GUERRES PUNIQUES

Silius Italicus

Nisard 1837

Brève biogaphie de Silius Italicus: ICI.

Livre 1 à 6.

Les chiffres en italique indiquent le commencement d'un vers.

LIVRE I

Vers 1- Je chante cette suite de combats qui ont porté aux cieux la gloire des descendants d'Énée, et forcé la fière Carthage à subir le joug romain. Viens, Muse, célébrer avec moi le plus noble effort de l'antique Hespérie ; dis combien de héros Rome créa pour ces batailles, où l'on vit la perfide race de Cadmus, violatrice des plus saints traités, se lever en armes pour lui disputer l'empire du monde. La Fortune chercha longtemps dans laquelle de ces deux villes superbes elle établirait le gouvernement de l'univers : trois fois malheureux dans les combats, les généraux Sidoniens jurèrent une alliance sur l'autel de Jupiter : trois fois ils violèrent le traité du sénat, et, reprenant un glaive impie, se laissèrent entraîner à rompre témérairement une paix, objet de tous les voeux. Mais ce fut dans la seconde de ces guerres, que l'on vit les deux peuples accumuler leurs ressources pour mettre fin à la lutte et s'anéantir l'un ou l'autre. Celui qui triompha fut le plus près de succomber. Le général romain força les murs de la colonie phénicienne: le mont Palatin fut entouré de retranchements carthaginois, et Rome n'eut plus d'autre refuge que ses remparts. Quelle fut la cause de ces gigantesques fureurs, de cette haine éternelle couvant dans les âmes ; de ces armements, dont les pères confièrent l'héritage à leurs fils? C'est à moi de le raconter, à moi de pénétrer les secrets des Dieux : je vais dire l'origine de ces grandes révolutions. Didon, fuyant à travers les flots une terre et un royaume que Pygmalion venait de souiller d'un fratricide, mouille aux rivages de la Libye où la conduisent les Destins. Là, cette princesse achète, au poids de l'or, un territoire suffisant ; elle y hâtit une ville nouvelle, dans toute l'étendue du rivage que lui permettait d'embrasser le cuir d'un taureau découpé par lanières.
Ce fut sur ces bords que Junon, qui les affectionnait plus qu'Argos (ainsi l'a cru toute l'antiquité), plus que la Mycène d'Agamemnon, dont le séjour lui est si cher, voulut donner aux Tyriens fugitifs une demeure éternelle.
Mais quand la déesse vit Rome, élevant sa tête au-dessus des cités les plus belliqueuses, lancer ses flottes par-delà les mers, et promener sur toute la terre ses drapeaux victorieux; alors, redoutant un danger de jour en jour plus certain, elle inspire à ses Phéniciens la fureur de la guerre. Leur première tentative échoue; le sort des armes leur est contraire; leur flotte est anéantie dans la mer de Sicile; mais Junon leur rend des armes et les pousse à recommencer la guerre. Un seul chef prête ses bataillons au dessein qu'elle a de bouleverser la terre et les mers. Déjà le belliqueux Annibal s'est rempli de toute la fureur de la Déesse; et c'est lui seul qu'elle ose opposer aux Destins.

40- Heureuse alors d'avoir pour elle ce guerrier altéré de sang, elle prévoit tous les maux qui, pareils à l'ouragan furieux, fondront sur l'empire des Latins: "oui, dit-elle, qu'au mépris de ma puissance, ce Troyen fugitif ait transporté dans le Latium, la Dardanie, et ses Dieux pénates deux fois esclaves : que victorieux il ait fondé Lavinium, et transmis le sceptre à ses descendants; pourvu que tes rives , ô Tésin ! ne puissent contenir les cadavres des Romains, que, dans les champs Celtiques, la Trébie, rougie de leur sang, et roulant avec leurs armes les corps de leurs guerriers, remonte vers sa source; enfin que Trasimène voie avec horreur le sang noir qui, comme un torrent, viendra se mêler à ses eaux; pourvu que Cannes soit le tombeau de l'Hespérie, que ces plaines s'abreuvent du sang ausonien, et que, des sommets de la Pouille, je voie un jour les monceaux de morts réunir tes rives, fleuve Aufidus, dont le cours incertain trouvera à peine, à travers les boucliers, les casques et les tronçons humains, à s'ouvrir une issue jusqu'aux rivages de l'Adriatique". Elle dit; et le coeur du jeune héros est enflammé de l'ardeur des batailles.
C'était un guerrier naturellement avide de combats, d'une insigne mauvaise foi, d'une ruse inconcevable, sans aucune équité. Armé, il bravait audacieusement les dieux. Son courage indomptable lui faisait mépriser une paix avantageuse: tout son être, jusqu'au fond de ses entrailles, brûlait de la soif du sang humain.
Il avait d'ailleurs toute la vigueur de la jeunesse, et voulait effacer l'affront reçu naguère aux îles Égates, et engloutir dans la mer de Sicile un traité honteux. Junon excite son âme et offre sans cesse à son coeur l'espoir du carnage. Annibal, dans ses songes, tantôt pénètre dans le Capitole, tantôt franchit les cimes des Alpes à pas précipités.
Souvent ses gardes, à l'entrée de sa tente, témoins de son sommeil agité, entendirent en tremblant sa voix menaçante dans le profond silence de la nuit, et le trouvèrent, tout couvert de sueur, livrant des combats futurs et dirigeant une guerre imaginaire.

70- Cette rage contre l'Ausonie et le royaume de Saturne, un père furieux l'avait entretenue dans le coeur de son jeune fils. Issu de l'ancienne famille de Barcas, originaire de Sidon, Annibal remontait à Bélus par ses aïeux. En effet, lorsque Didon devenue veuve échappait à l'asservissement de Tyr, le jeune Barcas, fuyant avec elle le poignard de Pygmalion, avait partagé tous ses périls.
Fier de cette noble origine, Amilcar n'était pas moins illustre par ses exploits. Dès qu'Annibal sut parler, et put articuler des mots, son père s'appliqua à nourrir en lui le goût des fureurs de la guerre, et à exciter dans ce jeune coeur une haine profonde contre les Romains.
Au milieu de Carthage était un temple consacré aux mânes de Didon, sa fondatrice, et où le Tyrien, suivant l'antique usage lui rendait en tremblant ses hommages. Des ifs et des pins de leur ombrage lugubre le dérobaient aux regards, et le rendaient impénétrable aux rayons du soleil. C'était là , disait-on, qu'autrefois cette reine, en proie à de cuisantes douleurs, avait ranoncé à la vie. Là s'offraient des statues dont la tristesse semblait avoir pénétré le marbre; l'antique Bélus, et la longue suite de ses descendants; plus loin, Agénor, la gloire de sa nation, et Phénix, dont le nom immortel fut conservé par son pays. Enfin, on y voyait Didon elle-même assise, et réunie pour jamais à son cher
Sichée. Une épée troyenne était à ses pieds. Dans le contour du temple s'élevaient cent autels consacrés aux Dieux du ciel et du formidable Érèbe. C'était en ce lieu que la prêtresse, les cheveux épars, et couverte d'une tunique infernale, évoquait les puissances de l'Achéron et la déesse d'Henna.
La terre mugit; d'horribles sifflements se font entendre dans les ténèbres; des flammes brillent spontanément sur les autels: les mânes, attirées par les chants magiques, voltigent dans les airs ; et, sur le visage de Didon, la sueur coule à travers le marbre. Annibal se rendit dans ce sanctuaire, conduit par Amilcar: le père examine la contenance et le visage de son fils; lui, sans pâlir, en présence des fureurs de la Pythonisse libyenne, contemple d'un oeil tranquille les barbares cérémonies du temple, les parvis souillés d'un sang noir, et les flammes qui s'élancent, dociles aux chants, dès qu'ils se font entendre.
Amilcar passant alors une main caressante sur la tête de son fils, lui prodigue les baisers, élève encore son courage, et le pénètre de cette exhortation."De la cendre des Troyens ranimée, est sortie une nation qui tient asservie sous un injuste traité de paix, la postérité de Cadmus. Si les Destins refusent à mon bras l'honneur d'effacer l'opprobre de la patrie, toi, mon fils, mets ta gloire à l'entreprendre. Tu m'entends? du courage!

110- Jure ici une guerre à mort aux Romains. Que la jeunesse tyrrhénienne tremble déjà en apprenant ta naissance : que les femmes du Latium se refusent à laisser une postérité, quand elles sauront, mon fils, que tu prends de l'âge".
Ainsi l'anime Amilcar, et en même-temps il lui dicte ce terrible serment : "Dès que les années me le permettront, je poursuivrai les Romains, et sur terre et sur mer; j'emploierai le fer et le feu pour arrêter les destins de Rome. Ni les Dieux , ni ce traité qui nous défend la guerre, rien ne me retiendra : je triompherai des Alpes gigantesques, comme de la roche Tarpéienne. J'en jure par le puissant Dieu de la guerre, qui me protégé; j'en jure, grande Reine, par tes mânes augustes". Aussitôt une victime noire est immolée devant la triple Déesse : la Prêtresse en ouvre rapidement les entrailles palpitantes, pour y chercher des présages, et consulter son âme fugitive au milieu des lambeaux de chairs sanglantes. Dès qu'elle est parvenue à connaître le secret des dieux au moyen de son art antique, elle s'écrie prophétiquement : «Je vois les champs d'Étolie jonchés de cadavres, et les lacs rougis du sang troyen. Quelles sont au loin ces masses de rochers s'élevant vers les nues? Tes camps sont assis sur leurs cimes aériennes. Bientôt tes phalanges s'ébranlent sur leurs flancs : la fumée s'élève sur les remparts des villes désolées : l'Hespérie devient la proie des flammes qu'y portent les Sidoniens. L'Eridan ne roule que des flots ensanglantés. Il est renversé sur les armes et les cadavres de ses soldats, ce guerrier au regard si terrible, qui trois fois au sommet du Capitole offrit à Jupiter des dépouilles opimes. Mais, hélas! quelle horrible tempête troublant les airs, dérobe subitement la clarté du jour? La foudre s'élance de l'un à l'autre pôle : une grande révolution est méditée par les Dieux, et je vois Jupiter au sein de la mêlée". Junon ne lui permit pas de pénétrer plus loin dans l'avenir. Les fibres se turent tout à coup; les événements et les longs travaux de cette guerre s'éclipsèrent à ses yeux.

140- Amilcar confiait ainsi ses plans de guerre à son fils, qui devait les nourrir dans son coeur. Peu après il passa à Cadix, près du promontoire de Calpé; mais, pendant qu'il faisait flotter les étendards africains devant les Colonnes d'Hercule, il périt d'une mort misérable. Après lui, Asdrubal reçut le gouvernement de la province. Les riches contrées de l'occident, l'Ibérie proprement dite, et l'habitant de la Bétique endurèrent les vexations les plus rudes sous ce général, coeur farouche et implacable ennemi. Le résultat du commandement fut d'augmenter sa férocité. Cruel et altéré de sang, son coeur aveuglé estimait l'autorité par la terreur qu'elle inspire, et son impatiente barbarie n'était satisfaite que par le raffinement des supplices. Un prince d'une màle contenance, aussi remarquable par ses grandes actions que par la noblesse de sa race, Tagus, fut une de ses victimes. Sans égard ni pour les dieux ni pour les hommes, Asdrubal le fit mettre en croix et promener dérisoirement en triomphe au milieu de ses peuples consternés, après lui avoir refusé la sépulture. Le fleuve aurifère, dont Tagus avait pris le nom, vit ses nymphes faire retentir les antres d'Ibérie de cris déplorables. Tagus ne l'eût point échangé pour le Pactole de Méonie, les lacs de Lydie ou les plaines arrosées par les flots d'or que roule l' Hermus avec ses graviers jaunis par ce métal.

160- Ce prince était toujours le premier au combat, et le dernier à quitter ses armes. Quand, à demi levé, il lançait son coursier rapide, ni l'épée, ni, de loin, la javeline n'étaient capables de l'arréter. Il voltigeait triomphant sur le front de la bataille, et les deux partis reconnaissaient Tagus à ses armes dorées. A la vue de son maître suspendu au bois fatal et défiguré par la mort, un des serviteurs de ce prince dérobe secrètement son arme chérie, vole à la tente d'Asdrubal, se jette impétueusement sur lui, et de son glaive frappe deux fois le féroce Africain. Cependant les Carthaginois frémissent de rage. Troublé par la peur, ce peuple que réjouit la vue du supplice, accourt en foule, apportant les instruments de torture. Rien n'est oublié, ni les charbons ardents, ni le plomb fondu, ni les fouets dont les coups innombrables mettent en lambeaux le corps de la victime, ni les bourreaux vengeurs, ni les lames brûlantes dont on le perce jusqu'à la moelle, ni le feu dont on fouille ses blessures, supplice horrible à voir et à retracer! Disloqués par un raffinement de barbarie, les membres du malheureux s'allongent au gré des bourreaux; tout son sang s'échappe; et ses os embrasés se liquéfient sous ses muscles.
Son âme cependant demeure inébranlable; il se montre supérieur à la douleur, et se rit des tourments comme s'il n'en était que le spectateur; il plaint la fatigue des exécuteurs, et demande à grands cris à expirer sur la croix comme son maître. Pendant que cette malheureuse victime brave ainsi le sacrifice d'expiation, l'armée, consternée de la perte de son général, n'a qu'une voix en faveur d' Annibal, que les soldats frémissants réclament à l'envi. Les coeurs s'enflamment, d'une part, au souvenir de la valeur du père qu'ils ont vu; de l'autre, au bruit, répandu dans la multitude, de la guerre éternelle jurée aux Romains ; enfin, sa jeunesse vigoureuse, propre aux entreprises, sa noble vivacité, son esprit armé de ruses, son éloquence naturelle les transportent. Avant tous les autres, les Libyens le proclament général : après eux, les peuples des Pyrénées et le belliqueux Ibère. Aussitôt s'élève dans son âme aveuglée la présomption que tant de terres et tant de mers devaient irrévocablement céder à son empire. La Libye d'abord, brûlée par les vents du midi et les feux du soleil, se présente sous le signe enflammé du Cancer, soit qu'on la prenne pour une grande portion de l'Asie ou pour la troisième partie du monde. Sa limite, vers les roses de l'Orient, est le fleuve des Lagides, qui va par sept embouchures grossir la mer du tribut de ses eaux. Du côté où ses plaines plus tempérées regardent les deux Ourses, Hercule l'a séparée, par un détroit, de l'Europe peu éloignée, que l'on découvre des hauteurs les plus voisines. Au-delà, la mer s'oppose au passage, et Atlas ne permet pas à la Libye de s'étendre plus loin, Atlas qui ferait crouler le ciel s'il retirait sa tète. Cette tête couronnée de nuages soutient les astres, et porte éternellement la masse du monde. Sa barbe est hérissée de glaces. Sur son front une nuit effroyable est répandue par l'effet des pins serrés qui le couvrent; les vents déchaînés ravagent ses tempes creusées par leur fureur; et de sa bouche orageuse s'échappent à gros bouillons des fleuves impétueux. Ses bras, pareils à deux rocs sur ses flancs, font écumer les vagues en furie; et, lorsque Titan fatigué pousse sous les ondes ses coursiers hors d'haleine, c'est dans ce gouffre fumant qu'ils ensevelissent son char de feu. Dans le prolongement de ses déserts uniformes, l'Afrique a son sol brûlant infecté des poisons de mille monstres différents. Heureuse dans les autres parties, une douce température y fertilise les grasses campagnes. Là ses blés ne le cèdent point à ceux d'Enna, et ses travaux des champs égalent ceux de Pharos. C'est dans ces plaines que le Numide vagabond lance ses chevaux sans connaître l'emploi du mors. Il fait jouer entre leurs oreilles une verge mobile, et le coursier obéit, aussi docile qu'à un frein gaulois. Cette terre est la patrie d'un peuple guerier; elle a produit des chefs redoutables; mais sans la ruse elle se fie rarement à son épée.

220- La seconde moitié de l'armée d'Annibal comprenait les cohortes espagnoles, troupes auxilières venues en foule dans son camp, et que les trophées de son père lui avaient attachées en Europe. Ici les coursiers belliqueux font retentir la plaine de leurs hennissements: là, attelés aux chariots deguerre, ils s'élancent fougueux; et jamais l'axe brùlant d'un quadrige à Elide ne fut plus rapidement emporté. Ces peuples, prodigues de la vie, ne craignent pas de hâter le moment de la mort. Dès qu'ils ont passé l'âge florissant de la vigueur, il ne peuvent supporter les ans, et dédaignent de connaître la vieillesse.
Ils tranchent alors le fil de leurs jours de leur propre main. Dans ces lieux, la terre, féconde en métaux de toute espèce, fait pâlir les veines de l'Electre par un double emprunt, et dans ses flancs la cruelle recèle les semences du fer homicide, tandis que le ciel y cache la cause de tous les forfaits. L'avare habitant des Asturies sait malheureusement pénétrer jusqu'aux plus profonds abîmes de son sein, pour en sortir aussi jaune que l'or qu'il en arrache. Là encore lutteraient avec toi, riche Pactole, et le Douro et le Tage, et ce Léthé qui roule ses sables brillants à travers le pays des Graviens, rappelant à ces peuples le fleuve d'oubli du Tartare.
Le sol ne s'y refuse pas aux dons de Cérès, il ne repousse point ceux de Bacchus; nulle part même l'arbre de Pallas ne s'élève avec plus de vigueur. Dès qu'Annibal voit toutes ces nations rangées sous ses drapeaux, et que le commandement lui en est confié, aussi adroit que son père, il sait gagner tous les esprits. Le décret du sénat, il le fait violer, soit par la crainte de ses armes, soit par des présents : il est le premier à tous les travaux, le premier à marcher à pied comme un fantassin; il sait prendre sa part de l'ouvrage, s'il est besoin d'élever un retranchement à la hâte; il n'omet rien de ce qu'il sait capable d'encourager à bien faire. Cédant à peine au sommeil, il passait la nuit sous les armes, souvent n'ayant d'autres lit que la terre. Vêtu du simple sayon des soldats, il luttait avec eux de fatigue et de privations.

250- S'il marchait devant ses innombrables colonnes, son air martial imposait l'obéissance; alors, tête nue, il savait braver les fureurs de l'orage et les plus effroyables tempêtes. Les Carthaginois étonnés, les phalanges d'Asturie interdites, le virent affronter Jupiter lançant ses foudres, et, en dépit du tonnerre et des orages, du feu jaillissant de la nue, et de la lutte des vents déchaînés, passer intrépide sur son coursier tremblant. D'autres fois l'ardent Sirius ne pouvait abattre son courage infatigable sous les tourbillons de poussière qui couvraient son armée. Lorsque la terre entr'ouverte était desséchée par les rayons ardents du soleil, dont le globe enflammé au milieu de sa course semblait allumer dans l'air un vaste incendie, il eût rougi de se retirer comme une femme sous l'ombrage qu'il eût rencontré.

260- Pour s'exercer à supporter la soif, s'il rencontrait un ruisseau, il s'en éloignait. De même, le plus fougueux coursier était celui dont il saisissait les rênes pour le dresser aux combats : on le voyait alors déployer avec satisfaction la vigueur de son bras et faire voler la mort. Un fleuve inconnu s'offrait-il? Il le passait à la nage malgré les écueils retentissants, puis, de l'autre bord, il appelait ses troupes. C'est ainsi qu'au moment d'un assaut, il paraissait le premier sur les remparts, et que, mille fois, au plus fort de la mêlée, partout où se portait son fer rapide, la terre se rougissait d'une longue traînée de sang. Annibal presse donc les Destins : et fermement résolu à rompre le traité fait avec Rome, il sourit en même temps à l'idée qu'il peut l'envelopper dans une guerre terrible, et, des extrémités de la terre, ébranler le Capitole. Sagonte, la première entendit en tremblant le clairon devant ses portes : cette attaque était le prélude de la guerre plus sanglante que le général carthaginois brûlait de commencer. Cette place, dont les murs bâtis par Hercule, s'élevaient près du rivage de la mer sur la douce pente d'une colline, tirait son nom de l'illustre Zacynthe, inhumé sur la montagne. Ce fier compagnon d'Hercule ramenait ses troupes à Thèbes après la défaite de Gérion, en célébrant cet exploit fameux, car le triple monstre avait trois vies, trois mains armées pour un seul corps, et trois têtes sur autant de cous.

280- La terre n'a produit que celui-là, qui ne pût finir par une seule mort, et dont lesParques inflexibles aient prolongé le troisième fil en coupant les deux autres. Zacynthe triomphant étalait ses dépouilles; vainqueur, il conduisait à une fontaine les bœufs enlevés à Gérion, quand tout à coup un serpent, sur lequel il a posé le pied, ouvre sa gueule gonflée des poisons qu'enflamme l'ardeur du soleil, et lui fait une blessure mortelle. Le héros argien tomba renversé dans les champs d'Ibérie. Bientôt des fugitifs, poussés par un vent du midi, arrivèrent de cette île qu'entoure la mer Ionienne, et qui formait autrefois la plus grande portion du royaume de Laerte, l'île de Zacynthe. Ces faibles commencements furent agrandis par une colonie de jeunes Dauniens sans asile, sortis d'une ville habitée par une population guerrière. Ardée, qui ne pouvait plus contenir ses habitants trop nombreux. Ces peuples devaient être libres, selon le traité fait avec Carthage : la gloire de leurs ancêtres était reconnue, et les Carthaginois devaient s'abstenir de paraître en maîtres sous leur murs. Annibal, ayant donc violé la paix, investit la ville de ses ardents bataillons, et la cavalerie ravage au loin la campagne. D'abord, secouant la tête, le terrible Africain fait lui-même le tour des murailles sur un coursier rapide, et, mesurant de l'oeil les habitations où règne la terreur, ordonne qu'on lui ouvre à l'instant les portes, et qu'on abandonne les remparts. Quel profit pour eux dans une alliance lointaine, quand l'ennemi les tient assiégés? L'Ausonie est si loin! et, s'ils sont réduits de vive force, plus d'espoir.
Les décrets de ces graves sénateurs, les lois, la foi et la justice, les Dieux même, tout est dans le bras d'Annibal. A l'instant, le bouillant Carthaginois confirme ses paroles en lançant un javelot contre les murs. Le fer atteint, à travers son armure, Caïque, debout sur le rempart, et qui s'y agitait en vaines menaces. Il tombe percé de part en part; et son corps roulant du haut des murailles rapporte, en mourant, au vainqueur le fer tiédi dans sa blessure:

310- Les Carthaginois l'accompagnent de leurs clameurs, et, suivant l'exemple de leur chef, obscurcissent l'air d'une nuée de traits lancés sur la ville. Le nombre des combattants n'empêche pas de remarquer toutes les actions d'éclat : chaque soldat veut rendre son chef témoin de sa bravoure, comme s'il était seul à combattre. Celui-ci lance une grêle de balles avec une fronde baléare. Trois fois il ramène autour de sa tête l'étroite lanière, l'enlève d'un effort, et soudain se dérobe dans les airs le plomb abandonné aux vents. Celui là, de son bras nerveux, fait résonner le caillou qu'il balançait; d'autres, à l'aide d'une courroie, brandissent et lancent le javelot. Au premier rang se distingue Annibal, que l'on reconnaît à son armure africaine. antôt plongeant une torche dans la poix fumante, il la jette tout enflammée sur les murs; tantôt ce sont des pieux, des javelots, des pierres, qu'agite tour à tour sa main infatigable; à ces armes succèdent parfois des flèches, trempées dans le poison d'une hydre et portant deux fois la mort, qu'il décoche en épuisant son carquois perfide.
Tel on voit le Dace, au pays du Gète belliqueux, montrer sa joie féroce en trempant dans les poisons de sa contrée les flèches qu'il va lancer inopinément sur les bords du fleuve au double nom.
Annibal médite alors de ceindre la colline d'une circonvallation de tours, et d'enfermer la ville dans de nombreux bastions. O divinité si chère aux âges anciens, et qu'on ne connaît plus que de nom, foi des serments! tu soutins dans sa fermeté cette jeunesse persévérante, alors même que tout espoir d'échapper lui était ravi à la vue de ces remparts élevés devant ses murs! Oui, à leurs yeux, c'était une fin digne du Latium, que Sagonte pérît en demeurant fidèle. Tous à l'instant redoublent de courage et d'activité. Un nerf tendu sur la baliste phocéenne, tantôt lance en sifflant des pierres énormes, tantôt, variant sa charge, projette, en guise de trait, un arbre entier garni de fer, qui répand le désordre dans les bataillons ennemis. Des deux côtés retentissent des cris perçants: la lutte des deux armées est aussi terrible que s'il s'agissait du siège de Rome.

340- Bientôt Annibal s'écrie : "Peuples innombrables, nés le fer à la main, resterons-nous à ce poste devant un ennemi captif? Rougissez de vos premiers efforts: rougissez de ce présage; voilà donc cette rare valeur, ces prémices de courage qu'attendait votre général. Est-ce par un tel exploit que nous nous préparons à remplir l'Italie de notre renommée? Est-ce là le prélude des combats qu'il nous faudra livrer?" Enflammés par ce discours, les esprits s'animent. L'âme d'Annibal est descendue au fond des coeurs, elle les agite, les excite à l'idée de combats ultérieurs. Soudain les assiégeants gravissent les murs; ils en sont précipités, et leurs mains coupées y restent cramponnées après leur chute. Alors un rempart s'approche, menaçant les murailles, et chargé de combattants qui dominent la ville. Annibal arma ces guerriers que protège la machine qui les renferme, et ils doivent, par les portes qu'on y a placées, repousser l'ennemi qui d'ordinaire met en jeu les cent bras de la phalarique. C'est un chêne d'une masse énorme, choisi sur la crête glacée des monts Pyrénées, et hérissé de mille pointes de fer. Cet épouvantable appareil renverserait seul des murailles. Il est en outre enduit de poix, et frotté d'un soufre noir, que l'on allume. Semblable à la foudre, il part des murailles, et fend les airs, sillonnés par la flamme tremblante. Telle la chevelure rougeâtre d'un météore ardent éblouit les yeux quand il tombe rapidement vers la terre, à travers l'immensité du ciel. plusieurs fois Annibal interdit fut témoin de son choc rapide emportant dans les airs ses soldats mis en pièces et leurs membres fumants. D'autres fois, s'attachant aux flancs d'une énorme tour, elle l'enveloppait d'un tourbillon de flammes, ou, mettant le feu aux ouvrages dont l'assiégeant se faisait un abri, elle l'accablait sous des débris embrasés. Les Carthaginois rapprochent enfin leurs armes et forment la tortue. Ils arrivent au pied de la muraille, qu'ils sapent sous la voûte obscure de leurs boucliers, et bientôt sa chute va ouvrir une large voie. Cédant sous l'effort, ils tombent à la fois avec un fracas horrible, ces magnifiques travaux d'Hercule; et leurs débris énormes, en se détachant, vont frapper le ciel d'un mugissement effroyable.
Ainsi, sur le sommet des Alpes, on voit des masses qui fendaient les nues, s'affaisser sous leur poids, et leurs débris entr'ouvrir la montagne retentissante. Le rempart précipitamment renversé n'est plus qu'un monceau de ruines, qui seraient un obstacle à l'ardeur des combattants, si de part et d'autre ils ne brûlaient déjà de se mesurer sur la brèche même. A la tête des assiégés parait Murrus, distingué de tous les autres par sa brillante jeunesse. Issu des Rutules, du côté de son père, et des Grecs, par sa mère, il réunit en lui le sang de Zacynthe et de l'Italie.

380- Dès que ce guerrier voit Aradus appelant à grands cris ses compagnons, il profite, pour percer son ennemi et arrêter son élan, d'un effort que fait celui-ci dans la mêlée, et qui ouvre, entre son casque et sa cuirasse, un passage pour le trait mortel. Puis, le tenant renversé sous lui, le trait dans la gorge, il l'accable de ses reproches: "Perfide Tyrien, dit-il, te voilà étendu. Tu allais sans doute monter le premier au Capitole. Ton audace a-t-elle pu former ce désir? Fais maintenant la guerre au dieu du Styx". A ces mots , bouillant de colère, il plonge sa lance dans l'aine de l'Ibère renversé, et foule aux pieds sa bouche haletante, en s'écriant : "C'est ainsi que vous allez vous rendre à Rome, guerriers redoutables ! Courage, hâtez-vous". Aradus mourant semble vouloir faire un dernier effort : Murrus aussitôt saute sur les armes de son ennemi; il saisit son bouclier, et, dans son flanc sans défense, il plonge tout son glaive.
Aradus, possesseur d'un vaste champ, riche en troupeaux, mais que la renommée ne devait pas illustrer, s'occupait auparavant à poursuivre les bêtes sauvages avec des flèches ou avec le javelot. Heureux, hélas! si, content d'une vie obscure, il n'eût manié l'arc que dans les bois de son pays! Ladmus, ému à ce spectacle, se présente pour le venger. Murrus lui sourit d'un air menaçant : "Va, dit-il, apprendre aux mânes d'Amilcar quelle est la main qui, après avoir immolé d'obscurs combattants, doit bientôt réunir Annibal à ses soldats morts". En même temps il se dresse, et le frappe en laissant retomber le glaive sur le panache du cimier de son casque.
Les os se dispersent brisés avec bruit, malgré l'enveloppe qui les protégé. Après Ladmus, il renverse Chrémès, dont le front est ombragé d'une chevelure vierge, que son épaisseur fait ressembler à une coiffure; puis Masulus Karthalo, dont la robuste vieillesse, redoutable encore dans les combats, apprivoisait sans crainte les lionnes au milieu de leurs petits, et dont le bouclier représentait dans ses ciselures l'urne penchante du fleuve Bagrada; enfin, le Nasamon Hyempsal, ce pirate voisin de la grande Syrte, assez hardi pour arracher du sein des flots les navires brisés par la tempête.

410- Tous ils tombent sous le glaive, abattus par son bras furieux. Après eux, tombe le savant Athyr, qui enlevait aux serpents leurs poisons cruels, et endormait, en les touchant, les dangereuses vipères ; ou qui, par l'épreuve du céraste, éprouvait les enfants d'une légitimité douteuse. Et toi, qui dans les bocages sacrés allais apprendre la volonté des dieux, Libyen, au casque orné de cornes recourbées, Iarbas! tu mords aussi la poussière, hélas! malgré tes murmures contre Jupiter, dont les oracles menteurs te promirent tant de fois un heureux retour! Déjà les corps amoncelés exhaussaient les ruines du rempart, fumant du sang noir répandu dans ce carnage. En ce moment, Murrus appelle à grands cris le chef des Carthaginois à un combat singulier. Tel le sanglier impétueux, poursuivi par une meute de Sparte, forcé d'abandonner son bois aux approches des chasseurs, hérisse ses poils sur son dos et s'apprête à un dernier combat. Ses mâchoires ensanglantées s'agitent dans la bave, et, gémissant, il déchire à coups redoublés les filets des chasseurs. De l'autre côté de la ville, les assiégés avaient fait une sortie imprévue, comme si aucun trait ni aucun bras n'eût pu les repousser ni les frapper. Annibal, confondu au milieu des bataillons, porte partout sa bouillante fureur, et brandit cette épée que Témisus, né sur le rivage des Hespérides, lui avait, depuis peu, forgée dans un feu magique. Ce vieillard, poète renommé, savait, par des enchantements, donner à l'acier la trempe la plus dure. C'est avec moins de rapidité que Mars est emporté dans les champs de la Thrace par son char de guerre, qu'il fait étinceler le fer dont il terrassa les Titans, ou la guerre qu'il annonce par le souffle de ses belliqueux coursiers et le bruit de son essieu retentissant. Déjà Hostus, Pholus le Rutule, le haut Métiscus, Lygdus et Durius, ainsi que le blond Galesus, puis les deux frères Chromis et Gyas sont descendus chez les ombres.

440- Daunus lui-même, dont l'éloquence persuasive n'a point de rivale au barreau dans l'art de remuer les esprits par la parole, Daunus, défenseur des lois, aussi ardent qu'ingénieux, a osé accompagner son dard de ces paroles méprisantes : "Insensé Tyrien! à quels excès te portent les furies de ton père! Ce ne sont pas ici des murs sidoniens, cimentés, par la main d'une femme, sur un terrain acheté à prix d'argent. Ce rivage n'est pas un sable cédé, mesuré à des fugitifs; tu vois des remparts bâtis par les dieux mêmes, et rehaussés d'une alliance avec Rome".
Tandis que Daunus déclame ainsi sur le champ de bataille, Annibal, d'un élan rapide, le saisit, l'enlève du milieu de ses guerriers, et, jusque sous leurs traits, lui fait lier les mains derrière le dos, et ordonne qu'on le mette à mort en prolongeant ses tortures. En même temps, il adresse les plus vifs reproches à ses soldats, ordonne de porter en avant les étendards, et, tout furieux, montre le chemin â ses troupes à travers les monceaux de victimes et les corps gisants dans le carnage. Il appelle chacun par son nom, et leur fait la promesse impie du pillage de la ville encore debout. Soudain plusieurs des siens viennent, tout troublés, lui apprendre que de l'autre côté de la ville la lutte est sanglante et ses résultats malheureux; et que Murrus est visiblement favorisé des dieux ce jour-là. A l'instant, transporté de rage, il accourt comme un homme en démence, abandonnant l'attaque furieuse qu'il avait commencée.

460- L'aigrette étincelante qui s'agite sur son casque, semble porter la mort. Ainsi la queue flamboyante d'une comète jette l'épouvante dans les contrées barbares, où plongent ses feux couleur de sang. Le torrent de lumière rougeâtre qui s'élance du foyer, a occupé tout le ciel : et l'astre sinistre, qui scintille au loin, présage aux humains leur ruine prochaine. Les traits, les étendards, les bataillons, laissent un libre passage à l'impétuosité d'Annibal. Les deux armées en présence sont saisies de frayeur. Le fer brillant de sa pique jette un éclat terrible; son bouclier rayonne au loin. Ainsi la crainte glace le cœur du nautonnier tremblant, lorsque les flots de la mer Égée, soulevés jusqu'aux cieux par le Corus au vaste murmure, se porte en mugissant sur le rivage, et que, poussé par le vent qui courbe les ondes, il va fondre au-delà des Cyclades épouvantées. Rien n'arrête Annibal : ni les traits dirigés contre lui seul du haut des murailles, ni les brandons fumants qui tombent à ses pieds, ni les pierres que les machines font pleuvoir. Dès qu'il aperçoit le casque brillant de Murrus, et ses armes d'or dans lesquelles le soleil se réfléchit, malgré le sang qui les couvre, il s'écrie avec fureur :
"Voila donc ce fléau de la fortune carthaginoise, ce Murrus qui seul arrête mes vastes projets, et retarde ma guerre contre les Romains!

480- Connais maintenant la vanité de l'alliance qui t'unit à eux, et la vaine barrière de l'Ibre. Garde pour toi l'équité, l'inviolable bonne foi, et laisse-moi les dieux qui voient le parjure". Murrus lui répond : "Perfide! te voilà enfin ! Depuis longtemps je voulais me mesurer avec toi, et j'attendais impatiemment ta tête. Reçois donc la juste punition de ta mauvaise foi; et va chercher l'Italie par le séjour des ombres. Il y a loin d'ici chez les descendants de Dardanus : le trajet serait trop long par les neiges des Pyrénées et des Alpes; mon bras va t'épargner ce passage". Cependant Murrus voit son ennemi s'approcher, se fiant sur l'avantage que lui donne l'escarpement; il saisit une pierre énorme arrachée des ruines, et pendant qu'Annibal monte avec effort, la précipite sur sa tête. La pierre ainsi lancée d'en haut fend rapidement l'air. Annibal ébranlé fléchit sous ce débris de muraille. Bientôt la honte l'enflamme, et, sentant ce que peut son courage malgré le désavantage du lieu, il lutte en frémissant contre sa blessure, gravit les décombres qui arrêtent ses efforts, et se trouve en face de son ennemi. Plus près alors, Murrus est ébloui par l'éclat de ses armes. Il le voit, s'avançant de toute son impétuosité: soudain il se trouble; il s'imagine être investi par les bataillons impétueux des Carthaginois, ou plutôt que tout, le camp ennemi vient l'assaillir. La peur a doublé pour lui la taille de son adversaire. Mille bras lui semblent s'élever à la fois avec mille épées éclatantes, et une nuée d'aigrettes s'agiter sur le casque. Les deux armées poussent ensemble un cri affreux, comme si Sagonte était la proie des flammes. Murrus, épouvanté sent ses membres raidis à l'aspect de la mort imminente, et fait entendre ces derniers voeux :"Alcide, fondateur de nos murailles, toi, dont les traces sacrées marquent le sol que nous habitons, éloigne de nos foyers la tempête menaçante, si nous avons défendu tes murs avec quelque courage". Tandis qu'il invoque le dieu, les regards tournés vers le ciel :"Vois, lui dit Annibal, s'il n'est pas plus juste qu'Hercule seconde mes grands desseins ? Alcide, craindrais-tu que ma gloire égalàt la tienne ? Invincible comme toi, dès mes premières années, je vais imiter ta valeur: soutiens-moi de ta divinité amie. Rappelle-toi que le premier sac de Troie fut dû à ton bras, et seconde le guerrier qui veut exterminer les descendants des Phrygiens". Il dit, et plonge avec fureur son épée dans les flancs de Murrus. Elle y pénètre jusqu'à la garde; et, en la retirant, son armure est souillée du sang qui jaillit. Après cette chute terrible, la jeunesse de Sagonte se précipite en désordre pour disputer au fier vainqueur la dépouille et le corps de ce guerrier.

520- Les bataillons s'entassent, s'animant à l'envi, et se portent en avant comme une seule masse. Le casque du héros retentit sous les pierres, son bouclier résonne sous l'effort des lances; les coups multipliés des massues, le plomb lancé par mille frondes qui se balancent font voler les panaches des crinières, arrachent les nobles aigrettes qui flottent au milieu du carnage. La sueur coule à grands flots de ses membres : sa cotte d'armes est hérissée des javelots qui s'y attachent; point de relâche pour changer d'armure au milieu d'une nuée de traits. Annibal sent ses genoux faiblir, et ses épaules s'affaissent sous le poids de ses armes. Il ne respire qu'en poussant du fond de sa poitrine des soupirs précipités. Sa bouche desséchée exhale une vapeur épaisse; tout haletant, il laisse entendre un gémissement oppressé, un murmure interrompu sous son casque. Mais le héros dompte ses fatigues par sa force d'âme; il aime à relever sa valeur par le danger, et sait mesurer la gloire à la grandeur du péril. Tout à coup la nue épaisse s'entr'ouvre; un fracas horrible se fait entendre : la foudre a jailli, et la terre en est ébranlée. Jupiter tonne deux fois sur les combattants. Parti de la nue, le trait vengeur de cette horrible guerre, emporté au milieu d'un tourbillon impétueux, va frapper la cuisse d'Annibal, et s'y attache. Roche tarpéienne, montagne, séjour des dieux même; et vous, feux de Laomédon qui brûlez sans cesse sur un autel virginal, hélas! quelles espérances ne vous avait pas données ce trait trompeur, s'il eût atteint plus directement le général furieux! Les Alpes présenteraient encore un rempart impénétrable; et tes bords, ô Trasimène ! n'eussent point fait oublier ceux de l'Allia. Cependant Junon, de la cime des Pyrénées, considérait les premiers faits d'armes et le courage bouillant du jeune héros, lorsqu'elle le voit frappé du trait, elle vole à lui enveloppés d'une nuée obscure, et arrache avec effort de ses os le fer énorme qui s'y est fixé. Annibal cache avec son bouclier le sang qui coule sur ses membres; sa marche est appesantie; ses efforts presque inutiles. D'un pas chancelant et mal assuré, il quitte lentement la brêche.
Bientôt la nuit couvre la terre et les mers de ses ombres si désirées, et sépare les combattants en leur dérobant le jour. L'infatigable assiégé veille, et passe la nuit à relever son rempart. Pressé par le danger, chacun s'enflamme; le péril a ranimé les forces; les enfants, les faibles vieillards, les femmes même, dans ce malheur, s'empressent d'offrir leurs bras. Le soldat, malgré ses plaies saignantes, porte les pierres; de leur côté, les anciens et les plus illustres vieillards ne restent pas oisifs. Ils s'assemblent; des députés sont choisis. On les presse, on les supplie de se dévouer aux besoins de la patrie, de sauver leurs concitoyens en implorant le secours du Latium pour ses alliés en péril. "Partez, leur dit-on, forcez de voiles et de rames, tandis que le tigre blessé s'est renfermé dans son camp.

570- Profitons des instants dérobés aux combats. C'est à travers les dangers qu'il faut marcher à la gloire. Partez, déplorez votre fidélité inviolable, nos murs près de crouler, et rapportez de votre ancienne patrie de meilleures destinées ; avant tout, revenez tandis que Sagonte subsiste encore".
D'un pas précipité ils se rendent au rivage, et la voile, enflée par le vent, les emporte sur les ondes. Déjà l'épouse humide de Tithon chassait le sommeil; ses coursiers flamboyants touchaient la crête des montagnes qui retentissaient de leurs hennissements, pendant que la déesse agitait ses rênes de roses. L'assiégé, sur la brèche relevée, montre avec orgueil son rempart couvert de tours, ouvrage de la nuit. Toute hostilité a cessé. Le Carthaginois affligé a suspendu le siège; son ardeur belliqueuse est amortie. Il ne songe plus qu'à son général, qu'il voit en danger. Cependant les Sagontins, qui fendaient au loin les ondes, apercevaient sur les eaux les colonnes d'Hercule et la cime des rochers de Monaco, qui commençaient à s'élever. Sur ces écueils horribles, Borée, du fond de la Thrace, vient seul établir son cruel empire, et bat sans cesse de son souffle glacé les flots qui les baignent. Tantôt déployant ses ailes bruyantes, il ébranle les cimes des Alpes; tantôt, accourant des climats glacés de l'Ourse, il fait taire tous les autres vents par sa furie. La mer emportée en tourbillon fait mugir ses ondes écumantes, et les monts disparaissent sous le flot énorme qui les couvre. D'autres fois, il se déchaîne sur le Rhône ou sur le Rhin, dont les eaux jaillissent jusqu'aux cieux. Après avoir évité les fureurs de l'impitoyable Borée, ils s'entretiennent, tout affligés, des dangers de la terre et de l'onde, et se demandent quelle sera l'issue de ces événements. « O patrie! ô séjour que la fidélité de tes habitants rendra célèbre, en quel état les destins t'ont-ils réduit ! Tes saints remparts sont-ils encore sur tes collines ? ou cette illustre cité, juste ciel! n'est-elle plus que cendre et poussière:' Dieux! faites souffler les vents les plus rapides, et dirigez-les dans nos voiles; si le Carthaginois, la flamme à la main, n'a pas encore insulté au faîte de nos temples, si nous pouvons espérer du secours des flottes de l'Italie". Ainsi, baignés de larmes, ils gémissaient jour et nuit : enfin leur vaisseau aborde au rivage des Laurentins, près de l'embouchure où le Tibre, grossi des eaux de l'Anio, précipite dans la mer ses eaux jaunissantes. Bientôt ils se voient dans Rome, au sein des familles de leurs ancêtres. Le consul convoque l'auguste assemblée:

610- ces pères conscrits, heureux dans leur pauvreté irréprochable, ces grands noms ennoblis par la gloire, ce sénat que ses vertus égalaient aux dieux. Tous ces héros, c'est leur grand coeur qui les distingue, c'est leur amour sacré pour la justice. Ils sont fiers de leurs vêtements grossiers, de leur table frugale. Leur main n'est pas moins habile à manier la lance que la charrue. Contents de peu , ils savaient se passer des richesses, et revenaient souvent vers leurs modestes pénates sur un char de labour. A l'entrée du temple et sur le seuil même de la porte, on voyait les trophées de la valeur militaire, les chars captifs, les armes enlevées aux généraux ennemis, les haches meurtrières, les boucliers que le fer avait percés, les épées encore teintes de sang : là étaient suspendues les barres arrachées des portes des villes. Ici les proues des vaisseaux carthaginois attestaient leurs guerres, les combats livrés près des îles Égates, et la soumission de la Libye, chassée de toutes les mers. Là, parmi les casques des Sénonais, se trouvaient cette épée qui avait servi, arbitre injuste, à faire le contrepoids de l'or; et l'armure de Camille, autrefois portée en triomphe, après qu'il eut chassé les Gaulois du Capitole; plus loin, les dépouilles du descendant d'Achille, les étendards épirotes, les aigrettes hérissées des Liguriens ; les boucliers de cuir brut enlevés aux Espagnols, et les javelots de l'habitant des Alpes. Mais quand le lugubre aspect des députés eut prouvé leur désastre et les horreurs de la guerre, on crut voir apparaître Sagonte, se levant tout éplorée pour réclamer du secours. Le vieux Sicoris, d'une voix pleine de tristesse, prend la parole : "Nation célèbre par ton inviolable intégrité, et que les peuples soumis par tes armes reconnaissent comme issue du sang d'un dieu, ne pense pas que nous ayons traversé les mers pour un léger dommage. Nous avons vu notre patrie assiégée et nos murs près de crouler. Nous avons vu Annibal, cet enfant des flots en furie, qui reçut le jour au milieu des bêtes féroces. Dieux! puissiez-vous arrêter loin de ces murs et briser sous nos efforts le bras fatal du jeune téméraire!
Avec quelle force il fait siffler une lance dans les airs ! qu'il est redoutable et grand sous les armes! Au-delà des Pyrénées il a passé l'Èbre; dans sa fureur il a soulevé Calpé ; il traîne sous ses drapeaux tous les peuples, infortunés habitants des sables des Syrtes, et médite la conquête d'une cité plus fameuse. Ce flot écumant qui s'élève au sein des mers, si vous tardez à l'arrêter, viendra se briser contre vos villes ! ne pensez pas qu'après ces grands mouvements, après avoir brisé vos traités, le fer à la main, ce jeune audacieux, qui a juré la guerre où il se précipite, se borne à imposer des lois à Sagonte vaincue. Hàtez-vous, guerriers, arrêtez les progrès de cet incendie, de peur que des mesures tardives ne soient impuissantes contre un péril que le temps doit augmenter. Mais quand rien ne pourrait vous effrayer, quand le feu de la guerre, encore étouffé, ne lancerait pas au loin la fumée, pourriez-vous refuser de tendre une main amie à Sagonte, votre alliée, du même sang que vous? Toute l'Ibérie, les bandes rapides du féroce Gaulois, la Libye altérée, sortie de ses climats brûlants, tant d'ennemis enfin vous menacent!

660- Conservez, nous vous en conjurons par les Rutules, nos ancêtres, longtemps chers à vos coeurs, par les lares de Laurentum, les dieux de Troie, votre mère chérie; conservez des alliés fidèles qui ont échangé, malgré eux, les murs d'Ardée contre la colline du dieu de Tirynthe. Ne vous étes-vous pas fait une gloire de secourir Zamlé contre les armes du tyran de Sicanie? Ce fut vous qui protégeâtes la Campanie en chassant les Samnites, exploit digne de vos aïeux du Sigée. Sources sacrées, ondes secrètes du Numicius, je vous atteste ici, moi, ancien habitant de la Daunie! Lorsque la populeuse Ardée renvoyait ce surcroît de ses enfants, j'ai porté au-delà des Pyrénées la religion, le sang, les pénates de mon aïeul Turnus et le nom des Laurentins. Serai-je aujourd'hui méprisé comme un membre retranché du corps auquel il appartenait ? pourquoi votre sang serait-il puni d'une ancienne alliance?" A ces mots, les députés, spectacle lamentable, laissent tomber leurs mains, déchirent leurs habits lugubres, et se prosternent sur la terre qu'ils tiennent embrassée.
Les sénateurs agitent des projets divers, et de profondes réflexions remplissent leurs âmes. Lentulus, croyant voir déjà les murs de Sagonte embrasés, voulait qu'on appelât le jeune Tyrien pour le punir, et qu'en cas de refus on ravageât le territoire de Carthage, le fer et la flamme à la main. Mais Fabius, qui considérait l'avenir avec prudence, qui ne donnait rien au hasard, qui évitait de provoquer l'ennemi inconsidérément, Fabius, ce général habile, surtout à faire la guerre sans que le fer fùt tiré, veut que dans une affaire aussi grave, on sache d'abord si c'est la fureur d'Annibal , qui lui a fait prendre les armes, ou si c'est de l'avis des sénateurs qu'on a porté les drapeaux en avant. Il conseille de choisir une députation qui rapporte une réponse formelle. Le prévoyant Fabius, en laissant tomber ses mots d'un air inspiré, ne pressentait que trop l'imminence de la guerre. Tel, assis sur la poupe, un pilote vieilli dans l'expérience a distingué les signes précurseurs du Corus, qui va fondre sur son vaisseau, et à l'instant il fait ferler les voiles.

690- Cependant les larmes, la douleur, la colère portent toute l'assemblée à précipiter l'arrêt caché du destin.
Le sénat nomme des députés : ils se rendront au camp ennemi. Si Annibal, au mépris des traités, persiste dans son entreprise hostile, ils iront droit à Carthage et se hâteront de déclarer la guerre à ce peuple parjure, qui méconnaît les dieux.

LIVRE DEUX

Déjà le vaisseau romain, poussé sur les flots d'azur, apportait les ordres menaçants du sénat magnanime et deux des premiers patriciens.
L'un, Fabius, issu du sang d'Hercule, rappelait les trois cents Fabiens, ses aïeux, que la fureur imprévue de Mars avait enlevés en un seul jour, lorsque la fortune, contraire à leur vaillance, teignit de leur noble sang les rives de Crémère. On lui avait donné pour collègue, avec un pouvoir égal, Publicola, Spartiate d'origine par le grand Volésus : son nom fameux rappelait son amour pour le peuple, et il faisait remonter ses titres à son trisaïeul, l'un des deux premiers consuls.
Les ambassadeurs sont à peine entrés dans le port, les voiles repliées, qu'Annibal est instruit du message dont ils sont chargés. Au milieu de la guerre, le sénat réclame bien tard le châtiment de celui qui la fait, et le maintien de la paix et du traité. Aussitôt le chef carthaginois ordonne à ses escadrons armés d'agiter sur le rivage leurs étendards menaçants, leurs boucliers encore tout ensanglantés, et leurs piques rougies dans le carnage. "Il n'est plus temps de s'expliquer, s'écrie-t-il , quand le son de la trompette tyrrhénienne, quand les cris des mourants retentissent de toutes parts. Tandis qu'ils le peuvent encore, que ces députés se rembarquent, et n'aillent pas s'enfermer inconsidérément avec les assiégés. Ils n'ignorent pas ce que peuvent des soldats animés par le carnage, à quels excès s'emporte la colère, et ce qu'ose le glaive une fois tiré". Ainsi parle Annibal. Les députés, chassés du port où on leur interdit de s'arrêter, reprennent la mer, et cinglent vers Carthage pour s'adresser au sénat.
Alors le Carthaginois, montrant de la main le navire qui déployait ses voiles en pleine mer."O Jupiter!" s'écrie-t-il, "c'est ma tête, oui, c'est ma tête, que ce vaisseau va demander. Esprits aveugles! coeurs enflés par l'orgueil! c'est Annibal en armes que Rome criminelle veut qu'on lui livre !

30- Je me présenterai moi-même: tu me verras, sans qu'on l'exige, avant de t'y attendre tu trembleras pour tes amis, pour tes propres foyers, cité orgueilleuse qui prétends couvrir de ton bras les villes étrangères. Romains, montez une seconde fois sur la roche Tarpéienne, vous le pouvez : fuyez à travers les rochers à pic de cette citadelle élevée: vous n'y rachèterez plus votre sang captif au prix de l'or". Ces paroles enflamment le soldat : son ardeur guerrière se tourne en fureur. Dès lors, un nuage de traits dérobe le ciel aux regards, et les tours retentissent sous une grêle épaisse de pierres. Les bataillons brûlent de commencer l'attaque de la ville, tandis que le vaisseau fugitif peut encore en voir les murs et être témoin de l'assaut. Annibal découvre la blessure qu'il a reçue, et, d'une éminence, adjure ses soldats furieux d'en tirer la vengeance promise.
D'une voix tonnante il réitère ses griefs:"Compagnons! Rome demande ma tête. Fabius ose, de son vaisseau, vous montrer les fers qu'il me destine; et le sénat impérieux nous appelle avec colère devant son tribunal. Si vous regrettez d'avoir commencé cette guerre, si je suis coupable de vous avoir appelé aux armes, hâtez-vous de rappeler le navire romain. J'y consens, livrez-moi, les mains liées, au supplice. Et pourquoi Annibal, issu du sang de l'antique Bélus, environné de tant de bataillons africains ou ibères, se refuserait-il à l'esclavage? Oui, que le Romain règne à jamais sur le monde; que son empire tyrannique s'étende sur tous les peuples et sur tous les âges; et nous, tremblons aux ordres, aux regards de ces maîtres". Le soldat gémit à ces mots, détourne l'augure sinistre sur la race d'Énée, et, par des clameurs, irrite sa propre rage. Parmi les Libyens à la tunique traînante, et au milieu de ces peuples perfides, l'audacieuse reine Asbyte avait amené ses étendards du fond de la Marmarique pour combattre les Romains. Elle était fille d'larbas le Garamante. Celui-ci descendait d'Hammon; et les vastes états soumis à son sceptre comprenaient les antres de Méduse, le Mace, les Battiades brûlés par un soleil excessif, le Nasamon, son compatriote, Barcé toujours aride, les forêts des Autololes, et les rivages dangereux des Syrtes. Enfin le rapide Gétule, dont le coursier ne connaît point de bride, lui obéissait également. Ce prince avait fondé l'espérance de sa maison sur ses amours avec la Nymphe Tritonide : aussi Asbyte faisait-elle remonter sa race à Jupiter son aïeul, et ses titres au bois sacré où ce dieu rendait ses oracles. Restée vierge, et accoutumée au plus strict célibat, elle avait passé ses premières années à chasser dans les forêts.

70- Sa main ne s'était point efféminée à tresser des corbeilles, ni à travailler au fuseau. Comme Diane, elle aimait à vivre d'ans les bois, à presser du talon un coursier rapide, à faire tomber sous ses coups les bêtes sauvages. Telles on voit les Amazones franchir le Rhodope ou le Pangée, aux cimes sourcilleuses couvertes de bois, passer et repasser l'Hèbre, toujours libres du lien de l'hymen, et dédaignant les Ciconiens, les Gètes, le palais de Rhésus, et les Bistoniens au bouclier en forme de croissant. Asbyte magnifiquement vêtue, selon l'usage de sa nation, avait arrêté sa chevelure flottante avec un noeud, présent des Hespérides ; son sein droit bravait à découvert la fureur de Mars : au bras gauche, elle portait dans le combat, comme les Amazones, un bouclier éclatant. Dans sa course rapide, elle embrasait son essieu fumant : ses compagnes l'escortaient, les unes sur un char attelé de deux chevaux, les autres sur le dos des coursiers. Quelques femmes ayant subi le joug du mariage l'accompagnaient aussi; mais sa troupe de vierges était beaucoup plus nombreuse. Tantôt, en tête de l'armée, elle montrait avec orgueil ses chevaux choisis dans ses bourgades lointaines : tantôt, suivant les sinuosités de la plaine, autour du monticule voisin, elle fendait l'air des traits qu'elle lançait sur le faîte de la forteresse. Mopsus ne put souffrir que le javelot d'Asbyte pénétrât tant de fois dans la ville.

90- Du haut des remparts le vieillard décoche ses flèches: l'arc sonne; le trait s'échappe, et le fer ailé vole à travers les airs, portant les blessures et la mort. Mopsus était Crétois. Venu des antres que les Curètes font retentir de leurs cymbales, il avait appris, dès sa plus tendre jeunesse, à jeter au loin l'alarme avec ses roseaux empennés, dans les forêts du mont Dictée. Souvent il abattit l'oiseau qui planait dans des airs : une autre fois il arrêtait dans la plaine le cerf échappé des filets; et l'animal sans défiance tombait sous un coup imprévu, avant même que l'arc eût cessé de siffler. Jamais personne ne mérita mieux que Mopsus d'être l'honneur de la Crète, qui dispute elle-même le premier rang aux archers de l'orient. Cependant, las de soutenir sa pauvreté du produit de sa chasse, la gêne étroite où il se trouvait le força de s'embarquer avec sa femme et ses enfants. Il vint alors, étranger inconnu et cédant à son destin, chercher un asile dans l'infortunée Sagonte. Aux épaules de ses deux fils, Dorylas et Icare, était suspendu un carquois garni de flèches paternelles, armes crétoises qui feront voler l'acier rapide. Mopsus, au milieu des deux frères, tirait à coups redoublés sur les phalanges libyennes. Déjà il avait renversé Garamus, l'audacieux Thyrus, Giscon, l'imberbe Bagas, Lyxus enfin, dont un léger duvet couvrait à peine les joues, et qui ne méritait pas de se voir atteint par un trait aussi sûr : Mopsus soutenait ainsi la guerre, de son carquois inépuisable. Soudain il vise Asbyte, tend son arc contre cette reine, et demande à Jupiter, qu'il a abandonné, de lui être favorable mais ses voeux ne seront pas exaucés. Harpé la Nasamone, oppose son corps au coup dirigé de loin contre la reine, dont elle prévient ainsi la mort. Harpé jetait un cri, lorsque le trait rapide lui entra dans la bouche.

120- Ses soeurs virent les premières le trait sortir derrière sa tête. Asbyte frémit de rage au malheur de sa compagne, soutient son corps qui chancelle, et arrose de ses larmes les yeux mourants de sa chère Harpé. Bientôt elle rassemble toutes les forces que lui donne l'excès de sa douleur, et lance un javelot meurtrier contre les murs. Le trait vole, perce l'épaule de Dorylas, au moment où, faisant toucher les deux bouts de son arc, il mesurait toute l'étendue de sa corde avec l'extrémité de sa flèche, et n'avait plus qu'à lâcher le doigt, pour que le trait fendit les airs. Atteint subitement, le guerrier est précipité du haut des murs : son carquois est renversé; et ses flèches se dispersent dans sa chute. Icare, son frère, était près de lui , muni des mêmes armes. Il pousse un cri, et se dispose à venger la triste destinée de Dorylas. Déjà il saisissait un trait pour le lancer; mais Annibal le prévient par un caillou, qui vole de sa main en tournoyant. Icare est renversé : le froid de la mort a glacé ses membres: sa main mourante rend au carquois le trait à demi tiré. Mopsus, père de ces deux guerriers, saisit trois fois son arc, dans l'excès du chagrin et de la colère; trois fois il laisse tomber ses bras, et la douleur lui dérobe son habileté guerrière. Il se repent trop tard, hélas, d'avoir abandonné sa paisible demeure; et, saisissant avec avidité le caillou qui venait de renverser Icare, il s'en frappe la poitrine. C'est en vain : son âge a affaibli ses forces; il le sent; et, pour mettre fin à de si grandes douleurs , son bras se refusant à le servir, il se précipite du haut d'une vaste tour, tombe la tête la première, et meurt en couvrant de ses membres le corps de son fils. Tandis que cet étranger, venu de Crète, périt dans une guerre qui lui était étrangère, Théron, gardien du temple d'Hercule, et prêtre de ses autels, méditait de nouveaux triomphes à la tête d'un corps d'élite. Déjà il avait surpris et mis en déroute une phalange tyrienne; et, comme un animal furieux, il se précipitait hors des portes restées ouvertes pour le combat. Ce guerrier n'avait ni lance à la main, ni casque sur la tête, mais, plein de confiance en ses forces et en sa vigoureuse jeunesse, il portait le carnage dans les bataillons ennemis, avec une massue qui lui tenait lieu d'épée. La dépouille d'un lion, trophée de sa valeur, lui couvrait la tète, dont le sommet supportait la gueule béante et encore terrible de l'animal. Sur son boucher on voyait l'hydre de Lerne, avec ses cent têtes, et le double monstre aux serpents abattus.

160- Déjà Juba, Tapsus le père, Micipsa, illustre par son aïeul, et le Maure Sacès, chassés loin des murs, fuyaient au hasard devant l'impétueux Théron qui les poussait au rivage, et dont le bras seul ensanglantait la plaine. Non content d'avoir immolé Idus, Cothon, Rothus de Marmarique, Jugurtha, il cherche, il veut voir le char d'Asbyte, la peau de lionne qui la distingue, et les pierreries éclatantes de son bouclier.
Théron n'en veut qu'à la vierge belliqueuse. Dès qu'Asbyte le voit fondre sur elle avec sa massue meurtrière, elle détourne ses coursiers, et décrit habilement un cercle dans la plaine qu'elle traverse. Tel que l'oiseau qui se dérobe à la vue, son char l'emporte en traçant mille sinuosités dans la campagne. Mais, tandis qu'elle échappe aux regards de Théron, et que ses coursiers, plus rapides que l'Eurus, soulèvent un tourbillon de poussière, ses roues bruyantes écrasent çà et là les bataillons qu'elle traverse dans sa course, et, en même temps, elle décoche des traits nombreux sur l'ennemi épou- vanté. Là, sont renversés Lycus, Thamyris, Eurydamas, descendant d'un illustre aieul, qui avait autrefois osé se promettre une noble union. Insensé ! il convoitait le lit même d'Ulysse. Abusé par la chaste industrie de Pénélope, qui fit et défit tant de fois sa toile trompeuse, il avait répandu partout qu'Ulysse avait péri englouti dans les flots. Mais Ulysse, en échange de cette mort imaginaire, donna une mort réelle à l'imposteur, et le flambeau nuptial devint pour lui une torche funèbre. Eurydamas, le dernier de ses descendants, est donc renversé dans les champs d'Ibérie, par la main d'une Nomade : l'essieu crie sur sa tête qu'il écrase, sans qu'Asbyte se détourne de sa course. Déjà la reine revenait sur ses pas: elle aperçoit Théron pressé de toutes part. Soudain elle mesure son coup, pour le frapper de sa hache redoutable au milieu du front. C'est à toi, déesse des forêts, qu'elle voulait faire un hommage de cette insigne dépouille du prêtre d'Hercule:
Théron n'hésite pas, attiré par l'espérance de la gloire. Il se jette rapidement au-devant des coursiers d'Asbyte, et les frappe de terreur en leur présentant le mufle velu de sa peau de lion. Les coursiers épouvantés à l'aspect, nouveau pour eux, de cette gueule menaçante, renversent le char et celle qui le conduisait. Théron, d'un saut, fond sur Asbyte qui essayait de se dérober au combat, la frappe de sa massue entre les deux tempes, lui brise le crâne, et fait voler sa cervelle sur les roues brûlantes et sur les rênes qu'avait mêlées la frayeur des chevaux. Impatient de montrer à tous un sanglant trophée, il saisit une hache et tranche la tète de cette amazone précipitée de son char. Sa fureur n'est point satisfaite encore. Il veut que cette tête, placée sur la pointe d'une pique, soit portée devant les bataillons carthaginois, et que le char soit aussitôt dirigé vers la ville. Ainsi Théron, ignorant sa destinée, ne respirait que carnage, au moment où la protection des dieux venait de l'abandonner pour le laisser périr. Déja s'approchait Annibal; sur son visage était empreintes la colère et la menace : le meurtre d'Asbyte, le trophée exécrable de sa tête fixée au bout d'une lance, lui remplissaient le coeur de rage. A peine son bouclier d'airain avait-il fait rayonner la lumière, à peine de loin entendait-on le bruit de ses armes sur ses membres agiles, que soudain l'ennemi, glacé d'épouvante comme à un son précurseur de la mort, prend la fuite et court en tremblant vers les murs de la ville.
Tels on voit les oiseaux, rappelés par l'étoile du soir, quitter la pâture aux approches du crépuscule, et regagner à tire d'aile le rite accoutumé.
Ainsi, à l'approche d'un nuée pluvieuse, les essaims d'abeilles errants parmi les fleurs se rassemblent sur le mont Hymette ils retournent avec empressement à leurs doux travaux, dans le sein de leurs ruches odorantes bientôt l'essaim serré qui voltige fait entendre un bourdonnement sourd à l'entrée des ruches oit il s'agglomère : de même la troupe de Théron est poussée par l'épouvante qui l'emporte au hasard. Douce lumière du ciel, hélas ! est-ce donc par tant de crainte qu'on peut éloigner une mort qui reviendra toujours, et un destin fixé dès notre naissance? Cette troupe condamne son dessein téméraire, et gémit d'être sortie des portes et des murs qui faisaient sa sûreté. Théron peut à peine la retenir, tantôt avec le bras, tantôt par ses cris ou ses menaces."Guerriers, arrêtez. Voici l'ennemi que je cherche, et c'est de ce grand combat que j'attends toute ma gloire.

230- Arrêtez, voilà le bras qui repoussera les Carthaginois loin de Sagonte. Soutenez seulement la vue de cette lutte ; ou, si la crainte l'emporte chez vous sur la honte, et vous précipite vers la ville, fermez les portes sur le seul Théron". Cependant Annibal, d'un pas rapide, accourait vers les remparts, profitant de la frayeur de ces fuyards qui déjà désespèrent de la vie. D'abord il veut fondre sur la ville ouverte et y pénétrer, remettant après cet exploit la bataille et le carnage. L'intrépide ministre d'Hercule s'aperçoit de ce dessein ; et, l'excès de sa crainte doublant son agilité, il se jette au devant de l'ennemi qu'il prévient. Le courroux du général carthaginois n'en devient que plus violent. "Zélé portier de Sagonte, dit-il, péris donc ici, et que ta mort nous en ouvre les portes".
La colère ne lui permet pas d'en dire davantage : il agite déjà son épée flamboyante. Mais, le premier, le courageux Théron brandit sa massue, et en décharge un coup terrible sur son adversaire. A ce choc impétueux, l'armure rend un son rauque; mais la massue pesante de bois noueux vole au loin en éclats, brisée contre le bouclier d'airain. Théron sans armes, et trahi par le coup inutile qu'il a porté, se sauve à perte d'haleine, et parcourt dans sa fuite l'enceinte de la ville. Le vainqueur furieux vole sur ses traces, le presse, le serre de près. Les femmes poussent ensemble du haut des murs des cris lamentables. Tantôt elles appellent Théron ; tantôt elles voudraient pouvoir ouvrir à temps les portes au guerrier fatigué. Elles l'animent; mais, dans le trouble qui les agite, elles craignent d'introduire à sa suite son redoutable ennemi. Annibal enfin le heurte du cône de son bouclier, saute sur son adversaire abattu, et, lui montrant les assiégés qui le regardaient du haut des murs: "Va, dit-il, consoler la malheureuse Asbyte par ta mort qui aura suivi de près la sienne". Il dit, et plonge son fer meurtrier dans la gorge de Théron, qui ne demandait plus qu'à quitter la vie. Annibal joyeux ramène de dessous les murs les coursiers enlevés par Théron, et sur lesquels le bataillon tremblant avait refermé les portes. Le vainqueur les guide, debout sur le char, et vole en triomphe au milieu de son camp. En même temps la cohorte furieuse des Nomades s'empresse de rendre à Asbyte les tristes devoirs de la sépulture, et y joint les honneurs d'un tombeau. Trois fois elles font tourner le corps du guerrier autour des cendres, et jettent dans les flammes la massue meurtrière et l'effrayante dépouille qui le couvrait. Après avoir brûlé la bouche et les joues de son cadavre, elles abandonnent le corps aux oiseaux de l'Hibérie.

270- Dans le même temps le sénat de Carthage s'assemblait pour délibérer sur la guerre. Il appréhende les paroles qu'on lui apporte de Rome, et l'arrivée menaçante de ceux qui doivent les leur transmettre. D'une part, on s'émeut au souvenir des traités, de la bonne foi qui les a garantis, des dieux qu'on a pris à témoins, des serments qu'ont faits leurs ancêtres; de l'autre, l'amour que le peuple porte à un jeune héros chargé des plus grandes entreprises fait espérer que cette guerre sera plus heureuse. Mais Hannon, dont la haine héréditaire poursuit depuis longtemps Annibal, s'élève en ces termes contre ses partisans et contre la faveur aveugle dont on l'entoure."Toute cette noble assemblée est muette, sénateurs; les emportements d'une faction enchaînent sa voix, et la crainte vous réduit au silence.
Je parlerai pourtant, le poignard qui me donnera la mort fût-il à mes côtés.
Je prends les dieux à témoins, et je laisse au ciel seul à connaître ce qu'exigent de vous l'intérêt commun et le salut de la patrie. Hannon n'a pas attendu que Sagonte fût livrée aux flammes, pour vous faire une prédiction tardive. Je cédais aux terreurs de mon âme, quand je rompis le silence, vous conjurant de ne pas laisser croître dans le camp et sous les armes cette tête sinistre. Oui , tant que je vivrai, le même avis ne vous manquera pas, parce que je connais le sang empoisonné et l'orgueil que lui ont transmis ses pères. J'étais alors semblable à l'observateur qui, d'après l'inspection du ciel étoilé, voit à l'avance arriver la tempête, et prédit avec certitude aux malheureux nautoniers la rage de l'impétueux Caurus. C'est un trône qu'Annibal s'est élevé en s'emparant de la direction suprême; aussi le voyons-nous, les armes à la main, violer les traités et méconnaître toute règle et tout devoir. Les villes sont ébranlées sous ses coups; en même temps l'oeil attentif des Romains regarde de loin nos murailles, et la paix s'en éloigne pour toujours. Le jeune téméraire est agité par les mânes, par les furies de son père, par son sacrifice exécrable, par les dieux, que la rupture de l'alliance ont tournés contre sa tête perfide; par l'oracle libyen. Aveuglé par l'ambition d'une puissance nouvelle, ne prétend-il pas renverser une cité étrangère?
Hélas! non, ce ne sont pas des murs élevés par la main d'Hercule qu'il va assiéger (puisse-t-il porter seul la peine de ce forfait, et ne pas entraîner l'état dans sa propre ruine!), oui, Carthage, ce sont tes murs qu'il attaque aujourd'hui, tes murs qu'il a investis de ses armées.
Les vallons de Sicile ont été arrosés du sang de nos meilleurs soldats. A peine avons-nous dû le plus léger avantage au Spartiate pris à notre solde. Nous avons comblé les gouffres de Scylla de nos vaisseaux déchirés ; nous avons vu nos flottes entraînées, englouties dans ses ondes, et Charpbde revomir les bancs des rameurs, rejetés du sein des abîmes. O insensé ! ô toi dont le coeur méprise les dieux, regarde les îles Égates et les membres de nos Lybiens flottants au loin! Où cours-tu te précipiter? où vas-tu chercher un nom acheté par la ruine de ta patrie ? Sans doute, à l'aspect de cette jeunesse armée , les Alpes vont abaisser leur cime! Il abaissera également ses neiges amoncelées, le gigantesque Apennin, ce noble rival des Alpes! Soit ; que l'orgueilleux n'ait plus que des plaines à traverser. Ces peuples sont-ils donc des mortels comme les autres? le fer, le feu, peuvent-ils les abattre? Ce ne sera plus avec la jeunesse de Nérite qu'il faudra se mesurer. Le soldat romain grandit dans les camps dès son jeune âge, et le casque s'appesantit sur sa tête avant que le premier duvet se montre sur ses joues.

320- Ils ne connaissent point le repos que réclament les années ; et ceux que les fatigues de la guerre devraient mettre hors de service se présentent, malgré leur vieillesse, les premiers sous le drapeau, et vont provoquer la mort. J'ai vu moi-même le soldat romain arracher de sa blessure le trait qui l'avait percé, et le darder contre l'ennemi. J'ai vu l'intrépidité de son courage, sa mort héroïque et son amour passionné de la gloire. Si tu renonces à la guerre, si tu ne vas pas t'offrir à ton vainqueur, ô Carthage! combien de sang t'aura épargné Hannon"! Gestar se lève pour répondre. Africain bouillant et dur, il couvait depuis longtemps son terrible courroux, et deux fois il avait été sur le point de confondre Hannon en lui coupant la parole. «Dieux! s'écrie-t-il, est-ce donc un soldat de Rome qui siège dans le conseil suprême de Carthage et de la Libye? Que ne prend-il aussi les armes? car l'ennemi ne se déguise pas en lui. Ici, ce sont les deux chaînes des Alpes et l'Apennin dont il nous menace : là, ce sont les détroits de Sicanie et les gouffres de Scylla. Bientôt il tentera de nous effrayer avec les mânes et les ombres des Romains, tant il se plaît à vanter la mort et les blessures de ces guerriers, dont il élève la nation jusqu'aux astres. Ce sont des mortels, crois-moi, Hannon, malgré la frayeur honteuse qui glace le sang des âmes timides; ce sont des mortels que nous déferons au combat. J'ai vu Régulus les mains liées derrière le dos; traîné au milieu de notre peuple triomphant, jusque dans son obscure prison. J'ai vu, suspendu à un poteau, ce descendant d'Hector, l'espoir et l'appui de sa nation, regarder l'Hespérie du haut de la croix. Nous ne nous effrayons pas de ces visages d'enfant ni de ces joues imberbes que presse avant l'âge un casque pesant. Non ; nous ne sommes point des lâches; vois combien d'escadrons africains s'empressent de devancer les années par leurs fatigues. Ils se présentent au combat sur des coursiers sans frein.

350- Vois le jeune Annibal, à peine balbutiant quelques paroles de sa bouche enfatine, se passionner déjà pour la guerre et les clairons, jurer de réduire en cendres la nation phrygienne, et entreprendre la guerre que son père avait méditée. Ainsi, que les Alpes s'élèvent jusqu'au ciel, que l'Apennin porte ses sommets éclatants jusqu'aux astres : il est un homme (disons-le, puisqu'il faut à cet esprit sombre et timide des prodiges pour l'exciter); il est un homme capable de s'ouvrir une route par le ciel même. Il est honteux de désespérer de s'avancer par une route qu'ouvrit Hercule, et de ne pas oser prétendre à la gloire d'y marcher après lui. Hannon nous rappelle sans fin nos défaites et les incendies de la première guerre; il nous défend d'en braver encore les horreurs pour recouvrer la liberté; qu'il bannisse donc la crainte qui l'agite, et que, comme une femme que la guerre épouvante, il ne produise pas au grand jour son âme pusillanime.
C'est nous, c'est nous qui marcherons à l'ennemi; car nous sommes résolus d'éloigner, malgré Jupiter même, ces maîtres impérieux loin de la citadelle que nous ont bâtie les Tyriens. Si les destins s'y opposent, et si le dieu des combats s'est retiré de Carthage, condamnée à la servitude, oui, je périrai, illustre patrie, plutôt que de te laisser tomber pour jamais dans les fers; l'Achéron me verra libre au moins sur ses bords. Quels ordres, juste ciel, ose nous donner Fabius! Quittez à l'instant les armes; sortez de la citadelle de Sagonte que vous avez prise; que l'élite de vos troupes brûle en monceau ses boucliers; mettez le feu à vos vaisseaux, et disparaissez de toutes les mers. Grands dieux! si Carthage ne mérita jamais un si indigne traitement, éloignez de nous ce malheur et conservez libres les bras de notre capitaine".
Gestar s'étant ensuite assis, chacun des sénateurs, selon la coutume, eut la faculté de donner son avis. Hannon insiste alors; il veut qu'on rende sans délai le butin fait durant les hostilités; il ajoute qu'on doit livrer aux Romains le violateur de l'alliance.
Les sénateurs, stupéfaits comme si l'ennemi eût envahi le temple où se tenait leur assemblée, s'élancent de leurs sièges et conjurent les dieux de détourner sur Rome l'effet du présage. Fabius, voyant la discorde se disputer les coeurs, et ces esprits incertains pencher pour la guerre, ne peut retenir plus longtemps l'explosion de son ressentiment. Il demande qu'on se réunisse sans tarder, encore une fois; puis il s'écrie au milieu du conseil qu'il apporte dans son sein la paix ou la guerre, et qu'il faut se hàter de faire un choix, et de le dire sans détour ni termes équivoques. Le sénat répond fièrement qu'il ne refuse ni l'un ni l'autre parti. Fabius alors, comme s'il eût fait sortir de son sein des légions armées, qu'il y eût tenues cachées, déploie les plis de sa robe. "Recevez, dit-il, une guerre fatale à la Libye, et qui se terminera comme la première".

390- Bientôt, retournant dans sa patrie, il y annonce qu'il faut prendre les armes. Tandis que ces choses se passaient à Carthage, Annibal avait subitement réduit plusieurs peuples dont la fidélité chancelait, dans l'incertitude de la lutte, et, chargé de butin, il avait ramené ses troupes sous les murs de Sagonte.
Tout à coup surviennent des présents magnifiques offerts au général carthaginois par les nations de l'Océan : un bouclier dont l'éclat répandait la terreur, c'était un ouvrage de Galice; un casque surmonté d'un cimier étincelant, et d'où s'élevait une aigrette brillante dont les plumes blanches comme la neige allaient se balançant avec grâce. On y avait joint une épée et une lance qui devait être funeste à tant de guerriers, une cuirasse d'un triple tissu de chaînons d'or, défense impénétrable à tous les traits. Les diverses pièces de cette armure faite d'airain, ou de l'acier le plus pur, réunissaient toutes les richesses du Tage. Annibal parcourt des yeux chaque objet avec transport, et y reconnaît avec joie l'origine de sa patrie.
Didon y bâtissait les forts de Carthage naissante. La jeunesse, après avoir tiré ses vaisseaux sur le rivage, s'y livrait avec ardeur aux travaux. Les uns jettent des môles devant le port; les autres reçoivent du juste Blitias les huttes et les habitations ; la répartition en est confiée à sa vieillesse vénérable. On montre avec orgueil la tête d'un cheval belliqueux, trouvée en creusant la terre; et la cité salue l'heureux augure de ses joyeuses clameurs. Au milieu de ce spectacle paraissait Énée qui, après avoir perdu sa flotte et ses compagnons, et, fuyant sur les mers, venait, en suppliant, demander un asile. Didon, cette reine infortunée, le contemple d'abord d'un air satisfait et empressé, et bientôt lui jette des regards de tendresse. La main habile de l'artiste y avait ciselé la grotte et l'union clandestine des deux amants. On croit entendre retentir les airs des cris auxquels se mêlent les aboiements des chiens. Des troupes de chasseurs effrayés couraient se cacher au sein des forêts. Non loin de là, la nouvelle flotte des Troyens avait déjà quitté le rivage, et gagnait la haute mer, sans s'inquiéter d'Élise qui les rappelait en vain. Cette reine, debout sur un bûcher élevé, venait de se donner le coup mortel, et chargeait les Tyriens futurs du soin de la venger les armes à la main. Le Troyen, du milieu des ondes, contemplait ce bûcher embrasé, et ouvrait toutes ses voiles à sa grande destinée.
De l'autre côté, Annibal, dans la posture d'un suppliant, sacrifiait aux dieux de l'enfer, et faisait couler, avec la prêtresse du Styx, le sang de la victime dans la fosse magique. Là, il jurait, dès son enfance, une guerre ouverte aux descendants d'Énée. Le vieil Amilcar bondissait vainqueur dans les champs de Sicile. On eût cru l'apercevoir, vivant, pousser dans la mêlée ses phalanges hors d'haleine : c'était l'ardeur de ses yeux, c'était la menace de son visage farouche.
Du côté gauche du bouclier s'étendait en relief la cohorte lacédémonienne marchant en triomphe sous la conduite du victorieux Xanthippe venu d'Amyclée. Près d'elle on voit Régulus, triste ornement, avec tout l'appareil de son supplice, donnant à Sagonte un grand exemple de bonne foi. Tout autour brillent des figures en plus grand nombre : des troupes de bêtes fauves poursuivies par des chasseurs, des huttes de nomades ciselées. Près de là, l'horrible soeur du Maure, dont le soleil a brûlé la peau, caresse des lionnes apprivoisées au langage de sa nation. Le pâtre erre librement dans la campagne, laissant son troupeau s'enfoncer dans le bois, sans lui imposer de limites. Tout rappelle les usages et le pays de l'Africain, guide vigilant des troupeaux : ses javelots, son chien de Crète, sa butte, le caillou qui recèle le feu dans ses veines, et sa flûte connue des génisses. Sagonte s'y élève dominant le sommet de sa colline; elle est investie par une multitude de nations différentes ; des bataillons épais entourent ses murs, et leurs dards tremblants viennent la frapper.
L'Ebre promène ses eaux tranquilles sur les bords du bouclier, dont il enferme le contour immense cri se repliant sur lui-même.
Enfin Annibal, violant le traité, passait subitement le fleuve, appelant contre les Romains tous les peuples de Carthage. Fier d'un tel présent il endosse et secoue sa nouvelle armure sur ses larges épaules ; puis, relevant sa tête, il s'écrie : "Armes invincibles, combien de fois le sang ausonien vous fera fumer! Sénat de Rome, arbitre de la guerre, quelle vengeance je vais tirer de toi".
Déjà les assiégés étaient épuisés dans leurs murs investis. Le temps minait la ville, tandis que ses défenseurs, accablés de fatigue, attendaient les aigles et les bras de leurs alliés.

460- Enfin, trompés dans leur espoir, ils détournent les yeux de la mer, certains que le rivage est mensonger. Ils voient de plus près leur perte prochaine. Un mal intérieur, qui a déjà attaqué jusqu'à leurs os, ravage leurs corps exténués. Une lente consomption dévore leurs entrailles douloureuses, épuise le sang dans leurs veines brûlées; c'est la faim, qu'ils ont trop longtemps cachée. Elle a enfoncé leurs yeux dans leurs orbites desséchés; elle a noirci leur peau laissée seule sur leurs os faiblement liés par les articulations; et leurs membres décharnés n'offrent plus que l'image de squelettes affreux. Les rosées des nuits fraîches, l'humidité répandue sur le sol, faible soulagement à leurs maux. En vain ils s'efforcent d'exprimer des branches sèches un suc qui n'y est plus. Il n'est rien dont ils n'essayent.
Leur estomac enflammé par le jeûne les force à se repaitre de choses qui n'avaient jamais servi d'aliments. Ils mettent leurs boucliers à nu, et mangent le cuir qui les recouvrait ces armes, après en avoir amolli dans l'eau la dureté.
Hercule, témoin, du haut du ciel, de cette triste extrémité, verse des larmes inutiles sur le sort de cette ville malheureuse. Arrêté par les ordres redoutables de Jupiter, il n'ose rien tenter contre les décrets de l'impitoyable Junon. Cachant donc son dessein, il se rend dans le sanctuaire de la déesse vénérable qui préside à la bonne foi, et tâche de connaître ses secrètes pensées. Cette divinité, qui se plaît au mystère, seule alors sur le sommet de l'Olympe, s'occupait tout entière des intérêts des dieux dont elle était confidente. Hercule, qui pacifia Némée, lui parle respectueusement en ces termes : "Déesse née avant Jupiter, gloire des dieux et des hommes, toi sans qui ni la terre, ni les mers ne connaissent la paix ; compagne inséparable de la Justice; divinité cachée au fond des coeurs, peux-tu voir, sans être émue, l'horrible ravage de ta chère Sagonte exposée à ces cruels traitements pour te demeurer fidèle ? C'est pour toi que ce peuple se sacrifie.

490- C'est toi que les mères dévorées par la faim, c'est toi que les pères invoquent, la douleur sur le visage; c'est toi que les nourrissons appellent de leur faible voix. Du haut des cieux, prête-leur ton appui, et fais qu'ils se relèvent de ce désastre".
Ainsi parla le fils d'Alcmène. La déesse lui répondit en ces termes : "Oui, j'ai vu, non sans douleur, que les traités étaient rompus.
Le jour même est fixé où cette infime audace sera punie. Mais le genre humain, fécond en crimes, m'a forcée de quitter précipitamment la terre souillée, et de chercher un asile dans cette nouvelle demeure. J'ai donc quitté ces royaumes impies, qui craignent eux-mêmes autant qu'ils se font craindre ; ces passions frénétiques de l'or, ces viles récompenses de la fraude, et, avec elles, ces peuples détestables par leurs moeurs, qui, pareils aux bêtes féroces , ne vivent que de rapines, foulent aux pieds tout honneur dans leurs débordements, et oppriment la pudeur pendant l'obscurité des nuits. La violence seule obtient leurs hommages, et l'épée s'arroge les droits de la justice ; l'opprobre enfin a éclipsé la vertu. Promène tes regards sur le monde : où trouver un innocent?
Ils ne conservent la paix entre eux que par la complicité des crimes. Mais, pour que cette ville fondée par tes mains garde dans sa fin mémorable un courage digne de toi, et que ses habitants , épuisés de fatigues, ne se livrent point vivants à la discrétion des Carthaginois, voici ce que les destins et l'ordre des choses futures me permettent. Je publierai au loin, jusque dans les siècles les plus reculés , la gloire de leur dernier jour; j'accompagnerai même leurs illustres ombres chez les mânes".
A ces mots, l'austère déesse descend rapidement à travers les airs, et se rend en courroux à Sagonte, qui luttait encore contre le destin.
Elle pénètre les esprits, passe dans tous ces coeurs dévoués, et transporte en eux sa divinité tout entière. Elle descend au plus profond des aires, elle les remplit, elle les enflamme d'amour pour elle. Les Sagontins ne respirent plus que les combats, et essaient ce que peuvent encore leurs forces languissantes. Ils retrouvent une vigueur inespérée.

520- Ils se rappellent le doux hommage qu'ils doivent à la déesse, et combien il serait beau de mourir pour elle. Une pensée secrète traverse leur âme endurcie contre l'excès des maux. Ils veulent souffrir plus que la mort, goûter la pâture cruelle des bêtes féroces, et souiller leur tabled'un mets criminel. Mais la chaste Fidélité ne leur permet pas de prolonger leur vie par un horrible forfait, et d'assouvir leur faim avec les membres de leurs semblables.
Junon, qui revenait alors du camp d'Annibal, aperçut la déesse sur la colline de la ville odieuse, et lui reproche vivement l'ardeur belliqueuse dont elle enflamme ses habitants. Furieuse, elle précipite sa marche, et se hâte d'évoquer l'horrible Tisiphone, occupée à poursuivre de son fouet les mânes des enfers.
"Fille de la nuit, lui crie-t-elle en étendant la main vers Sagonte, tu vois ces murs, frappe-les, et renverse ce peuple altier par ses propres mains; c'est Junon qui te l'ordonne. Près de toi, sur un nuage, je verrai les effets de ta fureur, et ton ardeur à me servir. Rassemble ici tout cet appareil de tes armes, dont les dieux et le grand Jupiter sont effrayés , dont l'Achéron est ému.
Tes torches, ces serpents horribles, ces sifflements qui font taire la gueule de Cerbère épouvanté, le fiel de tes poisons écumants, enfin toutes tes horreurs, toute la rage qui fermente dans ton sein fécond, accables-en les Rutules; précipite Sagonte entière dans l'Erèbe, et qu'à ce prix la Fidélité ait osé descendre à travers les airs".
Ainsi Junon animait Tisiphone. De sa main furieuse, elle lance la cruelle Euménide sur les murs; la montagne ébranlée retentit aux environs, et les flots de la mer résonnent plus violemment sur le rivage. Mille serpents se dressent en sifflant sur sa tête, et font reluire leur croupe livide autour de son cou gonflé par la Rage. La Mort s'avance, montrant, au fond d'une vaste bouche, un gosier profond, qu'elle ouvre devant ce peuple qui va périr.

550- Autour de sa poitrine se réunissent le Deuil, les lugubres Gémissements, l'Abattement, la Douleur, et toutes les peines ensemble.
Le gardien vigilant de l'entrée déplorable fait aussi retentir sa triple gueule. Soudain le monstre, habile à se métamorphoser, prend la forme, la marche et le son de voix de Tiburne. Tiburne venait de perdre son époux par la fureur cruelle de Mars, et pleurait dans son veuvage Murrus qui n'était plus. Illustre par sa naissance, elle tirait son nom du sang de Daunus. Tisiphone, sous la figure de Tiburne, les cheveux épars, fond impétueusement au milieu des groupes, et, se déchirant le visage:
"Quelle sera donc, dit-elle, la fin de tous ces maux? Nous avons assez fait pour la Fidélité et pour nos aïeux. J'ai vu, oui, j'ai vu Murrus, mon époux sanglant, troubler mon sommeil en rouvrant ses blessures, et faire entendre le plus sinistre présage. Chère épouse, arrache-toi aux malheurs d'une ville infortunée. Si le Carthaginois victorieux t'empêche de fuir ailleurs, ô Tiburne! viens rejoindre mes mânes.
Vos pénates sont renversés, c'en est fait des Rutules, l'Africain tient tout sous son glaive". Mon âme fut saisie d'effroi, cette ombre semble être encore sous mes yeux. C'en est donc fait, Sagonte, je ne verrai plus tes murs ? Cher Murrus ! heureux au moins dans ton trépas, ta patrie subsistait encore ! et nous, femmes infortunées, traînées en esclavage, pour servir les épouses des Sidoniens, après les désastres de la guerre et les périls d'une longue navigation, Carthage triomphera en nous contemplant; enfin, plongée dans la dernière nuit, je serai inhumée captive dans les champs de la Libye! Vous, guerriers, qu'une ame inébranlable a garantis des fers, vous à qui la mort est une arme immense contre les maux, dérobez par vos mains les femmes à la servitude; c'est dans le danger qu'éclate la vertu. Marchez donc les premiers de tous les peuples à la conquête d'une gloire si difficile, et inconnue à toute autre nation".

580- C'est par ces conseils que Tisiphone agitait les esprits, et qu'elle semait le désordre. De là, elle se rend au tombeau qu'Hercule avait érigé sur la cime de la montagne, pour que les matelots vissent quels honneurs son amitié rendait à la cendre des morts. Aussitôt, ô prodige effrayant! un serpent à la peau d'azur parsemée de tâches d'or se glisse et s'élance du fond du monument. De ses yeux de feu jaillit une flamme rouge comme le sang. De sa gueule entr'ouverte, il darde sa langue en sifflant. Le monstre se roule à travers la foule tremblante, traverse la ville, et, se précipitant aussitôt du haut des murs, il semble fuir, gagne le rivage voisin, et là, se plonge dans les ondes bouillonnantes.
Tous les esprits sont dans la consternation. L'on croit voir les mânes expulsés fuir ces demeures en proie à l'ennemi, et les ombres refuser le repos sur un sol captif. On renonce à tout espoir de salut : la nourriture devient odieuse : la furie acharnée augmente le trouble.
Dans cette dure situation, l'inexorable courroux des dieux se montre en différant la mort. Ils cherchent à terminer au plus tôt, leur vie; l'accablement leur a fait détester le jour.
Chacun travaille à l'envi à construire un immense bûcher, dont la masse s'élèvera au ciel en dominant la ville. On y apporte, on y traîne les richesses amassées au sein d'une longue paix, et les récompenses de la valeur, et les vêtements brodés en or par les femmes, et les armes dulichiennes apportées de Zacynthe par leurs ancêtres, et les dieux pénates de l'ancienne ville des Rutules. Ensuite, rassemblant tout ce qui leur reste encore, avant d'être forcés, ils jettent sur le bûcher leurs boucliers, ainsi que leurs épées, qui n'ont pu vaincre, et leurs trésors déjà enfouis, qu'ils redemandent à la terre. Fiers de dérober ces dépouilles au vainqueur, ils jouissent du plaisir d'en faire un dernier hommage aux flammes. A la vue de cet amas énorme, l'impitoyable furie saisit une torche, qu'elle trempe dans les ondes brûlantes du Phlégéton, et répand sous le ciel les ténèbres du Tartare. Alors ce peuple inébranlable dans sa foi commence un sacrifice glorieux, et dont la renommée doit éterniser le souvenir dans tout l'univers. Tisiphone est à sa tète; indignée de la lenteur des vieillards, elle presse la poignée du glaive, enfonce l'épée qui semble hésiter encore, et déchire les airs du son lugubre de son fouet infernal. Entraînés malgré eux, ils souillent leurs mains du sang de leurs proches ; puis, stupéfaits d'un crime commis dans un accès de délire, ils fondent en larmes sur leurs victimes.

620- Celui-ci, que la colère aveugle, ainsi que la rage du désastre, et qui a souffert les plus horribles maux, jette des regards effarés sur le sein maternel. Celui-là saisit sa hache, la lève sur le cou d'une épouse chérie, se reproche ce qu'il va faire, et, au milieu de ses fureurs, à la vue de ce corps, il jette au loin le fer, en condamnant son forfait. Il ne pourra l'éviter cependant ; la furie le frappe à coups redoublés, et de sa bouche écumante lui souffle ses noirs poisons. Ainsi disparait tout sentiment de l'amour conjugal. Les douceurs de l'hymen se sont évanouies, et le flambeau nuptial est plongé dans l'oubli. Il jette, en s'aidant de toutes ses forces, cette victime mourante sur le bûcher, d'où s'élancent, avec la flamme, les tourbillons noirs d'une épaisse fumée qui obscurcit les airs.
Au milieu de ce peuple, tu te distingues, malheureux Tymbrène, par les fureurs de ta piété perverse; tu te hâtes d'immoler un père pour le dérober au glaive carthaginois : hélas! c'est un visage, image du tien, que tu déchires; ces membres que tu brises sont les tiens!
Et vous aussi, frères jumeaux, vous périssez à la fleur de la jeunesse, Eurymédon portrait de Lycormas, Lycormas portrait d'Eurymédon, frères en tout semblables. Une douce inquiétude embarrassait leur mère quand elle les appelait par leur nom, et qu'elle restait incertaine en regardant ses enfants. Ce glaive plongé dans ta gorge, Eurymédon, au milieu des lamentations de ta vieille mère, t'a du moins épargné un crime. Elle, troublée par sa douleur, et trompée par ce qu'elle voit, s'écrie: "Que fais-tu? Lycormas! tourne ce fer contre mon sein; et au même instant Lycormas se perçait de son épée. La mère pousse un grand cri : "Eurymédon ! dit-elle, d'où peut venir cette frénésie"? La ressemblance de leurs deux visages avait abusé cette infortunée, qui, au milieu des funérailles, confondait encore leurs noms. Bientôt, plongeant le glaive dans son sein tremblant, elle tombe sur ses fils, que son coeur n'a pas pu distinguer l'un de l'autre.

650- Qui pourrait, sans verser des larmes, raconter l'histoire des cruels revers de Sagonte, ces mémorables atrocités, le châtiment infligé à la bonne foi, et la triste destinée de la vertu?
Le soldat carthaginois lui-même, un ennemi inaccessible à la pitié, trouverait des pleurs à répandre; cette cité florissante, antique séjour de la fidélité, dont un dieu avait bâti les murs, tombe sous les coups de la perfide nation tyrienne, ensanglantée par l'excès de barbarie où l'a poussée l'injuste abandon des dieux. Le fer, le feu la dévastent : la place que le feu n'a pas encore atteinte est souillée des plus horribles crimes. Un bûcher y élève jusqu'au ciel une nuée épaisse de noire fumée. Les flammes dévorent, sur la cime du mont orgueilleux, la citadelle jusqu'alors respectée par la guerre, et d'où l'on découvrait le camp des ennemis, le rivage de la mer et toute l'enceinte de la ville.
Les temples des dieux sont embrasés, la mer resplendit de l'éclat des flammes, et mille reflets dardent l'incendie du sein des ondes.
Au milieu de cet horrible carnage, l'infortunée Tiburne, la main droite armée de l'épée étincelante de Murrus, et de la gauche agitant une torche embrasée, la chevelure en désordre, la tête hérissée, les bras nus, la poitrine livide et meurtrie de coups, vole à travers les cadavres au tombeau de son époux.
Telle, lorsque la demeure infernale retentit ébranlée par la colère du roi des enfers tourmentant les mânes, Alecto, debout devant le trône de Pluton, et au pied de son tribunal redouté, exécute ses ordres, et dispense les supplices du Tartare.
Tiburne, fondant en larmes, pose sur le bûcher les armes du héros, arrachées naguère au vainqueur dans une lutte sanglante, prie ses mânes de la recevoir, et approche sa torche enflammée. Puis accélérant sa mort :"Cher époux, dit-elle, c'est moi qui t'apporte ces dépouilles au séjour des ombres". Soudain elle se perce, et se laissant tomber sur le glaive, elle entr'ouvre les flammes qui l'engloutissent.
Des corps demi-brûlés, couvrant indistinctement la terre, c'est là tout ce peuple que le malheur a frappé, et ce qui reste des vestiges de ses funérailles.
Tel, pressé par la faim, le lion vainqueur entre dans les bergeries, la gueule béante et le gosier altéré. Il dévore en rugissant le troupeau sans défense : le sang regorge à larges flots, pressé dans sa vaste gueule. Le monstre est couché sur les noirs monceaux des victimes à demi dévorées; ou, faisant entendre, pour reprendre haleine, un sinistre murmure, il se promène fièrement parmi les cadavres qu'il a déchirés. Au loin, on voit gisant çà et là les animaux, le molosse vigilant, les bergers, le maître de l'étable et du troupeau; tous les débris épars des huttes détruites. Les bataillons d'Annibal entrent dans la ville dépeuplée par tant de meurtres. Alors seulement la furie, ayant accompli son oeuvre, revient recevoir les louanges de Junon, et, fière de son succès, entraîne dans le tartare la foule innombrable de ces ombres malheureuses.
O vous! ames célestes, qui resterez toujours sans égales, gloire de l'univers, troupe vénérable, allez dans l'Élysée faire l'ornement de ce séjour réservé à la vertu. Quant à celui qu'une victoire injuste a immortalisé (écoutez, peuples, et craignez de violer un traité d'alliance, et de préférer la domination à la bonne foi), exilé par toute la terre, il devra errer sans asile loin de sa patrie, et Carthage tremblante le verra fuir devant l'ennemi. Plus d'une fois, effrayé par les spectres de Sagonte, il regrettera de n'être point tombé sur le champ de bataille. En vain il cherchera un glaive pour périr ! respecté par le fer, il aura recours au noir poison pour faire passer le Styx à son ombre défigurée.

LIVRE TROIS

1- Dès que Carthage eut rompu le traité et renversé les murailles de la fidèle Sagonte sans l'aveu du Père des dieux, le vainqueur vole chez les peuples situés aux extrémités du monde, et passe à Gadès, colonie du sang Tyrien. Il a soin d'interroger les oracles et leur science prophétique; il veut savoir à qui est destiné l'empire. Bostar met immédiatement à la voile; il a ordre d'aller apprendre les décrets du destin. C'est une antique croyance, conservée dans le renouvellement des âges, qu'il est un temple chez les brûlants Garamantes, digne de le disputer aux antres de Delphes, temple où Hammon, assis sur un trône élevé, et la tête ornée de cornes, dévoile, au fond d'un bois sacré, les siècles futurs aux mortels. C'est là qu'Annibal demande un augure pour ses desseins et veut connaître, avant le jour marqué, les hasards de l'avenir et les vicissitudes de la guerre. Le vainqueur carthaginois rend ensuite ses hommages aux autels d'Hercule. Il les charge des dépouilles qu'il a ravies à demi brûlées à la citadelle de Sagonte fumante. C'était un bruit conforme à la vérité, que les poutres posées à l'origine du temple duraient encore, et que depuis ce temps les mains des constructeurs de l'édifice les avaient seules touchées. Aussi, se plait-on à croire qu'un dieu y a fixé sa demeure, puisqu'il en écarte la vétusté. Les prêtres, à qui seuls appartient l'honneur d'entrer dans le sanctuaire, ont fermé l'entrée de ce temple aux femmes, et en éloignent soigneusement les porcs. Ils portent tous, devant les autels, des vêtements d'une même couleur. Le lin couvre leurs membres, et une bandelette pélusienne brille sur leurs tempes. Ils ont d'ordinaire une robe trainante lorsqu'ils offrent l'encens, et, selon l'antique usage, cette robe est bordée de pourpre quand ils immolent des victimes. Ils sont pieds-nus, ont la tête rasée, et gardent le célibat. Sur les autels brûle un feu dont la flamme ne doit pas s'éteindre.

30- Nulle image, nulle statue des dieux ne remplit le lieu saint d'une majesté divine et n'y imprime une crainte religieuse.
Sur la porte, on voit en bas-reliefs les travaux d'Alcide; à ses pieds l'hydre de Lerne et ses têtes de serpents abattues; le lion de Cléone ouvrant sa gueule sous l'effort des mains qui l'étranglent; le gardien du Styx, qui effrayait naguère les ombres de ses horribles aboiements, est arraché pour la première fois de son antre éternel, et s'indigne contre ses fers: Mégère y craint aussi des chaînes. près de ces images sont les chevaux du roi de Thrace, le monstre d'Érymanthe, et le cerf aux pieds d'airain dont le bois dépasse les arbres les plus hauts; et ce Libyen, fils de la terre, si difficile à vaincre tant qu'il touchait le sein maternel. On y voit terrassés, les centaures, espèce de monstres aux membres d'une double nature; et le fleuve d'Acarnanie, le front privé d'une corne. Au milieu de ces trophées brille le feu divin du mont Oeta, et les flammes qui enlèvent aux cieux la grande âme du héros. Après avoir à loisir charmé ses yeux de ce tableau du courage, Annibal contemple ailleurs d'autres merveilles. C'est la mer soulevant hors des abîmes la masse de ses eaux qu'elle lance subitement sur la terre, où elle ne laisse plus de rivages, et dont elle change les campagnes en de vastes étangs. En effet, là où Mérée sort de ses antres azurés, et agite les ondes du fond de l'empire de Neptune, les eaux s'élèvent comme une montagne énorme qui, retombant en flots épais, se prolonge sur l'Océan, semblable à un torrent impétueux. Alors la plaine liquide, agitée par ce terrible trident, lutte contre la terre pour en couvrir la surface. Bientôt ce flot brisé revient sur lui-même et reflue en bouillonnant; le vaisseau reste à sec sur la plage abandonnée par la mer, et les nautonniers couchés sur leurs bancs en attendent le retour. C'est la lune qui trouble l'empire de la vagabonde Cymothoé, et qui produit ces agitations. Lançant son char sur les ondes, elle les pousse et les ramène; Téthys refoulée suit le mouvement. Annibal, préoccupé de mille soins, voit toutes ces choses à la hâte. Sa première pensée est de soustraire aux dangers de la guerre celle qui partage sa couche, et son fils encore à la mamelle. Cette épouse avait allumé pour le jeune héros le flambeau virginal d'un premier hyménée, et sa tendresse la rappelait à son esprit. Leur enfant, né aux portes de Sagonte, n'avait pas encore une année lunaire. Résolu de s'en séparer, et d'éloigner ces deux objets de son amour du théâtre des combats, le chef carthaginois s'adressant à eux : «Doux espoir de la fière Carthage, ô mon fils! dit-il, puisses-tu, redouté des Romains, surpasser la gloire de ton père, et te faire par tes exploits un nom plus grand que celui de ton aïeul! puisse Rome intimidée, compter tes jeunes années en présageant le deuil des mères de ses guerriers! Si mon coeur, sondant l'avenir, n'est pas le jouet de vains pressentiments, quel fléau sera cet enfant pour la terre d'Italie!
Voilà bien les traits de son père; ses yeux menaçants sous un sourcil farouche.
Dans ses mâles vagissements, je reconnais le germe des colères paternelles. Mais toi, chère épouse, si quelque dieu s'opposait à mes grandes entreprises et arrêtait par ma mort ces premiers succès, conserve ce gage promis à la guerre.
Lorsqu'il pourra parler, qu'il aille, conduit par toi, comme moi dans mon enfance, toucher les autels d'Élisse de ses faibles mains, et qu'il jure, sur la cendre de son père, guerre au Latium. Puis, dès qu'un premier duvet annoncera la puberté, qu'il vole aux combats, qu'il foule aux pieds l'alliance de Rome, et qu'il aille en vainqueur m'élever un tombeau sur le sommet du Capitole. Et toi, qui devras ta gloire à la naissance de cet enfant précieux, et que ta fidélité rend si digne de respect, fuis les hasards, les périls de la guerre; renonce à ses pénibles travaux.

90- A nous seuls les rochers hérissés de neige, avec leurs cimes qui soutiennent le ciel; à nous la fatigue qui montre Alcide en sueur à sa marâtre étonnée; à nous les Alpes avec leurs dangers plus redoutables que ceux de la guerre.
Mais si le sort dément les promesses favorables qu'il m'a faites, s'il s'oppose à mes entreprises, puisses-tu jouir alors de la plus longue vieillesse.
Il est juste que les Parques filent plus lentement la trame de tes jours que celle des miens". Imilcée voudrait s'opposer à ce dessein. Elle était issue du Phocidien Castalius, fondateur de Castulo, qui reçut de lui le nom de sa mère, prêtresse d'Apollon. Ainsi, Imilcée remontait par ses aïeux à une souche sacrée. Au temps où Bacchus domptait les peuples de l'Èbre, ébranlant Calpé du thyrse dont il armait ses ménades, Milichius, né d'un satyre lascif et de la nymphe Myrice, régnait au loin sur ces campagnes où il avait vu le jour, et il portait sur son front une corne, à l'image de son père. Telles étaient la patrie d'Imilcée et sa noble origine; le nom de Milichius ayant toutefois éprouvé une légère altération dans cette langue étrangère. Elle commence en ces termes, en versant d'abondantes larmes: "Oublies-tu donc que ma vie dépend de la tienne? quoi! tu me refuses de continuer à partager tes dangers! Est-ce là le prix de notre union, des prémices de mon amour? Moi, ton épouse, je manquerais de courage pour franchir à ta suite ces monts hérissés de glace! juge mieux le courage d'une femme. Un chaste amour sait braver les plus grands périls. Si cependant tu ne considères en moi que le sexe, si tu as résolu de me quitter, je cède et n'arrête plus le destin. Puisse le ciel t'être favorable! Pars sous d'heureux auspices; pars, et que les dieux écoutent ma prière. Au milieu des armées, dans la chaleur des combats, souviens-toi de cette épouse ; de cet enfant que tu laisses loin de toi. Car je crains moins les Romains, le fer, le feu, que ton bouillant courage.

120- Je sais avec quelle impétuosité tu te précipites au milieu des combattants, et exposes ta tête à tous leurs traits. Aucun succès ne rassasia jamais ta valeur, et pour toi la gloire n'a point de bornes. Tu te persuades que mourir au sein de la paix est un déshonneur pour des guerriers. Oui; la crainte s'empare de tous mes sens. Ce n'est pas que je redoute l'effort d'aucun héros qui oserait se mesurer seul avec toi; mais, ô dieu des combats! par pitié, éloigne de sinistres présages, conserve cette tête si chère; que les traits ennemis la respectent". Ils s'étaient, dans leur course, avancés déjà jusqu'au rivage : ils s'arrêtent sur ses bords. Déjà le vaisseau à quelque distance laissait voir les matelots suspendus à ses vergues, et déployait les voiles que le vent commençait à enfler , lorsqu'Annibal s'empressa de calmer les inquiétudes d'Imilcée, et de relever son courage abattu par tant de sujets de douleurs. "Fidèle épouse, dit-il, cesse de craindre et de pleurer dans la paix et dans la guerre, le terme de la vie est fixé pour chacun : le premier de nos jours amène à sa suite le dernier. Ce n'est qu'au petit nombre des âmes ardentes qu'il est réservé d'avoir un nom qui passe de bouche en bouche à la postérité. Celles-là , le père des dieux les destine au séjour du ciel. Souffrirai-je donc que Carthage asservie subisse le joug romain? Obsédé par les mânes, j'entends dans le silence des nuits l'ombre de mon père m'accabler de reproches. J'ai sous les yeux ces autels dressés pour le redoutable sacrifice, et la rapidité de la vie me défend de différer davantage.
Resterai-je ici oisif? Carthage seule connaîtrait Annibal ! l'univers ne saurait pas qui je suis! la crainte de la mort me ferait renoncer à la gloire! Quelle différence y a-t-il donc entre la mort et la vie d'un obscur citoyen? Ne crains pas cependant qu'un élan téméraire m'emporte a la gloire. Je connais le prix de la vie : j'estime aussi la vieillesse, et je sais qu'il est glorieux de prolonger ses ans au sein de la renommée. Toi-même, ne dois-tu pas recevoir le prix de la guerre que j'aurai faite ?

150- Que les dieux servent mon bras, et tout le Tibre te sera soumis. Le riche habitant de Rome et les femmes de l'Italie seront tes esclaves" Tandis qu'ils se font ces mutuelles prières, auxquelles se mêlent des larmes, le patron du navire, debout sur la poupe, juge la mer favorable. Il appelle Imilcée qui retardait l'instant de son départ, et l'arrache aux embrassements de son époux. Tous deux attachent leurs regards l'un sur l'autre, et restent enchaînés au rivage. Enfin le vaisseau vole avec rapidité sur la plaine liquide, la mer les dérobe à la vue l'un de l'autre, et la terre disparaît.
Cependant Annibal se dispose à faire taire sa tendresse au milieu des soins de la guerre. Il revient précipitamment à la ville, en parcourt les murailles, examine tout d'un oeil attentif. Son courage indomptable cède enfin à l'excès du travail, et son âme guerrière reprend des forces dans le sein du sommeil. Mais le grand Jupiter veut exercer dans les périls les fils des Troyens, élever jusqu'aux cieux leur gloire par les guerres sanglantes, et rappeler ainsi les travaux de leurs ancêtres. Il précipite, en conséquence, les projets d'Annibal, trouble son repos, et interrompt tout à coup son sommeil par une apparition effrayante. Déjà Mercure avait traversé dans son vol rapide les ténèbres humides de la nuit, et apportait sur la terre les ordres du père des dieux.

170- Soudain il s'adresse au héros, qui réparait ses forces dans un sommeil paisible, et l'aiguillonne de ces reproches amers. «Chef des Libyens, il est honteux à un général de dormir toute une nuit. La vigilance seule assure à celui qui commande le succès des armes. Tu vas voir les Latins troubler toutes les mers couvertes de leurs vaisseaux; leur jeunesse s'y précipite en foule, tandis que la mollesse enchaîne tes projets sur la terre d'Ibérie. Est-ce donc assez pour ta gloire, est-ce assez pour immortaliser ta valeur, d'avoir renversé Sagonte par un si grand effort? Allons, si ton ame peut concevoir de grands et audacieux desseins, hâte-toi de voler sur mes pas et de me suivre où je t'appelle. Je te défends de regarder en arrière: telle est la volonté du maître des dieux. Je vais te transporter vainqueur devant les murs de la superbe Rome".
Déjà Mercure semblait lui saisir la main et l'entraîner en Italie à pas précipités. Annibal le suivait avec joie, quand tout à coup à ses côtés un fracas horrible, et derrière lui des sifflements sortis d'une gueule furieuse, percent les airs et le glacent d'épouvante. Dans sa frayeur extrême, il oublie ce que lui prescrivaient les dieux, et le trouble lui fait retourner la tête.

190- Un noir dragon, aux écailles résonnantes, se roulait en anneaux terribles, arrachant les forêts du sommet des montagnes brisant les chênes dans ses immenses replis, entraînant les quartiers de roche dans les précipices. Le monstre est aussi grand que celui qui s'approche, en tournant, des deux Ourses, et dont la marche sinueuse embrasse ces deux constellations inégales.
Dans sa rage, il ouvre une aussi effroyable gueule et sa tête s'élève jusqu'à la cime orageuse des montagnes. Le ciel déchiré répète au loin de sinistres murmures et laisse tomber une eau glacée mêlée de grêle. Annibal est effrayé de cette vision extraordinaire : son sommeil était alors léger, et la nuit, penchant vers son déclin, était éclairée à demi d'une lumière émanée du dieu dont la verge dissipe les ténèbres: le héros se demande quel est ce monstre; où il traîne le corps énorme dont il presse la terre, et quels peuples il semble menacer d'engloutir.
Le dieu élevé dans les antres frais du bienveillant Cyllène lui répondit : "Tu vois la guerre que tu as appelée de tes voeux, la guerre la plus sanglante. Le ravage des forêts, les tempêtes qui troublèrent le ciel ébranlé, le carnage des peuples, la ruine effroyable de la nation romaine: le deuil et les larmes accompagneront tes pas. Tel tu vois ce monstre aux anneaux livides précipiter dans la plaine, du haut des montagnes, les forêts déracinées, et abreuver au loin la terre de son fiel écumant; tel tu descendras en furie des Alpes vaincues, et tu envelopperas l'Italie dans une guerre funeste, renversant avec autant de fracas les villes démantelées".
A ces mots, Mercure, et avec lui le Sommeil, abandonnent le héros à ses agitations. Une sueur froide coule sur tous ses membres : avec une joie mêlée de crainte, il se retrace le songe et ses promesses, et revient sur les prodiges de la nuit. Dejà il a préparé l'hommage d'un sacrifice au maître des dieux et à Mars, pour l'heureux présage qu'il en a reçu. Avant tout il immole un taureau blanc sur les autels de Mercure, en reconnaissance de ses avis.

220- Il ordonne ensuite de lever les étendards, et soudain le camp retentit des clameurs dissonantes de tant de nations diverses. Dis-nous, Muse, quels criminels motifs ont soulevé tant de peuples et les ont poussés contre le Latium. Quelles villes arma la Libye chez le redoutable Ibère, quels bataillons elle assembla sur le rivage Parétonien, lorsqu'elle osa prétendre à l'empire du monde, et soumettre la terre à un autre joug. Non, jamais tempête ne déploya une plus grande furie : la guerre terrible que portaient à Troie les mille vaisseaux de la Grèce n'a point grondé si fortement ni autant effrayé l'univers tremblant.
La jeunesse de Carthage déploya ses drapeaux la première. A l'agilité des membres, elle ne joignait pas la noblesse d'une taille élevée: mais elle était habile à tromper, et prompte à inventer des stratagèmes; couverte d'un bouclier grossier, elle combattait avec une courte épée, nu-pieds, sans ceinture, et vêtue d'une robe rouge, afin de cacher aux ennemis le sang qui, dans le combat, coulait de ses blessures. Magon, frère d'Annibal, les conduit. Revêtu d'une pourpre éclatante, on le distingue au-dessus des autres se plaisant à faire retentir le char qu'il dirige. sous les armes, il respire toute l'audace de son frère. Près des escadrons sydoniens, s'étendaient ceux d'Utique, ville très ancienne, et bàtie même avant l'antique citadelle de Byrsa. Ensuite s'offraient ceux d'Arpis, cette ville au rivage bordé de murs, ouvrage des Sicaniens, et flanquée de tours dont l'ordre circulaire figurait un bouclier. Mais leur chef Sichée attirait tous les regards. Issu d'Asdrubal, il portait un coeur gonflé d'un vain orgueil, à cause de l'illustre origine de sa mère, et ne cessait de répéter avec jactance le nom d'Annibal, son oncle. On vit aussi apparaître les soldats qui habitaient l'aquatique Bérénice, et ceux que la brûlante Barcé, au fond de ses déserts arides, envoyait aux combats, armés d'une pique au fer acéré. Cyrène elle-même, habitée par les descendants du chef péloponésien, engagea dans cette guerre les perfides Battiades, conduits par llertès, ce chef prompt au conseil, lent à l'action, et qu'Amilcar estimait autrefois. Sabratha et Leptis fournirent leurs troupes Tyriennes; OEa, un mélange d'Africains et de colons de Trinacrie. Lixus envoya des bords du détroit rapide les peuples du Tanger. Après eux venaient les soldats de Vaga et d'Hippo, séjour des anciens rois; ceux de Ruspine, que son port met à l'abri des fureurs de la haute mer : ceux de Zama, de Tapsus, maintenant engraissé du sang des Rutules. Stulée commandait tous ces peuples; ce chef, d'une haute stature, que ses armes rehaussaient encore, soutenait sa renommée héréditaire par ses exploits autant que par son nom, qui rappelait Hercule, et élevait sa tête altière au-dessus de tous les bataillons.
Venaient ensuite les Éthiopiens, nation connue sur les bords du Nil, où elle taille l'aimant. Chez eux seuls on découvre cette pierre admirable, qui, approchée de la roche, en attire le fer sans qu'il soit touché. A eux s'étaient joints les Nubiens, dont le corps brûlé témoignait de l'ardeur excessive du soleil.

270- Ils ne portent ni un casque d'airain, ni une cuirasse toute de fer: ils ne savent pas tendre un arc. Le lin, plusieurs fois roulé autour de leur tête, suffit pour la défendre: ce lin protége aussi leurs flancs. Ils lancent des javelots que le poison rend dangereux, et imprègnent d'un venin brûlant le fer de leurs lances. Les Maceses du fleuve Cinyphe apprirent alors à camper régulièrement comme les Carthaginois. Une barbe hideuse cache le menton de ces guerriers : ils couvrent leurs épaules d'une peau de bouc avec ses poils, et leur main est armée d'une catéie recourbée. Au contraire, les Adyrmachides portent une rondache de cuir peinte de diverses couleurs, avec une épée que l'art a recourbée, et un cuissard à la jambe gauche. Au reste, ce peuple vit d'aliments grossiers et se contente de peu : il fait cuire sur le sable brûlant les tristes mets dont il se nourrit. Les Massyles eux-mêmes apportèrent leurs étendards éclatants, ils étaient venus des extrémités du monde, du fond des bois des Hespérides. A leur tête était le redoutable Bocchus, dont les cheveux pendaient en tresses, et qui, dans les forêts sacrées des rivages de son empire, voyait croître l'or parmi les branches des arbres.
Vous laissâtes aussi vos cabanes pour vous rendre au camp d'Annibal, Gétules, accoutumés à vivre au milieu des bêtes sauvages, vous qui savez vous faire comprendre des animaux les plus farouches, et parvenez à apprivoiser les lions.

290- Sans demeure fixe, ces peuples habitent des chariots. Ils passent leur vie à parcourir les plaines en nomades, traînant partout avec eux leurs errantes demeures. C'est du fond de ces plaines qu'étaient accourus ces escadrons ailés, montés sur des chevaux dociles au fouet, et plus rapides que l'Eurus. Ainsi lorsque le chien de chasse de Laconie remplit en courant les halliers de ses aboiements, ou quand celui de l'Ombrie, à l'odorat si fin, vole sur la joie du gibier qu'il a fait lever, les cerfs épouvantés fuient au loin par troupeaux. A leur tête marchait, l'air triste et le front chargé de nuages, Acherras, frère d'Asbyte, cette reine qui venait de périr. Une peuplade adonnée à la médecine s'agitait avec bruit parmi les bataillons : c'étaient les Marmarides, dont les enchantements font oublier aux serpents leur venin : le Céraste, touché par eux, devient un reptile innocent.
On voyait ensuite s'avancer la robuste jeunesse de Baniure. Ces peuples, privés du fer, se contentent de durcir la pointe de leurs javelots à un feu modéré. Avides de combattre, ils murmuraient des menaces. Avec eux étaient venus les Autololes, tribu ardente et légère à la course. Ils devançent et le coursier agile et le torrent impétueux, tant leur fuite est rapide! Ils le disputent même à l'aile des oiseaux; une fois lancés dans la plaine où ils volent, en vain on y chercherait la trace de leurs pas. On vit aussi dans cette armée les peuples que le suc d'un arbre a rendus célèbres, et qui se repaissent des fruits du délicieux lotos, qui fait oublier à l'étranger sa patrie; et les Garamantes qu'épouvante le noir et brûlant poison des dipsades furieuses qui rampent dans leurs vastes déserts. On dit que Persée, emportant la tête de la Gorgone abattue, le sang de cet horrible monstre tomba dans la Lybie, et couvrit tout le pays de serpents semblables à ceux de Méduse. Choaspe, guerrier célèbre, conduisait mille de ces soldats. Il était né dans l'île Meninge, illustrée par Ulysse; sa main terrible était constamment armée d'un javelot fameux, la tragule.

320- A ces peuples s'étaient réunis les Nasamons, nation maritime, hardie à fondre sur ceux qui ont fait naufrage, et à ravir à la mer la proie qu'elle réclamait. Enfin, venaient les peuples habitant les bords des profondes eaux du marais Tritonide. La déesse de la guerre sortie, dit-on, de son sein, répandit d'abord en Libye l'olivier nouvellement découvert. Tout l'Occident se présentait aussi en armes ainsi que ses peuples les plus lointains. Le premier était le Cantabre, que le froid, la chaleur, la faim ne pouvaient dompter, et qui sortait triomphant des plus difficiles entreprises. Chez ce peuple, qui aime les dangers avec passion, on se fait une loi, dès que la lente vieillesse a fait blanchir les cheveux, de prévenir l'inaction et 1a décrépitude en se précipitant du haut d'un rocher. Il ne pourrait supporter la vie sans les combats ; car il ne respire que pour les armes, et l'opprobre pour lui, c'est d'être en paix.
Le second, tout arrosé des larmes de l'aurore, était venu d'un monde étranger. Il avait fui sa terre natale pour passer dans d'autres climats : c'étaient les Asturiens, descendants d'Astyr, écuyer malheureux de Memnon. Ces peuples montent de petits chevaux qui ne sont pas faits pour la guerre, mais dont le pas précipité ne fait éprouver aucune secousse, ou dont l'élan toujours égal emporte mollement un char rapide. Erdus est à leur tête; chasseur infatigable, il parcourait les cimes des Pyrénées, ou bien, armé d'un trait maure, il attaquait de loin l'ennemi. Les Celtibériens venaient à leur suite. Jaloux de périr dans le combat, ils regardent comme un crime de brûler le corps de ceux qui meurent ainsi. Ils pensent que leurs âmes retournent au ciel vers les dieux, si leurs cadavres sont déchirés par le vautour avide. La riche Galice envoya également sa jeunesse habile à découvrir l'avenir dans les fibres des victimes, dans le vol des oiseaux et dans la flamme du ciel. Ces peuples, tantôt vociféraient des vers barbares dans leurs chants nationaux, tantôt, frappant la terre de leurs pieds qui la touchent tour à tour, se divertissaient à heurter en cadence leurs boucliers retentissants. Tels sont les jeux, les amusements de ces guerriers; tel est leur plus cher plaisir.

350- Les travaux, du reste, sont chez eux le partage des femmes. L'homme passerait pour un làche s'il ensemençait les sillons, ou s'il enfonçait dans la terre le soc d'une charrue. Tout ce qui est étranger au dur exercice de la guerre fait l'occupation de leurs compagnes infatigables. Ils étaient conduits par Viriathus, qui amenait aussi le Lusitanien, arraché à ses cavernes lointaines. Viriathus était alors à la fleur de l'âge, et ce nom allait bientôt devenir célèbre par les défaites des Romains.
Les Cerrétans, anciens soldats de Tirynthe, et le Vascon, toujours sans casque, s'empressèrent d'apporter leurs secours. Viennent ensuite ceux d'Ilerda, qui fut témoin, dans les âges suivants, de la fureur des guerres civiles; le Concan qui s'abreuve du sang de son cheval, et rappelle par sa férocité le Massagète dont il descend. Déjà la Phénicienne Ébusus a saisi ses armes ; l'Arbace a saisi les siennes ; on le voit presser l'ennemi sans relâche de son aclyde ou de son mince javelot. A leur suite vient le Baléare qui reconnaît Triptolème pour père et l'Inde pour son berceau, et qui combat en faisant voler de sa fronde le plomb meurtrier. Puis, le Gravien, nom corrompu des Grecs, et la jeunesse étolienne partie de Tyde, et qui remonte à Enée. Carthagène fondée par l'ancien Teucer, la Phocéenne Emporia, Tarraco, dont les vins ne le cèdent qu'à ceux du Latium, envoyèrent aussi leurs troupes. Au milieu de ces bataillons on distinguait, à l'éclat des cuirasses, la cohorte Sédétane, envoyée des bords du froid Sucro, par la ville de Sétabis, leur patrie.
Sétabis se vante de faire de plus belles toiles que les Arabes, et de tisser le lin avec autant d'art que Péluse. Mandonius et Céson, fameux par son adresse à dompter les chevaux , commandent ces peuples, et leurs travaux réunis ont élevé ces tentes. Balarus exerce aussi dans la plaine les bandes légères des Vettones. Chez eux, dès que le doux printemps a ramené les tièdes zéphyrs, les juments ouvrent leur sein à l'haleine amoureuse du vent, et conçoivent par l'effet de cette fécondation mystérieuse. Mais la race qui naît de ces mères ne vit pas longtemps; la vieillesse l'atteint bientôt, et sept années sont le plus long espace de temps qu'elle puisse passer à l'étable. Uxama, dont les Sarmates ont élevé les murs, ne voltige pas sur des coursiers si agiles. Mais elle amène au camp des chevaux qui vivent plus longtemps. Durs et vigoureux, à peine souffrent-ils le mors et obéissent-ils au cavalier. Rhyndacus commande les troupes d'Oxama. Leur arme est une lance : l'ouverture béante d'une mâchoire de bête féroce rend leur casque effrayant. Ils passent leur vie à la chasse, ou, comme ont fait leurs pères, pourvoient à leurs besoins par la violence et les rapines.
Au premier rang brillaient aussi les étendards de la Phocidienne Castulo, ceux d'Hispalis, célèbre et par son commerce maritime, et par le flux et le reflux de l'Océan; ceux de Nébrissa, fidèle au culte de Bacchus. Cette ville est le séjour des légers satyres et des ménades qui célèbrent la nuit les mystères de Bacchus, la tête couverte de la peau sacrée. Cartéia aussi, arma les descendants d'Arganthon.
Ce roi fut, dans l'antiquité, le mortel qui parvint au plus grand àge : il passa un siècle et demi les armes à la main. Tartesse, qui voit coucher le soleil; Munda, qui devait renouveler pour l'Italie les malheurs des champs Émathiens; Cordoue, la gloire d'une contrée qui produit l'or, ne restèrent pas non plus dans l'inaction. Leurs bataillons étaient commandés par le blond Phorcys, et par Arauricus, guerrier redoutable dans ces contrées couvertes d'épis. Tous deux du même âge, ils étaient nés sur les rives fertiles du Bétis, dont les bras sont ombragés d'oliviers.
Tels sont les bataillons nombreux qu'Annibal traîne à sa suite à travers les campagnes noires de poussière. Couvert de ses armes, il regarde, aussi loin qu'il peut porter sa vue, ces brillants étendards. Il marche triomphant; une ombre immense couvre la terre derrière lui.

410- Tel Neptune, tenant en bride ses coursiers, traverse sur son char la plaine liquide, et se rend aux extrémités des mers où se plonge le soleil. La troupe des Néréides s'élance toute entière hors de ses antres : on les voit rivaliser entre elles dans le jeu familier de la nage, et enlacer leurs bras d'albâtre sur les ondes transparentes.
Cependant le chef carthaginois, foulant aux pieds la paix du monde, s'avance vers les cimes boisées des Pyrénées. Du haut de ces montagnes couvertes de nuages, Pyrène voit de loin l'Ibère séparé du Celte, et occupe la barrière éternelle qui divise ces deux vastes contrées : c'est le nom de la vierge, fille de Bébryce, qu'ont pris ces montagnes: l'hospitalité donnée à Hercule fut l'occasion d'un crime. Alcide se rendait, pour l'accomplissement de ses travaux, dans les vastes campagnes du triple Gérion. Sous l'empire du dieu du vin, il laissa dans le redoutable palais de Bébryce la malheureuse Pyrène déshonorée ; et ce dieu, s'il est permis de le croire, oui, ce dieu fut ainsi la cause de la mort de cette infortunée. En effet, à peine eut-elle donné le jour à un serpent, que, frémissant d'horreur à l'idée d'un père irrité, elle renonça soudain, dans son effroi, aux douceurs du toit paternel, et pleura, dans les antres solitaires, la nuit qu'elle avait accordée à Hercule, racontant aux sombres forêts les promesses qu'il lui avait faites. Elle déplorait aussi l'ingrat amour de son ravisseur, quand elle fut déchirée par les bêtes féroces. En vain elle lui tendit les bras, et implora son secours pour prix de l'hospitalité. Hercule, cependant, était revenu vainqueur; il aperçoit ses membres épars, il les baigne de ses pleurs, et, tout hors de lui, ne voit qu'en pâlissant le visage de celle qu'il avait aimée. Les cimes des montagnes, frappées des clameurs du héros, en sont ébranlées. Dans l'excès de sa douleur, il appelle en gémissant sa chère Pyrène : et tous les rochers, tous les repaires des bêtes fauves retentissent du nom de Pyrène. Enfin il place ses membres dans un tombeau, et les arrose pour la dernière fois de ses larmes. Ce témoignage d'amour a traversé les âges, et le nom d'une amante regrettée vit à jamais dans ces montagnes.
Déjà l'armée, traversant les collines et les épaisses forêts de pins, avait franchi la porte de Bébryce. Delà, elle se répand en furie dans le pays inhospitalier des Voltes, qu'elle ravage le fer à la main. Bientôt, hâtant sa marche, elle se répand sur les rives menaçantes du Rhône impétueux. Ce fleuve, qui prend sa source aux massifs des Alpes, descend d'un roc couvert de neiges, pour répandre chez les Celtes ses eaux immenses. Bientôt, fendant les plaines de ses flots écumants, il va, d'un cours rapide, se jeter dans la mer par une vaste embouchure. Dans sa route, il est grossi par l'Arar, qui s'y mêle sans bruit, et qui semble à peine couler: dès que le Rhône l'a reçu dans ses flots, il l'entraîne, comme malgré lui, à travers les campagnes, et, le versant dans la mer, il l'empêche de porter son nom aux rivages voisins. Les guerriers s'élancent dans ce fleuve qui n'a pu souffrir de pont. D'abord ils chargent de leurs armes le sommet de leur tête et de leurs epaules, puis, à l'envi, ils fendent les flots de leurs bras vigoureux. Les chevaux, attachés à des barques, sont conduits de l'autre côté du fleuve. Les éléphants même ne retiennent pas longtemps l'armée au rivage, malgré la crainte qu'ils éprouvent d'abord.

460- On imagine, pour leur cacher les eaux, de lier ensemble de grosses poutres qu'on recouvre de terre, puis, lâchant les cordages à mesure qu'ils s'éloignaient du bord, on les pousse peu à peu en pleine eau. Le Rhône est effrayé de cette masse nouvelle, dont le poids énorme fait frémir ses eaux ; il se répand au loin et fait, entendre du fond de ses sables un murmure menaçant. Déjà l'armée s'avance par le pays des Tricastins, et se porte par des chemins plus faciles dans les champs des Voconces, Là , des troncs d'arbres et des débris de roches attestent la fureur de la Durance, et ses ravages dans la plaine unie que traverse Annibal. Ce fleuve, descendu des Alpes, roule avec fracas dans ses ondes retentissantes des arbres déracinés, des quartiers de roche, et change ses gués trompeurs en dirigeant son cours de divers côtés, en sorte qu'il est dangereux de s'y exposer à pied, et peu sûr de le faire en bateau. Il était alors grossi par des pluies récemment tombées. Beaucoup de soldats y furent emportés avec leurs armes; le flot les roula en écumant, et les précipita tout déchirés dans des gouffres.
Cependant les Alpes, qu'ils contemplent de plus près, leur inspirent une terreur capable d'effacer le souvenir de leurs travaux passés. Des gelées, des grêles éternelles y accumulent des glaces séculaires. Les flancs escarpés de la montagne, qui se perd dans les cieux, en sont hérissés, et le soleil, au feu duquel elle se présente, ne peut en dissoudre les cristaux endurcis. Autant le Tartare, ce gouffre du royaume des ombres pâles, s'étend dans des profondeurs souterraines, vers les mânes et le noir marais du Styx ; autant en ces lieux la terre s'élève dans les airs au-dessus de sa surface, lui dérobant le ciel par la hauteur de son ombre. Jamais on n'y voit de printemps; jamais d'été avec sa parure : l'affreux hiver habite seul ces montagnes et s'y est fixé éternellement.

490- C'est là qu'il rassemble de loin les nuées sombres, et les orages accompagnés de grêle ; que les tempêtes et tous les vents en fureur ont établi le siège de leur empire. Le spectateur est pris de vertige au sommet de ces roches altières dont la cime se perd dans les nues.
Le mont Athos joint au Taurus, le Rhodope au Mimas, l'Ossa au Pélion , et I'Hémus à l'Othrys, le céderaient encore aux Alpes. Ce fut Hercule qui osa le premier franchir ces monts inaccessibles. Les dieux le virent avec étonnement traverser les nues, briser les roches escarpées, et s'y ouvrir, avec les plus terribles efforts, une route inconnue à tous les siècles antérieurs. Le soldat irrésolu ose à peine avancer. Il craint de porter ses arrhes sur un sol sacré dans l'univers; la nature lui semble s'opposer à ses desseins , et la volonté des dieux lui être contraire. Mais Annibal, que ne sauraient arrêter les Alpes, et que rien ne trouble et n'épouvante, soutient et ranime par ses exhortations le courage de son armée abattue par tant d'objets terribles. "Quoi ! las de la ferveur des dieux et de vos succès, après vous être couverts de gloire dans les combats, vous tourneriez le dos à des montagnes blanchies par la neige? vous seriez assez làches pour déposer les armes au pied de ces rochers? Oui, compagnons, oui, croyez-le, c'est sur les murs de l'orgueilleuse Rome, et sur la roche de Jupiter même que vous aller monter. Cet effort va vous donner l'Ausonie et vous soumettre le Tibre.» Soudain l'armée s'ébranle à ces grandes promesses, elle s'élève sur le flanc des montagnes. Annibal ordonne de quitter le chemin qu'ont ouvert les pas d'Hercule ; il veut qu'on avance par des lieux inexplorés, et que chacun monte par la route qu'il se sera frayée. En même temps il se fait jour lui-même à travers des défilés inaccessibles, franchit le premier les pics ardus, et de là il appelle ses cohortes. Lorsque le mont, couvert d'une glace épaissie par un froid éternel, lui laisse à peine un endroit où poser le pied sur ses flancs qu'ont blanchis les frimas, il fait entamer ces glaces qui résistent en vain. La neige fondue s'entr'ouvre et engloutit les soldats; et, se précipitant d'en haut en masse humide, elle couvre dans sa chute des bataillons entiers.
Quelquefois l'affreux Corus, rassemblant devant eux des tourbillons de neige, les leur pousse au visage avec ses sombres ailes; ou bien encore, au milieu des sifflements d'une horrible tempête, il arrache au soldat ses armes et la trombe qui les emporte, les fait tournoyer jusqu'aux cieux dans son rapide essor. Plus l'armée s'avance vers la cime et fait d'efforts pour s'élever jusqu'à elle, plus ses fatigues augmentent.

530- Accablés de lassitude, ils ont à peine gravi une roche, qu'il s'en présente une autre, d'où ils osent à peine contempler celle qui vient de leur coûter de si pénibles efforts; tant est grande la frayeur qui les saisit à la vue de ces vallons multipliés, dont l'aspect uniforme n'offre que blancheur et frimas aussi loin que l'oeil peut s'étendre. Tel, au milieu des ondes, le nautonnier, après avoir quitté sa douce patrie, voit retomber sur le mât immobile ses voiles détendues, qu'aucun souffle ne vient agiter. Il promène ses regards sur l'immensité des mers, et, fatigué de ne rencontrer que leur vaste étendue, demande des consolations au ciel qu'il contemple. Après tant de maux, après des difficultés toujours renaissantes, on voit sortir de dessous les rochers des têtes hideuses et hérissées de glaçons : ce sont les montagnards des Alpes, demi-sauvages qui viennent infester l'armée en se glissant dans les fissures des rochers rongés par le temps. Doués d'une vigueur qu'ils déploient habituellement dans les halliers, dans les neiges qu'ils affrontent, et dans les endroits les moins accessibles, leurs attaques ne laissent point de repos à l'armée que ces montagnes emprisonnent. Bientôt la surface de ces lieux change de couleur. La neige est rougie, infectée par des torrents de sang ; et la glace qui n'avait point cédé s'affaisse peu à peu, échauffée par ce sang.

550- Le cheval, en pressant de sa corne le sentier solide, se sent le pied pris et serré dans la glace qu'il a percée. La chute n'est pas le seul danger que ces animaux aient à redouter : ils laissent dans la glace des membres qu'elle a coupés; elle les brise, elle les tranche dans ses âpres saillies. Après six jours et six nuits terribles, après des blessures sans nombre, les troupes s'arrêtent enfin sur ces cimes tant désirées, et suspendent leur camp sur ces rochers à pic qui fendent les nues. Mais Vénus, inquiète, saisie de crainte, adresse ces mots au dieu son père, et donne un libre cours à sa tristesse: "Quelle sera donc pour les descendants d'Énée la fin de leurs souffrances et le terme de leurs désastres ? Quand leur accorderas-tu le repos ? N'ont-ils pas subi d'assez longs exils sur terre et sur mer? Faut-il que le Carthaginois vienne chasser mon peuple de la ville qu'il te doit? Déjà l'ennemi a transporté la Libye au sommet des Alpes; il menace de renverser notre empire, et Rome redoute le sort de Sagonte. Donne-nous, ô Père des dieux ! un refuge où nous transportions les restes de la cendre de Troie, les saints présents du ciel, les dieux d'Assaracus et les mystères de Vesta. Donne-nous un asile où nous puissions nous reposer en sûreté. N'est-ce donc rien d'avoir parcouru l'univers toujours exilés, toujours errants? La prise de Rome doit-elle renouveler les désastres de Pergame"? Ainsi parla Vénus. Le dieu son père prend ensuite la parole : «Bannis tes craintes, ô Cytherée ! que les efforts de la nation tyrienne ne te troublent pas : ton sang possède et possédera longtemps la roche Tarpéienne. Je veux, dans cet effort de Mars, avoir l'oeil sur tes guerriers, et les éprouver par les combats. Nation qu'avait jadis endurcie la guerre, et qui surmontait avec joie les fatigues, elle déchoit peu à peu des vertus de ses ancêtres ; et ce peuple, altéré de renommée, qui n'épargna jamais son sang pour s'illustrer, languit aujourd'hui dans une obscure oisiveté, et traîne, oublié, des jours sans gloire.

580- La valeur, abattue par le doux poison de l'indolence, s'anéantit insensiblement; et ce n'est que par les plus durs travaux, au milieu des plus grandes fatigues, que, parmi tant de nations, une seule peut prétendre à l'empire de l'univers. Bientôt, d'ailleurs, viendra le temps où Rome, déjà la plus puissante ville de la terre, apparaîtra encore plus imposante par ses défaites. C'est alors que sa lutte courageuse lui méritera un nom digne des demeures célestes. Ainsi se distingueront Fabius, Paul-Émile, Marcellus, dont j'agrée déjà les dépouilles opimes. Le Latium verra naitre de leurs blessures un grand empire, que leurs descendants dégénérés ne pourront même renverser malgré leurs déréglements. Déjà est né le capitaine qui doit arracher le Carthaginois du Latium, le rappeler en Afrique, et le dépouiller de ses armes devant les murs de Carthage sa patrie. Dès lors tes descendants, ô Cythérée! régneront dans la suite des siècles.
Un héros sorti de Cures élèvera sa gloire jusqu'aux cieux, et une race guerrière, quoique nourrie sous l'olivier sabin, ajoutera un nouveau lustre au nom sacré de Jules.
Le père de cette famille lui fera faire la conquête de Thulé jusqu'alors inconnue, et conduira le premier ses bataillons dans les forêts calédoniennes. Il réprimera les bords du Rhin , soumettra les Africains à son joug; et, dans sa vieillesse, il domptera les palmiers d'Idumée. Loin de voir les eaux du Styx et les sombres royaumes, il jouira, dans les demeures célestes, des mêmes honneurs que nous. Alors un jeune héros, doué d'une grande force de tête, se chargera du fardeau porté par son père. II s'avancera avec gloire, se montrant partout égal à la grandeur de l'empire, et finira, dans sa première jeunesse, les cruelles guerres de la Palestine. Et toi, Germanicus, déjà redouté du blond Batave dans ton adolescence, tu surpasseras les exploits de tes prédécesseurs. Que les flammes du Capitole ne t'épouvantent pas.

610- Tu seras conservé au monde, au milieu de ce détestable incendie; car pour toi aussi une place est réservée près de nous dans les cieux. La jeunesse guerrière du Gange mettra à tes pieds ses arcs détendus. Les Bactres te présenteront leurs carquois vides. Vainqueur des peuples de l'Ourse, tu entreras triomphant dans Rome, effaçant dans tes trophées orientaux toute la gloire de Bacchus. Tu soumettras les Sarmates, tu tranquilliseras leurs contrées sur les bords du Danube indigné de livrer passage aux aigles romaines. Tu effaceras par ton éloquence la gloire des plus célèbres orateurs; les Muses t'offriront leurs lauriers, et ta 1yre, supérieure à celle qui suspendit le cours de l'Ebre et attira le mont Rhodope, étonnera Phébus par ses accents. Sur cette roche Tarpéienne, où tu vois notre ancien palais, tu bâtiras un temple pompeux, dont le faîte ira toucher le ciel, notre demeure.
Alors, fils des dieux, qui donneras des dieux à ton tour, gouverne au sein du bonheur l'empire que tu auras reçu de tes pères. Les dieux accueilleront bien tard ta vieillesse dans leur séjour céleste; Romulus t'y cédera son trône ; ton père et ton frère te placeront entre eux, et la tête de ton fils sera à tes côtés tout éclatante de gloire". Tandis que Jupiter dévoilait l'ordre des choses futures, Annibal glissait du haut des cimes funestes à son armée. Mille efforts incertains affermissaient à peine ses pas chancelants dans ces gorges impraticables. Il ne marche que sur des rochers humides. Ce n'est plus une armée ennemie qui l'arrête, ce sont des précipices menaçants et des roches à pic. Les soldats, comme enfermés, gémissent du retard et de la difficulté des chemins; ils ne peuvent, par un moment de repos, ranimer leurs membres engourdis. La nuit même ne leur laisse point de relâche. Ici ce sont des arbres entiers qu'ils s'empressent de transporter sur leurs épaules réunies; là ce sont des frênes qu'ils déracinent sur la montagne. Ils ont déjà abattu complétement l'épaisse forêt qui la couvre. Un vaste bûcher s'élève, et la roche, enveloppée par un cercle de feu, se calcine. Bientôt elle s'entrouvre sous le tranchant du fer, s'affaisse avec fracas, se précipite en poudre, et ouvre au soldat épuisé de fatigue le royaume de l'antique Latium. Après avoir enfin franchi, au milieu de ces dangers sans nombre, le sommet inconnu des Alpes, Annibal dresse ses tentes dans les plaines de Turin.
Cependant Bostar, qui a traversé les sables de Garamante, revient plein de joie, rapportant la réponse de l'oracle d'Hammon. Il prend la parole, comme si la divinité présente enflammait encore son âme.

650- "Grand Bélide, toi dont le bras repousse de nos murs l'esclavage, j'ai pénétré jusqu'aux autels de la Libye. Les Syrtes, dont l'eau mouille les astres, m'enlevèrent jusqu'au séjour des dieux; la plage, plus dangereuse que la mer, m'a presque englouti. Du midi au couchant s'étendent des plaines desséchées. Point de colline dans cet immense espace, si ce n'est les hauteurs auxquelles la fureur d'une trombe tourbillonnante a donné naissance en amoncelant les sables, ou bien encore les montagnes de poussière solide qu'élèvent tour à tour l'Africus qui a brisé sa prison pour ravager la terre, et le corus lançant les flots dans les airs, quand ils viennent dans leur furie choisir les plaines pour champs de bataille. Guidé par les astres, j'ai pu la nuit franchir ces vallées ; car il n'est pas de route assurée durant le jour, et le voyageur, errant dans ces sables profonds et voyant toujours et partout des déserts, ne se retrouve qu'à la faveur de la petite Ourse, guide assuré du nautonnier phénicien. Je parvins après tant de fatigues jusqu'au bois sacré, demeure ombragée de Jupiter au chef orné de cornes; j'entrai dans son temple éclatant. Arisbas nous reçut sous son toit hospitalier. On voit près du temple (chose inouie!) une source qui tiédit au lever et au coucher du soleil, se gèle lorsqu'il monte au plus haut de sa course, pour redevenir chaude durant les ombres de la nuit. Alors le vieil Arisbas se plaît à me montrer ces lieux pleins de la divinité, la glèbe fertile sans culture, et me dit, d'un ton qui marquait sa joie :"O Bostar ! adore avec humilité les ombres de ces bois, ces cimes qui s'élèvent aux cieux, et ce bocage que visite Jupiter. Eh! qui n'a pas entendu parler des dons du maître des dieux, et de ces deux colombes qui vinrent se poser sur les murs de Thèbes? L'une d'elles dirigea son vol vers la Chaonie, et y remplit le chêne de Dodone de l'esprit sacré qui s'y fait entendre; l'autre, portée au-dessus de la mer de Carpathos, fendit les airs de ses ailes mouchetées de blanc, et s'arrêta chez les Libyens, qui lui ressemblaient par leur couleur brune. C'est cet oiseau de Vénus qui établit là le siège de l'oracle. Dans cet endroit où tu vois maintenant des autels et ce sombre bocage, la divine colombe (ô prodige étonnant!) arrêta son choix sur le chef d'un troupeau; et, se fixant elle-même entre les deux cornes du quadrupède à la longue laine, elle rendait les réponses des dieux aux peuples de Marmorique. Bientôt, sortit, comme par enchantement, du sein de la terre, un bois de chênes robustes, aussi vastes, dês le premier jour, que ceux qui s'élèvent maintenant au plus haut des airs.

690- De là le respect religieux de nos ancêtres pour des arbres qui recèlent la divinité, et où elle reçoit les adorations sur des autels fumants". Tandis que nous admirions ces merveilles, un bruit redoutable se fit entendre : les portes, poussées sur leurs gonds, s'ouvrirent, et une plus grande lumière frappa notre vue. Devant l'autel un prêtre était debout, vêtu d'une robe blanche et la foule approchait avec empressement.
Dès que j'eus annoncé l'objet de mon message, soudain la divinité s'empare du prophète. Les cimes des chênes se balancent, un long murmure se répand dans le bocage, et une voix surhumaine retentit dans les airs. Libyens, vous marchez vers le Latium; vous allez combattre la race d'Assaracus; je crois votre entreprise hardie. Mars, d'un air menaçant, vient de monter sur son char; ses coursiers furieux soufflent la flamme vers l'Hespérie, et leurs rênes sont baignées de sang. Toi qui veux connaître l'issue de cette guerre et les secrets du destin, toi qui n'as pas craint de précipiter cette illustre entreprise, va fondre sur les champs de Diomède, envahis la Pouille. Tu augmenteras la gloire de tes ancêtres, et tu ne laisseras à personne celle d'avoir pénétré si avant au sein de l'Italie. Les enfants de Dardanus ne cesseront de craindre tant qu'Annibal aura un souffle de vie". Tel était l'oracle que Bostar apportait plein de joie; et le soldat, brûlant d'ardeur, appelait de ses voeux la mêlée prochaine.

LIVRE IV

Cependant la renommée apprend aux villes épouvantées de l'Ausonie que ces montagnes, séjour des orages, que ces pics qui menacent le ciel, ont subi le joug ; que les Carthaginois ont franchi les précipices, et qu'Annibal, qui aspire dans son orgueil à égaler les exploits d'Hercule, est enfin descendu dans la plaine. La déesse aux sinistres nouvelles sème les plus terribles alarmes, les accroît dans sa marche, et, plus rapide que l'Eurus, fait retentir de ses rumeurs les citadelles effrayées.
Ces bruits grossissent en se transmettant par cet effet de la peur, qui se plaît à ajouter des chimères aux vagues appréhensions. Chacun s'empresse, et se prepare aux rudes soins de la guerre. Le dieu des combats remplit tout à coup de ses clameurs l'Ausonie entière, et demande des soldats et des armes. On restaure les lames ; on dérouille le fer, qui reprend un éclat menaçant: les blancs panaches sont replacés au haut des casques, les piques sont garnies de leurs courroies, et l'on forge de nouvelles haches. On dispose des cottes de mailles impénétrables, des cuirasses à l'épreuve de tous les coups. Les uns apprêtent les arcs, les autres domptent les chevaux rétifs aux manoeuvres; on aiguise le tranchant des épées.

20- Ici on se hâte de relever les murs qu'a rongés le temps, on charrie des pierres, on répare les tours endommagées par les ans ; là, on garnit d'armes les citadelles, on s'empresse de tirer des forêts les poutres dont on fera des portes et des obstacles sûrs. On creuse des fossés autour des remparts ; la crainte, ce maître qui ne connaît pas de lenteurs, hâte les travaux, et tout s'agite au loin dans les campagnes. Le colon abandonne ses pénates; le fils intimidé emporte sur ses épaules sa mère languissante, son père chargé d'années et qui touche à la fin de ses jours. Devant lui marche sa femme, la chevelure en désordre ; de la main droite et de la gauche, ils entraînent leurs enfants qui doublent le pas pour les suivre. Chacun communique ainsi à d'autres la crainte dont il est saisi, sans même remonter à sa source.
Les sénateurs, bien qu'ils envisagent avec terreur la hardiesse de l'entreprise, cette guerre portée au sein de l'Italie, les Alpes traversées et les glaciers franchis contre leur attente, opposent néanmoins à l'adversité une âme fière et un courage intrépide. Résolus de marcher à la gloire à travers les dangers, c'est par la plus noble vaillance qu'ils veulent se faire un nom tel que la fortune n'en donna jamais aux hommes les plus heureux. Annibal, retranché dans son camp, laisse à ses troupes le temps de se reposer en sûreté de leurs fatigues, et de ranimer leurs membres engourdis par l'excès du froid. Pour les consoler, pour ramener la joie dans leur ame, il appelle leurs regards sur les plaines unies qui leur restent à traverser jusqu'à Rome, désormais livrée à leurs coups. Mais loin de faire trève aux soins vigilants, aux méditations de la guerre, seul il ne se livre point au repos.
Une nation belliqueuse avait jadis envahi cette portion de l'Italie, en s'ouvrant par la terreur ces heureuses contrées. Bientôt le Capitole et les Romais assiégés connurent sa valeur. Tandis qu'Annibal gagne, par ses présents, ce peuple inconstant et léger, le flatte et le réunit à ses armes, le consul Scipion revenait des plages phocéennes et abordait au rivage.
Ainsi ces deux grands capitaines, diversement éprouvés par les fatigues d'un voyage, l'un sur terre, l'autre sur mer, venaient camper l'un près de l'autre et rapprochaient le danger; Rome était à la veille d'une sanglante défaite. Car le consul ayant fait avancer son camp, la Fortune ne pouvait plus souffrir de retard, et les armées en présence demandaient le signal du combat.- "Souvenez-vous, soldats, que vous avez réduit toute l'Ibérie, criait d'une voix terrible, Annibal en parcourant ses nombreux bataillons : les Pyrénées, le Rhône n'ont pu se soustraire à vos armes, Sagonte est réduite en cendres avec ses Rutules : vous avez franchi le pays des Celtes, et là où le fils d'Amphytrion ne fixa ses pas qu'après les plus pénibles travaux, la cavalerie carthaginoise a passé en armes; nos chevaux bondissants ont foulé ces montagnes orgueilleuses et fait retentir les Alpes de leurs hennissements". Scipion, de son côté, appelle les siens aux nobles périls de la gloire. "Romains, dit-il, vous avez à combattre un ennemi abattu, brûlé par les neiges de ces rochers et traînant avec douleur ses membres engourdis.

70- Apprenez donc à celui qui a traversé ces pics altiers, et évité leurs précipices, combien nos retranchements surpassent en hauteur les monts qu'Hercule a franchis , et combien il est plus facile de gravir une colline que d'enfoncer vos bataillons. Qu'il garde sa vaine gloire, pourvu que, défait dans un combat sanglant et fuyant en désordre, il regagne ces Alpes qui devront l'arrêter.
Oui , les dieux l'ont poussé par-dessus ces monts, pour qu'il teignît de son sang le Latium, pour qu'une terre ennemie se refermât sur ses os. Voyons donc si c'est une nouvelle Carthage, différente de la première, qui nous envoie ses bataillons, ou si ce n'est pas celle que nous avons renversée dans les flots et abîmée près des îles Égates". Il dit ; et conduit son armée sur les bords du Tésin. Ce fleuve promène ses eaux profondes sans qu'aucun mélange de vase les trouble jamais. Partout elles conservent leur transparence, en roulant sur un lit verdoyant ; à peine dirait-on que le fleuve coule, tant son cours est tranquille entre des rives couvertes d'épais ombrages.
Le chant mélodieux des oiseaux, qui gazouillent à l'envi , invite au sommeil près de son onde brillante. Déjà les ombres de la nuit disparaissaient devant l'éclat naissant du jour, et le Sommeil avait parcouru les heures laissées à son empire.

90- Le consul allait reconnaître tes lieux, le site de la colline voisine et la surface de la plaine.
Les mêmes soins occupaient le général carthaginois; ils se trouvent donc en présence, accompagnés de quelques escadrons légers.
La nuée de poussière qui s'élève de part et d'autre les avertit tous deux que l'ennemi s'avance. La terre retentit de plus en plus sous le pied sonore des chevaux et leur hennissement terrible ne permet pas d'entendre le son des trompettes qu'il a couvert. Aux armes! soldats, aux armes crient les deux généraux. Tous deux ont un courage aussi bouillant, la même soif de gloire, une aussi violente ardeur de combattre. Plus de retard: déjà les deux armées ne sont plus éloignées l'une de l'autre que du jet d'une lance armée de sa lanière, quand tout à coup un présage apparaît sous le ciel le plus pur, et attire les yeux et l'attention vers l'espace où roulent les astres. Un épervier fondant du midi poursuivait avec fureur des colombes, oiseaux chers à Vénus, et renommés dans le culte qu'on lui rend. Déjà quinze d'entre elles étaient mortes sous l'étreinte de sa serre, ou déchirées par son bec, ou étourdies sous les coups de son aile. Tant de sang ne l'a pas rassasié, et déjà il pressait la dernière, toute tremblante du meurtre de ses campagnes, et qui fuyait d'une aile d'où tombaient, les plumes arrachées, quand l'oiseau de Jupiter, parti de l'orient, force l'épervier à se dérober dans les cieux. Victorieux, il prend son vol avec joie vers les aigles romaines, vient du côté où le fils du consul secouait son armure sur ses jeunes épaules, jette trois cris, et effleurant de son bec le cône brillant du casque du guerrier, remonte dans les airs.

120- Liger, qui possédait l'art d'interpréter les avertissements des dieux, et de prédire l'avenir par le vol des oiseaux, s'écrie : "O Annibal semblable à cet oiseau audacieux, tu poursuivras pendant seize ans en Italie la jeunesse ausonienne, et tu feras un riche butin au milieu du carnage: mais réprime ce ton menaçant; regarde : l'oiseau qui porte les armes de Jupiter t'annonce que tu ne soumettras jamais l'empire daunien : maître des dieux, je te reconnais ici, sois-nous favorable, et ratifie le présage de l'oiseau sacré. Oui, jeune guerrier, si cet aigle ne m'égare point par un vol trompeur, c'est à toi qu'il est réservé de décider du sort de la Libye soumise, et de prendre un surnom plus grand que Carthage elle-même".
Bogus , au contraire, interprète le prodige en faveur du chef carthaginois. L'augure est favorable: l'épervier et les colombes déchirées dans l'air présagent la ruine totale des descendants d'Énée et de la race de Vénus. Parlant encore, il fait voler le premier une lance contre l'ennemi, comme si la Divinité l'inspirait, et qu'il connût l'arrêt du destin. La javeline, traversant les airs, eût été tomber au loin dans la plaine sans atteindre personne, si Catus, jaloux de l'honneur de commencer l'attaque, ne fût venu à toute bride se jeter au-devant d'elle. Le trait languissant et déjà près de tomber porte ainsi le coup qu'il devait frapper, et, devenu mortel par la rencontre de l'ennemi qui s'y présente, le perce au milieu du front. Les deux armées en viennent aux mains; un horrible tumulte fait retentir la plaine. Les cavaliers ajustent leurs rènes si court, que les chevaux sont comme suspendus avant d'être lancés. Ils rendent la main ; le coursier retenu s'emporte, et, volant avec toute son impétuosité, laisse à peine sur le sol l'empreinte de ses pas. La troupe des Boïens, plus agiles que les autres bandes gauloises, s'élance, conduite par Crixus, sur les premières cohortes romaines, et leur oppose ses grands corps.

150- Crixus, tout orgueilleux de ses ancêtres, rapportait son origine à Brennus, et comptait parmi ses titres la prise du Capitole. Sur son bouclier, l'insensé portait ciselée la roche Tarpéienne, et les Gaulois pesant l'or au pied de la colline sacrée. Il avait au cou un collier d'or étincelant. Sa tunique était ornée de filets du même métal, ses manches en était raidies, et la crête de son casque en lançait au loin des éclairs. La première phalange composée des Camertes tombe sous le vaste effort des Barbares, et le torrent des Boïens se précipite à travers les rangs épais. Les infimes Sénonais renforcent et soutiennent les Boïens. Les coursiers, qui se heurtent poitrail contre poitrail, roulent étendus sur le champ de bataille. La plaine est inondée du sang des guerriers, et celui des chevaux coule à flots si pressés, que le soldat y glisse sur le sol sans y laisser de traces. Le pied pesant du cheval achève le blessé mourant, et les coursiers, dans leurs évolutions, font jaillir une rosée sanglante qui souille l'armure des combattants. Ce fut toi, jeune Tyrrhène, qui le premier teignis du tien, en mourant, les armes victorieuses du fier Pelore. Tandis que ta trompette anime au combat les guerriers qui te suivent, que ses sons les ramènent à la charge, le trait du Barbare vient traverser ta gorge épuisée; et une blessure mortelle met fin au rauque murmure de l'airain : mais le dernier son que produisit ta bouche mourante parcourut encore la courbure de l'instrument, malgré le repos de tes lèvres. Crixus renverse Picens et Laurus, tous deux à peu de distance l'un de l'autre. L'un périt d'un coup d'épée, l'autre frappé d'une lance dont le bois avait été choisi sur les rives du Pô. Picens, en effet, s'était jeté au hasard, à travers la plaine, pour échapper à Crixus par des détours. Mais la lance du Boïenlui traverse la cuisse, perce les flancs du cheval animé qui voltige, et donne à la fois deux morts cruelles. Crixus arrache son javelot du cou sanglant de Vénulus, pour étendre sur la poussière Farfarus avec ce trait fumant. En même temps il immole Tullus, né sur les bords du froid Vélidus.
Tullus serait la gloire de l'Ausonie; il y acquerrait un nom illustre, si les destins lui accordaient plus de jours, ou si le Carthaginois eût respecté l'alliance promise. Après lui sont immolés Rémulus et plusieurs guerriers, jadis fameux, les Magius de Tibur, Metaurus Hispella, et Clanius, qui médite un coup de sa javeline qu'il balance. Jusque-là les Carthaginois n'avaient pu se faire place dans le combat.

190- Les Gaulois seuls remplissaient la plaine de leur fureur. Aucun d'eux ne lance inutilement son javelot; tous leurs traits s'arrêtent dans le corps ennemi. Au milieu du désastre, Quirinus veut tenter un exploit décisif. Jamais il n'a fui : son âme inébranlable sourit à l'idée de recevoir la mort dans ce cruel revers. Soudain il presse son cheval de l'éperon, pare de son bouclier les traits qui l'accablent, et, le fer à la main, tente de s'ouvrir un passage jusqu'au chef des Gaulois. Déterminé à périr, il cherche un honneur dont il ne jouira point. Teutalus, percé dans l'aine, tombe sous ses coups, et fait retentir la terre de son poids énorme. Il renverse Sarmens, qui avait fait voeu, s'il revenait vainqueur, de t'offrir, dieu des combats, sa blonde chevelure aussi belle que l'or du noeud éclatant qui la fixait derrière sa tête. Mais les Parques, dédaignant ses voeux, l'entraînent chez les Mânes par les tresses mêmes de cette épaisse chevelure. Le sang qui coule fume sur son beau corps, et rougit la terre humectée. Ligaunus, sans être arrêté par le trait qui s'adresse à lui, fond sur Quirinus, lui présente son épée qu'il brandit en cercle, et soudain, s'élevant de toute sa hauteur, frappe son adversaire à l'articulation flexible qui unit le bras à l'épaule. Le bras, qu'a détaché cette profonde blessure, reste encore un instant suspendu aux rênes flottantes, et la main, par une contraction fébrile, fait un effort pour les retenir, et semble encore imiter par habitude le geste de gouverner le frein. Vosége tranche alors la tête du guerrier qui ne se soutient plus, l'attache avec son casque à la crinière de son cheval, puis offre aux dieux, avec les clameurs particulières à sa nation, cette tête ainsi captive.
Tandis que les peuples Gaulois sèment les funérailles, Scipion fait rapidement sortir du camp sa cavalerie, la conduit au lieu du combat et s'élance le premier sur l'ennemi. Monté sur un cheval blanc, il traîne, à sa suite, l'élite de l'Ausonie. Le Marse, Cora, les Laurentins, brillante jeunesse, le Sabin avec ses traits, le belliqueux Tuder, descendu de ses hautes collines, le Falisque vêtu du lin qui croît dans son pays, et les voisins du temple d'Hercule , les Catilles, qui habitent, sur les rives du silencieux Anio, des campagnes couvertes d'arbres fruitiers ; enfin les soldats des roches Herniciennes, hommes endurcis aux travaux, au milieu de leurs sources froides, ainsi que ceuxdes campagnes nébuleuses de Casinum. Toute cette jeunesse, ces nourrissons de la belle Italie, marchaient donc à la mort par l'ordre des dieux, et ne devaient plus revenir.

230- Scipion pousse son coursier au plus fort de la mêlée, et, furieux du massacre des siens, il immole à leurs mânes Labarus, Padus, Caunus, Breucus; qui tombe à peine sous plusieurs blessures, Larus, dont le regard était aussi farouche que celui d'une Gorgone. Tu péris aussi, vaillant Leponticus, victime d'une triste destinée. Tandis que ce guerrier farouche, égalant à pied la hauteur d'un homme à cheval, se jetait devant le consul pour saisir son coursier par la bride, Scipion lui décharge sa pesante épée au milieu du front, et lui partage la tête, qui tombe divisée sur ses épaules. L'insensé Battus, qui ose lutter avec le cheval et opposer un bouclier à sa fougue, est étendu, d'un coup de pied, sur la poussière ; son visage fracassé ne présente plus la forme humaine. Le chef ausonien s'abandonne alors à sa fureur, et sème l'épouvante dans la mêlée.
Tel on voit Borée fondre du pays des Gètes, bouleverser la mer en vainqueur, jusque dans ses abîmes les plus profonds; les nautonniers, jouets de la tempête, sont ballottés sur les vagues qui brisent leurs vaisseaux, et les flots bouillonnants s'élèvent par-dessus les Cyclades. Crixus conserve peu d'espoir et prévoit son destin; il se raidit contre la mort, en cherchant à la braver. Sa barbe hideuse est rougie d'une écume ensanglantée. La rage a blanchi sa bouche, et ses cheveux sont souillés d'une poussière épaisse. Il se jette sur Tatius, qui combattait à côté du consul, et agite avec bruit ses armes autour de lui. Tatius, roule dans l'arène. La lance mortelle qui le frappe le fait tomber sur le visage. Son cheval effrayé l'emporte, les membres embarrassés dans les courroies. Il laisse après lui une longue traînée de sang; et la pointe tremblante du dard trace un sillon incertain dans la poussière.
Scipion donnait des louanges à la mort de Tatius, et se disposait à venger ses mânes illustres, quand les éclats d'une voix horrible viennent frapper son oreille, et lui apprennent que c'est Crixus qui s'avance; car il ne le connaissait pas. A sa vue, Scipion bondit de colère, et promène ses regards sur l'ennemi qu'il brûle de combattre. Alors, animant son coursier, et passant sur sa crinière une main caressante: "Gargan, dit-il, laissons le vulgaire et les guerriers sans nom; les dieux nous appellent à de plus grands exploits. Vois-tu la démarche fière de ce Crixus, et la housse de pourpre éclatante dont se pare le Barbare? Cette récompense sera celle de ton courage; j'y ajouterai le présent d'un frein doré".

270- A ces mots, poussant un cri, il provoque Crixus au combat, et le demande seul au milieu de la plaine. Une fureur égale enflamme son ennemi qui accepte le défi. Les escadrons obéissent de part et d'autre à l'ordre de s'éloigner, et laissent le champ libre aux deux chefs, qui s'arrêtent devant le front des combattants. Tel, dans les campagnes phlégréennes, Mimas, cet enfant de la terre, agitait ses étendards et faisait trembler le ciel à la vue de ses armes; ainsi Crixus ébranle les airs des cris de sa poitrine velue et soulage sa colère par d'effroyables hurlements. "N'est-il donc échappé personne à la prise et à l'incendie de Rome, pour t'apprendre avec quel bras le peuple de Brennus manie ses armes? apprends-le de moi," crie-t-il au consul. En même temps il lance contre lui avec vigueur une pique noueuse, durcie au feu, et assez forte pour enfoncer les portes d'une ville. Le trait vole avec un bruit terrible ; mais lancé trop fort, et sans que la distance à parcourir ait été calculée, il dépasse l'ennemi déjà près de lui. Scipion alors : "N'oublie pas d'apprendre à ton aïeul Brennus et aux ombres de ses Gaulois combien tu étais loin de la roche Tarpéienne, lorsque tu es tombé, et qu'il ne t'a pas été permis d'aller voir le mont sacré du Capitole". A ces mots le consul, ajoutant par la course à la vitesse de sa javeline, la lance avec un effort digne du corps de l'ennemi qu'elle doit atteindre. Le trait vole, perce les plis multipliés de sa cuirasse de lin garnie de cuir, et plonge jusqu'au fond de sa poitrine. Crixus tombe ; son vaste corps reste étendu sur la terre, qu'ébranle le poids énorme de ses armes. Telle une digue, formée par des rochers dans la mer Tyrrhénienne, lutte contre la fureur des flots et la violence des tempêtes, et retentit avec un horrible fracas sous les coups de la mer qui la déborde. Nérée mugit dans sa fureur; et les ondes, divisées par cet obstacle, reçoivent dans leur sein le mont qu'elles ont renversé. Après la perte de leur chef, les Celtes prennent la fuite. Un seul homme faisait leur espoir; de lui seul avait dépendu leur ardeur impétueuse. Ainsi, quand le chasseur, sur les hauteurs boisées du Picentin, parcourt les forêts, mettant çà et là le feu aux sombres retraites, aux halliers impénétrables, ce feu est d'abord sans violence et sans éclat; un noir tourbillon obscurcit l'air, où il s'élève peu à peu, et lance aux nues une épaisse fumée. Tout à coup un vaste incendie éclaire la montagne, la flamme pétille, et l'on voit fuir les bêtes féroces et les oiseaux, et les génisses tremblantes se cacher au fond de la vallée.
Magon, voyant les bandes des Gaulois tourner le dos, et leur premier choc, le seul décisif chez eu, devenu inutile, donne le signal aux siens, et mène au combat les cavaliers de sa nation. Ils accourent tous, et ceux qui manoeuvrent avec la bride, et ceux qui n'en font pas usage.
Tantôt, les cohortes romaines sont repoussées et prennent la fuite ; tantôt, la frayeur fait reculer les bandes africaines. Ici, sur la droite, les Romains, après bien des détours, présentent leurs lignes en forme de croissant; là, vers la gauche, les Carthaginois déploient leurs ailes circulaires. Ils se forment tour à tour par pelotons pour courir à l'ennemi; et, bientôt après, ils se rompent avec art en paraissant se débander. Ainsi on voit Eurus et Borée pousser et repousser les flots de la mer dans leur lutte violente, et emporter, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, la masse énorme des ondes qu'ils agitent de leur souffle. Annibal, tout éclatant de pourpre, vole à son tour, ayant à ses côtés la Crainte, la Terreur et la Rage. Dès qu'il lève ce bouclier étincelant, oeuvre de la Galice, et qu'il inonde la plaine des rayons de feu qui en jaillissent, l'espoir et le courage manquent aux Romains, et, glacés d'effroi, ils ne rougissent plus de tourner le dos à l'ennemi.
Ils ne mettent plus leur gloire à périr; la fuite est le seul parti qu'ils prennent; ils souhaitent même que la terre s'entr'ouvre sous leurs pas. Ainsi, dans le Caucase, si le tigre vient à sortir de ses antres, les campagnes restent abandonnées; les troupeaux consternés cherchent une retraite sûre, et le monstre vainqueur parcourt sans obstacle les vallées désertes. Déjà il écarte ses lèvres et découvre ses mâchoires, comme s'il dévorait une victime, et sa vaste gueule annonce ses appétits de carnage. Métabus et Ufens à la haute taille ne purent échapper au bras d'Annibal, quoique l'un se sauvât d'une course aussi rapide que le vol de l'oiseau, et que l'autre fût emporté à toute bride sur son coursier. Annibal envoie Métabus chez les ombres, de la pointe étincelante de sa pique, coupe de son épée le jarret d'Ufens, et lui ôte avec la vie la gloire que lui avaient acquise ses pieds légers. Déja il a immolé Sthénius, Laurus, Collinus, élevé sur les bords frais et dans les antres tapissés de mousse du lac Trucin, qu'il prenait plaisir à traverser à la nage. Massicus, frappé d'un coup de lance, accompagne ce guerrier chez les morts. Il avait vu le jour sur la cime sacrée du mont Massique, au milieu des vignobles, et il avait été élevé sur les rives du Liris, dont les eaux tranquilles semblent ne pas couler.

350- Ce fleuve, que les pluies ne peuvent changer, suit son cours silencieux en caressant le rivage de ses eaux limpides. Le carnage devient horrible. A peine les traits suffisent-ils à la fureur des combattants. Le bouclier heurte le bouclier, le pied foule le pied, les panaches, tremblants sur les casques, effleurent les fronts ennemis. Trois frères combattaient avec furie aux premiers rangs.
Ils étaient fils de la Carthaginoise Barcé, qui, par une heureuse fécondité, les avait eus du Spartiate Xantippe, pendant la guerre précédente. La prospérité des armes de la Grèce, leur père général d'armée, le nom illustre d'Amyclée, Régulus fait prisonnier par les Spartiates et chargé de leurs fers, étaient d'anciens titres qui leur enflaient le cœur.
Ils brûlaient de montrer par leurs exploits dans la guerre quelle était leur origine, et de quel homme ils étaient issus. Ils voulaient ensuite visiter les cimes glacées du Taygète, se baigner dans les ondes du fleuve paternel, et connaitre les lois de Lycurgue. Mais le sort et trois frères Ausoniens les empêchèrent d'entrer dans Sparte. Ces derniers, du même âge qu'eux, aussi courageux, nés dans les hauts bocages d'Égérie, étaient venus de la cruelle Aricie. Clotho ne leur permit pas non plus de revoir le lac et l'autel de Diane. Eumachus, Critias et Xantippe, glorieux du nom de leur père, les joignent et les attaquent avec furie. Tels on voit les lions en fureur, se jetant les uns sur les autres, remplir de leurs rugissements les sables arides et les rares cabanes qu'on y a dressées. Une fuite rapide emporte tous les Maures d'alentour dans les antres des rochers, ou parmi les précipices; et les femmes épouvantées préviennent les cris de leurs enfants en pressant dans leur bouche le sein où ils sont suspendus. Les monstres, frémissant de rage, brisent dans leur gueule ensanglantée les os de leurs victimes, dont les membres se débattent encore sous la dent féroce.

380- Ainsi la jeunesse d'Égérie, le redoutable Virbius, Capys, Albanus, parés des mêmes armes, s'élancent sur l'ennemi. Critias, se baissant un peu, renverse Albanus en lui ouvrant le ventre. Ses entrailles, s'échappant de sa blessure, remplissent son bouclier. Eumachus attaque Capys. Celui-ci tient de toute sa force son bouclier fixé sur son corps; néanmoins le fer impétueux lui abat du même coup le bras gauche avec l'arme défensive.
Ainsi cette main malheureuse, qui ne voulait pas lâcher l'égide, est abattue dans son effort et la retient encore en tombant. Il ne restait plus que Virbius à vaincre, après la mort de ses frères. Il feint l'épouvante et la fuite, et perce Xantippe de son épée, Eumachus de sa lance. Le combat devient égal : deux frères étaient tués de part et d'autre. Ceux qui restaient se percent réciproquement la poitrine, et terminent ce combat singulier en se donnant mutuellement la mort. Heureuse fin ! c'est l'amitié fraternelle qui les précipite chez les ombres ! Les siècles futurs désireront de semblables frères; un éternel honneur accompagnera leur nom dans la mémoire des hommes, si nos vers peuvent souffrir l'éclat du grand jour, et si Apollon ne leur envie point la gloire d'être lus par nos derniers neveux.
Cependant Scipion essaie d'arrêter ses troupes dispersées dans la plaine, et emploie tout ce que sa voix a de force à les rappeler. "Où reportez-vous ces drapeaux? Quelle frayeur subite vous dérobe à vous-mêmes? Si vous craignez tant de combattre au premier rang et au front même de la bataille, rangez-vous derrière moi; compagnons, chassez la crainte, et regardez le combat. Ces soldats sont les enfants de nos prisonniers. Où fuiriez-vous? Quel espoir reste-t-il après la défaite? Gagnerons-nous les Alpes? Représentez-vous Rome vous tendant les bras, de ses murs flanqués de tours, et implorant votre appui! Je vois les enfants arrachés avec violence des bras de leurs parents immolés, et le feu sacré des vestales s'éteindre dans des torrents de sang : éloignez de vous ces calamités!"
Ces instances, ces cris répétés, épuisent enfin les forces du consul, dont la gorge est remplie d'une épaisse poussière. Alors, saisissant de la main gauche la bride de son coursier et ses armes de la droite, il présente aux fuyards sa large poitrine, et, l'épée nue, il les menace, s'ils ne font tête à l'ennemi , ou de se percer de son épée, ou de les en frapper eux-mêmes. Jupiter, regardant ce combat du haut de l'Olympe, est ému du danger que court l'intrépide consul. Il appelle Mars , et lui dit de sa bouche paternelle : "Vois, mon fils, ce guerrier magnanime ; si tu n'interviens dans cette mêlée, j'ai tout lieu de craindre quelque malheur.
Arrache-le au combat malgré ce feu, malgré cet amour du carnage où il s'oublie. Arrête aussi Annibal, car, dans sa fureur, il se promet plus d'avantage de la mort du consul, que de la défaite de tous les bataillons qui tombent devant lui. Tu vois aussi cet enfant qui ose déjà s'exposer au combat; il aspire à des exploits au-dessus de son âge, et se lasse d'attendre la puberté pour manier les armes : va, que sous ta conduite, on distingue les prémices de son courage; que, dirigé par tes soins, il ose tenter une action d'éclat, et que son premier triomphe soit de sauver son père".

430- Ainsi parla Jupiter. Mars aussitôt fait venir son char du fond de la Thrace, s'arme d'un bouclier d'où les feux jaillissent rapides comme la foudre, prend ce casque qu'un autre dieu eût à peine porté; endosse sa cuirasse dont le travail pénible coûta tant de sueurs aux Cyclopes, secoue au milieu des airs cette lance qui s'est rassasiée de carnage dans la guerre de Titans, et le bruit de son char remplit la plaine. La Rage, les Euménides, la Mort sous mille aspects, le suivent, comme une armée, et Bellone tout occupée de conduire les coursiers du quadrige, les presse de son fouet ensanglanté. Une horrible tempête parcourt la voûte des cieux. Des masses noires se détachent et enveloppent la terre d'un épais brouillard. La demeure de Saturne tremble ébranlée par l'arrivée du dieu des combats. Au bruit de son char, le fleuve abandonne ses rives et remonte vers sa source.
Les guerriers de Garamante avaient déjà enveloppé Scipion, et allaient faire un nouveau présent de sa dépouille et de sa tête sanglante au chef carthaginois : le héros tenait ferme, bien résolu à ne point céder à la fortune; et sa fureur croissant avec le carnage, il repoussait avec une force terrible les lances qui le menaçaient. Déjà ses membres sont baignés de son sang et de celui des ennemis : son panache est abattu; le Garamante l'emprisonne dans un cercle, le presse de plus près, le javelot levé, et lui lance un fer dont la pointe cruelle va le percer. Le jeune Scipion a vu le trait plongé dans le corps de son père; ses joues se mouillent de larmes; la frayeur le saisit , il pâlit et frappe le ciel de ses gémissements. Deux fois il fut près de devancer la mort de son père, en tournant. ses armes contre lui-même : deux fois Mars détourna sa colère contre les Carthaginois. Le jeune guerrier s'élance avec fureur à travers les traits et les bataillons, et marche du même pas que Mars. Soudain les bandes qui enveloppaient son père se retirent, et il aperçoit sur la terre une large traînée de sang. Couvert du bouclier du dieu, il moissonne l'ennemi sous ses coups, renverse sur les armes et les cadavres des morts l'audacieux qui a blessé le consul, et immole sous les yeux paternels une multitude de combattants, victimes d'une expiation désirée. Alors il arrache précipitamment le trait qui avait pénétré jusqu'aux os, prend son père sur ses épaules, et s'éloigne avec fierté. Les bataillons, stupéfaits à ce spectacle, suspendent le combat. Le farouche Libyen s'éloigne devant lui, et l'Ibère recule au loin. Tant de piété unie à tant de jeunesse impose aux combattants un silence d'admiration. Mars s'adressant alors du haut de son char au jeune héros : "C'est toi, dit-il, qui forceras les portes de Carthage, et réduiras les Tyriens à recevoir la paix. Toutefois, cher enfant, durant le cours de ta longue vie, aucun jour ne sera plus solennel pour toi que celui-ci. Courage, courage, enfant d'une race sacrée, vrai fils de Jupiter, de plus grandes actions te sont réservées, quoique tu ne puisses en faire de plus vertueuses". Mars, à ces mots, regagna les demeures célestes. Le soleil était à la fin de sa course, et les ténèbres retinrent dans leur camp les deux années épuisées de fatigue.

480- Déjà Cynthia, poussée par le char de son frère, précipitait le sien, et entraînait les ténèbres avec elle; des lueurs rosâtres commençaient à poindre du sein des mers orientales. Le consul affligé, craignant la plaine si favorable aux Carthaginois, suivait les collines et se dirigeait vers la Trébie.
Deux jours avaient été employés â une retraite rapide et à un travail opiniâtre, le pont sur lequel avait passé l'armée Romaine avait ensuite été rompu, et flottait détaché de ses liens, quand les Carthaginois parurent sur les bords du rapide Eridan. Tandis qu'à l'aide de nombreux détours ils cherchent des abords faciles, des gués et un courant tranquille, Annibal fait couper des aunes dans les bois voisins, pour faire des pontons et traverser le fleuve avec ses troupes. Dans le même temps arrivait près de la Trébie l'autre consul, mandé de Sicile par mer. C'était un descendant des Gracches. Issu d'aïeux illustres et pleins de courage, ce personnage comptait avec orgueil parmi ses ancêtres des noms célèbres soit dans la paix soit dans la guerre.
Les Carthaginois étaient campés de l'autre côté du fleuve. Le succès aiguillonnait leur valeur; Annibal y ajoutait encore de pressantes paroles : "Soldats, quel troisième consul reste-t-il donc à Rome? Quelle autre armée a-t-elle en Sicile ? Voilà donc rassemblées ici toutes les forces du Latium et des habitants de la Daunie ?
Oui, que les généraux romains fassent alliance avec moi maintenant, et viennent me demander des conditions de paix. Mais toi, Scipion, qui viens d'échapper à la fureur du combat, assez malheureux pour y survivre vis donc, vis, et qu'ici encore tu doives quelque chose à ton fils; puisses-tu , à la fin de ta carrière, ne pas avoir la consolation de mourir en combattant, lorsque les destins t'appelleront!
C'est à moi qu'il convient de mourir les armes à la main". Ainsi s'exprime l'ardent Annibal; puis, à la tète des bandes massyles, il vient braver l'ennemi jusque dans son camp qu'il obscurcit d'une nuée de flèches, pour provoquer le soldat à en sortir.
Les Romains, de leur côté, regardent comme une honte de ne devoir leur salut qu'à des retranchements dont l'ennemi ose frapper les portes avec sa lance. ils sortent avec impétuosité le consul, digne descendant des Gracchus, vole hors du camp, à la tête des troupes.
Le vent agite l'aigrette qui surmonte son casque ; sur ses épaules brille le manteau de pourpre, marque glorieuse du consulat. Il se retourne pour appeler à grands cris les cohortes, et partout où il voit devant lui la mêlée s'épaissir, il s'y porte et s'ouvre un passage.

520- Tel un torrent impétueux se précipite du haut du Pinde : la plaine, qu'il inonde, retentit au loin; il roule un quartier de la montagne avec un horrible fracas : les troupeaux, les bêtes sauvages, les forêts qu'il rencontre, sont emportés dans son cours; l'onde écumante mugit au fond de la vallée.
Non, quand j'aurais toute l'éloquence, tout le génie d'Homère, quand Apollon propice m'accorderait cent bouches à la fois; non, je ne pourrais exprimer quel carnage fit la main du grand consul; combien de sang répandit la fureur du Carthaginois.
Annibal renverse Murranus; Phalante succombe sous le bras de Gracchus. Tous deux étaient versés dans l'art de la guerre, et avaient vieilli dans ses fatigues; tous deux tombent sous les yeux de leurs généraux. Murranus était venu des cimes orageuses d'Anxur, et Phalante des bords glacés du sacré marais Tritonide. Dès qu'à l'éclat de sa parure on a reconnu le consul, Cupencus, qui affrontait encore les dangers de la guerre, bien que privé d'un oeil, lance impétueusement sa pique : ce trait s'enfonce en tremblant sur le bord du bouclier. A l'instant Gracchus, tout furieux: "Laisse donc ici, téméraire, le seul oeil qu'ait conservé ton farouche visage, et qui brille encore sous ton front mutilé". Il dit ; et lance avec fureur une longue javeline dont il lui traverse cet oeil hagard. Annibal ne combat pas avec moins de fougue. Varenus tombe sous ses coups, malgré ses armes brillances. Varenus était de Mévanie, ville pour laquelle laboure Fulginie, riche en grasses campagnes. Là coule, dans de vastes plaines, le Clitumne, dont les eaux font blanchir les taureaux qui viennent s'y baigner. Mais alors les dieux étaient irrités, et Jupiter Tarpéien n'agréait plus l'hommage des grandes victimes nourries en ces lieux. Le léger Ibère, le Maure plus léger encore, pressent les Romains, ceux-ci de leurs javelots, ceux-là de leurs flèches - ils forment à l'envi une épaisse nuée, qui dérobe la clarté du jour. Tout l'espace situé entre la rive et le lieu du combat est couvert de traits; à peine les mourants peuvent-ils tomber, tant les rangs sont pressés.
Le chasseur Allius était venu à cette bataille des champs de la Pouille : armé de traits grossiers, il parcourait la plaine sur un cheval d'lapygie, et, fondant sur l'ennemi, il lui décochait ses javelots d'une main sûre. Sa cuirasse est formée de la peau velue d'un ours samnite, et son casque armé des défenses d'un sanglier vieilli dans les forêts.

560- Il portait partout le désordre, comme s'il eût battu les sombres retraites d'un bois solitaire, ou suivi les traces des bêtes fauves sur le Gargan. Dès que Magon et le cruel Maharbal l'aperçoivent, ils l'attaquent avec autant d'acharnement que deux ours qui, poussés par la faim, sortent de deux antres différents pour assaillir un taureau, qui tremble entre ces deux ennemis trop affamés pour partager la proie. L'intrépide Allius tombe frappé des deux côtés. Les deux javelines viennent en sifflant lui percer la poitrine, et se rencontrent dans le coeur, qu'elles traversent : on ne sut laquelle avait donné la mort. Cependant Annibal a enfoncé les Romains, qui n'offrent plus que des groupes épars: il les poursuit en désordre; lespousse vers la rive; spectacle digne de pitié! et s'efforce de les précipiter dans les ondes.
On vit alors la Trébie, sollicitée par les prières de Junon, soulever ses flots et tenter une lutte avec une armée défaite. La terre engloutit les fugitifs en s'affaissant sous leurs pieds, et le sol trompeur les entraîne au fond des gouffres. En vain, par les plus grands efforts, pensent-ils s'arracher du limon où s'enfoncent leurs pieds ; la vase qui les retient enchaîne leurs mouvements et les rend immobiles : bientôt le rivage s'affaisse, les enveloppe, les abat dans cette fange qui se dérobe sous eux. On les voit alors, cherchant à s'élever sur cette pente glissante, s'agiter pour se devancer les uns les autres sur une rive inextricable; lutter avec le gazon qui cède; défaillir, retomber de tout leur poids, et s'entraîner mutuellement dans leur chute. Celui-ci, habile nageur, était près d'aborder à un endroit sûr; déjà, s'élevant au-dessus des eaux, sa main saisissait l'extrémité de l'herbe qui croît sur le rivage; déjà il allait sortir du fleuve, lorsqu'il reste suspendu, attaché à la rive par la lance qui l'a percé. Celui-là, n'ayant plus d'armes, serre son ennemi entre ses bras, lutte contre lui, et le force à mourir avec lui dans les eaux. La mort se présente sous mille aspects divers.
Ligus est tué sur le sol même; mais, jeté au milieu des eaux, sa bouche qu'entr'ouvrent les sanglots s'abreuve de cette onde teinte de sang. Le bel Hirpin avait presque gagné le milieu du fleuve à la nage, et appelait à lui la troupe de ses compagnons : soudain, un cheval fougueux, emporté par le courant, et percé de plusieurs coups, le heurte : Hirpin, que ses efforts ont épuisé, est entraîné sous les ondes.
Mais le désastre augmente à l'aspect subit des robustes éléphants chargés de tours.

600- Poussés rapidement dans ces ondes, ils y sont emportés avec autant de vitesse qu'une roche qui s'est détachée de la montagne. Ces monstres inconnus au fleuve épouvanté en refoulent devant leur poitrail les eaux écumantes qu'ils couvrent de leurs masses. C'est l'adversité qui éprouve l'homme; et le courage intrépide marche à la gloire par le chemin escarpé des travaux et des épreuves. Fibrenus, impatient d'acquérir de la renommée, et ne voulant pas périr sans gloire, s'écrie: "O fortune ! on vantera ma mort, et tu n'enseveliras pas mon nom sous ces flots. Voyons s'il est quelque chose au monde que ne puisse abattre l'épée d'un Romain, ni traverser une lame tyrrhénienne". A ces mots, il se redresse, et porte dans l'œil droit de la bête gigantesque un trait qui demeure dans la blessure. Le monstre fait entendre un horrible rugissement, lutte contre le dard qui a pénétré dans les chairs, se lève tout droit en perdant des flots de sang, et retombe en arrière sur son conducteur renversé. Tous l'accablent alors de javelots et de flèches; assez hardis pour braver la mort, ils couvrent de blessures mortelles ses vastes membres et toute l'étendue de ses larges flancs. Sur sa croupe et sur son dos livide s'élève une forêt de lances, qu'il fait trembler en s'agitant. Il tombe enfin sous les traits qu'un long combat a épuisés contre lui; et son cadavre immense obstrue et embarrasse le cours du fleuve.
Soudain, au milieu du désastre, Scipion, bien que son pas soit ralenti par sa blessure, se jette, furieux, dans le fleuve, et fait de l'ennemi un affreux carnage. La Trébie est couverte de cadavres, de boucliers, de casques ; à peine voit-on la surface de l'eau. Mazéus tombe abattu par un javelot; Gestar, par un coup d'épée, et après lui, l'agile Péloponésien Telgon, habitant de Cyrène. Scipion lui lance un trait qu'il a saisi dans le rapide courant du fleuve; le fer pénètre de toute sa longueur dans la bouche ouverte du guerrier, et la blessure fait claquer ses dents. Toutes ces victimes n'ont point acheté le repos par la mort même : la Trébie roule dans le Pô, et le Pô jusqu'à la mer leurs cadavres tuméfiés. Tapsus, tu péris aussi, et tu n'auras pas de sépulture : que t'ont servi le séjour des Hespérides et les bocages de ces divinités, où l'or jaunit sur les rameaux des arbres qui le portent?
La Trébie, grossie subitement, s'élève du fond de son lit, chasse de sa source tous ses flots avec impétuosité, et ramasse toutes ses forces. L'onde mugit en furie dans ses gouffres retentissants, et une seconde crue d'eau suit la première avec murmure. Le consul s'en aperçoit, et n'en est que plus irrité! "Perfide Trébie, s'écrie-t-il, tu recevras de moi un châtiment mérité! Je vais mutiler ton cours, et te répandre en ruisseaux dans les plaines gauloises,et anéantir jusqu'à ton nom. Je fermerai la source d'où tu descends : tu ne couleras plus entre ces rives, et tu cesseras d'envoyer tes eaux dans l'Eridan. Rivière funeste ! quel excès de fureur t'a donc fait prendre le parti des Carthaginois"? Tandis que Scipion lui fait ces menaces, le fleuve, se levant tout entier, pousse le consul, et lui couvre déjà les épaules de ses flots amoncelés. Lui, debout, rassemble toutes ses forces pour lutter contre l'onde impétueuse, et en soutient le choc en lui opposant son bouclier: un autre flot, mugissant avec furie, vient alors par derrière baigner le panache de son casque. Bientôt la terre se dérobe sous ses pas, et le dieu du fleuve ne lui permet plus de prendre pied et de s'avançer sûrement : les roches rendent en échos un son rauque qui va retentir au loin; les ondes soulevées prennent part au combat de leur monarque, et le fleuve n'a plus de rives.
Alors le dieu sort des eaux; ses cheveux sont mouillés, et sa tête couronnée de joncs verdâtres :

660- "O toi, l'ennemi de mon empire, crie-t-il au consul, oses-tu bien, dans ton orgueil, me menacer d'un châtiment, et parler d'anéantir le nom de la Trébie? Les cadavres que je roule, c'est ton bras qui les a précipités : ces boucliers, ces casques des soldats égorgés de ta main, ont embarrassé mon cours et m'ont contraint de l'abandonner.
Vois mes ondes rougies de sang et refoulées vers leur source. Suspends donc tes coups, ou va les porter dans ces plaines voisines".
Vulcain, accompagné de Vénus, et enveloppée d'une nuée obscure, considérait ce spectacle du sommet d'un tertre. Scipion lève les mains au ciel et se plaint amèrement : "Dieux, de la patrie, vous qui présidez au sort de la glorieuse Rome, étais-je donc réservé à cette mort ignoble, quand vous m'avez naguère conservé la vie au milieu de sanglants combats? avez-vous cru indigne de vous de me faire périr sous un bras courageux? Rends-moi, oh ! rends-moi, mon fils, aux dangers que j'ai courus; rends ton père à l'ennemi ! que je puisse braver la mort sur un champ de bataille et me montrer digne de mon frère et de la patrie"!
Emue à ce discours, Vénus gémit et tourne contre le fleuve les forces dévorantes de son époux invincible. Le feu, dispersé sur les rives , répand partout ses flammes et gagne avec furie les arbres que nourrissait le fleuve depuis des siècles. Tout le bois est embrasé ; et Vulcain, se portant dans les hauts bocages, pétille partout où il est entré vainqueur. Le sapin et son feuillage, le pin, l'aune sont déjà consumés; les oiseaux ont abandonné le peuplier, dont il ne reste plus que le tronc, et dont les branches abritaient autrefois leurs nids. La flamme avide absorbe jusqu'aux eaux les plus profondes, qu'elle attire en les volatilisant, et le sang desséché se durcit sur les rives par l'effet de la chaleur. La terre brûlée se fend au loin, s'entr'ouvre de toutes parts; des monceaux de cendres s'élèvent dans le lit du fleuve.

690- L'Éridan majestueux voit avec surprise le cours éternel de ses eaux interrompu; et la troupe affligée des nymphes remplit les antres de ses lamentations. Trois fois le dieu du fleuve veut lever sa tête qui s'embrase; trois fois Vulcain, jetant sur elle une torche enflammée, le force de se replonger dans les ondes fumantes; trois fois les roseaux qui protégeaient sa chevelure la laissent à nu. Mais ses prières et ses voeux furent enfin écoutés, et Vulcain lui permit de conserver ses anciennes rives.
Scipion, épuisé, rappelle de la Trébie ses soldats découragés, et, suivi de Gracchus, il les conduit sur une colline où il se retranche. Annibal, de son côté, rend au fleuve de pieux hommages, et dresse des autels de gazon à ces ondes amies. Il ignorait, hélas! ce que les dieux méditaient de plus grand, et quel deuil, ô Trasymène! tu préparais à l'Italie! Flaminius avait défait, quelques années auparavant, les bandes boïennes : triomphe facile pour le général romain, dans une guerre contre une nation mobile et sans ruse. Mais une lutte avec le héros Tyrien était une tout autre entreprise. C'est lui que Junon destine aux Romains pour les commander après leur défaite; le choix de ce général devait accélérer la ruine de son armée, car sa naissance, accompagnée de malheureux auspices, ne présageait que des désastres. Revêtu de l'autorité consulaire, à peine eut-il pris les rênes du gouvernement et fut-il à la tête des bataillons, que, semblable à un pilote ignorant et inhabile à maîtriser les flots, il devient le jouet des vents, et abandonne à la furie des tempêtes le malheureux vaisseau dont il a pris le gouvernail. Emporté au hasard sur le gouffre des mers, ce vaisseau est jeté contre les écueils par la main même de celui qui le dirige. L'armée est conduite, à marches forcées, chez les peuples de Lydie, dans le voisinage de la cité, séjour de l'ancien Corythus, pays qu'habite une race de Méoniens et d'Italiens, depuis longtemps confondus. Junon presse aussitôt Annibal, dans l'intérêt de sa gloire, de s'assurer des dispositions de l'ennemi. La nature était plongée dans le sommeil, et les soucis endormis dans les coeurs, quand la déesse prend la figure du dieu protecteur du lac voisin. Les cheveux de son front humide sont ceints de rameaux de peuplier.
Elle agite l'esprit d'Annibal par une subite inquiétude, et trouble son sommeil pour lui faire entendre d'importants avis. "O toi! dont le nom si fameux est un sujet de larmes pour le Latium ; toi, que l' Ausonie mettrait au nombre de ses grands dieux si elle t'avait donné le jour, pourquoi suspendre le cours des destins? hâte-toi : les faveurs de la fortune sont passagères : va donc faire couler autant de sang ausonien que tu l'as promis à ton père, quand tu juras entre ses mains la guerre d'Italie: satisfais, par un immense carnage, aux ombres de tes compatriotes. Tu me rendras après et sans remords les honneurs qui me sont dus : je suis Trasymène, dieu de ces eaux ombragées; dans les collines qui m'entourent est une troupe envoyée d'Étrurie". Annibal se met en marche à cet avis, et fait descendre du haut des monts son armée joyeuse de la fureur divine. L'Apennin, qui porte dans les nues sa cime hérissée de sapins, leur opposait des rochers et des glaces. Une neige épaisse couvrait les arbres, et sur ces hauteurs des pics blanchissants élevaient jusqu'aux astres leurs frimas solidifiés. Annibal ordonne la marche ; sa gloire passée, il la croit perdue si, après les Alpes, une seule montagne arrête ses pas. Mais c'est peu pour l'armée d'avoir franchi des cimes qui se cachent dans les nuages; elle ne voit pas de terme à ses fatigues, ni de trève à ses travaux. Les plaines nagent sous les eaux, la glace fondue s'épanche en mille ruisseaux qui rendent impraticables les campagnes, devenues des marais fangeux. Annibal, qui marchait tête nue à travers ces lieux inhospitaliers, y est atteint par l'inclémence du ciel. Un de ses yeux s'est fondu et a baigné son visage; mais il dédaigne le secours des médecins, et ne croit pas payer trop cher l'heureux moment d'une bataille. S'inquiétant peu de la beauté de son front, pourvu que sa marche n'éprouve aucun retard, il sacrifierait tous ses membres, si la victoire était à ce prix. Il croit voir assez encore s'il peut seulement contempler vainqueur le Capitole, et frapper de près le Romain, son ennemi.

760- Après avoir surmonté ces rudes épreuves, il arrive enfin près du lac tant désiré, pour y venger sur une foule de victimes la perte de son oeil.
En ce moment des sénateurs arrivent de Carthage dans son camp. Le sujet de leur voyage avait de l'importance, et leur message était triste. D'après les coutumes de ce peuple, ap- portées par l'étrangère Didon, on apaisait les dieux par des sacrifices humains; et on déposait, spectacle horrible! des enfants sur leurs autels en feu. Tous les ans le sort désignait les victimes infortunées d'un culte, imitation cruelle de celui de Diane en Tauride. Le destin venait d'exiger le fils d'Annibal, et Hannon, son constant adversaire, réclamait l'exécution de cette volonté des dieux. Cependant Carthage craignait le ressentiment de son général en armes, et voyait dans le fils le portrait imposant de son redoutable père. Imilcé ajoutait encore à ce trouble des esprits, en se montrant le visage défait et les cheveux en désordre, et en remplissant la ville de ses clameurs déchirantes. Telle, dans les fêtes de Bacchus , on voit une Ménade en fureur parcourir le Pangé, et exhaler au dehors la rage dont elle est remplie.
Au milieu des femmes de Carthage, elle s'écrie, comme la Ménade, à la lueur des torches : "O mon époux ! en quelque partie du monde que tu fasses la guerre, ramène ici tes drapeaux. Ici, dans ta patrie, est un ennemi plus terrible. Maintenant, peut-être, au pied des remparts de Rome, tu reçois, héros intrépide, mille traits sur ton bouclier, et tu agites la torche ardente qui doit porter l'incendie au milieu du Capitole. Et voilà qu'au sein de ta patrie, on entraîne devant un autel impitoyable le premier, le seul enfant qui doive perpétuer ta race. Va donc maintenant, le fer à la main, ravager les villes romaines, ouvre-toi des routes jusqu'alors impraticables, déchire les traités jurés au nom de tous les dieux ; telle est la récompense que te réserve Carthage ; tels sont les honneurs qu'elle te rend !
Eh ! quelle est donc cette piété qui arrose de sang les temples des dieux? Hélas! la première cause des crimes des hommes, c'est leur ignorance de la nature divine. Allez, qu'un encens pieux accompagne vos justes demandes, et loin de vous ce culte barbare avec les meurtres qu'il commande. Dieu est doux et ami de l'homme. Qu'il suffise donc désormais de voir immoler des taureaux sur les autels, ou, si c'est votre opinion inébranlable que les dieux veulent le mal, me voici, moi la mère du fils d'Annibal ; accomplissez sur moi vos voeux sacrilèges. Pourquoi ravir à la Libye un enfant d'un si grand caractère?

800- La journée des îles Égates, qui a vu s'abîmer sous les flots la puissance carthaginoise, serait-elle plus déplorable que celle où la patrie, par un sort cruel, se verrait privée de mon noble époux"? Ces plaintes ramenèrent au parti de la prudence les sénateurs, flottants entre la crainte des dieux et le courroux des hommes. En conséquence, on laissa Annibal maître de se soustraire à l'arrêt du sort, ou de se conformer au culte des dieux. Après cette décision, Imilcé, hors d'elle-même, et tout agitée, redoute le coeur impitoyable du magnanime Annibal. A ces paroles, qu'il écoute avec avidité, celui-ci répond :
"O Carthage ! quelle reconnaissance, digne d'une telle faveur, pourra te témoigner Annibal, lui que tu viens d'égaler aux dieux mêmes?
Comment m'acquitter justement envers toi? O ma patrie! Jour et nuit je serai sous les armes ; et j'enverrai d'Italie , dans tes temples, les plus nobles victimes du sang de Quirinus. Quant à mon fils, qu'il vive, qu'il ait pour héritage mes armes et mon amour des batailles. Mon fils, doux espoir de son père, unique salut de l'empire carthaginois, malgré les menaces de Rome, souviens-toi de faire la guerre aux enfants d'Énée, sur terre et sur mer, tant qu'un souffle de vie te restera. Marche, les Alpes te sont ouvertes; poursuis mes travaux. Et vous, dieux de la patrie, vous dont les temples sont arrosés de sang, dont le culte est la terreur des mères, tournez ici un visage riant, et soyez attentifs ; je vous prépare des sacrifices sur un autel colossal. Toi, dragon, occupe la hauteur qui est devant nous, toi Choaspe, les collines qui sont sur la gauche ; et que Sychée aille, par des chemins couverts, s'emparer des gorges et des défilés. J'irai moi, reconnaître le lac Trasymène, avec quelques troupes légères; et je chercherai pour les dieux les victimes que lui vaudra cette journée. Car le dieu du lac m'a solennellement promis les plus grands succès. Vous en serez témoins, ô mes concitoyens ! et vous en porterez la nouvelle à Carthage".

LIVRE V

Annibal avait occupé les collines d'Étrurie, et fermé, durant 1a nuit silencieuse, les défilés des bois, en y plaçant des postes inaperçus.
Sur sa gauche un lac d'une vaste étendue, et ressemblant à une mer immobile, infestait au loin le voisinage de son épais limon. Ces eaux, sur lesquelles avait jadis régné Arnus, fils de Faune, ont pris, par la suite des temps, le nom de Trasymène. Trasymène eut pour père Tyrrhénus. Ce Lydien, l'honneur du Tmolus, avait amené, après une longue navigation, de jeunes Méoniens dans les contrées du Latium, et donné son nom au pays. Ce fut lui qui, le premier, fit entendre aux peuples les sons inconnus de la trompette, et qui leur apprit à rompre sous les armes le silence énervant pour les courages. Plein d'espérances ambitieuses, il élevait son fils pour de plus hautes destinées; mais une nymphe, éprise de ce jeune homme, dont la beauté ne le cédait pas à celle des dieux, Agyllé, oubliant la pudeur de son sexe, saisit le jeune Thrasymène sur le rivage, et l'entraîna dans ses ondes. On vit alors cette nymphe lascive brûler d'amour pour un jeune homme à la fleur de l'âge, et s'enflammer subitement au feu de la flèche d'Idalie.

20- Les Naïades le consolèrent dans leurs antres tapissés de verdure; il redoutait encore leurs embrassements dans cet humide séjour.
De là le nom dotal qui fut donné au lac, et celui de Trasymène, dont on appela, dans la contrée, les ondes témoins de ce voluptueux hyménée.
Déjà la Nuit humide effleurait de sa roue la borne qui limite son empire; l'Aurore, pourtant, n'était point encore sortie du lit de Tython; mais elle allait paraître, et laissait poindre ces faibles lueurs qui laissent douter au voyageur si les ténèbres règnent encore, ou si la lumière a reparu. Flaminius, précédant les drapeaux, passait les gorges; toute la cavalerie courait sans ordre: les troupes légères rompaient leurs rangs, les fantassins se mèlaient aux cavaliers, et les valets de l'armée, troupe inutile un jour de bataille, répandaient partout un tumulte de sinistre présage. Tous enfin allaient au combat comme on reviendrait d'une défaite. En outre, d'épaisses vapeurs, s'élevant du lac, formaient un brouillard qui dérobait au loin les objets à la vue; et le manteau de la nuit, voilant le ciel, le couvrait d'un nuage impénétrable.
Le Carthaginois n'a point oublié ses ruses. Il reste caché au fond de ses embuscades, sans tirer l'épée, sans s'opposer à l'exécution téméraire de Flaminius. L'armée romaine peut donc s'avancer; les soldats se dispersent comme en pleine paix le long du rivage, où pas un obstacle ne se présente, et d'où pourtant ils ne pourront revenir. En effet, la route à suivre à travers les gorges étant étroite, les jetait dans le piège; et leur perte était doublement inévitable, les rochers les refoulant d'une part, et de l'autre les eaux leur fermant la retraite. En même temps des vedettes, protégées par les bois, observaient, du haut des collines, les mouvements de l'ennemi, prêtes à tomber sur ses derrières, dès qu'il serait à portée. Tel un pêcheur adroit, sur le bord des eaux transparentes, enlace l'osier pour en former une nasse légère, dont il élargit à dessein l'entrée. Mais,resserrant adroitement les mailles, il la rétrécit de plus en plus au milieu, jusqu'à ce qu'elle se termine en pointe. Grâces à cet artifice, il tire hors de l'eau le poisson, qui ne trouve plus de sortie, après être entré librement.
Cependant le consul, précipitant le cours du destin, ordonne de faire avancer les étendards.
Déjà les coursiers du soleil élevaient son char brillant dans l'espace, et répandaient partout la lumière. L'astre, renaissant au monde, chassait les nuées devant lui, et le brouillard descendait lentement vers la terre sous la forme d'une rosée brillante. On consulte les augures, comme le prescrit l'antique usage du Latium, lorsqu'on se prépare à la guerre et qu'on veut connaître la volonté des dieux. Mais les poulets sacrés semblent deviner et pressentir le malheur; ils refusent de manger, et s'éloignent en criant.
Le taureau ne cesse de pousser à l'autel de tristes mugissements. La hache incertaine effleure son cou tremblant, et il s'enfuit du sacrifice. Tandis qu'avec de grands efforts on arrache du sol les étendards, la terre se déchire, et un sang noir rejaillit au visage de ceux qui les enlèvent; signe certain d'une défaite prochaine : la mère commune des hommes l'annonce par les blessures sanglantes de son sein.

70- En même temps Jupiter ébranle de son tonnerre la terre et les mers; et, arrachant la foudre de l'antre des Cyclopes, la lance avec colère dans les eaux du Trasymène. Le lac, frappé du feu divin, fume sur toute sa surface, et la flamme brille dans ses ondes. Hélas ! vains avertissements, vains prodiges, qui ne peuvent arrêter la main des Parques; et les dieux, vaincus, cèdent eux-mêmes aux destins.
En cet instant Corvinus, personnage éloquent et de race illustre, portant sur son casque d'airain le corbeau qui rappelait la valeur d'un de ses ancêtres, s'avance plein de l'esprit des dieux, et, frappé lui-même de la terreur qui glace ses compagnons d'armes ; joignant les avis aux prières, il prend la parole en ces termes : "O consul ! au nom des flammes de Troie, de la roche Tarpéienne, des murs de ta patrie, de nos enfants, dont le sort va dépendre de ce combat, cède, nous t'en conjurons, cède aux avertissements des dieux. Le moment favorable se présentera pour la bataille. Ces mêmes dieux t'indiqueront et le lieu et le jour où il faudra combattre ; ne dédaigne pas d'attendre qu'ils nous soient propices. Quand le jour qui doit éclairer la chute de la Libye sanglante sera venu, les étendards te suivront sans qu'il soit besoin de violence pour les arracher de terre; les oiseaux sacrés prendront leur nourriture sans crainte, et la terre amie ne vomira plus de sang. Guerrier illustre, ignorerais-tu combien la fortune peut ici nous être contraire? L'armée ennemie est en face de la nôtre; disposées autour de ces sommets boisés, des embûches nous menacent.
Ce lac et ses eaux dormantes ne nous permettraient point de fuir; nous n'avons pour la retraite que ces gorges étroites. Si, au contraire , tu veux opposer tes stratagèmes à ceux d'Annibal , et différer de combattre, tu donneras à Servilius, qui accourt, le temps d'arriver. Ton égal en dignité, il a des forces qui ne le cèdent point aux tiennes.

100- Oui, n'employons ici que la ruse: la valeur est la moindre qualité dans un général". Ainsi parla Corvinus. Les principaux officiers de l'armée joignirent leurs instances aux siennes, et chacun, s'égarant dans sa frayeur, priait tantôt les dieux de n'être pas contraires à Flaminius, tantôt Flaminius de ne pas combattre contre la volonté du ciel.
Ces remontrances enflamment l'esprit fougueux du consul. Il devient furieux en apprenant qu'il sera secondé par son collègue :
"Est-ce donc ainsi, s'écrie-t-il, que vous m'avez vu fondre sur les bandes des Boïens, quand s'avançaient leurs masses redoutables, et que la roche Tarpéienne tremblait pour la seconde fois? Vous savez combien d'ennemis ce bras a moissonnés! de quels géants il a jonché la plaine ; la terre avait engendré leurs corps dans sa colère, et une seule blessure suffisait à peine pour les abattre. Ils sont pourtant couchés dans la poussière, ces colosses formidables! ils chargent encore les campagnes de leurs énormes ossements. Quoi! j'attendrais que Servilius vînt partager ma gloire? Je ne pourrais vaincre qu'en lui cédant la moitié de mon triomphe, et je dois rester oisif, content d'une part dans la victoire! Ce serait là l'ordre émané du ciel? non, cessez de le croire, les dieux ne vous ressemblent pas, vous qui tremblez au son des trompettes. L'épée, voilà l'augure qui me suffira contre l'ennemi. L'auspice le plus beau, le plus digne d'un Romain, c'est son bras, c'est son courage. Corvinus, un consul peut-il rester immobile enfermé dans son camp? Veux-tu donc que le Carthaginois, maître des hautes murailles d'Arretium, détruise la citadelle de Corythe, se porte ensuite sur Clunium, et marche enfin droit à Rome sans étre entamé? L'aveugle superstition déshonore les armes; la valeur seule doit animer le coeur d'un soldat. Des ombres m'environnent en foule pendant l'horreur des nuits; ce sont celles de cette jeunesse laissée sans sépulture sur les rives du Pô et de la Trébie".

130- A ces mots, au milieu de l'assemblée et sous les drapeaux même, il endosse son armure, fermant l'oreille à tous les avis. Le casque du guerrier était d'airain et revêtu de la peau jaunâtre d'un phoque. Sur le sommet s'élevait un triple panache, d'où tombaient des crins suèves. Scylla y était représentée toute menaçante et rejetant des débris de rames : ses chiens y ouvraient leurs effroyables gueules. C'était la noble dépouille de Gargenus, roi des Boïens. Le vainqueur la lui avait enlevée en l'immolant; il s'en était ensuite couvert la tête comme d'une armure impénétrable, et il portait ce trophée dans tous les combats. Il revêt ensuite sa cotte de mailles, dont les lames, formées d'écailles de fer entrelacées, étaient incrustées d'or. Il prend ensuite son bouclier, teint autrefois du sang des Celtes. On y voyait, au fond d'un antre, une louve qui léchait les membres d'un enfant, comme s'il eût été son louveteau, et, qui élevait ainsi pour le ciel le grand nourrisson d'Assaracus. Enfin il ceint son épée, et arme sa main droite de sa lance. Son coursier est près de lui, fier et mâchant un mors couvert d'écume. La peau d'un tigre moucheté du Caucase couvre sa croupe. Déjà Flaminius parcourt tous les rangs à cheval, autant que le lui permet la route étroite où il est engagé, et anime ses troupes au combat : "C'est à vous, Romains, c'est à votre vaillance qu'il est donné de porter au bout d'une de vos piques la tète du général carthaginois, de la promener dans Rome, de rassasier de ce spectacle les yeux de vos familles. Cette seule tête tiendra lieu de toutes les autres. Que chacun se rappelle de puissants motifs de courage : mon frère, hélas! mon frère est abandonné sans sépulture sur les bords du Tésin ; et mon fils, couvrant de son corps les ondes de l'Eridan, n'a point reçu les honneurs funèbres. Chacun de vous peut tenir ce langage. Mais s'il en est qu'une douleur privée n'excite pas, que ceux-là cherchent un aiguillon dans ce qu'ils voient; qu'ils sondent leurs cœurs, et le courroux en sortira.

160- Les Alpes sont franchies, Sagonte est indignement violée, l'ennemi, qui ne pouvait, sans révolte, toucher l'autre rive de l' Èbre, a presque atteint les bords du Tibre; car, tandis qu'on prend les augures, qu'on s'arrête à consulter des fibres palpitantes, et qu'un vain aruspice vous retient, Annibal n'a plus qu'à planter ses tentes sur le Capitole". Il parle ainsi avec fougue; et, voyant dans la foule un guerrier qui ajuste à son casque l'aigrette redoutable : "C'est à toi, Orphite, c'est à toi qu'il appartient de briller dans le combat.
Quel autre apportera aux pieds de Jupiter favorable les dépouilles opimes sur un brancard sanglant? quel bras plus digne que le tien de prétendre à cet insigne honneur?" Il se porte ailleurs sur son coursier; et il entend, au milieu des bataillons, une voix qui lui est connue :
"C'est bien toi! ô Murranus; ce cri militaire te fait connaître de loin. Déjà je te vois en furie, arrosé du sang de l'ennemi. Quelle gloire à recueillir! va donc, à ma prière, t'ouvrir, avec le fer, une voie dans ces défilés". Il aperçoit ensuite Equanus, natif du mont Soracte.
La force de ce guerrier égalait son courage. C'était lui qui, dans sa patrie, portait trois fois à travers les flammes, sans en être atteint, les offrandes accumulées qu'Apollon se plaît à recevoir. "Puisses-tu, dit Flaminius, marcher toujours sans péril sur les brasiers d'Apollon, et revenir vainqueur de sa vapeur brillante, après avoir offert tes présents au dieu propice ; que ta fougue, Equanus, soit digne de tes hauts faits. Partage à mes côtés la fureur du carnage, et j'oserai pénétrer au centre de la phalange de Marmorique, ou enfoncer les pelotons de la cavalerie venue des rives du Cinyphius".
Mais déjà Flaminius rejette tous les avis de ceux qui voudraient le retenir. La race d'Énée en versera d'éternelles larmes. Les clairons sonnent aussi tôt la charge, et la trompette frappe les airs de sons qui glacent d'épouvante. O douleur ! ô larmes ! car on peut en verser après tant de siècles! oui, je frémis d'horreur comme à la veille même du désastre ! je crois voir Annibal menant ses troupes au combat
Elles sortent des collines qui les masquaient.
C'est l'Astur, le Libyen, le Baléare redoutable par le tournoiement de sa fronde : la foule des Maces, des Garamantes, des Nomades, le Cantabre plus agile que tout autre mercenaire dont la valeur s'estime au poids de l'or; et le Gascon, qui combat sans casque. Les Romains sont, d'un côté, serrés par les rochers, de l'autre, par le lac. En face d'eux ils ont l'armée d'Annibal, et un cri répété par de nombreux échos annonce que les Carthaginois, répandus sur les hauteurs environnantes, ont compris le signal du chef. Les dieux détournèrent leurs regards et cédèrent, malgré eux, à la puissance des destins.
Mars lui-même est saisi d'étonnement à la vue des succès du chef libyen. Vénus, les cheveux épars, verse des pleurs ; Apollon se retire à Pélos, et prend son luth pour dissiper sa tristesse. Junon seule, immobile sur les cimes de l'Apennin, repaît son coeur cruel de l'espoir d'un horrible carnage.
Les cohortes picentines, voyant cette armée fondre comme un tourbillon, et Annibal s'élancer à sa tête, se portent rapidement les premières à sa rencontre. Formées d'une jeunesse bouillante, elles veulent, en se jetant sur le vainqueur, venger d'avance leur mort prochaine; et, comme si la certitude du trépas les affranchissait de toute crainte, leurs bras enverront aux enfers les victimes d'expiation qui doivent les y précéder. Un effort unanime, un élan combiné fait pleuvoir sur les Carthaginois une nuée de javelots. Les Libyens, repoussés, abandonnent leurs boucliers, que les traits qui y sont fichés ont rendus trop pesants. Mais, animés par la présence de leur farouche général, ils s'encouragent les uns les autres à se précipiter au milieu des romains ; et déjà ils les pressent corps à corps.

220- Bellone secoue sa torche, laisse flotter sa blonde chevelure imbibée de sang, et parcourt toute la mêlée. Un bruit aigu, présage de mort, fit résonner la noire poitrine de la déesse infernale.
L'horrible son de la trompette sinistre pousse au carnage le soldat égaré. D'un côté la défaite échauffe les romains exaspérés: la fortune, qui leur est contraire, et la certitude que la mort est inévitable, sont pour eux un aiguillon plus vif; de l'autre les dieux qu'on voit propices, et la victoire, qui sourit et montre un visage joyeux, excitent le Carthaginois à profiter des faveurs de Mars. Latéranus, emporté trop loin par l'ardeur du carnage, avait pénétré dans les rangs ennemis, et son bras y portait la mort. Lentulus, comme lui à la fleur de l'âge, voit que l'amour des combats et du sang l'engage, au milieu des bataillons ennemis, dans une lutte inégale, et qui doit lui être fatale. Soudain il s'élance vers lui d'un pas rapide, prévient d'un coup de lance le furieux Bagas, qui allait frapper son ami par derrière, et s'associe à ses efforts et à ses dangers.
Réunis alors, leurs coups sont plus pressés, leurs épées nues reluisent en tout sens, les deux cimiers de leurs casques superbes jettent un éclat pareil.

240- Le hasard présente Syrticus à leur rencontre; car qui eût osé s'exposer à leurs coups, si ce n'est celui que le dieu des ombres eût condamné aux ténèbres du Tartare ? Syrticus portait une massue de chêne, arrachée aux forêts de la montagne d'où il était venu; et il agitait avec vigueur cette branche noueuse, brûlant en vain du désir d'immoler ensemble les deux amis. "Jeunes guerriers, s'écrie-t-il, ce ne sont plus ici les îles Égates ; ce ne sont plus des rivages infidèles aux nautonniers, ni une mer orageuse qui, gràce à la tempête, pourra, sans combat , vous donner l'avantage.
O vous ! qui jadis avez vaincu sur les eaux, apprenez ce que peut, sur terre, le combattant libyen, et cédez au plus fort". En même temps il pressait Latéranus du poids de sa massue formidable, joignant ainsi les injures à l'attaque.
Lentulus frémit de colère , et lui crie : "Les eaux du Trasymène remonteront vers les collines, avant que ce bois soit arrosé du sang de mon ami". Se baissant alors, il lui perce le flanc, que le guerrier, dans son effort, laissait sans défense. L'impétueux Syrticus rejette aussitôt par la poitrine un sang noir, qui sort de ses entrailles ouvertes. De l'autre côté du camp, une égale fureur anime les soldats au carnage. Le haut Isertès tue Mérius ; et toi, généreux Volunx, riche possesseur de vastes campagnes, tu péris de la main de Bullus.
Ni les trésors enfouis que tu conserves, ni ce palais où brille l'ivoire, dans ta patrie, ni ces bergeries que tu possèdes seul, rien ne te sert aujourd'hui. A quoi bon tant de rapines? Que rapporte aux hommes cette soif inextinguible de l'or? Celui que les faveurs de la fortune ont comblé de biens et de richesses, va descendre nu dans la barque qui le portera au Tartare.
Près de là combattait, avec toute l'intrépidité de la jeunesse, Appius, qui s'ouvrait partout un chemin par le carnage. Il ne cherchait de la gloire que là où il fallait le plus de valeur, et où tout autre bras eût désespéré du succès.
Atlas, né sur les rivages de l'Ibérie, se présente devant lui. Mais en vain cet habitant des sables lointains le frappe au visage de sa lance; la pointe du fer, ne touchant que la superficie de la peau, est à peine teinte de sang. Appius le menace d'une voix tonnante; le feu s'échappe de ses yeux enflammés. Dans sa fureur, il foudroie tout sur son passage : la blessure, que son casque recouvre, fait ressortir la beauté de ses membres souillés de sang. Atlas alors est saisi de crainte; il cherche à se dérober au milieu de ses compagnons, semblable à une biche poursuivie par un tigre d'Hyrcanie, ou à une colombe qui précipite son vol dès qu'elle aperçoit l'épervier dans les nues.
Un lièvre ne rentre pas avec plus de précipitation dans les halliers, lorsqu'il voit un aigle planer dans les airs sans nuages. Appius lui porte un coup d'épée sur l'épaule, lui abat le bras droit levé contre lui ; et, animé par ce succès, il attaque un autre ennemi. Devant lui se présente un guerrier du Cyniphius, portant pour arme une hache brillante à deux tranchants. C'était Isalce. Guidé par l'amour de la gloire, l'infortuné désirait d'en venir aux mains sous les yeux de Magon, son futur beau-père.

290- Fier de sa fiancée carthaginoise et de l'espoir d'une vaine union, il devait, après la guerre, réaliser cet hymen désiré.
A sa vue, son farouche adversaire se répand en menaces terribles. Isalce veut lui porter un coup de sa hache pesante au milieu du front mais Appius se dresse de toute sa hauteur, le prévient, et décharge un grand coup sur son casque. Le fer soutenu par une main vigoureuse se brise en éclat sur l'airain du Carthaginois.
Celui-ci n'est pas plus heureux, et ne fait qu'effleurer le bouclier du Romain. Appius alors saisit une énorme pierre, que jamais il n'eût pu soulever sans la colère impétueuse qui lui donnait des forces, et il la lance tout haletant sur Isalce. Ce dernier tombe à la renverse, sous le poids de cette masse immense, qui lui brise les os. Magon, qui combattait près de là, le voit tomber, gémit, et verse des pleurs sous son casque. Il accourt a la hàte le souvenir de l'alliance qu'il lui avait promise, l'espoir des enfants qu'il en attendait, irritent sa valeur.
Déjà il est devant Appius; dont il considère le bouclier et les vastes membres. Frappé de plus près de l'éclat terrible de son casque, il retient quelques instants sa colère. Tel un lion s'élançant d'une colline ombragée d'où il regardait la campagne, se tapit à l'écart, ramasse ses membres sous lui, malgré la faim qui le presse depuis longtemps : il a vu de près les cornes menaçantes d'un taureau farouche. Il considère tantôt les muscles robustes qui s'enflent sur le cou de l'animal, tantôt les yeux furieux qu'il roule sous son front hérissé; mais déjà il l'a vu donner le signal du combat, et y préluder en faisant voler la poussière sous ses pieds.
Appius prévient son adversaire en lui portant un coup de lance : "Si tu as quelque sentiment de tendresse, ne renonce pas à l'alliance que tu as faite, et va rejoindre ton gendre". Le trait rapide perce l'enveloppe de cuir et l'airain du bouclier, et s'arréte dans le bras gauche de Magon. Celui-ci, sans proférer une parole, lui lance sa pique avec furie. Cette arme était un présent d'Annibal, qui, vainqueur, l'avait prise à Durius, lorsqu'il le tua sous les murs de Sagonte.
Il l'avait depuis donnée à Magon, son frère, pour qu'il portât dans les combats cette glorieuse récompense de sa haute valeur.
Le trait énorme, auquel la douleur de Magon a semblé donner plus de force, perce l'armure et le visage d'Appius, et lui porte un coup mortel. II veut arracher le fer meurtrier; mais ses mains tombent mourantes sur sa blessure. Appius, ce nom célèbre, Appius ; dont la mort seule est un désastre pour l'Italie, est couché sur la poussière dans les champs d'Étrurie.

330- Le lac a tremblé de sa chute, et Trasymène, resserrant ses ondes, les ramène en bouillonnant loin du rivage. Appius rend le dernier soupir, presse le trait qui lui traverse la bouche, et fait encore entendre un murmure en le mordant.
Mamercus n'eut pas un meilleur sort. Son corps reçoit, en expiation de son audace, les blessures de mille ennemis à la fois. Il s'était jeté au milieu d'une bande lusitanienne, acharné au combat, et s'efforçait, au milieu du carnage, d'enlever à un soldat qu'il avait tué le drapeau qu'il portait. Déjà les compagnons de ce guerrier malheureux étaient en désordre, et il les rappelait de la voix. Mais la cohorte ennemie, furieuse de cette audace, dirige contre lui tous les traits qu'elle porte, et tous ceux qu'elle ramasse sur la. terre, qui en est presque couverte. Jamais plus de lances n'ont trouvé place dans un corps traversé jusqu'aux os.
Cependant Annibal accourt; la blessure qu'a reçue son frère l'a transporté de rage. Il voit le sang : éperdu, il demande à Magon et à ceux qui l'entourent , si la pointe du fer est demeurée dans la plaie, si le trait a porté de tout son poids. Dès qu'il a reconnu qu'il n'existe aucun danger de mort , et que ses alarmes sont sans fondement, il l'enlève promptement du champ de bataille, en le couvrant de son bouclier, et le dépose en sùreté dans le camp, loin du tumulte et de la mêlée. Il a recours aussitôt à l'art du médecin, et fait appeler le vieux Synhalus. Fallait-il adoucir les plaies par le suc des plantes, tirer le fer d'une blessure, par enchantement, endormir les serpents au seul toucher, nul n'était plus habile que Synhalus. Son nom était fameux dans les villes et sur le rivage Paraetonien des Syrtes. Jadis Hammon de Garamante, père de l'ancien Synhalus, lui avait enseigné cet art de guérir la morsure des bêtes venimeuses, ainsi que les plaies faites par les armes ; et celui-ci, avant de mourir, avait légué à son fils le talent qu'il tenait d'un Dieu. Ce fils transmit à son héritier le savoir et l'art paternels. Synhalus, qui l'exerça et s'y rendit aussi fameux, perfectionna par l'étude les connaissances reçues d'Hammon ; et il montrait, dans la longue suite des images de ses ancêtres, le vieux compagnon de ce Dieu. Sa main légère apporte au plus vite les secours de l'art de ses aïeux, et, la robe relevée autour des reins, selon l'usage, il purifie la plaie du sang qui l'engorgeait, en y faisant couler une eau adoucissante. Mais Magon, ne songeant qu'à la dépouille de l'ennemi qu'il a tué, tâchait de dissiper les inquiétudes de son frère, et de lui faire oublier sa blessure, en exaltant son exploit : "Cesse de craindre, ô mon frère ! tu ne peux faire mieux pour guérir mon mal.
Appius, renversé sous ma lance, est descendu chez les ombres. Si la vie m'abandonne, c'est assez pour moi de cette victoire, et je suivrai , plein de joie, mon ennemi chez les ombres". Tandis que ces soins retiennent loin du champ de bataille et dans leurs retranchements les deux généraux carthaginois, Flaminius, qui, d'une éminence, a vu Annibal quitter le combat, et cet orage de guerre se renfermer dans le camp, s'abandonne à sa fougue.
Il s'élance sur les bataillons livrés au désordre de l'affliction, les effraie, et entame leur front déjà moins épais. Il demande alors son coursier, et se précipite dans la mêlée jusqu'au milieu du vallon. Ainsi, durant le pétillement de la grêle brûlante, sortie d'un nuage qui se brise sur la terre, Jupiter frappe de la foudre, tantôt la crête des Alpes, tantôt les monts Cérauniens, qui se perdent dans les nues : le tremblement se communique de la terre à la mer et au ciel , et le Tartare lui-même est agité des secousses qui troublent le monde.
Telle est la tempête imprévue qui fond sur les Carthaginois épouvantés.

390- Un horrible effroi les glace dans ce revers, à la vue du consul qui se jette au milieu d'eux, se fait jour, le fer à la main, à travers les plus épais bataillons, et s'ouvre devant lui une large voie. Des cris confus portent au ciel la rage des combattants , et vont frapper les demeures des dieux. Ainsi l'Océan bat le promontoire de Calpé de ses flots en courroux. Les cavités profondes de la montagne d'Hercule reçoivent en mugissant l'onde qui s'y précipite: les rochers retentissent, et le fracas des flots, qui se brisent contre leurs flancs, se fait entendre à travers la mer jusqu'aux murs éloignés de Tartessus et jusqu'au Lixus, à une énorme distance.
Bogus est renversé le premier par un trait qu'il n'a pas vu fendre l'air. Bogus avait avant tous les autres lancé contre les Romains sa rapide javeline, sur les bords redoutables du Tésin. Trompé par le vain présage du vol des oiseaux, il s'était promis une longue vie et une nombreuse postérité. Mais est-il donné à un augure de reculer la limite des jours arrêtés par les Parques? Bogus, blessé, tombe en regardant le ciel de ses yeux ensanglantés ; et, du sein de la mort, il redemande aux dieux la longue vie qui lui fut promise. Pagase n'eut pas à se réjouir longtemps, et le meurtre de Libon, frappé sous les yeux du consul, ne fut pas laissé impuni.
Ce guerrier, la gloire de ses illustres ancêtres, était dans toute la fleur d'une jeunesse fougueuse. Mais le fer du Massyle lui trancha la tête, lorsque ses joues ne se couvraient encore que du premier duvet. D'un seul coup, le bras d'un Barbare détruisait une vie en son printemps. Toutefois, ce ne fut point en vain qu'il implora en mourant le secours de Flaminius: car son ennemi eut aussitôt la tête abattue de la main du consul, qui voulut punir le vainqueur par un trait d'audace semblable au sien, et lui rendre la mort qu'il venait de donner.

420- O Muses! quel Dieu pourrait retracer ces funérailles en termes qui les égalent? Quelles plaintes assez tristes pour déplorer dans ces vers le sort de tant d'illustres guerriers? Ici des jeunes gens, à la fleur de l'àge, rivalisent à qui tombera le plus glorieusement : c'est toute l'énergie de la valeur au sein même de la mort : là, c'est la rage qui transporte le combattant percé de traits. Deux adversaires se renversent après de grands efforts : on ne veut ni dépouiller le vaincu, ni songer au butin. Le carnage est la seule passion des combattants, tandis que la blessure de Magon retient Annibal dans le camp. On s'attaque, on fond l'un sur l'autre, avec le javelot, avec l'épée.Tantôt Flaminius parait à cheval, confondu parmi ces milliers de soldats ; tantôt il brave à pied la fureur de Mars devant les aigles et les drapeaux. La cruelle vallée regorge de sang : les coteaux , les antres des rochers renvoient en échos retentissants le bruit des armes et le hennissement des chevaux.
Dans la plaine, au sein de la mêlée, on remarquait à ses membres doués d'une force surhumaine, Othrys le Marmarique. Il faisait fuir les escadrons intimidés au seul aspect de son corps gigantesque. De larges épaules soutenaient sa tête altière, qui s'élevait au-dessus des deux armées : son front hideux était couvert d'une chevelure hérissée, sa bouche disparaissait sous une barbe aussi longue que ses cheveux, et sa poitrine velue était couverte de poils aussi épais que ceux d'une bête fauve. Personne n'eût osé défier ce guerrier, ni le provoquer à un combat corps à corps : on lui abandonnait la plaine comme à un animal féroce, et les traits dirigés contre lui ne venaient jamais que de loin et d'un lieu sûr. Tandis qu'en frémissant, il tourne ses regards furieux sur ceux qu'il a mis en déroute, une flèche, qui fend l'air, vient sans bruit percer son oeil farouche, et arrêter sa poursuite. Déjà il se retirait en fuyant vers les siens, lorsque Flaminius lui lance un javelot dans le dos. Le trait pénètre dans les côtes, que rien ne protégeait , et sort par sa poitrine hérissée de poils. Othrys veut arracher aussitôt ce fer, dont il voit briller la pointe; mais son sang s'échappe en flots abondants; il tombe mourant ; et, dans sa chute immense, il enfonce le trait plus avant. Son dernier soupir fait voler un tourbillon de poussière, qui s'élève comme un nuage au milieu des airs. La fureur n'était pas moindre sur les divers coteaux et dans les bois. Les roches, les arbrisseaux étaient arrosés de sang dans ces endroits escarpés.

460- Sichée était la cause de la défaite, du carnage et de la mort des combattants. De loin , il avait renversé Murranus d'un coup de javelot. Murranus, quand le bruit des combats avait cessé, ne le cédait à personne dans l'art de tirer des accords de la lyre de Thrace: il mourut dans une vaste forêt; hélas ! à sa dernière heure, il redemandait les montagnes de sa patrie, les fertiles vignobles d'Aequana, et les salubres zéphyrs de la voluptueuse Surrente. Sichée, après la mort de cet infortuné, venait de tuer Tauranus, et s'applaudissait avec joie d'être de nouveau sorti vainqueur d'un combat cruel. En effet, Tauranus, poursuivant ceux qui fuyaient au hasard, était monté jusqu'au haut de cette forêt élevée ; le dos appuyé sur le tronc d'un vieil orme, il s'était mis ainsi à l'abri des coups, et il appelait en vain, pour la dernière fois, ses compagnons abandonnés. Sichée le frappe : le fer sidonien traverse sa poitrine, et reste fiché dans l'arbre qu'il rencontre.
Guerriers, que faites-vous? où vous conduit la colère des Dieux ? quelle terreur funeste égare vos esprits? Quoi ! quittant le champ de bataille, vous allez chercher votre sûreté dans les branches des arbres ! La peur est un dangereux conseiller dans le péril. L'événement prouva combien ses inspirations sont funestes. Une yeuse antique étendait ses rameaux dans les airs, et, portant sa cîme ombreuse jusque dans les nues, dominait sur tous les bois. Dans une plaine, on l'eût prise pour une forêt, tant s'étendait loin l'ombre épaisse dont elle couvrait la terre. Près d'elle était un chêne égal en hauteur, et qui, depuis des siècles, portait jusqu'aux astres sa tête chenue : de tous côtés s'étendaient d'innombrables rameaux , qui ombrageaient le faîte de la montagne. C'était sur ces arbres qu'une cohorte d'Henna, envoyée des plages Siciliennes, par ton roi, ô Aréthuse, s'était élancée, renonçant à la gloire de savoir mourir . Ces guerriers y étaient montés pour se dérober à tous les regards ; et les branches ployaient sous leur poids. Tandis que deux d'entre eux, puis un troisième qui survient, cherchent à la fois une place qui leur semble sûre, les branches, que le temps avait pourries, se brisent, et ils tombent ensemble de cet arbre qui trompe leur espoir. Les autres tremblent, suspendus aux plus hautes branches, et sont en butte à tous les traits.

500- Sichée, pour les envelopper dans une mort commune, se hâte de quitter son bouclier et ses armes, et saisit la hache d'airain qu'il portait dans les combats. Ses compagnons secondent ses efforts. Le chêne, frappé par eux, retentit avec bruit sous les coups redoublés qui l'accablent. La troupe infortunée oscille sur le tronc ébranlé. Tel on voit le zéphyr agiter de son souffle d'antiques bocages; l'oiseau perché sur l'extrémité des branches, où il se tient à peine, vacille au gré du vent qui agite en même temps son nid. Enfin, l'arbre inhospitalier, retraite funeste à cette troupe malheureuse, cède à la hache, et tombe, écrasant les guerriers sous ses vastes débris. Ce désastre se reproduit ailleurs sous une autre forme. L'yeuse, voisine de cette scène sanglante, s'allume subitement, et l'incendie l'enveloppe avec rapidité. D'abord la flamme pénétrante s'insinue dans le feuillage, autour de l'arbre desséché. Bientôt le feu étend ses ravages; des tourbillons brûlants s'élèvent par intervalles et gagnent ainsi la cime. Néanmoins les traits n'ont point cessé de pleuvoir. les victimes tombent deemi-brûlés, tenant embrassées les branches ardentes.
Au milieu de cette lutte horrible, Faminius se présente tout à coup plein de fureur; il veut la mort de Sichée. Le jeune guerrier hésite à se mesurer avec un si redoutable adversaire; et, pour prévenir le combat, il lui lance un trait qui pénètre à peine dans son bouclier et s'arrête sur le bord ; il n'a pu en percer les lames d'airain. Mais le consul, impatient de tuer son ennemi, ne s'en fie pas à un javelot, il lui plonge son épée dans le flanc. Le cuir de son bouclier n'a pu arrêter le coup : il tombe, l'infortuné; et, de sa bouche ensanglantée, il mord la terre en expirant. Déjà un froid glacial a pénétré dans tous ses membres; la mort gagne bientôt ses entrailles, et ses yeux se ferment pour jamais à la lumière. Tandis que Mars change alternativement ces tristes scènes de meurtre , déjà Magon a quitté le camp, déjà son frère a fait avancer rapidement les drapeaux, et tous deux brùlent de réparer, à force de sang et de carnage, le temps qu'ils ont perdu dans l'inaction. Un nuage épais de poussière s'avance comme un tourbillon, et la plaine semble s'élever avec le sable qui vole. Partout où Annibal porte ses pas, la tempête roule avec lui sa fougue ondoyante, et les monts se couvrent de ténèbres.

540- Fontanus tombe blessé à la cuisse, Buta à la gorge, organe de la voix ; et le trait, prolongeant la blessure qu'il a faite, lui sort derrière le cou. L'un, illustre par une longue suite d'aïeux, est pleuré par Frégella , l'autre, par Anagnia qui lui a donné le jour. Ton sort, Laevinus, ne fut pas plus heureux, quoique tu n'aies pas eu la même audace. Tu n'osais pas te présenter devant Annibal : Ithémon, chef des Autololes, est l'adversaire que tu choisis, comme ton égal. Tandis qu'après lui avoir coupé le jarret, tu enlèves ses dépouilles, un trait cruel vient avec violence te percer le côté, et ton corps, renversé par le coup, tombe sur 1'ennemi dont la chute a précédé la tienne.
La cohorte de Sidicinum ne se distingue pas moins par sa valeur. Viridase avait armé ces mille guerriers. Il ne le cédait à personne dans l'art d'asseoir un camp, de lier un radeau, de battre une muraille en brèche avec le bélier, et de jeter subitement un pont sur les tours d'une ville ennemie. Le voyant tout fier de son courage indomptable (car Arauricus, blessé de la main de Viridase, venait de prendre la fuite, ne se fiant pas à ses faibles armes), le général carthaginois, dont ce succès excitait encore la colère, croit qu'il est digne de lui d'attaquer ce guerrier intrépide. Il vole à Viridase, au moment où celui-ci arrache le fer de la blessure qu'il a faite, et il lui perce la poitrine en lui disant : "Qui que tu sois, glorieux soldat, il ne convenait pas que tu périsses d'une autre main que de la mienne. Va porter chez les ombres l'honneur de la mort qu'elle te donne. Si tu n'étais pas Italien, je te renverrais en te laissant la vie". Ensuite il renverse Fadius et le vieux guerrier Labicus qui, s'étant mesuré jadis en Sicile avec Amilcar, était resté célèbre depuis ce glorieux combat. Sans songer à ses années, ni à la faiblesse de l'âge, il marchait encore sous les drapeaux avec vigueur et plein d'une ardeur martiale.

570- Mais les faibles coups portés par son bras n'accusaient que trop les glaces de la vieillesse. C'était un feu lent, qui n'avait que le pétillement de la paille, et qui donnait une flamme sans durée. Le fier Anmbal, averti par son écuyer, autrefois celui de son père, que Labicus est à la portée de ses coups : "Expie, dit-il, la hardiesse du premier combat où tu t'es engagé; Amilcar, que tu as si bien connu, t'entraine par mon bras chez les ombres". Annibal brandit alors son javelot à la hauteur de son oreille, et le trait va percer son adversaire, qui se roule sur sa blessure. Le sang, qui coule dès qu'on retire le fer, souille la blanche chevelure du vieillard, et la mort termine ses longues souffrances. Le héros renverse aussi Herminius, qui faisait alors ses premières armes. Herminius se livrait d'ordinaire à la pêche sur le lac Trasymène, et trouvait ainsi, en jetant sa ligne dans ces eaux tranquilles, de quoi alimenter la vieillesse de son père. D'un autre côté les Carthaginois attristés enlevaient Sychée sur ses armes, et le portaient sans vie jusqu'au camp. Annibal, qui les voit se hâter, qui entend leurs lugubres cris, devine la cause de leur tristesse, et il en est ému : "Compagnons! s'écrie-t-il, quel chagrin vous trouble? quel guerrier le courroux des Dieux nous a-t-il enlevé? Sichée, est-ce donc toi que la mort cruelle moissonne prématurément, emporté par l'amour de la gloire, et trop abandonné aux premières ardeurs de la guerre?"
Ceux qui portaient Sychée l'ayant nommé au milieu de leurs gémissements et de leurs larmes, lui dirent aussi le nom de celui qui l'avait tué. "Oui, dit Annibal, je vois la blessure honorable que l'épée du consul lui a faite à la poitrine. Tu iras chez les ombres digne de Carthage, digne d'Asdrubal; et la meilleure des mères ne pleurera pas un fils inférieur à ses aïeux. Sur les bords du Styx, Amilcar, mon père, n'évitera pas ta présence, comme s'il voyait un parent dégénéré. Puisse Flaminius diminuer par sa mort le douloureux chagrin qu'il nous cause.

600- Telle est la pompe dont je veux accompagner tes obsèques, et Rome coupable voudra, mais trop tard, racheter le malheur d'avoir percé de sa lance le corps de mon cher Sychée". Tandis qu'il parlait, une vapeur fumante sortait impétueusement de sa bouche, et la colère s'exhalait de son sein en murmures entrecoupés. Tel on voit l'eau, excitée par un feu violent, sortir à gros bouillons du vase où elle frémit d'être enfermée. Soudain il fond au milieu des combattants ; c'est Flaminius seul qu'il provoque à grands cris. Le consul, aussi prompt que la voix qui l'appelle, se présente au combat. Déjà les deux adversaires s'étaient rapprochés et s'arrêtaient en présence sur le même terrain. Soudain un fracas épouvantable retentit dans les rochers. Les monts s'ébranlent avec des secousses horribles, et leurs cimes tremblent sur les flancs qui les soutiennent. Les pins qui couvrent leurs sommets se heurtent, et les roches brisées descendent sur les bataillons.
La terre bondit, s'entr'ouvre profondément et mugit du fond des abîmes ouverts. Un goufre immense laisse voir les ombres du Styx par sa vaste bouche. Les mânes, du fond de leur séjour, s'effraient à la vue de l'antique lumière. Le lac épais, poussé hors de ses limites jusque sur les montagnes, arrose les forêts où jamais ne s'étaient portées ses ondes. Dans cette tempête et dans cet affreux désastre, des peuples entiers, des cités florissantes avec leurs princes, sont renversées et détruites. Les fleuves remontent vers leur source et se brisent contre les montagnes. La mer fait bouillonner au loin ses ondes, et les faunes de l'Apennin se réfugient sur le rivage. O fureur de la guerre! le soldat chancelant, snr le sol qui tremble, continue de combattre. Son bras incertain lance encore à l'ennemi ses javelots, quand déjà la terre s'entr'ouvrant l'engloutit ! Enfin les phalanges romaines, repoussées, fuient en désordre vers le lac; dans l'égarement qui les agite, un grand nombre de soldats vont périr au milieu des eaux. Le consul, que le tremblement de terre avait rejeté parmi les fuyards, les accable de reproches. "Eh quoi ! leur crie-t-il, vous fuyez? quel espoir vous reste-t-il donc? n'est-ce pas conduire Annibal sous les murs de Rome? c'est vous qui lui armez la main du fer et des flammes qu'il dirigera contre le Capitole et contre la demeure du grand Jupiter. Arrêtez, soldats, et apprenez de moi à combattre sans relàche; ou, si vous ne le pouvez, apprenez du moins à mourir. Oui, Flaminius va donner un exemple mémorable aux races futures, et le Lybien, le Cantabre, ne se vanteront pas d'avoir vu un consul tourner le dos.

640- Si vous êtes possédés de cette rage de fuir, je vais épuiser seul tous les traits de l'ennemi, et, en mourant, au moment même où mon âme s'exhalera dans les airs, je vous rappellerai encore au combat".
Tandis qu'il prononce ces mots, et qu'il se retourne pour soutenir le choc des ennemis, Ducarius vole au-devant de lui. C'était le nom que portait dans sa tribu un Gaulois à l'extérieur farouche, au coeur intrépide, qui depuis longtemps nourrissait dans son âme un ressentiment profond de la défaite essuyée par les bandes boïennes. A peine a-t-il reconnu le consul : "N'es-tu pas, lui dit-il, ce héros, la terreur des Boïens? que ce javelot m'apprenne s'il peut jaillir du sang du corps d'un guerrier si fameux. Et vous, braves compagnons, immolez sans regret cette victime aux mânes de nos courageux compatriotes. Monté sur nos chariots, il a mené, dans son triomphe, nos pères au Capitole : l'heure vengeresse a sonné". A l'instant Flaminius est accablé de traits : une nuée de dards fond à la fois sur lui à travers les airs; et, de tous les ennemis, aucun ne put ainsi se glorifier d'avoir de sa main renversé le consul. La mort du général fut la fin du combat, car les guerriers les plus intrépides se réunissent et accusent le ciel et leurs bras du désastre qu'ils éprouvent. Tous aiment mieux périr que de voir Annibal vainqueur. Aussitôt, après une lutte terrible autour de Flaminius, ils laissent tomber sur son cadavre leurs armes, leurs corps, et ces mains sanglantes qui n'ont pu les servir dans le combat. Le héros est couvert d'un monceau de corps sans vie, comme d'un vaste tombeau. Dès lors le carnage s'étend jusque dans les îlots, dans les bois, dans la vallée, que le sang inonde. Annibal et son frère s'avancent à travers les bataillons que le fer a décimés :"Quelles blessures ! lui dit-il, quelles morts ! chaque soldat serre encore son glaive dans ses mains, et conserve avec ses armes l'air menaçant qu'il avait dans le combat. Voyez, compagnons, voyez comme ils sont morts! la menace respire encore dans leurs traits, la rage sur leurs visages. Oui, je crains que les destins n'aient réservé l'empire à cette contrée féconde, qui produit des héros doués de cette force d'àme, et que, par ses défaites mêmes, Rome n'assujettisse toute la terre". Il dit, et, cédant à la nuit, il fait cesser le carnage ; car déjà les ténèbres, enveloppant la terre, lui avaient dérobé le soleil.

LIVRE VI

Déjà le soleil, qui avait délié ses coursiers, dans la mer de Tartesse, les attelait sur les rivages de l'Orient, pour pénétrer à travers les ombres de la nuit, et les Séres, éclairés de ses premiers rayons, allaient recueillir la soie sur les rameaux de leurs bocages. Quel horrible carnage se présente à la vue ! Partout l'on voit les effets de la fureur de Mars. Armes, hommes, chvau, boucliers, casques, tout est confondu: ici ce sont des mains qui tiennent encore leurs lances après la mort ; là, des boucliers, des aigrettes, des troncs sans tète ; des épées brisées dans les os, une multitude de mourants levant en vain leurs veux vers le ciel. Le lac écume de sang; des cadavres, privés pour jamais de sépulture, y flottent le long des rives.
Toutefois, ce désastre n'avait pas abattu la fierté romaine. Sur un affreux monceau d'ennemis égorgés, Bruttius, dont les blessures montraient assez la cruauté deMars, avait à peine pu lever sa tête. Il traînait ses membres mutilés à travers le carnage, succombant sous le poids de son corps. Né dans la pauvreté, il ne brillait ni par ses aïeux, ni par son éloquence, mais par son courage, et jamais Volsque ne mérita mieux l'immortalité. Encore enfant, il soupirait après un âge impétueux, où un léger duvet viendrait couvrir ses joues, et lui permettrait de se jeter dans les camps. Flaminius avait été témoin de sa bravoure dans le combat où, plus favorisé du ciel , il défit l'armée gauloise.
Alors, il l'avait honoré, pour les guerres à venir, de la garde de l'aigle sacrée ; distinction qui fut cause de sa mort. En effet, certain de périr, sans pouvoir soustraire son aigle à l'ennemi, voyant pâlir les destinées de Rome, et la défaite devenir imminente,

30- il se préparait à la cacher à tous les regards et à la confier à la terre ; mais, accablé subitement de traits ennemis, blessé à mort, il tombe en la couvrant de son corps. Revenu un moment de la nuit infernale et d'un évanouissement funeste, il se lève, en s'aidant d'une pique qu'il a arrachée d'un cadavre voisin ; et, soutenu par son courage, il creuse avec son épée la terre, que fait céder le sang qui la pénètre. Pui, adorant cette aigle malheureuse, il l'enfouit, et aplanit le sol de ses mains défaillantes. Épuisé par ces efforts, il exhale le dernier soupir, et sa grande âme descend dans le Tartare.
Non loin de là, Laevinus avait donné un exemple d'héroïsme farouche qui mérite d'être consacré dans nos vers. Ce guerrier des coteaux de Priverne, honoré de la vigne latiale, était couché sans vie sur le Nasamon Tyré, mort comme lui. Il n'avait ni lance ni épée; dans la déroute, la fortune l'avait dépouillé de ses armes: mais le ressentiment lui en avait fourni d'autres pour combattre encore. Sa bouche sanglante lui avait servi pour une lutte nouvelle, et ses dents avaient tenu lieu de fer à sa noble fureur. Le nez, les yeux de son ennemi étaient déchirés, ses oreilles arrachées, son front couvert de morsures, sa bouche ouverte inondée de sang. Laevinus ne s'était arrêté que surpris par la mort; jusque-là il dévorait son ennemi : des lambeaux de chair restaient encore à sa bouche.
Tandis qu'un déplorable courage offre ce spectacle inouï, les fuyards, couverts de blessures, se jettent çà et là, au hasard, se cachent dans l'épaisseur des bois, et ne s'exposent que la nuit à traverser les campagnes solitaires pour réclamer des secours. Le moindre bruit, le vent, l'oiseau qui vole les remplit de terreur : nulle part ils n'osent se reposer ni goûter le sommeil. Dans cette consternation, Magon les presse d'un côté, Annibal de l'autre.
Serranus, cet illustre fils de Régulus, lequel se rendit à jamais fameux par sa fidélité à garder la parole donnée aux perfides Carthaginois, Serranus avait, dès sa première jeunesse, pris les armes dans la guerre Punique, sous les auspices de son père. Blessé, victime d'un sort funeste, il tâchait de regagner ses pénates et d'aller revoir sa mère désolée. Il n'avait plus de compagnon qui pût prendre soin de ses blessures.

70- A la faveur d'une nuit épaisse, il marchait par des chemins détournés, s'appuyant sur sa lance, brisée et se traînait vers les champs de Pérouse. Enfin, épuisé de fatigue, il frappe à la porte d'une chaumière, quelle que pût être la destinée qui l'attendait là. Marus se lève aussitôt: c'était un vieux soldat, qui avait servi avec gloire sous Régulus. Il vient, portant devant lui un flambeau allumé à son humble foyer. Spectacle déplorable! il reconnaît Serranus chargé de blessures, et soutenant ses pas chancelants de sa lance tronquée. Le bruit de la terrible défaite avait déjà retenti douloureusement à l'oreille de Marus. «O infamie! s'écrie-t-il, ô vie qui n'a tant duré que pour me rendre le témoin d'affreux malheurs! Je t'ai vu prisonnier, ô toi! le plus grand de nos généraux; j'ai vu Carthage effrayée ne pouvoir soutenir ton regard ; j'ai vu ta chute, et ce fut le crime de Jupiter! La poignante douleur que j'ai ressentie, je l'éprouverais encore, même si Carthage était renversée. Cette fois encore, Dieux justes, où êtes-vous? Régulus présente son corps aux supplices , et la parjure Carthage éteint aujourd'hui tout l'espoir d'une si grande race"! A ces mots, Marus dépose l'infortuné sur un lit.

90- Puis, comme lui-même avait appris, dans les combats, l'art de panser les plaies, il nettoie les blessures de Serranus avec de l'eau tiède, les adoucit par des sucs, les entoure de bandes de lin délicatement serrées, et rend un peu de vie à ses membres raidis. Ensuite, le vieillard apaise la soif dévorante de Serranus, et lui fait prendre quelques légers aliments, afin de lui rendre des forces. A ces soins empressés, le sommeil vient ajouter ses bienfaits, et répandre un repos salutaire dans les membres du malade. Avant le jour, Marus, oubliant la faiblesse de son âge, et animé d'une sorte de tendresse paternelle, se hâte de prévenir l'inflammation des plaies, par les moyens que lui indique son expérience, et par l'emploi de tièdes fomentations.
Serranus lève au ciel de tristes regards; il gémit et s'écrie en pleurant: "O Jupiter! si la roche Tarpéienne n'a point encouru ta haine, si le sceptre de Romulus n'est point condamné sans retour, vois où en est réduite l'Italie; regarde la terre d'Ausonie qui s'écroule, et que ton visage propice détourne la tempête qui menace les restes de Troie. Les Alpes ne nous protègent plus, l'adversité nous accable. Le Tésin, le Pô, noircis de notre sang, la Trébie devenue fameuse par les trophées carthaginois, la contrée désastreuse de l'Arno. Mais pourquoi rappeler ces souvenirs? n'en est-il pas de plus affligeants? J'ai vu les eaux du Trasymène grossies de notre sang, et chargées des cadavres de nos guerriers. J'ai vu Flaminius tomber sous les traits ennemis. Mânes de mon père, que j'adore à l'égal des dieux, je vous atteste! j'ai cherché dans le carnage des ennemis une mort digne de la grandeur de votre sacrifice ; mais les destins jaloux m'ont refusé comme à lui de mourir sous les armes".
Marus voyant qu'il allait continuer ces plaintes amères, tâche de le calmer, et lui dit: "Courageux guerrier, supportons ici, comme nos pères, ces dures épreuves et ces changements de fortune.

120- Telle est la volonté du ciel. La vie se déroule dans ce temps à travers ses vicissitudes, semblable à une roue qui descend d'un sentier rapide. Un assez grand exemple, un exemple connu de toute la terre, offre, dans la maison, une preuve de cette vérité. Ton père, ce Romain vénérable, aussi grand que les dieux, a su monter au comble de la gloire en résistant à tous les coups du sort : aucune de ses grandes vertus ne l'a quitté qu'avec la vie. J'étais à peine sorti de l'enfance, quand Régulus approchait de la puberté. Je devins son compagnon, et nous avons passé ensemble nos années, jusqu'au moment où il plut aux dieux d'éteindre cette lumière de l'Italie. Son grand coeur était le temple de la Bonne-Foi ; elle s'était fixée dans sa belle âme.
C'est de lui que je tiens cette épée, témoignage de ma valeur, ainsi que cette bride à présent noircie par la fumée, mais qui peut reprendre l'éclat de l'argent. Honoré de ces récompenses, je ne vis personne au-dessus de moi. Mais de toutes ces distinctions la plus glorieuse fut ma lance. Si tu me vois lui offrir des libations, il est juste que tu en connaisses la cause. "Il est en Libye un fleuve dont les eaux fangeuses coulent lentement à travers des sables arides ; c'est le Bagrada. Aucune rivière, dans ces contrées, n'étend davantage ses ondes où se méle un impur limon, et ne couvre un plus grand espace de marais stagnants. Nous campions joyeux sur ses rives terribles, afin de ne pas manquer d'eau dans un pays où la terre en est si avare. Près de là s'étendait un bois sombre, au feuillage immobile, dont le soleil ne perçait jamais la pâle obscurité. Une noire vapeur, qui s'en échappait, répandait dans les airs une odeur infecte. Au fond, était une caverne béante, servant d'ouverture à un antre aux détours souterrains, affreuse demeure, dont la lumière du jour ne chassait jamais les ténèbres. J'en frémis encore. Un monstre effroyable, engendré par la terre en courroux, et tel qu'aucun âge d'homme n'en verra de pareil, un serpent, long de cent coudées, avait choisi pour retraite cette rive mortelle, et cet autre bois de l'Averne. Les lions, qu'il saisissait lorsqu'ils venaient boire, servaient à nourrir le poison dans son ventre immense. D'autres fois, il dévorait les troupeaux qu'on ramenait le long du fleuve, pendant la chaleur du jour, ou bien les oiseaux que faisait tomber du haut des airs l'odeur qu'exhalait son souffle empesté.

160- Des os demi-rongés étaient épars sur le sol; et, quand il s'était largement rassasié par le carnage des troupeaux, il venait revomir la sanie dans les ténèbres de son antre. S'il cherchait un gouffre rapide et écumant pour éteindre l'incendie qu'avait allumé dans son corps la fermentation de sa pâture, il n'était pas encore tout entier dans l'eau que déjà sa tête repassait sur la rive opposée. Dans l'ignorance d'un aussi grand péril, je marchais sans défiance sur les bords du fleuve, accompagné d'Aquinus, habitant de l'Apennin, et d'Avens, natif de l'Ombrie. Nous voulions reconnaître le bois et explorer sa douce solitude. A peine en approchions-nous, qu'un frémissement secret circula dans tous nos membres, et qu'ils se raidirent, glacés par un frisson intérieur.
Nous entrons néanmoins, en adressant des prières aux nymphes et au Dieu de ces ondes inconnues, et, malgré la terreur qui nous agite, nous pénétrons jusqu'au fond du bois. Soudain, de l'ouverture de l'antre, s'échappe un souffle mortel plus violent que toute la fureur de l'Eurus. Une tempête s'élève et sort de la vaste gorge du monstre, et nous sommes assaillis par un orage accompagné de sifflements dignes de Cerbère : hors de nous-mêmes à la vue du danger, nous croyons entendre tour à tour le sol retentir, la terre trembler, l'antre crouler : il nous semble que les mânes passent devant nos yeux. Le monstre, pareil aux serpents dont les géants étaient armés quand ils escaladèrent le ciel, à celui qui fatigua Hercule dans les marais de Lerne, ou au dragon que Junon préposait à la garde des rameaux chargés d'or, sortit du fond de la terre, et, dressant sa vaste tête, du seul souffle de sa gueule entr'ouverté, souilla les airs et le ciel. Nous fuyons : nous voulons jeter des cris, la crainte les étouffe : vains efforts; l'hydre remplit tout le bois de ses sifflements.
Aveuglé par sa frayeur, Avens, que les destins entraînaient à sa perte et condamnaient à périr victime de sa hardiesse, se blottit dans un vieux chêne fort élevé, espérant ainsi échapper à la voracité du monstre. Je peux encore à peine le croire! le serpent, roulant autour du tronc ses immenses replis, arrache cet arbre immense, l'abat et le renverse, malgré la profondeur de ses racines : puis il saisit l'infortuné dont le dernier cri appelait ses compagnons, et l'engloutit dans son ventre hideux. J'ai vu de mes yeux cette gueule infernale le dévorer tout entier.

200- Aquinus, non moins malheureux, s'était jeté dans le fleuve, et fendait à la nage le courant rapide; mais le serpent l'atteint avant qu'il soit au milieu des eaux, et le ramène sur la rive. O mort affreuse! il en fait sa hideuse pâture. Je pus échapper ainsi à la rage du monstre.
J'accours au camp aussi promptement que me le permet la crainte, et je rends compte de tout à Régulus. Touché du triste sort de ces guerriers, le général en gémit. Rapide comme l'éclair, dans le danger, au milieu de la guerre et des batailles, il brûlait, en présence de l'ennemi, d'une ardeur démesurée pour la gloire. Il ordonne que l'on prenne les armes, et qu'une troupe de cavaliers d'élite se mette en marche. Il part lui-même, pressant de l'éperon son coursier docile La troupe armée le suit à l'instant : on porte des balistes, machines terribles aux murailles, et les catapultes, dont le trait colossal peut ébranler les plus fortes tours. Dès que le bruit des chevaux, battant la plaine, a fait retentir la demeure sinistre du monstre, furieux du hennissement des coursiers, il se déroule, sort de son antre, et, de sa gueule fumante, exhale en sifflant un souffle infernal.

220- Des feux pareils à l'éclair jaillissent de ses yeux; la crête qu'il dresse sur sa tête domine les arbres les plus élevés de la forêt; sa triple langue, qu'il darde, brille dans l'air et le sillonne en s'agitant. Mais à peine a-t-il entendu le son de la trompette, que, plein de terreur, il dresse son vaste corps, et se tient sur sa croupe en ramassant le reste de ses replis sous sa poitrine. Alors il fond sur l'ennemi, déroule rapidement les nombreux cercles de sa queue, et se développe dans toute son étendue, se trouve tout près de la troupe, dont il paraissait si éloigné. Les chevaux, épouvantés à sa vue, retiennent leur haleine; puis, impatients du frein qui les assujettit, jettent le feu par les narines. Le monstre, tenant la tête haute sur son cou gonflé, la promène à droite et à gauche. Dans sa fureur, il enlève ceux-ci tout tremblants, écrase ceux-là sous son poids énorme, brise leurs os, aspire leur sang, et, tandis que sa gueule en dégoutte encore, il la rouvre pour saisir une autre victime, et en abandonne les membres demi-dévorés. Déjà la troupe reculait, et le monstre vainqueur la poursuivait encore, même éloignée, de son souffle empesté.
Régulus rappelle aussitôt ses cavaliers au combat :"Fuirons-nous, Romains, devant un serpent? et l'Italie ne pourra-t-elle tenir contre un monstre de la Libye? Si son souffle vous a désarmés, si l'aspect de sa gueule vous a ôté tout courage, j'irai l'affronter seul, et ma main saura soutenir la lutte". Il dit; et, sans hésiter, il lance d'un bras vigoureux une flèche rapide à travers les airs. Le trait siffle, va frapper le front du monstre, et s'y enfonce d'autant plus avant, que le reptile, s'élançant de nouveau, semblait être venu au-devant du fer.
Un cri s'élève aussitôt jusqu'aux astres ; les demeures célestes retentisssent en échos prolongés.
Le serpent furieux ne peux se résoudre à fuir, quoique en proie à une douleur jusqu'alors inconnue, car il n'avait jamais senti le tranchant de l'acier. Il s'élance, exaspéré par sa blessure, et Régulus eût vainement tenté d'éviter sa poursuite, sans son habileté à manier un coursier. Le monstre, en effet, suit les détours du cheval, en multipliant ses flexibles replis, et le cavaliern'évite ses atteintes qu'en se jetant rapidement sur la gauche. Mais le bras de Marus, témoin de ce combat, ne resta pas oisif et sans vigueur. Ce fut sa lance qui porta le second coup au terrible monstre. Déjà il effleurait de sa triple langue le coursier que le combat avait fatigué. Un trait que je lance attire aussitôt sur moi toute la rage du cruel serpent. La cohorte imite cet exemple, et chacun provoque à son tour sa colère en l'accablant de javelots. Mais un coup de baliste l'arrête, abattu, et lui ôte sa vigueur. Son épine brisée a perdu cette raideur qui lui permettait de dresser sa tête dans les airs ; il se ralentit dans son attaque. Déjà une falarique lui a percé le ventre; des flèches rapides lui ont crevé les yeux.
Du fond de sa large blessure coule un sang corrompu, dont l'air est empesté. Sa queue immense, dernière ressource du reptile, reste sans mouvement, percée de javelots, écrasée de projectiles; néanmoins il nous menace encore de sa gueule abattue ; une poutre enfin, sifflant avec grand bruit, et lancée par des machines de guerre, lui fend la tête en éclats. Étendu alors dans toute sa longueur sur le rivage, il exhale de sa gueule une nuée de vapeurs empoisonnées.
Alors sortirent du fleuve de tristes mugissements; un murmure se fit entendre au fond des grottes ; et soudain le bocage, l'antre, les rives retentirent de plaintes amères. Que nous avons, hélas! payé cher cette funeste victoire! à quels supplices, à quelle rage n'avons-nous pas été livrés ? Les devins, révélant la vérité, nous avertirent trop tard, pour notre malheur, que nous avions tué le serviteur des naïades du fleuve Bagrada.

290- Ce fut alors, Serranus, que ton père me donna cette lance, récompense glorieuse du second coup porté au monstre, et qui, la première, avait été trempée dans son sang".
Serranus fondait en pleurs depuis quelques instants; il interrompit Marus. "Hélas! si ce grand capitaine eût vécu jusqu'à nos jours, la Trébie n'eût pas, grosse de sang, surmonté ses bords ; et le lac Trasymène n'eût pas englouti tant de guerriers".
"Oui , reprit le vieillard, mais il a su venger d'avance dans le sang de ses ennemis la mort que Carthage lui a fait souffrir.
L'Afrique, épuisée d'hommes et sans ressources, demandait, implorait la paix, lorsqu'un astre fatal voulut que la courageuse Lacédémone envoyât un général aux Carthaginois. Cet étranger, que rien ne relevait aux yeux, ni la beauté du corps, ni la noblesse du visage, était, dans sa petite taille, d'une singulière vigueur qui le rendait supérieur à de plus grands que lui. Habile à la guerre, réunissant la ruse à la force, capablede tout endurer, il n'eût cédé en rien aux talents d'Annibal. Fatal Taygètes, pourquoi l'avoir endurci, lui, lui seul, sur les rives boisées de l'Eurotas? J'aurais pu voir crouler les murs de Carthage, ou du moins je n'aurais pas eu à pleurer la cruelle destinée de mon général; douleur cuisante, que ni le feu, ni la mort ne pourront m'ôter, et que j'emporterai avec moi chez les ombres".
Les deux armées en étaient aux mains, et l'on se battait dans la plaine avec la plus grande ardeur; chaque soldat se distinguait par son courage. Régulus, au milieu des combattants, faisait des prodiges de valeur, balayait la campagne le fer à la main, se précipitait à travers les traits, et, de chaque coup de sa main meurtrière, abattait un ennemi. Tel le souffle impétueux des vents du midi pousse devant lui, en sifflant, des tourbillons amoncelés, et menace la terre et la mer de l'orage prêt à fondre de la nuée ténébreuse : l'épouvante saisit à la fois le laboureur dans la plaine, et le berger sur la colline ombreuse, et le nautonnier, qui s'empresse de replier les voiles.
Mais le général grec, qui méditait un piége, se détourne soudain, feint de fuir avec précipitation, et attire les combattants vers un endroit où de vastes rochers couvraient ses compagnons. Ainsi le berger qui veille à la sûreté de son troupeau amène, pendant la nuit, jusque dans la fosse qu'il a recouverte de ramée, les loups qu'ont attirés les bêlements d'une brebis retenue à l'attache.
Régulus se laisse entraîner par la gloire, ce flambeau des âmes nobles. Une confiance trompeuse dans le sort incertain des armes fera sa perte. Il ne regarde ni s'il est accompagné de ceux qui se sont associés à ses périls, ni s'il est suivi de ses troupes en armes. Déjà il s'était avancé seul, emporté par son ardeur, lorsqu'il est assailli subitement par une troupe de Lacédémoniens qui sortent de derrière les rochers, et par des Carthaginois qui secondent leur attaque. O jour funeste pour le Latium et à jamais mémorable!

340- Mars, quelle honte pour toi! Un héros, né pour ta gloire et pour celle de Rome, est indignement chargé de fers! Non, je ne cesserai pas de gémir. Toi, Régulus, prisonnier de Sidon ! Et toi, Carthage, les dieux t'ont jugée digne de ce triomphe! Est-il un supplice assez grand pour les Lacédémoniens qui se sont déshonorés dans ce combat ?
Cependant le sénat carthaginois délibère d'envoyer Régulus, sur sa parole, comme médiateur de la paix et d'un nouveau traité; il demandait qu'on rendit les prisonniers faits pendant la guerre, et proposait notre général en échange de ces captifs. On met une galère à flot; les matelots apprêtent des rames tirées des forêts, ou réparent les bancs des rameurs avec des planches de sapin. Les uns attachent les cordages, les autres dressent le mât et y suspendent les voiles, ou placent à la proue les ancres pesantes.
Cothon, qui surpasse tous les autres en expérience, dirige le navire, et dispose la poupe et le gouvernail. L'éperon d'airain à triple pointe brille sur la surface de l'eau. On met quelques voiles en réserve et l'on se pourvoit de tout ce qui est indispensable pour lutter contre la tempête. Debout sur l'avant de la poupe, le pilote règle les efforts alternatifs des rameurs, fixe le battement précis des rames, l'instant où l'on doit frapper l'onde en cadence, et celui où les bras seront ramenés vers la poitrine.
Quand la tâche des matelots fut finie, la galère équipée, l'heure du départ arrivée, et les voiles abandonnées aux vents, femmes, enfants, vieillards accoururent en foule sur le rivage.
A travers cette multitude et en présence de tant d'ennemis, la Fortune montrait Régulus à tous les regards. Ce héros promène sur tous un oeil serein; tel il était lorsque, chef de la flotte romaine, il aborda au rivage sidonien. Il me permit de l'accompagner, et je montai sur le vaisseau pour partager ses périls.
L'extérieur le plus négligé, une table frugale, un lit dur, une lutte à outrance avec le malheur, lui semblaient une victoire plus glorieuse que celle qu'on remporte sur un ennemi : il attachait moins de mérite à savoir éviter les revers qu'à triompher de la fortune par l'égalité de son âme. Quoique la sévère probité de ce grand homme me fût connue depuis lontemps, j'espérais que la vue de Rome, de ses murs, de sa famille, que tant d'objets en deuil parviendraient à le fléchir; j'attendais de vos larmes qu'elles ébranleraient son coeur. Je tâchais de faire taire mes craintes, pensant que lui aussi savait verser des pleurs, et qu'au milieu des revers, son âme ressemblait à la mienne. Nous touchons enfin au Tibre et à la terre de la patrie. Les yeux fixés constamment sur lui, j'observais sa contenance, ses regards, fidèles interprètes de l'âme. Si je mérite d'être cru, Serranus, oui, votre père fut toujours impassible. Il le fut au sein des malheurs et des dangers ; il le fut dans sa patrie comme dans la cruelle Carthage; il le fut encore durant son supplice. De toutes les villes d'Italie on accourt au-devant de l'illustre captif; la plaine ne suffit plus à la foule, les coteaux sont couverts de spectateurs ; Albula retentit dans ses hautes rives.
Les sénateurs carthaginois, qui l'accompagnaient, veulent en vain obtenir de son âme inflexible qu'il reprenne le costume qu'il portait à Rome, la toge, ornement des magistrats : il demeure inébranlable au milieu des larmes du sénat, devant la douleur immense des mères et le désespoir de la jeunesse. Le consul lui tendait la main du bord du fleuve et allait l'accueillir avec l'empressement d'un ami, au moment où il posait le pied sur la rive de ses aïeux.
Régulus s'arrête, avertit le consul de ne point manquer à sa haute dignité; puis s'avance, environné d'orgueilleux Carthaginois et de prisonniers romains. A cette vue, la pitié des spectateurs se soulève contre le ciel et contre les dieux.
Tout à coup Marcia, traînant deux jeunes enfants, gages de son hymen, Marcia, malheureuse par la trop grande vertu de son noble époux, se présente, les cheveux en désordre et déchirant ses vêtements. Te rappelles-tu ce jour, Serranus, ou ta grande jeunesse te l'a-t-elle fait oublier? A peine l'a-t-elle vu revêtu de l'habit carthaginois, qu'elle se répand en sanglots et tombe évanouie; la pâleur de la mort couvre son visage.

410- Dieux, si vous avez pour nous quelque pitié, puisse un jour Carthage voir ses mères sidoniennes dans ce triste état!
Régulus m'adresse la parole d'un air calme, m'ordonne d'éloigner de lui les embrassements de Marcia et les vôtres. Son oreille entend les sanglots sans qu'il en soit ému : son âme est in- capable de se plier à la douleur.
Serranus, à ces mots, pousse un profond soupir, et, les yeux baignés de larmes:
"O mon père! s'écrie-t-il, toi qui es pour moi l'égal de tous les dieux du Capitole, s'il est permis à la piété d'un fils de t'adresser des plaintes, pourquoi nous avoir refusé, à ma mère et à moi, la consolation, l'honneur de toucher ton noble visage et de t'embrasser? Pourquoi t'être montré cruel à ce point? Quoi! tu n'as pas même voulu que je misse ma main dans la tienne? Oh! que mes blessures seraient moins douloureuses, si je pouvais descendre chez les mânes avec le souvenir ineffaçable de tes embrassements! Mais, Marus, si je me rappelle bien mon père (car j'étais alors retenu dans les liens du premier âge), il avait un extérieur surhumain.
Une épaisse chevelure blanche descendait négligemment sur ses larges épaules : sur son front ombragé régnait une majesté sévère, indice de la grandeur de son àme. Non, depuis lors on ne vit rien de si noble". Marus intrompt des plaintes qui aigrissaient les blessures de Serranus. "Parlerai-je, continue-t-il , de cette fermeté avec laquelle il passa devant sa maison, sans y entrer, pour se rendre à l'odieuse demeure qu'on avait assignée aux députés de Carthage? Des boucliers, des chars et des javelots, monuments glorieux de ses triomphes, étaient suspendus aux murs de ses humbles lares, où tous les yeux les voyaient : sur le seuil , Marcia lui criait : "Où portes-tu tes pas? Ce n'est point ici, Régulus, la prison de Carthage que tu dois fuir: notre couche nuptiale est restée pure, et aucun crime n'a souillé nos pénates.

440- C'est en ce lieu que je t'ai rendu père de deux enfants: ici je leur ai donné le jour au milieu des félicitations du sénat et de la patrie.
Qu'as-tu donc à reprocher à ma vertu? Tourne de ce côté tes regards : voilà ta maison; c'est de cette demeure que tu sortis, entouré d'un pompeux cortége, couvert de la pourpre consulaire et précédé des faisceaux; c'est d'ici que tu partais pour la guerre, c'est ici que, vainqueur, tu rapportais les dépouilles de l'ennemi pour les suspendre à ce portique. Je ne demande point de doux embrassements, je n'invoque pas la sainteté des nœuds de l'hymen, cesse seulement de charger de mépris la demeure de tes pères, et accorde une seule nuit à tes enfants". Malgré les pleurs de son épouse, Régulus, accompagné des Carthaginois, alla s'enfermer avec eux pour se dérober aux plaintes. A peine le soleil éclairait-il, sur le sommet de l'Oeta, le glorieux bûcher d'Hercule, que le consul ordonne qu'on fasse venir les Carthaginois. Je vis alors Régulus entrer dans le temple: la délibération du sénat, et les paroles que ce grand homme prononça pour la dernière fois devant ses membres affligés, lui-même me les rapporta d'un ton calme et tranquille.
"Dès qu'il fut entré, chacun l'invita du geste et de la voix à s'asseoir là où il avait siégé auparavant: il s'y refusa, ne voulant plus partager cet antique honneur. Tous néanmoins, pleins d'empressement, l'environnaient, lui prenaient les mains, le conjuraient de rendre à la patrie un chef d'un nom aussi fameux. Pour payer sa rançon, il suffisait de la troupe des captifs; Carthage alors serait plus justement livrée aux flammes par une main qu'elle aurait osé charger de fers. Mais lui, levant les yeux et les mains au ciel: "Grand dieu qui présides à la justice et qui gouvernes l'univers; Bonne Foi, déesse qui ne m'es pas moins chère; et toi , Junon tyrienne, divinités par qui j'ai juré de retourner à Carthage; s'il m'est permis de tenir un langage digne de moi et de défendre encore les foyers du Latium, oui, je me rendrai en Afrique avec courage, gardien sévère de ma parole, fût-ce même pour y être livré au supplice. Cessez donc de m'offrir des honneurs qui tourneraient à la ruine de ma patrie. Les guerres que j'ai faites, les ans qui pèsent sur ma tête ont brisé ma vigueur: ce qui m'en reste s'affaisse sous le poids de mes fers et dans la prison où languit ma vieillesse. Il n'est plus le Régulus d'autrefois. Tant qu'il fut lui-même, il n'a pas fui un instant les rudes travaux de la guerre : hélas! ce n'est plus aujourd'hui qu'un nom dans un corps décharné. Mais Carthage, cette cité perfide, qui n'ignore pas combien peu de force il me reste, demande à m'échanger contre ses jeunes soldats, moi, un vieillard, contre de robustes guerriers. Gardez-vous de ses ruses; et que cette nation, toujours prète à la fraude, éprouve, ô Rome! ce que tu peux encore après la captivité de Régulus. Qu'aucune paix ne vous satisfasse si elle n'est conforme aux usages de nos ancètres. Carthage vous demande et me charge de vous proposer que chaque peuple supporte ce qui a été fait dans cette guerre, et que la paix soit conclue à des conditions égales depart et d'autre: Dieux! puisse le Styx me voir sur ses bords avant que je voie les Romains souscrire à un pareil traité"!

490- Après ce discours , il se livra lui-même au courroux des Carthaginois ; et le sénat, sentant l'importance et tout l'avantage de ces avis, congédia les députés. Irrités de ces refus, ils menacent leur prisonnier et hâtent leur départ. Le peuple suit les sénateurs; le Champ-de-Mars en deuil retentit de lamentations. Parfois, dans le transport d'une juste douleur, on veut rappeler Régulus, le retenir, l'arracher à l'ennemi. Marcia, aussi troublée que si elle assistait aux funérailles de son époux, remplit l'air de clameurs effroyables, lorsqu'elle le voit regagner d'un pas rapide le vaisseau carthaginois. Elle accourt éperdue sur la rive: "Libyens, recevez-moi, je partagerai ses tourments et sa mort. Cher époux, c'est la seule faveur que je te demande! je t'en conjure par le fruit de mes entrailles; qu'il me soit permis de souffrir avec toi tous les maux qui peuvent t'attendre sur terre et sur mer. Est-ce moi qui opposai Xantippe à ta valeur ? est-ce moi qui t'ai chargé de fers? pourquoi donc me fuir jusqu'au sein de Carthage: Oh! reçois-moi, reçois ces enfants peut-être fléchirons-nous par nos pleurs l'âme des farouches Carthaginois ; ou si ces ennemis sont sourds aux cris de ma douleur, ta mort du moins sera partagée par les tiens. Que dis-je? si tu es décidé à mourir, mourons au sein la patrie : Marcia saura partager les destins". Pendant qu'elle se lamente, le vaisseau qu'on a détaché s'éloigne peu à peu du bord; l'infortunée alors s'abandonne au désespoir : levant au ciel ses faibles bras : "Le voilà donc cet homme qui se fait gloire de garder sa parole envers un ennemi libyen, envers un peuple exécrable : et la sainteté de notre union, et les promesses du jour de l'hymen, perfide, que sont-elles devenues"? Ces derniers mots frappèrent en vain l'inflexible Régulus ; le bruit des rames l'empêcha d'en entendre davantage. Le courant nous entraîne bientôt dans la mer, dont nous sillonnons, dans les lianes creux d'un navire de sapin, l'abîme immense. Saisi d'horreur à l'idée du supplice qui attendait Régulus, j'aurais voulu que les flots en courroux nous engloutissent, que la fureur des vents brisât notre vaisseau sur les rochers : la mort du moins eût été commune à tous. Mais les zéphyrs, de leur haleine favorable, nous poussèrent tranquillement vers Carthage, pour nous livrer à la rage des Tyriens. Infortuné! J'ai vu ce cruel supplice.

530- Renvoyé à Rome pour en faire le récit, combien j'ai acheté cher ma liberté! je n'essaierais point de te peindre la race de Pygmalion, ces fureurs qui surpassent la rage des bêtes féroces, si l'univers, si le genre humain pouvait offrir l'exemple d'un courage supérieur à celui que montra ton illustre père. Je rougis de verser des larmes en racontant le supplice que je lui ai vu braver sans pâlir. Oui, cher Serranus, ne cesse jamais d'être digne du sang dont tu es issu, et arrête les pleurs que je vois près de couler.
On arme de dards, disposés avec un art infernal, les flancs d'une cage de bois; les pointes étaient rangées de telle sorte, que Régulus, privé par ce supplice des douceurs du sommeil, ne pouvait, sans être percé jusqu'aux entrailles, incliner à droite ou à gauche son corps vaincu par la fatigue. Arrête tes larmes, cher Serranus, cette patience de ton père surpasse tous ses triomphes: sa gloire se perpétuera d'âge en âge, tant que la bonne foi régnera dans les cieux ou sur la terre: son nom vivra aussi longtemps que celui de la vertu sera respecté : grand homme ! la postérité n'apprendra un jour qu'avec effroi le sort cruel que tu as bravé". Ainsi parlait Marus, et il pansait les blessures de son ami avec une triste sollicitude. Cependant la renommée portée sur des ailes teintes du sang qui s'est mêlé aux eaux du Trasymène, répandait en même temps dans Rome et le mensonge et la vérité. On s'y rappelle avec effroi l'Allia, les terribles Gaulois, et Rome livrée au pillage. La crainte attriste tous les coeurs, et le trouble qu'augmente la frayeur, n'a plus de bornes. Les hommes courent précipitamment sur les murs: un horrible cri se répand: «Voici l'ennemi! Et les Romains font voler des lances et des dards contre des fantômes.

560- Les femmes, arrachant leurs cheveux blanchis par l'âge, se traînent dans les temples des dieux, et leur adressent, quand il n'est plus temps, des prières pour ceux qu'elles aiment et qui ne sont plus. On ne connaît plus de repos ni le jour ni la nuit. Le peuple reste çà et là étendu sur la terre, au seuil des maisons, où il hurle de douleur. La foule en longues files accompagne ceux qui reviennent de la bataille, écoute avidement leurs récits; on accueille une bonne nouvelle sans y croire : on retient ceux qui ont parlé, pour les interroger encore. Quelques-uns même, gardant le silence, mais témoignant par leur contenance qu'ils sont avides de détails, redoutent d'apprendre ce qu'ils brûlent de savoir. D'un côté ce sont des sanglots, quand celui qui écoute connaît enfin le malheur qui l'a frappé; de l'autre, c'est de l'effroi, si celui qu'on interroge prétend ne rien savoir, s'arrête, ou hésite à continuer. A peine voient-ils approcher ceux qui les intéressent, que sur-le-champ ils les entourent, pleins d'une joie mêlée d'inquiétude, attachent leurs bouches à leurs blessures et fatiguent de leurs actions de grâces les oreilles des dieux. Au milieu de cette foule en désordre, Marus, que ses soins pour Serranus rendaient encore plus vénérable, l'amenait avec lui. Marcia qui, renfermée chez elle, ne s'était pas encore montrée en public et n'avait consenti à vivre qu'à cause de ses enfants, allait donner de nouveau le spectacle de son ancienne affliction. Le trouble la saisit; elle reconnaît pourtant Marus : "Brave compagnon du héros dont la Bonne Foi fut l'idole, tu me rends du moins celui-ci, dit-elle: sa blessure est-elle légère, ou le fer cruel a-t-il pénétré jusqu à mes entrailles? Quoi qu'il en soit, ô dieux! oui, je suis contente, pourvu que Carthage ne me l'enlève pas, chargé de chaînes, pour renouveler les horreurs du supplice paternel. Cher enfant! combien de fois ne t'ai-je pas conjuré de ne point porter au combat la fougue et l'ardeur de ton père, de ne point te laisser aiguillonner par les tristes trophées de sa valeur! Par quels tourments j'ai satisfait aux trop longues années de la vieillesse ! Dieux ! si je vous ai eus contre moi, n'est- il pas temps enfin de m'épargner?"

590- Quand la consternation causée par le désastre se fut dissipée comme l'orage, le sénat s'occupa des moyens de le réparer. On ne songe plus qu'aux soins de la guerre, et l'imminence du danger a fait disparaître la crainte. L'objet le plus important était le choix d'un chef, sur qui le Latium et la république ébranlée pussent s'appuyer au bord de l'abîme : Jupiter voulut aussi retarder la ruine de l'Ausonie et protéger l'empire romain. Il avait tourné ses regards sur l'Étrurie, et vu, du mont Alban, le Carthaginois, qu'enflaient ses succès, se préparer à conduire contre Rome ses drapeaux victorieux : soudain, secouant sa tête : "Non, dit-il, jeune homme, Jupiter ne t'accordera jamais de franchir les portes de Rome et d'y porter tes pas. C'est assez pour toi d'avoir jonché de cadavres les vallées d'Étrurie, d'avoir rejeté hors de leurs rives les fleuves gonflés du sang latin; je te défends de gravir la roche Tarpéienne, d'aspirer même à toucher les murs de Rome". Il dit, et lance quatre fois sa foudre : toute l'Étrurie en est éclairée, le ciel s'entr'ouvre, et une nuée épaisse fond sur l'armée ennemie. Non content d'éloigner ainsi Annibal, Jupiter marque sa puissante protection pour Rome, en lui inspirant enfin de confier à des mains sûres les descendants de Romulus, et de commettre à Fabius le salut de l'état. Dès qu'il le voit revêtu de la souveraine autorité: "Jamais, dit-il, on ne verra ce chef céder à l'envie ni à la séduction d'une gloire populaire. Les stratagèmes trompeurs de l'ennemi, l'espoir du butin ou tout autre avantage ne feront pas changer ses résolutions. Vieux capitaine, son âme tranquille peut supporter également la bonne et la mauvaise fortune ; son mérite est le même sous la toge que sous les armes". Ainsi parla le père des dieux, et il remonta dans le ciel.

620- Ce Fabius, loué par Jupiter même, lui dont aucun ennemi ne trompa jamais la vigilance, se faisait un devoir sacré de ramener sans aucune perte, au sein, de la patrie, les troupes qu'il avait conduites au combat. Jamais tête ne veilla plus sur ses membres ; jamais mère ne ménagea plus un fils chéri, jamais général ne vit avec plus de tristesse couler le sang de ses compagnons : vainqueur et arrosé de celui des ennemis, il revenait sans lui avoir laissé entamer son camp. Illustre du côté de la naissance, il rapportait aux dieux mêmes l'origine de sa race. En effet, lorsqu'Alcide revenait des contrées lointaines, vainqueur de Gérion, il conduisit en triomphe, sur le sol même où resplendit Rome, ces boeufs dont le spectacle merveilleux faisait la gloire du triple monstre. La renommée nous apprend qu'Évandre, roi d'une pauvre peuplade, jetait alors, au milieu de landes désertes, les fondements du palais d'Apollon. La fille de ce roi, cédant à la passion de l'hôte sacré qu'avait reçu son père, devint, par une faute heureuse, mère du premier Fabius, mêlant ainsi le sang d'Arcadie à celui d'Hercule, dans les veines des enfants qui devaient descendre d'elle. Les trois cents Fabius, que l'on vit sortir ensemble pour aller combattre l'ennemi, étaient de cette famille; mais Fabius surpassa tous leurs exploits par sa prudente lenteur: c'est par elle qu'il s'éleva à ta hauteur, ô Annibal, tant toi-même, alors tu étais grand. Les Romains repoussés se préparent de nouveau à la guerre. Mais Annibal, intimidé par Jupiter, et désespérant de battre jamais les murs de Rome, se retirait vers les collines et les champs de l'Ombrie, aux lieux où la ville est comme suspendue au sommet d'une montagne: il gagne ainsi les vastes plaines où Mévanie s'étend, exhalant d'épaisses vapeurs, et où paissent les énormes taureaux destinés à Jupiter. De là il se jette dans le Picentin, ami de Pallas, et y fait un riche butin; puis il mène ses troupes vagabondes partout où l'attire l'amour du pillage. Enfin il arrête sa course fatale dans l'heureuse Campanie, qui reçoit la guerre dans son sein sans défense. Tandis que le général carthaginois considère les temples et les édifices de Literne, qu'entourent des marais, ses regards s'arrêtent sur les peintures des portiques, qui représentent les événements de la précédente guerre. Une longue suite de faits glorieux y étaient retracés par ordre. D'abord Régulus y conseillait la guerre d'un air farouche, guerre qu'il eût repoussée, s'il lui eût été donné de connaitre les destins.

660- Appius commandait dans cette première guerre qu'on avait déclarée aux Carthaginois, selon l'antique usage. Couronné de lauriers, il menait le triomphe légitimement obtenu après la défaite de l'ennemi. Près de là était un trophée naval, qui rappelait une victoire sur mer. C'était une prodigieuse colonne blanche surmontée d'un rostre. Duilius, après avoir coulé bas la flotte carthaginoise, en consacrait le premier les dépouilles à Mars. Un cortége nocturne l'accompagnait au sortir du festin, avec des torches et des joueurs de flûtes; c'était ainsi qu'il revenait à ses chastes pénates au son joyeux des instruments. Annibal aperçoit ensuite la pompe funèbre d'un compatriote. Scipion, vainqueur en Sardaigne, célébrait les funérailles du général carthaginois. Plus loin, il voit l'armée libyenne en déroute, fuir par pelotons dispersés sur les rivages africains : Régulus, remarquable par l'éclat de son panache, les pressait par derrière. L'Autolole, le Nomade, le Maure, Hammon, le Garamante, mettaient bas les armes, et lui livraient leurs villes. Le Bagrada promenait lentement à travers les sables ses ondes tout écumantes du poison des vipères : un serpent combattait avec furie les escadrons qui le pressaient, et faisait la guerre à Régulus. Une escorte perfide noyait Xantippe dans la mer, en le jetant par-dessus la poupe, quelques prières qu'il adressât aux dieux. Tu fus ainsi vengé, ô Régulus ! bien que trop tard, par le juste supplice que souffrit ce chef précipité dans la mer. On voyait également s'élever du milieu des flots les deux îles Égates. Autour d'elles flottaient les débris des vaisseaux carthaginois, et leurs soldats portés au hasard sur le gouffre immense. Lutatius, maître de la mer, amenait au rivage, poussé par un vent favorable, les navires pris à l'ennemi. Parmi les personnages, le père d'Annibal, Amilcar, entouré des envoyés romains, attirait sur lui tous les regards. On voyait enfin la statue de la Paix, les autels de l'Alliance indignement profanés, Jupiter outragé, et les Romains dictant des conditions. Le Carthaginois, tremblant à la vue de l'épée nue qui menaçait sa tête, tendait les bras à son tour, et ratifiait le traité qu'il allait enfreindre. Vénus, du haut de l'Éryx, contemplait ce spectacle avec plaisir. Annibal le parcourt en fronçant le sourcil, et le sourire sur les lèvres, il exhale à haute voix son ressentiment : "O Carthage ! dit-il, tu auras aussi à représenter sur tes murailles les faits non moins mémorables dus à ma valeur. Tu montreras Sagonte soumise, et s'écroulant sous le fer ou dans les flammes. Les pères y égorgeront eux-mêmes leurs enfants. Les Alpes franchies n'y tiendront pas une petite place. Le Garamante et le Numide vainqueurs voltigeront à cheval sur ces cimes escarpées. Tu y joindras les rives du Tésin, écumantes de sang, ma victoire sur la Trébie, les eaux du Trasymène regorgeant de cadavres. Que Flaminius, grand de taille comme de courage, y soit précipité; que Scipion prenne la fuite en perdant tout son sang, et soit emporté vers les siens sur les épaules de son fils; que tous les peuples, grâce à toi, soient instruits de ces exploits, je t'en réserve de plus grands encore. Tu représenteras Rome embrasée par les torches de Libye, et Jupiter renversé de sa roche Tarpéienne. Maintenant, soldats, dont les bras m'ont aidé à faire de si grandes choses, livrez aux flammes ces odieux monuments, et n'en faites qu'un monceau de cendres".

LIVRE VII