TREIZIEME PHILIPPIQUE

de

Cicéron

Nisard 1840

I. Des le commencement de cette guerre, pères conscrits, de cette guerre entreprise contre des citoyens impies et sacrilèges, j'ai craint que des offres de paix insidieuses ne vinssent éteindre notre ardeur à reconquérir la liberté. La paix! Le nom seul est plein de douceur. Quant à la chose en elle-même, rien de plus aimable, de plus salutaire. Non, les foyers domestiques, les lois du pays, les droits de la liberté ne peuvent être chers à celui que charment les discordes, les meurtres de ses concitoyens, la guerre civile. Celui-ci, il fautt le retrancher du nombre des hommes: l'humanité doit le rejeter de son sein. Que ce soit Sylla ou Marius, ou tous deux; que ce soit Octavius ou Cinna; ou Sylla une seconde fois, ou le jeune Marius, ou Carbon, ou tout autre qui aient désiré la guerre civile : je le proclame un citoyen exécrable, né pour le malheur de la patrie. Que dire du dernier de nos oppresseurs, de l'homme dont nous avons maintenu les actes après avoir reconnu que sa mort était légitime ? Rien n'est plus odieux qu'un citoyen, qu'un homme (si les noms d'homme et de citoyen lui conviennent) qui appelle de tous ses vœux la guerre civile. Mais il faut d'abord examiner, pères conscrits, s'il est possible d'avoir la paix avec tout le monde, ou bien s'il n'est pas de ces guerres irrémédiables, où l'on ne fait, en signant la paix, que souscrire à la servitude. Quand Sylla traitait de la paix avec Scipion, qu'elle fût sincère ou feinte, il n'y avait pas à désespérer. S'ils s'accordaient, l'état des choses pouvait devenir supportable. Cinna consentant à donner la main à Octavius, la république aurait pu subsister saine et entière. Et dans la dernière guerre, si Pompée eût relâché quelque peu de son excès de hauteur, César, beaucoup de sa grande ambition, il nous eût été permis d'espérer une paix solide, quelque ombre de république.

II. Mais aujourd'hui qu'y a-t-il à espérer? Est-il une paix possible avec les Antoines, les Censorinus, les Ventidius, les Trébellius, les Bestia, les Nucula, les Munatius, les Lenton, les Saxa? Je cite ceux-là pour exemple, car la race en est innombrable ; et vous jugez par vous-mêmes de la férocité des autres. Ajoutez les débris des amis de César, les Barba Cassius, les Barbatus, les Pollion. Ajoutez les familiers d'Antoine, ses compagnons de jeu et de débauche, Eutrapélus, Mêla, Célius, Pontius, Crassitius, Tiron, Mustella, Pétissius. Je laisse de côté le ramas de ses satellites; je ne nomme que les chefs. Ajoutez encore à leur troupe les Alaudes et les autres vétérans, cette pépinière des juges de la troisième décurie, qui, après avoir englouti leur patrimonie, dévoré les bienfaits de César, se sont mis à convoiter nos fortunes. Fiez-vous à la main d'Antoine, à cette main qui a égorgé tant de citoyens ! Quelle sera la garantie et la sanction du traité que nous aurons conclu avec les Antoines? Sans doute, si Marcus pense à violer son serment, la probité de Lucius le détournera d'un tel crime. Qu'ils trouvent un refuge dans Borne, et Rome elle-même n'a plus d'asile dans ses propres murs. Représentez-vous, pères conscrits, leur contenance et surtout celle des Antoines, leur démarche, leur air, leurs traits, leur arrogance! figurez-vous leurs amis, dont les uns marchent à leurs côtés, les autres les suivent ou les précèdent ! Quelles fumées impures s échappent de ces bouches qui profèrent les paroles de l'insulte et de la menace ! Mais peut-être la paix parviendra-t-elle à les calmer? Que dis-je? lorsqu'ils paraîtront dans cette enceinte, peut-être nous salueront-ils avec politesse, et d'un ton affable appelleront-ils chacun de nous par son nom?

III. Dieux immortels ! ne vous souvient-il plus des décrets que vous avez lancés contre eux? Vous avez annulé les actes d'Antoine, vous avez aboli ses lois, vous les avez flétries comme portées par violence et au mépris des auspices. Vous avez provoqué la levée en masse de toute l'Italie. Son collègue, le complice de tous ses crimes, vous l'avez déclaré ennemi de l'Etat. Est-il une paix possible avec lui? Si c'était un ennemi du dehors, à peine y aurait-il moyen, après de tels actes, de transiger avec lui. Lors même que des mers, des montagnes, d'immenses espaces vous sépareraient d'un tel homme, vous le haïriez sans l'avoir jamais vu. Et ils seront là, sous nos yeux, et au premier jour ils nous saisiront à la gorge : car quelles barrières pourront arrêter des monstres si farouches? Mais, dira-t-on, l'issue de la guerre est incertaine. Il appartient à des hommes de cœur, comme vous devez l'être, de se reposer sur leur courage, qui est bien en leur pouvoir : les coups de la fortune n'ont rien qui les doive épouvanter. Cependant, comme on attend de cette compagnie non seulement du courage, mais encore de la sagesse, ces vertus ont beau paraître inséparables, essayons un moment de les séparer : le courage nous fait un devoir de combattre ; il nous enflamme d'un juste ressentiment; il nous appelle aux armes; il nous jette au milieu des hasards. Quel est le rôle de la sagesse? Elle prend des mesures prudentes , elle lit dans l'avenir, elle avise de toutes les manières à sa sûreté. Que nous conseille donc cette sagesse? car il fout lui obéir, et regarder comme le meilleur le parti le plus conforme à la saine raison. Si elle m'ordonne de n'estimer rien tant que la vie, et de ne pas combattre au péril de mes jours, de fuir tout danger : je lui demanderai alors s'il faut agir de la sorte, même au prix delà servitude. Si elle répond affirmativement, certes, je n'écouterai pas cette sagesse toute spécieuse qu'elle soit. Si, au contraire, elle me répond : Conserve ta vie, ta personne , ta fortune, ton patrimoine, à la condition toutefois de mettre la liberté bien au-dessus, et de ne vouloir en jouir que dans un État libre ; de sacrifier, non la liberté à la richesse, mais défaire à la liberté le sacrifice de ces biens, tristes gages qui nous soumettent à l'injurieuse fortune : alors il me semblera entendre la voix de la sagesse, et je lui obéirai comme à un dieu. Si donc en recevant les Antoines nous pouvons être libres, triomphons de notre haine, subissons la paix. Mais si, tant qu'ils vivront, il ne peut y avoir de droits pour nous, remercions la fortune qui nous ouvre la carrière des Combats. Car ou ils seront vaincus, et nous jouirons du triomphe de la république, ou nous succomberons (puisse Jupiter détourner ce présage ! ) ; et au lieu d'un vain souffle de vie, nous aurons en partage l'immortalité de la vertu.

IV. Mais, objectera-t-on, M. Lépidus, deux fois imperator, grand pontife, qui dans la dernière guerre civile a si bien mérité de la république; Lépidus nous exhorte à la paix. Nul, pères conscrits , n'a plus d autorité sur moi que Lépidus, tant par sa propre vertu, que par l'illustration de sa race. D'ailleurs, je lui suis personnellement redevable de beaucoup de services importants, et lui-même il m'a quelques obligations; toutefois le plus grand de ses bienfaits à mes yeux, c'est le zèle dont il est animé en faveur de la république, laquelle m'a toujours été plus chère que la vie. Depuis que Sextus Pompée, ce noble jeune homme, et fils du plus grand des Romains, a, par l'influence de Lépidus, donné les mains à la paix, et que la république, sans le secours des armes, s'est vue ainsi délivrée du danger pressant de la guerre civile, je lui suis plus reconnaissant que pour mon propre compte. Je me suis donc employé de tout mon crédit pour lui faire décerner les plus grands honneurs : et vous avez secondé mes intentions. Dès lors je n'ai jamais cessé de bien espérer et de bien parler de lui. M. Lépidus est attaché à la république par beaucoup de liens indissolubles. Une illustre naissance, de hautes dignités, un auguste sacerdoce, tant de monuments dont ses ancêtres, son frère et lui-même ont décoré la ville ; une épouse irréprochable, des enfants vertueux, une fortune immense, mais pure de sang romain; nul citoyen maltraité par lui, plusieurs, au contraire, redevables de leur salut à ses bienfaits, à son humanité: un tel homme, un tel citoyen peut se tromper dans son opinion ; mais ses sentiments ne peuvent être opposés, quoi qu'il arrive, à l'intérêt de la république.Lépidus veut la paix. Fort bien, s'il peut réussir à celle-ci comme à la dernière qu'il a faite, et qui permet à la république de revoir le fils de Pompée, de lui ouvrir son sein, de le recevoir dans ses bras ; et de croire qu'il n'est pas le seul rétabli, mais qu'elle-même a été réintégrée avec lui dans ses droits. C'est pour ce motif que vous lui avez voté une statue sur la tribune aux harangues, avec une inscription glorieuse, et que, dans son absence, vous lui avez décerné le triomphe. Malgré l'éclat de ses exploits militaires qui le rendaient digne de ces honneurs, devait-il se flatter d'obtenir ce qu'on avait refusé à Lucius Émilius, à Scipion Émilien, au premier Africain, à Marius, à Pompée, qui avaient mis à fin des guerres plus importantes? Mais il avait étouffé sans bruit une guerre civile, et aussitôt que vous l'avez pu, vous lui avez accordé les plus brillantes distinctions.

V. Pensez-vous, Lépidus, que les vertus du citoyen que Pompée a déployées dans tout leur éclat, pensez-vous que la république les trouvera dans les Antoines? L'un est tout honneur, toute gravité, toute modération, toute intégrité : dans les autres (et lorsque je les signale, je ne prétends excepter personne dans ce ramas de brigands) nous ne voyons que des turpitudes, des crimes, tous les forfaits d'une monstrueuse audace. Je vous le demande ensuite, pères conscrits, qui d'entre vous ne voit ce qu'a vu la fortune même, qu'on dit aveugle? Oui, sans toucher aux actes de César, que la concorde nous fait une loi de respecter, Pompée rentrera dans sa maison ; il la rachètera, et ce ne sera pas au-dessous du prix qu'Antoine l'a payée : il la rachètera, dis-je, et pourtant c'est la maison du grand Pompée, et Sextus est son fils! Ο pensée douloureuse! Mais assez et trop de larmes ont été versées à ce sujet. Vous avez voté au jeune Pompée une somme égale aux biens de son père dissipés, comme un vil butin, par un ennemi victorieux. Seulement cette remise de deniers, au nom de l'amitié qui m'unissait au père, j'en réclame pour moi l'honneur. Sextus rachètera les jardins, les bâtiments, quelques-uns des biens de ville que possède Antoine. Pour l'argent, les effets, la vaisselle précieuse, les vins, Sextus se résigne à les perdre, et tout ce que ce prodigue a englouti. Il reprendra ses terres d'Albe, de Firmum, sur Dolabella ; Tusculum, sur Antoine. Les rebelles qui investissent maintenant Modène, qui tiennent Brutus assiégé, les Anser seront chassés de Falerne. Il y en a d'autres encore, sans doute; mais leurs noms m'échappent. Je mets sur la même ligne les hommes qui, sans être du nombre de ses ennemis, ont acquis les propriétés de Pompée. On les remboursera, et ils les rendront à son fils. C'a été déjà une assez grande imprudence, pour ne pas dire une assez grande audace, que de porter la main sur ces choses; les retenir, qui donc en aurait le courage, quand leur illustre maître nous est rendu? Se refuserait-il à restitution, ce misérable qui embrassant le patrimoine de son maître, pareil au dragon couvant son trésor, esclave de Pompée, affranchi de César, a envahi les domaines de Lucanie? Les sept cents millions de sesterces que vous avez promis au jeune Sextus, pères conscrits, seront répartis de telle manière que le fils de Pompée semblera remis par vous en possession de son patrimoine. Voilà pour le sénat; le reste regarde le peuple romain. Les malheurs d'une famille qu'il a vue si puissante, il saura les réparer. Avant tout, la charge d'augure exercée par le père, qui me l'a conférée à moi-même, sera rendue au fils, et j'acquitterai ma dette en lui donnant ma voix. Il s'agit de nommer un augure de Jupiter très-bon et très-grand, de Jupiter dont nous avons été établis les hérauts et les interprètes : or, qui le peuple romain choisira-t-il plus volontiers pour ce ministère, de Pompée ou d'Antoine? Oui, la faveur particukière des dieux immortels aura produit ce grand événement : les actes de César auront été confirmés, ratifiés, et le fils de Pompée aura recouvré le rang et la fortune de son père.

VI. Il est un fait, pères conscrits, que je ne crois pas devoir passer sous silence. Nos illustres députés L. Paulus, Q. Thermus, C. Fannius, dont vous connaissez le zèle pour la république, zèle constant et invariable, nous annoncent que, dans le but d'avoir une entrevue avec Pompée, ils ont poussé jusqu'à Marseille. Ils ont su de lui qu'il serait tout disposé à faire marcher ses troupes vers Modène, s'il ne craignait pas de s'aliéner l'esprit des vétérans. Pompée est le digne fils d'un homme qui, dans ses résolutions, ne montrait pas moins de sagesse que de prudence. Vous voyez donc qu'il a du cœur, et qu'il ne manque pas de tête. Quant à M. Lépidus, il doit se garder de paraître agir avec une hauteur qui n'est pas dans son caractère. S'il veut nous épouvanter de son armée, il oublie que cette armée appartient au sénat, au peuple romain, à l'État tout entier, et non à lui. Mais il peut en user comme de sa chose. Quoi donc? un homme de bien doit-il se permettre tout ce qu'il peut faire? Quoi ! lors même qu'il s'agirait de choses honteuses, de choses pernicieuses, de choses qui sont absolument interdites? Or, qu'y a-t-il de plus honteux, de plus horrible, de plus révoltant que de marcher contre le sénat, contre des concitoyens, contre la patrie, à la tête d'une armée? Qu'y a-t-il de plus blâmable que de faire ce qui n'est pas permis? Or, il n'est permis à personne de marcher en armes contre sa patrie. Nous disons d'une chose qu'elle est permise, lorsqu'elle est autorisée par les lois, par la coutume des ancêtres, par les institutions. Non, pour avoir le pouvoir, on n'a pas le droit ; et lors même qu'on ne rencontrerait pas d'obstacles, on n'a pas pour cela permission de tout faire. À vous, Lépidus, comme à nos ancêtres, la patrie a donné une armée ; mais c'est pour sa défense; c'est pour éloigner l'ennemi, pour reculer les frontières de l'empire; c'est pour obéir au sénat et au peuple romain, si par hasard il vous appelle à quelque autre service.

VII. Si tels sont vos sentiments, Lépidus, vous êtes vraiment souverain pontife, vraiment le petit-fils de Marcus Lépidus, ce fameux grand-pontife. Mais si vous pensez que pour les hommes le pouvoir emporte le droit, craignez de paraître vous conformer plutôt à des exemples étrangers et récents qu'aux vieilles maximes de vos ancêtres. Que si vous interposez seulement votre autorité, sans en appeler aux armes, je vous en sais plus de gré : mais craignez que cela même ne soit pas nécessaire. Il est vrai que vous avez tout le crédit que doit avoir un homme de votre rang ; mais le sénat n'a pas abdiqué sa dignité : jamais il n'a montré plus de vigueur, plus de fermeté, plus de courage. Une même ardeur nous excite tous à recouvrer notre indépendance. Non, il n'est point d'autorité au monde qui puisse éteindre cette ardeur du sénat et du peuple romain. Nous combattons avec haine, avec colère. Nous ne nous laisserons pas arracher les armes des mains ; nous n'entendrons pas le signal de la retraite qui nous enlèverait au combat; nous avons le plus bel espoir; nous aimons mieux les derniers malheurs que l'esclavage. César a forme une armée invincible. Deux intrépides consuls sont à la tête des troupes. L. Plancus, le consul désigné, a des forces imposantes et nombreuses qui ne peuvent nous manquer. C'est pour le salut de D. Brutus que nous combattons. Un seul homme, un gladiateur furieux, avec une bande d'infâmes brigands s'est levé ; et c'est contre la patrie, contre les dieux pénates, contre nos autels et nos foyers, contre quatre consuls qu'il fait la guerre : et il y aurait une paix possible avec lui? et vous te croyez ?

VIII. Mais il est à craindre que Lépidus ne nous accable. Non, je n'appréhende pas qu'un homme, possesseur d'immenses trésors, dont la jouissance ne peut lui être assurée que par notre salut commun , se trahisse jamais lui-même. Les bons citoyens sont d'abord formés par la nature, la fortune vient après qui les achève. En effet, tous les gens de bien sont intéressés au salut de la république : mais les favoris de la fortune y ont un intérêt plus marqué. Est-il un mortel plus comblé de ses dons que Lépidus? D'ailleurs, est-il un citoyen mieux intentionné? Quelle ne fut pas son affliction aux Lupercales? Le peuple romain a vu ses pleurs ; il a vu son humiliation profonde, lorsque, plaçant un diadème sur le front de César , Antoine déclarait qu'il aimait mieux être son esclave que son collègue. Oui, lors même qu'Antoine ne se fût pas souillé de tant d'infamies et de tant de crimes, cette seule bassesse le rendrait à mes yeux digne de tous les châtiments. S'il avait tant de goût pour l'esclavage, pourquoi nous imposait-il un maître? Enfant, il a pu se soumettre aux caprices honteux de ses tyrans. Était-ce une raison pour appeler sur la tête de nos fils l'esclavage et la tyrannie? Aussi, après le meurtre de César, fut-il pour les autres ce qu'il voulait que César fût pour nous. Quel pays barbare a jamais produit un plus cruel, un plus farouche tyran qu'Antoine, escorté, comme on l'a vu dans Rome, par une horde de barbares? Sous la domination de César, nous venions au sénat, sinon librement, du moins en sûreté ; cet écumeur de mer ( qu'est-ce pour lui que le nom de tyran?) a fait occuper nos sièges par des Ithyréens. On le voit tout à coup s'enfuir à Brindes, pour revenir de là, en colonnes serrées, sur Rome. Une ville opulente maintenant élevée au rang de municipe, autre fois colonie célèbre, Suessa, voit ses rues inondées du sang des soldats les plus braves. A Brindes, sous les yeux, je ne dis pas de la plus avare mais de la plus cruelle des épouses, l'élite des centurions de la légion de Mars est égorgée. Puis avec quelle furie, avec quelle ardeur il accourait à Borne ou plutôt au massacre des plus illustres citoyens ! C'est alors que les dieux nous offrirent un secours imprévu et inespéré.

IX. César dont la vertu divine surpasse l'imagination, a repoussé ce brigand sanguinaire, dont la fougue Impétueuse est tombée devant lui. Et ce même César, l'insensé croyait le noircir dans ses édits. Il ignorait que toutes ses calomnies contre un jeune homme si vertueux, si pur, retombaient réellement sur lui-même, sur les souvenirs de sa honteuse enfance. Il entre dans Rome, et son cortège, c'est une armée. Le peuple romain gémît. A droite, à gauche, il menace les propriétaires; il marque les maisons : il partagera la ville entre ses satellites; il l'a promis ouvertement. Il retourne dans son camp. C'est là, c'est à Tibur qu'il prononce cette abominable harangue. Puis Rome le voit accourir de nouveau ; il assemble le sénat au Capitole. César sera proscrit et déjà un consulaire tient la sentence toute prête, quand tout à coup Antoine, qui savait déjà que la légion de Mars était dans Albe, .apprend la marche de la quatrième. Épouvanté à cette nouvelle, il renonce au dessein de traduire César devant le sénat. Il sort de Borne par des rues détournées, vêtu de ses insignes de général ; et dans ce même jour il avait arraché au sénat une foule de décrets qui tous forent portés aux archives, à peine transcrits. II ne marche pas, il court, il fuit en Gaule. Il croit entendre derrière lui César qui le poursuit avec la légion de Mars, avec la quatrième, avec les vétérans, ces vétérans dont le nom seul le glace d'effroi. Il allait pénétrer en Gaule, lorsque Brutus lui ferme le passage. Les flots de la guerre menacent d'envelopper ce grand homme de toutes parts : mais Antoine ne pourra ni avancer ni reculer : Brutus l'a juré. Antoine frémit de colère; et Modène est comme un frein que Brutus oppose à sa fureur. L'infâme entoure la ville d'ouvrages et de retranchements : ni la gloire d'une colonie florissante, ni la majesté d'un consul désigné ne peuvent le détourner du parricide. C'est alors, et je vous prends à témoin, vous et le peuple romain, et tous les dieux protecteurs de cette ville; c'est alors que, malgré moi, contre mon avis, vous envoyâtes trois consulaires à ce brigand, à ce chef de gladiateurs. Vit-on jamais un être si barbare, si brutal, si farouche? Point d'audiences, point de réponse. Ils attendent; et ce n'est pas eux seulement, mais bien plus, c'est nous, nous dont ils tiennent leurs pouvoirs, c'est nous qu'il méprise, qu'il regarde comme rien. Des lors, quels crimes, quels forfaits ce parricide ne commet-il pas? il investit votre colonie, l'armée du peuple romain, un imperator, un consul désigné; il dévaste les possessions des meilleurs citoyens; c'est un ennemi impitoyable qui menace tous les gens de bien du gibet et des tortures.

X. Eh bien! Marcus Lépidus, y a-t-il une paix possible avec cet homme dont le supplice même ne pourrait assouvir la vengeance du peuple romain? Si l'on pouvait encore douter que toute réconciliation est impossible entre le sénat, le peuple romain et ce monstre odieux, voici qui fera cesser tous les doutes; c'est la lettre que m'a envoyée le consul Hirtius, et que je viens de recevoir. Je vais la lire ; et tandis que j'en discuterai brièvement tous les articles, veuillez, pères conscrits, me continuer l'attention que vous m'avez prêtée jusqu'à présent.Antoine à Hirtius et à César. Il ne prend pas le titre d'impérator : il ne donne pas à Hirtius celui de consul ; celui de propréteur à César : cela est assez adroit. Il a mieux aimé renoncer pour son compte à an titre usurpé, que de leur donner celui qui leur appartient. La nouvelle de la mort de Trébonius nia moins réjoui qu'elle ne m'a affligé. Examinez le motif de ses joies et de ses tristesses, et vous serez plus à votre aise pour délibérer sur, la paix. Un scélérat a été sacrifié aux cendres et aux mânes d'un grand homme; les dieux ont signalé leur courroux avant la fin d'une année presque écoulée. Les parricides ont expié leur for/ait, ou du moins le châtiment menace leur tête : je dois m'en applaudir. Vil Spartacus ! De quel autre nom t'appeler? Devant des crimes si noirs, oui, on pourrait regretter Catilina lui-même. Tu te réjouis, oses-tu dire, du châtiment de Trébonius? Trébonius un scélérat! Quel est son crime? Ah! c'est de t'a voir soustrait, le jour des ides de mars, au châtiment dû à tes forfaits.Voilà donc ce qui te réjouit. Voyons ce qui t'afflige : On déclare Dolabella ennemi de la patrie, et cela pour avoir fait périr un assassin. Le peuple romain montre plus de tendresse pour le fils d'un bouffon que pour César, le père de la patrie : je dois en gémir. Toi, gémir de l'arrêt qui déclare Dolabella ennemi public ? Eh quoi ! cette levée en masse de toute l'Italie, ce départ des consuls, ces pouvoirs confiés à César, cette prise d'armes en un mot, tout cela ne te donne-t-il pas à entendre que toi aussi tu as été jugé l'ennemi de l'État? Quoi ! scélérat, tu gémis de ce que Dolabella a été déclaré par le sénat ennemi de la patrie, et ce corps illustre n'est absolument rien à tes yeux ! Mais non, c'est un prétexte de guerre que tu te ménages, un prétexte pour détruire le sénat de fond en comble, et pour faire partager à ce qui reste de gens de bien et de riches le sort de cette auguste compagnie. Il appelle Trébonius le fils d'un bouffon, comme si nous ignorions que le père de Trébonius était un illustre chevalier romain. Il ose reprocher à quelqu'un la bassesse de sa naissance, et il a eu des enfants d'une Fadia!

XIMais ce qui m'est le plus sensible, c'est que vous, Hirtius, vous, honoré des bienfaits de César et laissé par lui dans un rang qui vous étonne vous -même... » En effet, je ne puis le nier, Hirtius a été honoré par César ; mais les honneurs, accordés au mérite et au talent, ont seuls du relief. Et toi, que ce même César a poussé aux honneurs, tu ne peux en disconvenir, que serais-tu s'il ne t'en eût pas tant comblé? où ton mérite t'aurait-il conduit? où t'aurait porté ta naissance? C'est dans les tripots, les tavernes, dans le jeu, dans le vin que tu aurais traîné toute ta vie. Et tu en étais là. Livré aux comédiennes, tu leur abandonnais et ton corps et ton cœur. Et vous, jeune homme. Il appelle Octave un jeune homme, et Octave lui a prouvé non-seulement qu'il était un homme, mais un homme de grand courage, et il le lui prouvera encore. Oui, ce nom de jeune homme convient à son âge ; mais est-ce à Antoine à s'en prévaloir, lui dont la démence rehausse la gloire de cet enfant. Toi qui dois tout à son nom. En effet, et il a payé noblement sa dette. Si César est le père de la patrie, comme tu l'appelles (quant à moi je sais qu'en penser), n'est-il pas plus véritablement notre père, ce jeune Octave gui nous a sauvé la vie, en nous arrachant de tes mains forcenées? Tu cherches à justifier la condamnation de Dolabella. Voilà, certes, une action honteuse ! Défendre l'autorité d'une auguste compagnie contre la rage d'un féroce gladiateur! A délivrer cette empoisonneuse qu'on assiège! Empoisonneuse ! Oses-tu bien appeler de la sorte un homme qui a trouvé des remèdes contre les poisons que tu distilles? Tu prétends l'assiéger, nouvel Annibal, que dis-je? tacticien plus habile, s'il en fût un, et c'est toi qui t'assièges toi--même ; si bien qu'avec la meilleure volonté, tu ne pourrais te tirer de ce pas! Recule, tu es poursuivi de toutes parts; demeure, tu es cloué sur place. Tu as raison de l'appeler empoisonneuse :il t'a servi un plat de son métier. A donner toute la puissance à un Cassius, à un Brutus. Crois-tu donc parler des Censorinus, des Ventidius, ou même des Antoines? Et pourquoi craindrait-on de donner la puissance, je ne dis pas aux meilleurs et aux plus nobles des hommes, mais à des hommes unis ensemble pour la défense de la république? Et sans doute vous pensez que les choses sont au même point que par le passé. Que veut-il dire? Le camp de Pompée, vous rappelez un sénat!

XII. Serait-ce ton camp qui mériterait plutôt ce nom? Qui y voyons-nous? Un consulaire, et c'est toi, et le souvenir de ton consulat est entièrement éffacé de nos annales ! Deux préteurs qui ont désespéré de conserver leurs offices : ils ont eu bien tort. N'avons-nous pas maintenu les dons de César? Deux anciens préteurs, Philadelphus Annius et l'honnête Gallius; deux anciens édiles, Bestia, pour qui j'ai naguère fatigué ma voix et mes poumons; Trébellius, le héros de la bonne foi, j'en atteste ses créanciers ; et ce libertin usé et ruiné, Q. Célius ; et le Coryphée des amis d'Antoine, Cotyla Varius; ces mignons d'Antoine qu'il faisait fouetter dans une orgie par des esclaves publics; d'anciens septemvirs, Lenton, Nucula; puis les délices et les amours du peuple romain, L. Antonius; deux tribuns désignés, Q. Hostilius, le même qui a inscrit son nom sur l'une des portes de la ville : il ne pouvait trahir son général, il la abandonné. L'autre est je ne sais quel Viséius, larron à l'humeur bouillante, à ce qu'on dit, et qui pourtant savait jadis tempérer l'eau des bains à Pisaure. Viennent ensuite d'autres ex-tribuns, T. Plancus en tête ; il se dit enflammé de zèle pour le sénat; il l'a prouvé en y mettant le feu. Condamné pour ce crime, il est rentré dans Rome par les armes après en être sorti par les lois. Du reste, il a cela de commun avec des gens qui lui ressemblent peu. Plancus à fait mentir le proverbe : il ne mourra que si on lui casse les jambes. On lui a cassé les jambes, et il vit. Ce service d'ailleurs, comme beaucoup d'autres, doit être compté au brave Aquila.

XIII. Décius est encore là, Décius, qui sort, je crois, de la souche des Décius Mus. Grâce à César, le nom des Décius, longtemps éclipsé, a reparu plus brillant dans cet illustre rejeton. Et Saxa ! Décidius ! Comment oublier un homme que César a tiré du bout du monde pour en faire un tribun du peuple ? Il n'était pas même citoyen; mais qu'importe? On compte, en outre, dans la compagnie, l'un des Saserna. Mais tous ces individus se ressemblent tant, que je suis brouillé avec leurs prénoms. Je ne dois pas non plus passer sous silence Exitius, frère de Philadelphus, le questeur ; car si je ne disais rien de ce beau jeune homme, je semblerais jaloux d'Antoine. Disons un mot d'Asinius, sénateur en vertu de son libre arbitre, de sa propre élection. Il a vu le sénat ouvert après la mort de César ; il a changé de chaussures, et le voilà transformé en père conscrit. Quant à Sextius Albédius, je ne le connais pas. Mais je n'ai jamais rencontré personne assez médisant pour me dire qu'il n'est pas digne du sénat d'Antoine. Je pense en avoir oublié quelques-uns ; mais ceux qui me sont revenus en mémoire, je n'ai pu me taire sur leur compte. Voilà donc le sénat qui fait mépriser à Antoine ce sénat de Pompée, où l'on comptait pourtant dix consulaires comme moi. Si tous vivaient encore, cette guerre, assurément, n'eût jamais éclaté; l'autorité eût triomphé de l'audace. L'appui que vous auriez trouvé dans ces hommes, vous pouvez vous en faire une idée. Je suis le seul de tous qui survive. Eh bien, j'ai terrassé, j'ai brisé, grâce à votre concours, l'arrogance de ce bandit audacieux.

XIV. Ah ! si la fortune ne nous eût pas enlevé naguère Serv. Sulpicius, et avant lui son collègue, M. Marcellus (quels citoyens ! quels hommes!); si nous avions encore ces deux consuls si dévoués à la patrie, ces deux consuls dont l'Italie pleure le double exil ! et L. Afranius, ce grand général ;  P. Lentnlus, dont le zèle toujours actif s'est employé surtout à mon rappel; et Bibulus, dont la fermeté patriotique a tant de fois mérité de justes louanges; et L. Domitius, ce citoyen si recommandable; et App. Claudius, dont la noblesse égalait le dévouement ; et P. Scipion, cet homme magnanime, ce digne héritier de ses ancêtres : si tous pouvaient encore protéger la république ! s'ils vivaient, ces illustres consulaires, certes le sénat de Pompée ne provoquerait pas le mépris. A ne voir que la justice, que l'intérêt de l'Etat, est-ce Pompée qui devrait vivre encore, ou bien est-ce l'usurpateur de ses biens, ce vil Antoine? Et quels hommes que ces anciens préteurs, Marcus Caton en tête, Caton, le premier d'entre les mortels par la vertu ! Que dire de tant d'autres personnages éminents? Vous les connaissez. Je craindrais plutôt de paraître long, en les rappelant tous, que de sembler ingrat en les passant sous silence. Quels noms, parmi ceux qui furent édiles, tribuns, questeurs! Je m'arrête. Tel était le nombre et la dignité de nos sénateurs, qu'on ne peut excuser, sans de bien graves motifs, ceux qui n'ont point paru dans notre camp.

XV. Mais écoutez la fin : Vous avez pour chef un Cicéron, un vaincu. » Ce titre de chef me flatte d'autant plus, que c'est à contrecœur qu'il me le donne. Que d'ailleurs il me traite de vaincu, peu m'importe. Il est dans ma destinée de ne pouvoir être vaincu ou vainqueur sans la république. Vous renforcez la Macédoine de légions. Oui, vraiment; et c'est ton frère, digne rejeton de ta race, qui en a fait les frais. Vous avez confié l'Afrique à un Varus, deux fois prisonnier. Il pense déblatérer contre son frère Caius. Vous avez envoyé Cassius en Syrie. Ne sais-tu donc pas que le monde entier est pour nous ? toi, hors de tes retranchements, tu n'as pas où placer le pied. Vous avez souffert que Casca devint tribun.Quoi donc ! devions-nous éloigner des affaires, comme Marcellus et Césétius, un homme qui nous a garanti pour l'avenir d'un tel abus de pouvoir, et de tant d'autres actes non moins arbitraires? La rente fondée par Jules César, vous l'avez enlevée aux Luperques. Les Luperques! il a le front d'en parler, et il ne frémit pas d'horreur au souvenir de ce jour où, plongé dans l'ivresse, ruisselant de parfums, nu, sans pitié pour les pleurs des Romains, il osa les appeler à la servitude ! Les colonies des vétérans établies par une loi et par un sénatus-consulte, vous les avez supprimées. Nous les avons supprimées ! Mais n'est-il pas plus vrai qu'une loi portée dans les comices par centuries en a sanctionné l'établissement? Les vétérans! prends garde de les avoir perdus toi-même (mais que dis-je? tu n'as perdu que ceux qui l'étaient d'avance) ; prends garde de les avoir mis dans une passe, d'où ils sentent déjà eux-mêmes qu'ils ne pourront jamais sortir. Vous promettez aux Marseillais de leur rendre ce qui leur a été enlevé par le droit de la guerre. Je ne prétends pas discuter ce droit : la controverse serait plus facile qu'elle n'est nécessaire. Toutefois, remarquez en passant, pères conscrits, combien Antoine est l'ennemi né de la république. Sans cela, montrerait-il tant de haine pour une ville qu'il sait être la plus fidèle alliée de l'État?

XVI. Ignorez-vous qu'aucun des Pompéiens qui survivent ne doit occuper les charges aux termes de la loi Hirtia ? Qui donc peut encore faire mention de la loi Hirtia, cette loi dont l'auteur même ne s'afflige pas moins, je pense, que ceux qu'elle concerne? Au fait, il n'est plus même permis de lui donner le nom de loi ; et si c'en est une, nous ne devons pas la regarder comme une loi d'Hirtius. Avec l'argent d'Apuléius vous avez débauché Brutus. Qu'est-ce à dire ? Lors même que la république aurait armé de toutes ses forces un si généreux citoyen, est-il un homme de bien qui pourrait s'en plaindre? Aussi bien, sans argent, il n'aurait pu entretenir une armée; sans armée, prendre ton frère. On a frappé de la hache Pétus et Ménédamus, des hôtes de César, créés citoyens par lui, et vous l'avez approuvé ! Nous n'avons pu approuver ce que nous n'avons pas même entendu dire. Nous avions bien le temps, dans la conflagration générale de l'État, de pensera deux méchants Grecs de bas étage! Théopompus a été dépouillé, chassé par Trébonius, contraint de se réfugier dans Alexandrie ; et vous ne vous en êtes pas mis en peine. Le sénat est bien coupable. Théopompus, un si grand personnage, ne pas s'en être occupé ! Et qu'importe où il est, ce qu'il fait, s'il vit enfin ou s'il est mort? Qui lésait ou qui s'en inquiète ? Serv. Galba, armé de son poignard homicide, est dans votre camp, sous vos yeux. Je n'ai point à te répondre au sujet de Galba, cet intrépide et fidèle citoyen ; il ira te trouver ; tu le verras de près, et ce poignard que tu accuses te répondra. Mes propres soldats, des vétérans, se sont rangés sous vos drapeaux dans l'espoir de tirer vengeance des meurtriers de César; et contre leur attente, c'est sur leur questeur, sur leur général, sur leurs compagnons d'armes que vous avez dirigé leurs coups. En effet, nous les avons trompés, nous les avons déçus ; la légion de Mars, la quatrième, les vétérans agissaient en ignorance de cause. Sans doute l'autorité du sénat, la liberté du peuple romain, n'était pas le but de leurs efforts. C'était la mort de César qu'ils voulaient peut-être venger, et tous la regardaient comme un coup du ciel ! C'était toi sans doute qu'ils voulaient voir heureux, puissant, honoré? Ο misérable Antoine, d'autant plus à plaindre que tu ne sens pas combien tu es misérable !

XVII. Mais voici la plus grave de ses accusations ; écoutez : En un mot, que n'avez-vous pas approuvé ou fait ? S'il revenait à la vie, que ferait... On pense qu'il va citer le nom de quelque scélérat. Pompée lui-même! Quelle honte pour nous, si nous allions imiter Pompée! Ou son fils, s'il pouvait être dans Rome? Il y viendra, crois-moi. Encore quelques jours, et il rentrera sous le toit, dans les jardins de son père. Enfin, vous prétendez qu'il n'y a point de paix possible, si je ne relâche Brutus, si même je ne lui fournis des vivres. Oui, c'est là ce que d'autres prétendent : pour ma part, lors même que tu te soumettrais à cela, je déclare que jamais il n'y aura de paix entre toi et la république? Eh quoi! est-ce là le vœu des vétérans, qui sont encore complètement leurs maîtres? » En effet, ils sont les maîtres d'attaquer sur-le-champ un général qu'ils ont trahi avec tant d'ardeur et d'unanimité.Puisque vous vous êtes vendus à des flatteries, à des présents empoisonnés. Sont-ils dépravés, sont-ils corrompus, ceux qui ont juré de poursuivre un ennemi odieux au nom de la plus juste des causes? C'est à des soldats assiégés que vous accordez votre secours. Qu'ils aient la vie sauve, je ne m'y oppose point; qu'ils se rendent à votre appel: mais à la condition toutefois qu'ils laisseront périr celui qui a mérité la mort. Que de bonté! C'est pour profiter de ces généreuses assurances d'Antoine que les soldats ont abandonné leur général, que la terreur les a jetés dans le camp de l'ennemi. Ah ! si Brutus n'avait pas tenu, grâces à leurs communs efforts, avant que Dolabella eût sacrifié aux mânes de son chef, Antoine aurait offert à l'ombre de son collègue une victime expiatoire. Vous m'écrivez qu'on a parlé de paix dans le sénat, et qu'on a député cinq consulaires. Il est difficile de croire que ceux qui m'ont repoussé avec tant de violence, lorsque je proposais les conditions les plus raisonnables, me réservant même de me relâcher de mes prétentions ; il est difficile, dis-je, dépenser que ces hommes prendront conseil de la modération et de la douceur. Est-il même vraisemblable qu'après avoir déclaré Dolabella ennemi de la patrie pour l'acte le plus légitime, ces mêmes hommes pourront nous épargner, nous qui partageons les mêmes sentiments ? Avoue-t-il assez clairement la société criminelle qu'il a formée avec Dolabella? Ne voyez-vous pas que c'est la source unique d'où viennent tous leurs forfaits? Enfin lui-même confesse, quelle ingénuité! qu'il est impossible à des hommes qui ont déclaré Dolabella ennemi de la patrie pour un acte qu'il appelle très-légitime, de l'épargner lui, Antoine, animé qu'il est des mêmes sentiments.

XVIII. Comment traiter un homme qui a consigné dans une pièce officielle la convention qu'il avait faite avec Dolabella? Elle portait que Trébonius, et, si faire se pouvait, Brutus lui-même et Cassius, seraient torturés, mis à mort, et que les mêmes supplices nous seraient infligeé.il faut conserver à la république un citoyen qui a pu conclure un acte si noble, si juste. Antoine se plaint en outre que ses conditions aient été repoussées : elles étaient si équitables, si modestes! Il demandait la Gaule ultérieure, comme étant la province la plus propre à devenir un foyer permanent d'insurrection. Les Alaudes devaient être inscrits en qualité de juges dans la troisième décurie, c'est-à-dire qu'il voulait en faire un réceptacle de crimes, la honte, l'opprobre de la république. Il exigeait que ses actes fussent ratifiés, lui dont le consulat n'a pas laissé la moindre trace. Il stipulait encore pour Lucius Antonius, qui s'était montré géomètre si exact dans la répartition des domaines publics et privés, en compagnie de Nucula et de Lenton.Examinez donc s'il est plus séant et plus avantageux aux partis de venger la mort de Trébonius que celle de César; et s'il vaut mieux que nous marchions contre vous, ce qui ressuscitera infailliblement la cause des Pompéiens, tant de fois abîmée, plutôt que de nous réunir dans la crainte d'exciter les risées de nos ennemis. Si cette noble cause était vraiment abîmée, jamais elle ne se relèverait; ce qui est à souhaiter pour toi et les tiens. S'il est plus séant, dit-il. Eh ! dans une pareille guerre, est-il question de bienséances? S'il est plus avantageux aux partis. Des partis, misérable! Il y a des partis au forum, au sénat. C'est une guerre, c'est une guerre sacrilège que M fais à la patrie. Tu investis Modène, tu assièges un consul désigné. C'est une guerre, te dis-je ; car deux consuls marchent contre toi, et, de plus, un propréteur, qui est César. Toute l'Italie est armée pour ta ruine. Est-ce un parti, dis-moi, que le tien? n'est-ce pas une révolte contre le peuple romain que tu couvres de ce nom? De venger la mort de Trébonius que celle de César. Trébonius est assez vengé; car Dolabella a été déclaré ennemi de la patrie : quant à la mort de César, elle est suffisamment vengée par le silence et l'oubli. Mais voyez ce qu'il complote. Il parle de venger la mort de César, et c'est la mort qu'il présente non-seulement à ceux qui en furent les auteurs, mais encore à ceux qu'elle a pu ne pas affliger.

XIX. Quel que soit le parti qui succombe, ils en profiteront. C est un spectacle que la fortune nous a jusqu'à présent épargné. Deux armées appartenant à un même corps n'ont pas encore combattu pour le plaisir d'un maître d'escrime, de ce Cicéron, qui a été assez heureux pour vous prendre à l'appât des mêmes honneurs qui lui ont servi à leurrer César; il s'en est glorifié. Il continue à invectiver contre moi, comme si ses premières attaques avaient merveilleusement réussi. Et c'est lui que je marquerai au front des stigmates flétrissants de la bonté, et que je livrerai en cet état au mépris éternel de la postérité! Moi, un maître d'escrime! Oui, et un maître assez habile ; car j'espère voir couper la gorge aux méchants, et assurer le triomphe des gens de bien. Quel que soit le parti qui succombe, nous y trouverons notre compte, suivant lui. O le brillant avantage! Si tu es vainqueur ( puissent les dieux détourner ce présage sinistre !), la mort sera un bonheur pour ceux qui pourront sortir de la vie sans tortures. J'ai, dit-il, pris à l'appât des mêmes honneurs Hirtius et César. Quels honneurs, réponds, ai-je accordés à Hirtius? Quant au jeune César, c'est à des hon¬neurs plus grands et plus éclatants encore qu'il a droit. César, son père, a été leurrépar moi ; tu oses le dire? C'est toi, toi, te dis-je, qui l'as assassiné aux Lupercales. Tu étais son flamine. O le plus ingrat des hommes! pourquoi l'as-tu abandonné?Mais voyez l'énergie et l'admirable fermeté de ce grand et illustre personnage. Pour ma part, je suis résolu à ne pas souffrir qu'on m'outrage, moi ou tes miens. Je n'abandonnerai pas un parti que détestait Pompée :je ne permettrai pas qu'on chasse les vétérans de leurs domaines : non, ils ne seront pas livrés au supplice les uns après les autres : non, je ne manquerai pas à la parole que j'ai donnée à Dolabella. Passe pour le reste; mais la parole donnée à Dolabella ! un homme si vertueux, un homme si religieux ne peut la violer. Et quelle parole ! D'assassiner les meilleurs citoyens, de partager Rome et l'Italie ! de mettre au pillage les provinces ! Aussi bien, Antoine et Dolabella, ces odieux parricides, pouvaient-ils conclure un autre traité, former une autre alliance? Non, je ne romprai pas la société que j'ai faite avec Lépidus, le plus excellent des hommes. Toi, en société avec Lépidus, ou avec tout autre, je ne dis pas bon citoyen comme lui, mais avec tout homme sensé ! Tu t'efforces de faire passer Lépidus pour un impie ou pour un fou : mais tes efforts sont vains. Je réponds de Lépidus, quoiqu'il soit délicat de se porter garant pour un autre; de Lépidus surtout : je ne le craindrai jamais; je compterai sur lui jusqu'à preuve contraire. Lépidus a voulu te retirer de ton égarement, et non seconder tes fureurs. Il ne te faut pas seulement des hommes de bien, il te faut les plus excellents des hommes. Et comme il n'y a pas de pareil mot dans notre langue, tu l'as inventé sans doute à cause de ta vertu divine. Je ne trahirai pas Plancus, qui est associé à mes desseins. Plancus ton associé ! Plancus dont l'éclatante et divine vertu est la lumière de l'État. Peut-être penses-tu qu'il te viendra en aide à la tète de ses braves légions, de sa nombreuse cavalerie, et de son infanterie gauloise. Et c'est lui, si ton supplice ne venge pas l'État avant son arrivée, qui terminera la lutte. Quel honneur pour lui ! car si les premiers secours sont les plus utiles à l'État, les derniers font le plus de plaisir.

XX. Mais voici qu'il se recueille ; et à la fin il se lance dans la philosophie. Si les dieux immortels, comme je l'espère, soutiennent mes pas dans la bonne voie où je marche, je serai heureux de vivre : mais si le sort contraire m'est réservé, je jouis d'avance de vos misères ; car si les Pompéiens vaincus ont tant d'insolence, vous apprendrez plus que d'autres ce qu'ils sont dans la victoire. Soit : réjouis-toi d'avance. Aussi bien, n'est-ce pas avec les Pompéiens seuls, mais avec toute la république, que tu es en guerre. Les dieux, les hommes, grands, moyens et petits, citoyens, étrangers, hommes, femmes, libres, esclaves, tous te haïssent : naguère une fausse nouvelle nous en a donné la preuve ; bientôt nous en aurons la certitude. Pense à tout cela, médite là-dessus, et tu seras plus résigné, plus consolé en mourant.Voici donc quel est mon dernier mot Je pourrai oublier les injures des miens, si eux-mêmes veulent oublier leur conduite, et s'ils sont prêts à venger, de concert avec moi, la mort de César. Les intentions d'Antoine étant bien connues, croyez-vous que les consuls Hirtius et Pansa puissent hésitera passer du côté d'Antoine? Sans doute ils assiégeront Brutus : ils voudront emporter Modène. Que parle-je de Pansa et d'Hirtius? César, ce jeune homme d'une piété si haute, pourra-t-ii se dispenser de venger dans le sang de Brutus le meurtre de son père? Ainsi ont-ils fait : à la lecture de cette lettre, ils se sont rapprochés des remparts de la place. Ce qui prouve que César est vraiment un noble jeune homme, et qu'une faveur signalée des dieux immortels l'a fait naître pour sauver la république, c'est que jamais son respect pour le nom de son père n'a pu le séparer de nous. Il comprend que le premier devoir, c'est de sauver la patrie. S'il y avait encore lutte entre les partis (et le nom de partis a disparu) , serait-ce Antoine ou Ventidius qui défendraient la cause de César, plutôt que César lui-même, ce jeune homme si vertueux, si attaché à la mémoire de son père? Ne seraient-ce pas plutôt Pansa et Hirtius, qui étaient pour ainsi dire les deux bras de César, alors qu'il y avait réellement un parti de ce nom? Y a-t-il encore des partis? D'un côté, c'est l'autorité du sénat, la liberté du peuple romain, le salut de la république que l'on se propose : de l'autre, l'assassinat des gens de bien, le partage de Rome et de l'Italie.

XXI. Venons enfin à la conclusion. Je ne pense pas que les députés se rendent. Il me connaît bien. Sur le théâtre de la guerre. Non, certes, après l'exemple qu'a donné Dolabella. Des députés seraient-ils plus sacrés à ses yeux que ne le sont deux consuls qu'il combat; que César, dont le père avait Antoine pour flamine; qu'on consul désigné qu'il assiège, que Modène qu'il investit, que la patrie qu'il menace, le fer et la flamme à la main? Lorsqu'ils seront venus, je saurai quelles sont leurs demandes. Que les dieux t'envoient plutôt maux sur maux ! Qui peut t'aller trouver, si ce n'est un Ventidius? Pour éteindre l'incendie à sa naissance, nous avons envoyé des hommes du premier rang !; tu les as repoussés. Maintenant que le feu a eu le temps de faire des progrès, qu'il est devenu un embrasement général, pourrions-nous traiter encore, lorsque tu ne t'es ménagé aucun moyen, je ne dis pas de faire la paix, mais de te rendre à discrétion? Voilà sa lettre, pères conscrits ; et je vous l'ai lue, non que je la crusse digne d'être réfutée, mais afin que, d'après ses propres aveux, vous puissiez voir tous ses parricides à découvert. La paix avec lui! M. Lépidus, cet homme orné de toutes les vertus et de tous les dons de la fortune, s'il voyait son style, pourrait-il la vouloir, penserait-il qu'elle soit faisable? Oui, ton verra ronde s'unir à ta flamme, comme dit un poète, je ne sais lequel; tous les contraires s'uniront, avant que la république puisse rentrer en grâce avec les Antoines ou les Antoines avec la république. Ce serait une monstruosité inouïe, un prodige révoltant. Il vaudrait mieux pour Rome qu'elle sortit de ses fondements, et, si faire se pouvait, Qu'elle fût transportée dans d'autres régions où les actes des Antoines, où leur nom, ne pourraient arriver à ses oreilles. Ces brigands, que la valeur de César a chassés, que celle de Brutus arrête encore, elle les reverrait dans ses murs! Le plus cher de nos vœux doit être de vaincre, puis de repousser tout ce qui porterait atteinte à la dignité , à l'indépendance de la patrie. Après cela, il n'y a plus rien : mais le dernier des maux serait de consentir à la plus honteuse dégradation, par un lâche amour de la vie. Dans cet état de choses, pour ce qui touche les ouvertures et la lettre de M. Lépidus, cet, ililustre citoyen,je m'en réfère à l'avis de Servilius. En outre, je propose de décréter, que Sextus, le fils du grand Pompée, a montré pour la république le courage et le zèle de ses ancêtres; qu'il a déployé, comme par le passé, valeur, activité, dévouement; attendu que son propre concours, et l'appui des forces dont il dispose, il l'a promis au sénat et au peuple romain; laquelle promesse a été accueillie avec plaisir et satisfaction par le sénat et le peuple romain, et doit contribuer à la gloire et à la considération de Pompée. Cette clause peut être réunie au sénatus-consulte ou peut en être séparée, et faire l'objet d'un article à part, afin que l'éloge de Pompée semble être consigné dans un sénatus-cousulte particulier.

FIN

Philippique 14

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