Institutions militaires

par Végèce

traduction du chevalier de Bongars et de Nicolas Schwebelius

Publié par sous la direction de Nisard

1885

 

Prologue, Livre 1, Livre 2, Livre 3, Livre 4, Livre 5.

PROLOGUE

C'était autrefois l'usage, quand on avait étudié un art honorable, d'en faire le sujet d'un livre que l'on offrait aux chefs de l'Etat. On ne doit, en effet, rien entreprendre qu'on n'ait mérité, après la faveur de Dieu, celle de l'empereur ; et c'est surtout à un prince dont le savoir peut être utile à tous ses sujets, qu'il convient d'avoir le plus de connaissances ou les meilleures. Tel était le sentiment d'Octavien Auguste et des bons princes qui vinrent après lui, comme le témoignent de nombreux exemples. C'est ainsi que le suffrage des princes fit fleurir l'éloquence, dont la hardiesse était innocente. De tels exemples m'ont enhardi ; et quand je considère que votre Clémence a encore plus d'indulgence que ses prédécesseurs pour les efforts des écrivains, j'oublie presque de combien je suis inférieur aux anciens auteurs. Il n'est d'ailleurs besoin, dans ce petit ouvrage, ni d'agrément dans les termes, ni d'une grande pénétration d'esprit, mais d'exactitude et de fidélité, puisqu'il n'est question que d'y faire connaître, pour l'utilité des Romains, ce qui est épars et caché dans les différents auteurs qui ont parlé en historiens, ou qui ont traité en maîtres de la science de la guerre. Nous nous efforcerons donc de montrer l'ancienne coutume pour le choix et les exercices des nouveaux soldats, en divisant cet ouvrage par livres et par chapitres. Ce n'est pas que j'ose penser, empereur invincible, que ces choses vous soient inconnues ; mais c'est afin que vous reconnaissiez que les mesures que vous prenez de vous-même pour le salut de la république sont les mêmes qui ont fait autrefois la force des fondateurs de l'empire romain, et que vous trouviez dans ce petit abrégé tout ce que vous pouvez désirer sur les détails les plus importants et les plus nécessaires dans tous les temps.

Livre I

1. Que les Romains n'ont vaincu toutes les nations que par la science des armes

En tout genre de combat, ce n'est pas tant le nombre et une valeur mal conduite, que l'art et l'expérience, qui donnent ordinairement la victoire : aussi voyons-nous qu'il n'y a qu'une adresse supérieure dans le maniement des armes, une exacte discipline et une longue pratique de la guerre, qui aient rendu les Romains maîtres de l'univers. Qu'aurait pu, en effet, leur petit nombre contre la multitude des Gaulois ; leur petite taille contre la hauteur gigantesque des Germains ? On sait que les Espagnols nous surpassaient par le nombre et par la force du corps ; les Africains, par la ruse et par les richesses ; les Grecs, par le génie et les arts. Mais à tous ces avantages nous avons su opposer l'art de choisir de bons soldats, de leur enseigner la guerre par principes, de les fortifier par des exercices journaliers, de prévoir tout ce qui peut arriver dans les diverses sortes de combats, de marches, de campements ; de punir sévèrement les lâches. La connaissance du métier de la guerre nourrit le courage. On ne craint point de pratiquer ce qu'on a bien appris ; c'est ce qui fait qu'une petite troupe bien exercée est plus sûre de vaincre ; au lieu qu'une multitude novice, et qui ne sait point son métier, est exposée à périr misérablement.

2. De quel pays il faut tirer les soldats

L'ordre naturel demande que j'examine d'abord d'où il faut tirer des soldats, quoiqu'il naisse en tout pays de braves gens et des lâches : on voit cependant des nations l'emporter sur d'autres, et le climat influer beaucoup, non seulement sur la vigueur du corps, mais même sur celle de l'âme. A ce sujet, je n'oublierai pas ce qu'ont dit de très doctes hommes. Les nations voisines du soleil ont, selon eux, plus de jugement, mais moins de sang ; ce qui fait qu'elles manquent de fermeté et de hardiesse pour combattre corps à corps, parce que, sachant qu'elles ont peu de sang, elles craignent les blessures. Les peuples septentrionaux, au contraire, éloignés des ardeurs du soleil, ont moins de jugement ; mais, emportés par le sang dont ils abondent, ils vont aux coups avec plus d'intrépidité. Il faut donc tirer les levées de ces climats tempérés où le soldat ait assez de sang pour mépriser les blessures et la mort, et où l'on trouve aussi cette intelligence qui maintient le bon ordre à la guerre, et qui n'est pas moins utile dans les combats que dans les conseils.

3. Lequel vaut mieux, de tirer les soldats de la ville ou de la campagne

De qui doit-on attendre un meilleur service, du soldat levé dans la campagne, ou de celui que l'on prend dans les villes ? Je ne crois pas qu'on ait jamais pu douter que les gens de la campagne ne soient plus propres à porter les armes. Ils sont déjà faits aux injures de l'air, et nourris dans le travail ; ils savent supporter les ardeurs du soleil, ne recherchent point l'ombre, ne connaissent ni l'usage des bains ni les délices la ville. Dans la simplicité de leurs mœurs, ils se contentent de peu ; endurcis aux travaux plus pénibles, ils sont dans l'habitude de manier le fer, de creuser des fossés, et de porter des fardeaux. Cependant la nécessité oblige quelquefois de prendre des soldats dans les villes : alors, dès qu'ils sont enrôlés, il faut les accouter à travailler aux camps, à marcher en troupe, à se contenter d'une nourriture frugale grossière, à porter des fardeaux, à ne point craindre le soleil ni la poussière, à passer les nuits tantôt sous les tentes, tantôt à découvert. Après cette première préparation, on leur montrera le maniement des armes ; et si l'on prévoit qu'on puisse en avoir besoin pour une longue expédition, il faudra les tenir le plus longtemps qu'on pourra dans les camps, où, éloignés de la corruption des villes, ils puissent se former, par ce genre de vie, le corps et l'esprit tout ensemble. Je sais bien que dans les premiers temps de la république c'est toujours dans Rome que se levèrent les armées ; mais alors on n'y était point énervé par le luxe et les plaisirs. La jeunesse, après la fatigue de la course et d'autres exercices, allait nager dans le Tibre et y laver sa sueur. Le guerrier et le laboureur étaient alors le même qui ne faisait que changer d'outils. C'est un fait connu, qu'on alla chercher Quintius Cincinnatus à la charrue pour lui offrir la dictature. Les armées doivent donc être principalement recrutées des gens de la campagne ; car ceux-là, je ne sais pourquoi, qui ont moins goûté les douceurs de la vie, sont ceux qui craignent le moins la mort.

4. De l'âge des nouveaux soldats

Recherchons maintenant à quel âge il convient de former des soldats. Si l'on veut suivre l'ancienne coutume, il est certain qu'on peut comprendre dans les levées ceux qui entrent en âge de puberté : ce qu'on apprend alors s'imprime plus promptement et plus fortement dans l'esprit ; d'ailleurs, pour donner au corps la légèreté que demandent les exercices du saut et de la course, il ne faut pas attendre que les années l'aient appesanti ; c'est cette légèreté entretenue par l'usage qui fait le bon soldat. Il faut prendre les soldats parmi les adolescents ; car, comme dit Salluste, autrefois, dès que la jeunesse était en âge de porter les armes, on l'exerçait dans les camps. Ne vaut-il pas mieux qu'un soldat tout dressé se plaigne de n'avoir pas encore l'âge de se battre, que de le voir se désoler de l'avoir passé ? Ne faut-il pas aussi un certain temps pour tout apprendre ? Car la science de la guerre est d'une grande étendue, soit qu'il faille former des archers ou en faire de bons tireurs à pied ou à cheval, soit qu'on veuille montrer aux légionnaires toutes les parties de l'escrime, à ne point abandonner leurs places, à ne point confondre les rangs, à lancer des armes de jet d'une main ferme et assurée, à creuser le fossé, à planter avec art les palissades, à bien manier le bouclier, à le présenter obliquement aux traits de l'ennemi, à parer adroitement les coups de fer et à les porter hardiment. Il est certain qu'un soldat formé à tous ces exercices, non seulement ne craindra pas d'en venir aux mains avec l'ennemi, quel qu'il soit, mais il y trouvera du plaisir.

5. De la taille des nouveaux soldats

Je sais que la grande taille a été toujours recherchée dans le nouveau soldat, puisque l'on exigeait pour la cavalerie légère, et pour les premières cohortes de chaque légion, des hommes de six pieds, ou du moins de cinq pieds dix pouces ; mais le peuple romain était plus nombreux alors, et plus porté à la guerre. Le goût des emplois civils n'emportait pas, comme à présent, la plus brillante jeunesse : ainsi, dans l'impossibilité où nous sommes aujourd'hui de réunir la taille et la force, il faut préférer la force. Homère nous y autorise en nous représentant Tydée comme un homme de très grand courage, quoique de très petite taille.

6. A quelles marques, soit du visage, soit de la complexion, on reconnaît les jeunes gens propres à la guerre

Celui qui sera chargé de choisir des soldats ne saurait trop chercher dans les yeux, dans les traits du visage, dans la conformation de toutes les parties du corps, ce qui promet un bon soldat ; car certains signes, de l'avis de très savants hommes, annoncent la vigueur, non seulement dans les hommes, mais encore dans les chevaux et dans les chiens. On peut l'observer même dans les abeilles, si l'on en croit le poète de Mantoue. «Il y en a, dit-il, de deux sortes ; on reconnaît l'activité des unes à leur figure agréable, aux petites écailles brillantes dont elles sont couvertes ; la paresse des autres, à leur figure hideuse, à la langueur, à la pesanteur avec laquelle elles se traînent.» Il faut donc examiner si le jeune homme qu'on destine aux travaux de Mars a l'oeil vif, la tête droite, la poitrine large, les épaules garnies de muscles, les bras vigoureux, les doigts longs, le ventre peu étendu, la jambe menue, le gras de la jambe et le pied débarrassés de chairs superflues, mais resserrés au contraire par la dureté des nerfs qui s'y entrelacent. Lorsque vous apercevrez ces marques, préférez-les à la haute taille ; car il vaut beaucoup mieux qu'un soldat soit vigoureux que grand.

7. Des métiers qu'on doit admettre ou refuser dans la milice

Il y a encore des attentions à faire sur les métiers d'où l'on doit tirer les soldats, ou qui les excluent. Pour moi, je voudrais qu'on éloignât des camps les pêcheurs, les oiseleurs, les pâtissiers ou gens de cuisine, les tisserands, et en général tous ceux qui exercent des professions qui regardent les femmes. On fera bien, au contraire, de préférer les forgerons, les charpentiers, les bûcherons et les chasseurs de bêtes fauves, si le salut de la république dépend de choisir pour soldats, non seulement les mieux faits, mais les plus courageux. Si les forces de l'empire et la gloire du nom romain ont leur principe, dans ce premier choix, tous les détails en sont importants : c'est pourquoi le soin des levées est une commission si délicate, et l'on ne doit pas la donner indifféremment à tout le monde. C'était, à ce qu'il parait, parmi un si grand nombre de qualités diverses, le talent que les anciens ont le plus admiré dans Sertorius. On doit même chercher, autant qu'on peut, la naissance et les mœurs dans la jeunesse, à qui on confie la défense des provinces et la fortune des armes. On fait ordinairement un brave soldat d'un homme bien né ; l'honneur l'oblige de vaincre, en l'empêchant de fuir : mais à quoi bon qu'un lâche ait été exercé dans les camps, et qu'il compte plusieurs campagnes ? Jamais le temps n'a rendu bonne une armée où l'on a négligé les recrues. Nous l'avons appris par notre expérience : tant de pertes que les ennemis nous ont fait éprouver partout ne doivent s'imputer qu'au relâchement qu'une longue paix avait introduit dans les levées, à ce goût dominant qui entraîne les meilleurs citoyens dans les charges civiles, à la négligence et à la lâcheté des commissaires qui remplissaient indistinctement les milices, et faisaient des soldats de misérables que les particuliers dédaignaient pour valets. Il convient donc que des hommes d'un mérite supérieur s'appliquent particulièrement à bien choisir, parmi la jeunesse, les plus propres au métier des armes.

8. De la marque de la milice

Mais il ne faut pas tout d'abord imprimer au soldat de nouvelle recrue les marques de la milice. Il faut le tâter par des exercices, pour s'assurer s'il est capable d'un si grand travail. Il faut lui demander agilité et vigueur, et éprouver s'il a l'intelligence du métier des armes et la résolution du soldat. Un bon nombre, en effet, quoique de bonne apparence, à l'épreuve se trouvent indignes d'un si noble métier. Tous ceux qui manqueront de ces qualités doivent être renvoyés sur-le-champ et remplacés par de plus braves, parce que c'est moins le nombre qui gagne les batailles que la valeur. Alors on marquera pour la milice ceux qu'on aura jugés véritablement propres à faire des soldats, et l'on commencera à leur montrer le maniement des armes dans les exercices journaliers ; mais l'oisiveté d'une longue paix en a aboli la pratique. Qui trouverait-on aujourd'hui qui puisse enseigner ce qu'il n'a jamais appris ? Nous sommes donc obligés de rechercher dans les livres les anciens usages ; mais les historiens se contentent de rapporter les faits importants, les événements de la guerre, et passent sous silence, comme choses connues de leur temps, les détails dont nous avons besoin aujourd'hui. Les Lacédémoniens, les Athéniens, et plusieurs autres peuples de la Grèce, ont laissé là-dessus des recueils de préceptes, sous le nom de Tactica ; mais c'est aux Romains que nous devons emprunter les maximes de la guerre, à ce peuple dont la domination, resserrée d'abord dans les bornes les plus étroites, n'en a presque plus d'autres que celles de l'univers. C'est ce qui m'engage à étudier nos auteurs militaires, et à reproduire fidèlement dans cet essai ce que Caton le Censeur, ce grand homme, a écrit sur la discipline militaire ; ce que Cornélius Celsus et Frontin ont jugé à propos d'en toucher ; ce que Paternus, cet auteur si profond sur les matières de la guerre, en a recueilli ; ce qui en a été réglé par les institutions d'Auguste, de Trajan et d'Adrien. Car je n'avance rien de moi-même ; je ne fais que des extraits des ouvrages dont je viens de parler.

9. Qu'il faut exercer les nouveaux soldats au pas militaire, au saut et à la course

La première attention doit être d'accoutumer les nouveaux soldats au pas militaire ; car rien n'est plus important, dans une marche ou dans une action, que d'y conserver l'égalité des mouvements entre les soldats ; ce qui ne se peut faire qu'en les exerçant continuellement à marcher vite et du même pas. Des troupes qui vont à l'ennemi d'un pas désuni, et sans observer exactement les rangs, courent toujours grand risque de se faire battre. Une troupe d'infanterie fera vingt milles de chemin en cinq heures d'été, d'un pas ordinaire ; mais un pas plus allongé lui en fera faire vingt-quatre milles dans le même nombre d'heures. Si le soldat allonge ou presse davantage ses pas, il ne marche plus, il court ; or, la course n'a ni intervalle ni temps déterminé. Il faut cependant y accoutumer les jeunes soldats ; car c'est par la course qu'ils fondront sur l'ennemi avec plus d'impétuosité ; qu'ils occuperont les premiers un poste avantageux ; qu'ils y devanceront même l'ennemi, qui sera parti le premier pour s'en saisir ; qu'ils iront promptement à la découverte, et en reviendront encore plus vite ; qu'ils tomberont brusquement sur les fuyards. Il est bon d'exercer le soldat à sauter, le saut le rendant prompt à franchir les fossés ou toute hauteur qui lui fait obstacle, et à triompher sans peine de toutes les difficultés de ce genre. De plus, dans une action, un soldat agile qui, avec son javelot, s'avance contre son adversaire en courant et en sautant, l'étonne, l'étourdit, et lui darde son coup avant que celui-ci ait pu se mettre en défense. Salluste rapporte que le grand Pompée disputait d'agilité avec les meilleurs sauteurs ; de vitesse, avec les coureurs les plus légers ; de force, avec les soldats les plus vigoureux. Et comment aurait-il pu tenir tête à Sertorius, si par de fréquents exercices il ne se fût préparé, lui-même et ses troupes, à combattre un si redoutable adversaire ?

10. Qu'il faut apprendre à nager aux soldats

On doit, en été, apprendre à nager à tous les nouveaux soldats ; car lorsqu'il ne se trouve pas de pont pour le passage d'une rivière, on est obligé de la passer à la nage, soit qu'on poursuive l'ennemi, soit qu'on en soit poursuivi. D'ailleurs, si la fonte des neiges ou des pluies enflent les torrents, le soldat qui ne sait pas nager, enfermé entre l'ennemi et le torrent, se trouve dans un double péril. C'est pourquoi les anciens Romains, qu'une infinité de guerres et de dangers avait perfectionnés dans l'art militaire, placèrent le champ de Mars près du Tibre, afin que les jeunes gens, couverts de sueur et de poussière après leurs exercices, pussent se laver et se nettoyer aussitôt, et se délasser ainsi, en nageant, des fatigues de la course. Il est donc essentiel d'accoutumer à cet exercice non seulement les gens de pied, mais encore les cavaliers, les chevaux, les valets même, afin qu'aucun d'eux ne se perde, faute de savoir nager quand cela est nécessaire.

11. Comment les anciens exerçaient les nouveaux soldats aux boucliers d'osier et aux pieux

Voici, comme on le voit dans les écrits des anciens, quel était ce genre d'exercice : On donnait aux nouveaux soldats le bouclier rond d'osier, qui pesait le double de ceux dont on se servait à la guerre, et des bâtons une fois plus lourds que l'épée dont ils tenaient lieu. Avec ces espèces de fleurets, on les faisait escrimer le matin et l'après-midi contre le pieu. Cet exercice ne fut pas moins utile aux gladiateurs qu'aux soldats ; et les uns et les autres ne se distinguèrent jamais dans le cirque et sur le champ de bataille qu'après s'être ainsi escrimés contre le pieu. Chaque soldat plantait son pieu de façon qu'il tînt fortement, et qu'il eût six pieds hors de terre ; et c'est contre ce pieu, qu'armé du bouclier et du lourd bâton en guise d'armes véritables, il s'exerçait comme contre un ennemi, tantôt lui portant son coup au visage ou à la tête, tantôt l'attaquant par les flancs, et quelquefois se mettant en posture de lui couper les jarrets, avançant, reculant, et tâtant le pieu avec toute la vitesse et l'adresse que les combats demandent. Dans cet exercice on avait surtout attention que soldats portassent leurs coups sans se découvrir.

12. Qu'il faut apprendre aux nouveaux soldats à frapper d'estoc et non de taille

L'ancien usage des Romains était de frapper d'estoc et non de taille. Non seulement ils venaient facilement à bout d'un ennemi qui ne leur opposait que le tranchant de l'épée, mais ils se moquaient de lui. En effet, les coups tranchants, quelque vigoureux qu'ils soient, sont rarement mortels, puisque les armes défensives et les os en préservent les parties les plus nécessaires à la vie. La pointe, au contraire, pour peu qu'elle entre de deux pouces, est mortelle ; car partout où elle pénètre elle offense nécessairemt les organes de la vie. D'ailleurs on ne peut frapper de taille sans découvrir le bras et le côté droit ; au lieu qu'on reste tout à fait couvert en frappant d'estoc, et qu'on blesse son ennemi avant qu'il ait le temps de parer. Voilà pourquoi nos anciens préféraient l'estoc à la taille. Afin d'y former le nouveau soldat, ils le chargeaient de ces espèces d'armes qui pesaient deux fois plus que les armes d'usage ; de sorte qu'en maniant celles-ci, qu'il trouvait plus légères, il en sentait augmenter sa confiance et son ardeur.

13. Qu'il faut enseigner l'escrime aux nouveaux soldats

Il est un autre exercice, appelé l'escrime, qu'enseignent les maîtres d'armes, et qu'il faut apprendre aux nouveaux soldats. Cet usage subsiste encore en partie. Tous les jours l'expérience démontre qu'on tire plus de service des soldats qui savent l'escrime que des autres. Il est une chose qui fait comprendre combien le soldat exercé l'emporte sur celui qui ne l'est pas : c'est la supériorité, dans la guerre, de ceux qui savent l'escrime sur tous leurs camarades. Les anciens en conservaient l'usage avec tant de soin, qu'ils donnaient double ration aux maîtres d'armes, et que les soldats qui n'avaient pas bien profité de leur leçon recevaient leur ration en orge. On ne la leur rendait en blé que lorsqu'en présence du préfet de la légion, des tribuns et des soldats d'élite, ils prouvaient, par une épreuve publique, qu'ils s'étaient formés à toutes les parties de l'art militaire ; car il n'y a rien de plus solide, de plus prospère, de plus glorieux, qu'une république qui abonde en soldats instruits. Ce n'est pas la beauté des habillements, ni l'or, ni l'argent, ni les pierreries, qui nous font respecter ou rechercher par nos ennemis : la seule crainte de nos armes nous les peut soumettre. Enfin, si dans le cours des affaires ordinaires on s'est trompé, comme dit Caton, on peut se corriger ; mais dans la guerre les fautes ne se réparent point, et l'erreur est promptement suivie du châtiment. Ceux qui ont manqué d'habileté et de courage ou bien restent sur le champ de bataille, ou, s'ils fuient, n'osent plus dans la suite se croire capables de tenir tête aux vainqueurs.

14. Qu'il faut exercer les nouveaux soldats à lancer le javelot

Mais, pour en revenir à mon sujet, le nouveau soldat qu'on exerce ainsi contre le pieu doit l'attaquer, ainsi qu'un ennemi, avec des dards et des javelots plus pesants que ceux dont on se sert à la guerre. Lorsqu'il aura acquis de la facilité à les manier, un maître lui enseignera à les lancer avec un certain tour de bras qui leur imprime un plus grand degré de force, et qui les dirige au pilier même, ou du moins très près : exercice très propre à augmenter l'adresse et la vigueur.

15. Qu'il faut exercer à l'arc les nouveaux soldats

Il faut aussi faire tirer au pieu le tiers ou le quart des nouveaux soldats, avec des arcs de bois et avec des flèches dont on se sert dans les jeux. Cet exercice demande des maîtres habiles ; car il faut l'être pour former l'archer à bien manier son arc, à lui donner toute la tension possible, à tenir la main gauche ferme et immobile, à conduire la droite avec méthode, à fixer également son oeil et son attention sur l'objet qu'il a pour but ; en un mot, à tirer juste, soit à pied, soit à cheval. On ne peut répéter trop souvent ni trop attentivement cette espèce d'exercice, dont Caton démontre l'utilité dans son Traité de la discipline militaire. Ce ne fut qu'après avoir formé d'excellents archers, que Claudius vainquit un ennemi jusqu'alors son vainqueur. Scipion l'Africain, prêt à livrer combat aux Numantins, qui avaient fait passer l'armée romaine sous le joug, n'imagina rien de plus propre à les rendre supérieurs, que de mêler dans chaque centurie des archers d'élite.

16. Qu'il faut exercer les nouveaux soldats à lancer des pierres

Il est fort utile de former les nouveaux soldats à lancer des pierres, soit avec la fronde, soit avec la main. Nous devons, dit-on, l'invention et l'usage de la fronde aux premiers habitants des îles Baléares. Ils portaient si loin les précautions pour s'y perfectionner, que les mères ne donnaient pour aliment aux enfants, dès leur bas âge, que ce qu'ils avaient abattu à coups de fronde. La pierre qui part d'une fronde, ainsi que de toute autre machine, est plus meurtrière que quelque flèche que ce soit contre un ennemi armé de toutes pièces ; car quoiqu'elle ne cause point de fracture à aucun membre, et qu'elle n'ait point l'odieux de faire couler le sang, elle ne laisse pas de porter des coups mortels. Personne n'ignore que dans tous les combats des anciens on faisait usage de frondeurs. Il est d'autant plus utile d'exercer fréquemment les nouveaux soldats à lancer la fronde, que ce n'est point une arme embarrassante à porter, et qu'il arrive souvent ou qu'on ait à combattre sur un terrain pierreux, ou qu'on ait à défendre l'approche d'une montagne, d'une colline, ou qu'on ait à se servir de pierres ou de frondes pour éloigner les barbares d'une ville ou d'une forteresse.

17. De l'exercice des dards plombés

Il est bon d'exercer le soldat à lancer ces dards plombés qu'on appelle martiobarbules. Nous eûmes autrefois en Illyrie deux légions de trois mille hommes chacune qui les lançaient avec tant de force et d'adresse, qu'on les distingua par leur surnom honorable de martiobarbules. On leur dut pendant longtemps un si grand nombre de victoires, que les empereurs Dioclétien et Maximien les appelèrent Joviens et Herculiens, les préférant à toutes les autres légions. Ils portalent toujours cinq de ces dards cachés dans l'intérieur de l'écu. En les lançant à propos, tel qui n'est armé que de la lance et de l'écu fait tout d'un coup l'office d'archer, blessant hommes et chevaux avant qu'on en vienne aux mains et même aux traits.

18. Des exercices du cheval

On accoutumait autrefois à l'exercice du cheval non seulement les nouveaux soldats , mais même les anciens ; usage qui se pratique encore, quoique avec moins d'exactitude. On plaçait pour cela des chevaux de bois, l'hiver, sous des toits, l'été en pleine campagne ; les nouveaux solda y montaient d'abord sans armes, jusqu'à ce qu'ils s'y fussent habitués, ensuite tout armés. Ils rendaient cet exercice familier, au point qu'ils parvenaient à monter indifféremment à droite à gauche, l'épée nue ou le javelot à la main. Ainsi, par l'habitude continuelle qu'ils en faisaient en temps de paix, ils conservaient cette agilité en temps de guerre, et jusque dans le tumulte du combat.

19. Qu'il faut accoutumer les nouveaux soldats à porter des fardeaux

Dans la nécessité où sont les soldats de porter leurs armes, et même des vivres pour les expéditions lointaines, il faut les accoutumer à marcher souvent au pas militaire, chargés d'un fardeau qu'on peut pousser jusqu'à soixante livres. Il ne faut pas s'imaginer que cela soit difficile, pourvu qu'on le fasse souvent. Virgile nous apprend que c'était un usage des anciens. Voilà, dit-il, comment, du temps de nos pères, le soldat marchait avec ardeur, sous un fardeau excessif, et se trouvait campé, et même en ordre de bataille, avant que l'ennemi le crût arrivé.

20. De quelles armes se servaient les anciens

L'ordre demande que nous parlions maintenant des armes offensives et défensives du soldat, sur quoi nous avons tout à fait perdu les anciennes coutumes ; et quoique l'exemple des cavaliers goths, alains et huns, qui se sont si heureusement couverts d'armes défensives, nous en ait dû faire comprendre l'utilité, il est certain que nous laissons notre infanterie découverte. Depuis la fondation de Rome jusqu'à l'empire de Gratien, elle avait toujours porté le casque et la cuirasse ; mais lorsque la paresse et la négligence eurent rendu les exercices moins fréquents, ces armes, que nos soldats ne portaient plus que rarement, leur parurent trop pesantes : ils demandèrent à l'empereur d'abord à être déchargés de la cuirasse, ensuite du casque. En s'exposant ainsi contre les Goths la poitrine et la tête nues, nos soldats furent souvent détruits par la multitude de leurs archers ; mais, malgré tant de défaites et la ruine de si grandes villes, aucun de nos généraux n'imagina de rendre à l'infanterie ses armes défensives. Il arrive de là qu'un soldat, exposé pour ainsi dire à nu aux armes de l'ennemi, pense bien plus à fuir qu'à combattre. Que veut-on que fasse un archer à pied, sans casque, sans cuirasse, qui ne peut tenir en même temps un bouclier et un arc ? Quelle défense auront nos dragonaires et nos enseignes, obligés de tenir la pique de la main gauche, s'ils n'ont ni la tête ni la poitrine couverte ? Mais, dit-on, la cuirasse, et souvent même le casque, accablent le fantassin : oui, parce qu'il n'y est point fait, et qu'il les porte rarement ; au lieu que le fréquent usage de ces armes les lui rendrait plus légères, quelque pesantes qu'elles lui eussent semblé d'abord. Mais enfin ceux qui trouvent le poids des armes anciennes si incommode, il faut bien qu'ils reçoivent sur leurs corps nus des blessures, et qu'ils meurent ; ou, ce qui est pire encore, qu'ils risquent ou d'être faits prisonniers, ou de trahir leur patrie par la fuite. Ainsi, en évitant de se fatiguer, ils se font égorger, comme des troupeaux, honteusement. Pourquoi donnait-on autrefois le nom de mur à notre infanterie, sinon parce qu'outre le pilum et le bouclier, elle lançait des feux par ses casques et ses cuirasses ? On poussait même alors si loin la précaution des armes défensives, que l'archer portait un brassard au bras gauche, et le fantassin, destiné à combattre de pied ferme, une grande bottine de fer sur la jambe droite. C'est ainsi qu'étaient couverts les soldats de la premiere, seconde et troisième ligne, qu'on appelait princes, hastats et triaires. Ceux-ci, mettant un genou en terre au premier moment de l'action, se couvraient leurs boucliers, afin d'éviter les traits qui avaient passé les deux premières lignes ; et si le cas l'exigeait, ils se levaient, et chargeaient avec d'autant plus de force qu'ils n'étaient ni fatigués ni entamés : aussi les a-t-on vus souvent ramener la victoire, malgré la défaite des deux premières lignes. Nos anciens avaient encore une infanterie légère, qu'ils plaçaient principalement aux ailes. Elle était armée de frondes et de javelots, et composée de soldats très agiles et très disciplinés. C'était par eux que s'ouvrait le combat, mais en petites troupes, afin qu'elles pussent, en cas de nécessité, se replier sur la première ligne, qui les recevait dans ses intervalles sans se rompre. Jusqu'à notre temps, nos soldats avaient toujours porté une espèce de bonnet de peau, dit bonnet à la pannonienne, afin que l'habitude d'avoir la tête chargée en tout temps leur rendît plus léger le casque qu'ils portaient dans combat. Le javelot de l'infanterie avait à son extrémité un fer mince triangulaire, long de neuf à douze pouces. Il perçait ordinairement un bouclier sans en pouvoir être arraché, et même une cuirasse, lorsqu'il était lancé par un bras vigoureux. Ces sortes de traits ne sont presque plus d'usage chez nous, mais beaucoup chez les barbares, qui en portent au combat deux ou trois chacun. Ils les appellent bébra. Il est bon de remarquer que le soldat doit avoir le pied gauche le plus avancé, lorsqu'il veut lancer quelque arme que ce soit ; attitude qui, laissant plus de liberté pour la vibration, augmente la force du coup ; mais s'il en vient aux mains, c'est-à-dire s'il se sert du javelot et de l'épée, il doit, au contraire, avancer le pied droit, afin d'avoir le flanc couvert et le bras droit plus près de son ennemi, conséquemment plus prêt à le frapper. C'est ainsi qu'il faut employer tout l'art imaginable pour que le nouveau soldat apprenne à se servir et à se parer de toutes les armes en usage chez les anciens ; car dès qu'il ne craindra ni pour sa tête ni pour sa poitrine, il sentira nécessairement augmenter sa valeur.

21. Des retranchements

Il faut montrer aux nouveaux soldats à faire les travaux des camps. Rien n'est si nécessaire à la guerre, ni d'une si grande ressource, qu'un camp bien fortifié : c'est une espèce de ville qu'on se bâtit partout. Les retranchements sont pour les soldats des murailles dans lesquelles ils passent tranquillement les jours et les nuits, à la vue même de l'ennemi. On a laissé perdre absolument la science des retranchements; il y a déjà longtemps qu'on n'entoure plus nos camps de fossés ni de palissades : aussi nos armées y ont été souvent maltraitées de nuit et de jour, par les attaques imprévues de la cavalerie des barbares. On éprouve encore qu'en se privant de la ressource d'un camp retranché, si propre à favoriser la retraite, les troupes qui plient se font égorger sans vengeance, comme des bêtes sous le couteau du boucher; car, en pareil cas, le massacre ne cesse qu'autant que les vainqueurs veulent bien cesser la poursuite.

22. Des campements

Il faut toujours, mais surtout dans le voisinage de l'ennemi, asseoir le camp dans un lieu sûr, où l'on puisse avoir abondamment du bois, du fourrage et de l'eau, et où l'air soit sain, si l'on y doit demeurer longtemps. On prendra garde aussi de ne point se camper sur des hauteurs dominées par un point plus élevé, d'où l'on pût être incommodé par les ennemis ; et l'on examinera si le terrain n'est pas sujet à être inondé par des torrents, qui pourraient causer du dommage à l'armée. A l'égard de l'enceinte des camps, elle se règle sur le nombre des troupes et sur la quantité des bagages ; de sorte qu'une grande armée ne s'y trouve pas trop serrée, et qu'une petite ne soit pas obligée de s'y trop étendre.

23. De la forme des camps

On peut tracer un camp en demi-cercle, en carré, en triangle, selon que l'exige ou le permet la nature du terrain. La porte qu'on appelle prétorienne regarde ordinairement ou l'orient, ou le camp de l'ennemi, ou la route qu'on doit prendre le lendemain, supposé qu'on soit en marche. C'est près de cette porte que nos premières centuries, ou cohortes, dressent leurs tentes, et plantent les dragons et les autres enseignes. C'est par la porte decumane, opposée à la prétorienne, qu'on conduit les soldats au lieu marqué pour les châtiments militaires.

24. De quelle espèce de retranchements on doit se servir suivant les circonstances

Il y a deux manières de se retrancher. Lorsqu'on a peu de chose à craindre de l'ennemi, on coupe des morceaux de terre et de gazon, et on en forme autour du camp une espèce de mur de trois pieds de haut, qui a pour fossé le même emplacement d'où l'on a tiré la terre et le gazon : le fossé doit avoir neuf pieds de largeur et sept de profondeur. Mais si l'ennemi devient trop pressant, on trace le fossé de douze pieds de largeur sur neuf de profondeur sous cordeau ; ensuite on étend sur le rez-de-chaussée des espèces de fascines, qu'on charge de la même terre que fournit le fossé, à la hauteur de quatre pieds. Ainsi le retranchement présente à l'ennemi treize pieds de haut et douze de largeur ; par-dessus le tout, on plante encore de fortes palissades, que les soldats portent ordinairement dans les marches. Pour ces sortes de travaux il faut être bien fourni de bêches, de pelles, de panniers, et d'autres semblables outils.

25. Comment on doit retrancher un camp en présence de l'ennemi

Il est facile de fortifier un camp lorsque l'ennemi est éloigné ; mais il ne l'est pas de même quand on l'a devant soi : pour lors on met toute sa cavalerie et la moitié de son infanterie en bataille, pour couvrir le reste des troupes qui travaillent aux retranchements. Afin que cela se fasse sans confusion, un crieur nomme les centuries qui sont les premières de travail, et successivement toutes les autres dans l'ordre où elles doivent se relever, jusqu'à ce que tout soit achevé. L'ouvrage fini, les centurions font leur visite, mesurent le travail de chaque centurie, et punissent ceux qui ont mal travaillé. On voit combien il est essentiel que le nouveau soldat s'accoutume à se retrancher promptement, habilement et sans confusion, toutes les fois que cela est nécessaire.

26. Comment on habitue les soldats à observer l'ordre et les intervalles dans les armées

Rien n'est de si grande conséquence pour le succès d'une bataille, que d'avoir des soldats qui sachent garder exactement leurs rangs, sans se serrer ni s'ouvrir plus qu'il ne faut. Des gens trop pressés n'ont pas l'espace nécessaire pour combattre, et ne font que s'embarrasser les uns les autres ; mais s'ils sont trop ouverts, ils donnent à l'ennemi la facilité de les pénétrer ; et dès qu'une armée est une fois rompue et prise en queue, la peur achève bientôt de mettre la confusion partout. C'est pourquoi il faut mener très souvent les nouveaux soldats au champ de Mars, les faire défiler l'un après l'autre suivant l'ordre du rôle, et ne les mettre d'abord que sur un rang, observant qu'ils soient parfaitement alignés, et qu'il y ait entre chaque homme une distance égale et raisonnable. Ensuite on leur commandera de doubler le rang promptement, et de façon que dans le même instant le second rang qu'ils forment réponde juste au premier ; par un autre commandement, ils doubleront encore, et se mettront brusquement sur quatre de hauteur. De ce carré long, ils formeront ensuite le triangle, qu'on appelle coin ; disposition dont on se sert très utilement dans les batailles. On leur commandera aussi de former des pelotons ronds ; autre évolution, par le moyen de laquelle les soldats bien exercés peuvent se défendre, et empêcher la déroute totale d'une armée. Ces évolutions, bien répétées dans les camps, s'exécutent aisément sur le champ de bataille.

27. De l'aller et du retour dans les promenades, et du nombre des exercices par mois

Pour faire prendre aux soldats une idée des manœuvres de la guerre, les anciens avaient établi un usage qui s'observa constamment, et qui fut confirmé par les ordonnances d'Auguste et d'Adrien ; c'était de mener, trois fois le mois, les troupes, tant infanterie que cavalerie, à la promenade : c'est le terme propre. On obligeait les fantassins d'aller à dix milles de leur camp marchant en rang, et de revenir de même, mais en changeant quelquefois le pas, de sorte qu'une partie du chemin se fit comme en courant. La même loi était pour les cavaliers armés et divisés par escadrons ; ils faisaient autant de chemin, en exécutant divers mouvements de cavalerie : tantôt ils faisaient semblant de poursuivre l'ennemi, et tantôt ils pliaient pour retourner à la charge avec plus d'intrépidité. Ces essais militaires se faisaient non seulement en rase campagne, mais encore sur des terrains embarrassés, monteux, difficiles. On les parcourait tels qu'ils aient sans se détourner ; de sorte qu'il ne pouvait se rencontrer sur un champ de bataille aucune espèce d'obstacle que le cavalier, par des exercices suivis, n'eût appris à franchir et à surmonter aisément.

28. Qu'il faut exciter les Romains à l'instruction militaire et au courage

En résumant dans ce livre, fruit de mon dévouement et de mon zèle, des préceptes tirés de tous les auteurs qui ont traité de la discipline militaire, j'ai voulu prouver, invincible empereur, que si l'on observait les anciennes maximes sur le choix et sur l'exercice des nouveaux soldats, on rendrait bientôt aux armées romaines leur ancienne vigeur. Cette ardeur martiale qui anima les hommes de tous les temps n'est point refroidie ; ces mêmes terres qui ont produit tant de peuples illustres, tels que les Lacédémoniens, les Athéniens, les Marses, les Samnites, les Pélignes, en un mot les Romains, ne sont point épuisées. Les Epirotes n'ont-ils pas été autrefois d'excellents soldats ? Les Macédoniens, les Thessaliens n'ont-ils pas conquis la Perse, et pénétré jusqu'à l'Inde ? Les Daces, les Mésiens, les Thraces n'ont-ils pas été de tout temps si belliqueux, que l'histoire fabuleuse a fait naître chez eux le dieu de la guerre ? J'en aurais pour longtemps à énumérer les forces des diverses nations, puisque toutes sont contenues dans l'empire romain. Mais la sécurité, fruit d'une longue paix, a partagé ces peuples entre les douceurs de l'oisiveté et les tranquilles occupations des charges civiles. Nos exercices militaires, d'abord négligés, puis regardés comme inutiles, ont été enfin oubliés tout à fait. Il ne faut pas nous étonner que cela nous soit arrivé dans ces derniers temps, puisque, dans l'intervalle des vingt ans qui s'écoulèrent entre les deux guerres puniques, les Romains victorieux et tranquilles s'engourdirent de façon à ne pouvoir tenir contre Annibal. Mais, ranimés enfin par la perte de leurs consuls, de leurs capitaines, de leurs armées entières, ils ramenèrent la victoire dès qu'ils eurent repris les exercices et la discipline militaire. Il ne faut pas d'autres preuves de la nécessité de choisir avec soin et d'exercer sans cesse les nouveaux soldats. D'ailleurs il en coûte beaucoup moins de former ses propres sujets, que de prendre des étrangers à sa solde.

Livre II

Prologue

Les victoires et les triomphes continuels de votre Clémence sont des preuves authentiques qu'elle connaît parfaitement et qu'elle applique habilement les ordonnances de l'ancienne milice ; car la pratique d'un art en est l'approbation la moins douteuse. Cependant, par une grandeur d'âme qui est au-dessus de l'homme, votre Tranquillité, ô invincible empereur, veut qu'on cherche des instructions chez les anciens, tandis qu'elle surpasse toute l'antiquité par des faits récents. Depuis donc que j'ai reçu de votre Majesté l'ordre d'entreprendre ce recueil, moins pour lui apprendre ce qu'elle ignore que pour lui donner à reconnaître ce qu'elle sait, la crainte a souvent combattu mon obéissance : car quoi de plus téméraire que d'oser parler de la science de la guerre au maître du monde, au premier des Mortels, au vainqueur de toutes les nations barbares, à moins que de lui présenter le récit de ses propres exploits ? D'un autre côté, comment pourrais-je sans péril et sans sacrilège résister aux volontés d'un si grand empereur ? Mon obéissance m'a donc rendu téméraire, par la crainte de l'être davantage en désobéissant. L'indulgence continuelle dont vous m'avez honoré m'y a enhardi : après vous avoir offert, en serviteur fidèle, mon premier recueil sur les levées et les exercices des nouveaux soldats, j'ai pu me retirer sans recevoir de reproche. Ne puis-je pas, en effet, me flatter qu'elle fera grâce à un ouvrage composé par son ordre, puisqu'elle n'a pas dédaigné celui que j'avais entrepris de moi-même ?

1. Division de la milice

Le militaire consiste dans les armes et dans les hommes ; c'est aussi par où le grand poète latin ouvre son poème. On divise le militaire en trois parties : cavalerie, infanterie, marine. Il est une partie de notre cavalerie que nous désignons par le terme figuré d'aile, parce qu'elle couvre notre infanterie sur les flancs à peu près comme feraient des ailes. Nous l'appelons actuellement vexillation, du nom des voiles ou petites flammes volantes qui lui servent d'enseignes. Nous avons une autre cavalerie que nous appelons légionnaire, parce qu'elle fait corps avec la légion : elle porte des espèces de bottines ; et c'est à son exemple que nous en avons donné à d'autres troupes de cavalerie. Il y a aussi des flottes de deux sortes : les unes pour les combats de mer, les autres pour les exercices qui se font sur nos fleuves ou sur nos lacs. La cavalerie est d'usage en rase campagne ; les flottes, sur mer ou sur les fleuves ; mais l'infanterie est d'un usage général, puisqu'elle peut occuper également les villes, les collines, le terrain plat ou escarpé ; d'où il résulte que de toutes les troupes c'est la plus nécessaire, puisqu'elle l'est partout : elle cause d'ailleurs beaucoup moins d'embarras et de dépense à lever et à entretenir. Notre infanterie est de deux sortes, légionnaire et auxiliaire : la première, levée chez nous-mêmes ; la seconde, empruntée de nos alliés ou confédérés. Mais Rome a toujours tiré sa principale force de ses légions ; le nom même de légion (legio) vient de choisir (eligere), et signifie, pour ceux qui choisissent les soldats, le devoir d'y mettre de la fidélité et de l'attention. Au reste, nous avons toujours composé nos armées d'un plus grand nombre de nationaux que d'auxiliaires.

2. De la différence des légions aux troupes auxiliaires

Les Lacédémoniens, les Grecs, les Dardaniens, se servaient de phalanges composées de huit mille combattants. Les Gaulois, les Celtibériens, et plusieurs autres peuples barbares, combattaient par bandes de six mille hommes. Les Romains ont leurs légions, qui sont ordinairement fortes du même nombre de six mille, et quelquefois plus. Voyons la différence qu'il y a entre ces légions et les troupes auxiliaires. Celles-ci sont formées d'étrangers soudoyés, qui viennent de différents pays et en corps inégaux : rien ne les lie entre eux ; la plupart ne se connaissent pas ; chaque nation a son langage propre, sa discipline, sa façon de vivre et de faire la guerre. Il est difficile de vaincre avec des troupes qui, avant de combattre, ne marchent pas d'accord. Dans une expédition où il est essentiel que tous les soldats se meuvent au même commandement, des gens qui n'ont pas été dressés comme le reste de l'année ne peuvent pas obéir également, ni avec la même promptitude. Cependant ces troupes étrangères ne laissent pas de devenir d'un grand secours, à force d'exercices bien montrés. On les joignit toujours aux légions dans les batailles, comme armure légère ; et si elles ne firent jamais la principale force des armées, on les comptait du moins pour un renfort utile. Mais la légion romaine, composée de cohortes qui lui sont propres, réunit dans un même corps les pesamment armés, c'est-à-dire, les princes, les hastats, les triaires et les avant-enseignes, avec les légèrement armés, c'est-à-dire, les férentaires, les frondeurs et les arbalétriers, sans compter la cavalerie légionnaire qui lui appartient : or, toutes ces différentes parties n'ont qu'un même esprit ; elles sont d'intelligence pour fortifier les camps, pour se mettre en bataille et pour combattre. La légion est donc en elle-même une armée entière qui, sans secours étrangers, était autrefois en possession de battre tout ce qu'on lui opposait : la puissance des Romains en est une preuve. Avec leurs légions ils ont vaincu autant d'ennemis qu'ils ont voulu, ou que les circonstances le leur ont permis.

3. Causes de la décadence des légions

On conserve encore aujourd'hui dans les troupes le nom de légions ; mais elles se sont abâtardies depuis que, par un relâchement qui est assez ancien, la brigue a surpris les récompenses dues au mérite, et que par la faveur on est monté au grade que le service seul obtenait auparavant. On n'a pas eu soin de mettre de nouveaux soldats à la place de ceux qui se retiraient avec congés après le temps de leur service ; on a encore négligé de remplacer les morts, les déserteurs, ceux qu'on est obligé de renvoyer pour cause d'infirmités ou de maladie ; et tout cela fait un si grand vide dans les troupes, que, si l'on n'est pas attentif à les recruter tous les ans et même tous les mois, l'armée la plus nombreuse est bientôt épuisée. Ce qui a encore contribué à dégarnir nos légions, c'est que le service y est dur, les armes pesantes, les récompenses tardives, la discipline sévère ; la plupart des jeunes gens en sont effrayés, et prennent parti de bonne heure dans les auxiliaires, où ils ont moins de peine, et des récompenses plus promptes à espérer. Caton l'Ancien, qui avait souvent été consul, et toujours victorieux à la tête des armées, pensa qu'il deviendrait plus utile à sa patrie en écrivant sur la discipline militaire, qu'il ne l'avait été par ses victoires. Le fruit des belles actions est passager, mais ce qu'on écrit pour le public est d'une utilité durable. Plusieurs auteurs ont traité le même sujet, surtout Frontin, dont les talents trouvèrent un approbateur dans l'empereur Trajan. Ce sont les leçons, les préceptes de ces habiles écrivains que je rédige ici, dans un abrégé le plus court et le plus fidèle qu'il m'est possible. Mais il n'appartient qu'à votre Majesté de corriger les abus que les temps ont introduits dans la milice, et de la remettre sur l'ancien pied. Cette réforme, auguste empereur, dont les siècles à venir jouiront comme notre âge, serait d'autant plus avantageuse, que de bonnes troupes, bien disciplinées, ne coûtent pas plus à entretenir que de mauvaises.

4. Combien les anciens menaient de légions à la guerre

Tous les auteurs font foi que chaque consul ne menait contre les ennemis les plus redoutables que deux légions, renforcées de troupes alliées, tant on comptait sur la discipline et la fermeté des légionnaires. Je vais donc expliquer l'ancienne ordonnance de la légion, suivant le code militaire. Si l'exposé que j'en ferai se trouve embarrassé, on doit moins me l'imputer qu'à la difficulté de la matière. Pour la bien entendre il faut y donner une attention particulière ; une chose de cette importance la mérite bien, puisque l'ordonnance des troupes une fois conçue, un empereur peut se faire autant de bonnes armées qu'il voudra.

5. Comment se forme la légion

Après avoir choisi avec soin, pour faire des soldats, des jeunes gens d'une complexion robuste et de bonne volonté ; après leur avoir montré l'exercice tous les jours pendant quatre mois, on en forme une légion, par l'ordre et sous les auspices du prince. On commence par imprimer des marques ineffaçables sur la main des nouveaux enrôlés, et on reçoit leur serment, à mesure qu'on enregistre leur nom sur le rôle de la légion ; c'est ce qu'on appelle le serment de la milice. Ils jurent par Dieu, par le Christ et par l'Esprit-Saint, et par la majesté de l'empereur, qui, après Dieu, doit être le premier objet de l'amour et de la vénération des peuples ; car dès qu'il a été déclaré auguste, on lui doit une fidélité inviolable et un hommage constant, comme à l'image vivante de la Divinité ; et c'est servir Dieu à la guerre et dans tout autre état, que de servir fidèlement le prince qui règne par sa grâce. Les soldats jurent donc de faire de bon cœur tout ce que l'empereur leur commandera ; de ne jamais déserter, et de sacrifier leur vie pour l'empire romain.

6. Combien il y a de cohortes par légion, et de soldats par cohortes

Chaque légion doit être de dix cohortes ; la première est au-dessus des autres et par le nombre et par la qualité des soldats, qui doivent être tous des gens bien nés, et élevés dans les lettres : elle est en possession de l'aigle, qui est l'enseigne générale des armées romaines, et qui commande à toute la légion. Les images de l'empereur, qu'on révère comme des choses sacrées, sont aussi sous la garde de cette cohorte. Elle est de douze cents fantassins et de cent trente-deux cavaliers cuirassés, et s'appelle cohorte milliaire. C'est la tête de toute la légion : c'est aussi par elle qu'on commence à former la première ligne, quand on met la légion en bataille. La seconde cohorte contient cinq cent cinquante-cinq fantassins et soixante-six cavaliers, et s'appelle cohorte de cinq cents comme les autres suivantes. La troisième contient le même nombre de fantassins et cavaliers que la seconde ; mais on la compose ordinairement de soldats vigoureux, parce qu'elle occupe le centre de la première ligne. La quatrième cohorte est, comme la précédente, du même nombre de fantassins et de cavaliers. La cinquième est égale à la précédente ; mais elle demande de braves gens, parce qu'elle ferme la gauche, de même que la première termine la droite. Ces cinq cohortes forment donc la première ligne. On compte cinq cent cinquante-cinq fantassins et soixante-six cavaliers dans la sixième cohorte, qui doit être composée de la fleur de la jeunesse, parce qu'elle est placée en seconde ligne derrière la première cohorte, qui a en dépôt l'aigle et les images de l'empereur ; la septième est du même nombre d'hommes, fantassins et cavaliers ; la huitième aussi ; mais elle doit être composée de soldats d'élite, parce qu'elle occupe le centre de la seconde ligne ; la neuvième est égale aux autres : il en est de même de la dixième, et on la compose ordinairement de bons soldats, parce qu'elle forme la gauche de la seconde ligne. Ces dix cohortes font une légion complète de six mille fantassins et de sept cent vingt-six cavaliers : elle ne doit jamais avoir moins de combattants ; mais quelquefois on la fait plus forte, en y créant plus d'une cohorte milliaire.

7. Noms des grades et des officiers de la légion

Après avoir exposé l'antique disposition de la légion, voyons comment, d'après les rôles d'aujourd'hui, elle est composée en principaux soldats, ou, pour me servir du terme propre, en officiers. Le grand tribun est créé par un brevet de l'empereur ; le petit tribun le devient par ses services. Le nom de tribun vient de tribu, parce qu'il commande les soldats que Romulus leva par tribus. On appelle ordinaires des officiers supérieurs qui dans une bataille mènent les ordres ou certaines divisions : ceux qu'Auguste leur joignit se nomment augustaliens ; et l'on appelle flaviens ceux que Flavus Vespasien ajouta aux légions, pour doubler les augustaliens. Les porte-aigles et les porte-images sont ceux qui portent les aigles et les images de l'empereur ; les optionnaires sont des lieutenants d'officiers plus élevés, qui se les associent par une espèce d'adoption pour faire leur service, en cas de maladie ou d'absence ; les porte-enseignes sont ceux qui portaient les enseignes, et qu'à présent on nomme dragonnaires. On appelle tesséraires ceux qui portent le mot ou l'ordre aux chambrées : ceux qui combattent à la tête des légions portent encore le nom de campigeni, parce qu'ils font naître, pour ainsi dire, dans le camp la discipline et la valeur, par l'exemple qu'ils en donnent. De meta, borne, on nomme metatores ceux qui précèdent l'armée pour lui marquer son camp ; beneficiarii, ceux qui montent à ce grade par la faveur des tribuns ; de liber, on nomme librarii ceux qui enregistrent tous les détails qui concernent la légion ; de tuba, trompette, de buccina, cor, de cornu, cornet, on appelle ceux qui se servent de ces différents instruments, tubicines, buccinatores, cornicines. On nomme armaturae duplares les soldats habiles dans l'escrime et qui ont deux rations, et armaturae simplares, ceux qui n'en ont qu'une : on appelle mensores ceux qui mesurent à chaque chambrée l'espace destiné à dresser sa tente, ou qui lui marquent son logement dans les villes. On distingue les colliers doubles et les colliers simples : ceux qui prennent deux rations sont appelés colliers doubles, et colliers simples ceux qui n'en prennent qu'une. Il y avait aussi, par rapport aux rations, des candidats doubles et des candidats simples : ils étaient sur les rangs pour être avancés. Voilà les principaux soldats ou officiers des différentes classes, qui jouissent de toutes les prérogatives attachées à leur grade. Pour les autres, on les appelle travailleurs, parce qu'ils sont obligés aux travaux et à toute sorte de services dans l'armée.

8. Noms des commandants des anciens ordres, ou division de la légion

Anciennement la règle était que le premier prince de la légion passât de droit au centurionat du primipile : non seulement l'aigle était sous les ordres de ce centurion, mais il commandait quatre centuries dans la première ligne, et jouissait, comme étant à la tête de toute la légion, de grands honneurs et de grands avantages. Le premier hastat commandait, dans la seconde ligne, deux centuries, ou deux cents hommes au second rang. Le prince de la première cohorte commandait une centurie et demie, ou cent cinquante hommes. Le second hastat ou piquier commandait aussi une centurie et demie. Le premier triaire commandait cent hommes. Ainsi les dix centuries de la première cohorte étaient commandées par cinq officiers, qu'on appelait ordinarii. On attachait autrefois de grands honneurs et de grands avantages à ces grades, afin que tous les soldats de la légion s'efforçassent d'y atteindre par toute la valeur et le zèle possibles. Il y avait des centurions à la tête de chaque centurie : on les nomme à présent centeniers. Il y avait de plus des dizainiers, appelés présentement chefs de chambrées, préposés chacun sur dix soldats. La seconde cohorte et toutes les suivantes, jusqu'à la dixième inclusivement, avaient chacune cinq centurions ; et, dans toute la légion , il y en avait cinquante-cinq.

9. Des fonctions du préfet de la légion

On envoyait des hommes consulaires commander des armées en qualité de lieutenants ; et les troupes étrangères leur obéissaient dans les affaires de la paix comme dans celles de la guerre. Ces postes sont à présent remplis par des personnes d'une naissance distinguée, qui commandent deux légions, et même des troupes plus nombreuses, avec la qualité de maîtres de la milice. Mais c'était proprement le préfet de la légion qui la gouvernait : il était toujours revêtu de la qualité de comte du premier ordre ; il représentait le lieutenant général, et exerçait, en son absence, le plein pouvoir dans la légion : les tribuns, les centurions, et tous les soldats, étaient sous ses ordres ; c'était lui qui donnait le mot du décampement et des gardes ; c'était sous son autorité qu'un soldat qui avait fait quelque crime était mené au supplice par un tribun ; la fourniture des habits et des armes des soldats, les remontes, les vivres, étaient encore de sa charge : le bon ordre et la discipline roulaient sur lui, et c'était toujours sous ses ordres qu'on faisait faire l'exercice tous les jours, tant à l'infanterie qu'à la cavalerie. Lui-même, en gardien sage et vigilant, formait, par l'assiduité du travail, à tous les genres de dévouement comme à toutes les pratiques du métier, la légion qui lui était confiée, sachant bien que tout l'honneur des subordonnés revient à celui qui les commande.

10. Des fonctions du préfet des camps

Il y avait aussi un préfet des camps : quoique inférieur en dignité au préfet de la légion, il avait un emploi considérable ; la position, le devis, les retranchements, et tous les ouvrages du camp, le regardaient ; il avait inspection sur les tentes, les baraques des soldats, et sur tous les bagages. Son autorité s'étendait aussi sur les médecins de la légion, sur les malades et leurs dépenses : c'était à lui à pourvoir à ce qu'on ne manquât jamais de chariots, de chevaux de bât, ni d'outils nécessaires pour scier ou couper le bois, pour ouvrir le fossé, le border de gazon et de palissades ; pour faire des puits et des aqueducs : enfin il était chargé de faire fournir le bois et la paille à la légion, et de l'entretenir de béliers, d'onagres, de balistes, et de toutes les autres machines de guerre. Cet emploi se donnait à un officier qui avait servi longtemps et d'une manière distinguée, afin qu'il pût bien montrer lui-même ce qu'il avait pratiqué avec applaudissement.

11. Des fonctions du préfet des ouvriers

La légion avait à sa suite des menuisiers, des maçons, des charpentiers, des forgerons, des peintres, et plusieurs autres ouvriers de cette espèce ; ils étaient destinés à construire les logements et les baraques des soldats dans les camps d'hiver, à fabriquer les tours mobiles, à réparer les chariots et les machines de guerre, et à en faire de neuves. Différents ateliers où se faisaient les boucliers, les javelots, les casques, les cuirasses, les flèches, et toutes sortes d'armes offensives et défensives, suivaient aussi la légion ; car les anciens avaient un soin particulier que dans les camps il ne manquât jamais rien de tout ce qui pouvait être nécessaire à une armée : ils avaient jusqu'à des mineurs, pour prendre les places, à la manière des Besses, par des travaux souterrains ; c'étaient des galeries qu'on poussait sous les fondements des murs, et qui perçaient dans la ville : tous les ouvrages dont on vient de parler étaient sous les ordres d'un officier qu'on appelait, du nom de sa charge, le préfet des ouvriers.

12. Des fonctions des tribuns des soldats

Nous avons dit qu'il y avait dans une légion dix cohortes, dont la première, de mille hommes, était composée de soldats qui avaient du bien, de la naissance, des lettres, de la figure, et de la valeur. Le tribun qui la commandait devait être un homme distingué par les avantages du corps, comme la force et l'adresse à manier les armes, et par l'honnêteté de ses mœurs. Les autres cohortes étaient gouvernées, selon qu'il plaisait au prince, par des tribuns ou par des officiers qui les commandaient par commission. Les uns et les autres ne se contentaient pas de faire manœuvrer tous les jours sous leurs yeux les soldats de leurs cohortes ; mais, comme ils savaient parfaitement exécuter les exercices militaires, ils donnaient eux-mêmes aux soldats l'exemple de ce qu'ils leur commandaient ; tant on prenait de soin alors à exercer les troupes ! Aussi donnait-on au tribun les louanges dues à son application, quand on voyait ses soldats se tenir proprement, avoir toujours leurs armes complètes et brillantes, exécuter de bonne grâce les évolutions, et marcher en gens bien disciplinés.

13. Des centuries et des enseignes de l'infanterie

L'enseigne commune de la légion était l'aigle, et celle de la cohorte un dragon, porté par les dragonnaires. Les anciens, qui n'ignoraient pas que dans la mêlée il arrive facilement du désordre et de la confusion, divisèrent les cohortes par centuries, et leur donnèrent à chacune des enseignes particulières, où étaient écrits les noms des cohortes et des centuries, afin que, dans la plus grande mêlée, les soldats, en jetant les yeux sur cette enseigne, pussent toujours se rejoindre à leurs camarades. Outre cela, les centurions, appelés aujourd'hui centeniers, portaient des marques aux crêtes de leurs casque, pour être plus aisément reconnus de leur compagnie : il n'était guère possible que les centuries se confondissent, étant guidées chacune par son enseigne et par le casque de son centurion, qui lui en tenait encore lieu. Les centuries étant sous-divisées en chambrées de dix soldats, logés ensemble et campés sous la même tente, étaient commandées par un dizainier, appelé à présent chef de chambrée ; mais la chambre s'appelait aussi manipule, à cause que les soldats qui la composaient se donnaient, pour ainsi dire, la main pour combattre de concert.

14. Des turmes, ou compagnies de la cavalerie légionnaire

La cavalerie a ses turmes de trente-deux cavaliers, sous un étendard commandé par un capitaine, qui s'appelle décurion. Comme dans l'infanterie, on choisit pour centurion un homme robuste, de haute taille, et qui sache lancer adroitement et avec force les javelots et les dards, manier parfaitement l'épée, et se servir avec dextérité du bouclier ; qui soit vigilant, actif, plus prompt à exécuter les ordres de ses supérieurs qu'à parler ; qui soit maître dans toutes les parties de l'escrime ; qui discipline et exerce ses soldats ; qui ait soin qu'ils soient bien chaussés et bien habillés, et que leurs armes soient toujours nettes et brillantes ; de même on doit, sur toutes choses, chercher de la vigueur et de la légèreté dans un décurion, afin qu'à la tête de sa compagnie il puisse, en cuirasse et avec toutes ses armes, monter de bonne grâce sur son cheval, et faire admirer la façon dont il le manie. Il faut qu'il sache se servir adroitement de la lance, tirer habilement les flèches, et dresser les cavaliers de sa turme à toutes les évolutions de la cavalerie ; il doit aussi les obliger à tenir en bon état leurs cuirasses, leurs casques, leurs lances et toutes leurs armes, parce que l'éclat qu'elles jettent en impose beaucoup à l'ennemi. D'ailleurs, que peut-on penser du courage d'un soldat qui laisse manger ses armes par la rouille et la saleté ? Mais il n'est pas moins nécessaire de travailler continuellement les chevaux pour les façonner, que d'exercer les cavaliers : c'est au décurion à y tenir la main, et en général à veiller à la santé et à l'entretien de sa troupe.

15. De la manière de mettre une légion en bataille, et des armes des centurions et des tribuns

Pour voir à présent comment on range une armée en bataille, prenons, par exemple, une légion, dont la disposition servira de plan pour en ranger plusieurs ensemble. La cavalerie se place sur les ailes ; l'infanterie commence à se former par la première cohorte de la droite ; la seconde se place de suite en ligne ; la troisième occupe le centre ; la quatrième se range à côté ; la cinquième la suit, et ferme la gauche de la première ligne. Les ordinaires, les autres officiers, et tous les soldats qui combattaient dans cette première ligne, devant et autour des enseignes, s'appelaient le corps des princes, tous pesamment armés ; ils avaient des cuirasses complètes, des grèves de fer, des boucliers, de grandes et petites épées, cinq flèches plombées dans la concavité de leurs boucliers, pour les lancer à la première occasion, et deux armes de jet : une grande, qui est le javelot, et une petite, qui est le demi-javelot ou le dard. Le javelot se composait d'un fer de neuf pouces de long, triangulaire, et qui était monté sur une hampe de cinq pieds et demi : on exerçait particulièrement les soldats à lancer cette arme, parce qu'étant bien jetée, elle perçait également les cuirasses des cavaliers et les boucliers des fantassins. Le demi-javelot avait un fer triangulaire de cinq pouces de long, sur une hampe de trois pieds et demi. La seconde ligne, où étaient les hastats, était armée comme celle des princes, et se formait à la droite par la sixième cohorte ; la septième se plaçait de suite ; la huitième occupait le centre ; elle était suivie de la neuvième, et la dixième fermait toujours la gauche. Derrière ces deux lignes on plaçait les férentaires ou les légèrement armés, que nous appelons à présent escarmoucheurs, ou gens déterminés ; les scutati, armés d'écus ou de grands boucliers, de flèches plombées, d'épées et d'armes de jet, à peu près comme le sont presque tous nos soldats aujourd'hui ; les archers, armés de casques, de cuirasses, d'épées, d'arcs et de flèches ; les frondeurs, qui jetaient des pierres avec la fronde ou fustibale ; et les tragulaires, qui tiraient des flèches avec des balistes de main ou des arbalètes.

16. Comment les triaires ou les centurions sont armés

Après toute cette armure légère, les triaires, armés de boucliers, de casques, de cuirasses complètes, de jambières de fer, de l'épée et du poignard, de flèches plombées et de deux armes de jet, formaient une troisième ligne. Pendant l'action on les faisait demeurer baissés un genou en terre, afin que, si les premières lignes étaient battues, cette troupe fraîche pût rétablir les affaires, et rappeler la victoire de son côté. Les porte-enseignes, quoique gens de pied, avaient des demi-cuirasses et des casques couverts de peaux d'ours avec le poil, pour se donner un air plus terrible ; mais les centurions avaient des cuirasses complètes, de grands boucliers et des casques de fer, comme les triaires ; avec cette différence que les centurions portaient leurs casques traversés d'aigrettes argentées, pour être plus facilement reconnus de leurs soldats.

17. Que les pesamment armés combattaient de pied ferme

Il faut savoir et se rappeler par tous les moyens que, lorsqu'on engageait une action, les deux premières lignes ne bougeaient point, et les triaires demeuraient aussi baissés dans leur place. Les légèrement armés, férentaires, éclaireurs, frondeurs, archers, s'avançaient à la tête de l'armée, et chargeaient l'ennemi : s'ils pouvaient le mettre en fuite, ils le poursuivaient ; mais s'ils étaient obligés de céder à la multitude ou à la force, ils se retiraient derrière les pesamment armés : alors ceux-ci, qui étaient comme un mur de fer, prenaient le combat d'abord de loin, avec les armes de jet ; ensuite de près, l'épée à la main ; s'ils mettaient l'ennemi en fuite, c'était à l'infanterie légère et à la cavalerie légionnaire à le poursuivre. Pour eux, ils demeuraient de pied ferme, de crainte de se rompre, et que l'ennemi, venant tout à coup sur eux, ne profitât de leur désordre. Par ces dispositions, la légion était victorieuse sans danger ; ou si elle avait du désavantage, elle se conservait en bon état : car il est de l'essence de la légion de ne pouvoir aisément ni fuir ni poursuivre.

18. Que le nom et le grade de chaque soldat doivent être écrits sur son bouclier

De crainte que, dans la confusion de la mêlée, les soldats ne vinssent à s'écarter de leurs camades, chaque cohorte avait des boucliers peints différemment de ceux des autres, ce qui se pratique encore aujourd'hui : ces signes distinctifs sont appelés, d'un nom grec, deigmata. Outre cela, sur chaque bouclier était écrit le nom du soldat, avec le numéro de sa cohorte et de sa centurie. Par tous ces détails on peut voir qu'une légion bien ordonnée était comme une place forte, puisqu'elle trouvait partout où elle se portait toutes les choses nécessaires à la guerre. Qu'avait-elle à craindre des surprises de l'ennemi ? Elle savait tout d'un coup en rase campagne se faire des retranchements de fossés et de palissades, et trouvait toujours dans son propre corps des soldats et des armes de toute espèce. Si l'on veut défaire des barbares en bataille rangée, il faut faire des vœux au ciel pour qu'il inspire à l'empereur de recruter les légions suivant l'ancien usage. Dans fort peu de temps, des jeunes gens bien choisis, et dressés chaque jour, soir et matin, à tous les exercices militaires, égaleront facilement ces anciens soldats qui ont subjugué le monde entier. Qu'importe, empereur invincible, que le militaire ait souffert de si grandes altérations, s'il est attaché au bonheur et aux vues sublimes de votre Eternité de rétablir les anciens règlements et d'en faire de nouveaux pour le bien de l'Etat ? Avant l'essai, tout paraît difficile : cependant, si l'on préposait aux levées des gens capables de bien faire cet emploi, on pourrait rassembler bientôt une jeunesse propre à la guerre, et former de bonnes troupes. Avec des soins bien entendus, on vient à bout de tout, lorsqu'on ne ménage pas les dépenses convenables.

19. Qu'il faut rechercher dans le nouveau soldat, outre la force du corps, l'art d'écrire par notes et de compter

Les commissaires des levées doivent chercher généralement la hauteur de la taille, la force et la bonne volonté, dans tous les sujets qu'on leur présente ; mais il faut que sur le nombre il s'en trouve quelques-uns qui sachent écrire par notes, compter et calculer. Il y a plusieurs grades dans la légion ; le service militaire, public et particulier, et la paye, s'écrivent jour par jour, presque plus exactement qu'on ne dresse, dans la ville, les journaux des vivres et de la police. Les gardes du camp, en temps de guerre, et celles qui se montent tous les jours en temps de paix, qui se fournissent par centuries et par chambrées, se marquent aussi sur des tablettes, avec les noms des soldats, à mesure que leur tour arrive, afin que personne ne soit surchargé contre la justice, ou exempté de son devoir par faveur. On enregistre aussi la date et la durée des congés qui s'accordent ; mais autrefois on n'en donnait que difficilement, et pour des causes indispensables et connues. On n'employait point aussi les soldats des services domestiques, ni au soin des affaires privées ; car il ne paraissait point convenable que les soldats de l'empereur, vêtus et nourris aux dépens de l'Etat, fussent détournés du service pour des affaires privées. Cependant les préfets, les tribuns, et même les autres officiers, avaient à leur disposition des soldats destinés à leur service particulier ; c'étaient ceux qu'on appelle à présent surnuméraires, c'est-à-dire qui avaient été reçus après que la légion était complète. Les soldats en pied étaient cependant obligés d'aller chercher et d'apporter au camp le bois, le fourrage, la paille ; et c'est de cette sorte de service qu'on les appelle munifices.

20. La moitié des gratifications des soldats doit être mise en séquestre aux enseignes

Les anciens avaient sagement établi que la moitié des gratifications qu'on fait aux troupes fût mise en dépôt aux enseignes, de crainte que les soldats ne dissipassent tout par la débauche et les folles dépenses. La plupart des hommes, surtout les pauvres, dépensent à mesure qu'ils reçoivent ; et c'est faire le bien des soldats que de leur mettre cet argent en séquestre. Entretenus aux dépens de l'Etat, ils se font peu à peu de la moitié des gratifications un fonds pour leurs besoins ; ils ne songent point à déserter ; ils s'attachent davantage aux enseignes, ils les défendent avec plus d'ardeur, animés qu'ils sont par ce penchant du cœur humain, qui nous rend si soigneux de ce qui nous fait vivre. Les gratifications étaient partagées en dix bourses, une par cohorte : toute la légion mettait encore dans une onzième pour la sépulture commune ; et si un soldat venait à mourir, on en tirait de quoi faire ses funérailles. Toutes ces sommes étaient sous la garde des porte-enseignes : c'est pourquoi on choisissait pour remplir cet emploi des gens d'une fidélité reconnue, et capables non seulement de garder leur dépôt, mais de faire à chacun le décompte de ce qui lui appartenait.

21. Que les promotions doivent se faire de telle sorte que les soldats promus passent par toutes les cohortes

Il semble qu'un conseil supérieur à celui des hommes ait présidé à l'établissement de la légion romaine, lorsqu'on considère que les dix cohortes qui la composent, de la manière dont elles sont ordonnées entre elles, paraissent ne faire qu'un seul corps, qu'un même tout. Par l'ordre de la promotion, tous les soldats roulent de cohorte en cohorte ; de sorte que de la première un soldat qu'on avance passe tout d'un coup à la dixième ; il y prend un meilleur grade : avec le temps il remonte par toutes les autres, augmentant toujours de grade et d'appointements, et revient à la première. C'est ainsi que le centurion primipile, après avoir commandé de classe en classe dans toutes les autres cohortes, parvient dans la première à cette haute dignité, qui lui procure des avantages infinis dans toute la légion. Les préfets du prétoire arrivent de même à ce rang si honorable et si lucratif par cette promotion circulaire. Les cavaliers légionnaires, malgré l'antipathie naturelle qui règne entre la cavalerie et l'infanterie, regardaient les fantassins de leur cohorte comme leurs camarades : enfin cette harmonie de toutes les parties de la légion y faisait régner une union constante entre toutes les cohortes, et entre les cavaliers et les soldats.

22. Des trompettes, cornets et buccines. En quoi ils diffèrent entre eux

Les instruments militaires de la légion sont la trompette, le cornet, et la buccine ou cor : la trompette sonne la charge et la retraite ; les enseignes obéissent au bruit du cornet, qui ne donne que pour elles : c'est encore la trompette qui sonne lorsque les soldats commandés pour quelque ouvrage sortent sans enseignes ; mais dans le temps même de l'action les trompettes et les cornets sonnent ensemble. La buccine ou cor appelle à l'assemblée ; c'est aussi une des marques du commandement : elle sonne devant le général, et lorsqu'on punit de mort des soldats, pour marquer que cette exécution se fait de son autorité. C'est encore au son de la trompette qu'on monte et qu'on descend les gardes ordinaires et les grand'gardes hors du camp ; qu'on va à l'ouvrage et que se font les revues : c'est aussi à ce signal que les travaux cessent. Ce sont les cornets qui sonnent pour faire marcher les enseignes et les faire arrêter. Tout cela se pratique dans les exercices, et dans les promenades qu'on fait faire aux soldats sous les armes, afin que dans un jour d'affaire, accoutumés aux signaux de ces instruments, ils y obéissent promptement, soit qu'il faille charger ou s'arrêter, pour suivre l'ennemi ou revenir. En effet, la raison veut qu'on pratique souvent dans le loisir de la paix ce qu'il faut nécessairement exécuter dans le tumulte des combats.

23. De l'exercice des troupes

On conçoit l'ordonnance de la légion. Revenons aux exercices, d'où est venu, comme on l'a déjà dit, le nom d'armée (exercitus). On exerçait matin et soir les nouveaux soldats à manier toutes sortes d'armes ; on obligeait aussi les vieux, même les mieux dressés, à faire les exercices régulièrement une fois par jour. Les services et l'âge ne donnent pas toujours la science de la guerre. Un vieux soldat qui n'a point été exercé est toujours nouveau. Ceux qu'on appelait armatures, et généralement tous les soldats, apprenaient sans cesse les exercices de l'escrime, qui ne sont aujourd'hui qu'un vain spectacle donné, les jours de fête, dans le cirque. C'est par l'usage continuel des forces du corps qu'on acquiert la légèreté et l'adresse de porter des coups certains à l'ennemi, et de se garantir des siens. C'est par la même répétition que les soldats apprendront dans ces combats simulés une chose bien plus essentielle encore, c'est-à-dire à garder leurs rangs, et à ne point quitter leurs enseignes dans les évolutions les plus embarrassées : à la fin, ceux qui sont bien instruits ne font jamais de faute dans toutes les manœuvres, quelle que soit la confusion créée par la multitude. Il est très nécessaire que les nouveaux soldats s'exercent avec des armes de bois contre le pieu ; qu'ils apprennent à porter des coups à cet ennemi fictif, de pointe, de taille, aux flancs, aux pieds et à la tête ; qu'ils s'étudient à le frapper en sautant, à s'élever avantageusement sur le bouclier, et à s'abaisser tout à coup pour s'en couvrir ; tantôt à s'élancer en avant comme pour frapper, et tantôt à sauter en arrière. Il faut encore qu'ils s'exercent à lancer de loin des armes de jet contre les mêmes pieux, afin d'apprendre à bien diriger leurs coups et de se fortifier les bras. Les archers et les frondeurs dressaient pour but des fagots ou des bottes de paille, contre lesquels ils tiraient des flèches à six cents pieds de distance : ils jetaient aussi des pierres avec le fustibale, et frappaient souvent le but. Dans le combat, ils faisaient sans se troubler ce qu'aux champs ils avaient fait en se jouant. Il faut dresser les frondeurs à ne tourner qu'une seule fois la fronde autour de leur tête, avant que de lâcher la pierre. Autrefois on exerçait tous les soldats à jeter à la main des pierres d'une livre : cette manière est plus expéditive, parce qu'on se passe de fronde. On les obligeait encore à s'exercer sans cesse à lancer les armes de jet ou les flèches plombées ; et, pour ne pas en interrompre l'exercice pendant l'hiver, on construisait pour la cavalerie des manèges qu'on couvrait de tuiles ou de bardeaux, et, à leur défaut, de roseaux, d'herbes de marais ou de chaume. Pour l'infanterie, on bâtissait des basiliques ou grandes salles toujours ouvertes, afin d'avoir toujours des lieux à l'abri des injures de l'air pour exercer les troupes, lorsqu'il faisait mauvais temps ; mais dès que la pluie ou la neige cessait, on les exerçait à découvert, tant on craignait que la discontinuation du travail n'amollît les corps et les courages. On doit accoutumer les soldats à abattre des arbres, à porter des fardeaux, à nager dans la mer ou dans les rivières, à marcher à grands pas, à courir avec armes et bagages ; de telle sorte que ces travaux, répétés chaque jour en temps de paix, dans la guerre leur paraissent faciles. Ces exercices doivent être continuels, soit pour les légions, soit pour les troupes auxiliaires ; car autant le soldat bien exercé souhaite le combat, autant celui qui est ignorant l'appréhende. En un mot, qu'on se persuade qu'à la guerre l'art est au-dessus de la force ; et si on ôte la discipline et l'exercice, il n'y aura plus de différence entre un soldat et un paysan.

24. Exemples de stimulants et d'exercices militaires tirés d'autres professions

L'athlète, le chasseur, le cocher, qui se donnent en spectacle dans le cirque, ne cessent, pour un vil intérêt ou pour gagner la faveur de la populace, de s'exercer tous les jours, afin de se perfectionner dans leur métier. Avec combien plus d'application le soldat, dont la profession est de défendre l'Etat, doit-il l'étudier, et s'y entretenir par une répétition continuelle des exercices ! Outre la gloire de triompher de l'ennemi, il profite souvent d'un riche butin ; les règlements de la milice et le choix de l'empereur l'élèvent aux dignités et aux fortunes de la guerre. Si les acteurs s'exercent sans cesse pour mériter sur la scène les applaudissements du public, le militaire, engagé par serment à la milice, destiné par son état à combattre pour sa propre vie et pour la liberté de sa patrie, peut-il jamais se lasser de s'exercer, soit qu'il soit nouveau dans son métier, soit même qu'il ait déjà du service ; surtout s'il est vrai, suivant cette ancienne maxime, que tous les arts ne s'apprennent que par la pratique ?

25. Des outils et machines de la légion

Ce n'est pas seulement par le nombre des soldats que la légion remporte le plus souvent la victoire, mais par le choix des armes. La plus redoutable est cette espèce de javelot à l'épreuve duquel il n'y a ni bouclier ni cuirasse lorsqu'il est lancé par ces machines appelées carrobalistae. Chaque centurie a à sa suite une de ces machines tirée par des mulets, et servie par onze soldats ; plus elles sont grandes, plus elles chassent loin et roide les javelots dont on les charge : on ne s'en sert pas seulement pour la défense des camps, on les place encore sur le champ de bataille, derrière les pesamment armés ; et ni la cavalerie ni l'infanterie, armées de boucliers, ne résistent aux traits qu'elles lancent. Il y a donc cinquante-cinq de ces machines dans une légion ; de plus, dix onagres, c'est-à-dire une par cohorte : on place ces sortes de machines sur des chariots armés, tirés par deux bœufs, afin qu'en les transportant du côté du camp où l'on prévoit l'attaque de l'ennemi, on puisse le repousser de loin à coups de pierres, de dards et de javelots. Chaque légion porte encore des espèces de canots faits d'un seul morceau de bois creusé, des chaînes de fer, et une grande quantité de cordes. Quand il est question de traverser des fleuves sur lesquels il n'y a pas de ponts, on met à l'eau ces canots, qu'on attache les uns à côté des autres ; ensuite on construit dessus une espèce de plancher fait avec des madriers, et sur lequel l'infanterie et la cavalerie passent ainsi sans danger, d'un bord à l'autre. La légion porte encore des crocs de fer, qu'on appelle loups ; des faux attachées à de longues perches ; des hoyaux, des pieux, des bêches, pelles et pioches ; des hottes et des paniers pour porter la terre : elle a encore des doloires, des haches, des coignées, des acies, et tous les outils propres à dégauchir le bois, à le scier et à l'employer. Il y a aussi des ouvriers attachés à la légion, pourvus de tous les instruments nécessaires à la construction des tortues, des galeries, des mantelets, des béliers, et même des tours portatives, et autres machines pour l'attaque des places : enfin, pour n'en pas dire trop en voulant énumérer toute chose, la légion doit porter avec elle tout ce qui est nécessaire en campagne, quelle que soit la nature de la guerre, afin qu'elle puisse faire une place forte de son camp, partout où elle voudra l'établir.

Livre III

Prologue

L'histoire des peuples anciens nous apprend que les Athéniens et les Lacédémoniens donnèrent la loi dans la Grèce avant les Macédoniens. Mais Athènes ne se distingua pas seulement dans les armes, elle cultiva les sciences et les arts ; au lieu que les Spartiates firent leur étude propre de la guerre. On assure qu'ils furent les premiers à s'instruire sur les divers événements des batailles, et à mettre par écrit leurs observations militaires, et qu'ils parvinrent bientôt à réduire à des règles raisonnées et à des principes méthodiques ce qui ne semblait jusqu'alors dépendre que de la valeur ou de la fortune. De là l'établissement de leurs écoles de tactique, pour enseigner à la jeunesse les manœuvres de la guerre et les différentes dispositions de combattre ; hommes vraiment dignes de toute notre admiration, qui voulaient que chez eux on s'attachât particulièrement à un art sans lequel les autres arts ne peuvent subsister. Les Romains, marchant sur leurs traces, se sont aussi formé par l'expérience un système de tactique, et en ont de même conservé les règles dans leurs écrits ; et ce sont, empereur invincible, ces mêmes principes, dispersés dans différents auteurs, que vous m'avez ordonné d'abréger, de peur que le trop grand nombre ne causât de l'ennui, ou que le trop peu n'inspirât pas de confiance. Quant aux progrès que firent les Lacédémoniens dans l'art des dispositions, je n'en veux point d'autre preuve que l'exemple de Xanthippe, qui, prêtant le secours, non de son courage, mais de son art, aux Carthaginois, épuisés par la défaite de leurs armées, battit Attilius Régulus, le mit aux fers, avec les débris d'une armée romaine si souvent victorieuse, et termina ainsi la guerre par une seule journée. Ce ne fut pas avec moins de succès qu'Annibal, se préparant à porter la guerre en Italie, voulut prendre des leçons d'un Lacédémonien ; Leçons qui furent funestes à tant de consuls et à tant de légions, quoique ce général fût toujours inférieur en nombre et en force aux Romains. Qui désire la paix, se prépare donc à la guerre. Qui aspire à la victoire, s'applique à former ses soldats. Qui veut combattre avec succès, combatte par principes, non au hasard. Personne n'ose insulter une puissance dont on sent la supériorité dans l'action.

1. De la grandeur des armées

Le premier livre traite des levées et des exercices des nouveaux soldats ; dans le second on a développé l'ordonnance de la légion et la discipline des troupes : les batailles font le sujet du troisième. Il est précédé des deux autres, afin qu'arrivant par ordre aux instructions qui suivent sur la science des combats et sur les moyens de vaincre, on puisse les entendre plus aisément et en tirer plus de fruit. On appelle armée un certain nombre de légions et de troupes auxiliaires, infanterie et cavalerie, réunies pour des expéditions militaires. Les maîtres de l'art veulent que ce nombre soit limité. En réfléchissant sur les défaites de Xerxès, de Darius, de Mithridate, et d'autres rois, qui avaient armé des peuples entiers, on voit évidemment que ces prodigieuses armées ont moins succombé sous la valeur de leurs ennemis que sous leur propre multitude. En effet, une armée trop nombreuse est exposée à bien des inconvénients ; sa marche en est ralentie, et ses colonnes étant trop longues, les ennemis peuvent la harceler et l'incommoder, même avec fort peu de monde. Lorsqu'il faut aller par des chemins difficiles ou passer des rivières, les bagages, par leur lenteur, l'exposent à de fréquentes surprises. On ne trouve jamais qu'avec une peine infinie du fourrage pour une si grande quantité de chevaux et d'autres bêtes de charge : la disette, qu'il est si important d'éviter dans toute expédition, ruine bientôt une grande armée ; et, quelques soins que l'on prenne pour faire provision de vivres, ils manquent d'autant plus vite qu'on les distribue à plus de bouches. Quelquefois même une trop grande multitude trouve à peine assez d'eau ; enfin, si par malheur votre armée vient à être mise en fuite, il faut nécessairement qu'on tue bien du monde ; et ce que vous sauverez de troupes en remportera une impression de frayeur qui épouvantera pour une seconde action. C'est pourquoi nos anciens, instruits par l'expérience, voulaient des armées plus disciplinées que nombreuses. Une légion composée de dix mille fantassins et de deux mille chevaux, compris les auxiliaires, suffisait pour les guerres peu importantes ; et on en donnait souvent le commandent à un préteur, comme à un général du second ordre. Si l'ennemi passait pour puissant, on faisait marcher vingt mille hommes d'infanterie et quatre mille chevaux, commandés par un personnage ayant la puissance consulaire, dont la dignité est représentée aujourd'hui par les comtes du premier ordre. S'il était question de ramener sous le joug quelque coalition de nations valeureuses en révolte, sous l'empire de cette nécessité on mettait en campagne deux armées, et à leur tête deux généraux, avec cette formule : «Que chacun des chefs en particulier, ou tous deux ensemble, prennent garde que la république ne reçoive aucun dommage !» Enfin, quoique les Romains eussent dans la suite à combattre presque tous les ans en différents pays contre différentes nations, ils n'envoyaient que de petites armées, qu'ils préféraient, comme nous avons dit, à de plus grandes moins disciplinées ; mais, quelles qu'elles soient, ils observaient exactement que le nombre des auxiliaires ou des alliés n'excédât pas celui des nationaux.

2. Des moyens de conserver la santé dans les armées

Voici un point auquel il est de la p1us grande importance de pourvoir. En vain on aura de bonnes armées, si on ne sait pas y maintenir la santé ; les moyens qu'on peut proposer comprennent les lieux, les eaux, les saisons, les remèdes et les exercices. Quant aux lieux, la précaution qu'on doit prendre, c'est de ne tenir les troupes ni dans un pays malsain, comme dans le voisinage de marais pestilentiels, ni sur des montagnes ou des collines sèches, sans arbres et sans couvert ; par rapport aux saisons, de ne pas les faire camper en été sans tentes, de ne pas les faire partir trop tard le matin, de peur que le poids de la chaleur, joint à la fatigue du chemin, ne leur causent des maladies ; mais plutôt les mettre en marche à la pointe du jour, afin d'arriver de bonne heure à l'endroit marqué : c'est de ne pas les faire marcher de nuit en hiver, par les neiges et par les glaces, ni les laisser manquer de bois ni d'habits. Des soldats transis de froid ne sont ni bien portants, ni propres à aucune expédition. Qu'on ne leur laisse point boire d'eau corrompue ou bourbeuse, espèce de poison capable d'engendrer des maladies contagieuses. Si quelques-uns en sont attaqués, il faut avoir recours aux aliments propres à les rétablir, et à l'art des médecins ; c'est à quoi les officiers des légions, les tribuns, et le comte lui-même, doivent avoir une attention particulière ; car, dans une affaire, on tire de mauvais services de soldats qui, outre la guerre, ont encore à supporter la maladie. Les maîtres de l'art ont toujours cru l'exercice journalier des armes plus propre que les remèdes à entretenir la santé dans les armées ; c'est sur ce principe qu'ils l'ordonnaient à l'infanterie, soit en plein air dans les beaux jours, soit à couvert dans les temps de pluie ou de neige. Ils exerçaient aussi la cavalerie non seulement en plaine, mais sur des terrains escarpés ou pleins de crevasses ; dans des sentiers étroits et embarrassés, afin que dans le combat aucune de ces difficultés ne lui fût inconnue. On comprend par là de quelle importance il est de bien instruire une armée, puisque c'est l'habitude même de cette instruction laborieuse qui dans les camps leur assure la santé, et dans les combats la victoire. Enfin, il faut observer que si on laisse trop longtemps une grande armée dans les mêmes lieux, pendant l'été ou pendant l'automne, la malpropreté, la corruption des eaux, l'infection de l'air, y répandent des maladies capables de la détruire, et qu'on ne les peut éviter qu'en changeant souvent de camp.

3. Du soin qu'on doit mettre à se pourvoir de grains et de fourrages, et à les garder

L'ordre demande que nous parlions des vivres et des fourrages, dont la disette détruit plus souvent une armée que la guerre même ; car la faim est plus terrible que le fer : d'ailleurs, on peut remédier sur-le-champ aux autres accidents qui peuvent arriver ; mais il n'y a d'autres moyens pour éviter la disette que de la prévenir. C'est un grand point à la guerre, et le plus grand, que de faire en sorte que les vivres ne nous manquent pas, et manquent à l'ennemi : on doit donc, avant d'entrer en campagne, dresser un état des troupes, et de la dépense nécessaire à leur entretien ; ensuite tirer de bonne heure des différentes provinces les différentes subsistances qu'elles doivent fournir, et les rassembler en magasins dans des lieux situés commodément pour la guerre qu'on doit faire, et bien fortifiés, et dans une quantité plus que suffisante. Si les contributions ordonnées ne suffisent pas, il y faut pourvoir avec de l'argent ; car qui peut nous assurer de la possession de nos richesses, si nous ne savons les défendre avec les armes ? Il y a mille occasions qui augmentent la disette : dans un siège, par exemple, l'assiégeant le fera durer plus longtemps que vous ne pensez, quoiqu'il manque de vivres, dans l'espérance de vous réduire vous-même à un plus grand besoin. En conséquence, il faut donner ordre, et au besoin exiger, par des agents de réquisition, que tout ce qui pourrait être pris par l'ennemi, en bétail, blé et vins, soit transporté par les habitants dans des forts situés à portée, et munis de bonnes garnisons ; on doit aussi obliger les habitants eux-mêmes de s'y retirer avant l'invasion, eux et leurs effets. Il ne faut pas attendre le moment du siège pour mettre les murs et les machines de guerre en état de défense, car si l'ennemi vous surprend dans ce travail, la crainte y jettera le désordre ; d'ailleurs la communication étant interrompue entre la ville assiégée et les villes voisines, elle n'en pourra rien tirer de ce qui lui serait nécessaire. Au reste, on pourvoit à la subsistance des garnisons avec des provisions médiocres, en commettant des gens fidèles à la garde des magasins, et en distribuant les vivres avec économie dès le commencement du siège. C'est une épargne tardive, que de commencer à ménager les vivres quand ils manquent. Voilà pourquoi, dans les expéditions difficiles, les anciens distribuaient des vivres par tête, et non d'après le grade ; et la nécessité venant à cesser, la république tenait compte à chacun des rations qu'il n'avait pas reçues. On doit faire en sorte qu'il y ait suffisamment en hiver du bois et du fourrage ; en été, de l'eau ; en tout temps, du blé, du vin, du vinaigre, du sel ; que les places de guerre et les forts soient bien munis de flèches, de pierres, de balistes, de catapultes, et de diverses sortes de frondes, afin que les soldats qu'on juge moins propres à la guerre de campagne, et qu'on emploie, par cette raison, à la garde des places trouvent de quoi les défendre ; que ceux qui habitent une ville ou les environs ne se laissent point amuser par les ruses et les serments de l'ennemi, plus dangereux sous des apparences de négociations et de paix, qu'à force ouverte. De cette sorte, les assiégés peuvent affamer l'ennemi, s'il tient ses forces ensemble, et battre facilement en détail par des sorties, s'il les sépare.

4. De la conduite qu'il faut tenir pour éviter les séditions

Souvent, dans une armée qui vient de s'assembler de différentes provinces, il s'élève des mouvements de sédition ; et des troupes murmurent hautement de ce qu'on ne les mène pas combattre, quoiqu'en effet elles n'en aient pas envie : ce qui arrive principalement à ceux qui dans leurs quartiers ont vécu dans l'oisiveté et dans la mollesse ; car le travail qu'il faut soutenir dans le cours d'une campagne, et dont ils ont perdu l'habitude, les rebute ; et comme ils craignent nécessairement les combats, puisqu'ils craignent même l'exercice, ils ne les demandent que par une présomption mal soutenue. A ce mal on applique plus d'un remède. Pendant que les corps sont chacun dans leurs quartiers, et séparés les uns des autres, il faut que les tribuns, leurs lieutenants et officiers tiennent leurs soldats dans une discipline sévère ; qu'ils ne respirent que le devoir et la soumission ; qu'on les fasse sans relâche manœuvrer sous les armes ; qu'on les passe souvent en revue ; qu'il ne leur soit accordé aucun congé ; qu'au moindre signe, à la moindre parole, ils soient toujours au commandement ; qu'on les exerce sans cesse, et très longtemps, jusqu'à la lassitude, à tirer des flèches, à lancer des javelots, à jeter des pierres à la main ou avec la fronde, à escrimer contre le pieu, à le frapper de pointe et de taille avec l'épée de bois, à courir, à sauter, à franchir les fossés. Si leurs quartiers sont près de la mer ou d'une rivière, qu'on leur fasse apprendre à nager pendant l'été ; qu'on les mène souvent près des lieux escarpés ou fourrés ; qu'on leur fasse abattre des arbres, les dégrossir, creuser des fossés ; qu'ils s'emparent d'un poste, et que pour n'être pas débusqués par leurs camarades ils les poussent boucliers contre boucliers. Des soldats et des cavaliers, soit légionnaires, soit auxiliaires, disciplinés exercés de cette sorte dans leurs quartiers, prendront nécessairement de l'émulation pour la gloire ; et quand on les rassemblera pour une expédition, ils demanderont plutôt le combat que le repos. En général, un soldat qui a de la confiance en ses armes et en ses forces ne pense point à se mutiner ; mais enfin s'il se trouve quelques séditieux dans les légions ou dans les auxiliaires, cavalerie ou infanterie, à commencer par les centurions, leurs lieutenants et les autres officiers, c'est à un général attentif à les découvrir, non par les délations, mais par les voies non suspectes de la vérité ; et pour lors il les éloignera du camp, sous prétexte de quelque commission qui puisse leur faire plaisir ; ou il les enverra servir dans des villes ou des châteaux, mais avec tant d'adresse, qu'en se défaisant d'eux il semble les y envoyer par préférence. Jamais la multitude ne se porte à la révolte par un accord ; elle y est excitée par un petit nombre de mutins, qui fondent l'espérance de l'impunité de leur crime sur le nombre des complices qu'ils s'assurent. Supposé que cette révolte devînt si générale qu'on ne pût la dissimuler, il n'en faut punir que les auteurs, selon l'usage des anciens, qui était de ne châtier qu'un petit nombre, et de faire peur à tous les autres. Au reste, il est bien plus glorieux à un général de maintenir ses soldats dans la discipline par l'habitude de l'exercice et du travail, que de les rendre obéissants par la seule crainte du châtiment.

5. Quels sont les différents signaux militaires

L'homme de guerre a bien des choses à observer dans le combat. Là, la moindre faute qu'il fait est punissable, puisqu'il est question du salut public ; mais rien ne contribue plus à la victoire que d'obéir aux signaux. Il n'est pas possible que, dans le tumulte de l'action, la voix d'un seul homme dirige les mouvements d'une armée ; il est obligé de changer souvent ses ordres, à mesure que les circonstances changent ; ce qui a fait établir chez toutes les nations des signaux, par lesquels toute une armée peut connaître et exécuter les ordres de celui qui la commande. Nous en avons de trois espèces, qu'on peut distinguer par vocaux, demi-vocaux et muets : les deux premiers frappent l'oreille ; les derniers frappent les yeux.

Les vocaux, ainsi appelés de la voix qui les prononce, consistent dans de certains mots de garde ou de ralliement; comme la victoire, la palme, la valeur, Dieu est avec nous, le triomphe de l'empereur, et autres semblables qu'il plaît au chef de l'armée de donner. On saura, en passant, qu'il importe de les varier tous les jours, de crainte que les ennemis ne se glissent impunément dans le camp à la faveur du mot, s'il était trop souvent le même.

Les signaux demi-vocaux s'indiquent par la trompette, le cor ou le cornet : on apelle trompette l'instrument dont le canal est en droite ligne ; le cor est composé d'un canal d'airain, qui se replie sur lui-même en forme de cercle ; le cornet est fait d'une corne de bœuf sauvage, entortillé d'argent, et produisant des sons que sait varier celui qui en donne. C'est par des inflexions certaines de ces divers instruments que l'armée sait tout d'un coup si elle doit marcher ou faire halte, revenir sur ses pas, poursuivre l'ennemi, ou faire retraite.

Les signaux muets sont les aigles, les dragons, les drapeaux ou les étendards, les banderoles, les touffes de plumes, les aigrettes, etc. De quelque côté que le général fasse porter les enseignes, le soldat est obligé de les suivre. Il y a d'autres signaux muets, attachés aux chevaux, aux habits, et même aux armes, afin que les soldats de la même armée se reconnaissent les uns et les autres et ne prennent pas l'ennemi pour l'ami. On distingue encore certains ordres du général à un geste de la main ; au fouet, qu'il porte quelquefois, comme les barbares ; à une certaine manière toucher ses habits.

On doit exercer le soldat à connaître ces différents signaux et à y obéir, soit en garnison, soit en marche, soit dans le camp : c'est à quoi il ne parviendra jamais dans la confusion inséparable des combats à la guerre, s'il n'y est exercé par un usage continuel en temps de paix. Il y a encore des signaux muets, communs à toutes les nations : par exemple, la poussière qui s'élève toujours en forme de nuage peut vous indiquer l'approche de l'ennemi : par le feu pendant la nuit, et par la fumée pendant le jour, deux armées s'informent réciproquement de bien des choses qu'elles ne pourraient se faire savoir autrement. On place quelquefois, au haut des tours d'une ville ou d'un château, des espèces de solives ; et en les élevant ou en les baissant, suivant qu'on en est convenu avec des troupes amies, on les informe de ce qui se passe dans l'endroit où l'on est.

6. Des précautions qu'on doit prendre en marchant dans le voisinage de l'ennemi

Les maîtres de l'art militaire prétendent qu'il y a souvent plus de risque à courir dans les marches que dans les combats. Lorsqu'on est en présence, disent-ils, tous les soldats sont bien armés, et voient à qui ils ont affaire ; ils s'attendent et se préparent à l'action ; au lieu que dans une marche, ils n'ont pas toutes leurs armes ; ils les portent négligemment; ils sont plus sujets à se troubler, en cas d'embuscades ou d'attaques imprévues. C'est pourquoi un général doit prendre toutes les précautions possibles pour n'être pas insulté dans sa marche, ou pour repousser l'insulte promptement et sans perte. D'abord, il doit avoir un plan détaillé du pays où il fait la guerre, afin de connaître non seulement les distances par le nombre des pas, mais la qualité des chemins, les routes les plus courtes ou les plus détournées, les montagnes, les fleuves : d'habiles généraux ont poussé cette recherche au point d'avoir non seulement de simples mémoires des lieux où ils avaient à faire la guerre, mais un plan figuré, de manière à avoir non seulement sensible à l'esprit, mais présente aux yeux, la route qu'ils devaient tenir. Il faut, outre cela, interroger quelques principaux du pays, qui soient gens de bon sens et au fait des lieux, en observant de questionner chacun d'eux séparément, afin qu'en conciliant leur rapport, on puisse s'assurer de la vérité. D'ailleurs, lorsqu'il est question de choisir entre plusieurs chemins, il faut prendre des guides bien instruits ; les faire garder à vue, en les assurant d'une récompense ou d'une punition, au cas qu'ils vous conduisent bien ou mal : ils vous seront fidèles, lorsque, désespérant de vous échapper, ils verront d'un côté le prix de la fidélité, et de l'autre celui de la perfidie. On ne peut choisir avec trop d'attention des guides sensés et connaisseurs, puisqu'on court risque de perdre toute une armée par un excès de confiance dans quelques paysans grossiers qui, s'imaginant savoir un chemin qu'ils ignorent, promettent souvent plus qu'ils ne peuvent tenir, Comme, à quelque expédition qu'on se prépare, il est d'une conséquence infinie que l'ennemi n'en soit pas prévenu, la précaution la plus sûre est que votre armée ignore elle-même quelle route vous voulez lui faire prendre : c'est sur ce principe que nos légions avaient autrefois pour enseignes la représentation symbolique du minotaure, afin que cette vue rappelât sans cesse au général la nécessité de tenir son secret aussi caché dans son âme que le minotaure l'était au fond du labyrinthe. La route la plus sûre est sans doute celle que l'ennemi ne vous soupçonne pas de vouloir prendre ; mais comme les espions peuvent découvrir ou du moins entrevoir vos intentions, et qu'il ne manque pas d'ailleurs de déserteurs ni de traîtres dans une armée, mettez-vous en état de bien recevoir l'ennemi ; faites précéder votre marche par un détachement de cavaliers fidèles, clairvoyants et bien montés, qui reconnaissent de tous côtés, en avant, à droite, à gauche, par derrière, la route que vous voulez tenir, afin de découvrir s'il n'y a point d'embuscades. Vous risquez moins à faire ce détachement la nuit que le jour ; car s'il est pris, vous vous serez trahi vous-même, en laissant prendre vos éclaireurs par l'ennemi. La marche doit commencer par une avant-garde de cavalerie, suivie d'infanterie ; placez les bagages, les valets, les goujats, les chariots, au centre ; soutenez-les en queue d'infanterie et de cavalerie légères, parce que dans une marche la queue est plus souvent attaquée que la tête. Il faut aussi couvrir le bagage par les flancs avec des troupes pour repousser l'ennemi, qui fond souvent à la traverse. On observera surtout de renforcer de cavalerie choisie, d'infanterie armée à la légère et d'archers, le côté d'où doit vraisemblablement venir l'attaque ; mais vous devez vous mettre en état de faire face de tous côtés, au cas que l'ennemi vous investisse. Si vous voulez empêcher que vos soldats ne s'effrayent d'une attaque subite, il faut les avertir de s'y préparer, et d'avoir les armes à la main. Ce qui alarme ordinairement dans une attaque imprévue, ne produit plus cet effet dès qu'on en est prévenu. Nos anciens avaient grand soin que dans l'action les équipages ne fussent pas trop près des combattants, craignant, avec raison, que des valets, intimidés et blessés, ne troublassent l'ordre du combat, et que les chevaux de bât, effarouchés, ne blessassent les soldats ; ils veillaient à ce que les soldats, étant trop serrés, ne se nuisissent les uns aux autres, ou qu'étant trop au large, ils ne laissassent dans le rang des vides propres à y pénétrer : c'est pourquoi l'usage était de ranger les équipages sous des enseignes, à l'exemple des soldats ; on choisissait même parmi les valets ceux qui avaient le plus de bon sens et d'expérience, pour leur donner à chacun une espèce de commandement, qui ne s'étendait jamais sur plus de deux cents ; et ceux-ci avaient des enseignes, pour savoir dans l'occasion où se rallier avec leurs chevaux de bagages. Il faut aussi laisser un intervalle entre les équipages et les combattants qui les couvrent, pour que ceux-ci, trop pressés, n'en soient point incommodés. Quand l'armée est en marche la défense doit varier selon l'espèce d'attaque que la situation des lieux rend plus vraisemblable. En rase campagne, par exemple, il y a plus d'apparence d'être attaqué par de la cavalerie que par de l'infanterie : c'est tout le contraire dans des bois, des montagnes, des marais ; il faut marcher serré, sans permettre que des soldats se détachent par pelotons, ni que les uns aillent trop vite, les autres trop lentement ; car c'est ce qui rompt une troupe, ou du moins ce qui l'affaiblit, parce que cela donne à l'ennemi la faculté de pénétrer par des intervalles : le moyen de l'éviter est de poster de distance en distance des officiers d'expérience, qui sachent contenir les uns et presser les autres. Cela est d'autant plus important, qu'à la première attaque qui se fait en queue, ceux qui se sont portés trop en avant pensent ordinairement moins à rejoindre qu'à fuir ; pendant que les traîneurs, se trouvant trop loin de la troupe pour en être secourus, sont vaincus par l'ennemi et par leur propre découragement. On doit toujours compter que l'ennemi placera des embuscades, ou attaquera à force ouverte, selon que les lieux lui paraîtront s'y prêter. C'est à ne s'y pas laisser prendre que consiste l'habileté d'un général qui a commencé par bien reconnaître le pays. Et si l'embuscade est découverte, si elle est enveloppée à temps, elle fait plus de mal à l'ennemi qu'il n'espérait en faire. Si vous prévoyez, au contraire, qu'on vous attaquera à force ouverte dans les montagnes, saisissez-vous des hauteurs par détachements, afin que l'ennemi, vous trouvant en même temps en front et pour ainsi dire sur sa tête, n'ose vous attaquer. Si vous trouvez des routes étroites, mais qui assureraient votre marche, faites-les ouvrir avec des haches, plutôt que de prendre des grands chemins, qui exposent à l'ennemi. Examinez s'il est dans l'habitude de faire ses attaques la nuit, au point du jour, à l'heure du dîner ou le soir, quand les soldats sont fatigués ; et défiez-vous de ce qu'il est en usage de pratiquer. Sachez s'il est plus fort en infanterie qu'en cavalerie, en lanciers qu'en archers ; s'il l'emporte sur vous par le nombre des combattants ou par le choix et la bonté des armes ; et faites là-dessus vos dispositions à votre profit et à son désavantage. Observez quel est, du jour ou de la nuit, le temps où il est le plus à propos de marcher ; quelle distance il y a du lieu d'où vous partez à celui où vous voulez arriver, afin de ne pas vous exposer à la disette d'eau en été, aux mauvais chemins, aux marais, aux torrents pendant l'hiver, et de n'être pas enveloppés, dans une marche embarrassée, avant d'avoir gagné le poste où vous avez à vous rendre. S'il est de notre intérêt d'éviter sagement ces accidents lorsque la négligence ou l'impéritie y fait tomber nos ennemis, il ne faut pas laisser échapper l'occasion, mais avoir de bons espions en campagne, attirer des déserteurs, débaucher des soldats, par qui l'on puisse être informé de ce que fait l'ennemi, ou de ce qu'il compte faire ; et avoir des détachements de cavalerie et d'infanterie légère toujours prêts à tomber soit sur ses colonnes en marche, soit sur ses fourrageurs.

7. Du passage des grandes rivières

Il est extrêmement dangereux de passer des rivières sans précaution : si le courant se trouve trop rapide ou le lit fort large, le bagage, les valets, et même les soldats faibles, courent risque d'être submergés. Il faut donc, après avoir sondé le gué, séparer la cavalerie en deux troupes ; les porter l'une en haut, et l'autre en bas de l'eau, en laissant entre deux un espace qui serve de passage à l'infanterie et au bagage : ainsi la troupe qui est passée au-dessus rompt l'impétuosité du courant, pendant que celle qui est au-dessous arrête ou relève ceux qu'il emporte ou qu'il renverse. Supposé que la rivière soit si profonde que l'infanterie ni la cavalerie même ne la puisse passer à gué, mais que d'ailleurs elle coule sur un terrain aisé à couper, on peut la détourner en partie par des fossés, partie par des ruisseaux, et la rendre guéable dans sou lit, en l'y diminuant. On facilite le passage des rivières navigables en enfonçant dans l'eau des pieux, sur lesquels on cloue des planches ; ou si l'on est pressé, en liant des tonneaux vides, couverts de soliveaux, sur lesquels passe l'infanterie. Les cavaliers les plus adroits font des faisceaux de joncs et d'herbes sèches, sur lesquels ils placent les armes et les cuirasses sans qu'elles se mouillent. Eux-mêmes passent à la nage, traînant derrière eux ces faisceaux attachés à une longe. Mais on n'a rien trouvé de plus commode que de charger sur des chariots de petites chaloupes faites d'un seul tronc d'arbre creusé, et d'un bois fort léger ; des planches, des cordes, des chevilles de fer, en un mot de quoi construire sur-le-champ une espèce de pont de bateaux , aussi solide qu'un pont de pierre. Mais comme l'ennemi a coutume de dresser des embuscades ou d'attaquer ouvertement au passage d'une rivière, il faut établir deux bons postes sur l'une et l'autre rive, pour empêcher qu'il n'accable vos troupes séparées par le lit de la rivière. Il est plus sûr encore de couvrir les deux têtes du pont d'une palissade assez forte pour arrêter l'ennemi, sans être obligé de le combattre. Si le pont vous était nécessaire, soit pour repasser la rivière, soit pour faciliter vos convois, il faudrait élever à chaque tête du pont un retranchement défendu par de larges fossés, et y poster une garde, qui y tînt ferme tout le temps nécessaire.

8. Comment on établit un camp

Après avoir parlé des précautions qu'une armée doit observer en marche, l'ordre demande que nous parlions de celles qu'exige un campement. On ne trouve pas toujours une ville murée, soit pour le logement d'une nuit, soit pour un plus long séjour : il serait donc imprudent, dangereux même, de faire camper une armée pêle-mêle, sans défense, parce qu'on surprend facilement des troupes occupées à prendre leur repas, ou dispersées pour les différents services. En outre, l'obscurité de la nuit, la nécessité du sommeil, l'envoi des chevaux à la pâture, sont autant d'occasions d'insultes. Il ne suffit pas de choisir un camp avantageux par lui-même, s'il n'est tel qu'on n'en trouve pas un meilleur où l'ennemi nous aura devancés, et d'où il pourra nous incommoder dans le nôtre. Il faut camper en été à portée d'une eau saine, en hiver à portée des bois et des fourrages, sur un terrain qui ne soit ni sujet à l'inondation, ni embarrassé par des défilés de telle sorte, qu'en cas d'investissement la sortie ne soit pas difficile ; qui ne soit pas commandé par des hauteurs d'où nous arrivent les traits de l'ennemi. Ces précautions une fois prises avec soin, on fera son camp rond ou carré, triangulaire ou rectangle, selon que le terrain le souffrira, car la forme des camps n'en détermine pas la bonté : cependant on regarde comme les plus beaux ceux dont la longueur a un tiers de la largeur. C'est aux officiers chargés de tracer le camp à le ménager de sorte qu'il contienne commodément la troupe qui doit l'occuper : car un terrain trop étroit entasse les combattants, trop étendu il les disperse. Il y a trois manières générales de fortifier un camp : premièrement, s'il ne s'agit que d'y loger une nuit ou de s'y arrêter en passant, il suffit d'élever un retranchement de gazon, sur lequel on plante des pieux ou des chausse-trapes de bois ; ces gazons se lèvent avec des pioches, en sorte que la racine des herbes y tienne ; ils ont un demi-pied d'épaisseur, un pied de largeur, un pied et demi de long. Si la terre n'a pas la consistance nécessaire pour être levée en gazon, on se contente creuser à la hâte un fossé de cinq pieds de large sur trois et demi de profondeur. La terre, relevée du côté du camp, le met hors d'insulte pour une nuit ; mais les camps de résidence, soit en été, soit en hiver, lorsque l'ennemi est proche, demandent plus de soin et de travail. Les officiers chargés de marquer le camp distribuent à chaque centurie un certain nombre de pieds de terrain à retrancher ; alors les soldats, ayant rassemblé autour des enseignes leurs boucliers et leurs bagages, ouvrent, sans quitter l'épée, un fossé de neuf, onze ou treize pieds, quelquefois même dix-sept, si l'on prévoit un plus grand danger et un effort à soutenir; mais toujours en nombre impair. Derrière ce fossé, et de la même terre qu'on en a tirée, se forme le rempart, qu'on soutient par des palissades et des branches entrelacées, pour empêcher l'écroulement : c'est sur ce rempart qu'on ménage des créneaux et autres défenses, dont on fortifie ordinairement les murs d'une place. Les centurions mesurent la tâche de chaque travailleur avec des perches de dix pieds, afin que tous fouillent également et sur les mêmes proportions : ceux des tribuns qui sont attachés à leur devoir ne perdent pas de vue cet ouvrage jusqu'à ce qu'il soit fait. Pendant ce temps-là, toute la cavalerie et la partie de l'infanterie qui, par ses grades, est dispensée du travail, sont en bataille à la tête de l'ouvrage, afin de couvrir les travailleurs en cas d'attaque. Dès que le camp est retranché, on commence par y piquer les enseignes, afin de les mettre en sûreté, comme tout ce qu'il y a de plus respectable pour le soldat. Sitôt après, on dresse la tente du général et de ses principaux officiers ; ensuite celle des tribuns, auxquels des soldats, commandés de chaque chambrée, portent l'eau, le bois, le fourrage ; puis on marque un certain espace pour les tentes de chaque légion et pour celles des troupes auxiliaires, tant cavalerie qu'infanterie, selon leur rang. On commande quatre cavaliers et quatre fantassins par centurie, pour la garde du camp pendant la nuit ; et comme il est presque impossible que le même homme reste en vedette ou en sentinelle toute la nuit, on la partage à la clepsydre, en quatre parties, depuis six heures du soir jusqu'à six heures du matin, de sorte que chaque veille ne soit que de trois heures : on pose les gardes au son de la trompette, et on les relève au son du cornet. Les tribuns choisissent des gens de confiance pour visiter les postes, et leur rendre compte des manquements de service qui ont pu avoir lieu. On les appelait autrefois circuitores. On en a fait de nos jours un grade militaire, et on les appelle circitores, officiers de ronde. Il est bon, outre cela, de placer à la tête du camp une garde de cavalerie, pour les patrouilles de la nuit. A l'égard des corvées, qui roulent sur les cavaliers, il faut que les uns marchent le matin, les autres l'après-midi, afin de ménager les hommes et les chevaux. Un général doit avoir attention, soit en campagne, soit en garnison, que la pâture, le fourrage, le blé, l'eau, le bois, en un mot tout ce qui s'appelle subsistances, soit hors des insultes des ennemis ; ce qui ne peut se faire qu'en disposant sur la route de vos convois des détachements pour les défendre, soit dans les villes, soit dans des châteaux forts : si vous n'êtes pas à portée d'un lieu déjà fortifié, il faut construire à la hâte, dans les positions les plus avantageuses, de petits forts défendus par de larges fossés. C'est du terme castra qu'on a composé le diminutif castella. On y poste une garde d'infanterie et de cavalerie, qui assure le passage des convois ; car un ennemi ose rarement approcher de ces petits forts, quand il se sait exposé à être pris soit en tête, soit en queue.

9. De ce qu'il faut considérer pour décider si l'on doit combattre pur surprise et par ruse, ou à force ouverte

Ceux qui daigneront lire cet ouvrage, qui n'est qu'un abrégé des meilleurs auteurs militaires, désireront assez naturellement d'arriver au moment du combat, et d'en apprendre les règles ; mais comme ce combat se décide ordinairement en deux ou trois heures, après quoi le vaincu reste sans espoir, il faut examiner, tenter et exécuter tout ce qui est possible, avant que d'en venir à ce moment critique : aussi les grands généraux, au lieu d'exposer leurs troupes aux hasards d'une bataille, où le péril est commun aux deux armées, essayent de la ruse pour détruire ou du du moins effrayer le plus d'ennemis qu'ils peuvent, sans risque pour les leurs. Voici ces moyens, que j'ai tirés de nos anciens militaires : Un des plus utiles pour un général est de s'entretenir souvent avec des officiers intelligents et expérimentés, de ses forces et de celles de l'ennemi ; de bannir de ses entretiens la flatterie, si préjudiciable en pareil cas ; de savoir précisément qui, de lui ou du général ennemi, a les troupes les plus nombreuses, les mieux armées, les mieux disciplinées, les plus braves, les plus robustes ; et si c'est en cavalerie qu'il est plus ou moins fort, ou en infanterie, en quoi, comme l'on sait, consiste la principale force d'une armée : il doit aussi porter son attention sur la cavalerie ; examiner si elle est mieux montée ou plus mal que celle de l'ennemi ; plus ou moins forte en cuirassiers, archers, lanciers ; enfin à qui des deux partis la position du champ de bataille paraît plus favorable. Si vous êtes supérieur en cavalerie, il faut choisir la plaine ; si au contraire vous êtes plus fort en infanterie, cherchez à combattre dans des lieux serrés, et coupés de fossés, d'arbres, de marais, de montagnes, etc. Mettez-vous au fait du plus ou moins de vivres sur lesquels l'armée ennemie et la vôtre peuvent compter, car la famine est un ennemi intérieur plus dangereux souvent que le fer. Examinez s'il y a plus d'avantages à temporiser qu'à terminer promptement la guerre. L'ennemi a quelquefois compté de finir bientôt une expédition. Si on la traîne en longueur, ou la disette le consume, ou l'impatience de revoir son pays l'y rappelle, ou le dépit de n'avoir rien à faire de grand le force à se retirer. C'est alors que les soldats, épuisés de travail et rebutés de services, désertent en foule ; quelques-uns trahissent, d'autres se laissent prendre, car la fidélité tient rarement contre la mauvaise fortune ; et telle armée qui était nombreuse en entrant en campagne commence à se fondre d'elle-même. Il vous est encore important d'étudier le génie du général qu'on vous oppose ; de savoir même si ses principaux officiers sont hasardeux, entreprenants ou timides ; s'ils entendent la guerre ou non ; s'ils se conduisent par principes ou au hasard ; de distinguer quelles sont, dans les alliés des ennemis, les bonnes et les mauvaises troupes ; quelles sont les forces, la valeur, la fidélité, sur lesquels vous devez compter de la part de vos nationaux et de vos auxiliaires ; en un mot, qui de vous ou de l'ennemi peut se promettre plus raisonnablement la victoire. Ce sont ces sortes de réflexions qui augmentent ou qui diminuent la confiance. Mais, quelque découragée que soit votre armée, une harangue du général, une attitude qui prouve qu'il n'a pas peur, suffit pour la ranimer. Le courage s'accroît si par quelque stratagème, ou en saisissant une occasion favorable, vous faites quelque action d'éclat ; si la fortune commence à abandonner l'ennemi ; si vous parvenez à battre quelques corps faibles ou mal armés. Mais ne menez jamais au combat toute une armée effrayée, ou même inquiète sur l'événement ; soit que vous commandiez de vieux ou de nouveaux soldats, faites attention s'ils sont tout récemment aguerris par des expéditions militaires, ou accoutumés depuis quelques années à l'inaction trop ordinaire en temps de paix. Le plus ancien soldat peut passer pour nouveau s'il a discontinué pendant longtemps l'usage des combats. Aussi, dès que les légions, les troupes auxiliaires et la cavalerie arrivent de leurs quartiers pour former l'armée, faites-les bien exercer, d'abord en particulier par des tribuns d'une habileté reconnue ; ensuite exercez-les vous-même, comme s'il était question de combattre en bataille rangée : faites souvent l'essai de leurs forces, de leur intelligence, de leur accord dans les mouvements, de leur docilité à obéir aux avertissements des trompettes, aux mouvements des enseignes, aux ordres, aux signes que leur fait le général. Si vos troupes manquent à quelqu'une de ces parties, faites-les exercer jusqu'à ce qu'elles aient atteint le point de perfection ; mais à un tel degré, qu'elles sachent les évolutions, le maniement des armes de jet, l'ordonnance de la bataille. Il y aurait de l'imprudence à les mener à une bataille rangée, sans avoir étudié l'occasion favorable ; tâtez auparavant leur valeur par de petits combats. Un général attentif, prudent, ménager du sang de ses soldats, juge entre eux et les ennemis, comme s'il était question d'une affaire entre particuliers. S'il se trouve le plus fort en beaucoup de choses, qu'il ne diffère pas de profiter de son avantage ; s'il se juge le plus faible, qu'il évite une action générale, se bornant aux ruses et aux surprises, lesquelles ont fait plus d'une fois remporter la victoire à des armées inférieures en nombre, mais commandées par de bons généraux.

10. De ce qu'il faut faire lorsque l'on a de nouveaux soldats, ou d'anciens qui ont perdu l'usage des combats

C'est par un exercice journalier et longtemps soutenu que tous les arts se perfectionnent. Si cette maxime est vraie des plus petites choses, combien ne l'est-elle pas plus des plus importantes ? Or qui ne sait que l'art de la guerre est le plus important, le plus grand de tous ? C'est par lui que la liberté se conserve, que la dignité d'un peuple se perpétue, que les provinces et l'empire se maintiennent. C'est cet art auquel les Lacédémoniens autrefois, et depuis les Romains, sacrifièrent toutes les autres sciences. Aujourd'hui même c'est le seul art auquel les barbares pensent qu'il faut s'attacher, persuadés que la science de la guerre renferme tout, ou qu'elle peut procurer tout le reste ; enfin, c'est l'art de ménager la vie des combattants, et de remporter la victoire. Un général d'armée, revêtu d'un si grand commandement, à la conduite et à la valeur duquel sont confiées les fortunes des particuliers, la défense des places, la vie des soldats et la gloire de l'Etat, doit être occupé tout entier, non seulement du salut de toute l'armée, mais encore de chaque combattant, parce que les malheurs qui peuvent arriver aux particuliers se comptent parmi les pertes publiques, et lui sont imputés comme des fautes personnelles. S'il a donc une armée composée de troupes nouvelles, ou qui n'aient pas fait la guerre depuis longtemps, qu'il s'instruise à fond des forces, de la manière de servir, et de l'esprit particulier de chaque légion, de chaque corps d'auxiliaires, infanterie et cavalerie ; qu il connaisse, si cela se peut, les talents et la portée de tel comte, de tel tribun, de tel officier, de tel subalterne, de tel soldat nommément ; qu'il s'assure par la sévérité l'autorité la plus grande ; qu'il punisse, avec toute la rigueur des lois, les fautes et les délits militaires ; qu'il passe pour ne faire grâce à personne, et que dans les différents lieux, dans les diverses occasions, il prenne conseil de tous les gens d'expérience. Après ces premières dispositions bien remplies, qu'il épie les occasions où les ennemis courent la campagne à l'aventure, et se dispersent pour piller ; qu'alors il envoie sur eux des détachements de cavalerie éprouvée, ou d'infanterie mêlée de soldats nouveaux ou au-dessous de l'âge de la milice, afin que l'avantage que l'occasion leur fera remporter donne de l'expérience aux troupes déjà aguerries, et du courage aux autres ; qu'il dresse aussi des embuscades bien secrètes aux passages des rivières, aux gorges des montagnes, aux défilés des bois, sur les marais et sur les chemins propres à ces entreprises ; qu'il règle si bien ses marches, qu'il soit toujours prêt à fondre sur les ennemis aux heures qu'ils mangent ou qu'ils dorment, ou du moins qu'ils prennent du repos ; qu'il les surprenne déchaussés, désarmés, dans la sécurité et en désordre, leurs chevaux dessellés ; et qu'il continue ces ruses jusqu'à ce que ses soldats aient pris de la confiance en eux-mêmes dans ces sortes d'affaires. La vue des mourants et des blessés est un spectacle horrible pour des gens qui se trouvent pour la première fois à une bataille, ou qui n'en ont point vu depuis longtemps ; et la frayeur qu'ils en prennent les dispose plutôt à fuir qu'à combattre. Si les ennemis font des courses, un général doit en profiter ; les attaquer fatigués d'une longue marche, et tomber au moins sur leur arrière-garde. Il doit aussi tâcher de leur enlever brusquement, avec de bons détachements, les quartiers qu'ils peuvent avoir séparés pour la commodité du fourrage ou des vivres : enfin il faut d'abord tenter tout qui peut être peu nuisible en cas de mauvais succès, et dont la réussite devient extrêmement avantageuse. Il est encore d'un général habile de semer la division parmi les ennemis : il n'y a point de nation, si petite qu'elle soit, qu'on puisse absolument détruire, si elle n'aide elle-même à sa ruine par ses propres dissensions ; mais les haines civiles précipitent les partis à la perte de leurs adversaires, en leur ôtant tout esprit de précaution pour leur propre défense. Il y a une chose qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que personne ne doit désespérer qu'on puisse faire ce qui a déjà été fait. Il y a bien des années, dira-t-on, qu'on ne creuse plus de fossés, qu'on n'élève plus de palissades autour des camps mêmes où les armées doivent demeurer. Je répondrai que si on avait pris ces précautions, les ennemis n'auraient point osé nous y insulter de jour et de nuit, comme il est arrivé. Les Perses, profitant des anciens exemples qu'ils ont pris chez les Romains, enferment leurs camps de fossés ; et comme dans leur pays le terrain est sablonneux et sans consistance, ils mettent ce sable, qu'ils tirent des fossés, dans de grands sacs à terre, qu'ils portent toujours avec eux pour cet usage, et en forment un retranchement, en les accumulant les uns contre les autres. Tous les barbares se font une espèce de camp retranché de leurs chariots, qu'ils lient ensemble, et passent tranquillement les nuits dans cette enceinte, à couvert des surprises de l'ennemi. Craignons-nous de ne pas apprendre ce que les autres ont appris de nous ? C'est dans les livres qu'il faut étudier tout ce qui se pratiquait autrefois ; mais personne, depuis longtemps, ne s'est donné la peine d'y rechercher ces pratiques négligées, parce qu'au sein d'une paix florissante on ne voyait la guerre que dans un grand éloignement. Des exemples vont nous apprendre qu'il n'est pas impossible de relever l'art militaire, quand l'usage s'en est perdu par le temps. L'art de la guerre est souvent tombé en oubli chez les anciens ; on l'a retrouvé d'abord dans les livres, ensuite il a repris son premier lustre par l'autorité des généraux. Nos armées d'Espagne, lorsque Scipion l'Emilien en prit le commandement, avaient été souvent battues sous d'autres généraux : il les réunit sous les lois de la discipline, à force de leur faire remuer les terres et de les fatiguer par toutes sortes d'ouvrages, jusqu'à leur dire que ceux qui n'avaient pas voulu tremper leurs mains dans le sang de l'ennemi devaient les salir dans la boue des travaux : à la fin, avec cette même armée il prit la ville de Numance, et la réduisit en cendres avec tous ses habitants, jusqu'au dernier. Métellus reçut en Afrique une armée qui venait de passer sous le joug, entre les mains d'Albinus : il la forma si bien sur l'ancienne discipline, qu'elle vainquit ensuite ceux qui lui avaient fait subir cette ignominie. Les Cimbres avaient aussi défait, dans les Gaules, les légions de Silanus, de Manlius et de Caepion ; mais Marius ayant rassemblé les débris de ces troupes, les rendit si habiles à combattre, qu'il extermina, dans une affaire générale, une multitude innombrable de Cimbres, de Teutons et d'Ambrons. Cependant il est plus facile de former des troupes neuves, et de leur donner du courage, que de le rendre à ceux qui l'ont une fois perdu.

11. Des précautions qu'il faut prendre le jour d'une bataille

Après avoir parlé des parties les moins considérables de la guerre, l'ordre de la science militaire nous amène naturellement à la bataille rangée, à cette journée incertaine qui décide du sort des nations. C'est dans l'événement d'un combat à force ouverte que consiste la plénitude de la victoire. C'est le temps où un général doit d'autant plus redoubler de soins, qu'il y a plus de gloire attachée à la bonne conduite, et plus de péril à la lâcheté. C'est le moment où l'expérience, les talents, l'art de combattre, la prudence, triomphent au grand jour. Les anciens étaient dans l'usage de mener les soldats au combat après un léger repas, afin que ce peu de nourriture les rendit plus hardis et les soutint pendant une longue action. Si vous avez à sortir d'une ville ou d'un camp pour attaquer l'ennemi, que ce ne soit pas en sa présence, parce que, ne pouvant en pareil cas déboucher que sur un front très étroit, vous risqueriez d'être battu par des troupes préparées en bon ordre : qu'en arrivant au contraire sur vous elles trouvent tous les soldats sortis et rangés en bataille. Si elles ne vous donnent pas le temps de vous y mettre, ne sortez point, ou feignez de ne vouloir point sortir : l'ennemi, fier de votre timidité apparente, vous insultera, s'écartera pour le butin, ou songera au retour, et se débandera : saisissez votre instant pour tomber sur lui par petites troupes choisies : elles battront sûrement des gens d'autant plus étonnés d'une attaque vigoureuse, qu'ils ne s'y attendaient pas. Observez de ne pas mener au combat une troupe harassée d'une marche, ni une cavalerie fatiguée d'une course ; elles auraient trop perdu de leurs forces. De quoi serait capable un soldat tout hors d'haleine ? Nos anciens évitaient cet inconvénient ; et c'est pour y être tombé (je ne dirai rien de plus) que quelques généraux, d'un temps plus près de nous, et du nôtre même, ont perdu leur armée ; car la partie n'est pas égale entre deux soldats dont l'un est las et l'autre reposé, dont l'un est épuisé de sueur et l'autre frais, dont l'un vient de courir et l'autre n'a pas bougé de place.

12. Qu'il faut sonder les dispositions des soldats avant que de combattre

Au jour même du combat cherchez soigneusement à connaître ce que pensent tous vos soldats : leur air, leurs propos, leur démarche, leurs mouvements, vous indiqueront leur confiance ou leurs craintes. Si les nouveaux demandent à combattre, ne vous fiez pas à cette ardeur ; car l'idée d'une action est agréable à des gens qui n'en ont point vu. Pour les vieux soldats, s'ils témoignent de la crainte, différez la bataille. Vous pouvez cependant rassurer ceux-ci et relever leur courage, en leur prouvant, par le détail des mesures que vous avez prises, que tout leur promet une victoire facile. Représentez-leur le peu de valeur ou d'habileté de l'ennemi ; s'il a déjà été vaincu, rappelez-le-leur ; ajoutez des circonstances propres à exciter en eux la haine, la colère et l'indignation. L'approche d'un combat cause un frémissement naturel dans presque tous les hommes ; mais il est plus grand dans ces gens timides à qui le seul aspect de l'ennemi trouble le jugement. Le moyen de les rassurer est de ranger souvent votre armée en bataille, dans des dispositions d'où, sans craindre d'être attaquée, elle puisse voir aisément l'ennemi et le reconnaître. Saisissez dans l'intervalle toutes les occasions de mettre en fuite ou de tailler en pièces quelques troupes ennemies, afin que vos soldats parviennent à reconnaître aisément l'ennemi aux armes, aux chevaux, à la façon de combattre. On ne craint plus les objets les plus terribles en apparence, dès qu'on se les est rendus familiers.

13. Du choix du champ de bataille

Un bon général n'ignore pas que la victoire dépend en grande partie de la nature même du champ de bataille : il doit donc s'attacher à tirer de là sa première force. Le terrain le plus élevé est le plus avantageux : les traits lancés de haut en bas frappent avec plus de force ; le parti qui a la supériorité du lieu pousse avec plus d'impétuosité l'ennemi qui est au-dessous de lui, au lieu que ceux-ci ont à combattre et contre le terrain et contre l'ennemi. Cependant il y a une différence à faire : si vous ne comptez que sur votre infanterie contre des ennemis supérieurs en cavalerie, il faut vous poster dans des lieux difficiles, inégaux, escarpés ; mais si vous voulez faire combattre avec avantage votre cavalerie contre l'infanterie de l'ennemi, vous devez chercher un terrain, à la vérité, un peu relevé, mais en même temps uni, découvert, et point embarrassé de bois ni de marais.

14. Quel doit être l'ordre de bataille le plus propre à rendre une armée invincible

Trois choses méritent principalement votre attention dans une bataille : la poussière, le soleil, le vent. Si vous avez la poussière dans les yeux, elle vous oblige de les fermer ; si vous y avez le soleil, il vous éblouit ; si vous y avez le vent, il détourne et affaiblit vos traits, tandis qu'il aide ceux des ennemis, et en augmente la force. Quelque médiocre que soit un général, il sait éviter ces inconvénients dans son ordonnance pour les premiers instants du combat ; mais le propre du grand général est d'étendre ses précautions à tous les temps de l'action, et de prendre garde que, dans le cours de la journée, le soleil, en changeant de place, ne lui nuise, ou qu'un vent contraire ne vienne à se lever à une certaine heure, pendant l'action. Il faut donc ranger l'armée de sorte qu'elle ait derrière elle les trois choses dont nous venons de parler, et que l'ennemi les ait, s'il se peut, en face.

Nous appelons acies une armée en bataille, et frons la partie de cette armée qui fait face à l'ennemi. Un bon ordre de bataille donne de grands avantages dans une affaire ; s'il est mauvais, toute la valeur des meilleurs soldats n'en répare pas le vice. Notre usage est de composer notre premier rang de soldats anciens et exercés, qu'on appelait autrefois principes : nous mettons au second rang nos archers cuirassés, et des soldats choisis, armés de javelots ou de lances, nommés autrefois hastati. L'espace qu'occupe chaque soldat dans le rang, à droite ou à gauche de son camarade, est de trois pieds : par conséquent il faut une longueur de mille pas, ou quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit pieds, pour un rang de mille six cent soixante-dix soldats, si on veut que chacun ait un libre usage de ses armes, sans qu'il y ait cependant trop de vide entre eux. L'intervalle d'un rang à un autre est de six pieds, afin que le soldat puisse, en avançant ou en reculant, donner aux traits une impulsion plus forte par la liberté des mouvements. Ces deux premiers rangs sont donc composés de soldats pesamment armés, auxquels l'âge et l'expérience inspirent de la confiance : ils ne doivent ni fuir devant l'ennemi, ni le poursuivre, de crainte de troubler les rangs, mais, comme un mur inébranlable, soutenir son choc, le repousser ou le mettre en fuite, et tout cela de pied ferme. Vient ensuite un troisième rang, formé des soldats les plus légèrement armés, de jeunes archers, de bons frondeurs, qu'on appelait anciennement férentaires. Suit un quatrième corps, composé des gens de bouclier les plus lestes, des plus jeunes archers, d'autres soldats dressés à se servir de l'épieu, ou de martiobarbules dites plombées. On les nommait autrefois les légèrement armés. Tandis que les deux premières lignes demeurent à leur poste, le troisième et le quatrième corps se portent au-delà du front de l'armée, et provoquent l'ennemi avec leurs flèches et leurs armes de jet. S'ils le mettent en fuite, ils le poursuivent, soutenus par la cavalerie ; s'ils sont repoussés, ils se replient sur la première et la seconde ligne, et regagnent leur poste par les intervalles de ces deux lignes, lesquelles soutiennent tout le choc, dès qu'on en est venu à l'épée et aux javelots. On a formé quelquefois un cinquième rang de machines propres à lancer des pierres ou des javelots , et de soldats destinés à servir ces machines, ou à lancer eux-mêmes différentes armes de trait. Ceux qu'on appelle fustibulatores se servaient d'un bâton (fustibalus) de quatre pieds de long, au milieu duquel on attachait une fronde de cuir, qui, recevant des deux mains une impulsion violente, lançait des pierres presque aussi loin que la catapulte. Les frondeurs proprement dits sont ceux qui portent des frondes de lin ou de crin, matières très propres à cet usage : en faisant un certain tour de bras autour de la tête, ils lancent les pierres fort loin. Les jeunes soldats, qui, n'étant pas encore incorporés à la légion, ne portent pas autrefois de boucliers, combattaient ce cinquième rang, soit en jetant des pierres avec la main, soit en lançant le javelot : on les appela d'abord accensi, et dans la suite additi. Enfin, le sixième rang était composé de soldats bien éprouvés, couverts de boucliers, et pourvus toutes sortes d'armes, tant offensives que défensives ; on les appelait triarii : ils avaient coutume de se tenir sur les derrières de l'armée, afin de tomber sur l'ennemi avec des forces fraîches entières ; car s'il arrivait quelque échec aux premières lignes, c'est sur les triaires que reposait tout l'espoir de les réparer.

15. De l'espace qui doit exister en longueur entre les hommes du même rang, en largeur entre les rangs

Après avoir expliqué l'ordonnance d'une armée en bataille, voyons quel espace il faut pour l'y ranger. Dans l'étendue de mille pas de terrain, un rang doit contenir mille six cent soixante-six fantassins, parce que chaque homme occupe trois pieds de front : que si dans mille pas de terrain on veut former six rangs, il faut avoir neuf mille neuf cent quatre-vingt-seize hommes ; et si de ce même nombre on ne veut faire que trois rangs, il faudra occuper deux mille pas de terrain ; mais il vaut mieux augmenter le nombre des rangs, que d'étendre trop le front de sa bataille. Il faut laisser entre chaque rang un espace de sept pieds, y compris un pied qu'occupe chaque soldat dans son rang : ainsi , en rangeant une armée de dix mille hommes sur six de hauteur, elle occupera quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit pieds de long sur quarante-deux de large ; si vous ne lui en donnez que trois de hauteur, elle occupera neuf mille neuf cent quatre-vingt-seize pieds de long sur vingt et un de large. Vous pourrez aisément, sur cette proportion, ranger en bataille vingt ou trente mille hommes d'infanterie ; et vous n'y serez jamais trompé, pourvu que vous ayez la précaution de reconnaître d'avance votre champ de bataille, et de savoir combien d'hommes il peut contenir. Si votre terrain est trop étroit par rapport au nombre de vos troupes, vous pouvez vous rangersur neuf rangs au plus. Au reste, on risque moins à combattre trop serré que trop ouvert ; car si votre front est extrêmement mince, vous courrez risque d'être enfoncé sans ressource au premier choc. A l'égard des troupes qui doivent occuper la droite, la gauche ou le centre, leur poste suit ordinairement leur grade, ou varie suivant la façon dont les troupes ennemies sont elles-mêmes postées.

16. Disposition de la cavalerie

Après avoir rangé l'infanterie en bataille, on poste la cavalerie sur les ailes ; de sorte que les cuirassiers et les lanciers touchent immédiatement les cohortes, et que les archers et les cavaliers qui sont sans cuirasses s'étendent un peu davantage. Les premiers, comme plus fermes, sont destinés à couvrir les flancs de l'infanterie ; les autres, comme plus agiles, à tomber sur les ailes ennemies, pour tâcher de les entraîner et de les rompre. Un général doit savoir quelle espèce de cavalerie il faut opposer aux différents corps de l'ennemi ; car nous voyons tous les jours, sans en pénétrer la cause, que telle troupe, qui a un ascendant sur une autre, éprouve, à son tour, un ascendant supérieur de la part d'une troupe plus faible en apparence. Si votre cavalerie vous paraît inférieure à celle de l'ennemi, mêlez dans les intervalles des fantassins, choisis entre les plus agiles de ceux qu'on appelait vélites ; qu'ils soient armés d'un bouclier léger, et exercés à cette espèce de combat. Une cavalerie ainsi mêlée en battra toujours une supérieure. Aussi tous nos anciens généraux réparaient-ils le désavantage du nombre en postant ainsi entre deux cavaliers un de ces jeunes soldats, bien exercé à la course et au maniement du bouclier, de l'épée et du javelot.

17. Du corps de réserve

Ce qui contribue beaucoup à la victoire, c'est d'avoir en réserve de l'infanterie et de la cavalerie choisie, sous le commandement d'officiers qui n'aient point de poste fixe : ces troupes se partagent, les unes derrière leur corps de bataille, les autres derrière leurs ailes, afin qu'en se portant vivement au secours d'une troupe qui plie, et en soutenant vigoureusement le choc de l'ennemi, elles en arrêtent l'impétuosité, sans déranger l'ordre de bataille. Les Lacédémoniens inventèrent les réserves : les Carthaginois en adoptèrent l'usage, que les Romains, d'après eux, ont toujours pratiqué depuis. C'est la meilleure disposition qu'il y ait. Le corps de bataille ne doit avoir qu'une action générale pour repousser ou pour rompre, s'il se peut, l'ennemi. Si vous voulez ranger quelque troupe en forme de coin, de tenaille, de scie, il faut la prendre dans le corps de réserve, et non dans le corps de bataille ; autrement, si vous tirez le soldat de son rang, vous y jetterez le désordre. D'ailleurs, si l'ennemi, vous attaquant par pelotons, presse trop votre centre ou vos ailes, et que vous n'ayez pas en queue de la partie attaquée une troupe prête à la soutenir, alors, en voulant vous détendre d'un côté, vous vous découvrirez de l'autre avec danger. Au cas même que vous fussiez inférieur en nombre, il vous serait plus utile d'avoir un corps de bataille moins nombreux et une réserve plus considérable, puisqu'elle vous mettrait en état de former un coin à la tête de votre centre pour enfoncer le centre ennemi ; tandis qu'avec de la cavalerie d'élite et de l'infanterie légionnaire, tirées aussi de la réserve, vous envelopperez les ailes.

18. Du poste des officiers généraux dans une bataille

Le général se place ordinairement entre l'infanterie et la cavalerie de la droite ; c'est de là qu'il peut se porter librement partout où il est est besoin, diriger les mouvements de ces deux corps, les encourager à faire leur devoir. C'est à lui à détacher de la réserve une troupe de cavalerie, entremêlée d'infanterie, contre l'aile gauche de l'ennemi, pour tâcher de l'envelopper, et de la prendre ensuite par ses derrières. Le second officier général est au centre de l'infanterie, pour en affermir et en régler les mouvements : il doit avoir sous la main une réserve d'infanterie d'élite et bien armée, prête à se former en coin, s'il est question d'enfoncer le centre ennemi, ou en tenaille, pour l'opposer au coin que l'ennemi lui-même aurait formé. Le troisième officier général commande l'aile gauche ; il a d'autant plus besoin de courage et de précaution, qu'elle laisse plus de prise à l'ennemi : c'est pourquoi l'officier qui y commande doit tirer de la réserve de bonne cavalerie et de l'infanterie légère, qui puissent, en étendant à propos son aile, l'empêcher d'être enveloppée. On ne doit point pousser le cri du combat avant que les deux armées ne se soient jointes : il n'y a que les lâches et les gens sans expérience qui crient de loin. Il faut tâcher de vous mettre en bataille avant l'ennemi. Vous y trouverez l'avantage de dresser votre ordre tel qu'il vous plaira, sans crainte d'y être troublé ; puis d'augmenter la confiance de vos soldats et de diminuer celle de l'ennemi, ceux-là paraissant les plus courageux qui présentent le combat. Les ennemis qui vous voient disposés à les attaquer commencent à avoir peur. Enfin, en le prévenant par votre ordre de bataille, vous vous mettrez en état de le troubler dans le sien, et même de l'effrayer. Or, c'est commencer à vaincre que d'étonner son ennemi, même avant de le combattre.

19. Par quels moyens en bataille rangée on peut résister à la valeur et aux ruses de l'ennemi

Il n'est pas question ici de ces coups de main dont un général expérimenté ne doit jamais laisser échapper les occasions ; et elles se présentent souvent : car si l'ennemi est fatigué d'une marche désordonnée au passage d'une rivière, embarrassé dans des marais, essoufflé sur le penchant rapide d'une montagne, épars et en pleine sécurité dans un camp, négligent et sans précautions dans un quartier, ce sont autant de situations favorables pour l'attaquer ; parce qu'alors, occupé de toute autre chose que de combattre, il est battu avant que de s'être mis en défense. Mais s'il est sur ses gardes, de façon à ne donner aucune prise sur lui, il faut combattre ouvertement et à condition égale des gens qui sont en présence, qui vous savent là, qui vous voient. Alors la science militaire ne fournit pas moins de ressources que dans la guerre de ruse et de finesse. Prenez garde surtout que votre gauche, ou même votre droite, ce qui est plus rare, ne soit enveloppée par un corps de troupes supérieur, ou par des pelotons volants : si ce malheur vous arrivait, le moyen de le réparer serait de replier sur elle-même l'aile enveloppée, en sorte que ceux de vos soldats qui auraient fait pour cela l'évolution circulaire présentent le front à l'ennemi, et l'empêchent de prendre leurs compagnons en queue : garnissez de braves gens l'angle qui ferme les ailes, parce que c'est où l'ennemi se portera avec le plus d'ardeur. Le coin se forme d'un certain nombre de gens de pied postés à la tête, et tout près du corps de bataille : ils le débordent de plusieurs rangs ; de sorte que le premier est composé d'un petit nombre d'hommes, et que les suivants s'étendent de plus en plus, à proportion qu'ils sont plus près de leur corps de bataille. On appelle aussi le coin tête de porc, parce que les javelots de tous les soldats du coin peuvent, chacun par une direction différente, se lancer au même but. Mais la tenaille est une défense naturelle contre le coin ; elle est composée d'une troupe d'infanterie choisie, disposée en forme d'un Y majuscule, et destinée à recevoir le coin, parce que, l'enfermant des deux côtés, elle en rompt tout l'effort. La scie est une troupe d'infanterie d'élite, rangée en droite ligne en forme d'une vraie scie : on l'oppose à l'ennemi sur le front de la bataille, lorsqu'on veut donner le temps à quelque troupe rompue de se rallier derrière. Les pelotons sont composés d'un certain nombre de soldats séparés de leur troupe ; ils se portent sur l'ennemi sans ordonnance déterminée. Si on vous en oppose, tâchez d'en rompre l'effort par d'autres pelotons plus braves ou plus nombreux. Mais dès que vous en serez venu aux mains, gardez-vous de rien changer à votre ordonnance, ni de transporter une troupe d'un poste à l'autre ; autrement, vous verriez sur-le-champ naître un désordre et une confusion dont l'ennemi profiterait pour vous mettre en déroute.

20. Des différents ordres de bataille, et comment le plus faible en nombre et en forces peut remporter la victoire

On compte sept ordres de batailles :

le premier en carré long, présentant la plus grande face à l'ennemi, est presque le seul qu'on pratique aujourd'hui. Les habiles militaires ne le trouvent cependant pas le meilleur, parce que l'armée occupant dans sa longueur un terrain fort étendu, et sujet par conséquent à des inégalités, s'il s'y forme des plis ou des courbes, elle court le risque d'être aisément enfoncée. D'ailleurs, si l'ennemi vous est assez supérieur en nombre pour vous déborder à quelqu'une de vos ailes, il vous enveloppera, si vous n'avez l'attention de porter en avant quelques troupes de la réserve, qui soutiennent le premier choc. Cet ordre ne convient donc que lorsqu'à la tête d'une armée plus brave et plus nombreuse que celle de l'ennemi, on peut le prendre à ses deux flancs et en front en même temps, et pour ainsi dire l'embrasser.

Le second ordre, un des meilleurs, est préférable au premier, en ce qu'il vous met en état de vaincre un ennemi supérieur en nombre et en courage, pourvu que vous ayez bien su poster le petit nombre de braves sur qui doit rouler la principale attaque. En voici la disposition : Dans l'instant que les deux armées s'ébranlent, éloignez votre gauche de la droite de l'ennemi, hors de la portée de toutes les armes de trait et de jet ; que votre droite, composée de tout ce que vous avez de meilleur tant en infanterie qu'en cavalerie, tombe sur la gauche ennemie, la joigne corps à corps, la pénètre ou l'enveloppe de façon à pouvoir la prendre en queue. Si vous parvenez à la chasser de son terrain, vous remporterez une victoire complète et certaine avec le reste de votre aile droite et de votre centre, qui tomberont en même temps sur l'ennemi ; tandis que votre gauche, tranquille et sans danger, tiendra la droite ennemie en échec. Une armée rangée dans cet ordre oblique donne à peu près la figure de la lettre A, ou d'un niveau de maçon. Supposé que l'ennemi eût eu recours le premier à cette savante disposition, vous pourriez soutenir votre gauche par un détachement considérable de la réserve, afin de balancer par la force les avantages de l'art.

Le troisième ordre est à peu près le même, moins bon toutefois en ce qu'on engage le combat par sa gauche contre la droite de l'ennemi : or, comme la gauche est ordinairement plus découverte, l'attaque en est toujours plus faible et plus périlleuse ; c'est ce que j'expliquerai dans la suite. Si cependant votre gauche se trouvait plus forte que votre droite, fortifiez-la encore par des fantassins et des cavaliers d'élite ; et, après avoir éloigné votre droite hors de l'épée et même des traits de l'ennemi, tombez tout à coup, par votre gauche, sur sa droite, et tâchez de l'envelopper : mais prenez garde que pendant ces mouvements votre centre, nécessairement découvert, ne soit pris en flanc, et enfoncé par ces coins dont nous avons parlé. Au reste, cette dernière disposition ne vous réussira qu'autant que votre gauche sera très forte et la droite ennemie très faible.

Voici le quatrième ordre : Dès que vous serez arrivés en bataille, à quatre ou cinq cents pas de l'ennemi, que vos ailes se détachent, et fondent vivement sur les siennes. Vous pouvez l'effrayer par ce mouvement rapide, auquel il ne s'attend pas, le mettre en fuite, et remporter une pleine victoire ; mais ce genre d'attaque, quoiqu'on y réussisse promptement avec des gens exercés et très braves, est néanmoins dangereux ; car il oblige de découvrir le centre, et de partager l'armée en deux; et si l'ennemi n'est pas vaincu au premier choc, il aura beau jeu de battre vos ailes séparées, et votre centre resté découvert.

La cinquième disposition est semblable à la quatrième ; mais elle a cela de plus, que les légèrement armés et les archers se mettent en ligne devant le centre, pour le couvrir contre l'effort de l'ennemi : de la sorte , on attaque la gauche des ennemis avec sa droite, et leur droite avec sa gauche. Si on peut les mettre en fuite, on est aussitôt vainqueur ; et si on ne réussit pas, le centre du moins n'est pas en danger, se trouvant protégé par les armés à la légère et les archers.

Le sixième ordre est à peu près le même que le second, et passe pour le meilleur de tous : aussi les grands généraux y ont-ils recours, lorsqu'ils ne comptent ni sur le nombre ni sur la valeur de leurs troupes ; et c'est en sachant bien l'employer que, malgré le désavantage du nombre, ils ont souvent remporté la victoire. Voici en quoi il consiste : Dès que vous serez à portée de l'ennemi, que votre droite, composée de tout ce que vous avez de meilleures troupes , attaque sa gauche ; rangez le reste de votre arméee en ligne droite, en forme de broche, par une évolution qui l'éloigne considérablement de la droite ennemie. Si vous pouvez prendre sa gauche en flanc et en queue, il sera battu sans ressource. Il ne peut, en effet, marcher au secours de sa gauche ni par la droite ni par son centre, parce qu'au moindre mouvement il trouverait en front le reste de votre armée, qui se présente à lui en forme d'un I. Cette façon de rabattre est d'un grand usage en marche.

Le septième ordre consiste à vous aider d'une position capable de vous soutenir contre des troupes plus nombreuses et plus braves. Si vous pouvez, par exemple, vous ménager le voisinage d'une rivière, d'un lac, d'une ville, d'un marais, d'un bois qui soit sûr, appuyez-y l'une de vos ailes ; rangez votre armée sur cet alignement, en portant à votre autre aile, qui est découverte, la plus grande partie de vos forces, et surtout toute votre cavalerie et vos gens de trait : ainsi fortifié d'un côté par la nature du terrain, de l'autre par la supériorité du nombre, vous combattrez sans presque courir de risques.

Une règle générale pour tous ces ordres de bataille, c'est de porter toujours tout ce que vous avez de meilleures troupes à l'endroit d'où vous projetez de faire le plus grand effort, soit à quelqu'une de vos ailes, en y faisant avancer des soldats d'élite ; soit au centre, en y formant de ces coins si propres à percer le centre ennemi ; car c'est ordinairement un petit nombre de braves gens qui décident de la victoire. Il est important qu'un général sache les poster avantageusement et les employer à propos.

21. Qu'il faut faciliter une issue à l'ennemi enveloppé, pour le défaire plus facilement

Un général qui ne sait pas bien la guerre compte sur une victoire complète, lorsqu'à la faveur du grand nombre ou d'un défilé, il tient son ennemi enveloppé au point de ne lui laisser aucune retraite ; en quoi il se trompe. Une troupe, ainsi réduite au désespoir, tire de son désespoir même des forces et de l'audace. Le soldat qui se voit assuré d'une mort prochaine, y court volontiers. Aussi a-t-on toujours goûté cette maxime de Scipion : Frayer la route à l'ennemi qui fuit. En effet, dès qu'une troupe ainsi enveloppée aperçoit une issue, tous s'y jettent en foule, songeant beaucoup moins à combattre qu'à fuir, et se laissant égorger comme des brutes. La poursuite est sans danger quand le vaincu jette les armes qui pourraient le défendre : et plus l'armée des fuyards est nombreuse, plus il est aisé de la tailler en pièces ; car l'avantage du nombre deviendra un désavantage pour des gens épouvantés, qui craignent presque autant la vue de l'ennemi que ses armes. Une troupe enveloppée, qui, au contraire, n'aperçoit aucune issue, quoique faible et en petit nombre, devient l'égale de l'ennemi, parce que, se voyant sans espérance, elle sent qu'elle n'a pas d'autre ressource que de se battre.Le salut des vaincus est de n'en point attendre.

22. Comment on se retire de devant l'ennemi, si on n'a pas envie de combattre

Après avoir traité de tout ce que l'art et l'expérience nous apprennent sur les combats, enseignons à les éviter. C'est, disent nos savants militaires, la manœuvre la plus périlleuse qu'il y ait à la guerre. On ne peut se refuser au combat sans diminuer la confiance de ses troupes, ni sans augmenter celle de l'ennemi : cependant, comme on se trouve souvent obligé de prendre ce parti, il est bon de savoir les moyens de le prendre avec sûreté. Faites d'abord que votre armée n'attribue pas votre retraite à la crainte d'en venir aux mains ; faites-lui croire que vous vous retirez pour tendre des embûches à l'ennemi, au cas qu'il vous poursuive, ou pour l'attirer dans une position plus propre à le défaire aisément : autrement, le soldat, qui sent que son général appréhende de se commettre, est bieutôt prêt à fuir. Prenez bien garde encore que l'ennemi ne pénètre votre dessein, et ne tombe sur vous dans le moment de votre retraite. Pour éviter cet inconvénient, nos généraux ont souvent couvert leur front d'une cavalerie qui, en dérobant à l'ennemi la vue de l'infanterie, leur permettait d'en diriger la marche par les derrières, sans être aperçus ; ils retiraient peu à peu de leur poste toutes les troupes séparément, les unes après les autres ; et les rangeant en ordre de marche après la cavalerie, à mesure qu'elles se détachaient du corps de bataille, ils les réunissaient. Quelquefois, après avoir fait reconnaître dès la veille la route qu'ils voulaient suivre le lendemain, ils décampaient la nuit même, afin de gagner une marche sur un ennemi qui, ne s'apercevant de ce mouvement qu'au jour, les aurait inutilement poursuivis. Ils détachaiet, outre cela, une avant-garde de la cavalerie et de l'infanterie légère, pour occuper les hauteurs qui se trouvaient sur la route, et sous lesquelles. l'armée pouvait se retirer en sûreté : si l'ennemi entreprenait de l'y attaquer, ce détachemem tombait sur lui des hauteurs. Rien n'est plus dangereux pour la troupe qui en poursuit une sans précaution, que d'en rencontrer une autre en embuscade, ou préparée à la recevoir : cette circonstance est même très favorable pour tendre des embûches à l'ennemi qui vous poursuit, car la supériorité où il se sentira sur les fuyards le rendra vraisemblablement plus hardi et moins précautionné. L'on sait que la trop grande sécurité est toujours dangereuse. Les surprises arrivent ordinairement dans les marches quand on n'est point sous les armes, dans les repas, dans les haltes, après une marche fatigante, quand les chevaux sont à la pâture, et qu'on ne soupçonne aucun danger. Voilà ce qu'il faut éviter pour soi, et faire payer cher à l'ennemi quand il nous en offre l'occasion. A une troupe surprise, le nombre et la valeur ne servent de rien. Quoique l'art influe considérablement sur l'événement d'une bataille, le vaincu peut, à la rigueur, imputer sa défaite à la fortune ; au lieu qu'il n'a point d'excuses lorsqu'il est la dupe des ruses, parce qu'il peut les prévenir en envoyant des gens capables à la découverte. Voici une ruse assez usitée contre des ennemis qui se retirent : On détache après eux, par le même chemin qu'ils ont pris, une petite troupe de cavalerie, avec la précaution d'en faire avancer une autre plus considérable à la même hauteur, et par une route détournée : dès que le petit détachement a atteint les ennemis, il escarmouche et se retire ; alors pour peu que l'ennemi, s'imaginant que tout ce qu'il avait craint de danger est passé, se néglige, le gros détachement, qui cache sa marche, tombe avec avantage sur une troupe qui se croit à l'abri de toute insulte. Beaucoup de généraux, projetant de se retirer à travers des bois, en envoient communément occuper les hauteurs et les défilés, afin de n'y être exposés à aucune embuscade ; quelquefois ils laissent derrière eux des abattis (concaedes) qui embarrassent la marche de l'ennemi et arrêtent sa poursuite. Au reste, la retraite fournit aux deux partis des occasions de ruses. Celui qui se retire peut, en feignant de marcher avec toute son armée, en laisser une partie en embuscade à la tête des défilés, ou sur des hauteurs couvertes de bois, et sitôt que les ennemis s'y sont engagés, les attaquer avec son arrière-garde et ses troupes embusquées. Celui qui poursuit peut détacher à l'avance une troupe choisie, qui, par des chemins détournés, revienne prendre en front l'ennemi, que lui-même prend en queue. Dans une retraite, vous pouvez revenir sur vos pas à la faveur de la nuit, et tailler en pièces des gens endormis. Dans la poursuite, vous pouvez atteindre les ennemis, et les surprendre par quelque marche prompte et secrète : s'ils passent une rivière pour vous poursuivre, attaquez-les dans l'instant que la moitié de leur armée, ayant passé, se trouve séparée de l'autre par la rivière ; si, au contraire, ils en ont tenté le passage pour vous éviter, serrez votre marche, et tombez sur ceux qui n'ont pas encore eu le temps de passer.

23. Des chameaux et des cavaliers cataphractaires

Anciennement quelques nations ont combattu sur des chameaux, comme font encore aujourd'hui en Afrique les Ursiliens et les Macètes. Cet animal, fait pour les sables et pour endurer la soif, sait, dit-on, par un instinct sûr, reconnaître les chemins que la poussière a couverts : du reste, excepté par la nouveauté, il n'est pas d'un grand usage dans les combats. Les cavaliers cataphractaires ou armés de toutes pièces sont, à la vérité, à couvert des blessures par leurs armes défensives ; mais, à cause du poids et de l'embarras de ces mêmes armes, il est facile de les prendre, et ils tombent souvent entre les mains des fantassins. Cependant, placés devant les légions, ou mêlés avec les légionnaires, ils rendent un bon service ; et quand les armées se choquent et combattent de pied ferme, ils percent souvent la ligne de l'ennemi.

24. Comment on résiste aux chariots armés de faux, et aux éléphants

Antiochus et Mithridate se servirent, dans leurs guerres contre les Romains, de chariots armés de faux, qui firent d'abord beaucoup de peur, et dont on se moqua ensuite. Une pareille machine trouve difficilement un terrain toujours uni ; peu de chose l'arrête, et un seul de ses chevaux tué ou blessé la fait prendre. Mais les Romains s'en défaisaient particulièrement par l'expédient que voici : Au moment où l'affaire s'engageait, ils semaient promptement par tout le champ de bataille des chausse-trapes , sur lesquelles les chevaux de ces chariots de guerre, venant à se jeter à toute bride, ne pouvaient manquer de se perdre. La chausse-trape est une machine défensive, composée de quatre pointes ; elle en présente toujours une debout, portant sur les trois autres, de quelque façon qu'elle tombe. Les éléphants, par l'énormité de leur masse, par leurs cris effrayants, et par la nouveauté du spectacle, épouvantent d'abord les hommes et les cbevaux. Pyrrhus en mit le premier en bataille contre les Romains, dans la Lucanie ; après lui, Annibal en Afrique. Le roi Antiochus en Orient, et Jugurtha en Numidie, en avaient un grand nombre. On imagina différents moyens de s'en défendre. Un centurion, dans la Lucanie, coupa avec son épée la trompe à un de ces animaux. Ailleurs, on attela deux chevaux bardés à un chariot, de dessus lequel des soldats armés de toutes pièces portaient aux éléphants de grands coups de sarisses ; avec leurs armes défensives, ils n'avaient rien à craindre des archers que les éléphants portaient, et ils évitaient la fureur de ces animaux par la vitesse de leurs chevaux. D'autres fois, on leur opposait des fantassins cataphractaires, qui, outre l'armure complète, avaient encore le casque, les épaules et les bras hérissés de grandes pointes de fer, pour empêcher les éléphants de les saisir avec leur trompe. Cependant les anciens les combattirent principalement avec des vélites : c'étaient des jeunes gens armés à la légère, extrêmement agiles, et fort adroits à lancer de cheval les armes de jet. Ils voltigeaient autour des éléphants, et les tuaient avec des épieux ou de grands javelots : mais dans la suite les soldats s'enhardissant s'attroupaient pour les attaquer à coups de traits, sans autre façon, et les abattaient sous la grêle des armes de jet qu'ils leur lançaient. On y joignit des frondeurs, qui avec la fronde ou le fustibale assommaient à coups de pierre les conducteurs des éléphants, et les soldats qui étaient dans les tours ; et c'est le meilleur expédient qu'on ait trouvé. Outre cela, à l'approche de ces bêtes, les soldats ouvraient leurs rangs pour les laisser passer; et lorsqu'elles avaient pénétré assez avant dans le corps de bataille, on les entourait, et on les prenait, sans les blesser, avec leurs conducteurs. Il est bon aussi de placer derrière la ligne des balistes traînées sur leurs affûts par deux chevaux ou mulets, pour percer les éléphants, quand ils s'avanceront à la portée du trait. Ces balistes doivent être un peu plus grandes qu'à l'ordinaire, pour pousser les traits plus loin et avec plus de force. Le fer des traits doit aussi être plus fort et plus large, pour faire de grandes blessures dans ces grands corps. Nous avons rapporté un certain nombre de moyens pratiqués autrefois et d'armes employées contre les éléphants, afin que si jamais on se trouve dans ce cas, on sache ce qu'on peut opposer à ces bêtes énormes.

25. Du parti qu'il faut prendre en cas de déroute de tout ou partie de l'armée

Si une partie de votre armée est victorieuse et que l'autre prenne la fuite, ne perdez pas pour cela l'espérance d'une victoire complète : votre fermeté peut vous la procurer. Dans ces circonstances, dont il y a tant d'exemples, les généraux qui n'ont point désespéré ont passé pour des génies supérieurs. On suppose avec raison un grand courage dans l'homme que les revers n'abattent pas. Dépouillez le premier les morts, et, comme on dit, glanez le champ de bataille, et faites sonner les trompettes et crier victoire. Cette confiance apparente en inspirera une réelle à vos soldats, et effrayera vos ennemis, parce que les uns et les autres vous croiront partout victorieux : mais quand la déroute serait générale, ce malheur n'est pas irréparable, et l'on y doit chercher des remèdes. Un général prévoyant ne doit livrer bataille qu'après avoir prévu les chances de la fortune et de la condition humaine, et s'être préparé des ressources pour sauver son armée vaincue. Si, par exemple, il est à portée de quelque éminence ; s'il a quelque place forte sur ses derrières ; si , malgré la déroute presque générale, il lui reste quelque troupe en état de tenir ferme, ce sont autant de ressources qui le peuvent sauver. Il est souvent arrivé qu'une armée battue, en se ralliant et prenant courage, a vaincu ses vainqueurs, pendant qu'ils s'abandonnaient pêle-mêle sur les fuyards ; car on ne court jamais tant de risques dans la victoire même, que quand la présomption se tourne en crainte. Enfin, quelque malheureux qu'ait été le combat, ralliez le plus de soldats que vous pourrez ; réchauffez les esprits ; rallumez les courages par des exhortations vives, et, s'il se peut, par un nouveau combat ; faites de nouvelles levées, renforcez-vous par de nouveaux secours, et (ce qui sert bien plus que tout le reste) saisissez les occasions de dresser des embûches au vainqueur, pour pouvoir tomber sur lui avec avantage : rien ne ranime tant les vaincus, et ces occasions ne vous manqueront pas ; car le propre des succès est de rendre l'homme peu précautionné et présomptueux. En un mot, si quelqu'un s'imaginait qu'une déroute est un malheur sans ressource, qu'il fasse attention que l'événement des batailles s'est trouvé très souvent en faveur des généraux qui les avaient commencées très malheureusement.

26. Maximes générales de la guerre

Dans quelque guerre que ce soit, une expédition ne peut être avantageuse à l'un des partis, qu'elle ne soit désavantageuse ou préjudiciable àl'autre. Prenez donc garde de vous laisser attirer à quelque espèce de guerre favorable au parti contraire ; que votre utilité seule soit la règle de vos démarches. Faire les manœuvres auxquelles l'ennemi voudrait vous engager, ce serait travailler de concert avec lui contre vous-même. De même, ce que vous aurez fait pour vous sera contre lui , s'il veut l'imiter.

Plus vous aurez exercé et discipliné le soldat dans les quartiers, moins vous éprouverez de mauvais succès à la guerre.

N'exposez jamais vos troupes en bataille rangée, que vous n'ayez tenté leur valeur par des escarmouches.

Tâchez de réduire l'ennemi par la disette, par la terreur de vos armes, par les surprises plutôt que par les combats ; parce que la fortune en décide plus souvent que la valeur.

II n'y a point de meilleurs projets que ceux dont on dérobe la connaissance à l'ennemi jusqu'au moment de l'exécution.

Savoir saisir les occasions, est un art encore plus utile à la guerre que la valeur.

Détachez le plus d'ennemis que vous pourrez de leur parti, recevez bien ceux qui viendront à vous ; car vous gagnerez plus à débaucher des soldats à l'ennemi, qu'à les tuer.

Il vaut mieux avoir plus de corps de réserve derrière l'armée, que de trop étendre son front de bataille.

Celui qui juge sainement de ses forces et de celles de l'ennemi, est rarement battu.

La valeur l'emporte sur le nombre.Mais une position avantageuse l'emporte souvent sur la valeur.

La nature produit peu d'hommes courageux par eux-mêmes ; l'art en forme un plus grand nombre.

La même armée qui acquiert des forces dans l'exercice les perd dans l'inaction.

Ne menez jamais à une bataille rangée des soldats qui vous paraissent espérer la victoire.

La nouveauté étonne l'ennemi ; les choses communes ne font plus d'impression.

Qui laisse disperser ses troupes à la poursuite des fuyards, veut céder à l'ennemi la victoire qu'il avait gagnée.

Négliger le soin des subsistances, c'est s'exposer à être vaincu sans combattre.

Si vous l'emportez sur l'ennemi par le nombre et la valeur, vous pouvez disposer votre armée en carré long ; c'est le premier ordre de bataille.

Si, au contraire, vous vous jugez le plus faible, attaquez par votre droite la gauche de l'ennemi ; c'est le second ordre.

Si vous vous sentez très fort à votre gauche, faites-la tomber sur la droite ennemie ; c'est le troisième ordre.

Si vos ailes sont également fortes, ébranlez les deux en même temps ; c'est le quatrième ordre. Si vous avez une bonne infanterie légère, ajoutez à la disposition précédente la précaution d'en couvrir le front de votre centre ; c'est le cinquième ordre.

Si, ne comptant ni sur le nombre ni sur la valeur de vos troupes, vous vous trouvez dans: la nécessité de combattre, chargez par votre droite, en refusant à l'ennemi toutes les autre parties de votre armée. Cette évolution, qui décrit la figure d'une broche, fait le sixième ordre.

Ou bien couvrez l'une de vos ailes d'une montagne, d'une rivière, de la mer, ou de quelque autre retranchement, afin de pouvoir transporter plus de forces à votre aile découverte : c'est le septième ordre.

Selon que vous serez fort en infanterie ou en cavalerie, ménagez-vous un champ de bataille favorable à l'une ou à l'autre de ces armes ; et que le plus grand choc parte de celle des deux sur laquelle vous compterez le plus.

Si vous soupçonnez qu'il y ait des espions qui rôdent dans votre camp, ordonnez que tous vos soldats se retirent sous leurs tentes avant la nuit ; les espions seront bientôt découverts.

Dès que vous saurez l'ennemi informé de vos projets, changez vos dispositions.

Délibérez en plein conseil ce qu'il serait à propos de faire. Délibérez avec un petit nombre de gens de confiance ce qu'il serait encore mieux qu'on décidât seul.

La crainte et les châtiments corrigent les soldats dans leurs quartiers. En campagne, l'espérance et les récompenses les rendent meilleurs.

Les grands généraux ne livrent jamais bataille, s'ils n'y sont engagés par une occasion favorable, ou forcés par la nécessité.

Il y a plus de science à réduire l'ennemi par la faim que par le fer.

Il y aurait plusieurs préceptes à donner sur la cavalerie ; mais comme ce corps se distingue aujourd'hui par le choix des armes, par l'exercice des cavaliers et par la bonté des chevaux, il vaut mieux, ce me semble, tirer ces préceptes de l'usage présent que des livres.

Que l'ennemi ne sache point de quelle façon vous comptez l'attaquer, de crainte que ses précautions ne trompent vos meilleures mesures.

Epilogue

Voilà, en abrégé, empereur invincible, ce que les écrivains militaires les plus distingués nous ont laissé de préceptes pratiqués dans différents temps, et confirmés par les expériences. Les Perses admirent votre dextérité à tirer les flèches ; les Huns et les Alains voudraient en vain imiter votre adresse et votre bonne grâce à manier un cheval ; le Sarrasin et l'Indien n'égalent pas votre légèreté à la course ; les maîtres d'escrime eux-mêmes tiennent à honneur de comprendre une partie de ce que vous exécutez. Quelle gloire pour votre Majesté de joindre les règles de la tactique, l'art de combattre et la science de vaincre, à tous ces nobles exercices ; de réunir ensemble, au même point de perfection, la capacité et la valeur, et de montrer à tout votre empire que vous savez faire également le devoir de soldat et de général !

Livre IV

PROLOGUE

C'est par l'établissement des villes que les hommes grossiers et sauvages des commencements du monde se distinguèrent d'abord des bêtes sauvages et des animaux en général. L'utilité commune y fit naître le nom de république. C'est pourquoi les nations les plus puissantes, et les princes qui tiennent leur titre de Dieu, n'ont point imaginé de plus grande gloire que de fonder des villes ou de donner leur nom à d'autres déjà fondées, en les agrandissant. C'est en cela que Votre Sérénité obtient la palme. D'autres princes ont travaillé à peu de villes ou à une seule ; votre Piété, par de continuels travaux, en a porté un nombre immense à un tel point de perfection, qu'elles semblent moins bâties par la main des hommes que créées par la volonté du ciel. Votre félicité, votre modération, la pureté de vos mœurs, votre clémence exemplaire, votre amour pour les choses de l'esprit, vous mettent au-dessus de tous les empereurs. Nous regardons les biens qui nous viennent de votre vertu et de votre règne ; nous possédons ce qui a fait les désirs des siècles précédents, et ce que la postérité voudrait voir durer à jamais. Nous nous félicitons, avec tout l'univers, d'avoir reçu tout ce que les vœux des humains peuvent demander, et tout ce que la bonté divine peut leur accorder. Rien ne montre mieux l'utilité des fortifications, et la sagesse des vues de votre Majesté dans les grands ouvrages qu'elle fait faire, que l'exemple de Rome même, qui ne dut autrefois le salut de ses citoyens qu'à la défense du Capitole : un fort seul sauva cette ville, destinée à l'empire du monde entier. L'attaque et la défense des places sont donc une partie importante, et qui entre nécessairement dans l'ouvrage que j'ai entrepris par le commandement de votre Majesté. Je vais la traiter méthodiquement, d'après les différents auteurs qui en ont écrit ; et je ne plaindrai point un travail qui peut contribuer à l'utilité publique.

1. De la fortification naturelle et artificielle des places

Les places et les châteaux sont forts par la nature ou par l'art, et, ce qui vaut mieux encore, par l'un et par l'autre : par la nature, quand leur assiette est sur un lieu élevé ou escarpé, environné de la mer, de marais ou de rivières ; par l'art, quand on les entoure de remparts et de fossés. Il est plus sûr de profiter des avantages naturels du lieu lorsqu'il s'agit de bâtir une place, parce qu'en les négligeant il faut tout tirer de l'industrie et du travail. Cependant on voit de vieilles places assises dans des plaines découvertes, qu'au défaut de la situation on a rendues imprenables à force d'art et d'ouvrages.

2. Qu'il faut faire les murailles avec des angles, et non en ligne droite

Les anciens trouvèrent que l'enceinte d'une place ne devait point être sur une même ligne continue, à cause des béliers qui battraient trop aisément en brèche ; mais, par le moyen des tours placées dans le rempart assez près les unes des autres, leurs murailles présentaient des parties saillantes et rentrantes. Si les ennemis veulent appliquer des échelles ou approcher des machines contre une muraille de cette construction, on les voit de front, de revers, et presque par derrière ; et ils sont comme enfermés au milieu des batteries de la place, qui les foudroient.

3. Comment on lie à la muraille la terre tirée du fossé

Pour donner la plus grande force à un rempart, voici comment on le construit : On élève deux murs parallèles, à vingt pieds l'un de l'autre ; dans cet intervalle, qui sera l'épaisseur du rempart, on jette la terre qu'on a tirée du fossé, et on la foule à coups de batte. Les deux murs ne se font point de même hauteur : celui qui regarde l'intérieur de la place doit être beaucoup plus bas que l'autre, afin que l'on puisse pratiquer une pente douce et aisée pour monter de la ville à ses défenses. Il est difficile à un bélier de ruiner un mur qui est soutenu par des terres ; et quand par hasard il emporterait les pierres, cette masse de terre foulée résisterait encore à ses coups, comme une véritable muraille.

4. Des herses et des portes, et comment on les garantit du feu

Il s'agit de garantir les portes des feux qu'on y peut jeter. Pour cet effet, on les couvre de peaux fraîches ou de lames de fer ; mais cela ne vaut pas l'invention des anciens, qui est d'ajouter devant les portes un réduit, à l'entrée duquel on met une herse suspendue avec des cordes ou des chaînes de fer : et si les ennemis s'avisent d'entrer, la herse tombe sur eux, les enferme, et les livre aux assiégés. Cependant il faut encore que la muraille au-dessus de la porte soit construite en mâchicoulis, afin de verser de l'eau, et d'éteindre le feu, s'il était à la porte.

5. Des fossés

Il faut faire devant les places des fossés très larges et très profonds, afin que les assiégeants ne puissent pas facilement les combler, et que les eaux qui y sont, venant à regorger dans leurs mines, les empêchent de les continuer. La profondeur des fossés et les eaux sont les deux grands obstacles à ces travaux souterrains.

6. Comment on se couvre contre les flèches des assiégeants

Comme il est à craindre que la grande quantité de flèches que peuvent tirer les assiégeants ne fasse abandonner le rempart, et ne leur donne la facilité d'escalader la place, la plus grande partie des soldats de la garnison doivent avoir de grands boucliers et des armures complètes ; et, pour les mieux protéger encore, on tend sur les remparts des voiles et des couvertures de crin. Ce double parapet flottant amortit les flèches, et les laisse difficilement passer. A cela l'on a ajouté l'invention des mételles, qui sont des caisses de bois qu'on remplit de pierres ; et on les arrange le long des courtines avec tant d'art, que les assiégeants, en montant à l'escalade, ne peuvent y toucher sans faire pleuvoir les pierres sur leurs têtes.

7. Par quels moyens les assiégés évitent la famine

Nous parlerons dans leur lieu des différentes méthodes d'attaque et de défense ; mais il faut voir auparavant qu'il y a deux manières, en général, d'attaquer une place : la première, quand on la presse de vive force, et qu'on livre des assauts ; la seconde, quand, après avoir investi la place, on détourne l'eau aux assiégés, et qu'on leur coupe tous les vivres, pour les faire rendre par famine ; et c'est la façon de fatiguer les assiégés à son aise et sans rien risquer. Pour n'y point être exposé, il faut, au moindre soupçon qu'on a du dessein de l'ennemi, transporter dans la place tous les vivres qu'il peut y avoir à la campagne, afin que les assiégés en aient au delà même du besoin, et que la disette oblige les ennemis de se retirer. Il est à propos de saler non seulement les porcs, mais encore tous les animaux qu'on ne peut faire vivre dans une place fermée, afin de ménager le pain par la viande. La volaille est nécessaire pour les malades, et se nourrit à peu de frais dans la ville. Il faut surtout amasser beaucoup de fourrage, et brûler tout ce qu'on ne peut pas enlever. On doit aussi faire de grandes provisions de vin, de vinaigre, de fruits, de légumes de toute espèce, et ne rien laisser qui puisse servir à l'ennemi. L'agrément et l'utilité persuadent encore que l'on doit avoir grand soin des jardins publics et particuliers. Mais il sert peu d'avoir amassé de grandes provisions, si dès le commencement la distribution ne s'en fait avec sagesse. Ceux qui ont observé l'économie au milieu de l'abondance n'ont jamais été exposés à la famine. Souvent aussi on a fait sortir d'une place assiégée les femmes, les enfants et les vieillards, de peur que la disette de vivres ne forçât la garnison à se rendre.

8. Des approvisionnements de munitions pour la défense des places

Il faut faire provision de bitume, de soufre, de poix liquide, et de cette huile qu'on nomme incendiaire, pour brûler les machines des ennemis. On garde dans les magasins du fer et de l'acier avec du charbon, pour fabriquer des armes, et du bois propre à faire des hampes à toutes sortes de traits. On ramasse avec beaucoup de soin dans les rivières des pierres rondes, parce qu'elles en sont plus pesantes, et qu'on les jette mieux. On les entasse dans les tours et sur les remparts, les plus petites pour être jetées à la main avec la fronde ou le fustibale, les médiocrement grosses pour être lancées avec les onagres ; et l'on range les plus pesantes et les plus roulantes le long des parapets, pour écraser les assaillants et briser les machines. On fait aussi de très grandes roues de bois vert, ou bien on coupe sur les plus forts arbres de gros cylindres, qu'on polit pour leur donner plus de volubilité. Ces masses, abandonnées à leur impétuosité sur les décombres d'une brèche, renversent les ennemis, et jettent l'épouvante partout. Il faut avoir aussi en magasin des poutres, des madriers, et des clous de toute grandeur ; car on ne résiste aux machines des assiégeants que par d'autres machines, surtout lorsqu'il s'agit de donner promptement de la hauteur aux murailles et aux parapets, pour n'être pas commandé par les tours mobiles des assiégeants.

9. De ce qu'il faut faire, si les cordes des machines viennent à manquer

Il faut aussi avoir une attention particulière à se fournir de cordes de nerfs : les onagres, les balistes et les autres machines ne servent de rien, si elles ne sont bandées avec des cordes de cette espèce. On assure cependant que les crins des chevaux sont bons ; et il est hors de doute, par l'expérience que les Romains en ont faite dans un cas pressant, que les cheveux des femmes n'ont pas moins de force. Au siège du Capitole, les machines étant démontées à force de servir, et les cordes de nerfs manquant absolument, les dames donnèrent leurs cheveux à leurs maris, qui en remontèrent les machines, et repoussèrent vigoureusement les ennemis : sacrifice louable, qui sauva la liberté de ces femmes vertueuses et celle de leurs maris. Il faut aussi faire provision de couvertures de poils et de peaux crues, pour couvrir les balistes et les autres machines.

10. Des moyens d'empêcher qu'une place manque d'eau

C'est un grand avantage pour une place, que d'avoir dans son enceinte des fontaines qui ne tarissent point. Quand on en est privé, il faut creuser des puits à toute profondeur, et en tirer les eaux avec des cordes. Mais si on est assiégé dans des forteresses situées sur des montagnes, dans un terrain sec ou sur le roc, comme il arrive quelquefois, on cherche des veines d'eau plus basses hors de l'enceinte de la place, et on les protège avec les batteries des murailles et des tours qui en assurent la communication. Que si cette source est hors de la portée du trait, mais cependant au-dessous de la place, et sur le même côté, il faut construire entre le corps de la place et cette source un petit fort qu'on appelle bourg, dans lequel on établit des balistes et des archers pour éloigner les ennemis, et défendre les gens qu'on envoie à l'eau. On creuse encore de bonnes citernes dans tous les bâtiments publics, et dans beaucoup de maisons particulières, pour recueillir les eaux de pluie. Au reste, la soif a rarement fait prendre une place, malgré le peu d'eau qu'il y avait, lorsque les assiégés ne s'en servaient que pour boire.

11. Comment on pourvoit au manque de sel

Si l'on est assiégé dans une ville maritime, et que le sel vienne à manquer, on conduit l'eau de la mer dans des canaux et des réservoirs plats, où la chaleur du soleil la réduit en sel. Mais si l'ennemi vous empêche d'approcher de l'eau, comme cela arrive souvent, on amasse les sables que la tempête a portés au loin, et on les lave dans de l'eau douce, que l'action du soleil convertit aussi en sel.

12. Comment on repousse un premier assaut

Quand on attaque des places de vive force, le péril est réciproque : cependant il en coûte plus de sang aux assiégeants dans les assauts meurtriers qu'ils livrent, mais les assiégés ont plus de peur. La hardiesse des assaillants qui menacent d'emporter la place, l'appareil effrayant des troupes en bataille sous les murailles, le bruit des trompettes, les cris des hommes, épouvantent d'autant plus qu'on y est moins accoutumé. Alors, si les assiégés ne sont point faits aux dangers, et qu'ils se laissent étonner au premier assaut, on dresse les échelles, et la ville est prise. Mais si cet assaut est soutenu rigoureusement par des gens aguerris, le courage croît aussitôt aux assiégés ; la peur se dissipe, et l'on n'emploie des deux côtés que l'art et la force.

13. Machines pour l'attaque des places

On se sert pour prendre une place : de tortues, de béliers, de faux, de vignes, de mantelets, de muscules, de tours. Je vais montrer la construction de ces machines, avec la manière de s'en servir dans l'attaque et d'y résister dans la défense.

14. De bélier, de la faux et de la tortue

On construit la tortue avec des membrures et des madriers, et on la garantit du feu en la revêtissant de cuirs crus, de couvertures de poil ou de pièces de laine : elle couvre une poutre armée à l'un de ses bouts d'un fer crochu, pour arracher les pierres de la muraille : alors on donne le nom de faux à cette poutre, à cause de la figure de son fer ; ou bien on le garnit de fer à cette tête, et on l'appelle bélier, soit parce qu'elle abat les murailles par la dureté de son front, soit parce qu'elle recule, à la façon des vrais béliers, pour frapper ensuite avec plus force. La tortue a aussi tiré sa dénomination de sa ressemblance avec l'animal de ce nom. Comme tantôt il se retire et tantôt il avance sa tête, de même cette machine fait rentrer et ressortir sa poutre, pour heurter plus violemment.

15. Des vignes, du mantelet et du cavalier

Les anciens appelaient vignes des galeries d'approche, à qui le soldat donne aujourd'hui un nom barbare. On compose cette machine d'une charpente légère, et on lui donne sept pieds de haut et huit de large, sur seize de long, avec un double toit de planches et de claies. Ses côtés se garnissent d'un tissu d'osier impénétrable aux coups de pierre et aux traits ; et, de crainte du feu, on couvre le tout en dehors de cuirs frais ou de couvertures de laine ; on joint de front plusieurs de ces machines, sous lesquelles les assiégeants s'avancent à couvert au pied des murailles, pour les saper. Les mantelets sont faits d'une charpente cintrée, et couverte d'un tissu d'osier qu'on garnit de peaux fraîches ou de pièces de laine. On les conduit où l'on veut, comme des chariots, par le moyen de trois petites roues placées, l'une au milieu sur le devant, et les autres sur le derrière, aux deux extrémités. Les assiégeants approchent ces mantelets des murailles ; et, de dessous ce couvert, ils délogent les assiégés des remparts à coups de flèches, avec la fronde ou des traits, pour faciliter l'escalade. Le cavalier est une terrasse qu'on élève avec du bois et de la terre contre les murailles, pour lancer des traits dans la place.

16. Des muscules

On nomme muscules de petites machines sous lesquelles les assiégeants comblent le fossé de la place avec des pierres, de la terre et des fascines qu'ils y portent ; consolident et aplanissent le terrain, afin que les tours ambulantes puissent approcher de la muraille sans obstacle. On les appelle muscules, du nom d'un petit poisson de mer. Comme ce poisson sert de guide aux baleines, et leur est continuellement utile malgré sa petitesse, de même ces petites machines, destinées au service des grandes tours, marchent devant elles pour leur ouvrir le passage et leur frayer les chemins.

17. Des tours mobiles

Les tours sont de grands bâtiments assemblés avec des poutres et des madriers, et revêtus avec soin de peaux crues ou de couvertures de laine, pour garantir un si grand ouvrage des feux des ennemis. Leur largeur se proportionne sur la hauteur ; quelquefois elles ont trente pieds en carré, quelquefois quarante ou cinquante : mais leur hauteur excède les murs et les tours de pierre les plus élevées. Elles sont montées avec art sur plusieurs roues, dont le jeu fait mouvoir ces prodigieuses masses. La place est dans un danger évident quand la tour est une fois jointe aux murailles ; ses étages se communiquent en dedans par des échelles, et elle renferme différentes machines pour prendre la ville. Dans le bas étage est un bélier pour battre en brèche ; le milieu contient un pont fait de deux membrures, et garni d'un parapet de claionnage. Ce pont, poussé en dehors, se place tout d'un coup entre la tour et le haut du mur, et fait un passage aux soldats pour se jeter dans la place. Le haut de la tour est encore bordé de combattants armés de longs épieux, de flèches, de traits et de pierres, pour nettoyer les remparts. Dès qu'on est venu là, la place est bientôt prise. Quelle ressource reste-t-il à des gens qui se confiaient sur la hauteur de leurs murailles, lorsqu'ils en voient tout à coup une plus haute sur leur tête ?

18. Comment on met le feu à une tour mobile

Il y a plusieurs manières de se défendre contre ces redoutables machines. Si les assiégés ont du courage et de l'assurance, ils font une sortie avec des troupes d'élite ; et, après avoir repoussé l'ennemi, ils arrachent les cuirs qui couvrent la tour, et y mettent le feu : mais si la garnison n'ose pas risquer une sortie, on lance avec de grandes balistes des marteaux ou des phalariques qui percent les peaux et les couvertures, et portent le feu dans le bois. Les marteaux sont une sorte de flèches ardentes, qui mettent le feu partout où elles peuvent s'attacher. La phalarique est une espèce de lance armée d'un gros fer, entre lequel et la hampe on entortille des étoupes pleines de soufre, de bitume, de résine, et d'huile incendiaire. Ce trait lancé vivement par les balistes perce les couvertures des tours, s'attache au corps de la machine, et la brûle souvent. On saisit encore les moments que les assiégeants ne sont point sur leurs gardes : on descend avec des cordes des hommes qui portent de la lumière dans des lanternes, et on les remonte de même, après qu'ils ont mis le feu aux machines.

19. Comment on exhausse la muraille

Les assiégés, pour n'être point commandés et écrasés par une machine supérieure aux remparts, exhaussent la partie du mur où la tour s'efforce d'approcher ; et cela se fait par une maçonnerie de pierre et de ciment, de terre détrempée ou de brique, ou enfin par une charpente. Ces tours redoutables cessent de l'être, dès qu'elles se trouvent inférieures aux défenses qu'on leur oppose. Mais voici la ruse que les assiégeants ont coutume d'employer : La machine paraît d'abord plus basse que les parapets de la place ; elle l'est en effet ; mais elle renferme une autre petite tour qu'on ne voit pas, et que l'on fait monter avec des cordes et des poulies lorsqu'il en est temps ; elle s'élève tout d'un coup au-dessus des défenses, et les soldats qui y sont se jettent dans la place.

20. De l'usage des mines pour se défendre contre les tours mobiles

Quelquefois on présente, au-devant d'une tour qui s'avance, de très longues poutres revêtues de fer, pour l'éloigner des murailles. Au siège de Rhodes, les assiégeants ayant construit une tour mobile, supérieure de beaucoup et aux remparts et à toutes les tours de la place, un ingénieur imagina un moyen de la rendre inutile. Il ouvrit pendant la nuit une galerie souterraine qui passait par-dessous le mur de la place, et la poussa sous le chemin où la tour devait passer le lendemain pour approcher des murailles. Les ennemis, qui ne soupçonnaient rien de l'artifice, conduisirent la tour jusque sur l'endroit qui était miné. Le souterrain fondit aussitôt sous le poids de cette masse énorme, qui s'y enfonça de manière qu'il ne fut pas possible de l'en retirer. On fut obligé de laisser là la tour ; ce qui sauva la place.

21. Des échelles, harpe, exostre et tollenon

Les tours une fois jointes aux murailles, les frondeurs avec des pierres, les archers, les manubalistaires, les arbalétriers avec les flèches, et en général les gens de traits à coups de plombées et d'autres armes de jet, délogent les assiégés du rempart ; et aussitôt on dresse les échelles : mais on y est souvent exposé au sort de Capanée, à qui on attribue l'invention de l'escalade, et qui fut précipité si rudement par les Thébains, que les poètes ont feint qu'il avait été écrasé par la foudre. Les assiégeants se servent aussi d'autres moyens pour emporter une place : ce sont la harpe ou pont à cordes, l'exostre ou pont à coulisses, et le tollenon ou bascule. La harpe est une espèce de pont-levis, ainsi appelé de sa ressemblance avec l'instrument de ce nom : ce pont de membrures, appliqué perpendiculairement contre la tour, a, comme la harpe, des cordes qui l'abaissent sur le mur par le moyen des poulies ; et aussitôt des soldats, sortant de la tour, se jettent sur les remparts par ce passage. L'exostre est ce même pont que nous avons décrit plus haut, et qu'on pousse en avant du corps de la tour sur la muraille. Le tollenon est une bascule faite avec deux grandes pièces de bois, l'une plantée bien avant en terre, et l'autre qui est plus longue, attachée en travers au sommet de la première, et dans un tel point d'équilibre, qu'en abaissant une de ses extrémités, l'autre s'élève. On attache donc à l'un des bouts de cette poutre une espèce de caisse d'osier ou de bois où l'on met une poignée de soldats ; et, en abaissant l'autre bout, on les élève, et on les porte sur les murailles.

22. Des balistes, onagres, scorpions, arbalètes, fustibales, frondes, etc, pour la défense des places

Aux machines d'attaque dont on vient de parler, les assiégés en opposent d'autres, qui sont les balistes, les onagres, les scorpions, les arbalètes, les fustibales, les frondes et les flèches. La baliste se bande avec des cordes de nerfs ; et plus elle a ses bras prolongés, c'est-à-dire plus elle est longue, plus elle pousse loin les traits ; surtout si elle est faite selon les proportions de l'art, et servie par d'habiles gens qui en aient étudié auparavant la portée, elle perce tout ce qu'elle frappe. L'usage de l'onagre est de jeter des pierres ; et, selon qu'il est grand et que ses cordes de nerfs sont grosses, il pousse des corps plus ou moins pesants, mais avec une violence comparable à celle de la foudre. Ces deux machines sont les plus terribles de toutes. Ce qu'on nomme à présent manubaliste s'appelait auparavant scorpion, parce que cette machine tue avec des dards minces et déliés. Il me paraît superflu de décrire le fustibale, l'arbalète et la fronde, armes assez connues par l'usage qu'on en fait à présent. J'ajoute, par rapport à l'onagre, que les masses qu'il lance sont d'un poids à écraser non seulement les hommes et les chevaux, mais à briser aussi les machines des ennemis.

23. Des matelas, nœuds coulants, loups et colonnes pesantes contre le bélier

Il y a plusieurs moyens de résister aux béliers et aux faux. Quelques-uns descendent, avec des cordes, des matelas et des couvertures de laine, le long de la muraille, aux endroits où le bélier bat en brèche, pour en amortir la violence. D'autres saisissent les béliers avec des nœuds coulants, les tirent obliquement du haut du mur à force de bras, et les renversent avec leurs tortues. Plusieurs attachent à des cordes un fer dentelé fait en manière de pince, qu'on appelle loup, avec lequel ils accrochent le bélier, le renversent ou le suspendent, de façon qu'il ne peut plus agir. Quelquefois on roule du haut des murs des colonnes et des masses de pierre ou de marbre sur les béliers, pour les rompre. Si, malgré tout cela, le bélier ouvre la muraille et qu'il y fasse brèche, ce qui arrive souvent, la seule ressource qui reste, c'est de démolir les maisons, de construire un autre mur en dedans, et de tâcher de faire périr les ennemis sur le rempart, s'ils entreprennent de vous forcer.

24. Des mines, soit pour démolir les murailles, soit pour pénétrer dans la place

Il y a une autre manière sourde et rusée de prendre les places : ce sont les mines. On emploie un grand nombre de travailleurs à ouvrir la terre, comme font les Besses, peuples industrieux à fouiller les mines d'or et d'argent, et l'on conduit vers la ville une galerie souterraine. Cet ouvrage a deux usages : ou les assiégeants le poussent sous le corps de la place, s'y introduisent la nuit sans que les assiégés s'en aperçoivent, ouvrent la porte à leurs gens, et égorgent les habitants dans leurs maisons ; ou du moins, quand leurs mineurs sont arrivés aux fondements de la muraille, ils la sapent sur une grande étendue, et l'étayent avec des bois secs, qu'ils entourent de sarment et de différentes matières combustibles. Après avoir disposé les troupes pour l'assaut, on met le feu aux étais, et la muraille, qui s'écroule tout d'un coup, fait une large brèche.

25. Dernière ressource d'une place forcée

Il y a une infinité d'exemples de villes forcées ou surprises, où l'on a fait périr jusqu'au dernier les ennemis qui y étaient entrés. En effet, la place n'est point encore perdue, si les assiégés demeurent maîtres des remparts, des tours, et des lieux les plus élevés. De là la garnison peut resserrer les vainqueurs, et les écraser de tous côtés, dans les rues et dans les places, tandis que, des fenêtres et des toits des maisons, la bourgeoisie de tout sexe et de tout âge fait pleuvoir sur eux les pierres et les traits. Pour ne point courir un pareil danger, on ouvre ordinairement les portes de la ville aux assiégés, afin de leur ôter la pensée d'une défense opiniâtre, que produirait le désespoir.

26. Des précautions à prendre pour empêcher l'ennemi de se saisir furtivement des murs

Souvent les assiégeants usent de ruse, font semblant de se rebuter, et lèvent le siège ; mais, aussitôt que la garnison, se livrant à une fausse sécurité, a abandonné la garde des remparts, ils profitent de l'obscurité de la nuit, reviennent sur leurs pas, et escaladent la place. C'est pourquoi il faut faire une garde encore plus exacte quand l'ennemi se retire, qu'auparavant. Pour la même raison, les remparts et les tours doivent être garnis de guérites, où les sentinelles soient à couvert du froid et de la pluie pendant l'hiver, et de l'ardeur du soleil pendant l'été. On s'est bien trouvé de nourrir dans les tours des chiens fort ardents et d'un nez exquis, pour éventer de loin l'approche des ennemis ; et l'on prétend que les oies n'ont pas moins de sagacité pour avertir, par leurs cris, des entreprises de nuit. Les Gaulois commençant à entrer dans le Capitole, c'en était fait du nom romain si Manlius, accourant au cri des oies, n'eût sauvé la citadelle par sa valeur. C'est ainsi que ces hommes qui devaient mettre toute la terre sons leur joug furent conservés par la vigilance d'un oiseau, ou par un bonheur étonnant.

27. Des ruses. Des assiégeants

Ce n'est pas dans les sièges seulement, mais dans tout ce qui concerne la guerre, que l'on regarde comme la première chose d'étudier et de connaître à fond les coutumes de son ennemi. On ne trouve l'occasion de lui tendre des pièges qu'autant que l'on sait les temps qu'il se relâche de son service, et qu'il est moins sur ses gardes : si c'est au milieu du jour, le soir ou la nuit, quand ses soldats prennent du repos ou qu'ils repaissent. Ces heures et ces pratiques des assiégés une fois connues, l'assiégeant suspend ses attaques dans les mêmes temps, pour fomenter leur négligence ; et lorsqu'elle est arrivée à un certain point par la tranquillité qu'on leur a laissée, on approche tout d'un coup les machines, ou l'on dresse les échelles, et on prend la place. Aussi les assiégés ont-ils sur les remparts des amas de pierres et des machines toujours en état, afin qu'en cas de surprise les soldats, accourant à la première alarme, trouvent sous leurs mains de quoi jeter et lancer sur la tête des assaillants.

28. Comment les assiégeants se précautionnent contre les ruses des asiégés

La négligence expose les assiégeants aux surprises, comme les assiégés. Car si la garnison sait profiter des moments favorables, elle fait tout à coup une sortie vigoureuse, tue aisément des gens qui ne s'y attendent pas, brûle les béliers, les machines, les plates-formes même, et renverse tous les ouvrages du siège. Mais les assiégeants creusent autour de la place, au-delà de la portée du trait, un bon fossé, qu'ils bordent d'un retranchement de terre et de palissades, et qu'ils flanquent encore de petites tours pour arrêter les sorties des assiégés. Cet ouvrage s'appelle contrevallation, et l'on trouve souvent dans les histoires, aux descriptions des sièges, que telle ville a été entourée d'une ligne semblable.

29. Des machines qui servent à la défense des places

Les mêmes machines servent à l'attaque et à la défense des places, mais avec cette différence que les armes de jet, soit plombées, piques, lances ou javelots, frappent avec plus de force de haut en bas. De même les flèches décochées avec l'arc, et les pierres poussées avec la main, la fronde ou le fustibale, vont d'autant plus loin qu'elles partent de plus haut. Pour les balistes et les onagres, servis par d'habiles gens, ils l'emportent sur toutes les autres machines, et il n'y a ni bravoure ni armes défensives qui puissent garantir de leurs coups : semblables à la foudre, elles brisent et fracassent tout ce qu'elles atteignent.

30. Comment on prend la hauteur des murailles

Pour que les échelles et les machines aient l'utilité qu'on en attend, il faut leur donner une hauteur qui passe celle des remparts. Il y a deux méthodes pour trouver cette mesure. La première est d'attacher un ruban mince et léger au bout d'une flèche qu'on envoie contre le rempart ; et lorsqu'elle est plantée au sommet, on estime l'élévation de la muraille sur la longueur connue du ruban : ou, si on l'aime mieux, lorsque le soleil fait tomber obliquement sur la terre l'ombre des tours et des murailles, on la mesure sans que les assiégés s'en aperçoivent. On plante en suite en terre une perche de dix pieds, et on mesure l'ombre qu'elle donne. Or, par le calcul, il est aisé de trouver la hauteur des murailles par la proportion d'une ombre à l'autre, dès qu'on sait combien telle hauteur donne d'ombre.

EPILOGUE

J'ai, ce me semble, rédigé pour le bien public ce que les auteurs militaires nous ont laissé d'ancien, et ce que l'expérience a fait inventer de nouveau dans ces derniers temps sur l'attaque et la défense des places. Mais je répète encore qu'il faut prendre les plus grandes précautions pour éviter le manque de vivres ou d'eau, ce qui est un mal sans remède. Il faut enfermer d'autant plus de provisions dans une place, que l'on sait que les ennemis peuvent la tenir plus longtemps investie.

Livre V

Prologue

Après avoir achevé de traiter, par l'ordre de votre majesté, de la guerre qui se fait sur terre, il ne me reste plus, ce me semble, qu'à parler de la marine ; et il n'y a pas beaucoup de choses à dire sur cette partie de la milice, parce que, depuis longtemps la mer étant pacifiée, on n'a plus affaire que sur terre avec les nations barbares.

1. Que les Romains ont toujours eu une flotte prête

Le peuple romain, dans les premiers temps, avait toujours une flotte équipée pour la grandeur et le bien de l'Etat ; non pour quelque nécessité de guerre, mais pour le cas d'une nécessité de ce genre, ils tenaient cette flotte prête à prendre la mer. On n'ose pas aisément insulter une puissance qu'on voit en état de résister et de se venger. Il y avait toujours à Misène et à Ravenne deux flottes équipées, et montées chacune par une légion. On leur avait désigné ces ports, afin qu'elles fussent assez près pour veiller à la garde de Rome, et qu'elles pussent, sans délai et sans circuits, faire voile vers toutes les parties du monde. La flotte de Misène était à portée des Gaules, des Espagnes, de la Mauritanie, de l'Afrique, de l'Egypte, de la Sardaigne et de la Sicile ; et la flotte de Ravenne avait sa route directe vers l'Epire, la Macédoine, l'Achaïe, la Propontide, le Pont, l'Orient, les îles de Crète et de Chypre. Elles étaient placées avantageusement, parce que dans les expéditions la promptitude fait souvent plus que la force ou la valeur.

2. Des officiers des armées navales

Le préfet de la flotte de Misène commandait les liburnes dans les mers de la Campanie, et celui de la flotte de Ravenne dans la mer Ionienne. Dix tribuns, à la tête d'autant de cohortes, obéissaient à chacun de ces deux officiers. Chaque liburne avait encore son capitaine, qui, à l'exception de certaines parties du service des matelots, était chargé du soin d'exercer journellement à la manœuvre les timoniers, les rameurs et les soldats.

3. Origine des liburnes

Diverses provinces ont été en différents temps très puissantes sur mer, ce qui leur avait fait imaginer différentes sortes de navires. Mais la grande victoire qu'Auguste remporta à Actium, principalement avec ses bâtiments liburniens, leur fit donner la préférence sur tous les autres ; et les empereurs romains ont depuis composé leurs flottes de navires semblables. Tous les vaisseaux de guerre se construisent à présent sur le même modèle, et s'appellent liburnes, du nom de la Liburnie. Cette province fait partie de la Dalmatie, et a pour capitale la ville de Jadère.

4. Du soin avec lequel sont construits les vaisseaux liburniens

Si pour bâtir une maison on recherche la qualité du sable et des pierres, on doit être d'autant plus attentif sur le choix des matériaux pour la construction des liburnes, qu'il y a plus de danger à monter un mauvais navire qu'à habiter une maison mal bâtie. On construit les liburnes principalement avec le cyprès, le pin cultivé ou sauvage, le mélèze et le sapin ; et les clous de cuivre valent mieux pour en attacher les pièces, que ceux de fer. Quelque grande qu'en paraisse d'abord la dépense, on y gagne cependant sur la durée. Les clous de fer exposés à l'air et à l'humidité sont bientôt détruits par la rouille ; au lieu que ceux de cuivre se conservent en leur entier, même dans l'eau.

5. Des règles à suivre pour la coupe des bois

Il faut surtout observer de couper les arbres, pour la construction des liburnes, depuis le quinze de la lune jusqu'au vingt-trois : le bois coupé dans l'intervalle de ces huit jours se conserve parfaitement ; coupé dans tout autre temps, il est sujet à être mangé par les vers, et se pourrit dès l'année même : ce qui est fondé sur les principes de l'art, confirmé par la pratique constante de tous les architectes, et consacré par la religion d'éternelle vérité, dont les fêtes ne se célèbrent que pendant ces jours-là.

6. Dans quel mois on doit couper les bois

Les bois de marine se doivent couper après le solstice d'été, c'est-à-dire pendant les mois de juillet et d'août, et depuis l'équinoxe d'automne jusqu'au premier de janvier : la sève ne donnant plus dans ces mois-là, le bois en est plus sec et plus dur ; cependant il ne faut pas le travailler aussitôt qu'il a été abattu, ni le mettre en œuvre pour les navires dès qu'il a été scié. Les arbres abattus doivent demeurer un certain temps sur terre sans qu'on y touche ; et les pièces de marine qu'on en a tirées veulent aussi être attendues. Si on ne les laisse pas sécher, la sève qui n'en est point encore sortie les fait gercer : de là les voies d'eau, si dangereuses en mer.

7. De la grandeur des liburnes

Quant à la grandeur des bâtiments, les plus petites liburnes ont un seul rang de rames, les médiocres, deux, et celles d'une juste grandeur, trois, quatre, et quelquefois cinq. Cela ne dont pas paraître si énorme, puisqu'on rapporte qu'au combat d'Actium il y avait de beaucoup plus grands navires à six rangs de rames, et même plus. On joint encore aux grandes liburnes des bateaux montés de vingt rameurs environ à chaque bord : les Bretons les appellent les bateaux peints. Ils sont faits pour tenter des surprises, pour intercepter les vaisseaux de charge et les provisions de l'ennemi, pour observer ses mouvements et découvrir ses desseins. Mais comme le blanc ferait trop apercevoir ces bâtiments, on en teint les voiles et les cordages d'un vert d'eau qui imite la couleur de la mer, il n'y a pas jusqu'au goudron qui n'en soit coloré : les matelots même et les soldats sont habillés de cette couleur, pour être moins vus de nuit et de jour, lorsqu'ils vont à la découverte.

8. Les noms et le nombre des vents

Tout homme qui commande une armée de mer doit se connaître aux pronostics des tempêtes ; car il a péri plus de vaisseaux liburniens par les tempêtes et les flots que par les ennemis. C'est l'étude de cette partie de la philosophie naturelle qui lui apprendra la nature des vents et les phénomènes du ciel qui produisent les tempêtes. La mer est un élément difficile, sûr pour ceux qui sont prudents, mortel pour ceux qui y manquent de prévoyance. Aussi la première règle dans l'art de la navigation est-elle de distinguer le nombre et les noms des différents vents. Les anciens croyaient que, selon la position des points cardinaux, il n'y avait que quatre vents, qui soufflaient des quatre parties du monde : mais l'expérience qu'on a acquise depuis en a fait compter douze. Pour éviter toute hésitation, nous avons donné à ces vents non seulement leurs noms latins, mais ceux qu'ils ont dans la langue grecque ; de telle sorte qu'après avoir reconnu les quatre vents principaux, nous indiquons tous ceux qui soufflent à droite et à gauche de ces quatre directions principales.

Commençons par le solstice du printemps ou l'orient, d'où vient le vent d'est (aaphliwthV), qui regarde le soleil levant. Il a à droite le vent du nord-est (kaikiaV), à gauche l'eurus (euroV), ou le vulturne. Au midi est le vent du sud, l'auster (notoV). Il a à sa droite le Notus blanc (leukonotoV), à sa gauche le corus (libonotoV). Au couchant, souffle le zéphyre (zefuroV) ou vent du couchant ; il a à droite l'africus (liy) ; à gauche, l'iapix (iapux) ou le favonius. Au septentrion, est le vent du nord (aparktiaV), qui a à droite le circius (qraskiaV), à gauche borée (boreaV), ou l'aquilon.

Ces vents soufflent souvent seuls, quelquefois deux ensemble, et même trois dans les grandes tempêtes. Par leur violence, les mers, qui sont naturellement tranquilles, deviennent furieuses, et leurs souffles capricieux changent, selon les saisons et les côtes, le calme en tempête, et la tempête en calme. Un vent favorable mène une flotte au port qu'elle désire, et le vent contraire l'arrête, la force de reculer, et d'essuyer les dangers de la mer : mais on n'a guère vu faire naufrage à ceux qui ont eu une connaissance parfaite des vents.

9. Des mois les plus sûrs pour la navigation

La rigueur et l'inconstance des saisons ne permettent pas de tenir la mer toute l'année. II y a de certains mois propres à la navigation ; il y en a de douteux , et d'autres où la mer est absolument impraticable. Pendant le cours du phénite, c'est-à-dire après le lever des Hyades, depuis le 27 de mai jusqu'au lever de l'Arcture, c'est-à-dire jusqu'au 14 de septembre, la navigation est regardée comme sûre, parce que la douceur de l'été calme la fureur des vents. Depuis ce temps-là jusqu'au 11 de novembre, elle commence à être dangereuse ; car la violente constellation de l'Arcture se lève après le 13 de septembre ; le 24 du même mois, arrive le fâcheux temps de l'équinoxe ; les Chevreaux pluvieux se lèvent environ le 7 d'octobre, et le Taureau le 11 du même mois : mais c'est au mois de novembre que le coucher des Vergilies commence à exciter de fréquentes tempêtes. Ainsi, depuis le 11 de novembre jusqu'au 10 de mars, les mers sont fermées. Pendant ce temps-là, les jours sont courts et les nuits longues : les nuages épais, les brouillards, la rigueur compliquée des vents, de la pluie et de la neige, chassent non seulement les vaisseaux de la mer, mais encore les voyageurs des chemins. Cependant, après l'ouverture de la navigation, qui se célèbre par des joutes solennelles, à la vue du peuple et de plusieurs nations étrangères, il y a encore du danger à se mettre en mer jusqu'au 15 de mai, à cause de plusieurs astres dangereux et de la saison même. Ce n'est pas que l'industrie laborieuse des marchands demeure oisive ; mais il y a bien d'autres circonspections à avoir pour une armée navale, qui ne doit point s'exposer en mer comme des particuliers, à qui l'appât du gain fait affronter les dangers.

10. A quels signes doit-on reconnaître l'approche des tempêtes

Le lever et le coucher de quelques astres excitent de violentes tempêtes. Bien que les auteurs leur aient assigné certains jours fixes, elles varient souvent par diverses causes ; outre qu'il est refusé à l'esprit humain, il faut le confesser, d'avoir une connaissance parfaite du ciel. Aussi l'art nautique a-t-il prescrit trois ordres d'observations à faire. Il est à remarquer que les tempêtes arrivent, ou le jour marqué, ou la veille, ou le lendemain ; d'où cette distinction qu'ont faite les Grecs entre celles qui précèdent (proceimasin), celles qui arrivent au jour fixé (epiceimasin), et celles qui viennent après (metaceimasin). Mais ce détail deviendrait inutile, plusieurs auteurs ayant donné des observations circonstanciées, non seulement sur les mois, mais même sur les jours. Les passages des planètes causent aussi ordinairement du mauvais temps, lorsqu'elles entrent dans certains signes, ou qu'elles en sortent. Les raisons des savants et l'expérience du vulgaire nous répondent aussi que les jours interlunaires sont extrêmement orageux.

11. Pronostics du beau temps et du mauvais temps

La lune est une espèce de miroir, où l'on peut voir plusieurs signes de tempêtes ou de beau temps. La couleur rouge dénote les vents ; la bleuâtre, la pluie ; et mêlées ensemble elles annoncent de grosses pluies et des tempêtes furieuses. La lune belle et brillante promet aux vaisseaux la sérénité qu'elle porte sur son disque, surtout si à son quatrième jour les cornes de croissant ne sont point émoussées, ni son disque rougeâtre, ou offusqué par des vapeurs. On remarque aussi les levers et les couchers du soleil. Qu'il éclaire également l'horizon, ou que des nuages le dérobent de temps en temps ; qu'il soit brillant, ou que sous le souffle des vents il ressemble à un incendie ; qu'il soit pâle et taché par la pluie menaçante, ce sont autant de pronostics connus. L'air, la mer même, la grandeur ou la couleur des nuées, instruisent les matelots attentifs de ce qu'ils en doivent attendre. Les oiseaux et les poissons leur donnent aussi quelques signes. Le divin génie de Virgile les a rassemblés dans ses Géorgiques, et Varron les a bien décrits dans ses livres De la navigation. Les pilotes font profession de savoir toutes ces choses ; mais l'usage et une habitude grossière ont plus de part à leurs connaissances que les observations réfléchies.

12. Du flux et du reflux

La mer est le troisième élément du monde. Outre le souffle des vents qui l'agite, elle est animée par un mouvement et une respiration propre. A certaines heures du jour et de la nuit, elle va et vient par une certaine agitation qu'on appelle flux et reflux. Tantôt, comme un torrent, elle déborde vers les terres, et tantôt elle refoule ses eaux vers leur lit. Ce mouvement réciproque aide ou retarde les navires, selon qu'il est favorable ou contraire ; et c'est sur quoi il est important de bien prendre ses mesures quand on veut donner un combat. La violence de la marée ne peut se vaincre par la force des rames, puisque le vent même lui cède ; et comme elle varie selon la diversité des côtes et les phases de la lune, il faut, avant que d'engager un combat naval, connaître les heures de la marée pour les côtes où l'on se trouve actuellement.

13. De la connaissance des lieux, ou de la manœuvre

L'habileté des pilotes consiste à bien connaître les mers où l'on navigue, afin d'éviter les rochers, les vigies, les bancs de sable, les bas-fonds et autres écueils. Plus la mer est profonde, plus on est en sûreté. Si l'on demande de la vigilance dans le capitaine et du savoir dans le pilote, il faut de la force dans les rameurs, parce que les batailles navales se donnent en temps calme, où il n'est plus question du souffle des vents pour faire agir des masses comme les liburnes. Elles ont besoin de toute la force des rames pour choquer violemment de leurs éperons les vaisseaux ennemis, et pour en éviter le choc à leur tour. Dans ces manœuvres, c'est du bras des rameurs et de l'adresse du timonier qui manie le gouvernail, que dépend en partie la victoire.

14. Des armes et des machines navales

On se sert dans un combat de mer, non seulement de toutes les espèces d'armes qu'une armée de terre porte à une bataille, mais encore de machines et d'instruments tels qu'on en emploie à l'attaque et à la défense des places. Rien n'est si cruel qu'un combat naval, où les hommes périssent dans les flammes et dans les eaux. La première précaution doit donc être de munir les soldats d'armes défensives, d'armures complètes ou de demi-cuirasses, avec des casques et des jambières, d'autant plus qu'ils ne peuvent pas se plaindre du poids de leurs armes, puisque l'on combat dans des vaisseaux, sans se remuer de sa place. On leur donne encore des boucliers plus forts pour résister aux coups de pierres, et plus larges à cause des faux, des crocs, et des autres espèces d'armes navales. De part et d'autre on se lance des pierres, des flèches, des dards, des plombées, avec les frondes, fustibales, onagres, balistes et scorpions : mais l'abordage est terrible. Les plus hardis joignent leurs liburnes à celles de l'ennemi, jettent des ponts sur son bord pour y passer ; et c'est là qu'on combat de près avec l'épée, et, comme on dit, corps à corps. On élève aussi sur les grandes liburnes des châteaux et des tours, afin de pouvoir plus facilement, comme du haut d'un rempart, incommoder les ennemis et leur tuer du monde. Enfin, l'on envoie avec les balistes dans les vaisseaux ennemis des flèches enveloppées d'étoupes imbibées d'huile incendiaire, de soufre et de bitume, et ces flèches ardentes enflamment bientôt des planches enduites de cire, de poix et de résine. Dans ces combats, ceux-ci périssent per le fer, ceux-là sont écrasés par les pierres ; les autres sont consumés par les flammes au milieu des flots ; et, parmi tant de différentes morts, ce qu'il y a de plus cruel, c'est que les corps sans sépulture vont servir de pâture aux poissons.

15. Des ruses que l'on pratique sur mer. De ce qui arrive dans un combat naval à force ouverte. Enumération des armes qui y sont nécessaires. Des poutres ferrées, des faux, et des haches à deux tranchants

Les surprises ont lieu sur mer comme sur terre. On dresse des embuscades dans les endroits des îles qui y sont le plus favorables, pour défaire plus facilement un ennemi qui n'est pas sur ses gardes. Si ses matelots sont fatigués d'avoir longtemps ramé ; s'il a le vent ou la marée contraire ; si la rade où il est n'a point d'issue ; enfin, si l'occasion de le combattre vient comme on l'a souhaitée, il faut donner la main aux bienfaits de la fortune, et engager le combat avec les avantages qu'elle nous offre. Mais si, par leur vigilance, les ennemis ne donnent point dans les pièges qu'on leur tend, et qu'ils nous forcent à en venir à un combat général, alors il faut mettre ses liburnes en ordre de bataille, non pas sur une ligne droite, comme on range les armées de terre, mais sur une ligne courbe en forme de croissant. Votre centre sera concave, et vos ailes s'avanceront en s'arrondissant, afin que si l'ennemi veut enfoncer le centre, il se trouve enveloppé par la disposition même de vos ailes. Pour la même raison, on doit placer sur les ailes les meilleures troupes, et les plus fortes liburnes de la flotte. Il faut tâcher de tenir le large avec votre flotte, et d'acculer celle de l'ennemi contre les côtes, parce que des vaisseaux qui sont poussés vers les terres perdent l'impétuosité de la manœuvre que demandent les actions navales. Dans ces combats, on tire de grands avantages de trois sortes d'armes, qui sont les poutres ferrées, les faux, et les haches à deux tranchants. Ces poutres ferrées aux deux bouts sont longues et déliées, et pendent au mât en manière de vergue. Quand les navires viennent à s'aborder par la droite ou par la gauche, on met en branle ces espèces de béliers, qui abattent et tuent les matelots et les soldats, et percent souvent les vaisseaux par le côté. La faux est un fer tranchant et courbé, attaché à une longue perche : il coupe tout d'un coup les cordages des vergues et des voiles, et rend le bâtiment paresseux et inutile. La hache à deux tranchants est une hache double, faite d'un fer très large et très acéré, qui coupe des deux côtés. C'est avec cette arme que des matelots ou des soldats déterminés vont dans de petits canots, au plus fort de la chaleur du combat, couper secrètement les cordes qui lient le gouvernail des navires des ennemis : d'où s'ensuit la prise du bâtiment, qui est par là mis hors de combat. Quelle défense peut-il faire, après avoir perdu son gouvernail ? Je crois devoir passer sous silence les bâtiments croiseurs, dont on se sert pour les gardes de nuit et de jour sur le Danube : le grand usage qu'on en fait aujourd'hui a porté ces bâtiments à un point de perfection qu'on chercherait inutilement dans les livres des anciens.

FIN DE L'OUVRAGE

sommaire