DOUZIEME PHILIPPIQUE

de

Cicéron

Nisard 1840

I. Sans doute, pères conscrits, il doit paraître étrange que celui-là se méprenne et s'abuse qui souvent, dans les circonstances les plus graves a mérité votre assentiment. Toutefois je me console par l'idée que l'erreur m'a été commune avec vous, avec un si sage consul. Deux consulaires nous avaient flattés de l'espérance d'une paix honorable : ils étaient les amis de Marc Antoine, presque de sa maison : il nous semblait qu'ils devaient connaitre dans sa position présente quelque côté vulnérable qui nous était inconnu. L'un avait chez lui la femme et les enfants d'Antoine; l'autre lui écrivait chaque jour, chaque jour il recevait de ses lettres ; il le soutenait ouvertement. Tout à coup ils nous exhortent à la paix, ce qu'ils n'avaient pas fait depuis longtemps, et sans doute, ils n'agissaient pas sans motif. Un consul joint ses exhortations aux leurs; et quel consul? Veut-on de la prudence? c'est l'homme le moins capable d'illusions. Veut-on du courage? il ne pouvait accéder à la paix que s'il voyait Antoine soumis et vaincu. Veut-on de la grandeur d'âme? il préférerait la mort à l'esclavage. Vous-mêmes, pères conscrits (non que vous eussiez oublié vos anciens décrets si énergiques, mais dans l'espérance d'une soumission que les amis d'Antoine appelaient une paix), vous vous apprêtiez à imposer des conditions; car il n'est pas dans votre pensée d'en recevoir. Ma confiance, et je crois aussi la vôtre, s'augmentait encore du bruit répandu que la maison d'Antoine était plongée dans le deuil ; son épouse, dans la désolation. Ici même, les partisans d'Antoine, dont mes yeux ne quittent pas d'un moment les visages, avaient l'air consterné. S'il n'en était pas ainsi, pourquoi Pison et Calénus ont-ils pris l'initiative? Pourquoi dans cette circonstance? Pourquoi si brusquement? Pourquoi cette ouverture de paix imprévue? Pison prétend ne rien savoir; il nie qu'il ait rien entendu dire. Calénus nie également que rien de nouveau soit venu à sa connaissance. Et pourquoi nient-t-ils tous deux? C'est qu'ils nous croient engagés dans une négociation pacifique. Qu'est-il donc besoin d'une résolution nouvelle, s'il n'y a rien de nouveau dans les affaires?

II. Nous avons été trompés, oui trompés, je le répète, pères conscrits; les amis d'Antoine ont plaidé sa cause et non celle de la république. Je le voyais bien, il est vrai, mais comme à travers un nuage. Le salut de D. Brutus avait comme fasciné ma raison. Que si à la guerre il était possible de se substituer à quelqu'un, ce serait de grand cœur, dans le cas où D. Brutus pourrait s'échapper, que je me laisserais assiéger à sa place. Nous avons été séduits par cette parole de Q. Fufius: Quoi ! même s'il consent à s'éloigner de Modène, n'écouterons-nous pas Antoine? Quoi! pas même s'il s'engage à reconnaître l'autorité du sénat? Cela paraissait dur : aussi nous avons été ébranlés, nous avons molli. S'éloigne-t-il donc de Modène? je ne sais, dit Calénus. Obéit-il au sénat7 je le crois; mais cependant de manière à sauver sa dignité. Je vous le conseille, pères conscrits. Travaillez de toutes vos forces à perdre votre dignité, qui est d'un si haut prix : quant à celle d'Antoine, qui n'est rien, qui ne peut rien être, ménagez-la avec soin. Faites-lui recouvrer par vos égards une considération qu'il a perdue par ses crimes. S'il traitait avec vous en suppliant, peut-être l'écouterais-je : et pourtant... mais je m'en tiens à ce que j ai dit ; oui, je l'écouterais. Tant qu'il est debout, il faut toi résister, ou lui faire à la fois le sacrifice de notre dignité et de notre indépendance. Mais il n'est plus temps de réfléchir, dira-t-on; la députation est arrêtée. Quoi ! n'est-il pas toujours temps pour le sage de réparer sa faute ? Tout homme peut se tromper; il n'y a qu'un insensé qui puisse persévérer dans son erreur. D'ailleurs, les dernières réflexions, comme l'on dit, sont d'ordinaire les plus sages. Il est enfin dissipé, le nuage dont je parlais tout à l'heure. Le jour brille : tout s'est découvert. Nous voyons tout, non-seulement par nos yeux, mais par les avertissements de nos amis. Vous venez d'entendre le discours qu'a prononcé un illustre personnage. « J'ai trouvé, a-t-il dit, ma maison consternée, mon épouse, mes enfants, en larmes. Les gens de bien s'étonnaient de ma résolution : mes amis me blâmaient de m'être chargé de cette mission dans l'espérance d'un accommodement. » Cela ne me surprend pas, D. Servilius; car ce sont vos judicieux et sévères conseils qui ont enlevé à Antoine, je ne dis pas toute considération, mais tout espoir de salut. Vous député auprès de lui ! Qui ne s'en étonnerait? J'en fais moi-même l'expérience : mon avis a été le votre, et je comprends qu'on l'ait blâmé. Mais sommes-nous les seuls que l'on blâme? Dans quel but croyez-vous que Pansa, cet illustre citoyen, vient de parler parmi nous si longtemps et avec tant de précaution? Dans quel but? sinon de repousser loin de lui l'injuste soupçon de connivence. Et d'où pouvait venir un tel soupçon ? De sa déclaration soudaine en faveur de la paix dont il a pris la défense, séduit par la même erreur que nous.
Que si nous avons été abusés, pères conscrits, par un espoir faux et décevant, revenons sur nos pas. Le meilleur recours pour qui se repent, c'est de changer d'avis.

III. Mais, au nom des dieux immortels, quel avantage la république tirera-t-el le de notre députation? Que parlé-je d'avantage ! Eh ! ne lui sera-t-elle pas nuisible? Que dis-je? ne lui a-t-elle pas déjà nui? Croyez-vous que cette ardente et généreuse passion qui anime le peuple romain à recouvrer son indépendance n'ait pas déjà été diminuée, affaiblie par la nouvelle d'une députation pacifique? Que penseront les municipes, les colonies, l'Italie tout entière? Conservera-t-elle ce zèle dont elle était embrasée pour repousser l'incendie commun? Croyez-vous qu'ils ne se repentiront pas d'avoir manifesté leur haine contre Antoine, ceux qui ont promis de l'argent, des armes, ceux qui se sont dévoués tout entiers d'esprit et de corps pour le salut de la république? Comment Capoue approuvera-t-elle ce parti, Capoue qui, dans ces temps désastreux, s'est montrée une seconde Rome? Ces citoyens impies, elle les a condamnés, bannis, chassés de son sein. Ville généreuse, c'est en vain qu'elle a fait d'héroïques efforts : on arrache Antoine de ses mains et nos légions? N'est-ce pas leur couper les nerfs que de prendre un tel parti? Eh ! qui peut sentir son cœur enflammé d'une ardeur guerrière, si on lui présente la paix? Il n'est pas jusqu'à cette légion de Mars, cette divine et céleste légion, dont cette nouvelle ne refroidira, n'amollira le courage. Ce nom de Mars, ce nom si glorieux, elle le perdra, les mains lui tomberont de saisissement, et laisseront échapper le glaive. Fidèle au sénat, elle ne croira pas devoir montrer plus de haine pour Antoine que le sénat lui-même. Je plains cette légion, je plains la quatrième qui, avec un égal courage, fière d'appuyer nos décrets, s'est séparée d'Antoine, non comme d'un consul, et comme de son général, mais comme d'un ennemi, d'un oppresseur de la patrie. Je plains cette vaillante armée, formée de la réunion de deux autres. Déjà elle a été passée en revue; déjà elle a pris la route de Modène. Si le bruit de cette paix, c'est-à-dire, de nos craintes, arrive à ses oreilles, à coup sûr si elle ne recule pas, elle s'arrêtera. Comment, en effet, lorsque le sénat la rappelle et sonne la retraite, serait-elle empressée de combattre?

IV. D'ailleurs, quelle injustice! Quoi! c'est à l'insu de nos guerriers que nous pensons à la paix! Que dis-je, à leur insu? contre leur gré. Quoi ! donc, A. Hirtius, cet illustre consul, C. César,  qu'une faveur signalée des dieux a fait naître parmi nous, ces appuis de l'État, dont les lettres (que j'ai entre les mains) nous annoncent une victoire prochaine, croyez-vous qu'ils puissent vouloir la paix? Ils brûlent de vaincre, et la paix, ce bien si doux et si beau, ce n'est pas par un pacte humiliant, mais bien par une victoire, qu'ils prétendent l'obtenir. Et la Gaule, dans quel esprit pensez-vous qu'elle recevra cette nouvelle? La Gaule! elle a fait vœu de poursuivre cette guerre, de la conduire, d'en soutenir les charges : elle a pris les devants. Oui, la Gaule, sur un signe, pour ne pas dire un ordre de D. Brutus, a volé sous ses drapeaux. Armes, soldats, argent, dès le début de la guerre, elle lui a tout prodigué : elle a opposé son corps comme un rempart à la fureur d'Antoine : elle est épuisée, elle est dévastée , elle est en feu ; mais elle souffre patiemment tous les maux de la guerre, heureuse à ce prix de s'affranchir du danger de la servitude. Sans parler des autres peuples de la Gaule (et ils sont tous unanimes), les Padouans ont banni, chassé les agents d'Antoine. Argent, soldats, armes dont nous avions si grand besoin, nos chefs ont tout tiré d'eux. Leur exemple a été suivi par les autres peuples naguère unis contre nous, et que de vieilles haines faisaient regarder comme les ennemis du sénat. Faut-il s'étonner qu'aujourd'hui qu'ils participent à nos droits, nous les trouvions fidèles, eux, qui dans le temps même où ils en étaient privés, nous témoignaient un attachement inviolable?Tous espèrent la victoire : irons-nous donc leur annoncer que nous voulons la paix, c'est-à-dire que nous désespérons de vaincre?

 V. Que sera ce si toute espèce de paix est impossible? Quelles sont les bases d'une paix, où celui avec qui l'on traite ne peut obtenir de concessions? Plusieurs fois nous avons fait des démarches pacifiques auprès d'Antoine, et cependant il a préféré la guerre. On lui a envoyé des députés; c'était contre mon avis : mais on a passé outre. Des ordres lui ont été signifiés : il a refusé d'obéir. On lui a enjoint de ne pas assiéger Brutus, de s'éloigner de Modène : il n'en a pressé le siège qu'avec plus d'ardeur. Et nous enverrions des députés pour traiter de la paix avec un homme que nos messages de paix ont trouvé rebelle? Croit-on que, devant nous, il se montrera plus modéré dans ses demandes, qu'il ne l'a été, lorsqu'il a dénoncé ses volontés au sénat? Ses demandes alors semblaient à la vérité tout à fait impudentes ; mais jusqu'à un certain point, on pouvait y faire droit. Vous ne l'aviez pas encore terrassé par tant de rigoureux et de flétrissants décrets. Et maintenant, il nous demande des choses qu'il nous est absolument impossible de lui accorder, à moins de consentir d'abord à nous confesser vaincus. Les sénatus-consultes qu'il a publiés, nous les avons déclarés faux : pouvons-nous maintenant en reconnaître l'a validité? Ses lois, nous avons décidé qu'elles avaient été portées par violence, et contrairement aux auspices : qu'elles n'étaient obligatoires ni pour la nation en corps, ni pour le peuple : pensez-vous pouvoir les rétablir? Sept cent millions de sesterces ont été détournés du trésor public par Antoine ; vous l'avez jugé ainsi : pourra-t-il se laver du crime de péculat? Exemptions accordées aux villes, sacerdoces, royaumes, il a trafiqué de tout : rendrons-nous force à ses édits que vos décrets ont annulés?

VI. Lors même que nous poumons anéantir nos décrets, le souvenir des faits, pourrions-nous l'abolir de môme? Dans quel avenir, je dis le plus éloigné, pourra-t-on oublier les crimes de l'homme qui nous a fait prendre ces lugubres vêtements? Les centurions de la légion de Mars ont été égorgés à Brindes ; quand même leur sang répandu pourrait être effacé, comment effacer le souvenir de sa barbarie? Je passe sur les faits intermédiaires. Le temps fera-t-il disparaître les monuments de ses exploits sous les murs de Modène, hideux monuments qui portent la trace de ses crimes, l'empreinte de ses brigandages? Et cet odieux, cet exécrable parricide, que pourrions-nous, dieux immortels, lui abandonner encore? La Gaule ultérieure et une armée? Qu'en résulterait-il? On n'aurait pas la paix; on prolongerait la guerre. Que dis-je? non seulement ce serait l'éterniser, cette guerre, maïs encore ce serait accorder la victoire. Car, ne serait-ce pas un triomphe pour lui que d'entrer dans Rome avec sa troupe à quelque condition que ce soit? Maintenant nous sommes maîtres de tout : notre autorité est partout respectée. Ils ne sont plus dans Rome, tous ces citoyens corrompus qui ont suivi un chef impie. Ceux de sa bande qui sont restés dans la ville, nous ne pouvons supporter leurs visages ni leurs discours. Que sera-ce donc lorsque tous en masse ils envahiront nos murs? Quoi, nous poserions les armes, eux resteraient armés? Ainsi nos propres mesures nous mettraient aux fers pour toujours. Représentez-vous Marc Antoine consulaire ! Voyez Lucius consul en espérance : voyez tous les autres ; et ce n'est pas seulement les honneurs et les dignités de cet ordre qu'ils rêvent! Les Tiron Numisius, les Mustella, les Saxa; gardez-vous de les mépriser. La paix avec eux ne sera pas une paix, mais un pacte de servitude. Lucius Pison, ce citoyen si recommandable, l'a bien dit; et ses éloquentes paroles ont obtenu de vous, Pansa, des éloges mérités, non-seulement dans cette enceinte, mais encore dans rassemblée du peuple : « Je sortirais de l'Italie, s'est-il écrié; mes dieux pénates, mes foyers domestiques, je les abandonnerais, si (puissent les dieux détourner ce présage ! ) Antoine venait à opprimer la république. »

VII. Je vous le demande donc, Pison, pensez-vous que la république ne sera pas opprimée, si tous ces impies, tous ces audacieux, tous ces scélérats viennent à rentrer dans nos murs ? Ces brigands, lorsque tant de parricides ne les avaient pas encore souillés, c'est à peine si nous pouvions les souffrir; et maintenant qu'ils sont couverts de tous les crimes, pensez-vous que Rome puisse tolérer leur présence? Croyez-moi, ou il faudra suivre votre conseil, et partir, nous éloigner, traîner une vie misérable et vagabonde, ou tendre la gorge à ces forcenés, et mourir sur les ruines de la patrie.Où sont, Pansa, ces exhortations si nobles qui entraînaient le sénat, enflammaient le peuple romain, qui non-seulement nous apprenaient, mais qui nous prouvaient, qu'il n'est rien pour un Romain déplus affreux que l'esclavage? N'avons-nous donc endossé le harnais, pris les armes, appelé à nous toute la jeunesse de l'Italie, rassemblé l'armée la plus brillante et la plus nombreuse, que pour aller traiter de la paix? Si on la demande, qu'avons-nous à craindre? Si on la reçoit, pourquoi ne l'implore-t-on pas? Moi, je serai d'une députation, je ferai partie d'une conférence, où je pourrai différer d'avis avec les autres, sans que le peuple romain le sût? Qu'arrivera-t-il? C'est que, si l'on cède, si l'on accorde quelque chose, j'aurai toujours à pâtir des excès d'Antoine, puisque j'aurai l'air de lui avoir accordé le droit de les commettre.Si donc on avait dessein de traiter de la paix avec Antoine par mon caractère j'étais le dernier que l'on dût choisir pour en négocier les conditions. Moi qui n'ai jamais approuvé les projets de députation, moi qui avant le retour des députés n'ai pas craint de dire : Point de paix ; que s'ils nous l'apportaient, comme ce ne serait qu'un vain nom destiné à couvrir la guerre, il faudrait la repousser; moi qui ai donné le signal de cette levée de boucliers; moi qui toujours ai traité Antoine d'ennemi, quand les autres ne voyaient en lui qu'un adversaire ; moi qui toujours ai nommé guerre ce que les autres appelaient tumulte ! Et ce n'est pas seulement dans le sénat, mais devant le peuple, que j'ai constamment tenu ce langage : ce n'est pas lui seulement que j'ai flétri, mais encore les complices et les ministres de ses forfaits, et ceux qui sont parmi nous, et ceux qui sont avec lui. Enfin, c'est contre toute sa maison que je me suis sans cesse déchaîné. Aussi étaient-ils joyeux et triomphants, dans l'espérance d'une paix prochaine, ces citoyens impies; et, comme s'ils eussent vaincu, ils se félicitaient mutuellement. Aussi me repoussaient-ils comme un homme injuste : ce n'étaient que plaintes contre moi. Ils se défiaient également de Servilius; ils se souvenaient de ses avis qui ont terrassé Antoine. Ils comptent sur L. César, tout généreux citoyen et tout ferme sénateur qu'il est; c'est l'oncle d'Antoine. Ils comptent sur Calénus, son fondé de pouvoirs ; sur Pison, son ami. Vous-même, Pansa, vous l'énergique et intrépide consul, ils vous croient déjà radouci, non que cela soit ou que cela puisse être ; mais parce que vous avez dit un. mot de la paix, plusieurs ont soupçonné en vous un changement de résolution. C'est avec déplaisir que les amis d'Antoine me voient mêlé à ces illustres personnages. Il faut leur complaire : aussi bien nous avons déjà donné l'exemple de la condescendance.

VIII. Qu'ils accomplissent donc leur ambassade sous les plus heureux auspices ! mais que ceux-là partent, qui ne choqueront pas les regards d'Antoine. Si vous ne tenez pas à le ménager, du moins, pères conscrits, vous me devez à moi, des égards. Épargnez mes yeux, et accordez quelque chose à un juste ressentiment. Comment, en effet, pourrai-je soutenir l'aspect (je ne dis pas d'un ennemi de la patrie, puisque la haine que je lui porte se confond avec la vôtre), mais comment envisager un ennemi personnel, un ennemi acharné, comme le prouvent les violentes déclamations dont il me poursuit ? Me croyez-vous donc un cœur de fer pour me résoudre à aller à lui, à le regarder en face? Naguère, en pleine assemblée, lorsqu'il distribuait des récompenses à ceux qui lui paraissaient le plus déterminés au parricide, il disposa de mes biens en faveur d'un certain Pétissius d'Urbinum, lequel, après avoir englouti un patrimoine immense, s'est sauvé du naufrage sur ces écueils d'Antoine. Et Lucius Antonius, pourrai-je le voir de sang-froid? En butte à sa cruauté, je n'aurais pu m'y soustraire, si les murs, les portes, l'affection de ma ville natale ne m'eussent protégé contre lui. Ce gladiateur d'Asie, ce dévastateur de l'Italie, ce collègue de Lenton et de Nucula, n'est-ce pas lui qui naguère, donnant au primipilaire Aquila des pièces d'or, lut dit qu'il lui faisait ce présent sur mes biens? S'il eût dit sur les siens, l'aigle même de la légion n'aurait pu l'en croire. Mes yeux, non, mes yeux ne pourront soutenir la vue de Saxa, de Caphon, des deux préteurs, du tribun du peuple et des deux tribuns désignés, de Bestia, de Trébellius, de Plancus. Non, dis-je, je ne pourrai voir de sang-froid tant d'ennemis, tant d'exécrables scélérats ; et si je parle ainsi, ce n'est pas par orgueil, c'est par amour pour la république. Mais je vaincrai mon âme, et je me commanderai : le plus juste ressentiment, si je ne puis l'étouffer, je le cacherai du moins. Eh quoi? pères conscrits, pensez-vous que je doive tenir tant de compte de ma vie? Elle a cessé de m'être chère, surtout depuis que Dolabella m'a réduit à désirer la mort, pourvu qu'elle ne fût pas accompagnée de supplices et de tortures. Toutefois, pour vous, pour le peuple romain, ma vie ne doit pas être de si peu de conséquence; car je suis toujours, si je ne me trompe, l'homme qui, par ses veilles, par ses soins, par ses conseils, par ses périls mêmes où l'a tant de fois exposé la haine implacable de tous les méchants, est parvenu, pour ne rien dire de trop superbe, à ne pas être un obstacle à la prospérité de la république. Et s'il en est ainsi, croyez-vous que je sois mal venu à penser un peu à mes dangers?

IX. Ici même, à Rome, dans ces murs, plusieurs tentatives ont été dirigées contre moi. Et cependant ici ce n'est pas seulement la fidélité de mes amis, c'est Rome tout entière dont les yeux veillent sur moi. Que pensez-vous qu'il arrivera lorsque j'aurai entrepris un long voyage? N'aurai-je point d'embûches à redouter? trois routes conduisent à Modène, à Modène où mon cœur s'élance , impatient que je suis de revoir ce gage de la liberté du peuple romain, Décimus Brutus ! Ah ! comme dans ses bras je serais heureux d'exhaler le dernier souffle de ma vie! Aussi bien, tous les discours que j'ai prononcés dans ce dernier mois, tous mes avis ont eu pour objet ce terme de mes désirs constants. Trois routes donc conduisent à cette ville. L'une qui part de la mer Supérieure, la voie Flaminia ; l'autre de la mer Inférieure, la voie Aurélia; et enfin celle du milieu, la voie Cassia. Maintenant, examinez si je n'ai pas de bonnes raisons de soupçonner un péril imminent. L'Étrurie est bornée par la voie Cassia. Savons-nous donc, Pansa, dans quels lieux ce Lenton Césennius exerce présentement son autorité sep-temvirale? Il n'est avec nous, certes, ni d'esprit ni de corps. S'il est chez lui, ou non loin de chez lui, à coup sûr il est en Étrurie, c'est-à-dire, sur le grand chemin. Qui pourra m'assurer que Lenton se contentera de m'arracher la vie? Dites-moi encore, Pansa, où se tient ce Ventidius, dont je fus l'ami, tant que les gens de bien n'ont pas trouvé en lui un ennemi déclaré. Je puis, dira-t-on, éviter la voie Cassia, et prendre la voie Flaminia. Mais si, comme on l'annonce, Venti¬dius est à Ancône, pourrai-je parvenir en sûreté jusqu' à Ariminum? Reste la voie Aurélia. Là je trouverai des appuis sans doute : c'est là que sont les biens de P. Clodius. Toute sa maison viendra à ma rencontre ; on m'offrira l'hospitalité. Notre liaison était si connue  !

X. Et je m'engagerais dans ces chemins, moi qui, aux dernières fêtes Terminales, n'ai pas osé m'aventurer dans les environs de la ville, et pour tant je devais revenir le même jour ! Les murs de ma maison ont peine à me défendre, sans l'aide de mes amis. Voilà pourquoi je reste dans la ville ; et si vous le permettez, je n'en sortirai pas. La est ma demeure; là est le poste d'où je surveille tout, comme une sentinelle vigilante. Que d'autres occupent les camps, les provinces, les emplois militaires ; qu'ils résistent à l'ennemi! Pour nous, comme nous le disons et comme nous l'avons toujours fait, c'est la ville et ses intérêts que, de concert avec vous, nous continuerons de défendre. Non, je ne refuse pas la députation : c'est le peuple romain qui la refuse pour mot. Nul n'est moins timide que moi, mais aussi nul n'est plus circonspect, toute ma vie le montre. Voici vingt ans que je suis seul en butte aux coups de tous les scélérats : mais ils ont succombé, et ce n'est pas moi, c'est la république qui en a tiré vengeance ; j'ai survécu, et la république a conservé son défenseur. J'hésite à le dire, car je sais que l'homme est exposé à tous les accidents; mais enfin, une seule fois, je me suis vu accablé sous les forces conjurées d'ennemis redoutables, et je suis tombé à bon escient, pour me relever plus glorieux. Puis-je donc, sans paraître manquer de prudence, de sagesse et de prévoyance, entreprendre un voyage semé de tant de périls et de tant d'embûches? C'est à mourir avec gloire que doivent aspirer ceux qui sont à la tête des États, et non pas à laisser après eux le reproche d'une faute, et le blâme d'une imprudence. Quel est l'homme de bien qui ne pleure la mort de Trébonius, qui ne déplore le trépas d'un tel citoyen, d'un tel homme? Et pourtant, il y a des gens qui disent (cela est dur, mais on le dit) qu'il est moins à plaindre parée qu'il n'a pas su se garantir d-un infâme scélérat. En effet, celui qui se fait fort de garder les autres, celui-là, au dire des sages, doit savoir d'abord se garder lui-même. Mais, me répondra-t-on, la justice et la crainte des lois vous défendent. Vous n'avez donc pas tout à craindre, vous n'avez pas à chercher des appuis contre toute espèce d'embûches. Oserait-on , en plein jour, sur une route militaire, attaquer un homme bien accompagné, un homme d'un haut rang? Ces raisons ne sont bonnes ni pour moi, ni dans le temps où nous sommes; car loin de redouter un châtiment, celui qui se porterait contre moi à des violences, ne pourrait qu'espérer gloire et récompense de ce vil ramas de brigands.

XI. Dans Rome, je pourvois aisément à ma sûreté. Je puis jeter les yeux autour de moi ; je vois d'où je sors, où je vais, ce qui est à droite, ce qui est à gauche. En sera-t-il de même dans les gorges de l'Apennin? J'admets que ces défilés ne recèlent point d'embûches (et je puis en rencontrer à chaque pas ) ; mon esprit ne sera-t-il pas toujours inquiet, et incapable de vaquer aux devoirs de la députation ? Mais enfin, j'ai évité tous les pièges, j'ai franchi l'Apennin. Désormais; c'est Antoine dont il me faut affronter les regards et la présence. Dans quel lieu se passera l'entrevue? Si c'est hors du camp, les antres y aviseront : quant à moi, je regarde ma mort comme infaillible. Je connais la fureur de l'homme, je connais la violence de ses emportements. La dureté de ses mœurs, la férocité de son naturel, ne peut être tempérée même par la douce influence du vin. En proie à la colère et à la démence, livré aux suggestions de son frère Lucius, ce monstre farouche, ne pourra se retenir de porter sur moi des mains impies et sacrilèges. Ma mémoire me rappelle quelques entrevues entre ennemis ardents, entre citoyens séparés par des ressentiments profonds. Le consul Cn. Pompéius, fils de Sextus, moi présent, et lorsque je faisais mes premières armes dans son armée, s'aboucha avec P. Vettius Scaton, le chef des Marses. Ce fut entre les deux camps que la conférence eut lieu. II me souvient encore que Sextus Pompéius, frère du consul, vint exprès de Rome pour assister à l'entrevue. C'était un homme sage et instruit « De quel nom dois-je t'appeler? lui dit Scaton en le saluant. Ton ami par inclination, lui répondit Sextus ; ton ennemi par nécessité. » Il ne se passa rien que d'honnête dans cette conférence. Nulle crainte, nul soupçon de part et d'autre; leur haine était peu vive. En effet, que voulaient les alliés? détruire notre état politique? Non, mais partager nos droits. Il y eut une entrevue de Sylla avec Scipion entre Calés et Téanum. L'un était escorté par l'élite de la noblesse ; l'autre avait avec lui les alliés. L'autorité du sénat, les suffrages du peuple, le droit de cité, les lois et les conditions qui devaient intervenir furent l'objet de la conférence. Tout ne s'y passa pas avec une entière bonne foi, mais pourtant sans violence et sans menaces. Pouvons-nous, au milieu des brigandages d'Antoine, trouver la même sûreté ? Non, certes, ou du moins, si les autres le peuvent, moi je doute que je le puisse.

XII. Si la conférence ne doit pas se tenir hors d un camp, quel camp choisira-t-on pour l'entrevue? Le nôtre? Mais il n'y viendra jamais.  A plus forte raison n'irons-nous pas dans le sien. Reste un seul parti, c'est d'échanger des propositions par lettres. Donc, nous nous tiendrons dans notre camp. Sur toutes les demandes qu'il peut faire, je n'ai qu'un avis. Cet avis, lorsque je l'aurai exposé ici, devant vous, ce sera comme si j'étais déjà parti et de retour de mon ambassade : j'aurai rempli l'objet. Je remettrai tout à la décision du sénat, quelles que soient les demandes d'Antoine. Voilà mon avis. Noos ne pouvons faire autre chose. Nous n'avons pas reçu de cette assemblée les pouvoirs illimités qu'un usage antique accorde, la guerre terminée, à dix députés. Non, nous n'avons pas reçu du sénat de tels pouvoirs. Supposez que j'agite cette question dans un conseil particulier, où je ne manquerai pas de soulever des contradictions, n'est-t-il pas à craindre pour moi que la masse ignorante des soldats ne croie que je mets obstacle à la paix? Je veux que mon avis ne soit pas désapprouvé par les nouvelles légions; car pour celle de Mars et la quatrième, croyez qu'elles n'approuveront rien qui ne soit conforme à votre dignité et à votre honneur : je réponds d'elles. Mais les vétérans, ne faut-il pas qu'on les ménage? quant à les craindre, eux-mêmes ne le veulent pas. De quel œil verront-ils ma sévérité? Ils ont entendu beaucoup de faussetés sur mon compte. Des méchants m'ont calomnié auprès d'eux ; et cependant, vous en êtes d'irrécusables témoins. Ne m'a-t-on pas vu, par mes avis, par mon crédit, par mes discours, défendre et soutenir leurs intérêts? Mais ils croient des méchants, ils croient des factieux, ils croient leurs confrères. Ils sont braves, à la vérité ; mais le souvenir des choses qu'ils ont faites pour la liberté du peuple romain, et le salut de la république, leur inspire trop de fierté; et c'est à la force brutale qu'ils prétendent soumettre nos décisions. Leur opinion, je ne la crains pas; mais leurs violences, je les redoute.Si je puis me dérober à tant de périls, pensez-vous que mon retour sera sans danger ? Lorsque le respect que vous inspirez et l'ascendant de mon propre caractère auront défendu mes jours; lorsque j'aurai donné à la république de nouvelles preuves de mon dévouement et de ma fermeté : alors ce ne seront pas seulement mes ennemis, mais encore mes envieux que j'aurai à craindre. Qu'on ménage donc ma vie pour la république, et que, tant que mon honneur et la nature le permettront, elle appartienne à la patrie ! Que ma mort arrive par l'arrêt inévitable du destin, ou si je dois mourir avant le temps, que du moins je succombe avec gloire !Dans cet état de choses, et quoique l'intérêt public, pour ne rien dire de plus, n'exige pas cette députation, toutefois, si ma sûreté est garantie, je partirai. En un mot, pères conscrits, tout ce qui est de mes résolutions, ce ne sera pas sur mes dangers, mais sur Futilité commune, que je les réglerai. Mais puisque le champ est libre à la réflexion, je crois devoir peser mûrement les suites de ma démarche, et me déterminer pour le parti que je jugerai le plus conforme h l'intérêt de l'État.

FIN

Philippique 13

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