Les prologues de Térence

thèse pour le doctorat présentée à la Faculté des lettres de Paris

par

Philippe Fabia

Agrégé des Lettres, Professeur de Rhétorique au Lycée d'Avignon.

1888

Toutes les pèces de Térence sont sur site.

AVANT-PROPOS

CHAPITRE PREMIER. — L'authenticité, le texte et la chronologie des prologues de Térence

CHAPITRE DEUXIÈME. — Le rôle, le personnage et l'acteur du prologue dans Térence

CHAPITRE TROISIÈME. — La polémique des prologues de Térence

CHAPITRE QUATRIÈME. — L'art oratoire dans les prologues de Térence

CONCLUSION

AVANT-PROPOS

Depuis le temps où Montaigne lisait et relisait le « bon Térence, la mignardise et les grâces du langage latin », ce poète n'a cessé d'ètre dans notre pays l'un des plus connus et des plus aimés de l'antiquité classique. Jusqu'à nos jours, l'estime des lettrés français l'a placé au dessus de Plaute, son devancier et, pour nous, son unique rival dans la comédie latine. Parmi les poètes de Rome, Virgile et Horace sont les seuls qui aient joui en France d'une faveur égale à la sienne. C'est que tout, dans la personnalité deTérence, est fait pour nous intéresser et nous charmer. L'homme d'abord est loin d'ètre banal : sa courte existence a quelque chose de romanesque qui pique vivement la curiosité. Africain, on ne sait an juste de quelle nation, amené très jeune à Rome comme esclave, son intelligence et sa beauté frappèrent son maître, le sénateur Térentius Lucanus, qui lui donna une éducation libérale et, bientôt, la liberté avec un nom qu'il devait immortaliser. Le jeune affranchi, reçu dans l'intimité des hommes les plus marquants de l'époque par leur naissance et leur culture, Scipion-Emilien, Lélius le Sage et d'autres, débuta au théâtre à dix-neuf ans avec son Andrienne. La précocité de son talent et l'éclat de ses succès excitèrent la jalousie d'un vieux poète qui ne cessa de le calomnier. A vingt cinq ans, après avoir donné. ses six comédies, il partit pour la Grèce, patrie des chefs-d'oeuvre qu'il naturalisait romains, et il mourut, l'année suivante, au cours de ce voyage, dans des circonstances très incertaines.
Le mystère de sa naissance et de sa mort, le contraste de sa condition et de ses amitiés, de son âge et de son talent, tous ces traits donnent à sa biographie un air de légende. La curiosité sympathique qui attire vers l'homme, se change en admiration à mesure qu'on lie connaissance avec le poète. Un esprit vraiment français ne peut se dérober aux séductions de son exquise sensibilité, de son enjouement gracieux, de son goût délicat, de son style souverainement élégant. Dans ces conditions, il est étrange qu'il ne se soit encore trouvé personne parmi nous pour écrire sur Térence une étude sérieuse et complète. Car la critique française ne lui a guère accordé jusqu'ici que des jugements superficiels, dont la pièce de résistance est en général un parallèle, plus ou moins exact et ingénieux, entre les deux comiques latins, et qui contiennent le plus souvent avec beaucoup d'erreurs une foule d'à peu près. Nos voisins d'Allemagne ont fait plus utile besogne : éditions soignées, dissertations minutieuses sur des points de détail. Mais chez eux pas plus que chez nous il n'existe un ouvrage d'ensemble, où toutes les questions relatives à la vie et au théâtre de Térence soient soumises à un examen approfondi, un monument digne du poète et conforme aux exigences de la philologie moderne.
Je me hâte de dire que, ce monument, je n'ai pas eu, pour ma part, la prétention de l'élever. Je me suis arrêté au seuil du théâtre de Térence. J'ai étudié seulement les prologues, ne touchant aux comédies qu'autant qu'il était nécessaire pour donner à cette étude toute sa clarté et tout son intérêt. Le sujet, ainsi limité, était encore très vaste : car les problèmes de toute sorte que soulève ce petit groupe de deux cent quarante vers, sont nombreux et importants. Plus que toute autre partie de l'oeuvre de Térence, ils réclamaient un examen sérieux ; c'est, en effet, sur les prologues qu'il s'écrit couramment le plus de choses inexactes ou fausses. L'histoire elle-même du prologue, depuis ses origines jusqu'à notre poète, est pour la plupart des esprits pleine de confusion. Comme la dernière phase de cette histoire ne pouvait être exactement connue, sans que l'on eût au préalable une idée juste des phases antérieures, toute la question a bénéficié de mon choix.
Dans la tragédie et la comédie grecques, le prologue n'était autre chose que l'exposition. Les comiques romains, devanciers de Térence, en firent une introduction distincte du drame, contenant un sommaire de la pièce encadré dans des actualités. Térence le transforma en plaidoyer. C'est l'étude de cette transformation qui fait l'unité de mon livre. Un premier chapitre est consacré à la discussion des questions relatives à l'authenticité, au texte et à la chronologie des prologues ; il prépare une base solide à ce qui doit suivre et qui est l'essentiel. Le second chapitre forme le centre de l'ouvrage : c'est là qu'est décrit le changement opéré par Térence dans les rapports du prologue et du drame, avec les conséquences que la transformation du rôle entraina pour le personnage et l'acteur. Le contenu des prologues, plaidoyers fait l'objet du troisième chapitre qui est, en quelque sorte, la révision des procès intentés à Térence devant le tribunal du public par son vieux rival. L'art oratoire des prologues-plaidoyers est étudié dans le quatrième chapitre, qui complète ainsi l'ensemble.
Sur beaucoup de points tout était à faire ; sur quelquesuns j'ai profité, en gardant mon indépendance, comme n'auront pas de peine à le reconnaître ceux qui voudront bien comparer, des travaux antérieurs, presque tous allemands, parmi lesquels ceux de M. Dziatzko tiennent la première place. J'ai fait de mon mieux pour me procurer tout ce qui a été écrit sur mon sujet et, si je n'y ai pas toujours réussi, je crois cependant que rien d'important ne m'a échappé. Quoique la plus grande partie de ce travail ait été faite loin de tout centre d'études philologiques, j'ai pu me tenir au courant, grâce à l'inépuisable bonté de mes deux maîtres, M. Maurice Croiset et M. Max Bonnet, professeurs à la Faculté des Lettres de Montpellier, qui ont mis à mon service leur érudition et leurs livres ; je leur en exprime ici toute ma reconnaissance. Mon frère doit avoir aussi sa part de remerciements : étant élève de l'École Polytechnique, il m'a sacrifié plusieurs de ses après-midi du mercredi, passées à la Bibliothèque nationale en recherches très méritoires.
Sauf avis contraire, je cite le texte de Térence d'après l'édition critique d'Umpfenbach, Berlin, Weidmann, 1870.

CHAPITRE PREMIER


L'AUTHENTICITÉ, LE TEXTE ET LA CHRONOLOGIE DES PROLOGUES DE TÉRENCE


1

Le fait que les sept prologues de Térence, deux pour l'Hécyre, un pour chacune des autres comédies, nous sont parvenus en tête de chaque pièce proprement dite et dans les mêmes manuscrits, ne constituerait pas à lui seul une garantie absolue de leur authenticité. Les prologues des comédies de Plaute nous ont été conservés dans des conditions tout à fait pareilles ; et cependant la plupart d'entre eux, au moins sous leur forme actuelle, sont certainement postérieurs à la mort de Plaute : ils appartiennent à la première moitié du septième siècle. On voit que la communauté de transmission des prologues et des pièces fait simplement naître des présomptions en faveur de la communauté d'origine, et qu'il n est pas inutile d'en chercher des preuves plus décisives. D'ailleurs, elles se présentent en abondance et avec un tel caractère de certitude que l'on peut, en toute sécurité, se reposer sur le témoignage des manuscrits et des grammairiens, sans crainte de le voir jamais sérieusement attaqué. Un premier point hors de discussion, c'est que les prologues sont contemporains des comédies. On peut mème préciser davantage : chacun d'eux fut écrit entre la composition de la pièce correspondante et une représentation, donnée du vivant de Térence, à laquelle il servit comme de prélude.
Ils contiennent, en effet, une sorte d'histoire de chaque pièce, depuis le jour où elle est passée des mains du poète qui venait de l'achever aux mains des acteurs chargés de la jouer, jusqu'au jour où elle a été présentée au public : les critiques formulées par les adversaires du poète, leurs intrigues pour lui faire infliger un échec les incidents survenus aux répétitions, des allusions à des échecs précédemment subis, et, comme conclusion, un appel au jugement impartial du public qui tranchera le débat encore pendant. Partout il y est question du poète comme d'une personne vivante et présente avec qui l'acteur du prologue est en relations. Tandis que dans plusieurs prologues de Plaute tel et tel passage se rapportent à des faits que le poète n'a pu connaître, aux réformes théâtrales du septième siècle, ici rien ne dénote une époque autre que celle de Térence ; tout, au contraire, nous ramène au temps où il vécut. Ses prologues sont tous en quelque sorte datés de la veille d'une représentation où il put assister. S'ils sont contemporains, il va presque de soi qu'ils sont authentiques. Qui était plus intéressé et plus apte que lui à les composer? A qui attribuer plutôt qu'à lui les prologues de ses comédies écrits de son vivant ?
Si l'hypothèse bizarre d'un collaborateur, intervenant quelques jours avant la représentation d'une pièce pour en écrire le prologue, pouvait se présenter à l'esprit de quelqu'un, elle ne résisterait pas à un sentiment que l'on éprouve de prime abord en lisant les prologues de Térence ; c'est Térence lui-mème que l'on croit entendre et non un acteur récitant un rôle. Admettons, si l'on veut, qu'un autre que le poète, que son ami le plus intime, aurait pu définir, aussi nettement qu'ils le sont dans les prologues de l'Andrienne, de l'Eunuque et des Adelphes, les rapports de ces comédies avec les modèles grecs ou les oeuvres des vieux comiques romains ; qu'un confident bien informé de ses travaux, de ses idées, de ses impressions, aurait pu entretenir le public des intentions passées et futures, des espérances et des déceptions du poète, de ses théories littéraires, des motifs qui avaient réglé sa conduite dans telle circonstance. Mais le ton et l'accent dont tout cela est dit révèlent autre chose que la sympathie d'un ami. Ce n'est pas un écho des émotions de Térence qui vibre dans les prologues : ce sont ses émotions elles-mêmes, c'est toute son âme. Soit qu'abordant la scène pour la première fois il prie les spectateurs de fonder sur le mérite de l'Andrienne l'opinion qu'ils vont prendre de lui pour l'avenir, soit qu'il repousse avec une indignation légitime l'accusation de plagiat, soit qu'il revendique contre les attaques de ses ennemis le droit de représailles, soit qu'il se fasse honneur de ses relations amicales avec les plus grands personnages del'Etat, à l'intensité et à la chaleur du sentiment, on devine Térence en personne derrière l'acteur-prologue.
Il est bien rare que celui-ci prenne une affirmation quelconque à son propre compte : il se borne presque toujours à rapporter celles du poète; par sa bouche, c'est le poète qui parle ; il n'est qu'un porte-voix. A moins de monter lui-même sur la scène, Térence ne pouvait pas donner plus de relief à sa personnalité dans ses prologues et s'y montrer plus à découvert au public.
Voici qui est encore plus concluant, s'il est possible : Térence se désigne formellement lui-même comme l'auteur du plus grand nombre de ses prologues « Le poète, est-il dit dans celui de l'Andrienne, consume ses soins à écrire des prologues, non pour y raconter le sujet de la pièce, mais pour répondre aux propos méchants d'un poète malveillant. Ceci revient à signer, pour ainsi dire, le prologue de l'Andrienne et à revendiquer par avance tous ceux dont le contenu répond à cette définition. Au début du prologue de l'Eunuque, Térence manifeste le vif désir qu'il a de blesser le moins de personnes possible et il ajoute : « S'il est quelqu'un qui pense qu'on a parlé de lui trop durement, qu'il pense bien à ceci : ces paroles étaient une réponse, non une attaque ; c'est lui qui a porté le premier coup.
Le mécontent qui gémit, c'est le vieux poète, et Térence l'a malmené dans le prologue de l'Andrienne, dont il se proclame ainsi une fois de plus l'auteur. Ambivius, chargé de plaider la cause de l'Heautontimorumenos, fait remarquer qu'il prête simplement l'autorité de sa voix au poète, auteur du discours qu'il va prononcer, c'est-à-dire du prologue. Plus loin, il annonce que Térence, quand il donnera d'autres pièces nouvelles, parlera plus longuement des fautes de son rival. Il y a là encore une reconnaissance anticipée des prologues à venir. A la représentation du Phormion, il attesta en termes non moins clairs l'authenticité de celui de cette pièce et de tous les précédents : " S'il y a quelqu'un qui dise ceci ou le pense : sans la provocation du vieux poète, le nouveau n'aurait pu trouver aucun prologue à faire prononcer, s'il n'avait eu quelqu'un à qui dire du mal ; voici ce qu'on lui répondra, etc. :
Si quis est, qui hoc dicat aut sic cogitet : Vetus si poeta non lacessisset prior, Nullum invenire prologum posset novus
Quem diceret, nisi haberet cui malediceret;
Is sibi responsum hoc habeat... "

Le prologue des Adelphes appartient aussi à la série de ceux que Térence a revètus d'une sorte de signature. Dès les premiers vers, il y est dit que le poète va faire lui-même des révélations sur son compte et se soumettre au jugement des spectateurs. Le prologue presque tout entier est consacré à cette confession.
Seuls les deux prologues de l'Hécyre ne portent pas la marque d'origine dont nous parlons. De plus, ils n'appartiennent ni l'un ni l'autre à la catégorie définie par Térence dans le prologue de l'Andrienne. Enfin dans le second, de beaucoup le plus important des deux, la personnalité du poète ne tient qu'une place secondaire, tandis que celle d'Ambivius, le vieil acteur chargé de le prononcer, occupe le premier plan. A cela rien d'étonnant : Ambivius est substitué au personnage ordinaire du prologue, et la raison d'ètre de cette substitution, ce fut le désir de mettre à profit l'ascendant dd vieil acteur sur le public. Elle avait été également opérée pour l'Heautontimorumenos. Mais ici, enhardi par un premier succès de son innovation à la perfectionner et sentant plus vivement encore qu'alors le besoin de s'abriter derrière un protecteur populaire, le poète a fait de ces moyens de recommandation un usage plus exclusif.
D'ailleurs les deux prologues en question présentent, au même degré que les autres, le premier caractère d'authenticité signalé par nous : ils sont contemporains de Térence. Or, plus que jamais aux deux reprises de l'Hécyre, à la seconde surtout, l'obligation de préparer le public à écouter favorablement la pièce était impérieuse et la cause difficile à plaider. Térence aurait-il, dans ces graves conjonctures, rompu avec une habitude constante et abandonné à un autre le soin de lui composer un plaidoyer ?
A ceux qui ne voudraient pas accepter de telles garanties d'authenticité il ne resterait qu'une ressource : faire intervenir un faussaire, quelque grammairien désoeuvré, qui, aveuglé par une ridicule ambition, se serait mis en tète de refondre l'oeuvre de Térence en substituant ça et là ses vers à ceux du poète, ou bien, poussé par un zèle maladroit, aurait voulu combler des lacunes et réparer des pertes causées par le temps. Le fait ne serait assurément pas sans précédent (1).

(1) Les prologues des Bacchides et du Pseudolus de Plaute sont dans ce cas.

Mais ces sortes de contrefaçon se reconnaissent d'ordinaire sans trop de difficulté. La supercherie est mal déguisée par une imitation plus ou moins imparfaite de la manière et du style de l'auteur. Le faussaire croyait en donner une image fidèle : il n'a dessiné qu'une caricature. Au premier regard un oeil quelque peu exercé découvre la fraude : les idées s'enchaînent mal, l'expression manque de clarté et de justesse, l'emploi des tours et des procédés familiers à l'auteur est gauchement exagéré ; il tombe sous le sens que l'oeuvre n'est pas digne de lui. Rien de semblable dans les prologues de Térence : par les caractères de la langue et du style, par les mérites de la composition et de la forme, ils révèlent tous la main qui a écrit les comédies. Bien plus, à l'exception d'un seul vers 3, nous verrons qu'on n'y trouve pas de trace certaine d'interpolation. (1)

(1) Heaut.prol.

Sans doute quelques passages embarrassent au premier abord l'interprétation et peuvent éveiller le soupçon ; mais il n'en est aucun dont une étude patiente et attentive ne puisse venir à bout ; bien loin qu'il soit nécessaire d'avoir recours à des moyens extrêmes et de nier l'authenticité de tout un prologue ou même de quelques vers d'un prologue. Cependant trois des prologues de Térence, ceux de
l'Heautontimorumenos et de l'Hécyre, n'ont pas échappé aux attaques, peu redoutables, il est vrai, de l'hypercritique Guyet celui que Bentley, qui lui-même n'était certes pas un timide, a ainsi qualifié : « Vir sagacissimus, sed audacia saepe praeceps. » Pour le prologue de l'Heautontimorumenos, il le déclare formellement apocryphe, " suppositicium". Mais les essais de restitution auxquels
il se livre ça et là sembleraient prouver que ce mot ne rend pas bien sa pensée et qu'il le considérait plutôt comme une refonte du texte primitif. Sinon à quoi bon tous ces efforts ? Qu'importerait que le grammairien faussaire eût écrit une sottise de plus ou de moins ?
Quant à ceux de l'Hécyre, il nie que le plus court soit de Térence, sans préciser davantage et il attribue le plus long à un grammairien désoeuvré, qui aurait simplement amplifié le précédent au moyen d'idées et d'expressions empruntées aux autres. Si Guyet condamne le prologue de l' Heautontimorumenos, c'est qu'il n'a pas saisi le sens, pourtant assez clair, des vers 11-15, c'est-à-dire, des explications fournies par Ambivius de sa présence dans un rôle qu'il joue par extraordinaire. Il est venu parce qu'il fallait au poète non pas un véritable personnage de prologue, mais un avocat. Or, cette importante mission, il en était plus digne que tout autre acteur : Térence a bien compris que sa voix, sympathique au public, aurait autant d'efficacité que le plaidoyer lui-même. Au lieu de faire, dans le passage, du mot actor le synonyme d'orator, orateur, avocat, Guyet a pris inversementorator dans le sens ordinaire d'actor, acteur, ; et il s'est trouvé alors en face d'une plaisanterie insipide ou, pour mieux dire, d'un non-sens. Égaré par cette méprise, il lui semble ensuite reconnaître un peu partout des traces de corruption. Il n'admet pas qu'Ambivius, un acteur, se proclame en quelque façon l'égal du poète. Etrange anachronisme! Aux yeux du public romain, un directeur de troupe, pour rendre à Ambivius son véritable titre, valait bien un poète dramatique, et, dans l'espèce qui nous occupe, Térence a montré lui-même, en se plaçant sous la protection d'Ambivius, combien l'autorité de celui-ci était supérieure à la sienne.
La partie du prologue (16-25), où il s'agit de la contamination et des prétendus collaborateurs du poète, n'est, d'après Guyet, que la reproduclion des vers 15-19 du prologue de l'Andrienne suivis des vers 15-19 du prologue des Adelphes. Est-il donc impossible que Térence ait eu à répondre deux fois au même reproche ? La ressemblance dans les termes est-elle assez frappante entre les deux réponses pour que l'on ait le droit de regarder l'une comme la copie de l'autre ? Non ; et en particulier les deux ripostes de Térence à ceux qui lui donnaient des collaborateurs sont parfaitement distinctes. Dans les vers 44-46, Guyet est choqué par la lenteur de l'expression : defertur lui paraît faible et froid après curritur. Enfin, il n'hésite pas à biffer les deux derniers vers du prologue, parce que la locution « exemplum statuite » lui déplaît. Il faut être animé d'une sollicitude bien jalouse pour la gloire de son auteur et se sentir une sûreté infaillible de goût et d'érudition, quand on condamne ainsi des vers sur un tour que l'on trouve peu élégant ou sur une façon de parler que l'on juge peu latine. Ce sont là, en somme, des critiques de nulle valeur dont le point de départ est un contre-sens.
Guyet se refuse à tenir pour authentique le premier prologue de l'Hécyre à cause de la déclaration contenue dans les vers 6.7 : Et is qui scripsit hanc, ob eam rem noluit, Iterum referre,ut iterum posset vendere. Il remarque ici : « Hoc pudoris Terentiani esse non videtur », parce qu'il ne s'est pas bien rendu compte de la situation. La première fois que l'Hécyre fut donnée, les spectateurs désertèrent le théâtre pour aller voir des lutteurs et un danseur de corde. La représentation fat donc interrompue et ne se termina pas. Térence aurait pu, pendant la durée des mêmes jeux, en essayer une deuxième ; il ne le fit pas, et la pièce ne reparut que quelques années après, aux jeux funèbres de Paul-Emile. Voulant expliquer alors à l'avantage de 1'Hécyre sa conduite passée, il prétendit que, s'il n'avait pas fait sur-le-champ une tentative de reprise, c'était afin de pouvoir revendre plus tard son oeuvre pour d'autres jeux comme pièce nouvelle : car, si elle avait été jouée en entier aussitôt après la représentation inachevée et considérée comme non avenue, elle n'aurait plus eu dès lors au point de vue commercial que la valeur beaucoup moindre d'une pièce ancienne. En donnant cette raison, il s'exposait à passer pour un homme cupide ; mais aussi il affirmait sa foi robuste au mérite de son oeuvre et indiquait assez clairement qu'elle était partagée par des personnages éminents : puisque l'Hécyre reparaissait, elle avait trouvé de nouveaux acquéreurs, et ces nouveaux acquéreurs étaient Scipion Émilien et son frère. C'est ce que Donat, plus clairvoyant que Guyet, a très bien compris. Dans le second prologue de l'Hécyre, Guyet ne voit qu'une sorte de mosaïque faite de pièces fournies par les autres. Il aurait bien dû apporter à l'appui de son affirmation quelques exemples concluants et nous dire quel est, parmi les vrais prologues de Térence, celui auquel le prétendu faussaire a emprunté les détails sur les rapports de l'acteur Ambivius avec le poète Cécilius, et le récit du second échec de la pièce. Ces deux développements forment ensemble une bonne moitié du prologue, sur laquelle ne peut porter la critique de Guyet. Parce que le mot calamitas, déjà employé au vers 2 du prologue précédent, se retrouve au vers 22 de celui-ci, il en conclut que le passage où figure ce vers n'est qu'une reproduction ; comme si Térence en parlant du même fait n'avait pas pu deux fois se servir du même mot caractéristique. Quant à la fin du prologue, depuis le vers 35, où Ambivius prend si chaleureusement la défense du poète, Guyet pensait sans doute qu'elle était imitée du prologue de l'Heautontimorumenos. Du moins il prétend que les trois vers :
Si numquam avare pretium statui arti meae
Et eum esse qusestum in animum induxi maxumum,
Quam maxume servire vostris commodis,

textuellement communs aux deux prologues, ont passé de celui de l'Heautontimorumenos dans celui de l'Hécyre. Mais, abstraction faite de ces trois vers, qui ne sont à mes yeux ni un larcin imputable au faussaire ni une interpolation, et que je tiens pour une simple répétition, il n'y a qu'une ressemblance assez vague entre la dernière partie des deux prologues. Pour obtenir l'attention et la bienveillance, Ambivius parle, dans l'un, de la fatigue excessive que lui cause la représentation des pièces très mouvementées fabulæ motoriae (1), dans l'autre, des intérèts de l'art théâtral, motifs d'ordre tout différent.

(1) Tandis que l'Heaut. est une fabula stataria.

L'affirmation de Guyet ne repose donc sur rien de solide, et le faussaire, au profit duquel il veut dépouiller Térence, n'est qu'un rève de son imagination. L'opinion de Guyet, en ce qui concerne seulement les prologues de l'Hécyre, a été reprise et modifiée dans ces dernières années par M. Schindler. Frappé par certaines particularités de métrique, de vocabulaire et de syntàxe, il a cru reconnaître dans ces deux morceaux une autre main que celle de Térence. Mais il a vu qu'ils ne peuvent avoir été écrits que du vivant de notre poète. La nature des idées développées dans le second et la place qu'y tient la personnalité d'Ambivius l'ont conduit à les attribuer l'un et l'autre à ce directeur de troupe. Mais, comprenant fort bien que son opinion ne serait pas soutenable, s'il était démontré que Térence assista aux reprises de l'Hécyre, il essaie de prouver que le départ de celui-ci pour la Grèce fut antérieur à la première, celle des jeux funèbres de Paul-Emile. Or cette base de tout le système manque absolument de solidité. Il est d'abord impossible à cause de ce vers 1 du second prologue :
Ne cum circumventum inique iniqui inrideant,
de croire que la représentation définitive de l'Hécyre ait eu lieu en l'absence de Térence. Ensuite, pour reculer son départ jusqu'avant la première reprise, il faudrait admettre qu'antérieurement aux funèrailles de Paul-Emile, où ils furent donnés avec l'Hécyre, les Adelphes avaient eu une autre représentation, précédée du prologue actuel, qui atteste d'une manière évidente la présence du poète : nous verrons plus loin qu'une pareille hypothèse est inacceptable.
On fait observer, il est vrai, que, si Térence a vu la dernière reprise, aux jeux romains, en septembre, il n'a pu quitter Rome que vers l'équinoxe d'automne ; car il est invraisemblable, étant donné le passage de sa biographie par Suétone, où il est question de ce voyage en Grèce, qu'il ait différé son départ jusqu'au printemps de l'année suivante ; et l'on insiste sur les difficultés de la traversée dans cette saison-là. Elles étaient réelles sans doute, mais elles n'arrètaient pas tous les voyageurs, puisque Virgile, venant par mer d'Athènes, débarqua à Brindes quelques jours avant les calendes d'octobre 735. Qui sait si Térence n'eut point, comme alors Virgile, des raisons spéciales de faire le voyage à cette époque de l'année ? Nous nous sommes déjà expliqués au sujet du relief donné dans le second prologue à la personne d'Ambivius : il ne faut pas ètre dupe des apparences et y voir autre chose qu'un artifice du poète.
Quant aux rapprochements dont M. Schindler voudrait tirer la preuve d'emprunts faits aux vrais prologues de Térence par l'auteur de celui-ci, ils sont insignifiants ou erronés. Ce sont aussi de bien faibles raisons que les deux particularités de métrique relevées dans le premier prologue : si l'on ne veut pas les imputer à Térence, une légère correction les fait disparaître. On aurait tort également d'attacher trop d'importance à quelques tours de phrase du second prologue, sans autre exemple dans les oeuvres de notre poète, et mème à un nombre relativement considérable de mots, qui ne s'y retrouvent pas ailleurs. Sans doute la proportion de ces derniers est sensiblement plus forte ici que dans les autres prologues: il y en a dix-huit pour quarante-neuf vers, soit plus d'un pour trois vers. Mais peut-ètre trouverait-on dans le texte des comédies proprement dites plusieurs passages non moins frappants au même point de vue : j'ai pris au hasard le fameux récit du viol, dans l'Eunuque, et j'ai compté sur une suite de trente-neuf vers (568-606) vingt-un mots de cette catégorie, sans parler des noms propres ; ce qui fait un peu plus d'un mot pour deux vers . En somme, il faut être égaré par l'esprit de témérité ou l'amour du paradoxe pour mettre en discussion l'authenticité des prologues de Térence, datés de son vivant, pleins de détails précis sur sa personnalité, trop éloquents pour n'être pas l'expression directe de ses émotions, clairement avoués pour la plupart et comme signés par le poète.

II

Si l'authenticité des prologues est généralement admise sans contestation, il est pourtant plus d'un vers, plus d'un passage, dont le texte, tel qu'il se présente dans les manuscrits, a éveillé les soupçons de la critique et provoqué des essais de correction. Parmi les erreurs que les philologues ont découvertes ou cru découvrir, les unes portent sur des détails minimes qui intéressent les seuls auteurs d'éditions savantes ; étant donné l'objet de ce livre, nous n'aurions aucun profit à les discuter minutieusement. D'autres, sans avoir beaucoup plus d'importance par rapport à l'ensemble d'un prologue, méritent cependant d'attirer notre attention, parce qu'elles peuvent modifier nos opinions sur tel et tel fait particulier; il nous suffira, toutes les fois que s'en présentera l'occasion, d'ouvrir une parenthèse, où nous examinerons rapidement la solidité des reproches faits à la leçon traditionnelle. Enfin, deux passages controversés appellent un examen immédiat : le début du prologue de l'Heautontimorumenos et la fin du premier prologue de l'Hécyre. Quelles corrections faut-il faire aux quinze premiers vers du prologue de l'Heautontimorumenos, pour qu'ils offrent un sens clair et tout à fait satisfaisant ? Faut-il admettre qu'il existe une lacune plus ou moins considérable après le septième vers du premier prologue de l'Hécyre ? La discussion de ces deux graves difficultés réclame trop de développements pour tenir dans une simple note. Par une dérogation à l'usage, qui était de confier le rôle du prologue à un jeune acteur, le vieil Ambivius, chef de la troupe, fut chargé de réciter celui de l' Heautontimorumenos. L'origine de tous les embarras et le point de départ de toutes les tentatives d'interprétation ou de restitution, c'est ce troisième vers qui indique nettement la division du discours d'Ambivius en deux parties : il dira d'abord pourquoi le poète lui a confié ce rôle ; ensuite il s'acquittera de sa mission. Or, les explications promises ne viennent pas immédiatement, elles ne commencent qu'après le dixième vers. Pourquoi ce retard imprévu et comment justifier la présence intermédiaire des six vers précédents ? Westerhov prétend tout éclaircir sans rien changer à la vulgate. D'après lui, le développement compris entre les vers 4-10 n'est qu'une parenthèse. La première partie annoncée s'étend du vers 10, simple transition, au vers 15 inclusivement, la deuxième du vers 16 à la fin. Mais alors, tandis que la digression imprévue compterait six vers, le développement principal promis et attendu n'en aurait que cinq. La disproportion serait choquante et la façon de procéder bien bizarre : promettre des éclaircissements sur un point précis et, au lieu de les donner tout de suite, se perdre d'abord dans une digression. Térence est un écrivain trop habile et trop soigneux pour qu'on puisse avec quelque vraisemblance mettre à sa charge une faute de composition aussi grossière. Ce qui achève de rendre cette interprétation inacceptable, c'est qu'entre la prétendue parenthèse et ce qui est proprement le sujet, le vers 10 formerait une transition bien maladroite et bien lourde. Bentley, tout en conservant lui aussi le texte traditionnel, a imaginé une autre solution de la difficulté, très originale, mais très invraisemblable. L'acteur du prologue, dit-il en substance, quittait d'ordinaire la scène après l'avoir prononcé, et il était remplacé par les personnages de la pièce. Ici au contraire, dès qu'Ambivius aura récité le prologue, il entamera le rôle de Chrémès. Il va donc tout d'abord expliquer pourquoi le poète l'a choisi comme acteur du prologue, et le prologue tout entier sera consacré à ces explications, puis il dira ce rôle de Chrémès, en vue duquel il est venu en scène, « deinde quod veni eloquar. » Cette façon d'entendre la division formulée au vers 3 influe nécessairement sur l'interprétation des vers 11-15. On croit en général qu'Ambivius s'y présente comme un avocat chargé de prononcer un plaidoyer, le prologue. D'après Bentley « actor » est pris dans le sens d'acteur, et « orationem quam dicturus sum » désigne le rôle d'Ambivius dans la pièce. De sorte que, si l'on adopte l'opinion de Bentley, les explications d'Ambivius n'offrent pas de sens raisonnable. Pourquoi Térence l'a-t-il chargé du prologue ? Parce qu'il doit ensuite jouer la pièce. De plus, Facteur-prologue avait, comme nous le dirons plus tard, ses attributs à lui. Ambivius les portait alors, de mème qu'il les porta dans la suite à la troisième représentation de l'Hècyre ; c'est pourquoi les spectateurs virent au premier coup d'oeil que le vieillard allait, contrairement à la tradition, jouer ce personnage. Il ne pouvait donc, sans changer de costume, remplir le rôle de Chrémès ou celui de
Ménédème ; il devait quitter la scène aussitôt après le prologue, comme l'acteur-prologue ordinaire. S'il en est ainsi, les mots « deinde quod veni cloquar » et « orationem hanc quam dicturus sum » ne peuvent se rapporter à son rôle dans la pièce et désignent nécessairement quelque partie du prologue.
M. Dziatzko n'est pas à beaucoup près aussi conservateur que Westerhov et Bentley. Il a bouleversé tout le début de notre prologue. Il suppose d'abord une lacune après le vers 2 et la comble par conjecture ; voici donc les cinq premiers vers de sa restitution : Ne quoi sit vostrum mirum, quor partis seni Poeta dederit, quae sunt adulescentium, [ Id vos docebo; sed ne hujusce fabulae Vos ignoretis nomen et qui scripserit, ] Id primum dicam, deinde quod veni eloquar. Dans ce texte « id primum dicam » se rapporte aux vers 4-9 du texte vulgaire et « quod veni eloqttar » au reste du prologue. On voit tout de suite combien ce système de correction est téméraire ; bien plus, il est positivement inacceptable. Si « quod veni eloquar » correspond d'une part à « quor partis seni poeta dederit », de l'autre à « nunc quam ob rem has partis didicerim », cette formule doit signifier : « Je dirai pourquoi je suis venu, pourquoi le poète m'a confié ce rôle » : et l'on n'arrive à un tel sens qu'en mettant un solécisme sur le compte de Térence. En bon latin, « quod veni eloquar » ne peut signifier autre chose que : « Je dirai ce pourquoi je suis venu, je m'acquitterai de la mission qui m'amène ici.»
Arrivé au vers 6, il le biffe 2, et avec raison, comme n'étant qu'une interpolation. C'est, en effet, le seul vers des prologues qu'on ne puisse défendre. De quelque façon qu'on le tourne, il n'offrira jamais un sens clair et naturel ; il sentira toujours le grammairien bien plus que le poète. Quant aux vers 7, 8, 9, ils devaient nécessairement disparaître : ils auraient été en contradiction formelle avec la déclaration qui précède. Mais quelle raison positive y a t-il de les supprimer? M. Dziatzko adopte pour le vers 4 : Ex integra graeca integram comoediam, le sens traditionnel qu'il formule ainsi : « Ex graeca fabula, cujus nemo quidquam, pl'æripuit, latinam, cui non oportuit quidquam addi » ; en d'autres termes : « La pièce est la reproduction d'un seul original grec, elle n'est pas le résultat d'une contamination ». Cette interprétation l'empèche de voir le lien qui unit ce vers aux vers 7,9: Novam esse ostendi et quae esset : nunc qui scripserit Et cuja graeca. sit, ni partem maximam Existimarem scire vestrum, id dicerem. L'Heautontimorumenos était bien, dit-il, une pièce nouvelle ; mais l'acteur du prologue n'avait pas besoin de le faire remarquer au public, les directeurs de troupe ne jouant en ce temps-là que des pièces nouvelles ; et, en effet, il n'a rien dit de tel ; dès lors que signifient ici les mots : « Novam esse ostendi » ? La pièce étant nouvelle, comment l'acteur du prologue peut-il supposer que la majorité des spectateurs connaissent le nom du poète grec. M. Dziatzko en conclut que ces trois vers ne sont pas ici à leur place. Nous trouvons cette mutilation de notre prologue inutile,
parce que nous entendons tout autrement le vers 4 : « Je vais jouer aujourd'hui, dit Ambivius, l'Heautontimorumenos, comédie non encore représentée, tirée d'une comédie grecque non encore traduite ». C'est ainsi que le comprenait le scholiaste du Bembinus qui explique « integra graeca » par « a nullo translata », et « integram comaediam » par « novam, in scena nondum visam». Le sens
que nous donnons à l'adjectif « integer » est en tout conforme à celui qu'il a partout ailleurs dans Térence, où il s'applique à la personne, à la chose qui n'a rien perdu de ses qualités naturelles et premières, qui n'a subi ni amoindrissement, ni dommage, ni altération, ni souillure : il convient donc à la pièce grecque, qui est dans l'état où son auteur l'a laissée, et sur laquelle aucun poète latin n'a encore mis la main, ni pour en distraire une partie, ni, à plus forte raison, pour la livrer tout entière à la scène romaine ; il convient aussi à la pièce latine, telle qu'elle vient de sortir des mains du poète, neuve et vierge, n'ayant pas encore subi la diminution de valeur qui est le résultat de la représentation. D'ailleurs, une remarque sur la composition de la pièce ne serait guère à sa place en cet endroit et viendrait beaucoup plus naturellement après les vers 16-19, où le poète parle de contamination. Au contraire, il était très à propos, quoi qu'en dise M. Dziatzko, de signaler aux spectateurs, dès le commencement du prologue, la nouveauté de la comédie à jouer. La plupart d'entre eux avaient, en effet, trop peu de culture intellectuelle et de goût pour venir chercher au théâtre autre chose qu'un plaisir de rire ou de curiosité. Ce qui les attirait, ce n'était point la beauté artistique, c'était la nouveauté de l'oeuvre. En général ils n'éprouvaient pas le désir de revoir les pièces déjà jouées : il leur en fallait de nouvelles. Aussi le poète avait-il intérêt à insister chaque fois sur ce fait que la condition capitale de nouveauté était remplie par la comédie présente. De plus le jour où fut représente l'Heautontimorumenos, Térence avait une raison spéciale de le faire. A propos de l'Eunuque, joué antérieurement, on lui avait reproché de remettre à la scène une comédie déjà traduite, « veterem fabulam ». Ce reproche l'avait vivement touché, et il tenait à bien montrer que sa nouvelle oeuvre n'y donnait pas prise, même en apparence.
Les mots « novam esse ostendiet quæ esset » font donc une suite claire et logique aux vers 4-5. Mais pourquoi Ambivius pense-t-il que la plupart des spectateurs savent et le nom de l'auteur latin et surtout le nom du poète grec (1) ?

(1) Les raisons données par Ladewig (Cf. Dziatzko, De prol. Ter. et Pl. p. 9, n. 2) et Boissier (les prol. de Ter., dans les Mél.- Graux, p. 84) pour expliquer l'omission de ce dernier nom, ou plutôt les conséquences qu'ils en tirent, sont inadmissibles. L'un prétend qu'à l'époque de Térence la connaissance du théâtre de Ménandre était familière à un très grand nombre de spectateurs ; l'autre, que Térence ne parle ici qu'aux gens qui ont quelque littérature et que les autres ne comptent pas pour lui. Il faut encore moins s'arrêter à l'opinion de Lessing sur le sens de « novam esse ostendi et quae esset ». Il rapporte ces mots à une déclaration du poète aux édiles, quand il leur a présenté la pièce pour être achetée (Cf. Dziatzko, op. cit. p. 8).

Cette supposition, nous le prouverons plus tard, n'est qu 'un prétexte pour se dispenser d'accomplir une formalité consacrée par l'usage ; elle fait partie d'un système d'irrégularités commises ce jour-là par Térence et dont la plus frappante est l'attribution du rôle du prologue au vieil acteur Ambivius. Nous avouons qu'une interprétation pleinement satisfaisante du début de notre prologue n'est pas possible, si l'on ne change rien au texte traditionnel. Mais il suffit, lever pour les difficultés, d'une correction légère et très plausible.
Changeons simplement dans le vers 3 l'ordre des adverbes de temps. Cette transposition, proposée par Paulmier et par Guyet, est beaucoup plus ancienne qu'eux ; les scholies du Bembinus la mentionnent. La leçon courante, au temps du scholiaste, était celle de nos manuscrits ; mais d'aucuns lisaient pourtant « primum » et « deinde » dans l'ordre inverse. Mais ce qui la recommande bien plus encore que son antiquité, c'est la façon toute simple dont s'explique pour qui l'adopte l'altération du texte primitif. Il n est pas d'usage que dans une énumération « deinde » précède « primum ». Cette anomalie se rencontrait pourtant dans ce vers de Térence. De bonne heure on dut en ètre frappé, et, faute d'avoir analysé attentivement la suite des idées du prologue, on l'attribua à une distraction de copiste. On crut réparer une erreur en replaçant les deux adverbes dans leur position relative habituelle. Après cela, l'oeil des lecteurs superficiels n'aperçut rien de bizarre dans l'aspect du prologue, et la bévue se perpétua.
Après notre correction, « primum quod veni eloquar » porte sur les vers 4-9. La contenu en est-il de telle nature qu'Ambivius puisse dire qu'il est venu pour les prononcer, donnant à entendre par là qu'il ne s'est chargé du prologue que par surcroît? Oui, car ils sont consacrés à l'annonce préliminaire, à la pronuntiatio tituli, incomplète et irrégulière ici. Or, nous insisterons plus tard sur ce point, l'annonce complète et normale était faite par le directeur, du haut de la scène, avant le prologue ; l'annonce était ce pour quoi le directeur paraissait à ce moment sur le théâtre. Une fois par exception Ambivius cumule avec sa mission de directeur le rôle de personnage du prologue ; mais, cette fois-là mème, il est surtout et avant tout directeur, il vient surtout et avant tout pour la pronuntiatio tituli. Et il y avait pour lui urgence à la faire, encore plus qu'à fournir les raisons de son apparition sous un aspect inattendu puisque d'ordinaire le public était renseigné avant le premier vers du prologue. Comme elle devait tenir en peu de mots, elle ne ferait pas longtemps attendre à l'impatience des spectateurs l'explication déjà promise d'un choix tout exceptionnel. Cette explication se trouve dans les vers 11-15, annoncés par « id deinde dicam ». Quant au vers 10, il forme une transition dont on comprend la force très accentuée, puisqu'elle sépare, non pas une digression d'un développement principal, mais bien deux développements principaux.
Ce qui suit, à partir du vers 16, constitue le prologue proprement dit, le plaidoyer en faveur de Térence. Il n'est pas annoncé dans la division du vers 3, et n'avait nul besoin de l'ètre : les attributs portés par Ambivius étaient une annonce assez claire. Tout s'arrange donc par un simple déplacement de deux mots, sans qu'il soit nécessaire d'avoir recours à des moyens extrèmes. C'est à M. W. Ihne que revient la hardiesse d'avoir signalé une lacune après le septième vers du premier prologue de l'Hécyre, et son opinion a fait école. Pour moi, je considère ce texte, dans l'état où nous le possédons, comme entier et complet. Que peut-on, en effet, lui reprocher? Le trouve-t-on trop court par rapport aux autres prologues de Térence ? Mais il ne faut pas oublier que la deuxième représentation de l'Hécyre ne fut pas isolée, qu'elle eut lieu, ou plutôt fut tentée, aux mêmes jeux que la première des Adelphes et, selon toute vraisemblance, après le succès de la pièce nouvelle. Térence avait dit aux spectateurs, dans le prologue des Adelphes, tout ce qu'il avait à leur dire soit de particulier à cette comédie, soit de général : il pouvait donc être très bref dans le prologue de l'Hécyre. Mais ne devait-il pas recommander avec insistance l'oeuvre si dédaigneusement accueillie d'abord ? Non, ce jour-là sa tactique était tout autre : il ne voulait pas avoir l'air de mendier une attention bienveillante, il payait d'audace. D'ailleurs, le succès tout récent des Adelphes pouvait bien passer à ses yeux pour la plus efficace des recommandations. Le sens donné par le texte actuel n'est-il pas acceptable ? demande-t-il à être changé ou au moins modifié par une suite au vers 7 ? C'est l'objection qui ressort du commencement de restitution proposé par M. Ihne : « Si Térence fait représenter de nouveau son Hécyre, ce n'est pas qu'il ait voulu la vendre et en toucher le prix une seconde fois, c'est pour une autre raison ». Mais on ne peut construire et expliquer ainsi cette phrase sans torturer le texte et faire violence aux lois de la langue latine. Elle ne peut raisonnablement fournir qu'un seul sens : « L'auteur de la pièce n'a pas voulu qu'elle fût de nouveau présentée au public (immédiatement après l'échec et pendant les mêmes jeux), afin de pouvoir la vendre de nouveau (pour d'autres jeux)» Dans cette déclaration que trouve-t-on de choquant? Répugne-t-on, comme Guyet, à mettre sur le compte de Térence l'aveu formel d'un sentiment si peu désintéressé ? Nous avons dit plus haut pourquoi nous sommes persuadé, avec Donat, que Térence l'a réellement fait. Ou bien paraît-il invraisemblable que Térence, aussitôt après son échec, ait conçu l'espoir de revendre sa pièce et que plus tard il ait osé afficher une pareille prétention? Qu'un drame comme l'Eunuque, accueilli dans sa nouveauté par un succès exceptionnel, ait été redemandé à l'auteur et payé le prix d'une oeuvre nouvelle, cela se conçoit. Mais pouvait-il jamais se trouver un donneur de jeux pour acheter l'Hécyre déjà présentée au public qui n'en avait pas voulu ? Nous répondrons qu'on n'est pas obligé de croire Térence sur parole ; il n'a pas eu après son échec l'intention et la confiance qu'il s'attribue, mais il veut en imposerau public. Si l'Hécyre n'a pas reparu depuis, c'est en réalité que l'accès de la scène lui est resté fermé. Arrivent les jeux funèbres de Paul-Emile, dont l'un des fils est Scipion Emilien, l'ami de Térence. Pour faire plaisir au poète, il inscrit l'Hécyre au programme de ses fêtes : il va sans dire que Térence accepte sans réclamer ses droits d'auteur. Mais qui l'empêche de faire accroire au public que la pièce a été revendue et qu'il y avait bien compté ? Nous venons de défendre, sur deux points importants, le texte des prologues contre des entreprises téméraires. Les discussions critiques de détail, qui trouveront place dans la suite de cette étude, nous fourniront d'autres occasions de prendre parti pour la tradition contre d'inutiles hardiesses. En somme, les prologues de Térence, à peu près exempts des altérations qui entachent beaucoup de textes anciens, nous sont parvenus dans un état presque parfait de pureté.

III

Il est important pour nous de classer les prologues de Térence dans leur ordre chronologique. Nous devrons en effet nous demander plus loin quel emploi il a fait du prologue; recueillir et coordonner les renseignements que, dans ces curieux morceaux, il nous fournit lui-même en abondance sur sa carrière ; enfin, apprécier les mérites littéraires qui distinguent cette partie de son oeuvre. Nous ne pourrons pas placer nos documents dans un ordre quelconque : ce serait en altérer la valeur relative. Pour avoir une idée juste des variations que Térence fit subir à sa manière selon les nécessités du moment et les conseils de la pratique théâtrale, pour tracer une image exacte de sa vie poétique, pour signaler dans ses prologues le progrès de ses qualités oratoires, il est indispensable d'en établir d'abord aussi solidement que possible la chronologie. D'ailleurs, même si cette question, par les conséquences qui se déduiront de la
solution, n'était pas d'un intérêt fondamental pour notre sujet, elle vaudrait bien en elle-même la peine d'être examinée de près, parce qu'elle se pose depuis longtemps à la curiosité philologique comme un difficile problème. Pour fixer la chronologie des prologues, il ne suffit pas tout à fait d'établir celle des comédies. Nous avons la certitude que deux d'entre elles, l'Eunuque et l'Hécyre, ont été portées plus d'une fois sur la scène du vivant de Térence ; et, quoique, à cette époque, on ne jouât d'ordinaire que des pièces nouvelles, il est possible à la rigueur qu'il y en ait d'autres dans le mème cas. Or, nous avons déjà remarqué que tous les prologues de Térence sont pour ainsi dire datés de la veille d'une représentation. Il faut ajouter qu'ils n'ont pu servir que pour cette représentation et qu'aucun certainement n'a été prononcé deux fois devant le public romain. Il y a là une différence essentielle entre eux et ceux de Plaute et des poètes dramatiques antérieurs.
Supposons, par exemple, que le Rudens fût joué plusieurs fois ; à chaque reprise la pièce a pu ètre précédée du prologue de la première représentation; il ne convenait pas plus spécialement à celle-ci qu'aux suivantes. Au contraire, les prologues de Térence sont des morceaux d'actualité, des discours de circonstance qui n'eurent plus, une fois prononcés, qu'une valeur littéraire. Le plus souvent la pièce y est signalée comme nouvelle. Ils répondent à des critiques dont elle a été l'objet avant la représentation ; le public, juge suprême, va se prononcer; si la pièce revient un jour devant lui, après un premier succès, les mêmes critiques ne seront pas de nouveau formulées, ou, si elles se reproduisent par hasard, le poète les réfutera sur un autre ton et se prévaudra forcément dans sa riposte de cet arrêt favorable.
Ils contiennent aussi parfois des allusions aux choses du moment, qui mettraient à elles seules en lumière ce caractère d'actualité. Par exemple, Ambivius a été chargé de dire le prologue à la première de l'Heautontimorumenos; il a dû tout d'abord expliquer sa présence aux spectateurs, surpris de voir un vieillard dans un rôle attribué d'ordinaire à un jeune acteur. Si la pièce a eu d'autres représentations,
ces explications n'ont pu évidemment se reproduire. De là résulte qu'il faut avant tout vérifier si les prologues ont été écrits pour la première représentation des comédies correspondantes ou pour une reprise. Pour la plupart d'entre eux, la question n'offre pas de
difficulté; trois donnent formellement comme nouvelle la pièce qu'ils précèdent. Il est dit au vers 24 du prologue du Phormion : «Adporto novam, — j'apporte une comédie nouvelle ; » au vers 12 du prologue des Adelphes : « Eam nos acturi sumus novam, — c'est la comédie que nous allons jouer, elle est nouvelle ; » et au vers 7 du prologue de l'Heautontimorumenos : « Novam esse ostendi, — j'ai montré que la comédie est nouvelle. » Il est certain aussi que le prologue de l'Eunuque fut récité à la première représentation,
quoique cela ne soit pas dit en termes aussi formels. Les adversaires de Térence lui ont reproché, à propos de cette pièce, d'avoir mis au pillage ses devanciers romains. Cette accusation de plagiat, dont le but était de faire échouer l'Eunuque, fut évidemment lancée avant l'apparition de l'oeuvre. Confondus par son succès éclatant, ils ne renouvelèrent sans doute pas leurs attaques; s'ils en eurent le courage, Térence, rassuré par les applaudissements et confiant dans son public, ou n'en tint aucun compte, ou y répondit dans d'autres termes. La répétition dont il est parlé dans le prologue est donc une de celles qui préparèrent la première représentation. De plus, le prologue
se termine par ces deux vers :
" Cum silentio animum attendite
Ut pernoscatis quid sibi Eunuchus velit;

faites silence et prêtez attention, afin de bien comprendre l'Eunuque "; formule qui ne conviendrait pas à un public connaissant déjà la pièce. Nous aurons à examiner plus tard si, oui ou non, l'Hécyre fut donnée la première fois sans prologue ; quoi qu'il en soit, nous n'avons pas de prologue pour cette représentation. L'un des deux que nous possédons, le plus court, est celui de la première reprise : il fait allusion au sort malheureux de la pièce dans sa nouveauté, « cum data est nova », et explique pour quel motif le poète n'a pas consenti depuis à la laisser reparaître sur la scène : « Non iterum voluit referre » elle y revient maintenant dans les mèmes conditions qu'une comédie nouvelle : " Nunc haec plane est pro nova". Le second prologue, le plus long, fait un récit détaillé de deux échecs antérieurs, ni plus ni moins ; s'il y en avait eu un troisième avant cette date, Ambivius n'aurait pu le passer sous silence. Nous avons donc là le prologue de la deuxième reprise.
Reste seulement le prologue de l'Andrienne, au sujet duquel ont eu lieu de longues discussions. Le vers 5 est la cause première du désaccord :" Nam in prologis scribundis operam abutitur." Frappé par le pluriel « allusion au sort malheureux de la pièce dans sa nouveauté, « cum data est nova », et explique pour quel motif le poète n'a pas consenti depuis à la laisser reparaître sur la scène : « Non iterum voluit referre ; » elle y revient maintenant dans les mèmes conditions qu'une comédie nouvelle : « Nunc haec plane est pro nova.» Le second prologue, le plus long, fait un récit détaillé de deux échecs antérieurs, ni plus ni moins ; s'il y en avait eu un troisième avant cette date, Ambivius n'aurait pu le passer sous silence. Nous avons donc là le prologue de la deuxième reprise.
Reste seulement le prologue de l'Andrienne, au sujet duquel ont eu lieu de longues discussions. Le vers 5 est la cause première du désaccord :" Nam in prologis scribundis operam abutitur." Frappé par le pluriel « prologis », Tanneguy-Lefèvre émit l'opinion que Térence avait écrit plusieurs prologues et par suite plusieurs pièces avant l'Andrienne. Mais cette conjecture ne peut tenir devant le témoignage catégorique de Suétone, qui fait de l'Andrienne la première oeuvre de Térence. Depuis, d'autres savants sont arrivés à une conclusion plus spécieuse : le prologue actuel de l'Andrienne serait celui d'une reprise et non celui de la première représentation. Il n'est pourtant pas besoin de recourir à cette hypothèse pour justifier convenablement le pluriel en question. C'est un pluriel emphatique qui exprime bien la vive contrariété causée au poète par l'obligation où les attaques, imprévues de Luscius l'ont mis, d'écrire un discours pour défendre sa pièce, fastidieuse besogne avec laquelle il n'avait pas compté. Il y a même quelque chose de plus. Térence dit : « Me voilà forcé d'écrire des prologues », et non « un prologue », parce qu'il se doute bien que les attaques se reproduiront et que l'obligation reviendra à chaque pièce nouvelle. L'argument n'est donc pas sans réplique ; mais, le doute une fois éveillé, on a trouvé d'autres raisons à l'appui. On a prétendu que ceux qui rapportent le prologue à la première représentation sont embarrassés pour expliquer comment les adversaires de Térence arrivèrent à connaître l'Andrienne assez à fond pour savoir qu'elle était formée de deux pièces grecques fondues ensemble ; que cette connaissance suppose presque nécessairement une représentation antérieure au prologue. Rien de plus faux. Térence se vanta peut-être lui-même devant quelques personnes en relations avec Luscius d'avoir opéré ce mélange, et la chose vint ainsi aux oreilles de son rival; dans tous les cas, Luscius, qui, en sa qualité de vieux poète, était connu du chef de troupe, des magistrats-présidents des jeux et de leurs amis, a fort bien pu jeter les yeux sur le manuscrit et assister à une répétition ; c'est alors qu'il a découvert et signalé la contamination. De même, plus tard, assistant à une répétition de l'Eunuque, il découvrit et signala un prétendu
plagiat. Mais les premières attaques de Luscius ne se sont-elles pas produites d'une autre façon, du haut de la scène, dans un prologue, devant le grand public ? Dans ce cas, elles ne pouvaient avoir de portée que si les spectateurs connaissaient déjà l'Andrienne par une représentation antérieure. Seulement rien ne prouve que Luscius ait donné
poète : il se contenta de dire du mal de la pièce dans les conversations de la vie quotidienne et de faire colporter des bruits malveillants à travers la ville par les gens de son entourage. C'était là son procédé ordinaire, comme cela ressort clairement des termes où Térence mentionne ces accusations. D'ailleurs, de quel droit son adversaire l'aurait-il chicané plus tard sur la composition de ses prologues, s'il avait mérité les mêmes reproches, et le premier ?
On a voulu conclure qu'avant la représention de l'Andrienne avec notre prologue, une ou plusieurs comédies de Térence avaient échoué ; on a dit que Térence, réduit presque au désespoir par ces revers, suppliait ici le public de ne pas agir comme il l'avait fait auparavant, de ne pas repousser la pièce avant de la connaître. Interprétation forcée qui ajoute au texte et veut lire entre les lignes. Pourquoi ne pas entendre tout naturellement ce que dit Térence ? « On a dit du mal de ma pièce ; je viens de la défendre ; à vous maintenant de juger entre mes adversaires et moi. Soyez équitables ; prenez entière connaissance de la chose, et vous verrez après clairement si de moi vous pouvez attendre rien de bon, si les pièces que je ferai à l'avenir, il conviendra de les écouter ou de les repousser de prime abord. En un mot, faites-vous aujourd'hui une opinion sur mon compte et qu'elle vous serve de règle pour me juger dans la suite. » D'échecs déjà subis, soit par l'Andrienne, soit par une autre comédie, pas un mot dans le prologue, non plus que dans les témoignages anciens qui signalent comme ayant échoué une seule pièce de Térence, l'Hécyre ; pas un mot dans le prologue du Phormion, où il n'est également question que d'un échec de l'Hécyre. Serait-ce donc précisément à celui-ci que feraient allusion nos quatre derniers vers ?
L'Andrienne, jouée une première fois en 588, aurait plu au public ; puis serait venu l'échec de l'Hécyre. Pour reconquérir la faveur populaire, Térence aurait remis sur la scène sa pièce précédemment applaudie, l'Andrienne. Combinaison invraisemblable : car, si l'on place entre l'échec de l'Hécyre et la représentation de l'Heautontimorumenos une reprise de l'Andrienne, à moins d'admettre que l'oeuvre d'abord applaudie tomba alors, on ne saurait expliquer pourquoi Térence chargea Ambivius de prononcer le prologue de
l'Heautontimorumenos. Le but de cet artifice était évidemment de prévenir le retour d'un malheur, retour contre lequel aucun succès intermédiaire n'avait encore rassuré le poète. De plus, les vers :
Favete, adeste sequo animo et rem cognoscite,
Ut pernoscatis ecquid spei sit relicuom...

démontrent que le public ne connaît pas encore d'un bout à l'autre l'Andrienne ; ils ne peuvent s'entendre que dans l'une de ces deux hypothèses : ou bien la pièce, présentée pour la première fois en 588, ne put être complètement jouée alors et fut reprise plus tard avec le prologue actuel ; or nous avons prouvé que cela est tout à fait invraisemblable ; ou bien elle fut donnée en 588, dans sa nouveauté, avec notre prologue ; c'est le seul parti auquel on puisse s'arrèter.
Nous affirmons, en d'autres termes, que le prologue de l'Andrienne est le premier prologue de Térence. Pris en lui-mème, cette place lui convient très bien. Dans l'emploi du prologue, la manière de Térence se distinguera de celle qu'ont pratiquée ses devanciers : il fait connaître tout de suite aux spectateurs en quoi va consister cette différence. Il saisit aussi la première occasion qui lui est donnée de s'entretenir avec le public pour faire en quelque sorte sa profession de foi littéraire ; il se présente comme l'admirateur et le disciple des anciens: Névius, Plaute, Ennius ; il se place, lui adolescent humble et obscur, sous la protection de leur gloire et de leur popularité. Mais ce n'est pas assez de dire que l'on reconnaît dans ce prologue le poète qui ne s'est jamais encore entretenu avec le public ; on y reconnaît aussi le débutant qui apporte son premier ouvrage sur la scène avec une émotion où la crainte et l'espoir se balancent. Ce débutant, à la fois timide et hardi, on le devine surtout dans les quatre derniers vers, dans cet appel si pressant adressé au spectateur impartial, sur un ton bien modeste où perce pourtant une note de malicieuse ironie contre ses ennemis. Il demande si peu ! qu'on lui permette de se faire entendre une fois, une seule ; puis, si le public juge que le nouveau venu n'est bon à rien, comme l'ont insinué les mauvaises langues, on pourra le condamner pour toujours au silence.
Il ne nous reste plus maintenant qu'à déterminer l'époque des diverses représentations auxquelles nous avons assigné les prologues.

IV

Pour cela, nous avons trois sources de renseignements : les didascalies du Codex Bembinus, celles des manuscrits de la récension de Calliopius et le commentaire de Donat. Les indications chronologiques fournies par chacune de ces trois sources sont de deux sortes : les noms des magistrats (édiles présidents des jeux et consuls de l'année) (1) sous lesquels la pièce fut jouée, et son rang dans la série des oeuvres de Térence.

(1) Dans la didasc. des Ad. les noms des fils de Paul-Emile, qui présidèrent les jeux funèbres, tiennent la place de ceux des édiles.

Mais si, en ce qui concerne les noms des magistrats, surtout des consuls, les trois sources sont d'accord ou peuvent toujours ètre assez facilement conciliées il n'en est pas de même pour l'ordre numérique : ici les deux premières, les didascalies, se séparent de la troisième, le commentaire de Donat. Autre dissentiment : dans aucune des trois sources le classement résultant des indications nominales ne concorde avec celui qui a pour base les indications numériques. En somme, quand on veut établir la chronologie des comédies de Térence, on se trouve en présence des trois tableaux que voici : I. Classement obtenu en ne tenant compte que des indications nominales, surtout des consulats : 1 L'Andrienne. M. Marcellus et C. Sulpicius étant consuls, 588 de Rome. Pour cette pièce les didascalies manquent, mais le témoignage de Donat est confirmé par celui de Suétone (Vie de Térence).
2° L'Hécyire (première représentation). T. Manlius et Cn. Octavius étant consuls, 589. Renseignements fournis par les trois sources.
3° L'Heautontimorumenos. M. Juvencius et Ti. Sempronius étant consuls, 591. Le commentaire de Donat manque pour cette pièce.
4° L'Eunuque. M. Valerius et C. Fannius étant consuls, 593. Donat ne nomme pas les consuls. Les mss. de Call. et Donat sont d'accord pour placer la représentation aux jeux mégalésiens, en avril. Le Bembinus seul la place aux jeux romains, en septembre.
5° Le Phormion. M. Valerius et C. Fannius étant consuls, 593. Ces noms sont fournis par les mss. de Call. et Donat ; ceux du Bembinus se rapportent évidemment à une représentation posthume. La pièce fut donnée, d'après les mss. de Calliopius, aux jeux romains, d'après Donat, aux jeux mégalésiens. Nous verrons plus loin que la première date est la plus probable. 6° Les Adelphes. M. Cornélius Céthégus et L. Anicius Gallus étant consuls, 594. Les noms des consuls manquent dans Donat; mais il indique, d'accord avec les didascalies, que la pièce fut représentée aux jeux funèbres de Paul-Émile.
7° L'Hécyire (deuxième représentation), aux jeux funèbres de Paul-Émile, d'après les trois sources, par conséquent sous les mèmes consuls que les Adelphes, mais, sans aucun doute, après cette pièce.
8° L'Hécyre (troisième représentation). Q. Fulvius et L. Marcius étant édiles curules. On ignore la date de leur édilité ; il y a tout lieu de croire que ces noms, fournis par les trois sources, sont ceux des édiles de 594. Quoi qu'il en soit, cette représentation ne peut avoir eu lieu qu'en 594, puisque Térence y assista, partit ensuite pour la Grèce et mourut dans le courant de l'année suivante, quand il se disposait à rentrer à Rome.
II. Classement obtenu en ne tenant compte que des indications numériques des didascalies :
1° L'Andrienne. Les didascalies manquent; mais, tous les autres rangs étant pris, il ne reste pour cette pièce que le premier.
2° L'Eunuque. Bemb. : facta secunda ; mss. de Call. : acta secunda.
3° L'Heautontimorurnenos. Bemb. : factast tertia; mss. de Call. : facta III. 4° Phormion. Bemb. : factaest IIII ; mss. de Call. : facta IIII.
5° L'Hécyre. Bemb. : facta est V ; l'indication manque dans les autres.
6" Les Adelphes. Bemb. : facta VI. Les mss. de Call. portent le mot facta, mais le chiffre manque.
III. Classement obtenu en ne tenant compte que des indications numériques de Donat :
1° L'Andrienne. Prima acta est....
2° Les Adelphes. Hanc dicunt ex Terentianis secundo loco actam....
3° L'Eunuque. Haec edita tertium est....
4° Lc Phormion. Editaque est quarto loco....
5° L'Hecyre. Factaque et edita quinto loco....
6° L'Heautontimorumenos, tous les autres rangs étant pris.
Des trois tableaux, celui qui inspire le moins de confiance, c'est le dernier. En effet, ce qu'il donne pour un classement chronologique n'est en réalité qu'une liste par ordre alphabétique (1) (Andria, Adelphae, Eunuchus, Formio (2), Hecyra, Heautontimorumenos (3) dérivée, au moyen d'une modification très simple, du classement donné par les indications numériques des didascalies, ainsi que nous le montrerons tout à l'heure.

(1) Les anciens ne tenaient compte dans le classement alphabétique que de la première lettre.

(2) Orthographe latine du mot grec, dont nous retrouverons encore plus loin l'influence.

(3) Je crois avec Umpfenbach que Donat avait aussi écrit un commentaire pour cette pièce ; mais je suis convaincu que
l'Heaut. occupait dans son ouvrage le 6 et non le 5 rang. On s'explique mieux de cette façon la perte de cette partie du commentaire : elle a été détruite par un accident identique à celui qui nous a privés de la Vidularia de Plaute.

Dans l'exemplaire de Térence dont se servit Donat, les pièces étaient rangées suivant cet ordre alphabétique, comme elles sont rangées suivant un autre ordre alphabétique légèrement différent dans toute une branche des manuscrits de Calliopius. Les didascalies de cet exemplaire donnaient d'ailleurs les mêmes indications numériques que les nôtres. Donat, prenant l'ordre des pièces dans le manuscrit pour leur ordre chronologique, voulut tout concilier en changeant les numéros. Il ne vit pas que le sixième rang ne pouvait convenir à l'Heautontimorumenos, à cause de l'époque des consuls ; il ne sentit pas tout ce que cette concordance parfaite entre l'ordre
alphabétique et son prétendu ordre chronologique avait d'invraisemblable. Cependant on dirait qu 'il a eu une hésitation la première fois qu'il a dû faire un changement de numéro, c'est-à-dire à propos des Adelphes; ce qui semble le prouver, c'est la formule qu'il emploie dans sa préface de la pièce. Pour les autres comédies il s'exprime d'une façon catégorique et affirme en son nom, tandis qu 'il a l'air ici de rapporter l'opinion d'autrui. Comme il n'y a que le premier pas qui coûte, quand il dut changer aussi le numéro de l'Eunuque, il n'éprouva plus le mème scrupule. Quoi qu'il en soit de cette explication, qui nous parait très plausible, il est certain que le tableau numérique de Donat est sans valeur.
Il ne convient pas non plus d'accorder trop d'autorité au premier tableau. Voici pourquoi : les rédacteurs des didascalies actuelles, comme Donat dans ses préfaces, n'eurent en vue, sauf pour l'Hécyre, qu'une représentation de chaque pièce, la première, et prétendirent grouper les seuls renseignements qui s'y rapportaient : jeux, édiles ou autres donneurs des jeux, directeur de troupe, consuls de l'année. Mais, malgré leur bonne intention, ils ont commis un grand nombre d'erreurs manifestes; en sorte que nous retrouvons souvent, dans les didascalies de nos manuscrits aussi bien que dans les préfaces de Donat, des traces de représentations autres que la première. Ou bien les noms des magistrats sous lesquels fut jouée une comédie nouvelle sont confondus avec les noms des magistrats sous lesquels elle fut reprise : pour l'Andrienne, Donat nomme quatre édiles curules ; pour l'Eunuque, les manuscrits de Calliopius donnent trois consuls, tandis que le Bembinus désigne des édiles qui ne sont pas de la mème année que ses consuls ; pour l'Heautontimorumenos, les deux consuls mentionnés par le Bembinus appartiennent à deux années différentes. Ou bien même les noms propres récents ont, dans une de nos sources, tout à fait supplanté les noms propres anciens ; tel est le cas pour la didascalie du Phormion dans le Bembinus.
Le désaccord assez fréquent des trois sources relativement au nom des jeux, et la présence presque constante de deux noms de directeurs sont encore des indices de l'influence exercée par les reprises sur la rédaction de nos didascalies. La rédaction primitive, celle que composèrent, peut-ètre au moyen de documents fournis par les exemplaires des chefs de troupe, les grammairiens latins du milieu du VIle siècle, tenait sans doute compte, non seulement de la première représentation, mais aussi des suivantes ; et nos didascalies actuelles ne sont probablement que des extraits faits sans soin et sans intelligence par des grammairiens de l'époque postérieure, qui voulurent ne considérer que la première représentation. En tout cas, les erreurs sont évidentes et on a le droit d'en conclure que les renseignements nominaux ne méritent pas une confiance absolue. Ils démontrent seulement qu'une représentation a eu lieu sous les magistrats nommés et, si tous ces magistrats n'appartiennent pas à la mème année, qu'il y a eu plusieurs représentations, on peut dire aussi que la plus ancienne représentation dont il reste des traces nominales est très probablement la première, si on n'a aucune raison sérieuse de supposer le contraire. Mais, s'il y a des motifs solides d'assigner à cette première représentation une date plus reculée, l'autorité des indications nominales ne saurait nous empècher de le faire. Il est possible en effet que tous les renseignements nominaux relatifs à une première représentation aient disparu dans les trois sources.
Le classement numérique, une fois établi, n'était pas sujet à variation. Tandis qu'à chaque nouvelle représentation d'une pièce la liste des noms propres s'allongeait, le numéro d'ordre, fixé une fois pour toutes par la date de la première représentation, n'avait rien à faire avec les reprises ; il appartenait à la partie invariable de la didascalie avec le titre de la pièce, le nom du poète latin et celui de l'auteur grec, le nom du compositeur et l'indication du genre de musique. Pour les rédacteurs de nos didascalies actuelles, quelque ignorants et négligents qu'on puisse les supposer, toute confusion était ici impossible : ils n'avaient pas à faire un triage parmi des renseignements de mème espèce accumulés, ils n'avaient qu'à transcrire un chiffre. Si donc nous prouvons que l'ordre numérique des didascalies représente une tradition authentique sur la chronologie des pièces, il ne faudra pas hésiter à lui accorder la préférence. Or il est d'abord certain qu'il représente le classement le plus ancien, celui d'où dérivent tous les autres que nous connaissons. Pour arriver au classement alphabétique de Donat : Andria, Adelphoe, Eunuchus, Formio, Hecyra, Heautontimorumenos, on n'a eu, en partant de l'ordre numérique, qu'à intercaler les Adelphes entre l'Andrienne et l'Eunuque et à rejeter l'Heautontimorumenos en queue de la liste. Pour arriver au classement alphabétique légèrement différent que donne toute une branche de la famille de Calliopius, il a suffi, prenant le mème point de départ, d insérer également les Adelphes au deuxième rang et de placer l'Heautontimorumenos au cinquième entre le Phormion et l'Hécyire, Andria, Adelphoe, Eunuchus, Formée, Heautontimorumenos, Hecyra. Si ces deux classements alphabétiques avaient été faits indépendamment de l'ordre numérique, ne serait-il pas surprenant qu'ils soient l'un et l'autre daccord avec l'ordre numérique sur le rang de l'Andrienne et le rang du Phormion ? Comment expliquerait-on que les Adelphes n'aient pris nulle part le premier rang auquel ils avaient, dans un classement alphabétique, le même droit que l'Andrienne ; que le Phormion n'ait jamais été renvoyé au sixième, qui lui revenait d'après l'orthographe normale du mot? Evidemment les auteurs des deux listes alphabétiques ont eu sous les yeux le classement numérique.
Le fait n est pas douteux non plus en ce qui concerne l'auteur du classement des pièces tel que nous le trouvons dans l'autre groupe des manuscrits de Calliopius : Andria, Eunuchus, Heautontimorumenos, Adelphoe, Hecyra, Phormion, pour mettre ensemble d'une part les pièces traduites de Ménandre, de l'autre les pièces traduites d'Apollodore, on a opéré une simple permutation de place entre le Phormion et les Adelphes. Quant au Bembinus, le plus ancien de nos manuscrits, les comédies s'y suivent précisément dans l'ordre indiqué par les chiffres. Ainsi dans les archétypes de tous les manuscrits de Térence que nous connaissons, soit directement, soit indirectement, l'ordre de succession des comédies était conforme aux numéros d'ordre placés dans les didascalies. Cette classification si ancienne avait-elle eu pour origine le hasard, l'arbitraire ? N'y a-t-il pas dans celle-ci un plan, comme dans toutes les autres, où l'intention est visible ? Oui, on l'avait adoptée en qualité de classification chronologique. L'ordre numérique dont elle fut la conséquence, et non la cause, représente une tradition authentique et non une notation arbitraire. Ce qui le prouve, c'est d'abord sa presque concordance avec le classement fourni par les indications nominales. Car, si l'on considère comme nul le premier essai de représentation de l'Hécyre, ce qui est bien légitime, puisque la pièce ne put pas même être entamée ; si l'on tient pour valable le second où une partie de la pièce fut jouée, après lequel Térence ne la qualifie plus de nouvelle ; si enfin, par une inexactitude fort explicable, les deux comédies ayant été données aux mèmesjeux, on place cette représentation de l'Hécyre avant celle des Adelphes, on arrive à ces deux tableaux :
Indications numériques,
Andria,
Eunuchus,
Heautontimorumenos,
Pliormio,
Hecyra,
Adelphoe,
Indications nominales,
Andria,
Heautontimorumenos,
Eunuchus,
Phormio,
Hecyra,
Adelphoe.
Ils ne différent que par la position respective de l'Eunuque et de l'Heautontimorurnenus. Ne serait-il pas étrange qu'un groupement fortuit eût abouti à cet accord presque complet ? Autre fait non moins extraordinaire dans cette hypothèse : les deux tableaux ne sont pas incompatibles ; ils peuvent ètre conciliés, puisque l'époque assignée par le chiffre à la première représentation d'une pièce n'est jamais postérieure à la date de la plus ancienne représentation de cette pièce, marquée par les noms propres. C'est donc l'ordre numérique, comme étant de beaucoup le plus recommandable, que nous prenons pour base de notre chronologie, contrairement à l'usage. Conservant à l'Andrienne le premier rang qu'elle occupe partout, nous donnons le second à l'Eunuque. Cette pièce, avant la représentation sur laquelle nous renseignent les didascalies et Donat, en avait eu une autre, et le souvenir ne s'en est pas entièrement perdu. Voici en effet ce que dit Suétone, dans la Vie de Térence : « Eunuchus quidem bis acta est meruitque pretium quantum nulla antea cujusquam comoedia, octo millia nummum ». De ce passage il faut rapprocher ces paroles de Donat, dans la préface de son commentaire sur l'Eunuque L'eunuque fut donc joué pour la première fois sans doute aux jeux romains de 588 ; car l'Andrienne a été représentée aux jeux mégalésiens de la même année, et l'Hécyre a échoué aux jeux mégalésiens de l'année suivante. Il est vrai que le second rang reviendrait à l'Eunuque, même s'il avait paru immédiatement après, puisque ce ne fut là qu'un essai de représentation nul et non avenu ; mais il suffit de comparer le prologue de l'Eunuque avec celui de l'Heautontimorumenos pour se convaincre qu'entre cette dernière comédie et l'échec de l'Hécyre ne s'est point placé un succès.
Il résulte de notre classement que la production de Térence fut plus féconde à ses débuts que pendant le reste de sa carrière. A cela quoi de surprenant ? Il compose alors avec une ardeur toute juvénile qu'excite le succès ; ses oeuvres, bien reçues du public, ne manquent pas d'acquéreurs. Mais le premier échec de l'Hécyre le refroidira et lui inspirera plus de circonspection. Il laissera passer deux années sans rien donner à la scène. Le bon accueil fait à l'Heautontimorumenos ne suffira pas à le rassurer. Un nouveau délai de deux ans s'écoulera sans qu'il se risque encore une fois sur ce terrain, dont il connaît mieux maintenant les dangers et les surprises. La fécondité que nous lui attribuons n'a d'ailleurs rien en soi d'invraisemblable : six mois devaient largement suffire à la composition d'une fabula palliata.
L'Eunuque fut repris en 593. Après quatre ans, le souvenir du succès éclatant que la pièce avait remporté lors de son apparition, était encore si présent et si vif, que les présidents des jeux ou leurs intermédiaires la redemandèrent au poète, sûrs qu'elle produirait autant d'effet qu'une comédie nouvelle, et qu'il la revendit comme telle, malgré sa qualité de pièce ancienne. Mais comment se fait-il que, dans les indications nominales de nos trois sources, il ne reste plus trace de la première représentation ? Pareille chose, bien que possible à la rigueur, n'est arrivée pour aucune autre pièce de Térence. Peut-être faut-il en chercher la cause dans ce fait, que l'Andrienne et l'Eunuque parurent la mème année. Les rédacteurs des didascalies actuelles, qui firent parmi leurs documents un choix si arbitraire, retrouvant en tète de la seconde comédie des noms de magistrats qu ils avaient déjà vus en tète de la première, crurent devoir les omettre et corriger ainsi une erreur. Les exemples d'omissions analogues ne manquent pas. Les deux reprises de l'Hécyre eurent lieu la même année que la représentation des Adelphes ; les noms des consuls de cette année se sont conservés dans la didascalie des Adelphes et ne figurent pas dans celle de l'Hécyre. La reprise de l'Eunuque et la première du Phormion sont l'une et l'autre de 593 ; les noms de tous les magistrats de la première représentation ont disparu de la didascalie du Phormion dans le Bembinus, et Donat ne nomme pas les consuls de cette année dans la préface de l'Eunuque. Quoi qu'il en soit, la représentation de l'Eunuque, sur laquelle les didascalies et Donat nous fournissent la série ordinaire des renseignements nominaux, n'était qu'une reprise.
En ce qui concerne l'Hécyre, il faut rectifier une erreur du tableau numérique. D'aucune façon, l'Hécyre ne peut être considérée comme la cinquième pièce de Térence. Si le premier essai de représentation était valable pour le classement, elle devrait occuper la troisième place entre l'Eunuque et l'Heautontimorumenos. Les grammairiens n'ont pas cru devoir en tenir compte. Dès lors le sixième rang est le seul qui convienne à l'Hécyre. En bonne règle, on n'aurait dû faire entrer en ligne que la représentation définitive, la troisième, qui fut postérieure de quelques mois à celle des Adelphes. Mais, mème en comptant pour bon le second essai de représentation, on doit mettre l'Hécyre à la fin de la liste chronologique. Ce second essai fut en effet tenté aux jeux funèbres de Paul-Emile, où eut aussi lieu la première des Adelphes. Or, il est certain que les Adelphes précédèrent alors l'Hécyre sur la scène. Donner l'Hécyre, avant les Adelphes, c'eût été de la part du poète et du directeur une insigne maladresse ; à moins de vouloir tout compromettre,il ne fallait pas exposer la pièce nouvelle aux effets de la mauvaise humeur que pouvait provoquer la pièce ancienne, entachée du souvenir d'un premier échec. En adoptant l'ordre inverse, Térence et Ambivius firent preuve, non pas d'habileté, mais simplement de bon sens ; ils comprirent que le succès des Adelphes disposerait favorablement le public et le préparerait à bien accueillir la reprise de l'Hécyre. Les rédacteurs du tableau numérique ont donc ici commis une erreur ; mais on se l'explique fort bien. On ne peut pas dire que la deuxième et la troisième représentations, qui eurent lieu la mème année, à quelques mois d'intervalle, se sont confondues dans leur esprit et qu'ils ont pris pour la représentation définitive celle des jeux funèbres de Paul-Emile: les deux reprises sont trop nettement distinguées dans les didascalies. Mais ils ont considéré comme valable la première reprise où la pièce fut entamée, se fondant peut-ètre sur cette circonstance que la qualité de comédie nouvelle, revendiquée pour l'Hécyre dans le premier prologue, ne lui est plus attribuée dans le second. Du moment que les deux pièces avaient été jouées pendant les mèmes fètes, ils ne se demandèrent pas laquelle des deux y avait eu la priorité ; le fait n'étant pas consigné dans leurs documents, il leur parut indifférent de classer d'abord l'une ou l'autre, ou plutôt ils crurent bon de donner la première des deux places à l'Hécyre, parce qu'elle n'était en somme qu'une pièce ancienne, bien antérieure aux Adelphes par la date de sa composition.
Dans cette discussion, nous avons jusqu'ici évité à dessein de rien demander aux prologues, parce que la plupart des arguments qu'ils auraient pu nous fournir ne sont pas assez positifs, dépendent trop de l'interprétation et de l'appréciation personnelles. Mais une fois notre classement chronologique établi sur des bases solides, il nous est bien permis de chercher dans les prologues une sorte de vérification. Ajoutons que nous y trouverons parfois mieux que cela, une véritable confirmation par de nouvelles preuves. Nous avons déjà vu que le prologue de l'Andrienne se plaçait d'une façon fort satisfaisante en tète de la série. Le prologue de l'Eunuque, qui vint après lui, si notre système est le vrai, ne répugne nullement à lui faire suite. Le poète n'a pas changé de sentiments et d'attitude : il est toujours énergique en face de son adversaire, respectueux sans bassesse à l'égard des spectateurs. Cependant il y a entre les deux discours une nuance sensible : le ton est plus assuré dans celui-ci ; on y respire la confiance que le jeune auteur a puisée dans une première victoire remportée malgré toutes les intrigues des envieux ; la vigoureuse netteté avec laquelle il affirme son droit de légitime défense, la hardiesse de sa tactique qui consiste à attaquer avant de se défendre, attestent un ferme espoir de succès fondé sur des gages déjà reçus. S'il fallait placer ce prologue entre celui de l'Heautontimorumenos,où l'influence du premier échec de l'Hécyre se fait si vivement sentir, et celui du Phormion, qui se termine par une allusion très claire à ce même malheur, ne serait-on pas à bon droit surpris de n'y trouver aucun indice de pareille préoccupation ? On voit bien que Térence l'a écrit avant l'échec de l'Hécyre ; nous sentirons désormais qu'instruit par le revers il est moins sûr de son public. On objecte que les mots : Tum si quis est qui dictum in se inclementius Existimavit esse (1)
qui font allusion à la mauvaise humeur de Luscius irrité par la conduite du jeune poète, ne peuvent bien s'entendre que si le prologue de l'Heautontimorumenos, où Térence prend l'offensive, a déjà été prononcé.

(1) Eun. prol. 4 sq.

Ils sont pourtant suffisamment justifiés, ce me semble, par les termes du prologue de l'Andrienne. Cette qualification de «vieux poète malveillant », ce reproche de faire le connaisseur et de n'y rien connaître, cette distinction si nette et si impertinente entre les grands poètes anciens et Luscius, n'était-ce pas assez pour l'exaspérer? De la part d'un débutant, d'un inconnu, cette façon de le traiter en plein théâtre n'avait-elle pas de quoi lui paraître au suprème degré dure et irrévérencieuse ?
L'impression profonde, ineffaçable, que Térence éprouva de son premier échec, est sensible surtout dans le prologue de l'Heautontimorumenos, écrit plus de deux ans après celui de l'Eunuque, quand le poète essaya de retrouver le succès qui avait manqué à l'Hécyre. Même après ce long intervalle de silence, il ne reparaît devant le public qu'avec crainte et entouré d'un appareil extraordinaire de recommandations. Il est certain qu'aucun prologue ne s'est placé entre la représentation malheureuse et le prologue de l'Heautontimorumenos. Il me semble également certain que ce prologue de l'Heautontimorumenos est postérieur à celui de l'Eunuque. Ici revient en effet le reproche de contamination déjà mentionné par Térence le jour où parut l'Andrienne : les ennemis du poète l'accusent d'avoir gâté beaucoup de pièces grecques en les mélangeant pour faire quelques pièces latines. On sait bien que l'exagération plaît à la médisance. Cependant, si à la date où fut joué l'Heautontimorumenos, Térence n'avait encore employé qu'une fois, dans l'Andrienne, ce procédé de composition, le reproche formulé dans ces termes ne se concevrait pas ; il se conçoit, au contraire, si on trouve avant cette date un total de quatre comédies grecques réduites à deux par le mélange. Or, nous verrons plus tard que l'Hécyre, n'est, pas plus que l'Heautontimorumenos,le lésultat d'une contamination. Il faut donc placer avant l'Heautontimorumenos une autre d'après les renseignements fournis par Térence lui-même, remplit cette condition.
Les quatre derniers vers du prologue du Phormion attestent qu'un succès au moins s'est produit pour Térence depuis l'échec de l'Hécyre. Qu'il s'agisse de la mésaventure arrivée à la troupe d'Ambivius le jour où elle allait représenter l'Hécyre de Térence, et non d'une autre mésaventure semblable, cela n'est pas douteux. Il ne s'agit pas d'une autre pièce de Térence, puisqu'elles furent toutes, sauf l'Hécyre, bien accueillies dès leur apparition. Il ne s'agit pas d'une pièce d'un autre poète : Térence n'aurait pas eu à faire allusion dans son prologue à un fait qui lui eût été étranger. De même, pour que Térence puisse parler ici des succès remportés par la troupe depuis ce malheureux évènement, il est nécessaire que l'un au moins de ces succès ait été obtenu avec une de ses oeuvres. En effet, depuis lors, l'Heautontimorumenos, pièce nouvelle, a reçu bon accueil ; l'Eunuque, représenté pour la seconde fois, a retrouvé les applaudissements qui l'avaient salué dans sa nouveauté. Térence ose maintenant faire une allusion directe à l'échec dont il n'avait pas soufflé mot dans le prologue de l'Heautontimorumenos.
On a soutenu de nos jours qu'il n'est pas possible de placer le prologue des Adelphes après ceux de l'Heautontimorumenos, de l'Eunuque et du Phormion. Un poète, mis en possession de la renommée et de la faveur publique par le succès de quatre comédies, n'aurait point, dit-on, parlé aux spectateurs sur un ton si modeste. Et à quoi se reconnaît cette modestie de ton ? D'abord à la façon relativement très pacifique dont Térence traite ici son rival ; il ne le désigne point, comme dans les prologues déjà énumérés, par une qualification individuelle ; il ne l'attaque pas après s'ètre défendu. Cela est vrai; mais la même différence d'attitude se remarque dans les deux prologues de l'Hécyre, que nous mettons immédiatement après celui des Adelphes, et nous en verrons plus tard l'explication en traçant un tableau sommaire de la polémique de Térence contre Luscius. La modestie de notre prologue se reconnaît encore, dit-on, à la formule par laquelle le poète appelle sur son oeuvre l'attention et la bienveillance du public. Les formules dont Térence a fait successivement usage pour inviter les spectateurs à écouter ses pièces, sont de plus en plus fermes et assurées. Tout va si bien que prologue des Adelphes succède a celui de l'Andrienne. Oui, tout va bien, peut-ètre même trop bien. Nous pouvons lire aujourd'hui en une seule fois, à la file, tous les prologues de Terence; mais n'oublions pas qu'il ne les a pas tous écrits le même jour, avec la préoccupation d'établir entre eux une échelle de nuances; qu'il Ies a composés separément à la veille des représentations,et que le ton d'un prologue a été regle, non par le ton du prologue prcédent, mais par les circonstances. Or, souvenons-nous que la premiere des Adelphes eut lieu aux mêmes jeux que la reprise de l'Hecyre. Lorsque Terence écrivait Ie prologue des Adelphes, il n'était pas sans inquiétude ; les spectateurs seraient-ils cette fois plus équitables pour la comédie qu'ils n'avaient pas d'abord daignait écouter ? Instinctivement, quoiqu'il fit effort pour cacher son anxiété, des paroles plus humbles venaient à l'ésprit du poete; il ne reclamait plus expressment le silence, il ne demandait que l'impartialité qui l'encourageât à écrire. Ceux qui s'étonnent d'entendre Térence, à la représentation de sa dernière piece, solliciter des encouragements comme un simple débutant, ne refléchissent pas qu'alors encore il était un tout jeune poete, écrivant pour le théatre depuis cinq ou six ans seulement, qu'il pouvait se considérer comme presque au début de sa carriere dramatique. Savait-il que la mort l'atteindrait quelques mois plus tard, en pleine jeunesse ?
D 'ailleurs, il ne faut pas non plus s'exagérer la modestie du ton de ce prologue : elle ne va pas sans une certaine assurance. A la façon simple et calme dont Terence vient se dénoncer soi-meme au tribunal des spectateurs, à la brièveté nette et franche de son plaidoyer, on voit bien qu'il s'adresse à des juges qui l'ont plus d'une fois absous et applaudi.
Au sixième rang, après le prologue des Adelphes, se place sans difficulté le premier prologue de l'Hécyre. Nous savons que l'Hécyre fut reprise aux jeux funèbres de Paul-Emile et nous avons remarqué qu'on ne peut raisonnablement placer ce second essai de représentation qu'après le succès des Adelphes. Le dernier vers du prologue vient à l'appui de cette opinion, Térence n'aurait pu parler de la sorte si à ce moment les Adelphes, achevés, appris par la troupe, destinés aux mêmes jeux, avaient été encore inconnus des spectateurs. Enfin, le second prologue de l'Hécyre termine, sans contestation, la série ; il relate en effet et le premier échec et le second qui se produisit aux jeux funèbres de Paul-Emile après la représentation des Adelphes. D'ailleurs, il est le plus parfait de tous au point de vue littéraire, le modèle du genre créé par Térence, le chef-d'oeuvre oratoire du poète. Par sa perfection seule, il se révèlerait comme le dernier en date des prologues de Térence. Ainsi, les prologues s'accommodent fort bien de notre système chronologique ; loin de le contrarier, ils le servent à merveille et le confirment. Voici, tel qu'il résulte de cette discussion, le classement chronologique des comédies de Térence :
1. Andria, 588.
II. Eunuchus, 588.
III. Heautontimorumenos, 591.
IV. Phormio, 593.
V. Adelphoe, 594.
VI. Hecyra, 594.
Voici, d'autre part, le tableau des représentations données ou essayées du vivant de Térence, d'après tous nos documents : I. Andrienne, 588, aux jeux mégalésiens.
II. Eunuque, 588, probablement aux jeux romains (1).

(1) Peut-être les mots « acta ludis romanis », dans la didascalie du Bembinus, sont-ils un reste de la notice consacrée par la didasc. primitive à cette première représentation. Mais peut-être aussi faut-il n'y voir qu'une trace de reprise posthume. C'est à une reprise posthume que se rapportent, en effet, les deux noms de directeurs dans les didasc. des deux familles et celui du troisième consul dans les mss. de Calliopius.

III. Hécyre, 589, aux jeux mégalésiens.
IV. Heautontimorumenos, 591, aux jeux mégalésiens.
V. Eunuque, 593, aux jeux mégalésiens. Deuxième représentation, celle à laquelle se rapportent la plupart des détails nominaux fournis par les didascalies et la préface de Donat.
VI. Phormion, 593, aux jeux romains. La didascalie du Bembinus indique les jeux mégalésiens; mais elle se rapporte tout entière à une reprise posthume. Donat nomme aussi les jeux mégalésiens ; selon toute vraisemblance, ce mot a été écrit par erreur, sous l'influence de l'habitude, les jeux romains étant beaucoup plus rarement mentionnés que les jeux mégalésiens. Il est préférable de s'en tenir à la leçon des mss. de Calliopius ; pour les jeux mégalésiens de cette année-là, nous avons déjà une pièce de Térence, l'Eunuque. Cependant il se peut, à la rigueur, que les deux comédies aient été données à la même fête, comme plus tard l'Hécyre et les Adelphes.
VII. Adelphes, 594, aux jeux funèbres de Paul-Emile. VIII. Hécyre, deuxième essai de représentation, aux mèmes jeux, après les Adelphes.
IX. Hécyre, représentation définitive, sans doute aux jeux romains de 594. L'indication « ludis romanis », fournie par quelques 015S. de Calliopius, se rapporte peut-être à cette reprise.
De ce tableau et des considérations présentées dans le paragraphe précédent, se déduit l'ordre chronologique des prologues :
I. Prologue de l'Andrienne.
II. — de l'Eunuque.
III. — de l'Heautontimorumenos.
IV. — du Phormion.
V. — des Adelphes.
VI. Premier prologue de l'Hécyre.
VII. Deuxième prologue de l'Hécyre.

V

Cette liste contient-elle tous les prologues de Térence ? N'en avait-il pas écrit d'autres, perdus aujourd'hui ? L'un quelconque des prologues de Térence, disions-nous plus haut, n'a pu servir que pour une représentation. Or, du vivant de l'auteur, l'Eunuque a été repris, l'Hécyre a été portée trois fois sur la scène, et nous ne possédons de prologue ni pour la première représentation de l'Hécyre, ni pour la reprise de l"Eunuque. Devons-nous croire que Térence a donné sans prologue une pièce nouvelle, qu'il n'en a pas écrit pour une pièce ancienne qui, après un brillant succès, avait l'honneur exceptionnel de revenir devant le public ? Une remarque importante qu'il faut faire tout d'abord et qui s'applique aux deux cas, c'est que les prologues de Térence n'étant pas nécessaires à la pièce comme ceux des Grecs, qui en constituaient l'exposition, ne lui étant mème pas utiles, comme ceux de Plaute, qui renfermaient un sommaire de l'action destiné à éclairer le spectateur, n'étant utiles qu'au poète, si un jour Térence n'eut rien de particulier à dire au public, s'il jugea superflu de défendre et de recommander une de ses pièces avant la représentation, il est au moins possible qu'alors il se soit épargné la peine de composer un prologue. Cela est mème probable, car au début de celui de l'Andrienne. il a parlé des prologues à écrire comme d'une tâche ingrate, à laquelle il ne s'est résigné que par force.
En ce qui concerne la première représentation de l'Hécyre, la didascalie du Bembinus indique qu'elle ne fut pas précédée d'un prologue : « Acta primo sine prologo. » Mais l'autorité de ce témoignage a été contestée. On a dit qu'un détail de cette nature était déplacé dans une didascalie et n'entrait pas dans la série des indications qu'on y trouve normalement. Le Stichus de Plaute n'a point de prologue, et pourtant la didascalie ne mentionne pas cette particularité. De plus, dans notre exemplaire le détail en question est fort singulièrement placé entre le numéro d'ordre de la pièce et les noms des consuls de la première représentation. Enfin, il occupe la sixième ligne, en compagnie des mots «datasecundo», que l'on soupçonne de n'ètre qu'une glose des mots « relata est » de la septième ligne, avec lesquels ils font double emploi. Pour tous ces motifs on nie l'authenticité du renseignement : il ne faisait point partie de la rédaction primitive ; il a été inséré plus tard par un grammairien qui, ne trouvant que deux prologues en tète de 1'Hécyre et ne songeant pas que celui de la première représentation avait pu se perdre, s'imagina qu'elle n'en avait pas eu et crut devoir le constater. Mais l'interpolation est loin d'ètre démontrée par ces raisons. D'abord il n'est pas juste d'assimiler la didascalie de l'Hécyre aux didascalies normales et de n'y vouloir trouver que le contenu d'une didascalie normale. L'Hécyre n'eut pas un sort ordinaire : il est naturel que la didascalie ait gardé la trace des vicissitudes éprouvées par la pièce. Elle donne des détails sur trois représentations, tandis que les autres didascalies ne visent que la première, parce que, seule d'entre les comédies de Térence, l'Hécyre eut le malheur de ne pouvoir ètre réellement jouée qu'à la troisième fois. S'il est vrai qu'au premier essai de représentation l'Hécyre fut donnée sans prologue, pourquoi la didascalie n'aurait-elle pas constaté ce fait également exceptionnel dans le théâtre de Térence ? L'exemple du Stichus ne prouve pas grand chose. D'abord la première représentation de cette pièce ne fut sans doute signalée par aucun incident notable, de nature à attirer spécialement sur elle l'attention du rédacteur de la didascalie ; ensuite l'absence du prologue n'est pas dans le théâtre de Plaute un fait exceptionnel et digne de remarque, comme dans celui de Térence. Le cas de la didascalie de l'Hécyre signalant une particularité de l'histoire de la pièce est-il unique? Non. Une autre comédie de Térence, l'Eunuque, eut un sort peu ordinaire : vendue deux fois comme pièce nouvelle, elle rapporta au poète une somme très considérablepour l'époque ; et l'auteur de la Vie de Térence nous apprend que, pour cette raison, le chiffre de cette somme était inscrit de son temps dans la didascalie : « Propterea summa quoque titulo ascribitur ». Les exemplaires de Térence que Suétone eut sous les yeux donnaient la didascalie de l'Eunuque avec un détail supplémentaire qui manque dans les nôtres : le cas de la didascalie de l'Hécyre dans le Bembinus est analogue. Quant à la place occupée parles mots : « Acta primo sine prologo », elle ne leur convient pas, cela est vrai. Mais pourquoi ne pas admettre ici une simple transposition? C'est par une erreur semblable que, dans la didascalie de l'Eunuque (Bembinus), la septième ligne (nom du compositeur) a été placée entre le numéro d'ordre et les noms des consuls, alors qu'elle devrait précéder la cinquième ligne (indication du genre de musique). De même, nous devons reporter dans la didascalie de l'Hécyre la sixième ligne après la septième. Pour que le sens soit tout à fait satisfaisant,
nous n'aurons plus qu'à biffer dans notre nouvelle septième ligne le mot « data », et nous écrirons : facta est V, 5
Cn. Octavio, T. Manlio cos.
Acta primo sine prologo, secundo
Relata est
................,............. Tertio relata est 1 10

De cette façon les adverbes « primo, secundo, tertio » se suivent fort bien. On s'explique, d'ailleurs, sans peine l'interpolation du mot « data » : après la transposition, « secundo », isolé au bout de la sixième ligne, n'offrant plus de sens, un copiste le fil précéder de « data », et crut avoir réparé tout le mal. Ajoutons enfin que le témoignage de la didascalie du Bembinus est confirmé par celui de Donat, qui fait cette remarque au premier vers du premier prologue : « Haec primo data est sine prologo ». L'opinion que l'Hécyre fut donnée d'abord sans prologue nous a donc été transmise par deux sources distinctes et très anciennes. Si rien ne nous empêche de tenir pour authentique le passage rectifié de la didascalie, conforme à la remarque de Donat, d'un autre côté le fait lui-mème de l'absence du prologue n'est pas du tout invraisemblable, quoi qu'on ait prétendu. Quelle apparence, a-t-on dit, que le poète qui adopta l'usage du prologue dès sa première pièce, qui le conserva jusqu'au bout, mème pour la meilleure de ses oeuvres, l'Eunuque, ait négligé le secours de cet auxiliaire habituel le jour où il en avait besoin plus que jamais, le jour où il présentait au public la plus faible de ses comédies?
La plus faible au jugement de quelques-uns d'entre nous, modernes : mais savons-nous si l'auteur la jugeait inférieure aux autres, si ses adversaires y trouvèrent rien de particulier à reprendre ? Quand je considère, d'une part, l'insistance avec laquelle Térence poursuivit le succès qui lui échappait pour l'Hécyre, d'autre part, le caractère même de la pièce, drame intime qui vaut et plaît par la finesse de l'observation et l'élégance du style, par les qualités maîtresses du talent de notre poète, je ne suis pas éloigné de croire que c'était son oeuvre de prédilection. Mais supposons seulement qu'il ne la trouvât ni inférieure ni supérieure à ses aînées, l'Andrienne et l'Eunuque. Même ainsi nous nous expliquons que Térence n'ait pas écrit de prologue pour l'Hécyre dans sa nouveauté. Il ne se décida que contre son gré, nous l'avons déjà répété, à écrire des prologues. Il en écrivit un pour l'Andrienne et un pour l'Eunuque, afin de repousser les attaques dirigées contre ces pièces.
Malgré les intrigues de ses adversaires, l'Andrienne et l'Eunuque, l'Eunuque surtout, réussirent brillamment. Alors il dut se dire que désormais il n'avait plus besoin de recommder ses oeuvres à un public qui, sans tenir compte des bruits malveillants, leur faisait un accueil si encourageant. De leur côté, Luscius et sa coterie, voyant que les accusations ne causaient aucun préjudice au jeune poète, se lassèrent de semer ce mauvais grain qui ne levait jamais ; si bien que l'Hécyre, dans sa nouveauté, eut peut-être le bonheur unique de ne pas ètre dénigrée. Dans tous les cas et si l inutilité de ses précédents efforts ne découragea pas complètement Luscius, Térence, fort de ses premiers succès, dédaigna cette fois de riposter. Que l'Hécyre eût alors réussi, l'Heautontimoruimenos et les pièces suivantes n'auraient pas eu non plus de prologue. Mais 1'Hécyre échoua. La confiance et les illusions du poète s'évanouirent pour toujours l'audace revint à ses adversaires quand ils virent qu'il n'était pas plus qu'un autre à l'abri des retours de fortune. Désormais ils luttèrent infatigablement, et Térence ne négligea plus aucune précaution pour se garantir soit de leurs attaques, soit des caprices du public. Quant à l'Hécyire, il est à peu près sûr, non seulement que les rédacteurs de la didascalie primitive ne lui connurent que deux prologues, mais encore que le prologue de la première représentation n'a jamais existé.
Nous pouvons affirmer aussi que la reprise de I' Eunuque eut lieu sans prologue. La malignité avait épuisé tous ses traits avant la première représentation, et ils étaient venus piteusement se briser contre l'enthousiasme du public. Quand la pièce, bonheur exceptionnel, fut revendue comme nouvelle, les ennemis de Térence n'eurent qu'à dévorer silencieusement leur rage jalouse. S'ils tentèrent une lutte inutile, Térence n eut pas à se défendre. A quoi bon dès lors composer un prologue ? Pour constater avec une orgueilleuse satisfaction le succès éclatant de la pièce ? Cette attitude, contraire à la modestie caractéristique du prologue, eût été déplacée et nuisible. L'occasion était belle, unique de se soustraire à une besogne ennuyeuse : Térence en profita. Selon toute vraisemblance aucune autre pièce de Térence n'a été jouée deux fois de son vivant et il n'a écrit que les sept prologues parvenus jusqu'à nous.

CHAPITRE DEUXIÈME

LE RÔLE, LE PERSONNAGE ET L'ACTEUR DU PROLOGUE DANS TÉRENCE

Pourquoi Térence écrivit-il des prologues? Quelles furent la raison d'ètre et l'importance de ces discours adressés de la scène au public avant la représentation de chaque comédie? Le moment est venu de traiter à fond cette question à laquelle, dans le chapitre précédent, nous avons été forcé de toucher plus d'une fois par avance. Il en est deux autres qui s'y rattachent et dont nous avons dû également dire déjà quelques mots, sans les approfondir. L'acteur qui récitait les prologues de Térence quittait-il son individualité réelle pour entrer dans une fiction; devenait-il, comme les autres acteurs, ceux de la pièce proprement dite, un personnage dramatique ; avait-il en cette qualité des attributs extérieurs qui lui fussent propres, un costume? Comment choisissait-on,parmi les sujets de la troupe, celui à qui l'on confiait ce rôle et quelles raisons pouvait-il y avoir de ne pas le donner à tel ou tel des histrions indifféremment ? Toutes ces questions une fois résolues, nous aurons une vue nette des rapports du prologue avec le drame dans le théâtre de Térence.
Mais le prologue n'est pas une invention de Térence. Si notre poète, dans l'emploi qu'il en a fait, s'est écarté de l'usage traditionnel et a montré une grande originalité, le prologue avait avant lui une très longue existence et une histoire très curieuse. Et si l'on ne connaît pas cette histoire, au moins dans ses grandes lignes, il est bien évident que l'on ne peut apercevoir et apprécier les innovations de Térence. Un tableau rapide des transformations du prologue depuis ses origines jusqu'aux prédécesseurs immédiats de Térence ne sera donc pas ici une digression, mais une introduction indispensable.

1

Au chapitre XII de la Poétique, dans lequel il énumère les divisions de la tragédie quant à l'étendue, Aristote définit ainsi le prologue : « le prologue est toute une partie de la tragédie, celle qui précède le chant d'entrée du choeur ». Cette définition indique nettement la position et les limites du prologue. Dans un autre passage, au chapitre XIV du livre III de la Rhétorique, le mème Aristote s'explique incidemment, mais en termes aussi clairs, sur le rôle et le contenu du prologue. Il y compare l'exorde au prologue et au prélude, qui, comme l'exorde, sont des débuts et préparent, pour ainsi dire, les voies à ce qui va suivre. Mais le prélude ressemble à l'exorde du genre démonstratif, dont le contenu n'est pas nécessairement déterminé par le sujet du discours et dépend du choix de l'orateur ; le prologue ressemble à l'exorde du genre judiciaire : ils doivent indiquer le sujet que le poète ou l'orateur va traiter et faciliter à l'auditeur l'intelligence du drame ou du discours. Et ce qu'Aristote dit ici du prologue s'applique aussi bien à la comédie qu'à la tragédie. On le voit par ces deux citations le prologue, tel qu'il l'entend, n'est pas autre chose que l'exposition.
Un drame, quelque simple qu'on le suppose, ne peut se passer d'exposition. L'action du drame est une et complète, mais elle n'est pas indépendante de tout événement antérieur. Les personnages que le poète met en scène ont un nom, une histoire, un caractère; des faits précédemment accomplis expliquent leur présence en un lieu donné, à un moment donné, dans telle situation matérielle et morale. Pour que le spectateur comprenne le drame et s'y intéresse, il faut que dès le début on le renseigne sur ces divers points. C'est là le rôle de l'exposition, aussi ancienne que le drame, car elle est essentielle au drame. L'existence du prologue tragique date donc da jour où le dithyrambe se transforma en tragédie proprement dite, où un individu détaché du choeur « se présenta sur la scène avec le nom et le masque d'un personnage étranger, et entretint son auditoire d'un événement imaginaire, comme s'il se fût agi d'un événement réel » ; du jour, en un mot, où fut créée la fiction dramatique. Or l'honneur de cette innovation capitale revient, selon toute probabilité, à Thespis (1) ; Thespis fut donc le premier poète qui écrivit des prologues tragiques.

(1) Cf. Plutarque Vie de Solon, 29; Diog. Laert, I, 59.

C'était l'opinion exprimée par Aristote dans un passage perdu pour nous de la Poétique, et le rhéteur Thémistius nous la fait connaître en déclarant ne s'y point rallier. Plus le drame est simple, plus l'exposition est.facile et courte. Or, si la tragédie d'Eschyle, qui vint après Thespis et Phrynichos, et disposa de deux acteurs au moins, tandis que ses devanciers n'en eurent qu'un seul, est si peu compliquée qu' « il n'y a pas proprement d'action », si elle n'est guère « qu'une sorte de cantate dont l'introduction de ses rares personnages renouvelle de temps en temps le motif épuisé » , quelle devait être la simplicité de la tragédie de Thespis ! Quelques vers suffisaient assurément à l'exposition. Mais qui les prononçait de l'acteur ou du choeur? Le prologue de Thespis n'était-il que le début de la parodos, une courte narration précédant le développement lyrique? C'est la forme la plus rudimentaire que l'on puisse imaginer, et nous la trouvons dans deux tragédies d'Eschyle : les Perses et les Suppliantes. Pourtant il me semble que le texte de Thémistius doit plutôt nous faire songer à un discours de l'acteur. Avant Thespis, le choeur entrait et entonnait un hymne en l'honneur des dieux : c'était là toute la tragédie. Thespis, avec ses innovations, en fit un composé de parties chantées et de parties parlées : l'acteur parut d'abord et prononça un discours, le prologue ; puis le choeur s'avançant se mit à chanter ; mais de loin en loin il s'interrompit et, à chaque pause, l'acteur s'entretint avec lui. Au surplus, il est très vraisemblable que Thespis n'arriva pas du premier coup à constituer cet ensemble relativement complexe. Il eut d'abord, on eut peut-être avant lui, l'idée des intermèdes parlés : ce furent des récits en rapport avec le sujet du dithyrambe ; le coryphée en était chargé. Puis ce narrateur fut transformé en personnage dramatique. Le coryphée ne pouvait entrer en scène qu'avec le choeur dont il était tout simplement le chef : le personnage, ayant son individualité bien distincte, ne fut pas soumis à la mème loi. Mais le poète songea-t-il dès le premier jour à le faire paraître et parler avant l'entrée du choeur? Non, cette pensée ne dut pas lui venir alors à l'esprit. Ses plus anciens drames, comme les dithyrambes dont ils prirent la place, débutèrent par un morceau lyrique dans lequel se trouvaient éparses quelques indications narratives. Puis ces indications narratives ayant été réunies à part formèrent le premier discours de l'acteur. Ainsi le prologue se détacha de la parodos. Il va sans dire que ces expositions de Thespis ne furent pas d'un art achevé, qu'il n'y respecta point la vraisemblance dramatique dont il n'avait pas sans doute un sentiment bien net, que son acteur, sans interpeller directement les spectateurs, ne s'adressa le plus souvent qu'à eux, et d'une façon manifeste. C'est là un défaut dont l'enfance de l'art dramatique ne pouvait guère être exempte et qui se montre encore fréquemment dans les prologues d'Eschyle. Rien n'est moins facile, en effet, pour un dramaturge, même s'il a les ressources et l'expérience qui manquèrent à Thespis, que de faire une exposition de tout point naturelle et vraisemblable, que de mettre le public au courant sans avoir l'air de se douter qu'il existe.
Les successeurs immédiats deThespis,qui n'eurent, comme lui, qu'un seul acteur, ne purent apporter de perfectionnement considérable à l'art de l'exposition. D'ailleurs, s'ils ont réalisé quelques innovations, Eschyle en a hérité, et nous allons voir que pour nous elles ne se distinguent plus bien des siennes. Nous ne pouvons donc évaluer ni la somme de ces progrès, ni la part d'originalité de chaque poète. Il y a dans le théâtre d'Eschyle, tel que nous le possédons, quatre variétés de prologue. Dans les Perses et les Suppliantes le prologue est fondu avec la parodos; c'était là, disions-nous tout à l'heure, la forme d'exposition la plus élémentaire, celle qui précéda l'invention du prologue proprement dit. Dans l'Agamemnon et les Choéphores, le prologue est un discours récité par l'un des acteurs. Mais il y a entre ces deux prologues une différence qu'il vaut la peine de noter : le veilleur de nuit qui prononce le premier est absolument seul, tandis que dans le second, à côté d'Oreste, se tient Pylade, personnage muet, auquel s'adresse à un moment donné le discours. L'Agamemnoa est la seule tragédie d'Eschyle où se trouve exactement reproduit le type des prologues de Thespis. Phrynichos s'en écarta sans doute beaucoup plus rarement ; mais tout ce que nous pouvons dire de certain, quant aux expositions de ce vieux poète, c'est que dans sa tragédie des Phéniciennes, qui se place chronologiquement entre la bataille de Salamine et les Perses d'Eschyle, il avait fait paraître d'abord un eunuque, qui, tout en rangeant des sièges pour le Conseil de Perse, racontait dans un monologue la défaite de Xerxès (1).

(1) Cf. l'argument grec des Perses.

Un prologue comme celui des Choéphores marquait évidemment un progrès. On est d'abord tenté de faire hommage de cette innovation au génie d'Eschyle ; car c'est Eschyle qui a inventé le deuxième acteur. Seulement il faut avouer que, mème à l'époque où il n'en existait qu'un, on a pu s'aviser d'introduire deux personnages à la fois, dont un simple figurant qui se bornerait à écouter l'acteur. Le prologue des Sept contre Thèbes révèle d'une façon plus certaine l'originalité d'Eschyle. Il se compose de trois discours : le premier contient les recommandations d'Etéocle au peuple de Thèbes, le second est un rapport du messager à Etéocle, le troisième une prière d'Etéocle aux dieux protecteurs de la ville. Ce n'était pas encore là le dialogue dans l'exposition, mais, pour arriver à cette forme plus parfaite, il ne restait plus qu'un pas à faire. Eschyle fut-il le premier à le faire? C'est possible, puisqu'il disposa de deux acteurs, c'est mème assez vraisemblable. Mais une affirmation catégorique serait ici téméraire ; les prologues du Prométhée enchaîné et des Euménides, qui comprennentun monologue et un dialogue, exigent la présence de trois acteurs ; ils sont donc postérieurs aux débuts de Sophocle.
Quoi qu'il en soit, grâce au dialogue, l'art de l'exposition faisait un progrès décisif. Il est vrai que, même avec la seule ressource du monologue, on pouvait faire une exposition irréprochable au point de vue de l'illusion dramatique. Il y a en effet deux espèces de monologue, qu'il importe de bien distinguer : le monologue narratif, où l'intention d'instruire le spectateur n'est pas dissimulée avec assez d'art ; et le monologue dramatique, où cette préoccupation ne se montre nulle part, soit que l'acteur se livre à une méditation (1)
suffisamment motivée par sa situation, soit qu'il adresse au choeur ou à d'autres personnages un discours tel que ceux-ci puissent vraisemblablement l'écouter.

(1) Dans la tragédie grecque, ces méditations se présentent d'ordinaire sous la forme d'une invocation à quelque divinité.

Mais un monologue tout à fait naturel est chose rare ; par exemple, ceux du veilleur de nuit dans l'Agamemnon et de la Pythie dans les Euménides sont trop visiblement destinés au spectateur.
Dès que l'invention du second acteur permit de substituer le dialogue au monologue, jusqu'alors obligatoire, l'exposition devint plus facile. Désormais le sujet de la pièce pourrait s'expliquer par une conversation naturelle entre les personnages; l'acteur, ayant en face de lui un autre acteur pour lui donner la réplique, n'aurait pas à se tourner vers le public et l'instruirait sans paraître lui adresser un mot. Elle y gagna aussi en mouvement et en variété ; elle fut plus animée et plus vivante. Le dialogue était la forme vraie et définitive de l'exposition.
Tous les prologues d'Eschyle sont d'un effet dramatique saisissant; mais dans trois seulement sur sept,l'illusion est d'un bout à l'autre habilement ménagée. Ces trois prologues, où rien n'est contraire à la nature et aux exigences du drame, sont ceux des Choéphores, des Sept contre Thèbes et du Prométhée enchaîné. Celui-ci surtout réunit si heureusement tous les mérites, que l'on peut le tenir pour un chef-d'oeuvre d'exposition et le comparer sans désavantage avec ce que Sophocle a produit de plus parfait dans ce genre. Mais, pour Sophocle, la perfection où Eschyle n'est arrivé qu'une fois, à notre connaissance du moins, fut l'ordinaire et la règle. La supériorité du dialogue comme moyen d'exposition lui paraissant incontestable, il s'en servit dans les prologues de toutes ses pièces. Les monologues y sont rares, toujours précédés ou suivis d'un dialogue, provoqués et motivés par la situation, dramatiques et non narratifs. Il faut cependant faire exception pour celui de Déjanire au début des Trachiniennes ; il est vrai que ce long discours est écouté par une servante, qui répond ensuite à sa maîtresse ; mais il est trop visible que les confidences du personnage sont à l'adresse du public. Pour les sept tragédies que nous avons de lui, c'est la seule infraction aux lois de la vraisemblance dramatique commise par Sophocle dans le prologue. Toutes ses autres expositions sont des modèles de naturel et d'aisance. Et ce n'est pas là leur seul mérite. Aussi saisissantes que celles d'Eschyle, aussi propres à éveiller l'attention et l'intérèt du spectateur, elles sont plus variées et plus vivantes. Elles présentent, en un mot, un tel ensemble de qualités diverses, que l'on chercherait vainement dans tous les théâtres du monde une exposition qui les surpasse, qu'il est même impossible de concevoir un idéal plus accompli. Sophocle, dans cette partie du drame, n'inventa peut-ètre rien d'essentiel; mais il se servit, avec son habileté d'incomparable artiste, des ressources créées par le génie d'Eschyle. Après lui, le prologue ne pouvait recevoir de perfectionnement. Quiconque, au lieu de suivre un tel maître, chercherait une voie nouvelle, s'égarerait et ferait rétrograder l'art dramatique.
Ce fut là le tort d'Euripide. Ce qui nous frappe tout d'abord dans ses prologues, ce qui les caractérise extérieurement, c'est la présence constante en tète de ses tragédies d'un monologue narratif. Dans ce récit préliminaire, un personnage de la pièce ou une divinité qui s'intéresse à l'action explique, avec force détails et en reprenant les choses de très haut, quelle est la situation au moment où commence la pièce. Puis, ou bien le choeur fait son entrée, ou bien l'exposition se continue, soit par un dialogue, soit par un monologue dramatique. On le voit, rien ne ressemble moins aux prologues de Sophocle que ceux d'Euripide ; il se séparait complètement ici de son illustre contemporain. Mais s'il se décida à ne point pratiquer un système dont les mérites, dont la supériorité dramatique et littéraire ne pouvaient lui échapper, ce ne fut point pour obéir à un caprice, au désir de faire autrement que son rival ; il eut de bien meilleures raisons. Quand on considère cette innovation isolément, elle paraît inexplicable; pour s'en rendre compte, il faut la rattacher à des innovations autrement importantes du mème poète. Euripide, réformateur hardi, eut sa manière originale de concevoir le drame. Il se proposa de représenter sur la scène des situations extrèmes et des passions dans toute leur violence, et cela dès le début de la pièce. Il fut donc obligé de résumer, aussi vite que possible, les motifs de la crise à la peinture de laquelle il voulait consacrer toute la tragédie. La recherche immodérée de la variété, de l'effet, des coups de théâtre, qui est aussi un trait distinctif de ce génie où ne règne pas entre les facultés dramatiques l'harmonieux équilibre que révèlent les oeuvres de Sophocle, amena forcément Euripide à charger l'intrigue, au détriment de la simplicité et de la clarté, d'incidents extraordinaires, imprévus, insuffisamment motivés. D'un autre côté, sous l'influence de ses idées philosophiques, il lui arriva de modifier à sa guise, de bouleverser de fond en comble les mythes qui lui fournissaient des sujets et des personnages. Ces complications et ces changements n'auraient peut-ètre pas dérouté l'intelligence subtile du spectateur athénien ; mais il était toujours plus sûr de l'éclairer d'abord et de le préparer par un récit détaillé à comprendre sans effort la pièce qu'il allait voir. Voilà quelles furent, au jugement des critiques, les principales raisons qui engagèrent Euripide à ouvrir tous ses drames par un monologue narratif. Je me contente de les énumérer ici, sans entrer dans une discussion qui ne serait pas de mon sujet. Qu'il me suffise de dire qu'à mon avis elles ont toutes eu leur part d'influence, mais qu'elles n'ont pas toujours agi simultanément ni avec une force égale, que pour telle pièce l'une d'elles a pu avoir plus de poids que les autres ou mème entraîner à elle seule l'esprit du poète. Il convient aussi d'ajouter que l'habitude dut bientôt peser sur la décision d'Euripide presque autant que la réflexion. Le procédé était si commode, il simplifiait si bien la tâche difficile de l'exposition, qu'il aurait fallu pour l'abandonner, après s'en ètre plusieurs fois servi, un effort de volonté que ne fit jamais Euripide.
Ces monologues narratifs, dont la froideur et la monotonie se dissimulent mal sous des ornements de style répandus à profusion, sont loin d'ètre irréprochables au point de vue littéraire. Mais c'est surtout au point de vue dramatique, qu'ils méritent d'ètre jugés sévèrement. Comparés à ceux de Sophocle, les prologues d'Euripide, avec ces longs récits qui choquent la vraisemblance et détruisent l'illusion, marquent un recul . Ils nous ramènent à l'enfance de l'art dramatique. La faute que Thespis avait faite naïvement, n'ayant de l'essence du drame qu'une idée encore confuse et ne disposant que d'un seul acteur, Euripide, à qui ne manquèrent ni les exemples ni les moyens matériels, la commit en toute connaissance de cause.
Pour nous, qui ne perdons pas de vue que cet aperçu historique doit nous conduire jusqu'à Térence à travers les transformations du prologue, un fait surtout est ici important et doit attirer notre attention : l'isolement du monologue narratif en tète des drames d'Euripide. Cet isolement n'est pas le mème partout. Souvent un second acteur rejoint sur la scène celui qui vient de prononcer le monologue, avec lequel se trouve ainsi liée la conversation qui s'engage entre eux et complète le prologue (les Héraclides, Alceste, Médée, Andromaque, Hercule Furieux, les Troyennes, Hélène, Electre, Oreste). C'est dans ce cas que le caractère dont nous parlons est le moins sensible. Dans d'autres pièces, l'acteur qui a récité le monologue se retire aussitôt ; il est remplacé par un ou deux autres acteurs ; en sorte que ce que disent les nouveaux venus, monologue ou dialogue, ne tient pas à ce qui précède leur entrée (Hippolyte, Hécube, Ion, Iphigénie en Tauride, les Phéniciennes). Ici l'indépendance du monologue narratif est bien plus apparente. Mais où elle est plus complète encore, c'est dans les drames dont le prologue ne contient pas autre chose que ce monologue narratif immédiatement suivi de la parodos (les Suppliantes, les Bacchantes, le Cyclope), Voilà donc, à ne considérer que le rapport extérieur de la partie narrative du prologue avec la partie dramatique, trois degrés d'isolement : ou bien la partie narrative, sans faire corps avec le drame, y est comme soudée par une de ses extrémités ; ou bien, cette soudure elle-mème venant à manquer, les deux parties sont simplement juxtaposées ; ou bien il n'y a pas de partie dramatique, et alors c'est le prologue tout entier qui, par la forme, se trouve séparé du drame.
N ayons égard maintenant qu'au personnage du monologue.
Selon que ce personnage revient plus tard sur la scène ou n'a pas de rôle au-delà du prologue, un lien existe ou manque entre le récit préliminaire et le reste du drame : les divinités qu'Euripide introduit au début d'Alceste, d'Hippolyte, d Hécube d'Ion, des Troyennes, quoique s'intéressant aux évènements de la pièce, n'y sont pas activement et visiblement mêlées. Pour Alceste et les Troyennes, il faut même faire une remarque de plus : ici le monologue entraîne dans son isolement la partie dramatique du prologue, qui est une conversation entre le personnage du monologue et un autre personnage étranger, lui aussi, à l'action proprement dite. Enfin, par le contenu, les monologues narratifs de l'Hippolyte, de l'Hécube, de l'Ion et les prologues tout entiers de l'Alceste et des Troyennes se placent tout à fait en dehors du drame : le récit y dépassant la limite des faits déjà accomplis et empiétant sur l'avenir, ils ne peuvent pas être considérés comme partie intégrante de l'action dramatique. Ils ne sont autre chose qu'une introduction distincte de la pièce elle-même. Ainsi, tandis que, dans Sophocle, l'exposition par la forme, les acteurs et le contenu est étroitement unie au drame,.les monologues narratifs, par lesquels Euripide commence toutes ses pièces, sont tous plus ou moins isolés et indépendants. Hàtons-nous pourtant d'ajouter que ceux-là mêmes où ce caractère est le plus frappant tiennent encore par plus d'un lien à l'ensemble du drame. D'abord, en effet, le contenu de ces discours, qui servent à l'exposition, est déterminé par le sujet de la pièce. Ensuite l'acteur qui les prononce entre dans la fiction, a son individualité dramatique, et, s'il ne se mêle pas sur la scène aux autres personnages, s'intéresse du moins à leurs actions : ces liens, qu'Euripide a respectés, nous les verrons se rompre successivement et l'indépendance, qui est ici limitée, deviendra alors absolue.
La manière d'Euripide fit école et exerça une influence décisive sur l'évolution du prologue. Mais avant de parler des poètes plus jeunes que lui, qui l'acceptèrent pour guide et pour modèle, il faut dire quelques mots d'un de ses contemporains qui ne l'aima guère et se garda bien de l'imiter.
Si les prologues d'Aristophane ne sont pas sans défauts, du moins ils ne ressemblent pas à ceux d'Euripide ; surtout on ne saurait leur reprocher l'ennuyeuse uniformité dont le poète comique a fait, dans les Grenouilles ', une impitoyable satire. Ils sont loin, en effet, d'ètre tous coulés dans le même moule. D'abord il en est plusieurs qui méritent d'ètre placés sur le mème rang que les meilleures expositions de Sophocle, comme réalisant dans le genre comique la perfection à laquelle s'était élevé et maintenu dans le genre tragique l'auteur d'OEdipe Roi et d'OEdipe à Colone. Quoi de plus naturel et à la fois de plus vivant que les prologues de Lysistrata, des Thesmophoriazuses,des Grenouilles ? A ces trois expositions un scrupule nous empêche d'ajouter celles des Acharnions, de l'Assemblée des Femmes et du Plutus : elles débutent par un monologue. Mais remarquons que ces monologues sont liés au dialogue qui les suit et dont le personnage qui a d'abord parlé seul est un des interlocuteurs.
Remarquons aussi qu'ils ne sont pas purement narratifs. Je mets à part le discours de Praxagora à sa lampe ; ce discours n'est qu'une parodie. Quant au monologue de Dicéopolis, il est destiné à faire ressortir l'isolement de l'Acharnien dans le parti de la paix ; celui de l'esclave Carion est motivé par l'obstination de son maître Chrémyle à suivre, pour obéir à l'oracle, cet aveugle que l'on ne connaît pas et qui n'est autre que Plutus. La pensée ne peut venir à personne d'assimiler de tels monologues aux récits préliminaires d'Euripide.
D 'ailleurs, aucun des six prologues déjà mentionnés ne nous a révélé un procédé nouveau, quelque chose que nous ne connussions point par les tragiques. C'est dans ceux dont il nous reste à parler qu'il faut chercher l'originalité d'Aristophane, ou, pour ètre plus exact, de la comédie ancienne ; car il est très vraisemblable qu'Aristophane ne fut pas l'inventeur de ce système. Dans cinq de ses comédies sur onze (les Chevaliers, les Nuées, les Guêpes, la Paix, les Oiseaux), l'exposition se fait au moyen d'un récit manifestement destiné au spectateur, mais encadré dans une scène dramatique.
Toutes ces pièces, une seule exceptée, s'ouvrent par une vive et joyeuse bouffonnerie, au beau milieu de laquelle un des acteurs se tourne vers le public pour expliquer le sujet ; après quoi reprennent le dialogue et l'action. Au commencement des Nuées, la scène bouffonne est remplacée par un monologue dramatique qui contient les amères réflexions de Strepsiade, tourmenté par l'insomnie. Tantôt le récit explicatif est d'une seule pièce (les Chevaliers, les Oiseaux) ; tantôt il est interrompu par divers incidents (les Nuées, les Guêpes, la Paix). Sans doute toutes ces expositions pèchent contre la vraisemblance ; mais on voit aisément que la partie narrative y est bien moins isolée, bien moins indépendante que dans les prologues d'Euripide. En somme, ce n'est pas Aristophane qui a fourni des modèles aux poètes dont nous nous occuperons tout à l'heure, ce ne sont pas ses procédés qui ont prévalu. Notons pourtant ici deux particularités que ne présentent jamais les prologues d'Euripide et que nous retrouverons dans la suite de cette histoire. D abord l'explication du sujet s'adresse ouvertement, franchement aux spectateurs, qui sont interpellés ou au moins nommés, excepté toutefois dans les Nuées. Cette liberté, le poète se la donne non seulement dans le prologue, mais un peu partout dans la pièce, et principalement dans la parabase : elle est excusée par les habitudes de la comédie ancienne et par la nature des sujets empruntés à la vie publique contemporaine.
Autre détail digne de remarque : dans les Guêpes, la narration a comme une préface, où il est parlé de choses étrangères à l'exposition, où l'on fait appel aux sympathies du public pour le poète ; or ces recommandations trouvent d'ordinaire leur place dans la parabase et non dans le prologue. Nous ne séparerons point ici la comédie moyenne de la comédie nouvelle : car de la première période nous savons trop peu de chose, au point de vue de l'exposition, pour en faire l'objet d'une étude distincte. Je continue à me servir indifféremment des mots exposition et prologue : j'y suis autorisé par la définition d'Aristote, qui s'applique aussi bien à la comédie qu'à la tragédie. Dans le passage de la Rhétorique cité plus haut, où le philosophe décrit l'office du prologue, il assimile les deux genres dramatiques. Ajoutons que les grammairiens grecs dont nous possédons des traités ou des fragments de traités sur la comédie, nous ont laissé du prologue comique, quant à l'étendue, une définition semblable à celle du prologue tragique par Aristote. Le prologue, c'est toute la partie de la pièce qui précède la parodos. Mais après la snppression du choeur, comment fut marquée cette limite ? Ni Aristote, ni les autres grammairiens ne nous l'apprennent ; dans les renseignements qu'ils donnent nous sur le prologue, ils ne distinguent pas les trois époques de la comédie grecque. Si, à la place autrefois occupée par la parodos, les poètes, dès qu'ils ne disposèrent plus d 'un choeur, laissèrent un vide indiquant une pause de l'action, le prologue se termina à cette sorte d'entr'acte. Si un joueur de flûte fut chargé de remplacer le choeur, la première apparition de ce joueur de flûte marqua la fin du prologue. De toute façon, le prologue correspondit à ce que nous appelons le premier acte de la pièce.
Les poètes de la moyenne et de la nouvelle comédie empruntèrent à Euripide son procédé facile d'exposition, mais n'en firent pas un usage aussi constant. Toutes les tragédies d 'Euripide, toutes celle du moins qui nous sont parvenues et toutes celles que cite Aristophane dans la scène bien connue des Grenouilles, s'ouvraient, avons-nous dit, par un monologue narratif. Ses imitateurs s'attachèrent plus d'une fois à la manière de Sophocle. Trois des comédies de Ménandre, qui ont servi à Térence d'original principal ou secondaire, commençaient par un dialogue : la Périnthienne, dont Térence a pris la première scène pour modèle de la scène correspondante de son Andrienne, c'était, d'après Donat, un entretien du vieillard Simon avec sa femme à laquelle Térence crut devoir substituer un affranchi ; l'Eunuque, dont le satirique Perse a traduit les premiers vers : le comique latin n'a fait que supprimer quelques lignes au début et changer les noms des interlocuteurs dans Ménandre, Phoedria s'appelle Choerestratos et Parménon Davos; la situation est d'ailleurs absolument la même. Et, n'eussions-nous pas ici un témoignage formel, nous pourrions affirmer presque avec certitude que le dialogue par lequel s'explique le sujet de la pièce latine existait dans l'original grec : Parménon n'est point, en effet, comme l'affranchi Sosia, dans l'Andrienne, un personnage protatique, servant seulement à faciliter l'exposition et n'ayant pas de rôle dans le reste de la comédie ; Parménon est un des principaux acteurs de toute la pièce. Pour la même raison il est permis d'affirmer que l'Heautontimorumenos de Ménandre débutait par une conversation entre les deux vieillards que Térence a nommés Chrémès et Ménédème. Nous possédons d'ailleurs deux fragments de la pièce grecque, dont on reconnaît une traduction libre dans deux passages de la pièce latine, appartenant tous les deux à la première scène et faisant partie l'un du rôle de Chrémès, l'autre du rôle de Ménédème. Ces trois comédies n'étaient sans doute pas les seules où, conformément à la bonne tradition et aux règles de la vraisemblance,Ménandre eût mis son public au courant du sujet par un entretien naturel. Rien ne fait supposer que cette imitation des prologues de Sophocle fut particulière au seul Ménandre et que les autres poètes de la même école suivirent constamment les traces d'Euripide. Une pièce d'Apollodore de Carystos, reproduite par Térence, l'Hécyre, prouve même le contraire, puisqu'il ressort d'un fragment de l'original, cité par Donat dès le premier vers de la première scène latine, que dans la scène correspondante d'Apollodore conversaient deux personnages dont l'un était la courtisane Syra. Peut-être constaterions-nous, en étudiant de près les comédies de Plaute, qu'il serait possible d'allonger cette liste. Mais nous n'y avons pas, en somme, grand intérêt : l'important était de montrer que, dans l'évolution du prologue, dont nous suivons les phases, l'influence d'Euripide ne fut pas assez puissante sur les poètes de la nouvelle comédie pour les empêcher d'adopter parfois une forme plus parfaite d'exposition, la forme dialoguée.
Mais il y a tout lieu de croire, quoique nous manquions de données positives pour évaluer le rapport des deux catégories, que les pièces qui s'ouvraient, comme celles d'Euripide, par un monologue narratif, étaient de beaucoup les plus nombreuses. N'est-il pas naturel de songer à une préférence des écrivains de la moyenne et surtout de la nouvelle comédie pour les procédés d'un poète avec lequel ils avaient d'ailleurs tant d'affinités que l'on peut les considérer comme ses disciples, comme ses héritiers? Dans la tragédie d'Euripide, c'est l'intérêt psychologique qui domine : peindre l'âme en proie aux plus violentes passions, voilà son objet principal. L'étude fine, délicate, savante des sentiments du coeur humain, est aussi la préoccupation et le triomphe de Ménandre et de ses rivaux. Comme Euripide, ils abrègent donc autant que possible les scènes préliminaires, ils se débarrassent à la hâte de l'exposition et courent à ces développements où ils se complaisent, à ces tableaux qui sont pour eux la partie essentielle du drame. Ce qu'il faut dire aussi, c'est que les difficultés de l'exposition sont plus grandes pour ces poètes que pour leurs aînés de la comédie ancienne et que pour les tragiques. Eschyle et Sophocle empruntent leurs sujets à des traditions familières au spectateur ; Aristophane transporte sur la scène les hommes et les évènements du jour. Mettre au courant un public, sur les souvenirs personnels duquel ils peuvent compter, leur est chose relativement aisée. Tout le monde;a entendu parler de Prométhée et d'Oreste ; tout le monde a vu Cléon et Socrate. Mais ces personnages que la nouvelle comédie crée de toutes pièces, nul ne les connaît. Que de détails, quelle longue histoire il va falloir apprendre aux spectateurs ! Si on tient à les en instruire avec vraisemblance, comme on devra se mettre l'esprit à la torture pour échapper à d'interminables lenteurs ! A quoi bon se donner tant de mal, puisque, somme toute, l'exposition n'est pas l'essentiel, puisque l'intérêt et le charme du drame ne sont point là? Ainsi raisonnèrent ces auteurs, et, avisant un moyen commode de se tirer d 'affaire, recommandé et consacré par l'autorité d'Euripide, ils s'en servirent sans scrupule.
La mode s'établit donc de placer en tète des comédies un monologue narratif. Quel était le personnage de ce monologue? Quel en était le contenu ? Comment se trouvait-il extérieurement uni à la suite du drame ? Celui que le poète chargeait de donner au public, dès le commencement, les indications nécessaires pour suivre l'intrigue et y prendre plaisir, était tantôt un personnage de la pièce, qui, en dehors de ses fonctions de narrateur, avait à jouer un rôle dramatique, tantôt une divinité ou quelque autre personnification allégorique qui, son récit achevé, n'ayant plus rien à dire ou à faire dans la pièce, s'en allait et ne reparaissait pas. A la première classe appartenaient ce Chrémès, ce Phidon, à qui le public, dit Antiphane, ne ménagerait pas les sifflets, s'ils venaient à oublier dans leur récit quelque détail important; Simon (1), le vieillard de l'Andrienne :

(1) Térence a peut-être ici changé les noms propres, comme il l'a fait ailleurs ; peu importe.

dans Ménandre, il adressait directement au public les confidences que dans la pièce latine il fait à son affranchi Sosia; Micion, le père indulgent des Adelphes : Térence lui a conservé le monologue narratif qu'il disait dans l'original grec; un autre personnage encore de Ménandre, un acteur de l'Epicleros, que l'insomnie avait, disait-il, chassé de son lit et amené devant les spectateurs pour raconter toute sa vie depuis le commencement; enfin, dans la Thaïs du mème poète, cet amant de la belle courtisane, qui, parodiant la solennité des invocations épiques, s'écriait :"« Chante-moi donc, ô déesse, cette femme effrontée, mais jolie et séduisante ..." S'il faut s'en rapporter à une indication, un peu vague, il est vrai, de Donat, l'Epidicazomenos d'Apollodore de Carystos s'ouvrait, comme le Phormion de Térence, qui en est la reproduction, par un monologue narratif de Dave.
Mais, l'exposition de la comédie se faisant tout entière dans la deuxième scène qui est dialoguée, il ne convient peut-ètre pas d'ajouter cet exemple à ceux qui précèdent. L'étude des prologues de Plaute nous mettrait en mesure d'en grossir encore le nombre. Elle nous fournirait également des représentants de la seconde classe. Nous pouvons d'ailleurs en désigner quelques-uns dès à présent. Philémon avait fait paraître, dans on ne sait quelle comédie, le dieu Aer, « le même que Zeus ». On peut conclure d'un passage de Sextus Empiricus que Phobos disait le prologue d'une comédie dont le titre et l'auteur sont inconnus. Lucien cite comme personnage d'un des prologues de Ménandre Elenchos, « ami de la vérité et de la franchise ». Il résulte en outre de ce texte très curieux que d'autres divinités étaient venues remplir sur la scène les mèmes fonctions. Et Ménandre avait, semble-t-il, entre tous les poètes de cette époque, une prédilection marquée pour cette sorte d'allégories ; c'est évidemment ce qu'indique le rhéteur Théon quand il dit que l'on trouverait dans ses drames de beaux exemples de prosopopée. Pourquoi Ménandre et les autres eurent-ils recours à l'artifice de ces personnifications ? Pour deux raisons, les mèmes qui avaient conduit Euripide à l'emploi de moyens analogues : d'abord la nécessité de faire paraître dans ce rôle de narrateur, chaque fois que, pour un motif ou pour un autre, aucun des personnages de la pièce n'était en mesure de fournir au public tous les renseignements indispensables ou désirables, une individualité douée du privilège divin de tout savoir ; Aer, étant partout, sait forcément tout ce qui se passe en quelque lieu du monde que ce soit ; il n'est personne, ni homme ni dieu, qui puisse lui cacher une seule de ses actions ; voilà sans doute pourquoi Philémon l'a chargé de l'exposition ; ensuite le désir de corriger par l'agrément du spectacle la grossièreté d'un procédé si contraire aux lois du drame et de dérober sous d'ingénieuses inventions la froideur, la monotonie des longs récits préliminaires. Tous n'y réussirent pas. La courtisane Gnathaena dit un jour à Diphile, l'un des plus célèbres, que pour rafraîchir l'eau elle avait soin d'y mettre les prologues de ses drames. Cette anecdote nous porte à croire, d'une part, que Diphile faisait un usage à peu près constant de l'exposition narrative; d'autre part que, s'il se mettait en frais d'imagination pour l'encadrer dans de jolies allégories, il perdait sa peine et ne créait le plus souvent que des figures sans couleur et sans vie.
Quel que fût le personnage du monologue initial, divinité ou simple mortel, sa mission était toujours la même : expliquer au public le sujet de la pièce. Ce qui nous autorise à l'affirmer, c'est, pour ne point parler des quelques vers que nous pouvons avec certitude ou avec vraisemblance considérer comme des fragments de prologues, l'assimilation établie par Aristote, quant au rôle du prologue, entre la tragédie et la comédie. Mais si ces préambules contenaient, tout de même que ceux des pièces d'Euripide, l'exposition avec des réflexions générales provoquées par les faits racontés, ne s'y trouvait-il rien de plus ? Le poète n'y glissait-il pas quelquefois un éloge de ses mérites personnels ou des qualités de son oeuvre? Aristophane l'avait fait dans le prologue des Guêpes ; exception unique peut-ètre : car il avait, lui, pour s'entretenir librement avec son public de choses actuelles et personnelles, la parabase. Lorsque ses successeurs, privés de cette ressource, crurent opportun d'adresser aux spectateurs une communication de ce genre, ils la placèrent dans le prologue, où étaient déjà admises tant d'infractions aux règles de la vraisemblance. C'est ce que nous prouve le passage déjà cité du Pseudologiste de Lucien.
Ce pamphlet est dirigé contre Timarque. Pourquoi Lucien attaque-t-il Timarque? Une narration préliminaire va l'apprendre au lecteur. Seulement, au lieu de la faire lui-mème, l'auteur la confiera à l'un des personnages de prologue inventés par Ménandre, à Elenchos « ami de la vérité et de la franchise, dieu et non le plus obscur de ceux qui montent sur la scène, haï de vous seuls qui redoutez sa langue... ».
Lucien l'invite à venir « raconter aux spectateurs tout le sujet de la pièce . Elenchos devra démontrer que celui qui l'envoie a des motifs sérieux de malmener Timarque ; puis, l'exposition achevée, il se retirera, sans adresser au public un éloge de Lucien . Le prologue de Ménandre, auquel Lucien fait ici allusion et qu'il a sous les yeux ou dans la mémoire (1), se composait donc de trois parties: le personnage se présentait et expliquait son intervention ; il s'acquittait de son rôle de narrateur ; il faisait en terminant l'éloge du poète ou déclarait qu'il se dispenserait de le faire.

(1) On retrouverait aisément dans la prose de ce passage de Lucien plus d'un vers de Ménandre.

D'où nous concluons qu'à l'époque de Ménandre un élément nouveau, étranger au drame, s'introduisit dans un certain nombre de prologues, et sans doute de préférence dans les prologues à personnages allégoriques qui, placés par leur nature mème en dehors et au dessus du monde des personnages de la pièce, pouvaient plus librement mêler dans leur discours les choses de la réalité quotidienne aux choses de la fiction dramatique. Avec cette licence, le prologue de Ménandre prit aussi à celui d'Aristophane le droit de s'adresser directement et sans façon au public.
Quant aux rapports extérieurs du monologue préliminaire avec la suite du drame, il faut distinguer deux cas : ou bien il est uni à une scène dialoguée où se continue l'exposition, ou bien il est suivi d'une pause et forme à lui seul le prologue. Le monologue est isolé, toutes les fois qu'il est prononcé par une divinité : quand celle-ci a disparu, la scène reste vide en attendant que les personnages de la pièce se présentent. Si c'est au contraire un personnage de la pièce qui fait l'introduction narrative, cette première scène peut se lier à la seconde : ainsi le prologue des Adelphes de Ménandre se composait de deux parties : le monologue de Micion et un dialogue entre Micion et Déméa. Mais il arrive aussi que la liaison dont nous parlons, n'existe pas : dans l'Andrienne de Ménandre, Simon se retirait après avoir dit son monologue, et le prologue finissait là (1).

(1) Cf. le Térence de Fleckeisen (Teubner). La division des actes donnée par la vulgate est évidemment mauvaise.

Pour ma part, je ne suis point porté à considérer les monologues indépendants, tels que celui de Simon, comme des exceptions ; j'inclinerais plus volontiers à croire qu'ils étaient en nombre respectable, et que, ce contingent grossissant la foule des monologues à figures allégoriques, les prologues à une seule scène constituaient une bonne majorité. Ceci m'expliquerait comment le mot prologue a pu passer de son sens primitif à une autre signification que nous lui trouvons chez Lucien et qu'il avait déjà au temps des comiques romains. Si l'on admet qu'à l'époque de Ménandre le prologue se réduisait très souvent à un monologue et n'avait par suite qu'un seul personnage, rien n'est plus facile à comprendre que cette dérivation de sens.
Les poètes comiques de la nouvelle école adoptèrent donc le système d'exposition mis en vogue par Euripide et caractérisé par la présence, au début du drame, d'un monologue narratif. Il va sans dire que cette révolution ne se fit pas d'un seul coup et que, surtout pendant la période de transition, celle qui correspond à la comédie moyenne, l'ancienne manière garda des partisans, imitateurs de Sophocle ou d'Aristophane; il est mème certain qu'elle ne fut jamais absolument délaissée. Mais le parti opposé gagnait tous les jours du terrain : les meilleurs poètes suivaient la mode nouvelle. Et l'on n'imita pas purement et simplement Euripide : ses procédés subirent certaines modifications, dont le résultat fut d'augmenter l'isolement du monologue narratif. On respecta, en somme, le lien intime qui l'unissait au drame, puisqu'on le consacra surtout au récit des faits nécessaires ou utiles à l'intelligence du sujet ; mais on y parla aussi d'autre chose : les actualités s'y firent une place à côté de l'exposition. Puis, le lien extérieur manqua plus fréquemment que chez Euripide. Enfin, les personnalités allégoriques, à qui l'on prit l'habitude de confier ce rôle, étaient encore plus étrangères à l'action que les divinités dont Euripide s'était servi pour le mème usage : il fallait renoncer à justifier leur intervention par des raisons sérieuses et se borner à imaginer des prétextes plus ou moins spécieux. A tous ces caractères ajoutons le sans-gène avec lequel le spectateur est interpellé dans ces monologues. N'est-il pas clair que les poètes comiques, disciples d'Euripide, ont fait parcourir au prologue une étape de plus vers l'indépendance absolue ?
On pense bien que les premiers poètes qui reproduisirent pour la scène romaine les oeuvres de la moyenne et de la nouvelle comédie, que les vieux représentants de la fabula palliata ne furent pas choqués de l'invraisemblance des monologues narratifs : ils n'avaient pas le jugement assez fin et le goût assez délicat pour sentir la grossièreté de l'artifice. D'ailleurs, l'expérience dut leur en faire chaque jour mieux apprécier les avantages. A ces robustes laboureurs, à ces braves soldats, qui vinrent se délasser au spectacle nouveau des drames d'Andronicus, la nature avait donné plus d'énergie et de bon sens que d'imagination, plus d'aptitude à agir en vue de l'utile que de penchant à rêver au beau. L'éducation n'avait pas réformé, loin de là, leurs qualités natives. Enfants, ils ne s'étaient pas exercés dans une école à lire les poètes ; adolescents, ils ne s'étaient pas attachés à un philosophe savant et beau parleur. Ils excellaient donc à guider la charrue et à manier l'épée ; mais aux choses de l'esprit ils étaient absolument neufs, insensibles aux mérites littéraires de la pièce qui se jouait sous leurs yeux, s'épanouissant de rire aux scènes bouffonnes, bâillant d'ennui aux endroits sérieux, incapables en somme de suivre l'intrigue avec une attention soutenue et d'y rien comprendre pour peu qu'elle fût compliquée. N'était-il pas nécessaire de leur conter d'avance une foule de détails que des spectateurs moins distraits et plus exercés eussent trouvés superflus ? Ne fallait-il pas leur faire toucher les choses du doigt ? Le prologue narratif répondait à ce besoin. Aussi, loin de le remplacer par une exposition dialoguée, quand il existait dans l'original grec, Andronicus et ses successeurs jusqu'à Térence en munirent-ils beaucoup de pièces qui n'en avaient pas. Mais il était bien plus facile de composer le récit préliminaire que de créer chaque fois un personnage à qui le confier. Tout le monde n'est pas Ménandre : les vieux poètes romains remédièrent à l'infécondité de leur imagination par un expédient aussi naïf que commode. Ils personnifièrent le prologue ; ils en firent Prologus, et toutes les fois qu'on eut besoin de lui, Prologus se chargea complaisamment de réciter l'argumentum.
Prologus est bien d'origine romaine. Peut-ètre un poète comique athénien s'avisa-t-il un jour de personnifier Prologos, de même qu'on avait personnifié Elenchos et Phobos. Mais il ne se condamna sûrement pas à enfermer toutes ses expositions dans ce cadre une fois trouvé ; Prologos, comme les autres abstractions, ne servit que pour une pièce. Prologus, personnage permanent du prologue, ne vint pas de Grèce, il naquit à Rome. Le grammairien Evanthius, dans son traité de Comaedia, l'atteste en termes formels. Il ne s'agit pas ici du contenu du prologue. Evanthius en parle plus loin; il s'agit des personnanages de prologue, des Prologi. En effet, dans les phrases qui précèdent il est question d'un autre personnage de la comédie, le choeur, et voici la phrase qui suit immédiatement : « Deinde Osou; id est deos argumentis narrandis machinatos, cæteri Latini instar Graecorum habent : Tercntius non liabet. » Le contexte ne laisse donc pas de doute sur le sens du témoignage.
C'est dans le théàtre de Plaute que nous rencontrons pour la première fois l'étrange personnalité de Prologus. Sur les vingt comédies que nous avons de ce poète, il en est une dont les premières scènes nous manquent (Bacchides) ; quatre s'ouvrent par une exposition dialoguée, sans prologue narratif (Curculio, Epidicus, Persa, Stichus) ; huit sont précédées d'un de ces monologues prononcés par un personnage de la pièce ou une figure allégorique, que nous appellerons, pour abréger, prologues grecs (Amphitryo, Afercalor, Miles Gloriosus (1), Mostellaria, Aulularia, Rudens, Trinummus (2), Cistellaria ; enfin six ou sept débutent par un discours de Prologus, par un prologue romain (Asinaria, Casina, Captivi, Afenæchmi, Poenulus, Pseudolus (3), Truculentus (4).

(1) Dans le Miles, la Mostellaria et la Cistellaria, le prologue n'est pas en tête de la pièce, mais après une scène ; artifice destiné à produire un peu de variété, et dont les poètes de la N. Com. durent user quelquefois. Il y a une certaine analogie entre ces prologues et ceux d'Aristophane.

(2) Prologue à deux figures (Luxuria et Inopia), mais la seconde est presque muette et ne reste qu'un instant sur la scène.

(3) Nous n'avons que les deux derniers vers de ce prologue ; il semble qu'ils conviennent fort bien à Prologus.

(4) Nous n'avons que les deux derniers vers de ce prologue ; il semble qu'ils conviennent fort bien à Prologus.

(5) Ce prologue est tronqué à la fin.

Mais de ces prologues grecs et romains pouvons-nous affirmer qu'ils remontent jusqu'à Plaute? On a élevé des doutes contre l'authenticité de la plupart d'entre eux1. Il n'y a pourtant pas trop de témérité à prendre la défense des prologues grecs. Plaute n'aurait pu tirer d'une exposition dialoguée de son original le monologue de Mercure, ou de Charinus, ou de Palestrion, ou de Philolachès, sans faire subir à tout le premier acte des remaniements considérables : le monologue existait déjà dans la pièce grecque, cela est infiniment probable. Quant aux figures allégoriques, quoiqu'à la rigueur Plaute en ait pu créer quelqu'une, il est bien plus naturel de les attribuer en général aux poètes grecs, qui avaient le goût de ces prosopopées et une imagination sans contredit plus riche. Si ces prologues étaient dans les originaux de Plaute, ils sont évidemment authentiques, au moins pour le cadre et le noyau ; car en plus d'un endroit l'interpolation est visible. Au contraire, la cause des prologues romains est mauvaise ; on ne peut pas apporter en leur faveur de preuves intrinsèques, d'arguments décisifs.
Faudra-t-il donc renoncer à démontrer que Plante s'est servi de Prologus ? Non. D'abord nous savons que ce personnage existait et que tous les spectateurs le connaissaient à l'époque où débuta Térence : sinon comment aurait-il pu paraître sur la scène, à la représentation de l'Andrienne, sans provoquer la curiosité et même la surprise du public, sans avoir besoin de fournir, avant de remplir sa mission, quelques renseignements sur son individualité ? Prologus était donc alors d'un usage courant. On peut préciser davantage : deux comédies de Plaute, les Captifs et les Ménechmes, ont une intrigue assez compliquée ; des spectateurs ignorants et souvent distraits, comme ceux qui en ce temps-là formaient la masse du public, n'auraient pu suivre facilement ni l'une ni l'autre de ces pièces sans le secours d'une narration préliminaire qui leur mît entre les mains le fil conducteur. Toutes deux avaient certainement un prologue, dont celui que nous possédons n'est qu'un remaniement fait en vue des reprises postérieures à la mort de Plaute, et Prologus en était, cela va sans dire, le personnage. D'ailleurs Plaute lui-même ne fut sans doute pas l'inventeur de Prologus : l'idée si simple, si naïve de cette personnification dut venir à l'esprit du premier qui se trouva dans l'embarras en face d'une piècè grecque dépourvue de monologue initial et trop embrouillée pour être ainsi comprise du public romain. Prologus doit être à peu près aussi ancien que la fla palliata, Si nous ne trouvons pas, avant le temps de Plaute, des traces certaines de son existence, c'est que nous ne savons presque rien des prologues de l'époque antérieure.
Un personnage tel que Prologus est avec l'action dramatique dans un rapport encore plus éloigné que les divinités de Ménandre : il ne peut même pas avoir l'air de prendre part en secret aux évènements de la pièce : car il n'entre pas dans la même fiction que les autres personnages, il ne dépend pas du drame, en dehors duquel il a une situation distincte et une existence permanente. De ce côté donc les prologues romains ne tiennent pas à la comédie qu'ils précèdent, ils n'y tiennent pas même en apparence.
Les comiques grecs, à défaut de rapport réel, avaient eu l'art de ménager une ombre de rapport ; les comiques romains l'ont effacée. C'est un lien de plus qui se brise. Pourtant l'émancipation du prologue n'est pas encore complète : indépendant par le personnage, il est toujours soumis au drame par le contenu. Car le morceau principal du prologue est l'argumentum récit des faits antérieurs au moment où s'engage l'action, augmenté le plus souvent d'une analyse de la pièce elle-mème. Prologus sait fort bien tout ce qui s'est déjà passé et tout ce qui va maintenant arriver ; non qu'il tienne de la nature le don de tout connaître, comme les divinités du théâtre grec, mais simplement parce qu'il a reçu les confidences du poète. D'ailleurs, son discours n'est pas tout entier consacré à l'exposition. La fable et la réalité, ces deux éléments que nous avons distingués dans l'un des prologues de Ménandre, se retrouvent ici, représentées l'une par l'argumentum, l'autre par la captatio benevolentiæ, c'est-à-dire par certains développements qui, n'ayant rien de commun avec le sujet du drame, sont destinés non à mettre le public au courant, mais à le rendre sympathique. La captatio benevolentiae faisait sûrement partie des prologues authentiques de Plaute. Nous ne fondons pas cette affirmation sur le contenu des prologues actuels, puisqu'ils sont suspects. Nous n'invoquons pas non plus le témoignage des grammairiens, celui d'Evanthius, par exemple, qui définit ainsi le prologue : « Prologus est velut praefatio quædam fabulae, in quo solo licet praeter argumentum aliquid ad populum vel ex poetae vel ex ipsius fabulas vel ex actoris commodo loqui. » Evanthius, selon toute apparence, ne connaissait pas mieux que nous le texte primitif. Mais voit-on pour quelle raison Plaute et les autres vieux comiques romains n'auraient pas suivi l'exemple donné par les poètes de la nouvelle comédie, leurs modèles ? Tout les engageait au contraire à le suivre, et, qui plus est, à élargir la place, à augmenter l'importance des actualités. D'abord, avec Prologus plus de fiction à respecter, plus d'illusion à ménager; le poète peut, sans scrupule, donner carrière à sa verve; et Névius et Plaute n'étaient pas hommes à laisser échapper l'occasion. Le plaisir que procurait aux Athéniens, que procure encore parfois aux Romains l'apparition d'une figure allégorique, agréable par la nouveauté de ses attributs, l'originalité de son costume, Prologus, personnage banal et sans prestige, ne peut le donner à son public ; il n'a pas non plus la ressource d'étaler au début de son discours cette pompeuse énumération de titres et de prérogatives par laquelle les divinités-prologues expliquaient leur intervention.

----Le Prologus prononçant le prologue de L’Hécyre . Manuscrit enluminé (début du IXe siècle) qui reproduit un manuscrit antique aujourd’hui disparu comportant les six comédies de Térence, Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Paris.Gallica.

Pour réparer le mauvais effet de cette infériorité extérieure et pour combler cette lacune, il faut qu'il fasse appel à toutes les finesses de son esprit, à toutes les ruses de son sac. Obligation impérieuse. Car ses auditeurs sont grossiers, ignorants, turbulents. Avant de commencer l'argumentum, Prologus doit par son exorde attirer leur attention et les décider au silence. Pour qu'ils écoutent le récit jusqu'au bout, il ne suffit pas qu'il soit clair, il faut encore qu'il soit intéressant, coupé de loin en loin par une piquante digression. Qu'une péroraison flatteuse ou amusante complète le discours, et l'effet désiré est obtenu ; voilà les spectateurs tout prèts à faire bon accueil aux acteurs de la pièce. Il est donc logique de croire que, dans les prologues des comiques romains antérieurs à Térence, et dans
ceux de Plaute en particulier, les actualités jouaient leur rôle, qu'elles y jouaient un rôle beaucoup plus considérable que dans ceux de Ménandre.
Le prologue romain, tel que nous venons de le décrire, n'est pas une simple exposition (1) ; il est mème suivi d'une seconde exposition, la vraie, avec laquelle nous trouvons, nous autres, qu'il fait double emploi (2); c'est une sorte d'annonce détaillée, de programme avant la pièce.

(1) La distinction établie par Evanthius et Donat entre le prologue et la protase s'applique parfaitement à cette catégorie de prologues.

(2) Exemple frappant : les Captifs de Plaute. Comparez le prologue et la première scène.

Mais, quoique nous soyons bien loin à présent de la définition d'Aristote, qui a été notre point dedépart, la révolution du prologue n'est pas achevée ; pour le rendre tout à fait indépendant du drame, il reste encore un pas à faire: la suppression de l'argumentum. : C'est Térence qui le fera.

II

Le jour où il donna sa première pièce, l'Andrienne, Térence, dès les premiers vers du prologue, avertit les spectateurs qu ils n 'y trouveraient pas d'argumentum. Et ceux qui, ayant écouté attentivement la déclaration du poète, en pesèrent bien tous les termes, durent comprendre que l'élément exclu de ce prologue ne serait pas davantage admis dans les suivants; que Térence en avait décidé la suppression, non pour une fois, mais pour toujours. Cette innovation n'empècha point l'Andrienne de réussir ; l'auteur n'eut donc alors aucune raison d 'y renoncer. Le succès extraordinaire de l'Eunuque, qui parut avec un prologue du mème genre, était encore moins fait pour le ramener au système qu'il avait cru devoir abandonner. Mais bientôt après, l'Hécyre échoua, et nous savons que Térence ressentit très vivement l'amertume et l'humiliation de ce premier échec. D'aucuns se demandèrent peut-ètre, lorsqu'il fit jouer l'Heautontimorumenos,après deux ans de silence et de retraite, s'il n'allait pas, ramené par la réflexion et l'expérience à l'usage traditionnel, rétablir à sa place l'argumentum.
Mais le prologue de l'Heautontimorumenos, qui présente d'ailleurs certaines particularités notables, ne contient pas plus d'argumentum que les précédents. Un moment vint où les ennemis de Térence lui cherchèrent querelie sur la composition de ses prologues les insinuations les plus malveillantes allèrent leur train : si le nouveau venu n'écrivait pas, comme ses devanciers, de vrais prologues, c'est qu'il en était incapable; heureusement pour lui que les attaques de Luscius l'avaient sauvé de sa pauvreté d'invention en lui ménageant la ressource d'une polémique. Voilà ce que l 'on disait. Sans ébranler Térence, de telles critiques l'émurent un peu ; il y répondit dans le prologue du Phormion. Si sa réponse prouva aux jaloux qu'ils n'auraient pas facilement raison de son obstination, elle ne leur ferma pourtant pas la bouche ; ils persistèrent à décrier les procédés du jeune poète et à faire l'éloge du vieil usage. Peine perdue; dans le prologue des Adelphes, sans discuter une seconde fois leurs objections, Térence affirmait nettement qu'il n'y avait pas à attendre de lui l'argumentum, et, fidèle jusqu 'au bout à ses résolutions, il écrivait encore sans argumentum les deux prologues qui servirent aux reprises de l'Hécyre.
Hâtons-nous de remarquer, pour ne point exagérer l'originalité de Térence, que la suppression de l'argumentum n'était pas, à l'époque de ses débuts, une nouveauté sans précédent. Avant le prologue de l'Andrienne, le public romain avait écouté au moins un prologue sans argumentum, celui du Trinummusde Plaute. Que ce petit discours de Luxuria soit ou non imité du grec, on doit le tenir pour authentique : il est d'une telle beauté littéraire qu'on ne pourrait guère hésiter à l'attribuer à Plaute, mème si le poète n'y était pas désigné en termes formels comme l'auteur de la personnification. Térence connaissait si bien ce précédent créé par son illustre devancier, que, dans le prologue des Adelphes, pour annoncer l'absence de l'argumentum, il s'est servi de la formule employée par Plaute. On lui avait reproché de ne pas faire comme les anciens ; avec beaucoup d'à-propos, il rappela que l'un des plus aimés s'était séparé avant lui de la tradition. Pourquoi murmurait-on ? Il ne faisait que suivre l'exemple de Plaute. Sans nul doute l'allusion ne fut pas comprise des spectateurs vulgaires qui, ou bien ne connaissaient pas le prologue du Trinummus, ou bien en avaient oublié peut-ètre la substance et à coup sûr les expressions textuelles. Mais elle ne dut point échapper aux critiques partisans de l'argumentum, gens lettrés, à qui seuls elle était destinée. Quoi qu'il en soit, puisque Plaute prit la précaution de signaler à son public la suppression de l'argumentum, le prologue du Trinummus était, au temps où parut cette comédie, une dérogation hardie, peut-ètre même la première, à l'usage établi. Depuis ce jour jusqu'à la représentation de l'Andrienne, le fait se reproduisit-il ? Nous l'ignorons. Mais ce qui est certain, c'est que le mérite original de Térence fut de convertir une exception, sinon unique, du moins fort rare, en règle et en règle absolue.
Quand on considère qu'il accomplit cette importante réforme dès sa première pièce et qu'il ne revint jamais sur sa décision, pas même pour mettre à néant par le meilleur des arguments, par un prologue à l'ancienne mode, ce reproche de stérilité auquel son amour-propre de poète dut être très sensible, on n'a pas de peine à croire qu'il ne se détermina qu'après mûre réflexion et pour de bonnes raisons qui ne cessèrent jamais de lui paraître concluantes. Aussi demeure-t-on tout surpris qu'il ne les ait nulle part exposées. Au début du prologue de l'Andrienne une explication de ce genre était naturelle, nécessaire même. Il le comprit bien. Mais au lieu de la donner claire, complète, sincère, il se contenta d'une annonce, catégorique sur le fait de la suppression, obscure et peu satisfaisante sur la question des motifs. « Le poète, y est-il dit, lorsqu'il s'est décidé à écrire pour le théâtre, a cru d'abord que dans la composition de ses pièces il devait avoir uniquement en vue les suffrages du public », en d'autres termes, il s'est figuré qu'à chaque oeuvre nouvelle, la cause arriverait entière devant des juges libres de toute prévention et que l'accueil fait à ses comédies dépendrait seulement de l'impression bonne ou mauvaise produite sur les spectateurs pendant la représentation ; il a compté sans le péril que des bruits malveillants, semés par la jalousie avant le grand jour, feraient courir à la pièce encore inédite ; « mais l'événement lui a montré que son erreur était grande ; et il consume ses soins à écrire des prologues non pour exposer le sujet, mais pour se défendre contre un vieux poète mal intentionné», qui met tout en oeuvre pour faire échouer l'Andrienne. On le voit, Térence cherche à rejeter sur ses détracteurs la responsabilité de son innovation. Il est un point essentiel qu'il laisse à dessein dans le vague et que nous essaierons bientôt d'éclaircir : si Luscius ne l'avait point attaqué, aurait-il fait jouer ses comédies avec des prologues à argumentum, ou bien aurait-il purement et simplement supprimé le prologue? Quant à la raison donnée ici, ce n'est qu'un prétexte d'une faiblesse dérisoire. Qui empêchait le poète de présenter d'abord sa justification et de raconter ensuite l'argumentum? La longueur du prologue était-elle limitée à quelques vers près? Les deux éléments étaient-ils incompatibles ? Dans le prologue des Adelphes, après avoir répondu aux attaques de ses ennemis, Térence ajoute :
« Dehinc ne exspectetis argumentum fabulae. » Lui-même reconnaît donc qu'il ne serait pas impossible de placer à cet endroit le récit préliminaire.
Quelques années après, une nouvelle occasion s'offrit à Térence de s'expliquer franchement sur sa conduite. Le gros du public ne chicana pas le poète sur la valeur de son excuse ; mais il était plus difficile de donner le change aux spectateurs instruits. Moins que personne, Luscius et ses partisans pouvaient être dupes d'un pareil subterfuge. Il leur fut aisé d'en faire justice ; on pense bien qu'ils ne s'en tinrent pas là : ils interprétèrent les choses à leur manière et lancèrent contre Térence cette accusation : « Vetus si poeta non lacessisset prior, Nullum invenire prologum posset novus Quem diceret, nisi haberet cui malediceret D. (1).

(1) Phorm.prol. 13 sqq. Après Guyet, Ihne (Quæst. Ter. 42) met en doute l'authenticité du dernier de ces trois vers. Quant à moi, je le trouve indispensable pour le sens. Dans sa réponse, Térence ne tiendra compte que du grief de médisance : il faut bien qu'il lui donne dans l'objection le plus de relief possible. Si on supprim ece vers, les vers 20 sq. ne sont plus suffisamment préparés. L'observation de Ritschl D signifie « faire dire (par l'acteur du prologue). » Il y a de plus dans le vers qui nous occupe une sorte de jeu de mots entre « dicere » et malediceret ».

Il y a ici deux griefs : le grief de stérilité et le grief de médisance. Térence feint de ne voir que le second et se justifie en invoquant le droit de légitime défense. Quant au premier, qui est évidemment le principal, il néglige de le réfuter. Il se tire d'affaire par une réponse énergique de ton, mais au fond tout à fait évasive, qui dénote chez lui l'invincible parti pris de garder son secret. Car il a son secret, et les propos méchants mis en circulation par ses envieux ne méritent pas d'ètre pris au sérieux. Prétendre que l'auteur de tant d'admirables narrations, gaies ou touchantes, si habilement arrangées, si vivement menées, était incapable de présenter l'argumentum sous une forme intéressante et spirituelle, n'est-ce pas le comble de l'invraisemblance ? Pour les récits qu'on lit au courant de ses pièces il a eu sous les yeux, il a copié le modèle grec. Sans doute; et nous savons qu'il a suivi ses originaux de plus près que Plaute. Mais encore faut-il reconnaître qu'il n'a pas toujours traduit mot à mot. D'ailleurs, quelque stérilité d'invention qu'on lui suppose, il avait assez lu pour enrichir son fonds personnel ; sa mémoire pouvait venir en aide à son imagination. Fallait-il enfin une prodigieuse fécondité d'esprit pour encadrer et égayer de quelques vers l'élément narratif du prologue ? Si Térence avait écrit des prologues à argumentum, ils n'auraient certainement pas eu l'allure bouffonne et l'entrain bruyant de ceux que nous lisons en tète des comédies de Plaute : ils eussent été, en revanche, plus gracieux et plus coquets. Nous y retrouverions l'empreinte d'un talent moins fort et moins riche, mais plus fin et plus cultivé. La différence est frappante entre les pièces des deux poètes ; leurs prologues se distingueraient aussi très nettement, même si le contenu en était de nature semblable. On peut ajouter que ceux de Térence, comme ses pièces, auraient provoqué moins de gros éclats de rire, auraient eu un succès moins populaire. Mais on ne saurait aller plus loin sans injustice, et il faut chercher ailleurs la véritable explication du changement capital que notre poète fit subir à l'office du prologue.
Il n'est pas difficile de voir que ce furent des raisons d'art qui engagèrent Térence à rompre dès le début et pour toujours avec la tradition. S'il manquait à son talent la verve et le feu, sources des beautés dramatiques vives et éclatantes, de celles dont l'attrait puissant agit d'emblée et sur toutes les âmes ; si par là il fut inférieur aux vieux comiques romains, à Névius et à Plaute, il se plaça bien au dessus d'eux par la finesse de son jugement et la délicatesse de son goût, qualités naturelles qu'une culture soignée, que l'étude des chefs-'oeuvre du théâtre grec, que le commerce journalier des hommes les plus intelligents et les plus instruits de l'époque développèrent merveilleusement. Poète de sang-froid, artiste patient, il eut des scrupules, il fit des réflexions, auxquels ses devanciers, emportés par leur fougue, ne s'étaient pas arrêtés. Le premier à Rome, il considéra qu'une comédie n'est pas seulement un spectacle, mais encore une oeuvre d'art ; que, si l'obligation immédiate du poète comique est de plaire aux contemporains, spectateurs de sa pièce, il a pourtant le droit de songer aux lecteurs et à la postérité. Le premier, il sentit tout le prix de la perfection littéraire, exquise et modeste, qui échappe aux ignorants, mais charme les délicats. Le premier aussi, en écrivant ses comédies, il médita à fond sur les conditions de l'art dramatique et le trouva soumis à des lois auxquelles il donna une adhésion pleinement raisonnée ; et il lui parut que la plus respectable, la plus essentielle de toutes, c'était la loi de vraisemblance.
Or elle condamne les monologues narratifs. MaisTérence, quelque envie qu'il en eût, ne pouvait pas songer à faire disparaître tous ceux qui se rencontraient dans ses originaux. Il aurait fallu pour cela faire subir aux pièces grecques des remaniements interminables et fort compliqués ; car les poètes de la nouvelle comédie ne s'étaient guère gènés pour user et abuser de ce procédé commode, tant au début qu'au courant de leurs pièces. Pour les monologues de cette dernière catégorie, il semble que Térence s'est résigné de bonne grâce à les conserver (1) et qu'il n'a pas essayé d'en remplacer un seul par une scène dialoguée.

(1) On peut en distinguer deux variétés : 1° les a parte, c'est-à-dire les monologues d'un personnage qui n'est pas seul en scène on les trouve d'ordinaireau début des scènes; 2° les monologues proprement dits. Ils sont particulièrement nombreux dans l'Eunuque (I, 2, Gnathon 32 vers ; III, 3, Chrémès, 24 v. ; III, 4, Antiphon, 10 v. ; IV, 1, Dorias, 14 v. ; IV, 2,
Phaedria, 14 v.; V, 2, Choeréa, 10 v.; V, 4, Parménon, 18 v.) Le plus étendu de tous est celui de l'Hécyre, III, 3, Pamphile, 54 v.

Mais il crut devoir se comporter tout autrement à l'égard des monologues initiaux, plus choquants parce qu'ils sont plus isolés et surtout parce qu'on ne peut pas invoquer pour les justifier la passion qui, sous diverses formes, s'empare plus ou moins des personnages, une fois que l'action est engagée. Il résolut donc en principe de les éviter et il ne viola qu'une fois cette règle de l'exposition dialoguée. Ayant choisi pour original Andrienne de Ménandre, il remplaça le monologue du vieux Simon par une conversation dont la Périnthienne du même auteur lui fournit le modèle. Les comédies qui vinrent ensuite, l'Eunuque, l'Hécyre, l'Heautontimorumenos, avaient déjà dans l'original grec une exposition dramatique ; et cette circonstance ne fut sans doute pas sans influencer un peu le choix de l'imitateur latin. Le Phormion commence, il est vrai, par un monologue ; mais ce petit discours de Dave ne contient pas le récit du sujet, il ne sert qu'à préparer la scène suivante où l'exposition se fera dans un entretien de Géta avec Dave. Quant à la première scène des Adelphes, elle constitue dans le théâtre de Térence une exception remarquable : il n'a point fait pour cette pièce de Ménandre ce qu'il avait fait pour l'Andrienne; il a conservé, à quelques détails près, le monologue de Micion, qui contient l'exposition. Pourquoi cette dérogation à, son habitude constante? Peut-être a-t-il essayé de placer auprès de Micion un personnage protatique un équivalent de l'affranchi Sosia, mais sans réussir à en imaginer aucun qui fût dans les conditions voulues pour recevoir avec vraisemblance les confidences du vieillard. Comme la pièce, malgré cet inconvénient du début, lui plaisait d'ailleurs, surtout par l'intérêt de la question d'éducation qui s'y pose» comme elle lui paraissait, dans un temps où la lutte était vive à Rome entre les vieux principes nationaux et les nouvelles tendances grecques, avoir beaucoup d'à-propos et partant des chances sérieuses de succès, il se décida à passer outre. Avec l'âge et l'expérience, sans rien perdre de leur fermeté, ses convictions littéraires se faisaient sans doute plus tolérantes. Il avait laissé subsister en tête du Phormion, sa cinquième comédie, un monologue de seize vers, préambule de l'exposition ; il commença la sixième, les Adelphes, par un monologue beaucoup plus étendu et, pour une fois, il profita des ressources de l'exposition narrative.
Mais entre un récit de ce genre fait par un personnage de la pièce et l'argumenturn raconté par Prologus la différence est évidente. Micion a qualité pour mettre le public au courant : appartenant au monde de la fiction et mêlé à l'intrigue du drame, la connaissance des faits qu'il expose est toute naturelle chez lui. Il n'a que le tort de se tourner en parlant vers le public. En cela seulement son monologue ne donne pas l'illusion que le drame doit produire; là est d'ailleurs la véritable exposition de la pièce, qui n'en a pas d'autre. Au contraire, l'argumentum de Prologus n'est point une partie essentielle de la pièce, et ce n'est qu'en vertu d'une convention grossière que ce personnage, étranger à l'action et à la fiction, connaît si bien le sujet. Térence, qui évitait autant que possible les monologues initiaux comme celui de Micion, ne pouvait manquer de trouver monstrueuse l'invraisemblance de l'argumentum. Il éprouva toujours pour cet artifice une répugnance insurmontable ; malgré l'autorité et le succès de ses devanciers, malgré les calomnies de ses envieux, il ne confia jamais l'exposition à Prologus. C'est donc une raison d'art, l'intelligence et le respect des lois du drame qui a motivé cette innovation.
Nous voyons maintenant pourquoi Térence ne s'est jamais nettement expliqué à ce sujet. Les considérations d'ordre littéraire qui furent si puissantes sur son esprit auraient sans doute été appréciées à leur juste valeur par la partie lettrée de son auditoire. Mais ce n'était là qu'une infime minorité. Or l'étude de la polémique des prologues nous montrera le poète constamment et uniquement préoccupé de se mettre, soit dans la défense, soit dans l'attaque à la portée de la majorité qui tenait dans ses mains le succès. La plupart des spectateurs étaient-ils capables d'écouter utilement la justification de Térence et mème d'en saisir le sens ? Entendaient-ils quelque chose à tous ces scrupules d'écrivain? Se souciaient-ils qu'on mît à composer une comédie tant de façons et tant de raffinements? Que la pièce fùt divertissante, ils n'en demandaient pas davantage. Si elle les amusait, ils applaudiraient et resteraient jusqu'à la fin ; sinon, ils siffleraient et s'en iraient. Quant aux mérites artistiques de l'oeuvre, ils ne s'en inquiétaient guère. Aussi Térence n'eut-il garde de soumettre à leur approbation les vrais motifs de sa conduite. Il fallait cependant signaler l'innovation, au risque de choquer un public accoutumé à entendre l'argumentum toutes les fois que paraissait sur la scène Prologus. C'est ce que fit Térence, après avoir affirmé que, du jour où il s'était mis en tète d'écrire, son unique préoccupation avait été de faire plaisir au peuple ; puis il donna un prétexte qui parut sans doute spécieux aux ignorants. La réforme fut acceptée du public.
Plus tard, quand les bavardages de ses ennemis le mirent presque dans la nécessité de parler, il se renferma dans un sage silence. La bonté de sa cause ne lui semblait pas douteuse, mais il se défiait de l'intelligence de ses juges.
Nous voyons aussi quelles étaient les intentions primitives de Térence et ce qu'il aurait fait dans le cas où les circonstances l'auraient laissé libre d'agir à sa guise. Puisque les raisons qui amenèrent la suppression de l'argumentum n'ont aucun rapport avec les attaques de Luscius, il est clair que notre poète qui, de son aveu même, n'écrit de prologues que pour répondre à ces attaques, n'en aurait pas composé du tout si nul ne l'eût inquiété. Il ne faut pas s'étonner que l'idée de cette réforme radicale soit venue à l'esprit d'un débutant : elle était en réalité beaucoup moins hardie que le parti où Térence s'arrêta définitivement, et il y avait moins d'audace à donner des comédies sans prologue qu'à donner des prologues sans argumentum. Nous avons parlé tout à l'heure d'un prologue de Plaute qui ne contient pas l'exposition du sujet, mais c'est un prologue grec. Un discours de Prologus non consacré en grande partie à l'analyse de la pièce était peut-être chose inouïe.
Au contraire, les exemples ne manquaient pas de comédies jouées sans prologue romain. D'abord toutes les comédies pourvues d'un prologue à figure allégorique, où la captatio benevolentix trouvait place aussi bien que l'argumentum, étaient dans ce cas. Il est, en outre, permis de croire que plusieurs pièces de Plaute, qui nous sont parvenues sans discours initial de Prologus ou d'une divinité, n'en eurent pas à la première représentation, le poète s'étant dit que la popularité de son nom, sans autre recommandation, concilierait toutes les sympathies à ces oeuvres, d'ailleurs simples et claires. Prologus n'était donc pas un introducteur obligé, et Térence, à l'époque où il écrivait l' Andrienne, pouvait sans trop de témérité songer à se passer de ses services. Il était alors persuadé que le meilleur moyen de rendre le spectateur attentif et bienveillant, ce serait une première scène intéressante. Haranguer le public avant la pièce lui paraissait superflu. Mais il ne tarda pas à reconnaître que l'usage du prologue avait du bon, que cette occasion de causer librement avec le peuple n'était pas toujours à dédaigner. Forcé par des circonstances indépendantes de sa volonté à revenir sur sa décision première, il se servit de Prologus dont il avait sans doute voulu d abord supprimer l'emploi, mais lui réserva un rôle qu 'il pouvait tenir sans invraisemblance.
Les prologues de Térence ne sont pas autre chose, en effet, que des plaidoyers en faveur de ses pièces.
Dès le commencement de sa carrière s'engage entre ce vieux poète et lui une polémique littéraire qui dure presque jusqu'à la fin. L'adversaire et ses partisans formulent leurs critiques de leur propre bouche dans les entretiens de la vie quotidienne. Térence, au lieu de riposter de la même façon, a l'idée très heureuse de donner à ses réponses une bien plus grande publicité en les faisant présenter par Prologus du haut de la scène. Ses prologues nous retracent donc toute l'histoire de la lutte. Un chapitre spécial sera consacré à l'examen des accusations qu'on lança contre lui, des moyens de défense qu'il y opposa, des reproches qu'il fit à son tour au chef de ses détracteurs. Mais notre but étant de montrer ici quel fut le rôle du prologue dans Térence, nous devons dès à présent tracer un résumé rapide de cette polémique.
Lorsque Térence débuta, il y avait à Rome un vieux poète comique dont nous savons le nom par Donat, Luscius Lavinius ou Lanuvinus, qui compta sans doute un moment, grâce à la mort récente de Cécilius, régner sans rival sérieux sur la scène romaine. Avait-il beaucoup de talent? N'étant guère renseignés sur lui que par son adversaire, il nous est bien difficile de le juger. Volcatius Sedigitus le place au neuvième rang dans ce fameux canon où Térence occupe le sixième. Térence ne lui adresse en somme qu'une critique sérieuse : il l'accuse de mal écrire, Le choix qu'il avait fait pour les traduire de deux charmantes comédies de Ménandre, l'Apparition et le Trésor, prouve qu'il ne manquait pas d'intelligence et de goût. Ses pièces réussissaient : Térence est obligé de l'avouer une fois5 et il ne fait mention d'aucun échec subi par lui. Il avait un nom, une situation, des relations qui lui permettaient de connaître avant le public les pièces achetées par les magistrats et d'assister parfois aux répétitions. Il était le chef d'une coterie de lettrés qui partageaient ses doctrines sur l'art dramatique et firent campagne avec lui contre son jeune rival. Traducteur exact des modèles grecs, il s'était séparé des anciens comiques romains, de Névius et de Plaute, dont les imitations lui paraissaient trop libres. Voilà à peu près tout ce que nous connaissons sur la personne du poète à qui la disparition de Cécilius semblait devoir laisser le premier rang. On conçoit qu'il fut désagréablement surpris de voir surgir aussitôt un concurrent redoutable par son talent et peut-être plus encore par ses protecteurs. Les vieux n'aiment pas à être supplantés par les jeunes : l'amour-propre de Luscius fut blessé quand il sut qu'un adolescent de dix-huit ans, qui n'était pas de son école et ne travaillait pas d'après sa méthode, avait trouvé acquéreur pour sa première pièce, quand surtout il dut s'avouer, ayant pris connaissance de l'oeuvre, qu'elle était bonne et taillée pour réussir. De plus, ses intérêts pécuniaires étaient en jeu : il n'y avait pas à Rome dans l'année beaucoup de représentations dramatiques ; la vente de ses pièces pouvait donc être entravée par les succès d'un nouveau poète ; elles subiraient au moins une diminution de valeur, du moment qu'elles seraient sur le marché en présence de productions rivales. Avec plus de noblesse de sentiments et moins d'âpreté au gain, Luscius aurait fait bon accueil à son jeune confrère. Mais, au lieu d'imiter la conduite de Cécilius il n'écouta que les mauvais conseils d'une double jalousie, littéraire et mercantile ; il s'efforça méchamment d'arrêter le débutant par une chute à l'entrée de la carrière. Il avait compté sans la hardiesse de Térence, qui, mis au courant des critiques dirigées contre sa pièce, se fit une arme du prologue et s'en servit avec autant de vigueur que d'habileté pour se défendre d'abord et bientôt après pour attaquer à son tour. Le prologue de l'Andrienne est consacré tout entier à la polémique. Il contient un exposé des circonstances qui ont amené l'auteur sur ce terrain (1-7), une réponse énergique au grief de contamination lancé par les adversaires, avec des paroles très dures pour toute la coterie et des menaces collectives de représailles (8-23) ; enfin un appel à l'impartialité du public, que le poète prend pour juge dans le débat (24-27). Il sortit vainqueur de ce premier engagement. Mais ses ennemis ne désarmèrent pas. Tout au contraire, la jalousie de leur chef se compliqua dès lors de rancune, parce qu'il avait été malmené, et de dépit, parce qu'il avait été vaincu.
Luscius étant revenu à la charge contre l'Eunuque. Térence employa cette fois encore tout son prologue à lui répondre. Comme son vieux rival se plaignait d'avoir été traite avec une rigueur excessive, il protesta d'abord que son désir était de blesser le moins de gens possible ; attaqué, il avait riposté, voilà tout. Enhardi par son premier succès, avant de se défendre contre les critiques de Luscius, il l'accusa lui-mème. Puis il réitéra ses menaces, sous une forme personnelle cette fois. Cela fait, il réfuta l accusation de plagiat qu'on lui avait intentée. Il remporta ce jour-là une nouvelle victoire, plus brillante encore que la première.
Au point de vue de la matière, le seul qui nous occupe ici, le prologue de l 'Heautontimorumenos se distingue sensiblement des deux précédents. C'est encore un plaidoyer en faveur de Térence; mais la polémique n'y entre que pour un tiers environ (16-34). Les idées exprimées dans les deux parties restantes ne sont pas de même nature. Dans l'une (1-15), Ambivius, le vieil acteur aimé du public, expose que c'est précisément à cause de son influence sur les spectateurs que le poète lui a confié par extraordinaire le rôle de Prologus ; dans l'autre (35-52), prêtant à Térence l'appui de sa popularité, il fait valoir au profit de la pièce qu'il va jouer des recommandations d'ordre tout personnel. Cette différence si marquée entre le contenu de deux prologues consécutifs, s'explique par l'échec de l'Hécyre.
Notre poète ne s'était inquiété d'abord que des calomnies de son rival; l'expérience lui a démontré qu'il fallait redouter bien plus encore les caprices du public. Malgré les manoeuvres de Luscius, l'Andrienne et l'Eunuque avaient pleinement réussi ; l'Hécyre échoua parce que, au moment de la représentation, la foule, attirée ailleurs par des spectacles plus conformes à ses goûts, ne consentit pas à l'écouter. Donc il ne suffisait pas toujours, pour la rendre attentive et favorable, de lui prouver l'injustice des reproches faits à la comédie qu'on lui présentait. Aussi Térence effrayé eut-il recours, sans abandonner ses moyens ordinaires, à un artifice exceptionnel qu'il crut plus efficace. D'ailleurs, dans la partie de ce prologue consacrée à la polémique, on voit que la tactique de ses adversaires s'était modifiée. Soit que l'Heautontimorumenos n'ait pas donné de prise à leurs critiques, soit qu'ils aient reconnu aux deux premiers succès de Térence l'impuissance d'un système d'attaques dirigées contre une pièce en particulier, les accusations qu'ils produisent ici ont une portée générale : elles visent toutes les comédies déjà données par le nouveau poète. Il semble donc que leur but est maintenant, non pas d'infliger à l'ennemi un échec immédiat et décisif, mais de saper lentement sa réputation et de compromettre son avenir. Ils ont perdu l'espoir de l'arrèter et de l'abattre d'un seul coup ; ils gardent celui d'user son courage par d'incessantes tracasseries (1).

(1) II me semble que Térence a signalé ce changement de tactique dans les premiers vers du prologue du Phormion. Ne pouvant arracher le jeune poète à ses occupations (en faisant échouer ses pièces) et le réduire à l'inaction (parce qu'alors ses oeuvres ne trouveraient plus d'acquéreur), Luscius s'apprête à le dégoûter par ses médisances du métier d'écrivain. Cf. les vers 13-19 du second prol. de l'Héc, où il est question des échecs de Cécilius. Les manoeuvres iniques de ses adversaires faillirent l'arracher à ses occupations de poète comique ; si, au lieu de lui témoigner la plus active sympathie, Ambivius s'était alors montré froid et dédaigneux, il l'eût facilement dégoûté d'écrire .

A cet effet, ils reprochent d'abord à Térence de s'être rendu plusieurs fois coupable du délit poétique de contamination ; à ce grief réédité succède une accusation toute neuve : Luscius insinue que les amis du jeune poète collaborent à ses pièces. Térence riposte en quelques mots à cette double attaque et prend ensuite l'offensive, qu'il menace de ne point quitter si l'adversaire ne cesse les hostilités. Dans le prologue de l'Eunuque, il avait suivi l'ordre inverse, provoquant avant de se défendre. Ici il manoeuvre avec moins d'audace, parce qu'il a perdu, depuis l'échec subi, sa belle témérité d'autrefois. Le prologue du Phormion nous montre les détracteurs de Térence fidèles à leur nouveau plan de campagne. Ils ne lui adressent ici encore que des critiques générales, l'une relative au ton de ses comédies, l'autre à la composition de ses prologues. Sa riposte ne contient pas de partie agressive distincte ; seulement au premier de ces deux reproches il répond en signalant dans une pièce de Luscius le défaut contraire. Il y a un autre trait de ressemblance entre le prologue du Phormion et celui de l'Heautontiinoruînenos: c'est que la polémique n'en fait pas tous les frais ; le dernier tiers du morceau est un appel à la bienveillance des spectateurs avec une allusion à l'échec, déjà réparé d'ailleurs, de l'Hécyre ; on y reconnaît, quoique moins évidente et moins inquiète, la préoccupation, que nous signalions tout à l'heure, des caprices du public et de ses impressions du moment.
Dans le prologue des Adelphes, au contraire, il n'y a pas autre chose que de la polémique. Térence, rassuré par plus d'un succès, n'éprouve pas le besoin d'implorer longuement l'attention et la sympathie. Peut-être même se montre-t-il plus confiant qu'il ne l'est au fond, précisément parce qu'il va bientôt tenter un coup hardi, la reprise de l'Hécyre. Au début de la lutte, les adversaires ne produisaient qu'un grief contre chaque pièce. A partir de l'Heautontimortimenosils les ont groupés par deux, essayant de rémédier par le nombre au défaut de précision des attaques. Nous en découvrons ici jusqu'à trois. Il est vrai que des trois pas un seul n'est inédit. Quant à leur nature, deux sont généraux : celui qui a trait aux prétendus collaborateurs de Térence et celui qui vise la composition de ses prologues ; le troisième est spécial aux Adelphes : c'est une accusation de plagiat..
On voit par là qu'à ce moment le parti de Luscius combina ses deux systèmes d'attaque ; la pièce nouvelle prètait le flanc à une critique précise ; ils en ont profité pour déployer contre elle toutes leurs ressources. Autre particularité à relever : Térence, qui, dans tous les prologues antérieurs à celui-ci, consacre une mention distincte au chef de la coterie, ne se sert plus dans le prologue des Adelphes et dans les suivants que d'une désignation collective. Du moment que la personnalité de l'adversaire principal a disparu du prologue, plus de représailles, plus de menaces ; notre poète ne sort pas de la défensive. Mais à quoi faut-il attribuer ce changement d'attitude ? Est-ce un effet de l'âge, qui a calmé sa fougue et son irritabilité ; de l'expérience, qui lui a démontré, en même temps que l'impuissance des propos méchants à compromettre le succès de ses oeuvres, celle de ses menaces et de ses ripostes à empêcher les mauvaises langues de jaser; enfin, des sages conseils de ses amis, qui l'ont exhorté à faire acte de magnanime modération ? Ces suppositions sont toutes vraisemblables. Le prologue du Phormion, où l'attaque n'est pas indépendante de la défense, où il n'est pas dit d'une façon positive que les représailles continueront, ménage assez bien la transition. Mais il se peut aussi que la mort de Luscius, survenue avant la représentation des Adelphes, ait ôté à Térence le moyen de rendre coup pour coup. Dès lors en effet, qui restait en ligne? Les gens de l'entourage, adversaires de petite taille, contre lesquels on ne pouvait décemment partir en guerre, à supposer qu'aucun d'eux fût poète et par conséquent sujet à la critique littéraire.
Quoi qu'il en soit, le prologue des Adelphes fut, du côté de Térence, le dernier acte de polémique. Il ne faudrait pas se hâter d'en conclure que ses détracteurs furent les premiers à poser les armes et ne tentèrent rien pour faire échouer les deux reprises de l'Hécyre. Cela n'est pas en soi très probable. Quand le second prologue de cette pièce nous les montre prèts à se réjouir d'une défaite essuyée par leur ennemi,nous serions plutôt tentés de croire qu'ils firent de leur mieux pour la préparer. Mais alors, pourquoi Térence garda-t-il, contrairement à son habitude, le silence sur ces manoeuvres ? Parce que l'effet qu'elles pouvaient avoir sur les dispositions du public lui parut à bon droit insignifiant en comparaison de l'influence fâcheuse qu'exercerait nécessairement le souvenir du passé de la pièce; ce fut donc cette influence qu'il s'appliqua à détruire. Il défendit l'Hécyre non contre les critiques de ses adversaires, qui semblent n'avoir été pour rien dans son double échec ; mais contre le dédain du public, qui lui fit deux fois un accueil si décourageant. A ce dédain il opposa d'abord l'assurance. Son prologue de la première reprise, très court et très ferme de ton, mentionne simplement le malheur qui est arrivé à la pièce dans sa nouveauté, puis le motif qui a poussé l'auteur à ne pas essayer tout de suite après une seconde représentation: le désir et l'espoir de revendre sa comédie pour d'autres jeux comme pièce nouvelle. Mais dans le prologue de la deuxième reprise, il mit en oeuvre les plus adroites et les plus pressantes instances. Le vieil Ambivius, chargé encore une fois de haranguer les spectateurs, leur adressa un éloquent discours en trois points. D'abord il prouva, par l'exemple des premières pièces de Cécilius, applaudies après avoir été situées, que du fait qu'une comédie a échoué il ne faut pas toujours conclure qu'elle est mauvaise ; puis il montra que cette conclusion serait fausse appliquée au cas de l' Hécyre, parce que son double échec n'était imputable qu'à des circonstances extérieures ; enfin, s'étant donné pour tâche de rendre à Térence le mème service qu'à Cécilius, il réclama la faveur du public pour la pièce malheureuse, au nom des intérêts de l'art dramatique et surtout au nom de sa propre popularité.
De cette analyse sommaire il résulte que Térence, non content d'avoir supprimé l'un des éléments du prologue romain, l'argumentum, changea la nature de l'autre, de la captatio benevolentix. Pour nous faire une idée de ce qu'était avant lui cette partie si importante du discours préliminaire, nous n'avons, il est vrai, que les prologues romains de Plaute, dont les moins discutables sont d'une authenticité douteuse. Mais quel qu'ait été le contenu de ceux que Plaute lui-même écrivit, nous sommes assurés qu'ils se distinguaient nettement par là des prologues de Térence : quand les amis de Luscius affimaient que notre poète, livré à ses propres ressources, n'aurait pu composer un seul prologue, ils ne prétendaient certainement pas le faire passer pour incapable d'écrire un argumentum, un simple résumé de la pièce ; la chose était par trop facile ; ce qu'ils lui refusaient, c'est une imagination assez riche, une verve assez féconde pour inventer une harangue intéressante, comme celles de Plaute, où s'encadrerait le récit.
Si, d'ailleurs, on tient compte de la tournure d'esprit que révèlent les comédies de Plaute, on se persuade aisément que les prologues actuels sont une image assez fidèle des vrais prologues ; et je crois pour ma part que, si nous venions à retrouver ceux-ci, nous serions souvent surpris de les voir si peu différents de ceux-là. Des traits grossis outre mesure, de la prolixité, des allusions aux réformes théâtrales accomplies dans la première moitié du septième siècle, voilà à peu près tout ce dont les auteurs des remaniements ont surchargé le fond de Plaute; mais ils ne l'ont pas essentiellement altéré : par la qualité du comique les prologues sont dignes des pièces. On peut donc affirmer que dans les prologues de Plaute (1) la captatio benevolentix était formée surtout de plaisanteries qui égayaient l'auditoire ; de loin en loin une sentence, un lieu commun de morale pratique charmait le gros bon sens des spectateurs ; parfois une adroite flatterie chatouillait leur vanité ou leur patriotisme ; il se peut bien aussi que le poète, comme l'avaient fait avant lui les comiques grecs, ait consacré de temps en temps quelques vers à l'éloge de sa pièce.

(1) Je parle ici des prologues romains. Du reste les libertés que le poète y prenait ont réagi sur la composition des prologues grecs. Cf. celui d'Amphitryon.

Hormis ce dernier moyen, tous ceux dont se servait Plaute pour gagner la sympathie du public étaient, on le voit, étrangers à sa personne et à ses oeuvres, extérieurs, indirects ; ses prologues étaient beaucoup plus impersonnels que ceux de Térence, où il n'est question que de l'auteur, de ses amis et de ses ennemis, de ses pièces., de leurs interprètes et de leur fortune, où la recommandation, en un mot, est toujours directe. Pour trouver dans le théâtre de l'antiquité classique un emploi de la captatio benevolentiae
personnelle comparable à celui qu'en a fait Térence, il faut remonter jusqu'à la comédie ancienne. Dans les parabases d'Aristophane, la longue tirade du début est ordinairement un appel à la faveur du public ; le thème que le poète y développe de préférence, c'est son propre éloge tiré le plus souvent de l'énumération des services rendus par ses comédies aux Athéniens. Cette partie de la parabase a donc des allures de panégyrique; c'est là, au point de vue du contenu, malgré le caractère général de ressemblance que nous venons d'indiquer, ce qui la distingue du prologue de Térence, plus modeste de ton et de pensées, comme il sied à un plaidoyer. Les deux sources où Térence puise à peu près toute la matière de ses prologues, sont la polémique contre Luscius et l'intervention d'un acteur influent ; la première lui fournit le contingent d'idées de beaucoup le plus considérable et le plus original. Faire par la bouche de Prologus son apologie et le procès de son accusateur était, en effet, une chose absolument nouvelle. Le reproche de stérilité encouru par notre poète précisément à cause de cela et l'insistance avec laquelle il montre que les provocations de ses adversaires l'ont mis dans l'obligation de se défendre, prouveraient tout au moins qu'il agissait contrairement à l'usage. Mais il faut aller plus loin, et l'on ne saurait guère admettre qu'avant Térence le prologue romain ait été employé, mème à titre exceptionnel et partiellement, à la polémique : dans le cas contraire, lui qui aime tant à se couvrir de la protection des vieux comiques n'eût pas négligé de citer ici leur exemple.
Est-il donc le premier qui ait eu maille à partir avec la jalousie, et l'idée d'un expédient si nouveau lui fut-elle suggérée par les embarras d'une situation où nul de ses devanciers ne s'était jamais trouvé ? Il faudrait ètre bien optimiste pour supposer que les envieux leur manquèrent à tous ; d'ailleurs, si l'on s'en rapporte aux termes d'un vers du second prologue de l'Hécyre 2, on voit que Cécilius eut lui aussi ses ennemis dont les intrigues ne furent pas étrangères aux revers qu'il éprouva d'abord. Mais il ne s'avisa pas de s'armer du prologue pour les déjouer ; il laissa l'honneur de cette transformation à Térence, inspiré sans doute par la crainte d'un sort pareil au sien et plus hardi que lui. Nous admettons, cela va sans dire, que les prédécesseurs grecs et romains de notre poète ont pu parfois dans le prologue lancer quelque trait satirique contre leurs concurrents ; il nous paraît mème difficile qu'une rivalité littéraire comme celle dont l'histoire a gardé le souvenir entre Ménandre et Philémon n'ait pas donné lieu à un certain nombre de petites méchancetés de ce genre. Mais ce ne furent là que de rares et courtes attaques perdues dans l'ensemble d'un prologue, toujours plus ou moins indirectes, dissimulées le plus souvent sous le voile d'une allusion. Il y a loin de pareilles escarmouches à la guerre régulière, ouverte et suivie de Térence contre Luscius. On lui comparerait plus justement la polémique d'Aristophane contre Euripide ; encore faudrait-il se garder de serrer le rapprochement de trop près, sous peine d'ètre frappé beaucoup moins par les analogies que par les différences ; notons seulement les deux principales: cette polémique a un caractère constamment offensif ; elle se produit à un endroit quelconque de la pièce. En somme, Térence n'a imité personne : il a inventé; il n'a pas trouvé de guide dans le passé : il s'est frayé hardiment son chemin.
Au contraire, lorsqu'il fait intervenir Ambivius recommandant par des considérations toutes personnelles la pièce et le poète, on peut dire qu'il suit, quoique de loin et en imitateur original, la trace de ses devanciers. Dans les prologues grecs à figures allégoriques, la présence seule d'une divinité ne constituait-elle pas une sorte de recommandation ? Un être du monde supérieur avait daigné se déranger pour descendre sur la scène et faciliter au poète par son concours la tâche pénible de l'exposition. N'était-ce pas lui donner un témoignage flatteur de sympathie et engager du mème coup le public à imiter un exemple parti de si haut ? D'ailleurs, le dieu ne bornait pas toujours à cela ses démonstrations d'amitié. Parfois il faisait explicitement l'éloge du poète, et cet éloge acquérait une grande valeur à sortir d'une bouche surnaturelle. Il est bien clair que la raison des spectateurs n'était pas dupe d'un tel artifice ; il arrivait mème que les divinités-prologues prenaient soin de dissiper l'illusion en montrant l'acteur sous le personnage dont la fiction dramatique l'avait revêtu : ainsi fait, par exemple, le Mercure de l'Amphitryon. Mais, malgré tout, l'imagination était charmée. La vue du céleste messager, l'énumération de ses attributs, l'intérêt qu'il montrait pour l'auteur de la comédie produisaient une impression favorable (1).

(1) Quant à Prologus, il faisait de son mieux par sa belle humeur, n'ayant pas d'autre titre à la considération du public.

De même Aristophane a tiré plus d'une fois, dans la parabase, une recommandation de la personnalité du choeur. Les Nuées et les Oiseaux promettent leurs bienfaits aux spectateurs s'ils couronnent sa pièce ; les Chevaliers affirment que tout autre poète les eût difficilement décidés à paraitre et à prendre la parole sur le théâtre : c est à un mérite exceptionnel, à sa haine courageuse des méchants qu'Aristophane doit cette marque de bienveillance. Voilà de quels précédents pouvait s'inspirer Térence.
Ce qui fait son originalité, c'est qu'Ambivius est à la fois le personnage et l'acteur du prologue. La recommandation est faite non par une individualité née de la fantaisie du poète, mais par une personne réelle que le public connaît et estime ; elle résulte non d'une sorte d'agréable erreur où la fiction induit l'esprit qui se laisse faire, mais d'un ensemble de solides motifs sur iesquels on appelle son attention réfléchie ; ce n'est point à l'imagination du spectateur qu'elle s'adresse, c'est à sa raison. D'ailleurs, cette qualité est commune à toutes les idées exprimées dans les prologues de Térence. S'il ne cherche pas à séduire ses auditeurs par des prestiges poétiques, il ne tente pas non plus de les gagner en provoquant leurs éclats de rire ou en caressant leur vanité. Il leur parle toujours d'un ton simple et sérieux ; il fait appel à leur intelligence et à leur impartialité ; il vise à conquérir leur estime. Il marche donc au même but que ses devanciers par un chemin tout différent. Aristophane et Ménandre sont des magiciens qui charment un public fin et artiste par tous les enchantements de la poésie ; Plaute est un saltimbanque de grand talent qui allèche une troupe d'ignorants et de badauds par les bouffonneries d'un boniment; Térence est un plaideur qui, menacé par ses ennemis dans ses intérêts les plus chers et fort de la bonté de sa cause, soumet des moyens positifs de défense à l'équité de ses juges et les fait valoir par toutes les ressources de l'art oratoire.
Eu résumé, jusqu'à Térence, malgré toutes les altérations subies, malgré le mélange d'éléments étrangers dont la quantité alla toujours croissant, le prologue avait gardé quelque chose de sa nature primitive, telle que la définit Aristote. Le temps avait singulièrement changé sa physionomie; mais à certain trait caractéristique on pouvait encore la reconnaître. Il en était venu d'abord à ne plus être uniquement l'exposition, plus tard à ne plus être la véritable exposition : le drame pouvait se passer de lui. Pourtant même ainsi il dépendait essentiellement du drame, parce qu'il contenait l'analyse sommaire du sujet, l'argumentum.
Ce lien intime qui avait résisté à toutes les secousses, Térence le rompit. Entre chacun de ses prologues et la pièce correspondante, il n'y a qu'un rapport accidentel ; la matière en est fournie non par le contenu même de la pièce, mais par les circonstances qui ont accompagné son apparition. Si Luscius n'avait pas lancé contre l'Andrienne le reproche de contamination, cette comédie n'aurait pu avoir le prologue qu'elle a ; si le public romain n'avait pas dédaigné deux fois d'écouter l'Hécyre, le beau discours d'Ambivius, qui servit de prologue à la deuxième reprise, n'aurait pu être écrit. De cette innovation découla une conséquence capitale que nous avons déjà notée : les prologues des poètes dramatiques antérieurs à Térence pouvaient servir autant de fois que leurs pièces avaient de représentations ; ceux de Térence furent écrits en vue d'une représentation donnée, la première en général, et ne conviennent à aucune
autre. Dans l'évolution du prologue, déjà si riche en particularités intéressantes, il inaugura, par la manière dont il en conçut le rôle, une phase toute nouvelle.

III

Pour compléter notre étude sur le rôle du prologue dans le théâtre de Térence, il nous reste encore un problème à résoudre. De nos jours, au moment où commence une représentation dramatique, chacun sait déjà dans la salle, par une affiche ou quelque écrit du même genre, le titre de la pièce, le nom de l'auteur et certains autres détails. Les spectateurs des comédies de Térence étaient-ils munis d'informations semblables ; et, s'ils les possédaient, d'où leur venaient-elles ? Les devaient-ils, en totalité ou en partie, habituellement ou par exception, au prologue de la pièce ? En ce qui concerne le nom de l'auteur, fussions-nous absolument dépourvus de preuves écrites, nous aurions pourtant la certitude qu'en Grèce et à Rome, aussi bien que de nos jours, il était communiqué de quelque façon au public avant la représentation. Se figure-t-on en effet un peuple tel que les Athéniens assistant, sans le savoir, à un drame de Sophocle, d'Aristophane ou de Ménandre ? En matière de poésie, le public romain n'était pas, tant s'en faut, un juge aussi éclairé ni un amateur aussi passionné ; néanmoins, le nom du poète dont il venait voir la pièce était loin de lui ètre indifférent : tous les auteurs ne lui procuraient pas au même degré le plaisir qu'il demandait au théâtre. Quand un nom était populaire, il constituait donc à lui seul une recommandation et une garantie; dans ce cas, on ne manquait sûrement pas de le faire connaître pour exciter la curiosité et l'attention; et, si le poète était un inconnu, il fallait encore le nommer, de peur que l'absence de ce renseignement préalable ne fût prise pour une marque de médiocre confiance en la valeur de l'oeuvre. Ainsi soyons assurés que cet usage fut importé de Grèce à Rome en même temps que la comédie. Térence, le trouvant établi, eut des raisons particulières de le maintenir : ses prologues, véritables plaidoyers, n'auraient eu aucune efficacité, n'auraient même pas été intelligibles pour les spectateurs, si, au moment où on les prononçait, ils avaient ignoré le nom de celui qui réclamait de leur équité une sentence favorable. Ils devaient nécessairement en être informés au plus tard dès le début du prologue.
Nous ne saurions, au contraire, affirmer que le titre des oeuvres dramatiques ait eu en Grèce, avant leur première représentation, une publicité officielle. Aucun texte n'est là pour le prouver, et l'on ne voit pas d'ailleurs qu'une indication de cette nature fût indispensable. Ce qui attirait les Athéniens au théâtre, c'était, quand on donnait des tragédies, l'amour des beaux vers harmonieux composés sur les vieilles légendes familières à tous ; s'il s'agissait de comédies, c'était, au temps d'Aristophane, la discussion libre et hardie des plus graves questions politiques ou sociales à l'ordre du jour, les virulentes satires personnelles et les ingénieuses créations d'une riche fantaisie ; au temps de Ménandre, les fines études du coeur humain en style élégant et pur. Peu leur importaient en général le sujet précis et encore moins le nom de la pièce. Aussi voyons-nous que leurs poètes ne se mirent pas l'esprit à la torture pour chercher des titres à effet ; ils ne se firent même pas scrupule d'en reprendre qui avaient déjà plusieurs fois servi, comptant sur l'autorité de leur nom, connu et aimé du public, bien plus que sur les promesses d'un titre piquant et inédit. Mais il n'en fut plus de même, lorsque, l'époque de production féconde une fois passée, on reprit des pièces anciennes. Le titre eut dès lors son importance et sans doute on le publia pour allécher ceux qui connaissaient déjà la pièce par une représentation antérieure, par la lecture ou simplement par ouï-dire. Cet usage existait, n'en doutons pas, dans les villes de la grande Grèce, à l'époque de Livius Andronicus. Quand ce poète donna la première fabula palliata, il fit à Rome ce qu'il avait toujours vu faire à Tarente. Ses successeurs l'imitèrent, non pas seulement pour se conformer à la tradition, mais encore et surtout pour montrer aux spectateurs, en leur livrant un titre inconnu d'eux, que la pièce était nouvelle, c'est-à-dire qu'elle reproduisait une comédie grecque non encore traduite ; renseignement auquel ils attachaient la plus grande importance. De plus, comme beaucoup de titres appartenaient à plusieurs pièces du répertoire grec, pour éviter toute confusion, les comiques romains furent obligés de faire connaître, en même temps que leur nom, celui de l'auteur original. A cette raison peut-être faudrait-il en ajouter d'autres, du moins en ce qui concerne Livius Andronicus : des scrupules de probité littéraire et de modestie qui lui défendaient de se donner pour autre chose que le traducteur des maîtres, et l'espoir, assez illusoire sans doute, que ses pièces, présentées sous ce patronage auguste, s'imposeraient plus sûrement à l'attention du public. La série des renseignements fournis au public romain à l'époque de Térence devait comprendre aussi le nom du directeur de troupe. Pour les Athéniens, du moins aux beaux jours de leur théâtre, la distribution des rôles d'une pièce n'était qu'un détail d'une importance secondaire : ils s'intéressaient bien plus aux beautés de l'oeuvre elle-même qu'aux mérites de l'interprétation, et la renommée du poète avait sur leurs esprits un pouvoir autrement considérable que celle des acteurs. Pour les Romains, beaucoup moins sensibles au charme littéraire, le jeu des histrions était presque le principal attrait d'une représentation dramatique.
Quand on voit que le vieux directeur Ambivius avait acquis assez d'ascendant sur les spectateurs pour leur recommander un poète, n'est-on pas obligé de reconnaître qu'il y avait utilité à leur désigner par le nom de son chef la troupe qui allait jouer devant eux ? Cette indication prit place dans l'annonce théâtrale probablement dès le temps de Névius, qui, en sa qualité de citoyen romain, ne pouvait, comme Andronicus, ètre lui-même l'acteur de ses drames. Dans l'antiquité classique, toute pièce de théâtre était donc précédée d'une communication aux spectateurs, d'une annonce dont le contenu varia avec les temps et les pays.
Mais quels furent les rapports de cette annonce avec le prologue ? En Grèce, il n'y en eut jamais aucun. Ni dans les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ni dans les comédies d'Aristophane, il n'est fait mention du nom de l'auteur ; et le contraire, au moins de la part des tragiques, nous surprendrait et nous choquerait comme la plus grossière des invraisemblances. Si Ménandre et ses confrères n'avaient pas eu d'autre moyen de publicité, ils auraient pu à la rigueur introduire leur nom dans ces discours de personnages allégoriques, qui servent de prologues à un grand nombre de leurs drames : du moment qu'une divinité faisait l'éloge du poète, rien ne l'empêchait plus de le nommer.
Mais ils n'en furent pas réduits à cette ressource, et, autant qu'on en peut juger par les prologues grecs de Plaute, où le nom de l'auteur latin ne se trouve généralement pas, non plus d'ailleurs que celui de son modèle, ils semblent n'en avoir profité qu'à titre de rare exception. La présence de leur nom dans le prologue n'était alors qu'une répétition. Presque toujours ils se bornaient à des indications par périphrases, comme celles que nous rencontrons çà et là dans le passage du Pseudologiste où Lucien a imité un prologue de Ménandre. Plus tard, lorsqu'on reprit leurs pièces, ce fut nécessairement avec les mêmes prologues qui en faisaient partie intégrante, de sorte qu'il fallut toujours par une autre voie procurer au public les renseignements préliminaires. A Rome, jusqu'au temps de Térence, l'annonce théâtrale fut également indépendante du prologue.
Parmi les prologues actuels de Plaute, il est vrai qu'il y en a plusieurs qui contiennent des indications de ce genre, trop complètes et trop précises pour permettre de supposer qu'aucune des représentations auxquelles ils ont pu servir ait été précédée d'une autre communication au public Mais ce sont justement pour la plupart les moins autentiques, et, en particulier, les passages où se trouvent ces renseignements présentent le plus souvent des marques certaines d'interpolation. Pour les autres pièces, il faut bien admettre l'existence d'une publication antérieure aux premiers vers; et, puisque la représentation de ces pièces n'eut pas lieu, à notre connaissance, dans des conditions exceptionnelles, l'annonce distincte du prologue était de règle au temps de Plaute.
Quand il fit jouer l'Andrienne et l'Eunuque, Térence se conforma en tout point à l'usage existant : ses spectateurs connurent avant le prologue le titre de la pièce et le nom des deux poètes, aussi bien que celui du chef de troupe. D'abord, en effet, ni dans l'un ni dans l'autre, Térence n'est désigné nominativement. « Poeta, hic, hic noster, poeta hic », telles sont les expressions très vagues dont se sert Prologus en parlant de lui. Ainsi une publicité officielle avait déjà été donnée à son nom ; car il ne pouvait compter, pour mettre les intéressés en possession de ce renseignement indispensable, sur les indiscrétions de ses amis, des acteurs, des magistrats ou autres personnages acquéreurs de la pièce, moyen de publicité aussi peu sûr que restreint. Le nom de l'acteur principal ou chef de troupe ne figure pas davantage dans les deux prologues. On y trouve, il est vrai, le nom du poète original et le titre de la pièce, qui est le même en grec qu'en latin. Mais Térence ne les donne qu'en passant, à propos d'autre chose, sans les mettre assez en relief pour y appeler l'attention. Dans le prologue de l' Andrienne les mots « Andria, » et « Menandri » sont forcément amenés par le courant des explications que le poète fournit sur le grief de contamination, et ne s'en détachent point. Dans celui de l'Eunuque, en racontant l'incident provoqué par Luscius à la répétition, pour démontrer que l'accusation de plagiat est fausse, que la pièce présente n'est pas une comédie ancienne, c'est-à-dire déjà reproduite en latin par d'autres poètes, le Colax de Ménandre, il décline le véritable titre de l'original. Mais les mots « Menandri Eunuchum » ne sont encore ici qu'un moyen de démonstration : le poète ne les y a pas mis pour eux-mêmes. Dans ces deux cas, si Térence avait eu à donner ces indications à des spectateurs non encore renseignés, rien ne lui aurait été plus facile que de les placer en vedette, comme il le fit dans d'autres prologues. Nous verrons tout à l'heure bien comme la différence est frappante entre les passages que nous venons d'examiner et ceux auxquels nous faisons maintenant allusion. Il nous reste à savoir de quelle façon les spectateurs de l'Andrienne et de l'Eunuque reçurent leurs informations avant le prologue. Ici encore, pour acquérir la notion exacte de ce qui se passait au temps de Térence, il n'est pas inutile de remonter jusqu'aux origines du théâtre classique.
Les représentations de tragédies étaient à Athènes des solennités si importantes qu'on s'en préoccupait et qu'on en parlait longtemps à l'avance. La curiosité et l'impatience de toute une ville étaient en éveil. Mème s'il n'était pas donné de publicité, par voie d'affiche ou autrement, à la décision des magistrats qui choisissaient les poètes admis au concours et leur accordaient un choeur, mème si les noms des concurrents n'entraient pas dans la proclamation du héraut qui annonçait l'ouverture de la fète, il ne pouvait leur arriver de rester secrets jusqu'au grand jour. Lorsque les Athéniens prenaient place au théâtre de Dionysos, ils ignoraient donc seulement l'ordre, déterminé sans doute par le sort et séance tenante, où les oeuvres de chaque poète se produiraient. Le héraut n'appelait les concurrents qu 'individuellement et à mesure que leur tour de représentation était venu. Dicéopolis se rendit un jour au théâtre, sachant qu'il y avait au programme des tragédies d'Eschyle et espérant qu'on allait les donner tout de suite. Il fut vivement désappointé quand il entendit le héraut crier : « Théognis, fais entrer ton choeur, » Tel était l'usage pour la tragédie ; pour la comédie ancienne, selon toute vraisemblance, les choses se passaient de même, et rien n'empêche de croire que la façon traditionnelle de procéder se maintint ou à peu près pendant la période de la nouvelle comédie et aussi pendant les siècles suivants, du moins en ce qui concerne les représentations qui faisaient partie des solennités publiques à concours dramatiques. Ainsi sans doute faisait-on encore à Tarente au temps d'Andronicus.
A Rome, à l'époque de Térence, un édit des magistrats présidents, ou un avis émanant des particuliers qui faisaient les frais des jeux, annonçait au peuple, par la bouche du héraut ou par le moyen d'affiches, l'ouverture de la fète. Il contenait peut-être une liste succinte des divertissements qui seraient offerts, mais sans indiquer exactement l'ordre des spectacles. Aux jeux funèbres de Paul-Emile, où fut donnée la première reprise de l'Hécyre, lorsque le public prit place pour assister à la pièce, il ignorait qu'elle serait suivie d'un combat de gladiateurs. La nouvelle s'en répandit durant le premier acte, mais ce ne fut qu'un simple bruit, « rumor ». La proclamation officielle avait donc été différée jusqu'au dernier moment, afin que l'attente du spectacle annoncé ne nuisit pas à l'effet du spectacle présent. Dans l'annonce générale qui précédait l'ouverture de la fête, on pouvait fort bien, en admettant qu'elle fut énumérative, introduire, parmi d'autres détails propres à attirer la foule, le nom du poète et celui du directeur de troupe, s'ils étaient populaires; sinon peut-être les réservait-on.
Mais qu'ils eussent été ou non communiqués alors, il fallait nécessairement les proclamer au moment où, dans la série des jeux, arrivait le tour de la pièce et en même temps que l'on livrait au public les indications jusque-là inconnues de lui, c'est-à-dire le titre de la pièce et le nom de l'auteur grec, détails qui n'ont pu être utilement fournis que tout de suite avant la représentation. Cette seconde annonce, spéciale et plus complète, était plus que jamais nécessaire dans les cas où l'on donnait, au courant des mêmes jeux, plusieurs pièces, soit d'un seul auteur, soit d'auteurs différents. Donat en atteste l'existence et nous apprend qu'elle se produisait, non par voie d'affiche, mais oralement ; il indique même à quel moment précis : après l'ouverture musicale de la pièce. Il ne reste qu'un point obscur : qui chargeait-on de la pronuntiatio tituli? Était-ce un acteur ou bien le héraut dont certains prologues de Plaute nous signalent la présence aux abords de la scène?
J'inclinerais à croire que le rôle du héraut se bornait ici à convoquer le public dans le théâtre et à l'inviter ensuite au silence ; l'annonce était alors faite par un acteur, non par un acteur quelconque,car, dans ce cas, au lieu d'en faire défiler deux devant le public avant la pièce proprement dite, l'un pour l'annonce, l'autre pour le prologue, on se serait naturellement bientôt avisé de confier le tout à un seul, à Prologus, dont le discours aurait absorbé l'annonce, mais par l'acteur principal, par le directeur de la troupe, qui avait, nous le verrons plus loin, de bonnes raisons pour se retirer aussitôt et laisser à un autre la mission de réciter le prologue. Sa présence et sa voix avaient en cet instant décisif bien plus d'autorité que celles du héraut. Mais ce qui recommande surtout cette opinion, c'est qu'elle nous aide beaucoup à nous expliquer l'innovation considérable réalisée par Térence dans son troisième prologue (1).

(1) Les tessères théâtrales n'ont jamais joué le rôle d'annonces. Il n'est pas prouvé qu'on ait fait usage d'affiches graphiques, au moins au temps de la république, pour donner au public les renseignements dont nous parlons, dans les jeux scéniques ; de plus, toutes celles de l'époque impériale que l'on a trouvées à Pompéi ou ailleurs, se rapportent à des jeux d'amphithéâtre, combats de gladiateurs et chasses L'usage de l'annonce orale, faite séance tenante, se retrouve encore au temps de Néron ; Suét. Nero, 21 :

Après s'être conformé deux fois à l'usage traditionnel, il l'abandonna, en effet, quand vint le tour de l'Heautontimorumenos. Les vers 4-9 du prologue de cette comédie ne peuvent se comprendre, si l'on n'admet pas que la pronuntiatio tituli ordinaire fut cette fois supprimée. D'abord le titre de la pièce y est donné d'une façon qui prouve que les spectateurs ne le connaissaient pas encore. Tandis que dans les prologues de l'Eunuque et de l'Antirienne il ne figure que comme moyen et dans l'intérêt d'un développement important, qu'il y est, en quelque sorte, perdu au cours d'une démonstration, ici il est mis pour lui-même et sans autre but que de l'énoncer, il occupe une situation saillante dans la proposition dont il fait partie. De plus il se présente dès les premiers vers du prologue. Le poète aurait-il donné tant de relief à cette mention, si elle n'avait été que la redite d'une annonce toute fraîche ? Mais voici qui est encore plus frappant. Jusqu'à maintenant Térence a été désigné par des qualifications très vagues, sans que Prologus ait cru devoir s'en excuser et manifester la moindre intention de préciser davantage. Rien de plus naturel, puisque l'annonce venait de fournir au public un renseignement nominatif. Or Ambivius déclare ici qu'il se dispensera de faire connaître le nom du poète, et la raison qu'il apporte du silence gardé par lui sur ce nom et celui de l'auteur grec, c'est que la plupart des spectateurs les savent déjà. La déclaration est étrange et plus étrange encore le prétexte. Puisque Ambivius a pu parler ainsi, impossible de supposer que la proclamation des deux noms avait eu lieu un moment auparavant. D'où vient cette anomalie et par quoi ce jour-là fut remplacée l'annonce régulière?
Le premier échec de l'Hécyre fit sur Térence une impression assez forte pour le tenir deux ans éloigné du théâtre, et il n'y reparut qu'avec une peur exagérée des caprices du public Ce sentiment lui suggéra l'idée de faire jouer sa pièce sans dire son nom. Mais comment s'y prendre pour échapper à la formalité obligatoire? Térence s'avisa d'un expédient fort adroit. Comme chef de troupe, Ambivius, probablement sans costume ou, pour nous servir d'une locution moderne, en habits de ville, aurait dû venir faire l'annonce : le poète lui confia le rôle et lui fit prendre les attributs de Prologus. Les spectateurs furent grandement étonnés, non pas de voir paraître Ambivius qu'ils attendaient, mais de le voir paraître, lui vieillard, en Prologus, personnage que jouait toujours un jeune acteur ; de sorte que leur attention se détourna aussitôt de la pronuntiatio tituli et que cette première surprise les prépara à d'autres irrégularités. Alors seulement se produisit l'annonce, mais, bien entendu, sous une forme extraordinaire. Le titre de la pièce nouvelle, qui n'avait rien de compromettant, fut énoncé comme d'habitude; puis, arrivé à l'endroit où il aurait dû dire le nom de l'auteur, Ambivius se déroba par un subterfuge.
La plupart des spectateurs, qui, en réalité, ne savaient rien du tout, songèrent, chacun à part soi, que leurs voisins étaient sans doute mieux informés, et n'eurent ni le loisir, ni mème la pensée de vérifier si cette grande majorité dont on leur parlait existait vraiment : car leur attention était toute aux motifs que le vieil acteur leur donnait de son apparition en Prologus. Ensuite, par égard pour lui, ils écoutèrent en silence le reste du prologue, et, favorablement impressionnés, se laissèrent aller à l'intérêt de la pièce. Quand ils eurent le temps de réfléchir et purent se rendre compte de la supercherie, ils avaient applaudi, le tour était joué. Seulement on se demande au premier abord pourquoi Térence a cru devoir taire aussi le nom de son modèle grec, dont la divulgation ne pouvait aucunement produire un mauvais effet. Ce fut pour cacher son jeu et ne pas éveiller les soupçons qui auraient envahi plus d'un esprit, s'il avait eu la maladresse d'omettre juste le détail qu'il avait intérêt à dissimuler, et rien de plus. En outre, dans la formule normale étroitement associés ; on disait par exemple : Andria Terenti, graeca Menandrus ; si l'un d'eux était supprimé, la formule sonnait mal. Impossible de s'en servir sans choquer les oreilles du public, qui auraient senti dans la phrase familière l'omission d'un mot essentiel. Pour dérouter les spectateurs il fallait donc les dépayser tout à fait.
Pour la reprise de l'Eunuque, Térence revint sans aucun doute à la forme ordinaire de l'annonce. A la représentation du Phormion elle fut également distincte du prologue, où l'on ne voit ni le nom du poète latin ni celui du poète grec. Si l'on y trouve le double titre de la pièce, le but de cette mention n'est pas de le faire connaître au public, mais de lui apprendre le motif d'un changement unique dans le théâtre de Térence qui partout ailleurs s'est contenté de transcrire le titre grec (1).

(1) Térence dit : « Cette pièce s'appelle en grec Epidicazomenos,en latin Phormion, parce que celui qui y jouera le premier rôle, ce sera le parasite Phormion... » (v. 25 sqq.). Ce n'est évidemment pas là le vrai motif du changement. Térence pensait en réalité que ses spectateurs ne comprendraient pas le titre grec, emprunté à la langue juridique d'Athènes.

Dans le prologue des Adelphes, le titre de l'original principal ainsi que le titre et le nom du poète de l'original secondaire sont donnés pour la même raison que les indications de ce genre dans le prologue de l'Eunuque. On accusait Térence d'avoir pillé les Commorientes de Plaute, reproduction des Synapothnescontes de Diphile. «C'est faux, répondit-il, j'ai seulement inséré une scène des Synapothnescontes, laissée de côté par Plaute, dans les Adelphes; c'est cette pièce que nous allons jouer ; elle est bien nouvelle, et il n'y a pas de plagiat». Ce prologue fut donc aussi précédé de l'annonce régulière. Au contraire, dans les deux prologues de l'Hécyre, où, d'ailleurs, manque le nom des deux poètes, le titre de la pièce se présente avec trop de relief, surtout dans le premier, et occupe une position trop indépendante pour qu'onpuisse croire qu'il avait été proclamé un instant auparavant. A la première reprise, voici sans doute comment les choses se passèrent. L'Hécyre fut donnée après les Adelphes; il y eut une annonce commune : Ambivius dit qu'il jouerait successivement deux pièces nouvelles de Térence et nomma la première ; pour la seconde il ne reparut pas, et Prologus fut chargé d'en proclamer le titre accompagné de quelques explications. A la seconde reprise, par mesure de précaution, l'annonce fut supprimée. Ambivius lui-même récita le prologue et se borna à y faire connaître le titre de la pièce. C'était, dans l'espèce, le seul détail indispensable : grâce à sa double mésaventure, on savait alors généralement à Rome que l'Hécyre était de Térence. Quant au nom du
poète grec, dans les deux cas il n'avait aucune importance ; il était surtout une garantie de nouveauté, et Térence qui l'avait fournie lors du premier essai de représentation, pouvait fort bien se dispenser de la reproduire, puisque, au su de tout le monde, l'Hécyre n'avait été jouée ni alors ni depuis.

IV

Sur les sept prologues de Térence, cinq, ceux de l'Andrienne, de l'Eunuque, du Phormion, des Adelphes et le premier de l'Hécyre, furent récités par Prologus. Ce personnage que le théâtre grec n'avait pas connu, nous avons déjà vu pour quelle raison ies comiques romains s'avisèrent de l'inventer : ils éprouvèrent le besoin de pourvoir d'un monologue narratif préliminaire certaines comédies qui s'ouvraient daus l'original par une exposition dramatique, et, pauvres d'imagination, ils ne surent pas, à l'exemple de leurs devanciers grecs, créer pour chaque monologue une belle figure allégorique, une divinité de théâtre. Nous avons aussi remarqué que Prologus était placé en dehors de l'action dramatique, appartenait à un autre monde que les personnages de la pièce proprement dite, n'entrait pas dans la même fiction. Il nous faut maintenant lier plus intime connaissance avec cette curieuse individualité et montrer que Térence, qui l'emprunta à ses prédécesseurs, lui fit subir une transformation considérable, conséquence nécessaire de la façon tout originale dont il conçut l'office du prologue. D'abord Prologus, étranger à la fiction de la pièce, entret-il dans une autre fiction quelconque? Sommes-nous bien sûrs, en d'autres termes, qu'il soit un personnage et non pas simplement un acteur? On est tenté de le comparer soit avec celui qu'on appelait au XVIIe siècle l'orateur de la troupe, soit avec celui qu'on nomme dans nos théâtres contemporains le régisseur parlant au public ; on est tout près d'affirmer que les prologues de Térence furent prononcés par un histrion qui n'avait pas à dépouiller, pour s'acquitter de cette mission, sa personnalité réelle. Et cependant le grammairien Evanthius classe Prologus parmi les personnages dramatiques au même titre que le choeur et le « deus ex - machina ». Térence lui-même n'atteste-t-il pas l'existence d'une individualité de ce nom, quand il fait dire à Ambivius : « Le poète a voulu que je fusse un orateur et non un personnage de prologue, un Prologus » ? De plus, l'acteur chargé de ce rôle ne se présentait pas sur la scène avec ses vêtements de la vie quotidienne ou avec le costume d'un personnage quelconque de comédie : il paraissait avec des attributs spéciaux, « ornatus prologi ». Ainsi il avait tout l'extérieur d'un personnage dramatique. Mais la fiction ne se bornait pas à le revêtir de cet aspect emprunté : elle le pénétrait plus intimement, puisque nous constaterons tout à l'heure qu'il prenait avec le costume de ce rôle des sentiments et un tour d'esprit indépendants de ceux qu'il pouvait. avoir dans la réalité. Il y a donc là, sinon au fond, du moins en apparence, une contradiction. Comment l'expliquer ?
Les personnages allégoriques, créés par la fantaisie féconde de Ménandre et de ses rivaux au fur et à mesure qu'ils en avaient besoin pour leur confier la tâche de l'exposition, étaient quelque chose par eux-mêmes et en dehors des fonctions de narrateur dont ils se chargeaient pour la circonstance. Si on leur supprimait ce rôle, ils ne rentraient. pas dans le néant, ils existaient encore dans le monde de la fiction poétique, parce que l'auteur avait su leur donner, la vie et une véritable individualité, c'est-à-dire un ensemble de qualités et de prérogatives à eux appartenant, un passé, un caractère, un extérieur qui les distinguaient de tout autre. Supposons qu'Élenchos et Aer ne soient pas chargés de faire l'exposition d'une comédie, l'un de Ménandre, l'autre de Philémon, ils ne cesseront pas pour cela d'exister: celui-ci sera toujours le dieu qui est partout et sait tout, à qui personne, homme ou divinité, ne peut cacher une seule de ses actions ; celui-là, le dieu ami de la vérité et de la franchise, dont les méchants seuls redoutent la langue. Le récit préliminaire était l'objet de leur présence sur la scène, leur occupation actuelle ; le reste du temps ils avaient d'autres occupations, ils menaient une existence surnaturelle en rapport avec cette individualité qu'ils détaillaient complètement devant le public au début de leur discours. Si au contraire, la figure allégorique disparaissait et si l'on retranchait du prologue tout ce qui lui appartenait, que restait-il? Un récit sans cadre et une abstraction toute nue, le narrateur de l'exposition. C'est l'abstraction que les comiques romains personnifièrent sous le nom de Prologus, et d'une façon bien imparfaite au point de vue esthétique. Même à Prologus l'imagination d'un Ménandre aurait donné une personnalité originale : elle en aurait fait, pour s'en servir une fois, une divinité allégorique, comme Élenchos. La pauvreté d'invention des poètes romains se marque non seulement par l'usage permanent d'une seule et même machine, mais encore par la manière défectueuse dont elle fut construite. L'inventeur de Prologus n'eut pas le moyen, il n'eut même pas la pensée d'en faire une belle création artistique, un individu distinct et complet ; son unique dessein fut de répondre aux besoins de la situation en donnant au narrateur du prologue juste ce dont il avait besoin pour être bien accueilli d'un public grossier. Prologus n'eut pas les honneurs de l'apothéose : il fut simple mortel, et sa figure y perdit en éclat et en grandeur. Cependant, l'abstraction qu'il représentait devait forcément s'envelopper d'une forme concrète. Incapable d'en créer une de toutes pièces, le poète romain assimila Prologus
en partie avec lui-même qui écrivait le rôle, en partie avec l'acteur pour lequel il l'écrivait. Il lui donna son caractère, sinon le vrai, au moins celui qu'il voulait qu'on lui crût, et son esprit, avec le langage, les manières, les préoccupations professionnelles de l'acteur. Il en fit son contemporain, son compatriote, un homme de son milieu, du monde de théâtre. Prologus naquit et vécut dans les coulisses parmi les histrions. La fiction fut si voisine et si peu distincte de la réalité, que de l'une à l'autre le passage se fit sans secousse et comme de plain-pied. Les poètes romains, que ne retenait pas d'ailleurs le souci de la vraisemblance dramatique, se laissèrent involontairement aller à cette facilité de communications. En somme, Prologus fut un individu indécis et mal défini, un être mal venu.
Tel il nous apparaît dans les prologues des comédies de Plaute, images encore suffisamment ressemblantes, quoique altérées, de la physionomie que lui donnèrent les devanciers de Térence, et nous venons de voir que même dans les prologues de notre poète, si soucieux dans ses pièces de ménager l'illusion, l'acteur perçait parfois sous le personnage. C'était là une imperfection originelle, une faute de l'inventeur, dont Prologus devait toujours porter la peine.
Prologus est donc bien un personnage. Mais n 'y a-t-il qu'un personnage de ce nom ? Est-ce le même qui revint sur la scène pendant toute la période de la fabula palliata?Ou bien le nombre des Prologi fut-il égal à celui des comédies munies de prologues romains ? Ni l'un, ni l'autre. D'une part, il y en eut plusieurs. Évanthius emploie le pluriel en parlant de ce personnage comme en parlant du choeur et du « deus ex machina. » Le Prologus de Térence, celui de Cécilius, celui de Plaute, celui de Névius furent des individus distincts. Cela était inévitable à cause du rapport étroit qui unissait cette personnalité à celle du poète. Chaque poète fit le sien à son image et lui donna une physionomie différente. Mais, d'autre part, il est naturel de penser qu'ils n'en créèrent qu'un chacun. Il y eut autant de Prologi que de poètes comiques, il n'y en eut pas davantage. Tous ne faisaient d'ailleurs qu'une corporation, unis qu'ils étaient entre eux par la communauté des attributs et, jusqu'à Térence, des fonctions. L'acteur du rôle pouvait changer, mais le personnage durait autant que la canière dramatique du poète. Un mème acteur, si sa troupe jouait des pièces de différents poètes, pouvait représenter plusieurs personnages de Prologus.
Dans le théâtre de Térence, en particulier, la permanence du personnage est évidente. Ses prologues ne furent pas prononcés par une série d'individus n'ayant de commun entre eux que le nom, le costume, l'emploi et certains traits généraux de caractère, comme sont, par exemple, les jeunes Pamphiles, les vieux Chrémès, les esclaves Syrus de ses comédies ; les cinq que nous avons énumérés plus haut furent dits par le même individu. Ce qui prouve que le Prologus de Térence ne se renouvelle pas à chaque comédie, c'est d'abord qu'il parle de ce qu'il fera ou dira dans l'avenir, à une prochaine occasion, donnant ainsi clairement à entendre qu'il reviendra :
« J'ai encore bien des choses à dire, dont on lui fera grâce pour le moment (à Luscius), et qu'on publiera plus tard (à l'occasion d'un nouveau prologue), s'il continue à attaquer. » Ainsi parle-t-il dans le prologue de l'Eunuque ; et dans celui du Phormion :
Cesserai-je de parler de lui, alors que lui de son côté ne cesse de se mal conduire? » Une autre preuve de la permanence du personnage, c'est l'uniformité absolue du caractère que nous essaierons tout à l'heure d'analyser.
Il est encore plus manifeste que le Prologus de Térence est distinct de tous ses aînés. Ce que le poète fit dire un jour au vieil Ambivius, chargé par extraordinaire de réciter un prologue, il aurait pu tout aussi justement le faire dire chaque fois à Prologus : « Le poète a voulu que je fusse un orateur, non un personnage de prologue. Car il a, dès le premier jour, transformé complètement le rôle de Prologus et n'est jamais revenu à l'ancien usage. De ce qui était avant lui surtout un récit, il fit un plaidoyer ; du même coup, il remplaça le narrateur par un avocat. Son Prologus, par la nature des fonctions qu'il remplit, se sépare des autres ; entre eux et lui il n'y a plus comme marques de parenté que le nom et le costume. Les effets de cette évolution sont frappants, et il vaut la peine d'y insister.
La personnalité du Prologus de Térence a très peu de relief: elle s'efface le plus souvent derrière celle de l'auteur. Il n'est que le confident et le porte-voix du poète ; presque partout et pour les choses les plus importantes, il ne faIt que répéter les affirmations du poète ; par sa bouche et à la troisième personne, c'est le poète qui attaque ou réfute Luscius. Messager docile, il récite exactement la leçon qu'on lui a apprise, de mème qu'au 9" chant de l'Iliade Ulysse, envoyé en ambassade auprès d'Achille irrité, lui redit avec une fidélité scrupuleuse la longue énumération des promesses d'Agamemnon. Cette substitution du poète au personnage est tellement réelle, qu'en deux endroits très re marquables, c'est le poète lui-même qui est désigné comme prononçant le prologue : « Notre auteur parlera plus Ionguement des bévues de son détracteur, quand il donnera d'autres pièces nouvelles (c'est-à-dire dans les prologues de ces pièces).
Le second passage est plus frappant encore : « Si le vieux poète, disent les adversaires de Térence, n'avait pas commencé la guerre, le nouveau n'aurait pu trouver aucun prologue à réciter » Pourtant on trouve dans les discours de Prologus quelques rares verbes à la première personne, quelques affirmations dont il prend la responsabilité : dans les formules d'appel à la bienveillance du public, aux endroits où l'acteur reparaît sous le personnage, enfin quand celui-ci parle de sa conduite à venir : c'est lui, et non le poète, qui annonce d'abord des représailles contre Luscius et, une fois qu'elles sont commencées, la continuation des hostilités. On voit qu'en somme son initiative n'est pas grande et que la plupart du temps il se borne en quelque sorte à redire les phrases qui lui sont soufflées. L'effacement de Prologus derrière le poète ne fut pas toujours aussi complet, et en ceci on sent bien l'influence du changement subi par l'office du prologue. Dans ces plaidoyers que Térence écrivait pour lui-mème, où il n'était guère question que de lui, sa personne arrivait tout naturellement à occuper le premier plan et c'est le plaideur que chacun voyait, quoiqu'on eût sous les yeux son fondé de pouvoirs. Les prologues de contenu plus impersonnel, ceux des vieux comiques et ceux des pièces de Plaute, n'étant pas encombrés par cette sorte de présence du poète, Prologus pouvait plus librement y déployer son individualité. Voyez par exemple celui du Poenulus, où il apostrophe en son nom les spectateurs, engage avec eux des pourparlers, édicte un long et plaisant règlement de police théâtrale. Il se met en avant, il paie de sa personne, il est plus original et plus vivant.
Comme le Prologus de Térence parle presque toujours au nom d'autrui, son caractère à lui n'a que peu d'occasions de se manifester et n'est pas facile à saisir. On doit évidemment le chercher dans les seules affirmations qu'il émet pour son propre compte. Il me semble qu'on peut le résumer en deux traits : assurance énergique vis-à-vis des adversaires du poète, affabilité respectueuse à l'égard du public.
Or ce sont précisément là, d'après le contenu de ses prologues, les sentiments que Térence lui-même avait ou affectait d'avoir. En même temps que ses idées, il a donc inculqué à Prologus son caractère ; il s'est identifié ce personnage, ou plutôt il l'a détaché de lui-même ; il a envoyé, pour ainsi dire, son ombre, un dédoublement de sa personnalité le représenter et parler en son nom sur la scène.
Nous avons posé cette ressemblance morale de Prologus avec son poète comme un fait général et nécessaire. Mais nulle part elle ne put être aussi parfaite qu'ici, parce que nulle part les fonctions de Prologus ne favorisèrent au mème degré la sympathie et, pour dire plus, la confusion des deux individus. On peut faire, à ce point de vue, un curieux rapprochement entre le Prologus de Térence et le choeur d'Aristophane. Ce dernier personnage possède, il est vrai, dans presque toute la pièce, une individualité complète et indépendante de celle du poète ; presque partout il agit et parle pour son propre compte, il n'est que lui-même. Cependant, à un certain endroit de la comédie, dans la parabase proprement dite, il lui arrive parfois d'abdiquer pour un moment cette individualité et de s'effacer derrière le poète dont il est alors le représentant et le porte-voix. C'est là qu'Aristophane, par la bouche du coryphée, aime à entretenir le public des mérites littéraires et politiques de ses pièces, à se décerner des éloges, à médire de ses adversaires.
Quoique ce discours soit prononcé par un autre que lui, sa personnalité, sous laquelle disparaît celle de l'orateur, ses idées, ses sentiments en font toute la matière ; il y tient la même place que Térence dans ses prologues. Tantôt le coryphée rapporte en son propre nom les affirmations du poète qu'il représente et, d'un bout à l'autre du discours, le fait parler à la troisième personne (Chevaliers, Guêpes); c'est en ce cas surtout que l'analogie est saisissante entre ce personnage et Prologus. Tantôt le coryphée parle au nom du poète et à la première personne, comme s'il était Aristophane, soit après lui avoir fait pendant un certain temps tenir un discours indirect qui se transforme tout à coup en discours directs (Acharniens, Paix), soit même d'emblée et dès le commencement de la parabase (Nuéesz). Il y a là une hardiesse que Térence ne s'est jamais permise. Le public athénien l'admettait le mieux du monde : cette
convention poétique n'était pas plus obscure pour lui que ne l'est pour les magistrats de nos tribunaux la figure de rhétorique par laquelle un avocat se met à la place de son client. Quand la parabase proprement dite était achevée, les choses rentraient dans l'ordre : le poète qui s'était un instant montré disparaissait de la scène, le coryphée et le choeur reprenaient leur personnalité dramatique.
La ressemblance que nous étudions entre Térence et son Prologus se poursuit dans les manières et le langage. Qu'est-ce que le Prologus de Plaute? Un homme de basse naissance et sans éducation, comme l'était l'histrion chargé du rôle, aux allures triviales et au parler vulgaire, doué d'une voix sonore, d'une grande volubilité de langue, d'une verve intarissable mais grossière, saluant et flattant le public avec l'obséquieuse politesse des petites gens à l'égard des puissants, délayant l'argumentum en un long récit amusant qu'il entremêle de plaisanteries, ramassées pour la plupart dans les carrefours, et de réflexions à tournure proverbiale dans le goût du populaire ; causeur gai, insinuant, sentencieux, que l'on croit voir encore soulignant ses paroles d'une gesticulation animée et de grimaces bouffonnes, charlatan qui exécute sa parade. Pour réussir auprès de spectateurs peu délicats, il a tout ce qu'il faut, il est bien l'homme de son rôle. Mais autre chose est un boniment, autre chose un discours. L'orateur Prologus ne pouvait avoir les façons et le ton du conteur Prologus : ses fonctions exigeaient plus de sérieux et de dignité, des manières plus distinguées, un langage plus choisi, un geste plus sobre, en un mot, un homme de meilleure compagnie. Il devait renoncer au milieu inculte où ses aînés avaient vécu et s'acclimater dans un monde plus poli. L'histrion n'était plus digne de servir de modèle au personnage. Mais celui-ci n'eut qu'à se régler sur le jeune esclave que le sénateur Térentius Lucanus avait fait élever avec tant de soin, sur l'affranchi que Scipion et Lélius accueillaient avec tant de faveur dans leur élégante société ; ici encore la figure de Prologus reproduisit les traits de Térence. Est-il vrai que dans l'oeuvre de tout dramaturge on trouve un personnage où il a mis de lui-même plus que dans aucun autre, pour lequel le peintre a été son propre modèle; que, par exemple, il faut voir Sophocle vieillard sous les traits d'OEdipe à Colone ? Quoi qu'il en soit, on peut dire que Prologus est une incarnation dramatique de Térence et qu'il n'en est point dans le théâtre classique de plus complète et de plus visible.
Ce qui achève de rendre le phénomène frappant, c'est qu'à la ressemblance morale s'ajoute, jusqu'à un certain point, la ressemblance physique. Les vieux comiques romains avaient fait de Prologus un jeune homme. Sauf deux cas extraordinaires, Térence s'est conformé à la tradition, de sorte que son avocat ordinaire, son interprète attitré, fut à peu près du même âge que lui. Si les devanciers de Térence établirent l'usage dont nous parlons, ce n'est pas que la jeunesse convint à Prologus à l'exclusion de tout autre âge. Parmi les divinités allégoriques de la nouvelle comédie grecque, les unes étaient jeunes ou vieilles par nature ; certaines convenances artistiques indiquaient au poète l'âge qu'il devait donner aux autres. Mais la personnalité si vague de Prologus se fût accommodée de la maturité ou de la vieillesse aussi facilement que de la jeunesse. Car les qualités de narrateur, qui en formaient le trait essentiel, ne sont pas, loin de là, le monopole du jeune homme, et il n'est point rare de trouver d'amusants conteurs à cheveux blancs. Peut-être mème pourrait-on remarquer qu'un vieillard aurait débité avec plus d'à-propos qu'un adolescent les sentences qui abondent dans les prologues de Plaute, qu'il aurait réclamé avec plus d'autorité le silence et la faveur du public. La décision des comiques romains ne se fonda ni sur une nécessité logique, ni sur des considérations artistiques ; elle fut entrainée par des motifs d'ordre purement extérieur et matériel. Prologus, n'ayant point par lui-même d'âge certain et obligé, s'assimila en ceci, comme pour les idées, le langage et les manières, à l'interprète du rôle. Or ce dernier fut constamment un jeune homme, c'est ce que démontrent les deux premiers vers du prologue de l'Heautontimorumenos. « Le poète, dit le vieil Ambivius, a confié aujourd'hui à un vieillard un rôle qui appartient aux jeunes gens. » Et il explique ensuite pourquoi. La seule vue de ce vieux Prologus a causé de l'étonnement aux spectateurs accoutumés à voir apparaître le personnage sous les traits d'un jeune acteur.
On n'a pas de peine à comprendre pourquoi les poètes de la fabula palliata prirent l'habitude d'attribuer à un jeune homme le rôle de Prologus. Il suffit pour cela de se figurer l'aspect du théâtre de l'époque, quelques instants avant la représentation. Dans le vaste espace limité par les barrières, sans gradins ni sièges, la foule des spectateurs, où domine de beaucoup l'élément grossier et inculte, où abondent les gens qui ont fèté par de copieuses libations la solennité du jour, s entasse debout, par cela seul mouvante et houleuse. Des conversations bruyantes s'engagent entre voisins : le méridional ne sait pas attendre en silence. D'une extrémité à l autre de l'enceinte, des appels, des quolibets s'échangent entre amis qui s'aperçoivent. Si le spectacle tarde trop à commencer, des murmures d'impatience s'élèvent et grossissent rapidement, mêlés de sifflets et de cris d'animaux. A tout ce bruit ajoutons les bousculades qui se produisent vers les portes, à l'entrée d'une bande de retardaires qui prétendent, non seulement se placer, mais encore arriver jusqu'aux bonnes places, soulevant des tempêtes de protestations et d'injures, plus d'une fois suivies de coups de poing. Voilà bien le public romain tel que nous le montrent les prologues des comédies de Plaute écrits cependant, ou du moins remaniés, à une époque où la foule était assise, par conséquent moins remuante et plus stable. S'il faut en croire Horace, ces habitudes tapageuses ne s'étaient pas perdues au siècle d'Auguste.
Quiconque a fréquenté les théâtres de nos grandes villes du Midi trouvera que le tableau n'est pas chargé : les jours de représentations populaires surtout, quand l'abaissement du prix des places ouvre l'accès de la salle au plus petit artisan, pour ne rien dire des gros orages qui éclatent fréquemment, le bruit normal y est assourdissant avant le lever du rideau. C'était donc au milieu d'un formidable vacarme que Prologus faisait son entrée. Un calme relatif s'établissait à son apparition et s'affermissait peu à peu, si son discours était amusant. Mais il n'y avait pas d'apaisement subit et absolu ; tout le temps qu'il parlait, les derniers grondements du tumulte résonnaient encore autour de lui, à tel point qu'il était parfois obligé d'appeler à son aide le héraut pour inviter les récalcitrants à faire enfin silence. Dans ces conditions, la tâche de l'acteur chargé du rôle était des plus fatigantes. Pour se faire entendre dans ce théâtre en plein air, au milieu de ce tapage, il devait donner un volume de voix considérable. Or se faire entendre, c'était le seul moyen de contenter les spectateurs déjà disposés à écouter, qui se seraient bientôt fâchés, s'ils avaient en vain prêté l'oreille ; ajoutons que c'était aussi le meilleur moyen de s'imposer à l'attention de ceux qui n'écoutaient pas encore. Mais, pour cela, il ne fallait ménager ni ses poumons ni son gosier ; il fallait y aller de toute sa voix et de tout son corps, crier et se démener, pour n'arriver bien souvent, malgré tant de rudes efforts, qu'à un demi-succès. Une digression du prologue des Captifs nous monttre, sous un jour plaisant, il est vrai, mais d'une façon très vive, les désagréments de ce rôle aussi ingrat que pénible.
L'acteur a commencé le récit de Vargumentum ; il s'interrompt pour s'assurer que tout le monde l'a bien suivi : « Vous y êtes? dit-il; c'est parfait ». Mais alors il aperçoit, ou feint d'apercevoir, tout au fond de l'enceinte un spectateur qui se plaint de n'avoir pas entendu : « Par Hercule, en voilà un là-bas, au dernier rang, qui prétend que non ». Et il interpelle en ces termes le mécontent hypothétique : « Va t-en ; s'il n'y a pas de place pour t'asseoir, il y en a pour te promener, puisque tu réduis l'histrion à la mendicité. Pour ton plaisir, ne t'y trompe pas, je ne vais point me crever ». Réduire l'histrion à la mendicité, c'est l'obliger de crier au point d'en avoir la voix cassée, et lui faire perdre ainsi son gagne-pain. L'expression est énergique ; celle du vers suivant l'est encore davantage. Elles attestent à elles deux, avec une exagération bouffonne, que réciter le prologue, ce n'était pas petite affaire. C'était une lourde corvéa que tous les acteurs de la troupe devaient envisager avec répugnance. Les vieux la rejetaient naturellement sur les jeunes ; parmi ceux-ci, c'était à qui l'esquiverait. Comme il fallait pourtant de toute nécessité que quelqu'un s'en chargeât, on l'imposa au plus jeune, au dernier venu; du moins cela est très vraisemblable. Rien de plus naturel et de plus juste que cette attribution. C'est une loi encore appliquée de nos jours dans beaucoup de sociétés, que les nouveaux doivent alléger les anciens de certaines tâches plus ou moins désagréables et payer ainsi une sorte d'impôt pour leur entrée dans la société.
Grâce à cette combinaison, l'interprète du rôle n'était jamais désigné arbitrairement, on le connaissait d 'avance, la besogne lui revenait de droit, et il restait titulaire de l'emploi jusqu'à ce que le directeur de la troupe eût fait acquisition d'un nouveau jeune histrion. La jeunesse a surabondance de forces physiques ; elle est assez riche pour dépenser sans compter. Les acteurs plus avancés en âge avaient besoin de plus de ménagement. Ils avaient aussi le dèsir de réserver leurs efforts pour une meilleure occasion, pour le moment où le public, rendu attentif par l'intérêt de la pièce, apprécierait mieux leurs beaux effets de voix. En faveur de cette prétention, ils pouvaient invoquer les exigences d'une bonne interprétation de l'oeuvre à jouer. C'était en général à des acteurs déjà anciens, ajoutant au talent naturel l'expérience de la scène, que revenaient les rôles les plus importants et les plus difficiles, tandis que les débutants faisaient les personnages secondaires et n'avaient même parfois que des bouts de rôle. Imposer aux premiers la fatigante récitation du prologue, c'eût été gaspiller leur énergie et compromettre le succès des situations capitales où les ressources de leur action devaient faire valoir les inventions heureuses du poète. Le débutant, dont la part de travail était légère en dehors de cette besogne préliminaire, pouvait, sans préjudice pour l'exécution de l'ensemble, s'époumoner à prononcer le discours de Prologus. Comme la taille, la prestance, la figure (1) de Prologus n'étaient pas plus déterminées que son âge, l'extérieur, quel qu'il fût, du débutant, n'était jamais un obstacle à l'application de la règle.

(1) Nous verrons plus loin que, même au temps de Térence, Prologus ne portait pas de masque.

Pour tenir cet emploi il ne fallait aucune qualité spéciale, il suffisait de celles qu'exigeait en général le métier d'acteur : avant tout, voix forte et mimique animée. Voilà donc pourquoi Prologus, qui de sa nature n'était ni jeune ni vieux, prit place parmi les adulescentes de la comédie latine. On a donné, il est vrai, de ce fait une autre explication; mais elle n'est pas acceptable. On a dit que le rôle de Prologus fut habituellement confié à de jeunes acteurs, parce qu'ils paraissaient plus aptes à gagner la bienveillance du public. Si, pour prendre une décision, les poètes romains s'étaient placés à ce point de vue, n'auraient-ils pas au contraire choisi un vieil acteur, un des plus anciens de la troupe, dont l'âge, le talent éprouvé, les succès passés n'auraient pas manqué de faire sur le public une favorable impression? Par quels titres, comparables à ceux-là, se recommandait un jeune homme ? Dans deux occasions où Térence jugea cette sympathie des spectateurs plus difficile à conquérir que d'ordinaire, ce fut précisément à un vieillard, comme nous allons le voir, qu'il demanda de réciter le prologue.

V

L'originalité de Térence ne se borna pas à la transformation de Prologus, dont nous venons de rendre compte. Deux fois il se passa de ce personnage attitré du prologue romain et le remplaça par un autre, parce que dans ces deux circonstances il trouva le rôle trop lourd pour lui. La première fois que Prologus se vit ainsi dépossédé de ses fonctions, ce fut à la représentation de l'Heautontimorumenos. On sait qu'elle suivit directement, quoiqu'à long intervalle, l'échec de l'Hécyre qui causa au poète une si douloureuse émotion ; la seconde fois, ce fut à la représentation définitive de cette comédie si peu favorisée du sort qui lui avait déjà infligé un double revers. Dans l'un et l'autre cas, Térence, ayant un procès plus difficile à gagner que ses autres procès, trouva insuffisant son avocat ordinaire, sans prestige et sans autorité ; il fit appel au concours d'un défenseur exceptionnel. Pour tenir la place de Prologus dans ces graves conjonctures, à qui s'adressa-t-il ? Il ne prit pas un personnage du monde allégorique, et cela n'a rien de surprenant. Lui que le souci de la vraisemblance dramatique détourna toujours de traduire celles d'entre les comédies grecques qui s'ouvraient par l'apparition et le monologue des divinités de théâtre, ne devait guère se sentir porté à leur demander aide et protection, à leur accorder sa confiance, dans une situation délicate. D'ailleurs, il n'avait pas la richesse d'imagination de Ménandre et sa merveilleuse aptitude à créer, comme en se jouant, de charmantes figures allégoriques. Il est vrai qu'il aurait pu, à la rigueur, se dispenser d'être tout à fait original et trouver dans l'Olympe de la comédie nouvelle quelque dieu complaisant qui serait venu avec assez de naturel présenter sa défense ; Elenchos, par exemple, aurait pu, dévoilant et confondant les calomnies de ses détracteurs, prononcer le prologue de l'Heautontimorumenos.
Mais une raison plus décisive pesa sur son choix. Dans l'intérêt du poète en péril, quelle recommandation pouvait produire une divinité de théâtre? Son prestige, par où elle était supérieure au simple mortel Prologus. C'était beaucoup à Athènes, où la vive imagination des spectateurs se laissait charmer par ces brillantes apparences. C'était relativement peu à Rome, auprès d'un public bien moins sensible aux séductions de l'art. L'effet de ce prestige parut à Térence une garantie trop incertaine et trop peu solide. Il voulait un avocat dont l'ascendant plus sérieux s'imposât plus sûrement à l'esprit des juges. Ce fut tout près de lui, parmi ses contemporains et dans son entourage même, qu'il choisit le suppléant extraordinaire de Prologus. Au lieu d'une individualité dramatique, il se servit pour ce rôle d'une personne réelle, du directeur de la troupe qui jouait ses comédies, le vieil acteur Ambivius. Dès le premier vers des prologues en question, il est visible que les choses ne se passèrent pas comme d'habitude. Tandis que dans les autres le personnage se présente sans croire opportun de motiver son apparition, comme quelqu'un que l'on connaît et que l'on attend, ici il éprouve le besoin de s'annoncer et de prévenir l'étonnementdu public.
« Pour que nul de vous ne soit surpris de voir que le poète a chargé un vieillard du rôle qui appartient aux jeunes gens... »
C'est en orateur que je viens à vous, sous le costume de Prologus. » Celui qui parle ainsi n'est évidemment pas le personnage traditionnel, le Prologus familier à tous. Du contenu des deux prologues, il résulte que c'est un vieil histrion, en même temps chef de la troupe. Or, les témoignages réunis des didascalies et de Donat prouvent qu'Ambivius a joué toutes les pièces de Térence et qu'il les a jouées d'original. Donat, corroboré par Eugraphius et un de nos plus anciens manuscrits des comédies, le Victorianus, le désigne expressément comme ayant récité le second prologue de l'Hécyre. Il est dit dans ce prologue que les deux tentatives malheureuses de représentation ont été faites par le même Ambivius. D'après un autre passage de Donat, sa troupe a joué aussi, comme pièce nouvelle, le Phormion, où il a créé pour sa part le rôle du parasite. Le prologue de cette comédie fait allusion1 à un échec subi par la troupe, le jour évidemment où elle essaya pour la première fois de jouer l'Hécyre, échec réparé depuis par un succès au moins, remporté sans doute avec une autre ou plusieurs autres pièces du poète qui a écrit le prologue, c'est-à-dire, pour préciser, soit avec l'Heautontirnorwnenos, soit avec la reprise de l'Eunuque, ou plutôt avec les deux. Ajoutons à cela que la façon dont Ambivius parle de Térence dans le second prologue de l'Hécyre, atteste des relations déjà anciennes et constantes. C'est donc bien lui qui a donné toutes les premières représentations, et c'est lui qui a remplacé Prologus à l'apparition de l'Heautontimorumeuns aussi bien qu'à la reprise définitive de l'Hécyre. L. Ambivius Turpio était à tous égards l'homme qui convenait pour remplir cette mission délicate : il pouvait mettre en ligne, au profit de la pièce et du poète, les plus sérieuses recommandations. D'abord il était vieux : lui-même se dit à plusieurs reprises senex. Puisqu'il avait joué, étant déjà à la tète d'une troupe, les premières comédies de Cécilius qui, d'après la chronique d'Eusèbe fleurissait vers 575 de Rome, il devait avoir, au temps de Térence, à peu près l'âge que Chrémès donne à Ménédène. Sans compter cette sorte de respect involontaire que les cheveux blancs inspirent en général et de prime abord à la foule, ceux d'Ambivius rappelaient aux spectateurs romains une longue carrière bien remplie. Il méritait qu'on eût égard à ses intérêts matériels, qu'on accueillît favorablement la pièce qu'il jouait à ses risques et périls, le vieux directeur qui pouvait prendre le public à témoin de son zèle et de son désintéressement.
Il méritait bien qu'on fît silence pour lui rendre la tâche moins pénible, que l'on consentît à l'entendre dans une comédie du genre calme, le vieil acteur qui s'était prodigué dans toute sorte de rôles laborieux. L'écouter et l'applaudir, c'était d'un salutaire exemple : c'était engager les jeunes acteurs à imiter son zèle. C'était exciter l'ardeur des poètes à écrire, et l'encourager lui-même à faire acquisition de pièces nouvelles pour le divertissement du public. Enfin et surtout, sur ces spectateurs qui l'applaudirent si souvent il avait l'autorité du talent. Il fut évidemment le plus remarquable comédien de son époque. Ses succès durent être nombreux et éclatants, sa réputation lui survécut, et les écrivains des temps postérieurs ne dédaignèrent pas de le placer à côté du célèbre Roscius, le contemporain de Cicéron. Donat l'appelle actor peritissimus, et rapporte une curieuse anecdote sur son entrée en scène et son jeu dans le rôle de Phormion, à la première scène du deuxième acte. Ciceron atteste qu'il eut la rare fortune de plaire aux spectateurs de tous les rangs, bien que son talent charmât surtout les esprits cultivés. Tant de titres réunis lui donnaient un ascendant considérable : on le voit bien au ton dont il s'exprime dans ces deux prologues ; on le voit mieux que partout ailleurs dans le passage où il explique qu'il a été choisi pour avocat parce que sa parole aura autant d'efficacité que le plaidoyer même écrit par le poète.
Qu'il y a loin de cette protection réelle et solide à l'effacement banal de Prologus et au prestige frivole des figures allégoriques ! Térence ne pouvait produire sur la scène un défenseur plus compétent, plus sympathique au coeur de ses juges, plus influent sur leur esprit. En le choisissant, il fit un coup de maître. De son côté, en acceptant la mission de plaider sa cause, Ambivius donna par deux fois au poète une preuve de la plus vive amitié. Cette amitié naquit sans nul doute à l'occasion des rapports commerciaux qui s'établissaient forcément entre auteurs et directeurs. A Rome, en effet, les chefs de troupe servaient d'intermédiaires entre les donneurs de jeux et les poètes. C'était à leur expérience que s'en remettaient, pour le choix des pièces à jouer, les magistrats, très médiocres connaisseurs en matière poétique, sauf quelques rares exceptions, et désireux uniquement d'augmenter leur crédit par des spectacles agréables au peuple. C'était à eux aussi que les écrivains s'adressaient et qu'ils offraient leurs oeuvres à vendre. Leur situation les mettait en mesure de rendre beaucoup de services, surtout aux débutants, de favoriser les vocations naissantes, d'aplanir aux jeunes l'entrée de la carrière. Si le directeur et le poète n'avaient point l'âme tout à fait vulgaire, les relations d'acheteur à vendeur se transformaient aisément en d'honorables et solides amitiés. C'est ce qui arriva pour Ambivius et Térence. Ambivius, homme de coeur et de goût, qui ne s'enfermait pas dans la considération étroite de ses intérêts personnels, mais se préoccupait du sort de l'art dramatique à Rome conçut une profonde sympathie pour le caractère et pour le talent de Térence. De grands personnages lui recommandèrent peut-être d'abord le débutant ; dès qu'ils se connurent, leurs qualités respectives firent le reste. Les oeuvres du poète valurent de beaux succès au comédien ; le comédien rendit de signalés services au poète. Ce n'était pas d'ailleurs la première fois qu'Ambivius faisait acte de dévouement. Plus de vingt ans avant, lorsqu'il avait joué les premières pièces de Cécilius, le public s'était montré défavorable. Pour empêcher un poète, dont il appréciait la valeur, de succomber au découragement, il avait repris les comédies d'abord mal accueillies, il avait réussi à les faire écouter et applaudir ; Cécilius lui devait d'avoir pu suivre sa carrière. Térence reçut d'Ambivius, en ce qui concerne l'Hécyre, un service du même genre, et de plus, quand il jugea la protection de Prologus insuffisante, il le trouva prêt, malgré son âge, malgré l'importance de son rôle dans la pièce, à payer de sa personne dans le prologue. Il est vrai que le vieil acteur dut éprouver une douce satisfaction d'amour-propre à réciter ces deux discours où il est tant parlé de ses mérites et de son autorité. Ce fut sa première récompense. Le gain des deux procès qu'il plaida et la reconnaissance du poète achevèrent de le payer.
L'innovation de Térence, substituant Ambivius à Prologus, un être réel à un être fictif, bien qu'elle paraisse et qu'elle soit en somme très hardie, n'a rien qui déroute l'esprit. Elle n'est qu'une conséquence logique du long travail de transformation subi par le personnage du prologue. Avoir recours à une allégorie, c'eût été rebrousser chemin par le choix que fit Térence, au contraire, se poursuivait l'évolution normale, et l'on voit très bien la marche régulière qui a conduit le personnage vers cette dernière étape : on est même obligé d'avouer que, sous peine de rester incomplet, le voyage devait aboutir à ce terme. Les devanciers de Prologus ont appartenu, aussi complètement que les personnages de la pièce proprement dite, au monde de la fiction dramatique. Prologus fait bande à part et se rapproche, on ne peut plus, du monde réel. Nous avons vu jusqu'à quel point il en est voisin : il occupe, pour ainsi dire, la frontière des deux régions, et au premier coup d'oeil on ne voit pas distinctement dans laquelle des deux il se trouve. Mais qu'il fasse un pas de plus, et l'incertitude cessera : il entrera tout à fait sur les terres de la réalité. La personnalité d'emprunt qui couvrait l'acteur chargé de ce rôle n'était pas assez complète ni assez épaisse pour dérober aux regards sa véritable personnalilé : elle ressemblait à un brouillard transparent et sans consistance. Notre poète le dissipa. Le personnage, ou plutôt l'ombre de personnage, que l'on avait vue jusqu'alors sur la scène, s'évanouit et il ne resta que l'acteur. Si l'on veut être d'une rigoureuse exactitude, il faut cependant remarquer que Térence dut s'y reprendre à deux fois pour opérer complètement cette métamorphose ; car le prologue de l'Heautontimorumenos nous offre le phénomène bizarre d'une sorte d'individualité hybride. Lorsque Ambivius réfute, pour le compte du poète, les accusations lancées par Luscius et ses partisans, ne croirait-on pas entendre le vulgaire Prologus? Ce sont les mêmes affirmations à la troisième personne, la même récitation presque machinale d'une leçon apprise, le même effacement, le même rôle de porte-voix. Mais il n'agit et ne parle pas toujours au nom d'autrui : dans la première partie du prologue, d'abord il s'acquitte, en faisant l'annonce, d'une formalité indépendante des attributions de Prologus, puis il expose les motifs tout personnels qui ont arrêté sur lui le choix extraordinaire du poète ; dans la dernière partie, il sollicite, en son propre nom, pour des raisons que Prologus ne pourrait faire valoir, la bienveillance des spectateurs : il parle des fatigues de sa profession, du désintéressement et du zèle qu'il a toujours montrés dans sa longue carrière ; il n'est plus du tout Prologus, il n'est plus que l'acteur-directeur Ambivius. Un personnage provisoire, en pleine transition, déjà sorti de son état ancien, mais non encore parvenu à son nouvel état, voilà comment on peut définir ce mélange.
L'étrangeté de cette création prouve que l'idée de remplacer le personnage par l'acteur ne vint pas de prime abord à Térence, claire et précise. Il y a pourtant dans le prologue en question un vers qui ferait croire le contraire, si on n'en mesurait avec soin la portée : « ; le poète a voulu que je fusse un orateur, non un Prologus. » Ces mots semblent indiquer que Térence avait dès lors l'intention arrêtée de supprimer Prologus et que l'exécution seule fut imparfaite. Mais au fond il n'en est rien ; nous avons vu en effet qu'ils conviennent aussi bien au personnage des prologues ordinaires de notre poète. Ils distinguent le Prologus de Térence, orateur, des anciens Prologi, narrateurs. Le prologue de l'Andrienne contient, sous une autre forme, une déclaration équivalente. Ambivius ne fait que la renouveler : il n'est pas venu pour raconter l'argumentum, et il donne à entendre que, s'il s'était agi d'un récit, on n'aurait pas eu besoin de confier le rôle à un acteur exceptionnel. Ses paroles caractérisent une fois de plus la transformation du personnage par Térence, mais elles ne marquent nullement sa suppression.
Le dessein du poète, au moment où il se mit à écrire le prologue de l'Heautimorumenos, était sans doute seulement de produire dans le rôle de Prologus un vieil acteur, au lieu du jeune acteur traditionnel, de vieillir Prologus. Mais il dépassa le but qu'il s'était marqué, et le choix irrégulier de l'interprète eut, au point de vue de l'effacement du personnage, des résultats dont Térence lui-même n'avait peut-être pas d'abord prévu l'importance. C'était fatal ; l'irrégularité commise n'avait qu'un objet : tirer de l'âge, du passé, de la réputation de l'acteur, en un mot, de toute sa personnalité, une efficace recommandation pour la pièce. La personnalité d'Ambivius, ainsi mise en évidence, pouvait-elle ne pas apparaître avec une netteté frappante à travers l'enveloppe légère et, pour ainsi dire, diaphane de Prologus ? Sans doute, mème en temps normal, Prologus, pour bien des choses, était tributaire de son interprète, au point d'avoir avec lui une ressemblance qui ne nous a pas échappé. Mais ces emprunts, il les faisait à l'acteur en général, non à celui qui était en scène, au métier, non à l'individu qui, comme tel, n'avait pas à se découvrir. Ici tout est bien différent : ce n'est pas à une abstraction, mais à une personne que s'assimile Prologus, et de plus à une personne point du tout banale, pleine de relief et d'originalité. Aussi, quoiqu'incomplète encore, l'absorption du personnage par l'acteur est-elle très sensible. Le prologue une fois écrit, Térence fut certainement frappé des conséquences de son innovation : il distingua alors le terme de la voie où il s'était engagé et s'en vit tout proche. Il n'avait eu en vue que l'introduction du vieil acteur dans le rôle de Prologus et déjà Prologus n'existait presque plus.
Ce résultat constaté lui donna l'idée de le faire disparaître tout à fait et ce fut dans cet état d'esprit qu'il composa le second prologue de l'Hécyre. Ici plus rien de mixte ni de confus : la période de transition est passée ; la métamorphose est achevée. L'inventeur, instruit par une première expérience, a perfectionné son procédé. Celui qui se présente maintenant au public, non seulement ce n'est pas Prologus, mais ce n'est pas non plus un mélange de Prologus et d'Ambivius, c'est d'un bout à l'autre du discours Ambivius tout pur. Les idées qu'il émet sont toutes à lui et il prend la responsabilité de toutes ses affirmations. Nulle part on ne sent derrière lui le poète qui souffle la leçon : ceci le distingue essentiellement du Prologus de Térence. Point de compromis maladroitement avoué entre la réalité et la fiction : point d'acteur venant dire, comme dans le prologue de l'Heautontimorumenos : « On m'a confié un rôle qui n'est pas de mon âge ; je l'ai appris ; je vais le réciter. » Ambivius récite ici un discours appris, oeuvre d'un autre, mais il en a soi peu l'air qu'on est allé jusqu'à s'y méprendre et lui attribuer naïvement la composition de ce prologue. Cependant, s'il n'est plus Prologus, il en a gardé l'apparence ; il porte le costume du personnage dont il a pris l'emploi : Térence n'a pas cru devoir le dépouiller de ces attributs
spéciaux pour le faire parattre dans un costume quelconque de comédien, celui du rôle qu'il allait bientôt jouer dans la pièce, ou bien sous ses vêtements de la vie ordinaire, comme lorsqu'en sa qualité de directeur il venait avant le prologue s'acquitter de la pronuntiatio tituli. Il est très vraisemblable qu'il n'y a pas même songé. Que lui importaient à lui la forme et la couleur de l'habit, s'il avait le défenseur de son choix? Ou,s'il y a songé, il a reculé devant la crainte de choquer en pure perte le public. Les mêmes spectateurs qui virent sans se formaliser Ambivius usurper la place de Prologus n'auraient-ils pas murmuré s'il était venu faire sa harangue avec un autre costume que celui de Prologus ?
Ce sont les modifications extérieures qui frappent le plus vivement la foule. La suppression de l'argumentum et l'attribution du rôle au vieux directeur étaient dans le prologue des nouveautés autrement essentielles qu'un changement de costume. Mais elles ne sautaient pas aux yeux et, pour en saisir la portée, il fallait quelque réflexion. Tant que l'acteur chargé du prologue paraissait avec les insignes traditionnels, le regard ne donnait pas l'éveil à l'esprit ; au fond le personnage avait pu changer, mais en apparence il était le même. Le Prologus de Térence était un être si insignifiant que sa disparition causa moins de surprise que n'en aurait causé celle de ses attributs. Que l'idée de substituer dans le prologue l'acteur au personnage fût absolument nouvelle, lorsque Térence composa les deux prologues de l'Heautontimorumenos et de l'Hécyre, cela n'est pas douteux. Pour nous en convaincre, il ne faut que nous rappeler de quelle façon imparfaite cette substitution fut exécutée la première fois : des remarques déjà faites à ce propos on est en droit de conclure que le
poète ne se guida alors sur aucun précédent. Mais l'idée de faire jouer le rôle de Prologus par un vieil acteur, qui a été le point de départ de la transformation, était-elle aussi neuve ? On ne saurait l'affirmer avec la même assurance ; il se peut à la rigueur que quelqu'un des vieux comiques l'ait eue une fois. Ce qui ressort des termes absolus où Ambivius déclare que le rôle appartient aux jeunes gens, c'est qu'une exception de ce genre ne s'était pas produite depuis longtemps. Les anciens poètes, dont le prologue était un récit, n'avaient pas à se servir d'un vieillard le même intérêt que Térence, qui fit du sien un plaidoyer. Il est incontestable qu'un orateur a besoin de plus d'autorité sur son auditoire qu'un narrateur, puisque celui-ci se propose d'intéresser et celui-là de convaincre. Il n'est pas moins incontestable que l'âge contribue grandement à munir l'orateur de cette autorité. Avant la transformation du prologue, l'idée de le faire prononcer par un vieil acteur était donc beaucoup moins naturelle qu'après. Au reste, une lointaine exception, si elle était démontrée, n'amoindrirait guère le mérite de Térence, et l'innovation, dans ce qu'elle a d'essentiel, resterait d'ailleurs tout entière sa propriété. Ce qui lui en inspira la pensée, ce fut d'abord le besoin et cette sorte d'instinct de la conservation qui l'avait déjà poussé à transformer le prologue pour en faire une arme à la fois défensive et offensive ; il s'avisa qu'au lieu de la confier au premier venu, il valait mieux choisir son champion. Ce fut aussi l'heureux concours de circonstances qui le mit en relations avec un directeur offrant des garanties extraordinaires.
S'il était tombé sur un homme vulgaire, il n'aurait pas songé à se placer publiquement sous sa protection : mais la différence était si frappante entre le novice Prologus et Ambivius, le vétéran de la scène, tant de fois vainqueur, que le respect de la tradition ne pouvait vraiment pas contrebalancer le désir de mettre en ligne un aussi vaillant lutteur. Dans ces conditions, pourquoi, après avoir trouvé cet expédient, Térence ne s'en servit-il pas à chaque occasion ? Car, si le début du prologue de l'Heautontimorumenos atteste que jamais auparavant il n'avait rompu sur ce point avec la coutume, il n'est pas moins certain que jusqu'au second prologue de l'Hécyre Ambivius ne reparut plus à la place de Prologus ; ce qui le prouve, c'est que, dès le premier vers, il juge nécessaire de s'annoncer, tandis que les prologues intermédiaires ne signalent rien d'anormal sous le rapport de l'acteur ou du personnage. Térence n'a donc fait appel au concours d'Ambivius que deux fois, dans des circonstances graves, d'abord parce que l'intervention du vieil acteur était un grand moyen qu'il ne fallait pas user: ainsi, dans les guerres de l'histoire romaine, les vieux soldats de la troisième ligne ne viennent aux mains avec l'ennemi et les chevaliers ne mettent pied à terre que si la bataille est acharnée et le danger pressant. Il y avait une autre raison : Ambivius était âgé ; il jouait dans la pièce l'un des premiers rôles. Même s'il avait mis sans restriction son dévouement au service de Térence, celui-ci devait le ménager.
Il comprit parfaitement la situation et sut concilier le souci de ses intérêts avec la discrétion qu'elle commandait.

VI

Térence, qui, pour de bonnes raisons, transforma le prologue et Prologus, n'avait aucun intérêt à modifier l'extérieur du personnage, le costume ; et nous avons la certitude que sur ce point il a respecté la tradition. Si, en effet, il avait introduit ici quelque changement, il aurait dû s'en expliquer avec le public à la première violation de l'usage, comme il l'a fait pour ses autres innovations. Or, dans aucun de ses prologues on ne trouve la moindre remarque à ce sujet ; de plus, dans le dernier en date, le second de l'Hécyre, il est dit formellement que l'acteur parait revêtu des insignes traditionnels :
" Orator ad vos venio ornatu Prologi."
La valeur de ce vers est considérable au point de vue qui nous occupe : c'est le seul texte qui démontre que Prologus prenait pour se présenter aux spectateurs des attributs spéciaux. Il est vrai que, même en dehors de cette preuve positive, le fait ne pourrait guère être mis en doute, du moins pour le temps de notre poète et l'époque antérieure. Puisque le Prologus ordinaire de Térence ne s'annonce jamais comme tel, c'est que, grâce à une marque distinctive quelconque, les spectateurs le reconnaissent au premier coup d'ceil, et ne sont pas exposés à la confondre avec un personnage de la pièce : car plus d'une comédie, dans le répertoire romain, n'avait pas de prologue et commençait d'emblée (1),

(1) Plusieurs pièces de Plaute sont dans ce cas.

C'est pour le même motif qu'à la représentation de l'Heautontimorumenos ils comprirent tout de suite qu'Ambivius allait tenir l'emploi de Prologus, et non remplir sa mission de directeur ou jouer son rôle de la pièce : aussi dès que le vieil acteur ouvrit la bouche, ce fut pour dissiper la surprise provoquée par sa seule vue, sans qu'il eût dit un mot.
L'existence d'attributs extérieurs particuliers à Prologus, déjà usités avant les débuts de notre poète, est donc hors de controverse. Mais de quelle importance étaient ces attributs? S'agit-il seulement d'un emblème, plus ou moins considérable, porté soit avec la toge, vêtement de la vie journalière, soit avec le costume, quel qu'il fût, du rôle que l'acteur allait ensuite jouer dans la pièce ? Le mot «ornatus », employé .par Térence dans le texte déjà cité, nous fait plutôt songer à tout un costume qu'à un ornement de détail. Le même
substantif se retrouve, à ma connaissance, en trois autres passages de ses oeuvres. Dans le premier, il a le sens très large d'appareil, préparatifs de fête : Dave, qui revient de chez Chrêmes, raconte à son jeune maître Pamphile que rien dans la maison n'annonce pour le jour même la célébration d'un mariage : « Matronam nullam in aedibus, nihil ornati, nihil tumulti ». Dans le second, il désigne l'aspect général d'un homme, l'état extérieur de toute sa personne, et peut se rendre par le français « équipage » : le parasite Gnathon, qui a rencontré un de ses compatriotes réduit à la misère, en fait le portrait. Dans le troisième enfin, il a d'une manière plus précise la signification de costume : Antiphon, voyant sortir de chez Thaïs son ami Chæréa déguisé en eunuque, s'écrie : « Qui hic ornatus est? » En aucun des trois cas, on le voit, Térence n'a pris le mot en question pour traduire l'idée de parure partielle. D'où la conclusion probable que dans l'expression « ornatus Prologi », il n'a pas non plus ce sens.
Cette conclusion se confirme au point de devenir certaine, si l'on songe, d'une part, combien peu la toge convenait à Prologus, d'autre part, quels inconvénients il y aurait eu à faire paraître l'acteur chargé du prologue avec le costume quelconque de son rôle dans la pièce. Que le directeur de troupe soit en toge pour l'annonce, rien de plus naturel : il ne fait pas à ce moment oeuvre de comédien, il ne dépouille pas plus sa personnalité que le régisseur de nos théâtres quand il vient, par exemple, solliciter l'indulgence du public pour un de ses camarades. Mais Prologus est un personnage : l'acteur qui est chargé du prologue joue un rôle. Or ce rôle, bien qu'il ne fasse point partie intégrante de la pièce proprement dite, y tient encore par le contenu, au temps des devanciers de Térence, des inventeurs de Prologus, et se rattache à un ensemble grec, à une fabula palliata. Dans ces conditions, il est nécessaire que Prologus soit vêtu à la grecque, non à la romaine. Même si cette nécessité logique ne s était pas imposée à l'esprit des vieux comiques latins, la seule force de la tradition les aurait entraînés car Prologus prenait la place de personnages, allégorigues ou autres, qui tous portaient le costume grec,
et qui reparaissaient encore parfois. Et il ne suffisait nullement de lui faire revêtir un costume grec quelconque, celui qui convenait au rôle de l'acteur dans la pièce. Etant donnée la variété des rôles que l'interprète de Prologus pouvait être appelé à jouer dans la pièce (1), on serait arrivé ainsi souvent à un résultat bizarre, ou même grotesque.

(1) Sur la variété des rôles que pouvait jouer le même acteur, cf, Plaute prol. des Ménec., à la fin, et Térence,Heaut. 39 sqq.

Sans doute Prologus n 'a pas une individualité bien compliquée ; mais enfin il a un sexe : en parlant de lui-même, il se sert partout du
genre masculin. Se le figure-t-on apparaissant sous des habits de femme ? Il a aussi un âge : de l'attribution permanente du rôle à un jeune acteur nous avons conclu avec la plus grande vraisemblance à la jeunesse du personnage. Lui sied-il dès lors de se montrer en vieillard ? Pour éviter des inconvénients de cette sorte, qui n'auraient pas manqué de se produire fréquemment, il fallait adopter une règle générale et assigner à Prologus, une fois pour toutes, un costume en rapport avec sa personnalité.
Mais si cette personnalité ne s'accommodait pas d'un costume grec quelconque, il n'était pas non plus facile, égard eu à son extrême effacement, d'en imaginer un qui lui convînt d'une manière spéciale. Comment donner un aspect caractéristique à cet être dont l'essence était si simple, si pauvre ? Les poètes de la nouvelle comédie n'éprouvèrent pas le même embarras à vêtir leurs créations allégoriques, parce qu'elles avaient une individualité mieux déterminée et plus complexe : de leurs attributions morales, riches et bien définies, résultaient forcément des indications sur leur extérieur. Ayant de plus à leur service une imagination féconde qu'avivait encore la vue des nombreux chefs-d'oeuvre inspirés par la mythologie aux arts plastiques, les comiques grecs durent réaliser dans cet ordre d'idées des merveilles d'à-propos et de variété, et associer savamment pour la joie des spectateurs le plaisir des yeux à celui de l'esprit. D'une façon générale, les personnages de prologue, étant de nature divine, ne pouvaient être vêtus comme de simples mortels : leurs costumes se distinguaient de ceux que portaient dans la pièce les personnages de même sexe et de même âge, souvent par la forme et toujours par la magnificence. Mais Prologus, qui n'était point par sa nature au-dessus des personnages de la pièce, de quel droit se serait-il mis à une autre mode ou avec plus de somptuosité ?
Il n'y avait pas lieu d'enrichir à son intention la série des costumes typiques de la palliata : il lui fallait choisir dans cette garde-robe. Ses fonctions de narrateur, si elles n'exigeaient pas un costume nouveau, ne repoussaient absolument aucun de ceux qui existaient déjà. Ce qui détermina le choix, ce fut donc le sexe et l'âge de Prologus : jeune homme, il ne put prendre que les habits des jeunes gens, des adulescentes.
Quel était ce costume Donat nous dit : « Adolescentibus discolor (vestitus) attribuitur ; » ce que signifie que les différentes pièces du vêtement ne sont pas de même couleur. Les couleurs sont en général vives et voyantes : blanc, rouge, violet, etc. Les deux pièces principales sont la tunique, longue et à manches, et le manteau. Seulement, pour les jeunes gens de la comédie, deux sortes de manteau sont en usage : le pallium qui s'enroule autour du corps, la chlamyde qui s'agrafe sur l'épaule droite. Il n'est guère possible de savoir avec une entière certitude lequel de ces deux manteaux fut assigné à Prologus. Peut-être portait-il indifféremment l'un ou l'autre. J'inclinerais cependant plutôt pour la chlamyde. Car, s'il est bien vrai, comme nous l'avons avancé plus haut, que le rôle était confié au plus jeune acteur de la troupe, à un novice, Prologus étant éphèbe par l'âge, le manteau des éphèbes lui convenait mieux que tout autre. Nous trouverons tout à l'heure, dans les miniatures des manuscrits, un nouvel argument à l'appui de cette opinion.
Ainsi, il pouvait arriver à l'acteur qui remplissait les fonctions de Prologus de se présenter pour jouer ce personnage avec son costume de la pièce : il était dispensé de changer d'habits après le prologue, toutes les fois qu'il tenait dans la pièce un rôle de jeune homme, ou d'une façon plus précise, si l'on adopte notre opinion, un rôle d'éphèbe, comme celui de Chaeréa dans l'Eunuque, Dans tous les autres cas, il devait avoir deux costumes successifs. Voilà dans quel sens on peut dire qu'au rôle de Prologus appartenait un costume distinct.
Mais le personnage ainsi vêtu n'eût pas été reconnaissable au premier coup d'oeil : une comédie pouvait n'avoir pas de prologue et commencer par l'apparition d'un « adulescens. » Or, d'emblée le public de Térence s'aperçut qu'Ambivius tenait le rôle de Prologus. Il y avait donc dans son extérieur quelque chose qui rendait toute méprise impossible.
De plus, si le costume de Prologus avait été celui des jeunes gens, sans rien de plus, sans aucun signe distinctif, Térence aurait-il pu employer l'expression « ornatu Prologi ? » Pour la comprendre, il faut admettre que les comiques romains ajoutèrent aux vêtements, trop peu caractéristiques de Prologus un emblème spécial. De même que les dieux de marbre ou de bronze créés par les sculpteurs
grecs, les divinités allégoriques du théâtre avaient sans doute, indépendamment du costume proprement dit, certains attributs particuliers à chacune, dont le poète trouvait l'idée dans la personnalité même qu'il donnait à ces êtres de fantaisie. Ainsi le Lare qui récita le prologue de l'Aululaire, portait peut-être une couronne (1), et il est certain qu'Arcturus, chargé de dire le prologue du Rudens
avait une étoile au front ou dans la coiffure.

(1) Du moins il dit en parlant de la fille d'Euclion : "Dat mihi coronas" v. 25. Ceci n'est d'ailleurs qu'une conjecture.

Mais, à la rigueur, les personnages de cette espèce auraient pu en général se passer de pareils insignes : au début de leur discours
ils prenaient si bien soin de décliner leur nom et d'énumérer leurs prérogatives, que leur identité n'était nullement douteuse. Prologus au contraire, n'ayant pas cette ressource, devait nécessairement être distingué par quelque marque extérieure. Les devanciers de Térence comprirent cette obligation et eurent même pour y satisfaire une idée assez ingénieuse.
En Grèce, les suppliants avaient coutume de porter à la main des rameaux ornés de bandelettes. Des traces fréquentes de cet usage se retrouvent dans la tragédie. Les filles de Danaos, dans les Suppliantes d'Eschyle, les prêtres et les enfants réunis devant le palais, au début de l'OEdipe Roi de Sophocle, les mères des sept chefs morts devant Thèbes, dans les Suppliantes d'Euripide, paraissaient sur
la scène avec cet emblème. Et ce n'était pas là seulement un usage de l'époque héroïque, reproduit par les poètes tragiques ; il existait encore de leur vivant et longtemps après eux : on le pratiquait en Sicile et dans l'Italie méridionale, quand les Romains firent la conquête du pays. Tite-Live le signale en plus d'un endroit : tantôt ce sont des habitants de Léontium « ramos oleae atque velamenta
alia supplicium porrigentes ;
» tantôt des Locriens « velamenta supplicium, ramos oleoe, ut Græcis mos est, pnrgentes. » Au premier siècle de notre ère, les habitants de Vienne, d'après Tacite, vont à la rencontre des soldats de Valens, « velamenta et infulas prseferentes. »
C'est encore sans nul doute du même appareil qu'il s'agit ici. Il semble que l'olivier, symbole de paix, était le feuillage choisi de préférence. En dehors des suppliants proprement dits, c'est-à-dire, des personnes qui, réduites à une situation désespérée, imploraient la pitié des dieux ou des hommes, le rameau orné de bandelettes était aussi, du moins chez les poètes, l'attribut d'une autre classe d'individus qui ont avec les premiers une analogie plus ou moins grande suivant les cas : les ambassadeurs. Il est plusieurs fois question de cet insigne dans l'Enéide. Débarqué en Italie, Enée envoie vers Latinus cent députés. Le chef de l'ambassade fait allusion dans son discours à ces rameaux d'olivier. Plus loin, Enée lui-même, dans le même appareil, arrive chez Evandre pour solliciter son alliance. Ce feuillage, ces bandelettes, Prologus avait, lui aussi, le droit de s'en parer. S'il n'était pas, avant Térence, le représentant des intérêts personnels du poète, son avocat, il était cependant déjà son envoyé auprès du public, une sorte d'ambassadeur. Sa mission ne se bornait pas au récit de l'argumentum. Après avoir instruit les spectateurs, sans oublier de les amuser et de les flatter, il sollicitait formellement
leur attention et leur bienveillance, comme les ambassadeurs d'un peuple demandent à un autre peuple la paix ou sa protection. Ce rapprochement vint à l'esprit des comiques romains et ils jugèrent que les emblèmes pacifiques ne seraient pas déplacés entre les mains de Prologus.
Parmi les prologues de la palliata primitive, il s'en trouvait sans doute plus d'un où était expliquée la raison d'être de cet attribut, alors nouveau, mais si familier aux yeux des contemporains de Térence qu'il eût été tout à fait oiseux de le leur signaler. En l'adoptant, non seulement on donnait à Prologus un aspect individuel qui supprimait toute chance de confusion, mais encore on rehaussait le prestige du personnage, qui en avait grand besoin : à ces insignes il empruntait, sinon un véritable caractère sacré, comme les suppliants et les ambassadeurs, du moins l'ombre, la fiction d'un caractère sacré. C'était une sorte de dédommagement : Prologus, qui n'avait pas, comme ses devanciers, l'avantage d'être dieu, portait encore la livrée de ceux que protégeaient les dieux.
Il n'y a pas de texte ancien qui attribue à Prologus le rameau orné de bandelettes. Mais notre opinion, que la nécessité d'un insigne distinctif et la parfaite convenance de celui-ci font déjà très vraisemblable, est confirmée par un monument figuré de la plus grande valeur. Deux des principaux manuscrits de Térence, le Vaticanus et le Parisinus, sont ornés, en tête de chaque scène, de miniatures en couleur dans le premier, noires dans le second, représentant les personnages. Nous avons là deux copies, sans doute indirectes, très grossièrement exécutées, d'un même original excellent et très ancien. Or, Prologus s'y trouve figuré, non pas toujours, mais quelquefois, avec un rameau à la main. Le Parisinus fournit un seul exemple : le Prologus des Adelphes (1), portant un rameau de forme très allongée, assez semblable à une palme.

(1) Mm. Dacier y voit une branche de cyprès et croit que Prologus la porte parce que la pièce fut jouée aux funérailles de Paul-Emile. L'explication est mauvaise, puisque dans le Vat. Prologus du Phormion a aussi le rameau.

Le Vaticanus nous en offre deux : le Prologus des Adelphes, avec un rameau plus court et plus large, de je ne sais trop quel arbre ; le
Prologus du Phormion, avec un rameau dont les feuilles étroites rappellent fort celles de l'olivier. D'ailleurs, je ne connais ces deux dernières figures que par des reproductions dont Wieseler a signalé l'infidélité. Partout le rameau est dans la main gauche, la droite restant libre pour le geste; nulle part il n'est accompagné de bandelettes. Si l'usage a réellement existé de distinguer Prologus par un rameau, l'on s'explique très bien la présence de cet insigne dans les trois miniatures ; et on ne peut guère se l'expliquer autrement Les copistes étaient bien plus à même de supprimer que d'ajouter. C'est par leur négligence qu'ont disparu, avec les bandelettes, les rameaux des autres Prologi.
On la prend, pour ainsi dire, sur le fait dans la figure du Prologus du Phormion, telle que la donne le Parisinus ; la ressemblance de cette figure avec celle du Vaticanus est frappante : même costume et même attitude, même position de la main gauche cachée sous le manteau ; mais le copiste du Parisinus a négligé de dessiner le rameau qu'elle tient dans le Vaticanus. L'absence presque constante du rameau n'est pas la seule inexactitude à relever dans les miniatures. D'abord Prologus y porte le masque, ainsi que tous les autres personnages.
Or, il est à peu près démontré aujourd'hui que les masques n'étaient pas en usage au temps de Térence. Puisque chacun de ses prologues n'a servi que pour une représentation donnée de son vivant, son Prologus, qui ne lui a pas survécu, à la différence de ceux des autres poètes, n'a jamais porté le masque. Il est certain, en particulier, qu'Ambivius récita deux fois le prologue à visage découvert; car les spectateurs reconnurent d'emblée, non seulement qu'ils avaient devant eux un vieillard, mais encore qui était ce vieillard. Comment d'ailleurs aurait-il pu prendre un masque, alors qu'il se présentait sur la scène avec sa personnalité réelle ? Il n'avait pas non plus besoin de la perruque, qui alors tenait lieu de masque. Quant à Prologus, en sa qualité de jeune homme, il portait la perruque noire (1).

(1) La perruque tenait lieu de masque. L'âge et la condition du personnage se reconnaissaient à la couleur.

Le costume proprement dit n'est pas non plus, tant s'en faut, fidèlement rendu dans nos manuscrits. Dans les deux, Prologus est vêtu en vieillard pour l'Heautontimorumenos, l'Hécyre et les Adelphes ; en éphèbe pour le Phormion, en esclave pour l'Andrienne. Le Parisinus ne donne pas le Prologus de l'Eunuque, le Vaticanus en fait, semble-t-il, un esclave. Faut-il pour cela renoncer aux conclusions déjà acquises et admettre que Prologus pouvait porter un costume grec quelconque ? Non. Les manuscrits ont tort et leur erreur s'explique. L'archétype de nos miniatures était l'oeuvre d'un homme au courant des choses, telles qu'elles se passèrent au temps de Térence, excepté peut-être en ce qui concerne l'usage des masques. Ce qui le prouve, c'est qu'il avait donné le rameau à Prologus. Il avait figuré cinq fois le personnage sous les traits et le costume d'un jeune homme. Au Prologus de l'Heautontimorumenos et au second Prologus de l'Hécyre, il avait donné les traits d'un vieillard, sachant que les deux prologues avaient été dits par Ambivius; par une erreur excusable, il leur avait donné aussi le costume des vieillards. De là, confusion dans l'esprit des copistes qui, ne voyant pas la raison de cette différence et n'étant pas guidés ici, comme dans la pièce, par une indication placée après le nom de chaque personnage, crurent pouvoir prendre toute liberté, sous la seule condition d'attribuer à Prologus un costume masculin.
En somme, le Prologus d'une seule comédie, du Phormion, est représenté en jeune homme; dans nos deux manuscrits, il a le manteau des éphèbes, la chlamyde, ce qui semble venir à l'appui de notre opinion exprimée plus haut, Enfin, dans la figure du Vaticanus, il porte le rameau distinctif. Cette représentation est, de toutes celles que nous possédons, la plus voisine de la vérité historique.

VII

Grâce à Térence, le prologue de la comédie est arrivé à la pleine indépendance : sans liaison extérieure avec la première scène, il ne se rapporte à la pièce, par son contenu, que d'une façon accidentelle, et le personnage qui le récite appartient à un autre monde que ceux du drame, quoiqu il s'habille comme eux à la mode grecque. Dès lors on peut dire que l'évolution du prologue est terminée. Dans son histoire, il ne se rencontrera plus de nouveauté importante; mais des retours au passé, complets ou partiels, pourront se produire. Il y a donc intérêt à la suivre, tant que dure le développement de la comédie latine, si nous voulons savoir quels furent l'influence et le sort des réformes de notre poète. Malheureusement, la période dont il s'agit est des plus obscures. L'oeuvre des écrivains de la palliata postérieurs à Térence, de la togata, de l'atellane et du mime a péri de fond en comble. Avec les débris insignifiants de cette ruine et les rares renseignements fournis par les auteurs anciens, impossible d'arriver partout à la certitude ; établir.
C'est par la suppression de l'argumentum et la transformation de la captatio benevolentix que Térence avait renouvelé l'office du prologue. Il faut reconnaître que ni l'une ni l'autre de ces réformes ne pouvait faire école. L'argumentum était un expédient si commode! Commode pour le poète, à qui il simplifiait la tâche de l'exposition, toujours difficile, mais plus que jamais dans les genres nouveaux où l'original grec ne guidait pas l'auteur romain ; commode pour le public, qu'il dispensait d'une attention soutenue et de toute sagacité. Consacré par l 'usage, employé par le plus populaire des comiques, sa grossièreté ne choquait que les délicats raffinés, tels que Térence. L'arrêt de suppression qu'il avait porté ne fut sûrement pas confirmé par ses successeurs, et le septième siècle vit encore fleurir l'argumentum à la manière romaine, aussi bien que le monologue préliminaire à la manière grecque. Quant à faire du prologue
un plaidoyer, il fallait pour s'y résoudre un concours de circonstances exceptionnelles, comme celles qui suggérèrent
à Térence cette idée originale. A moins d'être attaqué avec acharnement par des ennemis assez redoutables pour mériter une réponse publique, situation heureusement rare, avait-on le droit d'entretenir les spectateurs de sa personne ? Le moi est haïssable, a dit Pascal. C'eût été le moyen de déplaire. Si l'on voulait disposer favorablement le public, des plaisanteries et des flatteries valaient bien mieux. On ne saurait même affirmer qu'après Térence, dans aucun des genres comiques qui se succédèrent pendant le septième siècle sur le théâtre romain, il y ait eu un seul prologue du type créé par lui. Ceux qui servirent pour les reprises des comédies de Plaute n'étaient que des remaniements, sans altération essentielle du contenu authentique (1).

(1) Si, à l'époque des reprises, telle pièce qui n'avait pas de prologue, en reçut un (p. ex. l'Asinaria), il fut naturellement composé sur le modèle des autres.

De Turpilius, un des derniers représentants de la palliata, nous savons que dans son Épicleros, il avait remplacé le monologue initial du modèle grec par une exposition dialoguée, ce qui dénote chez lui une tendance à se passer de l'argumentum ; mais il est vraisemblable que dans ce cas il fit ce qu'aurait fait Térence, s'il avait été libre d'agir selon sa décision primitive, qu'il supprima le prologue. Afranius, au moins une fois, s'en servit comme Térence, dans un but d'apologie personnelle et littéraire. On l'avait accusé de mettre au pillage Ménandre : il répondit à ses détracteurs qu'il ne s'en cachait pas, qu'il en avait fait autant pour bien d'autres poètes, même pour un poète romain, Térence, que dans le même discours il proclama sans rival. Toute cette partie du prologue des Compitalia rappelait absolument par le fond ceux de Térence. Mais qui nous dit que dans le reste du morceau rien n'était à la vieille mode? Afranius admire et imite Térence ; il admire et imite aussi Ménandre à l'exemple duquel il s'est servi, nous le verrons tout à l'heure, des divinités allégoriques. Ce mélange du récit et du plaidoyer, s'il a réellement existé, doit être signalé comme une innovation dans le prologue. Dans l'éloquent discours en vers que le chevalier-poète Labérius prononça sur la scène, le jour où, contraint par César, il y monta pour jouer lui-même un de ses mimes, c'est aussi de la personne de l'auteur qu'il est question ; seulement, au lieu d'un plaidoyer, nous entendons une lamentation. D'ailleurs, si Afranius s'est inspiré de l'exemple de Térence, on ne peut en dire autant de Labérius: le chevalier romain, obligé à se déshonorer sur la scène, n'a songé qu'à la honte inouïe de sa situation. Mais le morceau que nous possédons formait il à lui seul un tout complet et distinct ? Sans doute, on répugne à se le figurer soudé avec l'exposition forcément bouffonne d'un mime. Cependant, il n'y a pas là de preuve formelle, et peut-être appartenait-il à un de ces prologues mixtes dont nous parlions tout à l'heure.
Relativement à l'annonce, les choses se passèrent après Térence comme avant, c'est-à-dire qu'en général elle resta étrangère au prologue. Du moins, il n'y a pas de raison de croire que l'usage établi dès l'origine du théâtre régulier se soit modifié au cours du septième siècle. Bien plus, un témoignage ancien en atteste l'existence au temps de César, lorsque fleurissait le mime. La palliata avait cédé la place à la togata, la togata à l'atellane, l'atellane au mime ; mais la coutume s'était maintenue d'une annonce faite tout de suite avant la représentation par un acteur, l'acteur principal sans doute. Seulement, depuis la chute de la palliata l'annonce était plus courte : il n'y avait plus d'original et de poète grec à nommer. Cette persistance de l'ancien usage n'a rien que de très naturel : les conditions qui l'avaient fait adopter et que nous avons étudiées plus haut, n'étaient nullement changées.
Cependant il faut admettre que dans cette longue période il y eut sous ce rapport quelques dérogations à la règle générale, comme celles que Térence s'était accidentellement permises. Pour des raisons exceptionnelles, il put arriver à un auteur de renvoyer après les premiers vers du prologue les renseignements ordinaires, en totalité ou en partie. Le fait se produisit pour la Casina de Plaute, à la première reprise posthume. Contrairement à l'usage qui était de donner des nouveautés, un entrepreneur de spectacles, dans les premières années du septième siècle, eut l'idée de reprendre les comédies de Plaute. Il commença par Casina. Ce jour-là il crut bon de supprimer l'annonce préliminaire et de renseigner le public seulement au courant du prologue, après lui avoir donné les raisons de son innovation. Elle réussit, et la série des reprises de Plaute continua. Mais alors ce qui attira le public au théâtre, ce fut le nom de l'auteur latin et ce nom seul ; le titre de la pièce et le nom de l'auteur grec, si importants quand il s'agissait d'une oeuvre nouvelle, parce qu'ils servaient précisément à en démontrer la nouveauté, n'étaient ici que d'un intérèt très secondaire. Aussi les directeurs de troupe, aux représentations de cette sorte, ne prirent-ils plus la peine de venir faire l'annonce. Le nom de Plaute fut publié en même temps que l'heure du spectacle : quant aux autres indications, ou bien elles furent omises comme inutiles, ou bien, plus ou moins complètes, elles prirent place dans le prologue (1).

(1) Parfois le titre qu'on attribue à la pièce dans ces prologues n'est pas celui que lui donnent les manuscrits : Casina est appelée Sorticntes ; Poenulus, Pater pultipliagonides. Le nom ne faisait rien à l 'affaire. On ne se faisait pas non plus scrupule de donner comme étant de Plaute des comédies d'autres poètes moins populaires : le pavillon couvrait la marchandise. Ainsi se forma cette longue liste d'où Varron s'efforça de dégager les pièces authentiques.

Voilà pourquoi nous trouvons ces renseignements dans plusieurs prologues des comédies de Plaute, ceux de l'Asinaria, du Mercator, du Miles, du Poenulus, du Trinummus, sans compter celui de Casina. Le plus souvent l'interpolation a été faite d'une manière très maladroite.
Prologus ne fut pas dans la période de Térence l'unique personnage du prologue. Ses devanciers, les dieux de théâtre, reprirent plus d'une fois leurs fonctions, et l 'exclusion absolue dont notre poète les avait frappés ne fut pas maintenue. S'il était bien prouvé qu'il faut prendre au pied de la lettre l'affirmation du grammairien, tous les comiques du septième siècle auraient fait usage des figures allégoriques, ce qui n'est pas du tout invraisemblable : chacun d'eux a bien pu, au cours de sa vie, trouver, ou emprunter au riche répertoire des Grecs, quelque personnage de ce genre. Quoi qu'il en soit, dans les reprises de Plaute on revit sur la scène ceux qu'il avait créés : car ses prologues grecs servirent pour les représentations posthumes avec autant de convenance que pour la première. Un poéte de la togata, Afranius, paraît avoir eu un goût très marqué pour ces divinités complaisantes, d'accord en cela avec Ménandre dont ses ennemis lui reprochaieut de piller les comédies. Nous savons qu'il avait confié le prologue de sa Sella à Sophia; cette déesse se faisait en ces termes connaître aux spectateurs.
Au début d'une autre pièce, apparaissait dans le même rôle Priape, et un fragment nous le montre s'efforçant de discréditer une version qui avait cours sur sa naissance. A la même catégorie appartenait peut-être une individualité fantastique. On conçoit que souvent, dans l'intérêt de la variété et de l'agrément, Prologus, banal et terne, se soit vu dédaigner pour des figures plus brillantes et plus neuves.
Mais quand on n'avait pas mieux, c'est-à dire dans le cas le plus fréquent sans doute, on revenait à lui : car, aussi commode que l'argumentum, il était toujours prêt à tirer les gens d'embarras. Faute de textes, il nous est impossible de dire ce qu'il devint au juste chez les divers poètes qui l'employèrent et selon quelle proportion chacun d'eux mêla les deux éléments que l'analyse nous a fait découvrir dans cette bizarre individualité, l'un emprunté à la personne de l'auteur, l'autre à celle de l'acteur. D'une façon générale, s'il est vrai que l'argumentum et la vieille captatio benevolentioe reprirent faveur, pour être dans son rôle, Prologus dut se faire remarquer par la verve abondante et bouffonne du narrateur de Plaute plutôt que par l'élégance modeste et grave de l'orateur de Térence. Avec des nuances propres à chaque poète, il reproduisit à peu près le type que nous présentent les prologues actuels de Plaute. Les successeurs de Térence eurent-ils quelquefois l'idée de faire réciter le prologue par le directeur de la troupe? C'est possible. On peut mème conjecturer, d'après la nature des idées exprimées au début et quoique rien dans le texte ne l'indique formellement, que tel fut le cas pour le prologue actuel de Casina. Les circonstances exceptionnelles de la représentation justifiaient ce jour-là le choix d'un acteur exceptionnel. Au premier abord on croirait aussi que le prologue du Poenulus, où le personnage s'intitule « imperator histrions », fut joué par un directeur de troupe, mais la lecture attentive du contexte montre que le sens de cette expression est tout autre. Dans l'Achille, le chef haranguait son armée ; Prologus parodie le début de ce discours ; les spectateurs sont les soldats, il représente lui-mème le chef, mais ce chef, dit-il, n'est qu'un histrion. D'ailleurs, s'il est probable que l'acteur principal a parfois remplacé l'acteur ordinaire du rôle, jamais, à notre connaissance, il ne s'est substitué au personnage, à Prologus, avec la même franchise qu'Ambivius, jamais le choix d'un interprète extraordinaire n'a eu pour conséquence un changement aussi net et visible d'individualité. Il n'y a de comparable à la hardiesse de Térence que celle de Labérius, qui, un jour, dans les circonstances dont nous avons déjà parlé, mit à la place de Prologus une autre personne, non pas celle d'un tiers, mais la sienne propre ; il est vrai que ce jour-là, par la volonté de César, le poète fut en même temps acteur, et acteur principal. Quant au fragment, cité plus haut, du prologue des Cornpitalia, où Afranius parle à la première personne, il n'implique pas du tout la présence du poète sur la scène. Au lieu de reproduire sa réponse en discours indirect, comme le Prologus de Térence, le personnage, Prologus ou autre, en fait une citation directe.
A part quelques exceptions, l'usage de confier le rôle de Prologus à un jeune histrion se maintint certainement au septième siècle. Les prologues actuels de Plaute montrent bien que l'emploi était aussi pénible alors qu'auparavant ; les vieux acteurs n'avaient pas sujet de se l'approprier. Le costume traditionnel de Prologus fut-il aussi conservé, tant que dura la palliata ? Il est à peu près sûr qu'il était tombé en désuétude à l'époque où fut composé le prologue actuel du Poenulus. Quand l'acteur dit : « Ego ibo, ornabor.... ibo, alius nunc fieri volo, (1) »

(1) Poen. prol. 123... 126.

il ne faut pas chercher à expliquer ces paroles en admettant qu'il s'agit d'un changement de costume, et que l'acteur ne joue pas dans la pièce un rôle d'adulescens ; il faut reconnaître qu'à ce moment il porte ses habits ordinaires et n'a pas de masque. Mais quand et comment fut rompue la tradition ? sans doute au début du siècle, lorsque commença la vogue de la togata : dans ce nouveau genre, Prologus était un jeune romain, le personnage devait porter sur la scène les mêmes habits que l'acteur dans la vie réelle ; on se dispensa dès lors de lui donner un masque ; on ne garda que le rameau distinctif.
Cette coutume, déjà en vigueur au temps des reprises de Plaute, fut conservée pour ces représentations de palliata. Les entrepreneurs, esprits grossiers, n'en saisirent pas l'inconvenance. D'ailleurs la notion du rôle et du personnage, claire pour ceux qui inventèrent Prologus et le mirent à la place des divinités allégoriques, devait être alors, si loin de l'origine, bien confuse et bien effacée. En ce qui concerne l'atellane et le mime, il serait téméraire de vouloir préciser quelque chose au sujet du costume qu'y porta Prologus. Nous arrêtons notre histoire du prologue aux limites où finit celle de la comédie latine. Il ne nous appartient pas de la suivre dans les théâtres du moyen-âge et des temps modernes.

CHAPITRE TROISIÈME

LA POLÉMIQUE DES PROLOGUES DE TÉRENCE

Le contenu principal des prologues de Térence se divise en deux parties d'importance inégale. La moins étendue comprend les recommandations empruntées'à la personne d'Ambivius : nous nous en sommes suffisamment occupé, quand nous avons étudié la substitution du vieil acteur à Prologus. La plus considérable n'est autre chose que la polémique de Térence contre ses détracteurs : elle va faire l objet d 'un examen spécial. En dehors de cette division, il ne reste que les formules de politesse ou de sollicitation à l'adresse du public et quelques développements secondaires de nature diverse.
Voici, d après le tableau sommaire de la polémique tracé au chapitre précédent, la liste, dans l'ordre où ils se sont produits, des griefs littéraires imputés à Térence : contamination, plagiat, collaboration clandestine, défauts du ton et du style des pièces, pauvreté d'invention des prologues. Nous avons déjà dit ce qu 'il faut penser de cette dernière accusation. Nous mettons aussi à part le reproche moral de médisance, auquel la réponse était fort simple : Térence avait pour lui l'excuse de légitime défense, et l'analyse oratoire des prologues, considérés comme des plaidoyers, nous fera voir plus tard, avec quelle habileté il s'en est couvert. Quant aux autres critiques, elles appellent dès à présent une discussion attentive qui en fixera le sens et la portée, ainsi que la valeur des moyens de justification fournis par Térence. Nous le suivrons ensuite, lorsque, prenant l'offensive, il signale à son tour les fautes de Luscius, son principal adversaire, dont nous avons déjà fait un rapide portrait. Rien de plus intéressant et de plus profitable que l'étude de cette polémique : par elle on pénètre à fond dans l'âme de Térence, on connaît le talent du poète et le caractère de l'homme. C'est la meilleure préparation à une lecture sérieuse de son théâtre.

1

Le reproche de contamination fut adressé à la première pièce de Térence, l'Andrienne. Nous ignorons s'il fut renouvelé contre l'Eunuque, qui tombait sous le coup de la même critique; il n'y est fait aucune allusion dans le prologue. Avant la représentation de l'Heautontimorumenos, on le reproduisit encore, mais sous une forme plus générale, sans rappliquer à une pièce spécialement désignée. A partir de ce moment, il n'en est plus du tout question dans les prologues, quoique les Adelphes aient fourni à la cabale une occasion de le rééditer. Elle l'abandonna sans doute, après deux essais infructueux, comme une arme impuissante.
Avant d'étudier l'artifice de composition qui valut ces attaques à Térence, il nous importe de préciser le sens du mot dont il se sert dans les deux passages où il relève l'accusation. Le verbe « contaminare » se rattache, par l'intermédiaire de « contamen » et de « con-tango», à la racine « tag ». Etymologiquement il ne signifie pas autre chose que « mettre en contact, mélanger ». Mais à cette idée primitive de mélange s'est associée naturellement l'idée très voisine d'altération. Puis, prenant peu à peu plus d'importance, elle en est enfin venue jusqu'à exclure le primitif, sens et « contaminare » n'a plus signifié alors que « altérer, gâter, souiller ». Cette signification dérivée est celle qui domine à l'époque classique. Elle ne convient évidemment pas aux deux textes de Térence : le procédé qu'on reproche au poète est un mélange. D'autre part, il ne faut pas non plus y donner au mot sa seule force étymologique.
D'abord, à notre connaissance, aucun écrivain latin ne l'a ainsi employé. Ensuite Térence lui-même, qui, en dehors des prologues, s'en est servi une fois, lui donne le sens mixte. Lorsque Chæréa, après son aventure amoureuse, s'élance hors de chez Thaïs, il s'écrie :
« Cc'est maintenant, certes, que je puis me laisser mettre à mort, pour que la vie ne mèle pas quelque chagrin à ma joie présente. » L'idée d'altération est inséparable dans cette phrase de l'idée de mélange, et notre verbe français « mêler » traduit très bien «contaminare» parce qu'ici il les exprime toutes deux. L'intention de ceux qui employèrent le mot contre Térence, achève d'en éclairer le sens. Ce qu'ils critiquaient chez le poète, ce n'était pas seulement le mélange des comédies grecques, c'était aussi et surtout le résultat de ce mélange, l'altération subie par les oeuvres ainsi traitées. Ils voulaient signaler le procédé de Térence et du même coup le flétrir. Pour formuler leur grief, il fallait une expression forte et caractéristique, qui éveillât nettement dans l'esprit les deux idées, qui fût à elle seule un blâme sévère. Le contexte des passages de Térence montre que « contaminare » est bien le mot choisi et employé par eux-mêmes. S'ils le choisirent, c'est que dans la langue de leur temps il avait toute cette force. « Gâter les pièces grecques en les mélangeant, » voilà ce que signifie « contaminare fabulas graecas. »
D'après les prologues, trois comédies de Térence, l'Andrienne, l'Eunuque et les Adelphes, sont le résultat de ce que Luscius et les siens appelèrent une contamination, c'est-à-dire, du mélange de deux comédies grecques. Pour composer sa pièce, il a pris deux pièces de Ménandre, semblables quant au sujet, mais différentes quant aux pensées et au style. L'une, l'Andrienne, lui a servi de base, d'original principal : il y a fait passer certaines parties de l'autre. A cela se bornent ses indications. Il ne signale pas les parties empruntées à l'original secondaire, parce qu'il n'a aucun intérêt à préciser. Ce n'est pas, en effet, tel ou tel détail de la composition, c'est seulement la légitimité du procédé qu'il doit défendre contre le principe posé par ses adversaires :
« Contaminari non decere fabulas. »
Il nous faut donc recourir à d'autres sources d'informations, si nous voulons savoir ce dont l'Andrienne latine est redevable à la Périnthienne. Térence a donc pris pour modèle la première scène de la Perinthia, et non celle de l'Andria ; seulement, dans son exposition, il a remplacé la femme de Simon par l'affranchi Sosia, sans doute parce que l'ignorance de certains faits que raconte le chez la mère de Pamphile ; il a dû trouver aussi que le rôle d'espion, dont Simon charge Sosia et qui motive la confidence, ne convenait pas à la dignité de la matrone, non plus que les réflexions et les aphorismes passablement vulgaires, tout à fait dignes d'un subalterne, dont l'interlocuteur souligne de temps en temps les paroles du narrateur. Mais était-ce là le seul emprunt fait à la Perinthia ? La chose en soi ne semble guère probable : eût-on pour si peu accusé Térence d'avoir contaminé deux pièces grecques? D'ailleurs Donat nous met sur la piste d'un autre emprunt, par cette note au vers 301, à propos des personnages épisodiques Charinus et Byrria. Les deux rôles n'appartenaient donc pas à l'Andria grecque : ils se détachent en effet très facilement, sans préjudice pour l'ensemble. Or Térence ne les a pas tirés de son propre fonds : de la part d'un poète qui dans ses autres oeuvres a toujours suivi de près ses originaux grecs, un pareil acte d'indépendance est invraisemblable, surtout à ses débuts ; s'il avait pris la liberté d'introduire dans le modèle grec un épisode de sa façon, ses ennemis qui lui reprochèrent un simple mélange d'éléments empruntés à Ménandre, n'auraient pas manqué de la signaler comme une altération encore plus grave, et il aurait dû se disculper aussi de ce chef dans le prologue ; enfin n'est-il pas frappant qu'un fragment de la Perinthia de Ménandre, cité par Athénée : corresponde à deux vers de Térence, qui font justement partie d'une scène où figurent Charinus et Byrria ? Les deux rôles furent donc pris à la Perinthia ; cela est, sinon évident, du moins à peu près certain. Pour ètre exact, Donat aurait dû dire : « Non sunt apud Menandrum in Andria. » Il ne s'est pas exprimé ainsi, parce qu'il n'a pas eu sous les yeux l'original secondaire et ne l'a connu qu'indirectement, comme le prouve l'absence de toute citation.
Mais enfin, puisque les deux pièces de Ménandre étaient de sujets semblables et que Térence trouvait dans la Perinthia un ensemble de personnages plus complet, mieux à son goût, pourquoi ne l'a-t-il pas choisie pour original principal? C'est que l'Andria, malgré cette infériorité, facile d'ailleurs à réparer, avait toutes ses préférences au point de vue des pensées et du style (1).

(1) II est possible que Térence ait emprunté quelques détails, en dehors de ces deux emprunts principaux, soit à la Perinthia, soit à une autre source.

Sur la composition de l'Eunuque, Térence nous donne dans le prologue les renseignements suivants : l'original principal est l'Eunuque de Ménandre. Il y a de plus un original secondaire, le Colax, du même poète. Térence a fait passer du Colax dans l'Eunuque les personnages du parasite et du soldat, comme il avait déjà transporté Charinus et Byrria de la Périnthienne dans l'Andrienne. Rien n'empêche de la tenir pour rigoureusement exacte. On peut très bien, en effet, supprimer les deux rôles dont il s'agit; l'unité de l'action n'en reste pas moins intacte, et la marche de l'intrigue n'est aucunement entravée. Ni Thrason ni Gnathon ne paraissent au premier acte. Il y est seulement question d'un soldat, rival de Phaedria auprès de Thaïs. La courtisane, qui ne l'aime pas, est forcée pour le moment de le ménager ; car il va lui faire présent d'une jeune esclave, Pamphila, qu'elle tient beaucoup à posséder, parce qu'elle la sait de condition libre par naissance et pourra bientôt la rendre à sa famille. A l'acte II, scène 2, la jeune fille est amenée chez Thaïs par le parasite Gnathon. Cette démarche avait aussi lieu dans la pièce grecque ; elle est indispensable pour la suite de l'action ; elle motive la scène 3, où Chaeréa se présente désolé d'avoir perdu la trace de Pamphila qu'il suivait, où Parménoa lui apprend qu'elle vient d'entrer chez Thaïs, où se décide, enfin, la substitution de Chaeréa à l'eunuque. Mais la participation de Gnathon à cette démarche n'est pas du tout nécessaire : dans la pièce grecque, la jeune fille était sans doute conduite par un esclave quelconque du soldat ; en arrivant sur la scène, il disait en deux mots sa mission ; puis, apercevant Parménon, il engageait avec lui une petite conversation.
Le monologue de Gnathon (1-34) est donc tiré du Colax, le dialogue qui suit se trouvait dans l'Eunuque. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter la remarque de Donat au vers 228 : « Haec apud Menandrum in Eunucho non sunt, ut ipse professus est, parasiti persona et militis, sed de Colace translatae sunt. » La scène première de l'acte III n'est en rien utile à l'action ; que viennent faire chez Thaïs le soldat et son parasite ? Ils viennent la prendre pour le festin. Mais elle a déjà reçu l'invitation1 et s'y rendrait bien toute seule. Il est vrai que cette scène est liée à la suivante, où Parménon amène à Thaïs l'esclave noire et le prétendu eunuque, présents de Phædria. Mais la liaison est l'oeuvre de Térence ; on peut la rompre sans préjudice pour l'action. Dans l'Eunuque grec, au début de l'acte, au moment où Thaïs (Chrysis) partait pour se rendre chez Thrason, Parménon lui présentait les cadeaux de son maître. Remarquons ici, une fois pour toutes, qu'en dehors de la scène du second acte où le parasite a pris la place d'un autre personnage, Thrason et Gnathon ne paraissent jamais qu'au commencement ou à la fin d'un acte; les scènes où ils figurent ne sont jamais fortement unies à l'ensemble : elles y sont soudées par un bout ; avant ou après se trouve une pause de l'action. Ainsi l'acte IV se termine par la marche offensive du soldat, de son parasite et de son armée contre la maison de la courtisane. Cette scène épisodique se sépare sans effort de la précédente. Dans l'Eunuque de Ménandre, Thaïs revenait en toute hâte de chez le soldat, qui, irrité par la jalousie, l'avait menacée d aller lui reprendre Pamphila. Chrémès, le frère de la jeune fille, recommandait de tenir la maison fermée, tandis qu'il irait chercher la vieille nourrice et lui montrer les preuves d'identité. L'acte s'arrêtait là : le soldat n'exécutait pas sa menace. Qui ne voit enfin que la pièce est terminée, lorsque Chæréa, sortant de chez Thaïs, annonce à Parménon et à Phoedria la conclusion de son mariage et la réconciliation de leur père avec la courtisane? L'amusante scène où Thrason, par l'entremise de Gnathon, fait sa paix avec les deux frères, est encore un hors-d'oeuvre.
Le témoignage formel de Térence est donc confirmé par la facilité avec laquelle, sans nuire à l'intégrité de la pièce, on en retranche les rôles du soldat et du parasite. Il n'est pas nécessaire d'admettre que ces deux personnages existaient déjà dans l'original principal et que Térence s'est contenté de substituer à certaines parties, plus ou moins considérables, de leurs rôles d'autres parties, préférables selon son goût, tirées de l'original secondaire. Ce que Térence a trouvé dans l'Eunuque grec, c'est seulement la mention d'un soldat, rival de Phaedria. Elle lui a suggéré l'idée de mettre en scène ce soldat ; pour en écrire le rôle, il a alors cherché un modèle dans le répertoire de la comédie nouvelle qui avait fait de ce type un usage fréquent. Il a choisi le Colax de Ménandre, et la raison déterminante de son choix a sans doute été une grande analogie de situation. Un fragment de la pièce (1) nous indique au moins qu'il y avait un festin ; à ce festin assistait probablement un rival dont la présence était la cause d'une querelle entre le soldat et la courtisane.

(1) L'étude des frag. du Colax, montre aussi que Térence a beaucoup élagué. Les deux rôles en question, épisodiques dans sa pièce, tenaient évidemment une place bien plus importante dans le Colax.

C est à la suite de la querelle qu'il venait, avec son cortège burlesque, mettre le siège devant la maison de l'infidèle, dans le but de lui reprendre ce qu'il lui avait donné. Le rival jouait tantôt le rôle de Chrémès, comme dans la scène du siège, peut-être avec une nuance plus énergique, tantôt celui de Phaedria, comme dans la scène finale de réconciliation. En même temps que le soldat Bias, Térence fut amené à transporter dans l'Eunuque le parasite Strouthias et les personnages secondaires qui les accompagnent dans leur expédition contre Thaïs. Pour fondre les scènes empruntées à l'original secondaire avec l'original principal, il lui a suffi de changer ça et là un mot, d'ajouter ou de couper quelques vers (1).

(1) Par ex., pour introduire Gnathon au premier acte, il a remplacé au v. 228 par les mots ( parasitus Gnatho) une autre désignation de personne. C est cette substitution qui a appelé juste à ce vers la remarque de Donat. Les réflexions de Parménon pendant le monologue (254, 265) ou bien sont de Térence, ou bien étaient faites dans l'original par un autre personnage écoutant également sans être vu. Au vers 265, un mot de transition, « sed ego cessa... » raccorde le morceau tiré du Colax à l'Eunuque.

Le prologue des Adelphes nous apprend que cette comédie fut, elle aussi, composée au moyen d'un double modèle grec.
Il résulte que l'original principal des Adelphes est une pièce grecque du même nom, dont l'auteur, d'après le témoignage unanime des didascalies, de Donat, de Suétone (1) et de Varron, est encore Ménandre, le poète préféré de Térence. Les Synapothnescontes de Diphile ont servi d'original secondaire. Dans les Adelphes de Ménandre, le rapt d'une courtisane, enlevée par Eschine pour son frère Ctésiphon, était le pivot de toute l'intrigue, mais le spectateur n'y assistait pas. Il en recevait la première nouvelle, comme Micion, par Déméa. Au début du second acte, des renseignementsplus détaillés lui étaient fournis par un monologue du leno (2), qui venait réclamer, sinon l'esclave volée, au moins le remboursement du prix qu'elle lui avait coûté.

(1) Suét., Vie de Tér., cite le témoignage de Varron. Ménandre avait fait deux comédies de ce nom. L'une est l'original du Stichus de Plaute, l'autre a servi de modèle à Térence.

(2) Dziatzko (éd. des Adelphes, Teubner, p. 10 sq) pense que le second acte de Ménandre commençait par l'arrivée d'Eschine qui faisait un court récit des faits. Cela est encore possible. Dans ce cas Térence aurait remplacé ce petit monologue par la scène de l'enlèvement.

Térence eut l'idée de mettre le rapt en action. Il chercha donc dans le répertoire grec une scène de ce genre, la trouva dans les Synapothnescontes de Diphile et la mit en tète de son deuxième acte, avant le monologue du leno. Ce qui prouve bien qu'il ne doit pas à l'original secondaire autre chose que la scène où Eschine, aidé de son esclave Parménon, malgré la résistance désespérée du leno, fait entrer la courtisane dans la maison de Micion, c'est que Donat, au quatrième vers du monologue de Sannion, le leno, cite le fragment correspondant de Ménandre. Le commencement de ce monologue, abrégé sans doute par Térence, marque donc la limite du morceau emprunté à Diphile, qui se réduit à une quarantaine de vers. On conçoit dès lors que Plaute, dans sa traduction des Synapothnescontes, ait pu omettre un passage de si peu d'étendue sans inconvénient. Enfin réduire l'emprunt à ces bornes étroites, c'est se conformer strictement aux indications de Térence qui désigne, comme fournie par la pièce de Diphile, la seule scène du rapt. Quant aux trois autres comédies de Térence, rien ne porte à croire qu'elles soient le produit d'une contamination.
Dans le prologue de l'Heautoîitimorumenos, il est dit que le poète a fait Ex intagra grasca integram comaediam, d'une pièce grecque intacte une pièce latine intacte. Il n'est nullement question d'original secondaire. La forme laquellle sous sont reproduits un peu plus loin le grief de contamination et la réponse du poète, montre bien que ce grief ne s'applique pas à la pièce actuelle.Dans l'attaque et dans la riposte tout est général ; pas un mot qui vise l'Heautontimorumenos. Ni Luscius, ni Térence ne se seraient bornés à des généralités aussi vagues, si la pièce avait fourni matière à une accusation précise. Il s'agit évidemment d'oeuvres déjà jouées, déjà jugées. D'ailleurs, en lisant avec attention cette comédie, on n'y trouve aucune partie qui puisse se détacher de l'ensemble. Les rôles de Clitiphon et de Bacchis, auxquels on pourrait d'abord songer, sont indispensables. Il résulte de la première scène qu'avant d'être son voisin de campagne Chrémès ne connaissait pas Ménédème ; il y entend parler pour la première fois de Clinia, le fils du vieillard. Pour que Clinia, à son retour d'exil, se cache avec sa maîtresse dans la maison de Chrémès, il faut pourtant qu'il y soit introduit par quelqu'un. Que Chrémès ait un fils, lié d'amitié avec Clinia depuis le gymnase et l'éphébie, tout s'arrange sans difficulté : le rôle de Clitiphon est donc nécessaire. De même, pour que l'esclave Syrus puisse combiner le stratagème qui tient tant de place dans l'intrigue, il faut que Clitiphon ait une maîtresse : donc le personnage de Bacchis est nécessaire. Que resterait-il dans la pièce si on supprimait ces deux rôles ? L'action serait d'une pauvreté excessive, ou, pour mieux dire, nulle. Telle qu'elle est, paraît-elle trop compliquée pour un Ménandre ? Qu'on se reporte, pour ne citer qu'un seul exemple, à celle de la Périnthienne.
Dans le prologue du Phormion, il n'est également question que d'un seul original grec, l'Epidicazomenos. Le poète, qui s'est cru tenu de signaler et d'expliquer au public un simple changement de titre, aurait-il gardé le silence sur une modification autrement importante ? Pas plus ici que dans l'Heautontimorumenos, on ne trouve au courant de la pièce la moindre trace de contamination. Davus, le personnage protatique, appartient à l'oeuvre d'Apollodore. Quant aux trois dernières scènes, que M. Rummler (1) voudrait attribuer à un original secondaire, sous prétexte qu'elles ne tiennent pas à l'action, elles sont au contraire très utiles et inséparables du reste.

(1) Rummler, Quaest. Terent. Halle, 1873. Il invoque aussi, comme preuve de contamination, le nombre des acteurs nécessaires pour jouer la pièce, qui est de six, tandis que, d'après la règle énoncée par Evanthius, la nouvelle comédie n'en avait que cinq. Mais, en admettant que cette règle n'ait pas souffert d'exception, le sixième acteur n'est indispensable ici que pour la scène des advocati, où son rôle se borne à quelques mots (II, 3). Le moindre figurant pouvait tenir le rôle. Or les figurants ne comptaient évidemment pas dans le nombre des acteurs proprement dits avec les cinq acteurs, il y a deux figurants dans la scène du siège (Bunuch. IV, 7), empruntée au Colax de Ménandre. D'ailleurs, il est vrai que les pièces contaminées de Térence exigent plus de cinq acteurs.

Si, dans celle qui précède, le sort des deux jeunes gens, Phasdria et Antiphon, est déjà décidé, la pièce n'est pas finie pour cela. Il faut
que nous sachions ce que deviendra le personnage principal, le héros de la comédie, et comment il se mettra à l'abri de la vengeance dont le menacent les deux vieillards dupés. Après avoir sauvé les autres, Phormion doit se tirer lui-même d'embarras ; alors seulement son triomphe sera complet et la pièce achevée.
Il semble qu'à propos de l'Hécyre l'idée d'une contamination n'aurait dû venir à l'esprit de personne, tant l'intrigue de cette comédie est simple et dépourvue d'éléments épisodiques. Simplicité unique dans le théâtre de Térence et qui a frappé Evanthius. Cependant, la question a été posée et discutée. L'origine de tout le débat est le désaccord de nos sources relativement à l'auteur du modèle grec. Térence ne le nomme pas, non plus que les didascalies des manuscrits de Calliopius. Celle du Bembinus donne: : « Graeca Menandru»,
témoignage confirmé par un texte de Sidoine Apollinaire. Enfin, Donat, par deux fois, dit que la pièce grecque est d'Apollodore ; de plus, il cite cinq fois Apollodore au cours de son commentaire. Ces citations permettent d'établir un premier point : s'il y a eu mélange de deux pièces, celle de Ménandre a servi seulement d'orignal secondaire : car Donat ne cite jamais que l'original principal. Elles ôtent aussi toute autorité au témoignage du Bembinus: il est de règle que l'auteur seul de l'original principal soit mentionné par les didascalies. Mais on ne peut même pas accorder à Ménandre le second rôle, et il faut écarter toute idée de contamination : la pièce n'en présente absolument aucune marque. L'exposition se fait, il est vrai, au moyen de personnages protatiques, Philotis et Syra ; mais c'est Apollodore qui les a imaginés, puisque, dès le premier vers, Donat reproduit le fragment correspondant d'Apollodore. On s'est demandé4 si le court dialogue des esclaves Parménon et Sosia (III, 4, 1-15) sur les ennuis d'une traversée, ne provenait pas d'une contamination, parce que Donat dit à cet endroit : « In hac scena, donec perveniat ad Pamphilum Parmeno, hoc inducitur, cum hoc ostenditur, quid mali sit navigatio. » Cette remarque ne prouve ni que Térence a tiré l'entretien de son propre fonds, ni qu'il l'a emprunté à un original secondaire : comme tant d'autres du même genre, elle s'applique à l'économie de la pièce, d'une façon générale, et non spécialement au traducteur latin. D'ailleurs, il n'y aurait vraiment pas là de quoi parler de contamination. Le seul modèle de Térence, ce fut donc ici l'Hécyre d'Apollodore. L'autorité du témoignage de Sidoine Apollinaire est nulle : les assertions de cet écrivain de la basse époque, plus attentif à l'éclat de la forme qu'à la vérité du fond, ne doivent être en général acceptées qu'avec précaution ; celle dont il s'agit éveille particulièrement la défiance : la pensée et l'expression manquent de netteté ; les fragments conservés des Epitrepontes ne dénotent point une similitude de sujet entre cette pièce et l'Hécyre latine ; même si l'on admet que cette similitude a existé, il n'est nullement prouvé que Sidoine Apollinaire ait eu le droit de prendre les Epitrepontes pour terme de comparaison et de les considérer comme l'original de l'Hécyre : le domaine de la comédie nouvelle était si restreint qu'il arriva souvent au même sujet d'être traité plus d'une fois. Quant à l'erreur de la didascalie du Bembinus, on se l'explique facilement : ou bien il y avait ici une lacune dans l'archétype de ce manuscrit, comme dans celui de l'autre famille, et de son propre mouvement le copiste l'a comblée par analogie ; ou bien plutôt, le nom de Ménandre se trouvant à cette place dans la grande majorité des didascalies, il a écrit par habitude, machinalement, Ménandre au lieu d'Apollodore. C'est donc seulement d'après l'Andrienne, l'Eunuque et les Adelphes qu'il nous faut maintenant définir et qu'il nous faudra tout à l'heure apprécier le procédé de Térence.
D'abord, il ne s'agit pas le moins du monde de la fusion totale des deux originaux grecs. Le mélange est partiel ; les deux éléments y entrent en proportions très inégales. Il y a, suivant les termes dont nous nous sommes servi à plusieurs reprises, l'original principal et l'original secondaire : l'un sert de fond à l'imitation latine, l'autre ne fournit qu'un supplément plus ou moins considérable : tantôt des personnages épisodiques, tantôt une simple addition au rôle de certains personnages appartenant déjà à l'original principal. L'Andrienne doit à la Périnthienne Charinus et Byrria, avec l'idée du personnage protatique ; l'Eunuque doit au Colax Thrason, Gnathon et les autres acolytes du soldat. Dans les Adelphes, les rôles d'Eschine et de Sannion ont été augmentés d'une scène de médiocre étendue, prise aux Synapothnescontes. Ensuite, les deux pièces choisies par Térence pour le mélange ne sont pas des pièces quelconques : il y a entre elles quelque ressemblance, quelque affinité. L'Andrienne et la Périnthienne ont même sujet ; l'Eunuque et le Colax, les Adelphes et les Synapothnescontes ont une situation commune : dans les deux premières, celle de la courtisane à qui le soldat, son amant, a fait un riche cadeau qu'il voudrait ensuite reprendre par jalousie; dans les deux autres, celle du jeune homme qui enlève une femme au leno. Voilà le procédé de composition que Luscius incrimina. Pourquoi ? Il y eut le motif apparent et le motif réel. Le motif réel, non particulier à cette accusation, mais commun à toutes celles qui furent successivement lancées contre Térence, ne fut autre que la jalousie, aigrie bientôt par le dépit. Térence eut le tort impardonnable de réussir à se faire jouer, puis applaudir, sans s'être placé sous la protection du vieux poète ; il commit le crime capital de se poser avec indépendance en rival, au lieu de prendre l'humble attitude d'un disciple : de là cette guerre acharnée qu'il eut à soutenir durant toute sa carrière, de là tout d'abord le grief de contamination. Le motif réel n'étant pas avouable, on trouva un motif apparent, très spécieux : on prétendit, sans aucun doute, que l'unité de l'original était détruite par l'adjonction de parties étrangères. Luscius soutint cette, thèse avec d'autant plus de force que sa méthode de traduction avait pour principe la fidélité scrupuleuse au modèle grec. D'ailleurs il y avait là un beau lieu commun à développer : le désordre et l'incohérence substitués à l'harmonie. et à l'unité, les chefs-d'oeuvre de l'esprit attique mis en pièces par une main sacrilège, une chose informe, un
monstre créé avec ces lamentables débris. Seulement, des dissertations de ce genre n'étaient à leur place que dans les cercles lettrés ; les raffinés seuls pouvaient s'indigner des profanations accomplies par Térence. Quant à la foule, ces notions n'étaient pas à sa portée. Pour faire naître dans l'esprit inculte de la masse des spectateurs une prévention défavorable au jeune poète, on compta sur l'effet de ce vilain verbe « contaminer. » Incapables qu'ils étaient de saisir la chose, on voulut les édifier par le mot. Puisqu'on accusait Térence de détruire par ses opérations l'unité des pièces grecques, il devait pour se justifier démontrer que cette unité en sortait intacte. Il essaya peut-être de le faire, mais dans ses entretiens avec des personnes lettrées, et non dans ses discours au grand public, dans ses prologues. Pas plus que les considérations sur lesquelles Luscius avait pu fonder sa critique, celles que notre poète pouvait présenter pour sa défense n'étaient à la portée des spectateurs ignorants, de beaucoup les plus nombreux. Il lui était impossible de traiter à fond, en plein théâtre, la question soulevée contre lui par ses adversaires. Cependant il sentait que les bruits méchants avaient fait leur chemin : la foule ne savait pas au juste ce que l'on reprochait au nouveau poète ; mais le crime devait être bien noir, puisqu'on l'appelait d'un tel nom. Impression fàcheuse et de nature à compromettre le succès, surtout la première fois, lorsque Térence était tout à fait un inconnu. Sous peine de paraître lui-même convaincu de sa culpabilité, il lui fallait donner une réponse plausible. Celle qu'il trouva avait le
double avantage d'être facilement intelligible, même pour le plus grossier des spectateurs, et d'ètre en parfait accord avec la tournure d'esprit du public romain. Il dut être fort content de l'effet qu'elle produisit, puisqu'il la répéta, sans l'appuyer d'aucun autre argument, lorsqu'il eut de nouveau à repousser le même reproche. Invoquer l'exemple et l'autorité des anciens, tel est donc le système de défense adopté par notre poète. Cet artifice de composition, dont ses ennemis lui faisaient un crime, n'était pas chose nouvelle : ses devanciers en avaient usé. Le fait doit être vrai (1), puisque Térence l'affirme deux fois, sans avoir l'air de redouter la contradiction ;

(1) Sur la contamination dans le théâtre de Plaute, cf. Teuffel, Stud.und Cliaraht. 256 sqq. Il pense que Plaute n'a usé de ce procédé que par exception, étant assez inventif pour enrichir son original grec au moyen de son propre fonds. Comme ex. de contam. dans Ennius, Spengel cite sa tragédie d'Iphigénie où il avait mêlé avec le drame d'Euripide des parties empruntées à celui de Sophocle.

dans tous les cas, il est on ne peut plus vraisemblable : aussi soucieux que Térence de plaire au public, les vieux poètes furent conduits à l'emploi de ce procédé par des raisons analogues à celles dont il subit à son tour l'influence et que nous rechercherons tout à l'heure. D'ailleurs, rien ne les gênait dans cette voie : ils n'avaient pas, la lecture des comédies de Plaute le prouve, ce respect scrupuleux, superstitieux de l'original grec, que Luscius et son école érigèrent en principe.
Qui fut l'inventeur de la contamination? Névius sans doute, le plus ancien de ceux que cite Térence, Névius dont le génie puissant a marqué de son empreinte originale tous les genres littéraires où il s'est exercé. Est-ce Luscius qui a le premier condamné le procédé ? Cécilius, son contemporain, s'en est-il encore servi? On serait tenté de croire que non, quand on voit que ce poète ne figure pas dans l'énumération de Térence ; mais il est plus probable que, s'il n'est pas nommé ici, c'est qu'il vivait encore à l'apparition de l'Andrienne. Quoi qu'il en soit, Térence avait pour lui l'autorité du passé; il n'était pas un novateur, il agissait conformément à une vieille coutume. Au nom de leur légendaire respect pour le « mos majorum », les spectateurs romains devaient donc l'absoudre. De plus l'accusation qu'on lui lançait atteignait aussi la mémoire de trois grands poètes au moins, Névius, Plaute, Ennius, la fleur des poètes romains, comme dit le prologue de Casina.
Le peuple qui les avait tant de fois applaudis, ne pouvait pas condamner leur complice. Si cette justification parut suffisante et même excellente au public romain, elle n'a pas de quoi nous satisfaire. Peu nous importent à nous les précédents invoqués par Térence ; car ils ne l'excuseraient pas s'il avait réellement gâté ses originaux en les mélangeant, et, d'autre part, nous sommes convaincus qu'ils n'ont pesé d'aucun poids sur sa décision, la transformation du prologue nous ayant déjà montré combien peu notre poète se mettait en peine d'agir à la guise de ses devanciers. Nous voulons donc savoir si l'on peut, par des raisons vraiment solides, défendre la contamination
contre les allégations de Luscius ; nous voulons en même temps découvrir, malgré le silence des prologues à cet égard, le véritable motif qui conduisit Térence à l'emploi du procédé.
Voyons d'abord si les trois comédies que Térence a composées au moyen d'un double original, laissent à désirer sous le rapport de l'unité. Les remarques par lesquelles nous avons tout à l'heure défini son procédé, font à elles seules pressentir que nous trouverons sans fondement le reproche de Luscius. Elles nous ont montré, en effet, la prétendue contamination, non comme un mélange confus de pièces sans analogie, mais comme l'addition à un original principal d'éléments choisis dans un original secondaire qui lui ressemble par certains côtés. Une telle façon d'opérer est le fait d'un poète qui a vu l'écueil du système et qui prend toutes ses mesures pour s'en garantir. L'analyse attentive des pièces elles-mêmes démontre qu'il y a réussi. L'action, une et simple, de l'Andrienne grecque peut se résumer en ces quelques mots : Simon veut marier son fils Pamphile à Philumena, fille de Chrémès ; le jeune homme se refuse à ce mariage, parce qu'il est engagé avec Glycérium ; elle est reconnue pour une autre fille de Chrémès et il l'épouse. Qu'y a-t-il de plus dans l'Andrienne latine ? Sosia, le personnage protatique, dont la présence ne saurait évidemment nuire à l'unité de la pièce, et l'épisode de Charinus. Charinus est un jeune homme épris de cette Philumena que Pamphile, son ami, serait au désespoir d'épouser. L'introduction de cet épisode dans l'intrigue partage-t-elle l'intérêt et détruit-elle l'unité d'action? Non, puisque la question que le dénouement résoudra est toujours la même, une et simple : Pamphile épousera-t-il enfin Glycérium ? Voilà tout ce qu'il s'agit de savoir. Nous savons bien d'avance que, si ce mariage a lieu, le mariage de Charinus avec Philumena en sera la conséquence, que le sort de Charinus, qui ne prend d'ailleurs aucune part active aux évènements de l'intrigue, sera fixé du même coup que celui de son ami. Remarquons aussi que les scènes ou parties de scène dont ce personnage épisodique est acteur, tiennent très peu de place dans l'ensemble, si bien qu'il n'y a pas plus disproportion que disparate. Dans l'Eunuque de Ménandre, il était question d'un soldat ; mais on ne le voyait pas. Après avoir fait présent à sa maîtresse Chrysis de la jeune esclave, il invitait la courtisane à dîner et, pendant le repas, pris d'un accès de jalousie, menaçait d'aller reprendre son cadeau; Chrysis, effrayée de ces menaces, se retirait précipitamment chez elle pour hâter la reconnaissance de l'esclave comme citoyenne n'ayant plus après cela de ménagement à garder avec le soldat, elle ouvrait de nouveau sa maison à Chserestratos. De personnage invisible qu'il était chez Ménandre, le soldat passa chez Térence à l'état de personnage visible. Il parut sur la scène, flanqué tantôt de son seul parasite, tantôt de toute une escorte grotesque. Il vint lui-même prendre la courtisane
Thaïs chez elle pour la conduire au repas ; il donna à ses menaces de reprendre Pamphila un commencement d'exécution, en mettant le siège devant la maison de Thaïs ; il fit enfin sa soumission au rival qui l'avait supplanté.
Térence s'est donc borné à mettre en action et à développer les incidents simplement racontés par Ménandre ; il n'a rien ajouté d'important, rien changé à la donnée de l'intrigue originale. L'action principale, à laquelle tout se subordonne et qui fait l'unité de la pièce grecque, comme de la pièce latine, c'est le mariage du faux eunuque Chæréa avec Pamphila, qu 'il a d'abord violée et qui est ensuite reconnue pour la soeur de Chrémès. Rien de plus simple et de moins préjudiciable pour l'unité d'action que le changement apporté à l'économie des Adelphes : un évènement qui fait partie essentielle de l'intrigue, l'enlèvement de la musicienne, n'était que raconté dans Ménandre ; Térence l'a mis en action dans une scène de proportions très restreintes.
L'unité d'action est donc aussi parfaite dans les trois pièces contaminées de Térence que dans les originaux. Mais, si le fond en est un, n'y a-t-il pas dans la forme quelques discordances de détail ? Les morceaux rapportés s'ajustent-ils si bien au morceau principal que nulle part on n'aperçoive trace de soudure maladroitement exécutée ?Pour l'Andrienne et l'Eunuque, on ne peut pas, je crois, y relever à
à ce point de vue le moindre défaut : les rôles de Charinus et de Byrria dans l'une, du soldat et de son parasite dans l'autre ont été admirablement fondus avec le contexte de l'original principal, et, sans les renseignements qui nous apprennent le contraire, nous serions convaincus que chacune de ces comédies est la reproduction d'un seul modèle grec. A la rigueur, il y a pourtant dans l'Andrienne un passage qui semble, mais au premier abord seulement, démentir notre appréciation. Aux vers 373 et suivant, Davus conseille à Charinus de faire une démarche auprès des amis de Chrémès pour le succès de son mariage. Charinus promet de suivre le conseil et quitte aussitôt la scène. Or, dans le reste de la pièce il n'est plus jamais question de cette démarche. Faut-il croire que dans la Périnthienne il en était reparlé, et mettre ici une inconséquence au compte de notre poète ? Pas du tout : le conseil donné par Davus est uniquement destiné à motiver la sortie de Charinus qui ne doit pas assister à la suite de l'entretien où l'esclave engage Pamphile à faire semblant de consentir au projet d'union formé par son père : car instruit de cette feinte, il ne croirait pas à la fausse nouvelle que lui apporte un peu plus tard Byrria, et la scène où il accable son ami de reproches ne pourrait avoir lieu. Dans la Périnthienne, comme dans la pièce latine, la visite aux amis de Chrémès restait à l'état de projet : entre le moment où il quittait Pamphile et celui où Byrria, trompé par les apparences, venait lui annoncer que Simon avait trouvé son fils tout disposé à se marier le jour même avec Philuména, Charinus n'avait guère le temps de courir la ville pour solliciter des recommandations. A l'Ennuque aussi on a fait une petite querelle de ce genre : on a signalé, dans le rôle de Chrémès, aux scènes 6 et 7 du quatrième acte, un défaut d'unité, et on y a vu une trace mal dissimulée de la contamination. Il est vrai que le rôle de ce personnage dans la scène 6 appartient à l'Eunuque grec, tandis que son rôle dans la scène 7 provient du Colax ; mais la discordance signalée n'existe pas. A la scène 6, la venue imminente du soldat et de son armée jette Chrémès dans un grand trouble et lui donne une forte envie de déserter la place, sous prétexte d'aller chercher la nourrice de Pamphila ; à la sc. 7, il tient vigoureusement tête au soldat et ne lui épargne ni les injures ni les menaces. Le changement d'attitude est frappant sans doute ; il n'en est pas moins très naturel : Chrémès aurait bien voulu se dérober à cette rencontre ; ne l'ayant pu, il prend son courage à deux mains pour faire bonne contenance ; les nécessités de la situation lui donnent quelque bravoure, bravoure plus apparente d'ailleurs que réelle, car on sent bien qu'il n'est pas à son aise et qu'il a hâte de voir finir la lutte. De plus le changement ne s'opère pas tout d'un coup et sans préparation : les remontrances de Thaïs, qui se continuent même après l'arrivée du soldat, raffermissent peu à peu le jeune poltron. Enfin n'oublions pas qu'il sort de table ; de son propre aveu, il a bu plus que de raison : ce que l'on peut trouver de bizarre à ses façons d'agir s'explique par un commencement d'ivresse. Les Adelphes, il faut l'avouer, ne sont pas aussi complètement à l'abri de tout reproche. Mais, à propos de cette pièce, on impute, en général , à Térence beaucoup plus de fautes qu'il n'en a commis, et nous allons voir que sa culpabilité se réduit à peu de chose. On relève d'abord dans la scène du rapt, empruntée à Diphile, un trait que Térence aurait dû supprimer ou corriger, parce qu'il ne s'accorde pas avec la donnée de l'original principal : Eschine prétend que la femme enlevée à Sannion est de condition libre tandis que partout ailleurs elle est présentée comme une véritable esclave. Chez Diphile, l'affirmation d'Eschine était sans doute conforme à la vérité : la femme enlevée était revendiquée et reconnue pour libre. Mais est-ce à une inadvertance de notre poète que nous avons affaire ? Je ne le crois pas. Térence a voulu conserver le trait avec une portée tout autre : ce n'est plus ici qu'une menace en l'air, un mensonge auquel le caractère du jeune homme est loin de répugner. Le leno, à qui pareille menace a été jetée bien des fois, n'en tient aucun compte dans son monologue : il sent que pour lui le véritable danger n'est pas là. Pourtant Térence aurait peut-être mieux fait d'admettre que, malgré son invraisemblance, le dire d'Eschine impressionne quelque peu Sannion, et de l'indiquer d'un mot. Presque au début de son monologue, Sannion se plaint d'avoir été violemment arraché de sa maison. Dans la pièce de Diphile, le ravisseur, si la femme était libre, avait des raisons sérieuses de tratner le leno dans la rue et jusque devant les juges ; il convenait, au contraire, à Eschine de le laisser chez lui pour éviter le bruit et le scandale public. Si Térence a écrit ces mots, il a emprunté le trait à Diphile et ne s'est pas aperçu qu'il n'allait point du tout avec la situation
de son personnage. Mais les a-t-il écrits ? La question est douteuse, et la leçon vraie pourrait bien être : « Domi me arripuit; » auquel cas, il n'y aurait rien à critiquer. Autre reproche encore: à la scène 3 de l'acte III, Déméa dit qu 'il a appris que son fils Ctésiphon n'est étranger pas à l'enlèvement. Or, jusqu'ici nous n'avions pas entendu dire que le frère d'Eschine eût pris part à cet acte de violence: c'est vrai, mais nous n'avions pas non plus entendu dire le contraire ; quand on affirme que son entretien avec Eschine, à l'acte second, donne l'impression qu'il rencontre son frère pour la première fois de la journée et qu 'il n 'a nullement participé au rapt, on est, je crois, dans l'erreur. Ses paroles nous le montrent dès son entrée en scène 2 au courant de ce qui s'est passé, et, puisqu'il ne dit pas de qui il tient ses informations, c'est qu'il n'a pas eu besoin d 'en prendre, c' est qu'il a été témoin et acteur des violences accomplies dans la maison de Sannion. Il a secondé son frère jusqu'au moment où la musicienne a été emmenée dans la rue. Alors il s'est retiré pour ne pas être vu et dénoncé à son père. Comme c'était de grand matin, peu de gens l'ont aperçu sortant de chez le leno, si bien que Déméa n 'a pas été informé tout de suite de sa complicité. Maintenant que tout est fini, Ctésiphon revient, impatient de remercier son frère. Il est possible, à la rigueur, que dans le monologue de Sannion, par lequel commençait son deuxième acte, Ménandre eût indiqué d'un mot la présence de Ctésiphon à l'enlèvement ; peut-être aussi avait-il, comme Térence, différé le moment d'en informer le spectateur, pour ménager l'intérêt et donner à la révélation, faite par Déméa lui-même, quelque chose de plus piquant. Quoi qu'il en soit, il n'y a rien d'incohérent à cet égard dans la pièce de Térence. On reproche enfin aux Adelphes de notre poète une invraisemblance dans la marche de l'action : dès le premier acte, dit-on, l'enlèvementest annoncé par Déméa qui l'a appris de tout le monde ; toute la ville en parle ; et c'est seulement au début du second acte qu'Eschine, avec la femme et le leno, arrive devant la maison de son père adoptif. S'il y a ici une invraisemblance, elle n'est point l'effet de la contamination : elle existait aussi dans la pièce de Ménandre, où Eschine ne rentrait chez Micion qu'assez longtemps après le récit de Déméa, au début du second acte ou, au plus tôt, pendant l'entr'acte. Mais il n'y a pas d'invraisemblance. D'abord, il ne faut pas prendre à la lettre les affirmations de Déméa. L'exagération est dans le caractère passionné, excessif de ce personnage. Ensuite, la scène qui se joue au début du second acte est absolument distincte de celle que Déméa raconte au premier : il nous dit comment Eschine a fait irruption chez le leno, l'a roué de coups dans sa maison et a emmené la musicienne ; nous voyons comment le leno, qui s'est mis à la poursuite du ravisseur, tente un dernier effort pour l'empêcher de mettre son butin en sûreté chez son père. Entre ces deux scènes, si l'on veut bien admettre que la maison du leno et celle de Micion sont aux deux bouts de la ville, et qu'en chemin Sannion a fait tout son possible pour retarder la marche d'Eschine, il s'est écoulé assez de temps pour que Déméa ait appris de quelques témoins le méfait du jeune homme et soit venu en toute hâte le raconter à Micion. En somme, si les Adelphes donnent prise à quelques critiques, elles ne sont guère sérieuses. Pour accuser Térence d'avoir corrompu la beauté de son original, c'eût été bien peu de chose que ces menues fautes de détail. D'ailleurs, il se trouve que la seule pièce de notre poète où
la contamination n'a pas été exécutée d'une manière absolument parfaite, est la seule qui n'ait pas encouru, du moins à notre connaissance, le reproche de contamination.
Quant à nous, pour que l'emploi du procédé soit pleinement justifié à nos yeux, il ne nous suffit pas que les originaux grecs n'y aient rien perdu, il faut que sous quelque rapport ils y aient gagné, et nous en voudrions à Térence s'il les avait modifiés sans profit d'aucune sorte pour eux, quoique sans préjudice. Mais tel n'est pas le cas. Pour ne rien dire de cette admirable exposition, dont l'éloge n'est
plus à faire depuis bien longtemps, où l'introduction de Sosia constitue évidemment un avantage au point de vue de la vraisemblance dramatique, l'Andrienne gagne à la contamination deux personnages intéressants soit par eux-mêmes, soit par le contracte qu'ils forment avec deux autres personnages, soit par quelques situations comiques ou touchantes que l'intrigue doit à leur présence. C'est une sympathique figure que celle de Charinus, caractère faible et timide, qui ne sait point agir et succombe au désespoir, sans ressource et sans ressort ; âme loyale et simple jusqu'à la naïveté. La naïveté, voilà le trait le plus original de cette physionomie sobrement dessinée à l'arrière-plan : pour faire rougir et se récrier Charinus, une insinuation grivoise de Byrria, une question de Pamphilus sur la nature de ses rapports avec Philumena suffisent largement ; Davus ne lui épargne pas les railleries et lui accorde, comme une aumône, la promesse d'une visite et d'une bonne nouvelle. A côté de ce pâle et mélancolique amoureux, Pamphilus se détache vigoureusement, plein de vie et d'énergie, véhément dans sa douleur, exubérant dans sa joie. Entre les deux jeunes gens il y a la même différence qu'entre leurs amours : celles de Charinus fleurissent à peine, celles de Pamphilus sont déjà dans la saison des fruits ; ainsi l'un représente le printemps de la jeunesse, l'autre l'été. Même auprès de Davus, Byrria est un curieux type d'esclave : incapable de combiner au profit de Charinus quelque adroite machination, incapable de lui donner un utile conseil, il ne sait mettre à son service que des consolations aussi peu efficaces que banales, et de grosses plaisanteries.
La chance le sert d'ailleurs aussi mal que la nature l'a pauvrement doué : lorsque Charinus apprend une bonne nouvelle, c'est toujours d'une autre bouche : le triste monopole des mauvaises nouvelles appartient à Byrria. Et quel relief sa lourdeur, sa sottise et son inutilité donnent à la supériorité de Davus, le tacticien consommé, fin et souple, fécond en artifices, prompt à se relever d'un échec, le serviteur au dévouement efficace et indispensable, d'une fidélité à l'épreuve de toutes les menaces et de tous les risques ! La démarche de Charinus auprès de Pamphilus, pour lui demander de renoncer à la main de Philuména ou tout au moins de différer son mariage, forme une scène vraiment touchante qui manquait à l'Andrienne grecque : on est ému de l'anxiété du jeune homme au moment où il aborde celui qu'il croit son rival, de son embarras à faire l'aveu de son amour pour Philuména, de sa passion désespérée dont l'indifférence de Pamphilus fait si bien ressortir l'ardeur, du soupir de soulagement qu'il pousse lorsqu'il connaît la vérité. La présence de Charinus donne à la scène suivante plus d'animation et de gaîté qu'elle ne pouvait en avoir dans l'original : Davus, placé entre les deux jeunes gens désolés, l'un d'épouser, l'autre de ne pas épouser Philuména, reçoit les doléances de chacun, leur répond tour à tour, et, quand ils lui laissent enfin le moyen de raconter tout au long la bonne nouvelle qu'il apporte, fait d'un seul coup deux heureux ; ce tableau, plein d'entrain est d'un excellent comique. Plus loin, la méprise de Byrria, très naturellement amenée, ménage une attachante péripétie : l'esclave, trompé par les apparences, a cru que Pamphilus consentait sincèrement à épouser la jeune fille choisie par son père, Philuména ; Charinus, informé de cette trahison, retombe dans son désespoir aigri encore par la déloyauté de son ami. Il vient lui reprocher avec amertume la promesse violée ; mais bientôt il s'aperçoit que Pamphilus, aussi malheureux que lui, n'a nullement mérité ses sarcasmes, ne veut pas du tout, et pour de bonnes raisons, se marier avec Philuména ; alors sa jalousie indignée fait place à la pitié, et en même temps ses espérances renaissent. Dès ce moment le poète, ayant tiré du personnage tout ce qu'il pouvait donner, l'a sagement mis de côté jusqu'au dénouement, où il vient apprendre, à la satisfaction du spectateur auquel il est sympathique, le mariage de Pamphilus avec Glycérium et les conséquences heureuses de cet événement pour son propre avenir.
L'Eunuque doit à la contamination les figures du parasite et du soldat. De leur présence l'action, déjà très riche, tire un surcroît de variété et de mouvement, mais surtout ils fournissent une source abondante du comique le plus franc ; ils forment à eux deux l'élément le plus divertissant de la pièce. Gnathon est un novateur de génie ; il a transformé le métier de parasite : grâce à lui, cette carrière, autrefois lucrative, mais dure, n'aura plus guère désormais qu'avantages et agréments. Gnathon, en effet, au lieu de faire rire à ses dépens et d'endurer les coups sans se plaindre, comme ses devanciers, admire les qualités que le maître croit avoir, le flatte, l'approuve, rit de ses bons mots ; il paie de sa complaisance seule, et non de sa personne ; c'est un sceptique, un égoïste, un roué qui exploite une dupe. Quel chef-d'oeuvre de finesse et de verve que ce monologue où il développe la nouvelle doctrine et se pose en chef d'école, en fondateur de la secte des Gnathoniciens ! Quoique moins original, Thrason, le soldat, est aussi très amusant. Vanité, sottise, poltronnerie, telle est en trois mots l'âme du personnage : ce familier imaginaire du grand roi, ce prétendu homme d'esprit, qui d'un bon mot écrase un adversaire, n'est qu'un nigaud dont le parasite se rit et s'engraisse, en attendant de le livrer pieds et poings liés à son rival ; ce fanfaron à la bruyante colère n'est qu'un peureux qui bat en retraite devant une femme. Voilà les deux types que Térence a mêlés à l'action. Au lieu de faire amener Pamphila à Thaïs par un esclave banal, il a chargé de ce soin Gnathon, qui, à cette occasion, prenant texte d'une rencontre récemment faite, débite sa profession de foi : nul ne s'avisera, je pense, de la trouver longue ou déplacée, tant elle est intéressante, et de regretter ici Ménandre. Le soldat et son parasite assistent à la scène 2 où Parménon remet à Thaïs les présents de son maître Phaedria ; ainsi cette scène est plus animée et plus comique : on rit de la confusion que le soldat ne peut dissimuler à la vue du faux eunuque ; on rit des traits mordants que Parménon décoche au maître d'abord, puis au parasite. La scène du siège est une admirable bouffonnerie. Thrason a mis toutes ses troupes sur pied, et quelles troupes ! Il lui faut une éclatante vengeance. Il range d'abord son armée en bataille d'après les principes d'une habile tactique, renouvelée, dit-il, de Pyrrhus, et dont la première préoccupation est de mettre en sûreté la personne du général. Avant de donner le signal, en homme sage qui connaît le prix du sang, il épuise tous les moyens pacifiques d'obtenir satisfaction; mais l'ennemi fait bonne contenance, et les menaces elles-mêmes ne l'intimident guère. Que faire ? Gnathon consulté ouvre un avis excellent : les femmes sont capricieuses ; la satisfaction que refuse Thaïs, maintenant qu'on l'exige, elle viendra bientôt d'elle-même supplier Thrason de l'accepter ; il n'y a donc qu'à battre en retraite. La solution plaît au soldat, et les troupes enchantées rentrent dans leurs foyers. La scène finale ne devait pas moins égayer le public, toujours aux dépens du fanfaron. Le voici qui retourne chez Thaïs, mais cette fois pour demander grâce et se rendre à discrétion : Hercule ne fut-il pas l'esclave d'Omphale ? Hélas ! au lieu d'une capitulation, il en aura deux à signer. Pendant son absence, d'importants évènements ont rouvert à Phaedria la maison de la courtisane, et désormais le soldat n'y pourra pénétrer que si son rival veut bien le permettre. Tandis qu'il se tient à l'écart, Gnathon, investi de ses pleins pouvoirs, négocie le traité de paix. Il faut voir comme l'ambassadeur, qui n'a garde de s'oublier lui même, prend en main les intérêts de son maître et de quels traits flatteurs il le peint : l'heureux Phaedria aura sans partage les faveurs de Thaïs ; Thrason, riche et stupide, paiera toutes les dépenses de la maison. Il va sans dire que les clauses du traité sont tenues secrètes Thrason apprend seulement le succès des négociations. Ce qui achève de le rendre ridicule, c'est le contraste entre son humiliation profonde et ses airs de fatuité que, tout fier d'un si beau résultat, il reprend aussitôt. Il était impossible de finir la pièce par un tableau plus gai, et l'invitation du Cantor dut être accueillie par une salve bien nourrie de sincères applaudissements.
Grâce à la contamination, les Adelphes se sont enrichis d'une scène fort agréable. Elle présente aux yeux du spectateur un groupe de personnages nombreux, animé, aux attitudes variées et fortement accusées : Sannion, le leno, indigné et désolé ; la musicienne, tremblante d'effroi entre son maître qui la retient et son ravisseur qui l'entraîne ; Eschine, plein de sang-froid et d'une imperturbable audace; Parménon, l'esclave, les poings serrés, ne demandant qu'à frapper. La situation est en soi des plus comiques pour le public romain : un leno, personnage odieux et méprisé, privé, en dépit des lois qui protègent la propriété et le domicile, d'une femme qui lui appartient, se voit pour comble de misère bafoué et battu. Elle est traitée d'une façon très vivante, avec un entrain vraiment dramatique.
D'abord les cris, les protestations bruyantes du leno alternant avec les paroles froides et énergiques d'Eschine, puis la lutte violente, enfin la série des ripostes alertes et ironiques qu'Eschine oppose aux raisonnements du leno, quand celui-ci a renoncé enfin à toute résistance matérielle. Il ne faut pas négliger de dire que cette scène du rapt, si amusante par elle-même, est utile au développement du caractère d'Eschine. Quel que fût dans Ménandre le début du second acte, monologue d'Eschine rentrant chez son père avec la musicienne ou monologue du leno venant réclamer satisfaction, le poète grec n'avait pu donner à l'assurance hardie, qui est le trait le plus frappant de ce caractère, autant de relief que Térence : au lieu d'un récit, plus ou moins circonstancié et imagé, de l'action audacieuse commise par le jeune homme, c'est l'action elle-même que nous avons ici, c'est le flagrant délit. Après avoir assisté à cette scène, comme nous trouverons saisissant le contraste des deux frères ! Quelle différence entre cette entrée tumultueuse d'Eschine triomphant et l'entrée modeste du timide Ctésiphon après la bataille !
Accroissement d'animation et de gaieté, voilà en un mot le profit que les oeuvres de Térence ont retiré de la contamination. Ce résultat indique assez clairement quelle fut la raison qui détermina notre poète à adopter le procédé. Il voulut donner à ses comédies plus de variété et de mouvement dans l'action, plus d'abondance et d'énergie dans le comique, plus de vie, sinon intime, au moins superficielle, que n'en possédaient leurs originaux Mêler à l'action un plus grand nombre de personnages, représenter sûr la scène des incidents dont Ménandre, son modèle, se bornait à parler ; tels furent pour lui les deux moyens pratiques d'arriver à ce but. Les matériaux des constructions accessoires dont il agrémentait ainsi l'ordonnance plus simple de l'édifice grec, il les emprunta à d'autres oeuvres grecques, non pas seulement parce qu'il avait l'esprit peu inventif et que ces emprunts le dispensaient de créer, mais encore et surtout parce que cette façon de procéder était plus légitime et plus naturelle qu'un système d'additions originales. La palliata est par essence une traduction ; en général, une pièce grecque fournit assez d'étoffe pour une pièce latine ; mais si, par exception, un seul original est trouvé insuffisant, n'est-ce pas au fonds grec, à une autre oeuvre du répertoire, qu'il convient d'avoir recours pour le compléter? Il y a là une loi, issue de la force des choses, si juste et si impérieuse, que Plaute lui-même, esprit éminemment libre et primesautier, malgré des actes fréquents d'indépendance, d'indiscipline, s'y est plus d'une fois soumis, puisque Térence le met au nombre des poètes qui ont avant lui fait usage de la contamination.
Donat, s'il faut en juger par ce qui nous reste de son commentaire, n'a pas vu clair dans les intentions de Térence. Il ne nous dit nulle part pourquoi, à son avis, Térence a contaminé dans l'Eunuque et dans les Adelphes. L'explication qu'il donne pour l'Andrienne est d'une faiblesse dérisoire. Nous ne savons presque rien de Philuména; à peine nous a-t-on dit en passant qu'elle est riche et qu'elle est belle; nos sympathies ne se portent pas sur elle ; nous lui en voulons, au contraire, d'être, même involontairement, un obstacle au mariage de Pamphilus avec Glycerium. Celle-ci, le poète a tout mis en oeuvre pour nous la faire aimer ; son sort nous intéresse vivement, et nous souhaitons qu'elle épouse Pamphilus. Quant au mariage de Philuména, il nous cause, il est vrai, une certaine satisfaction ; mais seulement parce qu'il fait le bonheur de Charinus. Ce n'est évidemment pas ainsi que Térence aurait distribué l'intérèt, s'il avait eu l'intention que lui prête Doaat. Ici, comme dans l'Eunuque et les Adelphes, il a demandé à la contamination un surcroît de variété et de comique. Au surplus, la contamination n'est pas dans le théâtre de Térence le seul indice qui dénote ce penchant pour l'animation extérieure. Cinq de ses comédies sur six ont une intrigue complexe, deux couples d'amoureux ; dans une seule, l'Andrienne, ce fait est le résultat de la contamination ; dans les quatre autres, l'économie de l'original comportait les deux couples. N'y avait-il donc dans le répertoire de la nouvelle comédie que des pièces de ce genre, à quelques exceptions près ? Le théâtre de Plaute suffit à prouver que non. Térence les a librement choisies. Evanthius a noté cette préférence; il en fait même un mérite au poète. On peut se demander pourquoi Térence n'a usé que trois fois des ressources de la contamination. A-t-il jugé superflu de rien ajouter aux originaux de ses trois autres comédies, parce qu'ils étaient assez animés et assez amusants par eux-mêmes ? Cette opinion serait plausible, s'il ne s'agissait que du Phormion ; la pièce n'est certes pas languissante et ennuyeuse. Mais il y a l'Heautontimorumenos, où, quoique l'intrigue soit complexe, l'action est très peu animée : Térence lui-même classe cette comédie parmi les fabulae statariæ
parmi celles dont la représentation donne moins de fatigue aux acteurs, parce qu'elles ne contiennent que de calmes entretiens. Il y a surtout l'Hécyre, dont la simplicité d'intrigue, unique dans le théâtre deTérence, a été signalée par Evanthius ; tableau finement peint de la vie de famille, étude de moeurs très attachante à la lecture, mais un peu froide et terne à la scène. Ce qu'il lui manquait de couleur et de vie, n'était-ce pas le cas de le demander à la contamination ? Certes, Térence eut le temps d'y réfléchir entre le premier essai de représentation et la représentation définitive. S'il fit des retouches dans l'intervalle, ce que nous ignorons, il laissa à l'intrigue sa simplicité, il ne contamina pas. Je crois que deux motifs sérieux l'empêchèrent de suivre plus souvent son penchant pour ce procédé de composition. D'abord, après l'Andrienne et l'Eunuque, deux pièces contaminées, qui se succédèrent coup sur coup, il voulut montrer à ses adversaires et au public que l'appui de la contamination n'était pas indispensable à son talent. Ensuite le désir de varier et d'égayer fut toujours subordonné chez cet artiste délicat au sentiment et au respect de l'unité ; il considéra la contamination comme une opération périlleuse qu'il ne fallait entreprendre que dans des conditions très favorables ; lorsqu'il ne trouva pas d'original secondaire dont il pût sans danger fondre quelque partie avec son original principal, il s'abstint et sacrifia l'animation à l'unité.
En se servant de la contamination, Térence obéissait-il vraiment à un penchant naturel, ou bien faisait-il violence à ses goûts personnels pour se conformer à ceux du public ? Certes, les qualités au profit desquelles se faisait l'opération étaient loin de déplaire aux spectateurs romains, et s'ils avaient été en mesure de comparer l'original principal avec la reproduction latine, c'est à celle-ci sans contredit qu'ils auraient donné le prix. Trop grossiers pour s'intéresser aux longs détails d'une savante étude morale, il leur fallait surtout dans une pièce de l'action et du comique. Ils aimaient le mouvement et le bruit, les entrées et les sorties fréquentes, les personnages qui, sur la scène, couraient, criaient, gesticulaient, plaisantaient. L'ennui les gagnait souvent aux longs entretiens sérieux et calmes (1).

(1) La préférence du public romain pour les fabules motoriae est nettement démontrée, sans chercher d'autres textes, par les v. 35-47 du prol. de l'Heaut.

Et plus la palliata devenait ancienne, plus leurs exigences étaient grandes. Dans la nouveauté du genre, l'intrigue la plus simple suffisait à les distraire. Depuis ils s'étaient blasés : il leur fallait plus fort, plus compliqué ; non qu'ils fussent sensibles au plaisir de la surprise : l'usage de l'argumentum prouve qu'ils ne s'en souciaient point et qu'ils préféraient être avertis d'avance ; mais parce que la multiplicité des incidents excluait du spectacle la monotonie. Pour amuser un tel public, amateur de situations variées et gaies, les ressources de la contamination étaient précieuses au poète, surtout s'il n'avait point la verve d'un Plaute. Or, Térence n'écrivait pas seulement pour la postérité.
S'il a tranformé l'ancien prologue narratif en plaidoyer, si, malgré deux tentatives infructueuses de représentation, il a persisté à faire jouer son Hécyre, c'est qu'il tenait beaucoup aux applaudissements de ses contemporains. Il l'a dit lui-même au début de son premier prologue. Térence désirait le succès, il le désirait assez ardemment pour le payer de quelque sacrifice, et je suis convaincu que, s'il avait eu une prédilection naturelle pour la simplicité d'intrigue, il aurait agi comme il l'a fait, puisqu'il le pouvait sans choquer le bon goût et sans détruire la beauté des oeuvres grecques. Mais il n'avait point cette prédilection naturelle, et ni la contamination, ni la préférence accordée aux comédies originales à intrigue double ne doivent être regardées comme des sacrifices du poète au public.
Térence n'a pas le culte aveugle et superstitieux des originaux grecs; même en dehors de la contamination, il y fait souvent des changements. Pour ne parler que d'une seule pièce, on en trouve toute une série dans les Adelphes. D'abord, au témoignage de Suétone, Térence a modifié le début de la pièce grecque, sans que nous puissions dire au juste en quoi. Un peu plus loin, lorsque Déméa fait sa première entrée, Micion l'accueille d'un salut amical que l'irascible vieillard ne lui rend pas, tout entier à la querelle qu'il veut lui faire et qui commence d'emblée: Ménandre avait cru devoir lui donner plus de politesse : c'est Donat qui nous l'apprend. Nous savons par le même Donat que le Ctésiphon de Ménandre, désespèrant de posséder la musicienne, avait résolu de mourir ; celui de Térence a pris un parti moins violent : il veut s'exiler. Hégion était dans Ménandre le frère de Sostrata ; dans Térence, ce n'est qu'un parent plus éloigné. Enfin, le Micion de l'original se laissait, sans la moindre opposition, marier à Sostrata, la vieille belle-mère de son fils ; le Micion de la pièce latine ne consent à cette bizarre union qu'après une longue et vive résistance. Ces changements et tous les autres de ce genre
n'ont évidemment rien à voir avec le goût du public : ils n'ont pas été imposés au poète, il les a faits pour sa propre satisfaction. Dans les quelques exemples que nous venons de citer, le motif du changement est clair : Térence, sur certains points de détails, a cru pouvoir être peintre plus exact de la vérité des caractères que son devancier. Il n'a donc pas toujours considéré ses originaux comme des oeuvres parfaites ; il les a corrigés parfois ; il a pensé que son rôle de traducteur comportait, même en mettant de côté le style, une petite part d'originalité. Pourquoi ne pas admettre que cette manière de voir lui fit aussi adopter la contamination ? Qu'il ait considéré la variété dans l'art dramatique comme un progrès, rien de plus naturel. Il a subi en cela l'influence d'une loi de l'esprit humain à laquelle aucun des dramaturges, ses prédécesseurs, n'avait échappé. L'action des tragédies d'Eschyle parut trop simple à Sophocle, et il imagina des intrigues plus complexes. Après lui, Euripide accrut encore la variété et le mouvement. Les poètes de la nouvelle comédie, qui étaient ses disciples, l'imitèrent en cela et allèrent plus loin encore que lui, s'il faut juger de leur manière par des oeuvres telles que l'Heautontimorumenos et les Adelphes de Ménandre, où le poète a très habilement mêlé deux intrigues pour former la trame de l'action. Térence n'a fait qu'accentuer la même tendance. Dispensé de songer au contentement du public, libre d'agir, selon sa fantaisie, il n'en aurait pas moins adopté la contamination.
Le goût des spectateurs contemporains le confirma simplement dans une résolution dont il ne faut pas chercher la raison déterminante ailleurs que dans ses préférences personnelles. Cependant il n'a pas obéi à son penchant pour l'animation extérieure jusqu'au point de sacrifier, dans ses pièces contaminées ou dans les autres, les parties de sentiment, qui sont celles où se concentre la vie intime du drame. S'il ne les a pas augmentées, du moins ne les a-t-il pas diminuées ; et c'est en particulier une hypothèse purement gratuite de prétendre qu'il a, par principe, supprimé ou raccourci ces monologues, appelés en grec monodies et en latin cantica, où la passion d'un personnage se développe, dans les moments de crise, à la façon lyrique. Les monologues de ce genre sont assez nombreux et parfois fort étendus dans toutes les comédies de Térence. Donat ne signale à ce point de vue aucune suppression ; une seule fois il indique une réduction, mais il s'agit d'un monologue narratif. On ne saurait démontrer d'ailleurs que la contamination ait eu pour résultat nécessaire de faire disparaître aucune monodie : c'est une erreur de croire 1 que dans l'Andrienne, par exemple, deux monodies de Pamphilus ont été remplacées par les scènes II, 1, et IV, 1, où figure Charinus. Rien ne modifie la situation de Pamphilus entre le moment où son père lui annonce qu'il doit se marier le jour même, et celui où Davus lui apprend que ce mariage est une feinte ; la douleur causée au jeune homme par la communication imprévue de son père est suffisamment exprimée dans son monologue et son entretien avec Mysis (I, 5) ; une nouvelle monodie eût été superflue, et Ménandre n'avait sûrement pas commis la faute de l'écrire. De même plus loin, la colère de Pamphilus contre l'esclave dont les funestes conseils l'ont mis dans un embarras désespéré, s'exhale dans le dialogue avec Davus (sc. 111, 5) ; une monodie succédant à cette scène n'aurait pu être qu'une redite (1).

(1) Ajoutons ici que l'Eunuque a gagné à la contamination le long monologue de Gnathon ; mais il est narratif.

Enfin rien n'obligeait Térence à restreindre l'importance des cantica. Sans doute le public préférait les dialogues à ces longues méditations solitaires. Mais notre poète s'est-il fait une loi absolue de suivre en tout les préférences du public ? La suppression de l'argumentum, l'absence des plaisanteries grossières ou obscènes, chères à la grande majorité des spectateurs, prouvent assez que non. Térence ne fut pas l'esclave de ses spectateurs ; il ne leur sacrifia jamais ce que son goût lui recommandait comme beau et bon ; or, les éminentes qualités des ses cantica ne permettent pas d'en douter, il avait un sentiment très vif de l'excellence littéraire des monodies et il s'est donné à lui-même en les traduisant un exquis régal d'artiste.
Mais, dans les pièces contaminées, des suppressions ne furent-elles pas imposées par la nécessité de contenir la longueur de l'oeuvre dans les limites normales ? Entre la plus courte comédie de Térence, l'Hécyre, qui a 823 vers, et la plus longue, l'Eunuque, qui en a 1049 , l écart est de 226 vers ; c'est-à-dire que les limites normales étaient très élastiques. Des trois pièces contaminées, l'Eunuque est de beaucoup celle qui doit le nombre de vers le plus considérable à l'original secondaire. Or, ce nombre dépasse à peine la différence donnée tout à l'heure. En retranchant de la pièce latine tout l'appoint fourni par la contamination, on a encore une longueur suffisante pour qu'il ne soit pas nécessaire d'admettre que Térence ait pratiqué des coupures importantes dans l'original principal. Quant aux
coupures de détail, il s'en est permis plus d'une (1),

(1) Ainsi, nous savons, par le passage de Perse mentionné plus haut, que Térence a supprimé qq. vers au début même de l'Eunuque; nous avons signalé une autre coupure au v. 1001 de la même comédie. Ce qu'il y a de certain,c'est que Térence a ici abrégé son original

mais aussi bien dans les pièces à un seul que dans les pièces à double original : elles n'ont rien à voir avec la contamination ; elles se rattachent à la série des petites améliorations dont nous parlions plus haut à propos des Adelphes.
La conclusion de tout ce débat est que Térence n'était pas coupable. Ses devanciers, doués d'un goût moins délicat et moins sûr, uniquement préoccupés de donner à leurs comédies une allure aussi amusante que possible, n'avaient-ils pas toujours su avec autant d'art que lui se garder contre les dangers du procédé ? Certaines de leurs oeuvres, mélanges plus ou moins incohérents d'éléments disparates,
péchaient-elles sous le rapport de l'unité ? Cela est très possible. Mais la contamination n'est pas responsable de ces fautes : il ne faut condamner que la manière maladroite dont ils s'en sont servis. Térence a usé d'un procédé légitime, il en a fait un usage irréprochable. Sans détruire l'unité, il a su accroître la variété ; sans exigences manquer aux de l'art, il a rendu ses oeuvres plus agréables au public. Une telle conduite mérite-t-elle autre chose que des éloges? Luscius était trop lettré pour ne pas sentir lui-même que son accusation était injuste. Mais la mauvaise foi est volontiers compagne de l'envie.

II

Térence a été accusé de plagiat deux fois, à propos de l'Eunuque d'abord, plus tard à propos des Adelphes. Ainsi l'Eunuque a été acquis par les édiles ; on répète en présence des magistrats ; Luscius trouve moyen de se faire admettre à la répétition. Tout à coup il s'écrie voleur, : « C'est un voleur non un poète, qui a donné la pièce ; mais il n'a pas donné le change. Il y a le Colax de Névius et de Plaute, une vieille pièce ; les personnages du parasite et du soldat en sont tirés ». Les renseignements fournis par le prologue des Adelphes ont beaucoup moins de précision : ils ne nous apprennent ni où ni comment fut alors formulé le grief. Mais ils nous laissent voir clairement que l'acte reproché à Térence était bien de même nature : on l'accusait d'avoir pillé une pièce de Plaute, les Commortentes ; on se servait contre lui du même terme flétrissant ; car, après s'être justifié, il disait au public :
" pernoscite Furtumne factum existimetis"
Dans les deux cas, les adversaires de notre poète lui reprochaient donc d avoir dérobé quelque chose à l'un de ses devanciers et de le donner comme sien ou, ce qui revient au même, comme directement traduit du grec. Les deux plagiats, de l'aveu des accusateurs, étaient partiels. Térence avait volé chaque fois, non une pièce tout entière, mais des fragments plus ou moins considérables qu'il avait mêlés à une comédie réellement nouvelle et sienne : les rôles du parasite et du soldat, introduits dans l'Eunuque de Ménandre, la scène du rapt de la courtisane, fondue avec les Adelphes du même auteur. le fait était vrai, en voudrions-nous beaucoup à Térence, nous autres modernes ? En voulons-nous à Molière d'avoir mis au pillage, je ne dis pas les classiques anciens et les Italiens, mais ses contemporains français ? Non, parce que les éléments empruntés, il les perfectionne, les transfigure, les crée pour ainsi dire une seconde fois. Dans ses Fourberies de Scapin, par exemple, dont l'intrigue est due au Phormion de Térence, il a mis à contribution, avec les farces italiennes et le théâtre de Tabarin, une pièce qui datait alors d'une vingtaine d'années, le Pédant joué, par Cyrano de Bergerac : il y a pris suitout la fameuse scène où revient comme un refrain l'exclamation maintenant proverbiale : « Mais qu'allait-il faire à cette galère ! » Je ne sache pas que son public lui en ait tenu rigueur. Quant à la critique moderne, elle est loin de lui en faire un crime : l'ébauche vigoureuse, mais grossière de Cyrano, est devenue, grâce à lui, une peinture achevée. De même, si vraiment Térence était plagiaire, nous l'absoudrions, pourvu seulement qu'il nous fût démontré que sous sa main les parties dérobées se sont transformées en mieux.
Mais les contemporains de Térence auraient jugé autrement que nous. A leur tribunal le poète eût vainement apporté pour sa défense l'excuse dont nous serions, nous autres, pleinement satisfaits : la grande majorité des spectateurs étaient incapables de l'apprécier à sa juste valeur. Comment, s'il avait emprunté aux vieux comiques latins, les aurait-il surpassés? Par l'élégance et le bon goût, qualités purement littéraires, partant peu prisées ou plutôt entièremeut méconnues d'un public inculte, sur lesquelles on ne pouvait faire fond pour plaider l'acquittement, que dis-je ? les circonstances atténuantes. Le plagiat n'apparaissait à de tels juges que par ses côtés odieux : c'était l'atteinte portée au bien d'autrui, le vol de la propriété littéraire, crime que les lois ne punissaient pas, mais que l'opinion publique devait nécessairement réprouver à cause de son analogie avec le vol ordinaire ; surtout l'opinion publique romaine : car le Romain, esprit pratique, attentif aux intérêts matériels, avait un sentiment très profond des droits du propriétaire. Mais la palliata n'était-elle point par essence un plagiat? Nullement. Prendre aux Grecs leurs comédies pour la scène latine, comme on prenait leurs statues pour orner les temples de Rome, rien de plus légitime : c'était exploiter le vaincu au profit du vainqueur, user des droits de la conquête. Seulement, dès qu'une pièce devenait latine, elle était sous cette forme la propriété de celui qui l'avait traduite. Voleur quiconque la pillait. Si la fraude était découverte, il n'avait pas trop à compter sur l'attention bienveillante et les applaudissements du public ; à défaut de peines légales, il devait redouter les sifflets. Le plagiat avait un autre tort, plus grave assurément aux yeux des spectateurs, parce qu'il les touchait de plus près. Non seulement le poète plagiaire s'appropriait le bien d'autrui, mais encore il dupait le public lui-même. En effet, le plaisir que les vieux Romains allaient chercher au théàtre ne ressemblait guère à celui qu'y goûtent les esprits cultivés. Pour un lettré délicat quelle jouissance compliquée qu'un spectacle dramatique ! Il n'est pas indifférent au sujet de la pièce, à la matière, mais il s'intéresse aussi et surtout à l'art : l'habileté de la composition, la vérité et la finesse dans la peinture des caractères, les mérites du style, mille attraits à la fois, quand l'oeuvre est d'un vrai poète, sollicitent son attention, flattent son goût, le captivent tout entier. Une seule représentation n'épuise pas le charme ; il devient au contraire plus complet et plus exquis à mesure que l'on connaît mieux la pièce ; on est plus maître de soi, on a plus le loisir d'analyser et de sentir les impressions qui la première fois se sont produites en foule, un peu confuses ; on savoure alors pleinement la jouissance littéraire, sensation raffinée, inconnue à la plupart des spectateurs de Térence. Ils arrivaient au théâtre avec l'espoir d 'y rire beaucoup, avec le désir d'y voir des choses non encore vues : situations neuves, incidents originaux, figures inconnues. La nouveauté de l'intrigue était essentielle à la satisfaction de cette curiosité naïve et grossière. Aussi, du
temps de Térence, ne jouait-on en général que des comédies nouvelles ; il était bien rare qu'une pièce déjà représentée revînt sur la scène ; à l'exception de quelques oeuvres privilégiées,comme l'Eunuque,accueillies par un succès extraordinaire, les comédies, après la représentation, descendaient au rang de choses hors d'usage. On a donc annoncé au public une pièce nouvelle, il est venu pour assister à une pièce nouvelle. Quelle déception s'il s'aperçoit qu'on lui sert un spectacle déjà vu, ou seulement que ce spectacle, quoique nouveau pour la génération actuelle, ne l'est pas absolument ! Même dans ce dernier cas, le public se sent victime d'une tromperie: on lui a promis une pièce nouvelle, c 'est-à-dire, nouvellement traduite du grec et représentée pour la première fois sur la scène romaine. Pour Térence en particulier, les deux comédies que Luscius lui reprochait d'avoir pillées, étant de Plaute, les plus âgés d'entre les spectateurs les avaient sans doute vues dans leur nouveauté; les plus jeunes ne les connaissaient probablement pas ; n'importe : ils auraient crié aussi fort que leurs aînés, si l'accusation eût été vraie, contre le poète assez impudent pour se moquer du public romain.
La mauvaise humeur provoquée par la découverte d'un plagiat ne se serait pas tout entière concentrée sur l'auteur du méfait; les présidents des jeux, magistrats ou simples particuliers, et le directeur de troupe en auraient eu leur part. Le directeur, intermédiaire habituel entre les poètes et les acquéreurs de leurs oeuvres, eût été accusé ou d'incapacité pour s'être laissé tromper, lui homme du métier, sur la qualité de la marchandise offerte, ou de fourberie pour avoir aidé le poète à conclure un marché avantageux aux dépens du public et des acquéreurs; sans compter le ressentiment redoutable de ceux-ci, personnages haut placés, en état de nuire à un humble affranchi. Quant aux donneurs des jeux, on les aurait traités de ladres, régalant le peuple à petits frais avec les restes misérables des fêtes du passé, de fripiers et de ravaudeurs. Au lieu de la popularité ambitionnée, ils se fussent assuré le discrédit et le mépris, moins riches et moins considérés après que devant. Or, par contre-coup, cette colère du public contre les présidents des jeux et le directeur atteignait aussi le poète. Plus de directeur qui voulût s'employer pour la vente des productions du plagiaire ; plus d'acheteur qui consentit à les acquérir. Se rendre coupable d'un plagiat, c'était donc non seulement s'exposer à un échec immédiat, mais encore compromettre tout son avenir. On le voit, l'accusation lancée par Luscius contre Térence était grave, plus grave que celle de contamination, parce que tous les spectateurs étaient parfaitement capables d'en saisir le sens et d'en mesurer l'importance.
Pour l'accusé il ne s'agissait plus ici de justifier une action incriminée à tort, il s'agissait de répudier une action réellement criminelle ; il ne fallait pas plaider le droit, mais nier le fait. Heureusement pour lui, Térence se trouvait en état de le faire ; car dans les deux cas l'accusation était fausse.
C'est même par ce seul point, la négation du plagiat, que se ressemblent ses deux réponses, très différentes d'ailleurs ; ainsi le voulait, nous allons le voir, la diversité des deux situations. Térence affirme avoir traduit directement certaines parties du Colax de Ménandre pour les insérer dans l'Eunuque, et ne s'être nullement servi du Colax latin de Névius et de Plaute. En celà il est tout à fait croyable : il était trop vivement épris de l'élégance et du bon goût pour hésiter un instant entre le modèle grec et la copie, vigoureuse peut-être, mais grossière. Seulement, il ajoute qu'il ignorait l'existence d'une traduction latine des passages en question, antérieure à la sienne, l'existence du Colax de Névius et de Plaute. Pareille ignorance est-elle vraisemblable? Non. Plaute, le plus jeune des deux auteurs nommés, était trop près de notre poète pour que se fût déjà formée l'épaisse incertitude qui, du temps de Varron, régnait sur le nombre et le titre de ses oeuvres : on devait alors dans le monde lettré connaître toutes ses pièces, au moins de nom. Pourquoi supposer Térence moins bien renseigné à ce sujet que Luscius ? Il a prouvé, dans le prologue des Adelphes, qu'il savait en détail le contenu des
Commorientes de Plaute : est-il possible que, connaissant de si près certaines oeuvres de ce théâtre, il n'ait même pas su le nom de certaines autres ? Il a commis ici un mensonge; ce n'est d'ailleurs pas le seul que l'on puisse relever dans les prologues, et il faut bien avouer que Térence s'y montre plus soucieux du succès que respectueux de la vérité. Mais dans quel dessein ce mensonge fut-il fait? Il sentait que sa conduite, même quand il aurait démontré son innocence sur le chef de plagiat, ne paraîtrait pas irréprochable aux spectateurs : en traduisant de nouveau une pièce grecque déjà traduite, il prenait une liberté qui, sans avoir l'odieux du plagiat, en avait cependant tous les inconvénients : son Eunuque, en partie du moins, n'était qu'une comédie déjà vue, une vieille pièce. Nous savons bien, nous autres, pourquoi il passa outre à cette considération : il voulut enrichir l'Eunuque grec de types curieux et de scènes comiques. Mais, pas plus ici qu'à propos de la contamination, il ne pouvait faire valoir une telle raison. Pourtant il lui fallait une excuse: il prétendit que, s'il avait péché, il avait péché par ignorance. C'était assez plausible pour le gros des spectateurs : que le vieux Luscius connût le Colax latin, rien de plus naturel : il avait pu le voir jouer au temps de Plaute ; mais Térence, non. Or, eux qui ne lisaient pas les pièces de théâtre, ne songeaient guère qu'on pût les connaître autrement que par la représentation.
Cependant les gens difficiles ou mal disposés, même en acceptant cette excuse d'ignorance, pouvaient encore blâmer la conduite du poète : sans doute il n'avait pas commis la faute avec intention, mais enfin il l'avait commise ; il aurait dû avant d'écrire prendre ses précautions, se bien renseigner auprès de personnes plus âgées que lui et mieux au courant ; quand on a l'ambition de plaire au public, on ne saurait se donner trop de peine; le jeune poète avait agi avec une coupable légèreté. Ce qu'il affirme avoir fait par ignorance, donnant ainsi à entendre que, mieux informé, il ne l'aurait pas fait, Térence prétend donc ici qu'il avait en somme le droit de le faire : il revendique la liberté, non de commettre un vrai plagiat, mais de puiser à une source grecque déjà exploitée par devanciers. Mais il ne la revendique pas avec franchise, et le raisonnement sur lequel il appuie son opinion n'est qu'un sophisme. Son action est légitime, dit-il en substance, parce que les poètes comiques ont le droit incontesté d 'employer des personnages, des incidents, des passions déjà vus sur la scène romaine. Oui, sans doute, pouvait-on répondre à Térence, quoique votre devoir soit d'être aussi peu banal, aussi neuf que possible, vous avez ce droit sans lequel votre tâche serait impraticable. Mais ne jouez pas sur le sens des mots « isdem personis. » Nul ne songe à vous reprocher d'avoir fait paraître un parasite et un soldat, pas plus qu'on ne vous blâme d'avoir mis dans vos pièces des esclaves et des vieillards, par exemple, personnages bien connus pourtant du public, et d'avoir fait duper vos vieillards par vos esclaves, situation peu originale pourtant. Mais de ce droit essentiel à la reproduction des scènes, déjà traduites par vos devanciers, où figurent les personnages, où se développent les passions, où sont mis en oeuvre les incidents en question, il y a loin, et vous n'avez nullement démontré que cette reproduction ne vous soit pas interdite. Or on ne vous reproche pas autre chose. Il est évident que Térence, dans l'intérêt de sa cause, a confondu à dessein deux choses très différentes. Il s'est dit que la distinction, facile pour lui comme pour nous, était assez subtile pour échapper à l'esprit peu exercé des spectateurs qui n'auraient pas, d'ailleurs, le temps d'y regarder de près. Enfin, pour donner à cette apologie une couleur plus spécieuse, il a invoqué l'argument magique, l'exemple des anciens.
Si le raisonnement de Térence manque de franchise, sa véritable façon de penser n'en est pas moins très claire pour nous. Sachant que le Colax de Ménandre avait été traduit par Névius et Plaute, il s'en est tout de même servi comme original secondaire de son Eunuque ; il était donc convaincu qu'il pouvait, sinon piller ses devanciers, au moins essayer après eux de tirer une meilleure copie des mêmes modèles grecs. La justesse de son opinion nous paraît indiscutable ; mais son public ne la partageait pas, persuadé qu'une pièce ne pouvait le divertir que si elle était pour la première fois traduite du grec. Le poète n'a pas dit sa pensée en termes clairs et sincères, parce qu'il n'a pas osé heurter de front ce préjugé. Les spectateurs se sont contentés de ses mauvaises raisons. Ils ont écouté l'Eunuque, ils l'ont applaudi, ils l'ont redemandé. Toutes leurs préventions contre les comédies tirées, totalement ou en partie, d'originaux déjà exploités, n'auraient-elles pas dû tomber à ce coup ? Les faits avaient démontré de la plus éclatante manière, d'abord, que le poète méritait des éloges au lieu de reproches, ensuite, que son procédé, bien distinct du plagiat, n'était pas mauvais et condamnable en soi.
On se demande, à la première lecture du vers : Colacem esse Naevi et Plauti, veterem fabulam, comment il se fait que Térence ne se soit pas défendu par une excuse autrement décisive que celles dont il s'est servi. Il a cité, pour mieux faire passer un sophisme, l'exemple des anciens en général. Au lieu de cela, ne pouvait-il fonder une justification légitime sur un exemple précis ? Si Plaute avait traduit après Névius le Colax de Ménandre, il avait commis, lui aussi, la faute qui restait au compte de notre poète, son innocence du chef de plagiat une fois reconnue; le cas de Térence était même beaucoup moins grave, puisqu'il n'avait donné qu'une reproduction partielle de l'original en question, et que son Eunuque était bien, pour la plus grande partie, une pièce nouvelle. Voilà, certes, un moyen de défense éminemment propre à faire impression sur les spectateurs romains: Que Luscius ne l'ait pas prévu, cela se conçoit : la jalousie l'aveuglait ; d'ailleurs, il a lancé son accusation brusquement et sans prendre le temps de la réflexion. Mais Térence qui a préparé son plaidoyer à tète reposée, qui attachait le plus grand prix aux arguments de cette sorte, qui n'a pas cherché d'autre réponse au grief de contamination, comment n'a-t-il pas ici profité d'un tel avantage?
S'il n'a pas agi ainsi, c'est que la situation n'était point ce qu'elle paraît être au premier coup d'oeil ; c'est qu'il n'y avait pas deux comédies latines distinctes, traduites du Colax de Ménandre ; c'est qu'il est question dans le vers cité plus haut d'une seule et unique pièce. A Ritschl revient l'honneur d'avoir fait la lumière sur ce point important. Il a prouvé qu'au lieu de la leçon fournie par tous les manuscrits pour le vers 25 du prologue : « eas fabulas,» il faut lire: « eas ab aliis. » On traduisait jusqu'à lui : « Mais l'existence de ces pièces latines antérieures à la sienne, le poète affirme qu'il l'ignorait. » Et pour donner un sens satisfaisant à cette déclaration, on admettait un Colax de Plaute distinct du Colax de Névius. Avec la correction de Ritschl, on doit traduire : « Mais que ces personnages (le Parasite et le Soldat du Colax de Ménandre), fussent déjà devenus latins, passés sur la scène romaine, le poète affirme qu'il l'ignorait. » Ainsi tombe la seule raison qui vînt à l'appui d'une opinion invraisemblable. Plaute n'était pas remonté jusqu'à la source grecque, il s'était borné à remanier la traduction de Névius, comme après sa mort on remania ses propres oeuvres pour les reprendre (1)

(1) Teuffel croit que le Colax latin était le résultat d'une collaboration entre Névius et Plaute. Ce serait là un fait isolé dans l'histoire du théâtre de Rome. Opinion invraisemblable.

Ainsi retouchée, il l'avait présentée au public, qui peut-être l'avait redemandée, non comme pièce nouvelle, mais comme reprise et sous le nom de Névius, échappant de cette façon à tout reproche de plagiat. Seulement, tandis que le nom des obscurs directeurs de troupe qui refondirent ses comédies n'a pas survécu à côté du sien, sa popularité et le succès de la reprise lui valurent de passer dès lors pour l'auteur du Colax, conjointement avec Névius, et le Colax, étant devenu la propriété commune de Névius et de Plaute, fut cité par les grammairiens sous le nom tantôt de l'un, tantôt de l'autre.
Quand l'accusation lancée contre l'Eunuque se reproduisit à propos des Adelphes, pour la repousser Térence n'eut besoin de recourir ni au mensonge ni au sophisme. N'ayant sur la conscience ni plagiat ni faute d'aucune sorte, il expliqua en toute sincérité sa conduite. Le cas était fort simple. Térence avait ajouté à son original principal une scène des Synapothnescontes, pièce de Diphile déjà traduite par Plaute ; mais Plaute avait laissé de côté précisément la scène utilisée par Térence. Ainsi, non seulement notre poète démontrait qu'il avait puisé à la source grecque et, par conséquent, n'était point coupable de plagiat ; mais encore il revendiquait pour la partie de sa comédie empruntée à l'original secondaire, au même titre que pour le reste, le mérite de la nouveauté ; ce qu'il n'avait pas pu faire dans le procès de l'Eunuque. Au point de vue moral et au point de vue pratique sa conduite était également irréprochable.
On n'est pas peu étonné au premier aborp d'entendre affirmer que Plaute, traduisant les Synapothnescontes, a négligé cette scène de l'enlèvement, si animée et si amusante, si riche d'action et de comique, du genre, en un mot, pour lequel il avait le plus de goût. Il est impossible cependant de mettre en doute ici la sincérité de Térence, de le supposer assez maladroit pour avoir risqué un mensonge qui, un grand nombre de ses spectateurs ayant sans doute vu les Commorientes de Plaute, pouvait si facilement tourner à sa confusion. La coupure faite par Plaute dans l'original grec, quoique surprenante, n'est pas inexplicable. Ou bien, en effet, dans une pièce de lui jouée peu de temps avant les Commorientes, il y avait eu une scène de rapt à peu près semblable, et le poète, sachant son public épris de la variété et de la nouveauté, n'avait pas voulu paraître se répéter; ou bien plutôt il avait,en écrivant sa reproduction de l'oeuvre grecque, lâché la bride à sa verve et, suivant son habitude, développé outre mesure certains endroits du modèle qui lui plaisaient particulièrement ; de sorte que, pour n'avoir pas une pièce d'une interminable longueur, il s'était vu presque forcé de sacrifier une scène intéressante, à la vérité; mais non indispensable à l'intrigue. Dans les deux accusations de plagiat la mauvaise foi des adversaires de Térence est manifeste. Dans le cas de l'Eunuque, Luscius devait bien se douter que Térence avait remonté à l'original grec; du moins, il aurait pu prendre la peine de vérifier, avant de lancer publiquement une imputation aussi grave. Mais la malveillance avait étouffé en lui tout sentiment d'impartialité. La campagne contre les Adelphes fut aussi déloyale : la coterie de Luscius savait très probablement que Plaute avait omis la scène en question ; elle était certainement persuadée, dans tous les cas, que Térence, pas plus ici que pour l'Eunuque, n'avait songé à tirer parti d'une comédie latine. Mais il yavait contre lui une apparence ; l'occasion parut bonne à ces gens peu scrupuleux de tenter encore une manoeuvre perfide (1).

(1) M. Dziatzko (éd. des Ad. note au v. 13 du prol.) croit que les ennemis de Térence ne connurent pas sa pièce textuellement avant la représentation, mais surent seulement qu'elle était en partie imitée des Synapothn et conjecturèrent dès lors que Térence avait dû se servir des Commor. Même si cela est vrai, la conduite des amis de Luscius fut fort déloyale. Mais je croirais plutôt que les adversaires eurent entière connaissance de la pièce, comme il était arrivé pour l'Eunuque, et peut-être de la même façon.

III

Le grief de collaboration clandestine, comme ceux de contamination et de plagiat, est relevé deux fois par Térence : dans le prologue de l'Heautontimorumenos et dans celui des Adelphes. C'est évidemment qu'il fut lancé et exploité contre notre poète avant la représentation de ces deux seules comédies. Mais pourquoi, ne s'appliquant pas en particulier à l'Heautontimorumenos et aux Adelphes, ayant, d'après les termes où il est formulé par Térence, une portée absolument générale, se produisit-il dans ces deux cas plutôt qu'à propos des autres pièces ? Les reproches plus précis sont signalés et réfutés dans les prologues des comédies qui y prêtèrent le flanc : l'Eunuque et les Adelphes, où la mauvaise foi avait dénoncé un prétendu plagiat, sont défendus contre l'accusation de plagiat ; la légitimité de la contamination est plaidée à propos de l'Andrienne, pièce contaminée.
Il en est ici tout autrement. L'Heoutontinioiumenos n'est point, parmi les drames de Térence, le premier que ses adversaires aient considéré ou feint de considérer comme le résultat d'une collaboration ; mais ce fut seulement avant la représentation de cette pièce qu'ils s'avisèrent de ce grief ; ce fut elle qui leur fournit la première occasion d'en faire usage ; ils s'en servirent alors avec d'autant plus d'empressement que l'oeuvre ne donnait prise à aueune critique spéciale et ils rééditèrent, pour l'appuyer, le grief de contamination, sous forme générale aussi. Plus tard, quand ils surent que les Adelphes seraient représentés aux jeux funèbres de Paul-Emile, s'ils crurent opportun de reprendre l'accusation laissée de côté dans l'intervalle comme inefficace, c'est qu'elle empruntait aux circonstances une apparence de fondement. L'un des fils du défunt, présidents des jeux, était Scipion Emilien, ami de Térence, et comptait au nombre de ces grands personnages dont Luscius et les siens voulaient faire, aux yeux de l'opinion publique, les collaborateurs du poète. Scipion avait choisi pour cette solennité deux oeuvres de Térence, les Adelphes et l'Hécyre; à cela rien d'étonnant : il avait mis lui-même la main à la composition de ces pièces ; il était bien naturel qu'il profitât de ses propres jeux pour les faire connaître. Voilà sans doute les réflexions au moyen desquelles les malveillants s'efforcèrent de donner du crédit à la vieille accusation renouvelée.
Il ne semble pas, d'après les passages des deux prologues en question, que, du vivant de Térence, ses détracteurs soient jamais allés jusqu'à prétendre qu'il n'était pour rien dans les comédies jouées comme siennes. C'eût été là vouloir le réduire au rôle de prête-nom, de pseudonyme vivant imaginé pour cacher certains personnages de la noblesse, les vrais auteurs, désireux de ne pas se livrer à la publicité; rôle pareil, malgré la différence des situations, à celui de ce Callistrate, de ce Philonide, qui, en attendant la majorité théâtrale d'Aristophane, adoptèrent et présentèrent les drames du jeune poète, les enfants de la fille-mère. Si le parti de Luscius n'essaya pas de répandre cette opinion extrême, ce ne fut ni par amour de la vérité, ni par ménagement pour l'ennemi ; le reste de leur polémique nous en est garant. Mais elle était trop invraisemblable : trop de gens savaient et pouvaient attester que Térence passait son temps à travailler pour le théâtre. Une telle légende ne s'est formée qu'après la mort du poète, à quelque distance des évènements. On dirait cependant que le sens du grief de collaboration n'a pas été le même dans les deux cas où il s'est produit. Luscius aurait voulu d'abord faire passer Térence pour une sorte de pauvre d'esprit qui s'est voué à une tâche au-dessus de ses forces et ne s'en tire que grâce au concours de personnes plus capables sur lesquelles il a compté, quand il s'est mis à l'ouvrage, pour guider sa main aux endroits difficiles. D'après ces affirmations, Térence aurait été, par rapport à ses collaborateurs, comme un élève mal doué dont le maître retouche à chaque instant l'ébauche. Ses adversaires paraissent lui avoir reconnu, quand ils reprirent l'accusation à propos des Adelphes, une situation moins humble. Les rôles sont intervertis, l'élève a fait tant de progrès qu'il est devenu maître, chef d'atelier ; les collaborateurs ne sont plus maintenant que des auxiliaires exécutant sous sa conduite la part de besogne qu'il leur distribue ; la direction du travail n'appartient qu'à lui. En somme, les ennemis de Térence prétendaient le dépouiller seulement d'une partie plus ou moins grande de son mérite littéraire, et cela, comme il ressort des pluriels employés dans les deux passages cités, au profit non d'un seul, mais de plusieurs.
Que faut-il penser de cette prétention, et d'abord qu'en ont pensé les anciens ? L'opinion soutenue du vivant de notre poète par ses détracteurs, trouva après sa mort des partisans dont la plupart allèrent même beaucoup plus loin que Luscius. « Non obscura fama est, dit Suétone, adjutum Terentium in scriptis a Laelio et Scipione », et il ajoute un peu plus loin que cette opinion, en faveur surtout parmi les contemporains de Térence, « usque ad posteriora tempora valuit ». A l'appui de son dire, il produit deux témoignages. L'un est de Népos qui raconte, comme puisée à une source sûre, l'anecdote de Lélius priant sa femme, qui l'appelle pour se mettre à table, de ne pas le troubler et, quand il entre enfin dans la salle à manger, disant « non ssepe in scribendo magis sibi successisse, » récitant même ce qu'il venait d'écrire, un passage de l'Heautontimorumenos. L'autre est de C. Memmius, l'ami de Lucrèce et de Catulle, qui, dans un discours pour lui-même, avait dit : « P.Africanus, a Terentio personam mutuatus, qux domi luserat ipse, nomine illius in scaenam detulit ». Donat, dans l'Auctarium de la Vie de Térence, apporte un troisième témoignage, celui d'un certain Vallégius.
Ainsi, d'après Népos, Lélius aurait été le collaborateur, non accidentel, mais assidu, de Térence; d'après Memmius et Vallégius, Scipion serait le véritable auteur des comédies jouées sous le nom de Térence. On voit que, si Népos ne dépasse pas la limite des assertions de Luscius, les deux autres sont tout à fait radicaux. Cette opinion extrême, Cicéron et Quintilien en mentionnent aussi l'existence, mais d'une façon générale et sans citer de noms propres. Tandis que Quintilien, d'accord avec Memmius et Vallégius, désigne, comme auteur prétendu des comédies, Scipion, Seulement, Cicéron fait remonter la tradition jusqu'au temps même de Térence, et en cela il commet une erreur manifeste : si quelqu'un alors avait émis le grief sous cette forme absolue, c'eût été Luscius, et notre poète n'aurait pas manqué de rapporter, sans l'atténuer, un reproche qui, par sa grossière invraisemblance, lui aurait fait la partie belle. D'ailleurs, il est clair que Cicéron et Quintilien se bornent à reproduire la manière de voir d'autrui, sans l'adopter. Ajoutons que Cicéron a montré dans le traité de l'Amitié quel cas il faisait de la légende. Lélius, le principal interlocuteur du dialogue, cite l'Andrienne et cela, sans profiter de l'occasion pour dire ou donner à entendre qu'il a pris une part quelconque à la composition soit de cette pièce, soit d'aucune autre du même poète, quoiqu'il s'entretienne avec des personnes auxquelles il n'a rien à cacher, ses deux gendres.
Suétone ne croit pas davantage aux collaborateurs de Térence. Ce qui le prouve, c'est que, se posant la question de savoir pourquoi le poète s'est défendu mollement contre cette accusation, il en trouve la raison non dans le sentiment intime que Térence avait de sa culpabilité, mais dans son désir de plaire à ses amis en laissant courir un bruit qui les flattait. Enfin ni César, dans ses vers fameux sur Térence, ni Horace, ni aucun autre écrivain sérieux et compétent, ne font la moindre allusion au grief dont Memmius, Vallégius et Népos restent ainsi pour nous, en dehors de Luscius, les seuls champions anciens nominativement connus.
Or, de ces trois champions deux ne méritent pas du tout d'être pris au sérieux. Qu'est-ce que Vallégius ? Quelque poète fort obscur, dont le nom même n'est pas certain. De plus le fragment que Suétone nous a conservé de lui, extrait d an écrit intitulé : « Actio », n'inspire guère confiance par son ton de pamphlet. Nous connaissons mieux Memmius ; mais c'est d'un plaidoyer que provient son témoignage contre Térence ; et chacun sait que pour l'auteur d'un plaidoyer le souci du vrai n'est pas l'unique, n'est pas le principal ; au fond Memmius ne croyait peut-être point à l'opinion qu'il affirmait, et ne l'affirmait que pour les besoins de sa cause. La chose ne tirait pas à conséquence et ne faisait de mal à personne. Le témoignage de Memmius nous révèle donc, une fois de plus, l'existence de la légende, mais ne saurait à nos yeux en augmenter l'autorité. Reste Cornélius Népos, qui n'est, lui, ni un pamphlétaire, ni un orateur judiciaire, mais un historien, ou du moins un biographe. Il avait écrit plusieurs séries de vies d'hommes illustres groupés selon la nature de leur illustration : c'est sans doute dans une vie de Térence, qui faisait partie de la série des poètes, que se trouvait racontée l'anecdote en question. Il ne faudrait pourtant pas faire trop grand cas de ce témoin. Il est vrai qu'il garantit l'origine du renseignement, mais il ne la fait pas connaître, et, s'il l'avait fait connaître, nous ne serions peut-être pas aussi disposés que lui à la trouver certaine. Pline l'Ancien l'accuse de crédulité, et l'étude des débris de ses oeuvres montre qu'il avait un goût très prononcé pour les déiails anecdotiques et qu'il ne s'est pas toujours informé aux meilleures sources ni avec assez d'attention. Si donc l'on n'a égard qu'à l'autorité des témoignages, à l'opinion de l'antiquité, les alliés de Luscius font à tel point pauvre figure en face des alliés de Térence, qu'il n'est pas possible d'hésiter entre les deux partis.
Considérons maintenant l'accusation en elle-même. Il ne s'agit pas, bien entendu, de la version qui substitue radicalement à Térence Scipion ou Lélius : il tombe sous le sens qu'elle est fausse, et Luscius lui-même, peu suspect de partialité en faveur de notre poète, n'eut pas l'audace de la produire, n'y songea sans doute pas, trop habile pour essayer de faire accroire aux contemporains une chose aussi grossièrement invraisemblable. Elle n'apparut, disions-nous tout à l'heure, qu'après la mort de Térence; il n'est pas difficile de comprendre comment elle s'est formée. L'accusation, telle que l'avait lancée Luscius, n'empêcha pas le public de faire bon accueil à l'Heautontimorumenos et aux Adelphes; mais il va sans dire qu'un certain nombre de personnes la tinrent pour vraie : elle était bizarre, elle était méchante ; elle piquait la curiosité et à la fois la malignité de l'esprit humain ; elle était bien faite pour y entrer et y rester. Aussi survécut-elle à Térence, mais non sans se transformer. La malignité, qui l'avait trouvée de son goût, la grossit et l'exagéra, aidée dans cette oeuvre par un autre penchant de notre esprit, qui le porte vers les idées simples, nettes, faciles à exprimer et à retenir. Au lieu d'adjoindre à Térence des collaborateurs, ce qui était trop bénin et trop compliqué, on le supprima et on mit à sa place, non plusieurs, mais un seul de ces personnages qu'on lui avait primitivement donnés pour auxiliaires, tantôt l'un, tantôt l'autre des deux principaux, Scipion et Lélius. Ainsi Térence, que ses adversaires contemporains avaient admis au partage, en fut exclu ; ses comédies furent regardées comme l'oeuvre d'un seul, mais d'un autre que lui. Plus on s'éloignait des événements, moins l'on était sensible à l'invraisemblance de cette légende fantaisiste. L'origine en est claire ; le désaccord touchant le nom qu'on substituait à celui de Térence nous la montre en pleine formation ; elle ne mérite pas la discussion. Laissons de côté la version posthume, d'une évidente fausseté, et venons à la version contemporaine. Faut-il reconnaître pour vrai le grief de collaboration clandestine réduit aux proportions que lui donnait Luscius?
Les deux passages cités des prologues nous laissent aisément apercevoir de quelles raisons Luscius appuyait son accusation : il exploitait contre Térence la soudaineté de son apparition dans le monde théâtral et ses relations familières, qui étaient de notoriété publique, avec de nobles personnages lettrés. Ces raisons n'ont grande force ni l'une ni l'autre. Il est vrai qu'un beau jour, n'ayant pas encore vingt ans, nes'étant d'abord attaché comme disciple à aucun poète comique de l'époque, sans avoir annoncé aux gens du métier qu'il se vouait à l'art dramatique et préparait une première pièce, Térence sortit brusquement de l'ombre pour offrir aux édiles son Andrienne. Mais parce que ses débuts se firent à l'improviste, avait-on le droit de nier la vocation et la capacité du nouveau poète, de le représenter comme poussé par les suggestions de ses puissants amis dans une carrière vers laquelle ne l'attirait pas la nature, comme soutenu et presque porté par eux dans un chemin trop rude pour sa faiblesse ? S'il vint au théâtre sans y être attendu, est-ce la preuve qu'il n'était pas fait pour y venir, qu'il ne se préparait pas de longue main à y venir ? En étudiant, avec les fils des grandes familles, les chefs-d'oeuvre des lettres grecques, Térence s'est senti plus particulièrement charmé par la comédie nouvelle, par Ménandre : il s'est peut-être essayé à en traduire quelques scènes ; ses maîtres, ses protecteurs l'ont encouragéà aller plus loin, et un jour l'idée bien arrêtée de se consacrer au théâtre s'est établie dans son esprit. Mais il n'a pas cru pour cela devoir se mettre en relation avec les comiques romains contemporains : ni leur méthode de traduction, ni leur manière d'écrire ne lui plaisaient ; les seuls modèles grecs avaient son admiration et sa confiance, il voulait être le disciple et l'imitateur des seuls poètes attiques. Aussi ne quitta-t-il point le cercle où il vivait depuis l'enfance, où n'entraient, à notre connaissance, ni Cécilius, ni surtout Luscius, ni aucun autre comique, pour aller chercher auprès d'eux des conseils. Il n'en sortit que le jour où, la première oeuvre achevée, il fallut la soumettre à l'épreuve de la publicité. Ainsi s'explique, bien plus naturellement que par les insinuations de Luscius, la subite venue de Térence à la scène.
Les relations familières de Térence avec les membres les plus instruits de l'aristocratie contemporaine ne sauraient non plus passer pour un argument sérieux. Entre poète et gens du monde lettrés, ne peut-on concevoir l'amitié sans la collaboration? Térence est-il le seul, pour ne parler que des écrivains latins, qui ait vécu dans l'intimité de personnages distingués par leur culture intellectuelle ? La plupart des grands poètes du siècle d'Auguste sont dans le même cas : Mécène a été le protecteur et l'ami de Varius, de Virgile, d'Horace, de Properce ; Messala Corvinus a joué le même rôle auprès de Tibulle. Quelqu'un a-t-il prétendu qu'ils leur aient servi en même temps de collaborateurs ? Sans sortir de l'époque à laquelle appartient Térence, il est constant qu'Ennius fut reçu dans la société des nobles les plus ouverts aux choses de l'esprit; Pacuvius, au rapport de Cicéron, fut l'hôte et l'ami de ce Lélius précisément dont le nom figure en première ligne parmi ceux des prétendus collaborateurs de notre poète ; Lucilius, d'après Horace, eut des rapports très amicaux avec le même Lélius et avec Scipion-Emilien, autre auxiliaire supposé de Térence. A-t-on jamais ouï dire que ces personnages aient pris une part plus ou moins considérable aux oeuvres de leurs protégés ou amis ? Non, exception faite pour Térence. Et de quel droit cette exception ? Pourquoi admettre la collaboration ici plutôt qu'ailleurs ? Térence avait-il besoin d'aide pour ses comédies, plus que Pacuvius pour ses tragédies, ou Lucilius pour ses satires ? Était-il inférieur à sa tâche ? Nous chercherions en vain une raison solide qui nous permît de conclure à cette infériorité. Peut-on invoquer contre Térence son extrême jeunesse ? Il n'avait pas vingt ans lorsqu'il donna sa première pièce, il n'en avait pas vingt cinq quand fut jouée la dernière. Mais d'abord Scipion et Lélius, que la légende lui adjoint ou lui substitue, étaient celui-là aussi jeune, celui-ci à peine plus âgé (1).

(1) Scipion naquit en 570, Lélius (consul en 614) était un peu plus âgé que son ami, (Cic. de Rep. I, 18).

D'ailleurs, dans l'histoire des littératures, les exemples ne manquent pas de poètes chez qui le génie n'a pas attendu pour se déclarer le nombre des années ; notre siècle en fournirait d'illustres. N'en citons qu'un, emprunté à la Grèce : Ménandre, le maître préféré de Térence, avait, quand il fit sa première oeuvre, à quelques mois près, l'âge de son disciple écrivant l'Andrienne. La précocité poétique de Térence est remarquable ; elle n'a rien d'anormal et d'invraisemblable ; si son talent a donné rapidement des fruits, c'est que de très bonne heure une excellente éducation en a développé la richesse naturelle, c'est que la plante vigoureuse a eu le bonheur d'être favorisée par une culture soignée. Avec moins de légitimité encore on objecterait l'humble condition de Térence. Il était affranchi ; mais ce n'est point dans les hautes classes de la société romaine, dont les membres étaient imbus des vieux préjugés ou, par intérêt de popularité, affectaient d'y être fidèles, que l'on trouve les représentants de la poésie à cette époque ; Lucilius, au septième siècle, est, je crois, le plus ancien poète marquant de rang équestre. Névius, Plaute, Ennius, simples plébéiens, ne s'élevaient guère au-dessus de Térence par leur condition sociale ; Andronicus et Cécilius avaient été esclaves comme lui. Dira-t-on enfin que Térence était un étranger, un barbare de Carthage, de Numidie ou de Libye ? Qu'importe, si dès son enfance il avait été élevé comme un Romain ? Les dons de l'esprit n'étaient pas, que l'on sache, en ce temps-là, le privilège exclusif des hommes nés dans l'enceinte ou sous les murs de la Ville. Andronicus était un Grec de Tarente, Ennius un Campanien de Rudies, Cécilius un vrai barbare, un Gaulois de la tribu des Insubres. A l'époque impériale, les pays barbares, où pénétra la civilisation gréco-romaine fournirent en abondance des écrivains latins de mérite : les Espagnols tiennent un rang fort honorable dans la littérature des deux premiers siècles de notre ère ; parmi les plus célèbres représentants de l'apologétique chrétienne brillent des Africains, des compatriotes de Térence. C'est peu d'affirmer que la condition d'étranger et d'affranchi ne fit aucun tort au talent naturel de Térence : elle le servit à merveille. Si, avec les mêmes qualités intellectuelles, il était né libre et citoyen romain, d'autres ambitions auraient pu le détourner de la carrière dramatique ; si surtout le hasard en avait fait le fils d'un chevalier ou d'un sénateur, il aurait été soldat, orateur, magistrat, il aurait peut-être aimé les lettres et protégé les poètes, comme Scipion et Lélius, mais il n'aurait sans doute pas songé à faire des comédies. Rien ne prouve donc, rien ne permet de soupçonner que Térence ne fût pas capable, à lui tout seul, de se tirer d'affaire. Un fait rapporté par Suétone prouve même péremptoirement le contraire : pendant son séjour en Grèce, alors qu'il n'avait plus à côté de lui ses prétendus collaborateurs, il fit plusieurs nouvelles pièces traduites de Ménandre. Il est vrai que ces oeuvres sont malheureusement perdues et que nous ne savons pas si elles étaient comparables aux six comédies que le poète avait données avant de quitter Rome.
Cette comparaison eût détruit le seul prétexte spécieux de la légende. Car, sans compter leur faiblesse, les deux arguments produits par Luscius étaient de nature, tirant toute leur apparence de l'actualité des faits, à frapper de moins en moins les esprits avec le. temps. Ce qui contribua le plus à revêtir la calomnie d'un faux air durable de vérité, ce fut un troisième motif dont la force restait toujours égale, ce fut la pureté, le bon goût, l'exquise élégance du style des comédies. Luscius ne dut pas le faire valoir ; il ne le pouvait sans décerner un éloge à des oeuvres qu'il s'efforça constamment de décrier. Mais ceux qui dans la suite adoptèrent son opinion en furent fortement influencés. C'est à cause de l'élégance du style, d'après Cicéron, dans le passage cité plus haut, que les pièces de Térence étaient attribuées à Lélius. On se disait évidemment qu'il n'était pas possible qu'un étranger, un Africain, fût arrivé le premier à une science si pleine, si sûre et si délicate de la langue latine, laissant bien loin derrière lui, sous ce rapport, tous les poètes ses devanciers, étrangers et Romains de naissance. Son prédécesseur immédiat, Cécilius, un barbare lui aussi, avait écrit des comédies, supérieures aux siennes à certains points de vue, mais combien inférieures pour la valeur de la forme! Cicéron, excellent juge en ces questions, l'accuse d'avoir mal parlé le latin, faisant d'ailleurs le même reproche à Pacuvius, autre poète contemporain. Dans un autre endroit, il lui refuse une autorité sérieuse en matière de latinité, tandis qu'il l'accorde à Térence. Mais l'exemple de Cécilius, l'exemple de tous les vieux poètes de Rome, ne prouve rien contre Térence. Si nul d'entre eux n'écrivit le latin aussi bien que Térence, c'est que nul d'entre eux ne fut préparé au métier d'écrivain par un concours de circonstances aussi heureuses. Les uns, sortis des derniers rangs de la plèbe, n'eurent pas d'éducation et se formèrent eux-mêmes ; les autres, étrangers venus à Rome dans la force de l'âge, n'y trouvèrent pas le loisir de compléter, avant de se mettre à l'oeuvre, la connaissance qu'ils pouvaient avoir de la langue. Tous furent aux prises avec l'inexpérience d'un idiome non encore rompu à la poésie. Prenons Cécilius en particulier. Il vint assez tard à Rome, s'il est vrai qu'il y fut amené comme prisonnier de guerre Il se mit à l'étude du latin et des belles-lettres, il choisit la profession de poète, à un âge où l'esprit, trop formé déjà, n'a plus assez de souplesse pour se laisser docilement façonner par l'éducation. D'ailleurs, son éducation,
jusqu'à quel point fut-elle bonne et soignée ? Après son affranchissement, il s'attacha, dit-on, à Ennius. Ennius, poète de talent, put lui rendre au point de vue intellectuel de très grands services, mais il ne put en faire un maître dans l'art du style, dont pour sa part il était loin deposséder tous les secrets, toutes les finesses. Se vouant à la comédie, Cécilius dut aussi lire et se proposer pour modèles ses devanciers dans ce genre, Névius et Plaute surtout, grands écrivains sans doute, mais non sans défauts : négligence, rudesse, grossièreté et dont il était plus facile, suivant la règle générale, d'imiter les défauts que les mérites. Il ne faut donc pas s'étonner que l'Insubre, transplanté à Rome en pleine maturité, livré dans son inexpérience à des guides peu sûrs, n'ait pas atteint les difficiles sommets de la perfection littéraire. Mais pour Térence, les conditions furent autrement favorables. Il arriva à Rome tout enfant : la langue latine, la plus pure, celle de la Ville même, lui devint promptement, grâce à cette facilité d'assimilation que possèdent les très jeunes esprits, aussi familière que sa langue maternelle, ou plutôt la lui fit oublier et la remplaça. Esclave d'un sénateur qui, frappé de ses brillantes dispositions, le fit soigneusement élever avec ses propres enfants sans doute, il grandit parmi les fils des sénateurs : les incorrections et les trivialités du langage plébéien ne souillèrent pas ses oreilles ; la lecture des oeuvres grecques, l'étude spéciale de Ménandre, le plus élégant poète de la nouvelle comédie, développèrent en lui le sentiment et l'amour de la correction et de la distinction dans le dessin, dans le coloris du style. Il fréquenta toujours le cercle de Scipion-Émilien, qui était à Rome le foyer de la culture littéraire, milieu autrement poli et délicat que celui où ses devanciers avaient vécu ; enfin, venu le dernier dans le genre déjà vieux de la palliata, il profita de toutes les ressources dont les efforts de ses aînés avaient doué l'instrument de traduction. N'y a-t-il pas dans toutes ces raisons de quoi expliquer les caractères du style de Térence ? Est-il nécessaire d'attribuer à d'autres qu'à lui son mérite d'écrivain ? Si Térence était aussi heureusement doué que ses prétendus collaborateurs, ce que nous avons le droit de supposer, s'il reçut le même genre d'éducation, ce qui est prouvé, la parfaite élégance de son latin n'a rien d'étrange et de suspect : on peut admettre en toute sécurité qu'elle vient de lui et non d'autrui ; bien plus, on doit l'admettre. Car aucun des contemporains de Térence n'était mieux en mesure que lui de réaliser cette merveille d'art délicat et fin. Égal aux plus instruits par la connaissance de la langue, il avait sur tous une supériorité considérable, celle que lui donnèrent ses études spéciales, son apprentissage.
Au sortir de l'enfance, après avoir quitté l'école et les pédagogues, Scipion, Lélius et d'autres encore que l'on a cités comme auxiliaires de Térence, continuèrent à s'occuper de belles-lettres, mais seulement par goût d'amateurs et par distraction. La meilleure partie de leur temps fut dès lors consacrée à des travaux plus sérieux pour eux et plus pratiques. Destinés par leur naissance à la vie politique, à la
carrière des honneurs, ils se préparèrent à cet avenir : ils apprirent le droit en s'attachant à la personne de quelque jurisconsulte en renom ; ils cultivèrent leurs facultés oratoires en vue des luttes du forum et du sénat. Tandis qu'ils s'exerçaient ainsi à leur rôle de citoyens influents, Térence, libre de cette nécessité, entraîné par sa vocation, consacrait tout son temps à ses études poétiques : surtout il lisait et relisait Ménandre ; il se pénétrait des beautés de son auteur favori ; un vif désir de les reproduire l'enflammait, lui communiquait courage et adresse, lui faisait trouver dans la langue latine des ressources que tout autre y eût vainement cherchées. Pour cette lutte avec le modèle grec, il était bien mieux armé que Scipion et Lélius. Ceux-ci ne pouvaient qu'être spectateurs du combat, encourageant leur jeune ami, suivant avec intérêt les progrès de son oeuvre, donnant parfois un conseil en hommes de goût, mais rien de plus.
Un examen attentif ne laisse donc subsister aucune vraisemblance en faveur de l'accusation émise par Luscius. Ce qui achève de lui ôter tout crédit, c'est sa source la plus ancienne, et la seule sans doute ; car il est infiniment probable que la légende posthume n'eut pas d'autre origine que les calomnies du vieux poète malveillant. Or, comment nous inspireraient-elles quelque confiance, les assertions d'un rival dont la partialité nous est démontrée, que nous avons pris, à propos du grief de plagiat, ea flagrant délit de mauvaise foi ? Il ne croyait pas plus lui-même à ce reproche qu'aux autres ; mais dans la guerre déloyale qu'il faisait à Térence toute arme lui était bonne, pourvu qu'il espéràt pouvoir en blesser l'ennemi. Notons bien que, s'il s'agit d'imputer au jeune poète un vol littéraire, un vice de composition, des défauts de style, c'est à Térence seul que Luscius s'en prend, c'est Térence seul qu'il trouve dans les comédies, et il se garde bien de faire intervenir les collaborateurs pour leur infliger leur part de blâme. C'eût été justice cependant, et la logique l'eût voulu. Mais Luscius se moquait de la justice et de la logique, il ne cherchait qu'à satisfaire sa haine.
Or, la même accusation qui nous parait à nous invraisemblable, avait, du vivant de Térence, un air de vérité pour la masse du public, pour ce grand nombre à l'opinion de qui étaient subordonnés le succès et l'échec des pièces de théâtre; et cela précisément en vertu des motifs que nous avons trouvés sans force. D'abord Térence était très jeune : de tout temps les gens du peuple ont difficilement admis que l'on puisse exceller dans un art quelconque sans l'expérience de l'âge. Les spectateurs romains, raisonnant par analogie, considérant qu'on ne devient pas bon laboureur, bon artisan, avant d'avoir longuement manié la charrue ou l'outil, devaient se dire qu'en effet il n'était guère probable qu'un adolescent, presque un enfant, eût fait, sans être aidé, des comédies de valeur. Ce qui pouvait contribuer à les affermir dans ce soupçon, c'est que Térence vivait, au su de tous le monde, dans l'intimité de grands personnages, les uns plus âgés que lui, les autres aussi jeunes il est vrai, mais dont on se faisait parmi le vulgaire une si haute idée à cause de leur naissance, qu'on n'hésitait pas à leur attribuer, à nombre égal d'années, beaucoup plus de capacité. Que tous ces hommes, jeunes ou vieux, fussent capablès de faire des comédies, s'ils le voulaient, la foule n'en doutait pas : ils avaient fait, eux ou leurs pères, des choses autrement difficiles. En général, ils ne le voulaient point, pensait-on ; en général, les nobles laissaient à de plus humbles la poésie, occupation qu'ils jugeaient indigne de leur rang. On concevait cependant qu'il arrivât à quelqu'un d'entre eux d'écrire, par amusement, par caprice, ou encore par obligeance, pour venir en aide à un poète, son protégé, pour rendre un petit service de patron à un client ; et qu'alors, n'attachant aucun prix à pareilles bagatelles, il lui abandonnât tout l'honneur et tout le profit de l'oeuvre produite en commun. Était-il impossible que Lélius, Scipion, ou d'autres, voulant du bien à Térence, lui fissent cette faveur ? Et c'était là une illusion dont les ignorants seuls ne devaient pas être dupes ; elle avait de quoi séduire aussi les personnes de quelque instruction, un peu enclines à la malignité : la distinction de bonne compagnie qui régnait dans le style de Térence, était propre à éveiller leurs soupçons, et le soin que les auxiliaires supposés du poète mettaient à se cacher, s'expliquait suffisamment, à leur sens, par la crainte d'encourir le blâme populaire, de perdre en considération auprès des partisans sévères des anciennes moeurs. Voilà sur quelles trompeuses apparences Luscius comptait pour accréditer dans le public une erreur préjudiciable à son jeune rival.
Car le grief de collaboration clandestine pouvait faire un tort réel à Térence dans l'esprit des spectateurs. L'insuffisance attire le ridicule, l'hypocrisie appelle l'antipathie. Si Térence était incapable de composer à lui seul une comédie, s'il mentait en faisant annoncer comme exclusivement siennes des pièces où d'autres que lui avaient mis la main, il risquait ce double péril. Les vieux poètes, Névius, Plaute, Ennius, Cécilius, étaient d'une autre taille ; ils n'avaient pas besoin, eux, que des amis complaisants les aidassent à se tirer d'affaire ; l'argent qu'ils recevaient, les applaudissements qu'ils recueillaient étaient bien tout à eux : ils n'empochaient pas sournoisement la part d'autrui ; ils ne ressemblaient pas, comme le nouveau venu, au geai paré des plumes du paon. Telles pouvaient être les réflexions peu obligeantes du public. Cependant l'accusation, sans être inoffensive, avait beaucoup moins de gravité, au point de vue des conséquences matérielles, que celles de contamination et de plagiat, parce qu'en somme l'intérêt du public n'était pas en jeu. Que la pièce donnée sous le nom de Térence fût tout entière de Térence, ou non, qu'importait au fond, si elle était bonne, c'est-à-dire divertissante ? Or cette condition, l'oeuvre de plusieurs pouvait aussi bien la remplir que l'oeuvre d'un seul. Pourvu qu'elle fût remplie, les spectateurs, amusés, n'iraient pas jusqu'à siffler la pièce ; ils se borneraient à mépriser le poète. Celui-ci n'aurait donc pas à subir pour le moment un échec, mais un simple préjudice moral. C'était bien là l'objectif de Luacius ; nous avons noté plus haut un changement de sa tactique à partir de l'Heautontimorumenos : au lieu d'attaques précises portant contre la pièce à jouer, des accusations générales dirigées plutôt contre le poète, non dans l'espoir de l'abattre d'un coup par un échec éclatant, mais pour ruiner son avenir en le perdant peu à peu dans l'opinion publique. Toutefois, il était difficile que le mépris ainsi attiré sur Térence fût sans mélange, qu'il ne se compliquât pas d'un sentiment tout opposé, d'une sorte de respect. Celui que des hommes qui comptaient parmi les premiers de la cité, honoraient de leur amitié jusqu'à l'aider dans ses ouvrages, apparaissait naturellement à la foule éclairé et comme protégé par un reflet de leur illustration et de leur popularité. L'idée que de tels personnages avaient travaillé aux comédies de Térence, les recommandait à la faveur publique. Le grief de collaboration clandestine devait donc produire une impression complexe par sa nature, bizarre par ses effets, confuse pour ceux qui purent l'éprouver.
Sans nuire à telle pièce de Térence, elle nuisait à Térence; car elle rapetissait en lui le poète. Mais en même temps elle grandissait l'homme. Les deux réponses de Térence montrent qu'il se rendit un compte exact de cette situation et, à défaut d'une candide franchise, dénotent beaucoup d'habileté. La première fois qu'il relève le grief, il se contente de s'en remettre à l'appréciation du public. Il attend la sentence sans plaider sa cause. Cependant il insinue clairement que l'accusation est fausse. Eût-il fait montre de cette sécurité, de cette confiance dans la décision de ses juges, s'il avait cru sa comédie en péril de ce chef? Est-ce ainsi qu'il repousse les reproches de contamination et de plagiat ? Ii a compris qu'ici le danger n'était pas immédiat. Il s'est flatté peut-être que la plupart des spectateurs auraient assez de bon sens pour ne pas croire aux calomnies de Luscius, mais il s' est dit surtout que ceux qui y croiraient applaudiraient tout de même. La seconde réponse, celle du prologue des Adelphes, ne contient pas plus que la première une réfutation nette du grief.
Ce que Térence avoue, ce n'est pas la collaboration, ce sont ses relations d'amitié avec de grands personnages, aimés de tous, serviables à chacun toujours et partout; ce qu'il considère comme très honorable pour lui, ce n'est pas le fait d'avoir de tels auxiliaires, ce sont les bruits que ses ennemis font courir à ce sujet, s'imaginant lui faire une grosse injure (1).

(1) On a remarqué, dès l'antiquité, que cet éloge si pompeux convenait, non à Scipion et à Lélius, mais à des hommes plus âgés ayant parcouru toute la carrière des honneurs ; Santra, cité par Suétone, désigne C. Sulpicius Gallus (orateur et savant), Q. Fabius Labeo et M. Popilius, poètes, tous les trois consulaires. Il est plus exact de dire que Térence a fait allusion en bloc à tous ses amis de la noblesse (Suét. : Cum multis nobilibus familiariter vixit). Il y a ici de sa part, comme l'a fort bien remarqué Ritschl, une sorte de dissimulation : au lieu de ceux qu'on lui donnait plus spécialement pour collaborateurs, il met en première ligne, en vedette, les personnages plus influents dont le crédit ne pouvait manquer de lui être utile en cette affaire.

Mais, si Térence ne reconnaît pas la vérité de l'imputation, il ne la nie pas non plus formellement, il n'insinue même pas qu'elle est fausse, et l'on peut, je crois, sans être taxé de subtilité, affirmer qu'il soutient, d'une façon très incidente et très timide, il est vrai, la légitimité de la collaboration. Ces hommes, dont tout le monde a éprouvé, chacun en ses besoins, les bons offices, ne serait-il pas naturel que le poète lui aussi eût recours à eux? Qui pourrait lui jeter la première pierre ? Il suffit d'ailleurs de comparer cette réponse avec celle qu'il fait dans le même prologue au grief de plagiat, pour comprendre quelle différence de gravité il y avait à ses yeux entre les deux accusations, et combien moins redoutable lui paraissait celle-ci. Mais enfin, puisqu'en réalité il n'avait pas de collaborateurs, pourquoi ne l'a-t-il pas dit catégoriquement, pourquoi a-t-il permis, par ses réponses évasives, à une opinion qui amoindrissait sa gloire poétique, de subsister et de se répandre? C'est qu'il n'avait pas le moyen de faire autrement. Nier n'eût servi de rien, s'il n'avait pas produit de preuves à l'appui de sa négation ; or quelles preuves produire? Un seul système de défense était rationnel : essayer de démontrer qu'étant plus capable d'écrire des comédies que ses nobles amis, il n'avait pas besoin de leur concours. Mais, sans compter la difficulté de persuader cela aux spectateurs, se défendre ainsi n'était-ce pas désobliger gravement des hommes puissants, des bienfaiteurs dévoués ? Térence préféra donc laisser se former une légende qui avait pour lui du bon et du mauvais, et garder les bonnes grâces de ses protecteurs.Térence ne chercha pas à les flatter, il évita seulement de les blesser. Le grief de collaboration clandestine ne réussit pas mieux que ceux de contamination et de plagiat, à faire échouer les comédies de Térence. Mais, tandis que les deux autres furent réduits à néant par les réponses du poète, de celui-ci il resta quelque chose. Si beaucoup de spectateurs ne surent trop que croire, si quelques-uns haussèrent les épaules, il y en eut qui firent bon accueil en leur croyance aux mensonges de Luscius ; ainsi se forma la tradition que nous avons suivie jusqu'au temps de Quintilien et de Suétone.
Faut-il, avec ce dernier, compter, parmi les motifs possibles du départ de Térence pour la Grèce, le désir d'échapper aux soupçons de collaboration ? Le moyen n'eût pas été très efficace : dès le retour de Térence les soupçons auraient repris leur train, en même temps que ses relations avec les prétendus collaborateurs. Il vaut mieux croire que ce voyage, comme ceux que firent plus tard dans le mème pays Cicéron, Virgile et tant d'autres, fut un voyage d'agrément et surtout de perfectionnement. La légende des collaborateurs de Térence a trouvé quelques partisans dans les temps modernes. Mme Dacier, avec une certaine hésitation, il est vrai, accepte la version modérée; la version extrème est soutenue avec chaleur par Montaigne; Boileau, qui partout ailleurs rend hommage à Térence seul, s'y range en un passage bien connu de ses stances à Molière. Nous nous bornons à signaler ces opinions : elles n'apportent aucun élément nouveau dans le débat.

IV

Le reproche dont il nous reste à parler est, comme celui de collaboration clandestine, d'une portée générale. Térence l''a relevé une seule fois, dans le prologue du Phormion. Ses adversaires ne le mirent donc en circulation que vers la représentation de cette pièce : avant, ils ne s'en étaient pas encore avisés ; après, ils l'abandonnèrent comme inefficace. Térence le mentionne en ces termes :
" ita dictitat (vetuspoeta), quas antehac fecit fabulas, Tenui esse oratione et scriptura levi".
Qu 'est-ce à dire au juste ? Le mot latin « oratio » a deux sens principaux, l'un général, l'autre particulier. Au particulier, sens il désigne le discours oratoire, et on peut alors lui opposer « sermo », le discours familier, la conversation. C'est avec cette signification qu'il est employé par Térence dans ce vers du prologue de l'Heautontimorumenos :
" Qui orationem hanc scripsit quam dicturus sum",
celui qui a écrit le discours, le plaidoyer que je vais prononcer, dit Ambivius, qui se présente au public comme orator, actor, avocat. Elle ne convient évidemment pas au passage maintenant en question. Au sens général, « oratio » signifie discours quelconque, langage, paroles, par opposition à « res, opera, actio, etc. » ; c'est ainsi qu'il est pris constamment par Plaute, de même que par Térence, à l'exception près que nous venons de citer. D'ordinaire, l'idée de fond ne s'y sépare pas nettement de l'idée de forme, cependant c'est elle qui y prédomine. Mais dans le texte qui nous occupe la disjonction est faite : « oratio » ne s'applique qu'au fond, à la matière du discours, car il est ,coordonné avec un autre mot qui désigne spécialement la jforme, avec le mot « scriptura ». « Scriptura » signifie résultat de l'écriture, l'écrit, l'ouvrage, comme dans trois vers de Térence, dont voici l'un pour exemple :
« Quod si scripturam sprevissem in prassentia, si j'avais (c'est Ambivius qui parle) dédaigné les écrits, les comédies de Cécilius » ; ou bien enfin l'art d'écrire, au sens figuré, c'est-à-dire le style : c'est la seule façon dont on puisse l'entendre ici. « Oratio » et « scriptura » sont associés dans le mème rapport que « oratio » et « stilus » au prologue de l'Andrienne.
Donat établit ainsi la différence de sens des deux mots : « Oratio in sensu est,stilus in verbis... Orationem in sententiis dicunt esse, stilum in verbis ».
La même distinction s'applique aux mots « oratio » et « dicta », dans deux fragments d'Ennius. :
Dans le passage de Térence qui nous occupe, « oratio » se rapporte donc à la matière, aux pensées des scènes, dialogues ou monologues, au ton qui dépend de la nature des pensées; « scriptura », à l'expression, au style. Le reproche que Luscius fait au ton et au style est exprimé par les deux épithètes dont chacune contient une image en harmonie avec le sens premier de son substantif. Le ton est fluet, sans force : oratio tenuis; le style est léger, sans relief. Ce qui revient à dire en somme que les comédies de Térence manquent d'élévation et de vigueur.
De toutes les critiques lancées contre notre poète par son vieux rival, celle-ci est la seule qui ait quelque fondement. D'autres l'ont renouvelée, dont on ne saurait récuser la compétence et qui étaient loin d'avoir un parti-pris à son égard ; seulement ils se sont servis de termes plus mesurés, moins dédaigneux, et ils ont en même temps rendu hommage à ses qualités. Leur appréciation a donc tout ce qu'il faut pour inspirer pleine confiance. Cicéron, dans un fragment en vers cité par Suétone, vante l'élégance, la grâce, la douceur des traductions que Térence a données de Ménandre ; mais à ces éloges il met une restriction discrète en constatant que la copie est plus calme, moins passionnée que le modèle. En passant du grec au latin, Ménandre, d'après Cicéron, a donc perdu de sa force. A côté de ce jugement, Suétone cite celui de César, en vers aussi, et plus explicitement affirmatif sur le même reproche. César ne reconnaît en Térence, comparé avec les grecs, qu'un élément d'infériorité, le manque de force.
Quintilien, après avoir déclaré que les ouvrages de notre poète sont, dans le genre comique, des modèles d'élégance, ajoute qu'ils auraient encore plus de charme, si Térence s'était renfermé dans l'emploi du vers trimètre. Pourquoi ? C'est sans doute qu'à son avis Térence, admirable dans les scènes calmes, auxquelles convient ce vers, n'a pas assez d'élan et de vigueur dans les morceaux de passion, où la nature du sujet l'a conduit à se servir de rhythmes plus nobles et plus mouvementés. D'après le savant Varron, Térence exprime supérieurement les moeurs, mais quand il s'agit de peindre les passions, il est surpassé par d'autres comiques romains, il est au dessous de Cécilius, par exemple.
Cette infériorité tient évidemment à ce que, plein de finesse et de délicatesse, son talent n'est pas assez vigoureux. Parmi les contemporains d'Horace, les plus versés dans la connaissance de la vieille littérature romaine établissaient un parallèle analogue entre Cécilius et Térence : Térence est un artiste plus habile, mais il a moins de force: voilà l'opinion de ces connaisseurs. Les voix de l'antiquité sont unanimes à le condamner sur ce chef, et la critique moderne n'a point réformé la sentence. Il n'est malheureusement pas en notre pouvoir de comparer les comédies de Térence avec celles de Cécilius ; mais nous pouvons les comparer avec celles de Plaute, et ce rapprochement fait ressortir à merveille les faiblesses du talent de notre poète. On sent tout ce qu'il manque d'énergie à son style au cours limpide, égal et paisible, quand on lui oppose le style de Plaute, torrent souvent bourbeux, mais d'une superbe impétuosité. Ses tranquilles dialogues où les personnages, même s'ils sont de condition infime, s'expriment toujours en excellents termes, corrects
et choisis, paraissent bien froids, bien dépourvus de variété et de vie, à côté des dialogues de Plaute, bruyants, pétulants, féconds en surprises et en caprices de ton et de langue. Son comique discret, fait de raillerie spirituelle, de délicates épigrammes, de piquantes sentences, dont l'effet ne va pas au-delà du sourire, est un mets de saveur un peu fade pour qui a goûté au comique fortement relevé de Plaute, mélange d'allitérations, de gros jeux de mots, d'expressions burlesques tirées de l'argot populaire ou bizarrement forgées, d'énormes plaisanteries, abondant et débordant, qui épanouit largement le rire. Ses fines études de sentiments, où les plus fugitives nuances sont observées avec une science pénétrante de moraliste et rendues avec un art exquis d'écrivain, pâlissent, s'effacent pour ainsi dire, devant le dessin puissant et l'éclatante couleur des tableaux où le pinceau hardi de Plaute étale les passions dans leur violence, dans leur nudité, dans leur débraillé. Certes, il y a de graves défauts dans la manière de Plaute, des défauts autrement voyants et choquants que ceux de Térence. Trop fréquemment sa verve sans frein l'emporte au delà des limites de la bienséance et de la vraisemblance, dans le domaine de la bouffonnerie et de la caricature ; sa force n'est pas réglée et contenue par le goût. Mais il se fait pardonner ses extravagances, parce qu'il la possède, cette force qui manque à Térence, parce qu'on trouve en lui la puissance de souffle, l'ampleur de voix, la richesse de veine qui font que ses comédies, comme celles d'un Aristophane ou d'un Molière, méritent vraiment le nom de poèmes. Avec Térence, au contraire, point d'écarts, point d'escapades à craindre : sa verve est bien trop faible pour entraîner son goût, son inspiration est bien trop paisible pour égarer sa raison. Toujours de sang-froid, son regard calme et sûr attaché à un idéal modeste, l'imitation scrupuleuse du langage de la bonne société contemporaine et l'obéissance fidèle aux lois de la vraisemblance et du naturel, les grands effets de la poésie dramatique excèdent la mesure de son talent. C'est à propos de ses oeuvres que l'on peut se poser la question agitée, selon Horace, par certains anciens : La comédie est-elle, oui ou non, un genre poétique? On peut presque leur appliquer ce que le même Horace dira plus tard de ses satires : ce n'est pas de la poésie, c'est de la prose rhythmée. En somme il faut regretter que Térence n'ait pas pu à son élégance, à sa grâce, allier des qualités plus élevées et plus robustes.
Toute la faute en est bien au poète lui-même, et l'on ne saurait, pour lui procurer des circonstances atténuantes, mettre en cause le genre comique ou ses modèles grecs. L'élévation du ton, la vigueur du style ne sont pas des mérites essentiellement propres à la tragédie et défendus à la comédie, ainsi que paraît l'avoir cru le naïf Evanthius, qui admire précisément dans Térence ce que nous lui reprochons.
La tragédie et la comédie sont genres distincts, sans doute ; cependant il arrive parfois à des personnages comiques d'être sous l'empire d'une passion violente, dans une situation émouvante, tragique. Alors, si le poète a du souffle, il doit quitter le langage simple, le ton familier, pour parler avec noblesse, chaleur, éclat, sans se laisser arrêter par la crainte ridicule de franchir les frontières de la tragédie.
Les comiques grecs, et en particulier Ménandre, le modèle préféré de Térence, avaient usé de ce droit incontestable. Sans avoir besoin d'en chercher la preuve dans les fragments, nous la trouvons, en ce qui concerne Ménandre, dans les jugements déjà cités de Cicéron et de César sur Térence. D'après Cicéron, c'est un Ménandre adouci, apaisé, que Térence présenta au public romain. D'après César, Térence n'est que la moitié de Ménandre, « dimidiate Menander » ; il en reproduit la pureté et la douceur, mais non la force. Donat se fait l'écho de la même appréciation. Ménandre avait donc les qualités qui manquent à Térence. Celui-ci, malgré l'exactitude de son imitation, ne les a pas fait passer en latin ; il a rendu le sens, mais non la passion et la poésie des grandes scènes grecques, semblable à ces chanteurs qui donnent avec une parfaite justesse toutes les notes d'un morceau, sans en traduire pourtant l'expression.
Cette impuissance de son talent à faire passer en latin toute la force des originaux grecs, le poète en avait le sentiment, cela n'est pas douteux. Ce qui le prouve, c'est en premier lieu la préférence qu'il accorda à VAndrienne de Ménandre sur la Périnthienne. Au lieu de compléter celle-là par celle-ci, n'était-il pas plus simple pour lui de s'attacher uniquement à la pièce qui, lui offrant l'ensemble de personnages qu'il souhaitait, l'aurait dispensé de recourir à un orignal secondaire, de contaminer ? Mais le ton et le style de l'Andrienne lui plaisaient davantage. Par quoi différaient-ils donc du ton et du style de la Périnthienne ? Si l'on admet, ce qui est très vraisemblable, que cette dernière comédie était une oeuvre de jeunesse, plus tard refondue et remise à la scène sous un nouveau titre, il n'est pas difficile d'imaginer la différence : la Périnthienne fut écrite avec une fougue juvénile qui s'était calmée quand Ménandre fit l'Andrieniie ; elle avait plus de chaleur dans la passion, plus d'élan dans le style, chaleur et élan que le poète, quand il remania l'oeuvre, trouva sans doute un peu excessifs et crut devoir atténuer. Térence, écrivain de sens rassis et de jugement sûr, sentit que l'Andrienne allait mieux à ses moyens naturels. Le choix d'originaux tels que l'Hécyre et l'Heautontimorumenos, indique clairement chez notre poète la mème défiance de ses forces, le même goût pour les sentiments modérés et le ton posé. Il serait, en effet, malaisé de concevoir des pièces moins fécondes en éclats de passion, en véhémence de langage. Ce caractère de tranquillité est si frappant que Térence a jugé bon, dans le prologue de l'Heautontimorumenos,de le signaler par avance au public et de l'excuser adroitement : « Souvent, fait-il dire en substance au vieil Ambivius, il me faut jouer des comédies mouvementées, fatigantes, Clamore summo, cum labore maximo ; en voici une qui est du genre calme, où les personnages se bornent à discourir (1).

(1) On entend d'ordinaire : « Dans cette pièce le style est pur » ; ce qui est un contre-sens. Le contexte indique évidemment qu'il faut traduire : « Dans cette pièce il n'y a que discours. » Oratio est ici opposé à actio. Les comédies que joue d'ordinaire Ambivius exigent beaucoup de mouvement et de grands efforts de voix (v. 40). Celle-ci, non. Elle est du genre calme. Que les spectateurs veuillent bien se donner la peine d'apprécier dans ce genre calme le talent d'Ambivius.

Écoutez-la en silence. C'est une occasion pour moi de ménager mes forces, et pour vous d'apprécier mon mérite d'acteur sous un autre jour. » S'il est vrai que notre poète avait pleine conscience des lacunes de son talent, il ne dut pas pouvoir s'empêcher de reconnaître en lui-même que, malgré l'exagération malveillante des termes, le reproche de Luscius avait au fond du vrai. Effectivement, le Phormion et les Adelphes, écrits après la divulgation de ce reproche, dénotent l'influence d'un aveu intime de culpabilité et la préoccupation d'échapper désormais à une critique plus sensible que les autres en vertu de sa justesse. Le Phormion est, sans contredit, des six comédies de Térence la plus mouvementée et la plus passionnée. Donat l'a fort bien remarqué : « Haec igitur proprie totainotoria est; l'Andrienne, l'Eunuque et les Adelphes sont, d'après lui, seulement « magna » ou « majori ex parte motorise » En particulier, c'est la seule pièce où Térence ait mis, et au premier plan, un de ces rôles de parasite qu'Ambivius, au prologue de l'Heautontimorumenos, classe parmi ceux qui lui donnent
tant de mal à jouer; car le Gnathon de l'Eunuque, quoique parasite, n'appartient pas à la famille de Phormion : il ménage ses poumons, il cause, tandis que celui-ci, à pleine voix, avec de grands gestes, crie, menace, tempête. Quant aux Adelphes, quoique la pièce prise dans son ensemble soit moins mouvementée, on y trouve trois des rôles pénibles à jouer, cités par Ambivius dans la même énumération : un « servus currens », Géta, dont le monologue dépasse de beaucoup par le ton tout ce que Térence a écrit dans ce genre ; un « iratus senex », Déméa, le personnage le plus violent du théâtre de Térence, autrement passionné que le Simon de l'Andrienne et le Chrémès de l'Heautontimorumenos ; enfin un « avarus leno », Sannion, un de ces ignobles trafiquants familiers à Plaute, évités jusqu'alors par Térence. Ce leno est d'autant plus significatif dans les Adelphes, que le poète aurait pu se passer, sinon du personnage, au moins d'une bonne partie de son rôle, la plus véhémente, qu'elle ne se trouvait pas dans les Adelphes de Ménandre, que le traducteur est allé la chercher dans un original secondaire. Les deux dernières oeuvres de Térence laissent donc apercevoir un effort vers cette élévation de ton et cette vigueur de langage que Luscius affirmait, non sans raison, manquer à ses oeuvres antérieures.
En face d'une critique fondée, qu'en son for intérieur Térence reconnaissait comme telle, quelle fut son attitude ? Il ne pouvait pas négliger d'y répondre : ne point relever le grief, c'eût été passer tacitement condamnation, s'amoindrir aux yeux de beaucoup de gens et enflammer Luscius d'une nouvelle ardeur pour la lutte, lutte facile désormais, si l'adversaire montrait qu'il n'osait plus tenir tète. Il n'y a pas de bonne défense contre une accusation fondée : il peut y en avoir de spécieuses. Avec plus de hardiesse et devant un public plus lettré, Térence aurait pu se tirer d'affaire en avouant, et en soutenant que le prétendu défaut, grossi d'ailleurs par la malveillance des expressions, était une qualité dans la comédie, « miroir de la vie quotidienne, » selon le mot du vieil Andronicus. Mais une démonstration de ce genre exigeait d'assez longs développements, des considérations littéraires sur la distinction de la comédie et de la tragédie: elle n'avait guère chance de toucher un public aussi peu lettré que la foule romaine. Térence ne l'essaya pas, du moins d'une façon directe et explicite : car, implicitement et indirectement, c'est bien à une apologie de cette sorte qu'il s'arrêta. « Le vieux poète, répondit-il par la bouche de Prologus, lance cette accusation au nouveau,
Quia nusquam insanum scripsit adulescentulum
Cervam videre fugere et sectari canes
Et eam plorare, orare ut subveniat sibi»
;
allusion à quelque scène d'une pièce de Luscius, dont le ton, d'après Térence, n'était pas du tout celui de la comédie. Le rival qui l'accusait de ramper, il l'accuse de se perdre dans les nuages ; il critique l'extravagance des oeuvres de celui qui critiquait la banalité des siennes. Il donne à entendre, sans le dire nettement, que son ton à lui est le vrai ton de la comédie. Il n'est fluet que par rapport à celui de Luscius, ridiculement éclatant. Nous verrons bientôt ce que vaut cette critique en elle-même. Elle est évidemment insuffisante comme moyen de justification. Si Luscius est tombé dans un extrême, Térence n'en a pas moins eu tort de tomber dans l'autre. Le public s'en contenta, puisqu'il applaudit le Phormion, et, le grief n'ayant pas été reproduit, Térence fut dispensé de chercher mieux.

V

Dans la guerre que lui avait déclarée Luscius, Térence, avons-nous dit, ne resta pas constamment sur la défensive. Les prologues de l'Eunuque, de l'Heautontimorumenos et du Phormion contiennent une partie agressive. C'est naturellement par des accusations d'ordre littéraire que Térence voulut se venger des accusations d'ordre littéraire dont le poursuivait Luscius. Il y a pourtant de notables différences entre les coups portés par chacun des deux adversaires. Luscius attaque dans les entretiens de la vie journalière, devant un nombre plus ou moins restreint de personnes ; Térence, du haut de la scène, devant le public ; ce qui rend ses représailles beaucoup plus sensibles à l'adversaire. Mais, si les blessures qu'il fait sont plus douloureuses sur le moment, elles sont en somme moins dangereuses : il ne critique, en effet, que des oeuvres déjà jouées, dont le sort par conséquent est déjà décidé. Il ne se flatte pas de faire infliger à son rival un échec immédiat ; il ne veut que le déconsidérer et surtout se donner à lui-même aux yeux des spectateurs une attitude résolue. Tout autre est le plus souvent l'objectif du vieux poète. On s'explique du reste aisément pourquoi Térence n'a pas adopté la tactique familière à son rival : il avait affaire, lui, non pas à un débutant, mais à un vétéran dont la réputation était depuis longtemps établie. C'est de cette partie agressive des prologues qu'il nous reste à parler pour achever l'étude de la polémique, partie intéressante à un double titre : parce qu'elle nous fournit quelques renseignements sur la manière de Luscius, et surtont parce qu'elle complète et accentue les indications piquantes que la partie défensive nous a données sur le caractère de Térence.
La série des attaques s'ouvre par une accusation à portée générale, par une critique qui atteint tout le théâtre de Luscius ; c'est la seule de cette espèce. Luscius a bien traduit ses originaux, mais qu'il a mal écrit ses pièces, en sorte que de bonnes comédies grecques il a fait des comédies latines qui ne sont pas bonnes. Le sens de « benevertendo» ne saurait être douteux pour qui se rappelle qu'au prologue de
l'Andrienne Térence a caractérisé par le mot « diligentia » la manière de son adversaire. Il s'agit d'une méthode de traduction exacte, scrupuleuse. Il est clair aussi que Térence ne prétend pas faire à Luscius un mérite de cette exactitude : il la qualifie d'obscure, sans éclat, « obscura ». C'est la marque d'un talent pauvre, sans originalité, incapable de risquer un pas en dehors de la piste tracée par l'auteur grec. Jusqu'à quel point Luscius méritait-il ce dédain ? Était-ce bien Térence qui avait le droit de l'en accabler ?
Les vieux comiques romains, à l'exception sans doute de Livius Andronicus, qui semble avoir montré dans ses traductions plus de gaucherie que d'indépendance, reproduisirent les originaux grecs avec une grande liberté. Ils avaient peu souci de la régularité du plan, de la logique des caractères, de la vérité des moeurs, en un mot de tout ce qui aurait pu donner à leurs comédies une haute valeur artistique.
Leur seule ambition était d'amuser un public composé presque exclusivement d'esprits incultes. Aussi ne se firent-ils aucun scrupule d'abréger et même de supprimer certaines scènes, d'en amplifier d'autres outre mesure, de mêler les choses romaines aux choses grecques, insensibles aux altérations, aux mutilations infligées à l'oeuvre grecque, pourvu que l'action de l'oeuvre latine fût vive, variée, et le dialogue animé, riche en comique. Les comédies de Plaute nous donnent une idée suffisante d'un tel système de traduction, qui fut sans doute encore plus accentué chez Névius.
D'abord, personne ou à peu près personne n'y trouva à redire ; mais avec le temps s'accrut le nombre des esprits lettrés qui sentaient le prix de la beauté artistique jusqu'alors méconnue et la grossièreté des productions dramatiques romaines. Cette sorte de réaction contre les vieux comiques eut ses intransigeants, dont Luscius était le chef au temps de Térence. Admirateur superstitieux des modèles grecs, non seulement il n'admettait ni les coupures ni les additions originales, mais il repoussait aussi la contamination, c'est-à-dire le mélange des oeuvres grecques. Il s'attachait à un seul modèle, il le reproduisait d'aussi près que possible, sans aller pourtant jusqu'à la traduction littérale, telle, que nous l'entendons, inconnue des anciens, mais sans se permettre au fond le moindre changement, pas même dans le but d'adoucir un détail de moeurs choquant pour des spectateurs romains ou de corriger une faute légère commise par l'auteur grec, qui, après tout, n'était pas impeccable. Sa manière marquait évidemment un progrès sur celle de Névius et de Plaute : au genre bâtard, demi-grec et demi-romain, de la vieille palliata, elle substituait un genre nouveau, inférieur, si l'on veut, en ce qu'il n'avait rien d'original et de national, mais supérieur au point de vue artistique, par cela même qu'il était franchement et complètement étranger. C'est en quoi Térence n'a pas rendu justice à son rival. Que le culte de Luscius pour le modèle grec ait été parfois exccessif, aveugle, cela est vrai : il a eu tort, par exemple, de proscrire absolument la contamination ; erreur où il fut induit par sa jalousie encore plus que par ses principes. Mais un juge impartial n'eût pas condamné sa méthode d'un mot dédaigneux. Térence y était peut-être autorisé moins que tout autre. Car si la méthode de Luscius n'est pas la sienne, elle n'en diffère pas considérablement ; elle en est beaucoup plus voisine que l'indépendance des anciens poètes, en disciple desquels il s'est posé pour les besoins de sa cause. La part d'invention est minime dans ses comédies ; presque toujours il suit pied à pied son modèle grec, et quand il le quitte pour faire un écart de quelque importance, c'est qu'il s'attache à un autre modèle grec, qu'il abandonne un moment la main de l'original principal pour prendre celle de l'original secondaire. Au reste, le reproche que Térence fait à Luscius est exprimé bien moins par les mots « bene vertendo » que par les suivants : « easdem scribendo male ». On ne peut ici donner au verbe « scribere » que la signification correspondante à celle du substantif « scriptura » dans le passage du prologue du Phormion que nous avons étudié tout à l'heure. Puisque, d'après Térence lui-même, les pièces grecques qui ont servi de modèles à Luscius étaient bonnes, et qu'il les a traduites exactement, la mauvaise qualité des pièces latines ne peut tenir qu'à la forme, au style. En d'autres termes, Térence accuse Luscius d'être un mauvais écrivain. L'accusation est grave. Que faut-il en penser ? D'abord on ne saurait nier la compétence de l'accusateur : en matière de style, Térence était un maître, un fin connaisseur. Il n'a pu s'y tromper; si, sincèrement, il jugeait les comédies de son rival mal écrites, c'est qu'elles l'étaient en effet. Mais n'a-t-il pas menti par esprit de vengeance ? Non ; car une pareille critique n'était pas de nature à faire grande impression sur le public romain ; Térence n'eût pas songé à l'inventer : comme elle était fondée, il ne négligea pas de la formuler, voulant à tout prix exercer des représailles et n'y trouvant pas matière aussi ample qu'il l'aurait désirée. Il sentait si bien l'inefficacité relative de l'accusation, pourtant si grave en soi, qu'il n'a pas insisté. Au lieu de prouver, il s'est contenté d'affirmer, parce que pour prouver il eût fallu citer des exemples que les spectateurs n'auraient sans doute pas trouvés concluants, énumérer des défauts dont l'importance dont le sens même leur auraient échappé.
Si le procès se fût plaidé devant un tribunal composé de lettrés, tels que Scipion et Lélius, soyons assurés que Térence aurait produit une solide et triomphante démonstration. Malheureusementpour lui, le grief le plus sérieux qu'il eût à faire valoir contre son adversaire, le seul vraiment sérieux, pour parler plus exactement, perdait à peu près toute sa force devant les juges qui écoutèrent le réquisitoire.
Mais la postérité le retient et il pèse de tout son poids réel dans notre jugement sur le talent de Luscius. Si le caractère du vieux poète malveillant nous a paru peu digne d'estime, jusqu'ici son talent s'était montré à nous sous un jour assez favorable : en choisissant pour les traduire des pièces telles que l'Apparition et le Trésor de Ménandre, il avait fait preuve de goût et d'intelligence ; sa méthode de reproduction, quoiqu'un peu étroite, était en somme d'un amateur éclairé de la beauté littéraire : ajoutons tout de suite que les autres critiques de Térence, dont il nous reste à parler, n'auraient pas sensiblement modifié cette bonne impression. Mais voici qui l'amoindrit comme poète d'une manière sérieuse : il était mauvais écrivain. Il appartenait à la catégorie des Cécilius et des Pacuvius : ainsi que ses deux contemporains, si durement traités par Cicéron, il ignora l'art du beau style latin. Mal écrites et sans originalité, ses oeuvres ne dépassaient pas le niveau du médiocre. Il n'était ni Plaute ni Térence, n'ayant ni la riche verve de l'un ni l'art consommé de l'autre. Après avoir attaqué en bloc tout le théâtre de Luscius au point de vue de la forme, Térence a-t-il voulu signaler comme exemple du défaut en question le Phasma, pièce récemment jouée, présente encore à la mémoire des spectateurs ? C'est l'opinion exprimée dans une des scholies de Donat. Mais Bothe et Bentley ont senti qu'il était bien difficile d'adopter l'opinion de Donat, si l'on gardait la leçon des manuscrits. Il faut donc repousser les corrections et chercher si la leçon des manuscrits n'offre pas, telle quelle, un sens raisonnable. En y regardant de près, on en trouve un qui est déjà signalé dans une autre scholie de Donat. Térence n'a pas de reproche spécial à faire
au Phasma ; il va sans dire qu'il tombe, ainsi que le Thesaurus et toutes les autres pièces de Luscius, sous le coup de la critique précédente. Mais le Phasma est la dernière comédie de Luscius ; le Thesaurus, où Térence a trouvé matière à une nouvelle accusation, est plus ancien ; beaucoup de spectateurs ne savent plus de quel poète il est; tous au contraire se souviennent, la représentation ayant eu lieu tout récemment, que l'auteur du Phasma est Luscius. Ainsi Térence, sans le nommer, désigne clairement au public son adversaire, ce qui était indispensable pour que l'attaque eût tout son effet. Le vers qui nous occupe ne doit donc pas être rattaché à la partie antérieure du contexte : il sert de préparation à la suite; il ne contient pas une critique : il n'est qu'une indication (1).

(1) Luscius n'est jamais nommé dans les prologues ; nous verrons pourquoi et nous dirons aussi comment Térence a pu se passer de le nommer.

La seconde critique, la voici maintenant : " Atque in Thesauro scripsit causam dicere Prius unde petitur, aurum qua re sit suom, Quam ille qui petit, unde is sit Thesaurus sibi, Aut unde in patrium monumentum pervenerit."
Nous savons que plusieurs comédies grecques portaient ce titre de Trésor (1);

(1) Le Trésor de Philémon servit d'original à Plaute pour son Trinummus.

il s'agit ici, selon toute apparence, du Trésor de Ménandre; puisque Térence, qui vient de nommer l'auteur du Phasma, Ménandre, ne nomme pas celui du Thesaurus, c'est que la pièce est du même auteur. Pour comprendre d'abord et pour apprécier ensuite la critique faite à Luscius, il faut connaître le sujet de cette comédie. Nous en trouvons une analyse dans le commentaire de Donat. Un jeune homme a dévoré en dix ans la fortune que lui avait laissée son père. Le vieillard, de son vivant, s'était fait construire un magnifique monument funèbre et avait ordonné, par testament sans doute, qu'on vînt lui apporter là un festin dix ans après sa mort. Le jeune homme, qui n'a pas oublié cette prescription, envoie son esclave au tombeau avec le festin. Mais le champ où se trouve le monument ne lui appartient plus, il l'a vendu à un vieil avare. C'est donc en compagnie du nouveau propriétaire que l'esclave ouvre le tombeau. Ils y trouvent un trésor et une lettre. L'avare retient et revendique le trésor qu'il a, dit-il, caché là au moment d'une guerre. Le jeune homme s'adresse à la justice pour être remis en possession de son bien. Devant les juges, son vieil adversaire prend le premier la parole, et Donat nous a même conservé le début de ce discours dans la pièce de Luscius :
Athenienses, bellum cum Rhodiensibus
Quod fuerit, quid ego hic prasdicem ?...

Il soutient donc hardiment son mensonge. Mais le jeune homme, prenant à son tour la parole, le confond en montrant la lettre trouvée avec le trésor, lettre où le père disait évidemment que, sachant la prodigalité de son fils et voulant lui ménager une ressource suprême, il faisait ce dépôt, et, pour en amener la découverte après dix ans, inscrivait dans son testament la clause du festin funèbre. Ainsi, à la fin de la comédie de Luscius, il y avait un procès dans lequel le défendeur parlait avant le demandeur, l'accusé avant l'accusateur. C'est ce renversement de l'ordre normal et logique des débats judiciaires que Térence reproche à son rival. « Arguit Terentius, dit Donat, quod
Luscius, contra consuetudinem litigantium, defensionem ante accusationem induxerit. » On le voit, cette critique est bien distincte de la première : il s'agit, non plus d'une faute de style, mais d'une faute de composition. Luscius est-il coupable? Sans doute, il a enfreint les règles de la procédure, l'usage des tribunaux ; il y a quelque chose de conventionnel dans son procès. Mais il a eu grandement raison d'admettre cette convention : s'il avait suivi l'ordre inverse, l'ordre réel, c'est alors qu'il faudrait lui reprocher une faute, et une grosse faute de composition. Que le demandeur exhibe son titre de propriété, la lettre de son père, un argument aussi décisif tranche la question ; la plaidoirie du défendeur ne saurait plus produire aucun effet sur le juge ; l'intérêt est épuisé, l'intrigue est dénouée. Si, au contraire, la production de la lettre est réservée, les raisons de l'avare peuvent paraître spécieuses au tribunal ; il y a jusqu'à la fin incertitude sur la possession du trésor; la pièce est attachante jusqu'au dernier vers; elle est habilement conduite. Cette disposition, cela va sans dire, était l'oeuvre du poète grec ; Lucius n'eut pas le mérite de la trouver, mais il eut le bon goût de la conserver. Nous avons trop bonne opinion de celui de Térence pour croire qu'il l'aurait changée, s'il avait traduit la pièce. Alors, pourquoi en avoir fait un crime à Luscius ? C'est une mauvaise querelle, un acte de déloyauté. Térence sentait que son accusation était injuste ; mais il pensait que les spectateurs romains, gens à l'esprit formaliste en matière judiciaire autant qu'ils l'étaient en matière religieuse, la trouveraient fondée, prendraient une mauvaise idée de son rival ; et cela lui suffisait. Si ce n'est pas une aussi mauvaise querelle, c'est une querelle bien futile que Térence fait à Luscius dans le prologue de l'Heautontimorumenos. Après avoir sollicité en ces termes l'équité du public :
"Soyez équitables : procurez le moyen de grandir à ceux qui
vous procurent le spectacle de pièces nouvelles sans défauts; "
il ajoute :
" Ne ille pro se dictum existumet,
Qui nuper fecit servo currenti in via
Decesse populum : cur insano serviat ?"

Ce passage a beaucoup exercé la sagacité des interprètes, et je ne sache pas qu'on en ait trouvé jusqu'à présent une explication satisfaisante de tout point. Celui de tous qui s'est égaré le plus loin du vrai sens, c'est l'aventureux Bentley. Il propose de lire « dixisse, » au lieu de « decesse, » Ainsi, d'après Bentley, la faute commise par Luscius consistait à faire parler le peuple avec un esclave. L'hypothèse est absolument invraisemblable.Ce « populus, » interlocuteur de l'esclave, quel était-il, où était-il ? Sur la scène, comme le dit Bentley au commencement de son explication ? Il n'y a jamais de « populus » sur la scène dans la palliata, autant que nous pouvons en juger soit par les pièces conservées, soit par les monuments figurés ; on y voit tout au plus, dans quelques cas, à côté des acteurs, un, deux ou trois comparses. Admettons que ces comparses aient pu représenter le peuple. S'ils étaient sur la scène, s'ils entraient dans la fiction du drame, pourquoi ne se seraient-ils pas entretenus avec l'esclave ? S'agit-il du « populus » de la « cavea, » du public, comme Bentley semble l'entendre ensuite, ou du moins de quelques spectateurs chargés par Luscius de donner la réplique à l'esclave ? L'idée est tellement étrange qu'il ne vaut pas la peine de s'y arrêter. D'ailleurs, « dixisse cur » serait une façon de parler peu latine : il faudrait : « quaesivisse cur. » Enfin, quel sens offriraient les mots : « cur insano serviat, » qui représenteraient la question posée par le peuple à l'esclave qui
court ? Si le sujet de « serviat » est « servus, » cela veut dire : « Pourquoi es-tu l'esclave d'un insensé ? » Belle demande ! parce que l'insensé l'a acheté et payé, à moins qu'il ne l'ait reçu en héritage. Si le sujet est « populus, » nous devons entendre : « Pourquoi le peuple obéirait-il à un insensé ? » Mais à quel propos cette question ironique ou indignée ? Peut-être parce que l'esclave dans sa hâte a demandé qu'on lui fit place et bousculé le peuple ? Que de complications et que d'obscurité ! Ce qui achève la conjecture de Bentley, c'est que la leçon des manuscrits peut s'expliquer et d'une façon autrement simple, autrement claire.
Déjà le vieux commentateur Calphurnius avait vu en quoi consistait réellement la faute reprochée à Luscius. C'était une infraction au décorum. Westerhov a compris aussi que Térence accusait Luscius d'avoir fait écarter la foule des citoyens devant un esclave courant et demandant place. Pourquoi le peuple (en s'écartant pour faire place à un esclave) obéirait-il, ferait-il acte de soumission à cet esclave insensé (insensé à cause de sa folle course ou de sa prétention exorbitante de faire écarter devant soi les rangs du peuple)? Cette phrase est donc mise au compte de Térence ou, ce qui revient au même, du personnage du prologue. Or il n'est pas possible que Térence se soit mis ainsi à raisonner sur la faute commise par son adversaire : insister de la sorte pour en faire sentir au public toute l'énormité, c'eût été maladroit et naïf.
« Serviat », comme l'a fort bien compris Mme Dacier, ne peut avoir pour sujet que le poète, Térence. Ce sujet est sous-entendu ici, comme en beaucoup d'autres endroits des prologues, parce qu'il est très facile à suppléer, pour ne pas dire évident. Le sens de la phrase et la suite des idées dans tout le passage deviennent dès lors clairs et naturels. Térence demande qu'on écoute avec impartialité, qu'on encourage ceux qui produisent des pièces nouvelles, des pièces sans défauts ; car il aurait tort de se figurer qu'on parle pour lui, celui qui naguère a commis une si grosse sottise : pourquoi Térence servirait-il les intérêts de cet insensé ? Non seulement les interprètes que nous citions, il y a un instant, ont fait un contre-sens sur ce dernier vers ; mais encore ils ont laissé subsister dans le passage une difficulté considérable. Puisque le « populus » ne figurait pas sur la scène dans la palliata, comment la situation que Térence critique était-elle possible ? C'est ce que nous allons expliquer, après avoir donné quelques éclaircissements sur le grief de Térence.
Un esclave qui court n'est pas chose rare dans la palliata. Tels sont Mercure, déguisé en Sosie, dans l'Amphitryon de Plaute, Léonidas dans son Asinairp, Acanthion dans son Alarchand, Tranion dans sa Mostellaire, Stasime dans son Trinummus ; tels sont dans Térence le Davus de l'Andrienne, le Géta du Phormion et le Géta des Adelphes. La course, c'est l'allure ordinaire des esclaves, tandis que les hommes libres vont à travers la ville d'un pas tranquille. A deux reprises dans les prologues, Térence, parlant du rôle de l'esclave, le précise par ce mot. Dans sa course précipitée, il arrive fréquemment à l'esclave de rencontrer des obstacles : passants de condition libre qui avancent sans se presser, foule stationnaire. Alors il demande place, il joue des coudes pour s'ouvrir un chemin. Le Mercure de l'Amphitryon nous fait connaître ces habitudes en les imitant. Mais les bourgeois ne se laissent guère émouvoir par ces cris et par ces gestes; l'esclave a beaucoup de mal à se frayer son chemin. Acanthion, du Mercator, s'en plaint vivement. Il paraît que l'esclave de Luscius avait eu affaire à une foule moins récalcitrante,qui s'était complaisamment écartée pour le laisser passer. C'est la complaisance de cette foule que Térence reproche à Luscius. Mais, si le Mercure et l 'Acanthion de Plaute, si un autre personnage du même poète, le parasite Charançon, crient, s'indignent, menacent en arrivant sur la scène, ce n'est pas que leur course y rencontre des obstacles ; seulement, ils viennent d'en rencontrer sur les places, dans les rues, partout sur le chemin qui les a amenés. Ils se sont échauffés dans la lutte, et leur agitation n'est pas encore calmée, quoique la lutte soit finie.
Sur la scène la foule n' obéit ni ne résiste à leurs injonctions, par cette bonne raison qu'il n'y a pas de foule sur la scène. Ce n était pas non plus sur la scène que l'esclave de Luscius traversait les rangs des citoyens, obligeamment ouverts devant lui; c était hors de la scène. Le fait incriminé par Térence ne s'était pas accompli sous les yeux des spectateurs ; ils l'avaient appris par un récit, de l'esclave sans doute. La situation est facile à reconstituer par conjecture, l'esclave avait une communication importante à faire à son maître, comme le Davus de l'Andrienne. Ne le trouvant pas à la maison, il a couru le chercher dans la ville, sur la place publique. Là, d'un endroit élevé où il était monté, il l'a distingué au milieu de la foule. Alors il s'est précipité vers lui en demandant place, et, les citoyens ayant obéi sans se faire prier, il est arrivé jusqu'à son maître. Voilà comment les choses ont pu se passer dans la pièce de Luscius.
On le voit, il suffit d'admettre qu'il y avait ici récit, et non tableau, pour que tout s'éclaircisse. D'ailleurs, si Térence a mis le parfait decesse et non le présent « decedere », n'est-ce pas la preuve que l'action, le passage de l'esclave à travers les rangs des citoyens, était déjà accomplie quand, dans la pièce, elle venait à la connaissance du public ? En deux autres endroits des prologues, où Térence relève également des bévues de son adversaire, il emploie l'infinitif présent dans des phrases de construction tout à fait semblable. C'est que dans ces deux cas, l'action se passait sous les yeux du public, il en avait connaissance au moment où elle se produisait. Elle était présente, et, dans l'autre cas, passée. La faute commise par Luscius était-elle si énorme, qu'il méritât pour cela d'être traité d'insensé ? Traducteur fidèle, il n'avait sans doute fait ici, comme dans le procès du Trésor, que copier son original. A sa place, Térence aurait peut-être songé à corriger ce détail, dans la crainte de choquer les idées reçues du public romain. Luscius n'y songea pas. Mais sa faute, si faute il y a, avait de bonnes excuses. A Rome, la foule des citoyens ne s'écartait pas devant un esclave : elle réservait de telles marques de déférence pour les magistrats précédés de leurs appariteurs ; cela est vrai : mais la pièce ne se passe pas à Rome ; elle se passe en Grèce, ou plutôt dans un monde étrange où la convention tient une large place. Est-ce qu'à Rome les esclaves sont plus intelligents et plus sages que leurs maîtres, les mènent à leur guise, passent leur temps à protéger les plaisirs des jeunes et à vider la bourse des vieux? Non, et voilà pourant ce que le public romain supporte constamment sur la scène. Qu'est-ce donc que le manquement de Luscius aux bienséances, quand on le compare à ce manquement perpétuel, énorme? Au fond, Térence ne jugeait certainement pas que le cas fût pendable ; mais du moment qu'il croyait pouvoir faire quelque tort à son adversaire, il n'hésita pas à lancer le reproche. Il avait sans doute des raisons de le croire. Il connaissait les opinions absolues, les préjugés des citoyens romains en matière de décorum. A la représentation, le passage incriminé avait probablement soulevé des protestations : car le vulgaire, insensible à des énormités comme celle dont nous parlions tout à l'heure, est souvent choqué par un détail insignifiant. Térence en avait pris bonne note, et à la première occasion il réveilla le souvenir récent de ce mécontentement. Si les choses se sont ainsi passées, s'il n'a eu qu'à raviver une mauvaise impression déjà manifestée, il s'est trouvé ici contre son adversaire dans une position plus avantageuse qu'à propos de l'affaire du Trésor : car il est infiniment probable que le vice de procédure signalé par Térence ne fut point aperçu des spectateurs à la représentation, l'intérêt de l'action, à ce moment de la pièce, ayant endormi leur formalisme. Mais parce qu'il s'agissait de toute une scène importante, Térence put faire fond sur la mémoire de ses spectateurs et provoquer après coup leur désapprobation ; résultat qu'il aurait difficilement obtenu, s'il se fût agi d'un simple détail, comme ici, d'un détail passé d'abord inaperçu, tout à fait oublié depuis. Nouvelle et dernière attaque contre Luscius dans le prologue du Phormion. Si notre poète, fait dire Térence à son Prologus, est accusé par son rival de ne composer que des pièces de ton fluet et de style faible, c'est parce que dans une pièce de Luscius récemment jouée, il y avait donc une scène d'hallucination : un jeune homme, réduit au désespoir par des chagrins d'amour, croyait voir, dans un accès de délire, sa bien-aimée sous la figure d'une biche poursuivie par des chiens ; il croyait entendre ses gémissements, ses appels au secours. Ce que Térence reproche à cette scène, le contexte l'indique clairement : d'après lui, des tableaux de ce genre ne sont pas à leur place dans la comédie, ils appartiennent à la tragédie ; Luscius a confondu les genres, il a donné une preuve de mauvais goût, il a fait une extravagance. Pour sa justification, Luscius aurait pu produire de sérieuses autorités ; d'abord, celle du poète grec dont il avait traduit l'oeuvre en question : car il est bien improbable que Luscius ait dérogé ici à ses habitudes de traduction exacte et ajouté cette scène à l'original ; le poète grec était donc atteint avec lui par le reproche de mauvais goût et d'extravagance, c'est-à-dire que Luscius se trouvait dans la même situation qu'à propos des deux critiques dont nous venons de parler. Si on lui objectait qu'il aurait dû corriger l'erreur du modèle grec, il était en mesure de se défendre par l'exemple des anciens, l'argument dont Térence fait si volontiers usage. En effet, il y a dans le Marchand de Plaute une scène d'hallucination non moins passionnée que celle-ci. Charinus, privé de sa maîtresse, se dispose à partir pour l'exil. Le voilà équipé : chlamyde, ceinture, épée, fiole d'huile. Il monte sur un char imaginaire, il prend les rênes, il arrive à Chypre, il en repart, il est maintenant à Chalcis. Là, on lui assure que sa maîtresse est à Athènes, et le voici de retour dans cette ville, dans sa patrie, saluant son ami Eutychès, s'informant de ses parents, comme après une longue absence. Enfin, Luscius avait pour sa défense la meilleure des raisons : le succès de sa pièce ; car Térence est bien forcé d'avouer qu'elle a réussi et, pour la scène en question, il n'insinue pas qu'elle ait déplu au public : donc le public avait accepté sans murmure le tableau de l'hallucination.
Il est vrai que Térence attribue le succès au jeu des acteurs plutôt qu'au talent du poète. Mais ce sont là affirmations perfides de confrère jaloux, qui n'inspirent aucune confiance. D'ailleurs, était-ce bien Térence qui devait reprocher à Luscius de ne devoir ses succès qu'au mérite des histrions, lui qui eut tant besoin d'Ambivius ? Nous ne savons pas ce que serait devenu l'Heautontimorumenos sans la recommandation et le jeu d'Ambivius ; nous savons quel eût été sans le vaillant acteur le destin de l'Hécyre. Mais du moins on peut dire en faveur de Térence qu'en faisant à Luscius ce reproche d'extravagance, il était de bonne foi : son penchant naturel ne le portait pas vers ce genre de scènes violentes ; elles lui déplaisaient ; le désespoir d'amour lui semblait un motif insuffisant pour expliquer l'hallucination ; il croyait que l'hallucination elle-même était un procédé dramatique réservé à la tragédie ; tout cela était probable. N'avait-il pas raison? Il est incontestable que de tels moyens conviennent mieux à la tragédie qu'à la comédie : ils excitent la terreur et la pitié plus aisément que le rire. Cependant, on ne saurait aller jusqu'à les exclure absolument de la comédie : parfois ils n'y sont pas déplacés, pourvu que l'auteur sache les employer en poète comique, comme l'avait fait Plaute dans la scène du Marchand, c'est-à-dire pourvu qu'il mêle aux transports de la passion en délire un grain de bouffonnerie. N'est-il pas permis de croire que le poète grec original, et partant Luscius, l'avaient fait ?
En somme, de toutes les accusations une seule est sérieuse, celle qui nous représente Luscius comme un mauvais écrivain. Aussi est-ce celle-là que Térence a formulée d'abord, dès qu'il a commencé les représailles. Ce trait une fois lancé, il s'est trouvé sans armes solides pour l'attaque, et alors il a fait flèche de tout bois. Pour nous, spectateurs impartiaux de la lutte, ce qu'il y a de frappant dans l'offensive de Térence, c'est, avec la faiblesse des coups portés, la disproportion entre les menaces et les effets. Les menaces apparaissent dès le premier prologue :
« Dehinc ut quiescant porro moneo et desinant
Maledicere, malefacta ne noscant sua, »

Les représailles par lesquelles débute le prologue de l'Eunuque peuvent passer pour une réalisation suffisamment sérieuse de cette promesse. Mais à partir de ce moment Térence promet beaucoup et ne tient guère. il ne relève au prologue de l'Heautontimorumenos que l'incidet du « servus currens. » On est en droit de trouver que c'est peu, et que Térence ménage trop sa prétendue réserve de griefs. Mais, il en dira plus long une autre fois, afïirme-t-il : or, qui s'attendrait à voir enfin dans le prologue du Phormion Térence accablant son ennemi d'une grêle de coups, serait vivement déçu : une seule attaque encore et fort peu meurtrière. A partir de ce prologue les représailles cessent.
Notre poète n'avait qu'un reproche grave à faire à son rival. Il n'en put tirer à peu près aucun parti à cause de l'ignorance du public. Cette ignorance gêna beaucoup moins Luscius dans ses attaques : les griefs de plagiat et de collaboration clandestine étaient à la portée de tous les spectateurs ; quant à la contamination, le mot leur faisait comprendre la gravité de la chose ; le défaut même que Luscius critiquait dans le ton et le style des comédies de Térence, était de telle nature, qu'ils pouvaient sentir, au moins vaguement, la justesse de la critique. A ce point de vue, Luscius avait donc un grand avantage sur un adversaire paralysé dans ses attaques, paralysé aussi le plus souvent, nous l'avons vu, dans ses parades. L'offensive de Térence ne dut pas l'émouvoir beaucoup : il n'avait rien à craindre pour les pièces attaquées en particulier ; elles avaient été jouées, elles avaient plu, leur destinée était accomplie. Arrivé presque au terme de sa carrière, l'atteinte, forcément faible, que les critiques d'un débutant pouvaient porter à sa considération, ne l'inquiétait pas beaucoup. Par la faiblesse de ses attaques, évidente pour tout esprit cultivé, Térence, qui s'était flatté de lui paraître plus redoutable en quittant la défensive, s'amoindrissait au contraire à ses yeux. Dans ces conditions, les représailles de Térence étaient impuissantes à faire cesser la persécution de Luscius. Bien plus, en irritant sa haine, elles l'excitaient à la continuer.
L'étude de cette polémique laisse une impression attristante. C'est une guerre déloyale que se font les deux adversaires, ayant mis de côté tout scrupule de délicatesse, toute bonne foi. Nul souci de la vérité : tout en vue du succès. Aucune répugnance à se servir des moyens les plus méprisables : le mensonge et la calomnie. Cependant entre les denx rivaux notre sympathie n'hésite pas ; elle ne saurait se porter sur le vieillard jaloux et venimeux qui s'efforça de barrer le chemin à un jeune homme de talent. Elle va toute vers Térence, malgré les fautes où il se laisse entraîner, parce que le bon droit est avec lui. S'il est venu sur ce champ de bataille où il ne se conduit pas toujours loyalement, c'est qu'on l'y a provoqué ; il ne demandait qu'à vivre en paix. Il a presque toujours raison contre son accusateur ; c'est pourquoi nous l'excusons de n'avoir pas toujours plaidé sa cause avec une franchise qui aurait pu la lui faire perdre devant des juges ignorants. Quand il attaque à son tour, c'est avec perfidie : mais nous sommes indulgents à cette perfidie, parce qu'elle s'exerce contre un homme qui a fait le plus de mal possible à un innocent et lui a donné le mauvais exemple. N'importe : si la gloire poétique de Térence sort pour nous à peu près intacte de cette polémique, il n'en est pas ainsi de son caractère.

CHAPITRE QUATRIEME

L'ART ORATOIRE DANS LES PROLOGUES DE TÉRENCE

Ce que nous avons étudié jusqu'ici dans les prologues de Térence, c'est d'abord l'introduction du drame, introduction d'un genre si original, ensuite la source abondante de renseignements sur la carrière, le caractère et le talent du poète. Nous ne les avons pas encore considérés en eux-mêmes, au point de vue de leur valeur littéraire. Leurs rapports avec le drame nettement définis, leur matière examinée en détail, il convient donc maintenant d'y chercher l'art, l'art oratoire; car ce sont, nous l'avons déjà dit, de véritables plaidoyers. Comme un accusé, au sens juridique du mot, se défend devant les juges compétents par l'organe d'un avocat, Térence, qui se trouvait sous le coup de griefs dont l'appréciation ressortissait au public, chargea le personnage du prologue de plaider sa cause devant ce tribunal. Il a fait lui-même de fréquentes allusions à cette analogie de situation, par l'emploi de termes techniques empruntés au langage judiciaire : il a appelé le prologue « oratio », le personnage, « orator, actor », ses ennemis, « adversarii », la question en débat, « causa », le public, « judices », la décision du public, « judicium », etc. Si les prologues sont des plaidoyers, il faut en faire l'étude littéraire suivant la méthode classique de l'analyse oratoire, c'est-à-dire qu'il faut y étudier successivement l'invention, la disposition et le style.
Voilà certes un aspect intéressant du talent de Térence, et trop peu connu; car ce talent on le cherche plus volontiers, comme il est bien naturel, dans les pièces que dans les prologues ; le poète dramatique absorbe toute l'attention au préjudice de l'orateur. Nous allons rendre à celui-ci l'hommage qu'il mérite et que les historiens de l'éloquence romaine ne songent pas à lui décerner.

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Pour atteindre son but, qui est le gain de sa cause, l'avocat, d'après les auteurs de traités de rhétorique, peut produire et combiner trois effets : convaincre les juges, gagner leur sympathie, émouvoir leurs passions. Les deux premiers sont de mise dans toutes les affaires; mais le troisième, le pathétique, ne convient qu'à celles qui ont assez d'importance pour passionner les juges; l'essayer dans une cause qui n'a point ce caractère, c'est non seulement perdre sa peine, mais encore courir le risque du ridicule. Un premier mérite de Térence est d'avoir compris que, dans le procès de ses comédies, il ne devait pas y avoir recours. L'intérêt capital qu'il attachait à leur succès ne l'a pas aveuglé : il a senti que pour le public romain l'affaire n'avait qu'une importance minime. Aussi, sans tenter de faire jouer les grands ressorts des passions, a-t-il employé tous les efforts de son invention à chercher les moyens de prouver la bonté de sa cause et de se concilier le coeur des juges. Les arguments que Térence apporta pour sa défense dans les diverses phases du procès, nous les avons déjà discutés en détail. Il n'y a place ici que pour quelques considérations générales sur l'habileté de son argumentation.
Sauf dans un cas, le poète eut toujours pour lui la conviction que sa cause était juste et la force que donne cette conviction. Il ne lui eût pas été difficile de la faire partager à un tribunal de lettrés impartiaux. Malheureusement pour lui, la grande majorité des juges devant lesquels il dut plaider, n'étaient pas des lettrés, tant s'en faut. Il lui fallut traiter des questions qui étaient presque toutes de nature purement artistique, avec des auditeurs absolument étrangers, pour la plupart, aux choses de l'art. Situation épineuse, s'il en fut, dont les embarras étaient encore aggravés par cette circonstance que les spectateurs, venus au théâtre pour s'y amuser, pour y voir la comédie, ne devaient évidemment pas être disposés à prêter une oreille bien attentive aux discussions préliminaires, peu intéressantes pour eux, qui retardaient le moment de leur plaisir. Térence avait donc contre lui un double désavantage, auquel n'étaient pas exposés à Rome les plaideurs ordinaires ; car les juges appelés à connaître d'une affaire avaient en général la compétence voulue et, quand ils se rendaient au tribunal, ils savaient bien d'avance qu'ils allaient, non à un divertissement, mais à une occupation sérieuse. Dans les conditions défavorables où il se trouva, Térence dut ne faire valoir que des preuves ayant ces deux caractères : être facilement intelligibles pour des esprits grossiers, pouvoir se formuler en quelques mots sans rien perdre de leur efficacité. Il fut ainsi obligé souvent de renoncer à ses meilleures raisons et, dans les cas où il ne vit aucun bon argument à la portée du public, d'appeler à son aide, pour n'avoir pas l'air de passer condamnation, le sophisme et le mensonge.
En deux occasions seulement, l'invention des preuves fut toute simple pour lui, parce qu'il n'eut alors qu'à dire la vérité sans artifice oratoire. Au début du prologue de l'Enuque, il répondit à qui l'accusait de médisance par l'excuse de légitime défense, raison excellente en soi, facile à exprimer brièvement, et dont l'instinct de la conservation fait tout de suite sentir la justesse aux plus ignorants ; dans le prologue des Adelphes, il démontra la fausseté du grief de plagiat par une preuve de fait : Plaute n'avait pas traduit la scène qu'on lui reprochait d'avoir volée à Plaute ; il suffisait d'avoir du bon sens pour saisir la démonstration qui était l'évidence même. Partout ailleurs, l'invention des preuves exigea de sa part plus d'efforts et d'habileté.
Contre le grief de contamination, il avait un sérieux moyen de défense, qui se présenta naturellement le premier à sa pensée : l'opération incriminée, loin d'altérer en rien la valeur du modèle, l'enrichissait de qualités nouvelles ; mais une pareille apologie eût été trop longue et trop technique ; il l'écarta pour en produire une autre beaucoup moins solide : il se prévalut de l'exemple des anciens, argument plus accessible et absolument concluant pour des esprits romains. Ce n'était encore là que de l'habileté ; voici maintenant le sophisme et le mensonge. Térence est accusé d'avoir pillé pour son Eunuque le Colax de Névius et de Plaute ; il commence par nier le fait : c'est au Colax de Ménandre qu'il a directement puisé. Cet argument, si les spectateurs admettent la véracité du poète, détruit le grief principal de plagiat ; mais il reste l'accusation subsidiaire d'avoir voulu donner au public du vieux pour du neuf. La bonne et sincère réfutation serait celle-ci : d'un original grec déjà exploité on peut encore tirer, avec du talent, quelque chose d'intéressant, quelque chose de meilleur que la première copie ; donc la conduite du poète n'est pas blâmable. Mais le raisonnement est trop compliqué pour le public romain. Il faut chercher plus simple : de là un mensonge, la prétendue « imprudentia » de Térence qui ignorait, dit-il, l'existence du Colax latin ; de là encore un sophisme, le droit incontestable d'user de personnages déjà vus sur la scène romaine, invoqué à tort ici ; mauvaises raisons en soi, mais bonnes au point de vue oratoire, parce qu'elles étaient de nature à persuader les auditeurs naïfs et distraits du prologue, surtout appuyées qu'elles sont d'un habile argument déjà employé ailleurs, l'exemple des anciens.
Térence est accusé d'infécondité relativement à ses prologues : il n'aurait pu, dit-on, en écrire un seul, s'il n'avait eu quelqu'un de qui médire. Il devrait, pour se justifier, faire connaître et son projet primitif de suppression du prologue et les raisons de cette détermination que les attaques de Luscius l'ont empêché de suivre. Mais qui l'écouterait, qui le comprendrait ? Il élude adroitement le reproche principal de stérilité et il repousse le reproche accessoire de médisance par l'excuse, déjà donnée ailleurs, de légitime défense. Térence est accusé d'avoir des collaborateurs clandestins. L'accusation serait anéantie, s'il prouvait à ses auditeurs qu'il est bien plus capable de composer des comédies que les personnages désignés par les mauvaises langues comme ses auxiliaires. Mais le moyen de prouver cela aux spectateurs romains ? Ici Térence cherche vainement d'abord, à défaut de bonne raison, une raison spécieuse, et, comme l'accusation ne lui est pas à tous égards préjudiciable, il prend le parti de s'en remettre à la décision des juges, sans plaider ; c'est un subterfuge. L'accusation s'étant reproduite, il trouve cette fois pour la repousser, ou mieux pour l'éluder, un sophisme : les bruits qui courent à ce sujet lui font honneur, dit-il ; les amis qui passent pour lui rendre service dans la composition de ses pièces rendent service à tous dans toute sorte de circonstance et sont aimés de tous. Reste l'accusation fondée, celle qui a trait au ton et au style des comédies : contre celle-là il n'y avait pas de bonnes raisons ; ce ne fut pas l'ignorance du public qui gêna le poète : ce fut la vérité. Ne trouvant pas même une réponse spécieuse, il imagina de se dégager par une attaque : il détourna habilement du défaut qu'on lui reprochait l'attention des spectateurs, pour la porter sur le défaut contraire, reproché par lui à son accusateur. En nous plaçant au point de vue moral, nous avons dû juger sévèrement l'habileté de Térence à se disculper ; mais au point de vue oratoire, qui nous occupe seul maintenant, il faut y reconnaître un mérite, la marque d'un esprit fécond en ressources. Cette qualité, frappante dans l'invention des preuves, se révèle encore mieux dans l'invention de ce que les rhéteurs appellent les moeurs. Gagner l'estime et la sympathie de ses juges est une chose très importante pour tout accusé ; ce qui la rendait plus importante pour Térence, c'est qu'il ne pouvait essayer d'émouvoir leurs passions en sa faveur : n'ayant pas le moyen de les entraîner violemment vers lui, il devait mettre tous ses soins à les attirer doucement ; et, en effet, il n'a rien négligé pour cela. D'abord il s'est très adroitement servi dans ce but des avantages que lui assurait sa situation d'attaqué. La bienveillance instinctive de la foule n'est pas pour l'agresseur : il l'a bien senti et il a fait valoir à mainte reprise son droit de légitime défense. Ses prologues ne sont pas amusants ; il impose au public qui est venu voir une comédie divertissante, l'ennui d'un plaidoyer : mais ce n'est pas sa faute ; il est juste de s'en prendre au vieux poète dont les calomnies l'ont mis dans la nécessité de se défendre. On l'accuse d'être médisant : il ne l'a été que par force ; son rival a voulu lui fermer la car rière dramatique, lui ôter son gagne-pain, le réduire à la misère et à la faim ; il n'a fait que répondre à ces provocations : au fond nul n'est plus doux, plus pacifique, plus désireux de ne blesser personne. Ce n'est pas seulement son droit de légitime défense qu'il exploite pour se rendre sympathique, c'est aussi la modération avec laquelle il use de ce droit. Nous savons, nous autres, pourquoi il n'a pas pris plus souvent et plus longuement l'offensive : non seulement il n'a pas fait grâce à son adversaire d'un seul reproche mérité, mais encore il a eu recours aux accusations fausses et déloyales ; si ses attaques ne sont pas plus fréquentes et plus terribles, c'est donc impuissance et non magnanimité. Et cependant c'est en adversaire magnanime qu'il se pose devant les spectateurs.
Dès son premier prologue, il insinue que son rival a commis des méfaits, qu'il pourrait les lui reprocher publiquement ; mais il ne le fera que si les hostilités continuent, si l'on pousse à bout sa patience. Elles continuèrent en effet. Dans le prologue de l'Eunuque, il se résout donc à frapper : mais il ménage, à l'en croire, son ennemi ; loin de se montrer impitoyable, il retient ses coups ; il en aurait bien long à dire, il en dit peu et fait grâce pour le moment du reste : il ne se départira de cette modération dans l'attaque que si Luscius persiste à le calomnier. Luscius persista. Et pourtant, dans le prologue de l'Heautontimorumenos, Térence se contient encore : il ne décoche qu'un trait au vieux poète ; une fois de plus les grandes représailles sont retardées : elles n'auront lieu que si Luscius ne change pas de conduite. Quelle mansuétude et quelle générosité ! Comment ne pas estimer un homme qui, provoqué, attaqué avec tant d'acharnement, garde une attitude pareille à l'égard de son agresseur ?
Un autre trait de modération affectée, dans l'usage du droit de légitime défense, c'est le silence constamment observé sur le nom de l'adversaire. Les Athéniens acceptaient volontiers les personnalités au théâtre : Aristophane ne se gène pas pour nommer en toutes lettres plusieurs de ses contemporains, et il va même jusqu'à leur donner un rôle dans ses comédies. A Rome les habitudes étaient tout autres. De bonne heure fut réprimée la licence de la poésie fescennine : les lois des Douze Tables punissaient du bâton, d'après Horacel, de mort, d'après Cicéron, quiconque portait atteinte par des vers injurieux à la bonne renommée d'un citoyen. Quand Térence écrivit ses prologues, Lucilius n'avait pas encore donné par ses satires, qui d'ailleurs n'eurent pas la même publicité, un exemple de désobéissance à ces lois. Névius, qui avait tenté de s'en affranchir dans ses comédies, avait payé cher sa hardiesse. Sans doute le cas de Térence, nommant Luscius, n'eût pas été criminel au même point. Mais certainement les spectateurs lui surent gré de l'attaquer sans crier son nom du haut de la scène ; cette preuve de réserve fut un titre sérieux à leur estime. D'ailleurs Luscius ne gagna absolument rien à ces ménagements apparents : on ne lui faisait pas l'honneur de l'appeler par son nom, on le qualifiait avec dédain de « malivolus
vetus poeta.
» L'absence du nom propre n'atténua l'efficacité des prologues ni dans la défensive, ni dans l'offensive.
D'abord, en effet, on peut supposer que le rival de Térence était le seul vieux poète comique de ce temps-là. Ensuite, parmi les spectateurs, les uns arrivaient au théâtre sans avoir entendu dire du mal de la comédie qui allait se jouer : ce n'était pas à ceux-là que Térence présentait sa défense ; d'autres connaissaient les bruits malveillants, mais en ignoraient l'origine : il leur importait uniquement que Térence se justifiât par de bonnes raisons ; d'autres enfin savaient fort bien d'où partaient les critiques et n'avaient par conséquent nul besoin que Prologus en nommât l'auteur. Une désignation vague fut donc suffisante tant que Térence resta sur la défensive ; dès qu'il prit l'offensive, il fut tenu de préciser davantage; il sentit que ses traits n'auraient toute leur force que si tous les spectateurs voyaient qui ils atteignaient. Mais il sut se dispenser, même alors, de nommer Luscius. Dans le prologue de l'Eunuque, il n'eut pour le faire reconnattre de tous qu'à citer le titre de sa dernière pièce jouée.
Dans le prologue de l'Heautontimorumenos, il fit allusion à un incident bizarre d'une comédie également assez récente pour que la plupart des spectateurs n'eussent pas oublié le nom de l'auteur. D'ailleurs, un grand nombre de ceux qui écoutèrent ce prologue avaient écouté aussi le prologue de l'Eunuque et pouvaient se rappeler le nom du rival deTérence; d'une façon générale, plus la polémique se prolongeait, plus le nombre des personnes au courant de ce nom augmentait; si bien que, dans le prologue du Phormion, Térence n'eut besoin de citer ni le titre ni un incident d'une oeuvre récente et put, sûr de parler devant des gens bien informés, critiquer chez Luscius une faute déjà ancienne. Il s'arrangea donc toujours de manière à ce que tout le monde, ou à peu près, sût de qui il s'agissait, sans qu'il eût lui-même à sortir de sa malicieuse réserve. Si Térence fait parade de sa modération et de sa discrétion vis-à-vis de son adversaire, il tient beaucoup également à ne pas être soupçonné par le public d'avoir peur : il veut que l'on voie dans cette conduite un signe de force et non de faiblesse. Il sait que les poltrons et ceux qui ont l'air de trop se défier d'eux-mêmes ne sont pas sympathiques à la foule. Aussi se montre-t-il plein d'assurance en face de son ennemi, plein de confiance en la valeur de ses propres oeuvres. Cette assurance se reconnaît au ton toujours ferme des réponses, au ton menaçant des attaques. Cette confiance, sensible partout à la façon simple et calme dont le poète s'en remet à la décision du public, éclate dans le premier prologue de l'Hécyre, où il affirme, au risque de passer pour cupide, qu'il a retardé la reprise de la pièce malheureuse afin de la revendre, donnant ainsi à entendre que l'insuccès d'autrefois n'a pas modifié la bonne opinion qu'il avait de cette oeuvre.
Térence cherche aussi des titres à la sympathie des spectateurs dans les sentiments qu'il professe à leur égard. Il déclare dès le commencement de son premier prologue que, du jour où il s'est mis en tète d'écrire pour la scène, son unique préoccupation a été de faire plaisir au public, de mériter ses suffrages. Sa reconnaissance n'est pas moindre que son dévouement : après l'échec de l'Hécyre est venu le succès de l'Heautontimorumenos ; il en fait hommage à la bonté et à l'impartialité du public, non moins qu'au talent des acteurs Il affecte, pour les juges qui vont avoir à se prononcer sur le sort de ses pièces, la plus haute considération : leur grossièreté fut la cause du double échec de l'Hécyre ; il n'a garde de la leur reprocher ; c'est la mauvaise chance seule qu'il accuse; c'est à l'intelligence, à l'autorité du public qu'il fait appel pour réparer les injustices du sort. N'est-ce pas d'ailleurs, d'une façon générale, flatter les spectateurs, laisser voir clairement combien on apprécie leurs lumières, que de les prendre pour juges dans ces débats littéraires ? Les gens du vulgaire sont loin d'en vouloir à qui leur reconnaît une compétence qu'ils n'ont pas, à qui les fait arbitres d'une question qu'ils ignorent. Enfin, autant le ton que prend Térence à l'égard de ses adversaires est assuré, hautain, autant les prières qu'il adresse au public sont empreintes de modestie et de respect. Et ce qui dut donner à cette habile attitude toute son efficacité, c'est l'air de sincérité dont il exprime ces sentiments, sans affectation, sans excès : point de grosses flatteries, point de pompeux éloges, point de plates sollicitations; juste ce qu'il faut pour que le charme agisse, pour que l'auditeur soit attiré comme à son insu.
Notre énumération n'a pas encore épuisé la série des moyens que Térence trouve dans sa propre personne pour se concilier la bienveillance du public. Il fait valoir son attachement aux procédés des anciens poètes ; c'est une conformité de goût avec la plupart des spectateurs, qui aiment et respectent tout ce qui est ancien. Il insinue discrètement qu'un auteur comme lui, capable d'écrire des pièces sans défauts, rend service au public et mérite quelque reconnaissance, que l'avantage du public est de protéger les jeunes poètes d'avenir, de ne pas laisser une coterie accaparer la scène ; ce qui revient à établir adroitement une sorte de solidarité entre ses intérêts et ceux de ses juges, Enfin, il se pare de l'amitié que lui témoignent de grands personnages aimés par tous, utiles à tous : il exploite en sa faveur la considération et l'affection universelles dont jouissent ses protecteurs.
Térence ne pouvait guère se recommander par la personne de son avocat ordinaire : car Prologus n'avait aucun prestige, aucune autorité, n'était qu'un instrument docile, un porte-voix. Mais avec l'avocat extraordinaire Ambivius, il en fut tout autrement. En lui confiant la mission de plaider sa cause, Térence s'ouvrit une riche source de recommandations dont il tira le plus habile parti. Ambivius, nous l'avons déjà dit, mit dans la balance tous ses titres à la faveur du public : une longue et laborieuse carrière, consacrée à lui procurer de l'amusement, avec la préoccupation constante de lui être agréable et non de s'enrichir. Fort de ses mérites, il put parler de ses intérêts et montrer qu'ils étaient liés au succès des pièces pour lesquelles il plaida : l'Heautontimorumenos, pièce calme, lui ménageait une bonne occasion, dont il ne fallait pas le priver, de jouer sans subir la lourde fatigue de la plupart des représentations; l'Hécyre, injustement repoussée d'abord, si elle était enfin applaudie comme elle le méritait, encouragerait les poètes à écrire pour le théâtre, et Ambivius pourrait, en montant fréquemment des pièces nouvelles, réaliser un honnête gain. Il mit aussi en avant sa compétence incontestée en matière de comédie : s'il garantissait la valeur de l'Hécyre, lui, vieux connaisseur, c'est que l'Hécyre était bonne ; ce n'était pas la première fois qu'il soutenait à bon droit une oeuvre injustement traitée dès son apparition : l'exemple des premières comédies de Cécilius attestait la sûreté de son jugement. Pour se rendre sympathique, Térence s'applique enfin à rendre son adversaire antipathique. Il fait tout son possible pour l'amoindrir aux yeux du public, tant au point de vue moral qu'au point de vue intellectuel. L'envie, tel est, d'après Térence, le trait dominant de son caractère : il est constamment appelé dans les prologues, ainsi que ceux de sa coterie. Susceptible à l'excès, blessé par quelques mots vifs que Térence, attaqué, s'est permis de lui décocher, il ne ménage guère pourtant la susceptibilité d'autrui et, devant les acteurs, devant les magistrats, il traite brutalement son jeune rival de voleur. A sa vile besogne de colporteur de calomnies il s'acharne avec une rage que l'insuccès ne fait qu'exaspérer jalousie, brutalité, acharnement, voilà en abondance de quoi rendre l'homme méprisable et odieux. Térence n'épargne pas davantage le poète : c'est un ignorant qui veut faire le fin connaisseur en matière dramatique et n'y entend rien ; son exactitude est dédaigneusement qualifiée d'obscure ; il ne sait pas écrire ; il commet les plus lourdes sottises et en grand nombre, violant les règles les plus élémentaires de la procédure, violant les bienséances
, violant le bon sens : c'est un fou. Défauts de caractère, défauts d'esprit, Térence ne néglige rien pour s'en faire une sorte de repoussoir. En somme, dans l'invention des prologues, parmi tant d'excellentes idées, à peine peut-on relever une ou deux fautes. La hardiesse de Térence dans le passage' où, pour donner une preuve frappante de la bonne opinion qu'il a de l'Hécyre, malgré son premier malheur, le poète ne craint pas de se montrer intéressé, âpre au gain, sera peut-être considérée par quelques-uns comme téméraire et traitée d'imprudence. Une véritable maladresse, c'est l'explication que Térence prétend donner du succès d'une pièce de Luscius, en l'attribuant aux acteurs bien plus qu'au poète : n'est-il pas obligé de reconnaître, à la fin du prologue même où il donne cette explication, n'a-t-il pas reconnu ailleurs, que le talent des interprètes n'est pas, pour lui non plus, un appoint à dédaigner ? Mais en dehors de ces deux endroits, toutes les idées des prologues, très propres à recommander la personne et la cause de Térence, sont d'une irréprochable invention.

II

Le sujet creusé à fond et toute la matière trouvée, l'avocat doit faire le plan de son plaidoyer et y distribuer ses idées de façon à leur donner le plus de valeur possible par la disposition. Il est guidé dans ce travail et par les principes généraux de la composition oratoire et par les exigences particulières de sa cause. Apercevoir nettement ces exigences et en tenir habilement compte, voilà surtout en quoi consiste, dans la disposition, l'art de l'orateur. Il n'est pas plus difficile à qui connaît les éléments de la rhétorique de faire un plan de discours, que de faire un plan de bataille à qui connaît les éléments de la tactique et de la stratégie ; le difficile et l'essentiel, c'est de faire un plan qui ne soit point banal, qui révèle la science de la théorie et à la fois l'intelligence des circonstances. Voyons si notre poète a eu ce talent.
S'il peut arriver que l'exorde soit inutile dans un plaidoyer, ce n'était évidemment pas le cas pour le prologue de l'Andrienne. Au moment où les spectateurs virent paraître Prologus, ils s'attendaient de sa part à un amusant récit de l'argumentum : il fallut donc tout d'abord prévenir leur surprise et leur mécontentement, en motivant la transformation du prologue. L'exorde était indispensable, et le contenu de l'exorde s'imposait. Le poète y expose que les attaques de son adversaire sont venues le troubler dans la préoccupation, où il était absorbé, de faire des pièces agréables au public, et l'obligent à écrire des prologues-plaidoyers. Voilà le sujet du discours annoncé, et de plus, les auditeurs, concevant une opinion favorable de l'accusé, défavorable de l'accusateur, sont préparés à écouter le reste avec bienveillance : le but de l'exorde est ainsi pleinement atteint. Enfin l'entrée en matière se rattache de la façon la plus naturelle à la suite du discours : " On m'a mis dans la nécessité de me défendre, parce que l'on m'a attaqué". La narration ne pouvait viser ici à être très intéressante, puisqu'elle roule sur des choses littéraires, sur une question de rapports de deux pièces et de mélange des mêmes pièces.
Mais elle devait se faire écouter et comprendre par sa clarté et sa précision, elle devait aussi donner à l'auditeur une bonne idée du procédé incriminé. Térence y a très bien réussi. Il établit nettement trois points essentiels : que le mélange n'est pas hétéroclite, puisque les deux pièces ont une grande ressemblance; qu'il a sa raison d'être pourtant, puisqu'elles diffèrent à certains points de vue ; qu'il est, non confus, mais raisonné, puisque le poète n'a fait passer de l'original secondaire dans l'original principal que ce qui convenait à celui-ci.Comme conclusion de cet exposé, arrive la proposition, que les auditeurs sont maintenant en état de comprendre et qu'ils sont disposés à résoudre en faveur de l'accusé.
Les adversaires ont tort, puisque l'accusé n'a fait qu'imiter les anciens, auxquels on n'en a jamais voulu d'avoir employé ce procédé : telle est la réfutation du grief, facilement intelligible pour le public et concluante à ses yeux. Elle est appuyée d'une digression où les accusateurs sont maltraités et menacés de représailles : après les avoir confondus, Térence s'applique à les déconsidérer et à mettre en relief son assurance et sa modération. La péroraison accentue la bonne impression qu'il donne par là de lui-même : l'accusé a des prétentions très modestes : il demande seulement que le public prenne connaissance de la pièce incriminée et, d'après cet échantillon, le juge une fois pour toutes. Un caractère frappant de la disposition de ce prologue, c'est que les parties s'y succèdent justement dans l'ordre préconisé par ces rhéteurs grecs que Cicéron livre aux railleries d'Antoine dans le traité de l'Orateur : exorde, narration, proposition, confirmation, digression, péroraison. Cette concordance est-elle le fait du hasard ? Non, elle est voulue : Térence, nous insisterons bientôt sur ce point, avait sans doute suivi les leçons de quelque rhéteur grec. La première fois qu'il eut à écrire un plaidoyer, il utilisa ses connaissances en rhétorique et, naturellement, il conforma la disposition de son discours au type suivant lequel il avait composé à l'école du rhéteur ses exercices oratoires. Mais sous cette fidélité scrupuleuse d'écolier à peine émancipé, dont Térence saura s'affranchir dans la suite, perce déjà son indépendance, son habileté personnelle : on la reconnaît aux proportions relatives des parties dont l'étendue a été visiblement mesurée sur l'importance de chacune d'elles dans l'espèce, bien plus que sur leur importance théorique. Un rhéteur pointilleux trouverait l'exorde et la narration un peu longs, la confirmation beaucoup trop courte. Toutes ces irrégularités sont cependant faciles à justifier : Térence a donné du développement à l'exorde, parce que la déclaration qu'il contient est capitale, parce que ce n'est pas ici seulement l'exorde du prologue de l'Andrienne, c'est aussi l'exorde de tous les prologues à venir. S'il a insisté sur la narration, c'est qu'il avait d'autant plus intérêt à prévenir dès ce moment le public en faveur du fait incriminé, que la discussion de ce fait, à cause de l'incompétence des juges, ne pouvait pas être poussée à fond dans la confirmation. Et voilà juste le motif pour lequel il a abrégé cette dernière partie.
Sans être aussi essentiel que l'exorde du prologue de l'Andrienne, l'exorde du prologue de l'Eunuque est très important. Après la représentation del'Andrienne, le vieux poète, malmené par son jeune rival, avait poussé les hauts cris et s'était efforcé de faire à celui-ci un mauvais renom de médisance. Térence, comprenant tout le tort que lui causerait dans l'esprit des spectateurs ce bruit, s'il s'accréditait, proteste ici de ses intentions pacifiques et inoffensives : il n'a frappé que pour se défendre. L'utilité de cet exorde est double : il déblaie le terrain d'un obstacle dangereux, il prépare les auditeurs à écouter sans murmure les attaques auxquelles le poète, toujours dans le cas de légitime défense dont il vient de revendiquer les droits, va se livrer tout de suite. En effet, le dernier vers de l'exorde est lié, même grammaticalement, au premier vers d'une longue digression composée de critiques et de menaces contre Luscius, dont le but est de le déconsidérer comme poète et comme homme. Par une habile transition, Térence arrive ensuite à l'accusation lancée contre 1"Eunuque il l'introduit comme un cas particulier de la conduite malveillante de Luscius à son égard. Avec la même intention de déconsidérer son adversaire dont il fait ressortir la brutalité, il raconte la scène de la répétition et met ainsi ses auditeurs au courant de l'accusation. Le récit, dans sa vive précision, n'omet aucun détail intéressant : par exemple, la présence des magistrats, circonstance qui aggrave les torts de Luscius, du calomniateur, est soigneusement notée. La narration se termine par la proposition, que Térence met dans la bouche de l'accusateur lui-même. Térence est donc accusé par Luscius d'avoir pillé ses devanciers : il se disculpe de ce chef1 en affirmant qu'il a pris les personnages en question dans le Colax grec et qu'il ignorait l'existence du Colax latin. C'est la première partie de la réfutation ; il y en a une seconde. Car le grief de plagiat écarté, reste l'accusation subsidiaire d'avoir s'est bien gardé de la formuler dans la proposition ; il espère que, pour beaucoup de spectateurs, elle ne se dégagera pas nettement de la principale, et il estime qu'il serait naïf de les aider à l'apercevoir. Mais, d'un autre côté, beaucoup certainement l'ont distinguée, et, pour ceux-là, il la combat en établissant une habile confusion entre ce qu'il a fait et d'autres choses qu'on a évidemment le droit de faire, que les anciens ont faites bien des fois. Il a réservé ce dernier argument, le plus décisif, pour la fin, selon le précepte des rhéteurs. Nous sommes déjà sur la frontière de la péroraison : ici pas d'instantes prières, une simple invitation au silence, la confiance que donne la certitude d'un acquittement.
La disposition de ce prologue est moins classique, plus originale que celle du précédent. La moitié de la proposition n'est pas formulée, nous avons dit pourquoi, et, surtout, entre l'exorde et la narration, dans ce premier joint du discours, se place une digression. Pourquoi là plutôt qu'entre la confirmation et la péroraison, à l'endroit classique, comme dans le prologue de l'Andrienne ? C'est une hardiesse de tactique. Le grief que Térence doit repousser est grave ; les moyens de réfutation qu'il peut produire ne sont pas en somme bien solides. Il éprouve donc le besoin de chercher, avant d'en arrriver là, à dépouiller l'accusateur de toute autorité. Dans ce prologue encore, nous remarquons que l'étendue relative des parties est sagement proportionnée à leur importance actuelle. La digression et la confirmation se distinguent par leur longueur : c'est que Térence attachait un grand prix à l'effet de l'une ; quant à l'autre, il voulait dissimuler sous l'abondance de l'expression la pauvreté des arguments, il voulait parler beaucoup pour faire accroire au public qu'il avait beaucoup à dire.
Dans le prologue de l'Heautontimorumenos, l'exorde joue le même rôle que dans celui de l'Andrienne : il explique aux spectateurs une dérogation à l'usage, dont ils doivent être informés tout de suite : l'apparition imprévue du vieil Ambivius en Prologus. Mais il comprend une autre partie que l'on ne rencontre pas habituellement dans les prologues de Térence, la pronuntiatio tituli, présentée ici .avec une habileté que nous avons déjà fait ressortir. Il est ,donc doublement indispensable : il prévient la surprise légitime du public, il le munit des renseignements préliminaires. En ce qui concerne la position relative des deux parties de l'exorde, nous avons déjà dit pourquoi Térence avait placé l'annonce avant les explications d'Ambivius : il se hâtait de l'amener, parce qu'elle était déjà en retard sur son moment normal. De l'exorde à la confirmation, le passage se fait sans secousse : Ambivius est venu, dit-il, pour plaider la cause du poète, et il se met à la plaider. Il répond rapidement1 aux deux griefs de contamination et de collaboration : à l'un par une affirmation très énergique du droit de Térence, fondé sur de bons précédents ; à l'autre par un acte de confiance en l'appréciation du public. Dès ce moment commençe la péroraison, qui est bientôt interrompue par une digression contre la sottise de l'adversaire, puis elle reprend son cours ; dans la partie antérieure à la digression, Ambivius appelle la bienveillance des spectateurs sur les poètes qui leur procurent des pièces nouvelles irréprochables ; dans celle-ci, il réclame l'impartialité et le silence pour lui-même qui les mérite bien. On est vivement frappé d'abord de la longueur de cette péroraison, qui forme à elle seule, sans tenir compte de la digression qu'elle englobe, presque la moitié du prologue. Mais, à la réflexion, on trouve cette anomalie très naturelle : c'est précisément en vue de cette péroraison, pour mettre en avant les motifs de recommandation tirés de la personne d'Ambivius, que Térence a chargé le vieillard du rôle de Prologus, et il ne cherche pas à dissimuler, contrairement à la règle donnée par les rhéteurs et à son propre usage, que le plaidoyer a pour but de gagner la sympathie des juges bien plus que de les éclairer. On conçoit aussi la longueur de l'exorde : il a ici une importance considérable et il est augmenté de l'annonce. Par contre, la confirmation est très courte : il devait en être ainsi, puisque l'un des griefs, déjà exploité par l'accusateur, est repoussé par le même argument, et que l'accusé ne veut pas discuter l'autre. Irrégulier par les proportions anormales des parties, ce prologue l'est également par la situation de l'une d'elles, la digression, qui se trouve, non dans un joint du discours, mais au coeur de la péroraison, et par la suppression d'une autre, la narration. L'inutilité de celle-ci était évidente : les spectateurs savaient déjà ce qu'il fallait entendre par contaminer ; il n'y avait pas lieu de leur expliquer longuement ce que c'était qu'une collaboration.
Quant à la place de la digression, elle a été déterminée par le désir de ménager un contraste, tout à l'avantage de Térence, entre ce poète pour lequel Ambivius réclame la faveur du public, et cet autre poète, l'accusateur, pour lequel il ne la réclame pas. Le prologue du Phormion débute par la constatation de l'acharnement que Luscius met à poursuivre Térence de ses attaques. En comparant cet exorde à ceux des trois prologues précédents, on est frappé de son peu de relief et de sa concision : c'est un simple début plutôt qu'un exorde.
Térence, n'ayant aucune idée importante à placer en tète de son discours, n'avait qu'à aller droit au sujet. C'est ce qu'il a fait en rapportant, dès le quatrième vers, l'une de ces calomnies dont il vient de dire que son adversaire le harcèle. Il en rapportera tout à l'heure une seconde ; car dans ce prologue, comme dans celui de l'Heautontimorumenos et dans celui des Adelphes, la proposition et la confirmation sont doubles, La réponse au premier grief a ceci de remarquable qu'elle est une attaque, non une défense, suivie d'une courte digression destinée à déconsidérer l'accusateur : il importait ici d'insister sur ses défauts, d'amoindrir sa personne, parce qu'on ne faisait pas de réponse directe et dicisive à son grief. Par une rédaction habile de la seconde proposition, Térence élude, dans le grief relatif à la nature de ses prologues, le reproche de stérilité, qui est l'essentiel, et met en vedette un reproche de médisance contre lequel il aura beau jeu. Pour que le public n'ait pas le loisir d'apercevoir la supercherie, il absorbe toute son attention au moyen d'une longue et éloquente tirade sur le droit de légitime défense. Il n'y a de narration ni avant l'une, ni avant l'autre des deux parties de la confirmation : les faits incriminés pouvaient, sans préjudice pour la clarté, se formuler en quelques mots. Vient ensuite la péroraison, assez développée, car elle a une importance particulière : Térence y fait allusion au premier échec de l'Hécyre. C'est là un point délicat auquel il n'arrive pas d'emblée : il tourne quelque temps autour, donnant dans une petite digression la raison du changement de titre qu'il a fait subir à l'original ; dès qu'il y a touché, il s'empresse de le quitter pour faire allusion aux succès remportés depuis. En somme, dans ce prologue il faut remarquer, relativement à l'ordre des parties, l'absence de la narration et la place des deux digressions ; relativement à leur étendue, la concision de l'exorde, l'ampleur de la confirmation et de la péroraison, qui sont l'une et l'autre construites avec beaucoup d'art.
L'exorde du prologue des Adelphes appartient au genre simple ; mais avec cette simplicité, quoiqu'il n'ait pas l'allure insinuante de ceux de l'Andrienne et de l'Eunuque, il est très adroit : c'est sans faire paraître la moindre inquiétude au sujet de l'arrêt du public, que Térence déclare venir se dénoncer lui-même. Suit la narration, qui contient la dénonciation promise : les faits y sont nettement exposés dans leur vérité, et il en résulte que le poète n'est pas coupable du plagiat qu'on lui impute. La seule narration suffit à anéantir le grief. Pas de proposition explicitement formulée, pas de confirmation ; tout cela eût été inutile. Entre les deux termes de l'alternative que Térence pose dans la conclusion de son récit, les juges ne sauraient hésiter. Mais voici une seconde partie du plaidoyer, que l'exorde, visant
spécialement la première, ne faisait pas clairement prévoir : il s'agit d'un autre reproche, général celui-ci, le reproche déjà connu de collaboration ; Térence, sans le réfuter plus que la première fois, en tire un avantageux parti pour se grandir dans l'estime du public. Il fait ensuite une courte digression sur l'absence de l'argumentum : nous en avons dit depuis longtemps le sens et la portée : il faut y voir une allusion au reproche relatif à la matière des prologues. Térence, qui l'a déjà éludé dans le prologue du Phormion, ne veut pas davantage y répondre franchement ici. Il tient pourtant à faire sentir aux lettrés qu'en cette question il peut se prévaloir d'un précédent : Plaute a supprimé un jour l'argumentum; et il cite à peu près textuellement l'excuse donnée ce jour-là par Plaute. Sa péroraison, très simple comme l'exorde, est un bref appel à l'impartialité. Ce qu'il y a de remarquable dans la disposition de ce prologue, c'est le rôle que Térence fait jouer à la narration : elle sert à la fois de narration proprement dite et de confirmation, et, en guise de conclusion, elle amène non pas la proposition ordinaire, mais pourtant une sorte de proposition déjà résolue dans le sens favorable au plaidant.
Le premier prologue de l'Hécyre n'est pas, à vrai dire, un discours : c'est plutôt un avis au public, en deux parties : la première explique l'échec immérité que la pièce a déjà subi ; la seconde, le délai qui a séparé cet échec de la reprise. Comme entrée en matière, le nom de la pièce, que les spectateurs n'apprirent pas ce jour-là par l'annonce ordinaire ; comme conclusion, une exhortation à ne pas priver cette comédie du bon accueil fait aux autres oeuvres du poète. Les deux explications qui composent ce petit morceau sont, dans leur brièveté, des modèles d'art oratoire.
Le second prologue est bien un vrai discours, le plus original, le plus parfait qu'ait écrit Térence. L'exorde, insinuant, est tiré de la personne de l'orateur, le vieil Ambivius. Il se garde bien de dire tout de suite qu'il vient présenter au public l'Hécyre : le titre de la pièce deux fois repoussée aurait pu faire mauvaise impression ; il fallait d'abord préparer le public à l'entendre. Ambivius déclare qu'il sollicite une faveur, un droit qu'on lui a accordé dans sa jeunesse. Peut-on refuser au vieillard ce qu'a obtenu le jeune homme ? Ce privilège consista à faire réussir des pièces qui avaient été d'abord malheureuses, les premières oeuvres de Cécilius. Ainsi est amenée une longue digression sur les services rendus par Ambivius à Cécilius. Cette digression joue le rôle de préparation à la cause. En premier lieu, elle combat un préjugé dangereux pour l'Hécyre, à savoir, qu'une pièce est mauvaise dès l'instant qu'elle a subi un échec. Les premières comédies de Cécilius ou bien échouèrent ou bien furent à grand peine jouées. Pourtant, reprises par Ambivius, elles finirent par être applaudies. La cause de leur mauvaise fortune passée n'était pas en elles-mêmes ; elle était dans les caprices du sort : des cabales avaient étouffé leur voix ; dès qu'elles purent se faire entendre, elles plurent. Conclusion implicite : ce qui est arrivé
à plusieurs comédies de Cécilius a bien pu arriver à une comédie de Térence. En second lieu, la digression fait valoir l'autorité de celui qui va bientôt recommander l'Hécyre.
Connaisseur exercé, il n'a pas été dupe du hasard : il a su apprécier à leur valeur les oeuvres malheureuses de Cécilius. Ami dévoué, poursuivant avec des risques certains un succès incertain, il les a courageusement reprises, il a rendu au poète, sauvé par lui du désespoir, le goût et le zèle du théâtre : il lui eût été bien moins malaisé de le dédaigner et de le rebuter. En définitive, dans cette lutte contre la mauvaise chance, il a eu le dessus, il avait raison. Conclusion implicite : il pourrait bien en être de même dans le cas de l'Hécyre. Après cette savante manoeuvre préliminaire, il engage le combat : il énonce l'objet de son discours, la proposition : c'est de l'Hécyre qu'il s'agit ; il va la rejouer; il faut que l'intelligence des spectateurs, secondant le zèle des acteurs, fasse raison à la pièce des injustices du sort. La narration qui vient ensuite (1), sans blesser le public, lui montre qu'il n'a pas traité l'Hécyre comme il convenait, qu'elle a deux fois échoué par son malheur et non par sa faute.

(1) Térence a-t-il poussé ici l'habileté oratoire jusqu'au mensonge et faut-il chercher la véritable raison du double échec de l'Hécyre dans le manque d'intérêt de la pièce ? Mais elle n'est pas acceptable. D'abord, on ne pourrait mettre en cause que le manque d'intérêt de l'exposition, puisque l'exposition seule put être jouée, et seulement à la seconde fois ; or, franchement, elle n'est ni plus ni moins intéressante que celle des autres pièces. Ensuite, il faudrait attribuer à Térence une maladresse et une impudence insignes, pour admettre qu'il ait essayé d'en imposer à des spectateurs dont la plupart assistaient aux deux échecs, et de leur faire accroire qu'ils avaient dédaigné la pièce, parce qu'ils avaient été attirés par d'autres spectacles, et non parce qu'elle ne leur plaisait pas.

Le jour de la première représentation, dès le commencement il y eut désordre dans le théâtre : des athlètes et un acrobate, dont on attendait l'exhibition avec impatience, en furent le motif ; la pièce n'y fut pour rien. Et ce désordre eut pour agents les esclaves et les femmes ; il n'est pas dit que les hommes libres s'y soient mêlés. Voilà donc, d'une part, la responsabilité de l'Hécyre dégagée, de l'autre, toute la partie sérieuse et influente du public mise hors de cause. Ambivius comprit que l'occasion était venue de se conformer à son ancienne habitude : il assimila le sort de l'Hécyre à celui des premières pièces de Cécilius. Reprise de l'Hécyre ; tout va bien au début : on écoute avec plaisir. Mais le bruit se répand qu'un combat de gladiateurs se prépare. Tumulte général : chacun se hâte d'aller prendre sa place, et la représentation est interrompue. Ce second échec n'est pas plus imputable à la pièce que le premier ; mais cette fois Ambivius n'essaie pas d'innocenter une partie du public ; sans formuler un mot de reproche, il montre que tout le monde a pris part au tumulte. Cette constatation n'était pas de nature à choquer le public : entre une pièce de théâtre, fût-elle excellente, et un combat de gladiateurs, un vrai Romain ne pouvait hésiter : ils avaient agi en vrais Romains et n'avaient pas à rougir de leur choix. L'histoire de l'Hécyre, telle que la raconte Ambivius, prouve donc qu'il serait injuste de lui faire mauvais accueil en raison de ses deux échecs. La péroraison, longue et pressante, sollicite le public à sauvegarder, en assurant le succès de l'Hécyre et l'avenir de Térence, les intérêts du théâtre : ainsi l'orateur amplifie la cause de son client : ce n'est pas le sort d'une pièce, affaire minime et personnelle, qui est en question ; c'est le sort des jeux scéniques, affaire importante et générale. Il rend ensuite cette cause chère à ses auditeurs en l'associant à la sienne : qu'une vie de dévouement et de désintéressement lui vaille la faveur de dérober un innocent à la condamnation et à ses conséquences, qu'il exagère avec intention ; qu'on n'oublie pas, enfin, que l'activité de la production dramatique est dans un rapport intime avec les intérêts matériels de l'orateur.
Cette entente parfaite des exigences du moment, que nous avons rencontrée partout dans les prologues de Térence, unie à la connaissance des règles générales de la disposition oratoire, est plus frappante ici que partout ailleurs. Ici Térence a combiné, a concentré les artifices les plus efficaces et les plus savants de tous ses autres prologues : l'exorde insinuant des prologues de l'Andrienne et de l'Eunuque, la digression servant de préparation à la cause, du prologue de l'Eunuque, la narration jouant le rôle de confirmation, du prologue des Adelphes, enfin la péroraison abondante du prologue de l'Heautontimorumenos, où l'orateur cher au public demande le succès de son client comme une faveur personnelle.

III

Il est un mérite de l'élocution oratoire, qui les domine et les résume tous : la convenance. Le style d'un plaidoyer est irréprochable, s'il est approprié à la nature de la cause, à la personne de l'avocat, à celles des juges, aux circonstances où le discours est prononcé. Les causes plaidées dans les prologues de notre poète sont de petite importance, sinon pour l'intéressé, du moins pour ses auditeurs, ce qui est l'essentiel. Il s'agit du sort d'une comédie, de l'avenir d'un poète : la question n'est pas de celles que le vieux peuple romain regarde comme capitales.
De même qu'il ne saurait viser au pathétique, Térence doit aussi renoncer aux ornements les plus brillants du style oratoire. Il ne doit pas cependant les exclure tous, car ce sont des plaidoyers qu'il écrit ; il veut qu'on prenne ses prologues au sérieux. Pour qu'ils produisent cette impression, il est nécessaire qu'il y ait quelque chose d'oratoire dans leur physionomie. Ce n'est pas le poète qui présente lui-même sa défense ; car s'il diffère des logographes grecs en ce sens qu'il écrit des discours pour soi, et non pour autrui, il leur ressemble en ce sens qu'il ne prononce pas lui-même les discours qu'il écrit. Comme les logographes, il faut qu'il accommode son style à la condition d'un autre que lui, de l'orateur. Or, son avocat ordinaire Prologus et son avocat extraordinaire Ambivius sont des histrions ; pour que leur langage soit naturel, en rapport avec leur profession, il convient qu'il soit familier et se rapproche du langage de la conversation populaire. L'auditoire est composé d'une infime minorité de lettrés, d'une énorme majorité de gens du peuple sans culture. Or Térence, sachant bien que l'opinion du plus grand nombre fait la loi au théâtre, parle pour être entendu de tous les spectateurs et ne dédaigne aucun suffrage, moins délicat à cet égard que la fameuse actrice de mimes Arbuscula, à qui suffisaient, disait-elle, les applaudissements des chevaliers. Il faut donc qu'il se mette au niveau des moins cultivés et, pour cette raison encore, que son langage soit voisin de celui de la conversation populaire. Il doit tenir compte enfin des dispositions que les circonstances font naître dans l'esprit des auditeurs. Ils sont au théâtre, réunis pour écouter des comédiens, et non au forum, pour écouter un orateur. Au risque de les choquer, il faut que le prologue-plaidoyer ne soit pas trop en désaccord par sa forme avec le lieu et le temps. De toutes ces considérations il résulte que le style des prologues devait ètre une sorte de compromis entre le style comique, image du langage de la conversation, et le style oratoire. C'est en effet ce mélange que notre poète, appréciateur subtil de la convenance, a savamment réalisé.
Le langage de Prologus et d'Ambivius a d'abord en commun avec celui des avocats plusieurs termes empruntés au vocabulaire juridique, ceux que nous avons énumérés au début de ce chapitre et quelques autres. Mais il s'en rapproche surtout par un emploi des figures de rhétorique, trop frappant pour être fortuit, comme il arrive dans la conversation, et non étudié. Ce n'est pas principalement des figures de pensée que je veux parler. La plupart de celles que l'on rencontre dans les prologues ne méritent pas d'être signalées ; elles ne se distinguent pas sensiblement de celles dont le langage quotidien est émaillé. Il y en a pourtant quelques-unes qui ont un caractère oratoire plus accentué : l'énumération accumulative avec gradation, par laquelle, dans le prologue de l'Eunuque, le poète s'efforce d'établir qu'il a eu le droit d'user de personnages déjà vus sur la scène romaine; la communication, ou acte de confiance, qui sert d'exorde au prologue des Adelphes ; la périphrase « malivolus vetus poeta », sous laquelle est habilement dérobé le nom de l'adversaire ; l'allusion discrète à l'échec de l'Hécyre, qui termine le prologue du Phormion ; les euphémismes qui remplacent le mot propre et brutal, dans les deux prologues de l'Hécyre, en parlant du double échec. Les hyperboles que commet Térence en appelant son rival « insanus », en faisant dire à Ambivius que, toute sa vie, le vieil acteur s'est dévoué aux intérêts du public, « commodis », alors que le mot exact serait « voluptatibus », aux plaisirs; enfin cette figure, qui est une sorte d'éthopée et qui consiste à donner une mauvaise opinion de l'adversaire en citant de lui, avec un acte de grossièreté, une insipide plaisanterie. Mais en somme Térence n'a fait qu'un usage très discret des figures de pensée, et parmi celles-ci il a choisi surtout les figures convenables à la preuve, sentant bien que les figures de passion et d'ornement ne conviennent guère qu'à la grande éloquence. Au contraire, il a largement usé des figures de mots, spécialement de celles que les rhéteurs ont appelées figures de diction. Les tropes et figures de grammaire qu'il emploie sont plutôt empruntés au langage de la conversation ; mais les figures de diction ont bien le caractère oratoire. Ce sont d'abord des variétés multiples de la répétition : la plupart de celles que la subtilité des rhéteurs a distinguées se trouvent représentées dans les prologues. Il y a l'antistrophe ou conversion : deux membres de phrase se terminant par le même mot, l'anadiplose ou réduplication : un membre de phrase commençant par le mot qui termine le précédent, l'antanaclase ou répétition d'un même mot dans une situation identique à celle-là, mais avec deux sens différents, la polyptote : le même mot revenant plusieurs fois dans la phrase sous différentes formes grammaticales.. Je ne prétends pas avoir cité tous les cas de répétition qui ornent les prologues : je n'ai donné que quelques exemples ; pour être complet, il faudrait reproduire ici presque la moitié du texte. A côté des répétitions, il y a les paronomases, très nombreuses aussi, c'est-à-dire, l'emploi calculé, dans une phrase, de deux ou plusieurs mots, ayant un son semblable, sans avoir même sens, composés le plus souvent du même simple, ou dérivés de la même racine : et beaucoup d'autres. Avec la paronomase nous touchons
à l'allitération, nous sommes sur les confins du style oratoire et du style comique. Signalons en dernier lieu le chiasmus, ou construction en croix, dont le prologue du Phormion fournit à lui seul plusieurs exemples. Sans doute ces figures ne sont pas exclusivement propres aux prologues ; on les retrouve en général dans les comédies, mais beaucoup plus rarement. Térence les a prodiguées dans les prologues, parce que, sans leur communiquer un éclat et une grandeur qui n'eussent pas été de mise, elles leur donnaient un aspect oratoire très manifeste. Ajoutons à ces caractères du style ceux de la disposition, dont nous avons parlé plus haut, et nous aurons la somme des moyens que Térence mit en oeuvre pour faire de ses prologues des plaidoyers par la forme, comme ils en étaient par le fond.
Cependant le style des prologues a une évidente parenté avec celui des comédies. Le fond du vocabulaire est le même : à part quelques termes juridiques dont nous avons parlé et d'autres termes, un peu plus nombreux, forcément empruntés à la langue technique du théâtre, on n'y trouve que les mots et les façons de parler du langage quotidien. Les images sont également populaires. Ça et là une pensée à tournure proverbiale. Ajoutons à tout cela plusieurs particularités de construction, qui sentent aussi le langage familier : la suppression très fréquente des pronoms sujets et régimes, l'ellipse d'autres mots faciles à suppléer, comme « fabula» dans les vers: Quam non acturi sumus,
Menandri Eunuchum.... (Fun. pr. 19 sq).
Eam nos acturi sumus novam....; (Ad.pr. 12).

comme l'infinitif « esse, » dans une foule de cas ; la syllepse du prologue de l'Andrienne, où, après avoir annoncé qu'il va répondre aux calomnies du vieux poète malveillant, Térence continue :
" Nunc quam rem vitio dent, quaeso, animum attendite". Toutes ces négligences voulues, et quelques autres que j'oublie peut-être, contribuent à donner une allure familière au style des prologues. Enfin on y relève de nombreuses allitérations, ou répétitions de la même lettre, parfois de la même syllabe, dans deux, dans plusieurs mots qui se suivent. La proportion de ces paronomases grossières, chères aux vieux poètes romains, innombrables dans Plaute, mais dont Térence n'a pas abusé, est beaucoup plus élevée dans ses prologues que dans ses comédies. Il a cherché, cela est visible, à se faire pardonner la sévérité du fond en semant à pleines mains cet agrément qui n'était pas, pour la foule, l'un des moindres charmes du style comique. En somme, le langage des prologues est un composé, fait avec beaucoup d'art, d'éléments oratoires et d'éléments populaires : c'est le langage d'un orateur à qui toutes les convenances imposent la simplicité, et à la fois le langage d'un acteur qui descend à la familiarité, sans s'abaisser à la grossièreté du parler vulgaire. Les prologues de Térence sont des modèles de plaidoyer littéraire, dans les dimensions étroites qui lui furent aussi imposées par les convenances. Mais ils ne sont pas le produit de la nature seule, de l'habileté innée d'un homme intelligent stimulé par le besoin. Ils sont trop savants dans la disposition et l'élocution, pour qu'on ne soit pas obligé d'y reconnattre l'art et même l'artifice. Sûrement, la rhétorique grecque fit partie de cette éducation libérale que Térence reçut par les soins de son maître. Vers l'époque où Caton, l'adversaire implacable de la civilisation grecque, jugeait à propos de faire pour son fils un manuel d'art oratoire, est-il surprenant qu'un jeune homme élevé dans un milieu autrement accessible à l'influence étrangère, que l'ami de Lélius le Sage, ait été initié par ses professeurs, des Grecs sans doute, aux secrets de la rhétorique ? Il n'y a rien à dire de la métrique des prologues. Ils sont tous écrits en vers iambiques sénaires, et la manière dont Térence traite ce vers dans les prologues est absolument celle que les spécialistes ont étudiée et définie dans les comédies. En l'adoptant, Térence ne fit que se conformer à la tradition. Nous voyons, en effet, que tous les prologues de Plaute sont écrits en iambiques sénaires. Le même vers paraît avoir été de règle chez les comiques grecs. Il domine aussi dans les expositions des tragiques. Puisqu'il était le mètre du dialogue tranquille, on conçoit qu'il ait été généralement employé au début du drame, d'où l'animation et la passion sont le plus souvent absentes.

CONCLUSION

Il me semble que cette étude a pour résultat général de modifier l'opinion commune sur Térence, en donnant tout le relief qu'ils méritent à deux traits jusqu'ici trop peu remarqués de sa personnalité : la hardiesse et l'habileté pratique. Sans doute Térence, comme les autres poètes de la fabula palliata, n'est qu'un traducteur des comiques grecs. Il s'est mème plus fidèlement attaché aux modèles que les plus connus d'entre ses devanciers. En dehors de la contamination, il ne s'est permis de changements, de suppressions, d'additions que pour des détails. La contamination elle-mème, procédé par lequel l'auteur latin enrichissait son original principal d'éléments empruntés à un original secondaire, et non d'inventions personnelles, notre poète n'en est pas le créateur : ses aînés s'en étaient servis, avec moins d'art probablement. L'art, voilà en effet, le caractère distinctif de Térence, non seulement en ce point particulier, mais d'une façon générale, comme on le reconnaissait déjà au temps d'Horace, dans son imitation des Grecs ; voilà le mérite éminent qui en rachète l'infériorité sous le rapport de l'indépendance et de la verve.
Mais, si Térence a fidèlement imité les Grecs dans ses comédies, il s'est séparé d'eux, il s'est séparé aussi de ses prédécesseurs, dans ses prologues, où il s'est révélé novateur hardi. On peut dire que le prologue, dans tout le cours de son existence, féconde pourtant en vicissitudes, n'avait jamais subi d'un seul coup une transformation aussi considérable. Les monologues initiaux d'Euripide et des poètes de la nouvelle comédie, récités tantôt par un personnage de la pièce, tantôt par une divinité, avaient ménagé le passage du prologue, véritable et naturelle exposition du drame, tel qu'on le trouve dans Sophocle, au prologue à argumentum des vieux comiques romains, introduction distincte de l'exposition et en dehors du drame. Mais de ce prologue à argumentum au prologue-plaidoyer de Térence il n'y a pas de transition, il y a un saut brusque, une subite métamorphose.
Ce coup d'audace fut un coup de maître. Pour repousser les attaques de ses calomniateurs, Térence avait trouvé d'emblée l'arme la plus efficace. Qu'il y avait loin de ces réponses venant à l'heure la plus opportune, à l'instant où le sort de l'oeuvre et du poète incriminés allait se décider, entendues de tous ceux dont les bonnes dispositions importaient au poète, du public tout entier, aux réponses que
Térence aurait pu faire dans les entretiens de la vie quotidienne, connues d'un nombre toujours restreint de personnes, malgré le zèle officieux des amis, discutées et affaiblies, sinon mises à néant, par les ennemis avant le moment décisif ! Voilà pourtant à quoi en étaient réduits, depuis longtemps, les poètes calomniés comme lui, Cécilius par exemple. Car depuis Aristophane aucun auteur dramatique n'avait disposé d'un tel moyen de publicité. Aristophane, d'ailleurs, n'eut qu'à se servir de la parabase, héritage de ses devanciers ; Térence dut inventer le prologue-plaidoyer. A ce prologue on peut comparer, dans les temps modernes, la préface : quand Racine publia Britannicus, il répondit en tète de la pièce aux critiques dont elle avait été l'objet, non sans faire allusion aux réponses semblables, aux prologues de Térence. Mais Térence avait sur Racine, et le prologue-plaidoyer sur la préface, le double avantage de l'opportunité et de la publicité, que nous signalions tout à l'heure.
L'habileté de Térence se marque aussi dans la façon prudente dont fut opérée la transformation. Du prologue que lui léguaient ses devanciers il ne répudia pas tout absolument; il garda tout ce qui pouvait se concilier avec le nouvel état des choses. Le costume traditionnel fut toujours maintenu, le personnage attitré ne fut remplacé que par exception, et son suppléant ne parut ni à la première ni à la seconde occasion, mais seulement à la troisième. Chaque fois que Prologus eut à se montrer, le rôle fut interprété, selon la coutume, par un jeune histrion. Cette adoption partielle de l'usage établi n'était pas seulement commode pour Térence, qu'elle dispensait de créer du nouveau, là où il n'y avait pas nécessité ; elle lui était aussi et surtout avantageuse : elle dissimulait autant que possible l'innovation; elle en atténuait les risques. Or, ces risques étaient réels avec un public à esprit éminemment conservateur, qui d'ailleurs perdait au changement, si le poète y gagnait. Térence eut l'heureuse précaution, en transformant l'intérieur, l'essentiel, de laisser subsister l'extérieur, qui n'était que l'accessoire, mais dont la soudaine et complète disparition aurait choqué davantage les spectateurs.
Cela ne l'empècha pas de donner au personnage, qu'il faisait paraître avec son nom et son costume traditionnels, un caractère et un langage conformes à ses nouvelles fonctions, de changer en orateur le narrateur Prologus : au premier coup d'oeil il semblait le mème, mais la réflexion le découvrait tout autre. Cette transformationdu personnage en prépara une autre plus radicale : la substitution d'Ambivius à Prologus. Choisir pour avocat, dans des circonstances particulièrement difficiles, le vieux comédien populaire, c'était le fait d'un esprit ingénieusement pratique ; c'était aussi le fait d'un esprit hardi, de rompre sur un point essentiel avec la tradition : le personnage du prologue avait été jusque-là une fiction ou une demi-fiction, une individualité indépendante de celle de l'acteur. Ambivius est la réalité pure : le personnage et l'acteur se confondent. De prime abord Térence s'était fait une arme du prologue : il la perfectionna avec le temps. L'ayant créée et perfectionnée, il la mania avec une merveilleuse adresse. Sa polémique contre Luscius est d'une grande habileté. Presque toujours il a pour lui, il est vrai, la bonté de sa cause : la contamination, qu'on lui reproche comme une atteinte grave à l'unité des originaux grecs, est un procédé de composition très légitime, qui, sans gâter le modèle, donne à la copie un surcroît de qualités ; il n'a pas commis les plagiats qu'on lui impute ; nul autre que lui n'a mis la main à ses oeuvres, quoiqu'on l'accuse d'avoir des collaborateurs clandestins ; un seul grief est juste : celui qui a trait aux faiblesses de son style. Mais il a contre lui l'ignorance des juges, qui le prive le plus souvent de ses meilleurs moyens de défense. Comme d'autres poètes qui ont été en butte avant lui à la jalousie et la malignité de leurs contemporains, il pourrait, à la rigueur, opposer aux calomnies le mépris et le silence. Il préfère soutenir la lutte, malgré ses difficultés ; il se sent assez habile pour se tirer d'affaire. Et il s'en tire fort bien ; il satisfait à toutes les exigences de sa situation. Ses plaidoyers sont courts : le public n'aura pas le temps de se lasser et de murmurer ; ils sont clairs : le moins lettré des spectateurs comprendra de quoi il s'agit et comment le poète se disculpe ; ils sont persuasifs : ils tiennent compte et tirent parti des idées, des sentiments, des préjugés de l'auditoire : la sympathie, s'ajoutant à la conviction, achèvera d'assurer le gain de la cause ; enfin le ton est savamment accommodé aux circonstances : Térence n'a pas perdu de vue que ses plaidoyers seraient prononcés au théâtre ; et les spectateurs lui en sauront gré ; mais il s'est arrangé aussi pour que, de leur part, ils ne perdent pas de vue qu'ils ont à jouer le rôle de tribunal.
Si l'on ne considère que l'art oratoire, l'habileté de Térence est absolument remarquable ; mais si on veut la juger en moraliste, elle n'est pas toujours irréprochable ; elle manque de scrupule, elle n'a pas le respect de la franchise et de la loyauté. Le poète, dans sa polémique, se montre pratique jusqu'au point de ne pas reculer devant le sophisme et le mensonge. Que les circonstances aient contribué à développer chez notre poète cette hardiesse et cette habileté dont nous venons de résumer les traits, que les attaques de Luscius aient puissamment influé sur le tempérament de Térence, on ne saurait le nier ; mais il est évident que la nature ne lui avait pas donné l'âme d'un irrésolu et d'un naïf.

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