, c'est en te ressemblant que nous t'honorerons. Tel est le véritable hommage, telle est la piété qu'imposent les liens les plus étroits de parenté ; voilà ce que je prescrirai à ton épouse, à ta fille : qu'ainsi elles vénèrent la mémoire d'un époux, d'un père, en se retraçant sans cesse toutes ses actions, toutes ses paroles, en embrassant sa renommée et l'image de son âme plutôt que celle de son corps. Non que je pense qu'il faille proscrire les images que nous reproduisent le marbre ou l'airain ; mais, ainsi que les traits des hommes, les simulacres de ces traits sont fragiles et périssables : la forme de l'âme est éternelle ; nous pouvons la saisir et la représenter, non par aucune matière étrangère ni par l'art, mais par nos propres vertus. Tout ce que nous avons aimé, tout ce que nous avons admiré d'Agricola, reste et restera dans la mémoire des hommes, dans l'éternité des temps, par l'éclat de ses actions. Car beaucoup de nos ancêtres, comme s'ils eussent été sans gloire et sans honneur, gisent, couverts par l'oubli : Agricola, dont la vie sera transmise et racontée à la postérité, survivra.
Fin de l'ouvrage