VALÈRE MAXIME

Des faits et des paroles mémorables

Nisard, 1850

 

Préface.

Livre I.

Livre II.

Livre III.

Livre IV.

Livre V.

Livre VI.

Livre VII.

Livre VIII.

Livre IX.

 

PRÉFACE : À L'EMPEREUR TIBÈRE. 

 Comme les actions et les paroles mémorables des Romains et des nations étrangères sont trop dispersées dans les autres ouvrages pour qu'on puisse s'en instruire en peu de temps, j'ai résolu d'en faire, selon un plan méthodique, un choix extrait des historiens célèbres, pour épargner la peine d'une longue recherche aux lecteurs qui désirent puiser des enseignements dans l'histoire. Je n'ai d’ailleurs pas eu le désir de tout embrasser : qui pourrait renfermer les faits de tous les âges en un petit nombre de volumes ? et quel homme sensé, devant la suite de l'histoire, tant étrangère que nationale, que les écrivains antérieurs ont racontée avec talent, pourrait se flatter d'en laisser un récit d'une exactitude plus scrupuleuse ou d'une éloquence plus distinguée ? Aussi, pour le succès de mon entreprise, c'est vous, aux mains de qui le consentement unanime des hommes et des dieux a confié le gouvernement de la terre et de la mer, vous, le plus assuré soutien de la patrie, c'est vous, César, dont j'invoque l'appui, vous dont la céleste providence encourage avec une bonté suprême les vertus dont je vais parler, comme elle châtie les vices avec une extrême sévérité. Si les anciens orateurs commençaient à juste titre leurs discours par une invocation à Jupiter très bon et très grand, si les plus excellents poètes ont tiré les débuts de leurs poèmes d'un appel à quelque puissance divine, j'aurai, dans ma faiblesse, recours à votre bienveillance avec d'autant plus de raison que la divinité des autres dieux se fonde sur une croyance, tandis que la vôtre, se révélant par un témoignage sensible, s'offre à nos yeux sous l'apparence d'un astre semblable à ces astres de votre père et de votre aïeul, dont l'extraordinaire lueur a ajouté à nos cérémonies tant d'éclat et de splendeur. Les autres dieux, nous les avons reçus de la tradition ; mais les Césars, c'est nous qui les avons faits dieux. Mon intention étant de commencer par la religion, je vais en exposer sommairement les principes.

LIVRE I

 CHAPITRE PREMIER : De la religion. DE L'OBSERVANCE DE LA RELIGION. 

 1. Nos anciens ont voulu qu'on demandât la connaissance des fêtes fixes et annuelles à la science des pontifes, la garantie du succès dans les entreprises aux observations des augures, l'interprétation des oracles d'Apollon aux livres des devins, le secret de conjurer les mauvais présages à l'art des Etrusques. C'est aussi en vertu d'un usage de nos ancêtres qu'on a recours aux pratiques religieuses dans les différentes circonstances, à la prière pour recommander quelque chose aux dieux, aux vœux pour leur demander une faveur, aux actions de grâces pour s'acquitter d'une promesse, aux bons présages pour consulter les entrailles des victimes ou les oracles, aux sacrifices pour célébrer une fête annuelle, ainsi que pour détourner les menaces des prodiges et de la foudre. Tel fut chez les anciens Romains le souci non seulement de maintenir, mais encore d'amplifier le culte que, à une époque où l'État était déjà très florissant et très riche, ils confièrent, en vertu d'un sénatus-consulte, dix enfants des premières familles à chacune des tribus de l'Étrurie pour les faire instruire dans la science des choses sacrées ; et que, voulant honorer Cérès à la manière des Grecs, ils firent venir de Velia, alors que cette place n'avait pas encore reçu le titre de cité, une prêtresse nommée Calliphana ou, selon d'autres, Calliphoena, capable de régler le culte de la déesse selon les rites anciens (an de R. 356). Et quoiqu'ils eussent à Rome un temple magnifique de cette déesse, néanmoins pendant les troubles provoqués par les Gracques, avertis par les livres sibyllins d'apaiser l'antique Cérès, ils envoyèrent à Henna qu'ils regardaient comme le berceau de son culte dix ambassadeurs pour se la rendre propice. (An de R. 620.) De même bien souvent en l'honneur de la mère des dieux nos généraux après des victoires allèrent à Pessinunte pour s'acquitter des vœux qu'ils lui avaient faits.

2. Le grand pontife Métellus, voyant Postumius qui était à la fois consul et flamine de Mars, prêt à partir pour faire la guerre en Afrique, ne le laissa pas s'éloigner du sanctuaire et, par la menace d'une amende, l'empêcha de sortir de Rome. Ainsi la religion vit fléchir devant elle le commandement suprême : c'est qu'on ne pensait pas que Postumius pût s'exposer sans danger aux hasards des batailles, après avoir déserté le culte du dieu des batailles. (An de R. 511.)

3. S'il est beau de voir douze faisceaux s'incliner devant la religion, il est plus beau encore d'en voir vingt-quatre montrer, en pareille circonstance, la même soumission. Tibérius Gracchus écrivit de son gouvernement au collège des augures pour l'informer qu'en lisant les livres relatifs aux cérémonies publiques, il avait remarqué un manquement aux rites dans l'établissement de la tente augurale, lors des comices consulaires qu'il avait tenus lui-même. Cette affaire fit l'objet d'un rapport des augures au sénat et, sur l'ordre du sénat, C. Figulus et Scipion Nasica revinrent à Rome, l'un de la Gaule, l'autre de la Corse et abdiquèrent le consulat. (An de R. 591.)

4. En vertu du même principe, P. Cloelius Siculus, M. Cornélius Céthégus et C. Claudius, pour avoir placé avec trop peu de soin les entrailles des victimes sur les autels des dieux, se virent, dans des circonstances et des guerres différentes, invités et même contraints à quitter la dignité de flamine. (Ans de R. 532, 543.)

5. Sulpicius, au milieu d'un sacrifice, laissa tomber de sa tête son bonnet de flamine et cet accident lui fit perdre le sacerdoce. (An de R. 532.) Le cri d'une souris entendu par Fabius Maximus et par C. Flaminius fut un motif pour l'un d'abdiquer la dictature, pour l'autre de se démettre de sa charge de maître de la cavalerie. (An de R. 532.)

6. A ces exemples il faut ajouter le suivant : une vierge consacrée à Vesta, ayant, une nuit, surveillé avec trop peu d'attention le feu qui ne doit pas s'éteindre, le grand Pontife P. Licinius estima qu'elle méritait le châtiment du fouet. (An de R. 547.)

7. Une élève de la grande Vestale Aemilia, ayant laissé s'éteindre le feu sacré, fut mise à l'abri de tout reproche grâce à la puissance de Vesta. Pendant que la jeune prêtresse priait, après avoir étendu sur le foyer son voile le plus précieux, tout à coup le feu s'alluma.

8. Il n'est donc pas étonnant que les dieux aient toujours veillé avec une bonté persévérante à l'agrandissement et à la conservation d'un empire qu'on voit, en matière de religion, peser avec une conscience si scrupuleuse les moindres circonstances. Notre cité en effet, il faut bien le reconnaître, ne perdit jamais de vue la stricte observation des rites. C'est dans cette cité que Marcellus, pendant son cinquième consulat, voulant consacrer à l'Honneur et au Courage un temple promis par des vœux solennels, pour la prise de Clastidium et pour celle de Syracuse, en fut empêché par le collège des pontifes qui déclarait qu'un même sanctuaire ne pouvait être régulièrement dédié à deux divinités. Car, disaient les pontifes, s'il y survenait quelque prodige, on ne saurait discerner à laquelle des deux il faudrait offrir un sacrifice ; et l'usage n'admet de sacrifice commun à deux divinités que pour certaines divinités déterminées. La conséquence de cet avis des pontifes fut que Marcellus éleva des statues à l'Honneur et au Courage dans deux temples séparés. Ainsi rien n'eut assez de poids, ni, pour le collège des pontifes, le crédit d'un personnage si considérable, ni, pour Marcellus, l'augmentation de la dépense, pour empêcher de maintenir l'intégrité des institutions religieuses et le respect qui leur est dû. (An de R. 545)

9. Le nom de L. Furius Bibaculus est éclipsé par ceux de tant de consulaires si illustres et son exemple peut à peine trouver place après Marcellus. Mais on ne saurait lui refuser le double mérite de la piété filiale et des sentiments religieux. Alors qu'il était préteur, sur l'invitation de son père qui était chef du collège des Saliens, il porta les boucliers sacrés, précédé de ses six licteurs, quoiqu'il fût dispensé de ce service par un privilège de sa dignité. C'est que notre cité a toujours pensé que tout devait céder à la religion, même dans les personnages qu'elle a voulu revêtir de l'éclat d'une très haute autorité. Aussi le pouvoir s'est-il soumis sans hésiter à la religion, persuadé qu'il ne réussirait à gouverner les affaires humaines que par une entière et constante obéissance à la puissance divine.

10. Ce sentiment s'est rencontré aussi chez de simples particuliers. A la prise de Rome par les Gaulois, le flamine de Quirinus et les Vestales emportaient les objets sacrés dont ils s'étaient partagé le fardeau. Ils venaient de passer le pont Sublicius et commençaient à gravir la côte qui mène au Janicule, lorsque L. Albanius, qui emmenait sur un chariot sa femme et ses enfants, les aperçut : plus attaché à la religion de l'Etat qu'à ses affections privées, il fit descendre sa famille du chariot, y plaça les Vestales avec les objets sacrés et, se détournant de sa route, il les conduisit au bourg de Caeré, où ils furent accueillis avec la plus grande vénération. La reconnaissance a perpétue jusqu'à ce jour le souvenir de cette généreuse hospitalité. Car dès lors s'établit l'usage de donner aux rites sacrés le nom de cérémonies, parce que les habitants de Caeré les célébrèrent aussi bien dans les malheurs de la république qu'au temps de sa prospérité. Ce rustique et grossier chariot, pour avoir si à propos contenu les objets sacrés, pourrait égaler et même surpasser en gloire le plus brillant char de triomphe. (An de R. 363.)

11. Dans ces mêmes calamités publiques, C. Fabius Dorsus donna un mémorable exemple de fidélité à la religion. Pendant que les Gaulois assiégeaient le Capitole, pour ne pas laisser manquer un sacrifice périodique de la gens Fabia, ce Fabius, la robe retroussée à la manière gabienne, portant dans ses mains et sur ses épaules les objets sacrés, traversa les postes ennemis, parvint sur le Quirinal, accomplit toutes les cérémonies selon les rites et, honoré par l'armée victorieuse presque à l'égal d'un dieu, il revint au Capitole comme en vainqueur. (An de R. 363.)

12. Nos ancêtres montrèrent encore sous le consulat de P. Cornélius et de Baebius Tamphilus une grande sollicitude pour le maintien de la religion. Des cultivateurs, en remuant la terre à quelque profondeur dans le champ du greffier L. Pétilius, au pied du Janicule, trouvèrent deux coffres de pierre : l'un, selon l'inscription qu'on y lisait, avait contenu le corps de Numa Pompilius, dans l'autre on avait enfermé sept livres latins sur le droit pontifical et autant de livres grecs de doctrine philosophique. On se préoccupa de conserver très soigneusement les livres latins ; quant aux livres grecs, comme ils paraissaient tendre à détruire la religion, le préteur urbain Q. Pétilius, en vertu d'un ordre du sénat, les fit brûler par la main des ministres chargés des sacrifices sur un feu allumé en place publique. Ces hommes du vieux temps ne voulurent garder au sein de cette cité rien qui pût détourner les esprits du culte des dieux. (An de R. 572.)

13. Sous le règne de Tarquin, le duumvir M. Atilius, gagné par Pétronius Sabinus, avait laissé copier un livre qui contenait les mystères des cérémonies religieuses de l'Etat et qui était confié à sa garde: le roi le fit coudre dans un sac de cuir et jeter à la mer. Ce genre de supplice devint, longtemps après, le châtiment infligé par la loi aux parricides. Et cela est bien juste, car c'est par une peine égale que doivent être expiés les attentats contre les parents et les attentats contre les dieux.

14. Mais en ce qui concerne le maintien de la religion, je ne sais si M. Atilius Régulus n'a pas été supérieur à tous. Ce général, après de brillantes victoires, tomba dans les pièges d'Hasdrubal et du général lacédémonien Xantippe et fut réduit à la triste condition de prisonnier. Député auprès du sénat et du peuple romain pour obtenir d'être échangé seul et malgré son âge contre un grand nombre de jeunes Carthaginois, il donna un avis contraire à ce projet et revint à Carthage, quoiqu'il n'ignorât point chez quels ennemis cruels et justement irrités contre lui il allait retourner. Mais il leur avait juré de revenir auprès d'eux si leurs captifs n'étaient pas rendus. (An de R. 498.) Les dieux pouvaient sans doute adoucir la fureur d'un ennemi barbare ; mais, pour rendre plus éclatante la gloire de Régulus, ils laissèrent les Carthaginois obéir à leur nature, se réservant de leur faire subir dans la troisième guerre punique par la destruction de leur ville la juste expiation de tant de cruauté envers un homme d'un esprit si profondément religieux.

15. Combien l'on trouve plus de respect pour les dieux dans notre sénat ! Après la bataille de Cannes, il défendit par un décret aux dames romaines de prolonger leur deuil au delà de trente jours, afin qu'elles pussent célébrer les mystères de Cérès : car presque plus de la moitié de l'armée romaine étant restée sur ce champ d'exécrable et cruelle mémoire, il n'y avait pas de maison qui n'eût sa part d'affliction. Ainsi les mères et les filles, les épouses et les sœurs de ceux qui venaient de périr furent contraintes d'essuyer leurs larmes, de quitter les signes de la douleur et d'aller en robes blanches porter l'encens sur les autels. C'est sans doute cette constance à maintenir la religion qui fit rougir les dieux de maltraiter plus longtemps une nation que rien n'avait pu détourner de leur culte, pas même les plus cruelles injustices. (An de R. 537.)

DES MANQUEMENTS À LA RELIGION

16. On a cru que le consul Varron, dans la bataille livrée à Cannes contre les Carthaginois, ne fut si malheureux qu'à cause du ressentiment de Junon. Étant édile et célébrant en cette qualité les jeux du Cirque, il avait fait monter sur le char de Jupiter très bon et très grand, pour porter les ornements du dieu, un jeune comédien d'une rare beauté. L'on se rappela cette circonstance quelques années après et l'on en fit une expiation par des sacrifices. (An de R. 533 )

17. Hercule aussi, dit-on, punit d'un châtiment aussi sévère qu'éclatant la faute de ceux qui avaient amoindri son culte. Il avait lui-même attribué par faveur le service de ses autels à la famille des Potitii et ils avaient détenu ce privilège comme un bien héréditaire ; mais, à l'instigation du censeur Appius, ils avaient remis ce soin à l'humble ministère d'esclaves publics. Aussi tous les adultes de la famille, au nombre de plus de trente, moururent dans l'année et le nom de Potitius qui était commun à douze branches de la race, fut presque anéanti. Quant au censeur Appius, il perdit la vue. (An de R. 411.)

18. Apollon vengea aussi rigoureusement sa divinité. Dépouillé de sa tunique d'or, à la prise de Carthage par les Romains, ce dieu fit qu'on trouva les mains amputées du sacrilège parmi les lambeaux de sa tunique. (An de R. 607.) Le général des Gaulois Brennus, pour être entré dans le temple d'Apollon à Delphes, fut poussé par la volonté du dieu à tourner ses armes contre lui-même. (An de R. 475.)

19. Son fils Esculape ne mit pas moins d'énergie à venger son culte profané. Il avait eu la douleur de voir le bois sacré qui entourait son temple en grande partie abattu par Turullius, lieutenant d'Antoine, pour construire des navires au triumvir. Dans le temps même que son lieutenant s'acquittait de cette mission sacrilège, le parti d'Antoine fut défait. Destiné à la mort par l'ordre de César, Turullius, par un effet manifeste de la puissance du dieu, fut entraîné dans le bois qu'il avait profané et fut tué en ce lieu même par les soldats de César (Octave) afin que sa mort servît à la fois à expier la destruction des arbres abattus et à préserver d'un semblable attentat les arbres encore debout. Le dieu redoubla ainsi la profonde vénération que ses adorateurs avaient toujours eue pour lui. (An de R. 723 )

20. Q. Fulvius Flaccus n'échappa point au châtiment qu'il avait encouru pour avoir, pendant sa censure, transporté les dalles de marbre du temple de Junon Lacinienne dans le temple qu'il élevait à Rome en l'honneur de la Fortune Equestre. L'on dit en effet qu'après cette action sa raison fut ébranlée et même qu'il expira au milieu de la plus douloureuse affliction en apprenant que de ses deux fils qui servaient dans les armées d'Illyrie, l'un était mort et l'autre gravement malade. Emu de son malheur, le sénat fit reporter à Locres les dalles de marbre et, par un décret plein de piété et de sagesse, détruisit l'ouvrage impie du censeur. (An de R. 579.)

21. C'est à la vérité dans le même sentiment que le sénat châtia par une juste punition la cupidité sacrilège qu'avait montrée Q. Pléminius, lieutenant de Scipion, en pillant le trésor de Proserpine. Il le fit traîner à Rome chargé de chaînes et ce coupable, avant les débats de son procès, périt dans la prison d'une maladie affreuse. Par ordre aussi du sénat, la déesse rentra en possession de l'argent volé et elle en reçut même le double. (An de R. 549.)

EXEMPLES DE PIÉTÉ OU D'IMPIÉTÉ DONNÉS PAR LES ÉTRANGERS

1. Si pour le crime de Pléminius la déesse fut bien vengée par les sénateurs contre la violente et sordide avarice du roi Pyrrhus, elle se défendit elle-même avec non moins de succès que d'énergie. Ce roi avait forcé les Locriens à lui donner une grosse somme d'argent prise dans le trésor de Proserpine. Comme il naviguait chargé de ce butin impie, il fut jeté avec toute sa flotte sur les rivages voisins du temple de la déesse. La somme d'argent fut retrouvée tout entière et rendue aux gardiens du trésor sacré. (An de R. 478.)

2. Bien différente fut la conduite du roi Masinissa. Le commandant de sa flotte ayant abordé à Malte avait de même enlevé du temple de Junon des dents d'éléphant d'une grandeur extraordinaire et était venu lui en faire présent. Dès qu'il sut d'où elles avaient été apportées, il les fit reporter à Malte sur un navire à cinq rangs de rames et déposer dans le temple de Junon après y avoir fait graver en sa langue une inscription dont voici le sens : "Le roi les avait reçues sans en connaître l'origine ; il s'est empressé de les rendre à la déesse." Cette action est plus conforme aux sentiments personnels de Masinissa qu'à la nature de la race punique. Mais pourquoi juger du caractère des hommes d'après leur nation ? Celui-ci, né au milieu de la barbarie, répara un sacrilège commis par un autre.

3. Au contraire, Denys, né à Syracuse, coupable de tous les sacrilèges que je vais énumérer, se fit un plaisir d'y ajouter des plaisanteries. Après avoir pillé le temple de Proserpine à Locres, il s'en allait par mer sur sa flotte avec un vent favorable : "Voyez-vous, dit-il en riant à ses amis, l'heureuse navigation que les dieux immortels eux-mêmes accordent aux sacrilèges ?" Il enleva à Jupiter Olympien un manteau d'or d'un poids considérable que le tyran Gélon avait tiré des dépouilles des Carthaginois pour en parer ce dieu, et il dit, en lui mettant un manteau de laine : "L'or est trop lourd en été et trop froid en hiver ; la laine est mieux appropriée aux deux saisons." A Épidaure, il fit aussi ôter à Esculape sa barbe d or, prétendant qu'il ne convenait pas, alors que son père Apollon était imberbe, que lui-même se fît remarquer par sa barbe. Il enleva également de divers temples des tables d'argent et d'or et comme, selon l'usage des Grecs, une inscription gravée sur ces objets disait qu'ils appartenaient "aux dieux", en les qualifiant de "bons" : "Je ne fais, déclara-t-il, que profiter de leur bonté." Il emportait aussi les Victoires, les coupes, les couronnes d'or que les statues des dieux tenaient sur leurs mains tendues et, en les prenant, il disait : "Je ne les prends pas : je les accepte." "A bien raisonner, ajoutait-il, c'est la pire absurdité que de demander avec prière des richesses et de les refuser quand les dieux nous les présentent." Il ne subit point, il est vrai, la peine que méritaient ses crimes ; mais, après sa mort, il trouva dans l'opprobre de son fils la punition à laquelle il avait échappé pendant sa vie. La colère divine est lente à se faire justice, mais elle compense la lenteur du châtiment par sa sévérité.

4. De peur de s'exposer à sa vengeance, Timasithée, premier magistrat de Lipari, pourvut sagement à sa sûreté personnelle et à celle de toute sa patrie. Des citoyens de cette île, qui faisaient le métier de pirate, avaient capturé sur mer un grand cratère d'or d'un poids considérable et le peuple s'empressait pour s'en partager le prix. Timasithée, apprenant que c'était une offrande dédiée par les Romains, à titre de dîme, à Apollon Pythien, l'arracha des mains des vendeurs et la fit transporter à Delphes. (An de R. 359.)

5. A la prise de Milet par Alexandre, Cérès qui est honorée dans cette ville lança des flammes sur les soldats qui s'étaient précipités dans son temple pour le piller et leur ôta la vue. (Av. J.-C. 334.)

6. Les Perses qui abordaient à Délos avec mille vaisseaux, accomplirent, dans le temple d'Apollon, des actes de piété plutôt que des brigandages. (Av. J.-C. 479.)

7. Les Athéniens bannirent le philosophe Protagoras pour avoir osé écrire qu'il ignorait d'abord s'il existait des dieux et ensuite, en supposant leur existence, quelle était leur nature. Ils condamnèrent aussi Socrate, parce qu'il leur semblait introduire une religion nouvelle. Ils laissèrent parler Phidias, tant qu'il se contenta de dire que la statue de Minerve devait être faite en marbre plutôt qu'en ivoire, en alléguant que l'éclat en serait plus durable ; mais quand il eut ajouté que la dépense aussi serait plus modique, ils lui imposèrent silence.

8. Diomédon fut l'un des dix généraux qui, dans la bataille des Arginuses, trouvèrent l'occasion à la fois d'une victoire et d'une condamnation. Au moment où il allait subir le supplice qu'il n'avait point mérité, il se contenta de demander aux Athéniens d'acquitter les vœux qu'il avait faits pour le salut de l'armée. (Av. J.-C. 406.)

CHAPITRE II : Des mensonges religieux.

EXEMPLES ROMAINS.

1. Numa Pompilius, pour attacher le peuple romain à la religion, voulait faire croire qu'il avait des entretiens nocturnes avec la nymphe Egérie, et qu'il établissait, suivant ses avis, un culte qui serait très agréable aux dieux immortels.

2. Scipion l'Africain n'abordait aucune affaire publique ou privée sans être allé d'abord passer quelques moments dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin ; aussi le croyait-on fils de Jupiter. (An de R. 542.)

3. L. Sylla, toutes les fois qu'il se disposait à livrer bataille, embrassait à la vue de ses soldats une petite statue d'Apollon qu'il avait enlevée à Delphes et priait le dieu de hâter l'effet de ses promesses. (An de R. 671.)

4. Q. Sertorius traînait avec lui, à travers les âpres collines de la Lusitanie, une biche blanche, publiant hautement qu'elle l'avertissait de ce qu'il avait à faire ou à éviter. (An de R. 673.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Minos, roi de Crète, avait l'habitude de se retirer tous les neuf ans dans une caverne très profonde et consacrée par un antique et religieux respect ; et, au retour de ces retraites, il faisait accepter des lois comme si elles lui avaient été données par Jupiter dont il se disait le fils.

2. Pisistrate, pour recouvrer le pouvoir qu'il avait perdu, fit croire que Minerve le ramenait dans la citadelle : il produisit aux yeux des Athéniens pour les tromper une femme inconnue, nommée Phyé, présentée sous les apparences de la déesse. (Av. J.-C. 557.)

3. Lycurgue sut persuader à l'austère Lacédémone qu'il lui apportait des lois inspirées par Apollon. (Av. J.-C. 845.)

4. Zaleucus, en se couvrant du nom de Minerve, se fit chez les Locriens une grande réputation de sagesse. (Av. J.-C. 500.)

 CHAPITRE III : Des cultes étrangers rejetés par les Romains.

1. Les cérémonies des Bacchanales, nouvellement introduites à Rome, furent supprimées parce qu'elles dégénéraient en extravagances pernicieuses. (An de R. 567.)

2. Lutatius Cerco qui termina la première guerre punique reçut défense du sénat d'aller consulter l'oracle de la Fortune Prénestine : on pensait que, pour gouverner la république, il fallait des auspices pris au sein de la patrie et non à l'étranger. (An de R. 511.)

3. Sous le consulat de M. Popilius Lénas et de L. Calpurnius, C. Cornélius Hispalus, préteur pérégrin, enjoignit par un édit aux Chaldéens de sortir, dans les dix jours, de Rome et de l'Italie, parce que, par une trompeuse interprétation des astres, ils abusaient les esprits faibles et sots au profit de leur charlatanisme. Le même préteur voyant des Juifs s'efforcer de corrompre les mœurs romaines par l'introduction du culte de Jupiter Sabazius les força à retourner dans leurs foyers. (An de R. 614.)

4. Le sénat avait décrété la démolition des temples d'lsis et de Sérapis, mais aucun ouvrier n'osait y porter la main ; le consul P. Aemilius Paulus, quittant sa robe prétexte, saisit une hache et en frappa les portes du temple. (An de R. 534)

CHAPITRE IV : Des auspices.

EXEMPLES ROMAINS

1. Le roi L. Tarquin voulait ajouter de nouvelles centuries de chevaliers aux centuries créées par Romulus d'après les auspices. Comme l'augure Attus Navius s'y opposait, le roi, piqué de sa résistance, lui demanda si l'on pouvait faire ce à quoi il pensait en lui-même. On le peut, répondit l'augure après avoir pris les auspices, et Tarquin lui ordonna de partager un caillou avec un rasoir. On apporta un rasoir et Attus, accomplissant un acte incroyable, fit éclater aux yeux du roi le pouvoir de son art. (Vers l'an 140.)

2. Tibérius Gracchus, se préparant à faire une révolution, consulta les auspices dans sa maison au point du jour ; leur réponse fut extrêmement défavorable. En effet, étant sorti de chez lui, il se heurta le pied assez rudement pour se luxer un orteil. Ensuite trois corbeaux, croassant à sa rencontre, détachèrent un morceau de tuile et le firent tomber devant lui. Il ne tint pas compte de ces présages et bientôt, chassé du Capitole par le grand pontife Scipion Nasica, il tomba frappé d'un fragment de banquette. (An de R. 620.)

3. Dans la première guerre punique, P. Claudius se disposait à livrer un combat naval et avait demandé, selon l'ancien usage, qu'on prît les auspices. Informé par le pullaire que les poulets sacrés ne sortaient pas de leur cage, il les fit jeter à la mer en disant : "Puisqu'ils ne veulent pas manger, qu'ils boivent." Son collègue L. Junius qui négligea aussi de prendre les auspices perdit sa flotte dans une tempête et prévint par une mort volontaire l'ignominie d'une condamnation. (An de R. 504.)

4. Le grand pontife Métellus se rendait à sa terre de Tusculum : deux corbeaux se précipitèrent comme pour s'opposer à son voyage et ne le déterminèrent qu'avec peine à retourner chez lui. La nuit suivante, le temple de Vesta brûla : pendant cet incendie, Métellus, se jetant au milieu des flammes, enleva le Palladium et le sauva. (An de R. 512.)

5. Cicéron fut averti par un présage de l'approche de sa mort. Il était dans sa villa de Gaëte : sous ses yeux un corbeau secoua et arracha de sa place l'aiguille d'un cadran solaire, puis accourut à lui et, saisissant de son bec le pan de sa robe, il s'y tint attaché jusqu'à ce qu'un esclave vînt annoncer à Cicéron l'arrivée des soldats chargés de le mettre à mort. (An de R. 711.)

6. Lorsque M. Brutus eut rangé en bataille les débris de son armée contre César et Antoine, deux aigles, partis chacun du camp opposé, fondirent l'un sur l'autre, et, après une lutte, l'oiseau venu du côté de Brutus s'enfuit tout meurtri. (An de R. 711.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Lorsque le roi Alexandre voulut fonder une ville en Égypte, I'architecte Dinocratès, faute de craie, traça le plan de la ville future avec de la farine d'orge. Alors une nuée d'oiseaux s'éleva d'un lac voisin et vint manger la farine : selon l'interprétation des prêtres égyptiens, c'était le présage que cette ville pourrait nourrir un grand nombre d'étrangers. (Av. J.-C. 331.)

2. Le roi Déjotarus, qui ne faisait presque rien sans prendre les auspices, dut son salut à l'apparition d'un aigle ; averti par la vue de cet oiseau, il évita de s'abriter dans une maison qui, la nuit suivante, s'écroula et joncha le sol de ses débris. (Vers l'an 54 av. J.-C.)

CHAPITRE V : Des présages.

EXEMPLES ROMAINS

1. L'observation des présages se rattache aussi par quelque rapport à la religion, puisqu'on les regarde comme l'effet non du hasard, mais de la Providence divine. L'action de la Providence s'est manifestée après la destruction de Rome par les Gaulois, dans le temps où les sénateurs discutaient l'alternative de passer à Véies ou de relever les murailles de la ville. Il arriva qu'à ce moment, comme des troupes revenaient d'un poste le centurion cria dans la place des Comices : "Porte-enseigne, plante le drapeau ; nous serons très bien ici." A cette parole, le Sénat répondit qu'il en acceptait le présage et sur-le-champ renonça au projet d'aller s'établir à Véies. Combien peu de mots suffirent pour fixer définitivement le siège d'un empire qui devait devenir si grand ! Les dieux, j'imagine, s'indignèrent à l'idée qu'on allait abandonner, pour le nom de Véies, le nom de Rome qui avait pris naissance sous les plus heureux auspices et ensevelir la gloire d'une illustre victoire sous les débris d'une ville récemment renversée. (An de R. 363.)

2. Camille, auteur de ce brillant exploit, avait prié le ciel, si la prospérité du peuple romain paraissait excessive à quelque dieu, d'assouvir sa jalousie en lui infligeant à lui-même quelque disgrâce personnelle et à l'instant même il fit une chute. Cet accident fut regardé comme le présage de la condamnation dont il fut frappé dans la suite. Il est juste que la victoire de ce grand homme et sa prière patriotique aient fait autant l'une que l'autre pour sa gloire : il y a en effet un mérite égal à accroître le bonheur de sa patrie et à vouloir en détourner sur soi les malheurs. (An de R. 357.)

3. Que penser de ce qui est arrivé au consul Paul-Émile ? et combien ce fait est digne de mémoire ! Le sort lui avait assigné le commandement de l'expédition contre le roi Persée. En rentrant chez lui au retour du sénat, il embrassa sa fille Tertia, alors fort jeune : il remarqua son air de tristesse et lui en demanda la cause. "Persa est mort", répondit-elle. Il était mort en effet un petit chien, nommé Persa, que la jeune fille aimait beaucoup. Paul-Émile saisit avidement ce présage et d'une parole fortuite il tira comme un pressentiment certain d'un triomphe éclatant. (An de R. 585.)

4. Cécilia, femme de Métellus, cherchait, selon l'antique usage, au milieu de la nuit, un présage de mariage pour sa nièce, jeune fille en âge d'être mariée, et elle le fournit elle-même. A cet effet la jeune fille était allée dans un petit sanctuaire et y était restée quelque temps sans entendre aucune parole conforme à ses désirs. Fatiguée de se tenir longtemps debout, elle pria sa tante de lui laisser un instant sa place pour s'asseoir. "Oui, lui répondit sa tante, je te cède bien volontiers ma place." Ce mot était dicté simplement par la bienveillance ; mais l'événement lui donna la valeur d'un présage qui ne trompe pas ; car peu après Métellus, ayant perdu sa femme Cécilia, épousa la jeune fille dont je parle. (Vers l'an 622.)

5. C. Marius dut certainement son salut à l'observation d'un présage, lorsque, déclaré ennemi public par le sénat, il fut emmené chez Fannia à Minturnes et confié à sa garde. Il remarqua en effet un petit âne laissant le fourrage qu'on lui présentait pour courir à l'eau. A cette vue, pensant que la Providence lui montrait un exemple à suivre, et d'ailleurs très versé dans l'art de la divination, il obtint de la multitude accourue à son secours de se faire conduire au bord de la mer. Aussitôt il monta dans une barque, se transporta en Afrique et se déroba ainsi aux armes victorieuses de Sylla. (An de R. 665.)

6. Le grand Pompée, vaincu à la bataille de Pharsale par César et cherchant son salut dans la fuite, dirigea sa course vers l'île de Chypre, dans le dessein d'y rassembler quelques forces. Abordant à la ville de Paphos, il aperçut sur le rivage un magnifique édifice et en demanda le nom au pilote qui lui répondit : "On le nomme le Royaume des morts." Ce mot acheva de détruire le peu d'espoir qui lui restait encore. Il ne put même le dissimuler : il détourna ses regards de cette demeure et manifesta, par un soupir, la douleur que lui avait causée ce sinistre présage. (An de R. 706.)

7. La fin malheureuse que M. Brutus avait méritée pour son parricide fut aussi annoncée par un présage précis. Après cet horrible forfait, comme il célébrait l'anniversaire de sa naissance et qu'il voulait citer un vers grec, sa mémoire lui rappela de préférence le passage d'Homère : "Je meurs victime de la Parque funeste et du fils de Leto" Ce fut en effet Apollon, dont le nom avait été donné pour signe de ralliement par Octave et Antoine, qui, à la bataille de Philippes, dirigea sur lui ses traits. (An de R. 710.)

8. C'est encore par un mot jeté au hasard et plein d'à­propos que la Fortune donna un avertissement à C. Cassius. Les Rhodiens la suppliaient de ne pas les dépouiller de toutes les images de leurs dieux. "Je laisse le Soleil", leur dit-il. Elle lui suggéra cette réponse hautaine pour mettre au jour l'insolence de ce vainqueur insatiable et avec la pensée de le forcer, après sa défaite en Macédoine, à laisser non pas une image du Soleil, seul objet qu'il avait accordé à leurs prières, mais la lumière même du Soleil. (An de R. 710.)

9. Il y a lieu de signaler aussi le présage à la suite duquel le consul Pétilius périt en faisant la guerre en Ligurie. Il assiégeait une hauteur nommée "Létum" (c'est-à-dire la Mort) ; et dans son exhortation aux soldats, il prononça ces paroles : "A tout prix j'aurai aujourd'hui Létum." En effet, s'étant jeté témérairement dans la bataille, il justifia par sa mort ce mot proféré au hasard. (An de R. 577.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. A ces traits de notre histoire on peut sans disparate joindre deux exemples de même genre empruntés aux étrangers. Les habitants de Priène imploraient contre les Cariens le secours de Samos. Les Samiens, obéissant à un sentiment d'orgueil, au lieu d'une flotte et d'une armée, leur envoyèrent par dérision une Sibylle. Mais eux, voyant dans cette prophétesse comme une aide divine, l'accueillirent avec joie et par ses prédictions véridiques elle les conduisit à la victoire.

2. Les Apolloniates non plus n'eurent pas à regretter d'avoir, au milieu des difficultés d'une guerre contre l'Illyrie, demandé du secours aux habitants d'Epidamne. Ceux-ci leur avaient dit qu'ils leur envoyaient comme auxiliaire le fleuve Aeas qui coule près de leurs remparts : "Nous acceptons ce que vous donnez ", répondirent-ils, et ils lui assignèrent la première place dans l'armée comme à leur général. Ils remportèrent sur leurs ennemis une victoire inespérée ; et imputant leur succès à l'effet du présage, ils offrirent alors des sacrifices au fleuve Aeas comme à un dieu, et le mirent depuis lors à leur tête dans toutes les batailles.

 CHAPITRE VI : Des prodiges.

EXEMPLES ROMAINS

1. Le récit des prodiges, heureux ou malheureux, entre aussi dans le plan de mon ouvrage. 1. Servius Tullius, encore en bas âge, était endormi, quand tout à coup brilla autour de sa tête une flamme qui frappa les regards de la famille. Ce prodige remplit d'admiration Tanaquil, épouse du roi Tarquin l'Ancien, et quoique Servius dût le jour à une esclave, elle l'éleva comme un fils et le fit monter sur le trône. (An de R. 150.)

2. Voici un événement non moins heureux annoncé encore par une flamme. L. Marcius avait sous son commandement deux armées affaiblies par la perte de leurs généraux, Publius et Cnaeus Scipion, en Espagne. Tandis qu'il haranguait ses troupes, une vive lueur jaillit de sa tête. Les soldats, jusque là tout tremblants, invités par ce spectacle à reprendre courage, tuèrent trente-huit mille ennemis, firent un grand nombre de prisonniers et prirent deux camps remplis de richesses carthaginoises. (An de R. 541.)

3. Pareillement, les Romains, par une guerre longue et acharnée, avaient réduit les Véiens à s'enfermer dans leurs murailles, mais sans pouvoir prendre la ville. Cette lenteur semblait fatiguer également assiégeants et assiégés. La victoire était appelée par tous les vœux, lorsque les dieux immortels lui ouvrirent le chemin par un prodige extraordinaire. Tout à coup le lac d'Albe, sans le secours des pluies du ciel, ni d'aucune rivière débordée, sortit des limites accoutumées de ses eaux dormantes. Pour faire expliquer ce phénomène, on envoya consulter l'oracle de Delphes et les députés rapportèrent que par ses réponses le dieu ordonnait de lâcher l'eau du lac et de la répandre dans la campagne : c'était le moyen de faire tomber Véies au pouvoir du peuple romain. Avant l'arrivée de cette nouvelle, l'événement avait été prédit aussi par un aruspice de Véies que nos soldats, faute de Romains capables d'expliquer le prodige, avaient pris et amené dans le camp. Averti par cette double prédiction, le sénat satisfit aux ordres divins et presque en même temps s'empara de la ville ennemie. (An de R. 356.)

4. Il y a aussi beaucoup de bonheur dans l'événement qui suit. L. Sylla, consul pendant la guerre sociale, faisait un sacrifice sur le territoire de Nole devant la tente prétorienne. Tout à coup il vit s'échapper un serpent du pied de l'autel. A cette vue, sur le conseil de l'aruspice Postumius, il se hâta de mettre son armée en campagne et s'empara d'un camp retranché des Samnites. Cette victoire fut le premier degré et comme le fondement de la puissance si considérable qu'il acquit dans la suite. (An de R. 664.)

5. C'est encore un sujet de grand étonnement que ces prodiges arrivés dans notre ville, sous le consulat de P. Volumnius et de Servius Sulpicius, aux approches et dans le trouble des guerres de cette époque. Un bœuf, au lieu de mugir, fit entendre le son de la parole humaine et, par l'étrangeté de ce phénomène merveilleux, épouvanta ceux qui l'entendirent. Des lambeaux de chair tombèrent dispersés comme une pluie ; la plus grande partie fut enlevée par des oiseaux de bon augure ; le reste demeura plusieurs jours sur la terre sans prendre une odeur infecte, ni un aspect repoussant. (An de R. 292.) Dans un autre moment d'alarmes, on ajouta foi à des prodiges du même genre : un enfant de six mois avait crié la victoire dans le marché aux bœufs (an 536) ; un autre était né avec une tête d'éléphant ; dans le Picénum, il était tombé une pluie de pierres (an 544) ; en Gaule, un loup avait arraché du fourreau l'épée d'une sentinelle ; en Sardaigne, deux boucliers s'étaient couverts d'une sueur de sang ; auprès d'Antium, des épis ensanglantés étaient tombés dans une corbeille de moissonneurs ; les eaux de Céré avaient coulé mêlées de sang (an 536). Pendant la seconde guerre punique, il fut aussi établi qu'un bœuf de Cn. Domitius avait dit : "Rome, prends garde à toi."

6. C. Flaminius, créé consul sans consultation des auspices, était sur le point de livrer bataille à Hannibal, près du lac Trasimène. Il avait donné l'ordre d'arracher de terre les enseignes ; à ce moment son cheval s'abattit et, passant lui-même par-dessus la tête du cheval, il tomba à terre. Ce prodige ne l'arrêta pas : comme les porte-enseignes déclaraient qu'on ne pouvait déplacer les drapeaux, il ordonna avec des menaces terribles de les enlever en creusant le sol. Quelle témérité ! Mais plût aux dieux qu'elle n'eût été punie que par son propre malheur, sans faire essuyer aussi au peuple romain un affreux désastre ! Dans cette bataille en effet on vit quinze mille Romains tués, six mille faits prisonniers et dix mille mis en fuite. Le consul eut la tête coupée et Hannibal fit chercher en vain son corps pour lui rendre les honneurs funèbres. Hannibal du moins avait, autant qu'il était en lui, enseveli dans cette défaite l'empire romain. (An de R. 536.)

7. A côté de la folle audace de Flaminius on peut mettre l'extravagante opiniâtreté de C. Hostilius Mancinus. Sur le point de partir pour l'Espagne en qualité de consul, il fut averti par les prodiges suivants. Comme à Lavinium il voulait faire un sacrifice, les poulets sacrés lâchés de leur cage s'enfuirent dans la forêt voisine et, malgré les recherches les plus actives, ne purent être retrouvés. Pendant son embarquement au port d'Hercule, où il s'était rendu à pied, ces mots que personne n'avait proférés vinrent frapper son oreille : "Mancinus, demeure." Effrayé, il changea de route et se rendit à Gênes. Là, à peine était-il monté dans une barque qu'il vit un serpent d'une grandeur extraordinaire qui disparut ensuite. Autant de prodiges, autant de malheurs : bataille perdue, traité honteux, reddition désastreuse. (An de R. 616.)

8. La témérité dans un homme si peu réfléchi paraît moins surprenante, quand on voit un citoyen aussi sérieux que Tib. Gracchus ne pas échapper à son triste sort malgré l'avertissement d'un prodige et malgré sa prudence. Étant proconsul, il faisait un sacrifice dans la Lucanie ; tout à coup deux serpents, sortis d'une retraite cachée, se mirent à manger le foie de la victime qu'il venait d'immoler et retournèrent dans leur refuge. Sur cet incident, l'on recommença le sacrifice : même prodige. On immola encore une troisième victime et, bien qu'on eût surveillé les entrailles avec plus de soin, on ne pet empêcher ni l'arrivée subreptice des serpents ni leur fuite. Les aruspices eurent beau déclarer que ce prodige intéressait la vie du général : Gracchus cependant ne sut pas déjouer le piège que lui préparait la perfidie de Flavius, son hôte, et conduit par celui-ci dans un endroit où Magon, général des Carthaginois, s'était embusqué avec des soldats armés, il fut assassiné sans défense. (An de R. 539.)

9. Après Tibérius Gracchus, je suis amené à faire mention de Marcellus, son collègue dans le consulat, victime comme lui d'une erreur et enlevé par une mort semblable. Fier de la prise de Syracuse et du succès remporté devant Nole où le premier il força Hannibal à fuir, il redoublait d'efforts dans le dessein d'anéantir l'armée carthaginoise en Italie ou de l'en chasser. A cet effet il voulut s'assurer des dispositions des dieux par un sacrifice solennel. Or dans la première victime tombée devant le foyer de l'autel on trouva un foie sans "tête" ; au contraire la victime suivante en présenta deux. Après examen, l'aruspice répondit avec un air consterné "qu'il n'était pas content de l'aspect des entrailles car ce n'était qu'en second lieu, après l'apparition d'un viscère incomplet, que s'étaient montrés des organes bien développés et gras". C'était pour Marcellus un avertissement de ne rien tenter à la légère. Néanmoins, la nuit suivante, parti hardiment en reconnaissance avec une petite escorte, il se laissa envelopper dans le Bruttium par un gros d'ennemis et périt en causant à la patrie une douleur égale à sa perte. (An de R. 546.)

10. Le consul Octavius appréhenda l'effet d'un affreux présage sans pouvoir l'éviter. La tête d'une statue d'Apollon s'était détachée d'elle-même et s'était tellement fixée en terre qu'elle n'en pouvait être arrachée. Comme Octavius était en guerre avec son collègue Cinna, il présuma que ce prodige annonçait sa perte et la crainte du malheur qui lui était prédit servit à l'y précipiter par une fin déplorable. Ce ne fut qu'après sa mort que la tête du dieu, jusqu'alors inébranlable, put être enlevée du sol. (An de R. 666).

11. Crassus, dont la perte doit être comptée parmi les plus grands malheurs de l'empire romain, ne saurait être ici passé sous silence. Une foule de présages très manifestes, avant-coureurs d'un si grand désastre, étaient venus frapper son esprit de leurs avertissements. Il allait quitter Carrès avec son armée pour marcher contre les Parthes, lorsqu'il reçut un manteau de couleur sombre au lieu du manteau blanc ou couleur de pourpre que l'on donnait ordinairement aux généraux à leur départ pour une bataille. Les soldats se rassemblèrent à la place d'armes tristes et silencieux, alors que, selon un vieil usage, ils auraient dû y accourir avec des cris de joie. Une aigle ne put être enlevée de terre par le centurion primipile ; une autre, arrachée à grand-peine, se porta d'elle-même en sens inverse de la marche. C'étaient là de grands prodiges. Mais combien plus grands encore ces malheurs qui suivirent : tant de magnifiques légions massacrées, tant de drapeaux tombés aux mains de l'ennemi, l'honneur des armes romaines foulé aux pieds par la cavalerie des Barbares, un fils d'une nature supérieure égorgé sous les yeux de son père, le corps du général lui-même, au milieu de cadavres entassés pêle-mêle, exposé à la voracité des oiseaux de proie et des animaux sauvages. J'aurais bien voulu avoir à rapporter moins de rigueurs de la part des dieux ; mais je ne rapporte que la vérité. C'est ainsi que le mépris de leurs avertissements fait éclater la colère des dieux ; c'est ainsi que sont châtiées les volontés humaines, quand elles se préfèrent aux volontés divines. (An de R. 700.)

12. Cn. Pompée avait été aussi suffisamment averti par le tout-puissant Jupiter de ne pas chercher à tenter les hasards d'une bataille décisive contre J. César. Au sortir de Dyrrachium, ce dieu fit tomber la foudre devant son armée ; des essaims d'abeilles voilèrent à la vue les drapeaux ; la tristesse envahit le cœur des soldats ; toute l'armée fut en proie à des terreurs nocturnes et, au pied même des autels, les victimes s'enfuirent. Mais les lois inéluctables du destin ne permirent pas à cette âme d'ailleurs si éloignée de la déraison de peser et d'apprécier à leur valeur ces prodiges. Pour en avoir mal senti l'importance, il vit ce crédit immense, cette opulence supérieure aux plus hautes fortunes particulières, tous ces honneurs accumulés depuis son adolescence au point d'exciter l'envie, s'anéantir dans l'espace d'une seule journée. Et l'on sait que le même jour dans les temples les statues des dieux se retournèrent d'elles-mêmes ; une clameur guerrière et un cliquetis d'armes se firent entendre à Antioche et à Ptolémaïs avec une telle force que l'on accourut sur les remparts ; à Pergame, un bruit de tambours retentit au fond d'un sanctuaire ; à Tralles, un palmier verdoyant d'une taille ordinaire poussa dans le temple de la Victoire, au-dessous de la statue de César, entre les joints des pierres : preuves manifestes que les puissances célestes s'intéressaient à la gloire de César et qu'elles avaient voulu mettre un terme à l'égarement de Pompée. (An de R. 705.)

13. Et toi, divin Jules César, dont j'ai toujours vénéré les autels et les temples augustes, je te supplie de montrer à ces grands hommes une bienveillance propice en laissant leur infortune s'abriter sous le couvert tutélaire de ton exemple. Car toi aussi, comme on le raconte, le jour où, revêtu d un manteau de pourpre, tu vins t'asseoir sur un trône d'or, pour ne pas paraître dédaigner les honneurs extraordinaires que le sénat te déférait avec tant d'empressement, avant de t'offrir aux regards impatients de tes concitoyens, tu rendis tes hommages aux dieux parmi lesquels tu devais bientôt passer toi-même. Mais dans un bœuf magnifique immolé comme victime, tu ne trouvas point de cœur : prodige qui, selon la réponse de l'aruspice Spurinna, menaçait ta vie et ta pensée, puisque la vie et la pensée ont l'une et l'autre leur siège dans le cœur. C'est alors qu'éclata le complot parricide de ceux qui, en voulant te retrancher du nombre des humains, t'ajoutèrent à l'assemblée des dieux. (An de R. 709.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Terminons sur cet exemple de César le récit des prodiges de cette nature fournis par notre histoire nationale. Si, après celui-là, je prenais encore d'autres exemples romains, je craindrais de paraître passer sans transition convenable du temple d'une divinité à des demeures de simples particuliers. Je vais donc toucher à des faits empruntés aux étrangers : introduits dans un ouvrage latin, ils sont sans doute d'un moindre effet moral, ils peuvent du moins y apporter un élément d'agréable variété.Dans l'armée que Xerxès avait rassemblée pour écraser la Grèce on vit, c'est un fait avéré, une cavale donner le jour à un lièvre. Un pareil prodige annonçait bien l'issue où devaient aboutir de si grands préparatifs. En effet, celui qui avait couvert la mer de ses flottes et la terre de ses bataillons, fut réduit à fuir, comme un animal timide, et à regagner en tremblant son royaume. (Av. J.-C. 480.) Ce roi avait à peine enfin franchi le mont Athos et, avant de détruire Athènes, pensait à attaquer Lacédémone, quand il se produisit, pendant son repas, un prodige extraordinaire. Le vin qu'on versa dans sa coupe se convertit en sang, et non pas seulement une fois, mais deux et trois fois. Les mages, consultés à ce sujet, lui conseillèrent de renoncer à son entreprise ; et s'il y avait eu quelques restes de raison dans cette âme insensée, il l'aurait abandonnée après les avertissements si nombreux qu'il avait reçus d'avance sur Léonidas et sur les Spartiates. (Av. J.-C. 480.)

2. Midas, qui régna sur la Phrygie, était encore enfant, lorsque, pendant son sommeil, des fourmis amoncelèrent des grains de blé dans sa bouche. Comme ses parents cherchaient à savoir le sens de ce prodige, les devins répondirent qu'il deviendrait le plus riche des hommes. Et la prédiction ne fut point trompeuse, car l'opulence de Midas dépassa la richesse de presque tous les rois ensemble et, si le berceau de son enfance ne fut gratifié par les dieux que d'un présent sans valeur, en revanche il entassa des monceaux d'or et d'argent.

3. Aux fourmis de Midas j'aurais bien raison de préférer les abeilles de Platon : celles-là présagèrent une prospérité périssable et fragile ; celles-ci annoncèrent un bonheur solide et éternel, en déposant leur miel sur les lèvres de l'enfant endormi dans son berceau. Informés de ce fait, les devins prédirent qu'une éloquence d'une douceur merveilleuse coulerait de sa bouche. Mais ces abeilles, plutôt que de butiner sur le mont Hymette parfumé de l'odeur du thym, durent, j'imagine, poussées par les Muses, chercher leur nourriture sur les collines de l'Hélicon, séjour de ces déesses, riche de toutes les productions de la science, pour distiller dans cet admirable génie le délicieux aliment d'une sublime éloquence. (Vers l'an 329 av. J.-C.)

CHAPITRE VII : Des songes. 

EXEMPLES ROMAINS

Mais puisque j'ai fait mention du sommeil du riche Midas et de l'éloquent Platon, je vais raconter combien de fois dans le sommeil des images précises se sont dessinées devant l'esprit.

1. Et comment puis-je mieux entamer ce sujet qu'en évoquant le souvenir sacro-saint du divin Auguste ? Son médecin Artorius, la nuit qui précéda la journée où, dans les plaines de Philippes, les armées romaines luttèrent entre elles, vit en songe apparaître devant lui la figure de Minerve. Elle lui prescrivit d'avertir ce prince, alors gravement malade, de ne pas manquer, malgré son mauvais état de santé, d'assister au prochain combat. Sur cet avis, César se fit porter en litière dans les rangs de l'armée et, tandis que, sur le champ de bataille, prodiguant ses efforts au delà de ses forces, il veillait à assurer la victoire, son camp fut pris par Brutus. Que devons-nous donc penser, sinon que la faveur des dieux protégeant une tête déjà destinée à l'immortalité, voulut ne pas lui laisser subir, sous les coups de la fortune, un traitement indigne d'une âme céleste. (An de R. 711.)

2. Mais Auguste, outre une intelligence vive et fine, apte à tout comprendre, avait aussi un exemple domestique récent bien fait pour l'engager à se conformer au songe d'Artorius. Il savait que Calpurnie, épouse du divin Jules, son père, la dernière nuit que celui-ci passa sur la terre, l'avait vu couvert de blessures et inerte dans ses bras, et que, épouvantée par l'horreur de ce songe, elle l'avait prié avec instance de ne pas aller au sénat le lendemain ; mais César, pour ne pas avoir l'air de s'être laissé conduire par le songe d'une femme, s'obstina à tenir l'assemblée du sénat, où des mains parricides lui donnèrent la mort. Il est sans intérêt d'établir, sous aucun rapport, une comparaison entre le père et le fils, maintenant surtout que leur apothéose les a mis au même rang : mais l'un s'était déjà ouvert, par ses exploits, l'entrée du ciel, et l'autre avait encore à parcourir sur la terre un long cercle de vertus. C'est pourquoi les immortels voulurent uniquement que l'un fût averti de l'approche de son changement de condition et que l'autre pût le retarder, de sorte que, étant tous deux destinés à honorer le ciel, le premier lui était dès lors accordé et le second seulement promis. (An de R. 709.)

3. C'est encore un songe bien étonnant et fameux par ses suites, celui qu'eurent la même nuit les deux consuls P. Décius Mus et T. Manlius Torquatus dans leur camp, au pied du mont Vésuve, pendant la guerre pénible et périlleuse qu'ils soutenaient contre les Latins. Un inconnu apparut à l'un et à l'autre pendant leur sommeil et leur annonça que les dieux Manes et la Terre, mère commune de tous les êtres, réclamaient pour victimes le général de l'un des deux partis et l'armée de l'autre ; que celui dont le chef attaquerait les troupes ennemies et se sacrifierait lui-même avec elles, aurait la victoire. Le lendemain, les consuls firent un sacrifice dans le dessein de détourner ce présage, s'il pouvait se détourner, ou, si par un nouvel avertissement la volonté des dieux se révélait immuable, d'en assurer l'accomplissement : les entrailles des victimes s'accordèrent avec le songe. Ils convinrent que le premier qui verrait son aile commencer à plier, payerait de sa vie le salut de la patrie. Aucun d'eux ne manqua de courage, mais ce fut la vie de Décius que le destin demanda.

4. Voici un autre songe qui n'intéresse pas moins la religion de l'État. Pendant la célébration des jeux plébéiens, avant l'entrée du cortège, un père de famille avait fait passer à travers le cirque Flaminien un esclave qu'il battait de verges et qu'il conduisait au supplice, la fourche au cou, T. Latinius, homme du peuple, pendant son sommeil, reçut de Jupiter l'ordre d'aller dire aux consuls que le dieu n'avait pas été satisfait de celui qui avait préludé aux danses dans les derniers jeux du cirque et que, si l'on n'expiait cette faute en recommençant les jeux avec soin, il en résulterait pour Rome de grands dangers. Cet homme, craignant de ne pouvoir, sans quelque dommage pour lui-même, embarrasser de scrupules religieux les plus hautes autorités, garda le silence. Aussitôt son fils fut pris d'une maladie subite et violente et mourut. Le même dieu lui demanda encore pendant son sommeil s'il n'était pas suffisamment puni de n'avoir pas tenu compte de ses ordres et, comme il persistait à garder le silence, il fut frappé de paralysie. Alors seulement, sur le conseil de ses amis, il se fit porter en litière au tribunal des consuls, puis au sénat. Il y exposa la suite de tous ses malheurs et, au grand étonnement de tout le monde, il recouvra l'usage de ses membres et revint chez lui à pied. (An de R. 264.)

5. Encore un songe qu'il ne faut point passer sous silence. Cicéron, banni de Rome par les menées de ses ennemis, logeait dans une maison de campagne de la plaine d'Atina. Tandis qu'il était plongé dans le sommeil, il lui sembla que, errant dans des lieux déserts et impraticables, il avait rencontré Marius, revêtu des insignes du consulat et qui lui demandait pourquoi il allait ainsi à l'aventure et avec un air si triste. Apprenant le malheur dont il était frappé, Marius l'avait pris par la main et l'avait remis au plus proche de ses licteurs pour le faire conduire dans l'édifice qu'il avait lui-même élevé : là, en effet, disait-il, résidait pour Cicéron l'espoir d'un sort plus heureux. Et l'événement confirma cette promesse : c'est dans le temple de Jupiter construit par Marius que fut pris le sénatus-consulte rappelant Cicéron. (A. de R. 695.)

6. C. Gracchus fut aussi averti en songe d'une manière claire et frappante du sort affreux qui le menaçait. Étant profondément endormi, il vit l'ombre de Tibérius, son frère, qui lui disait qu'il ne pourrait par aucun moyen éviter le destin sous les coups duquel il avait lui-même succombé. Et ce songe, c'est par Gracchus lui-même que beaucoup l'ont entendu raconter, avant qu'il prît possession de ce tribunat où il trouva la même fin que son frère. Célius, historien digne de foi, écrit aussi dans son Histoire romaine qu'il en a entendu parler du vivant même de C. Gracchus. (An de R. 626.)

7. Ce songe d'une forme si effrayante est encore dépassé par celui que je vais raconter. Après la défaite des troupes de M. Antoine auprès d'Actium, Cassius de Parme, l'un de ses partisans, se réfugia dans Athènes. Là, au milieu de la nuit, comme il s'était couché et que, accablé d'inquiétudes et de soucis, il s'était endormi, il lui sembla qu'il voyait venir à lui un homme d'une taille gigantesque, d'un teint noir, la barbe négligée et les cheveux épars ; que, lui ayant demandé qui il était, le spectre répondit : "Ton mauvais génie." Épouvanté d'une vision si affreuse et d un nom si effrayant, il appela ses esclaves et leur demanda s'ils avaient vu un homme d'un pareil aspect entrer dans sa chambre ou en sortir. Ils lui affirmèrent que personne ne s'en était approché. Cassius se recoucha, se rendormit et la même apparition vint encore se présenter à son esprit. Aussi, bannissant le sommeil, il fit apporter de la lumière et défendit à ses esclaves de le quitter. Entre cette nuit et le supplice auquel le condamna César, il ne s'écoula que bien peu de temps. (An de R. 733.)

8. Il y eut cependant encore moins d'intervalle entre le songe du chevalier romain Hatérius Rufus et l'événement qu'il présageait avec clarté. Comme on donnait à Syracuse des jeux de gladiateurs, il se vit dans son sommeil transpercé d'un coup porté par un rétiaire et le lendemain pendant le spectacle il raconta ce rêve aux spectateurs assis à ses côtés. Il arriva ensuite que, dans le voisinage du chevalier, un rétiaire entra dans l'arène avec un mirmillon. En voyant le visage du premier, Rufus dit que c'était là le rétiaire par qui il avait cru être assassiné et aussitôt il voulut s'en aller. Mais ses voisins, en dissipant sa crainte par leurs propos, causèrent la perte de cet infortuné. Car le rétiaire poussa le mirmillon dans cet endroit et le terrassa : voulant le frapper après l'avoir abattu, il transperça Hatérius d'un coup d'épée et le tua.

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Hannibal aussi eut un songe qui était un présage non moins assuré que redoutable pour la race romaine : chez cet homme le sommeil lui-même, aussi bien que la veille, était d'un ennemi de notre empire. Il eut en effet une vision bien conforme à ses desseins et à ses vœux : il crut voir un jeune homme d'une taille plus qu'humaine qui lui était envoyé par Jupiter, pour le guider dans l'invasion de l'Italie. D'abord, selon le conseil de ce guide, il suivit ses pas sans détourner ses regards d'aucun côté. Mais bientôt, poussé par ce penchant naturel qui porte l'esprit humain à vouloir pénétrer les choses qu'on lui défend de connaître, il regarda derrière lui et aperçut un serpent monstrueux qui, dans sa course précipitée, écrasait tout sur son passage ; à sa suite éclataient des orages avec un grand fracas de tonnerre et le jour était obscurci par d'épaisses ténèbres. Saisi d'étonnement, Hannibal demanda ce qu'était ce prodige et ce qu'il présageait. "Tu vois, lui répondit son guide, la dévastation de l'Italie : garde le silence et remets tout le reste à la volonté secrète du destin."

2. Quels avertissements le roi de Macédoine, Alexandre n'avait-il pas reçus d'une apparition vue en songe, pour qu'il veillât avec plus de soin sur sa vie ! Mais il aurait fallu que la fortune l'armât encore de prudence contre le danger. En effet, il apprit d'abord par un songe, avant de l'éprouver par sa mort, que la main de Cassandre lui serait fatale : il crut, sans l'avoir jamais vu, qu'il périssait victime de cet homme. Quelque temps après, Cassandre ayant paru devant lui, à son aspect le roi reconnut l'image qui l'avait effrayé en songe ; mais, dès qu'il le sut fils d'Antipater, il se mit à réciter un vers grec sur la vanité des songes, et au moment même où, pour attenter à sa vie, était déjà préparé le poison dont il mourut et qui passa pour lui avoir été versé par Cassandre, il bannit tout soupçon de son esprit. (Av. J.-C. 323.)

3. Les dieux eurent beaucoup plus de bienveillance encore envers le poète Simonide : pour donner en effet plus de force au salutaire avertissement qu'il avait reçu pendant son sommeil, ils ajoutèrent le conseil ferme de le suivre. Ayant abordé sur un rivage, il y avait trouvé un cadavre étendu sans sépulture et avait pris soin de l'ensevelir. Le mort l'avertit en songe de ne point se mettre en mer le lendemain. Simonide resta à terre. Ceux qui s'étaient embarqués furent sous ses yeux engloutis dans les flots par la tempête. Quant à lui, il se félicita de s'être fié pour sauver sa vie à un songe plutôt qu'à un navire. En reconnaissance de ce bienfait, il en immortalisa l'auteur par un très beau poème, lui érigeant ainsi dans la mémoire des hommes un monument plus noble et plus durable que celui qu'il lui avait élevé sur des sables déserts et inconnus. (Av. J.-C. 464.)

4. Un autre songe qui ne se réalisa pas moins fidèlement, c'est celui qui remplit l'âme du roi Crésus, d'abord de la plus vive crainte, ensuite de la plus grande affliction. Il avait deux fils, dont l'un nommé Atys, supérieur à l'autre par l'activité et par les qualités du corps, était destiné à lui succéder au trône ; il crut le voir en songe enlevé à son affection par un fer homicide. Aussi sa tendresse paternelle ne négligea aucune des précautions propres à prévenir le cruel malheur qui lui avait été annoncé. On avait l'habitude d'envoyer le jeune prince faire la guerre ; dès lors, on le retint au palais. Il avait un arsenal rempli d'une grande quantité d'armes de toute espèce ; on fit éloigner ce dépôt d'armes. Il était escorté de gardes armés d'une épée ; on leur défendit de se tenir trop près de sa personne. La fatalité cependant donne accès au malheur. Un sanglier monstrueux ravageait les champs cultivés du mont Olympe et souvent même tuait des habitants de la campagne. Contre un fléau si extraordinaire on implora le secours du roi. Atys arracha à son père la permission d'aller détruire la bête sauvage ; il l'obtint d'autant plus facilement que ce n'était pas un coup de dent, mais un coup de fer qu'on redoutait. Mais tandis que tous les chasseurs, animés du vif désir de tuer le sanglier, redoublaient d'efforts, le sort qui poursuivait le prince avec tant d'acharnement détourna sur lui une lance dirigée contre l'animal, et voulut souiller de cet affreux homicide la main même à laquelle le père avait confié la garde de son fils, la main d'un suppliant que Crésus, par respect des dieux hospitaliers, avait déjà purifié de la tache d'un meurtre involontaire par un sacrifice expiatoire. (Av. J.-C. 550.)

5. Cyrus l'Ancien non plus n'est pas un exemple peu probant de l'invincible pouvoir du destin. Averti par deux songes de la naissance future d'un petit-fils qui aspirerait à régner sur toute l'Asie, Astyage, son aïeul maternel, fit de vains efforts pour conjurer ce présage. Dans ce dessein, ayant rêvé que sa fille Mandane avait inondé de son urine toutes les nations asiatiques, il ne la maria pas à quelque personnage distingué parmi les Mèdes, par crainte de laisser passer la dignité royale dans la famille de ce dernier ; mais il lui donna pour époux un Perse de moyenne condition. Et, dès que Cyrus fut né, il le fit exposer, parce que, dans son sommeil pareillement, il avait cru voir une vigne sortant du sein de Mandane s'accroître jusqu'à ombrager toutes les parties de son empire. Mais il s'abusa lui-même, en s'efforçant de mettre obstacle par des expédients humains à la prospérité qu'un arrêt des dieux réservait à son petit-fils. (Av. J.-C. 594.)

6. Denys de Syracuse n'était encore qu'un simple particulier, lorsque à Himère une femme de bonne naissance s'imagina pendant son sommeil qu'elle montait au ciel et que là, parcourant les demeures de tous les dieux, elle voyait un homme très vigoureux, aux cheveux de couleur fauve, au visage marqué de taches rousses, chargé de chaînes de fer et placé sous le trône de Jupiter et à ses pieds. Elle interrogea le jeune homme qui avait été son guide dans cette visite du ciel. C'était, apprit-elle, pour la Sicile et l'Italie une affreuse fatalité, qui, une fois déchaînée, causerait la ruine d'un grand nombre de villes. Ce songe, dès le lendemain, fut répandu par ses propos. Par la suite la fortune, ennemie de la liberté de Syracuse et acharnée à la perte des citoyens vertueux, délivra Denys de sa prison céleste et le lança comme une sorte de foudre au milieu de la paix et de la tranquillité publique. A son entrée dans Himère, au milieu de la foule accourue pour lui rendre hommage et pour le voir, cette femme, en l'apercevant, s'écria : "Voici celui que j'avais vu en songe." Ce mot, dès que le tyran en eut connaissance, lui servit de prétexte pour la faire périr. (Av. J.-C. 405).

7. La mère du même Denys eut un songe moins funeste pour elle. Tandis qu'elle le portait dans son sein, elle crut mettre au monde un petit satyre et, ayant consulté un devin, elle apprit que son fils serait d'une manière assurée le plus illustre et le plus puissant des Grecs.

8. Hamilcar, général des Carthaginois, pendant le siège de Syracuse, crut entendre dans un songe une voix lui annonçant que le lendemain il dînerait dans cette ville. Dans sa joie, comme si les dieux lui avaient promis la victoire, il disposait son armée pour l'assaut. Mais, à la faveur d'une querelle survenue entre les Carthaginois et les Siciliens de son armée, les Syracusains firent tout à coup une sortie, anéantirent son camp et l'emmenèrent lui-même prisonnier dans leur ville. Ainsi trompé par l'espérance qu'il avait conçue plutôt que par le songe, il dîna à Syracuse, mais en prisonnier et non, comme il s'en était flatté, en vainqueur. (Av. J.-C. 309.)

9. Alcibiade eut aussi, pendant le sommeil, une vision qui ne le trompa point sur la fin déplorable qui l'attendait. Car le manteau de sa maîtresse, dont en dormant il s'était vu couvert, servit, après son assassinat, à recouvrir son corps resté sans sépulture. (Av. J.-C. 404.)

10. Le songe suivant, bien qu'un peu long, mérite néanmoins, par l'extrême évidence de l'avertissement, de n'être pas passé sous silence. Deux amis Arcadiens, voyageant ensemble, arrivèrent à Mégare : I'un alla loger chez son hôte, I'autre descendit dans une auberge. Celui qui était chez son hôte vit en songe son compagnon qui le suppliait de venir le défendre contre une attaque perfide de l'aubergiste : en accourant à la hâte il pouvait, disait l'autre, l'arracher au péril qui le menaçait. Réveillé par cette vision, il sauta hors du lit et entreprit d'aller à l'auberge où était logé son ami. Mais ensuite, par une funeste fatalité, il condamna comme inutile une résolution si généreuse : il regagna son lit et reprit son sommeil. Alors son ami s'offrit encore à sa vue couvert de blessures et le conjura, puisqu'il avait négligé de lui sauver la vie, de ne pas refuser au moins de venger sa mort. Son cadavre, ajoutaitil, mutilé par l'aubergiste, était à cet instant même emporté hors de la ville dans un chariot couvert de fumier. Poussé par les prières si persévérantes de son ami, il courut aussitôt à la porte de la ville, arrêta le char qui lui avait été désigné en songe et fit punir l'aubergiste du dernier supplice.

CHAPITRE VIII : Des miracles.

EXEMPLES ROMAINS

Souvent, même en plein jour et dans l'état de veille, on voit se produire des choses qui sont comme enveloppées de l'obscurité de la nuit et des vapeurs du sommeil : ces phénomènes dont il est difficile de bien discerner la cause et la formation sont à juste titre appelés des miracles.

1. Au milieu d'une foule d'exemples voici celui qui se présente d'abord à l'esprit. Le dictateur A. Postumius et Mamilius Octavius, général des Tusculans, combattaient l'un contre l'autre avec acharnement auprès du lac Régille et ni l'une ni l'autre armée pendant un certain temps ne se laissait ébranler. Mais l'apparition soudaine de Castor et Pollux combattant pour la cause de Rome mit les troupes ennemies dans une entière déroute. (An de R. 257.) De même, dans la guerre de Macédoine, P. Vatinius, de la préfecture de Réate, allant à Rome pendant la nuit, crut voir deux jeunes gens d'une beauté extraordinaire, montés sur des chevaux blancs, venir à sa rencontre et lui annoncer que, la veille, le roi Persée avait été fait prisonnier par Paul Émile. Il en donna connaissance au Sénat ; mais, comme s'il s'était joué de la puissance et de la dignité de cette assemblée, il fut mis en prison. Toutefois, lorsque par une lettre de Paul-Émile, il fut devenu évident que Persée avait bien été pris ce jour-là, on ne se contenta pas de rendre la liberté à Vatinius, on y ajouta encore le don d'une terre et l'exemption du service militaire. (An de R. 585.) Castor et Pollux veillèrent encore, c'est un fait connu, sur l'empire romain dans une circonstance célèbre : on les vit alors se baigner avec leurs chevaux à la fontaine de Juturne et leur temple qui touchait à la source de ces eaux s'ouvrit sans qu'aucune main d'homme en eût ouvert les portes.

2. Les autres dieux ont aussi montré pour cette ville des dispositions bienveillantes et je vais en citer des exemples. Depuis trois années consécutives notre cité était ravagée par une maladie contagieuse et elle voyait qu'elle ne pouvait mettre un terme à une calamité si grande et si durable ni par des appels à la miséricorde divine, ni par des secours humains. Mais, ayant fait consulter les livres sibyllins par les prêtres, elle découvrit que le seul moyen de rétablir la santé publique était de faire venir Esculape d'Epidaure. Rome se persuada que, par une ambassade et grâce à son crédit déjà fort étendu dans le monde, elle obtiendrait l'unique ressource, l'unique remède que le destin lui indiquait. Elle ne fut point trompée dans son espérance : car le secours fut promis avec empressement comme il avait été sollicité ; sur-le-champ les Épidauriens conduisirent les ambassadeurs romains dans le temple d'Esculape, situé à cinq mille pas de leur ville et les invitèrent avec beaucoup de bienveillance à y prendre à leur gré tout ce qu'ils croiraient devoir en emporter d'utile à la salubrité de leur patrie. Une obligeance si empressée fut imitée par le dieu lui-même dont la céleste complaisance ratifia la parole des mortels. En effet, le serpent qui se montrait aux Épidauriens rarement, mais toujours pour leur bonheur, et qu'ils honoraient comme Esculape, se mit à parcourir les quartiers les plus fréquentés de la ville en rampant d'un mouvement lent et avec un air plein de douceur. Après s'être fait voir pendant trois jours au milieu de la religieuse admiration de la foule, il se dirigea vers la trirème des Romains, manifestant ainsi bien visiblement le vif désir d'une plus glorieuse résidence et, tandis que les matelots étaient saisis de frayeur à la vue d'un spectacle si extraordinaire, il y entra, gagna l'abri de l'ambassadeur Q. Ogulnius et, s'enroulant en nombreux replis, demeura dans un profond repos. Les ambassadeurs, au comble de leurs vœux, après avoir remercié les Épidauriens et s'être informés de la manière de traiter le serpent, prirent la mer avec joie et, après une heureuse navigation, ils abordèrent à Antium. Là, le serpent qui jusque là était resté dans le vaisseau, en sortit, se glissa dans le vestibule du temple d'Esculape et alla s'enrouler autour d'un palmier de très haute taille qui dominait un myrte large et touffu. Pendant trois jours on lui apporta là sa nourriture ordinaire et, après cet arrêt dans le temple d'Antium, pendant lequel les ambassadeurs ne laissaient pas d'appréhender vivement qu'il ne voulût plus regagner la trirème, il alla y reprendre sa place pour être conduit à Rome. Pendant que les ambassadeurs débarquaient sur la rive du Tibre, il se rendit à travers le fleuve dans l'île où on lui a dédié un temple et son arrivée dissipa le fléau contre lequel on avait demandé son secours. (An de R. 461.)

3. L'arrivée de Junon dans notre ville ne fut pas moins Spontanée. A la prise de Véies par Camille, des soldats s'apprêtaient, sur l'ordre du général, à transporter à Rome la statue de Junon Monéta, qui était pour les Veiens l'objet d'une vénération particulière et ils essayaient de l'enlever de sa place. L'un d'eux lui demanda en riant si elle voulait bien venir à Rome : oui, répondit-elle. A ce mot le badinage se changea en admiration. Croyant dès lors porter, non pas la statue, mais Junon elle-même descendue du ciel, ils vinrent avec joie la placer dans cette partie du mont Aventin où nous voyons aujourd'hui son temple. (An de R. 357.)

4. Il y a sur la voie Latine, à quatre milles de Rome, une statue érigée à la Fortune des femmes et qui lui fut consacrée, en même temps que son temple, à l'époque où Coriolan, prêt à détruire sa patrie, en fut détourné par les prières de sa mère. Cette statue elle aussi, c'est un fait certain, a parlé à deux reprises, disant la première fois : "C'est bien selon les rites, mères de familles, que vous m'avez donnée" et la seconde fois : "C'est bien selon les rites que vous m'avez consacrée." (An de R. 265.)

5. Après l'expulsion des rois, le consul Valérius Publicola fit la guerre aux Véiens et aux Étrusques : ces peuples voulaient rétablir le pouvoir de Tarquin, les Romains au contraire désiraient conserver la liberté récemment conquise. Les Étrusques et Tarquin à l'aile droite avaient l'avantage, mais ils furent tout à coup saisis d'une telle épouvante que, malgré leur victoire, ils prirent eux-mêmes la fuite et, communiquant leur frayeur aux Véiens, ils les entraînèrent avec eux. Pour expliquer cette déroute, on ajoute un fait miraculeux : de la forêt d'Arvia, située dans le voisinage, partit subitement une voix puissante, la voix, dit-on, du dieu Silvain, qui se fit entendre à peu près en ces termes : "Il en tombera un de plus du côté des Étrusques et l'armée romaine sera victorieuse." Prédiction dont la merveilleuse vérité fut montrée par le compte des cadavres des deux partis. (An de R. 214.)

6. Et le secours par lequel Mars a contribué à la victoire des Romains, comment n'en pas perpétuer le souvenir ? Les Bruttiens et les Lucaniens que la haine la plus violente animait contre Thurium, cherchaient avec de grandes forces à détruire cette ville. Le consul C. Fabricius Luscinus mettait au contraire un soin particulier à en assurer la conservation. Les troupes des deux partis une fois en présence, l'issue de la lutte paraissait douteuse. Comme les Romains n'osaient pas engager le combat, un jeune homme d'une taille remarquable les exhorta d'abord à prendre courage. Puis, les voyant irrésolus, il saisit une échelle, traversa l'armée des ennemis, parvint à leur camp, y appliqua l'échelle et monta sur le retranchement. De là il cria d'une voix éclatante : "Voici le chemin de la victoire." A cet appel, tous accoururent sur ce point, les nôtres pour s'emparer du camp ennemi, les Lucaniens et les Bruttiens pour le défendre. Ils luttaient en rangs serrés dans un combat meurtrier et incertain. Mais, du choc de ses armes, le même guerrier terrassa les ennemis, donnant ainsi aux Romains le moyen de les égorger ou de les prendre. Vingt mille hommes furent tués, cinq mille faits prisonniers avec Statius Statilius, chef de l'armée confédérée, et vingt-trois drapeaux tombèrent dans nos mains. Le lendemain, au milieu des soldats qui méritaient une récompense pour leur concours et leur zèle, le consul déclara qu'il destinait une couronne vallaire à celui qui avait forcé le camp ; et comme personne ne se rencontra pour demander cette récompense, on sut, comme on le croyait, que le dieu Mars était venu dans cette circonstance au secours de son peuple. Entre autres signes évidents de ce miracle, on eut encore pour preuve le casque à la double aigrette qui couvrait la tête du dieu. Aussi, en vertu d'un ordre de Fabricius, des actions de grâces furent rendues à Mars et les soldats, couronnés de lauriers, publièrent avec des transports d'allégresse le secours qu'ils en avaient reçu. (An de R. 471.)

7. Je raconterai ici un fait bien connu dans son temps et qui est parvenu jusqu'à l'âge présent : c'est qu'Enée établit à Lavinium les dieux Pénates qu'il avait emmenés de Troie ; que, transférés de là par son fils Ascagne dans la ville d'Albe qu'il avait lui-même fondée, ces dieux retournèrent dans leur premier sanctuaire et que, ce retour pouvant paraître l'effet d'un acte humain, on les porta de nouveau à Albe, mais qu'ils en revinrent une seconde fois, manifestant par là leur volonté. Je n'ignore pas à quelles appréciations opposées donnent lieu, au sujet du mouvement et de la parole des dieux, les témoignages des yeux et des oreilles de l'homme ; mais comme je ne raconte pas des événements nouveaux et que je ne fais que redire des faits transmis par la tradition, c'est à ceux qui les ont rapportés les premiers de s'en porter garants. Mon devoir à moi est de ne point rejeter, comme des mensonges, des récits consacrés par d'illustres monuments écrits.

8. Avec le nom de la ville d'où notre cité tire son origine, se présente à mon esprit le divin Jules, magnifique rejeton de la race albaine. A la bataille de Philippes, C. Cassius, qu'on ne saurait nommer sans ajouter à son nom celui de parricide de la patrie, continuait à se battre avec acharnement, lorsqu'il vit César sous des apparences majestueuses et plus qu'humaines, couvert du manteau de pourpre, I'air menaçant et qui fondait sur lui à toute bride. A cet aspect, saisi d'épouvante, il tourna le dos à l'ennemi en s'écriant : "Que faut-il faire de plus, s'il ne suffit pas de l'avoir tué ?" Non, Cassius, tu n'avais pas tué César : il n'y a pas de force qui puisse anéantir une divinité ; mais, en attentant à la vie de son corps mortel, tu as mérité la colère de ce dieu. (An de R. 711.)

9. L. Lentulus côtoyait le rivage où l'on brûlait avec les débris d'une barque mise en pièces les restes du grand Pompée qu'avait fait périr la perfidie de Ptolémée. Bien qu'ignorant le sort de ce grand homme, à la vue d'un bûcher qui aurait dû faire honte à la Fortune elle-même, il dit à ses compagnons d'armes : "Qui sait si ce feu n'est pas celui qui brûle Cn. Pompée ?" Dans ce mot échappé de ses lèvres il y a une miraculeuse inspiration des dieux. (An de R. 705 )

10. Ce n'est cependant que le mot d'un homme et l'effet du hasard ; mais en voici un qui sortit presque de la bouche d'Apollon lui-même et qui, sous la forme d'une prédiction de l'infaillible Pythie, fut le signe avant-coureur de la mort d'Appius. A l'époque de la guerre civile, moment où Pompée, pour son propre malheur et sans aucun avantage pour la république, venait de rompre les liens qui l'unissaient à César, Appius voulant découvrir l'issue d'un désordre si funeste, usa de l'influence que lui donnait son pouvoir (car il était gouverneur de l'Achaïe) et il força la prêtresse de Delphes à descendre au fond de la caverne sacrée où l'on va chercher des oracles sûrs pour ceux qui consultent le dieu, mais où aussi l'excès du souffle divin qu'on y respire est un danger pour les ministres chargés de rendre ses réponses. Poussée par la divinité dont elle était remplie, la prêtresse, d'une voix effroyable et au milieu de paroles obscures et d'énigmes, révéla à Appius le sort qui l'attendait : "Romain, dit-elle, cette guerre ne te regarde en rien. Tu ne quitteras pas les criques (Coela) de l'Eubée." Persuadé qu'Apollon lui conseillait de ne prendre aucune part à cette querelle, il se retira dans le pays situé entre Rhamnonte, célèbre canton de l'Attique, et Caryste, ville voisine du détroit de Chalcis et qui se nomme les criques (Coela) de l'Eubée. Là il mourut de maladie avant la bataille de Pharsale et il eut pour sépulture l'endroit désigné par l'oracle. (An de R. 704.)

11. Voici encore d'autres faits qu'on peut mettre au nombre des miracles. Après l'incendie du temple des Saliens, on n'y trouva d'intact que le bâton augural de Romulus ; la statue de Servius Tullius, dans l'embrasement du temple de la Fortune, ne subit aucune atteinte du feu ; la statue de Q. Claudia, placée dans le vestibule du temple de la Mère des Dieux, échappa aux deux incendies qui dévorèrent ce temple, d'abord sous le consulat de P. Scipion Nasica et de L. Bestia, et de nouveau sous celui de M. Servilius et de L. Lamia : elle demeura sur son piédestal sans avoir été touchée par les flammes. (Ans de R. 364, 642, 749.)

12. Notre cité ne vit pas non plus sans étonnement les funérailles d'Acilius Aviola. Regardé comme mort et par les médecins et par sa famille, après avoir été laissé quelque temps dans la maison, il avait été porté sur le bûcher. Dès que le feu eut touché son corps, il s'écria qu'il était vivant et implora le secours de son précepteur qui seul était resté auprès de lui : mais déjà enveloppé par les flammes, il ne put être soustrait à son destin. (An de R. 720.) L'on a pu assurer que L. Lamia, ancien préteur, avait également parlé sur le bûcher. (An de R. 711.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Ces prodiges deviennent presque moins étonnants à côté de celui d'Eris de Pamphylie. Cet homme, d'après le récit de Platon, resta dix jours parmi les morts tombés dans un combat. Placé sur le bûcher deux jours après avoir été enlevé du champ de bataille, il revint à la vie et raconta des choses étonnantes qu'il avait vues pendant sa mort.

2. Puisque nous en sommes venus à parler de miracles qui se sont produits à l'étranger, en voici un arrivé à Athènes. Un homme très cultivé qui avait reçu à la tête un coup de pierre, conserva fidèlement dans sa mémoire toutes ses autres connaissances et perdit seulement le souvenir des oeuvres littéraires dont il avait fait l'objet particulier de ses études. Coup d'une cruauté insigne qui, dans celui qu'il atteignit, semble avoir cherché les facultés de l'esprit et, choisissant à dessein celle qui lui procurait ses plus vives jouissances, la frappa méchamment, en ôtant à la victime, par un odieux anéantissement, un trésor de science. S'il ne devait pas lui être permis de jouir d'un tel savoir, mieux eût valu qu'il n'y eût jamais accès, plutôt que d'en être privé après en avoir connu les douceurs.

3. Pourtant l'infortune suivante est un trait plus déplorable encore. L'épouse de l'Athénien Nausimène, ayant surpris en inceste son fils et sa fille, fut tellement frappé à la vue de cette horreur inattendue qu'elle demeura muette sans pouvoir dans le moment même exprimer son indignation, ni dans la suite recouvrer la parole. Les deux coupables se punirent de leur infâme commerce par une mort volontaire.

4. C'est ainsi que la fortune irritée ôte la voix. Voici comment elle la rend, quand elle est favorable. Echéclès, athlète de Samos, était muet ; un jour qu'on voulait lui ravir l'honneur et le prix de la victoire qu'il avait remportée, enflammé d'indignation, il retrouva tout à coup la parole.

5. La naissance de Gorgias, brave et illustre Épirote, fut aussi merveilleuse. Sorti du sein de sa mère pendant les funérailles de celle-ci, il força, par ses vagissements inattendus, les porteurs du lit funèbre à s'arrêter et offrit à sa patrie un spectacle extraordinaire, celui d'un enfant qui vint au jour et trouva son berceau presque sur le bûcher de sa mère. Car on vit dans le même instant l'une enfantant après sa mort, l'autre porté sur le bûcher avant sa naissance.

6. La blessure que fit à Jason de Phères un homme qui voulait sa perte, lui fut un bonheur envoyé par les dieux. Car, en le frappant d'un coup d'épée dans un guet-apens, l'assassin lui creva un abcès qu'aucun médecin n'avait pu guérir et le délivra ainsi d'un mal dangereux.

7. Même bienveillance des dieux envers Simonide, qui, sauvé une première fois d'une mort imminente, fut encore soustrait à l'écroulement d'une maison. Comme il dînait chez Scopas à Crannon, ville de Thessalie, on vint l'avertir que deux jeunes gens étaient à la porte et le priaient instamment d'aller les trouver aussitôt. Il sortit pour les voir et ne trouva plus personne ; mais, à ce moment même, la salle à manger où Scopas donnait un festin, s'écroula et écrasa le maître de la maison avec tous ses convives. Fut-il jamais rien de mieux garanti que ce bonheur de Simonide que ne purent anéantir ni le courroux de la mer, ni celui de la terre ?

8. A cet exemple je joins volontiers celui de Daphnites pour montrer quelle différence les dieux font entre ceux qui ont chanté leurs louanges et ceux qui se sont faits leurs détracteurs. Daphnites appartenait à cette école dont les adeptes s'appellent sophistes et affichent un scepticisme impertinent et sarcastique. Il vint à Delphes demander, par moquerie, à Apollon s'il pourrait retrouver son cheval, alors qu'il n'en avait absolument jamais eu. L'oracle du dieu répondit qu'il trouverait le cheval, mais qu'il en serait renversé et périrait de sa chute. Le sophiste s'en retournait en plaisantant comme s'il avait trompé la bonne foi de l'oracle. Mais il rencontra le roi Attale qu'il avait souvent attaqué de loin par des propos injurieux. Précipité par ordre de ce prince du haut d'un rocher nommé "le Cheval" il subit le châtiment que méritait une audace assez insensée pour oser se jouer des dieux.

9. Le même oracle ayant averti Philippe, roi de Macédoine, de se tenir en garde contre l'impétuosité du "quadrige", ce prince interdit dans tout le royaume cette sorte d'attelage et évita toujours cet endroit de la Béotie que l'on nomme Quadrige. Néanmoins il ne put se soustraire au péril annoncé par l'oracle; car Pausanias avait un quadrige gravé sur la poignée de l'épée dont il se servit pour le tuer. (Av. J.-C. 336.)

10. Cette fatalité si acharnée contre Philippe se montra la même à I'égard de son fils Alexandre. L'Indien Callanus était sur le point de se jeter dans les flammes d'un bûcher, lorsque Alexandre lui demanda s'il n'avait rien à lui recommandable ou à lui dire: "Nous nous reverrons bientôt", répondit-il; et ce n'était pas sans raison, puisque sa mort volontaire lut suivie à bref délai de la fin rapide d'Alexandre. (Av. J.-C. 327.)

11. La mort de ces rois n'a rien de plus extraordinaire que l'aventure arrivée à un simple rameur. Tandis qu'il vidait la sentine dans une galère tyrienne à six rangs de rames, une vague le jeta à la mer, mais une autre vague, venant en sens contraire, le repoussa de l'autre côté et le rejeta dans le vaisseau: malheureux et heureux tout ensemble, il eut dans le même temps à se plaindre et à se féliciter de son sort.

12. Que penser des singularités dont je vais parler? Ne doit-on pas les prendre pour des caprices de la nature dans l'organisation du corps humain? Irrégularités supportables, puisqu'elles n'avaient rien de douloureux; mais il n'en faut pas moins les mettre aussi au nombre des merveilles. Ainsi un fils de Prusias, roi de Bithynie, nommé Prusias comme son père, avait, au lieu de la rangée supérieure des dents, un os unique aussi développé que la mâchoire, mais qui ne présentait rien de laid à l'oeil et ne causait aucune sorte d'incommodité.

13. Au contraire la fille du roi Mithridate et de la reine Laodice, Drypétine qui suivit dans sa fuite son père vaincu par Pompée, avait une double rangée de dents qui la défigurait tout à fait.

14. Ce qui n'est pas non plus un faible sujet d'étonnement, ce sont les yeux de ce Strabon, qui avait, assure-t-on, la vue si perçante et si sûre que du promontoire Lilybée il voyait les navires sortir du port de Carthage.

15. Mais ces yeux mêmes sont moins surprenants que le cœur d'Aristomène le Messénien. Frappés de son adresse extraordinaire, les Athéniens voulurent ouvrir son cadavre et trouvèrent son cœur plein de poils: car, après avoir été pris plusieurs fois et s'être toujours échappé par ruse, il était enfin resté dans les mains de ses ennemis.

16. Antipater, poète de Sidon, était pris de fièvre tous les ans une fois, au jour où il était né, et parvenu à un grand âge, il mourut à la suite de cet accès périodique, le jour anniversaire de sa naissance. (IIe siècle avant J.-C.)

17. C'est ici le lieu de mentionner les philosophes Polystrate et Hippoclides. Tous deux nés le même jour, tous deux sectateurs d'Épicure, leur maître, ils s'associèrent en mettant en commun leur patrimoine et en faisant en commun les frais de leur école et moururent l'un et l'autre au même instant, dans un âge fort avancé. Qui ne croirait qu'une telle conformité de destinée et une telle amitié n'aient eu leur naissance, leur développement et leur fin dans le sein de la Concorde céleste elle-même ?

18. Mais pourquoi ces phénomènes se sont-ils rencontrés, plutôt que chez d'autres, dans des enfants de rois puissants, dans un prince illustre, dans un poète d'un brillant talent, dans de grands savants, dans un homme obscur? C'est ce dont la nature elle-même, cette créatrice féconde de tout bien et de tout mal, ne saurait rendre compte, pas plus que de sa prédilection pour les chevreuils de Crète: ces animaux sont-ils percés de flèches, elle les amène, en les guidant pour ainsi dire de sa main, à rechercher le secours du dictame salutaire et fait que, à peine ont-ils mangé de cette herbe, aussitôt ils rejettent traits et venin de leurs blessures. Elle n'expliquerait pas davantage pourquoi, dans Céphalénie, alors que tous les troupeaux partout et chaque jour soutiennent leur vie en buvant de l'eau, elle a mis dans les chèvres de cette île l'instinct d'étancher leur soif pendant la majeure partie de l'année en ouvrant la bouche pour humer les vents du large, ni non plus pourquoi à Crotone, dans le temple de Junon Lacinienne, la cendre de l'autel a reçu d'elle le privilège de rester immobile à tous les souffles des vents; ni enfin pourquoi elle a donné, à l'exclusion de toutes les autres, aux eaux de deux sources, l'une de Macédoine, l'autre du territoire de Calès, la propriété d'enivrer comme le vin. Nous ne devons pas nous étonner de ces merveilles, mais simplement les noter: car nous savons que la nature a le droit de réclamer la plus grande liberté, elle à qui incombe la tâche infinie de produire toutes choses.

19. Puisque nous avons parlé de phénomènes qui dépassent la mesure ordinaire, mentionnons aussi le serpent qui fait dans Tite-Live le sujet d'un récit aussi détaillé qu'élégant. D'après cet historien, en Afrique, auprès du fleuve Bagrada, il y avait un serpent d'une telle taille qu'il empêchait l'armée de Régulus d'y venir prendre de l'eau; il avait saisi bon nombre de soldats dans son énorme gueule et en avait étouffé un plus grand nombre dans les replis de sa queue. Les traits qu'on lui lançait ne pouvant le transpercer, à la fin de tous côtés, avec des balistes, on fit pleuvoir sur lui des projectiles et on l'accabla sous une grêle de pierres très pesantes. Ce monstre avait inspiré aux cohortes et aux légions plus de terreur que Carthage elle-même et lorsque son sang se fut mêlé aux eaux du fleuve et que les exhalaisons pestilentielles de son cadavre eurent infecté le voisinage, il fit encore reculer le camp de l'armée romaine. Tite-Live ajoute que la peau de ce serpent monstrueux, longue de cent vingt pieds, fut envoyée à Rome. (An de R. 498.)

LIVRE II

Des anciennes coutumes .Après avoir exploré le domaine si riche de la toute puissante nature, je vais exercer ma plume sur les anciennes et mémorables coutumes tant de notre patrie que des nations étrangères. Il importe de faire connaître les éléments constitutifs du bonheur dont nous jouissons sous le meilleur des princes, afin que la considération même du passé puisse servir au progrès moral de notre temps. 

 CHAPITRE PREMIER : Des cérémonies du mariage et des devoirs envers les parents

1. Chez nos ancêtres on n'entreprenait aucune affaire publique ni même privée, sans avoir auparavant pris les auspices. De là vient que même aujourd'hui des prêtres nommés auspices interviennent dans les mariages. Quoiqu'ils aient cessé de prendre les auspices, cependant dans leur nom même on saisit la trace de l'ancienne coutume.

2. Dans les repas les hommes avaient l'habitude de se tenir couchés et les femmes d'être assises. Cet usage passa des festins des hommes à ceux des dieux, car dans le banquet donné en l'honneur de Jupiter, on invitait le Dieu à prendre place sur un lit et Junon et Minerve sur des sièges. Ces mœurs sévères, notre âge les conserve avec plus de soin au Capitole que dans les maisons particulières. C'est probablement que les déesses ont à cœur plus que les femmes le maintien de la discipline.

3. Les femmes qui n'avaient pas contracté plus d'un mariage recevaient, dans l'opinion, la couronne de la pudeur. L'on considérait en effet comme le trait caractéristique d'une absolue et d'une incorruptible fidélité dans une femme, de ne pas savoir quitter la couche nuptiale où elle avait laissé sa virginité. L'expérience répétée du mariage paraissait alors révéler comme un manque de retenue condamné en quelque sorte par la loi.

4. À Rome, depuis sa fondation jusqu'à l'an 520, il n'y eut pas d'exemple de divorce. Le premier, Sp. Carvilius, répudia sa femme pour cause de stérilité. Quoiqu'il parût déterminé par un motif excusable, cependant il n'échappa point au blâme, parce que le désir même d'avoir des enfants n'aurait pas dû, pensait-on, prévaloir sur la foi conjugale. (An de R. 523.)

5. Mais, afin de mieux protéger l'honneur des femmes par le rempart du respect, on défendit à quiconque appellerait en justice une mère de famille de porter la main sur elle, pour que sa robe ne subît pas le contact d'une main étrangère. Autrefois l'usage du vin était inconnu des femmes. On craignait sans doute qu'elles ne se laissassent aller à quelque action honteuse, car il n'y a d'ordinaire qu'un pas de l'intempérance de Bacchus aux désordres de Vénus. Au reste, pour ôter à leur pudeur toute apparence triste et austère, pour la tempérer même par un agrément compatible avec la décence, leurs époux leur permettaient un large usage de l'or et de la pourpre et ils ne trouvaient pas mauvais que, pour relever leur beauté, elles missent le plus grand soin à donner à leurs cheveux avec de la cendre une teinte rousse. On n'avait pas alors à redouter les regards qui convoitent l'épouse d'autrui, mais un respect mutuel maintenait entre les deux sexes l'habitude de se voir sans pensée impure.

6. Toutes les fois que, entre un mari et son épouse, quelque différend s'était élevé, ils se rendaient au petit temple de la déesse Viriplaca sur le mont Palatin, et là, après s'être expliqués l'un et l'autre sur leurs griefs, ils renonçaient à leur querelle et s'en retournaient réconciliés. Cette déesse a reçu ce nom, dit-on, parce qu'elle apaise les maris. Elle est assurément digne de vénération et peut-être mérite-t-elle d'être honorée par les sacrifices les plus grands et les plus beaux, car elle est la gardienne de la paix habituelle des familles et son nom même exprime l'hommage que, dans cette union faite de part et d'autre de tendresse égale, la femme doit à l'autorité du mari.

7. Tels sont les égards que se doivent les époux. Mais ne voit-on pas qu'ils conviennent aussi dans les rapports des autres parents ? Voici un tout petit exemple pour faire connaître toute la force de ce respect mutuel. Il fut un temps, où un père ne se baignait pas avec son fils adolescent ni un beau-père avec son gendre. Preuve évidente qu'on avait un respect non moins religieux pour les liens du sang et de l'affinité que pour les dieux mêmes. On pensait en effet qu'en présence de personnes auxquelles on tient par des liens si sacrés, comme dans un lieu consacré à la divinité, on ne pouvait paraître nu sans commettre un sacrilège.

8. Nos ancêtres instituèrent aussi un repas annuel, nommé les Caristies, où l'on n'admettait que des parents et des alliés. S'il existait quelque différend entre des membres de la famille, à la faveur des libations religieuses et de la joie commune, les esprits amis de la concorde intervenaient pour y mettre fin.

9. La jeunesse donnait à la vieillesse les marques du respect le plus complet et le plus prévenant, comme si les hommes âgés étaient les pères communs des jeunes gens. Ainsi, le jour d'une assemblée du sénat, ceux-ci accompagnaient généralement quelque sénateur, soit parent, soit ami de leur famille, jusqu'à la curie et attendaient, sans s'écarter de la porte, de pouvoir s'acquitter encore du même devoir à son retour. Par cette faction qu'ils s'imposaient eux-mêmes, ils se fortifiaient à la fois le corps et l'esprit, ils se mettaient en état d'exercer activement les fonctions publiques et, en se préparant avec modestie et avec soin à la pratique des vertus, dont ils devaient bientôt faire preuve, ils devenaient à leur tour capables de les enseigner. Invités à dîner, ils s'enquéraient soigneusement de ceux qui devaient se trouver au repas, pour ne pas prendre place avant l'arrivée de personnes plus âgées et, quand on avait desservi, ils attendaient que leurs aînés se levassent et sortissent de table. Par là on peut juger de la réserve et de la modestie habituelle de leurs propos pendant la durée même du repas, en présence d'une telle compagnie.

10. Les anciens célébraient dans les festins les belles actions de leurs prédécesseurs en chantant au son de la flûte des vers en leur honneur : ils excitaient ainsi la jeunesse à suivre ces exemples. Quoi de plus noble, quoi de plus utile aussi que cette émulation ? L'adolescence rendait aux cheveux blancs un juste hommage. La vieillesse arrivée au terme de la course, soutenait de ses encouragements la jeunesse qui entrait dans la carrière de la vie active. Quelle Athènes, quelle école, quelles études étrangères pourrais-je mettre au-dessus de cette éducation de chez nous ? De là sortaient les Camilles, les Scipions, les Fabricius, les Marcellus, les Fabius, et, pour abréger l'énumération des gloires qui ont illustré notre empire, de là en un mot sont sortis, pour briller au ciel du plus vif éclat, les divins Césars.

CHAPITRE II : Des devoirs et des coutumes des différents magistrats et des différents ordres.

1. Tel était dans tous les cœurs l'amour de la patrie que, pendant des siècles, on ne vit pas un sénateur divulguer les desseins secrets du sénat. Seul Q. Fabius Maximus commit une indiscrétion, et encore ne le fit-il qu'inconsciemment : c'était au sujet de la déclaration de la troisième guerre punique, dont le sénat s'était occupé secrètement. Se rendant à la campagne et rencontrant en chemin Crassus, qui revenait à Rome, il lui raconta cette délibération (An de R. 603.) Il se rappelait que Crassus avait été fait questeur trois ans auparavant, mais il ignorait que les censeurs ne l'avaient pas encore inscrit sur la liste de l'ordre sénatorial. Or sans cette formalité, ceux-mêmes qui avaient déjà exercé des magistratures ne pouvaient avoir accès au sénat. Mais, tout excusable que fût l'erreur de Fabius, les consuls ne laissèrent pas de lui faire de vifs reproches. On ne voulait pas que la discrétion, ce moyen de gouvernement si excellent et si sage, reçût jamais aucune atteinte. Ainsi, lorsque Eumène, roi de Pergame, grand ami de notre république, eut donné avis au sénat que Persée faisait des préparatifs de guerre contre le peuple romain, on ne put savoir ni ce qu'il avait dit ni ce qu'avait répondu le sénat, avant la nouvelle de la captivité de Persée. (An de R. 581.) Le sénat était comme le cœur de la république, le confident sûr de sa pensée intime, qu'un mystère protecteur enveloppait de tous côtés et défendait comme un rempart. En y entrant, on déposait sur le seuil toute affection privée pour ne plus admettre en soi que l'amour du bien public. Aussi aurait-on cru que personne, -- je ne dis pas un seul homme, -- n'avait entendu ce qui avait été confié à tant d'oreilles.

2. Combien nos anciens magistrats étaient attentifs à soutenir leur propre dignité et celle du peuple romain ! Ce souci de maintenir leur autorité peut se reconnaître, entre autres indices, à ce fait qu'ils gardaient avec une grande persévérance, l'habitude de ne donner leurs décisions aux Grecs qu'en latin. On fit plus : sans égard pour cette facilité de parole par quoi ils excellent, on les forçait eux-mêmes à ne parler devant les magistrats que par l'organe d'un interprète, non seulement à Rome, mais encore en Grèce et en Asie. C'était dans le dessein sans doute de répandre la langue latine et de la mettre en honneur chez toutes les nations. Ce n'est pas que le goût de s'instruire fît défaut à nos ancêtres, mais ils pensaient qu'en tout, le manteau grec devait se subordonner à la toge romaine, regardant comme une indignité de sacrifier aux attraits et aux charmes de la littérature la puissance et le prestige de la souveraineté.

3. Aussi, Caius Marius, ne saurait-on te reprocher ton intransigeance rustique, parce que, dans une vieillesse que décoraient une double couronne de laurier et l'éclat de tes triomphes sur les Numides et les Germains, tu as refusé, comme indigne d'un vainqueur, de demander un raffinement de ta culture à l'éloquence d'une nation vaincue. Tu craignais, je suppose, de devenir sur le tard, par la pratique d'une discipline étrangère, un déserteur des mœurs nationales. Qui donc introduisit l'usage de ces discours grecs dont on étourdit aujourd'hui les oreilles des sénateurs ? Ce fut, je pense, le rhéteur Molon, celui qui excita l'ardeur de M. Cicéron pour l'étude. Ce qui est certain, c'est qu'il fut le premier étranger qui se fît entendre au sénat sans interprète, distinction dont il n'était pas indigne, puisqu'il avait contribué à la perfection de l'éloquence romaine. C'est un bonheur bien remarquable, que celui d'Arpinum, soit que l'on envisage, parmi les citoyens de ce municipe, le plus glorieux contempteur des lettres, soit que l'on y considère celui qui en fut la source la plus féconde.

4. Un usage que nos ancêtres conservèrent encore avec le plus grand soin, ce fut de ne laisser personne, même dans l'intention de l'honorer, se placer entre le consul et le premier licteur. Son fils, pourvu qu'il fût encore enfant, avait seul le droit de marcher devant le consul. On maintint cette règle avec tant de constance qu'elle s'imposa même à Q. Fabius Maximus malgré ses cinq consulats, sa très haute et très ancienne considération et sa vieillesse avancée. Bien que son fils, alors consul, l'eût prié de marcher entre lui et le licteur, pour ne pas être écrasé dans la foule hostile des Samnites avec lesquels ils allaient avoir une entrevue, il refusa de prendre cette liberté. (An de R. 462.) Le même Fabius avait été envoyé à Suessa Pometia par le sénat comme lieutenant de son fils qui était consul. À la vue de celui-ci qui venait, par déférence, le rencontrer hors des murs de la ville, indigné que sur onze licteurs aucun ne l'eût invité à descendre de cheval, il resta en selle, tout animé de colère. Son fils s'en aperçut et commanda au premier licteur de faire son devoir. À la voix du licteur, Fabius obéit aussitôt. "Mon fils, dit-il alors, je n'ai pas voulu manquer de respect pour le souverain pouvoir dont tu es revêtu, je n'ai eu d'autre intention que de m'assurer si tu savais remplir ton rôle de consul. Je n'ignore point les égards que l'on doit à un père, mais je mets les règles de l'état au-dessus des affections privées."

5. Le rappel des vertus de Fabius me remet en mémoire des hommes d'une admirable constance que le sénat avait envoyés comme ambassadeurs à Tarente, pour demander des réparations. Ils y subirent les plus graves insultes. L'un d'eux même fut arrosé d'urine. Introduits au théâtre, suivant l'usage des Grecs, ils exposèrent tout l'objet de leur mission dans les termes qui leur avaient été dictés, mais sur les injures qu'ils avaient essuyées, ils ne firent entendre aucune plainte, pour ne rien dire au-delà de leur mandat. Le souci des anciennes coutumes qu'ils portaient au fond de leur cœur ne put être aboli par le ressentiment si vif qu'on garde d'un outrage. Sans doute tu as cherché toi-même, cité de Tarente, à mettre un terme à la jouissance de ces richesses dont tu avais longtemps regorgé au point d'exciter l'envie. Fière de ton éclatante prospérité du moment, tu méprisais une vertu austère qui ne s'appuyait que sur elle-même et tu t'es jetée en aveugle et en insensée sur les armes irrésistibles de notre empire ! (An de R. 471.)

6. Mais laissons ces mœurs corrompues par le luxe et revenons à la sévère discipline de nos ancêtres. Autrefois le sénat se tenait en permanence dans le lieu qu'on nomme encore aujourd'hui Senaculum. Il n'attendait pas une convocation par édit, mais au premier appel il se rendait de là dans la salle des séances. C'était, dans son esprit, le signe d'une vertu civique douteuse, de s'acquitter des devoirs envers la république, non point spontanément, mais sur une injonction. En effet, tout service imposé par un ordre se met au compte de qui l'exige plutôt qu'à celui de qui le fournit.

7. Il faut aussi rappeler l'usage qui défendait aux tribuns du peuple d'entrer dans la curie. C'est à la porte de la salle que leurs sièges étaient placés et qu'ils examinaient avec la plus grande attention les décrets des sénateurs, pour y mettre opposition, s'ils en désapprouvaient quelque partie. C'est pourquoi au bas des anciens sénatus-consultes on écrivait ordinairement la lettre C. Cette indication signifiait que les tribuns avaient émis un avis conforme. Mais, quel que fût leur zèle à veiller sur les intérêts du peuple et à contenir dans leurs limites les pouvoirs supérieurs, ils laissaient pourtant fournir aux magistrats sur le trésor public de l'argenterie et des anneaux d'or, pour donner, par cet appareil extérieur, plus d'éclat à leur autorité.

8. Mais si l'on cherchait à grandir leur prestige, on assujettissait aussi leur désintéressement aux règles les plus étroites. Les entrailles des victimes qu'ils avaient immolées étaient portées aux questeurs du Trésor et mises en vente. Ainsi les sacrifices du peuple romain comportaient, avec un hommage aux dieux immortels, une leçon de désintéressement à l'adresse des hommes et nos généraux apprenaient, au pied de ces autels, combien ils devaient garder leurs mains nettes. L'on faisait tant de cas de cette vertu que bien des magistrats, en récompense de leur administration intègre, virent leurs dettes payées par le sénat, car il estimait que les hommes dont les services avaient maintenu au dehors dans tout son éclat la puissance de la République, ne pouvaient pas, rentrés dans leurs foyers, ne plus rien garder de leur dignité sans indignité et sans honte pour lui-même.

9. La jeunesse de l'ordre équestre deux fois par an remplissait Rome d'une grande foule en se donnant en spectacle devant l'image des glorieux fondateurs. L'institution des Lupercales remonte en effet à Romulus et à Rémus. Elle est née de la joie qui les transporta, au moment où leur aïeul Numitor, roi des Albains, venait de leur permettre de fonder une ville, selon le conseil de leur père nourricier Faustulus, à l'endroit où ils avaient été élevés, au pied du Palatin qu'avait autrefois consacré l'Arcadien, Évandre. Ils firent un sacrifice, immolèrent des chevreaux et, excités par la gaieté du banquet et par d'amples libations, se revêtant des peaux des victimes, après avoir partagé en deux bandes leur troupe de bergers, ils marchèrent l'un contre l'autre dans un combat simulé : divertissement dont le souvenir se renouvelle chaque année par le retour d'une fête. Quant à la procession des chevaliers vêtus de la trabée qui a lieu aux ides de juillet, c'est Q. Fabius qui en établit l'usage. C'est aussi Fabius, qui, étant censeur avec P. Décius, pour mettre fin aux discordes qu'avait suscitées la prépondérance de la plus vile populace dans les comices, répartit toute cette multitude peuplant le forum dans quatre tribus seulement qu'il appela tribus urbaines. Par cette mesure si salutaire, ce magistrat, que du reste ses exploits guerriers avaient mis hors de pair, mérita le surnom de Maximus.

 CHAPITRE III : Des coutumes militaires.

On doit aussi rendre hommage au sentiment du devoir qui animait le peuple. En s'offrant bravement aux fatigues et aux périls de la guerre, il épargnait aux généraux la nécessité d'enrôler les prolétaires que leur misère rendait suspects et à qui, pour cette raison, on ne confiait pas les armes destinées à la défense de l'État.

1. Quelque force qu'une longue pratique eût donnée à cette coutume, Marius y mit fin en appelant les pauvres à l'armée. Si grand personnage qu'il fut, il était cependant prévenu par le sentiment de sa qualité d'homme nouveau contre ce qui était ancien et il se rendait compte que, si une armée de soldats sans courage continuait à écarter d'elle dédaigneusement le menu peuple, il risquait d'être qualifié lui-même par ses détracteurs de général sorti de la dernière classe. Il crut donc devoir abolir dans les armées romaines un mode de recrutement procédant d'un esprit d'orgueil et d'exclusion, de peur que la contagion de cette espèce de flétrissure n'allât jusqu'à flétrir aussi sa propre gloire. (An de R. 646.)

2. La théorie du maniement des armes fut enseignée aux soldats à partir du consulat de P. Rutilius, collègue de Cn. Mallius. Sans qu'aucun général avant lui en eût donné l'exemple, il fit venir des maîtres de gladiateurs de l'école de Cn. Aurelius Scaurus et naturalisa dans nos légions une méthode plus précise de parer et de porter les coups. Il combina ainsi le courage et l'art militaire, de manière à les fortifier l'un par l'autre, le premier ajoutant sa fougue au second et apprenant de lui à savoir se garder. (An de R. 648.)

3. L'emploi des vélites fut imaginé au cours de la guerre où l'on fit le siège de Capoue, sous le commandement de Fulvius Flaccus. Comme nos cavaliers, à cause de leur infériorité numérique, ne pouvaient résister à la cavalerie des Campaniens dans les fréquentes sorties qu'elle faisait, le centurion Q. Navius choisit dans l'infanterie les hommes les plus agiles, leur donna pour armes sept javelots courts au fer recourbé, pour défense un petit bouclier et leur apprit à sauter rapidement en croupe derrière les cavaliers, puis à descendre de cheval avec la même promptitude, afin que ces fantassins, combattant à pied dans un combat de cavalerie, eussent plus de facilité pour cribler de traits les hommes et les chevaux des ennemis. (An de R. 542.) Cette nouvelle manière de combattre ruina la meilleure ressource des perfides Campaniens. Aussi le général rendit-il honneur à Navius, qui en était l'inventeur.

CHAPITRE IV : Des spectacles

1. Des institutions militaires, il faut passer tout de suite après à ces camps établis au milieu de la ville, je veux dire nos théâtres, car bien souvent, ils ont aligné en bataille rangée des troupes pleines d'ardeur et l'on a vu ces jeux, imaginés pour honorer les dieux et divertir les hommes, souiller, à la honte de la paix, du sang des citoyens les fêtes et la religion pour d'étranges fictions dramatiques.

2. La construction du premier théâtre fut entreprise par les censeurs Messala et Cassius. Mais, sur la proposition de P. Scipion Nasica, le sénat décida de faire vendre à l'encan tous les matériaux préparés pour cet ouvrage. En outre, un sénatus-consulte défendit, dans Rome et à moins d'un mille, de mettre des sièges dans le théâtre et d'assister assis aux représentations. C'était sans doute pour associer à un délassement de l'esprit cette endurance à rester debout qui est un trait particulier de la race romaine. (Ans de R. 599, 603.)

3. Pendant cinq cent cinquante-huit ans, les sénateurs assistèrent aux jeux publics pêle-mêle avec le peuple. Mais cet usage fut aboli par les édiles Atilius Serranus et L. Scribonius. Aux jeux qu'ils célébrèrent en l'honneur de la mère des dieux, ils assignèrent, conformément à l'avis du second Scipion l'Africain, des places séparées au sénat et au peuple. Cette mesure indisposa la multitude et ébranla singulièrement la popularité de Scipion. (An de R. 559.)

4. Je vais maintenant remonter à l'origine des jeux publics et rappeler ce qui fut l'occasion de leur établissement. Sous le consulat de C. Sulpicius Peticus et de C Licinius Stolon, une peste d'une extrême violence avait détourné notre république des entreprises guerrières et l'avait accablée sous le poids de l'inquiétude que le mal causait à l'intérieur du pays. L'on ne voyait plus de ressource que dans un culte religieux d'une forme nouvelle et rare. On n'attendait plus rien d'aucune science humaine. Pour apaiser la divinité l'on composa donc des hymnes et le peuple écouta ces chants avidement, car jusqu'alors il s'était contenté des spectacles du cirque que Romulus célébra pour la première fois en l'honneur du dieu Consus, lors de l'enlèvement des Sabines. Mais l'habitude qu'ont les hommes de s'attacher à développer les choses faibles en leur commencement fit qu'aux paroles de respect envers les dieux la jeunesse, qui aime à s'ébattre sans art et sans règle, ajouta des gestes. Cela fournit l'occasion de faire venir d'Étrurie un pantomime dont la gracieuse agilité, imitée des antiques Curètes et des Lydiens, d'où les Etrusques tirent leur origine, charma par son agréable nouveauté les yeux des Romains. Et, comme le pantomime se nommait hister dans la langue étrusque, le nom d'histrion fut donné à tous les acteurs qui montent sur la scène. (An de R. 390.) Puis l'art scénique en vint insensiblement à la forme de la satura. Le poète Livius sut le premier en détourner l'attention du spectateur pour l'intéresser à l'intrigue d'oeuvres dramatiques. Cet auteur jouait lui-même ses pièces ; mais à force d'être redemandé par le public, il fatigua sa voix. Alors, grâce au concours d'un chanteur et d'un joueur de flûte, il se contenta de faire des gestes en silence. Quant aux acteurs d'atellanes, on les fit venir de chez les Osques. Ce genre de divertissement est tempéré par la gravité romaine, aussi ne déshonore-t-il pas les acteurs, car il ne les fait pas exclure de l'assemblée des tribus ni écarter du service militaire.

5. Les jeux publics en général révèlent par leur nom même leur origine, mais il n'est pas hors de propos d'exposer ici celle des jeux séculaires qui est moins connue. Pendant une violente épidémie qui ravageait la ville et le territoire, un riche particulier du nom de Valesius, qui vivait à la campagne, voyait ses deux fils et sa fille malades, au point que les médecins eux-mêmes en désespéraient. Allant prendre pour eux de l'eau chaude à son foyer, il se mit à genoux et conjura ses dieux lares de détourner sur sa propre tête le danger qui menaçait ses enfants. Alors se fit entendre une voix lui disant qu'il les sauverait en les transportant aussitôt, par la voie du Tibre, à Tarente et en les réconfortant à cet endroit avec de l'eau prise à l'autel de Pluton et de Proserpine. Cette recommandation l'embarrassa beaucoup, car on lui prescrivait une navigation longue et périlleuse. Cependant une vague espérance triompha en lui de cette vive appréhension et tout de suite il transporta ses enfants au bord du Tibre : il habitait en effet une maison de campagne près du village d'Érète, au pays des Sabins. De là, s'embarquant pour Ostie, il aborda au milieu de la nuit au Champ de Mars. Comme il désirait soulager la soif de ses malades et qu'il n'avait pas de feu dans sa barque, celui qui la conduisait l'avertit qu'à peu de distance de là on voyait de la fumée. Cet homme l'ayant fait descendre à Tarente (tel est le nom de ce lieu), il s'empressa de prendre un vase, puisa de l'eau au fleuve et, déjà plus content, la porta à l'endroit d'où l'on avait vu s'élever de la fumée, croyant avoir trouvé tout près de là et comme en suivant une trace, le remède indiqué par les dieux. Sur ce sol qui fumait plutôt qu'il ne contenait un reste de feu, s'attachant fermement à ce signe plein de promesses, il rassembla de légères matières combustibles que le hasard lui avait présentées et, à force de souffler il en fit jaillir une flamme, fit chauffer son eau et la donna à boire à ses enfants. Ceux-ci, après l'avoir bue, s'endormirent d'un sommeil salutaire et furent tout à coup délivrés d'une si longue et si violente maladie. Ils racontèrent à leur père qu'ils avaient vu en songe je ne sais quel dieu qui leur essuyait le corps avec une éponge, en leur prescrivant d'immoler des victimes noires devant l'autel de Pluton et de Proserpine, d'où cette eau leur avait été apportée, et d'y célébrer des banquets sacrés avec des jeux nocturnes. Comme Valérius n'avait point aperçu d'autel dans cet endroit, il crut qu'on lui demandait d'en élever un. Il alla donc à Rome pour en acheter un, laissant sur place des gens chargés de creuser la terre jusqu'au tuf pour y construire de solides fondations. En conséquence des ordres de leur maître, ceux-ci creusèrent le sol jusqu'à une profondeur de vingt pieds et aperçurent alors un autel avec cette inscription : à Pluton et à Proserpine. Sur l'avis qu'un esclave lui apporta de cette découverte, Valesius renonça à son projet d'acheter un autel. Prenant des victimes noires qu'autrefois on appelait "sombres", il les immola sur ce lieu nommé Tarente et célébra des jeux et un banquet sacré pendant trois nuits consécutives, c'est-à-dire en nombre égal à celui des enfants qui lui avaient ainsi été sauvés d'un danger de mort. A son exemple, Valérius Publicola, qui fut l'un des premiers consuls, cherchant du soulagement pour ses concitoyens, vint auprès du même autel et, au nom de la république, fit, en même temps que des vœux solennels, un sacrifice de taureaux noirs à Pluton, de génisses noires à Proserpine, un banquet sacré et des jeux qui durèrent trois nuits. Puis il fit recouvrir l'autel de terre, dans l'état où il était auparavant. (An de R. 249.)

6. Avec l'accroissement des richesses, la magnificence s'étendit à la célébration des jeux. Sous cette influence et à l'imitation du luxe campanien, Q. Catulus le premier mit l'assemblée des spectateurs à l'ombre d'un vélum. Cn. Pompée, avant tout autre, fit courir de l'eau sur les passages pour atténuer la chaleur de l'été. Cl. Pulcher fit décorer de peintures variées le mur de fond de la scène qui jusque-là était formé de simples lambris de bois nu. C. Antonius le fit revêtir d'un bout à l'autre d'ornements d'argent, Pétréius de dorures et Q. Catulus d'ivoire. Les Lucullus rendirent le décor de fond mobile sur pivot. P. Lentulus Spinther y ajouta une décoration faite d'accessoires de théâtre ornés d'argent. Quant aux figurants de la "pompe" des jeux, que l'on avait auparavant vêtus de tuniques de pourpre, M. Scaurus les fit paraître sous un costume d'une extrême élégance. 7. Le premier spectacle de gladiateurs offert à Rome fut donné sur la place aux Bœufs, sous le consulat d'Appius Claudius et de M. Fulvius. Il fut donné par Marcus et Décimus, fils de Brutus, pour rendre les honneurs funèbres aux restes de leur père. (An de R. 489.) Quant aux combats d'athlètes, on les dut à la munificence de M. Scaurus. (An de R. 695.)

CHAPITRE V : De la sobriété et de la pureté des mœurs.

1. On ne vit pas de statue dorée ni à Rome, ni dans aucune partie de l'Italie avant l'époque où M. Acilius Glabrion érigea une statue équestre à son père, dans le temple de la Piété filiale. Ce temple avait été consacré par lui-même, sous le consulat de P. Cornélius Lentulus et de M. Baebius Tamphilus, en témoignage de sa reconnaissance, après sa victoire sur Antiochus aux Thermopyles. (An de R. 573.)

2. Le droit civil était resté pendant plusieurs siècles enfermé dans le mystère de la religion et du culte et connu des seuls pontifes. Cn. Flavius, fils d'un affranchi, parvenu de simple scribe à la dignité d'édile curule au grand mécontentement de la noblesse, le rendit public et afficha pour ainsi dire dans le forum la liste complète des jours fastes. Le même Flavius visitait un jour son collègue qui était malade : comme les nobles dont l'affluence remplissait la chambre ne lui offraient pas de siège, il se fit apporter sa chaise curule et il s'y assit, pour défendre contre leur mépris, à la fois sa dignité et sa personne. (An de R. 449 )

3. La poursuite de l'empoisonnement était une chose inconnue en fait et n'était pas prévue par les lois. Mais elle commença à la découverte qu'on fit d'un grand nombre de femmes coupables de ce crime. Elles faisaient secrètement périr leurs maris par le poison ; elles furent dénoncées par les révélations d'une esclave et la partie d'entre elles que l'on condamna à la peine capitale atteignit le nombre de cent soixante-dix. (An de R. 422.)

4. La corporation des joueurs de flûte ne manque pas d'attirer l'attention de la foule, quand, au milieu de représentations de caractère sérieux données par l'État ou par des particuliers, cachés sous un masque et vêtus d'habits de diverses couleurs, ils font entendre leurs accords. Voici l'origine de ce privilège. Un jour, on leur avait défendu de prendre leurs repas dans le temple de Jupiter, comme, selon une ancienne coutume, ils l'avaient fait jusque-là. De dépit, ils se retirèrent à Tibur. Le sénat vit avec peine les cérémonies religieuses privées de leur concours et demanda par une ambassade aux Tiburtins d'user de leur influence sur les joueurs de flûte pour les ramener au service des temples de Rome. Les voyant obstinés dans leur résolution, les Tiburtins feignirent de donner un repas de fête et, quand leurs hôtes furent plongés dans le vin et le sommeil, ils les firent porter à Rome sur des chariots. Non seulement, on leur rendit leurs anciens avantages, mais on leur accorda encore le droit de donner ce divertissement dont je viens de parler. Quant à l'usage du masque, il vient de la honte qu'ils éprouvèrent d'avoir été surpris dans un état d'ivresse. (An de R. 442.)

5. La grande simplicité des anciens Romains dans leur manière de prendre les repas est le signe le plus évident à la fois de leur bonhomie et de leur tempérance. Les plus grands hommes ne rougissaient pas de dîner et de souper en public ; il n'y avait sans doute sur leur table aucun mets qu'ils craignissent d'exposer aux yeux du peuple. Ils avaient un tel souci d'observer la tempérance qu'ils faisaient plus souvent usage de bouillie que de pain. C'est pour cela qu'aujourd'hui encore ce qu'on appelle mola dans les sacrifices est uniquement composé de farine et de sel, que l'on saupoudre de farine les entrailles des victimes et que les poulets sacrés qui servent à prendre les auspices ne sont nourris que de bouillie. A l'origine, en effet, c'était avec les prémices de leur nourriture que les hommes apaisaient les dieux et ces offrandes étaient d'autant plus efficaces qu'elles étaient plus simples.

6. En général, ils honoraient les dieux pour en obtenir du bien ; c'est au contraire pour en éprouver moins de mal qu'ils élevaient des temples à la Fièvre. Un de ces temples subsiste encore aujourd'hui sur le mont Palatin, un autre sur la place des monuments de Marius, un troisième à l'extrémité supérieure de la rue Longue : on y déposait les remèdes qui avaient été appliqués au corps des malades. C'est pour calmer l'inquiétude humaine que l'on avait, dans un calcul d'intérêt, imaginé ces pratiques. Au surplus, les anciens trouvaient dans l'activité le moyen le plus efficace et le plus sûr de se maintenir en bon état ; leur bonne santé était en quelque sorte fille de la frugalité, cette ennemie des excès de table, de l'abus du vin et des plaisirs de Vénus.

CHAPITRE VI : Des coutumes étrangères. 

1. Tels furent aussi les sentiments de la cité de Sparte, la plus digne d'être comparée, pour l'austérité des mœurs, à celle de nos ancêtres. Pendant un certain temps, alors qu'elle obéissait aux lois si sévères de Lycurgue, elle s'appliqua à détourner les regards de ses citoyens du spectacle de l'Asie, de peur que l'attrait séduisant de ce pays ne les fît tomber dans la mollesse. Ils savaient, en effet, que de là étaient sortis la magnificence, la prodigalité et tous les genres de plaisirs superflus, que les Ioniens avaient les premiers introduit l'usage des parfums, des couronnes dans les repas et des seconds services, puissants encouragements à la débauche. Il n'est pas étonnant que ces hommes qui trouvaient leur bonheur dans une vie laborieuse et dure n'aient pas voulu laisser l'énergie nationale se détendre et s'affaiblir par la contagion du luxe étranger, car ils voyaient que l'on passe un peu plus facilement de la vertu au vice que du vice à la vertu. Et ce n'était pas chez eux une crainte vaine, comme le fit voir l'exemple de leur chef Pausanias, qui, après de brillants exploits, dès qu'il se fut abandonné à l'influence des mœurs asiatiques, ne rougit plus de laisser amollir son courage par la civilisation efféminée de ce pays. (Av. J.-C. 473.)

2. Les armées de cette même cité n'engageaient pas le combat sans s'être animées d'une ardeur entraînante aux accents de la flûte et par des chants sur le rythme de l'anapeste dont la cadence énergique et redoublée invite à la charge. Pour cacher et dérober aux ennemis la vue de leurs blessures, ces mêmes Spartiates portaient dans la bataille des tuniques écarlates. Ce n'était point dans la crainte que la vue de leur sang ne les effrayât eux-mêmes, mais pour empêcher qu'elle n'inspirât quelque confiance à l'ennemi.

3. Des éminentes vertus guerrières des Lacédémoniens on passe tout de suite à la sagesse des Athéniens si remarquable dans les institutions de la paix. Chez eux l'oisiveté est tirée de la retraite où elle croupit, traînée, comme un manquement aux lois, devant les tribunaux et mise en accusation, sinon comme un crime, du moins comme une conduite ignominieuse.

4 Dans cette même ville l'auguste tribunal de l'Aréopage s'enquérait avec le plus grand soin des actions de chaque citoyen et de ses moyens d'existence : c'était pour que les citoyens, en pensant au compte à rendre de leur conduite, suivissent le chemin de la vertu.

5. C'est aussi Athènes qui la première introduisit l'usage d'honorer d'une couronne les bons citoyens, en ceignant de deux rameaux d'olivier entrelacés la tête illustre de Périclès, institution recommandable, que l'on envisage la chose ou la personne. Car l'honneur est l'aliment le plus fécond de la vertu, et Périclès méritait bien que prît naissance à son sujet la possibilité d'attribuer une pareille distinction.

6. Mais combien est mémorable cette loi d'Athènes qui dépouille de la liberté l'affranchi convaincu d'ingratitude par son patron ! "Je ne veux pas, dit-elle, te reconnaître pour citoyen, toi qui, par ta conduite impie, montres si peu d'estime pour un bien si précieux. Je ne saurais croire utile à l'Etat celui qui s'est montré scélérat envers sa famille. Va donc, sois esclave, puisque tu n'as pas su être libre."

7. Cette loi est aussi restée en vigueur jusqu'à nos jours chez les Marseillais, peuple particulièrement remarquable par la sévérité de ses principes, par son respect des anciens usages et par son attachement aux Romains. Ils permettent d'annuler jusqu'à trois fois l'affranchissement d'un esclave, s'il est reconnu qu'il a trois fois trahi son maître. Mais, à la quatrième erreur du maître, ils ne croient pas devoir venir à son secours, car l'on est soi-même responsable du dommage subi, quand on s'y est exposé à tant de reprises. Cette cité veille aussi avec la plus grande vigilance à maintenir la pureté des mœurs. Elle ne laisse point monter sur la scène les mimes, dont les pièces représentent pour la plupart des actions infâmes, de peur que l'habitude de tels spectacles ne suggère l'audace de les imiter. D’ailleurs tous ceux qui, sous quelque prétexte de culte religieux, cherchent simplement à entretenir leur paresse, trouvent les portes de cette ville fermées. On croit devoir en écarter une superstition mensongère et hypocrite. Au surplus, depuis la fondation de Marseille, on y conserve un glaive destiné à trancher la tête aux criminels. Il est, à la vérité, tout rouge de rouille et presque hors de service, mais il montre que jusque dans les moindres choses il faut conserver tout ce qui rappelle les usages anciens. Devant les portes de Marseille se trouvent deux caisses destinées à recevoir, l'une les corps des hommes libres, l'autre ceux des esclaves. On les porte ensuite sur un char au lieu de la sépulture sans accompagnement de lamentations ni de démonstrations de douleur. Le deuil se termine, le jour des funérailles, par un sacrifice domestique, suivi d'un banquet de famille. Que sert en effet de s'abandonner à la douleur, cette infirmité humaine ou d'en vouloir à la puissance divine de ne pas nous avoir fait part de son immortalité ? On conserve dans cette ville sous la garde de l'autorité un breuvage empoisonné où il entre de la ciguë et on le donne à celui qui devant les Six Cents (tel est le nom de son sénat) a fait connaître les motifs qui lui font désirer la mort. C'est à la suite d'une enquête conduite dans un esprit de bienveillance sans faiblesse, qui ne permet pas de sortir de la vie à la légère et qui n'accorde que pour de justes raisons un moyen rapide de mourir. Ainsi l'excès du malheur et l'excès du bonheur trouvent leur terme dans une mort qu'autorise la loi. Car l'une et l'autre fortune, en nous faisant craindre l'une son obstination, l'autre sa trahison, peuvent nous fournir également des raisons de mettre fin à notre vie.

8. Cette coutume des Marseillais ne me semble pas avoir pris naissance en Gaule. Je la crois importée de Grèce, car je l'ai vue observée aussi dans l'île de Céos, à l'époque où, me rendant en Asie avec Sextus Pompée, j'entrai dans la ville de Julis. Le hasard fit que, à ce moment et en ce lieu, une femme du plus haut rang et d'un âge très avancé, après avoir rendu compte à ses concitoyens des raisons qu'elle avait de quitter la vie, résolut de se tuer par empoisonnement et elle tint beaucoup à pouvoir illustrer sa mort par la présence de Pompée. Ce personnage qui joignait à toutes les vertus une rare bonté n'osa pas repousser ses prières. Il vint donc auprès d'elle et avec ce langage éloquent qui coulait de sa bouche comme d'une source abondante, il fit de longs et vains efforts pour la détourner de son dessein. A la fin, il se résigna à la laisser accomplir sa résolution. Cette femme qui avait dépassé quatre-vingt-dix ans avec une parfaite santé d'esprit et de corps était couchée sur son lit de repos orné apparemment avec plus d'élégance qu'à l'ordinaire et s'appuyait sur un coude. "Sextus Pompée, dit-elle, puissent les dieux que je quitte, et non pas ceux que je vais trouver, vous être reconnaissants pour n'avoir pas dédaigné ni de m'exhorter à vivre ni de me voir mourir. Quant à moi, n'ayant jamais connu que le sourire de la fortune, dans la crainte d'en venir, par trop d'attachement à la vie, à lui voir prendre un visage irrité, je vais échanger le peu de jours qui me restent contre une fin bienheureuse en laissant après moi mes deux filles et mes sept petits-fils." Ensuite elle exhorta ses enfants à demeurer unis, leur distribua ses biens, remit à sa fille aînée ses parures et les objets du culte domestique et prit d'une main ferme la coupe où était préparé le poison. Puis elle en fit une libation à Mercure, pria ce dieu de la conduire dans le meilleur séjour des Enfers et but avidement le breuvage mortel. A mesure que le froid s'emparait des diverses parties de son corps, elle les nommait successivement et, après avoir dit qu'il approchait des entrailles et du cœur, elle invita ses filles à lui rendre le dernier devoir, celui de lui fermer les yeux de leurs mains. Les nôtres, malgré leur saisissement, devant un spectacle si nouveau, fondaient en larmes au moment de la quitter. (27 apr. J.-C.)

9. Mais, pour en revenir à la cité de Marseille d'où cette digression m'a éloigné, il n'est permis à personne d'entrer dans cette ville avec des armes. Il y a à la porte un homme chargé de les recevoir en garde à l'entrée pour les rendre à la sortie. C'est ainsi qu'ils pratiquent l'hospitalité avec douceur et sans risques pour eux-mêmes.

10. En quittant Marseille, on rencontre cette ancienne coutume des Gaulois. On dit qu'ils se prêtaient souvent des sommes d'argent remboursables aux Enfers, parce qu'ils étaient persuadés que les âmes sont immortelles. Je les traiterais d'insensés, si cette opinion de ces hommes vêtus de braies n'était aussi celle du philosophe grec Pythagore.

11. Si la philosophie des Gaulois trahit leur goût du profit et de l'usure, celle des Cimbres et des Celtibères respire l'ardeur et le courage. Ceux ci en effet tressaillaient d'allégresse dans les combats, espérant y trouver une fin glorieuse et bienheureuse. Etaient-ils malades, ils se désolaient comme des gens condamnés à une mort honteuse et misérable. Les Celtibères regardaient aussi comme un forfait de survivre dans une bataille à celui pour la vie duquel ils avaient dévoué leur vie. Admirons la grandeur d'âme de ces deux peuples qui se faisaient un devoir d'assurer par leur vaillance le salut de la patrie et de montrer envers leurs amis une fidélité sans défaillance.

12. Le titre de sage peut être justement revendiqué par cette nation thrace qui célébra les jours de naissance par des pleurs et les funérailles par des réjouissances. Elle a bien reconnu, sans les enseignements des philosophes, le véritable état de notre nature. Résistons donc à l'attrait de la vie si puissant sur tous les êtres et qui nous fait commettre et subir tant d'indignités, puisque nous en viendrons à reconnaître dans notre dernière heure plus de bonheur et de félicité que dans la première.

13. Aussi est-ce avec raison que les Lyciens dans le deuil prennent des vêtements de femmes, afin que la honte de cet extérieur humiliant leur fasse bannir au plus tôt une affliction insensée.

14. Mais pourquoi faire un mérite à des hommes si braves de cette sorte de sagesse ? Considérons les femmes indiennes. Selon la coutume du pays, le même mari a plusieurs épouses et à sa mort c'est entre elles l'objet d'un débat et pour ainsi dire d'un procès, que de savoir laquelle a été la plus chérie. Celle qui l'emporte triomphe de joie et, conduite par ses proches, qui portent eux-mêmes la satisfaction sur le visage, elle se jette sur le bûcher de son époux et s'estime très heureuse d'être consumée avec lui. Les vaincues au contraire sont tristes et désolées de conserver la vie. Mettez au grand jour l'audace du Cimbre, ajoutez-y la fidélité du Celtibère, la courageuse philosophie du peuple thrace, joignez-y encore l'ingénieux expédient des Lyciens pour mettre fin à leur deuil, rien de tout cela ne vous paraîtra plus grand que le bûcher indien où une épouse aimante va se placer comme sur un lit nuptial, sans s'inquiéter de l'approche de la mort.

15. De tant de gloire je veux rapprocher la turpitude des femmes carthaginoises pour mieux la faire ressortir par la comparaison. Il y a en effet à Sicca un temple de Vénus, où les femmes s'assemblaient et d'où elles partaient en quête de profits. Elles gagnaient ainsi une dot en trafiquant de leurs charmes. C'était apparemment pour un mariage honorable qu'elles se préparaient par un si honteux commerce.

16. Les Perses avaient une coutume bien raisonnable : c'était de ne pas voir leurs enfants avant la septième année, afin de supporter leur perte dans le premier âge avec moins de peine. 17. Il ne faut pas blâmer non plus les rois numides qui, malgré l'habitude de leur nation, ne donnent de baiser à personne. Tout ce qui est placé au faîte de la grandeur, doit, pour inspirer plus de respect, s'affranchir des pratiques petites et vulgaires.

CHAPITRE VII : De la discipline militaire.

EXEMPLES ROMAINS

J'aborde maintenant ce qui est la principale gloire de l'empire romain et son plus ferme soutien, les obligations si strictes de la discipline militaire qu'une salutaire persévérance a maintenue jusqu'à nos jours dans toute son intégrité et sa force : c'est pour ainsi dire sur son giron et sous sa garde que repose dans un calme profond l'état de paix heureuse dont nous jouissons.

1. P. Cornelius Scipion, à qui la destruction de Carthage valut le surnom de son aïeul, avait été envoyé en Espagne en qualité de consul, pour rabattre l'excessif orgueil de Numance entretenu par la faute des généraux, ses prédécesseurs. A l'instant même de son entrée dans le camp, il donna ordre d'en faire disparaître et d'en écarter tout ce qui servait d'aliment au plaisir. Il en sortit en conséquence un très grand nombre de trafiquants et de valets avec deux mille prostituées. Ainsi débarrassée de ce vil et honteux ramassis, l'armée romaine qui naguère avait craint la mort au point de se déshonorer par un traité ignominieux, se releva et retrouva son ancienne valeur, détruisit par le feu la fière et courageuse Numance, en renversa les murailles et les rasa jusqu'au sol. Ainsi l'abandon de la discipline militaire fut marqué par la capitulation déplorable de Mancinus et le magnifique triomphe de Scipion fut le prix de son relèvement. (An de R. 619.)

2. A l'exemple de Scipion, Metellus qui avait été envoyé en Afrique pendant la guerre contre Jugurtha, trouvant l'armée corrompue par l'excessive indulgence de Sp. Albinus, déploya toute l'énergie du commandement pour faire revivre la discipline de l'ancienne armée. Il n'en reprit pas les points faibles l'un après l'autre, mais il la remit en état tout entière et sur-le-champ. Tout de suite, il fit sortir du camp les valets et défendit d'y mettre en vente aucun aliment cuit. Dans les marches, il ne permit pas qu'aucun soldat eût recours aux services des esclaves et des bêtes de somme, pour les obliger tous à porter eux-mêmes leurs armes et leur nourriture. Il déplaça souvent le camp et chaque fois, comme si Jugurtha était toujours en présence, il le fit entourer le mieux possible d'un fossé et d'une palissade. Et que lui valut le rétablissement de la sobriété et du travail ? Il eut pour effet de fréquentes victoires, de nombreux trophées remportés sur un ennemi à qui le soldat romain, sous un général avide de popularité, n'avait jamais vu tourner le dos. (An de R. 644.)

3. Ce furent aussi de bons soutiens de la discipline militaire, ces généraux qui, s'affranchissant pour elle des liens de la parenté, n'hésitèrent pas à en poursuivre et en punir les infractions sans épargner l'honneur de leurs familles. Ainsi, dans la guerre qu'il fit en Sicile contre les esclaves fugitifs, le consul P. Rutilius, apprenant que son gendre Q. Fabius avait par son incurie perdu la citadelle de Tauroménium, lui donna ordre de sortir de sa province. (An de R. 622.)

4. Le consul C. Cotta, sur le point d'aller à Messine, pour y reprendre les auspices, avait confié à son fils Aurelius Pecuniola la conduite du siège de Lipari. A son retour, en dépit des liens du sang, il le fit battre de verges et l'obligea à servir comme simple soldat dans l'infanterie, pour avoir, par sa faute, laissé brûler une terrasse d'approche et failli laisser prendre son camp. (An de R. 501.)

5. Q. Fulvius Flaccus étant censeur, exclut son frère du sénat pour avoir, sans ordre du consul, osé licencier une légion, où il était tribun militaire. (An de R. 579.) De tels exemples mériteraient mieux qu'un récit si succinct, si je n'étais pressé par de plus grands encore. En effet, quelle énergie ne faut-il pas pour imposer un retour ignominieux dans son pays à celui que l'on a associé à sa famille et à ses ancêtres ? ou pour infliger le honteux supplice des verges à un parent qui porte le même nom et qui, par une suite ininterrompue de générations, descend des mêmes aïeux ? ou pour s'armer de la sévérité d'un censeur contre la tendresse fraternelle ? Attribuez à des cités, si illustres soient-elles, un seul de ces traits, il suffirait pour donner une haute idée de leur discipline militaire.

6. Mais notre république qui a rempli l'univers entier d'exemples merveilleux en tout genre, a vu des généraux revenir de l'armée avec des haches qu'ils avaient trempées dans leur propre sang, pour ne pas laisser impunie une violation des règles militaires et cette répression à la fois glorieuse dans le rôle public et douloureuse dans le privé, elle l'a accueillie avec des sentiments mélangés, en se demandant si elle devait avant tout en féliciter les auteurs ou les consoler. Moi aussi, ce n'est pas sans hésitation que je rappelle ici votre souvenir, Postumius Tubertus et Manlius Torquatus, austères gardiens de la discipline militaire, car je prévois, que voulant vous donner des louanges méritées, mais accablé sous le poids de ma tâche, je réussirai bien plus à déceler la faiblesse de mon talent qu'à peindre dignement votre vertu. Postumius, c'est pendant ta dictature que A. Postumius, le fils que tu t'étais donné pour perpétuer ta race et le culte de tes dieux domestiques, qui dans son enfance t'avait caressé, que tu avais caressé toi-même et pressé sur ton sein, que, dans ses jeunes années, tu avais fait instruire dans les lettres et, à l'âge d'homme, formé au maniement des armes, ce fils vertueux, brave, chérissant également son père et sa patrie, sans ton ordre, de son propre mouvement, quitta son poste pour attaquer l'ennemi et le mit en déroute. Tout vainqueur qu'il était, tu ordonnas qu'il mourût sous la hache, et cet ordre, tu eus, toi son père, la force de le faire exécuter en le donnant de ta propre bouche, mais tes yeux, j'en suis sûr, aveuglés par les larmes, n'ont pu, quoiqu'en plein jour, voir le terrible effet de ta volonté. (An de R. 322.) Toi aussi, Manlius Torquatus, pendant la guerre que tu fis aux Latins en qualité de consul, comme ton fils, provoqué par Geminius Maecius, général des Tusculans, avait à ton insu accepté le combat, malgré sa glorieuse victoire et ses magnifiques trophées, tu le fis saisir par ton licteur et immoler comme une victime. Mieux valait, pensais-tu, qu'un père fût privé d'un vaillant fils, plutôt que la patrie manquât de discipline militaire. (An de R. 413.)

7. Quelle énergie devons-nous supposer qu'il a fallu au dictateur L. Quintius Cincinnatus, lorsque, après avoir vaincu les Èques et les avoir fait passer sous le joug, il força L. Minucius à se démettre du consulat, pour s'être laissé assiéger dans son camp par ces mêmes ennemis ? Il considéra comme indigne du commandement suprême un général qui avait dû son salut, non à son courage, mais à des fossés et à des palissades, qui avait pu, sans rougir, voir une armée romaine trembler de peur et la tenir renfermée dans un camp. Ainsi, malgré leur puissance irrésistible, les douze faisceaux, de qui dépendait tout l'honneur du sénat, de l'ordre équestre et du peuple et dont le moindre signal mettait en mouvement le Latium et les forces de l'Italie entière, émoussés et brisés, se soumirent au châtiment infligé par le dictateur et, en réparation de l'outrage fait à la gloire militaire de Rome, le consul, vengeur né de tous les crimes, fut lui-même puni. (An de R. 295.) Dieu Mars, père de notre empire, tels étaient en quelque sorte les sacrifices expiatoires par lesquels, après quelque violation de tes auspices, on apaisait ta divinité : l'opprobre jeté sur des alliés, des proches, des frères, la mort infligée à des fils, l'abdication déshonorante imposée à des consuls.

8. Il faut mettre sur le même rang l'exemple qui suit. Au mépris des ordres du dictateur Papirius, Q. Fabius Rullianus, maître de la cavalerie, avait livré bataille, et quoiqu'il ne fût rentré dans le camp qu'après avoir mis les Samnites en déroute, néanmoins, sans considérer, ni sa valeur, ni sa victoire, ni sa noblesse, le dictateur, après avoir fait préparer les verges, lui fit arracher ses vêtements. On vit - quel spectacle saisissant ! un Rulianus, un maître de la cavalerie, un vainqueur, les vêtements en pièces et le corps mis à nu, prêt à être déchiré par les verges des licteurs. Les blessures qu'il avait reçues dans le combat allaient se rouvrir sous les verges et son sang éclabousser les titres d'honneur qui rappelaient sa récente et si belle victoire. Alors l'armée se mit à supplier le dictateur et fournit ainsi à Fabius l'occasion de se réfugier à Rome. Mais c'est en vain qu'il implora l'appui du sénat. Papirius n'en persista pas moins à réclamer son châtiment. Aussi, le père de Fabius se vit réduit, malgré sa dictature et ses trois consulats, à faire appel au peuple et à demander en suppliant l'intercession des tribuns en faveur de son fils. Ce moyen lui-même ne put faire fléchir la sévérité de Papirius. Mais, comme tous les citoyens et les tribuns eux-mêmes lui demandaient la grâce du coupable, il déclara qu'il l'accordait non à Fabius, mais au peuple romain et à la puissance tribunitienne. (An de R. 429.)

9. Même rigueur chez Calpurnius Pison. Dans la guerre que ce consul fit en Sicile, contre les esclaves fugitifs, C. Titius, chef de la cavalerie, s'était laissé envelopper par un grand nombre d'ennemis et leur avait rendu les armes. Voici les diverses sortes de flétrissures que Calpurnius lui infligea. Pendant toute la campagne il le fit tenir du matin au soir devant les tentes de l'état-major vêtu d'une toge aux pans déchirés, d'une tunique sans ceinturon et pieds nus. Il lui défendit même toute vie commune avec les hommes et l'usage des bains. Quant aux escadrons qu'il commandait, il les mit à pied et les incorpora dans les ailes de l'armée avec les frondeurs. Si grande que fut l'humiliation de la patrie, elle fut vengée par l'humiliation égale des coupables. Que fit en effet Pison ? Ces hommes, par amour de la vie, avaient permis à des esclaves fugitifs, cent fois dignes de la croix, de se faire des trophées de leurs dépouilles et n'avaient pas rougi de laisser imposer sur des têtes libres par des mains serviles un joug ignominieux. Il leur fit connaître un genre de vie amer et les réduisit à désirer en hommes de cœur une mort qu'ils avaient redoutée comme des femmes. (An de R. 620.)

10. Q. Metellus ne fut pas moins dur que Pison. A l'affaire de Contrebie, cinq cohortes, auxquelles il avait confié la garde d'un poste, s'en étant laissé débusquer par l'ennemi, il leur ordonna d'y retourner sur-le-champ. Il ne comptait pas qu'elles pussent reprendre la position perdue, mais il voulait que la faute commise dans le premier engagement fût châtiée par le péril évident d'un nouveau combat. Par son ordre aussi, quiconque s'en serait échappé pour regagner le camp devait être tué comme un ennemi. Sous la contrainte de cette rigueur, malgré leur extrême fatigue, d'ailleurs sans espoir d'échapper à la mort, ils triomphèrent et du désavantage de la position, et du nombre des ennemis. Il n'y a donc rien qui trempe la faiblesse humaine plus efficacement que la nécessité. (An de R. 612.)

11. Dans la même province, où il voulait dompter et réduire la fierté d'une nation très courageuse, Q. Fabius Maximus dut faire violence à son caractère naturellement très enclin à la douceur et renoncer quelque temps à la clémence pour déployer une cruelle sévérité. A tous les transfuges qui avaient fui des garnisons romaines et avaient été repris, il fit couper les mains, afin que la vue de leurs bras mutilés fît trembler les autres à l'idée de la désertion. Ainsi leurs mains rebelles séparées de leurs corps et éparses sur le sol ensanglanté servirent d'exemple pour détourner de la même faute le reste de l'armée. (An de R. 612.)

12. Il n'y avait rien de plus doux que le premier Scipion l'Africain. Cependant, pour affermir la discipline militaire, il crut devoir emprunter un peu de cette cruauté qui lui était si étrangère. Après la soumission de Carthage, comme les transfuges qui étaient passés de nos armées chez les Carthaginois étaient retombés en son pouvoir, il punit plus sévèrement les Romains que les Latins. Il fit clouer les premiers sur la croix, comme déserteurs de la patrie, il fit périr les autres sous la hache comme de perfides alliés. (An de R. 552.) Je ne parlerai pas plus longuement de cet acte, et parce qu'il est de Scipion, et parce qu'il ne convient pas d'infliger, si mérité soit-il, le supplice infamant des esclaves à des hommes de sang romain. Aussi bien, il nous est loisible de passer à des exemples qui peuvent se raconter sans réveiller une douleur nationale.

13. Le second Scipion l'Africain, après la destruction de l'empire carthaginois, exposa aux bêtes, dans les spectacles qu'il donna au peuple, les soldats étrangers, déserteurs des armées romaines. (An de R. 607.)

14. Même sévérité chez Paul Émile. Après la défaite du roi Persée, il fit écraser sous les pieds des éléphants les soldats étrangers coupables du même crime de désertion : c'était là un exemple vraiment salutaire, si l'on peut toutefois, sans être taxé d'impertinence, apprécier en toute modestie les actions de nos plus grands hommes. La discipline militaire a besoin de châtiments rudes et rigoureux. La force de l'État réside dans l'armée. Une fois sortie de la droite ligne, cette force ne manquera pas d'opprimer, si elle n'est réprimée. (An de R. 586.)

15. Mais il est temps de parler des mesures prises, non par des généraux individuellement, mais par le corps entier du sénat, pour maintenir et défendre la règle militaire. L. Marcius, tribun de légion, avait recueilli avec un courage admirable les restes épars de deux armées, celles de P. et de Cn. Scipion, détruites en Espagne par les forces carthaginoises et avait reçu des soldats le titre de général. En écrivant au sénat pour l'informer de ces faits, il commença sa lettre par ces mots : L. Marcius, propréteur. Mais en se donnant ce titre, il déplut aux sénateurs, parce que, dans leur esprit, la nomination des généraux appartenait régulièrement au peuple et non aux soldats. Dans une circonstance si malheureuse et si critique, après l'affreux désastre essuyé par la république, il aurait fallu flatter même un tribun de légion, puisque aussi bien seul il s'était trouvé capable de redresser la situation de tout l'état. Mais aucun malheur, aucun service ne put prévaloir sur la discipline militaire. (An de R. 541.) Les sénateurs se rappelaient la courageuse sévérité déployée par leurs aïeux dans la guerre de Tarente. Au cours de cette guerre, qui avait abattu et épuisé les forces de la république, Pyrrhus leur avait rendu spontanément un grand nombre de prisonniers romains. Ils décrétèrent que ceux d'entre eux qui avaient servi dans la cavalerie combattraient dans les rangs de l'infanterie et que les fantassins passeraient dans le corps des frondeurs auxiliaires. Ils leur défendirent de s'établir à l'intérieur du camp, de fortifier de fossés ou de palissades le lieu qui leur serait assigné au dehors, et d'avoir des tentes couvertes de peaux. La seule voie qu'ils laissèrent à chacun pour reconquérir son ancien rang dans l'armée, c'était de rapporter les dépouilles de deux ennemis. Tel fut l'effet de ces châtiments que ces soldats déshonorés, pauvres cadeaux de Pyrrhus, devinrent ses ennemis les plus redoutables. (An de R. 475.) Le sénat montra un égal ressentiment contre ceux qui, à la bataille de Cannes, avaient trahi la cause de la république. Après les avoir bannis par un décret terrible, plus affreux que la mort, il répondit à une lettre de M. Marcellus qui demandait à les employer au siège de Syracuse, qu'ils étaient indignes d'être réintégrés dans l'armée, qu'il lui permettait toutefois de faire d'eux ce qui lui paraîtrait bon pour la république, à condition de ne pas les exempter des charges du service militaire, ni de leur en accorder les profits, ni non plus de les laisser entrer en Italie tant que les ennemis y seraient. Telle est l'aversion que les hommes de cœur ont pour les lâches. (Ans de R. 537, 541.) Quelle ne fut pas l'indignation du sénat en apprenant que dans un engagement où le consul Q. Petilius luttait vaillamment contre les Ligures, les soldats avaient pu laisser périr leur chef ! Il défendit de compter à la légion coupable le service de cette année et de lui payer la solde, parce qu'elle ne s'était pas offerte aux traits de l'ennemi pour sauver son général. Ce décret d'un corps si auguste resta pour Petilius comme un monument magnifique et éternel à l'ombre duquel reposent les restes d'un chef également illustre pour être tombé sur le champ de bataille et pour avoir été vengé dans le sénat. (An de R. 577.) Les mêmes sentiments animaient le sénat, lorsque, Hannibal lui offrant le rachat de six mille Romains faits prisonniers dans leur camp, il rejeta cette proposition : c'est qu'il pensait qu'une jeunesse si nombreuse et armée, si elle avait voulu mourir avec honneur, n'aurait pas pu être prise si honteusement. Je ne saurais dire ce qui fut pour ces prisonniers la pire honte, si c'est d'avoir inspiré si peu de confiance à leur patrie ou si peu de crainte à l'ennemi, à tel point que l'une comptait pour rien de les avoir pour soi, l'autre, de les avoir contre soi. (An de R. 537.) Mais si le sénat a plus d'une fois par des mesures sévères veillé au maintien de la discipline militaire, peut-être n'a-t-il jamais eu plus de sévérité qu'à l'égard des soldats qui s'étaient emparés de Régium par trahison et qui, après la mort de leur chef Jubellius, avaient d'eux-mêmes élu à sa place M. Caesius, son secrétaire. Le sénat les fit mettre en prison et, malgré l'opposition de M. Flavius Flaccus, tribun du peuple, qui ne voulait pas laisser infliger à des citoyens romains un châtiment contraire à la coutume des ancêtres, il n'en fit pas moins exécuter sa décision. Seulement, pour rendre moins odieuse l'exécution de ses ordres, il en fit battre de verges et frapper de la hache cinquante chaque jour, sans permettre de leur donner la sépulture ni de pleurer leur mort. (An de R. 482.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Nos sénateurs sur ce point paraissent indulgents, si l'on veut considérer la dureté du sénat carthaginois dans la conduite des affaires militaires. Si des généraux dirigeaient les opérations de guerre d'après un plan mal conçu, le sénat, même après un résultat heureux, les faisait mettre en croix. Leurs succès étaient attribués à l'aide des dieux immortels, leurs mesures maladroites étaient mises à leur compte personnel comme des fautes.

2. Cléarque, général des Lacédémoniens, maintenait la discipline dans son armée par le pouvoir d'une maxime remarquable : il la faisait pénétrer dans l'esprit de ses troupes en répétant souvent que les soldats doivent craindre leur général plus que l'ennemi. Par ce mot, il déclarait ouvertement qu'ils acquitteraient dans les supplices la dette du sang, s'ils avaient craint de la payer dans les combats. Ce langage dans la bouche de leur général n'étonnait point des Spartiates, encore pleins du souvenir des caresses de leurs mères qui, à leur départ pour une expédition, les invitaient à ne reparaître devant elles que vivants avec leurs boucliers ou morts, sur leurs boucliers. C'était avec ce mot d'ordre reçu dans le sein de la famille que les soldats de Sparte se battaient. Mais ce rapide coup d'oeil sur les exemples étrangers doit suffire, puisqu'il y en a dans notre histoire de bien plus féconds et de bien plus efficaces dont nous pouvons être fiers.

 CHAPITRE VIII : Du droit au triomphe.

Le maintien rigoureux de la discipline militaire acquit à l'empire romain la suprématie en Italie, mit sous son autorité beaucoup de villes, de grands rois, des nations très puissantes, lui ouvrit les détroits du Pont-Euxin, renversa pour lui livrer passage les barrières des Alpes et du Taurus, et fit de la petite cabane de Romulus le pilier qui supporte toute la terre. Puisque cette discipline a été la source de tous les triomphes, il est naturel que je parle maintenant du droit à cet honneur.

1. Il arrivait que des généraux le demandassent pour de petites victoires. Afin de prévenir cet abus, une loi défendit de triompher à moins qu'on n'eût tué cinq mille hommes dans une seule bataille. Car dans l'esprit de nos ancêtres, ce n'était pas le nombre, mais l'importance des triomphes qui devait faire grandir la gloire de Rome. Cependant, pour empêcher que l'avide désir des honneurs du triomphe ne rendît sans effet une loi si mémorable, on lui donna l'appui d'une seconde loi que firent voter L. Marcius et M. Caton, tribuns du peuple. Elle punit les généraux qui, dans leurs dépêches au sénat, se seraient permis de mentir sur le nombre des ennemis tués ou des citoyens restés sur le champ de bataille. Elle les oblige, dès leur entrée à Rome, à jurer devant les questeurs du trésor que sur le nombre des uns et des autres leur rapport au sénat est conforme à la vérité. (An de R. 691.)

2. Après ces lois viendra comme à sa place le récit de ce procès fameux, où le droit de triompher fut mis en question et débattu entre deux illustres personnages. Le consul L. Lutatius et le préteur Q. Valerius avaient détruit une grande flotte carthaginoise dans les parages de la Sicile. Pour cet exploit, le sénat décerna le triomphe au consul Lutatius. Mais Valerius réclama aussi cette récompense. Lutatius déclara qu'il fallait la lui refuser, pour ne pas mettre au même rang des dignités inégales en les confondant dans les honneurs du triomphe. La dispute se prolongeant sans fin, Valerius mit Lutatius au défi d'établir que ce n'était pas sous son commandement que la flotte carthaginoise avait été anéantie. Lutatius n'hésita pas à s'y engager. Ils convinrent donc de prendre pour arbitre Atilius Calatinus. Devant celui-ci, Valerius soutint sa prétention en disant que, pendant le combat, le consul était couché dans sa litière, incapable de marcher, et que c'était lui-même qui avait pris toute la charge du commandement. Alors, sans attendre que Lutatius commençât à parler, Calatinus intervint : "Réponds-moi, dit-il, Valerius : si vous aviez été en désaccord sur le point de savoir s'il fallait ou non livrer bataille, est-ce la volonté du consul ou celle du préteur qui l'aurait emporté ? Sans contredit, répondit Valerius, le consul aurait eu l'avantage. -Supposons encore, dit Calatinus, que, en prenant les auspices, vous eussiez recueilli des signes de sens opposé, lesquels aurait-on suivi de préférence ? -Ceux du consul, dit encore Valerius.- Eh bien, reprit alors l'arbitre, puisque la contestation que j'ai acceptée de régler entre vous a pour objet le commandement et les auspices et que, sur ces deux points, de ton aveu, ton adversaire avait la supériorité, je n'ai pas à hésiter plus longtemps. Ainsi, Lutatius, quoique vous n'ayez encore rien dit, je vous donne gain de cause." Juge admirable, qui, dans une affaire toute claire, n'a pas souffert qu'on perdît du temps ! J'approuve encore plus la fermeté de Lutatius à maintenir les droits de la dignité suprême, mais je ne désapprouve pas non plus Valerius d'avoir réclamé pour une bataille conduite avec courage et avec bonheur une récompense, sinon légale, du moins méritée. (An de R. 512.)

3. Quels sentiments peut-on avoir pour Cn. Fulvius Flaccus ? Les honneurs du triomphe si enviés par les autres généraux lui avaient été, pour ses exploits, décernés par le sénat, mais il les refusa avec dédain. C'est sans doute qu'il prévoyait les malheurs qui lui arrivèrent. En effet, à peine entré dans Rome, il fut aussitôt poursuivi au nom de l'État et condamné à l'exil. Ainsi il expia par le châtiment l'outrage que son orgueil avait pu faire à la majesté du sénat. (An de R. 542.)

4. Il y eut donc plus de sagesse chez Q. Fulvius et L Opimius qui demandèrent au sénat la permission de triompher, celui-là pour la prise de Capoue, celui-ci pour avoir forcé Frégelles à capituler. Tous deux s'étaient signalés par de grandes actions. Cependant ni l'un ni l'autre n'obtint l'objet de sa demande. Non que les sénateurs fussent poussés par l'envie, jamais ils ne voulurent donner accès chez eux à ce sentiment, mais ils étaient très attentifs à observer la loi qui accordait le triomphe pour un accroissement de l'empire, non pour d'anciennes possessions romaines recouvrées, car il y a autant de différence entre une acquisition nouvelle et la reprise d'une province perdue qu'entre l'octroi d'une faveur et la simple réparation d'une injustice. (An de R. 542, 629.)

5. Bien mieux encore, la loi dont je parle ici fut si bien observée que l'on n'accorda le triomphe ni à P. Scipion pour avoir reconquis l'Espagne, ni à M. Marcellus pour la prise de Syracuse, parce qu'ils avaient été envoyés pour ces opérations militaires sans être revêtus d'aucune magistrature. Qu'on vienne après cela nous vanter ces hommes avides de gloire à tout prix qui, pour des montagnes désertes, pour des proues de barques enlevées à des pirates, ont cueilli d'une main hâtive, sans les avoir méritées, quelques pauvres branches de laurier ! L'Espagne arrachée à la domination de Carthage, Syracuse séparée de la Sicile comme une tête de son corps, ne suffirent pas pour faire atteler le char triomphal. Et pour quels hommes ? pour Scipion et Marcellus, dont les noms à eux seuls équivalent à un triomphe éternel. Mais, malgré son désir de voir couronner ces modèles d'une vertu solide et véritable, ces héros qui portaient sur leurs épaules la charge du salut national, le sénat crut devoir néanmoins les réserver pour une récompense encore mieux méritée. (An de R. 542.)

6. J'ajouterai ici une particularité. L'usage était que le général qui allait entrer dans Rome en triomphateur invitât les consuls à un banquet et les fît prier ensuite de ne pas s'y rendre : c'était pour que, le jour de son triomphe, il n'y eût à la même table aucun personnage d'un pouvoir supérieur.

7. Mais dans une guerre civile, si éclatants et si avantageux pour la république que fussent les succès d'un général, jamais ils ne lui valurent le titre d'imperator, ni le vote d'actions de grâces, ni l'ovation, ni l'entrée dans Rome en char triomphal. C'est que de telles victoires ont toujours paru aussi attristantes que nécessaires, parce qu'elles étaient achetées au prix du sang des citoyens, non du sang étranger. Aussi est-ce avec douleur que Nasica massacra les partisans de Tib. Gracchus et Opimius, ceux de Caius Gracchus. Q. Catulus, après avoir fait périr son collègue M. Lepidus avec ses troupes séditieuses, ne manifesta à son retour dans Rome qu'une joie modérée. C. Antonius, vainqueur de Catilina, fit essuyer les épées avant de les rapporter dans le camp. L. Cinna et C. Marius s'étaient abreuvés avidement du sang des citoyens, mais ils se gardèrent de se rendre tout de suite après dans les temples des dieux et au pied des autels. De même, L. Sylla, vainqueur dans tant de guerres civiles et dont les succès furent marqués par tant de cruauté et d'orgueil, put, grâce à son pouvoir absolu, se donner les honneurs du triomphe : il y fit défiler les images d'un grand nombre de villes grecques et asiatiques, mais il n'y représenta aucune cité romaine. Je répugne et je me refuse à aller plus loin dans l'histoire de nos malheurs publics. Jamais le sénat ne donna la couronne triomphale et jamais un vainqueur ne la réclama pour une victoire qui coûtait des larmes à une partie des citoyens. Mais a-t-on mérité, pour avoir sauvé des citoyens, une couronne civique, aussitôt au sénat toutes les mains se tendent vers ce chêne qui fait pour toujours un glorieux décor de triomphe à la porte du palais de César. 

CHAPITRE IX : De la sévérité des censeurs.

Les obligations rigoureuses de la discipline dans les camps et la stricte observation des lois de l'armée m'amènent à traiter de la censure, cette autorité qui règle et sauvegarde la paix intérieure. Car, si la puissance du peuple romain doit à la valeur de nos généraux le si grand développement qu'elle a pris, le maintien de l'honnêteté et de la vertu est le résultat du contrôle sévère des censeurs et leur œuvre n'est pas de moindre conséquence que les exploits guerriers. A quoi bon en effet être courageux au-dehors, si l'on se conduit mal au-dedans ? On peut prendre des villes, subjuguer des nations, mettre la main sur des royaumes, si le sentiment du devoir et le respect de soi-même ne règnent plus sur la place publique ni dans le sénat, cet amas de conquêtes, cette puissance élevée jusqu'au ciel n'aura pas une base solide. Il importe donc de connaître et même d'avoir toujours présents à l'esprit les actes émanés de la puissance censoriale.

1. Camille et Postumius, pendant leur censure, obligèrent ceux qui avaient vieilli dans le célibat, à verser au trésor public une somme d'argent à titre d'amende. Ces citoyens auraient mérité une seconde punition s'ils avaient osé faire entendre quelque plainte sur une ordonnance si juste et réclamer contre ces reproches des censeurs : "La nature, en vous donnant la vie, vous fait une loi de la communiquer à d'autres. Et vos parents, en vous élevant, vous ont imposé une obligation où votre honneur est engagé, celle d'élever vous-mêmes une postérité. Ajoutez que le sort lui-même vous a accordé un assez long délai pour l'accomplissement de ce devoir et cependant vous avez laissé passer vos années, sans vous donner les titres d'époux ni de père. Allez donc et versez cet argent que vous aimez bien, pour qu'il serve à la grande famille des citoyens."

2. Les censeurs, M. Valerius Maximus et C. Junius Bubulcus Brutus, imitèrent cette sévérité dans un cas du même genre. Ils exclurent du sénat L. Annius pour avoir, sans consulter ses amis, répudié sa femme qu'il avait épousée encore vierge. C'était là peut-être une faute plus grave que la précédente : celle-là en effet ne marquait que de l'indifférence pour les liens sacrés du mariage, celle-ci en était une violation outrageuse. Ce fut donc très justement que les censeurs le déclarèrent indigne de siéger au sénat. (An de R. 447.)

3 De même M. Porcius Caton retrancha du nombre des sénateurs L. Flamininus qui, dans sa province, avait fait décapiter un condamné en choisissant l'heure du supplice au gré de sa maîtresse et pour lui en donner le spectacle. Caton aurait pu être arrêté par le respect du consulat que L. Flamininus avait exercé et par le crédit de son frère Titus Flamininus, mais sa qualité de censeur et son nom de Caton l'incitant l'un et l'autre à la sévérité, il décida de flétrir ce magistrat d'autant plus durement qu'il avait, par un acte si odieux, souillé la majesté de la dignité suprême et qu'il ne s'était pas mis en peine qu'on pût ajouter aux images de la même famille, à côté du roi Philippe dans l'attitude d'un suppliant, une courtisane se délectant à la vue du sang humain. (An de R. 569.)

4. Que dire de la censure de Fabricius Luscinus ? Tous les âges ont raconté et tous les âges raconteront que, par décision de ce magistrat, Cornelius Rufin us, malgré l'éclat de ses deux consulats et de ses deux dictatures, pour avoir acheté dix livres de vaisselle d'argent, comme si c'était là une somptuosité d'un exemple pernicieux, ne fut pas maintenu dans l'ordre sénatorial. (An de R. 478.) En vérité, dans notre temps, l'historien lui-même, quand il doit, pour s'acquitter de sa tâche, rapporter une pareille sévérité, éprouve une sorte de stupeur et appréhende de paraître raconter des faits étrangers à notre cité. On a peine à croire en effet que, dans l'enceinte des mêmes murs, dix livres d'argenterie aient été alors une richesse révoltante et qu'elles passent aujourd'hui pour une misère à faire pitié.

5. Les censeurs, M. Antoine et L. Flaccus, exclurent du sénat Duronius pour avoir abrogé, pendant son tribunat, une loi qui limitait la dépense de la table. Etrange motif de blâme, dira-t-on. Mais il faut savoir avec quelle impudence Duronius monta à la tribune pour dire : "Romains, on vous a mis un frein, que vous ne devez nullement tolérer plus longtemps ; vous êtes attachés, ligotés par les liens d'un dur esclavage. On a fait une loi qui vous ordonne la sobriété. Brisons donc cette loi tyrannique, ces fers que couvre l'affreuse rouille de l'antiquité. A quoi bon la liberté, si l'on n'a pas, quand on veut, la permission de périr d'intempérance ?" (Vers l'an 605 )

6. Voici maintenant un couple de magistrats attachés pour ainsi dire au même joug, unis par leur courage et leurs honneurs et néanmoins divisés entre eux par un sentiment de violente rivalité. Claudius Néron et Livius Salinator, fermes soutiens de la république pendant la seconde guerre punique, exercèrent ensemble la censure, mais avec quelle animosité réciproque ! Ils passaient en revue les centuries de chevaliers dont leur âge et leur force leur permettaient encore de faire partie. Quand vint le tour de la tribu Pollia, le héraut, voyant sur la liste le nom de Salinator, s'arrêta, incertain s'il devait ou non l'appeler. Néron comprit son embarras. Non seulement il fit appeler son collègue, mais il lui ordonna de "vendre son cheval" pour avoir été condamné par un jugement du peuple. Salinator, à son tour, frappa Néron de la même peine, en donnant pour motif que son collègue ne s'était pas sincèrement réconcilié avec lui. Si quelque divinité eût dès lors révélé à ces grands hommes qu'un jour leurs sangs, après avoir passé par une longue série d'aïeux illustres, se réuniraient pour donner naissance à ce prince qui est notre génie tutélaire, sans doute que, renonçant à leur inimitié, ils se seraient unis de la plus étroite amitié, pour laisser à leur commune postérité le soin de conserver une patrie qu'ils avaient eux-mêmes sauvée. Livius Salinator n'hésita pas à rejeter dans la dernière classe des citoyens trente-quatre tribus parce que, après l'avoir condamné, elles l'avaient fait consul et censeur et il allégua, à l'appui de cette mesure, que, dans l'un et l'autre cas, ces tribus ne pouvaient manquer d'être coupables, soit de légèreté, soit de parjure. La seule tribu Maecia fut exceptée de cette flétrissure, parce qu'elle n'avait donné son suffrage ni pour le faire condamner ni non plus pour l'élever aux honneurs. Quelle fermeté et quelle force d'âme ne devons-nous pas supposer chez un homme qui ne se laissa pas contraindre par une condamnation rigoureuse ni engager par la grandeur des honneurs obtenus, à se montrer plus doux dans l'administration des affaires publiques. (An de R. 549)

7. Une partie aussi de l'ordre équestre, quatre cents jeunes Romains, aussi considérables par la qualité que par le nombre, subirent sans murmurer le blâme des censeurs M. Valerius et P. Sempronius. Commandés pour aller achever des travaux de retranchement en Sicile, ils n'avaient pas tenu compte de cet ordre. En conséquence, les censeurs leur ôtèrent le cheval que l'État leur fournissait et les rejetèrent parmi les citoyens de la dernière classe. (An de R. 501.)

8. La lâcheté a été aussi punie par les censeurs avec une extrême sévérité. M. Atilius Regulus et L. Furius Philus, informés que le questeur M. Metellus et un bon nombre de chevaliers romains, après la désastreuse bataille de Cannes, avaient comploté de quitter l'Italie, leur enlevèrent les chevaux fournis par l'État et les firent passer dans la dernière classe des citoyens. Ils flétrirent également d'une note infamante ceux des prisonniers qui, députés par Hannibal, auprès du sénat pour traiter de l'échange des captifs et n'ayant pas réussi dans leur demande, n'en restèrent pas moins à Rome. Un Romain se devait à lui-même de tenir sa parole et la perfidie ne pouvait pas ne pas être flétrie par un censeur tel que M. Atilius Regulus, dont le père avait mieux aimé expirer dans les plus horribles tortures que de manquer de parole aux Carthaginois. Vous voyez dans ces circonstances la censure passer du forum à l'armée et ne permettre ni de craindre ni de tromper l'ennemi. (An de R. 539.)

9. Voici encore, dans le même genre, deux exemples qu'il me suffira de mentionner. C. Géta, quoique exclu du sénat par les censeurs L. Metellus et Cn. Domitius, n'en parvint pas moins, dans la suite, à la censure. (Ans de R. 638, 645.) De même, M. Valerius Messala, flétri par un blâme des censeurs, ne laissa pas d'obtenir plus tard la puissance censoriale. (An de R. 599.) Cette note infamante stimula leur vertu : sous le coup de la honte, ils s'appliquèrent de toutes leurs forces à montrer à leurs concitoyens qu'ils méritaient la censure plutôt que les sanctions du censeur.

CHAPITRE X : De la majesté. 

 EXEMPLES ROMAINS

Il y a aussi dans de simples particuliers une autorité qui s'exerce un peu comme celle des censeurs : c'est la majesté des grands hommes qui n'a besoin ni d'une estrade élevée, ni d'une escorte de licteurs pour soutenir son prestige. Elle plaît, elle charme, elle gagne les cœurs à la faveur de l'admiration publique qui l'enveloppe. L'on aurait raison de dire qu'elle est l'exercice ininterrompu et toujours heureux d'une dignité qui se passe des dignités.

1. Quel honneur plus grand aurait-on pu faire à Metellus, consul, que celui qu'on lui fit comme accusé ? Il se défendait contre une accusation de concussion : l'accusateur avait requis l'examen de ses registres et on les faisait circuler parmi les juges pour la vérification d'une inscription. Mais tout le tribunal détourna ses regards de peur de paraître mettre en doute quelque détail de ses écritures. Ce n'est pas dans les registres, mais dans la conduite de Q. Metellus que les juges crurent devoir chercher les preuves d'une administration irréprochable, considérant comme une indignité d'apprécier, sur un peu de cire et quelques lignes d'écriture, l'intégrité d'un si grand homme. (An de R. 641.)

2. Mais est-il étonnant que ses concitoyens aient rendu à Metellus un juste hommage, quand un ennemi même n'a pas hésité à montrer les mêmes égards envers le premier Scipion ? Pendant la guerre que le roi Antiochus soutenait contre les Romains, le fils de Scipion tomba entre les mains de ses soldats. Ce prince lui fit l'accueil le plus honorable, le combla de présents magnifiques et, de son propre mouvement, se hâta de le renvoyer à son père, bien qu'à ce moment même celui-ci redoublât d'efforts pour le chasser de son royaume. Mais, quoique roi et sous les attaques de l'ennemi, il aima mieux témoigner son respect pour la grandeur d'un homme si éminent que de satisfaire son ressentiment. (An de R. 563.) Lorsque le même Scipion vivait retiré dans sa maison de campagne de Literne, le hasard y amena dans le même temps plusieurs chefs de pirates, curieux de le voir. Pensant qu'ils venaient pour lui faire violence, il plaça sur la terrasse de sa maison une garde composée de serviteurs et il ne pensait qu'à repousser cette attaque avec courage et par tous les moyens de défense. Les pirates s'en aperçoivent, et aussitôt, renvoyant leurs soldats et laissant leurs armes, ils avancent près de la porte et crient à Scipion qu'ils n'en voulaient pas à sa vie, qu'ils venaient comme admirateurs de sa vertu, qu'ils demandaient comme un bienfait des dieux la faveur de voir et d'approcher un si grand homme, qu'ils le priaient de vouloir bien se montrer et qu'il le ferait sans risques devant des hommes désarmés. Ces paroles furent rapportées par ses gens à Scipion, qui fit ouvrir les portes et introduire ces étrangers. Ceux-ci, après s'être inclinés religieusement devant les portes, comme devant l'autel le plus vénéré et le sanctuaire le plus auguste, saisirent avidement la main de Scipion, la couvrirent de baisers et après avoir déposé sur le seuil des présents pareils à ceux que l'on offre ordinairement aux dieux immortels, ils retournèrent à leurs barques, tout heureux d'avoir vu Scipion (An de R. 567.) Est-il rien de supérieur à l'action exercée par une grandeur imposante ? est-il rien aussi de plus doux ? L'admiration que Scipion inspirait suffit pour apaiser le courroux d'un ennemi et, à son aspect, ces brigands qui étaient avides de contempler sa personne restèrent saisis d'étonnement Si les astres venaient à se détacher du firmament et à se présenter aux yeux des hommes, ils ne seraient pas l'objet d'une plus grande vénération.

3. Mais c'est de son vivant que Scipion reçut cet hommage. Voici celui qui fut rendu à Paul Émile après sa mort. Au moment où l'on célébrait ses funérailles, des Lacédoniens de haut rang qui se trouvaient à Rome en qualité d'ambassadeurs s'offrirent spontanément pour porter son lit funèbre. Et cet hommage paraîtra plus grand encore, quand on saura que la tête de ce lit funèbre était ornée de trophées macédoniens. Quelle vénération ne montrèrent-ils pas pour Paul Emile ! Pour lui faire honneur, ils ne craignirent pas de porter, sous les yeux du peuple romain, les monuments de leurs défaites nationales. Un tel spectacle donna à ces funérailles l'aspect d'un second triomphe. Par deux fois, Paul Emile, la Macédoine te fit apparaître aux yeux de Rome dans tout l'éclat de la gloire, vivant, porté sur un char orné de ses dépouilles, et mort, porté sur les épaules de ses ambassadeurs. (An de R. 593.)

4. Ton fils non plus, ce Scipion Émilien que tu avais donné en adoption pour en faire l'ornement de deux familles, ne manqua pas de recevoir la juste part d'hommages due à ses hauts mérites. Tout jeune encore, envoyé d'Espagne en Afrique, par le consul Lucullus, pour y demander du secours, il fut pris par les Carthaginois et le roi Masinissa pour médiateur, comme s'il eût été un consul ou un général. Carthage alors était loin de prévoir sa destinée, car ce jeune homme, honneur de la génération qui se levait, objet de la faveur des dieux et des hommes, croissait pour sa ruine, afin que la destruction, comme la prise de cette ville valût aux Cornelii le surnom d'Africains. (An de R. 602.)

5. Que peut-il y avoir de plus malheureux qu'une condamnation et que l'exil ? Néanmoins, si P. Rutilius fut, à la suite d'un complot de publicains, frappé d'une condamnation, ils ne purent le dépouiller de sa considération personnelle. Comme il se rendait en Asie, toutes les villes de cette province envoyèrent des députés à sa rencontre pour lui offrir un asile. Est-ce bien là un exil ? vaudrait-il pas mieux dire un triomphe ? (An de R. 660.)

6. C. Marius, tombé dans le plus profond abîme de misère, dut son salut, dans un péril extrême, à son grand prestige personnel. Alors qu'il était prisonnier à Minturnes chez un particulier, on envoya pour le tuer un esclave public de nationalité cimbre. A la vue de ce vieillard sans défense et d'un extérieur misérable, ce Cimbre resta le glaive à la main sans oser l'attaquer. Ebloui par l'éclat de sa gloire, il jeta son épée et s'enfuit stupéfait et tremblant. Sans doute, le malheur des Cimbres vint alors frapper sa vue et le souvenir de sa nation défaite et détruite brisa son courage. Les dieux mêmes regardèrent comme une indignité que Marius tombât sous les coups d'un seul homme de cette nation qu'il avait anéantie tout entière. Les habitants de Minturnes, subjugués par cette grandeur imposante, l'arrachèrent au destin cruel qui le tenait déjà enveloppé et serré dans ses liens et ils lui sauvèrent la vie sans se laisser arrêter par l'appréhension de la redoutable victoire de Sylla. Leur empressement à le sauver est d'autant plus remarquable que Marius lui-même pouvait leur donner assez de motifs de crainte pour les en détourner.

7. M. Porcius Caton aussi, par son courage et son intégrité, inspira au sénat une grande admiration et un grand respect pour sa personne, et en voici une preuve. Un jour que, malgré César, alors consul, il occupait toute la séance à parler contre les fermiers publics, César le fit conduire en prison par le licteur. Mais le sénat tout entier n'hésita pas à le suivre, ce qui désarma la fermeté de ce divin génie. (An de R. 694.)

8. Un autre jour qu'il assistait aux jeux Floraux donnés par l'édile Messius, le peuple n'osa pas devant lui demander que les comédiens quittassent leurs vêtements. Favonius, son ami intime qui se trouvait assis à ses côtés, le lui fit remarquer. Aussitôt il sortit du théâtre, ne voulant pas que sa présence empêchât d'observer la coutume du spectacle. Le peuple salua sa sortie par de vifs applaudissements et demanda qu'on rendît aux jeux scéniques leur forme traditionnelle. Il montrait par là plus de respect pour la grandeur du seul Caton qu'il n'en réclamait pour l'assemblée entière. Quelles richesses, quels commandements militaires, quels triomphes valurent à Caton un tel hommage ? Ce grand homme avait peu de bien, des mœurs austères, un petit nombre de clients, une maison fermée à l'intrigue, une seule illustration du côté paternel, une physionomie peu prévenante, mais en revanche une vertu de tous points accomplie. Aussi, veut-on parler d'un citoyen d'une grande vertu, on en exprime l'idée par le nom de Caton.

EXEMPLES ETRANGERS

1. Il faut donner aussi quelque place aux exemples des nations étrangères, afin que, répandus parmi les nôtres, ils y ajoutent le charme de la variété. Harmodius et Aristogiton, qui tentèrent de délivrer Athènes de la tyrannie, avaient dans cette cité des statues d'airain. Quand Xerxès se fut rendu maître de la ville, il fit transporter ces statues dans ses États. Longtemps après, Seleucus les fit reporter à leur première place. Comme elles avaient été amenées par mer à Rhodes, les habitants leur offrirent l'hospitalité aux frais de la ville et allèrent jusqu'à les placer sur des lits sacrés à la manière des dieux. Rien n'est plus précieux qu'un pareil souvenir où l'on voit une telle vénération attachée à du métal de si peu de valeur.

2. Quel honneur Athènes ne rendit-elle pas à Xénocrate qu'illustraient également sa sagesse et ses vertus ! Appelé comme témoin dans une affaire, il s'était approché de l'autel pour confirmer par serment, selon l'usage du pays, la vérité de sa déposition. Mais tous les juges se levant à la fois, déclarèrent qu'il n'avait pas à prêter serment. Ils ne pensaient pas à s'exempter eux-mêmes de cette formalité un moment après, en rendant leur jugement, mais ils crurent devoir en dispenser un homme d'une vertu si pure.

LIVRE III

CHAPITRE PREMIER : Du caractère.

EXEMPLES ROMAINS

Je vais maintenant prendre la vertu comme à son berceau et dans sa forme première et, considérant une âme destinée à s'élever avec le temps au comble de la gloire. J'en rapporterai des traits qui donnent par avance des indications précises sur son caractère.

1. Aemilius Lepidus, encore enfant, prit part à une bataille, y tua un ennemi et sauva un citoyen. Cette action si mémorable est rappelée dans le Capitole par une statue qui porte la bulle de l'enfance et la prétexte sans ceinture. Elle y fut érigée par ordre du sénat qui aurait regardé comme une injustice d'estimer trop jeune pour une distinction honorifique celui qui avait eu assez de maturité pour un acte de courage. Lepidus devança donc la vigueur de l'âge par la précocité de sa bravoure et il accomplit un double exploit dans une bataille où le nombre de ses années lui permettait à peine d'assister en spectateur. En effet, l'aspect des armes menaçantes, les épées nues, le vol des traits dans tous les sens, le fracas d'une charge de cavalerie, l'élan et le choc de deux armées jettent quelque frayeur dans l'âme même des soldats. C'est au milieu de ces objets de terreur que dans la gens Aemilia, on savait dès l'enfance mériter une couronne civique et enlever des dépouilles. (An de R. 574.)

2. Cette vaillance ne fit pas défaut non plus à l'enfance de M. Caton. Il était élevé dans la maison de M. Drusus, son oncle maternel. Celui-ci étant tribun du peuple, des Latins étaient venus le trouver pour obtenir le droit de cité. Q. Poppedius, le chef des délégués latins et l'hôte de Drusus, pria l'enfant d'appuyer auprès de son oncle la demande des alliés. Caton répondit d'un air énergique qu'il n'en ferait rien et, malgré des sollicitations répétées, il demeura inébranlable. Alors Poppedius, le prenant dans ses bras, le porta au plus haut étage de la maison et le menaça de le précipiter, s'il ne cédait à ses prières, mais cela même ne put ébranler l'enfant. Une telle constance arracha à Poppedius cette exclamation : "Félicitons-nous, alliés latins, qu'il soit encore si jeune ; s'il était sénateur, il nous faudrait renoncer même à l'espoir du droit de cité." Ainsi, dès l'enfance, l'esprit de Caton avait déjà la gravité de tout le sénat et son obstination fit obstacle à l'ambition qu'avaient les Latins d'obtenir le droit de cité romaine. (An de R. 662.) Une autre fois Caton, encore vêtu de la robe prétexte, étant venu saluer Sylla chez lui, vit des têtes de proscrits qu'on avait apportées dans le vestibule. Profondément ému par cet horrible spectacle, il demanda à son précepteur, nommé Sarpédon, comment il ne se trouvait personne pour tuer un tyran si cruel. Sarpédon lui répondit que ce n'était pas la volonté qui manquait aux hommes, mais les moyens, à cause de la garde nombreuse qui protégeait Sylla. L'enfant le supplia alors de lui donner un poignard, en assurant qu'il lui serait très facile de tuer Sylla, parce qu'il avait coutume de s'asseoir sur son lit. Le précepteur reconnut à ces mots le caractère de Caton, il frémit de son dessein et, désormais, il ne le mena plus chez Sylla sans l'avoir d'abord fouillé. Quoi de plus étonnant ? Un enfant a pu surprendre le vainqueur dans l'endroit où s'exerçait sa cruauté, au moment même où ce barbare faisait exterminer consuls, municipes, légions et la plus grande partie de l'ordre équestre, et n'en a pas été épouvanté. Supposez Marius lui-même dans ce vestibule, il aurait plutôt songé à fuir qu'à tuer Sylla. (An de R. 671.)

3. Faustus, fils de Sylla, faisait un jour, à l'école, l'éloge des proscriptions de son père et menaçait de l'imiter aussitôt que l'âge le lui permettrait : C. Cassius, son condisciple, lui appliqua un soufflet ! Combien cette main aurait-elle dû plus tard ne pas se souiller d'un parricide funeste à l'état ? (An de R. 678.)  

EXEMPLE ÉTRANGER

1. Pour emprunter quelque exemple à la Grèce, choisissons cet Alcibiade dont je ne sais si ce sont les qualités ou les défauts qui firent le plus de mal à sa patrie, car les unes servirent à séduire ses concitoyens, les autres à ruiner leur puissance. Un jour, alors qu'il était encore enfant, il était venu chez Périclès, son oncle, et le trouvant assis à l'écart, l'air triste, lui demanda la cause du trouble qui se peignait sur son visage. Périclès lui répondit que, chargé par la république de faire bâtir les Propylées de Minerve, c'est-à-dire les portes de l'Acropole, il avait dépensé dans ce travail une somme énorme, qu'il ne savait comment rendre compte de sa mission et que telle était la cause de son inquiétude "Eh bien ! lui dit Alcibiade, cherchez plutôt comment ne pas rendre de compte." Effectivement cet homme d'un si grand esprit, à bout d'imagination, adopta l'idée d'un enfant et fit en sorte d'engager les Athéniens dans une longue guerre contre les peuples voisins pour leur ôter le loisir de réclamer des comptes. (Av. J.-C. 437.) Mais qu'Athènes décide si elle doit gémir ou se glorifier d'avoir produit Alcibiade, car aujourd'hui encore les esprits y sont à son égard flottants et indécis entre l'exécration et l'admiration.

 CHAPITRE II : De la bravoure.

EXEMPLES ROMAINS

Quant à nous, puisque nous venons de montrer la vertu dans ses commencements et dans ses progrès, décrivons-la maintenant dans sa pleine perfection. Or la force la plus énergique de la vertu, son nerf le plus puissant, c'est la bravoure. Je n'ignore pas, ô Romulus ! fondateur de notre cité, que c'est à toi que, en ce genre de mérite, revient la première place. Mais permets, je t'en conjure, que je fasse passer avant toi un exemple auquel tu dois toi-même un hommage, car c'est grâce à lui que Rome, ton œuvre glorieuse, a échappé à la destruction.

1. Les Etrusques allaient se précipiter dans Rome par le pont de bois. Horatius Coclès vint se poster à la tête du pont et par une résistance obstinée il soutint tout l'effort des ennemis jusqu'à ce qu'on rompît le pont derrière lui. Alors, voyant sa patrie délivrée du péril qui la menaçait, il se jeta tout armé dans le Tibre, et les dieux immortels, admirant sa bravoure, assurèrent son salut en le préservant de tout mal. Sans être ébranlé par la profondeur de la chute, ni submergé par le poids de ses armes, ni entraîné par les tourbillons de l'eau, sans être non plus blessé par les traits qui pleuvaient de toutes parts, il parvint heureusement à se sauver à la nage. Seul, il attira sur sa personne les regards de tant de citoyens, de tant d'ennemis, les uns immobiles d'étonnement, les autres partagés entre la joie et la crainte. Seul, il sépara deux armées engagées dans un combat acharné, en repoussant l'une, en défendant l'autre. Seul, enfin, il fit de son bouclier à notre ville une protection non moins efficace que le lit du Tibre. Aussi, en se retirant, les Etrusques purent-ils dire : "Nous avons vaincu les Romains, mais nous sommes vaincus par Horatius." (An de R. 245.)

2. Clélie me fait oublier ma résolution, Clélie, qui, presque dans le même temps, du moins contre le même ennemi et dans ce même fleuve du Tibre, accomplit aussi avec tant d'audace une action d'éclat. Entre autres jeunes Romains, elle avait été donnée en otage à Porsenna. Pendant la nuit, échappant à la surveillance de ses gardes, elle monta sur un cheval et traversa rapidement le fleuve. Ainsi cette jeune fille à la fois s'affranchit de sa condition d'otage et libéra sa patrie de la crainte en donnant aux hommes un éclatant exemple de courage.

3. Je reviens maintenant à Romulus. Acron, roi des Céniniens, l'avait provoqué à un combat singulier. Malgré l'avantage que Romulus croyait avoir par le nombre et la bravoure de ses soldats, et quoiqu'il fût plus sûr pour lui de livrer bataille avec toute son armée que de combattre seul, il saisit avec empressement le présage d'une victoire qu'il devrait avant tout à sa valeur personnelle. La fortune seconda ses vœux. Il tua Acron, mit les ennemis en déroute et vint offrir à Jupiter Férétrien les dépouilles opimes enlevées à ce roi. Mais j'en ai dit assez sur ce sujet : la vertu consacrée par un culte public n'a pas besoin des louanges d'un particulier. (An de R. 4.)

4. Après Romulus, Cornélius Cossus fut le premier qui consacra des dépouilles au même dieu. Dans un combat qu'il avait, comme maître de la cavalerie, engagé contre les Fidénates, il avait tué de sa main leur général. Romulus est grand pour avoir, à l'origine de notre nation, jeté les fondements de sa gloire, mais Cossus s'est aussi acquis un grand nom pour avoir pu imiter Romulus. (An de R. 317.)

5. On ne doit pas séparer non plus le souvenir de Marcellus des deux exemples précédents. Telle fut son intrépidité qu'il attaqua sur les bords du Pô avec quelques cavaliers un roi des Gaulois entouré d'une armée nombreuse. Il lui trancha la tête et aussitôt lui enleva ses armes dont il fit hommage à Jupiter Férétrien. (An de R. 531.)

6. Le même genre de bravoure et de combat signala T. Manlius Torquatus, Valerius Corvus et Scipion Emilien. Ces guerriers tuèrent des chefs ennemis qui les avaient provoqués, mais, comme ils avaient combattu sous les auspices d'un chef supérieur, ils ne vinrent pas faire offrande de leurs dépouilles à Jupiter Férétrien. (Ans de R. 392, 404, 602.) Le même Scipion Emilien, servant en Espagne sous les ordres de Lucullus et se trouvant au siège de la place forte d'Intercatia, monta le premier à l'assaut. Il n'y avait pourtant dans cette armée personne qui par sa naissance, par son génie, par les espérances qu'il faisait concevoir, méritât plus de ménagements et d'intérêt. Mais alors plus un jeune homme était illustre, plus il acceptait de fatigues et de dangers pour la grandeur et la défense de la patrie. On aurait considéré comme une honte d'être inférieur en bravoure à ceux qu'on surpassait en dignité. Aussi Scipion Emilien réclama-t-il pour lui cette mission dangereuse, tandis que d'autres, effrayés par la difficulté de l'entreprise, cherchaient à s'y dérober.

7. Voici, entre autres semblables, un grand exemple de courage que nous offre l'antiquité. Les Romains, chassés par l'armée gauloise, se réfugiaient dans le Capitole et dans la citadelle, mais ces hauteurs ne pouvaient pas contenir tous les habitants. Ils prirent donc, par nécessité, la résolution d'abandonner les vieillards dans la partie basse de la ville, afin de laisser plus de facilité à la jeunesse pour défendre ce qui restait de notre empire. Mais dans ces circonstances si pénibles et si affligeantes, notre cité ne démentit pas un instant son courage. Ceux qui avaient passé par les honneurs se tinrent dans leurs maisons, les portes ouvertes, assis sur leurs chaises curules, avec les insignes des magistratures qu'ils avaient exercées, des sacerdoces dont ils avaient été revêtus : ils voulaient à la fois garder, dans leurs derniers moments, l'éclat et l'appareil extérieur de leur vie passée et, par leur propre exemple, affermir le courage du peuple pour l'aider à mieux supporter ses malheurs. Leur aspect en imposa d'abord aux ennemis, également frappés par la nouveauté du spectacle, par la magnificence des vêtements et par la singularité même de leur audace. Mais qui pouvait douter que des Gaulois, et des Gaulois vainqueurs, ne vinssent bientôt à passer de cette admiration aux moqueries et à toutes sortes d'outrages. C. Atilius n'attendit pas que leur insolence fût à son comble. Un Gaulois s'étant permis de lui caresser la barbe avec sa main, il lui assena un grand coup de bâton sur la tête, et comme celui-ci, irrité par la douleur, se précipitait sur lui pour le tuer, il se jeta lui-même avec ardeur au-devant de ses coups. Le courage ne se laisse donc pas subjuguer. Il ignore la honte de la résignation. Céder à la fortune lui paraît un sort plus affreux que n'importe quel destin. Il imagine des morts extraordinaires et belles, si toutefois c'est mourir que de cesser ainsi de vivre. (An de R. 363.)

8. Rendons maintenant à la jeunesse romaine l'hommage qui lui est dû et reconnaissons ses titres de gloire. Le consul C. Sempronius Atratinus soutenait contre les Volsques, près de Verrugue, un combat où le succès ne se décidait pas. La cavalerie, pour empêcher la déroute de notre armée qui déjà pliait, mit pied à terre, se forma en compagnies d'infanterie et chargea l'ennemi. S'étant ouvert un passage, elle alla s'emparer d'une hauteur voisine et, en détournant sur ce point l'effort des Volsques, elle donna à nos légions un répit qui leur permit de se ressaisir. Ainsi, alors que les Volsques ne songeaient déjà qu'à ériger des trophées, contraints par la nuit de mettre fin au combat, ils se retirèrent sans savoir bien s'ils étaient vainqueurs ou vaincus. (An de R. 330.)

9. Elle ne fut pas moins intrépide, cette élite des chevaliers dont l'admirable valeur sauva Fabius Maximus Rullianus, maître de la cavalerie, dans une guerre contre les Samnites, du reproche d'avoir indûment engagé la bataille. En effet Papirius Cursor, en allant à Rome pour reprendre les auspices, avait laissé l'armée sous ses ordres, avec défense de la mener au combat. Néanmoins il livra bataille à l'ennemi, mais ce fut avec autant de malheur que de légèreté, car, de toute évidence, il allait être battu Alors les généreux chevaliers ôtèrent la bride de leurs chevaux et, les piquant vivement de l'éperon, les lancèrent contre les Samnites. Par leur valeur inébranlable, ils parvinrent à arracher la victoire des mains de l'ennemi et avec la victoire ils rendirent à notre patrie les espérances que lui faisait concevoir un grand citoyen. (An de R. 429.)

10. Quelle devait être la vigueur de ces soldats qui saisirent un navire carthaginois fuyant à force de rames et le ramenèrent à la nage, à travers le liquide élément, comme ils auraient fait en marchant de pied ferme sur la terre ?

11. Voici un soldat de la même époque et de la même qualité. A la bataille de Cannes, où Hannibal brisa la force des Romains plutôt que leur courage, ce soldat, les mains blessées et incapables de porter les armes, saisit par le cou, avec ses bras, un Numide qui s'efforçait de le dépouiller, le défigura en lui rongeant le nez et les oreilles et expira après avoir assouvi sa vengeance à force de morsures. Laissez de côté l'issue malheureuse du combat, combien plus de courage dans le soldat tué que dans l'ennemi qui le tua ! Le Carthaginois victorieux, à la merci du mourant, fut pour lui un sujet de consolation, et le Romain, en perdant la vie, eut du moins la satisfaction de se venger lui-même. (An de R. 537.)

12. L'énergie que ce simple soldat montra dans le malheur n'est pas moins belle que celle du général dont je vais parler. P. Crassus, occupé à faire la guerre contre Aristonicus en Asie, avait été fait prisonnier, entre Elée et Smyrne, par des Thraces que ce prince avait en grand nombre dans sa garde. De crainte de tomber en son pouvoir, il chercha un moyen de se dérober par la mort à cet opprobre. Il enfonça dans l'œil d'un de ces barbares la baguette dont il se servait pour conduire son cheval. Le Thrace, irrité par la douleur, plongea son poignard dans le flanc de Crassus et, en se vengeant, il épargna au général la honte de se voir déchu de sa dignité. Crassus fit voir à la fortune l'injustice de l'outrage si cruel dont elle avait voulu l'atteindre. Il sut en effet, avec autant d'adresse que de courage, briser les faibles liens dont elle avait enchaîné sa liberté et, déjà livré à Arictonicus, il se ressaisit et se rétablit dans son rôle de chef. (An de R. 623.)

13. Scipion Metellus prit aussi une pareille résolution. Après avoir, sans succès, soutenu en Afrique le parti de Cn. Pompée, son gendre, il faisait voile vers l'Espagne. Lorsqu'il vit le navire qui le portait pris par l'ennemi, il se passa son épée au travers du corps et resta étendu sur la poupe du vaisseau. Les soldats de César demandèrent où était le général : "Le général, répondit-il, va bien." Il eut juste assez de voix pour attester sa force d'âme et s'immortaliser. (An de R. 707.)

14. Et toi aussi, Caton, Utique rappelle à jamais le souvenir de ton trépas illustre. Des blessures que tu t'es faites là d'une main si courageuse, il est sorti plus de gloire que de sang. Car en te jetant sur ton épée avec une si ferme résolution, tu donnas aux hommes une grande leçon. Tu leur appris combien les gens de bien doivent préférer l'honneur sans la vie à la vie sans l'honneur. (An de R. 707.)

15. La fille de ce Caton n'avait dans le caractère rien de féminin. Elle apprit le projet que Brutus, son mari, avait formé de tuer César, la nuit même qui précéda ce crime affreux. Brutus étant sorti de la chambre, elle demanda un rasoir en feignant de vouloir se couper les ongles et, le laissant tomber comme par hasard, elle se blessa. Les cris des servantes rappelèrent Brutus dans la chambre et il se mit à lui reprocher d'avoir voulu faire le même la tâche du barbier. Mais Porcia le prenant à part : "Ce que j'ai fait, dit-elle, n'est point un accident. C'est, dans la situation où nous sommes, la plus forte épreuve que je puisse te donner de mon amour pour toi. J'ai voulu voir par cet essai, pour le cas où ton projet ne réussirait pas selon tes souhaits, jusqu'à quel point je saurais me poignarder sans trembler." (An de R. 709.)

16. Caton l'Ancien, dont la famille Porcia tire son origine, fut plus heureux que sa postérité. Dans une bataille où l'ennemi l'attaquait vivement en le serrant de près, son épée, échappée du fourreau, tomba et se trouva sous un groupe de combattants et de tous côtés environnée de pieds ennemis. Dès qu'il s'aperçut qu'elle lui manquait, il l'alla reprendre avec tant de sang-froid qu'il eut l'air, non de l'arracher avec la précipitation que cause la peur du danger, mais de la ramasser sans la moindre crainte. Les ennemis furent frappés de ce spectacle et le lendemain ils vinrent lui demander humblement la paix. (An de R. 585.)

17. Le courage dans la vie civile est digne aussi d'être placé à côté des exploits militaires, car cette vertu mérite la même gloire, qu'elle se manifeste dans le forum ou dans les camps. Tiberius Gracchus, pendant son tribunat, avait gagné la faveur du peuple à force de largesses et tenait la république dans l'oppression. Il ne cessait de dire publiquement qu'il fallait anéantir le sénat et que tout devait se faire par l'autorité du peuple. Les sénateurs, convoqués dans le temple de la Bonne Foi publique, délibéraient sur les mesures à prendre dans une situation si troublée. Tous étaient d'avis que le consul protégeât la république par les armes, mais Scévola déclara qu'il ne ferait rien par la violence. Alors Scipion Nasica : "Puisque, dit-il, le consul, en s'attachant aux formes légales, expose toutes les lois et l'empire à une ruine commune, moi, quoique simple particulier, je m'offre à marcher à votre tête pour exécuter votre résolution". Puis il rejeta autour de son bras gauche le pan de sa toge et, levant la main droite, il s'écria : "Que ceux qui veulent le salut de la république me suivent !" Ce mot dissipa l'hésitation des bons citoyens et Scipion Nasica fit subir à Gracchus et à sa faction criminelle le châtiment qu'il méritait. (An de R. 620.)

18. Voici un autre trait semblable. Le tribun du peuple Saturninus, le préteur Glaucia et Equitius, tribun désigné, avaient excité dans Rome de violents mouvements de guerre civile, sans que personne tentât de s'opposer à l'effervescence populaire. M. Emilius Scaurus exhorta d'abord C. Marius, alors consul pour la sixième fois, à défendre par la force les lois et la liberté et aussitôt, il se fit apporter des armes pour lui-même. Dès qu'il les eut, il en revêtit son corps accablé par la vieillesse et presque réduit à rien et se tint, appuyé sur un javelot, devant la porte du sénat. Il y fut blessé d'un coup de pierre et consacra ainsi son faible reste de vie et son dernier souffle à empêcher la mort de la république. Ce fut en effet son intrépidité qui détermina le sénat et l'ordre équestre à exercer des répressions. (An de R. 653.)

19. Nous avons montré dans ce qui précède la gloire des armes et de la toge. Faisons voir aussi maintenant dans tout son éclat l'honneur du ciel, le divin Jules, la plus parfaite image de la vraie valeur. Sous l'attaque violente d'une multitude innombrable de Nerviens, il voyait son armée sur le point de plier. Il arracha son bouclier à un soldat qui se battait avec trop de prudence, et à l'abri de cette arme protectrice, il se mit à combattre lui-même avec la plus grande bravoure. Par son exemple il communiqua son courage à toute l'armée et, grâce à l'ardeur divine qui l'animait, il rappela à lui la fortune prête à abandonner ses armes. (An de R. 696.) Le même César, dans un autre combat, voyant le porte-enseigne de la légion de Mars le dos déjà tourné pour prendre la fuite, le saisit à la gorge, le dirigea en sens contraire et, tendant la main vers l'ennemi : "Où t'en vas-tu ? dit-il, c'est là qu'on se bat." De sa main, il ne ramena qu'un soldat au devoir, mais par son exhortation si énergique il rendit l'assurance à toutes ses légions effrayées et, au moment où elles étaient prêtes à se laisser vaincre, il leur apprit à vaincre. (An de R. 708.)

20. Mais revenons à la vertu simplement humaine et montrons-en les manifestations. Lorsque Hannibal assiégeait Capoue, défendue par une armée romaine, Vibius Accaus, commandant d'une cohorte de Péligniens, jeta un étendard par-dessus le retranchement des Carthaginois, en proférant des malédictions contre lui-même et contre ses compagnons d'armes, s'ils le laissaient dans les mains des ennemis. En même temps, il s'élança, suivi de sa cohorte, pour aller le reprendre. A cette vue, Valerius Flaccus, tribun de la troisième légion, se tournant vers les siens : "C'est donc, dit-il, à ce que je vois, pour être de simples témoins du courage des étrangers que nous sommes venus ici ? Loin de nous la honte de voir des Romains inférieurs en gloire à des Latins ! Pour moi du moins, mon choix est fait : ou une belle mort ou un heureux coup d'audace. Serais-je seul, je suis prêt à monter à l'assaut." Le centurion Pedanius, à peine eut-il entendu ces mots, arracha du sol un étendard et le tenant à la main : "A l'instant, cet étendard va se trouver avec moi dans le retranchement ennemi. Qui ne veut pas le laisser prendre, me suive." Et il s'élança avec le drapeau dans le camp des Carthaginois en entraînant à sa suite la légion entière. Ainsi, grâce à l'énergique audace de trois guerriers, Hannibal qui se croyait déjà maître de Capoue, ne put pas même rester maître de son camp. (An de R. 541.)

21. Mais le courage de ces héros n'est pas supérieur à celui de Q. Occius, à qui sa bravoure mérita le surnom d'Achille. Sans énumérer tous ses autres exploits, les deux faits que je vais raconter firent suffisamment connaître la valeur de ce guerrier. Il était parti pour l'Espagne en qualité de lieutenant du consul Q. Metellus, sous les ordres duquel il faisait la guerre de Celtibérie. Il fut averti qu'un jeune homme de cette nation le défiait au combat. Par hasard, au même moment on venait de lui servir à dîner. Il quitta la table, fit porter ses armes et conduire son cheval hors du retranchement à la dérobée, de peur que Metellus ne mît obstacle à son projet. Il atteignit le Celtibérien qui par bravade caracolait devant le camp, le tua, recueillit ses dépouilles et revint triomphant de joie. Le même guerrier, que Pyrrésus, le plus noble et le plus brave des Celtibériens, avait appelé en combat singulier, força cet adversaire à s'avouer vaincu malgré son ardeur, ce jeune homme ne rougit pas de lui livrer son épée et sa casaque sous les yeux des deux armées, mais Occius voulut encore qu'ils fussent unis par les liens de l'hospitalité, quand la paix serait rétablie entre les Romains et les Celtibériens. (An de R. 611.)

22. On ne peut pas non plus passer sous silence C. Acilius. Soldat de la dixième légion au service du parti de César, il prenait part à une bataille navale contre les Marseillais. On lui trancha la main droite avec laquelle il retenait un vaisseau ennemi. Il le ressaisit aussitôt de la main gauche et ne cessa de combattre qu'il ne l'eût pris et coulé à fond. Cet exploit n'est pas suffisamment connu. Il en est autrement de celui de l'Athénien Cynégire, qui montra un pareil acharnement dans la poursuite des ennemis. La Grèce, toujours intarissable dans la célébration de ses gloires, a imprimé son souvenir dans la mémoire de tous les âges à force de faire proclamer son nom par la voix de l'histoire. (An de R. 704.)

23. Peu après le temps où C. Acilius se couvrait de gloire sur mer, on vit s'illustrer aussi sur terre M. Caesius Scaeva, centurion sous les ordres du même général. Il défendait un fort dont la garde lui avait été confiée. Un officier de Cn. Pompée, Justuleius, faisait pour prendre ce poste les plus grands efforts avec des forces considérables. Tous les assaillants qui osèrent approcher tombèrent sous les coups de Caesius. Mais, tout en combattant sans reculer d'un pas, il tomba lui-même sur un monceau de morts abattus de sa main, blessé à la tête, à l'épaule, à la cuisse, avec un œil crevé et son bouclier percé de cent vingt coups. Voilà les soldats qui se formaient dans les camps à l'école du divin Jules : l'un perdit la main droite, l'autre un œil, sans que leurs blessures leur fissent lâcher l'ennemi. Le premier, après cette perte, resta vainqueur, le second, malgré cette perte, ne put être vaincu. (An de R. 705.) Je ne sais, ô Scaeva ! sur quel élément je dois admirer davantage ton courage sans pareil, car telle est ton incomparable valeur qu'on se demande où elle s'est le mieux manifestée, si c'est dans le combat que tu livras sur l'eau ou dans le mot admirable que tu prononças en arrivant à terre. Lorsque C. César, refusant de limiter ses conquêtes aux côtes de l'Océan, voulut porter sa main divine sur les îles britanniques, au cours de cette guerre tu allas, au moyen d'un radeau, te porter avec quatre de tes compagnons sur un rocher voisin d'une île qu'occupait une troupe considérable d'ennemis. Mais le reflux ayant fait de l'espace entre le rocher et l'île un gué facile à traverser, les Barbares accoururent en foule et tes compagnons revinrent au rivage sur le radeau. Seul, tu attendis de pied ferme à ton poste, malgré les traits lancés de toutes parts, malgré l'ardeur et les efforts déployés de tous côtés pour te saisir. Ta main, à elle seule, lança sur les ennemis autant de traits qu'il en aurait fallu à cinq soldats pour toute une journée de combat. Enfin, ton épée à la main, tu repoussas les plus audacieux, tantôt du choc de ton bouclier, tantôt par de terribles coups de pointe. Tu offris aux Romains et aux Bretons un spectacle auquel ils n'auraient pu croire s'ils ne l'avaient pas eu sous les yeux. Mais la fureur et la honte poussèrent les ennemis, malgré leur fatigue, à mettre tout en œuvre. Alors, la cuisse traversée d'un javelot, le visage meurtri par le choc d'une pierre énorme, ton casque fracassé à force de coups, ton bouclier criblé de trous, tu t'abandonnas à la merci des flots et, chargé de deux cuirasses, tu te sauvas à la nage à travers les eaux que tu avais teintes de sang ennemi. A la vue de ton général, toi qui avais, non pas perdu, mais si utilement employé tes armes, alors que tu méritais des louanges, tu vins lui demander pardon. Grand dans le combat, tu te montras encore plus grand par ce souci de la discipline militaire. Aussi César, bon juge du mérite, eut-il soin de récompenser par le grade de centurion tes actions et même tes paroles. (An de R. 698.)

24. Pour ce qui concerne l'éclatante bravoure des guerriers, il est juste de terminer par la mention de L. Siccius Dentatus la série de tous les exemples romains. Les exploits de ce héros et les honneurs qui en furent la récompense pourraient passer pour fabuleux, si de sûrs garants, entre autres M. Varron, n'avaient eu soin d'en attester la vérité dans leurs ouvrages. Il prit part, raconte-t-on, à cent vingt batailles avec tant d'énergie et de force physique qu'il semblait toujours avoir le plus contribué à la victoire. Trente-six dépouilles, dont huit enlevées à des ennemis qui l'avaient défié et avec lesquels il avait lutté, sous les yeux des deux armées, quatorze citoyens arrachés à la mort, quarante-cinq blessures à la poitrine, sans aucune cicatrice dans le dos, tels étaient ses titres de gloire. Neuf fois il suivit le char triomphal de ses généraux, attirant sur lui les regards de toute la ville par un nombreux appareil de récompenses militaires. On portait en effet devant lui huit couronnes d'or, quatorze couronnes civiques, trois murales, une obsidionale, quatre-vingt-trois colliers, cent soixante bracelets, dix-huit javelots, vingt-cinq phalères : on eût dit les décorations d'une légion entière plutôt que d'un seul guerrier. (An de R. 299.)

EXEMPLES ETRANGERS

1. C'est aussi avec un vif sentiment d'admiration que l'on vit à Calès plusieurs personnes verser leur sang ensemble et en confondre les flots. Fulvius Flaccus était occupé à punir la perfidie des Campaniens en faisant mettre à mort devant son tribunal les principaux citoyens. Mais une lettre qu'il venait de recevoir du sénat lui enjoignit d'arrêter les exécutions. Alors un Campanien, nommé T. Jubellius Tauréa, vint de lui-même se présenter à lui et lui cria de toutes ses forces : "Puisque tu as, Fulvius, un tel désir de verser notre sang, que tardes-tu à lever sur moi ta hache ensanglantée, pour pouvoir te glorifier d'avoir, par un simple mot de ta bouche, donné la mort à un homme plus vaillant que toi." Fulvius répondit qu'il l'aurait fait volontiers, si la volonté du sénat ne l'en empêchait. "Eh bien, répliqua Jubellius, moi qui n'ai point reçu d'ordre du sénat, je vais accomplir, regarde bien, une action agréable sans doute à tes yeux, mais au-dessus de ton courage." A l'instant, il tua sa femme et ses enfants, et se perça de son épée. Quelle énergie faut-il supposer chez cet homme qui, en s'immolant lui et sa famille, voulut montrer qu'il aimait mieux flétrir la cruauté de Fulvius que de profiter de la clémence du sénat. (An de R. 542.)

2. Et Darius, de quelle ardente bravoure n'a-t-il pas fait preuve ? Ayant entrepris d'affranchir les Perses de la honteuse et cruelle tyrannie des mages, il avait abattu l'un d'eux dans un endroit obscur et il pesait sur lui de tout le poids de son corps. Celui qu'il avait associé à ce bel exploit hésitait à porter des coups à l'adversaire, de peur de le blesser lui-même en voulant frapper le mage. "Ce n'est pas pour moi, dit-il, que tu vas craindre de te servir de ton épée. Tu peux même nous la passer au travers du corps, pourvu que celui-ci périsse au plus tôt." (Av. J.-C. 522.)

3. Ici se présente à mon esprit l'illustre Spartiate, Léonidas. Rien de plus courageux que sa résolution, son exploit et sa mort. Placé aux Thermopyles avec ses trois cents concitoyens pour faire face à l'Asie entière, il fit obstacle à ce Xerxès, terreur de la mer et de la terre, qui, non content de faire trembler les hommes, menaçait encore d'enchaîner Neptune, d'obscurcir le ciel de ténèbres, et, par la fermeté de son courage, il réduisit ce roi à désespérer du succès. Mais la trahison criminelle des habitants du pays lui ayant fait perdre l'avantage de la position, sa principale ressource, il aima mieux mourir en combattant que d'abandonner un poste dont sa patrie lui avait confié la défense. Il eut même assez de gaieté pour dire à ses soldats, en les exhortant à ce combat où ils devaient tous périr : "Dînez ici, camarades, comme des gens qui vont souper chez Pluton." C'était leur annoncer la mort. Néanmoins, les Lacédémoniens obéirent sans trembler au commandement de leur chef, comme s'il leur eût promis la victoire. (Av. J.-C. 480.)

4. C'est aussi l'exploit et la mort d'Othryadès qui donnent au territoire des Thyréates plus de renom qu'il n'a d'étendue. En écrivant quelques lettres avec son propre sang il ravit la victoire aux ennemis, alors qu'il était presque déjà mort et il l'attribua à sa patrie rien que par l'inscription tracée avec du sang sur un trophée.

5. Les merveilleux succès de la valeur lacédémonienne sont suivis d'une chute déplorable. Epaminondas, le principal auteur de la prospérité de Thèbes, fut aussi celui qui porta le premier coup à Lacédémone. Après avoir abattu par ses victoires de Leuctres et de Mantinée la gloire antique de cette ville et le courage jusqu'alors invincible de ses citoyens, il se vit enfin percé d'un javelot, perdant son sang et sur le point d'expirer. Comme on s'efforçait de le ranimer, il demanda d'abord si l'on avait sauvé son bouclier, ensuite si les ennemis étaient en pleine déroute. Sur ces deux points il reçut une réponse conforme à ses vœux : "Camarades, dit-il alors, voici pour moi, non pas le terme de la vie, mais le commencement d'une existence meilleure et plus heureuse, car c'est aujourd'hui, et en raison même d'une pareille mort, que votre Epaminondas commence vraiment à vivre. Je vois Thèbes devenue, sous ma conduite et mes auspices, la capitale de la Grèce. Sparte, malgré son ardent courage, a été abattue par nos armes, et la Grèce est délivrée d'une domination insupportable. Je meurs sans enfants, mais non sans postérité, puisque je laisse après moi deux filles admirables, Leuctres et Mantinée." Il fit alors retirer le javelot de son corps et il expira avec la même expression de visage qu'il aurait eue en rentrant dans sa patrie en libérateur, si les dieux immortels lui eussent permis de jouir plus longtemps de ses victoires. (Av. J.-C. 362.)

6. L'Athénien Théramène, lui non plus, quand il dut mourir dans la prison publique, ne manqua pas de fermeté d'âme. Il avala, sans hésiter, le poison qui lui fut présenté par ordre des Trente Tyrans. Comme il restait un peu de breuvage, il le jeta en plaisantant par terre, de manière à produire un son clair, et dit en souriant à l'esclave public qui le lui avait servi : "A la santé de Critias. Aie soin de lui porter à l'instant cette coupe." Critias était le plus cruel des Trente Tyrans. C'est assurément échapper au supplice que de s'y résigner avec cette facilité. Ainsi Théramène quitta la vie comme un homme qui meurt chez lui dans son lit. Ses ennemis croyaient lui avoir infligé un châtiment, mais, suivant son sentiment, ils avaient simplement mis fin à ses jours. (Av. J.-C. 103.)

7. Théramène avait puisé dans les lettres et la philosophie sa force de caractère. Mais Rhoetogène de Numance, pour atteindre un égal degré de courage, n'eut pas besoin d'autre maître que la fierté naturelle de sa nation. Voyant la puissance des Numantins abattue et ruinée, ce citoyen qui tenait le premier rang dans la cité par sa naissance, ses richesses et ses dignités, fit remplir tout son quartier, le plus beau de la ville, de matières combustibles et y fit mettre le feu. Et aussitôt, il posa sur la place une épée nue et força les habitants à se battre deux à deux, avec cette condition que le vaincu aurait la tête tranchée et serait jeté dans les maisons en feu. Après les avoir tous fait disparaître par cet ordre de mort si dur, à la fin il se précipita lui-même dans les flammes. (An de R. 620.)

8. Je rappellerai la ruine d'une autre ville non moins ennemie de Rome que Numance. Après la prise de Carthage, la femme d'Hasdrubal, indignée qu'il se fût contenté d'obtenir de Scipion la vie pour lui seul, lui reprocha avec violence cet oubli de ses devoirs de famille. Puis tenant de chaque main les enfants qu'ils avaient eus de leur union et les entraînant sans qu'ils fissent résistance, elle alla se jeter avec eux dans les flammes qui consumaient sa patrie. (An de R. 607.)

9. A cet exemple de courage dans une femme, j'ajouterai celui de deux jeunes filles non moins vaillantes. Dans une affreuse sédition qui éclata à Syracuse, toute la famille du roi Gélon, anéantie par des attentats commis au grand jour, se trouva réduite à une seule jeune fille nommée Harmonia. Comme les adversaires de sa famille s'acharnaient à sa poursuite, sa nourrice revêtit d'habits royaux une jeune fille du même âge et la présenta aux épées des assassins. Celle-ci, même sous les coups de ses meurtriers, ne proféra pas un mot qui pût faire connaître sa qualité. Mais devant un tel courage, Harmonia, saisie d'admiration, ne put souffrir de survivre à une pareille fidélité. Elle rappela les assassins, se nomma et tourna contre elle leur rage sanguinaire. Ainsi l'une périt pour n'avoir pas dévoilé un mensonge, l'autre pour avoir déclaré la vérité. (Av. J.-C. 213.)

 CHAPITRE III : De l'endurance.

 EXEMPLES ROMAINS

Le courage vient de se montrer à nos yeux par de belles actions, aussi bien dans des femmes que dans des hommes. Il invite l'endurance à entrer en scène après lui. Cette vertu ne suppose pas moins de fermeté d'âme ou, pour dire autrement, ne jaillit pas d'un cœur moins noble. Elle a d'ailleurs tant de ressemblance avec le courage qu'elle pourrait passer pour sa sœur ou pour sa fille.

1. En effet, quoi de plus analogue aux actions racontées plus haut que celle de Mucius ? Indigné de l'acharnement avec lequel Porsenna, roi des Etrusques, faisait à notre ville une guerre dure et longue, il s'introduisit en secret dans son camp, armé d'un poignard, et tenta de le tuer devant l'autel où il offrait un sacrifice. Mais, arrêté au milieu de l'exécution d'un dessein aussi courageux que patriotique, il ne dissimula point le motif qui l'avait amené et fit voir par une endurance extraordinaire son indifférence aux tortures. Comme s'il en eût voulu à sa main droite de n'avoir pu la faire servir à tuer le roi, il la porta vivement sur le brasier du sacrifice et eut la force de la laisser brûler. Jamais sans doute une offrande présentée sur les autels ne fut regardée avec plus de bienveillance par les dieux immortels. Porsenna lui-même, oubliant le péril qu'il venait de courir, ne put s'empêcher de passer du désir de la vengeance au sentiment de l'admiration. "Retourne, dit-il, Mucius, auprès de tes concitoyens. Va leur dire que, bien que tu aies cherché à attenter à mes jours, je t'ai fait grâce de la vie." Mucius ne répondit point à la clémence du roi par des flatteries. Plus affligé de laisser Porsenna vivant que satisfait de vivre lui-même, il revint à Rome avec le surnom à jamais glorieux de Scévola. (An de R. 245.)

2 Pompée mérite aussi d'être loué pour son courage. Au cours d'une mission dont il était chargé, il fut fait prisonnier par le roi Gentius. Ce prince voulait le forcer à révéler les desseins du sénat. Pompée mit alors le doigt sur la flamme d'une lampe et l'y laissa se brûler. Par cette endurance, non seulement il ôta au roi tout espoir de rien tirer de lui par les tourments, mais il lui inspira encore un vif désir de solliciter l'amitié du peuple romain. Mais je crains qu'en cherchant encore d'autres exemples de ce genre dans notre histoire, je ne sois amené trop souvent à descendre jusqu'au temps maudit de nos guerres civiles. Je m'en tiendrai donc à ces deux exemples romains qui exaltent d'illustres familles sans avoir rien d'affligeant pour la patrie, et je vais passer aux exemples étrangers. (Vers 584.) 

 EXEMPLES ETRANGERS

1. Alexandre, selon l'ancien usage de la Macédoine, avait pour aides dans un sacrifice des enfants de la plus haute naissance. L'un d'eux saisit avec vivacité un encensoir et vint se placer devant le roi. Mais un charbon ardent tomba sur le bras de cet enfant. Il en fut brûlé si profondément que toute l'assistance sentit l'odeur de la chair consumée. Néanmoins, il contint sa douleur sans proférer un cri et tint son bras immobile de peur d'interrompre le sacrifice d'Alexandre en remuant l'encensoir ou de le souiller par une sorte de profanation s'il faisait entendre un gémissement. Le roi, prenant plaisir à voir chez un enfant une telle endurance, voulut soumettre sa constance à une épreuve plus probante. Il fit à dessein durer le sacrifice plus longtemps sans ébranler pour cela la résolution de l'enfant. Si Darius avait pu être témoin de cette conduite extraordinaire, il aurait senti l'impossibilité de vaincre les soldats d'une nation où la jeunesse encore débile révélait elle-même tant d'énergie. C'est aussi pour les âmes une puissante et ferme discipline que l'étude de la philosophie dont l'action s'exerce par les écrits et qui préside aux augustes mystères de la science. Une fois entrée dans un cœur, elle en chasse toute passion honteuse et nuisible, l'affermit en le protégeant pour ainsi dire par le rempart d'une solide vertu et le rend inaccessible à la crainte et à la douleur.

2. Je commencerai par Zénon d'Élée. Ce philosophe, si sagace dans l'observation de la nature et si habile à exciter dans l'âme des jeunes gens des sentiments énergiques, prouva la sincérité de ses enseignements en donnant lui-même l'exemple du courage. Il quitta sa patrie où il pouvait jouir paisiblement de la liberté et il se rendit à Agrigente, qu'accablait alors la plus triste servitude. Il comptait assez sur le prestige de son talent et de son caractère pour espérer qu'il pourrait extirper du cœur d'un tyran, d'un Phalaris, la folie et la férocité. Quand il eut reconnu que l'habitude du despotisme avait plus d'empire sur l'esprit de celui-ci que la sagesse des conseils, il enflamma les jeunes gens les plus distingués de la ville du désir d'affranchir leur patrie. Ce dessein s'ébruita et parvint aux oreilles du tyran. Alors Phalaris fit rassembler le peuple sur la place publique et se mit à faire subir au philosophe tous les genres de tortures en lui demandant par intervalle le nom de ses complices. Mais Zénon, sans nommer aucun d'eux, lui inspira des soupçons contre ses plus intimes et ses plus fidèles courtisans, et reprochant aux Agrigentins leur apathie et leur timidité, il les émut à tel point que soudain, dans un accès de colère, ils abattirent Phalaris sous une grêle de pierres. Ainsi la voix d'un seul vieillard étendu sur le chevalet, sans supplication ni plaintes lamentables, mais par le seul effet d'une exhortation énergique, changea l'esprit et le sort de toute une ville. (Av. J.-C. 547.)

3. Un autre philosophe du même nom avait formé le projet de tuer le tyran Néarque. Celui-ci le fit mettre à la torture tant pour le punir que pour lui faire dénoncer ses complices. Le philosophe surmonta sa douleur, mais avide de vengeance, il dit à Néarque qu'il avait à lui faire une révélation qui exigeait absolument le secret. On le détacha du chevalet et quand il vit l'instant propice pour l'exécution de sa ruse, il saisit avec les dents l'oreille de Néarque et ne lâcha prise qu'en perdant la vie et en faisant perdre au tyran cette partie de lui-même.

4. Si grande que fût l'endurance de Zénon, elle fut égalée par celle d'Anaxarque. Nicocréon, tyran de Chypre, le faisait torturer sans pouvoir empêcher par aucune contrainte qu'il ne lui infligeât à son tour la torture des plus sanglants outrages. Enfin le tyran le menaça de lui couper la langue. "Non, jeune efféminé, dit-il, cette partie de moi-même ne tombera pas, elle non plus, sous ton pouvoir." Aussitôt il la trancha avec ses dents et, après l'avoir mâchée, il la cracha dans la bouche du tyran toute béante de colère. Cette langue avait tenu dans l'admiration bien des oreilles et particulièrement celles du roi Alexandre, lorsqu'elle expliquait avec tant de savoir et d'éloquence la structure de la terre, le régime de la mer, le mouvement des astres, enfin le système du monde entier. Cependant, elle s'acquit peut-être plus de gloire en cessant d'exister qu'elle n'en eut jamais dans son meilleur état. En effet, par une fin si courageuse, elle confirma le rôle si glorieux qu'avait joué l'enseignement d'Anaxarque et, non contente d'avoir donné tant d'éclat à sa vie, elle en donna encore plus à sa mort. (Av. J.-C. 321.)

5. De même le tyran Hieronymus épuisa sans résultat sur le vertueux Théodorus la force de ses bourreaux. Il vit les verges se rompre, les cordes se relâcher, le chevalet se détendre, le métal se refroidir, sans pouvoir obtenir que Théodotus nommât les complices de son attentat contre le tyran. Théodotus fit plus : en noircissant par une fausse accusation celui de ses satellites qui était pour ainsi dire le pivot de tout son despotisme, il lui ôta sa garde la plus fidèle. Ainsi, grâce à son endurance, il put non seulement taire son secret, mais encore se venger de ses tortures, et Hieronymus, en s'acharnant à tourmenter son ennemi, perdit imprudemment son ami. (An de R. 538.)

6. Chez les Indiens, assure-t-on, l'on s'exerce à l'endurance avec beaucoup de méthode et de suite. Il y a parmi eux des gens qui passent tout le temps de leur vie entièrement nus, tantôt s'endurcissant au froid parmi les glaces du Caucase, tantôt s'exposant aux flammes sans laisser échapper une plainte. Ce mépris de la douleur leur procure une grande gloire et leur vaut le nom de sages.

7. Ces actes partent d'âmes élevées et éclairées par la Science, mais celui qui va suivre n'est pas moins digne d'admiration, bien que l'idée en ait été conçue par une âme servile. Un esclave, d'origine barbare, furieux contre Hasdrubal qui avait tué son maître, se jeta brusquement sur lui et l'assassina. On le saisit, on lui fit subir toutes sortes de tortures. Cependant la joie que lui avait causée la vengeance ne cessa de se manifester sur son visage jusqu'à la fin. (An de R. 532.) La vertu est donc accueillante et ne dédaigne personne. Comme une maîtresse de maison au lever, elle laisse venir à elle les caractères énergiques et elle permet qu'on puise à sa source, sans étendre ni restreindre cette faveur selon les personnes. A la portée de tous également, elle a égard au désir qui attire vers elle plutôt qu'au rang qu'on occupe. Dans le choix que vous avez à faire des biens qu'elle vous offre, elle vous laisse le soin de déterminer vous-même la part que vous en voulez prendre, de manière à la proportionner à la force de votre âme.

 CHAPITRE IV : Des hommes d'une humble origine et devenus illustres.

 EXEMPLES ROMAINS

Ce qui fait que des hommes d'une humble origine s'élèvent au plus haut degré des honneurs, et que les descendants des plus nobles familles, en se plongeant dans l'opprobre, perdent l'illustration héritée de leurs ancêtres pour retomber dans l'obscurité, ces vérités seront rendues plus sensibles par des exemples appropriés. Je parlerai d abord de ces hommes, dont l'heureux changement de fortune offre à l'historien une belle matière.

1. Le berceau de Tullus Hostilius n'eut pour abri qu'un toit de chaume rustique. Sa jeunesse se passa à faire paître des troupeaux et son âge mûr à gouverner l'empire romain et à en doubler la puissance. Sa vieillesse fut l'objet d'honneurs extraordinaires et brilla du plus vif éclat au faîte de la grandeur humaine. (An de R. 82.)

2. Tullus, si grand qu'il soit, si étonnante que soit son élévation, n'est encore qu'un exemple pris parmi nous. Mais Tarquin l'Ancien vint à Rome, conduit par la fortune, et s'y empara du pouvoir (an de R. 138). Cependant, il était étranger, puisque Etrusque et, pis encore, originaire de Corinthe, d'ailleurs méprisé comme fils de marchand et déconsidéré en sa qualité de fils de l'exilé Démarate. Mais grâce à son activité, le changement si heureux de sa destinée, au lieu de susciter contre lui de la haine, ne lui attira que de la gloire. En effet, il recula les bornes de l'empire, il accrut la magnificence du culte des dieux par la création de nouveaux sacerdoces, il augmenta le nombre des sénateurs, donna plus d'extension à l'ordre des chevaliers et, ce qui met le comble à sa gloire, ses éclatantes vertus firent que Rome n'eut pas à se repentir d'avoir emprunté un roi à ses voisins, au lieu de le prendre parmi ses citoyens.

3. Mais c'est dans la personne de Servius Tullius que la fortune manifesta particulièrement sa puissance en choisissant un homme né esclave pour le donner à Rome comme roi. Il eut le bonheur de régner très longtemps, de faire quatre fois le dénombrement des citoyens et de triompher trois fois. Enfin, pour savoir d'où il est parti et jusqu'où il s'est élevé, il n'est pas besoin d'autre témoignage que l'inscription de sa statue où se trouvent associés son surnom d'esclave et son titre de roi.

4. Ce fut aussi une ascension extraordinaire que celle de Varron qui de la boucherie de son père s'éleva jusqu'au consulat. Et la fortune eût même cru faire trop peu pour un homme nourri des profits du commerce le plus vil en lui accordant les douze faisceaux, si elle ne lui eût encore donné pour collègue L. Aemilius Paulus. Elle se donna si passionnément à lui que, lorsqu'il eut, par sa faute, épuisé les forces du peuple romain à la journée de Cannes, elle y laissa périr Paulus qui avait été d'avis de ne pas livrer la bataille, mais lui, elle le ramena sain et sauf à Rome. Bien plus, elle fit sortir le sénat devant les portes de la ville pour le remercier d'avoir bien voulu revenir et elle détermina cette compagnie à déférer la dictature à l'auteur d'un si affreux désastre. (An de R. 537.)

5. La dignité consulaire fut étrangement humiliée en la personne de Perpenna, fait consul avant d'être citoyen (an de R. 623), mais dans la guerre il fut un chef d'armée plus utile à la république que Varron. En effet, il fit prisonnier le roi Aristonicus et tira vengeance du massacre dans lequel avait péri Crassus. Et cependant, si de son vivant il obtint les honneurs du triomphe, il fut après sa mort frappé par la loi Papia, car son père qui s'était arrogé indûment les droits de citoyen romain fut poursuivi devant les tribunaux et contraint par ses concitoyens, les Sabelles, à rentrer dans son pays d'origine. Ainsi Perpenna qui avait eu une gloire à peine ébauchée, un consulat illégal, un pouvoir passager comme une ombre et un triomphe sans lendemain, ne fit en réalité qu'un séjour irrégulier dans une ville où il était étranger. 6. Au contraire, l'élévation de M. Porcius Caton fut l'objet du vœu public et son nom, obscur à Tusculum, devint très illustre à Rome. Il enrichit les lettres latines, fortifia la discipline militaire, accrut la dignité du sénat et perpétua une famille qui, pour comble de gloire, produisit p lus tard Caton d'Utique. (An de R. 558.)

 EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Aux exemples romains ajoutons des exemples empruntés aux étrangers. Socrate, déclaré le plus sage des mortels par le témoignage unanime des hommes et même par l'oracle d'Apollon, eut pour mère une sage-femme nommée Phénarète et pour père un marbrier appelé Sophronisque. Il n'en parvint pas moins à la plus glorieuse illustration et il la mérita. Avant lui, en effet, les esprits les plus savants se perdaient dans des discussions obscures, s'efforçaient de montrer l'étendue du soleil, de la lune et des autres astres avec plus de mots que de raisons solides et osaient même embrasser dans leurs recherches tout l'ensemble de l'univers. Mais Socrate le premier détourna son esprit de ces savantes divagations et l'appliqua à étudier les mystères de la nature humaine et à démêler les sentiments cachés au fond des cœurs. Pour ceux qui prisent la vertu pour elle-même, il fut un maître sans égal dans la science de la vie.

2. Que furent le père d'Euripide et la mère de Démosthène ? Leur siècle même l'a ignoré. Au dire de la plupart des meilleurs historiens, la mère de l'un vendait des légumes et le père de l'autre de petits couteaux. Mais qu'y a-t-il de plus incontestable que le génie de l'un dans la tragédie, et celui de l'autre dans l'éloquence ?

CHAPITRE V : De ceux qui ont dégénéré de la gloire de leurs pères.

J'arrive à la seconde partie de ma promesse, au chapitre relatif aux images des grands hommes qui, devant leurs descendants, ont eu à se voiler la face de honte. Car il faut bien faire connaître ces monstres de noblesse qui ont dégénéré de la gloire de leurs ancêtres et que la lâcheté et le vice ont marqués de leurs plus ignobles souillures.

1. Qu'y a-t-il en effet de plus monstrueux que Cn. Scipion, le fils du premier Africain ? Né au milieu d'une si grande gloire domestique, il eut la faiblesse de se laisser prendre par un très petit détachement de l'armée d'Antiochus. Placé dans la lignée des Scipions entre son père et son oncle, ces héros aux surnoms éblouissants, dont l'un était déjà acquis par la défaite de l'Afrique, dont l'autre commençait à naître de la conquête de l'Asie déjà plus qu'à moitié achevée, il eût mieux fait de se donner la mort plutôt que de livrer ses mains aux fers de l'ennemi et d'obtenir la faveur de vivre par la grâce de celui dont L. Scipion allait bientôt triompher avec tant d'éclat à la face des dieux et des hommes. (An de R. 563.) Ce même Scipion, aspirant à la préture, se présenta au Champ de Mars avec la toge blanche du candidat, mais tellement souillée de taches de turpitude que, sans le crédit et le concours de Ciceréus, ancien greffier de son père, il ne semblait pas pouvoir obtenir du peuple cette dignité. Mais quelle différence peut-on faire entre un échec et une pareille préture ? Ses proches, voyant qu'il déshonorait cette magistrature, prirent des mesures pour l'empêcher de siéger et d'oser rendre la justice. Ils allèrent même jusqu'à lui arracher du doigt l'anneau où était gravée la tête de l'Africain. Dieux bons ! Quelles ténèbres ! et de quel éclair étincelant avez-vous permis qu'elles sortissent ! (An de R. 578.)

2. Et Q. Fabius Maximus, fils du vainqueur des Allobroges, du grand citoyen et du grand général Q. Fabius Maximus, dans quel désordre lui aussi et dans quelle débauche n'a-t-il pas vécu ? Même sans tenir compte de toutes ses infamies, pour faire connaître quel homme il était, il suffirait de rappeler que, par une mesure déshonorante, Q. Pompeius, préteur de Rome, lui interdit l'administration de ses biens, et que, dans une si grande cité, il ne se trouva personne pour désapprouver un pareil décret. L'on souffrait de voir dissiper en débauches infâmes une fortune qui aurait dû servir à soutenir la gloire de la gens Fabia. Ainsi un père trop indulgent l'avait laissé héritier, mais la sévérité des pouvoirs publics le priva de son héritage. (An de R. 662.)

3. Clodius Pulcher posséda la faveur du peuple et, en laissant son épée toujours attachée à la robe de Fulvie, il asservit son honneur de soldat aux volontés d'une femme. (An de R. 695.) Leur fils, Clodius Pulcher, indépendamment d'une jeunesse oisive et efféminée, se déshonora par une folle passion pour une vile courtisane et périt d'une mort honteuse : après avoir dévoré gloutonnement une tétine de truie, il expira, victime d'une basse et crapuleuse intempérance. (An de R. 712.)

4. Q. Hortensius, qui, dans une génération si abondante en grands citoyens et en hommes de talent, parvint au plus haut degré de la considération et de l'éloquence, eut un petit-fils nommé Hortensius Corbio, plus abject et plus dissolu que le dernier des débauchés. Enfin Corbio prostitua sa langue à tout venant dans les mauvais lieux, comme son grand-père avait consacré la sienne à la défense de ses concitoyens devant les tribunaux. (An de R. 729.)

CHAPITRE VI : Des hommes illustres qui se sont permis quelques libertés dans les vêtements et les autres usages de la vie.

Mais je vois sur quelle route périlleuse je me suis engagé. Aussi je vais rétrograder, de peur qu'en m'attachant à relever tous les naufrages de cette sorte, je ne m'embarrasse dans quelque récit plus nuisible qu'utile. Je reviendrai donc sur mes pas et je laisserai ces ombres hideuses plongées dans l'abîme de leur ignominie. Il vaut mieux parler des grands hommes qui se sont permis quelques innovations dans les vêtements et les autres usages de la vie.

1. Dans le temps où Scipion méditait la ruine de Carthage et qu'à cet effet il grossissait en Sicile son armée et cherchait une base commode pour la faire passer en Afrique, au milieu des études et des préparatifs qu'exigeait une telle entreprise, il fréquenta le gymnase et porta le pallium et la chaussure à la grecque. Ses mains n'en portèrent pas des coups moins rudes aux armées carthaginoises. Peut-être même n'en furent-elles que plus promptes à frapper, car plus un génie vigoureux et ardent se donne du champ, plus il met de force dans ses attaques. Je croirais aussi qu'il espérait se concilier davantage la faveur des alliés en manifestant du goût pour leur manière de vivre et pour les exercices en honneur parmi eux. Il ne se rendait à ces exercices qu'après avoir longtemps et rudement fatigué ses épaules et éprouvé la force de tous ses membres dans des manœuvres militaires. Cette activité militaire était son véritable travail et la gymnastique n'était pour lui qu'une détente après le travail. (An de R. 548.)

2. Nous voyons au Capitole une statue de L. Scipion avec la chlamyde et la chaussure grecque. C'est sans doute pour avoir quelquefois porté ce costume, qu'il voulut que sa statue fût vêtue de la sorte.

3. L. Sylla de même, lorsqu'il commandait les armées, ne crut point malséant de se promener à Naples avec la chlamyde et la chaussure grecque. (An de R. 674.)

4. C. Duilius, qui, le premier, remporta une victoire navale sur les Carthaginois (an de R. 493), avait l'habitude, en sortant des banquets sacrés, de revenir chez lui à la lueur d'un flambeau de cire, précédé d'un joueur de flûte et d'un joueur de lyre, rappelant par ce cortège qui l'accompagnait dans la nuit son glorieux succès dans la guerre.

5. Papirius Masso, après avoir servi la république, n'avait pu obtenir du sénat les honneurs du triomphe. Le premier, il triompha sur le mont Albain et laissa cet exemple à suivre à ceux qui sont après lui. Au lieu d'une couronne de laurier, lorsqu'il assistait à quelque spectacle, il portait toujours une couronne de myrte. (An de R. 522.)

6. Voici un trait de Marius qui marque presque un excès d'orgueil. Après ses triomphes sur Jugurtha, sur les Cimbres et les Teutons, il ne buvait toujours que dans un canthare, parce que le vénérable Bacchus, revenant d'Asie en triomphateur des Indiens, passait pour s'être servi de cette sorte de coupe. Ainsi Marius voulait, même en buvant du vin, égaler ses victoires aux victoires du dieu. (An de R. 644.)

7. M. Caton, étant préteur, présida au jugement de Scaurus et des autres accusés, sans tunique, vêtu seulement de la prétexte. (An de R. 699.)

CHAPITRE VII : De la confiance en soi-même.

EXEMPLES ROMAINS

Ces exemples et d'autres semblables montrent dans quelle mesure la vertu prend la liberté d'innover dans les usages. Ceux que je vais ajouter feront voir combien elle a de confiance en elle-même.

1. Publius et Cnéus Scipion venaient de tomber en Espagne sous les coups des Carthaginois avec la majeure partie de leur armée. Toutes les nations de cette province s'étaient rangées dans le parti de Carthage et aucun de nos généraux n'osait se rendre dans ce pays pour y rétablir la situation, lorsque P. Scipion, à peine âgé de vingt-quatre ans, s'offrit pour cette entreprise. Une telle confiance rendit au peuple romain l'espoir du salut et de la victoire. 1a. Scipion garda cette assurance même en Espagne. Pendant le siège de Badia, il invita des plaideurs qui se présentaient devant son tribunal à comparaître le lendemain dans un temple de la ville assiégée. En effet, aussitôt maître de la place, il prit séance à l'heure et au lieu qu'il avait fixés et se mit à rendre la justice. Où trouver une confiance plus noble, une prédiction plus vraie, une célérité plus efficace ou même une grandeur supérieure ? (An de R. 541-546.)

1b. Il ne fut pas moins hardi ni moins heureux dans son passage en Afrique, où il transporta son armée des côtes de la Sicile, malgré la défense du sénat, et si, en cette occasion, il n'avait pas eu foi en sa sagesse plus qu'en celle des sénateurs, on n'aurait pas mis fin à la seconde guerre punique.

1c. Il fit preuve d'une égale assurance, lorsque, après son arrivée en Afrique, des espions d'Hannibal furent pris dans son camp et lui furent amenés. Il ne les punit point ni ne les interrogea sur les desseins et les forces des Carthaginois, mais il eut soin de les faire promener de manipule en manipule. Ensuite, il leur demanda s'ils avaient assez considéré ce qu'ils avaient mission d'observer. Enfin, après leur avoir fait donner à manger, ainsi qu'à leurs chevaux, il les renvoya sans leur faire aucun mal. C'est par la force de cette confiance qu'il abattit le courage des ennemis, avant de triompher de leurs armes. (An de R. 550.)

1d. Mais voyons dans les affaires intérieures les effets de cette admirable confiance. On demandait compte dans le sénat à L. Scipion, son frère, d'une somme de quatre millions de sesterces provenant de l'argent d'Antiochus et celui-ci produisait un registre qui contenait un état de recettes et de dépenses capable de détruire l'accusation de ses ennemis. Mais P. Scipion mit le livre en pièces, indigné qu'on eût des doutes sur une affaire dont il s'était lui-même occupé comme lieutenant du général. Il ajouta même en s'adressant au sénat : "Je ne rends pas compte, sénateurs, à vos trésoriers de quatre millions de sesterces dans une affaire où j'ai agi en qualité de subordonné, parce que dans des expéditions faites sous mon commandement et sous mes auspices j'ai enrichi le trésor de deux cents millions de sesterces. Je ne pense pas que la malveillance puisse aller jusqu'à mettre en question mon désintéressement. De l'Afrique, que j'ai soumise tout entière à votre puissance, je n'ai rien rapporté qu'on puisse dire mien, si ce n'est un surnom. Les trésors de Carthage et ceux de l'Asie n'ont rendu cupides ni mon frère ni moi. Nous sommes l'un et l'autre plus riches en envieux qu'en argent." Cette défense si ferme reçut l'approbation de tout le sénat. (An de R. 565.) Il en fut de même dans la circonstance suivante. Il fallait pour un besoin urgent de l'état, retirer de l'argent du trésor, mais les questeurs n'osaient l'ouvrir, parce que la loi semblait s'y opposer. Scipion, quoique simple particulier, demanda les clefs, ouvrit le trésor et fit céder la loi à l'intérêt public. Ce qui lui donnait cette confiance, c'était le sentiment intime qu'il avait d'avoir sauvé toutes les lois.

1e. Je ne me lasserai point de raconter sans fin les belles actions de ce grand homme, puisque lui non plus ne s'est pas lassé d'en accomplir. Il fut cité devant le peuple par le tribun Naevius ou, selon certains auteurs, par les deux Petilius. Au jour fixé, il se rend au forum, accompagné d'une grande foule, monte à la tribune et, mettant sur sa tête une couronne triomphale : "Romains, dit-il, c'est à pareil jour que j'ai forcé Carthage, en dépit de ses ambitieuses prétentions, à subir vos lois. Il est donc juste que vous veniez avec moi au Capitole en rendre grâces aux dieux." Cette parole si belle eut un effet non moins remarquable. Le sénat tout entier, tout l'ordre équestre, toute l'assemblée du peuple lui firent escorte jusqu'au temple de Jupiter très bon et très grand. Le tribun se trouvait réduit à parler devant le peuple en l'absence du peuple et à rester seul, abandonné dans le forum, avec l'immense ridicule que jetait sur lui son accusation calomnieuse. Pour échapper à cette honte, il se rendit au Capitole et d'accusateur il devint l'un des admirateurs de Scipion. (An de R. 565.)

2. Scipion Emilien fut le noble héritier des sentiments de son aïeul. Au siège d'une ville très fortifiée, certains lui conseillaient de semer autour des murs des chausse-trappes et de joncher tous les gués de planches plombées, garnies de clous aigus, afin d'empêcher l'ennemi de faire des sorties soudaines pour attaquer nos postes. Il répondit : "On ne saurait à la fois vouloir prendre un ennemi et le redouter." (An de R. 629.)

3. De quelque côté que je me tourne à la recherche d'exemples mémorables, je dois toujours, que je le veuille ou non, m'arrêter à quelque personnage de la famille des Scipions. Comment en effet pourrait-on, dans un pareil chapitre, passer sous silence Scipion Nasica, l'auteur illustre d'un mot qui exprime si bien une âme pleine de confiance ? La cherté des vivres augmentant de jour en jour, le tribun C. Curiatius avait amené les consuls devant l'assemblée du peuple et les pressait de proposer au sénat des achats de blé et l'envoi de commissaires chargés d'exécuter cette mesure. Pour empêcher la réalisation d'un projet à son avis sans efficacité, Nasica se mit à parler dans le sens opposé. Puis, comme il soulevait les protestations du peuple : "Romains, leur dit-il, veuillez bien vous taire. Je sais en effet mieux que vous ce qu'exige le bien public." A ce mot tous les citoyens manifestèrent par un silence très respectueux que l'autorité de ce grand homme avait sur eux plus d'empire que le souci de leur nourriture. (An de R. 615.)

4. Livius Salinator mérite aussi d'être immortalisé pour la noblesse de ses sentiments. Quand il eut en Ombrie anéanti Hasdrubal et l'armée carthaginoise, on vint lui dire que des Gaulois et des Liguriens échappés à la bataille erraient çà et là, sans chefs, sans drapeaux et qu'il suffisait d'une poignée de soldats pour les exterminer. "Il faut, dit-il, les épargner pour que les ennemis puissent apprendre un si grand désastre par des messagers de leur nation."

5. C'est chez un guerrier que s'est rencontrée cette grandeur d'âme. En voici un autre exemple sous la toge et non moins digne d'éloges. C'est celle que montra dans le sénat le consul P. Furius Philus. Q. Metellus et Q. Pompeius, personnages consulaires, ses ennemis déclarés, ne cessaient, à son départ pour la province d'Espagne, de lui faire un grief d'une mission qu'ils avaient souhaitée pour eux-mêmes et que le sort lui avait attribuée. Il les força de le suivre dans ce pays en qualité de lieutenants. Que de courage dans cette confiance ! je dirais presque, que de témérité ! Il osa garder à ses côtés deux hommes animés de la haine la plus violente, et les concours pour lesquels on peut à peine compter sur ses amis, il ne craignit pas d'aller les chercher parmi ses ennemis. (An de R. 617.)

6. Qui approuve cette manière d'agir de Furius ne saurait désapprouver la conduite de L. Crassus qui fut chez nos aïeux très célèbre par son éloquence. Au sortir du consulat, il administrait la Gaule et C. Carbon, dont il avait fait condamner le père, était venu dans cette province pour épier ses actions. Loin de l'en éloigner, Crassus lui assigna même une place sur son tribunal et ne jugea aucune affaire sans prendre son avis. Aussi, malgré l'ardente animosité de Carbon, son voyage en Gaule n'eut pour lui pas d'autre résultat que la nécessité de reconnaître son père coupable et justement condamné à l'exil par le plus intègre des hommes. (An de R. 659.)

7. Caton l'Ancien fut souvent appelé en justice par ses ennemis, sans jamais être convaincu d'aucune faute. A la fin, il se reposait avec une telle confiance sur son innocence que, contraint de venir devant le tribunal du peuple, il demanda pour juge Tib. Gracchus avec lequel son désaccord dans la conduite des affaires publiques allait jusqu'à la haine déclarée. Cette noble assurance empêcha ses ennemis de s'obstiner à le poursuivre. (An de R. 575.)

8. M. Scaurus eut même sort, même vieillesse longue et robuste et même caractère. Accusé du haut de la tribune d'avoir reçu de l'argent de Mithridate pour trahir la république, voici de quelle manière il se défendit : "Romains, dit-il, c'est une situation par trop désavantageuse, que d'avoir à rendre compte de sa conduite devant d'autres hommes que ceux qui en ont été les témoins. La plupart d'entre vous n'ont pu me voir dans les honneurs et dans l'exercice des fonctions dont j'ai été revêtu. Néanmoins, j'oserai vous poser cette question : "Varius Sévérus de Sucrone affirme que Aemilius Scaurus s'est laissé corrompre par les présents du roi et a trahi les intérêts de l'empire romain ; Aemilius Scaurus déclare qu'il n'a rien de semblable à se reprocher. Lequel des deux en croyez-vous sur sa parole ?" A ce discours le peuple est saisi d'admiration, et, à force de clameurs, il contraignit Varius à se désister d'une accusation si extravagante. (An de R. 662.)

9. Tout autre fut la conduite de l'éloquent M. Antoine. Au lieu de répondre aux accusations par le dédain, il s'empressa de plaider sa cause et fit ainsi éclater son innocence. Il partait pour l'Asie en qualité de questeur et il était déjà arrivé à Brindes, lorsqu'une lettre lui apprit qu'on venait de l'accuser d'inceste devant le préteur L. Cassius, dont le tribunal, à cause de son excessive sévérité, était appelé l'écueil des accusés. Il pouvait s'y soustraire en invoquant la loi Memmia qui défendait d'accueillir aucune accusation contre les citoyens absents pour les affaires de la république. Cependant, il se hâta de revenir à Rome. Cette résolution que lui avait inspirée la tranquillité d'une bonne conscience lui valut un prompt acquittement et un départ plus honorable. (An de R. 639.)

10. Il y a aussi des exemples d'une magnanime confiance donnés par notre république. Ainsi, pendant la guerre que Rome soutenait contre Pyrrhus, les Carthaginois avaient envoyé à Ostie une flotte de cent trente navires pour secourir les Romains. Le sénat décida d'envoyer des députés au commandant de cette flotte pour lui déclarer que le peuple romain n'entreprenait aucune guerre sans être en état de la soutenir par ses propres forces et que les Carthaginois pouvaient en conséquence remmener leur flotte. Quelques années après, alors que les forces de l'empire romain se trouvaient épuisées par le désastre de Cannes, Rome ne craignit pas d'envoyer des renforts à l'armée d'Espagne, et tel fut l'effet de ce signe de confiance que le terrain occupé par le camp ennemi, au moment même où Hannibal frappait avec ses armes à la porte Capène, ne se vendit pas moins que s'il n'avait pas été au pouvoir des Carthaginois. Se conduire ainsi dans l'adversité, n'est-ce pas contraindre la fortune à se retourner, comme prise de honte, et d'une ennemie qu'elle était, s'en faire une auxiliaire ? (An de R. 542.)

11. Du sénat au poète Accius, sans doute l'intervalle est grand. Néanmoins, pour ménager une transition plus convenable entre le sénat et les étrangers, produisons ce poète sur la scène. Lorsque Jules César, au comble de la grandeur et de la puissance, venait dans une réunion de poètes, Accius ne se levait jamais devant lui, non qu'il méconnût la majesté du personnage, mais parce que, en comparant les oeuvres de César avec les siennes du même ordre, il se sentait quelque supériorité. Aussi ne l'accusa-t-on point d'orgueil, parce que dans ces réunions on se disputait le premier rang par des titres littéraires et non par des titres de noblesse. 

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Euripide ne fut pas non plus taxé d'arrogance par les Athéniens pour la réponse qu'il leur fit. Le peuple lui demandant de retrancher certain passage d'une tragédie, il vint dire sur la scène qu'il composait ses pièces pour donner des leçons au public et non pour en recevoir. Il faut rendre hommage à la confiance de celui qui pèse son mérite à une balance exacte et s'apprécie à sa juste valeur en se tenant aussi loin de l'excessive modestie que de l'outrecuidance. (Av. J.-C. 413.) Aussi ne peut-on qu'approuver de même la réponse qu'Euripide fit au poète tragique Alcestis. Il se plaignait à lui de n'avoir pu faire que trois vers dans les trois derniers jours, malgré ses plus grands efforts, tandis que Alcestis se vantait d'en avoir écrit une centaine avec la plus grande facilité. "Mais, dit Euripide, voici la différence ; les tiens n'auront que la durée de trois jours, et les miens, celle des siècles." En effet, les écrits de l'un, fruits d'une production abondante et rapide, ont péri dans leur premier âge, comme un char qui se brise à la première borne, et les ouvrages de l'autre, composés avec soin et lentement, traverseront tous les siècles à venir, portés comme un navire aux voiles gonflées par le souffle de la gloire. (Av. J.-C. 411.)

2. Je vais ajouter un exemple emprunté encore au théâtre. Le joueur de flûte Antigénidas avait un élève fort avancé dans son art, mais qui réussissait mal à se faire applaudir du public. Il lui dit, de manière à être entendu de toute l'assemblée : "Joue pour moi et pour les Muses." Il entendait par là sans doute qu'un talent accompli, même privé des faveurs de la fortune, n'en perd pas le sentiment d'une légitime confiance, et lors même qu'il n'obtient pas des autres le témoignage qu'il sait lui être dû, il se le rend lui-même dans son for intérieur.

3. Zeuxis, après avoir fait le portrait d'Hélène, ne crut pas devoir attendre le jugement qu'on porterait sur son œuvre, mais il mit tout de suite au bas de son tableau les vers suivants : "Certes, il est naturel que pour une telle femme, Troyens et Achéens aux belles cnémides supportent tant de peines." Ne fallait-il pas que le peintre eût une haute idée de son talent, pour croire qu'il avait réalisé dans cette figure autant de beauté que Léda en put enfanter par l'œuvre d'un dieu ou qu'Homère en put tirer de son divin génie ? (Av. J.-C. 396.)

4. Phidias fit aussi de quelques vers d'Homère une excellente application. Quand il eut achevé la statue de Jupiter Olympien, la plus parfaite, la plus admirable qu'aient faite des mains humaines, un de ses amis lui demanda quel modèle il avait eu devant les yeux pour façonner dans l'ivoire une tête de Jupiter qui semblait avoir été prise au ciel. Il répondit qu'il avait pris pour guide les vers suivants : "Il dit et avec un mouvement de ses sombres sourcils le fils de Cronos inclina la tête. La chevelure divine du roi céleste s'agita sur sa tête immortelle et il fit trembler le grand Olympe."

5. Je ne puis m'arrêter plus longtemps à de petits exemples, en présence des plus vaillants généraux. Les Thébains, irrités contre Epaminondas et voulant l'humilier, le chargèrent du soin de paver les rues. C'était en effet chez eux le dernier des emplois. Il l'accepta sans aucune hésitation et assura qu'il tâcherait d'en faire rapidement un des plus honorables. Il s'en acquitta si admirablement que de l'occupation la plus méprisée il fit une fonction aussi recherchée à Thèbes que la plus brillante des distinctions. (Av. J.-C. 366.)

6. Hannibal, exilé et réfugié auprès du roi Prusias, conseillait à ce prince de livrer bataille. Mais celui-ci lui déclara que les entrailles des victimes donnaient des signes défavorables. "Eh quoi ? répondit-il, vous aimez mieux en croire un petit morceau de chair plutôt qu'un vieux général ! " - A ne compter que les mots, la réponse est brève et concise, mais, si l'on en pèse le sens, le contenu en est riche et significatif. D'un seul mot il étalait ainsi sous les yeux de Prusias les Espagnes arrachées au peuple romain, toutes les forces des Gaules et de la Ligurie assujetties à son pouvoir, la chaîne des Alpes ouverte par une traversée encore sans exemple, le lac Trasimène marqué d'un cruel souvenir, Cannes rappelant la plus célèbre des victoires carthaginoises, la possession de Capoue, la dévastation de l'Italie. Hannibal ne put voir sans peine que l'on fît plus de cas du foie d'une victime que de sa gloire fondée sur une longue expérience. Sans doute, pour reconnaître des ruses de guerre et apprécier des opérations militaires, tous les foyers sacrés et tous les autels de la Bithynie, au jugement même du dieu Mars, n'auraient pu être que des moyens bien inférieurs au génie d'Hannibal. (An de R. 568.)

7. C'est aussi un mot plein d'une noble fierté que celui du roi Cotys. En apprenant que les Athéniens lui avaient donné le droit de cité : "Et moi aussi, dit-il, je leur donnerai à mon tour les droits de ma nation." Il mit ainsi de niveau la Thrace avec Athènes de peur qu'en la jugeant incapable de rendre un bienfait égal à celui qu'il avait reçu, il ne parût avoir une trop petite idée de sa patrie.

8. Même noblesse dans les paroles de deux Spartiates. L'un, comme on le raillait de ce qu'étant boiteux il allait néanmoins au combat : "J'ai résolu, répondit-il, de combattre et non de fuir." L'autre, en entendant raconter que les flèches des Perses obscurcissaient le ciel : "Tant mieux, dit-il, nous combattrons plus commodément à l'ombre." Un autre citoyen de la même ville et du même caractère dit à son hôte qui lui faisait considérer la hauteur et la largeur des murs de sa patrie : "Si vous les avez faits pour les femmes, c'est bien, mais si c'est pour les hommes, c'est une honte."

CHAPITRE VIII : De la constance.

 EXEMPLES ROMAINS

Après avoir considéré la franchise et la hardiesse d'un esprit plein d'une juste confiance en lui-même, il me reste, pour m'acquitter de ma tâche, à décrire la constance. En effet, il est dans la nature, quand on a la conviction d'avoir conçu un dessein sage et raisonnable, de le défendre avec énergie, si, une fois exécuté, il soulève des critiques ou, s'il n'a pas encore vu le jour et qu'il se heurte à des oppositions, d'en poursuivre la réalisation sans hésiter.

1. Mais, lorsque, en cherchant des exemples qui conviennent à mon propos, je porte au loin mes regards autour de moi, ce qui s'offre à moi avant tout, c'est la constance de Fulvius Flaccus. Il venait de s'emparer de Capoue, qui, séduite par les trompeuses promesses d'Hannibal, avait espéré obtenir la suprématie en Italie au prix d'une criminelle défection. Sachant apprécier avec justice la faute des ennemis, comme il avait su les vaincre avec gloire, il résolut d'anéantir entièrement leur sénat, auteur du décret impie contre Rome. Il fit donc charger de chaînes les sénateurs et les répartit en deux prisons, moitié à Téanum, moitié à Calès, pour mettre son dessein à exécution, aussitôt qu'il aurait terminé des affaires qui lui paraissaient plus urgentes. Mais, sur le bruit d'une sentence plus douce prononcée par le sénat romain, craignant que les coupables ne vinssent à échapper au châtiment qu'ils méritaient, il partit à cheval de nuit et se rendit à toute bride à Téanum, y fit exécuter les prisonniers et passa aussitôt à Calès pour y poursuivre son entreprise avec acharnement. Déjà les sénateurs ennemis étaient attachés au poteau, lorsqu'il reçut du sénat romain une lettre de grâce qui resta sans effet. Il la mit dans sa main gauche telle qu'on la lui avait remise, il commanda au licteur d'exécuter la loi et n'ouvrit la lettre qu'après s'être mis dans l'impossibilité d'obéir aux ordres du sénat. Constance plus glorieuse même que sa victoire, car, si on le juge en distinguant l'un de l'autre ces deux titres de gloire, on lui fera un plus grand mérite d'avoir châtié Capoue que de l'avoir prise. (An de R. 542.)

2. Si Fulvius montra une constance étonnante dans la sévérité, au contraire, Q. Fabius Maximus se fit admirer par sa persévérance dans l'amour de sa patrie et il donna des preuves de ce sentiment généreux sans se lasser jamais. Il avait versé de l'argent dans les mains d'Hannibal pour la rançon des prisonniers. L'état ne lui remboursa point son avance et il n'en fit aucune plainte. Pendant sa dictature le maître de la cavalerie, Minucius, avait reçu du sénat des pouvoirs égaux aux siens : il garda le silence. (An de R. 536.) Il eut à subir bien d'autres injustices, mais il resta toujours dans la même disposition d'esprit et ne se laissa jamais aller à la colère contre sa patrie, tant son amour pour ses concitoyens était inébranlable ! Et dans la guerre, sa constance ne fut-elle pas toujours égale ? Il voyait que l'empire romain, presque anéanti par la bataille de Cannes, avait de la peine à réunir des troupes. Aussi se persuada-t-il qu'il valait mieux se dérober et échapper aux attaques des Carthaginois que d'en venir à une bataille rangée. Hannibal eut beau le provoquer souvent par des démonstrations menaçantes ou le tenter à plusieurs reprises par l'appât d'un succès possible, jamais il ne se laissa détourner, pas même pour un petit engagement, du plan salutaire qu'il avait conçu et partout il montra (effort bien difficile) une âme supérieure au ressentiment et à l'espérance. Ainsi donc Scipion et Fabius ont rendu les plus grands services à notre cité, l'un en combattant, l'autre en évitant le combat. Le premier, par la rapidité de ses attaques, vainquit Carthage, le second, par sa lenteur, empêcha Rome d'être vaincue.

3. C. Pison remplit aussi avec une constance admirable son rôle de consul dans une situation politique troublée. On va le voir par le récit suivant. M. Palicanus, agitateur forcené, avait par les pires flatteries capté la faveur populaire et le peuple s'apprêtait à commettre dans les élections consulaires la plus honteuse des erreurs, tant il voulait passionnément conférer la souveraine magistrature à un homme dont l'odieuse conduite méritait plutôt un supplice exemplaire que la moindre dignité. Aux passions de la foule soulevée ne manquaient pas de s'ajouter, telles que les torches des Furies, les excitations des tribuns, toujours prêts à seconder sa folie dans ses emportements et à l'enflammer par leurs discours, quand son ardeur venait à tomber. Dans ces circonstances politiques si malheureuses et si honteuses, les tribuns firent monter Pison presque de force à la tribune et, le tenant comme encerclé de tous côtés, ils lui demandèrent s'il proclamerait Palicanus, quand les suffrages du peuple l'auraient fait consul. Il répondit d'abord qu'il ne croyait pas les citoyens tombés dans un assez profond aveuglement pour en venir à cette indignité. Mais les tribuns ne se lassaient pas d'insister en disant : "Eh bien, si l'on en venait là ? - Non, répliqua-t-il, je ne le proclamerai pas." Par une réponse si tranchante il arracha le consulat à Palicanus, avant qu'il l'eût obtenu. Pison brava bien des périls, en refusant de laisser fléchir la noble rigidité de son caractère. (An de R. 686.)

4. Metellus le Numidique, par une fermeté semblable, attira aussi sur lui un orage dont sa grandeur morale faisait une épreuve imméritée. Il voyait le but des entreprises funestes du tribun du peuple Saturninus et les grands malheurs qui en seraient l'issue pour la république, si l'on n'y mettait obstacle. Aussi aima-t-il mieux s'exiler que subir les lois du tribun. Peut-on voir plus de constance que dans cet homme ? Pour ne pas se désister de son opinion, il eut le courage de se priver d'une patrie où il jouissait de la plus haute considération. (An de R. 653.)

5. Mais si je ne mets personne au-dessus de Metellus, je pourrais néanmoins lui comparer à bon droit l'augure Q. Scévola. Après la défaite et la dispersion du parti contraire, Sylla, qui tenait Rome sous la force des armes, avait assemblé le sénat, car il avait le plus vif désir de faire sans délai déclarer Marius ennemi public. Personne n'osait aller contre sa volonté. Seul, Scévola, quand on lui demanda son avis, refusa de le donner. Bien plus, comme Sylla le pressait avec des menaces : "Tu peux dit Scévola, étaler à mes yeux les troupes dont tu as investi l'enceinte de cette assemblée, tu peux réitérer tes menaces de mort, jamais tu n'obtiendras que, pour conserver les faibles restes d'une vie épuisée par l'âge, je déclare Marius ennemi public, Marius à qui Rome et l'Italie doivent leur salut." (An de R. 665.)

6. Qu'a de commun une femme avec l'assemblée du peuple ? Rien sans doute, si l'on respectait les coutumes des ancêtres, mais, dès que la paix intérieure est troublée par la tourmente des dissensions, le pouvoir des anciens usages est ébranlé et la violence a plus d'empire que les conseils et les leçons de la bienséance. Loin de moi donc, Sempronia, sœur des Gracques, femme de Scipion Emilien, loin de moi la pensée de te représenter, par un récit malveillant, comme venant te mêler en intruse aux actions les plus graves des hommes. Mais, puisque tu as été amenée par un tribun devant le peuple assemblé et qu'au milieu du plus grand désordre tu as su rester digne de la grandeur de tes ancêtres, je veux transmettre de toi à la postérité un souvenir honorable. Tu fus forcée de paraître en ce lieu où les plus grands citoyens eux-mêmes ne pouvaient se montrer sans laisser voir quelque émotion. Une puissante autorité n'épargnait, pour faire pression sur toi, ni regards farouches, ni paroles menaçantes. Au milieu des cris retentissants d'une foule grossière, l'assemblée tout entière soutenait avec la passion la plus ardente l'intérêt d'Equitius pour qui on réclamait sans raison les droits de la gens Sempronia, et te pressait de le reconnaître, par un baiser, comme le fils de ton frère Tiberius. Toi cependant, écartant ce monstre sorti de je ne sais quel repaire ténébreux, malgré les efforts de son abominable audace pour usurper une parenté à laquelle il n'avait point droit, tu persistas à le repousser. (An de R. 652.)

7. Les célébrités de notre patrie ne s'offenseront point si, dans le rayonnement de leur gloire incomparable, la vertu de simples centurions vient aussi s'offrir aux regards. De même que les petits doivent beaucoup de respect aux grands, la noblesse, au lieu de le mépriser, doit encourager un homme d'un heureux naturel, malgré l'obscurité de sa naissance. Faut-il exclure de cette série de grands exemples celui de T. Pontius ? Officier de l'armée de César, il se trouvait dans un poste avancé, quand il fut fait prisonnier par un détachement des troupes de Scipion. Celui-ci lui offrait de lui laisser la vie, s'il s'engageait à servir dans l'armée de Cn. Pompée, son gendre. Mais T. Pontius répondit sans hésitation : "Je te remercie, Scipion, mais je n'ai que faire de la vie à ce prix." Ame vraiment noble, quoique sans aïeux ! (An de R. 707.) 8. Cette attitude pleine de fermeté fut aussi celle de Maevius, centurion du divin Auguste. Dans la guerre contre Antoine, après de nombreuses et belles actions guerrières, il tomba dans une embuscade par surprise et fut conduit à Alexandrie auprès d'Antoine. Celui-ci lui demanda ce qu'il devait décider à son sujet. "Fais-moi trancher la tête, dit-il, car ni la faveur d'une grâce, ni la crainte de la mort ne peuvent me faire cesser d'être soldat de César pour devenir le tien." - Mais plus il mit de fermeté à mépriser la vie, plus il eut de facilité à l'obtenir. Antoine lui laissa la vie sauve en considération de son courage. (An de R. 723.) 

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Il reste encore dans l'histoire romaine un grand nombre d'exemples de cette sorte, mais, pour éviter de lasser, il faut garder de la mesure. Je vais donc laisser ma plume passer au récit des exemples étrangers. Donnons ici la première place à Blassius. Il n'y a jamais eu de constance plus ferme que la sienne. Il désirait rendre aux Romains Salapia, sa patrie, qu'occupait une garnison carthaginoise. Il avait dans les affaires politiques un adversaire acharné nommé Dasius, qui était d'autre part entièrement dévoué à l'amitié d'Hannibal. Mais, son dessein ne pouvant réussir sans celui-ci, Blassius osa essayer, avec plus de zèle que d'espoir, de le gagner et de l'associer à son entreprise. Dasius aussitôt informa Hannibal des propos de Blassius en y ajoutant des circonstances propres à le faire valoir lui-même davantage et à rendre son ennemi plus odieux. Le Carthaginois les fait comparaître devant lui, l'un pour prouver son accusation, l'autre pour se justifier. Mais, pendant que cette discussion se développait devant le tribunal du général et retenait l'attention de tous les assistants, une affaire d'un intérêt plus immédiat étant intervenue, Blassius en profita et, sans en avoir l'air et à voix basse, se mit à exhorter Dasius à préférer le parti des Romains à celui des Carthaginois. Celui-ci s'écrie aussitôt qu'en présence même du général, on essaie de l'entraîner contre lui. Mais, comme la chose paraissait incroyable, qu'elle n'était arrivée qu'aux oreilles d'un seul et qu'elle n'était énoncée que par un ennemi, elle n'obtint pas la créance qu'on donne à la vérité. Néanmoins, peu de temps après, la constance extraordinaire de Blassius finit par entraîner Dasius de son côté et, par ce moyen, il livra à Marcellus Salapia avec les cinq cents Numides, qui en composaient la garnison.

2. Les Athéniens avaient suivi pour la conduite d'une affaire un autre conseil que celui de Phocion, et ils avaient eu le bonheur de réussir. Phocion n'en persista pas moins à soutenir son opinion, jusqu'à dire dans l'assemblée des Athéniens qu'il se réjouissait de leur succès, mais que son avis ne laissait pas d'être encore le meilleur. Il ne crut pas devoir condamner une idée juste pour cette seule raison que le conseil maladroit d'un autre avait eu un effet heureux. Il estimait qu'il y avait eu de l'autre côté plus de bonheur, mais du sien plus de sagesse. La fortune, sans doute, en favorisant l'exécution d'un dessein mal conçu, encourage de son sourire les téméraires, mais c'est pour les mieux frapper qu'elle les sert d'abord contre toute attente. Phocion avait un caractère paisible, compatissant, généreux, tout fait de douceur, et c'est à bon droit que l'opinion unanime voulut honorer ces qualités en lui décernant le surnom de bon. Cette ténacité qui semblait révéler une nature rigide à l'excès, était au fond sans rudesse et avait sa source dans une âme douce.

3. Socrate dont l'âme était au contraire armée d'une énergie toute virile donna l'exemple d'une fermeté encore plus déterminée. La république athénienne tout entière, entraînée par un égarement aussi injuste que barbare, avait par une déplorable sentence condamné à la peine de mort les généraux qui venaient de détruire, près des Arginuses, la flotte des Lacédémoniens. Il se rencontra qu'à ce moment Socrate faisait partie du corps de magistrats à qui il appartenait de statuer sur les décisions de l'assemblée. Indigné de voir tant d'éminents serviteurs de l'état victimes des injustes attaques de l'envie, il opposa sa fermeté à la conduite inconsidérée de la foule. Ni les clameurs les plus bruyantes ni les menaces les plus vives de l'assemblée ne purent le forcer à autoriser de son approbation un acte de démence collective. Cette opposition ôta bien au peuple le moyen de procéder par les voies légales. Il ne s'obstina pas moins à se souiller les mains du sang injustement versé de ces généraux, mais Socrate ne craignit pas de s'exposer à devenir lui-même la onzième victime de la fureur de sa patrie en délire. (Av. J.-C. 406.)

4 L'exemple suivant, sans avoir le même éclat, peut être regardé comme une preuve non moins certaine de constance. Avocat d'une éloquence persuasive et homme d'une probité reconnue, Éphialte fut chargé par les Athéniens des fonctions d'accusateur public et fut forcé de demander des poursuites, entre autres, contre Démostrate, dont le fils Démocharès, jeune homme d'une grande beauté, lui était uni par une étroite amitié. Ainsi donc, de par la fonction publique qui lui était échue, il devait être un accusateur impitoyable et, du fait de ses affections personnelles, il ne pouvait pas ne pas partager la situation déplorable de l'accusé. Aussi ne put-il se résoudre ni à repousser le fils qui venait le prier de requérir avec modération contre son père, ni à le voir prosterné à ses genoux en suppliant. Mais la tête voilée, fondant en larmes et gémissant, il le laissa prier et supplier ; il n'en mit pas moins de conscience et d'intégrité dans l'accusation et fit condamner Démostrate. Victoire encore plus douloureuse peut-être qu'honorable ! Car, avant d'accabler le coupable, Éphialte eut à triompher de lui-même. (Av. J.-C. 339.)

5. Cet exemple, à considérer la différence des circonstances, est inférieur à celui de Dion le Syracusain. On lui conseillait de se garder d'Héraclide et de Callipus en qui il avait la plus grande confiance, sous prétexte qu'ils tramaient des complots contre lui. Il répondit qu'il aimait mieux cesser de vivre que d'avoir, par crainte d'une mort violente, à traiter ses amis de la même manière que ses ennemis. (Av. J.-C. 359.)

6. Le trait suivant est célèbre tant par la beauté du fait lui-même que par la renommée de l'auteur. Alexandre, roi de Macédoine, après une bataille fameuse dans laquelle il avait écrasé les forces extraordinaires de Darius, étant tout en sueur par l'effet de la chaleur sous le ciel de la Cilicie et aussi de la rapidité de la marche, se jeta dans le Cydnus qui est remarquable par la limpidité de ses eaux et traverse la ville de Tarse. Saisi tout à coup par une fraîcheur excessive, les nerfs engourdis, les membres perclus, il est emporté dans la ville voisine du camp au milieu de la consternation de toute l'armée. Il était donc malade et alité dans la ville de Tarse et la gravité de son état rendait incertain l'espoir d'obtenir la victoire dans une bataille qui se préparait. Les médecins avaient été appelés et au cours d'un examen très attentif ils passaient en revue les différents moyens de le sauver. Ils s'accordèrent sur le choix d'une potion et le médecin Philippe, ami d'Alexandre et attaché à sa suite, la prépara lui-même. Au moment où il la présentait au roi, survint une lettre de Parménion qui le prévenait de se défier des mauvais desseins de Philippe, comme d'un traître acheté par Darius. Alexandre lut cette lettre et but la potion sans hésiter. Il fit ensuite lire la lettre à Philippe. Une si ferme confiance dans la fidélité de son ami reçut des dieux immortels la plus juste des récompenses : ils ne permirent pas qu'un faux rapport lui fît repousser un remède capable de lui sauver la vie. (Av. J.- C. 333.)

LIVRE IV

CHAPITRE PREMIER : De la modération.

EXEMPLES ROMAINS.

Je vais passer à la modération, cette vertu si salutaire qui nous prémunit contre les égarements des passions violentes et de l'audace irréfléchie. Grâce à ce caractère, elle ne donne prise à aucun reproche et recueille d'abondantes louanges. Elle pourra ici reconnaître ses effets dans les hommes illustres.

 1. Pour remonter jusqu'au berceau de la plus haute magistrature romaine, P. Valérius à qui son respect pour la majesté du peuple valut le surnom de Publicola, vit, après l'expulsion des rois, toute la réalité et toutes les marques extérieures de leur puissance réunies en sa personne sous le nom de consulat. Mais, pour rendre supportable une dignité dont la grandeur est un objet d'envie, il sut, à force de modération, en réduire les apparences : ainsi il fit retirer les haches des faisceaux qu'en outre il abaissa devant le peuple assemblé. Il en diminua aussi le nombre de moitié, en se donnant de lui-même un collègue dans la personne de Sp. Lucrétius, et, comme celui-ci était plus âgé, il lui céda les faisceaux le premier mois. Il fit aussi voter une loi par les comices centuriates pour défendre à tout magistrat de faire battre de verges ou mettre à mort un citoyen romain en violant son droit d'en appeler au peuple. Ainsi, pour accroître la liberté des citoyens, il renonça peu à peu aux prérogatives de son pouvoir. Il alla même jusqu'à démolir sa maison, parce qu'elle était située sur une hauteur et qu'elle avait l'air d'une citadelle. N'est-il pas vrai qu'en abaissant ainsi sa demeure, il grandit d'autant sa gloire ? (An de R. 244.) 

2. J'ai peine à quitter Publicola ; mais il m'est agréable d'arriver à Camille qui mit tant de modération à passer d'une situation humiliante au faite du pouvoir. Tandis qu'il était exilé dans Ardée, ses concitoyens, après la prise de Rome par les Gaulois, vinrent lui demander son secours ; mais il ne voulut pas aller à Véies prendre le commandement de l'armée avant de s'être assuré que toutes les formalités habituelles avaient été observées dans son élévation à la dictature. Le triomphe de Camille sur les Véiens fut magnifique ; sa victoire sur les Gaulois fut éclatante ; mais cette lenteur scrupuleuse a quelque chose de bien plus admirable. Il est moins, bien moins difficile de vaincre l'ennemi que de se vaincre soi-même, que de se garder d'une trop grande précipitation à fuir le malheur et d'un empressement excessif à saisir le bonheur. (An de R. 363.) 

3. La modération de Camille est égalée par celle de Marcius Rutilius Censorinus. Elu censeur pour la seconde fois, il assembla le peuple et lui reprocha avec la plus grande sévérité de lui avoir conféré deux fois un pouvoir dont les ancêtres avaient cru devoir restreindre la durée parce qu'il leur semblait trop grand. Tous les deux avaient raison, et Censorinus et le peuple : l'un, en recommandant de ne confier les charges qu'avec mesure ; l'autre, en ne les confiant qu'à un homme d'une modération éprouvée. (An de R. 488.) 

4. Et L. Quintius Cincinnatus ! Quel admirable consul il s'est montré ! Le sénat voulait lui continuer ses pouvoirs tant à cause de ses éminents services que des efforts que faisait le peuple pour nommer les mêmes tribuns encore pour l'année suivante. Les deux projets tant contraires aux lois, il les fit échouer l'un et l'autre, en contenant le zèle du sénat pour lui et en forçant les tribuns à imiter sa réserve. Ainsi c'est grâce à lui seul que la conduite de cette auguste compagnie et celle du peuple échappèrent au reproche d'illégalité. (An de R. 316.) 

5. Fabius Maximus ne laissait pas de remarquer qu'il avait exercé le consulat cinq fois et que son père, son aïeul, son bisaïeul et ses ancêtres l'avaient de même exercé souvent. Aussi, comme les comices s'apprêtaient, selon le voeu unanime des citoyens, à élire son fils consul, il fit auprès du peuple les plus vives instances pour obtenir que la famille Fabia fût enfin dispensée de cet honneur ; non qu'il doutât des hautes qualités de son fils, qui s'était déjà rendu illustre, mais pour ne pas perpétuer dans la même famille le plus grand pouvoir public. Est-il rien de plus fort, de plus puissant que cette modération qui triomphait même de l'amour paternel qui passe pour avoir sur nous le plus d'empire ? (An. de R. 461.) 

6. Nos ancêtres ne montrèrent pas peu de reconnaissance envers le premier Scipion l'Africain par les récompenses qu'ils lui accordèrent : ils s'appliquèrent à l'honorer par des hommages égaux à ses immenses services. Ils voulurent lui ériger des statues dans la place des comices, dans l'assemblée du peuple, dans le sénat, dans le temple même de Jupiter très bon et très grand ; ils voulurent placer son image en costume de triomphateur, à côté de celles des dieux, dans les banquets sacrés du Capitole ; ils voulurent même lui déférer un consulat à vie, une dictature perpétuelle. Mais il ne souffrit pas que le sénat ou le peuple lui décernât aucun de ces pouvoirs et il se montra presque aussi grand par le refus de ces honneurs que par les exploits qui les avaient mérités. (An de R. 553.)  Ce fut avec la même force de caractère qu'il prit la défense d'Hannibal dans le Sénat, lorsque ses concitoyens envoyèrent des députés pour l'accuser de menées séditieuses dans Carthage. Il ajouta que le sénat romain ne devait pas se mêler des affaires intérieures de la république carthaginoise et par une si belle modération, il sauva la vie de l'un, l'honneur de l'autre, ne voulant plus être leur ennemi après la victoire. (An de R. 558.) 

7. Passons à Marcellus qui, le premier, fit voir qu'Hannibal n'était pas invincible, ni Syracuse imprenable. Sous son consulat, des députés de Sicile étaient venus à Rome porter des plaintes contre lui. Comme son collègue Valérius Laevinus se trouvait alors absent, il ne voulut pas convoquer le sénat pour cette affaire, de peur que cette circonstance n'ôtât un peu aux Siciliens le courage de formuler leurs plaintes. Mais à peine Laevinus fut-il de retour que Marcellus fit, de lui-même, la proposition de leur donner audience. Il écouta patiemment l'exposé de leurs griefs à son sujet. Et même, quand Laevinus leur eut donné l'ordre de se retirer, Marcellus les obligea à rester pour être présents à sa justification. Puis la cause débattue de part et d'autre, il alla jusqu'à sortir du sénat avec eux pour laisser les opinions s'exprimer plus librement. Leurs plaintes furent rejetées. Ils le prièrent alors et le supplièrent de les admettre dans sa clientèle ; il y consentit avec bonté. En outre, le sort lui ayant assigné le gouvernement de la Sicile, il le céda à son collègue. Autant de manifestations d'une rare modération envers des alliés, autant de raisons différentes de louer Marcellus. (An de R. 543.) 

8. Combien admirable aussi s'est montré Tib. Gracchus ! Pendant son tribunat, alors qu'il était ennemi déclaré des deux Scipions, l'Africain et l'Asiatique, ce dernier, qui ne pouvait donner caution pour le payement d'une amende, allait pour cela être conduit dans la prison publique par ordre du consul. Il avait fait appel au collège des tribuns. Aucun d'eux ne voulant intervenir contre cette mesure, Gracchus se détacha de ses collègues et alla rédiger un projet de résolution. Personne ne put douter qu'il ne manquât de la formuler dans des termes inspirés par son ressentiment contre l'Asiatique. Il commença par protester qu'il n'était point réconcilié avec les Scipions ; ensuite il lut la résolution suivante : "Comme L. Cornélius Scipion, le jour de son triomphe, après avoir fait marcher devant son char les généraux ennemis, les fit jeter en prison, ce serait une indignité et une offense à la majesté du peuple romain de l'y jeter lui-même ; aussi je ne laisserai pas exécuter cet ordre." Le peuple romain vit avec plaisir ses prévisions sur la conduite de Gracchus démenties par Gracchus lui-même et loua sa modération comme elle le méritait. (An de R. 566.) 

9 C. Claudius Néron mérite aussi d'être compté parmi les modèles d'une rare modération. Il avait partagé la gloire de Livius Salinator dans la défaite d'Hasdrubal : cependant il aima mieux suivre à cheval le char de triomphe de son collègue que de jouir lui-même du triomphe, quoique le sénat le lui eût également décerné. Il le refusa parce que l'affaire s'était passée dans la province de Salinator. C'est ainsi qu'il triompha sans char, mais non sans gloire : son collègue n'était loué que pour sa victoire ; lui, l'était en outre pour sa modération. (An de R. 546.) 

10. Le second Scipion l'Africain non plus ne nous permet pas de le passer sous silence. Il terminait, en qualité de censeur, la cérémonie du recensement et, au milieu du sacrifice expiatoire, le greffier lui lisait dans les registres publics la formule des prières par lesquelles on demandait l'amélioration et l'accroissement de la république romaine. "Elle est, dit-il, assez riche et assez grande : aussi je me borne à demander aux dieux d'assurer à jamais sa conservation." Et aussitôt il fit corriger dans ce sens sur les registres publics la formule de la prière. Les censeurs qui vinrent après lui s'en tinrent à ce voeu modéré dans la clôture du recensement. Scipion en effet eut la sagesse de penser qu'on devait souhaiter l'accroissement de l'empire romain à l'époque où l'on allait chercher des triomphes à six ou sept milles de Rome ; mais que dans un temps où la république possédait plus de la moitié de la terre, ce serait le signe d'une avidité insatiable que de souhaiter quelque chose de plus et que c'était déjà pour elle un assez grand bonheur que de ne rien perdre de ses possessions. - Dans l'exercice de la censure il ne montra pas moins de modération sur son tribunal. A la revue des centuries de chevaliers, voyant approcher à l'appel de son nom C. Licinius Sacerdos, il lui dit qu'il le savait formellement coupable de parjure et que, si quelqu'un se chargeait de l'accuser, il appuierait l'accusateur de son propre témoignage. Mais, personne ne s'offrant pour ce ministère : "Sacerdos, reprit-il, emmène ton cheval et estime-toi heureux d'échapper à la flétrissure du censeur. Je ne veux point faire à la fois contre toi le rôle d'accusateur, de témoin et de juge." (An de R. 611.) 

11. Ce caractère de modération se fit aussi remarquer chez l'éminent Q. Scévola. Appelé en témoignage contre un accusé, il fit une déposition qui paraissait devoir porter une atteinte grave aux chances de salut de cet homme menacé de condamnation. Mais, en se retirant, il ajouta qu'il ne fallait compter ses dires qu'autant qu'ils seraient confirmés aussi par d'autres ; car, disait-il, il était d'un exemple détestable qu'un accusé succombât sous un témoignage unique. Ainsi il obéit à sa conscience scrupuleuse et il servit l'intérêt public par un conseil salutaire. (An de R. 639.) 

12. Je sens bien l'étroitesse du cadre où je dois faire entrer de tels hommes ainsi que leurs actions et leurs paroles. Mais, comme il faut donner un certain développement aux faits importants et en traiter un grand nombre avec brièveté, la foule si considérable de choses et de personnes célèbres dont je me vois submergé ne m'aurait pas permis de réaliser ces deux parties de ma tâche. C'est pourquoi je me suis proposé de recueillir tous les noms et les faits, non pour en faire une matière d'éloges, mais pour en rappeler le souvenir. Aussi les deux Métellus, le Macédonique et le Numidique, ces grandes illustrations de notre patrie, voudront bien me pardonner si je ne parle d'eux que succinctement. Le Macédonique avait eu de très vifs dissentiments avec le second Scipion l'Africain et leur rivalité, quoique née d'une vertueuse émulation, avait dégénéré en une haine violente et déclarée. Mais, lorsqu'il eut entendu retentir la nouvelle de l'assassinat de Scipion, il s'élança hors de chez lui l'air consterné et criant d'une voix émue : "Au secours ! Citoyens, au secours ! le rempart de Rome est renversé ! Scipion l'Africain, pendant son sommeil et dans sa maison, vient d'être frappé par une main criminelle." O république, aussi à plaindre de la mort de Scipion qu'heureuse d'entendre les plaintes si humaines et si patriotiques de Métellus le Macédonique ! Car dans le même instant elle put comprendre quel grand citoyen elle venait de perdre et quel grand citoyen elle conservait. Le même Métellus invita ses fils à porter sur leurs épaules le lit de parade de Scipion et à ces honneurs funèbres il n'ajouta pas un hommage moindre en leur disant que jamais ils n'auraient à rendre un pareil devoir à un plus grand'homme. Qu'étaient devenues tant de querelles violentes en plein sénat, tant d'altercations dans l'assemblée du peuple, tant de combats que de si grands capitaines, de si grands citoyens s'étaient livrés pour ainsi dire en pleine paix ? Tous ces souvenirs avaient été abolis en lui par l'effet d'une modération digne d'un profond respect. (An de R. 624.) 

13. Métellus le Numidique, banni par le parti populaire, se retira en Asie. Là, pendant qu'il assistait par hasard aux jeux publics de la ville de Tralles, on lui remit une lettre lui annonçant que le sénat et le peuple romain, avec la plus parfaite unanimité, avaient permis son retour à Rome. Cependant il ne sortit point de l'amphithéâtre avant la fin du spectacle. Il ne laissa en rien voir sa joie aux spectateurs assis près de lui ; mais, si grand que fût son contentement, il le renferma dans son coeur. Il soutint du même visage et son exil et son rappel : tant il sut toujours, grâce à sa modération et à sa force de caractère, garder de la mesure dans la bonne et dans la mauvaise fortune. (An de R. 654.) 

14. Après l'énumération de tant de familles pour ce seul genre de mérite, celle des Porcius ne doit pas être passée sous silence, comme si elle y était étrangère : le dernier Caton protesterait contre cette omission, fort de sa conviction d'avoir donné un exemple de modération rare. Il avait transporté à Rome les trésors de l'île de Chypre avec une exactitude et une intégrité scrupuleuses. En reconnaissance de ce service le sénat voulait le dispenser de rendre ses comptes pour que dans les comices pour l'élection des préteurs sa candidature pût être admise, sans égard aux règles ordinaires. Mais Caton ne consentit pas à cette mesure, disant qu'il serait injuste de décréter à son profit une exemption qu'on n'accordait à aucun autre ; et, pour éviter toute innovation dans son intérêt personnel, il aima mieux courir les risques ordinaires des élections que de profiter d'une faveur du sénat. (An de R. 617.) 

15. J'ai hâte d'en venir aux exemples étrangers ; mais je me sens comme arrêté au passage par M. Bibulus, ce personnage si considérable et qui a tenu les charges les plus élevées. Il se trouvait dans la province de Syrie, lorsqu'il apprit que ses deux fils, jeunes gens pleins des plus heureuses dispositions, avaient été assassinés en Egypte par des soldats de Gabinius. La reine Cléopâtre lui envoya les meurtriers chargés de chaînes, afin qu'il se vengeât à son gré d'un malheur si douloureux. Mais, alors qu'on lui offrait la plus grande satisfaction qui pût être donnée à un père affligé, il fit prévaloir la modération sur le ressentiment et il renvoya sur-le-champ à Cléopâtre les assassins de son fils, disant que le droit d'une pareille vengeance appartenait, non pas à lui, mais au sénat. (An de R. 703.) 

EXEMPLES ÉTRANGERS. 

1. Archytas de Tarente avait vécu à Métaponte entièrement plongé dans l'étude de la philosophie de Pythagore et, à force de travail et de temps, il avait condensé dans un ouvrage tout l'ensemble de son système. De retour dans sa patrie, il alla visiter ses terres et il trouva que la négligence de son fermier les avait laissées dans un fâcheux état d'abandon et de mauvais entretien. Alors, se tournant vers ce serviteur infidèle : "Je te châtierais, lui dit-il, si je n'étais irrité contre toi." Il aima mieux le laisser impuni que de lui infliger sous le coup de la colère un châtiment trop rigoureux. (Av. J.- C. 363.) 

2. La modération d'Archytas fut trop généreuse ; celle de Platon fut plus raisonnable. Il se sentait trop irrité par une faute d'un de ses esclaves et craignait de ne pouvoir lui-même discerner la mesure du châtiment mérité ; il confia donc à son ami Speusippe le soin de fixer la punition du coupable : il lui paraissait laid de s'exposer à ce qu'un blâme égal pût s'appliquer à la faute de l'esclave et à la répression de Platon. Aussi ne suis-je pas surpris qu'il ait eu à l'égard de son disciple Xénocrate une modération si persévérante. On lui avait appris que celui-ci avait tenu sur son compte beaucoup de propos indignes. Il n'hésita pas à rejeter cette accusation avec mépris. Mais le dénonciateur insistait d'un air assuré et demandait à Platon pourquoi il ne le croyait pas. "Il n'est pas croyable, reprit Platon, qu'un homme pour qui j'ai tant d'amitié, n'ait pas à son tour pour moi de l'affection." Enfin le délateur, dans son désir de semer la haine entre ces deux amis, poussa la malignité jusqu’ à avoir recours au serment. Platon, sans l'accuser de mauvaise foi, soutint que jamais Xénocrate n'aurait tenu ces propos, s'il n'avait cru par là le servir. L'âme de Platon paraissait être logée, non pas dans un corps périssable, mais dans une citadelle céleste et veiller en armes au poste de la vie, repoussant avec une force invincible les assauts des vices humains et sauvegardant toutes les vertus renfermées en elle comme dans une forteresse ( v. J.-C. 365.) 

3. Dion de Syracuse n'est en aucune manière comparé à Platon pour l'étendue du savoir ; mais, quant à la modération, il en a donné des preuves encore plus fortes. Banni de sa patrie par le tyran Denys le jeune, il s'était retiré à Mégare. Là il voulut voir Théodore, premier magistrat de cette ville ; mais, s'étant présenté chez lui, iI ne fut pas reçu tout de suite. Comme on le faisait attendre longtemps à la porte : "Il faut, dit-il à celui qui l'accompagnait, supporter cela avec patience : peut-être quand nous étions dans les honneurs, avons-nous aussi fait de même." C'est par cette sagesse calme qu'il sut rendre plus tolérables les conditions de l'exil. (Vers 359 av. J.-C.) 

4 Il ne faut pas non plus laisser échapper ici Thrasybule. Des citoyens d'Athènes avaient été réduits par la tyrannie des trente tyrans à quitter leurs foyers ; dispersés et errants, ils menaient une vie misérable. Thrasybule ranima leur courage, leur donna des armes et les ramena dans leur patrie. Il marqua sa victoire par le rétablissement de la liberté et en releva encore l'éclat par le mérite de la modération. Car il fit défendre par un décret de l'assemblée de jamais rappeler le passé. Cet oubli du passé que les Athéniens nomment amnistie permit à leur république ébranlée et chancelante de retrouver son équilibre. (Av. J.-C. 403.) 

5. Le trait suivant n'est pas moins admirable. Stasippus de Tégée avait dans le gouvernement des affaires publiques un rival redoutable, mais d'ailleurs homme de bien et de talent. Ses amis lui conseillaient ou de s'en défaire ou de l'éloigner à tout prix : il s'y refusa, de peur que le poste où un bon citoyen veillait au salut de la patrie, ne fût pris par un méchant et malhonnête homme, il aima mieux avoir à subir les vives attaques d'un adversaire que de priver la patrie d'un excellent défenseur. 

6. Pittacus aussi avait une âme pleine de modération. Le poète Alcée s'acharnait à le poursuivre avec toute l'amertume de sa haine et toutes les ressources de son esprit. Une fois élevé à la souveraine puissance par la volonté de ses concitoyens, Pittacus se contenta de l'avertir du pouvoir qu'il avait de l'accabler. (Av. J.C. 590) 

7. Le souvenir de Pittacus m'invite à rappeler un traite de modération des Sept Sages. Des pêcheurs qui traînaient leur drague dans les parages de Milet avaient vendu d'avance un coup de filet à un particulier. A la suite de cela ils retirèrent de l'eau un trépied d'or d'un grand poids et semblable à ceux de Delphes. Là-dessus discussion: les uns soutenaient qu'ils n'avaient vendu que les poissons qui seraient pris, l'autre qu'il avait acheté toutes les chances du coup de filet. Le différend, vu la rareté du fait et la valeur considérable de l'objet en litige, fut porté devant l'assemblée du peuple. On décida de consulter Apollon Delphien pour savoir à qui l'on devait adjuger le trépied. Le dieu répondit qu'il fallait le donner au plus sage: Tis sopphia pantôn prôtos : toutôi tripod’audô Alors les Milésiens, d'un commun accord, le donnèrent à Thalès. Celui-ci le céda à Bias, Bias à Pittacus, ce dernier à un autre et le trépied passa ainsi de main en main dans le cercle des Sept Sages pour parvenir enfin à Solon qui décerna à Apollon lui-même le titre de sage suprême et le prix de la sagesse. (Av. J.-C. 579.) 

8. Rendons aussi témoignage à la modération de Théopompe, roi de Sparte. Il avait fait créer à Lacédémone des éphores qui faisaient contrepoids à la puissance royale, comme à Rome les tribuns du peuple contrebalançaient le pouvoir consulaire. Sa femme lui reprocha d'avoir eu pour but de transmettre à ses fils une autorité diminuée. "Oui, répliqua-t-il, diminuée, mais plus durable." Il avait bien raison : la puissance n'est en sûreté qu'autant qu'elle sait limiter sa force. Ainsi Théopompe, en liant la royauté par les liens des lois la rapprocha d'autant plus du coeur des citoyens qu'il l'éloigna davantage de l'arbitraire. (Av. J.-C. 760.)

9. Antiochus, lorsque L. Scipion eut ramené les limites de son empire au delà du mont Taurus, se trouva avoir perdu l'Asie Mineure et les contrées voisines. Cependant il manifesta, sans feindre, qu'il avait de l'obligation au peuple romain de l'avoir débarrassé d'une charge trop lourde en réduisant son royaume à un territoire de petite étendue. Il n'est assurément rien de si beau, rien de si magnifique qui ne demande à être corrigé par la modération. (An de R. 564.)

 CHAPITRE II : De la réconciliation. 

Maintenant que nous avons par tant d'exemples illustres montré la modération dans tout son éclat arrivons à cette admirable évolution qui fait passer l'âme de la haine a la bienveillance et traitons ce sujet avec joie. Car si le calme après la tempête et la sérénité du ciel revenant après les nuages mettent sur les visages une expression de contentement, si la paix succédant à la guerre nous cause la joie la plus vive, l'oubli des injures, l'apaisement de la colère demandent à être célébrés par un récit qui respire la satisfaction. 

1. M. Aemilius Lépidus qui fut deux fois consul et grand pontife et dont la haute vertu égalait les glorieuses dignités, nourrit une longue et violente haine contre Fulvius Flaccus, personnage non moins considérable. Mais dès qu'ils eurent été nommés ensemble censeurs, il renonça à ses dispositions sur le Champ de Mars même dans la pensée que des haines privées ne devaient point séparer des citoyens qui avaient été associés pour l'intérêt de l'Etat dans une haute magistrature. Cette opinion de Lépidus a excité l'admiration de son siècle et les anciens historiens nous en ont transmis le souvenir avec éloges. (An de R. 574.)

2. Ils n'ont pas voulu non plus laisser ignorer à la postérité la noble résolution que prit Livius Salinator de mettre fin à ses querelles avec son ennemi. Quoiqu'il fût parti pour l'exil avec une haine ardente contre Néron dont le témoignage avait fortement contribué à sa condamnation, néanmoins lorsque, après son rappel, le peuple le lui donna comme collègue dans le consulat, il sut maîtriser son caractère naturellement impétueux et s’imposer l'oubli d'une si cruelle injustice. Il craignait qu'en apportant dans le partage du pouvoir un esprit de discorde et en se montrant ennemi impitoyable, il ne s'acquittât mal de ses devoirs de consul. Cette disposition à des sentiments pacifiques, dans une situation critique et périlleuse, fit beaucoup pour le salut de Rome et de l'Italie; car c'est en associant leurs efforts avec la même ardeur et le même courage qu'ils écrasèrent la puissance formidable des Carthaginois. (An de R. 546.)

3. Un exemple aussi mémorable de réconciliation est celui de Scipion l'Africain et de Tibérius Gracchus. Du banquet sacré où ils étaient venus avec de la haine l'un pour l'autre, ils sortirent tout à la fois amis et alliés. Car Scipion, non content d'obéir au conseil du sénat et de se réconcilier avec Tib. Gracchus, dans le Capitole, au festin en l'honneur de Jupiter, s'engagea encore à l'instant même à lui donner sa fille Cornélie en mariage. (An de R. 566.)

4. Mais cette bonté s'est révélée aussi chez Cicéron comme le trait dominant de son caractère. Alors que Aulus Gabinius était poursuivi pour concussion, il le défendit avec chaleur, bien que celui-ci, pendant son consulat, l'eût fait bannir de Rome. (An de R. 699.) Deux fois aussi, dans des procès plaidés devant les comices, il prit la défense de P. Vatinius qui, pendant son consulat, n'avait cessé de l'attaquer. Et cette conduite, loin de le faire accuser d'inconséquence, lui valut des éloges, parce qu'il est plus beau de triompher de l'injustice à force de bienfaits que de rendre mal pour mal en s'obstinant de part et d'autre dans la haine. (An de R. 697.) 

5. L'exemple de Cicéron parut si louable que P. Clodius Pulcher même, son plus cruel ennemi, n'hésita pas à l'imiter. Quoiqu'il eût été accusé d'inceste par les trois Lentulus, il ne laissa pas de prendre la défense de l'un d'eux qu'on accusait de brigue, et il lui plut de se montrer l'ami de Lentulus en présence du juge, du préteur et du temple de Vesta, en un mot dans le milieu même où Lentulus, cherchant à l'accabler sous une accusation infamante, l'avait attaqué avec l'éloquence et la passion d'un ennemi. (An de R. 692.) 

6. Caninius Gallus mérite une égale admiration dans le rôle d'accusé et dans celui d'accusateur : il épousa en effet la fille de C. Antonius contre lequel il avait provoqué une condamnation et il confia le soin de ses affaires à M. Colonius par qui il avait été condamné lui-même. (An de R. 694.) 

7. Si Caelius Rufus s'est déshonoré par ses débauches, il mérite au contraire des éloges pour l'intérêt qu'il porta à Q. Pompeius. Celui-ci avait sur sa poursuite essuyé une condamnation devant le tribunal du peuple. Comme sa mère Cornélie, dépositaire de ses biens, refusait de les lui rendre, il écrivit à Caelius pour implorer son appui et Caelius soutint avec une fermeté inébranlable les intérêts de l'absent. Il lut aux juges la lettre de Q. Pompeius qui faisait voir son extrême indigence et cette révélation confondit l'avarice dénaturée de Cornélie. Un acte empreint d'une générosité si élégante ne saurait être laissé de côté ici sous prétexte que l'exemple en vient d'un Caelius. (An de R. 702.)

 CHAPITRE III : Du désintéressement et de la continence. 

EXEMPLES ROMAINS. 

Il faut mettre un grand soin et un zèle particulier à rappeler combien des citoyens illustres ont su, à force de sagesse et de raison, garantir leur coeur des attaques de l'amour et de la cupidité, ces passions si semblables à la folie. On ne saurait assurer facilement une longue durée qu'à la famille, à la cité, au royaume où la passion des femmes et celle de l'argent n'exerceront qu'une faible influence. Car où pénètrent ces deux fléaux, les plus redoutables qui soient pour le genre humain, là règne l'injustice, là le déshonneur exerce ses ravages. Prêtez donc attention et occupons-nous de rappeler des moeurs qui sont l'opposé de vices si funestes. 

1. Scipion, dans sa vingt-quatrième année, venait de préluder à la prise de l'ancienne Carthage par la défaite de la Carthage d'Espagne. Les nombreux otages que les Carthaginois tenaient enfermés dans cette ville étaient tombés en son pouvoir, entre autres une jeune fille d'une grande beauté et d'âge nubile. Ce général dans la fleur de la jeunesse, célibataire et vainqueur, apprenant qu'elle était d'une illustre famille de Celtibérie et fiancée à l'un des plus nobles de la nation, nommé Indibilis, fit venir ses parents et son fiancé et la remit pure et intacte entre leurs mains ; il ajouta même à sa dot l'or qu'ils avaient apporté pour sa rançon. Touché de tant de réserve et de générosité, Indibilis témoigna sa juste reconnaissance pour les bienfaits de Scipion en gagnant aux Romains les coeurs des Celtibères. 

2. Si l'Espagne connut la vertu de Scipion, celle de M. Caton eut pour témoins l'Épire, I'Achaïe, les Cyclades, les côtes de l'Asie, la province de Chypre. Au cours d'une mission qui avait pour objet le transport de grandes sommes de Chypre à Rome, il fut également inaccessible aux tentations du plaisir et à celles de la cupidité, quoiqu'il fût entouré de tous les objets capables d'irriter l'une et l'autre de ces passions. Car il détenait des richesses dignes d'un roi et une foule de villes grecques pleines de délices se trouvaient sur tout le trajet de son voyage comme autant d'escales obligées. C'est ce dont témoignent les écrits de Munatius Rufus, son fidèle compagnon dans l'expédition de Chypre. Mais je laisse de côté le témoignage de cet auteur. Un tel mérite trouve sa preuve en lui-même car la nature a fait naître de son sein la vertu en même temps que Caton. (An de R. 695.)

3. Nommons encore ici Drusus Germanicus, gloire sans pareille de la famille Claudia, ornement singulier de la patrie, et surtout, par l'éclat d'exploits au-dessus de son age, héros merveilleusement digne de deux princes augustes, son beau-père et son frère, couple divin si cher à la république. Il est constant que, dans l'usage des plaisirs de l'amour, il se borna à l'affection conjugale. Antonia elle-même, supérieure en vertu aux hommes qui ont illustré sa famille, répondit à l'amour de son mari par une rare fidélité. Après la mort de Drusus, veuve à la fleur de l'âge et dans la fraîcheur de sa beauté, elle vécut dans la société de sa belle-mère au lieu de se remarier et le même lit vit mourir l'époux dans la force de la jeunesse et vieillir l'épouse dans un long veuvage. Cette chambre terminera, en y mettant pour ainsi dire le comble, l'énumération des exemples d'une pareille vertu. 

4. Occupons-nous ensuite de ceux qui n'ont jamais dans leur coeur mis l'argent au rang de ce qui compte. Cn. Marcius, jeune patricien, illustre descendant du roi Ancus, surnommé Coriolan pour avoir pris Corioles, ville des Volsques, à la suite d'exploits remarquables, s'entendit louer dans un beau discours et en présence des soldats par le consul Postumus Cominius. On lui donna en outre, avec toutes les récompenses militaires, un domaine de cent arpents, dix prisonniers à son choix, autant de chevaux harnachés, un troupeau de cent boeufs et autant d'argent qu'il en pourrait porter ; mais il ne voulut accepter d'autre présent que la liberté d'un prisonnier qui était son hôte et un cheval de bataille. Devant tant de modération et de discrétion on ne saurait dire s'il s'honora davantage en méritant ces récompenses ou en les refusant. (An. de R. 260.) 

5. M. Curius qui fut le modèle le plus accompli de la frugalité romaine et aussi le plus parfait exemple de la bravoure, offrit aux ambassadeurs des Samnites le spectacle d'un consulaire assis sur un banc rustique auprès de son feu et mangeant dans une écuelle de bois ; quant à la qualité des mets, elle se laisse deviner à l'appareil du service. Il ne témoigna que du mépris pour les richesses des Samnites ; eux par contre s'étonnèrent de sa pauvreté. Ils avaient apporté une grande quantité d'or comme présent offert par leur république et ils l'invitèrent en termes aimables à l'accepter. Curius se mit à rire : "Vous êtes chargés, leur dit-il aussitôt d'une mission bien vaine, pour ne pas dire ridicule. Allez dire aux Samnites que M. Curius aime mieux commander à des hommes riches que de devenir riche lui-même. Remportez votre présent : si précieux qu'il soit, l'or n'a été trouvé que pour le malheur des hommes. Souvenez-vous qu'on ne peut ni me vaincre sur le champ de bataille ni me corrompre par de l'argent" (An de R. 463.)  Le même Curius, après avoir chassé Pyrrhus de l'Italie, ne toucha absolument pas au butin royal dont il avait enrichi l'armée et Rome. Le Sénat accorda par un décret sept arpents de terre à chaque citoyen et cinquante à Curius ; mais celui-ci ne voulut point dépasser la mesure assignée au peuple : il regardait comme un citoyen peu digne de la république celui qui ne savait pas se contenter de la part attribuée à tous les autres. (An de R. 478.) 

6. Les mêmes sentiments animaient Fabricius Luscinus, qui était par les dignités et le crédit supérieur à tous les citoyens de son temps, mais par la fortune égal aux plus pauvres. Les Samnites, qui étaient tous ses clients, lui envoyèrent un jour dix livres d'airain, cinq livres d'argent et dix esclaves ; mais il renvoya tous ces présents dans le Samnium. Grâce à la simplicité de sa vie, il n'avait pas besoin d'argent pour être opulent, ni de domesticité pour avoir une escorte suffisante. Ce qui faisait sa richesse, c'était non la multitude des biens, mais la modération des désirs. Aussi sa maison pouvait être dépourvue d'airain, d'argent et d'esclaves samnites, mais elle était riche de la gloire que procure le mépris de ces biens. Ce refus des présents s'accorde bien avec un souhait du même Fabricius.- Envoyé en ambassade auprès de Pyrrhus, il entendit à la cour de ce roi le Thessalien Cinéas parler d'un Athénien fameux par sa sagesse qui recommandait de ne rechercher que le plaisir. Un tel précepte lui sembla une monstruosité et il s'empressa de souhaiter à Pyrrhus et aux Samnites une pareille sagesse. Si fière que fût Athènes des enseignements de ses philosophes, le roi, en homme avisé, ne laissa pas de faire plus de cas de cette vive aversion de Fabricius que des préceptes d'Epicure. Et l'événement justifia cette préférence. En effet la ville qui fit la plus grande part au plaisir perdit la puissance souveraine et celle qui aima l'effort conquit la suprématie : l'une n'eut pas la force de sauver pour elle-même la liberté, l'autre fut même en état de lui en faire présent. (An de R. 474.) 

7. On pourrait regarder comme un disciple de Curius et de Fabricius Q. Elius Tubéron surnommé Catus. Pendant son consulat, la nation étolienne envoya une ambassade pour lui offrir des vases d'argent de toute espèce, d'un poids considérable et d'un travail exquis. Car ces ambassadeurs qui étaient venus précédemment le remercier, avaient raconté aux Etoliens qu'ils n'avaient vu sur sa table que de la vaisselle d'argile. Le consul les invita à ne pas s'imaginer que la frugalité eût besoin comme l'indigence, d'être secourue et les congédia avec leurs bagages. Comme il avait eu raison de préférer la vaisselle de sa maison à celle des Etoliens ! Si seulement les âges suivants avaient voulu suivre l'exemple de sa frugalité ! Mais où en sommes-nous venus ? C'est à peine si l'on peut obtenir des esclaves qu'ils ne dédaignent pas une vaisselle dont un consul ne rougirait pas alors de faire usage. (An de R. 586.) 

8. Paul-Emile, après la défaite de Persée, avait comblé des richesses de la Macédoine l'antique et héréditaire pauvreté de notre patrie, au point que le peuple romain s'affranchit alors pour la première fois du fardeau du "tribut". Mais le vainqueur n'en profita nullement pour enrichir sa maison, s'estimant heureux d'avoir procuré, par sa victoire, de l'argent à ses concitoyens et de la gloire à lui-même. (An de R. 587.) 

9. Cette manière de voir fut adoptée par Q. Fabius Gurges, Numerius Fabius Pictor, Q. Ogulnius. Au retour de leur ambassade auprès du roi Ptolémée, et même avant d'avoir rendu compte au sénat de leur mission, ils portèrent au trésor public les présents qu'ils avaient reçus de ce prince à titre personnel : ils estimaient sans doute qu'aucun citoyen ne doit retirer d'une fonction publique d'autre avantage que la gloire d'avoir bien fait son devoir. Et voici maintenant qui montre bien la bienveillance du sénat et la stricte discipline de nos ancêtres : on donna à ces députés, tant par ordre du sénat qu'avec le consentement du peuple, les objets qu'ils avaient déposés dans le trésor, et les questeurs en retirèrent, pour les remettre à chacun d'eux, les présents qui leur étaient légalement attribués. Ainsi la libéralité de Ptolémée, le désintéressement des ambassadeurs, l'équité du sénat et du peuple, tous ces mérites trouvèrent à s'exercer à la fois chacun pour sa juste part dans une affaire si louable. (An de R. 480.) 

10. Le désintéressement des Fabius et d'Ogulnius servit de modèle à Calpurnius Pison dans une occasion semblable, comme on le voit par le fait même. Étant consul, il venait de délivrer la Sicile de la terrible guerre des esclaves et, en sa qualité de général, il distribuait des récompenses à ceux dont le concours lui avait été particulièrement utile. Son fils, entre autres, s'était battu dans plusieurs rencontres avec le plus brillant courage ; il lui décerna, pour l'honneur seulement, une couronne d'or du poids de trois livres, en déclarant qu'un magistrat ne devait pas dépenser l'argent de l'État pour des largesses profitables à sa propre famille. Il promit de laisser à son fils par testament un poids d'or équivalent à la couronne. Ainsi le général décerna la distinction honorifique au nom de l'État, et le père donna la récompense pécuniaire sur ses ressources particulières. (An de R. 620.) 

11. Si de nos jours un personnage illustre n'avait pour manteau que des peaux de bouc, allait gouverner l'Espagne sans autre suite que trois esclaves, ne dépensait que cinq cents as pour se rendre outre-mer dans sa province et se contentait de la nourriture et du vin des matelots, ne le regarderait-on pas comme un homme à plaindre ? Voilà cependant ce que Caton l'Ancien supporta sans la moindre peine, grâce à sa chère habitude de frugalité qui lui faisait trouver, dans ce genre de vie, un charme délicieux. (An de R. 558.) 

12. S'il y a loin de cette antique simplicité à celle du dernier Caton, la cause en est la marche des années : il était né en effet dans une république déjà riche et amie du luxe. Néanmoins, au milieu des guerres civiles, bien qu'il eût toujours son fils avec lui, il n'eut jamais qu'une suite de douze esclaves, cortège numériquement supérieur à celui de Caton l'Ancien, mais en réalité bien moindre, si l'on considère la profonde différence des temps et des moeurs. (An de R. 704.) 

13. C'est une joie, de parcourir l'histoire des grands hommes. Scipion Émilien, après deux consulats célèbres et autant de triomphes particulièrement glorieux, ne se fit suivre, dans ses fonctions d'ambassadeur, que par sept esclaves. Sans doute, avec les dépouilles de Carthage et de Numance, il aurait pu s'en procurer un plus grand nombre ; mais il avait préféré ne recueillir pour lui-même que la gloire de ses exploits et laisser le profit du butin à sa patrie. Aussi, lorsqu'il voyageait chez les alliés et les nations étrangères, on comptait non ses esclaves, mais ses victoires, et l'on considérait, non pas la quantité d'or et d'argent qu'il emportait avec lui, mais sa grandeur imposante. (An de R. 623.) 

14. Le peuple tout entier a souvent aussi fait preuve de désintéressement ; mais il suffira d'en rapporter deux exemples empruntés à des époques fort éloignées l'une de l'autre. Pyrrhus, voyant la terreur de son invasion dissipée et l'ardeur des Épirotes ralentie, voulut acheter la bienveillance du peuple romain, dont il n'avait pu briser le courage : il fit transporter dans notre ville presque tout l'appareil de l'opulence royale. Mais en vain ses envoyés allaient offrant de maison en maison des présents aussi précieux que variés et propres à l'usage tant des hommes que des femmes : aucune porte ne s'ouvrit pour recevoir ses dons et le courageux, mais impuissant défenseur de l'insolence des Tarentines échoua. Peut-être son échec fit-il encore plus d'honneur aux moeurs sévères de Rome qu'à ses armes. (An de R. 473.) Dans la terrible tempête que C. Marius et L. Cinna avaient déchaînée sur la république, le peuple romain donna encore un merveilleux exemple de désintéressement. Lorsqu'ils eurent livré au pillage les maisons de ceux qu'ils avaient proscrits, il ne se trouva pas un homme pour chercher à retirer un profit du malheur de ses concitoyens : chacun respecta les maisons des victimes comme des temples sacrés. Tant de pitié et de retenue fut comme un reproche silencieux pour la cruauté des vainqueurs. (An de R. 666.) 

EXEMPLES ÉTRANGERS.

 1. Ne refusons pas aux étrangers de rappeler leur gloire dans ce genre de mérite. Périclès, chef de l'État athénien, avait pour collègue dans le commandement de l'armée le poète tragique Sophocle. Or celui-ci, un jour qu'ils s'occupaient ensemble d'affaires de leur fonction, se mit à louer en termes trop vifs la beauté d'un enfant de condition libre qu'il voyait passer. Périclès, en blâmant ce manque de retenue, lui dit qu'un chef devait à la fois garantir ses mains de la souillure de l'argent et ses yeux de tout spectacle impur. 

2 On demandait à Sophocle, déjà avancé en âge, s'il usait encore des plaisirs de l'amour : "Les dieux m'en gardent ! dit-il ; j'ai été heureux de m'échapper de ses fers, comme des mains d'un maître insensé et tyrannique." 

3. Xénocrate, suivant la tradition, montra dans sa vieillesse la même continence. Sa réputation de vertu trouvera une confirmation frappante dans le récit qui va suivre. Au cours d'une fête prolongée dans la nuit, Phryné célèbre courtisane d'Athènes, quand il fut alourdi par le vin, se coucha à ses côtés : elle avait parié avec quelques jeunes gens de mettre en défaut l'austérité du philosophe. Celui-ci, sans la repousser par gestes ni par paroles, la laissa, tout le temps qu'elle voulut, reposer sur son sein et la quitta à la fin sans qu'elle eût eu le succès qu'elle s'était promis. Cet acte montre bien la retenue naturelle à une âme que la sagesse remplit. Mais la courtisane eut aussi un bien joli mot. Les jeunes gens la raillaient de n'avoir pu, avec tant de beauté, de grâce et de charmes, séduire le coeur du vieillard, même après boire, et ils réclamaient le prix convenu de la gageure. "J'avais parié, dit-elle, pensant avoir affaire à un homme, non à une statue." Pouvait-on donner de la chasteté de Xénocrate une idée plus vraie et plus juste que ne le fit par ce mot la courtisane elle-même ? Phryné, malgré toute sa beauté, ne put le moins du monde ébranler la fermeté de sa vertu. (Av. J.-C. 334.)  Mais que dis-je ? Le roi Alexandre lui-même y réussit-il mieux avec ses richesses ? C'est encore une statue, dirait-on, que le roi tenta et avec aussi peu de succès. Il lui avait envoyé des députés porteurs de plusieurs talents. Ils furent introduits dans les jardins de l'Académie et le philosophe les traita selon son régime ordinaire, c'est-à-dire avec peu d'apprêts et une grande sobriété. Le lendemain, ils lui demandèrent en quelles mains il voulait que l'on comptât l'argent. "Eh quoi ! dit-il, le repas d'hier ne vous a-t-il pas fait comprendre que je n'en ai pas besoin ?" Ainsi le roi voulut acheter l'amitié du philosophe, mais le philosophe ne voulut pas la lui vendre. (Av. J.-C. 334.) 

4. Alexandre, après s'être acquis le surnom d'invincible, ne put vaincre l'indifférence de Diogène le Cynique pour la richesse. Trouvant un jour ce philosophe assis au soleil, il s'approcha de lui et le pressa de lui dire ce qu'il pouvait souhaiter. Sans quitter le bord du chemin où il était assis, cet homme qui portait un surnom bas, mais une âme haute et forte, lui répondit : "Nous allons parler du reste ; en attendant, retire-toi, s'il te plaît, de mon soleil." Et voici sans doute la pensée qu'il mettait sous ces mots : Alexandre veut voir si des richesses feront faire un pas à Diogène ; il réussira plutôt à faire lâcher pied à Darius par la force des armes. Le même Diogène un jour, à Syracuse, était occupé à laver des légumes, quand Aristippe s'avisa de lui dire : "si tu voulais faire la cour à Denys, tu ne mangerais pas de cela." - "Dis plutôt, répliqua Diogène, que, si tu voulais manger de cela, tu ne ferais pas la cour à Denys." (Av. J.-C. 334.)

CHAPITRE IV : De la pauvreté. 

Les plus beaux ornements d'une mère de famille, ce sont ses enfants, comme on peut le lire dans le recueil de Pomponius Rufus. Une mère de famille Campanienne, que recevait Cornélie, mère des Gracques, lui montrait ses bijoux qui étaient les plus beaux de cette époque. Cornélie la retint en prolongeant l'entretien jusqu'au retour de ses enfants de l'école. "Voici, dit-elle, mes bijoux, à moi." (Et elle avait raison de mépriser les vaines richesses.) C'est avoir tout, que de ne désirer rien : propriété d'autant mieux assurée que, si la possession des autres biens est fragile, celle de la sagesse ne subit pas les atteintes de la mauvaise fortune. Quelle raison y a-t-il de regarder la richesse comme le comble du bonheur et la pauvreté comme le dernier degré du malheur, alors que l'une, sous des dehors riants, est pleine d'amertumes secrètes et que l'autre au contraire, avec un aspect rebutant, abonde en biens solides et sûrs ? Des exemples, mieux que des paroles, rendront cette vérité plus sensible. 

1. Quand, par son orgueil sans bornes, Tarquin eut causé la chute de la royauté, Valérius Publicola exerça le premier avec Junius Brutus les pouvoirs du consulat. (An de R. 244.) Trois fois encore dans la suite il occupa cette magistrature à la grande satisfaction du peuple romain, et des oeuvres glorieuses, aussi nombreuses que belles, vinrent grossir sous ses images la liste de ses titres d'honneur. Et cependant cet homme, dont le nom est au faîte de nos fastes consulaires, mourut sans laisser même de quoi pourvoir à ses funérailles : elles durent être célébrées aux frais de l'État. Il n'y a pas lieu de rechercher d'autres preuves de la pauvreté d'un si grand citoyen : on voit suffisamment ce qu'il dut posséder pendant sa vie, puisque, au moment de sa mort, il n'avait ni un lit funèbre, ni un bûcher. (An de R. 250.)

 2. Quelle idée pouvons-nous nous faire de l'autorité morale de Ménénius Agrippa, ce médiateur choisi par le sénat et le peuple pour rétablir entre eux la concorde ? Il eut sans doute toute celle qu'il fallait à l'arbitre du salut de l'État. Cependant, si le peuple n'avait payé une contribution de deux onces par tête pour ses funérailles, il mourut si pauvre qu'il eût été privé des honneurs de la sépulture. Mais la république déchirée par des divisions fatales voulut confier aux mains d'Agrippa le soin de rapprocher les deux partis : c'est qu'elle le savait intègre autant que pauvre. De son vivant il ne posséda pas une fortune soumise au cens, mais après sa mort et encore aujourd'hui la paix publique est son magnifique patrimoine. (An de R. 260.) 

3. Mais, il faut l'avouer, chez C. Fabricius et Q. Aemilius Papus, les premiers citoyens de leur siècle, il y avait de I argenterie : c'étaient, chez l'un et l'autre, la coupe les dieux et une salière. Mais dans l'usage de ces objets, Fabricius mit une certaine recherche d'élégance, en ce sens qu'il fit monter sa coupe sur un pied de corne. Papus à leur sujet fit preuve de nobles sentiments : Comme il les avait reçus en héritage, il se fit un scrupule religieux de ne pas les vendre. (An de R. 478.) 

4. Ils étaient sans doute opulents, eux aussi, ces citoyens qu'on allait prendre à leur charrue pour les faire consuls, et c'était par plaisir qu'ils remuaient le sol stérile et brûlé de la Pupinie et par amusement qu'ils brisaient, à force de sueur, les mottes énormes ? Mais non, pour dire vrai : ces hommes que les dangers de la patrie mettaient à la tête des armées, c'était bien la pauvreté - pourquoi hésiter devant le mot propre ? qui les réduisait à conduire des boeufs. 

5. Les députés envoyés par le sénat auprès d'Atilius pour l'inviter à venir prendre le gouvernement du peuple romain le trouvèrent en train de semer. Mais ces mains endurcies aux travaux de la campagne assurèrent le salut de l'État et anéantirent de grandes forces ennemies. Elles venaient de conduire un attelage de boeufs de labour ; elles n'en surent pas moins tenir les rênes d'un char triomphal ; et, après avoir déposé le bâton d'ivoire, elles reprirent sans honte le manche de la charrue rustique. L'exemple d'Atilius peut réconforter les pauvres, mais il peut encore plus montrer aux riches combien il est inutile, à qui désire une gloire solide, de se tourmenter pour acquérir la richesse. (An de R. 496.)

 6. Un héros du même nom et de la même famille, Atilius Regulus, qui, dans la première guerre punique, connut tour à tour la gloire et le malheur le plus éclatant, réussissait par des victoires répétées sur le sol africain à abattre la puissance de l'orgueilleuse Carthage. Informé que le sénat avait, en considération de ses succès, prorogé son commandement pour l'année suivante, il écrivit aux consuls que le régisseur d'une terre de sept arpents qu'il possédait dans la Pupinie, était mort et qu'un mercenaire, profitant de l'occasion, avait disparu en emportant tout le matériel de culture. Il demandait en conséquence un successeur, de peur que l'abandon de son domaine ne privât sa femme et ses enfants des moyens de vivre. Aussitôt que les consuls eurent porté ces faits la connaissance du sénat, il fit tout de suite mettre en location l'entretien du champ d'Atilius, fournir des aliments à sa femme et à ses enfants, et racheter les objets qui lui avaient été enlevés. Voilà tout ce que coûta à notre trésor l'admirable vertu de Régulus qui fera, dans tous les siècles, l'orgueil de Rome. (An de R. 498.)

 7. Aussi vastes étaient les domaines de L. Quinctius Cincinnatus. Il posséda en effet sept arpents de terre. Il en engagea trois à l'égard du trésor public en faveur d'un ami et les perdit, ayant dû payer l'amende de cet ami. Il paya aussi sur le revenu de ce petit champ une amende prononcée contre son fils Caeson pour n'avoir pas comparu au jour de l'assignation. (An 295.) Néanmoins, quoiqu'il n'eût plus que quatre arpents à labourer, il soutint sa dignité de père de famille et se vit même honorer de la dictature. Aujourd'hui l'on se croit logé trop à l'étroit, lorsqu'on a une maison aussi étendue que les terres de Cincinnatus.

 8. Que dire de la famille Aelia, de sa richesse ? Les Aelii étaient seize dans le même temps, n'ayant pour tous qu'une petite maison située sur l'emplacement actuel des monuments de Marius, une terre dans le pays de Véies, qui demandait moins d'ouvriers agricoles qu'elle n'avait de maîtres, des places réservées aux spectacles du grand Cirque et du cirque Flaminien : faveur que la république leur avait accordée en récompense de leur bravoure. (Vers l'an 534.)

 9. La même famille ne posséda pas une once d'argent jusqu'au moment où Paul-Émile, vainqueur du roi Persée, fit présent à Q. Aelius Tubéron, son gendre, de cinq livres d'argent prélevées sur le butin. Je ne veux point parler de ce fait que le premier personnage de la république donna sa fille en mariage à un homme dont il savait la famille si dépourvue de fortune. Paul-Émile lui-même mourut dans une pauvreté telle que, sans la vente de l'unique bien-fonds qu'il eût laissé, sa veuve n'aurait pas trouvé de quoi reprendre sa dot. (An de R. 593.) Hommes et femmes montraient dans la vie publique une âme grande et forte et les qualités morales étaient en toutes choses la mesure du mérite. Ce sont elles qui procuraient les magistratures, qui faisaient les mariages, qui exerçaient une influence souveraine au forum, au sénat, dans l'intérieur des familles. Chacun s'empressait d'accroître la fortune publique, et non la sienne, et l'on préférait une vie pauvre dans un empire riche à une vie riche dans un empire pauvre. Et voici quelle était la récompense de si nobles principes : rien de ce qui est dû à la vertu ne pouvait s'acheter à prix d'argent et l'État venait au secours de l'indigence des hommes illustres. 

10. Ainsi pendant la seconde guerre punique, Cn. Scipion avait écrit d'Espagne au sénat pour demander un successeur, parce qu'il avait une fille à marier et qu'on ne pouvait en son absence lui constituer une dot. Le sénat, ne voulant point priver la république des services d'un bon général, se chargea du rôle de père de famille, fit régler la dot par l'épouse et les parents de Scipion, en prit la valeur sur le trésor public et maria ainsi la jeune fille. (An de R. 539.) Cette dot fut de quarante mille as. On peut juger par là et de la bonté des sénateurs et de la mesure des anciens patrimoines. Ils étaient si modiques que Tuccia, fille de Céson, fut considérée comme richement dotée pour avoir apporté en mariage une dot de dix mille as et que Mégullia qui entra avec cinquante mille as dans la maison de son mari fut surnommée la Dotée. C'est encore la libéralité du sénat qui empêcha la fille de Fabricius Luscinus et celle de Scipion d'être mariées sans dot, car elles ne pouvaient attendre de l'héritage paternel rien de plus qu'une gloire éclatante. 

11. M. Scaurus nous apprend, dans le premier de ses trois livres de Mémoires sur sa vie, quel pauvre héritage il reçut de son père : dix esclaves seulement, dit-il, et trente-cinq mille écus composaient toute la succession. C'est dans cette pauvreté que fut élevé cet esprit supérieur, cet homme qui devait être un jour à la tête du sénat. (An de R. 638.) Nous devons donc considérer ces exemples, y chercher un réconfort et un apaisement, nous qui ne cessons jamais de nous plaindre de la médiocrité de notre fortune. Point ou très peu d'argenterie, peu d'esclaves, sept arpents de terre aride, des ressources domestiques insuffisantes pour les frais des funérailles, des filles sans dot, mais d'illustres consulats, des dictatures éclatantes, d'innombrables triomphes, voilà les objets que ces exemples offrent à nos yeux. Pourquoi attaquer et décrier nuit et jour, comme le plus grand malheur du genre humain, cette médiocrité qui a nourri d'un lait moins abondant que salutaire les Publicola, les Aemilius, les Fabricius, les Curius, les Scipions, les Scaurus et d'autres semblables modèles d'une solide vertu ? Relevons plutôt notre courage et retrempons au souvenir des temps antiques nos âmes amollies par le spectacle des richesses. J'en atteste la chaumière de Romulus, l'humble toit de l'ancien Capitole, le feu éternel de Vesta qui se contente encore aujourd'hui de vases d'argile, il n'est aucune opulence préférable à la pauvreté de ces grands hommes.

 CHAPITRE V : De la modestie. 

EXEMPLES ROMAINS

 De la pauvreté il semble tout naturel de passer à la modestie. Celle-ci a enseigné aux hommes dignes de ce nom à négliger leurs intérêts privés, à ne désirer que la prospérité publique : elle mérite qu'on lui élève des temples et qu'on lui consacre des autels comme à une divinité. Elle est la mère de toute pensée honnête, la sauvegarde des devoirs journaliers, le guide de l'intégrité ; aimée dans la famille, bien vue au dehors, elle se montre partout et toujours avec un air qui gagne les coeurs.

 1. Mais laissons l'éloge de cette vertu et venons-en aux exemples. Depuis la fondation de Rome jusqu'au consulat de Scipion l'Africain et de Tib. Longus, il n'y avait pas dans les spectacles de place particulière pour le sénat ni pour le peuple. (An de R. 559.) Néanmoins jamais plébéien n'osa se placer au théâtre devant les sénateurs, tant il y avait chez nous de discrétion et de modestie ! Le peuple en donna encore une preuve bien frappante le jour où, à la suite de son exclusion du sénat par les censeurs M. Caton et L. Flaccus, L. Flamininus vint s'asseoir sur les derniers bancs de l'amphithéâtre, lui, consulaire et frère de T. Flamininus, vainqueur de la Macédoine et de Philippe. Tous les spectateurs l'obligèrent à venir se mettre à une place qui convint à son rang. (An de R. 669.) 

2. Terentius Varron porta un grand coup à la république par sa témérité à engager la bataille à Cannes. (An de R. 537.) Mais il n'osa pas accepter la dictature que lui offraient unanimement le sénat et le peuple et il racheta, par cette modestie, le tort d'un pareil désastre. Il réussit par là à faire imputer la bataille à la colère des dieux et l'on ne vit plus dans son caractère que cette modestie. Aussi le refus de la dictature est-il pour son image une inscription plus honorable que le titre même de dictateur pour les images des autres. 

3. Mais passons à une très belle manifestation de la modestie. Au grand scandale de tout le monde, la fortune avait amené au Champ de Mars comme compétiteurs à la préture le fils et le secrétaire du premier Scipion l'Africain, Cn. Scipion et Cicéréius. L'opinion publique critiquait cet étrange caprice, de confondre dans une concurrence électorale la famille et la clientèle d'un si grand homme. Mais d'une erreur si blâmable du sort, Cicéréius sut tirer parti pour sa gloire : car, sitôt qu'il se vit en passe de l'emporter sur Scipion dans les centuries, il descendit de son poste, baissa la toge blanche et se mit à solliciter les suffrages pour son compétiteur : il trouvait sans doute plus honorable de céder la préture à la mémoire de l'Africain que de se l'assurer à lui-même. Dira-t-on que la modestie est mal récompensée ? Scipion obtint la magistrature ; mais c'est Cicéréius qui reçut le plus de félicitations. (An de R. 579.) 

4. Ne nous hâtons pas de sortir des comices. L. Crassus briguait le consulat : selon l'usage de tous les candidats il devait parcourir le Forum en faisant sa cour au peuple. Mais jamais il ne put se résoudre à jouer ce rôle en présence de Q. Scévola, son beau-père, cet homme si digne et si savant. Aussi le priait-il de se tenir à l'écart tout le temps qu'il vaquerait à cette absurde occupation : il respectait la gravité d'un tel personnage bien plus qu'il n'avait souci de ce qu'il devait à la toge du candidat. (An de R. 658.)

 5. Le grand Pompée, vaincu par César à Pharsale, entra le lendemain à Larisse. Toute la population de cette ville sortit à sa rencontre : "Allez, dit-il, et rendez cet hommage au vainqueur." Pompée, j'oserai dire, ne méritait pas d'être vaincu, s'il ne l'eût été par César. Du moins, il fut modéré dans le malheur : une fois déchu de sa grandeur, il sut être modeste. (An de R. 705.)

 6. La modestie fut aussi un trait marquant de C. César : on a pu le voir dans bien des circonstances et, entre autres, au dernier jour de sa vie. Percé d'un grand nombre de coups de poignard par des mains parricides, au moment même où son âme divine se séparait de son corps mortel, la douleur de ses vingt-trois blessures ne put lui faire oublier les lois de la modestie : il abaissa en effet de ses deux mains les pans de sa toge pour tomber avec le bas du corps voilé. C'est ainsi, non pas que les hommes expirent, mais que les dieux regagnent leur séjour. (An de R 709.)

 EXEMPLES ÉTRANGERS.

 1. Je placerai le fait suivant au nombre des exemples étrangers, parce qu'il est antérieur au temps où l'Étrurie reçut le droit de cité. Il y avait dans cette contrée un jeune homme d'une rare beauté, nommé Spurina. Voyant que son admirable élégance attirait les regards de beaucoup de femmes distinguées et le rendait suspect à leurs maris et à leurs parents, il détruisit toute la grâce de son visage par des mutilations. Il préféra cette laideur qui attestait la pureté de ses moeurs à une beauté capable d'exciter dans les coeurs de mauvaises passions. 

2 Un Athénien d'une extrême vieillesse s'était rendu au théâtre pour voir les jeux. Aucun citoyen ne lui faisait place, le hasard l'amena auprès des députés de Lacédémone. Touchés de son grand âge, ceux-ci saluèrent ses cheveux blancs et ses années en se levant devant lui par respect et lui donnèrent au milieu d'eux la place la plus honorable. A cette vue, le peuple rendit hommage par de vifs applaudissements à cette attention respectueuse des étrangers. Alors un des Lacédémoniens fit, dit-on, cette remarque : "Les Athéniens connaissent le bien, mais ils ne se soucient pas de le pratiquer.

CHAPITRE VI : De l'amour conjugal. 

EXEMPLES ROMAINS. 

D'un sentiment doux et paisible, je vais passer à un autre également honnête, mais un peu plus ardent et plus vif. Je vais mettre sous les yeux du lecteur, pour ainsi dire, des tableaux d'un amour légitime qui méritent d'être considérés avec le plus profond respect ; je ferai voir les effets d'une fidélité conjugale solide et inébranlable, exemples difficiles à imiter, mais toujours utiles à connaître : car en voyant réalisée dans autrui la plus haute perfection, l'on doit rougir de ne pas s'élever même à la vertu moyenne. 

1. On avait pris dans la maison de Tib. Gracchus deux serpents, un mâle et une femelle. Gracchus, en consultant un aruspice, apprit que la mise en liberté du mâle ou de la femelle serait suivie à bref délai, selon le cas, de la mort de sa femme ou de la sienne. Il ne tint compte que de la partie de cette prédiction qui assurait la conservation de sa femme, sans considérer la sienne, et fit tuer le mâle et lâcher la femelle. Il eut le courage de se voir frapper lui-même du coup qui ôtait la vie au serpent. Je ne saurais dire s'il y eut pour Cornélie plus de bonheur à posséder un tel époux que de malheur à le perdre. (An de R. 581.) O roi de Thessalie, ô Admète, te voilà condamné devant un grand juge pour un acte cruel et barbare : tu as souffert que ta femme prît ta place en échangeant sa destinée contre la tienne et après cette mort volontaire, consentie pour ton salut, tu as pu supporter encore la lumière du jour ! Et tu avais déjà fait appel au dévouement de tes parents ! 

2. Victime lui aussi de l'injustice du sort, C. Plautius Numida n'avait pas la valeur de Gracchus, quoiqu'il fût de l'ordre sénatorial ; mais du moins il donna un exemple égal d'amour conjugal. A la nouvelle de la mort de son épouse, pris de désespoir, il se porta un coup d'épée dans la poitrine. Ses gens intervinrent pour l'empêcher d'achever et bandèrent sa plaie ; mais, dès qu'il en eut l'occasion, il déchira le pansement, rouvrit la blessure et d'une main assurée il arracha du fond de son coeur et de ses entrailles une vie désormais pleine d'amertume et de douleur. Une mort si violente atteste l'ardeur de la flamme conjugale dont son coeur était embrasé. 

3. Avec le même nom, il y eut aussi le même amour chez M. Plautius. Par ordre du sénat, il ramenait en Asie une flotte alliée de soixante navires et venait d'aborder à Tarente. Là Orestilla, son épouse, qui l'avait accompagné jusqu'à ce port, fut prise de maladie et mourut. On fit les funérailles, on mit le corps sur le bûcher, Plautius le parfuma, l'embrassa, et, au milieu de ces devoirs funèbres, il se jeta sur son épée nue. Ses amis le prirent tel qu'il était, sans toge et sans chaussure, et le joignirent au cadavre de son épouse ; puis mirent le feu au bûcher et brûlèrent les deux corps ensemble. On leur éleva sur place un tombeau que l'on voit encore à Tarente et qu'on appelle le Tombeau des deux amants. Je ne doute pas que, s'il reste quelque sentiment après la mort, Plautius et Orestilla ne soient venus chez les ombres portant sur le visage leur joie de partager le même sort. Certes, pour deux coeurs également épris d'un amour fort et honnête, il vaut mieux être unis dans la mort que rester séparés par la vie.

 4 La même affection conjugale s'est fait remarquer chez Julia, fille de César. Un jour, de l'assemblée où se faisait une élection d'édiles, on lui rapporta la robe du grand Pompée, son époux, toute tachée de sang. A cette vue, saisie de frayeur et redoutant d'apprendre quelque attentat contre lui, elle tomba évanouie. Comme elle se trouvait enceinte, cette terreur subite et la douleur de sa chute provoquèrent une couche prématurée. Elle en mourut pour le grand malheur du monde, dont la tranquillité n'eût pas été troublée par l'horrible déchaînement de tant de guerres civiles, si la concorde eût été maintenue entre César et Pompée par les liens étroits de la famille. (An de R. 699.)

5. L'ardeur de ton amour si pur, ô Porcia, fille de M. Caton, sera aussi pour tous les siècles l'objet d'une juste admiration. A la nouvelle de la défaite de Brutus, ton mari, et de sa mort à Philippes, tu n'as pas craint, à défaut du poignard qu'on te refusait, d'avaler des charbons ardents. Ainsi tu trouvas dans ton coeur de femme la force d'imiter la mort héroïque de ton père. Mais peut-être y eut-il chez toi encore plus de courage : il mit fin à ses jours par un trépas ordinaire ; toi, tu voulus mourir d'une mort sans exemple (An de R.711.)

 EXEMPLES ÉTRANGERS.

 1. Il y a aussi chez les étrangers des amours légitimes que l'histoire n'a pas laissé tomber dans l'oubli : il suffira d'en rappeler quelques-uns. La reine de Carie, Artémise, eut le plus vif chagrin de la perte de son mari. Toute preuve de l'intensité de ses regrets serait faible après les honneurs de toute sorte qu'elle rendit à sa mémoire et la construction du monument que sa magnificence fit mettre au rang des Sept merveilles. Mais à quoi bon énumérer ces honneurs et parler de ce fameux tombeau ? Ne voulut-elle pas devenir elle-même le tombeau vivant et animé de Mausole, à en croire les témoignages selon lesquels, après la mort de son époux, elle en but les cendres mêlées dans un breuvage ? (Av. J.-C. 353.) 

2. La reine Hypsicratée aima son mari Mithridate d'un amour sans bornes. Elle se fit un plaisir de sacrifier pour lui le principal ornement de sa beauté et de se donner l'apparence d'un homme. Elle coupa en effet sa chevelure et se livra aux exercices du cheval et des armes, afin de partager plus facilement les fatigues et les dangers de ce prince. Elle fit plus : après sa défaite par Pompée et dans sa fuite à travers des nations barbares, elle l'accompagna avec une force d'âme et de corps infatigable. Tant de fidélité fut pour Mithridate la plus grande consolation, le plus agréable adoucissement à ses infortunes et à ses peines : il croyait, en effet, se déplacer avec sa famille et ses dieux pénates en voyant sa femme partager son exil. (An de R. 687.) 

3. Mais pourquoi chercher en Asie, dans les immenses solitudes des pays barbares, dans les régions mystérieuses du Pont-Euxin, lorsque Lacédémone, le plus bel ornement de toute la Grèce, étale presque sous nos yeux un exemple de dévouement conjugal sans pareil, si admirable qu'il peut se comparer à la plupart des hauts faits les plus glorieux de son peuple ? Les Minyens, qui tirent leur origine des illustres compagnons de Jason établis dans l'île de Lemnos, s'y étaient constamment maintenus pendant plusieurs siècles. Mais chassés par les Pélasges, ils demandèrent du secours à l'étranger et obtinrent par prière de prendre possession des sommets du mont Taygète. La république de Sparte eut égard au souvenir des fils de Tyndare : car sur le fameux navire de Jason s'était distingué ce couple de frères destiné à figurer parmi les astres. Lorsque par la suite les Minyens descendirent de leurs montagnes, elle les admit à profiter de ses lois et de ses biens. Mais ils firent tourner un si grand bienfait au préjudice de la république qui les avait si bien traités, en essayant de s'emparer de la royauté. Jetés dans la prison publique, ils y attendaient le moment de leur supplice. Mais, comme l'exécution, en vertu d'un antique usage de Lacédémone, ne pouvait se faire que la nuit, leurs femmes, issues de familles en vue dans le pays, sous prétexte de s'entretenir avec leurs époux qui allaient mourir, obtinrent des gardiens la permission d'entrer dans la prison. Là, elles changèrent de vêtements avec leurs maris et les firent sortir à leur place, un voile abattu sur le visage dans l'attitude de la douleur. Que pourrai-je ajouter, sinon qu'elles étaient les dignes épouses des Minyens ?

CHAPITRE VII : De l'amitié. 

EXEMPLES ROMAINS.

  Considérons maintenant l'amitié, ce lien si ferme et si fort, qui n'est en rien moins puissant que le lien de la parenté ; il est même plus sûr et plus éprouvé par cela même qu'il n'est pas, comme ce dernier, l'effet de la naissance et du hasard, mais qu'il se forme, après mûre réflexion, par le libre choix de la volonté. Aussi l'on pardonnerait plutôt de rompre avec un parent qu'avec un ami : car, si dans le premier cas la rupture n'est pas toujours blâmée comme une injustice, dans le second elle encourt toujours le reproche d'inconstance. L'homme se trouverait dans la vie bien abandonné, s'il n'avait autour de lui aucune amitié qui le protège. On ne doit pas prendre à la légère un secours si nécessaire ; mais quand le choix en a été fait avec sagesse, il ne convient pas de le rejeter.  C'est dans l'adversité surtout que l'on reconnaît les amis sincères : en pareille situation, tous les services rendus découlent uniquement d'une bienveillance inaltérable. Au contraire, l'hommage rendu à la prospérité est le plus souvent un tribut de ma flatterie que de la véritable amitié ; du moins est-il suspect, comme s'il était toujours une manière de demander plutôt que de donner. Ajoutons que dans le malheur les hommes ont un plus grand besoin de l'empressement de leurs amis soit comme appui, soit comme consolation ; au lieu que le bonheur et la prospérité, se sentant l'objet de la faveur des dieux, se passent plus facilement de celle des hommes. Aussi la postérité garde-t-elle plus fidèlement le souvenir de ceux qui n'ont pas abandonné leurs amis dans la disgrâce que de ceux qui ont été pour les leurs des compagnons assidus pendant tout le cours d'une vie prospère. Personne ne parle des amis de Sardanapale ; mais Oreste est presque plus connu comme ami de Pylade que comme fils d'Agamemnon. L'amitié des premiers dépérit au sein des délices et des débauches qu'ils partageaient : celle d'Oreste et de Pylade qui les associait dans le même sort douloureux et cruel, sortit plus brillante de l'épreuve même de l'infortune. Mais pourquoi toucher aux exemples étrangers, quand je puis d'abord produire les nôtres ? 

1. Tib. Gracchus a passé pour un ennemi de la patrie, et non sans raison, pour avoir pensé à son pouvoir personnel plutôt qu'au salut de Rome. Néanmoins, même dans une entreprise si coupable, il ne laissa pas de rencontrer dans son ami C. Blosius de Cumes une fidélité inébranlable. Il vaut la peine de voir jusqu'où fut poussée cette vertu. Déclaré ennemi de la république, puni du dernier supplice, privé des honneurs de la sépulture, Gracchus ne perdit pas cependant l'affection de son ami. Le sénat avait chargé les consuls Rupilius et Lenas de poursuivre, conformément aux anciens usages, les complices de Gracchus. Blosius, sachant que les consuls prenaient surtout conseil de Laelius, vint le trouver pour solliciter son appui. Il faisait valoir pour excuse ses relations d'amitié avec Gracchus. "Eh quoi ! lui dit Laelius, s'il t'avait commandé de mettre le feu au temple de Jupiter très bon et très grand, aurais-tu obéi à son ordre en raison de cette intime amitié que tu allègues ?" -"Jamais, répondit-il, Gracchus n'aurait commandé cela. C'était assez dire et même trop : car il osa ainsi défendre le caractère d'un homme unanimement condamné par le sénat. Mais ce qui suit était bien plus hardi et bien plus périlleux. Devant les questions pressantes de Laelius, il ne se départit pas de sa fermeté : il répondit que, même pour cela, au moindre signe de Gracchus, il aurait obéi, Qui l'aurait tenu pour criminel, s'il n'avait rien dit ? Qui ne l'aurait même trouvé sage, s'il eût parlé selon l'intérêt du moment ? Mais Blosius ne voulut chercher à sauver sa vie, ni par un silence irréprochable, ni par un langage habile : c'est qu'il craignait de manquer, si peu que ce fût, au souvenir d'une amitié malheureuse. (An de R. 621.) 

2. Dans la même famille, d'autres exemples se présentent d'une amitié aussi courageuse et aussi ferme. Alors que les projets de C. Gracchus étaient déjà ruinés, ses affaires perdues sans ressource, que toute sa conspiration faisait l'objet d'une vaste enquête et que lui-même était réduit à un complet abandon, seuls deux de ses amis, Pomponius et Laetorius, le garantirent, en le couvrant de leur corps, contre une pluie de traits qu'on jetait sur lui de tous côtés. L'un d'eux, Pomponius, pour faciliter son évasion, arrêta quelque temps par une lutte énergique, à la porte des Trois Horaces, la foule lancée à sa poursuite. Tant qu'il eut un souffle de vie, on ne put le faire reculer ; mais enfin il succomba sous le nombre des blessures. Alors seulement et en résistant encore, j'imagine, même au delà de la mort, il livra passage à la foule par-dessus son cadavre. Quant à Laetorius il se posta sur le pont de bois et jusqu'au passage de Gracchus, il en défendit l'entrée avec toute l'ardeur de son courage. Accablé enfin par le nombre, il tourna son épée contre lui-même et d'un seul élan se jeta au fond du Tibre. Sur ce pont, où Horatius Coclès avait jadis prouvé son amour pour sa patrie entière, il donna, en faveur d'un seul homme, un égal témoignage d'attachement et y ajouta le sacrifice volontaire de sa vie. (An de R. 632.)  Quels excellents soldats auraient pu avoir les deux Gracques s'ils eussent voulu marcher sur les traces de leur père et de leur aïeul maternel ! Avec quelle ardeur, avec quelle persévérance les Blosius, les Pomponius, les Laetorius n'auraient-ils pas contribué à leurs victoires et à leurs triomphes, eux qui s'associèrent si vaillamment à une entreprise insensée ! Ils suivirent sous de tristes auspices la destinée d'un ami ; mais plus leur exemple fut malheureux, mieux il atteste leur fidélité à un noble sentiment. 

3. L. Réginus, à le juger d'après la loyauté que réclame toute fonction publique, mérite les plus violents reproches de la postérité ; mais, à ne considérer que le témoignage qu'il a donné d'une amitié fidèle, il faut lui laisser cette paix que l'on trouve dans une conscience irréprochable, comme dans un port tranquille. Il était tribun du peuple, lorsque Cépion fut jeté en prison comme responsable de la destruction de notre armée par les Cimbres et les Teutons. Ne tenant compte que de sa vieille et étroite amitié, il le délivra de prison et ne voulut pas borner là son rôle d'ami, au point qu'il l'accompagna même dans sa fuite. O amitié, divinité puissante et invincible ! La république arrêtait Cépion et ta main le lui arrachait ; les lois exigeaient que le tribun revendiquât son inviolabilité et tu lui ordonnais de s'exiler ; mais tu commandes avec tant de douceur qu'il préféra la peine de l'exil à sa magistrature. (An de R. 648.) 

4. Voilà un admirable effet de ton pouvoir ; mais l'exemple suivant est bien plus digne d'éloge. Vois à quel point tu as porté la constance de T. Volumnius dans son attachement à son ami, sans que la république eût à en souffrir. Né d'une famille de chevaliers, il avait été intimement lié avec M. Lucullus. Quand M. Antoine eut fait mourir ce dernier pour avoir été du parti de Brutus et de Cassius, Volumnius, bien qu'il eût toutes facilités pour fuir, resta attaché au corps inanimé de son ami, fondant en larmes et poussant des gémissements au point d'attirer sur lui, par l'excès de son affection, une mort semblable. En effet, la violence et la persistance de ses plaintes le firent amener devant Antoine. Une fois en sa présence : "Général, dit-il, fais-moi mourir tout de suite sur le corps de Lucullus ; je ne dois pas lui survivre après l'avoir poussé à cette guerre malheureuse." Peut-on voir une affection plus fidèle ? Il détourna de la mémoire de son ami la haine de l'ennemi, il abrégea sa propre vie en se donnant comme l'instigateur de son acte et, pour le rendre plus digne de sympathie, il s'appliqua à déplaire lui-même davantage. Il n'eut pas de peine à persuader Antoine ; conduit à l'endroit désiré, il baisa avec empressement la main de Lucullus, prit sa tête détachée du tronc et gisant dans la poussière, l'appliqua sur sa poitrine, puis courba la tête pour la présenter au glaive du vainqueur. (An de R. 711.)  Que la Grèce vienne maintenant parler de Thésée secondant les amours impies de Pirithous : c'est une imposture que de faire de tels récits, et une sottise d'y croire. Dans le spectacle de deux amis qui mêlent leur sang, confondent leurs blessures et se suivent de si près dans la mort, je reconnais les signes véridiques d'une amitié romaine. Mais là, je n'aperçois que les inventions pleines de merveilleux d'un peuple qui aime les fictions. 

5. L. Pétronius réclame avec raison une part de ces louanges. A qui a montré le même courage dans la pratique de l'amitié revient la même mesure de gloire. D'une origine très humble, il était parvenu avec l'aide de P. Caelius au rang de chevalier et à des grades brillants dans l'armée. N'ayant pas eu d'occasion de manifester sa reconnaissance dans la prospérité, il en trouva une dans un cruel revirement de la fortune et il acquitta sa dette avec une extrême fidélité. Le consul Octavius avait confié à Caelius le commandement de Plaisance. A la prise de cette place par l'armée de Cinna, Caelius, déjà assez vieux et gravement malade, appréhendant de tomber au pouvoir de l'ennemi, demanda à Pétronius le secours de son bras. Celui-ci s'efforça vainement de le détourner de sa résolution, mais cédant à la persistance de ses prières, il le tua et se tua lui-même sur le corps de son ami : il ne voulut pas survivre à celui auquel il devait entièrement son élévation aux dignités. Ainsi, la crainte du déshonneur causa la mort de Caelius, et un tendre attachement, celle de son ami. (An de R.666.) 

6. A Pétronius il faut joindre Servius Térentius, quoiqu'il n'ait pas réussi, comme il le désirait, à mourir pour son ami. On doit le juger sur son intention qui était belle, non sur l'effet qui fut vain ; car, s'il n'avait dépendu que de lui, il sauvait D. Brutus de la mort en se sacrifiant lui-même. Celui-ci, après s'être échappé de Modène, apprenant qu'il était venu des cavaliers pour lui donner la mort, s'était réfugié dans un lieu obscur et cherchait à dérober sa tête à un juste châtiment. Déjà sa retraite avait été forcée. Térentius, par un mensonge que lui inspira son dévouement et auquel l'obscurité elle-même se prêtait, se donna pour Brutus et s'offrit aux coups des cavaliers ; mais il fut reconnu par Furius qui était chargé de la punition de Brutus et il ne put pas détourner le châtiment de la tête de son ami en se faisant tuer à sa place.  Ainsi la fortune le força à vivre malgré lui. (An de R. 710.) 

7. Laissons l'amitié sous l'aspect dur et austère que lui donne une telle fermeté et considérons-la sous des traits riants et calmes. Tirons-la d'un milieu tout rempli de larmes, de gémissements et de meurtres pour la mettre en une place plus digne d'elle, dans le séjour du bonheur, environnée de tout l'éclat du crédit, des honneurs et de l'opulence. Sortez des demeures que l'on croit assignées aux âmes vertueuses, toi, Décimus Laelius, et toi, M. Agrippa, unis tous deux par une amitié aussi fidèle qu'heureuse, l'un au plus grand des hommes, l'autre au plus grand des dieux. Amenez à la lumière avec vous cette foule de bienheureux qui, vous prenant pour chefs et suivant l'étendard de la fidélité la plus pure, ont brillamment servi en se couvrant de gloire et de lauriers. Votre constance, votre intrépidité dans le dévouement, votre impénétrable secret, votre vigilance constamment en éveil et votre affection pour ainsi dire toujours de garde autour de l'honneur et de la vie de vos amis, enfin les fruits si abondants de tant de vertus, tout cela amènera la postérité à pratiquer avec plus de plaisir et de conscience les devoirs de l'amitié. 

EXEMPLES ÉTRANGERS. 

1. Mon esprit ne peut se détacher des exemples de notre histoire nationale ; mais la bonne foi romaine m'invite à raconter aussi les belles actions des étrangers. Damon et Phintias, initiés aux mystères de la philosophie pythagoricienne, étaient unis d'une amitié fidèle. L'un d'eux, ayant été condamné à mort par Denys de Syracuse, avait obtenu de lui un délai pour aller dans sa famille mettre ordre à ses affaires avant de mourir. L'autre n'hésita pas à se livrer au tyran comme caution de son retour. Ainsi échappait au danger de mort celui qui tout à l'heure avait le glaive suspendu sur sa tête et le même coup menaçait celui qui aurait pu vivre en pleine sécurité. Tout le monde et principalement Denys attendaient avec curiosité l'issue de cette aventure étrange et pleine de risques. Le jour fixé approchait et le condamné ne revenait pas. Alors chacun taxait de folie celui qui s'était porté garant de sa promesse avec tant d'imprudence ; mais lui, affirmait hautement qu'il était sans inquiétude sur la fidélité de son ami. Or à l'instant même où arrivait l'heure marquée par Denys, arriva aussi celui qui avait accepté la convention. Plein d'admiration pour le caractère des deux amis, le tyran fit grâce en considération d'une telle fidélité ; il leur demanda même de vouloir bien l'admettre en tiers dans leur amitié, en leur promettant une affection égale à la leur. L'amitié a-t-elle tant de force ? Oui, inspirer le mépris de la mort, faire oublier le charme de la vie, désarmer la cruauté, changer la haine en amour, substituer les bienfaits aux supplices, voilà bien ce que sont ses effets. Tous ces miracles méritent presque autant de respect que le culte des dieux immortels : car la religion assure le salut des Etats et l'amitié, celui des particuliers ; et comme la première a pour demeure les temples augustes, celle-ci a dans les coeurs fidèles pour ainsi dire autant de sanctuaires tout remplis d'une âme divine. 

2. Tels étaient sur l'amitié les sentiments d'Alexandre. Quand il eut pris le camp de Darius, où étaient réunis tous les parents de ce prince, il vint, accompagné de son cher Héphestion, leur apporter des paroles de consolation. Réconfortée par sa visite, la mère de Darius qui était étendue à terre, releva la tête et, à la vue d'Héphestion qui était d'une taille et d'une beauté imposantes, elle se jeta à ses pieds à la manière des Perses et le salua en le prenant pour Alexandre. Avertie de sa méprise et toute tremblante, elle cherchait des paroles pour s'excuser. "Il n'y a pas là, dit Alexandre, de quoi se troubler car Héphestion est un autre Alexandre." (Av. J.-C. 333.) Qui des deux doit-on louer davantage pour ce mot ? Celui qui a su le trouver ? ou celui qui a eu l'honneur de s'entendre ainsi appeler ? Ce roi aux vastes pensées, dont les victoires et les ambitions s'étendaient déjà au monde entier, donna en ce peu de mots à son compagnon d'armes la moitié de sa propre grandeur. O glorieuse parole ! présent aussi honorable pour celui qui le fit que pour celui qui le reçut !  J'ai aussi pour mon compte de bonnes raisons de rendre hommage à une telle amitié ; car j'ai moi-même éprouvé l'affection toujours agissante d'un des hommes les plus illustres et les plus éloquents. Je ne crains pas qu'il y ait quelque inconvenance à dire que mon cher Pompée était pour moi comme un Alexandre, puisque son Héphestion fut pour lui un autre lui-même. Quant à moi, je mériterais les plus graves reproches, si, dans cette revue des exemples d'une fidèle et généreuse amitié, je ne faisais pas mention de celui sur le coeur duquel, comme sur le coeur d'un père affectueux, j'ai trouvé la force dans la prospérité et le calme dans le malheur, celui à qui je dois, sans avoir rien demandé, tous les progrès de ma fortune, celui dont la faveur m'a protégé contre les coups du sort, et qui, par ses directions personnelles, m'a fait mettre dans mes travaux littéraires plus de clarté et de vie. Aussi, en perdant le meilleur des amis, j'ai donné une joie à quelques-uns de mes ennemis. Sans doute parce que les avantages que me valait cette amitié leur étaient une torture. Non que j'eusse mérité leur haine, car j'ai fait profiter de mon faible crédit ceux qui ont voulu en user. Mais aucun bonheur, quelque vertu qui s'y ajoute, ne saurait échapper aux morsures de la méchanceté. Où trouver un asile contre certaines gens ? Quelles marques d'infortune pourront les apaiser et les empêcher de se réjouir et de triompher des malheurs d'autrui, comme ils feraient de leurs bonheurs personnels. Nos pertes, semble-t-il, font leur richesse, nos misères leur opulence et notre mort leur immortalité. Mais jusques à quand insulteront-ils aux disgrâces d'autrui sans en éprouver eux-mêmes ? Je m'en remets sur ce point à l'inconstance des choses humaines qui châtie si bien l'orgueil.

CHAPITRE VIII : De la libéralité. 

EXEMPLES ROMAINS.

  1. Après cette digression inspirée par l'amitié et consacrée à des regrets personnels, revenons à notre plan et occupons-nous de la libéralité. Elle a deux sources particulièrement recommandables, qui sont un discernement judicieux et une affection vertueuse : ce n'est qu'autant qu'elle découle de ces principes qu'elle est conforme à la raison. Un présent plaît par son importance, mais plus encore par son opportunité. En effet à sa valeur propre s'ajoute l'inappréciable surcroît d'intérêt qui tient à la circonstance. C'est pour avoir fait à propos la dépense d'une petite somme d'argent que Fabius Maximus excite encore aujourd'hui, après tant de siècles, l'admiration des hommes. Il s'était fait rendre des prisonniers par Hannibal sous promesse d'une rançon. Mais, le sénat refusant de la fournir, Fabius envoya son fils à Rome, fit vendre le seul domaine qu'il possédait, en compta aussitôt la valeur à Hannibal. A ne calculer que la somme en elle-même, le total se réduisit à peu de chose, puisqu'il provenait de la vente d'une terre de sept arpents et encore d'une terre située dans la Pupinie ; mais, si l'on mesure ce don d'après le sentiment de son auteur, il n'en est pas de plus grand. Fabius aima mieux n'avoir plus de patrimoine que de voir sa patrie manquer de bonne foi : acte d'autant plus honorables qu'un profond attachement se prouve mieux par un effort qui excède les forces que par la mise en jeu de forces surabondantes. Dans un cas, l'on fait ce qu'on peut, dans l'autre, plus qu'on ne peut. (An de R. 536.) 

2. Ainsi, vers le même temps, une femme nommée Busa, la plus riche propriétaire de l'Apulie, a pu mériter de notre république un témoignage de reconnaissance pour sa libéralité ; mais on ne saurait mettre ses immenses ressources en parallèle avec le pauvre patrimoine de Fabius. Elle nourrit généreusement environ dix mille soldats échappés de la bataille de Cannes et réfugiés dans Canuse ; cependant elle ne compromit pas sa fortune par cet acte de munificence envers le peuple romain. Fabius au contraire, pour sauver l'honneur de la patrie, se réduisit de la médiocrité à l'indigence. (An de R. 537.)

3. Q. Considius s'est fait aussi remarquer par un acte de libéralité qui fut un grand bienfait public et dont il ne laissa pas de retirer lui-même quelque bénéfice moral. Les complots de Catilina venaient de plonger Rome dans une telle consternation que, en raison de la dépréciation des propriétés causée par ces troubles politiques, les riches eux-mêmes ne pouvaient payer leurs dettes à leurs créanciers. Considius qui avait une somme de quinze millions de sesterces placée à intérêt ne laissa pas ses agents faire commandement à aucun de ses débiteurs, ni pour le capital, ni pour les arrérages. Dans la mesure de son pouvoir, il adoucit les misères nées des désordres politiques en gardant lui-même une âme calme et sereine. Il a fait voir par une démonstration aussi belle qu'opportune qu'il voulait retirer un profit de son argent, mais non du sang des citoyens. Ceux qui aiment particulièrement les affaires de banque, sentiront, en rapportant chez eux de l'argent souillé de sang, combien leur joie est condamnable, s'ils veulent prendre la peine de lire attentivement le sénatus-consulte qui décerne des remerciements à Considius. (An de R. 691.) 

4. Mais il me semble entendre depuis longtemps les plaintes du peuple romain me reprochant de recueillir des exemples de la munificence des particuliers sans rien dire de la sienne. Il importe à sa gloire de remettre en lumière les sentiments qui ont guidé sa conduite envers les rois, les cités et les nations : car une belle action reprend tout son éclat à force d'être rappelée. Quand Rome eut conquis l'Asie Mineure, elle en fit présent au roi Attale : elle pensait donner plus de grandeur et de prestige à notre empire en faisant de la plus riche et de la plus aimable partie de la terre la matière d'une récompense, au lieu de s'en réserver la jouissance. Le don de cette province devait plus rapporter que sa conquête : car une grande étendue de possessions pouvait exciter l'envie ; au contraire une telle munificence ne pouvait rester sans gloire. (An de R. 563.) 

5. Mais voici une libéralité de Rome qui procède d'une inspiration divine et que n'exalteront jamais assez les louanges de l'histoire. Après la défaite de Philippe, roi de Macédoine, comme toute la Grèce se trouvait assemblée aux jeux isthmiques, Q. Quinctius Flamininus, le silence s'étant établi à un signal de la trompette, fit faire par la voix du héraut la proclamation suivante : "Le Sénat, le peuple romain et le général T. Quinctius Famininus déclarent libres et exemptes de tout tribut toutes les villes de la Grèce qui ont été soumises à la domination de Philippe." A ces mots les spectateurs furent tout à coup saisis d'une joie extrême, au point que dans le premier moment, comme s'ils ne pouvaient en croire leurs oreilles, ils gardèrent un profond silence. Le héraut répéta cette déclaration. L'air retentit alors de tels cris d'allégresse que, suivant des témoignages sûrs, des oiseaux qui passaient au-dessus de l'assemblée furent frappés d'épouvante et s'abattirent sur le sol. C'eût été déjà un acte magnanime de libérer de la servitude autant de têtes que le peuple romain affranchit alors de cités remarquables par l'illustration et la richesse. Il importe à la grandeur de Rome de rappeler, je ne dis pas seulement ses propres générosités, mais encore celles dont elle a été l'objet ; car, autant que la gloire qu'on s'est acquise, les hommages que l'on reçoit sont aussi des titres d'honneur. 

EXEMPLES ÉTRANGERS. 

1. Hiéron, roi de Syracuse, à la nouvelle du désastre que les Romains venaient d'essuyer à Trasimène, envoya en présent à Rome trois cent mille boisseaux de blé, deux cent mille d'orge et deux cent quarante livres d'or. Et comme il n'ignorait pas la délicatesse de nos ancêtres, par crainte de les voir refuser cet or, il imagina de lui donner la forme d'une victoire, afin de les forcer, en les prenant par leurs sentiments religieux, à profiter de sa munificence : il fut ainsi doublement libéral, d'abord par la pensée d'offrir ces richesses, ensuite par la précaution prise pour empêcher qu'on ne les renvoyât. (An de R. 536.) 

2. Je vais joindre à cet exemple celui de Gillias d'Agrigente, cet homme de tant de coeur, et qui était pour ainsi dire la libéralité même. Il était très opulent, mais il était bien plus riche encore de beaux sentiments que de trésors, toujours plus occupé de dépenser que d'amasser, au point que sa maison passait pour ainsi dire pour un office de bienfaisance. De là on tirait l'argent nécessaire pour construire des édifices destinés au public, pour donner des spectacles agréables au peuple, pour payer les frais de repas magnifiques et pour distribuer des secours en temps de disette. Ces largesses s'adressaient à la collectivité, mais en outre, dans des cas particuliers, il fournissait des aliments aux indigents, des dots aux jeunes filles pauvres, des subsides à ceux qui avaient éprouvé des revers. Les étrangers eux-mêmes étaient accueillis chez lui, soit à la ville, soit à la campagne, avec une extrême bonté, et ils ne s'en allaient jamais sans avoir reçu quelques présents. En une circonstance on le vit nourrir et habiller une troupe de cinq cents cavaliers de Géla que la tempête avait jetés sur ses domaines. Eu un mot, l'on eût dit non un mortel, mais une providence bonne et accueillante pour tout le monde. Les biens de Gillias étaient en quelque sorte le patrimoine commun de tous. Aussi Agrigente et même les contrées voisines ne cessaient-elles de faire des voeux pour sa conservation et pour l'accroissement de sa fortune. Mettez en face de lui ces avares avec leurs coffres toujours fermés de verrous inexorables : ne trouvez-vous pas bien plus noble son goût de la dépense que leur habitude de tenir leur bien sous clef ?

LIVRE V

CHAPITRE I : De l'humanité et de la clémence.

EXEMPLES ROMAINS.

Quelles compagnes seront mieux assorties à la libéralité, que l'humanité et la clémence ? Elles aspirent au même genre de gloire : la première soulage l'indigence, la deuxième prévient les besoins, la troisième sauve un ennemi d'une position critique. Quoiqu'on se trouve embarrassé de décider entre elles, il semble cependant que l'avantage appartient à celle qui tire son nom d'un attribut même de la divinité.

1. Je vais rappeler avant tout les traits les plus éclatants de l'humanité et de la clémence du sénat. Des députés carthaginois vinrent à Rome pour traiter du rachat des prisonniers de leur nation ; le sénat les leur rendit aussitôt, sans rançon, tout jeunes qu'ils étaient, au nombre de deux mille sept cent quarante-trois. A la vue d'une telle armée d’ennemis rendue à la liberté, de tant d'argent dédaigné, de tant d'injures pardonnées aux Carthaginois, les députés, sans doute, saisis d'étonnement n'ont pu s'empêcher de s'écrier en eux-mêmes : "O munificence romaine ! bonté qui n'a d'égale que celle des dieux ! ô bonheur de notre ambassade nos voeux ! ce que nous n'aurions jamais accordé, nous venons de le recevoir. (An de R. 552.) Le trait suivant n'atteste pas moins l'humanité du sénat. Syphax, ce roi de Numidie autrefois si puissant, devenu prisonnier des Romains, était mort en prison à Tibur : le sénat fit célébrer ses funérailles aux frais du trésor public ; après lui avoir fait grâce de la vie, il voulut encore honorer sa sépulture. Il montra la même clémence envers Persée. Informé que ce prince était mort à Albe, où il avait été relégué comme prisonnier, le sénat y envoya un questeur pour lui rendre les devoirs funèbres aux frais de la république ; il ne put souffrir que les restes d'un roi fussent privés des honneurs du tombeau. (An de R. 586.) Tels furent les devoirs rendus par le sénat à des rois ennemis et malheureux, même après leur mort : voici sa générosité envers des rois amis, heureux et vivants. La guerre de Macédoine terminée, Paul-Emile renvoya Musicanès, fils de Masinissa, au roi son père, avec les cavaliers qu'il avait amenés au secours des Romains. La flotte fut dispersée par la tempête, et le jeune prince amené malade à Brindes. Sitôt que le sénat en fut informé, il dépêcha un questeur, chargé d'assurer l'hospitalité à Musicanès, de lui fournir tous les secours nécessaires au rétablissement de sa santé, de pourvoir libéralement tant à sa dépense qu'à celle de toute sa suite, de lui procurer même des vaisseaux pour le transporter commodément et en sûreté en Afrique, lui et les siens. Il fit donner à chaque cavalier une livre d'argent et une somme de cinq cents sesterces (cent francs). Cette humanité du sénat, cet empressement, cette tendre sollicitude, étaient capables, si le jeune prince avait succombé à sa maladie, d'adoucir les regrets de son père et de les rendre plus supportables. (An de R. 585.) Le même corps, apprenant que Prusias, roi de Bithynie, venait pour le féliciter de la défaite de Persée, envoya au-devant de lui jusqu'à Capoue, P. Cornelius Scipion, l'un des questeurs : il donna ordre de louer pour ce prince la plus belle maison qu'il serait possible de trouver à Rome, de prendre, dans le trésor public, de quoi fournir et à sa dépense et à celle de sa suite. La ville tout entière lui fit l'accueil d'un ami généreux. Venu à Rome avec une amitié sincère pour la république, il retourna dans son royaume, pénétré pour elle d'une affection doublement profonde. (An de R. 586.) L'Égypte même ressentit les effets de l'humanité romaine. Son roi Ptolémée, chassé du trône par son jeune frère, vint à Rome, sans autre cortège qu'un très petit nombre d'esclaves, sous les dehors de la misère, et se logea chez un peintre, natif d'Alexandrie. Quand le sénat en reçut la nouvelle, il le fit venir, et s'excusa soigneusement de n'avoir pas, conformément aux usages de la république, envoyé un questeur à sa rencontre ; de ne lui avoir point procuré l'hospitalité au nom de l'Etat. Il l'assura que ce n'était point indifférence : il avait ignoré son arrivée subite et presque clandestine ; et au sortir même de l'assemblée, il le fit conduire dans une maison, où il fut logé au nom de la république, l'exhortant à quitter cet extérieur, indigne de son rang, et à demander une audience pour être ente : il eut même le soin de lui faire parvenir, chaque jour, quelque présent par la main d'un questeur. Toutes ces attentions furent comme autant de degrés par lesquels il l'éleva de la plus triste humiliation jusqu'au trône, et lui apprit qu'il avait plus à espérer de l'appui du peuple romain, qu'à redouter de sa propre fortune. (An de R. 590.)

2. Laissant le corps entier des sénateurs, considérons chacun d'eux individuellement. Pendant la première guerre punique, le consul L. Cornélius, ayant pris la ville d'Olbia, fit de magnifiques obsèques à Hannon, général carthaginois, qui était mort en combattant vaillamment pour la défense de cette place. Il n'hésita pas à célébrer en personne les funérailles d'un ennemi, persuadé que l'éclat de sa victoire, tempéré par une si grande humanité, exciterait moins l'envie des dieux et des hommes. (An de R. 494.)

3. Que dirai-je de Quinctius Crispinus, dont l'humanité demeura invincible à deux passions très puissantes, le ressentiment et l'amour de la gloire ? Badius le Campanien lui avait des obligations : il avait trouvé chez lui une généreuse hospitalité ; il devait à ses soins attentifs la guérison d'une maladie dont il fut attaqué pendant son séjour dans sa maison. Néanmoins, après l'affreuse défection des Campaniens, rencontrant Quinctius sur un champ de bataille, il le provoqua au combat ; mais celui-ci, quoique supérieur et en force et courage, aima mieux lui reprocher son ingratitude que de le vaincre. "Insensé, lui dit-il, que prétends-tu faire ? dans quel délire te précipite une coupable ambition ? C'est peu de partager la démence impie de ta nation, si tu ne te laisses encore emporter par la tienne ! Parmi les Romains, Quinctius est donc le seul que tu choisis pour être l'objet de tes coups sacrilèges, lui dont l'hospitalité t'a procuré des distinctions et t'a sauvé la vie ! Quant à moi, les lois de l'hospitalité et ses dieux tutélaires, objet de vénération pour un Romain, de mépris pour vos coeurs dégradés, me défendent d'engager avec toi une lutte sanglante. Bien plus, si dans la mêlée je t'avais reconnu renversé fortuitement du choc de mon bouclier, mon épée, déjà levée sur ta tête, se serait arrêtée à l'instant. Je te laisse donc l'opprobre d'avoir voulu tuer ton hôte ; je ne m'associerai pas à ton infamie en donnant au mien le coup mortel. Va chercher une autre main pour t'arracher la vie ; la mienne ne sut jamais que sauver tes jours." Le ciel rendit à chacun la justice qu'il méritait : Badius perdit la vie dans cette bataille ; Quinctius en sortit couvert de gloire. (An de R. 541.)

4. Et la clémence de Marcellus, quel éclatant et mémorable exemple ne nous offre-t-elle pas ! Après avoir pris Syracuse, il monta sur la citadelle pour considérer de cette hauteur le destin d'une ville, naguère si florissante, alors tristement déchue. A la vue de son sort déplorable, il ne put retenir ses larmes. Qui l'eût aperçu dans ce moment sans le reconnaître, ne l'eût pas pris pour le vainqueur. Ainsi, malheureuse cité de Syracuse, ton affreux désastre fut mêlé de quelque consolation : si ton arrêt était prononcé, si ta chute était inévitable, du moins elle fut adoucie par l'extrême humanité du vainqueur. (An de R. 541.)

5. Q. Métellus, pendant la guerre des Celtibères en Espagne, faisait le siège d'une place nommée Centobrica. Déjà une machine de guerre menaçait le rempart, et il allait renverser le seul pan de muraille qu'il fût possible d'entamer ; mais l'humanité le fit renoncer à une victoire prochaine. Les assiégés venaient d'exposer aux coups de la machine les enfants de Réthogène, l'un de leurs concitoyens qui était passé de son côté : Metellus ne voulut pas voir des enfants périr d'une mort si cruelle sous les yeux de leur père ; et, quoique Réthogène déclarât qu'il faisait, sans regret, le sacrifice de son sang pour le succès de l'attaque, il abandonna le siège. Si cet acte de clémence le fit échouer devant les remparts d'une place, elle lui gagna les coeurs de toutes les villes de Celtibérie, et lui procura l'avantage de les soumettre au peuple romain, sans avoir à faire tant de sièges (An de R. 611.)

6. Je citerai aussi le second Scipion l'Africain. Les effets de son humanité brillèrent au loin avec gloire. Quand il eut pris Carthage, il écrivit aux villes de Sicile d'envoyer des députés pour réclamer les ornements enlevés autrefois de leurs temples par les Carthaginois, et les rétablir dans leurs anciennes places ; libéralité également agréable aux dieux et aux hommes ! (An de R. 607.)

7. Le même Scipion nous fournit encore un trait d'humanité non moins honorable. Son questeur, faisant la vente publique des prisonniers, remarqua parmi eux un enfant d'une beauté rare et d'un extérieur distingué : il le lui envoya. Scipion prit des informations à son sujet ; il découvrit qu'il était Numide et orphelin, qu'il avait été élevé chez Masinissa, son oncle, à l'insu duquel il s'était engagé avant l'âge pour combattre les Romains. Il crut devoir lui pardonner son erreur et rendre un juste hommage à l'amitié d'un roi si fidèle au peuple romain : en conséquence il fit présent à l'enfant d'un anneau, d'une agrafe d'or, d'un laticlave, d'une casaque à l'espagnole, et d'un cheval tout harnaché ; il lui donna ensuite une escorte de cavalerie qui le conduisit à Masinissa. Il pensait que le plus noble usage de la victoire était de rendre aux dieux les ornements de leurs temples, et aux rois leur propre sang. (An de R. 544.)

8. Je dois aussi, dans un pareil sujet, faire mention de Paul-Emile. A la nouvelle que Persée, tombé en un instant du faîte de la dignité royale dans la captivité, était amené devant lui, il se présenta à sa rencontre avec les ornements d'un général romain. Ce prince voulut se prosterner à ses genoux ; il l'en empêcha en lui tendant la main, et l'exhorta, en langue grecque, à prendre courage. Il le conduisit dans sa tente, le fit asseoir à ses côtés dans le conseil, et ne dédaigna pas même de l'admettre à sa table. Représentez-vous, d'un côté, la bataille où Persée fut précipité du trône, de l'autre, la réception que le vainqueur vient de lui faire ; vous serez embarrassé de dire lequel des deux spectacles vous charme davantage. En effet, s'il est beau de renverser un ennemi, il n'est pas moins glorieux de savoir compatir à son infortune. (An de R. 580.)

9. Ce trait d'humanité de Paul-Emile m'avertit de ne point oublier la clémence de Cn. Pompée. Tirgrane, ce roi d'Arménie qui, non content d'avoir fait par lui-même des guerres terribles au peuple romain, avait encore prêté son appui au plus implacable ennemi de la république, à Mithridate chassé du royaume de Pont, vint se prosterner en suppliant aux pieds de Pompée. Mais celui-ci ne put le laisser dans cette attitude humiliante ; il lui adressa des paroles de bienveillance, le rassura, l'obligea de remettre sur sa tête le diadème qu'il avait jeté par terre, et, à quelques conditions près qu'il lui imposa, il le rétablit dans la plénitude de son ancienne fortune, trouvant également glorieux et de vaincre les rois et de les créer. (An de R. 687.)

10. Quel exemple frappant que ce grand homme, aussi admirable par son humanité envers les autres que digne de compassion par l'inhumanité dont il fut la victime ! Il avait placé sur la tête de Tigrane le bandeau royal et sa tête, à lui-même, dépouillée de trois couronnes triomphales, ne trouva pas de sépulture dans tout cet univers soumis naguère à sa puissance. Détachée du corps, privée des honneurs funèbres, on l'apporta, présent infâme de la perfidie égyptienne, au vainqueur ému de compassion. A cet aspect, César, oubliant son inimitié, ne se souvint plus que du titre de beau-père ; il versa des larmes sur Pompée et pour lui-même et pour sa fille ; il fit brûler cette tête avec les parfums les plus précieux. Si l'âme de ce héros eût été moins compatissante, on eût vu (tant la fortune se joue du sort des mortels ! ) un grand homme, tout à l'heure le soutien de l'empire, demeurer sans sépulture. (An de R. 705) César dit encore, en apprenant la mort de Caton : J'envie sa gloire, et lui m'a envié la mienne. Il conserva aux enfants de cet illustre citoyen toute la succession de leur père : et de toutes les divines actions de César, la moins glorieuse n'eût pas été celle de sauver Caton. (An de R. 707.)

11. Marc Antoine, lui aussi, ne fut pas inaccessible aux sentiments d'humanité. Il chargea son affranchi d'ensevelir le corps de M. Brutus, et, pour honorer davantage ses funérailles, il commanda qu'on mît sur lui sa cotte d'armes : il avait cessé de le haïr après sa mort, et ne voyait plus en lui un ennemi, mais un citoyen. Apprenant ensuite que l'affranchi avait soustrait la cotte d'armes, il s'emporta contre lui, et le fit punir, en lui disant : "Quoi ! ignorais-tu quel était celui dont je t'avais confié la sépulture ?" Si les dieux avaient applaudi au courage d'Antoine dans les champs de Philippes, et à la pieuse victoire qu'il y remporta, ils ne purent entendre avec déplaisir ces mots inspirés par une généreuse indignation. (An de R. 711.)

EXEMPLES ETRANGERS

1. Amené en Macédoine par le récit d'un exemple romain, je me vois dans l'obligation de faire l'éloge du caractère d'Alexandre le Grand. Si la valeur guerrière lui procura une gloire infinie, la clémence lui gagna particulièrement l'affection des peuples. Pendant que d'une course infatigable, il parcourait toutes les nations, un hiver rigoureux le réduisit à s'arrêter dans un coin de la terre. Assis auprès d'un feu, sur un siège élevé, il aperçut un soldat macédonien fort âgé et tout engourdi par l'excès du froid. Aussitôt, considérant moins la différence du rang que celle de l'âge, il descendit ; et des mêmes mains qui avaient renversé la puissance de Darius, il mit sur son trône ce corps glacé, perclus de froid, en lui disant : "Place-toi sur ce siège royal ; ce qui causerait ta mort chez les Perses te sauvera la vie." Est-il étonnant qu'on se trouvât heureux de servir tant d'années sous un chef plus jaloux de la conservation d'un simple soldat que des prérogatives de son rang ? Ce même prince, au moment qu'il cédait, non à la puissance d'aucun mortel, mais à celle de la nature et de la fortune, se relevant sur le coude, malgré l'affaissement où l'avait réduit la violence de la maladie, tendit la main à tous ceux qui voulurent la toucher. Qui ne se serait empressé de la baiser, cette main qui, déjà en proie à la mort, mais animée d'une bonté inépuisable et supérieure à ses forces, se prêtait aux embrassements d'une armée nombreuse ? (Av. J.-C. 323.)

2. Un trait de bonté moins frappant, il est vrai, mais cependant digne de mémoire, est celui que je vais raconter de Pisistrate, tyran d'Athènes. Un jeune homme qui aimait éperdument sa fille, la rencontrant un jour dans la rue, se permit de l'embrasser. Sollicité par sa femme de le punir du dernier supplice, Pisistrate répondit : "Mais si nous faisons mourir ceux qui nous aiment, quel sort réserverons-nous à ceux qui nous haïssent ? Parole trop admirable pour ajouter qu'elle sortait bouche d'un tyran. (Av. J.-C. 539.) Voilà de quelle manière il supporta l'outrage fait à sa fille ; mais sa patience à souffrir les insultes faites à sa personne est plus louable encore. Il essuya, pendant tout un repas, les plus sanglantes injures de la part de Thrasipus, un de ses amis sans se laisser aller à la colère : il sut maîtriser son coeur et sa voix, au point qu'on eût dit un satellite gourmandé par son maître. Le voyant se lever pour sortir, il appréhenda que la crainte ne hâtât son départ, et voulut le retenir par des invitations amicales. Poussé, emporté par la chaleur du vin, Thrasippus lui cracha au visage, sans pouvoir néanmoins allumer son courroux. Les fils de Pisistrate brûlaient de venger l'outrage fait à la majesté de leur père : il les retint. Le lendemain, apprenant que Thrasippus, désespéré, voulait se donner la mort, il alla le voir ; et, l'assurant qu'il lui conserverait toujours la même place dans son amitié, il le fit renoncer à son dessein. N'eût-il rien fait d'ailleurs qui méritât nos hommages, ces seuls traits de clémence suffiraient pour le rendre recommandable à la postérité. (Av. J.-C. 537.)

3. Même douceur dans le caractère du roi Pyrrhus. Il apprit que quelques Tarentins, dans un repas, avaient parlé peu respectueusement de sa personne. Il les fit venir, et leur demanda s'ils avaient réellement tenu les propos qu'on lui avait rapportés. "Vraiment, lui répondit l'un d'eux, si le vin ne nous eût manqué, tout ce qu'on vous a raconté n'eût été qu'un jeu, un badinage, au prix de ce que nous aurions dit encore." Une manière si ingénieuse de s'excuser sur la débauche, un aveu si sincère de la vérité, désarmèrent le roi et le firent rire. De tant de douceur et de modération, il recueillit pour l'avenir le double avantage, que, de sang-froid, les Tarentins lui témoignaient de la reconnaissance, et que, dans l'ivresse, ils le comblaient de bénédictions. Il montra la même humanité, la même noblesse de sentiments à l'égard des ambassadeurs romains qui se rendaient dans son camp, afin de racheter les prisonniers. Pour protéger leur arrivée, il envoya au-devant d'eux un officier molosse, nommé Lycon ; et, pour donner plus d'éclat à leur réception, il sortit lui-même à leur rencontre avec sa cavalerie tout équipée. Le charme de la prospérité ne l'avait pas ébloui ; il ne put l'empêcher de voir ce qu'il devait à un peuple généreux, ardent à le combattre par la force des armes. (An de R. 473.)

4. Il reçut après sa mort la juste récompense de tant d'humanité. Il avait pénétré dans la ville d'Argos sous de fâcheux auspices : il y fut tué. Alcyonée, fils du roi Antigone, courut tout joyeux porter sa tête, comme le gage le plus heureux de la victoire, à son père, qui se trouvait fort embarrassé de défendre la place. Celui-ci gourmanda son fils de ce qu'oubliant l'instabilité des choses humaines, il insultait avec une joie immodérée à la chute imprévue d'un si grand homme. Puis, relevant cette tête, il la couvrit de son chapeau macédonien, la rejoignit au corps de Pyrrhus, et lui fit de magnifiques funérailles. Bien plus, quand Héléllus, fils de ce prince, lui fut amené prisonnier, il l'invita, pour le rassurer, à prendre et l'extérieur et les sentiments d'un roi ; et renfermant les restes de Pyrrhus dans une urne d'or, il les remit, pour les porter en Epire, sa patrie, à son frère Alexandre. (Av. J.-C. 272.)

5. Quand nos troupes, désarmées et presque nues, entrèrent avec les consuls dans la ville de Capoue, au retour des Fourches Caudines, où elles avaient passé sous le joug des Samnites, les Campaniens les reçurent avec les mêmes égards que si elles fussent revenues victorieuses et chargées des dépouilles de l'ennemi. Ils s'empressèrent de décorer les consuls des marques de leur dignité, de donner aux soldats des vêtements, des armes, des chevaux, des vivres. Leur générosité répara le dénuement des Romains, effaça le hideux spectacle de leur défaite. (An de R. 542.) Si dans la suite ils eussent montré le même zèle pour notre empire contre Hannibal, ils n'auraient pas fourni à la hache inexorable de terribles sujets de vengeance. (An de R. 542.)

6. Puisque j'ai prononcé le nom de ce redoutable ennemi, je vais terminer ce sujet par le récit des actes d'humanité qu'il exerça envers le peuple romain. Hannibal, à la bataille de Cannes, fit chercher le corps d'Emilius Paulus, qui y avait été tué, et, autant qu'il fut en lui, fit en sorte que ce général ne demeurât pas sans sépulture. (An de R. 537.) Hannibal célébra avec beaucoup de distinction les funérailles de Tibérius Gracchus, tué dans une embuscade par les Lucaniens, et remit ses restes à nos soldats pour les transporter dans sa patrie. (An 541.) Hannibal rendit de justes honneurs à M. Marcellus, qui trouva la mort dans le Brutium, en observant avec plus d'ardeur que de prudence les mouvements des Carthaginois ; il le mit sur le bûcher, revêtu d'une casaque carthaginoise, une couronne de laurier sur la tête. (An de R. 545.) Tel est donc le charme de l'humanité ; elle touche les âmes les moins sensibles, pénètre même le coeur des barbares, adoucit les regards farouches et cruels d'un ennemi, et fléchit l'orgueil superbe de la victoire. Elle s'ouvre sans peine, sans effort, un paisible passage à travers les armes menaçantes, à travers les épées nues, prêtes à frapper ; elle triomphe de la colère, terrasse la haine, mêle au sang d'un ennemi les larmes de son ennemi. Effet admirable de l'humanité ! elle est allée jusqu'à arracher à Hannibal l'ordre d'ensevelir les généraux romains. Aussi les funérailles d'Emilius Paulus, de Gracchus et de Marcellus lui font-elles plus d'honneur que leur chute même ; car il les attira dans le piège par une ruse carthaginoise, et honora leur mort avec une générosité romaine. Et vous, ombres intrépides et vertueuses, vous n'avez point à vous plaindre des honneurs funèbres que le sort vous a départis : s'il était plus désirable de mourir au sein de sa patrie, il y eut plus de gloire à mourir pour elle. Un sort malheureux vous privait de l'honneur des derniers devoirs ; l'éclat de votre valeur vous le fit recouvrer.

CHAPITRE II : De la connaissance.

EXEMPLES ROMAINS

Il m'a semblé convenable de mettre sous les yeux du lecteur la reconnaissance et l'ingratitude avec les traits particuliers à l'une et à l'autre, afin que la vertu et le vice, mieux appréciés par le rapprochement même, trouvassent leur juste récompense dans le jugement des hommes. Mais comme un but opposé les distingue, je dois aussi en traiter séparément, et donner place aux actions dignes de louanges avant celles qui ne méritent que le blâme.

1. Commençons par les exemples publics. Marcius Coriolan se préparait à assiéger sa patrie. Aux portes de Rome, avec une nombreuse armée de Volsques, il menaçait de détruire la ville, et d'ensevelir l'empire romain sous ses ruines. Mais sa mère Véturio, et Volumnie son épouse, empêchèrent, par leurs prières, l'accomplissement de ce dessein parricide. En reconnaissance d'un si grand service, le sénat décréta généreusement des distinctions en faveur des mères de famille. Il voulut que les hommes leur cédassent le pas dans la rue, avouant ainsi que les larmes des femmes avaient plus fait pour le salut de la patrie que les armes des guerriers. Aux pendants d'oreilles dont elles faisaient usage, il ajouta un nouvel ornement pour parer leur tête, il leur permit aussi la robe de pourpre et les colliers d'or. Pour comble d'honneur, il fit élever un temple et un autel à la Fortune des femmes, à l'endroit même où Coriolan s'était laissé fléchir, voulant ainsi consacrer par le culte d'une divinité nouvelle le témoignage de sa reconnaissance. (An de R. 265.) Il fit voir les mêmes sentiments à l'époque de la seconde guerre punique. Pendant que Fulvius assiégeait Capoue, il s'y trouva deux femmes qui ne voulurent pas bannir de leur coeur l'attachement aux Romains ; c'étaient une mère de famille nommée Vestia Opidia, et une courtisane appelée Cluvia Facula : l'une faisait chaque jour un sacrifice pour le succès de nos armes, l'autre ne cessait de fournir des subsistances aux Romains prisonniers. Quand la ville fut prise, le sénat leur rendit et la liberté et leurs biens : il leur déclara même que, si elles désiraient encore quelque autre récompense, il se ferait un plaisir de la leur accorder. Qu'au milieu d'une si grande joie les sénateurs se fussent contentés de témoigner leur reconnaissance à deux femmee obscures, au lieu de la marquer si vivement par des actes, ce serait déjà un trait digne d'admiration (An de R. 541)

2. Est-il rien de plus reconnaissant aussi que cette jeunesse romaine, qui, sous le consulat de C. Nautius et Minucius, courut d'elle-même s'enrôler pour marcher au secours des Tusculans, dont les frontières venaient d'être envahies par les Eques, parce que ce peuple, quelques mois auparavant, avait soutenu, avec autant de persévérance que de courage, les intérêts de la république romaine ? On vit donc (événement nouveau dans l'histoire) une armée s'enrôler d'elle-même pour garantir la patrie du reproche d'ingratitude. (An de R. 295.)

3. Le peuple donna un exemple bien éclatant de reconnaissance envers Q. Fabius Maximus. Ce grand homme étant mort après cinq consulats favorables au salut à la république, tous les citoyens contribuèrent à l'envi pour augmenter la pompe et la magnificence de ses funérailles. Qu'on vienne rabaisser les récompenses de la vertu, quand nous voyons les hommes de coeur plus heureux à leurs funérailles que les lâches pendant leur vie.

4. Fabius même, de son vivant, fut l'objet d'un acte de reconnaissance infiniment glorieux. Il était dictateur, et Minucius maître de la cavalerie, Celui-ci, créé son égal dans le commandement, par un décret du peuple, jusqu'alors sans exemple, avait pris sous ses ordres la moitié de l'armée, et livré séparément bataille à Annibal, dans le Samnium. L'action, imprudemment engagée, allait avoir l'issue la plus funeste ; mais Fabius vint à son secours, et le sauva. Sensible à ce bienfait, Minucius ne se contenta pas de lui donner le nom de père, il voulut encore que son armée l'appelât son protecteur. Renonçant à l'égalité du pouvoir, comme au partage d'un joug trop pesant, il remit, conformément aux lois, le commandement de la cavalerie sous l'obéissance du dictateur, et répara, par ce témoignage de reconnaissance, l'erreur d'une multitude inconsidérée. (An de R 536.)

5. Conduite non moins louable que celle de Q. Terentius Culéon, qui, sorti d'une famille prétorienne, et l'un des plus distingués d'entre les sénateurs, donna un exemple bien mémorable. Il suivit le char de triomphe du premier Scipion l'Africain, un bonnet sur la tête, en reconnaissance de la liberté que ce général lui avait rendue en le délivrant des mains des Carthaginois. Il avait raison de faire, en présence du peuple romain, à l'auteur de son affranchissement, comme à un patron, l'aveu du bienfait qu'il en avait reçu. (An de R. 552.)

6. Mais lorsque Flamininus triompha du roi Philippe, son char fut suivi, non pas d'un seul, mais de deux mille citoyens romains en bonnets d'affranchi. C'étaient des victimes des guerres puniques, vivant dans la servitude chez les Grecs. Flamininus avait pris soin de les recueillir et de les rendre à leur première condition. L'éclat de cette journée fut doublement flatteur pour le général, qui offrit à sa patrie et le spectacle des ennemis vaincus par sa valeur et celui des citoyens sauvés par ses soins généreux. Tout le peuple fut aussi doublement sensible à leur délivrance, en voyant et leur grand nombre et la reconnaissance qu'ils témoignaient à Flamininus pour leur avoir rendu la liberté, objet de tous leurs désirs. (An de R. 559.)

7. Metellus Pius, qui montra envers un père exilé une tendresse si persévérante et qui dut à ses larmes un surnom aussi glorieux que d'autres qui furent acquis par des victoires, n’hésita pas, tout consul qu'il était, à supplier le peuple en faveur de Q. Calidius, l'un des candidats à la préture, parce que celui-ci, pendant son tribunat, avait porté la loi du rappel de son père. Il fit plus : il rappela toujours, dans la suite, le protecteur de sa famille et de sa maison ; et par là néanmoins il ne perdit rien de son incontestable prééminence dans l'Etat. Ce n'était point par faiblesse, mais par un sentiment profond de reconnaissance, qu'il mettait au-dessus de sa haute illustration l'important service que lui avait rendu un homme d'un rang bien inférieur. (An de R. 673.)

8. Et C. Marius ne fit-il pas éclater ce sentiment généreux avec une force particulière, un enthousiasme irrésistible ? Deux cohortes de Camertins soutenaient avec un courage admirable le choc impétueux des Cimbres ; Marius, au milieu même de l'action, leur donna le droit de citoyens romains, malgré les dispositions contraires de leur traité d'alliance avec la république. Il s'excusa de cette contravention avec autant de vérité que de noblesse, en disant que le bruit des armes l'avait empêché d'entendre la voix du droit civil ; et certes, dans la conjoncture où l'on se trouvait, il s'agissait bien plutôt de sauver les lois que de les écouter. (An de R. 651.)

9. Sylla, marchant sur les traces de Marius, se montra partout son rival de gloire. On le vit, étant dictateur, se découvrir, se lever de son siège, descendre de cheval, à la rencontre de Pompée, qui n'était que simple particulier ; il déclara même en pleine assemblée qu'il le faisait de bon coeur, se rappelant que Pompée, à l'âge de dix-huit ans, avait puissamment soutenu son parti, à la tête de l'armée de son père. Bien des événements glorieux signalèrent la vie de Pompée, mais je ne sais s'il en fut de plus étonnant que d'avoir contraint, par l'importance de ses services, le superbe Sylla à s'oublier lui-même. (An de R. 672.)

10. Parmi ces grandeurs éclatantes, laissons quelque place, même à des hommes de la plus basse condition, mais reconnaissants. Le préteur M. Cornutus proposait, par ordre du sénat, les funérailles d'Hirtius et de Pansa. Ceux qui avaient alors l'entreprise des inhumations offrirent gratuitement et leurs ustensiles et leur ministère, parce que ces citoyens étaient morts en combattant pour la patrie. A force de sollicitations, ils obtinrent enfin que l'appareil des funérailles leur fût adjugé au prix d'un sesterce (quatre sous) se chargeant eux-mêmes de tous les frais. La bassesse de leur condition ne fait qu'augmenter leur mérite, loin de le diminuer : qui n'applaudirait au mépris du gain dans des hommes qui ne vivent que pour le gain ? (An d R. 710.) Les rois des nations étrangères me permettront, sauf le respect dû à leurs cendres, de ne citer leurs noms qu'après une troupe si méprisable, dont il fallait, ou ne point parler, ou ne faire mention qu'à la fin des exemples domestiques ; mais pourvu que la mémoire d'une belle action, fut-elle du plus vil des hommes, ne périsse point, on peut lui donner une place à part, de sorte qu'elle ne paraisse ni associée à celles qui la précèdent ni préférée à celles qui la suivent.

EXEMPLES ETRANGERS

1. Darius, encore simple particulier, vit à Syloson le Samien un manteau qui lui plut : l'attention avec laquelle il le considéra fit que Syloson le lui offrit de lui-même et avec grand plaisir. Darius, devenu roi, montra combien il avait été sensible à ce présent et quel prix il y attachait. Il donna à Syloson la jouissance de la ville et de l'île entière des Samiens. Il n'apprécia pas la valeur de l'objet, il récompense l'acte même de la libéralité ; il envisagea plutôt la main d'où venait le présent, que celle qui le recevait. (Av. J.-C 512.)

2. Mithridate aussi se montra magnifique dans sa reconnaissance, quand il renvoya tous les prisonniers ennemis pour la rançon du seul Léonicus, dont le courage lui avait sauvé la vie, et qui était tombé au pouvoir des Rhodiens dans un combat naval ; il aima mieux sacrifier quelque avantage à ses plus grands ennemis que de manquer de reconnaissance envers un bienfaiteur. (Av. J.-C. 87.)

3. Ce fut une libéralité magnanime que celle du peuple romain, quand il fit présent de l'Asie au roi Attale (An de R. 520) ; mais Attale, à son tour, signala sa reconnaissance par un testament plein d'équité, quand il légua cette même Asie au peuple romain. Aussi nul éloge n'égalera-t-il ni la munificence de l'un ni la vive gratitude de l'autre, dût-on même, pour les louer, trouver autant d'expressions qu'il y eut alors de villes considérables ou généreusement données par l'amitié, ou pieusement rendues par la reconnaissance.

4. Néanmoins, c'est peut-être le roi Masinissa, dont la vie fut le plus marquée par des témoignages de cette vertu. Il avait éprouvé les bienfaits de Scipion ; ses Etats, grâce aux conseils de ce grand homme, avaient été généreusement agrandis de l'étendue d'un royaume. Il conserva la souvenir de cette glorieuse munificence avec une fidélité inaltérable, pendant tout le cours de sa vie, que les dieux se plurent même à prolonger jusqu'à une extrême vieillesse : aussi dans l'Afrique et même dans les autres contrées, on le savait plus attaché à la famille des Cornéliens et à la république romaine qu'à sa propre personne. Ce fut lui qui, dans une guerre terrible contre les Carthaginois vivement pressé, et suffisant à peine à la défense de ses Etats, s'empressa néanmoins de livrer au jeune Scipion Emilien, en considération de Scipion l'Africain, son aïeul, une bonne partie de l'armée de Numidie, pour la conduire en Espagne au consul Lucullus, qui l'avait envoyé chercher du secours, se montrant moins ému de la présence du péril que du souvenir des bienfaits passés. (An de R. 602.) Ce fut lui qui, au moment où il s'éloignait de vieillesse, étendu sans force sur son lit de mort, laissant un vaste royaume avec une nombreuse famille de cinquante-quatre enfants, adressa une lettre à M. Manilius, proconsul et gouverneur de l'Afrique, pour le supplier de lui envoyer Scipion Emilien, qui servait alors sous ce général : il se promettait une mort plus tranquille, s'il avait le bonheur de baiser sa main et d'y déposer son dernier soupir et ses dernières volontés. Ce fut lui qui, voyant l'heure de son trépas devancer l'arrivée de Scipion, avait recommandé à son épouse et à ses enfants de ne connaître au monde que le peuple romain, dans le peuple romain que la famille de Scipion ; de laisser tout à la disposition de Scipion Emilien ; de le prendre pour arbitre dans le partage du royaume, et de respecter ses décisions comme des arrêts non moins immuables et non moins sacrés que des volontés testamentaires (An 605). C'est par une suite de traits aussi nombreux, aussi variés, que la reconnaissance de Masinissa se soutint, sans jamais se lasser, jusqu'à la centième année. Ces exemples et d'autres semblables entretiennent et augmentent les sentiments de bienfaisance dans coeur de l'homme : ce sont comme autant d'aiguillons, autant de flammes qui allument en lui le désir de secourir et d'obliger ses semblables ; et certes la richesse la plus ample et la plus magnifique est de pouvoir compter une foule de bienfaits heureusement placés. Après avoir enseigné à pratiquer religieusement la reconnaissance, nous allons, pour la rendre plus agréable encore, flétrir le mépris de cette vertu, en racontant les traits qui en dévoilent toute l'indignité.

CHAPITRE III : De l'ingratitude.

EXEMPLES ROMAINS

1. Le père de notre patrie fut mis en pièces, en pleine assemblée, par le sénat lui-même, qui lui devait son existence et la plus haute destinée. Il n'eut pas horreur d'ôter la vie à celui qui avait animé l'empire romain du souffle de l'immortalité. (An de R. 37.) Il fallait assurément des moeurs bien grossières et bien barbares pour se couvrir de l'opprobre d'assassiner son fondateur : c'est ce que la postérité, malgré son profond respect pour ses aïeux, ne peut dissimuler.

2. Celte ingratitude, fruit de l'égarement et de l'ignorance, fut suivie d'un semblable sujet de repentir. Camille, qui fut pour la puissance romaine et une source féconde d'agrandissement et un appui tutélaire, ne put se conserver lui-même dans une ville dont il avait assuré le salut et accru la prospérité. Accusé par L. Apuléius, tribun du peuple, d'avoir détourne à son profit une portion du butin de Véies, il essuya une sentence rigoureuse, je dirais presque barbare ; il fut envoyé en exil, et cela dans une conjoncture où, pleurant la perle d'un fils plein de vertus, il méritait plutôt des soulagements et des consolations qu'un surcroît d'infortune. La patrie, oubliant les importants services d'un si grand homme, joignit aux funérailles du fils la condamnation du père. Mais, dit-elle, un tribun du peuple se plaignait d'un déficit de quinze mille as (douze cents francs) dans le trésor : c'est à une pareille somme qu'il fut condamné. O Rome, quel indigne motif pour te priver d'un tel soutien ! (An de R. 362.) Ce premier cri d'indignation retentissait encore, qu'un autre vint à éclater. La république était frappée et ébranlée par les armes des Carthaginois ; elle était même presque épuisée, expirante : cependant le premier Scipion l'Africain la rendit maîtresse de Carthage. Ses concitoyens récompensèrent par des persécutions ses exploits éclatants, et ce grand homme devint l'habitant d'un village obscur, sur le bord d'un marais désert. (An de R. 566.) Son exil fut volontaire ; mais il n'emporta pas sa douleur chez les morts sans en laisser un témoignage. Il fit graver sur son tombeau ces paroles : INGRATE PATRIE, TU NE POSSÈDES PAS MÊME MES OSSEMENTS. Est-il rien de plus indigne que ce destin, de plus juste que cette plainte, de plus modéré que cette vengeance ? Il refuse ses cendres à une ville qui sans lui était réduite en cendres. C'est la seule vengeance que Scipion fait éprouver à la république pour son ingratitude ; mais que cette vengeance l'emporte sur la violence de Coriolan ! Celui-ci fit trembler sa patrie, Scipion la fait rougir. Telle est la constance d'une affection vraie ; qu'il ne s'en plaint même qu'après la mort. Il put se consoler, sans doute, d'une telle indignité par le sort qu'éprouva son frère, à qui la défaite d'Antiochus, la conquête de l'Asie réunie à l'empire, le plus magnifique triomphe, ne servirent qu'à le faire accuser de péculat et condamner à être traîné en prison. Sans avoir moins de vertus que son aïeul, le second Africain n'eût pas un sort plus heureux. Après avoir effacé de la terre deux villes fameuses Numance et Carthage, ces redoutables rivales de l'empire romain, il rencontra un assassin dans sa maison, et ne trouva pas un vengeur dans Rome. (An de R. 624.) Qui ne sait que Scipion Nasica se fit autant d'honneur sous la toge que les deux Africains dans la carrière des armes ? Il empêcha le parricide de Tibérius Gracchus, prêt a étouffer la république de sa main sacrilège. Voyant ses services non moins indignement appréciés de ses concitoyens, il se retira à Pergame, chargé en apparence d'une mission publique, et il y passa le reste de ses jours sans garder aucun regret de son ingrate patrie. Le même nom me retient encore : je n'ai pas épuisé tous les sujets de plaintes de la famille Cornélia. P. Cornélius Lentulus, personnage des plus illustres, citoyen tout dévoué à la république, après avoir combattu avec autant de zèle que du courage les coupables efforts et la troupe de C. Gracchus, après avoir mis les séditieux en fuite au prix des plus graves blessures, ne retira de cette victoire, qui maintenait intactes les lois, la paix et la liberté, d'autre récompense que de ne pouvoir mourir au sein de sa patrie. En butte à l'envie et aux calomnies, il obtint du sénat une mission libre, prononça une harangue dans laquelle il demandait aux dieux la faveur de ne jamais revenir chez un peuple ingrat : ensuite il se rendit en Sicile, et y fixant invariablement sa résidence, accomplit l'objet de ses voeux. (An de R. 632.) Voilà donc cinq Cornéliens qui sont autant d'exemples frappants de l'ingratitude de la république. Leur retraite, du moins fut volontaire. Mais Ahala, ce maître de la cavalerie, qui donna la mort à Sp. Mélius, accusé d'aspirer à la royauté, se vit condamner à subir la peine de l'exil pour avoir sauvé la liberté publique. (An de R. 317.)

3. Quoi qu'il en soit, si les passions du sénat et du peuple, brusquement soulevées comme une tempête subite, doivent être censurées avec modération, il faut attaquer avec indignation, et sans ménagement, les traits d'ingratitude des particuliers : maîtres de leur volonté, libres de consulter la raison et de choisir, ils ont préféré le crime à un devoir sacré. De quelle tempête, de quel foudre de paroles ne mérite pas d'être écrasée la tête impie de Sextilius ? Accusé d'un crime capital, il avait été défendu avec zèle et même avec succès par l'orateur C. César ; et lorsque celui-ci, fuyant les proscriptions de Cinna, fut réduit à chercher un asile à Tarquinium, à implorer comme malheureux, à réclamer comme bienfaiteur la protection de Sextilius, le traître n'eut pas horreur de l'arracher de sa table perfide, des autels de ses exécrables pénates, pour le livrer au glaive d'un vainqueur impitoyable. Supposez que les calamités publiques eussent fait de son accusateur son suppliant, et l'eussent amené à ses pieds pour demander son appui dans une si douloureuse conjoncture, vous trouveriez inhumain le refus d'une grâce pareille ; car le malheur intéresse en faveur de ceux même que l'injustice avait rendus odieux. Mais ce n'est pas son accusateur, c'est son bienfaiteur que Sextilius présente, de sa propre main, à la fureur d'un ennemi barbare : indigne de vivre, s'il céda par crainte de la mort, mille fois digne de la mort, si l'espoir d'une récompense lui fit commettre une action si noire. (An de R. 666.)

4. Je passe à un trait d'ingratitude tout à fait semblable. Cicéron, à la prière de M. Célius, défendit avec autant de soin que d'éloquence un particulier du Picénum, nommé C. Popilius Lénas ; il le tira d'une affaire difficile et des plus périlleuses, et le rendit à sa famille, dans la suite, ce Popilius, sans avoir à reprocher à Cicéron aucune action, aucune parole offensante, vint de son propre mouvement demander à Marc Antoine la mission de poursuivre et d'égorger cet illustre citoyen, mis au nombre des proscrits. Ayant obtenu cet horrible ministère, il courut, plein de joie, à Caïète. Ciceron, à ne point parler de sa haute considération dans l'Etat, lui avait du moins sauvé la vie: il méritait même sa vénération particulière pour le zèle qu'il avait mis à sa défense ; et Lénas lui commanda de tendre la gorge à son fer homicide ! Et aussitôt, dans le calme le plus profond, sans avoir aucune violence à repousser, il fit tomber à ses pieds la tête de l'Eloquence romaine et la glorieuse main de la Paix ; et, fier de ce butin sanglant, comme de dépouilles honorables, dignes de Jupiter Férétrien, il revint à Rome avec l'allégresse d'un triomphateur, sans songer qu'il portait dans ce criminel fardeau la tête même qui avait autrefois parlé pour le salut de la sienne. Les lettres sont impuissantes pour flétrir un pareil monstre ; car, pour déplorer assez dignement ce triste sort de Cicéron, il manque un autre Cicéron. (An de R. 710.

) 5. Maintenant, je ne sais comment parler toi, ô grand Pompée ! d'un coté, je considère la grandeur de ta fortune dont l'éclat remplissait toute la terre et toutes les mers ; de l'autre, je me souviens de ton malheur : il est trop imposant pour que j'ose y porter une main téméraire. Mais, malgré notre silence, la postérité se représentera, non sans quelque amertume, la mort de Cn. Carbon, assassiné par tes ordres, Carbon, qui protégea ta jeunesse, sauva ton patrimoine. Dans un tel acte d'ingratitude, tu cédas plus à la puissance de Sylla qu'à ton penchant naturel. (An de R. 671.)

EXEMPLES ETRANGERS

 1.Mais l'aveu que nous faisons de nos torts n'autorise point les nations étrangères à nous insulter. Carthage fut injuste envers Hannibal : il avait tué, pour le salut et le triomphe de sa patrie, tant de généraux romains, tant d'armées romaines, que la mort d'un pareil nombre de simples soldats aurait suffi toute seule pour lui assurer une grande renommée ; cependant elle osa le bannir de sa présence (An de R. 558.)

2. Jamais Lacédémone ne produisit un citoyen plus grand, plus que Lycurgue, puisque l'oracle d'Apollon, consulté par cet illustre Spartiate, lui fit, dit-on, cette réponse : "Je ne sais si je dois te compter au rang des hommes ou des dieux." Néanmoins ni l'extrême pureté de ses moeurs, ni l'amour le plus constant pour la patrie, ni l'établissement des lois les plus salutaires, ne purent le garantir de l'inimitié et des persécutions de ses concitoyens. Souvent assailli à coups de pierres, quelquefois chassé de l'assemblée par la fureur du peuple, privé même d'un oeil, il fut enfin banni de sa patrie. Que faudra-t-il attendre des autres villes, lorsque celle-là même qui s'est assuré une haute réputation de constance, de modération, de dignité, s'est montrée si ingrate envers un citoyen qui lui avait rendu tant de services ? (Av. J -C. 873.)

3. Otez aux Athéniens leur Thésée, Athènes n'existera pas, ou du moins n'aura pas autant d'illustration, puisque c'est lui qui rassembla en une seule ville les citoyens épars dans des bourgs ; qui, réunissant ce peuple dispersé et sauvage, lui donna la forme et l'ensemble d'une vaste cité. (Av. J -C. 1257.) Le même Thésée, à peine dans l'adolescence, les délivra du joug cruel du puissant roi Minos : le même Thésée dompta l'insolence effrénée des Thébains ; le même Thésée protégea les enfants d'Hercule, et, par la force de son courage et de son bras, extermina tout ce qu'il y avait de monstres ou de scélérats sur la terre. Cependant les Athéniens l'éloignèrent, et l'île de Scyros, indigne d'un tel exilé, reçut sa dépouille mortelle. Solon donna aux Athéniens des lois si belles, si avantageuses, que, s'ils eussent voulu les observer toujours, ils auraient joui d'un empire éternel. (Av. J.-C. 594.) Il les avait remis en possession de Salamine, cette île située dans leur voisinage, comme une forteresse menaçante pour leur indépendance : il avait le premier remarqué la tyrannie naissante de Pisistrate, et seul il avait osé dire et répéter publiquement qu'il fallait l'étouffer par la force des armes. Cependant, Solon fugitif alla vieillir dans l'île de Chypre, et il n'eut pas le bonheur d'être inhumé au sein d'une patrie dont il avait si bien mérité. Miltiade aurait eu lieu de se féliciter, si les Athéniens, après la défaite des trois cent mille Perses à Marathon, l'avaient sur-le-champ exilé plutôt que de le jeter dans les fers, et de le forcer à mourir dans une prison. Mais sans doute ce fut assez pour eux d'avoir poussé jusque là leur rigueur contre un généreux citoyen qui leur avait rendu les plus grands services. Non: ils allèrent plus loin ; après l'avoir réduit à expirer de la sorte, ils ne voulurent pas laisser donner la sépulture à son corps, tant que Cimon, son fils, ne serait pas venu se charger des mêmes chaînes. Telle fut la succession laissée par un père, par un grand général, à un fils qui devait lui-même devenir un jour le plus grand capitaine de son siècle. Celui-ci put se glorifier de n'avoir reçu, pour tout héritage, que des fers et une prison. (Av.J.-C. 489.) Aristide lui-même, dont la justice honore la Grèce entière, Aristide, ce rare modèle de désintéressement, fut condamné à sortir de sa patrie. Heureuse la ville d'Athènes d'avoir pu trouver encore un homme vertueux, un citoyen zélé pour elle, après un exil qui bannissait la probité même ! (Av. J.-C. 483.) Thémistocle, le plus mémorable exemple de l'ingratitude d'une république envers ses citoyens, après avoir sauvé sa patrie, après l'avoir rendue illustre, opulente, arbitre de la Grèce, fut poursuivi par elle avec tant d'animosité, qu'il fut forcé d'aller à la cour de Xerxès, dont il venait d'abattre la puissance, solliciter une commisération qu'il n'avait pas droit d'attendre. (Av.J.-C. 471.) Phocion possédait au plus haut degré les qualités les plus capables de gagner les coeurs, je veux dire la clémence et la libéralité. Les Athéniens ne le mirent pas sur le chevalet : ce fut la seule indignité qu'ils lui épargnèrent ; mais ils le poursuivirent même après sa mort : on ne put trouver dans toute l'Attique une seule poignée de terre à répandre sur son corps, et il fut jeté hors d'un territoire où il avait passé sa vie en excellent citoyen. (Av. J.-C. 321.) Pourrait-on ne pas voir le signe d'une démence publique dans cette unanimité à punir les plus nobles vertus comme des crimes horribles, et à payer les bienfaits par des injustices ? Un pareil égarement doit paraître insupportable en tout pays, mais principalement à Athènes, où il existait une loi contre l'ingratitude : loi juste et sage ; car c'est ruiner, c'est détruire cette réciprocité de bienfaits, soutien presque indispensable de la société, que de manquer de reconnaissance envers un bienfaiteur. Quel reproche ne mérite donc pas un peuple qui, avec une législation si équitable, montrait des sentiments si injustes, et obéissait à ses penchants plutôt que de suivre ses propres lois ? Si, par un effet de la providence divine, ces grands hommes, dont j'ai raconté tout à l’heure l'infortune, revenaient à la vie, et, rappelant la loi qui punit les ingrats, citaient en justice leur patrie devant quelque autre république, ne verrait-on pas ce peuple spirituel et disert demeurer tout à coup muet et interdit à cet acte d'accusation ? "Tes foyers disséminés, tes chaumières divisées en faibles bourgades, sont devenus l'appui de la Grèce ; Marathon est resplendissant des dépouilles des Perses, Salamine et Artémisium rappellent les naufrages de Xerxès ; renversées par une force supérieure, tes murailles s'élèvent plus imposantes et plus belles. Mais les auteurs de ces merveilles, où ont-ils terminé leur carrière ? où reposent-ils ? réponds. Tu as réduit Thésée à n'avoir pour tombeau qu'un misérable rocher ; Miltiade à mourir en prison ; Cimon à se charger des chaînes de son père ; Thémistocle, vainqueur, à embrasser les genoux d'un ennemi vaincu ; Solon, ainsi qu'Aristide et Phocion, à fuir leurs pénates : voilà le fruit de ton ingratitude. Mais tandis que nos cendres sont ignominieusement et tristement dispersées, tu révères comme un objet sacré celles d'un Oedipe, ce prince souillé d'un parricide et du plus odieux des incestes ; tu lui rends des hommages sur un autel placé entre les hauteurs de la citadelle, d'où Minerve préside à la sûreté de la ville, et l’aréopage même ,cette auguste enceinte, témoin d'un démêlé divin et des contestations humaines : tant tu préfères les vices des étrangers aux vertus de tes citoyens ! Lis donc cette loi que tu as juré d'observer ; et, puisque tu n'as pas voulu récompenser nos services comme ils le méritaient, expie du moins tes outrages envers nous par un juste châtiment." Ces ombres, enchaînées par la rigueur du destin, gardent le silence ; mais toutes les langues de la postérité sont déliées pour reprocher sans ménagement, aux Athéniens, leur ingratitude.

 CHAPITRE IV : De la piété filiale.

EXEMPLES ROMAINS

Mais laissons l'ingratitude, et parlons plutôt de la piété filiale ; il vaut bien mieux s'occuper d'un sujet aimable que d'un objet odieux. Présentez-vous donc à notre plume, généreux enfants, nés sous d'heureux auspices, qui avez comblé les voeux de vos parents, qui faites à la fois bénir et désirer la fécondité des mariages

1. Coriolan, qui joignait à un rare courage, à un profond génie, le mérite d'avoir rendu à la république les plus importants services, voyant sa fortune renversée par une injuste condamnation, alla se réfugier chez les Volsques, alors ennemis déclarés des Romains. En tout lieu le mérite est estimé. Coriolan était allé chercher un asile, et bientôt il parvint au commandement suprême ; celui que ses concitoyens avaient repoussé, le général dont ils avaient rejeté l'appui salutaire, faillit devenir, en commandant contre eux, la cause de leur perte. Il mit fréquemment nos armées en déroute, et de victoire en victoire conduisit les Volsques jusqu'au pied de nos murailles. Ce peuple, dédaigneux appréciateur de ses propres avantages, ce peuple, qui s'était montré inexorable envers un accusé, se vit réduit à fléchir devant un banni, et à lui demander grâce. Une députation envoyée pour lui adresser des prières ne put rien obtenir ; les prêtres, envoyés ensuite eu habits sacerdotaux, revinrent avec aussi peu de succès. Le sénat était dans la stupeur, le peuple dans l'épouvante ; hommes et femmes, tous déploraient également la ruine prochaine. Alors Véturie, mère de Coriolan, suivie de Volumnie, son épouse, et de ses enfants, se rendit au camp des Volsques. Sitôt que son fils l'eut apercue : "Tu l'emportes, ô ma patrie ! s'écria-t-il ; tu triomphes de ma colère : je ne puis résister à ces larmes ; en considération de ce sein maternel, je te fais grâce, quelque raison que j'aie de te haïr." Et sur-le-champ il délivra le territoire romain des armées ennemies. Ainsi le ressentiment d'un cruel outrage, l'espérance d'une victoire prochaine, la honte de manquer à ses engagements, la crainte de la mort, toutes ces affections, cédant à la piété filiale, la laissèrent maîtresse d'un coeur qu'elles remplissaient auparavant tout entier ; et l'aspect seule d'une mère fit succéder à une guerre affreuse une paix salutaire. (An de R. 265.)

2. Cette même piété filiale animait de sa flamme puissante le premier Scipion l'Africain, lorsqu'à peine hors de l'enfance, elle l'arma d'une vigueur supérieure à son âge pour secourir son père dans une bataille. Celui-ci, étant consul, soutenait contre Hannibal, auprès du Tésin, un combat engagé sous de mauvais auspices : il fut grièvement blessé, et son fils, se jetant devant lui, protégea ses jours contre le fer des Carthaginois. Ni la faiblesse de l'âge, ni l'inexpérience des armes, ni le malheur d'un combat dont l'issue pouvait intimider même un vieux guerrier, rien n'empêcha au jeune Scipion de mériter une couronne doublement glorieuse, en arrachant à la mort son général et son père. (An de R. 535.)

3. Ces actions admirables ne sont arrivées à la connaissance de Rome que par la renommée ; en voici qu'elle a vues elle-même. Le tribun Pomponius avait cité devant le peuple L. Manlius Torquatus. Ce dernier avait saisi l'occasion de terminer heureusement une guerre : le tribun l'accusait d'avoir conservé le commandement au delà du terme légal ; il l'accusait encore de fatiguer, aux travaux de la campagne, un fils d'un noble caractère, et de le soustraire ainsi au service de l'Etat. Quand le jeune Manlius en fut informé, il partit aussitôt pour Rome et se rendit à la pointe du jour chez Pomponius. Celui-ci, persuadé qu'il venait lui fournir des griefs contre un père qui le traitait avec trop de rigueur, fit sortir tout le monde de son appartement, afin que, se trouvant sans témoins, il pût faire plus librement sa dénonciation. Voyant l'occasion favorable à son dessein, le jeune homme tire un poignard qu'il tenait caché sous sa robe, presse, menace, épouvante le tribun, et le force à lui promettre avec serment de se désister de ses poursuites. Grâce à cette action hardie, Torquatus n'eut pas la peine de se justifier. Il est honorable de chérir des parents pleins de douceur ; mais plus Manlius éprouve les duretés de son père, plus il mérite de louanges pour l'avoir sauvé du péril, puisqu'au sentiment naturel ne se joignait aucun témoignage d'affection capable d'exciter son amour. (An de R. 391.)

4. Imitateur de cette piété filiale, M. Cotta, le jour même qu'il prit la robe virile, au sortir du Capitole, intenta un procès à Cn. Carbon, qui avait fait condamner son père, le pressa de manière qu'il le fit condamner à son tour, et, par cette belle action, consacra les prémices et de son talent et de sa jeunesse. (An de R. 687.)

5. L'autorité paternelle fut également puissante sur l'esprit de C. Flaminius. Etant tribun du peuple, il voulait partager par têtes un canton de la Gaule, et malgré la résistance et les efforts du sénat, il avait déjà publié une loi à cet effet ; insensible et aux prières et aux menaces, inflexible même à l'appareil d'une armée destinée à agir contre lui, s'il persistait dans sa résolution, il était à la tribune, présentant de nouveau sa loi au peuple, lorsque son père vient l'y saisir. Déconcerté, il cède à une autorité privée : il descend de la tribune, sans que la multitude, ainsi trompée dans son espérance, fasse entendre le moindre murmure. (An de R. 521.)

6. Voilà de grands exemples de piété filiale donnés par des hommes ; mais peut-être y a-t-il encore plus de force et de courage dans celui de Claudia, jeune vestale. Voyant son père sur le point d'être arraché du char triomphal par la violence d'un tribun, elle accourut avec une promptitude étonnante, se jeta entre eux deux, et arrêta un pouvoir redoutable qu'animaient encore des haines personnelles. Ainsi l'on vit deux triomphes, celui du père au Capitole, celui de la fille au temple de Vesta ; et l'on ne savait lequel des deux féliciter davantage, de celui que la Victoire conduisait, ou de celle qu'accompagnait la piété filiale. (An de R. 610.)

7. Pardonnez, foyers antiques ; feux éternels, ne vous offensez pas si le fil de mon ouvrage me conduit de votre sanctuaire auguste dans un lieu lugubre, mais nécessaire. La fortune n'a point de rigueurs, point d'avilissement qui dégrade un tendre amour filial ; et même l'épreuve est d'autant plus sûre que la conjoncture est plus cruelle. Une femme d'une condition libre, convaincue d'un crime capital au tribunal du préteur, fut renvoyée par celui-ci au triumvir, pour être mise à mort dans la prison. Le geôlier, touché de compassion, n'exécuta pas aussitôt l'ordre qu'il avait reçu ; il permit même à la fille de cette femme l'entrée de la prison, après l'avoir soigneusement fouillée, de peur qu'elle n'apportât quelque nourriture : il se persuadait que l'infortunée ne tarderait pas à expirer de besoin. Voyant que plusieurs jours s'étaient déjà écoules, il cherchait en lui-même ce qui pouvait soutenir si longtemps cette femme. A force d’observer la fille, il la surprit, le sein découvert, allaitant sa mère, et lui adoucissant ainsi les horreurs de la faim. La nouvelle d'un fait si surprenant, si admirable, parvint du geôlier au triumvir, du triumvir au préteur, du préteur au conseil des juges, qui fit grâce à la mère en considération de la fille. Où ne pénètre point la piété filiale ? Combien n'est pas ingénieux un amour qui trouve un expédient si nouveau pour sauver la vie à une mère dans la prison même ! Est-il rien de si rare, de si extraordinaire, que de voir une mère alimentée du lait de sa fille ? Cette action paraîtrait contraire à la nature, si la première loi de la nature n'était pas d'aimer les auteurs de nos jours.

EXEMPLES ETRANGERS

1. Nous devons les mêmes éloges à Péro. Également pénétrée d'amour pour Cimon son père, qui était fort âgé et qu'un destin semblable avait pareillement jeté dans un cachot, elle le nourrit en lui présentant son sein comme à un enfant. Les yeux s'arrêtent et demeurent immobiles de ravissement à la vue de cette action représentée dans un tableau ; l'admiration du spectacle dont ils sont frappés, renouvelle, ranime une scène antique : dans ces figures muettes et insensibles, ils croient voir des corps agir et respirer. Les lettres feront nécessairement sur l'esprit la même impression : leur peinture est encore plus efficace pour rappeler à la mémoire, pour retracer comme nouveaux les événements anciens.

2. Je n'oublierai pas non plus, illustre Cimon, ta tendresse, pour ton père, toi qui n'hésitas pas à lui acheter la sépulture au prix d'un emprisonnement volontaire. A quelque grandeur que tu sois parvenu depuis, et comme citoyen et comme général, tu t'es fait plus d'honneur encore dans la prison que dans les dignités. Car les autres vertus ne méritent que beaucoup d'admiration ; la piété filiale mérite, de plus, tout notre amour. (Av. J.-C. 490.)

3. Vous aussi, je vous rappellerai au souvenir de la postérité, généreux frères, qui eûtes un coeur au-dessus de votre origine. Nés en Espagne, au sein d'une profonde obscurité, vous fîtes noblement le sacrifice de la vie pour fournir des aliments aux auteurs de vos jours : un généreux trépas vous couvrit de gloire. Vous étiez convenus avec les Pacièques d'une somme de douze mille sesterces (deux mille quatre cents francs), payable à vos parents après votre mort, pour tuer Epaste, assassin de leur père et tyran de leur nation. Non seulement vous fûtes assez intrépides pour oser ce coup d'éclat, vous eûtes encore la force de le couronner par une fin aussi grande que courageuse. Des mêmes mains, vous sûtes venger les Pacièques, punir Epaste, nourrir ceux de qui vous aviez reçu la vie, et vous procurer à vous-mêmes une glorieuse destinée. Aussi, vous vivez encore au sein du tombeau, pour avoir mieux aimé soutenir la vieillesse de vos parents que d'attendre la vôtre.

4. Cléobis et Biton, Amphinomus et Anapus, ces deux couples de frères, ont plus de célébrité : ceux-là, pour avoir traîné leur mère sur un char jusqu'au temple de Junon, où elle devait accomplir un sacrifice ; ceux-ci, pour avoir porté sur leurs épaules, à travers les feux de l'Etna, leur père et leur mère. Mais ni les uns ni les autres ne s'étaient proposé d'abandonner la vie pour sauver celle des auteurs de leurs jours.

5. Ce n'est pas que je veuille rabaisser le mérite des deux frères Argiens, ou répandre un nuage sur la gloire des enfants de l'Etna ; mais j'ai à coeur de porter la lumière de l'histoire sur un trait de piété filiale que l'ignorance a tenu dans l'obscurité. C'est ainsi que je me plais à rendre témoignage aux nobles sentiments des Scythes. Darius était venu, à plusieurs reprises, fondre sur leur pays avec toutes les forces de son empire. Ces peuples, se retirant peu à peu, étaient parvenus aux déserts les plus reculés de l'Asie. Il leur envoya demander quand ils cesseraient de fuir ou commenceraient à combattre. Ils répondirent qu'ils n'avaient point de villes, point de champs cultivés à défendre, mais qu'une fois arrivés aux tombeaux de leurs pères, ils lui apprendraient comment les Scythes savent se battre. Par ce seul mot, plein de sentiment, cette nation farouche et barbare se fait pardonner tout ce qu'on lui reproche de férocité. (Av.J.-C. 517.) Ainsi la nature donne les premières et les meilleures leçons de sensibilité, cette nature qui, sans le ministère de la voix, sans le secours des lettres, par une force invisible et qui lui est propre, insinue dans le coeur des enfants l'amour de leurs parents. A quoi sert donc l'instruction à polir les esprits, sans doute, non à les rendre meilleurs ; car la solide vertu est un don de la nature, plutôt que le fruit de l'éducation.

6. En effet, ce peuple errant sur des chariots, sans autre abri que les forêts, vivant, à la manière des bêtes, de la chair crue de ses troupeaux, de qui avait-il appris à faire une pareille réponse à Darius ? de celle, sans doute, qui, donnant même la parole à un muet, arma subitement le fils de Crésus du secours de la voix pour sauver la vie à son père. A la prise de Sardes par Cyrus, un soldat perse, qui ne connaissait pas Crésus, se précipitait sur lui pour lui donner la mort. Le fils de ce prince, comme s'il eût oublié ce que le sort lui avait refusé à sa naissance, s écria : « Soldat, ne tue pas Crésus," et ces mots arrêtèrent le fer prêt à égorger le monarque. Jusqu'alors muet pour lui-même il trouva la parole pour le salut de son père. (Av. J.C. 548.)

7. Ce fut le même sentiment qui, pendant la guerre d'Italie, arma de tant de force et de courage un jeune homme de Pinna, nommé Pulton. II gardait les portes de sa patrie assiégée : il voyait son père au pouvoir des Romains, placé sous ses yeux au milieu d'un groupe de soldats, l'épée nue, prêts à le percer par l'ordre du général, s'il ne livrait pas l’entrée de la ville ; mais loin d'y consentir, il arracha, lui seul, le vieillard de leurs mains, et s'immortalisa par une double piété filiale, en sauvant son père sans trahir sa patrie. (An. de R. 664.)

CHAPITRE V : De l'amitié fraternelle.

Après la piété filiale vient immédiatement l'amitié fraternelle. Car, si l'on considère avec raison comme le premier lieu d'amour d'avoir reçu les plus nombreux et les plus grands bienfaits, on doit regarder comme le second de les avoir reçus ensemble. Quelle source de souvenirs délicieux que de pouvoir dire : "J'ai habité la même demeure avant de naître ; j'ai passé le temps de mon enfance dans le même berceau ; j'ai donné aux mêmes personnes les noms de père et de mère ; j'ai été l'objet des mêmes voeux, d'une égale sollicitude ; je tiens des mêmes aïeux une pareille illustration ! » Une épouse est chère, des enfants sont précieux, des amis sont doux, des alliés sont agréables ; mais ces affections, formées plus tard, ne doivent point prendre, dans notre coeur, la place de la première.

1. Et je m'appuie ici du témoignage du premier Scipion l'Africain. Quoiqu'il fût uni de la plus étroite amitié avec Lélius, il ne laissa pas de supplier le sénat de ne point ôter à son frère une province échue par le sort, pour la donner à son ami. Il promit de suivre L. Scipion en Asie comme lieutenant. Le plus âgé consentit à obéir au plus jeune, le plus brave au moins belliqueux, un citoyen éminent en gloire à un chef sans renommée, et, ce qui surpasse tout, un guerrier déjà décoré du titre d'Africain, à un frère qui n'était pas encore surnommé l'Asiatique. Ainsi, de deux surnoms illustres, il en prit un et donna l'autre ; il se réserva la première couronne triomphale, et fit présent de la seconde : plus grand, même dans un rang inférieur, que son frère dans la dignité du commandement. (An de R. 563.)

2. M. Fabius, étant consul, venait de remporter une éclatante victoire sur les Etrusques et les Volsques. Le sénat et le peuple lui décernèrent avec enthousiasme les honneurs du triomphe ; mais il ne put se résoudre à les accepter, parce que son frère Q. Fabius, personnage consulaire, avait péri dans la bataille en faisant des prodiges de valeur. Quelle devait être la vivacité de sa tendresse fraternelle, pour effacer, à ses yeux, tout l'éclat d'une distinction si magnifique ? (An de R. 272.)

3. Cet exemple honore l'antiquité, le suivant fait la gloire de notre siècle : il a vu avec orgueil l'union de deux frères, illustre ornement naguère de la maison Claudia, aujourd'hui de la famille des Jules. Telle fut l'affection du prince, notre empereur et notre père, pour son frère Drusus, que, recevant à Ticinum, entre les bras de ses augustes parents qu'il était venu visiter après ses victoires, la nouvelle que son frère était dangereusement malade en Germanie, et que sa vie se trouvait en péril, il partit aussitôt dans la plus grande consternation. On jugera même de la promptitude, de la rapidité avec laquelle il franchit, comme d'une haleine, l'intervalle qui l'en séparait, si l'on considère que, changeant de chevaux de temps en temps, il passa les Alpes et le Rhin, et fit, en un jour et une nuit, à travers les pays barbares qu'il venait de subjuguer, une course de deux cents milles (soixante-sept lieues), sans autre escorte que son guide Antabagius. Mais, dans une route si pénible et si périlleuse, s'il ne fut pas accompagné d'une foule de mortels, il avait pour cortège le céleste génie de l'amour fraternel, les dieux protecteurs des vertus sublimes, et Jupiter, le plus fidèle gardien de l'empire. Drusus touchait à sa dernière heure ; il était hors d'état de recevoir le prince ; néanmoins, malgré l'extrême affaissement de son corps et de son esprit, dans l'instant même qui sépare la vie de la mort, il ordonne à ses légions d'aller, enseignes déployées, au-devant de son frère, pour le saluer du nom d'imperator ; il prescrit encore de lui dresser une tente prétorienne à sa droite, de lui donner les titres de consul et de général en chef ; et, dans le même temps, il rend hommage à la dignité de son frère, et rend le dernier soupir. Je sais bien qu'à ce modèle de tendresse fraternelle, il conviendrait de n'associer que celui de Castor et Pollux. (An de R. 744.)

4. Mais je me persuade que ces héros, à jamais illustres, verront sans déplaisir figurer à leur suite, dans cet endroit de mon ouvrage, un simple soldat, exemple touchant d'amitié envers un frère. Etant au service, sous les ordres de Pompée, il rencontra dans une bataille un soldat de Sertorius, qui l'attaqua avec acharnement, corps à corps : il le tua et se mit à le dépouiller ; mais reconnaissant son propre frère, il se répandit en reproches amers contre les dieux, et maudissant mille fois la victoire sacrilège qu'ils lui avaient accordée, il transporta le cadavre auprès du camp, le couvrit d'une robe précieuse, le plaça sur un bûcher et y mit le feu ; puis, de la même épée qui avait commis le crime, il se perça le sein, et tomba sur le corps de son frère pour être consumé avec lui dans un même brasier. Coupable seulement par ignorance, il pouvait vivre sans reproche ; mais, aimant mieux céder à la voix de son coeur que de profiter de l'indulgence publique, il s'empressa de suivre son frère dans le tombeau. (An de R. 666.)

 CHAPITRE VI : De l'amour de la patrie.

EXEMPLES ROMAINS

Le coeur a satisfait jusqu'ici aux liens les plus sacrés de la nature : il lui reste maintenant à payer son tribut à la patrie, dont la majesté voit fléchir en sa présence même l'autorité paternelle, cette image de la puissance divine ; la tendresse fraternelle se plaît aussi à reconnaître son empire. Hommage bien légitime ; car une famille peut être renversée sans ébranler la république ; au lieu que la ruine de la patrie entraîne inévitablement celle de toutes les familles. Mais que sert de s'étendre en paroles sur une vérité tellement imposante, que plusieurs l'ont attestée au prix de leur sang ?

1. Brutus, le premier des consuls, et Aruns, fils de Tarquin le Superbe, chassé du trône, se rencontrèrent dans une bataille : ils fondirent impétueusement l'un sur l'autre, la lance en arrêt, se percèrent mutuellement à mort, et tombèrent tous les deux expirants sur la poussière. Je pourrais ajouter avec raison que la liberté coûta bien cher au peuple romain. (An de R. 244.)

2. Un vaste gouffre s'était subitement formé au milieu de la place publique par l'affaissement des terres ; les devins avaient répondu qu'on ne pouvait le combler qu'en y jetant l'objet qui faisait la principale force du peuple romain. Curtius, jeune homme aussi distingué par la noblesse des sentiments que par la naissance, réfléchissant que Rome excellait surtout par les armes et le courage, revêt une armure complète, monte sur un cheval, et, le pressant vivement de l'éperon, se précipite dans cet abîme. Tous les citoyens s'empressent, par hommage, de jeter du blé sur lui. Aussitôt on voit la terre se rejoindre et reprendre sa première consistance. (An de R. 391.) De grandes actions, honneur de la république, ont brillé depuis sur la place romaine ; mais aucune ne jette plus d'éclat, même aujourd'hui, que le dévouement de Curtius. A cet exemple, qui tient le premier rang dans les fastes de la gloire, je vais en ajouter un autre assez semblable.

3. Le préteur Génucius Cipus sortait de Rome en habit de guerre : comme il passait sous la porte, on vit se développer en sa personne un prodige singulier et inouï. Il lui poussa subitement comme deux cornes sur la tête. Les aruspices, consultés, répondirent qu'il serait roi s'il rentrait dans la ville. Pour empêcher l'accomplissement de cette prédiction, il se condamna de lui-même à un exil perpétuel. Quel amour pour la patrie ! la gloire en est plus grande et plus solide que celle des sept rois de Rome. En mémoire de cet événement une tête d'airain fut incrustée dans la porte où sortit Génucius, et nommée Raudusculana, parce qu'autrefois les morceaux d'airain se nommaient raudera. (An de R. 515.)

4. L'héritage de cette gloire, au-dessus de laquelle il est difficile de rien imaginer, passa de Génucius au préteur Elius. Un jour qu'il tenait audience, un pivert se posa sur sa tête. Les aruspices déclarèrent que la conservation de cet oiseau assurerait une brillante prospérité à la famille d'Elius, le comble du malheur à la république ; et que sa mort produirait le contraire. Aussitôt il tua lui-même le pivert d'un coup de dent, sous les yeux du sénat. Dix-sept soldats, membres de sa famille, guerriers pleins de bravoure, périrent à la bataille de Cannes ; et la république s'éleva par degrés au comble de la puissance. Sans doute de pareils exemples firent sourire de pitié les Sylla, les Marius et les Cinna. (An de R . 534.)

5. P. Décius, qui le premier porta le consulat dans sa famille, voyant l'armée romaine en désordre et sur le point d'essuyer une entière déroute dans une bataille contre les Latins, se dévoua pour le salut de la république. Aussitôt il s'élança à toute bride au milieu des bataillons ennemis, cherchant le salut pour la patrie, la mort pour lui même ; et après avoir fait un grand carnage, il tomba, percé de coups, sur un monceau de cadavres. De ses blessures et de son sang généreux sortit une victoire inespérée, (An de R. 413.)

6. Un tel général aurait été un modèle unique, s'il n'eût laissé un fils héritier de ses nobles sentiments. En effet, celui-ci, consul pour la quatrième fois, suivit l'exemple de son père et un même dévouement, une égale intrépidité, une fin semblable, relevèrent, dans un moment critique et désespéré, la fortune de la république. De sorte qu'on ne saurait décider ce qui fut le plus utile à la patrie, d'avoir ou de perdre les Décius à la tête des armées : vivants, ils empêchent sa défaite ; mourants, ils lui assurent la victoire. (An de R. 458.)

7. Si le premier Scipion l'Africain ne périt pas pour la république, du moins il la préserva d'une entière destruction par un courage admirable. Abattue par le désastre de Cannes, Rome semblait déjà n'être plus que la proie d'Hannibal victorieux ; et les débris de l'armée vaincue songeaient à déserter l'Italie, sur la proposition de L. Métellus. Tribun de légion, quoique très jeune encore, Scipion tire son épée, les menace de mort, et les force tous à jurer que jamais ils n'abandonneront la patrie. Non seulement il donne un éclatant exemple d'amour pour elle, il ranime encore dans le coeur des autres ce sentiment prêt à s'éteindre. (An de R. 537.)

8. Mais passons des individus à la masse des citoyens. Quelle ardeur, quelle unanimité de patriotisme dans le corps entier de la nation ! Pendant la seconde guerre punique, le trésor se trouvant épuisé, et ne pouvant même suffire aux frais du culte, les fermiers publics se présentèrent d'eux-mêmes aux censeurs, et les invitèrent à conclure avec eux tous les marchés nécessaires, comme si la république était dans l'opulence, promettant de tenir tous leurs engagements sans rien demander à l'Etat avant la fin de la guerre. Les maîtres des esclaves que Sempronius Gracchus avait affranchis à Bénévévent en récompense de leur éclatante bravoure, n'en demandèrent pas le prix à ce général. Dans le camp même il n'y eut ni cavalier, ni centurion qui songeât à réclamer sa paye. Les hommes et les femmes apportaient ce qu'ils avaient d'or et d'argent ; les enfants, les marques de distinction de leur naissance : tous concouraient à soutenir l'Etat dans ces moments difficiles. Et même aucun de ceux qui s'étaient signalés par ces dons volontaires n'accepta la faveur du sénat qui les affranchissait du tribut ; tous vinrent s'en acquitter encore avec le plus généreux empressement. (An de R. 539.) On n'ignorait pas qu'après la prise de Véies, lorsqu'il fallut envoyer à Delphes un présent en or, équivalant au dixième du butin, promesse que Camille avait faite à Apollon par un voeu solennel, Rome se trouva dans l'impossibilité de suffire à cette dépense, et que les femmes apportèrent leurs bijoux dans le trésor public ; on savait aussi que les mille livres d'or promises aux Gaulois pour la délivrance du Capitole, ne furent complétées qu'avec les ornements de leur parure : ainsi, autant par inclination que d'après l'exemple des âges précédents, on jugea qu'on ne devait se dispenser d'aucun sacrifice envers la patrie.

EXEMPLES ETRANGERS

 1. Je vais citer aussi des traits de la même vertu chez les étrangers. Codrus, roi des Athéniens, voyant l'Attique en proie à une nombreuse armée d'ennemis qui la saccageaient par le fer et la flamme, et ne comptant plus sur la puissance humaine, eut recours à l'oracle de Delphes ; il lui fit demander, par une ambassade, comment il pourrait dissiper un si cruel fléau. Il reçut pour réponse que le moyen d'y mettre un terme était de mourir lui-même de la main de l'ennemi. Cet oracle se répandit non seulement dans toute l'armée athénienne, mais encore dans le camp opposé : l'on y publia la défense expresse de blesser la personne de Codrus. Ce prince, à cette nouvelle, quitte les marques de sa dignité, revêt un costume d'esclave, se présente à une troupe de fourrageurs ennemis, et, frappant l'un d'entre eux d'un coup de faux, se fait donner la mort. Son trépas empêcha la ruine d'Athènes. (Av. J.-C. 1092)

2. Le même patriotisme animait le coeur de Thrasybule. Résolu d'affranchir la ville d'Athènes de l'horrible domination des trente tyrans, il entreprenait l'exécution d'un si grand dessein avec une poignée de braves. L'un de ses compagnons lui dit : « Quelles obligations Athènes ne vous aura-t-elle pas pour la liberté que vous lui aurez conquise ! - Fasse le ciel, répondit-il, qu'on me regarde seulement comme acquitté envers elle de tout ce que je lui dois." De pareils sentiments mirent le comble à la gloire que lui valut l'~oeuvre immortelle de la destruction des tyrans. (An de R. 403.)

3. Thémistocle, vainqueur des Perses par sa bravoure, devient leur général par l'injustice de sa patrie. Voulant éviter de porter les armes contre elle, il fait un sacrifice, reçoit dans une coupe du sang de taureau, le boit et tombe devant l'autel, comme une illustre victime d'attachement à son pays. Grâce à une fin si mémorable, la Grèce n'eut pas besoin d'un second Thémistocle. (Vers 449 av. J.-C.)

4. Même dévouement dans le trait suivant. Carthage et Cyrène se faisaient une guerre opiniâtre au sujet des limites de leur territoire. Elles convinrent enfin de faire partir des jeunes gens de chaque côté, à la même heure, et de considérer comme la frontière commune aux deux peuples l'endroit où ils se rencontreraient. Mais les Carthaginois qui furent envoyés (c'étaient deux frères nommés Philènes) violèrent la convention. Partis d'une marche rapide avant l'heure désignée, ils gagnèrent beaucoup d'espace. La supercherie ne put échapper aux Cyréncens : ils s'en plaignirent, ils contestèrent longtemps. Enfin, ils tentèrent de déjouer l'injustice par une proposition effrayante : ils dirent qu'ils étaient prêts à reconnaître cet endroit pour la limite, si les Philènes voulaient s'y laisser ensevelir tout vivants. Mais l'événement ne répondit pas à leur attente : les deux Carthaginois se remirent, sans hésiter, entre leurs mains pour être enfouis sous terre. Plus jaloux d'étendre le domaine de leur patrie que la durée de leurs jours, ils ont trouvé une glorieuse sépulture où leurs ossements et leurs mânes signalent l'agrandissement de l'empire carthaginois. Où sont les superbes remparts de l'orgueilleuse Carthage ? qu'est devenue la gloire maritime de ce port si fameux ? cette flotte qui portait la terreur sur tous les rivages ? tant d'armées, cette cavalerie innombrable ? cette ambition qui se trouvait trop resserrée dans l'immense étendue de l'Afrique ? La fortune a tout partagé entre les deux Scipions. Mais le souvenir des Philènes, la gloire de leur noble dévouement, n'ont pas été étouffés sous les ruines même de leur patrie. Ainsi, l'âme et le bras des mortels ne peuvent prétendre à rien d'immortel, si ce n'est à la vertu.

5. On voit briller dans cet exemple le feu de la jeunesse. Aristote, à la fin de sa carrière, le corps flétri et abattu par les années, conservant à peine un reste de vie, qu'il consacrait, dans un profond loisir, à l'étude des lettres et des sciences, travailla puissamment au salut de sa patrie : de son lit de repos, dans Athènes, apprenant que l'ennemi avait renversé Stagire, il parvint à l'arracher des mains des Macédoniens, ses destructeurs. Aussi la ruine de cette ville est-elle moins connue comme l'ouvrage d'Alexandre, que son rétablissement comme celui d'Aristote. (Av. J.-C. 334.) On voit donc quels sentiments de générosité, quel vif amour ont montré envers leur patrie des hommes de tout âge et de toute condition ; comment une foule de merveilleux exemples a fait briller, dans l'univers, les plus saintes lois de la nature, et leur a rendu un éclatant témoignage.

 CHAPITRE VII : De la tendresse paternelle.

EXEMPLES ROMAINS

Que la tendresse des pères et mères envers leurs enfants donne maintenant un libre essor à son affectueuse et touchante bonté, et que, poussée d'un mouvement salutaire, elle apporte avec elle un délicieux tribut de satisfaction.

1. Fabius Rullianus, illustré par cinq consulats des plus glorieux, distingué par tous les genres de vertus et de belles actions, ne dédaigna pas d'accompagner, en qualité de lieutenant, son fils Fabius Gurgès, pour terminer une guerre difficile et périlleuse. Presque sans forces corporelles, il ne portait au service que le secours de son génie : dans l'extrême vieillesse où il était parvenu, le repos du lit convenait mieux à ses membres épuisés que la fatigue des combats. Le même Rullianus, qui autrefois avait porté son fils, encore enfant, sur son char de triomphe, n'eut pas de plus grand plaisir, lorsque celui-ci triompha à son tour, que de le suivre à cheval ; et il parut aux spectateurs, non pas le second, mais le premier personnage de cette pompe mémorable. (An de R. 462.)

2. Césetius, chevalier romain, dans une position moins brillante, eut autant de tendresse pour ses enfants. César, déjà vainqueur de tous ses ennemis, tant au dehors qu'au dedans, lui commanda de renier un de ses fils, parce qu'étant tribun du peuple, celui-ci avait osé, de concert avec son collègue Marullus, provoquer la haine publique contre le dictateur, en l'accusant d'aspirer à la royauté. Césetius eut le courage de lui répondre : "César, vous m'ôteriez tous mes enfants, plutôt que de m'en voir moi-même flétrir et chasser un seul." Il avait encore deux autres fils d'un excellent naturel, auxquels César s'offrait d'accorder libéralement un avancement rapide. Quoique ce père trouvât une sauvegarde dans la souveraine clémence d'un divin héros, pourrait-on ne pas regarder comme un trait de courage plus qu'humain, de n'avoir pas cédé à celui devant lequel tout l'univers s'était abaissé ? (An de R. 709.)

3. Mais peut-être y a-t-il plus de véhémence et de chaleur dans l'élection d'Octavius Balbus pour son fils. Proscrit par les triumvirs, il venait de sortir de chez lui par une porte de derrière, et commençait à fuir en sûreté, lorsqu'un cri parti du voisinage lui annonça faussement qu'on égorgeait son fils dans sa maison : il revint s'offrir à la mort à laquelle il avait échappé, et livra sa tête au fer des assassins. Le bonheur de trouver son fils vivant, contre son attente, lui parut sans doute plus précieux que la vie. Mais quel affreux spectacle pour le jeune homme, que la vie d'un père si tendre, expirant sous ses yeux par un excès d'affection pour lui ! (An de R. 710.)

EXEMPLES ETRANGERS  

1. Passons à des récits plus agréables. Antiochus, fils de Séleucus, roi de Syrie, devint éperdument amoureux de Stratonice, sa belle-mère. Sentant néanmoins tout ce que sa flamme avait de criminel, il cachait religieusement au fond de son coeur cette blessure sacrilège : deux affections opposées, un amour extrême, et un respect sans bornes, renfermées dans le même sein, dans les mêmes entrailles, réduisirent le prince au dernier degré de langueur. Il était étendu sur son lit, dans un état voisin de la mort : sa famille fondait en larmes ; son père, accablé de douleur, se représentait la perte d'un fils unique et l'horrible malheur de voir sa vieillesse privée d'enfants. Tout le palais offrait l'image de la mort, plutôt que celle de la royauté. Mais la sagacité de l'astrologue Leptine, ou, selon d'autres, du médecin Erasistrate, dissipa ce nuage de tristesse. Assis auprès d'Antiochus, il remarqua que lorsque Stratonice entrait il rougissait, et que sa respiration devenait pressée ; que sitôt qu'elle était sortie, il pâlissait et reprenait une respiration plus libre. En observant ces symptômes avec attention, il parvint à découvrir la vérité. Chaque fois que Stralonice entrait et sortait, il prenait sans affectation le bras du malade ; et au battement du pouls, tantôt plus fort, tantôt plus faible, il reconnut la cause de la maladie. Aussitôt il en rendit compte à Séleucus. Ce prince, tout passionné qu'il était pour son épouse, n'hésita pas à la céder à son fils, imputant à la fortune l'amour qui s'était emparé de son coeur, et attribuant à sa vertu la résolution de le dissimuler jusqu'à la mort. Que l'on se figure un vieillard, un roi, un coeur amoureux, et l'on verra quels puissants obstacles sa tendresse paternelle eut à surmonter. (Av. J.-C. 294.)

2. Si Séleucus céda son épouse à son fils, Ariobarzane céda au sien le royaume de Cappadoce, en présence de Cn. Pompée. Il assistait à l'audience de ce général, et, à son invitation, il s'était assis sur la chaise curule. Mais quand il vit son fils à côté du greffier, dans un coin du tribunal, place indigne de son rang, il ne put se résoudre à le voir au dessous de lui : aussitôt il descendit, lui mit son diadème sur la tête, et le pressa d'aller occuper le siège qu'il venait de quitter. Des larmes s'échappèrent des yeux du jeune prince, son corps devint tout tremblant ; il laissa tomber le diadème, et n'eut pas la force de faire un pas vers la place qu'on lui montrait. Un fait presque incroyable, c'est qu'on voyait dans la joie celui qui déposait la couronne, et dans la tristesse celui qui la recevait ; et ce combat de générosité n'aurait pas eu de terme, si l'autorité de Pompée ne fût venue appuyer la volonté paternelle. En effet, il donna au fils le titre de roi, lui fit prendre le diadème, et le força de s'asseoir sur la chaise curule. (An de R. 692.)

 CHAPITRE VIII : Sévérité des pères envers leurs enfants.

 1. Voilà des pères dont la bonté ressemble aux portraits de la comédie ; en voici d'une rigueur qui rappelle ceux de la scène tragique. La gloire de L. Brutus a égalé celle de Romulus : si l'un a fondé la ville de Rome, l'autre y fonda la liberté. Il apprend que ses fils s'efforcent de ramener la domination de Tarquin, dont il avait délivré sa patrie. Revêtu de la souveraine magistrature, il les fait saisir, et, devant son tribunal, les fait battre de verges, attacher à un poteau et frapper de la hache. Il dépouille les sentiments d'un père pour remplir les devoirs de consul : il aime mieux vivre privé de ses enfants, que manquer à la vengeance publique. (An de R. 244.)

2. Cassius imita son exemple. Son fils avait le premier, pendant son tribunat, porté une loi concernant le partage des terres, et par plusieurs autres actes de popularité avait captivé l'affection de la multitude. Quand il eut quitté cette magistrature, Cassius, assemblant ses proches et ses amis, le condamna, dans un conseil de famille, comme coupable d'avoir aspiré à la royauté, le fit battre de verges, mettre à mort, et consacra à Cérès les biens qui lui appartenaient personnellement. (An de R. 268.)

3. T. Manlius Torquatus, parvenu à une rare considération par une foule d'actions éclatantes, et profondément versé dans la science du droit civil et du droit pontifical, ne crut pas, dans une occasion semblable, avoir même besoin d'une assemblée de famille. La Macédoine, par l'entremise d'une ambassade, avait porté plainte au sénat contre son fils Décimus Silanus, qui avait administré cette province. Torquatus pria le sénat de ne pas statuer sur cette affaire, qu'il n'eut lui-même examiné les griefs des Macédoniens et la défense de son fils. Cette auguste compagnie, ainsi que les plaignants eux-mêmes, consentirent volontiers à lui remettre la connaissance de la cause. Il siégea chez lui : seul, il donna audience aux deux parties deux jours entiers ; et le troisième jour, après avoir pleinement et scrupuleusement entendu les dépositions des témoins, il prononça cette sentence : « Comme il m'est prouvé que Silanus, mon fils, a reçu de l'argent des alliés, je le déclare indigne et de la république et de ma maison, et lui ordonne de disparaître sur-le-champ de ma présence. » Consterné d'un arrêt si terrible sorti de la bouche d'un père, Silanus ne put supporter plus longtemps la vie, et se pendit la nuit suivante. (An de R. 612.) Dès lors Torquatus avait rempli les devoirs d'un juge sévère et religieux ; la république était satisfaite et la Macédoine vengée. La noble honte qui avait causé la mort du fils pouvait suffire à désarmer la rigueur du père ; néanmoins, celui-ci n'assista pas aux funérailles de son fils, et dans le temps même qu'on lui rendait les derniers devoirs, il écoutait tranquillement ceux qui voulurent le consulter. Il voyait son tribunal dressé dans le vestibule où se trouvait l'image de ce Manlius l'Impérieux, si célèbre par sa sévérité. Un homme si éclairé pouvait-il ne pas songer que les familles ne placent ordinairement à l'entée des maisons les images et les titres de leurs ancêtres, que pour avertir les descendants, non seulement de lire les inscriptions, mais d'imiter les vertus ?

4. M. Scaurus, l'ornement et la gloire de la patrie, apprenant que les cavaliers romains, repoussés par les Cimbres auprès de l'Adige, avaient abandonné le proconsul Catulus et repris, tout tremblants, le chemin de Rome, fit dire à son fils, qui avait partagé cette épouvante, qu'il aimerait mieux le rencontrer expirant sur le champ de bataille que de le voir ainsi déshonoré par une fuite ignominieuse ; que, s'il lui restait encore quelque sentiment d'honneur, il eût à éviter la présence d'un père dont il avait indignement dégénéré. Scaurus, au souvenir de sa propre jeunesse, jugeait de ce que devait être son fils pour mériter son estime ou sa réprobation. Cet ordre parvint au jeune homme, et le réduisit à tourner courageusement contre lui-même une épée dont il n'avait pas su faire usage contre l'ennemi (An de R. 652.)

5. A. Fulvius, de l'ordre des sénateurs, n'eut pas moins d'énergie à retenir son fils qui courait au combat, que Scaurus à réprimer le sien qui fuyait. C'était un jeune homme remarquable, entre ceux de son âge, par son esprit, ses connaissances et sa beauté. Il avait pris une résolution impie ; il avait embrassé le parti de Catilina, et se précipitait vers son camp avec une aveugle impétuosité. Son père le fit arrêter en route, et le mit à mort, après lui avoir dit qu'il lui avait donné le jour, non pour servir Catilina contre la patrie, mais la patrie contre Catilina. Il pouvait le tenir en prison jusqu'à la fin de cette guerre que faisaient à leur patrie des citoyens forcenés ; mais son action ne serait citée que comme un trait de prudence, au lieu qu'on la publie comme un exemple de sévérité. (An de R. 690.)

CHAPITRE IX : Des pères modérés envers des enfants suspects.

Pour mêler des moeurs moins inflexibles à cette véhémente et âpre sévérité, pour tempérer l'amertume de l'une par la douceur des autres, je vais joindre à des exemples de châtiments des traits d'indulgence.

1. L. Gellius, qui s'éleva de dignité en dignité jusqu'à la censure, conçut contre son fils les plus graves soupçons, celui d'un commerce incestueux avec sa belle-mère et d'une intention de parricide. Quoiqu'il eût presque la certitude du crime, il ne voulut pas aussitôt courir à la vengeance. Réunissant, pour lui servir de conseil, la plus grande partie des sénateurs, il leur exposa ses soupçons, donna à son fils toute liberté de se défendre; et, la cause mûrement examinée, le jeune homme fut reconnu innocent et par le conseil et par Gellius lui-même. Si, cédant à un transport de colère, il se fût hâté de sévir, il eût commis un crime, au lieu de punir un criminel. (An de R. 583.)

2. Hortensius, qui fut de son temps la gloire de l'éloquence romaine, montra envers son fils une admirable patience. Il lui voyait des sentiments dénaturés ; il détestait ses désordres, au point que, dans une accusation où il défendait Messalla, fils de sa soeur, destiné à devenir son héritier, il dit aux juges : " Si vous le condamnez, il ne me restera plus que des petits-fils pour soutenir et consoler ma vieillesse. " Ces paroles, insérées même dans l édition qu'il donna de son plaidoyer, témoignaient évidemment que son fils faisait son affliction plutôt que ses délices. Néanmoins, ne voulant pas changer l'ordre de la nature, il laissa son héritage à son fils, et non à ses petits-fils. Modéré dans ses affections, il manifesta, pendant sa vie, ce qu'il pensait des moeurs de son fils, et, à sa mort, il sut respecter son propre sang. (An de R. 702.)

3. Fulvius, personnage également considérable par sa naissance et par son mérite personnel, tint la même conduite envers un fils bien plus méprisable encore que celui d'Hortensius. Il avait invoqué le secours du sénat pour mettre le triumvir à la recherche de ce misérable, prévenu de desseins parricides, et qui se tenait caché pour cette raison. Sur un ordre donné par cette compagnie, son fils fut arrêté ; mais loin de le flétrir, il voulut encore, en mourant, qu'il restât maître de tous ses biens, déclarant héritier celui que la nature lui avait donné pour successeur, et non celui qu'il avait appris à connaître. (An de R. 702.)

4. Aux traits d'indulgence de ces grands hommes, je joindrai la résolution singulière et inouïe d'un père dont le nom est resté inconnu. Il avait découvert que son fils tramait sa perte : ne pouvant se décider à croire son propre sang capable d'une telle scélératesse, il prend son épouse en particulier, la conjure de ne plus lui cacher la vérité, de lui dire sans déguisement si ce jeune homme était un enfant supposé, ou si elle l'avait eu d'un autre. Elle proteste, elle affirme avec serment qu'il ne doit rien soupçonner de pareil : elle le persuade. Alors, menant son fils dans un lieu écarté, il lui met entre les mains un poignard qu'il avait apporté sous sa robe, lui présente la gorge, en lui disant qu'il n'a besoin ni de poison ni d'assassin pour consommer son parricide. A ce trait inattendu, la raison victorieuse entre dans le coeur du jeune homme, non pas peu à peu, mais tout d'un coup et avec impétuosité. Aussitôt jetant le poignard : "Vivez, dit-il, vivez, mon père ; et si vous êtes-assez bon pour permettre à un fils un pareil voeu, puissiez-vous même me survivre ! Je ne vous demande qu'une grâce, c'est de ne pas croire mon amour envers vous moins estimable, pour être le fruit du repentir." Solitude plus efficace que la nature, forêts plus conciliatrices que la maison paternelle, poignard salutaire et plus attrayant que les soins de l'éducation, offre de la mort plus fortunée et plus efficace que le don de la vie !

CHAPITRE X : Des pères qui ont supportés avec courage la mort de leurs enfants.

EXEMPLES ROMAINS

Après avoir rappelé le souvenir des pères qui ont enduré avec patience les torts de leurs enfants, parlons de ceux qui ont supporté courageusement leur mort.

1. Horatius Pulvillus faisait, en qualité de souverain pontife, la dédicace du temple du grand Jupiter, au Capitole. Au moment même où, la main sur la porte, il prononçait la formule solennelle, il apprit la mort de son fils : néanmoins il ne retira pas sa main, de peur d'interrompre l'inauguration d'un temple si auguste ; il ne changea point de visage, il sut dissimuler l'expression de sa douleur sous l'apparence de la gravité religieuse que réclamait son ministère, de peur de paraître remplir le rôle d'un père plutôt que celui d'un souverain pontife. (An de R. 246.)

2. Voilà un exemple éclatant : celui qui va suivre n'est pas moins mémorable. Paul-Emile fut tour à tour une parfaite image du plus heureux et du plus malheureux des pères. Il avait quatre fils qui joignaient aux qualités du corps un excellent naturel ; deux passèrent par adoption dans les familles Cornéliennes et Fabienne : il en fit l'abandon volontaire. La fortune lui ravit les deux autres : les funérailles de l'un précédèrent de quatre jours son triomphe ; l'autre, que l'on avait vu à ses côtés sur le char triomphal, expira trois jours après. Ainsi ce grand homme, qui avait eu assez d'enfants pour en céder à d'autres familles, se trouva tout à coup sans postérité. Il supporta ce malheur avec une grande force d'âme ; et il ne laisse aucun doute à cet égard dans le discours qu'il adressa au peuple pour lui rendre compte de ses exploits : il le termine par ces paroles : "Au milieu d'une si grande prospérité, j'ai appréhendé, Romains, que la fortune ne nous préparât quelques revers : c'est pourquoi j'ai demandé à Jupiter, ce dieu souverainement bon, souverainement puissant, à Junon, reine des cieux, et à Minerve, que, si le peuple romain était menacé de quelque disgrâce, ils la fissent tomber tout entière sur ma maison. Je rends grâce à leur bonté : ils ont exaucé ma prière ; et vous pouvez déplorer mon sort, sans que j'aie à gémir sur le vôtre." (An de R. 586.)

3. Je n'ajouterai plus qu'un exemple domestique ; et je laisserai ensuite ma plume parcourir les infortunes étrangères. Q. Marcius Rex l'Ancien, collègue de Caton dans le consulat, perdit un fils d'une grande espérance, modèle de piété filiale, et, pour comble de regrets, son fils unique. Quoique ce coup terrible renversât et anéantît sa famille, il sut néanmoins, par une sagesse profonde, maîtriser tellement sa douleur, que, du bûcher de son fils, il se rendit aussitôt au sénat, et convoqua cette compagnie en vertu de la loi qui prescrivait ce jour-là une assemblée. S'il n'avait pas eu tant de fermeté à supporter l'affliction, il eût été incapable de partager la durée d'un même jour entre les devoirs d'un père malheureux et ceux d'un consul vigilant, sans manquer ni aux uns ni aux autres. (An de R. 635.)

EXEMPLES ETRANGERS

 1. Périclès, premier citoyen d'Athènes, se vit priver, dans l'espace de quatre jours les deux fils qui donnaient les plus hautes espérances : ces jours-là même il harangua le peuple avec la même sérénité de visage, avec une éloquence non moins ferme, non moins énergique. Malgré son affliction il se montra, selon l'usage, la couronne sur la tête, ne voulant point, pour des malheurs domestiques, déroger à une ancienne coutume. Aussi n'est-il pas étonnant qu'un homme de ce caractère se soit élevé jusqu'à mériter le surnom de Jupiter Olympien (Av. J.-C. 429.)

2. Xénophon, qui, dans la philosophie de Socrate, ne cède la palme de l'éloquence et de la fécondité qu'à Platon, était occupé à célébrer un sacrifice solennel lorsqu'il apprit que l'aîné de ses deux fils, nommé Gryllus, avait péri à la bataille de Mantinée. Il ne crut pas que ce fût une raison d'interrompre le culte qu'il rendait aux dieux ; il se contenta de quitter sa couronne. Il demanda comment son fils était mort : "En combattant avec la plus grande valeur," répondit le messager ; et il remit sa couronne, témoignant ainsi, en présence des dieux auxquels il offrait le sacrifice, que la bravoure de son fils lui causait plus de plaisir que sa mort ne lui faisait ressentir d'amertume. Un autre eût laissé la victime, rejeté les objets sacrés, dispersé l'encens arrosé de ses larmes : Xénophon demeure inébranlable de corps et d'esprit ; il conserve la contenance que la religion lui impose, et son âme suit, sans se déconcerter, le conseil de la sagesse. Succomber à la douleur lui paraît plus déplorable que le malheur même dont il vient de recevoir la nouvelle. (Av. J.-C. 363.)

3. Il ne faut pas non plus passer sous silence le mot d'Anaxagore. Quand on lui apprit la mort de son fils, "Vous ne m'annoncez, dit-il, rien d'inattendu, rien de nouveau : je savais bien que je n'avais donné le jour qu'à un mortel" Voila les paroles que prononce une vertu nourrie des plus salutaires préceptes de la sagesse. Qui les aura retenues et utilement méditées, saura qu'on ne doit mettre des enfants au monde qu'en se souvenant que la nature, qui leur donne la vie, leur impose en même temps la nécessité de la rendre, et que, si l'on ne saurait mourir sans avoir vécu, il est également impossible de vivre sans être destiné à mourir. (Av. J.-C. 440.)

LIVRE VI

CHAPITRE PREMIER : De la pudeur.

EXEMPLES ROMAINS

O toi, le plus puissant soutien des hommes et des femmes, ô pudeur, où faut-il que je t'adresse ma prière ? Tu habites les foyers de Vesta qu'un culte antique a consacrés, tu reposes sur les coussins réservés à Junon qu'on adore au Capitole ; génie tutélaire du palais des Césars, tu ne cesses de résider dans cette auguste demeure près de la sainte couche nuptiale de la famille Julia, tu protèges l'enfance et les charmes qui la distinguent ; ta puissance respectée conserve à la jeunesse toute sa pureté et tout son éclat ; et c'est parce qu'elles sont sous ta garde que les mères de famille sont honorées. Viens donc et reconnais ici des actes que tu as inspirés.

1. En tête des exemples de pudeur pris parmi les Romains se présente Lucrèce, dont l'âme virile fut par une ironie du sort, unie à un corps de femme. Après avoir subi la violence de Sex. Tarquin, fils du roi Tarquin le Superbe, elle se plaignit avec véhémence, au milieu de ses proches assemblés, de l'outrage qu'elle venait de recevoir et elle se frappa d'un poignard qu'elle avait secrètement apporté sous sa robe. Sa mort héroïque fournit au peuple romain l'occasion de substituer le pouvoir consulaire à l'autorité royale. (An de R. 211.)

2. Ainsi Lucrèce ne put, après une telle injure, supporter la vie. Virginius, plébéien par la naissance, mais patricien par les sentiments, pour ne pas laisser sur sa famille la souillure du déshonneur, n'hésita pas à sacrifier son propre sang. Voyant que le décemvir Appius Claudius, fort de toute la puissance que lui donnait sa dignité, cherchait par tous les moyens à déshonorer sa fille, il amena celle-ci sur le forum et la tua : il aima mieux se faire le meurtrier de sa fille encore pure que de rester le père d'une fille déshonorée. (An de R. 304.)

3. Il y eut la même force de caractère chez le chevalier romain Pontius Aufidianus. Informé que le gouverneur de ses enfants avait livré l'honneur de sa fille à Fannius Saturninus, il ne se contenta pas de punir du dernier supplice l'esclave criminel, il fit périr encore sa fille. Ainsi, pour n'avoir pas à célébrer un mariage déshonorant, il fit des funérailles prématurées.

4. Et P. Maenius, quel sévère gardien de la pudeur ! Il punit de mort un de ses affranchis qu'il aimait pourtant beaucoup, ayant eu connaissance qu'il avait donné un baiser à sa fille déjà nubile; on pouvait croire cependant que cette faute avait pour cause moins une passion coupable qu'une simple erreur. Mais il jugea qu'il importait d'imprimer, par la rigueur du châtiment, dans le coeur encore tendre de sa fille les principes de la pudeur : par une punition si sévère il lui apprit à conserver purs et intacts pour un époux, je ne dis pas seulement sa virginité, mais même ses baisers.

5. Q. Fabius Maximus Servilianus qui couronna par l'austère fonction de censeur l'exercice de charges glorieusement remplies, châtia son fils suspect de moeurs impures et, après l'avoir puni, il se punit lui-même en se dérobant par une retraite volontaire aux regards de ses concitoyens. (An de R. 627.)

6. Je trouverais ce censeur trop sévère, si je ne voyais P. Atilius Philiscus qui avait du prostituer son enfance au profit d'un maître, montrer ensuite comme père tant de rigueur : il tua en effet sa fille pour s'être souillée par un commerce criminel. En quelle vénération faut-il donc penser que fut la pudeur dans une république où nous voyons même des gens qui avaient trafiqué de la débauche se faire avec tant de sévérité les gardiens de cette vertu ?

7. Voici un exemple qui rappelle à la fois un nom célèbre et une action mémorable. M. Claudius Marcellus, étant édile curule, cita devant le peuple C. Scantinius Capitolinus, l'un des tribuns du peuple, pour avoir sollicité son fils à une infamie. Vainement le tribun soutint qu'on ne pouvait le forcer à comparaître, sa dignité le rendant inviolable, et, bien qu'à cette fin il fit appel à la protection des autres tribuns, le collège des tribuns refusa unanimement d'arrêter par son intercession des poursuites engagées pour attentat aux moeurs. Ainsi Scantinius fut accusé et condamné sur le seul témoignage de celui qu'il avait tâché de corrompre. On sait que le jeune homme amené à la tribune y demeura avec obstination les yeux fixés sur la terre, sans rien dire, et que rien ne le servit mieux que ce silence pudique pour tirer vengeance du coupable. (An de R. 527.)

8. Métellus Céler se montra aussi ardent à punir une intention honteuse, en assignant Cn. Sergius Silus devant le peuple pour avoir offert de l'argent à une mère de famille et en le faisant condamner sur cette seule accusation. Car ce qui fut alors soumis aux juges, ce n'est pas l'acte, mais l'intention, et le seul désir de la faute fit plus pour la condamnation de l'accusé que ne fit pour son excuse le fait de ne l'avoir pas commise.

9. Voilà un trait de sévérité de l'assemblée du peuple ; en voici un du sénat. T. Véturius, fils de ce Véturius qui, pendant son consulat, avait été livré aux Samnites pour avoir fait avec eux un traité déshonorant, s'était vu réduit, très jeune encore, par les malheurs et les énormes dettes de sa famille, à s'asservir à P. Plotius. Maltraité par ce maître et battu de verges comme un esclave pour avoir repoussé ses tentatives criminelles, il porta plainte auprès des consuls. Sur leur rapport le sénat donna ordre de mettre Plotius en prison : il voulut que l'honneur d'un Romain, en quelque position qu'il se trouvât, fût à l'abri de toute atteinte. (An de R. 427.)

10. Est-il étonnant que telle ait été la décision unanime du sénat ? C. Pescennius, l'un des triumvirs chargés du criminel, agit de même à l'égard du vétéran C. Cornelius qui avait servi avec la plus grande bravoure et à qui sa valeur avait quatre fois mérité de ses généraux le grade de centurion primipile : le triumvir le conduisit néanmoins dans la prison publique pour avoir entretenu un commerce honteux avec un jeune homme de condition libre. Cornélius invoqua le secours des tribuns. Sans nier l'acte immoral qu'on lui reprochait, il se déclarait prêt a prouver que le jeune homme avait fait publiquement et ouvertement le métier de se prostituer. Les tribuns lui refusèrent leur intercession. Aussi Cornélius fut-il réduit à mourir en prison. Les tribuns ne pensèrent pas que la république dût reconnaître à de braves guerriers, pour prix des périls qu'ils couraient loin d'elle, le droit à toutes les voluptés qu'offrait la ville.

11. Après le châtiment de cet impudique centurion, voici la fin également ignominieuse de M. Laetorius Mergus, tribun de légion, que Cominius, tribun du peuple, cita devant les comices comme prévenu d'avoir proposé une turpitude à son aide de camp. Laetorius ne put pas supporter le remords de sa faute : avant le jour du jugement, il se punit lui-même par la fuite et même par la mort. Il avait épuisé tous les moyens de se punir que la nature lui donnait : néanmoins, quoique mort, il fut encore condamné par les suffrages de tout le peuple comme coupable d'impudicité. Les enseignes militaires, les aigles sacrées et l'austère discipline des camps, cette force si puissante pour la conservation de l'empire romain, le poursuivirent jusqu'aux enfers, pour avoir tenté de porter atteinte à cette pureté des moeurs dont il aurait dû donner l'exemple. (Vers 436.)

12. C'est ce sentiment qui animait C. Marius, alors à la tête de l'armée romaine, lorsqu'il déclara que C. Lusius, fils de sa soeur et tribun de légion, avait été légitimement mis à mort par C. Plotius, pour avoir osé lui faire une proposition infâme. (An de R. 649.)

13. Mais énumérons aussi rapidement ceux qui pour venger la pudeur outragée n'ont écouté que leur indignation sans recourir aux moyens légaux. Sempronius Musca fit mourir sous le fouet C. Gellius qu'il avait surpris en adultère ; C. Memmius assomma à coups de poings L. Octavius, pris aussi en flagrant délit ; d'autres, surpris dans le même crime, comme Carbon Attiénus par Vibiénus, Pontius par P. Cérennius, subirent la castration. Celui qui prit sur le fait Cn. Furius Brocchus le livra aux outrages de ses esclaves. Tous ces hommes offenses suivirent l'impulsion de leur colère et on ne leur en fit pas un crime.

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. A ces exemples de chez nous ajoutons des exemples étrangers. Une femme grecque, nommée Hippo, prise par un vaisseau ennemi, se précipita dans la mer pour sauver son honneur au prix de sa vie. Son corps, poussé par les flots sur la côte d'Erythris, y fut inhumé au bord de la mer dans un tombeau que l'on voit encore aujourd'hui. Le souvenir glorieux de sa chasteté, transmis à la mémoire des siècles, n'a cessé de grandir de jour en jour, tant la Grèce a exalté sa vertu par des louanges !

2. Dans ce cas la pudeur a eu une réaction violente ; dans le suivant elle a agi avec prudence. Lorsque l'armée et les ressources des Gallo-Grecs eurent été en partie détruites, en partie prises sur le mont Olympe par le consul Cn. Manlius, l'épouse de leur roi Orgiagon, femme d'une merveilleuse beauté, fut forcée de subir la violence d'un centurion à la garde duquel elle avait été confiée. Mais, lorsqu'on fut arrivé à l'endroit où le centurion avait fait dire à la famille de la prisonnière d'apporter sa rançon, et que, l'attention et les regards fixés sur le métal qui la représentait, il s'occupait de le peser, elle commanda aux Gallo-Grecs, dans la langue de sa nation, de tuer cet officier. Ils le tuèrent en lui tranchant la tête. Puis, cette tête à la main, elle vint trouver son époux, et, la jetant à ses pieds, lui fit le récit de son outrage et de sa vengeance. Que dire de cette femme, sinon que l'ennemi ne se rendit maître que de son corps ? On ne put ni vaincre sa volonté ni lui ravir l'honneur. (An de R. 561.)

3. Les femmes des Teutons demandèrent à Marius après sa victoire d'être attribuées aux Vestales, en l'assurant qu'elles vivraient comme elles dans la chasteté. N'ayant pu obtenir cette faveur, elles se pendirent la nuit suivante. Les cieux ont bien fait de ne point donner cette énergie à leurs maris sur le champ de bataille. Car si les Teutons avaient voulu imiter le courage de leurs femmes, ils auraient fait de notre victoire un succès douteux.

 CHAPITRE II : De la liberté dans les actions et les paroles. 

EXEMPLES ROMAINS

La liberté d'une âme ardente qui se manifeste autant par les paroles que par les actions n'est pas sans doute un mouvement que je veuille exciter, mais, s'il naît de lui-même, je ne saurais le réprimer. Située entre la vertu et le vice, tant qu'elle se contient dans des limites raisonnables, elle est digne d'éloge ; mais, si elle va au delà, elle ne mérite que le blâme. Aussi flatte-t-elle les oreilles de la foule plus qu'elle ne plaît à l'esprit du sage. Car c'est plus souvent à l'indulgence d'autrui qu'à sa propre circonspection qu'elle doit son salut. Mais comme notre sujet est la description de la vie humaine sous ses différents aspects, rappelons, pour tenir notre promesse, des exemples de cette liberté, sans d'ailleurs en surfaire la valeur.

1. Après la prise de Priverne et l'exécution de ceux qui avaient poussé cette ville à la révolte, le sénat, soulevé d indignation, délibérait sur le parti à prendre au sujet du reste des Privernates. Dans cette situation critique il était douteux qu'ils eussent la vie sauve, leur sort dépendant d'un ennemi à la fois vainqueur et irrité. Mais, bien qu'ils ne vissent plus d'autre ressource que les supplications, ils ne purent oublier qu'ils étaient de naissance libre et de sang italien. Dans l'assemblée du sénat on demanda à leur chef quelle peine ils croyaient avoir méritée : «Celle, répondit-il, que méritent les peuples qui s'estiment dignes de la liberté.» Par ce propos il avait pour ainsi dire rouvert les hostilités et allumé la colère des sénateurs déjà exaspérés. Mais le consul Plautius, favorable à la cause des Privernates, lui fournit un moyen de retirer cette parole hardie : il lui demanda quelle paix les Romains pourraient attendre d'eux, si on leur accordait l'impunité. «Une paix éternelle répondit-il d'un air plein d'assurance, si vous la faites acceptable ; et peu durable, si vous la faites rigoureuse." Ces paroles valurent aux vaincus, avec le pardon, les droits et les privilèges de citoyens romains. (An de R. 412.)

2. C'est ainsi qu'un Privernate osa parler devant le sénat ; mais le consul L. Philippus ne craignit pas d'user envers la même compagnie d'une liberté excessive. L'accusant de lâcheté du haut de la tribune, il alla jusqu'à dire qu'il lui fallait un autre sénat ; et, loin de regretter cette parole, comme L. Crassus, personnage considérable par son rang et son éloquence, faisait entendre des protestations, il ordonna de le saisir. Crassus, repoussant le licteur " : Philippus, dit-il, je ne te reconnais pas pour consul puisque tu ne me reconnais pas non plus pour sénateur." (An de R. 662.)

3. Mais quoi ! Cette liberté de langage laissa-t-elle le peuple à l'abri de ses coups ? Bien s'en faut : elle dirigea également ses attaques contre lui et elle le trouva aussi patient à les endurer. C. Carbon, tribun du peuple, ce défenseur si violent de la faction des Gracques qui venait d'être anéantie, cet agitateur si ardent à exciter le feu naissant des guerres civiles, alla au-devant de Scipion l'Africain qui revenait des ruines de Numance dans tout l'éclat de la gloire ; il le prit presque à l'entrée de la ville, le conduisit à la tribune et lui demanda son sentiment sur la mort de Tib. Gracchus, dont il avait épousé la soeur. Il voulait se servir de l'influence d'un personnage si illustre pour donner un vaste accroissement à l'incendie qui venait d'éclater, ne doutant point qu'une si étroite alliance n'inspirât à l'Africain des paroles émouvantes sur la mort d'un proche parent. Mais Scipion répondit que cette mort lui paraissait juste. A ces mots l'assemblée, entraînée par la passion du tribun, poussa de violentes clameurs. "Taisez-vous, leur dit-il, vous dont l'Italie n'est point la mère." Il s'éleva des murmures. "Vous avez beau faire, dit-il alors, je ne craindrai jamais, devenus libres, ceux que j'ai amenés ici enchaînés." Deux fois, le peuple entier fut outrageusement réprimandé par un seul homme et aussitôt - tant est grand le prestige de la vertu ! - il se tut. Sa récente victoire sur Numance, celle de son père sur la Macédoine, les dépouilles enlevées par son aïeul sur Carthage abattue, deux rois, Syphax et Persée, marchant devant son char triomphal avec des chaînes au cou, fermèrent la bouche à tout le peuple assemblé. Et ce silence ne fut pas l'effet de la crainte ; mais les services des familles Aemilia et Cornélia avaient délivré Rome et l'Italie de tant d'alarmes que le peuple romain, devant la parole si libre de Scipion, ne se sentit plus libre. (An de R. 622)

4. Aussi fut-il moins s'étonner de voir l'autorité si considérable de Cn. Pompée si souvent aux prises avec la liberté. Mais sa gloire ne fit qu'y gagner, puisqu'en lutte à la licence d'hommes de toute condition, il sut endurer leurs insultes d'un front calme. Cn. Pison poursuivait en justice Manilius Crispus et voyait que cet homme manifestement coupable allait, grâce à la faveur de Pompée, échapper à la condamnation. Emporté par la fougue de la jeunesse et son zèle d'accusateur, il dirigea contre le défenseur si influent de nombreuses et graves accusations. Pompée alors lui demanda pourquoi il ne le mettait pas aussi en cause lui-même. "Donne caution a la république, répondit-il, qu'une fois appelé devant les tribunaux tu ne susciteras pas une guerre civile ; et aussitôt je ferai convoquer des juges pour demander ta tête avant celle de Manilius. Ainsi dans le même procès il tint tête à deux adversaires, à Manilius par son accusation, à Pompée par sa liberté de langage. Il eut raison de l'un par le moyen des lois, de l'autre par un défi, seule ressource qui fût en son pouvoir. (Vers l'an 696.)

5. Mais y aurait-il une liberté sans Caton ? Pas plus certes qu'il n'y a de Caton sans liberté. Il siégeait comme juge dans le procès d'un sénateur coupable de délits infamants et poursuivi comme tel. On produisit une lettre de Cn. Pompée contenant l'éloge du prévenu et qui n'aurait pas manqué d'influencer le tribunal en faveur du coupable. Caton la fit écarter des débats en citant la loi qui défendait aux sénateurs de recourir à de pareils moyens. Cette action n'étonna point venant d'un homme de ce caractère : ce qui chez un autre passerait pour audace, chez Caton s'appelle simplement assurance. (An de R. 702.)

6. Le consul Cn Lentulus Marcellinus se plaignait dans l'assemblée du peuple de la puissance excessive du grand Pompée et le peuple entier l'approuvait à haute voix. "Applaudissez, Romains, applaudissez bien fort, tandis que cela vous est encore permis ; bientôt vous ne pourrez plus le faire impunément." On ébranla ainsi la puissance d'un citoyen éminent, tantôt par des accusations tendant à le rendre odieux, tantôt par des gémissements et des plaintes sur le sort de la république. (An de R. 697.)

7. Un jour Pompée avait une jambe enveloppée d'une bande blanche. "Qu'importe, dit Favonius à ce sujet, sur quelle partie du corps on porte le diadème ?" Par cette raillerie à propos d'une petite bande d'étoffe, il lui reprochait d'usurper le pouvoir royal. Mais Pompée ne changea point de visage : il évita le double risque de paraître, en manifestant de la joie, avouer volontiers un tel pouvoir, ou d'avoir l'air, en prenant un visage sévère, de l'exercer déjà. Cette patience enhardit aussi contre lui des hommes d'une fortune et d'un rang bien inférieurs. Il suffira de citer deux exemples pris dans ce nombre. (An de R. 699.)

8. Helvius Mancia de Formies, fils d'un affranchi, déjà dans une extrême vieillesse, accusait L. Libon devant les censeurs. (An 698.) Au cours des débats, le grand Pompée, lui reprochant la bassesse de sa naissance et son âge, lui dit qu'il était sans doute revenu des enfers pour porter cette accusation. "En effet, Pompée, répliqua-t-il, tu dis vrai : je viens de chez les morts et j'en viens pour accuser L. Libon. Mais, pendant mon séjour là-bas, j'ai vu Cn. Domitius Ahenobarbus, tout sanglant, se plaindre amèrement que, malgré sa haute naissance, malgré une vie irréprochable, malgré son attachement à sa patrie, tu l'eusses fait assassiner à la fleur de l'âge. (An 672.) J'ai vu M. Brutus, personnage d'une égale illustration, le corps percé de coups, imputer sa mort à ta perfidie et à ta cruauté. (An 676.) J'ai vu Cn. Carbon, ce défenseur si ardent de ton enfance et de ton héritage paternel, chargé de chaînes par ton ordre dans son troisième consulat, rappeler avec indignation qu'au mépris de toute justice, malgré la haute magistrature dont il était revêtu, toi, simple chevalier romain, tu l'avais fait massacrer. (An 671.) J'ai vu Perpenna, un ancien préteur, dans le même état maudire ta cruauté par des imprécations pareilles. (An 681.) J'ai vu ces malheureux tous également indignés d'avoir été mis à mort sans jugement, d'avoir trouvé en toi, si jeune encore, leur bourreau." Ces souvenirs des guerres civiles, ces plaies si larges, mais depuis longtemps fermées et cicatrisées, un simple habitant d'un municipe, qui se sentait encore de l'esclavage de son père, un homme d'une audace effrénée, d'un orgueil intolérable, se permettait de les raviver, et cette liberté demeura impunie. Ainsi c'était à la fois un acte de grand courage et un acte sans péril, que d'outrager en paroles le grand Pompée. Mais je ne saurais me répandre en plaintes sur ce sujet en pensant à la condition bien plus basse du personnage que je vais citer.

9. L'auteur tragique Diphile, jouant aux jeux Apollinaires, en vint, au cours de l'action, au vers qui contenait la pensée suivante : "Ce sont nos malheurs qui l'ont fait grand." Il prononça ce vers les mains étendues vers le grand Pompée. Le peuple le lui redemanda plusieurs fois. Diphile le répéta sans hésiter, sans se lasser, poursuivant de son geste ce grand homme coupable de détenir un pouvoir excessif et intolérable. Il rendit avec la même audace cet autre endroit : "Un temps viendra où ces exploits fameux vous causeront des regrets."

10. L'âme de M. Castricius était aussi tout embrasée du feu de la liberté. Étant premier magistrat de Plaisance, il reçut du consul Cn. Carbon l'injonction de décider par un décret que les habitants de cette ville lui donneraient des otages ; mais il ne voulut ni se soumettre à l'autorité suprême du consul, ni fléchir devant les grandes forces dont il disposait ; et même, le consul lui faisant observer qu'il avait bien des épées, il osa répondre : "Et moi, bien des années." Tant de légions demeurèrent frappées de stupeur à la vue d'un tel reste d'énergie dans un vieillard ; et comme Carbon ne voyait qu'une bien faible vengeance à lui ôter le peu de jours qui lui restaient à vivre, son courroux tomba de lui-même. (An de R. 669.)

11. Serv. Galba fut d'une singulière audace dans la demande qu'il fit au divin Jules, déjà victorieux de tous ses ennemis, un jour que celui-ci rendait la justice sur le forum : il osa s'adresser à lui en ces termes : "C. Jules César, je me suis rendu caution pour le grand Pompée, autrefois ton gendre, alors consul pour la troisième fois, d'une somme d'argent que l'on me réclame aujourd'hui. Que faut-il faire ? Dois-je payer ?" En lui reprochant ainsi en public et ouvertement la vente des biens de Pompée, il méritait d'être chassé du tribunal. Mais ce héros au grand coeur, qui était plus que la bonté, fit acquitter sur son trésor particulier la dette de Pompée. (Vers l'an 708.)

12. Et Cascellius, cet illustre jurisconsulte, à quel danger ne s'exposa-t-il pas par une opiniâtre résistance ? Il n'y eut ni influence ni autorité qui pût le déterminer rédiger une formule pour régulariser quelqu'une des largesses faites par les triumvirs. En manifestant ainsi son sentiment, il mettait hors la loi toutes les faveurs accordées par les vainqueurs. (Vers 711.) Le même Cascellius parlait fort librement de la position critique de César et ses amis l'invitaient à se taire sur ce sujet. "Il est deux choses, répondit-il, que les hommes regardent comme très fâcheuses, mais qui me mettent à l'aise : c'est d'être vieux et sans enfants."  

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Parmi de si grands hommes vient se mêler ici une femme étrangère. Philippe, roi de Macédoine, qui était à ce moment-là en état d'ivresse, l'avait condamnée injustement. Elle réclama avec des cris contre le jugement. Philippe lui demandant à qui elle en appelait : "A Philippe, répondit-elle, mais à Philippe à jeun". Ces protestations dissipèrent les fumées du vin. Le roi revint de l'ivresse à la raison et un examen plus attentif de l'affaire lui fit porter une sentence plus équitable. Ainsi cette femme arracha une justice qu'elle n'avait d'abord pu obtenir ; la liberté de ses paroles lui fut de plus de secours que son innocence.

2. Mais voici une liberté de langage où, avec du courage, il y a aussi de l'esprit. Tandis que tous les Syracusains faisaient des voeux ardents pour la mort de Denys le tyran à cause de la dureté de son caractère et des traitements insupportables qu'il leur faisait subir, seule une très vieille femme priait les dieux tous les matins de conserver la vie du prince et de la prolonger au delà de la sienne. Denys en eut connaissance. Surpris d'une affection à laquelle il n'avait pas droit, il fit venir cette femme et lui demanda le motif de cette prière et par quel bienfait il avait pu la mériter. "J'ai, dit-elle, une raison bien particulière d'agir ainsi. Quand j'étais jeune, nous avions un tyran redoutable et je désirais d'en être débarrassée. Il fut tué ; mais un autre plus terrible encore s'empara de la citadelle. Je regardais encore comme un grand bonheur de voir finir sa domination. Tu es devenu notre troisième maître et nous t'avons trouvé plus dur que les deux premiers. C'est pourquoi, dans la crainte que ta mort n'amène à ta place un successeur encore pire, j'offre ma vie aux dieux pour ta conservation." Denys eut honte de punir une audace aussi plaisante.

3. Entre ces deux femmes et Théodorus de Cyrène leur hardiesse commune aurait pu former un lien étroit : son courage fut égal au leur, mais son succès différent. Le roi Lysimaque le menaçait de la mort. "Vraiment, lui dit-il, c'est pour toi un magnifique avantage d'avoir acquis la vertu d'une cantharide." Piqué de ce propos, le roi commanda de le mettre en croix. "Une croix, dit Théodorus, peut faire trembler tes courtisans ; quant à moi, peu m'importe de pourrir en terre ou en l'air."

CHAPITRE III : De la Sévérité.

EXEMPLES ROMAINS

Il faut armer son âme de fermeté, au récit des actes d'une sévérité terrible et attristante, afin qu'elle puisse, en écartant toute pensée compatissante, prêter attention à des faits pénibles à entendre. Alors pourront se présenter à notre esprit les répressions rigoureuses et impitoyables et les diverses sortes de châtiments : elles sont, il est vrai, d'utiles soutiens des lois, mais elles ne devraient point trouver place dans un ouvrage qui s'inspire de sentiments paisibles et calmes.

1a. M. Manlius fut précipité de ce même rocher d'où il avait repoussé les Gaulois, pour avoir formé une entreprise criminelle contre la liberté après l'avoir vaillamment défendue. Cette juste punition fut sans doute ainsi motivée : "Tu étais Manlius à mes yeux lorsque tu précipitais les Sénonais du haut du Capitole ; mais, du moment que tu t'es mis à les imiter, tu n'es plus qu'un Sénonais." Son châtiment comportait en outre une flétrissure pour toujours. C'est en effet à cause de lui qu'une loi défendit à tout patricien d'habiter la hauteur de la citadelle ou du Capitole : car Manlius avait eu sa maison à l'endroit où nous voyons aujourd'hui le temple de Junon Moneta. (An de R. 370.)

1b. Pareille indignation éclata dans Rome contre Spurius Cassius. Le seul soupçon d'avoir aspiré à la souveraineté lui fit plus de tort que trois glorieux consulats et deux magnifiques triomphes ne lui avaient valu d'avantages. En effet, le sénat et le peuple romain, non contents de lui infliger la peine capitale, ajoutèrent à son supplice la destruction de sa maison afin de le punir encore par la ruine de ses pénates. Sur cet emplacement on éleva un temple à la Terre. Ainsi ce qui avait été la demeure d'un homme d'une ambition sans mesure est aujourd'hui un monument qui rappelle la sainte sévérité des dieux.

1c. Pour la même entreprise criminelle Sp. Maelius reçut de la patrie la même punition. Et pour mieux faire connaître à la postérité son juste châtiment, on nomma l'emplacement de sa maison Aequimelium (place de Maelius). (An 315.) La haine si vive que les anciens avaient naturellement à l'égard des ennemis de la liberté se manifestait par la destruction des murs et des toits où les coupables avaient vécu. Aussi après avoir massacré M. Flaccus et L. Saturninus, les plus séditieux des citoyens, on renversa leurs maisons de fond en comble. (Ans 632, 653.) Quant à la place occupée par celle de Flaccus, après être restée longtemps vide en souvenir de son châtiment, elle fut ornée des dépouilles des Cimbres par Q. Catulus.

1d. Tib. et C. Gracchus exercèrent dans notre cité une grande influence par leur haute noblesse et par les vastes espérances qu'ils faisaient concevoir. Mais, parce qu'ils avaient tenté d'ébranler la constitution de l'état, leurs cadavres restèrent sans sépulture ; et les derniers honneurs qu'on rend à la nature humaine furent refusés aux fils de Sempronius Gracchus, aux petits-fils du premier Scipion l'Africain. Bien plus, pour ôter à tout citoyen l'idée de se faire l'ami des ennemis de la république, tous leurs intimes furent précipités du lieu des exécutions. (Ans 620, 632.)

2. P. Mucius, tribun du peuple, crut avoir contre les mauvais citoyens le même droit que le sénat et le peuple romain. Il fit en effet brûler ses collègues qui, à l'instigation de Spurius Cassius, avaient, en empêchant le renouvellement des magistrats, mis en péril la liberté politique. Rien assurément de plus hardi que cette sévérité ; un seul tribun osa faire subir à ses neuf collègues une peine que les neuf tribuns ensemble auraient tremblé d'infliger à un seul. (An de R. 268.)

3. Jusqu'ici c'est à maintenir et à venger la liberté que la sévérité s'est employée ; mais elle a aussi soutenu avec non moins de fermeté l'honneur et la discipline de l'État. Le sénat en effet livra M. Claudius aux Corses pour avoir fait avec eux une paix honteuse ; et, comme les ennemis refusèrent de le recevoir, il le fit mettre à mort dans la prison publique. Pour une seule offense à la majesté de l'empire, que de mesures violentes et quel acharnement dans la punition ! Le sénat annula le traité conclu par Claudius, le priva de la liberté, lui ôta la vie et lui infligea, pour le déshonorer, l'ignominie de la prison et l'abominable flétrissure des gémonies. (An de R. 517.) Celui-là du moins avait mérité les rigueurs du sénat ; mais Cn. Cornélius Scipion, fils d'Hispalus, les éprouva avant d'avoir pu les mériter. Le sort lui avait attribué le gouvernement de l'Espagne ; mais le sénat lui défendit de se rendre dans sa province, en donnant pour motif de cette défense qu'il était incapable de bien faire. Ainsi Cornélius, à cause de sa conduite honteuse et sans avoir exercé aucune fonction de gouverneur, se vit condamné presque comme concussionnaire. (An de R. 644.) C. Vettiénus, qui s'était coupé les doigts de la main gauche pour éviter de servir dans la guerre d'Italie, n'échappa point non plus à la sévérité du sénat. Il prononça en effet contre lui, avec la confiscation de ses biens, la peine de la prison perpétuelle, le réduisant ainsi à consumer ignominieusement dans les fers une vie qu'il n'avait pas voulu sacrifier avec honneur sur un champ de bataille. (An de R. 663.)

4. Cette sévérité trouva un imitateur dans le consul M. Curius. Obligé d'ordonner subitement une levée de soldats et ne voyant aucun des jeunes gens répondre à son appel, il jeta dans une urne les noms de toutes les tribus. Celui de la tribu Pollia sortit le premier et, dans cette tribu, le premier nom qui fut extrait de l'urne fut proclamé par son ordre. Le jeune homme appelé ne répondant pas, le consul mit à l'encan ses biens. Mais celui-ci, dès qu'il fut averti, courut au tribunal du consul et en appela au collège des tribuns. Alors Curius, après avoir déclaré que la république n'avait pas besoin d'un citoyen qui ne savait pas obéir, vendit ses biens et sa personne. (An de R. 478.)

5. L. Domitius fut tout aussi ferme dans sa résolution. Lorsqu'il gouvernait la Sicile en qualité de préteur, on lui apporta un sanglier d'une grosseur extraordinaire. Il se fit amener le berger qui l'avait tué de sa main et lui demanda comment il avait abattu un tel animal. Le préteur, ayant appris qu'il s'était servi d'un épieu, le fit mettre en croix, parce que lui-même, pour délivrer la province des brigandages auxquelles elle était en proie, avait défendu par un édit de porter aucune arme offensive. On pourrait dire de cette mesure qu'elle confine à la cruauté autant qu'à la sévérité, car en bien raisonnant on peut la ramener à l'une de ces dispositions aussi bien qu'à I'autre ; mais la raison d'état ne permet point de penser que le préteur fut trop dur. (An de R. 655.)

6. C'est ainsi que la sévérité a déployé son énergie en punissant des hommes ; mais elle ne s'est pas montrée moins prompte à châtier des femmes. Horace, après avoir à lui seul vaincu les trois Curiaces et, en vertu du traité, tous les Albains, revenait chez lui de ce combat glorieux, lorsqu'il vit sa jeune soeur pleurer la mort du Curiace qui était son fiancé avec des démonstrations de douleur plus vives qu'il ne convenait à son âge. Alors, de la même épée qui avait si bien servi l'État, il la mit à mort, regardant ces larmes versées pour un amour prématuré comme un manque de pudeur. Poursuivi pour cette action devant le peuple, il fut défendu par son père. Ainsi, pour ce trop vif attachement d'une jeune fille à la mémoire de son fiancé on voit son frère sévir contre elle sans pitié et son père, avec la même dureté, approuver son châtiment. (An de R. 87.)

7. Une sévérité semblable animait le sénat plus tard, lorsqu'il chargea les consuls Sp. Postumius Albinus et Q. Marcius Philippus d'ouvrir une enquête sur les femmes qui avaient eu une conduite criminelle dans les fêtes de Bacchus. Ils en condamnèrent un grand nombre qui furent toutes exécutées par leurs parents à l'intérieur de leurs maisons. Le déshonneur qui s'étendait sur Rome comme une large tache fut lavé par la rigueur du supplice ; car autant l'infâme conduite de ces femmes avait imprimé de honte à notre république, autant la sévérité de leur punition lui fit d'honneur. (An de R. 568.)

8. Publicia et Licinia qui empoisonnèrent, l'une le consul Postumius Albinus, l'autre Claudius Asellus, leurs maris, furent étranglées par ordre de leurs parents. Des hommes d'une nature si sévère ne crurent pas devoir attendre, pour un crime si manifeste, la fin d'une longue enquête officielle. Innocentes, ils les auraient défendues ; coupables, ils furent prompts à les punir (An de R. 599.)

9. C'est un grand crime qui avait poussé à la répression la sévérité de ces hommes. Celle d'Egnatius Mécénius fut excitée par un motif bien moins grave : il fit en effet mourir son épouse sous les coups de bâton pour avoir bu du vin. Ce meurtre ne donna lieu à aucune accusation ; il n'y eut même personne pour le blâmer. Chacun pensait qu'elle avait justement expié par une punition exemplaire un manquement aux règles de la sobriété. Il est vrai que toute femme qui aime à l'excès l'usage du vin, ferme son coeur à toutes les vertus et l'ouvre à tous les vices.

10. C. Sulpicius Gallus aussi était un époux d'une sévérité terrible. Il répudia en effet sa femme, ayant appris qu'elle s'était montrée en public le visage découvert : sentence rigoureuse, mais néanmoins assez défendable. "Selon les prescriptions de la loi, lui dit-il, mes yeux seuls doivent être juges de ta beauté. C'est pour eux que tu dois te parer, pour eux que tu dois être belle. Ne révèle qu'à eux le secret de tes charmes. Tout autre regard qu'attire sur toi une coquetterie déplacée ne peut être que suspect et coupable."

11. C'est au même sentiment qu'obéit Q. Antistius Vétus en répudiant sa femme pour l'avoir vue s'entretenir en particulier dans la rue avec une affranchie de mauvaises moeurs. Il s'émut, non pas de voir le crime consommé, mais d'assister en quelque sorte à sa naissance et à ses premiers progrès et sa vengeance devança la faute ; il aima mieux se garantir de l'outrage que d'avoir à le punir. 12. Il faut joindre à ces exemples ceux de P. Sempronius Sophus, qui infligea à sa femme la flétrissure du divorce, simplement pour avoir osé assister aux jeux publics à son insu. Ainsi donc jadis c'est par des mesures préventives que l'on éloignait de l'esprit des femmes la pensée du vice. 

 EXEMPLES ÉTRANGERS

Quoique Rome puisse fournir des exemples de sévérité à tout l'univers, néanmoins, une connaissance sommaire des exemples étrangers ne saurait déplaire.

1.Les Lacédémoniens proscrivirent de leur ville les livres d'Archiloque, parce qu'ils en regardaient la lecture comme peu conforme à la décence et à la pudeur. Ils ne voulurent pas laisser l'âme de leurs enfants se nourrir d'une telle poésie, de crainte qu'elle ne fît plus de mal à leur coeur que de bien à leur esprit. Ainsi le premier, ou du moins le second des poètes, pour avoir déchiré par des satires obscènes une famille qui lui était odieuse, se vit punir par la proscription de ses vers. (Av. J.-C. 687.)

2. Les Athéniens infligèrent la peine capitale à Timgoras qui, en saluant le roi Darius, s'était prosterné devant lui à la manière des Perses. Ils s'indignèrent que la basse flatterie d'un seul de leurs concitoyens humiliât l'honneur de toute leur république devant la souveraineté persane. (Av. J.-C. 528.)

3. Cambyse montra une sévérité sans exemple, lorsque ayant fait écorcher un juge malhonnête et couvrir un siège de sa peau, il y fit asseoir le fils du coupable pour juger à son tour. Roi et barbare tout ensemble, par ce châtiment atroce et inouï il se proposa d'empêcher qu'aucun juge à l'avenir ne se laissât corrompre.

CHAPITRE IV : De l'énergie dans les paroles et dans les actions.

EXEMPLES ROMAINS

Les hommes illustres doivent aussi la meilleure part de leur gloire à l'énergie de ces paroles et de ces actions que l histoire a fidèlement retenues et conserve à jamais. A cette source abondante puisons sans trop de parcimonie ni non plus sans mesure, de manière à satisfaire la curiosité, en évitant la satiété.

1. Notre cité venait d'être frappée par le désastre de Cannes et le salut de la république était suspendu, comme par un fil ténu, à la fidélité des alliés. Pour affermir chez eux la volonté de défendre l'empire romain, la plupart des sénateurs étaient d'avis d'admettre dans l'ordre sénatorial les chefs des Latins ; Annius le Campanien soutenait même que l'un des deux consuls devait être élu à Capoue : tels étaient l'épuisement et la faiblesse de l'empire romain. Alors Manlius Torquatus, fils de celui qui avait défait les Latins dans une mémorable bataille près du Véséris, déclara bien haut qu'il tuerait sur-le-champ le premier des alliés qui oserait dire son avis dans le sénat. Cette menace d'un seul homme rendit au courage affaibli des Romains son ancienne ardeur et empêcha l'Italie de se soulever pour partager avec nous les droits de citoyen. Comme elle avait succombé sous les armes du père, elle recula vaincue par les paroles du fils. (An de R. 414.) La même énergie se rencontra aussi chez un autre Manlius. Comme le peuple unanime lui déférait le consulat et qu'il refusait cet honneur en invoquant le mauvais état de ses yeux, tous les citoyens continuaient leurs instances. "Romains, dit-il, cherchez quelqu'un à qui confier cette magistrature ; car si vous me forcez à la remplir, nous ne pourrons réciproquement endurer, moi vos moeurs, vous mon autorité." D'un simple particulier, ce langage était déjà difficile à supporter ; qu'aurait donc été le poids de son autorité, une fois armé des faisceaux consulaires ? (An de R. 544.)

2. Scipion Emilien n'était pas moins dur dans ses paroles soit au sénat, soit dans l'assemblée du peuple. Partageant la censure avec Mummius, personnage d'une grande naissance, mais de moeurs efféminées, il dit à la tribune que sa gestion aurait en tout répondu à la majesté de la république, si ses concitoyens lui eussent donné un collègue ou ne lui en eussent point donné. (An de R. 611.) Le même Scipion Emilien était témoin de la rivalité des deux consuls Serv. Sulp. Galba et Aurélius Cotta qui se disputaient dans le sénat l'honneur d'être envoyé en Espagne contre Viriathe. Les sénateurs, très partagés sur ce point, se demandaient dans quel sens il se prononcerait. "Mon avis, dit-il, est de n'y envoyer ni l'un ni l'autre, parce que l'un n'a rien et que rien ne suffit à l'autre." Il regardait la pauvreté et la cupidité comme des conseillers également mauvais dans l'exercice d'un pouvoir sans frein. Ce mot empêcha qu'aucun des deux consuls fût envoyé dans cette province. (An de R. 609.)

3. C. Popilius fut député par le sénat auprès d'Antiochus pour l'inviter à cesser la guerre qu'il faisait à PtoIémée. A son arrivée, Antiochus, avec empressement et d'un air d'amitié, lui tendit la main. Mais Popilius refusa de lui tendre la sienne et lui remit la lettre qui contenait le décret du sénat. Lorsque Antiochus en eut pris connaissance, il dit qu'il en conférerait avec ses amis. Popilius, indigné de se voir opposer un délai, traça sur la terre avec une baguette une ligne autour de la place occupée par le roi. "Avant de sortir de ce cercle, dit-il, donnez-moi une réponse à rapporter au sénat." On aurait cru voir, non pas un ambassadeur parlant au roi, mais le sénat lui-même mis en sa présence. Aussitôt Antiochus déclara que Ptolémée n'aurait plus à se plaindre de lui, et ce fut alors seulement que Popilius accepta de prendre sa main comme celle d'un allié. Combien est puissante cette énergie tranchante dans le caractère et le langage ! Dans le même instant elle fit trembler la Syrie et protégea l'Egypte. (An de R. 585.)

4. Chez P. Rutilius, je ne sais ce que je dois apprécier davantage, de ses paroles ou de ses actes, car dans les unes et dans les autres il y a une vigueur admirable. Comme il résistait à une demande injuste d'un de ses amis, celui-ci lui dit dans un violent mouvement de colère : "Qu'ai-je à faire de ton amitié, si tu ne fais pas ce que je te demande ?" - "Et moi, répliqua Rutilius, qu'ai-je à faire de la tienne, s'il faut que pour toi je fasse une action contraire à l'honneur ? "Cette parole n'est point démentie par sa conduite dans les circonstances suivantes. Traduit en justice pour des rivalités de classes plutôt que pour une faute personnelle, il ne prit point des vêtements misérables, il ne quitta pas les marques distinctives du sénateur, il ne tendit point les mains vers ses juges en se traînant à leurs genoux, il ne prononça pas une parole indigne de l'éclat de son passé ; enfin il fit voir que le péril, loin d'être l'écueil de son énergie, n'était qu'une épreuve qui la confirmait. En outre, quoique la victoire de Sylla lui donnât le moyen de rentrer dans sa patrie, il resta en exil pour ne rien faire de contraire aux lois. Aussi le surnom d'Heureux serait-il mieux justifié par le caractère d'un personnage si digne que par les victoires d'un ambitieux effréné : Sylla le prit par la force, Rutilius le mérita. (An de R. 660.)

5. M. Brutus, assassin de ses propres vertus plus encore que du père de la patrie (car d'un seul coup il les anéantit comme dans un abîme et voua son nom et sa mémoire à une malédiction éternelle), Brutus, au moment de livrer la dernière bataille, répondit à quelques officiers qui lui déconseillaient de l'engager : "C'est avec confiance que je vais au combat : car dès aujourd'hui, ou tout ira bien, ou je n'aurai plus d'inquiétude." Il s'était persuadé sans doute qu'il ne pouvait ni vivre sans la victoire ni mourir sans trouver dans la mort le repos."

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Le nom de Brutus m'amène à rappeler une réponse énergique qui fut faite à D. Brutus en Espagne. La Lusitanie presque entière s'était livrée à sa discrétion et seule de ce pays la ville de Cinginia persistait à résister. Il essaya de l'amener à se racheter par une rançon. Mais les assiégés répondirent presque unanimement aux députés de Brutus que leurs aïeux leur avaient laissé du fer pour défendre leur ville, mais non pas de l'or pour acheter leur liberté d'un général cupide. Certes il eût été plus honorable pour des Romains de tenir un pareil langage que de l'entendre. (An de R. 617.)

2. Ce peuple s'éleva à une telle noblesse de sentiments sans autre guide que la nature. Socrate au contraire était le plus grand représentant de la science grecque. Pendant son procès devant le tribunal d'Athènes, Lysias, était venu lui lire un plaidoyer qu'il avait composé pour sa défense et dans lequel il lui faisait tenir un langage humble, suppliant, propre à conjurer l'orage qui menaçait sa tête. "Je t'en prie, lui dit Socrate, remporte ce discours. Car si je pouvais me résoudre à le prononcer, fût-ce dans les solitudes les plus reculées de la Scythie, alors je me reconnaîtrais moi-même digne de mort." Il méprisa la vie pour ne pas manquer de dignité : il aima mieux mourir en Socrate que de continuer à vivre en Lysias. (Av. J.-C. 399.)

3. Alexandre, aussi grand dans la guerre que Socrate dans la sagesse, fit dans les circonstances suivantes une belle réponse. Darius, après avoir éprouvé dans deux batailles la valeur de ce prince, lui offrait toute la partie de son royaume en deçà du mont Taurus, avec la main de sa fille et un million de talents. " Si j'étais Alexandre, lui dit Parménion, j'accepterais cette proposition." - "Et moi aussi, répondit le roi, si j'étais Parménion." Parole qui ne démentait pas les deux victoires précédentes, et qui méritait, comme il advint, d'être suivie d'une troisième. (Av. J.-C. 331.)

4. Voilà le langage qui convient à la grandeur d'âme et au succès. Celui que tinrent au père d'Alexandre les députés de Lacédémone pour lui représenter la déplorable extrémité où il réduisait leur courage, est plus admirable que digne d'envie. Comme il imposait à leur république des charges insupportables, ils déclarèrent que s'il persistait à leur prescrire des conditions plus dures que la mort, ils aimeraient mieux mourir. (Av.J.-C. 352.)

5. On voit encore beaucoup de dignité dans ce mot d'un Spartiate. Malgré une grande réputation et une haute vertu, il fut comme candidat à une magistrature battu par un concurrent. Il se déclara très heureux de voir que sa patrie avait des citoyens meilleurs que lui. Un tel mot rendit son échec aussi glorieux que la magistrature même.

CHAPITRE V : De la justice.

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Il est temps d'entrer aussi dans l'auguste sanctuaire de la justice où l'équité et l'honnêteté sont toujours l'objet d'un hommage religieux, où règne le respect, où la passion cède la raison, où l'on ne regarde comme utile rien de ce qui peut paraître malhonnête. Le plus remarquable et le plus sûr modèle de cette vertu, entre toutes les nations, c'est notre république.

1. Camille, étant consul, faisait le siège de Falérie. Un maître d'école mena hors de la ville, sous prétexte de promenade, un grand nombre d'enfants des plus nobles familles et les conduisit dans le camp des Romains. La prise de ces enfants devait sans aucun doute mettre fin à l'opiniâtre résistance des Falisques et les amener à se soumettre à notre général. Mais le sénat fut d'avis de renvoyer ces enfants dans leur patrie et de leur livrer leur maître, les mains liées, pour l'emmener en le frappant à coups de verges. Cet acte de justice conquit les coeurs de ce peuple dont on ne pouvait forcer les murailles en effet vaincus plutôt par la générosité que par les armes, les Falisques ouvrirent leurs portes aux Romains. (An de R. 308.) Cette même ville se révolta plusieurs fois, mais essuya toujours des défaites et se vit enfin réduite à se rendre au consul Q. Lutatius. Le peuple romain voulait sévir contre elle, mais lorsque Papirius, qui avait par ordre du consul rédigé la capitulation, lui eut fait observer que Falérie s'était livrée, non à la puissance, mais à la bonne foi des Romains, il se calma, oublia tout son ressentiment et, pour rester fidèle à ses sentiments de justice, résista également à la violence de la haine, ordinairement si difficile à réprimer, et à l'entraînement de la victoire, qui porte toujours si facilement à des excès. (An de R. 512.) P. Claudius, dans une expédition qu'il commandait, avait fait prisonniers les habitants d'Amérie et les avait vendus à l'encan. Le peuple voyait bien par là son trésor enrichi et son territoire augmenté de terres nouvelles. Néanmoins, comme le général lui semblait avoir un peu manqué de loyauté dans cette opération, il fit soigneusement rechercher et racheter les Amériniens, leur assigna un emplacement destiné à leur habitation sur le mont Aventin et leur rendit leurs propriétés. Il leur donna même de l'argent pour bâtir, non seulement des cabanes, mais des sanctuaires et pour faire des sacrifices aux dieux. Son attachement si manifeste aux principes de la justice donna lieu aux Amériniens de se féliciter de leur chute, puisque leur ruine avait été suivie de leur renaissance. (An de R. 485.) Ce que j'ai raconté jusqu'ici n'a été connu que dans nos murs et dans les contrées voisines ; mais la connaissance du fait suivant s'est répandue dans le monde entier. Timocharès d'Ambracie offrit au consul Fabricius d'employer son fils, échanson de Pyrrhus, à empoisonner ce prince. Le sénat, informé de cette proposition, envoya des députés à Pyrrhus, pour l'engager à redoubler ,de précautions contre ces sortes d'attentats. Il n'oubliait pas qu'une ville fondée par le fils de Mars devait faire la guerre avec les armes, non avec le poison. Mais il ne prononça pas le nom de Timochares en s'attachant à être juste envers l'un et l'autre. Il ne voulut ni supprimer ennemi par un moyen violent et malhonnête, ni trahir un homme qui avait eu l'intention de rendre service à la république. (An de R. 475.)

2. Le plus haut sentiment de justice s'est aussi fait voir dans la même circonstance chez quatre tribuns du peuple. C. Atratinus commandait dans la bataille près de Verrugo, lorsque avec tous les autres cavaliers ils avaient rétabli la situation de l'armée qui pliait sous les efforts des Volsques. Or il venait d'être cité devant le peuple par L. Hortensius, l'un de leurs collègues. Ils jurèrent alors du haut de la tribune de prendre des vêtements de deuil et de les garder tant que leur général serait en état d'accusation. Ces jeunes hommes d'élite, après avoir dans le combat écarté de lui le péril au prix de leurs blessures et de leur sang, ne purent supporter de le voir sous la toge exposé au plus grand danger, tandis qu'eux-mêmes étaient revêtus des marques du pouvoir. Touchée de leur amour de la justice, l'assemblée força Hortensius à se désister de sa poursuite (An de R. 331.)

3. Le peuple ne se montra pas sous un jour différent dans les circonstances suivantes. Tib. Gracchus et C. Claudius avaient soulevé contre eux la majeure partie des citoyens par leur excessive sévérité dans l'exercice de la censure. P. Popilius, tribun du peuple, les cita devant le peuple comme coupables de crime contre l'Etat. Outre l'irritation générale, un ressentiment personnel l'animait contre les accusés : il leur en voulait pour avoir forcé Rutilius, l'un de ses proches, à démolir un mur qui s'avançait sur la voie publique. A l'audience, beaucoup de centuries de la première classe manifestaient leur intention de condamner Claudius ; toutes au contraire paraissaient s'accorder pour absoudre Gracchus. Alors celui-ci déclara hautement que, si l'on frappait son collègue plus sévèrement que lui-même, puisqu'il avait tenu la même conduite, il partagerait avec lui la peine de l'exil. Cette résolution inspirée par la justice détourna l'orage qui menaçait leur tête et leur fortune. Le peuple acquitta Claudius et le tribun Popilius dispensa Gracchus de plaider sa cause. (An de R. 584.)

4. Le collège des tribuns s'acquit encore beaucoup de considération, lorsque, L. Cotta, l'un de ses membres, comptant sur l'inviolabilité que lui conférait son pouvoir pour ne point s'acquitter envers ses créanciers, ils décidément que, s'il ne payait ses dettes ou s'il ne fournissait un répondant, ils appuieraient les réclamations de ses créanciers : ils regardaient comme un acte contraire à la justice de faire servir l'autorité du magistrat à couvrir la mauvaise foi du particulier. Ainsi Cotta qui cherchait un refuge dans le tribunat comme dans un asile inviolable, en fut arraché par la justice même du tribunat. (An de R. 599.)

5. Je passe à un autre exemple également célèbre de la justice des tribuns. Cn. Domitius, tribun du peuple, appela en jugement devant le peuple M. Scaurus, le premier citoyen de la république : il voulait, si la fortune secondait ses efforts, accroître sa renommée par la ruine de Scaurus ou du moins, à défaut de succès, par l'attaque même dirigée contre un personnage si considérable. Alors qu'il brûlait du plus vif désir de le perdre, un esclave de Scaurus vint le trouver pendant la nuit, s'engageant à lui fournir de nombreux et de graves sujets d'accusation contre son maître. Dans la même personne, en même temps qu'un ennemi, il y avait aussi un Domitius qui jugeait cette abominable délation avec des sentiments tout différents. La justice l'emporta sur la haine, le tribun aussitôt ferma ses oreilles à la dénonciation, imposa silence au délateur et le fit conduire chez Scaurus. Voilà un accusateur à qui l'accusé lui-même devait, sinon de l'amitié, du moins des éloges. Aussi le peuple romain, conquis par les autres mérites de Domitius et encore plus par ce procédé, le fit successivement consul, censeur et souverain pontife. (An de R. 650.)

6. L. Crassus, dans une épreuve semblable, se conduisit avec autant de justice. Il avait dénoncé Cn. Carbon avec une animosité bien naturelle à l'égard d'un ennemi déclaré. Néanmoins, un esclave de Carbon lui ayant apporté un coffret de son maître contenant quantité d'écrits de nature à le faire condamner aisément, Crassus le lui renvoya scellé comme il était, avec l'esclave chargé de chaînes. Quelle force devons-nous penser qu'avait alors la justice entre les amis, quand nous voyons qu'elle en gardait tant jusque dans les rapports des accusateurs et des accusés ?

7. Sylla ne désirait pas moins vivement sa propre conservation que la perte de Sulpicius Rufus, qui n'avait cessé de l'attaquer avec la passion propre aux tribuns. Mais il sut que celui-ci, proscrit et caché dans une maison de campagne, avait été livré par un esclave. Il affranchit d'abord ce serviteur parricide pour tenir la promesse faite par son édit, puis le fit aussitôt précipiter du haut de la roche Tarpéienne avec le bonnet d'affranchi qu'il avait obtenu par un crime. Sylla qui d'ordinaire usait de la victoire sans modération fit voir dans cet ordre la plus parfaite justice. (An de R. 665.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Mais n'ayons pas l'air d'oublier les actes de justice des étrangers. Pittacus de Mitylène avait rendu assez de services à ses concitoyens ou avait assez gagné leur confiance par son caractère pour se voir déférer par leurs suffrages la "tyrannie" ; mais il n'exerça ce pouvoir qu'aussi longtemps qu'ils eurent à soutenir la guerre contre les Athéniens au sujet du promontoire de Sigée. Sitôt que la victoire eut assuré la paix aux Mityléniens, il abdiqua malgré leurs protestations : il ne voulut pas rester le maître de ses concitoyens plus longtemps que ne l'exigeait le besoin de l'Etat. Il fit plus : comme ils lui offraient d'un mouvement unanime la moitié des terres reconquises, il repoussa ce présent, regardant comme une honte d'amoindrir la gloire qu'il devait à son courage Par la grandeur du butin qui aurait été sa récompense. (Av. J.-C. 635.)

2. Je dois maintenant rappeler l'habileté d'un grand homme pour faire mieux revivre la justice d'un autre. Thémistocle, par un conseil fort salutaire, avait forcé les Athéniens à se réfugier sur leur flotte. Après avoir chassé de la Grèce le roi Xerxès et ses armées, il travaillait à remettre sa patrie ruinée en son premier état et il préparait par des entreprises secrètes les moyens de lui assurer l'hégémonie de la Grèce. Il déclara dans l'assemblée qu'après mûr examen, il avait conçu un dessein tel que, si la fortune en permettait l'accomplissement, il n'y aurait rien de plus grand, ni de plus puissant que le peuple athénien, mais que ce moyen ne devait pas être divulgué. Il demanda donc qu'on lui donnât quelqu'un à qui il pût le communiquer en secret. On lui donna Aristide. Lorsque celui-ci eut appris que l'intention de Thémistocle était d'incendier la flotte des Lacédémoniens, alors tout entière sur le rivage, près de Gythée, afin que la destruction de cette flotte fît passer l'empire de la mer aux Athéniens, il se présenta devant l'assemblée et déclara que le dessein de Thémistocle était utile, mais qu'il n'était pas juste. Aussitôt l'assemblée tout entière s'écria que ce qui n'était pas juste n'était pas non plus utile et sur-le-champ elle commanda à Thémistocle d'abandonner son projet. (Av. J.-C. 476.)

3. Rien ne fait voir plus d'énergie que ces autres exemples de justice que je vais raconter. Zaleucus avait donné à la ville de Locres les lois les plus salutaires et les plus utiles. Son fils, condamné pour adultère, devait, en vertu des lois dont il était lui-même l'auteur, être privé des deux yeux. Comme le peuple entier, en considération de son père, voulait exempter le jeune homme des rigueurs de la loi, Zaleucus résista quelque temps. A la fin, cédant aux prières du peuple, il se creva d'abord un oeil à lui-même, en creva ensuite un à son fils et laissa ainsi à l'un et à l'autre l'usage de la vue. De cette manière il satisfit à la loi sur la mesure du châtiment qu'elle imposait, en donnant, par une combinaison d'une admirable équité, une part de lui-même à la pitié paternelle, l'autre à la justice du législateur.

4. Mais la justice de Charondas de Thurium fut un peu trop inflexible et trop rigoureuse. Les séances de l'assemblée de ses concitoyens étaient tumultueuses jusqu'à la violence et à l'effusion du sang. Il y avait rétabli l'ordre en ordonnant par une loi de tuer sur-le-champ celui qui y entrerait avec une arme. Quelque temps après, comme, au retour d'une campagne éloignée, il revenait chez lui une épée à la ceinture, au moment même d'une convocation subite du peuple, il se rendit à l'assemblée dans l'état où il se trouvait. Son plus proche voisin l'avertit qu'il violait sa propre loi. "Hé bien, dit-il, je vais aussi la confirmer." Aussitôt, tirant son épée, il s'en perça le coeur. Il pouvait ou dissimuler sa faute ou s'en excuser sur l'inadvertance. Il préféra l'exécution immédiate du châtiment pour prévenir tout manquement à la justice.

 CHAPITRE VI : De la foi publique.

EXEMPLES ROMAINS

Après la justice dont je viens de présenter l'image, la bonne foi, divinité non moins auguste, nous tend sa main secourable, gage le plus sûr de notre sauvegarde. Elle a toujours été en honneur dans notre république : telle est l'opinion qu'ont eue de nous toutes les nations. Vérifions-la à notre tour dans quelques exemples.

1. Ptolémée, roi d'Égypte, ayant laissé la tutelle de son fils au peuple romain, le sénat envoya à Alexandrie M. Aemilius Lépidus, souverain pontife, deux fois consul, pour être le tuteur de l'enfant. Il voulut employer pour l'administration d'un pays étranger un personnage des plus considérables, d'une honnêteté irréprochable, qui s'était consacré aux affaires de l'Etat et à la religion, afin de ne pas laisser croire qu'on avait fait appel en vain à la bonne foi de notre république. Les services de Lepidus procurèrent à la fois la sûreté et la gloire à l'enfance du roi et Ptolemée put se demander s'il avait plus à se féliciter de la fortune de son père que du noble caractère de son tuteur. (Vers l'an 595 de R.)

2. Voici encore un beau trait de la bonne foi romaine. Une nombreuse flotte carthaginoise avait été défaite dans les parages de la Sicile. Ses chefs, dans leur découragement, pensaient à demander la paix. Hamilcar, l'un d'entre eux, déclarait qu'il n'osait pas aller trouver les consuls de peur d'être chargé de chaînes, comme ils en avaient eux-mêmes chargé le consul Cornélius Asina. Mais Hannon, meilleur juge du caractère romain, persuadé qu'il n'y avait rien de semblable à craindre, alla, plein de confiance, conférer avec les consuls. Comme il leur proposait de mettre fin à la guerre, un tribun de légion lui dit qu'on pourrait le traiter à juste titre comme avait été traité Cornélius. Mais les deux consuls, faisant taire le tribun : "Hannon, dirent-ils, loin de toi cette crainte ; la loyauté romaine t'en garantit". C'eût été pour les consuls une grande gloire de pouvoir mettre dans les fers un si grand chef ennemi ; mais c'en fut une bien plus grande de ne l'avoir pas voulu. (An de R. 497.)

3. A l'égard des mêmes ennemis, le sénat mit une égale loyauté à respecter leur droit d'entrer en relations avec lui par des députations. Sous le consulat de M. Aemilius Lépidus et de C. Flaminius il donna mission au préteur Claudius de livrer à des députés carthaginois par le ministère des féciaux L. Minucius et L. Manlius, pour avoir osé porter la main sur ces étrangers. Dans cette occasion le sénat considéra ce qu'il se devait à lui-même, et non ce qu'il devait à ceux qui recevaient cette réparation.

4. A son exemple le premier Scipion l'Africain, s'étant rendu maître d'un vaisseau où se trouvaient un grand nombre d'illustres Carthaginois, les renvoya sans leur faire aucun mal, parce qu'ils se disaient envoyés auprès de lui comme ambassadeurs. Il était cependant manifeste que c'était pour échapper au péril du moment qu'ils s'étaient donné, contrairement à la vérité, l'apparence d'une ambassade. Mais il aima mieux laisser croire qu'on avait surpris la bonne foi d'un général romain que de faire penser qu'on y avait fait appel inutilement. (An de R. 550.)

5. Mettons encore sous les yeux du lecteur cette action du sénat qu'il faut se garder d'omettre dans ce recueil. Des députés, que la ville d'Apollonie avait envoyés à Rome, furent, dans une discussion, frappés par les anciens édiles Q. Fabius et Cn. Apronius. Dès que le sénat eut connaissance de ce fait, il livra ces derniers par le ministère des féciaux aux députés Apolloniates qu'il fit accompagner par un questeur jusqu'à Brindes, de peur qu'en route ils n'eussent à subir quelque offense des parents de leurs prisonniers. Qui voudrait ne voir dans le sénat qu'une assemblée de mortels et non pas plutôt le sanctuaire de la Bonne-Foi ? (An de R. 487.) Cette vertu Rome la pratiqua toujours généreusement ; en revanche elle la trouva aussi toujours dans les dispositions de ses alliés.

 EXEMPLES ETRANGERS

1. Après l'affreux désastre où périrent deux Scipions et deux armées romaines, les Sagontins, obligés par les succès d'Hannibal de s'enfermer dans les murailles de leur ville et ne pouvant repousser plus longtemps les attaques carthaginoises, rassemblèrent sur la place publique tout ce qu'ils avaient de plus cher, ils amassèrent tout autour des matières combustibles auxquelles ils mirent le feu et, plutôt que d'abandonner notre alliance, ils se jetèrent eux-mêmes sur le bûcher commun. Il me semble que la Bonne-Foi elle-même, considérant les affaires humaines, dut être alors consternée de voir cette fidélité si obstinée condamnée à une fin si cruelle par l'injustice de la fortune. (An de R. 534.)

2. La même vertu valut aux habitants de Pétélia la même gloire. Assiégés par Hannibal pour n'avoir pas voulu renoncer à notre amitié, ils envoyèrent des députés implorer l'appui du sénat. La défaite de Cannes encore toute récente empêcha de les secourir ; mais on leur permit de faire ce qu'ils jugeraient le plus utile pour leur conservation. Ils étaient donc libres d'embrasser le parti de Carthage. Cependant ils firent sortir de la ville les femmes et tous ceux que leur âge rendait impropres au service militaire, afin de laisser aux combattants le moyen d'endurer plus longtemps la disette, et ils résistèrent dans leurs murailles avec la dernière opiniâtreté. Cette cité expira tout entière plutôt que de manquer en aucun point à son alliance avec Rome. Ainsi le succès d'Hannibal consista à prendre, non pas la ville, mais le tombeau de Pétélia qui témoignait encore de sa fidélité. (An de R. )

CHAPITRE VII : De la fidélité des femmes envers leurs époux.

1. Disons aussi quelques mots de la fidélité des femmes, envers leurs maris. Tertia Aemilia, épouse du premier Scipion l'Africain, de qui elle eut Cornélie, mère des Gracques, avait tant de douceur et de patience que, tout informée qu'elle était de l'amour de son mari pour une de ses jeunes esclaves, elle n'en laissa rien paraître. Elle ne voulut pas qu'on vît un vainqueur du monde, un Scipion l'Africain, poursuivi en justice par une femme, un grand homme accusé par une épouse irritée. Et loin d’en concevoir un désir de vengeance, après la mort de Scipion, elle accorda la liberté à cette esclave et la donna en mariage à l'un de ses affranchis. (An de R. 570.)

2. Q. Lucrétius avait été proscrit par les triumvirs, Turia, son épouse, sans autre confidente qu'une esclave, le tint caché entre la voûte des combles et le plafond de sa chambre et le garantit ainsi de la mort qui le menaçait, non sans courir elle-même un grand danger. Grâce à cette rare fidélité, pendant que les autres proscrits n'arrivaient à se sauver qu'en se réfugiant chez des nations étrangères et ennemies et au prix des pires souffrances physiques et morales, Lucrétius vivait en sûreté dans sa chambre et dans les bras de son épouse. (An de R. 710.)

3. Sulpicia était étroitement surveillée par sa mère Julie qui voulait l'empêcher de suivre en Sicile Lentulus Cruscellion, son mari, proscrit par les triumvirs. Elle n'en réussit pas moins à s'enfuir furtivement sous un costume d'esclave, avec deux servantes et deux serviteurs, et à se rendre auprès de lui. Elle accepta la proscription pour elle-même pour rester fidèle à son époux proscrit. (An de R. 710.) 

CHAPITRE VIII : De la fidélité des esclaves envers leurs maîtres.

Il reste à parler des esclaves qui ont aussi gardé à leurs maîtres une fidélité d'autant plus louable qu'elle était moins attendue.

1. Antoine, le célèbre orateur du temps de nos aïeux, était accusé d'inceste. Au cours de son procès, ses accusateurs ne cessaient de demander qu'un de ses esclaves fût mis à la question, parce que, prétendaient-ils, quand il allait au rendez-vous, cet esclave portait une lanterne devant lui. Cet esclave était encore très jeune. Il assistait aux débats mêlé au public et voyait bien qu'il s'agissait de le soumettre à des tortures ; néanmoins il ne chercha pas à s'y soustraire. De retour à la maison, voyant l'embarras et l'inquiétude d'Antoine augmenter à ce sujet, il lui conseilla spontanément de le livrer aux juges pour être torturé, l'assurant qu'il ne sortirait de sa bouche aucun mot capable de nuire à sa cause. Il tint sa promesse avec une constance admirable : en effet déchiré de mille coups de verges, étendu sur un chevalet, brûlé même avec des lames chauffées à blanc, il brisa tous les efforts de l'accusation et sauva la vie à l'accusé. On aurait bien raison de reprocher à la fortune d'avoir mis sous les apparences d'un esclave une âme capable d'un tel dévouement et d'un tel courage. (An de R. 655.)

2. Le consul C. Marius, après l'issue déplorable du siège de Préneste, avait fait de vaines tentatives pour s'échapper par un souterrain secret et Télésinus avec qui il avait résolu de mourir ne lui avait fait qu'une légère blessure. Mais un de ses esclaves, pour le dérober à la cruauté de Sylla, le tua en lui passant son épée au travers du corps, quoiqu'il sût quelle magnifique récompense lui était réservée, s'il l'eût livré vivant aux mains des vainqueurs. Le service qu'il lui rendit par ce coup donné si à propos ne le cède en rien au dévouement des esclaves qui ont protégé la vie de leurs maîtres ; car, dans une telle conjoncture, ce qui aux yeux de Marius comptait comme un bienfait, c'était, non pas la vie, mais la mort. (An de R. 671.)

3. Le trait suivant n'est pas moins mémorable. C. Gracchus, pour ne pas tomber au pouvoir de ses ennemis, tendit la tête au fer de Philocrate, son esclave, qui la lui trancha d'un seul coup et se plongea ensuite dans le coeur l'épée encore ruisselante du sang de son maître. Selon d'autres auteurs, cet esclave s'appelait Euporus ; quant a moi, je ne dispute point sur le nom, je me contente d'admirer la fidélité si énergique d'un esclave. Si son jeune maître, qui était de haute naissance, avait eu la même force de caractère, son bras aurait suffi, sans le secours d'un esclave, pour lui assurer le moyen d'échapper aux supplices qui l'attendaient. En réalité il fit par sa conduite que le cadavre de Philocrate inspirait plus d'intérêt que celui de Gracchus. (An de R. 632.)

4. Voici un autre grand nom et une autre démence, mais aussi un exemple pareil de fidélité. C. Cassius venait d'être vaincu à la journée de Philippes. Pindarus, qu'il avait récemment affranchi, lui trancha la tête suivant son ordre et, après l'avoir soustrait aux insultes de ses ennemis, se déroba lui-même à la vue des hommes par une mort volontaire, sans que l'on pût même retrouver son cadavre. Quel dieu, vengeur du plus horrible forfait, frappa d'engourdissement cette main naguère si ardente à faire périr le père de la patrie et l'immobilisa si bien que le meurtrier tout tremblant dût supplier un Pindarus pour ne pas subir, au gré de la piété filiale du vainqueur, le juste châtiment d'un assassinat qui atteignait la patrie ? C'est toi sans doute, ô divin Jules, qui tiras alors une légitime vengeance des blessures faites à ton corps divin, en réduisant un traître envers toi si perfide à implorer un indigne secours et en troublant sa raison jusqu'à lui ôter et la volonté de vivre et la force de mourir de sa propre main. (An de R. 711.)

5. A ces malheurs vint s'ajouter celui de C. Plotius Plancus, frère de Munatius Plancus qui avait été consul et censeur. Proscrit par les triumvirs, il se tenait caché dans les environs de Salerne ; mais la délicatesse de son genre de vie et l'odeur de ses parfums trahirent le secret de la retraite qui le protégeait. Les traces flottantes de son passage mirent sur la voie les espions lancés à la poursuite des malheureux condamnés et, guidés dans leurs recherches par leur odorat subtil, ils flairèrent le refuge du proscrit en fuite. Alors qu'il y était encore caché, ses esclaves furent pris et soumis à une longue et cruelle torture ; mais ils soutenaient qu'ils ne savaient pas où était leur maître. Plancus ne put se résoudre à laisser torturer plus longtemps des esclaves si fidèles et d'un dévouement si exemplaire : il sortit de sa cachette et tendit la gorge au glaive des soldats. Devant cette lutte d'affection mutuelle, il est difficile de distinguer qui méritait mieux, du maître ou des esclaves, l'un, d'éprouver une fidélité si constante de la part de ses esclaves, les autres, d'être délivrés des tourments de la question par la juste compassion de leur maître. (An de R. 710.)

6. Et l'esclave d'Urbinus Panapion, quel étonnant exemple de fidélité ! Il venait d'apprendre que, sur une dénonciation de quelqu'un des domestiques, des soldats étaient venus dans la maison de campagne de Réate pour tuer son maître qui était proscrit. Aussitôt il change de vêtement avec lui, prend même son anneau, le fait secrètement échapper par une porte de derrière, se retire dans sa chambre, se met sur son lit et se laisse tuer pour Panapion. L'action est bien courte à raconter, mais quelle abondante matière de louange ! En effet, qu'on veuille bien se représenter l'invasion subite des soldats, le fracas des portes qu'ils enfoncent, leurs voix menaçantes, leurs regards farouches, leurs armes étincelantes et l'on se fera une idée exacte du fait ; on pensera que, si l'on a bientôt dit qu'un homme voulut mourir pour un autre, il n'était pas aussi facile de le faire. Quant à Panapion, il reconnut le grand bienfait qu'il devait à son esclave, en lui élevant un magnifique tombeau et en attestant son dévouement dans une épitaphe où s'exprimait sa gratitude. (An de R. 710.)

7. Je m'en serais tenu à ces exemples, si l'admiration ne me forçait à en ajouter encore un. Antius Restion, qui avait été proscrit par les triumvirs, voyant ses domestiques occupés à piller et à s'approprier son bien, s'échappa de chez lui en se dérobant le plus secrètement qu'il lui fut possible au milieu de la nuit. Mais son départ, si secret fut-il, n'échappa point à la surveillance attentive d'un esclave qu'il avait tenu dans les fers et qui portait l'empreinte ineffaçable des lettres dont il avait flétri son front. Cet esclave suivit avec un intérêt affectueux les pas de son maître qui errait à l'aventure et se mit de lui-même à lui faire escorte. Par ce service si délicat et si périlleux, il avait, contrairement à ce qu'on pouvait attendre rempli tout son devoir de fidélité à l'égard de son maître. Alors que les esclaves dont le sort avait été plus heureux ; dans la maison ne songeaient qu'à des profits, lui qui n'était plus qu'une ombre portant les stigmates des supplices endurés, jugea que le plus grand avantage pour lui était de sauver un homme qui l'avait puni si durement. C'était déjà beaucoup de faire le sacrifice de son ressentiment ; il alla encore jusqu'à concevoir pour Antius de l'affection. Et sa bonté ne s'en tint pas là : il trouva pour lui conserver la vie un expédient extraordinaire. S'étant aperçu que des soldats avides de sang allaient les surprendre, il écarta son maître, dressa un bûcher, saisit et tua un vieux mendiant et jeta son cadavre sur le feu. Les soldats bientôt après lui demandèrent où était Antius. "Le voilà, répondit-il en étendant la main vers le bûcher, qui expie dans les flammes sa cruauté envers moi." Il ne disait que des choses vraisemblables ; l'on ajouta foi à ses propos. Grâce à ce subterfuge, Antius trouva sans risques le moyen d'assurer ses jours.

 CHAPITRE IX : Du changement survenu dans la vie et la fortune. 

 EXEMPLES ROMAINS

Rien n'est plus capable d'augmenter la confiance ou le diminuer l'inquiétude que de se rappeler les changements survenus dans la vie et la fortune des hommes célèbres, soit que l'on considère sa propre situation ou celle de ses proches. En effet, lorsque, en envisageant le sort d'autrui, nous voyons l'illustration sortir d'une condition basse et méprisée, qui nous empêche de penser toujours nous aussi à une amélioration de notre sort ? N'oublions pas que c'est une folie de se condamner d'avance à un éternel malheur, d'abandonner une espérance que, malgré son incertitude, on a toujours raison d'entretenir et de se laisser aller à un désespoir parfois sans retour.

1. Manlius Torquatus passait dans les premières années de sa jeunesse pour avoir l'esprit si obtus et si lourd que son père L. Manlius, personnage fort important, le croyant inapte aux affaires soit privées, soit publiques, l'avait relégué à la campagne et le laissait s'épuiser dans les travaux de l'agriculture. Dans la suite, ce Manlius délivra son père des dangers d'une accusation intentée contre lui ; il fit trancher la tête à son fils, quoique vainqueur, pour avoir combattu malgré sa défense ; enfin, par un glorieux triomphe, il rendit courage à sa patrie épuisée par les attaques des Latins. On dirait que la fortune avait répandu sur sa jeunesse cette obscurité comme un nuage, pour rendre plus éclatante la gloire de sa vieillesse. (Ans de R. 391-413.)

2. Le premier Scipion l'Africain que les dieux firent naître pour montrer aux hommes en sa personne une image sensible de la perfection morale, mena, dit-on, pendant les premières années de son adolescence une vie molle qui, sans mériter d'être taxée de débauche, était néanmoins trop efféminée pour faire prévoir les trophées conquis sur Carthage et le joug imposé à cette cité vaincue. (An de R. 552.)

3. C. Valérius Flaccus, à l'époque de la seconde guerre punique, passa dans les plaisirs le commencement de sa jeunesse. Mais P. Licinius, grand pontife, le nomma flamine dans le dessein de le retirer plus facilement du vice. Dès lors, l'esprit occupé du culte et des cérémonies sacrées, il apprit, sous l'influence de la religion, à modérer ses passions et, autant il avait donné d'abord l'exemple de la débauche, autant il devint dans la suite un modèle de tempérance et de vertu.

4. Notre cité n'a rien connu de plus décrié que la jeunesse de Q. Fabius Maximus qui, par sa victoire sur les Gaulois, acquit pour lui et pour sa postérité le surnom d' Allobrogique, ni non plus rien de plus honorable et de plus glorieux que la vieillesse du même Fabius.

5. Qui ne sait que dans la foule de nos grands hommes Q. Catulus, par la considération qu'il s'est acquise, s'est classé en un rang élevé ? Si l'on remontait au temps de sa jeunesse, on trouverait dans sa vie beaucoup de , dissipation et beaucoup de libertinage. Néanmoins, ces habitudes de mollesse ne l'empêchèrent pas de devenir le premier citoyen de la république, de faire briller son nom au sommet du mont Capitolin et d'étouffer par son courage une guerre civile née d'un grand mouvement révolutionnaire. (An de R. 676.)

6. L. Sylla, jusqu'au moment où il fut candidat à la questure, se déshonorait par la débauche, l'abus du vin et l'amour du théâtre. Aussi Marius, consul, fut, dit-on, très mécontent de voir que, alors qu'il avait à faire en Afrique une guerre si rude, le sort lui avait donné un questeur si efféminé. Cependant le même Sylla, brisant et forçant pour ainsi dire le cercle de vices qui le tenaient prisonnier, chargea de chaînes les mains de Jugurtha, contint Mithridate, apaisa les tempêtes de la guerre sociale, abattit la tyrannie de Cinna et réduisit celui qui avait dédaigné en Afrique comme questeur à se réfugier précisément dans cette province comme proscrit et exilé. Si l'on voulait considérer et comparer attentivement deux conduites si différentes et même si opposées, on serait tenté de penser qu'il y eut dans la même personne deux Syllas, un jeune débauché et un homme que je qualifierais de brave, s'il n'avait préféré lui-même le surnom d'heureux. (Ans de R. 646-667.)

7. Maintenant que les grands ont été invités à faire un retour sur eux-mêmes par un acte de repentir salutaire, ajoutons à leur suite ceux qui ont eu l'ambition de s'élever au-dessus de leur condition. T. Aufillius, près avoir été chargé en Asie de la perception d'une toute petite partie des impôts, gouverna dans la suite cette province tout entière avec des pouvoirs de proconsul et nos alliés ne s'offensèrent point d'être soumis aux faisceaux d'un homme qu'ils avaient vu très empressé auprès d'autres autorités. Son administration fut même très honnête et très brillante et il fit voir ainsi qu'on devait attribuer à la fortune son premier état et à ses propres vertus son élévation à sa nouvelle dignité. (An de R. 600.)

8. P. Rupilius n'eut pas en Sicile une fonction de receveur d'impôts; il fut simplement aide des receveurs, se trouvant dans un dénuement extrême, il se mit aux gages des alliés pour subsister. Dans la suite, il fit des lois pour toute la Sicile et délivra ce pays de l'affreuse guerre des pirates et des esclaves fugitifs. Les ports mêmes de cette île, si l'on peut supposer quelques sentiments aux choses inanimées, durent sans doute être étonnés du si grand changement qui s'était fait dans la situation de cet homme. Celui qu'ils avaient connu salarié et payé à la journée, ils le virent donner des lois et commander les flottes et les armées. (An de R. 621.)

9. A un tel exemple d'élévation, j'en ajouterai un autre encore plus grand. Après la prise d'Asculum, Cn. Pompeius, père du grand Pompée, offrit à la vue du peuple romain, dans le cortège de son triomphe, un adolescent nommé P. Ventidius (An de R. 664.) C'est ce Ventidius qui depuis vainquit les Parthes, traversa leur pays et entra à Rome en triomphateur après avoir vengé les mânes de Crassus tristement restés sans sépulture sur une terre ennemie. Captif, il avait connu les horreurs de la prison; vainqueur, il remplit le Capitole de manifestations d'allégresse. Le même Ventidius eut encore le bonheur singulier d'être nommé préteur et consul dans la même année. (Ans de R. 664-715.)

10. Considérons maintenant les vicissitudes du sort. L. Lentulus, après avoir été consul, se vit condamné pour concussion en vertu de la loi Cécilia, puis fut créé censeur avec L. Censorinus. Ainsi la fortune se plut à le ballotter entre les honneurs et les ignominies, faisant suivre son consulat de sa condamnation et sa condamnation de son élévation à la censure et ne le laissant ni jouir d'un bonheur continuel, ni gémir éternellement dans l'adversité. (An de R. 606.)

11. Il lui plut de montrer la même puissance à l'égard de Cn. Cornelius Scipion Asina. Étant consul, il fut pris par les Carthaginois près des îles Lipari. En vertu du droit de la guerre, il avait tout perdu; mais bientôt après, la fortune le secourut par un retour de sa faveur et lui lit tout recouvrer. Il fut même nommé consul une seconde fois. Qui aurait pu croire que de la possession des douze faisceaux il passerait dans les prisons de Carthage ? Qui eût pensé que des prisons de Carthage il reviendrait aux honneurs du pouvoir suprême ? Et pourtant il devint bien de consul prisonnier et de prisonnier consul. (An de R. 493-499.)

12. Et Crassus, I'immensité de sa fortune ne lui fit-elle pas donner le titre de riche ? Mais dans la suite son indigence le fit flétrir du surnom hyperbolique et déshonorant de mangeur. En effet, ses biens, comme il ne pouvait payer la totalité de ses dettes, furent mis en vente par ses créanciers. Aussi ne lui épargna-t-on pas cette cruelle raillerie : lorsque, après sa ruine, il se promenait, ceux qui le rencontraient le saluaient du nom de riche. (An de R. 694.)

13. Mais le sort de Crassus fut moins cruel que celui de Q. Cæpion. Une brillante préture, un triomphe éclatant, l'honneur du consulat, la dignité de grand pontife lui valurent le titre de protecteur du sénat. Pourtant il rendit le dernier soupir dans la prison publique et son corps déchiré par la main du bourreau et laissé sur les marches des Gémonies fut pour tout le Forum l'objet d'un horrible spectacle. (An de R. 648.)

14. Marius est remarquable surtout par sa lutte contre la fortune. Il en soutint tous les assauts avec le plus grand courage et avec une égale vigueur de corps et d'esprit. Jugé indigne des honneurs à Arpinum, il osa demander la questure à Rome. Puis, sous le coup des refus qu'il avait subis, il força les portes du sénat plutôt qu'il n'y entra. Dans la demande du tribunat et de l'édilité, il essuya encore au Champ de Mars une double humiliation. Il n'en fut pas moins candidat à la préture. Il se classa le dernier des élus et encore ne conserva-t-il pas sans risques cette dernière place ; car il fut accusé de brigue et ce n'est qu'à grand-peine qu'il obtint des juges son acquittement. Cependant c'est ce Marius, si petit à Arpinum, ce candidat si inconnu à Rome et si dédaigné, qui devint le grand Marius qui soumit l'Afrique, qui fit marcher le roi Jugurtha devant son char de triomphe, qui anéantit les armées des Teutons et des Cimbres, celui dont on voit encore à Rome les deux trophées, dont on lit les sept consulats dans les fastes consulaires, qui eut le bonheur au sortir de l'exil d'être créé consul et le pouvoir, après avoir été proscrit, de proscrire à son tour. Quoi de plus variable et de plus changeant que le sort de cet homme ? Veut-on le ranger parmi les malheureux ? on le trouvera le plus malheureux de tous ; parmi les mortels heureux ? il le paraîtra plus que tous. (Ans de R. 629-667.)

15. C. César, qui s'est frayé le chemin du ciel par ses vertus, dans les premières années de sa jeunesse allait en Asie comme simple particulier, lorsqu'il tomba entre les mains des pirates aux environs de l'île de Pharmacuse. Il se racheta au prix de cinquante talents. Telle fut donc la modique somme que la fortune voulut qu'on payât, sur un brigantin de pirates, pour l'astre le plus brillant de l'univers. Pourquoi donc nous plaindre désormais de cette déesse, puisqu'elle n'épargne pas même ceux qui participent avec elle de la divinité ? Au reste, le dieu sut venger lui-même son outrage : César bientôt après se rendit maître des pirates et les fit mettre en croix. (An de R. 667.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Nous avons mis tout notre soin à rappeler des faits de notre histoire ; distrayons-nous maintenant a faire le récit des exemples étrangers. Polémon, jeune Athénien perdu de débauches et qui aimait les plaisirs d'une vie déréglée et même le mauvais renom qui en résulte, sortait d'un banquet, non pas à la nuit tombée, mais le matin avant le lever du soleil. En revenant chez lui, il vit la demeure du philosophe Xénocrate ouverte et, tout appesanti par le vin, encore oint d'huiles parfumées, la tête couronnée de fleurs, vêtu d'une robe transparente, il entra dans son école qui était remplie d'une foule d'hommes instruits. Il ne se contenta pas de s'y introduire avec une telle inconvenance ; il y prit place dans l'intention de ridiculiser la brillante éloquence du philosophe et ses sages enseignements avec des plaisanteries d'homme ivre. Une juste indignation s'éleva dans tout l'auditoire ; mais Xénocrate, sans changer de visage, laissa l'objet qu'il traitait et se mit à parler de la décence et de la tempérance. L'élévation de ses paroles fit revenir Polémon à de meilleurs sentiments : il commença par ôter la couronne de sa tête et la jeter à terre ; bientôt après il ramena son bras sous son manteau ; ensuite il quitta l'air joyeux qui est de mise à table ; enfin il renonça à toutes ses habitudes de vie dissolue et, guéri par l'effet de ce seul discours, comme par le plus salutaire des remèdes, d'infâme débauché il devint grand philosophe. Son âme ne fit que passer à travers la corruption sans s'y fixer. (Av. J.-C. 330.)

2. Il m'en coûte de parler de la jeunesse de Thémistocle. Puis-je songer sans peine à son père qui le déshérita honteusement, ou à sa mère que l'opprobre de sa conduite réduisit à se pendre ? Et cependant il devint dans la suite le plus illustre de tous les grands hommes de la Grèce, et il fut tour à tour l'espérance ou le désespoir de l'Europe et de l'Asie : l'une dut son salut à sa protection, l'autre se l'attacha comme un garant de la victoire. (Av. J.-C. 479.)

3. Cimon, dans son enfance, passa généralement pour stupide ; mais quand il fut devenu homme, les Athéniens reconnurent les bons effets de son commandement et il les força ainsi à se taxer eux-mêmes de sottise pour l'avoir supposé sans intelligence.

4. On dirait que deux fortunes différentes se sont partagé la vie d'Alcibiade, l'une pour lui donner tous les biens, naissance illustre, abondantes richesses, beauté accomplie, faveur publique, hautes dignités, puissance supérieure, génie ardent, l'autre pour lui infliger tous les maux, condamnation, exil, confiscation, pauvreté, haine de la patrie, mort violente. Et ces biens et ces maux ne lui vinrent pas tous à la fois, mais ils s'entremêlèrent et alternèrent, comme le flux et le reflux.

5. La vie de Polycrate, tyran de Samos, était si brillante et l'abondance de ses biens frappait tellement la vue qu'il était, non sans raison, un objet d'envie. En effet, toutes ses entreprises réussissaient sans difficulté ; ses désirs suffisaient pour lui assurer la possession de ce qu'il désirait ; à peine ses voeux étaient-ils formulés qu'ils étaient satisfaits ; vouloir et pouvoir étaient pour lui même chose. Une seule fois la sérénité de son visage fut troublée sous le coup d'un court accès de tristesse : ce fut lorsqu'il jeta dans la mer un anneau auquel il tenait beaucoup, dans le dessein de n'être pas tout à fait étranger au malheur. Néanmoins, il recouvra cet anneau aussitôt après, par la prise du poisson qui l'avait avalé. Mais ce Polycrate, dont la fortune avait toujours été comme portée heureusement par les vents favorables, fut, par ordre d'Oronte, satrape de Darius, mis en croix au sommet du mont Mycale. Là, son cadavre décomposé, ses membres tombant en putréfaction, cette main à qui Neptune avait, par les soins d'un pécheur, rendu son anneau, alors toute flétrie et corrompue, furent offerts en spectacle aux Samiens rendus à la liberté et à la joie après un temps d'oppression et de pénible servitude.

6. Denys, qui avait reçu en héritage de son père le pouvoir souverain sur Syracuse et sur presque toute la Sicile, qui possédait d'immenses richesses, qui avait à ses ordres des armées, des flottes, de la cavalerie, fut réduit par l'indigence à montrer à lire à de jeunes enfants dans la ville de Corinthe. En même temps, de "tyran", devenu maître d'école, par un si profond changement de condition, il enseigna aux hommes plus avancés en âge à ne pas se fier trop à la fortune. (Av. .J.-C. 343.)

7. Après Denys vient le roi Syphax qui éprouva autant que lui l'injustice du sort. Rome et Carthage, dans la personne de Scipion et dans la personne d'Hasdrubal, étaient venues chez lui, devant ses dieux domestiques, solliciter son amitié. Mais, alors qu'il était parvenu à ce comble de gloire, d'être en quelque sorte l'arbitre de la victoire entre les deux peuples les plus puissants, il fut peu après chargé de chaînes et traîné devant Scipion par Laelius, lieutenant de ce général, et celui auquel il avait, du haut de son trône, tendu la main avec orgueil le vit se jeter à ses pieds en suppliant. (Ans de R. 547-550.) Qu'ils sont périssables, fragiles et semblables à des jouets d'enfants, ces biens que l'on nomme puissance et richesses humaines ! Ils arrivent tout à coup et soudain disparaissent. Nulle part ni chez personne ils ne sont à demeure et solidement fixés. Mais, emportés ça et là comme les îlots par le souffle inconstant de la fortune, après nous avoir élevés au comble de la prospérité, par leur reflux subit ils nous laissent retomber et nous plongent tristement dans un abîme de misères. Aussi ne doit-on pas considérer comme des biens, ni qualifier de ce nom des faveurs capables, par le regret qu'elles nous laissent, de doubler l'amertume de nos malheurs.

LIVRE VII

 CHAPITRE PREMIER : Du bonheur.

Nous avons rapporté beaucoup d'exemples de l'inconstance de la fortune ; mais nous n'en pouvons raconter qu'un très petit nombre de sa faveur persistante. C'est preuve qu'elle se plaît à prodiguer le malheur et qu'elle ne donne le bonheur qu'avec parcimonie. Mais, quand une fois elle s'est imposé d'oublier sa malignité, elle ne se contente pas de combler un homme des plus grands biens, elle lui en assure encore la possession pour toujours.

1. Voyons donc par quelle suite de bienfaits elle conduisit Q. Métellus au comble du bonheur, sans que sa bienveillance se soit jamais lassée depuis le premier jour de sa vie jusqu'à sa dernière heure. Elle voulut qu'il acquît dans la première ville du monde ; elle le fit sortir d'une très illustre famille ; à ces avantages elle ajouta les plus rares qualités de l'esprit et des forces physiques qui lui permissent de supporter les fatigues ; elle lui donna une épouse aussi remarquable par sa vertu que par sa fécondité ; elle lui accorda l'honneur du consulat, le commandement des armées, la gloire d'un magnifique triomphe ; elle lui procura la satisfaction de voir en même temps trois de ses fils, dont l'un même avait été honoré de la censure et du triomphe, devenus personnages consulaires et un quatrième qui avait exercé la préture, de marier trois filles et presser sur son sein leurs enfants. Tant de naissances, tant de berceaux, tant de toges viriles, tant de torches nuptiales, une telle abondance de dignités, de commandements, en un mot de motifs de joie, et par contre pas un deuil, pas une larme, pas un sujet de tristesse ! Contemplez le ciel : à peine y trouverez-vous un pareil bonheur, puisque nous voyons les plus grands poètes donner aux dieux des afflictions et des douleurs. Cette vie qui s'était écoulée si heureusement eut une fin qui ne la démentit pas : Métellus en effet mourut dans la vieillesse la plus avancée d'une mort douce entre les bras et sous les baisers d'êtres chers et ses fils et ses gendres portèrent son corps sur leurs épaules à travers Rome pour le mettre sur le bûcher. (An de R. 638.)

2. Voilà un bonheur illustre : en voici un plus obscur mais, au dire d'un dieu, préférable à une vaine gloire. Gygès, que gonflait d'orgueil son royaume de Lydie si riche de soldats et de trésors, était venu interroger Apollon Pythien pour savoir s'il était un mortel plus heureux que lui. Le dieu, répondant du fond de l'antre de son sanctuaire, lui préféra Aglaüs de Psophis. C'était le plus pauvre des Arcadiens ; quoique déjà avancé en âge, il n'était jamais sorti des limites de son petit champ et se contentait des productions de son étroit domaine. C'est bien le vrai bonheur, et non sa simple apparence, qu'Apollon a voulu représenter et définir par la réponse si fine de son oracle. Il répondit donc à ce prince qui se glorifiait sans mesure de l'éclat de sa fortune "qu'il estimait plus une chaumière riante de tranquillité qu'un palais assombri par les soucis et les inquiétudes, quelques parcelles de terre où l'on n'éprouve aucune crainte plus que les fertiles campagnes de la Lydie toujours troublées par des alarmes, une ou deux paires de boeufs faciles à soigner plus qu'une grande quantité de troupes, d'armes et de chevaux, lourde charge et cause de dépenses ruineuses, - une petite provision de choses indispensables peu sujette à exciter l'envie plus que des trésors exposés à toutes les embûches de la cupidité". C'est ainsi que Gygès, en voulant faire confirmer par le dieu la vaine opinion qu'il avait de lui-même, apprit où réside le bonheur pur et solide.

CHAPITRE II : De la sagesse dans les paroles et dans les actions.

 EXEMPLES ROMAINS

Je vais maintenant décrire cette sorte de bonheur qui consiste entièrement en une disposition d'esprit qui ne s'acquiert pas à volonté, mais que la nature donne aux hommes de bon sens et qui se manifeste par des paroles et des actions pleines de sagesse.

1. Appius Claudius, d'après ce qu'on dit, répétait souvent qu'il valait mieux donner au peuple romain des occupations que des loisirs. Non qu'il ignorât la douceur du repos, mais il avait remarqué que dans les états florissants l'activité pousse à la pratique de la vertu, tandis qu'une vie trop calme amène le relâchement et la mollesse. Il est bien vrai que le travail, malgré ce que ce mot a de déplaisant, a maintenu dans leur pureté les moeurs de notre république ; au contraire le repos, dont le nom est si agréable, les a infectées d'une foule de vices.

2. Scipion l'Africain déclarait qu'en matière de guerre il est honteux de dire : "Je n'y avais pas songé." Il pensait sans doute que les actions militaires doivent être conduites d'après un plan bien étudié et bien réfléchi. Il avait pleinement raison : une erreur est sans remède dans les entreprises dont on remet l'exécution à la fureur de Mars. Le même général disait encore qu'on ne doit en venir aux mains avec l'ennemi que si les circonstances sont favorables ou si la nécessité le commande. Précepte non moins sage : car laisser passer l'occasion d'obtenir un succès, c'est une insigne folie, et refuser le combat quand on est absolument réduit à l'extrémité de combattre, c'est une lâcheté funeste. Commettre de telles fautes, c'est, dans le premier cas, ne pas savoir mettre à profit les faveurs de la fortune ; dans le second, ne pas savoir faire face à ses coups.

3. Q. Métellus aussi a exprimé dans le sénat une pensée aussi noble que profonde, quand, après la défaite de Carthage, il déclara qu'' "il ne savait pas si cette victoire n'avait pas fait à la république plus de mal que de bien : en effet, disait-il, si elle avait été avantageuse en ramenant la paix, elle n'avait pas laissé d'être en quelque mesure nuisible en éloignant Hannibal. Car l'arrivée de ce général en Italie avait réveillé la vertu du peuple romain prête à s'assoupir et l'on devait craindre que, délivrée d'un adversaire si actif, elle ne retombât dans le même assoupissement". Ainsi Métellus mettait au même rang parmi les calamités l'incendie des maisons, la dévastation des campagnes, l'épuisement du trésor et le relâchement de notre ancienne énergie. (An de R. 551.)

4. Que de sagesse montra C. Fimbria, personnage consulaire, par sa conduite dans la circonstance suivante ! M. Lutatius Pinthia, chevalier romain distingué, l'avait pris pour juge d'une contestation où il soutenait contre un adversaire qu'il était homme de bien. Mais Fimbria ne voulut jamais régler ce différend par un arrêt : il craignait de perdre de réputation un citoyen estimé, s'il se prononçait contre lui, ou de répondre de son honnêteté, alors que cette qualité d'honnête homme suppose la réunion de tant de mérites.

5. Voilà la sagesse qui s'est manifestée au forum. Voici celle qui s'est montrée à l'armée. Le consul Papirius Cursor pendant le siège d'Aquilonie, voulait en venir aux mains avec l'ennemi. Le pullaire, quoique les poulets sacrés ne donnassent aucun signe favorable, ne laissa pas de lui annoncer des auspices tout à fait heureux. Informé de sa tromperie, Papirius n'en considéra pas moins le présage comme bon pour lui-même et pour son armée et engagea le combat. Mais il plaça l'imposteur devant la première ligne, afin que, si les dieux étaient irrités, ils eussent une victime sur qui assouvir leur colère. Par un effet soit du hasard, soit de la providence divine, le premier trait parti de l'armée ennemie vint justement atteindre le pullaire à la poitrine et l'étendit mort sur place. A cette nouvelle, le consul, plein de confiance, attaqua l'ennemi et prit Aquilonie. Telle fut sa promptitude à trouver le moyen par lequel il devait venger l'injure du général, laver l'outrage fait à la religion et enlever la victoire. Il se montra tout à la fois homme sévère, consul religieux, général résolu, en saisissant par une intuition rapide l'étendue des risques, la nature du châtiment mérité, les chances de succès. (An de R. 460.)

6. Ouvrons maintenant les procès-verbaux des séances du sénat. Lorsqu'il envoya contre Hannibal les consuls Claudius Néron et Livius Salinator, voyant que ces deux hommes égaux en mérite étaient toutefois animés l'un contre l'autre d'une haine violente, il mit un soin extrême à les réconcilier, de peur que du fait de leurs dissentiments particuliers, leur administration ne fût pas suffisamment bienfaisante pour la république. Car si la concorde ne règne pas entre les consuls dans l'exercice de leur pouvoir, chacun d'eux s'attache plus à contrarier l'action de son collègue qu'à développer la sienne. Mais, si leur mésintelligence va jusqu'à la haine implacable, ils en viennent à être l'un pour l'autre des adversaires déclarés plus qu'ils ne le sont tous deux pour l'armée ennemie. (An de R. 546.) Ces deux mêmes rivaux furent poursuivis devant l'assemblée du peuple par le tribun Balbus pour avoir exercé la censure avec trop de rigueur ; mais le sénat, par un décret, les dispensa de se défendre contre cette accusation, en mettant au-dessus de toute crainte et de toute attaque judiciaire une magistrature qui avait pour devoir de demander des comptes aux autres, non d'en rendre elle-même. (An de R. 549.)

7. Le trait suivant n'est pas un exemple moins frappant de la sagesse du sénat. Il punit de mort le tribun Tibérius Gracchus pour avoir osé publier sa loi agraire. Mais il crut aussi devoir ordonner, en vertu de cette loi du tribun, que des triumvirs fissent au peuple, par lots individuels, une distribution de terres domaniales et cet acte fut excellent. Car le sénat supprima à la fois le promoteur et le prétexte d'une agitation dangereuse. (An de R. 620.) Quelle prudence ne montra-t-il pas par la suite dans sa politique à l'égard du roi Masinissa ! Il avait reçu de ce prince dans la guerre contre Carthage le concours le plus empressé et le plus sûr ; d'autre part il le voyait assez impatient d'étendre son royaume. Il fit donc voter une loi qui déclarait Masinissa indépendant de l'empire romain. Cette mesure lui permit de conserver l'amitié d'un roi qui avait bien mérité de la république et aussi de fermer sa porte aux Maures, aux Numides et aux autres peuples de ces contrées dont le naturel sauvage ne connaît ni repos, ni respect des traités. (An de R. 602.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Le temps manquerait pour raconter tous les beaux traits de notre sagesse nationale. Car c'est moins par la force brutale que par la puissance de l'esprit que notre empire s'est accru et s'est conservé. Passons donc sous silence, sans cesser de les admirer, la plupart des manifestations de la prudence romaine et donnons place ici aux exemples de cette vertu chez les étrangers. Socrate, qui fut une sorte d'oracle de la sagesse humaine sur la terre, pensait que nous ne devons demander aux dieux rien de plus que de nous accorder ce qui nous est bon, car eux seuls, disait-il, savent ce qui est utile à chacun de nous, tandis que nos voeux ont ordinairement pour objet des choses qu'il vaudrait mieux ne pas obtenir. Et en effet, esprit humain, enveloppé comme tu l'es des plus épaisses ténèbres, sur quel vaste champ d'illusions ne répands-tu pas tes prières aveugles ? Tu désires les richesses qui ont fait tant de victimes ; tu aspires aux honneurs qui ont perdu une foule d'ambitieux ; tu songes même à la royauté que nous voyons bien souvent aboutir à une fin déplorable ; tu te jettes avidement sur de riches mariages qui font parfois, il est vrai, l'illustration des familles, mais qui parfois aussi les ruinent de fond en comble. Cesse donc de convoiter dans ta folie, comme s'ils étaient le comble du bonheur, des objets qui deviendront pour toi une source d'infortune. Abandonne-toi entièrement à la volonté des dieux : car comme ils peuvent dispenser facilement les biens, ils peuvent aussi les choisir les mieux appropriés à nos besoins. Socrate disait encore que le moyen facile et rapide d'arriver à la gloire était de s'appliquer à se rendre tel qu'on voulait paraître. Par cette maxime il enseignait clairement aux hommes de remplir leur âme de la vertu plutôt que d'en rechercher seulement l'apparence. Une autre fois, comme un jeune homme lui demandait s'il devait prendre femme ou renoncer au mariage, Socrate lui répondit que, quelque parti qu'il prît, il aurait sujet de se repentir. " Ce qui t'attend, lui dit-il, c'est d'un côté l'isolement, l'absence d'enfants, la fin d'une race, un héritier étranger à la famille ; de l'autre, de perpétuels soucis, des plaintes continuelles, une dot reprochée, l'insupportable arrogance des beaux-parents, les jacasseries d'une belle-mère, le séducteur à l'affût de l'adultère, la naissance suspecte des enfants." Il ne voulut pas que, dans une question pleine de difficultés, le jeune homme fît son choix comme pour une partie de plaisir. Le même Socrate, quand les Athéniens dans leur égarement criminel et funeste l'eurent condamné à mort, reçut le poison de la main du bourreau sans s'émouvoir, sans changer de visage. Au moment où il approchait la coupe de ses lèvres, Xanthippe, sa femme, au milieu des larmes et des gémissements, s'écria qu'il mourait innocent. "Éh quoi ! lui dit-il, as-tu jamais pensé qu'il valait mieux pour moi mourir coupable ?" O profonde sagesse, qui ne se démentit pas même à l'heure de la mort ! (Av. J.-C. 399.)

2. Que de sagesse encore dans cette pensée de Solon ! "Personne, disait-il, ne doit être appelé heureux tant qu'il vit, parce que nous sommes exposés jusqu'à notre dernier jour aux vicissitudes de la fortune." C'est donc la mort qui confirme pour l'homme le titre d'heureux en le mettant à l'abri des malheurs. Le même Solon, voyant un de ses amis s'abandonner à la tristesse, le mena sur l'Acropole et l'invita à promener ses regards sur les habitations de tous les quartiers situés au-dessous. Dès qu'il vit que c'était chose faite : "Maintenant ajouta-t-il, considère en toi-même combien de douleurs ont habité dans le passé, habitent encore aujourd'hui et habiteront dans les siècles suivants sous ces toits que nous voyons ; et cesse de gémir sur les maux des mortels, comme si tu les endurais tous à toi seul." C'est ainsi qu'en le consolant il lui fit comprendre que les villes ne sont que d'affligeants réceptacles des misères humaines. Solon disait encore que, si tous les hommes avaient réuni leurs maux en un même endroit, chacun préférerait remporter chez soi son propre lot, plutôt que de prendre sa part de la masse commune. Il en concluait qu'on ne doit point considérer les maux que le destin nous inflige comme une calamité exceptionnelle et intolérable. (Av.J.-C. 565)

3. Priène, patrie de Bias, avait été prise par les ennemis et tous ceux qui avaient pu échapper sains et saufs à la fureur de la guerre, s'enfuyaient chargés de ce qu'ils possédaient de précieux. On demanda à Bias pourquoi il n'emportait rien de ses biens : "Moi, dit-il, je porte tous mes biens avec moi." C'était dans son âme qu'il les portait, non sur ses épaules : trésor invisible pour les yeux, appréciable seulement pour la raison, qui, renfermé dans l'asile de l'esprit, ne peut être détruit ni par la main des hommes, ni par celle des dieux, qui est toujours à notre disposition chez nous et ne nous manque pas non plus dans l'exil. (Av. J.-C. 569.)

4. Voici une pensée de Platon, concise de forme, mais grosse de sens : "Le monde, déclarait-il, ne sera heureux que lorsque les sages seront rois, ou que les rois seront sages."

5. Il avait aussi du jugement et de la perspicacité, ce roi qui, avant de placer sur sa tête le diadème qu'on lui présentait, le garda, dit-on, longtemps entre ses mains et dit en le considérant : "O bandeau, insigne de gloire plutôt que de bonheur ! Qui saurait bien tout ce qu'il renferme de soucis, de dangers et de misères, ne voudrait pas même se baisser jusqu'à terre pour le prendre".

6. Et cette réponse de Xénocrate, combien ne mérite-t-elle pas d'être louée ! Comme il assistait, en gardant lui-même un silence absolu, à une conversation qu'inspirait la médisance, un des interlocuteurs lui demanda pourquoi seul il retenait ainsi sa langue : "C'est, répondit-il, que je me suis repenti quelquefois d'avoir parlé, jamais de m'être tu." (Av. J.-C. 358.)

7. Aristophane donna aussi un précepte d'une profonde sagesse, lorsque, dans une de ses comédies, il mit en scène Périclès revenant des enfers et lui fit dire d'un ton prophétique a qu'il ne faut pas élever un lion dans une cité, mais qu'une fois qu'il y a grandi, il convient de lui obéir." Il avertissait ainsi de mettre un frein à l'ambition des jeunes gens d'une naissance illustre et d'un génie ardent, mais de ne plus s'opposer à leur élévation au pouvoir, quand on les a laissés se repaître à l'excès de la faveur et de la complaisance publique, parce qu'il est à la fois sot et vain de vouloir comprimer des forces qu'on a soi-même développées.

8. Il y a aussi un mot admirable de Thalès. On lui demandait si les actions des hommes échappaient à la connaissance des dieux. "Leurs pensées non plus", répondit-il. Aussi faut-il nous appliquer à avoir, je ne dis pas seulement les mains, mais encore le coeur pur, dans la persuasion que la divinité est témoin des mouvements les plus secrets de nos âmes.

9. La réponse qui suit n'est pas moins sage. Un père qui n'avait qu'une fille demandait à Thémistocle s'il fallait la donner en mariage à un citoyen sans fortune, mais honorable, ou à un homme riche peu estimé. "J'aime mieux, dit Thémistocle, un homme sans argent que de l'argent sans homme." Par cette réponse il avertit ce sot de se préoccuper dans son choix de la personne même du gendre plutôt que de sa fortune. (Av. J.-C. 476.)

10. Combien est louable la lettre dans laquelle Philippe réprimanda Alexandre d'avoir tenté de se concilier par des largesses l'affection de quelques Macédoniens ! "Mon fils, lui dit-il, pour quelle raison as-tu conçu une espérance si vaine ? As-tu pu croire à la fidélité de ceux dont tu aurais gagné l'amitié à prix d'argent ?" C'est sa tendresse qui suggérait ces conseils au père, mais c'est son expérience qui faisait ainsi parler Philippe, car il avait en grande partie acheté la Grèce plutôt qu'il ne l'avait conquise par la victoire.

11. Aristote, en envoyant son disciple Callisthène auprès d'Alexandre, lui conseilla de ne s'entretenir avec le prince que très rarement ou de n'employer à son égard que le langage le plus agréable : c'était évidemment pour que son silence le mît auprès d'Alexandre à l'abri de tout danger ou que ses propos lui valussent la faveur du roi. Mais Callisthène reprocha à Alexandre de se plaire, lui Macédonien, à se faire saluer à la manière des Perses et, par affection pour le roi, il s'attacha à le ramener malgré lui aux moeurs macédoniennes : il fut condamné à mort et se repentit, mais trop tard, d'avoir négligé un conseil salutaire. (Av. J.-C. 333.) Aristote disait encore qu'il ne faut parler de soi ni en bien ni en mal, parce que c'est vanité de se louer soi-même et sottise de se blâmer. Du même philosophe il y a un précepte très utile : c'est de considérer les plaisirs des sens dans le moment qu'ils nous quittent. En les montrant sous ce point de vue il en diminue le charme : car il les présente à nos coeurs las et pleins de regrets de manière à affaiblir en nous le désir de les ressaisir.

12. Voici une réponse d'Anaxagore qui ne manque pas de sagesse. On lui demandait quel était l'homme qui était heureux." Aucun de ceux, dit-il, que tu crois tels ; mais tu le trouveras dans cette foule que tu crois uniquement composée de malheureux." Ce ne sera pas un homme comblé de richesses et d'honneurs, mais un homme fidèlement et assidûment occupé à cultiver, soit un petit champ, soit une science dont il ne cherche pas à se prévaloir ; le bonheur résidera dans le secret de son âme bien plus qu'il ne se manifestera sur son visage. (Av. J.-C. 500-428.)

13. Nous avons aussi un mot très judicieux de Démade. Comme les Athéniens refusaient de décerner les honneurs divins à Alexandre, "Prenez garde, leur dit-il qu'en voulant défendre le ciel, vous ne perdiez la terre."

14. Que de finesse dans cette comparaison que faisait Anacharsis des lois avec les toiles d'araignées ! "Comme celles-ci, disait-il, retiennent les insectes les plus faibles et laissent échapper les plus forts, de même les lois enchaînent les petits et les pauvres et n'arrêtent pas les grands et les riches". (Av. J.-C. 591.)

15. Rien aussi de plus habile que la conduite d'Agésilas. Ayant découvert pendant la nuit un complot contre le gouvernement de Lacédémone, il abrogea sur-le-champ les lois de Lycurgue qui défendaient d'appliquer la peine de mort sans une condamnation régulière ; mais il les rétablit aussitôt que les coupables eurent été saisis et mis à mort. Par cette mesure il eut en vue à la fois d'empêcher que la répression que réclamait le salut de l'Etat fût contraire aux lois ou qu'elle fût entravée par la légalité. Ainsi, afin de pouvoir exister toujours, les lois cessèrent un moment d'exister. (Av. J.-C. 370.)

16. Mais peut-être est-ce un conseil d'Hannon qui révèle plus de clairvoyance. Magon annonçait au sénat de Carthage le succès de la bataille de Cannes et, pour preuve d'une victoire si éclatante, il répandait sous les yeux des sénateurs trois boisseaux d'anneaux d'or enlevés à nos concitoyens qui étaient restés sur le champ de bataille. Hannon lui demanda alors si, à la suite d'un si grand désastre, quelque allié des Romains les avait abandonnés. Sur la réponse qu'aucun n'était passé du côté d'Hannibal, il conseilla aussitôt d'envoyer des députés à Rome pour traiter de la paix. Si son avis avait prévalu, Carthage n'aurait été ni vaincue dans la seconde guerre punique, ni détruite dans la troisième. (An de R. 537.)

17. Les Samnites non plus ne furent pas médiocrement punis pour une erreur semblable : ils avaient en effet négligé le salutaire avis de Hérennius Pontius. Cet homme d'une intelligence et d'une autorité supérieures avait été consulté par l'armée et le général qui était son propre fils, sur la manière dont on devait traiter les légions romaines enfermées dans les défilés des Fourches Caudines. "Les laisser partir, répondit-il, sans leur faire aucun mal." Le lendemain, comme on lui fit la même question : " Il faut, dit-il, les détruire." Il voulait ou acheter l'amitié des ennemis par un acte d'une grande générosité ou anéantir leurs forces en leur faisant subir les pertes les plus dures. Mais les vainqueurs, rejetant avec une aveugle témérité deux conseils également utiles, firent passer les légions romaines sous le joug et par là excitèrent en elles le désir de les détruire à leur tour

18. A ces nombreux et grands exemples de sagesse j'en ajouterai un moins important. Quand les Crétois veulent proférer contre leurs ennemis les plus détestés la plus cruelle des imprécations, ils leur souhaitent de se laisser entraîner par quelque passion malheureuse et dans ce souhait en apparence plein de modération ils trouvent la satisfaction la plus sûre de leur soif de vengeance. Car désirer en vain et s'obstiner toujours dans ce désir, c'est une douceur voisine de la mort.

 CHAPITRE III : De la finesse dans les paroles et dans les actions. 

EXEMPLES ROMAINS

Il est une autre sorte d'actions et de paroles qui dérive directement de la sagesse et prend le nom de finesse. Elle n'atteint son but qu'avec l'aide de la ruse et elle marche à la gloire par des sentiers cachés plutôt qu'à découvert.

1. Sous le règne de Servius Tullius, un chef de famille du pays des Sabins vit naître chez lui une génisse d'une taille extraordinaire et d'une rare beauté. Les plus habiles interprètes des oracles expliquèrent à quelle fin les dieux l'avaient fait naître : quiconque, disaient-ils, l'aurait immolée à Diane du mont Aventin, obtiendrait pour sa patrie l'empire de l'univers. Joyeux de cette prédiction, le maître de la génisse s'empressa de la conduire à Rome et de l'amener devant l'autel de Diane sur le mont Aventin, dans le dessein de la sacrifier et d'assurer aux Sabins le gouvernement du monde. Informé de son projet, le prêtre du temple inspira des scrupules à l'étranger pour le détourner de frapper sa victime avant de s'être purifié dans l'eau du fleuve voisin. Mais, tandis que le Sabin descendait vers le lit du Tibre, il immola lui- même la génisse et, s'appropriant ainsi par dévouement patriotique le profit du sacrifice, rendit notre ville maîtresse de tant de cités et de tant de nations.

2. Dans ce genre de finesse, il faut citer avant tous Junius Brutus. Il voyait que le roi Tarquin, son oncle maternel, s'appliquait à détruire toute supériorité naturelle ; son frère même, entre autres victimes, avait été tué pour avoir eu trop de vivacité d'esprit. Il feignit alors d'être stupide et par cette ruse il mit à couvert ses grandes qualités. Il alla à Delphes avec les fils de Tarquin que ce prince avait envoyés pour faire à Apollon Pythien des présents et des sacrifices et il porta au dieu à titre d'offrande un bâton creux qu'il avait secrètement rempli d'or, parce qu'il craignait qu'il n'y eût pour lui du danger à honorer ouvertement la divinité par des offrandes. Ensuite, après avoir exécuté les instructions de leur père, les jeunes princes demandèrent à Apollon qui d'entre eux lui semblait devoir régner à Rome. "Le pouvoir suprême à Rome appartiendra, répondit le dieu, à celui qui, le premier de tous, aura donné un baiser à sa mère. "Alors Brutus, comme s'il avait glissé par hasard, se laissa tomber à dessein et baisa la terre, dans la pensée qu'elle était la mère commune de tous les hommes. Ce baiser si ingénieusement donné à la terre valut à la ville de Rome la liberté, à Brutus la première place dans les fastes consulaires. (An de R. 240.)

3. Le premier Scipion employa aussi le secours de la ruse. Au moment de passer de la Sicile en Afrique, il voulut former un corps de trois cents cavaliers avec les plus braves soldats de l'infanterie romaine ; mais, ne pouvant les équiper si vite, il obtint par adresse ce que le manque de temps ne lui permettait pas de se procurer. Il avait auprès de lui des jeunes gens qui appartenaient aux plus nobles et aux plus riches familles de toute la Sicile, mais qui étaient peu aguerris. Il ordonna à trois cents d'entre eux de se pourvoir dans le plus bref délai de belles armes et de bons chevaux, comme pour les emmener tout de suite avec lui au siège de Carthage. Ils obéirent promptement, mais non sans inquiétude en songeant aux dangers d'une guerre lointaine. Alors Scipion leur déclara qu'il les dispensait de cette expédition, s'ils voulaient donner leurs armes et leurs chevaux à ses soldats. Cette jeunesse timide et peu guerrière saisit cette offre avidement et s'empressa de livrer à nos soldats tout son équipement. Ainsi, grâce à l'habileté du général, le service dont un ordre pressant aurait fait pour les Siciliens une obligation pénible, fut pour eux l'occasion d'un bienfait signalé parce que, après leur avoir laissé appréhender de faire campagne, il les libéra de cette crainte. (An de R. 648).

4. Le trait suivant ne saurait être raconté sans être blâmé. Q. Fabius Labéon avait été choisi par le sénat comme arbitre pour fixer les limites entre les territoires de Nole et de Naples. S'étant rendu sur les lieux, il invita séparément les uns et les autres à mettre de côté tout sentiment d'ambition, à se retirer en deçà de la ligne contestée plutôt que de passer au delà. Les deux parties, à l'instigation de l'arbitre, s'étant retirées, il resta entre les deux frontières un espace de terrain libre. Labéon fixa ensuite les limites comme ils les avaient eux-mêmes pour ainsi dire tracées et adjugea tout le surplus du terrain au peuple romain. Quoique victimes de cette ruse, les habitants de Nole et de Naples ne purent pas se plaindre, puisque la décision avait été prononcée conformément à leurs propres indications ; toutefois c'est par un artifice immoral que les redevances de ce nouveau territoire furent acquises à Rome. (An de R. 569.) Le même Labéon, raconte-t-on, après avoir vaincu Antiochus, devait, en vertu du traité conclu avec lui, recevoir la moitié de ses vaisseaux : il les fit tous couper en deux afin de priver le roi de toute sa flotte. (An de R. 564.)

5. Quant à l'orateur M. Antoine, il faut s'abstenir à son égard de reproches sévères. Il disait qu'il n'avait écrit aucun de ses plaidoyers, afin que, si quelque moyen de défense employé dans une affaire antérieure était de nature à nuire à quelqu'un qu'il aurait à défendre dans la suite, il pût toujours le désavouer : dans cette conduite qu'on à peine à tenir pour honnête, il obéissait à un mobile excusable. C'est en effet pour sauver la vie à ses clients dans des procès criminels qu'il était prêt non seulement à mettre en jeu toute son éloquence, mais encore à s'affranchir de toute pudeur.

6. Sertorius que la nature avait doté généreusement et dans une égale mesure de la force du corps et des ressources de l'esprit, se vit réduit par la proscription de Sylla à se faire chef des Lusitaniens. Comme il ne pouvait les déterminer par ses paroles à ne pas engager de combat contre toute l'armée romaine, il sut les amener à son avis par un adroit expédient. Il fit venir en leur présence deux chevaux, l'un très vigoureux, l'autre exténué ; il commanda ensuite à un faible vieillard de détacher un à un les crins de la queue du premier et à un jeune homme d'une force rare d'arracher d'un seul coup toute la queue du second. L'on obéit à cet ordre. Mais, tandis que le bras du jeune homme se fatiguait dans des efforts sans résultat, la main du vieillard affaiblie par l'âge vint à bout de sa tâche. Comme l'assemblée des barbares désirait savoir où Sertorius en voulait venir, il leur expliqua que l'armée romaine était comme la queue du cheval, qu'on pouvait en détruire des portions par des attaques partielles, mais qu'en s'efforçant de l'abattre toute à la fois, on lui livrerait la victoire plutôt que de la lui arracher. Ainsi une nation barbare, rude, difficile à gouverner et courant d'elle-même à sa perte comprit par les yeux l'intérêt d'un conseil que ses oreilles avaient dédaigneusement rejeté. (An de R. 675.)

7. Fabius Maximus pour qui c'était vaincre que de refuser le combat, avait dans son armée un fantassin de Nole, d'une bravoure remarquable, mais d'une fidélité suspecte et un cavalier lucanien, d'un dévouement toujours prêt, mais éperdument amoureux d'une courtisane. Aimant mieux en faire deux bons soldats que de sévir contre l'un et l'autre, il ne laissa pas voir au premier ses soupçons et à l'égard de l'autre il fit fléchir un peu les règles de la discipline. A force de louer le premier sans réserve et publiquement et de le combler de distinctions, il détacha son coeur du parti des Carthaginois et l'amena à celui des Romains. Quant au second, il lui laissa secrètement racheter sa maîtresse et en fit un éclaireur tout dévoué au service de l'armée romaine (An de R. 537 et 544.)

8. Je vais passer maintenant à ceux qui ont eu recours à la ruse pour sauver leur vie. M. Volusius, édile plébéien, qui était proscrit, prit le costume des prêtres d'Isis, s'en alla en demandant l'aumône dans les rues et sur les routes sans se laisser reconnaître par ceux qu'il rencontrait et, à la faveur de ce déguisement, parvint au camp de M. Brutus. Peut-on voir un malheur plus déplorable que celui d'un magistrat du peuple romain réduit à rejeter les marques distinctives de sa dignité et à se cacher sous des apparences empruntées à une religion étrangère pour pouvoir traverser Rome ? Il fallait que les proscrits eussent un bien vif désir de sauver leur vie pour se résigner à l'emploi de tels moyens et que les proscripteurs voulussent avec ardeur la mort de leurs semblables pour les contraindre à de telles extrémités. (An de R. 710.)

9. Il y a quelque chose d'un peu plus brillant dans le moyen auquel, en un pareil danger, Sentius Saturninus Vétulion eut recours pour se tirer d'une situation désespérée. Il avait appris que son nom avait été mis par les triumvirs sur la liste des proscrits. Aussitôt il s'appropria les signes distinctifs de la préture et, précédé d'esclaves vêtus à la manière des licteurs, des appariteurs et des esclaves publics, partout il saisit les voitures qu'il trouva, accapara les logements, fit écarter tout le monde sur son passage et, par une si audacieuse usurpation du pouvoir, il mit sur les yeux de ses ennemis comme un voile d'épaisses ténèbres en plein jour. Il fit plus : arrivé à Pouzzoles, comme s'il avait une mission officielle, il requit des vaisseaux avec la plus grande audace et parvint en Sicile, alors l'asile assuré des proscrits. (An de R. 710.)

10. A ces exemples j'en ajouterai un autre d'un caractère assez léger, avant de passer aux exemples étrangers. Un père qui aimait tendrement son fils le voyait brûlé d'une flamme coupable et dangereuse. Voulant le détourner de cette passion insensée, il combina l'indulgence paternelle avec un expédient salutaire. Il le pria de n'aller trouver la personne qu'il aimait qu'après s'être livré au plaisir avec celles qui étaient d'un commerce facile et permis. Le jeune homme déféra à cette prière et, la satiété née des jouissances déréglées amortissant en lui l'ardeur d'un amour déplorable, il n'apportait à cette liaison condamnée par la loi que des désirs plus rassis et plus calmes et finit peu à peu par y renoncer.

 EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Alexandre, roi de Macédoine, avait reçu d'un oracle le conseil de mettre à mort le premier qui se présenterait à lui, quand il aurait franchi la porte du temple. Ce fut un homme conduisant un âne qui se trouva le premier devant lui et le roi donna aussitôt l'ordre de le mener à la mort. Celui-ci demanda pourquoi, alors qu'il était innocent et inoffensif, il était condamné à la peine capitale. Comme Alexandre, pour excuser cette mesure, lui citait la réponse de l'oracle : "S'il en est ainsi, roi, dit-il, ce n'est pas moi que le sort a désigné pour ce supplice ; c'est mon âne que je poussais devant moi qui s'est porté le premier à ta rencontre." Alexandre fut charmé d'entendre de la bouche de cet homme une répartie si ingénieuse et d'être lui-même tiré d'erreur et saisit avec empressement l'occasion de satisfaire l'oracle au prix d'une victime bien inférieure. Si habile qu'ait été cet ânier, l'écuyer d'un autre roi ne le fut pas moins.

2. Après avoir anéanti la honteuse domination des mages avec l'aide de six associés de haut rang comme lui, Darius convint avec eux qu'ils se rendraient à cheval, au lever du soleil, dans un lieu déterminé et que celui-là serait roi dont le cheval hennirait le premier. Mais, tandis que les compétiteurs à une récompense de si haut prix attendaient la faveur du sort, seul Darius, grâce à un artifice d'OEbarès, son écuyer, vit son souhait se réaliser. Celui-ci, qui avait touché les parties sexuelles d'une cavale, dès l'arrivée au lieu convenu, approcha sa main des naseaux du cheval qui, excité par l'odeur, fit entendre le premier un hennissement. A ce cri, les six autres prétendants au souverain pouvoir descendirent de cheval et se prosternant, à la manière des Perses, saluèrent Darius roi. Voilà un bien grand empire enlevé par un bien petit tour d'adresse !

3. Bias, dont la sagesse est plus durable sur la terre que ne fut Priène sa patrie, puisque l'une vit toujours et que l'autre, presque anéantie, n'a laissé que des vestiges - Bias disait que, dans la pratique de l'amitié, il faut se comporter de manière à ne pas perdre de vue qu'elle peut se changer un jour en une haine implacable. Ce principe, à première vue, pourrait sembler peut-être trop prudent et contraire à la franchise qui est le principal charme des relations amicales ; mais, quand on y aura réfléchi plus profondément, on le trouvera fort utile. (Av. J.-C. 593.)

4. Le salut de la ville de Lampsaque s'obtint au prix d'une simple ruse. Alexandre était animé du plus vif désir de la détruire, lorsqu'il vit Anaximène, son ancien précepteur, venir de la ville à sa rencontre et, comme il lui apparut que celui-ci venait arrêter par ses prières l'effet de sa colère, il jura de ne point faire ce qu'il lui demanderait. "Ce que je te demande, dit alors Anaximène, c'est de renverser Lampsaque." Cette ingénieuse présence d'esprit sauva cette cité qu'illustrait une vieille gloire, de la destruction à laquelle elle était vouée.

5. C'est aussi par une ruse que Démosthène apporta un secours merveilleux à une pauvre vieille femme qui avait reçu en dépôt une somme d'argent de deux étrangers, à condition de la rendre à tous les deux ensemble. L'un d'eux revint quelque temps après, couvert de haillons sous prétexte de la mort de son compagnon et, trompant ainsi cette femme, lui enleva tout l'argent. L'autre se présenta ensuite et lui réclama le dépôt. Cette malheureuse était bien embarrassée et, se trouvant sans argent et sans moyen de se justifier, elle pensait déjà à se pendre. Mais heureusement Démosthène lui prêta l'appui de son habileté d'avocat. "Cette femme, dit-il en commençant son plaidoyer, est prête à tenir son engagement relatif à ce dépôt ; mais, si tu n'amènes pas ton compagnon, elle ne saurait le faire : car, comme tu le proclames toi-même, la convention faite est de ne verser l'argent à l'un qu'en présence de l'autre." (Av. J.-C. 345.)

6. Le trait suivant ne révèle pas non plus une médiocre habileté. Un Athénien, détesté de tout le peuple, devait se défendre devant lui contre une accusation capitale. Tout à coup il se mit à briguer la plus haute magistrature ; non qu'il espérât l'obtenir, mais il voulait que la colère populaire, ordinairement si violente dans son premier accès, eût l'occasion de s'amortir. Cet expédient si adroit ne trompa point son attente. En effet après avoir été pendant les comices en butte aux cris hostiles et aux sifflets de toute l'assemblée, il eut encore à subir dans ses prétentions aux honneurs l'humiliation d'un échec ; mais bientôt après, quand il fut question de sa vie, la même multitude ne lui témoigna plus par ses suffrages qu'une extrême indulgence. S'il était venu risquer sa tête devant elle, lorsqu'elle ne respirait encore que la vengeance, toutes les oreilles fermées par la haine se seraient refusées à rien entendre de sa défense.

7. Cet artifice a beaucoup de rapport avec la ruse que je vais raconter. Le premier Hannibal, vaincu dans un combat naval par le consul Duilius et n'osant pas s'exposer aux sanctions encourues pour la perte de la flotte, sut avec une grande habileté éviter une disgrâce. Après cette bataille malheureuse, avant que la nouvelle du désastre pût parvenir à Carthage, il se hâta d'y envoyer un de ses amis avec une mission bien définie et une leçon apprise. Celui-ci, introduit devant le sénat de Carthage : "Hannibal, dit-il, veut vous consulter : comme le général romain est arrivé avec des forces navales considérables, il vous demande s’il faut lui livrer bataille." Le sénat s'écria unanimement "qu'il fallait le faire sans aucun doute." "Eh bien, dit l'envoyé, il a livré bataille et il a été vaincu." De cette manière il ne laissa pas aux sénateurs le moyen de condamner une action qu'ils avaient eux-mêmes jugée nécessaire. (An de R. 493.)

8. Avec la même adresse l'autre Hannibal, voyant Fabius Maximus se jouer de la force invincible de ses armes par de salutaires lenteurs, voulut salir sa réputation du soupçon de chercher à prolonger la guerre. Tandis qu'il saccageait l'Italie entière par le fer et la flamme, il ne laissa à l'abri de ces dévastations que la terre de Fabius. Cette perfide apparence de faveur marquée aurait pu avoir quelque succès, si les Romains n'avaient parfaitement connu et l'amour de Fabius pour son pays et le caractère rusé d'Hannibal. (An de R. 536.)

9. Ce fut aussi grâce à leur fin bon sens que les Tusculans assurèrent leur salut. Ils avaient mérité par de fréquentes révoltes que Rome prît le parti de raser leur ville et, pour exécuter cette résolution, Camille, le plus grand de nos généraux, était arrivé chez eux à la tête d'une puissante armée. Les Tusculans allèrent tous ensemble à sa rencontre en toge, lui fournirent des vivres et lui rendirent avec l'obligeance la plus empressée tous les autres devoirs que comporte le temps de paix. Ils le laissèrent même entrer en armes dans l'enceinte de leurs murailles sans changer de visage, ni d'attitude. Par cette assurance et ce calme ils parvinrent à obtenir non seulement l'amitié du peuple romain, mais encore la pleine jouissance du droit de cité. Ils se montrèrent dans leur bonhomie véritablement bien avisés : car ils avaient bien senti qu'il valait mieux dissimuler leur crainte sous les dehors de l'obligeance que de chercher une protection dans la force des armes. (An de R. 373.)

10. Par contre l'expédient employé par Tullus, général des Volsques, est purement odieux. Il brûlait du plus vif désir de faire la guerre aux Romains ; mais il voyait ses concitoyens découragés par plusieurs défaites et, pour cette raison, plus disposés à la paix. Il employa donc un moyen perfide pour les amener où il voulait. Une foule de Volsques étant venue à Rome pour assister aux jeux publics, il alla dire aux consuls qu'il appréhendait de cette multitude quelque acte soudain d'hostilité et les invita à se tenir sur leurs gardes. Aussitôt après il sortit lui-même de Rome. Les consuls firent leur rapport au sénat. Celui-ci, bien qu'il n'eût aucune raison de se méfier, fut néanmoins ébranlé par l'autorité d'un personnage tel que Tullus et décida que les Volsques devraient quitter Rome avant la nuit. Telle fut l'irritation que leur causa cet affront qu'ils se laissèrent facilement entraîner à un soulèvement. Ainsi par un mensonge dissimulé sous l'apparence d'intentions amicales, un chef astucieux trompa deux peuples à la fois, dans le dessein de pousser les Romains à offenser des hommes irréprochables et d'exciter la colère des Volsques contre une nation dupe elle-même d'un artifice. (An de R. 264.)

 CHAPITRE IV : Des stratagèmes.

EXEMPLES ROMAINS

Mais voici maintenant une ruse d'une qualité supérieure et absolument irréprochable : ses effets, faute d'un mot latin parfaitement adéquat, s'expriment au moyen du mot grec stratagème.

1. Tullus Hostilius avait attaqué avec toutes ses forces la ville de Fidènes qui par ses fréquentes révoltes ne permit pas à notre empire naissant de connaître le repos, qui entretint la valeur romaine en lui donnant l'occasion de trophées et de triomphes remportés sur les frontières et nous apprit ainsi à étendre nos ambitions au delà. Le chef des Albains Mettius Fufétius qui avait toujours été un allié d'une fidélité douteuse et suspecte révéla tout à coup sa perfidie en pleine bataille. Laissant à découvert le flanc de l'armée romaine, il alla se poster sur une hauteur voisine pour se faire, d'auxiliaire, simple spectateur du combat, avec l'intention de se jeter sur nous, si nous étions vaincus, ou encore, si nous étions victorieux, de nous attaquer en profitant de notre fatigue. Nul doute que cette défection ne fût de nature à affaiblir le courage de nos soldats, puisqu'ils se voyaient dans le même temps aux prises avec l'ennemi et abandonnés par les troupes alliées. Aussi Tullus eut soin de prévenir cette impression déprimante. Il lança son cheval au galop et parcourut tous les groupes de combattants en criant que c'était par son ordre que Mettius s'était retiré et que, à un signe de lui, ce chef fondrait sur les derrières des Fidénates. Grâce à cet expédient que lui avait suggéré son expérience de chef, il fit succéder la confiance à la crainte et bannissant du coeur de ses soldats l'inquiétude, il les remplit d'ardeur. (An de R. 90.)

2. Ne laissons pas tout de suite l'histoire de nos rois. Sextus Tarquin, fils de Tarquin le Superbe, irrité de voir que les troupes de son père ne pouvaient pas prendre Gabies, imagina un moyen plus puissant que les armes pour ravir cette place à l'ennemi et l'ajouter à l'empire romain. Il se rendit tout à coup chez les Gabiens, comme pour se dérober à la cruauté de son père, avec les marques de coups qu'il s'était lui-même donnés à dessein. Peu à peu, par des caresses étudiées et trompeuses, il gagna l'amitié de tous les Gabiens en vue de s'assurer une très grande autorité parmi eux. Il envoya alors son confident à son père pour lui faire savoir comment il tenait tout en son pouvoir et lui demander ce qu'il fallait faire. L'astuce du vieillard répondit à la ruse du jeune homme. En effet, heureux de cette bonne nouvelle, mais ne se fiant guère à la fidélité du messager, Tarquin, sans rien répondre, le prit à part dans un jardin et abattit devant lui avec un bâton les têtes de pavots les plus grosses et les plus élevées. Informé du silence et de l'action de son père, Sextus comprit la raison de ce silence et le sens des cette action. Il ne lui échappa point que Tarquin lui prescrivait d'écarter par l'exil ou de supprimer par la mort les premiers citoyens de Gabies. Ainsi, après avoir privé cette cité de ses meilleurs défenseurs, il la livra à son père, pour ainsi dire, pieds et poings liés.

3. Voici encore une occasion où nos ancêtres surent trouver un expédient habile et d'un effet heureux. Les Gaulois, après la prise de Rome, assiégeaient le Capitole et se rendaient compte qu'ils ne pouvaient espérer de s'en emparer qu'en réduisant les assiégés par la famine ; mais les Romains, par un stratagème des plus adroits, ôtèrent aux vainqueurs le seul espoir qui pût les exciter à poursuivre leur entreprise. Ils se mirent en effet à jeter des pains de différents points de la muraille. A cette vue grand fut l'étonnement des Gaulois et, croyant que les nôtres avaient encore une énorme quantité de blé, ils se déterminèrent à traiter de la levée du siège. Sans doute Jupiter eut alors pitié de la valeur romaine en la voyant emprunter le secours de l'astuce et, dans une extrême disette de vivres, sacrifier ses dernières ressources contre la disette : aussi donna-t-il un heureux succès à un expédient qui, pour être ingénieux, n'en était pas moins plein de dangers. (An de R. 363.)

4. Dans la suite Jupiter seconda encore de sa bienveillance les sages mesures conçues par d'éminents généraux romains. Tandis qu'Hannibal saccageait une extrémité de l'Italie, Hasdrubal avait envahi l'autre. On voulait empêcher que les armées des deux frères ne pussent, après leur jonction, accabler d'un poids irrésistible nos forces épuisées : c'est à quoi réussirent Claudius Néron par une résolution énergique, Livius Salinator par une admirable habileté. Néron contenait Hannibal dans la Lucanie. Il eut l'adresse, comme l'exigeait le plan de ses opérations, de lui faire croire qu'il était toujours présent et, franchissant une longue distance avec une étonnante célérité, il alla porter secours à son collègue. Salinator, qui devait livrer bataille le lendemain près du Métaure, rivière d'Ombrie, reçut Néron la nuit en grand secret. Il fit loger les tribuns avec les tribuns, les centurions avec les centurions, les cavaliers avec les cavaliers, les fantassins avec les fantassins et, sans aucun tumulte, introduisit une seconde armée dans un espace à peine suffisant pour une seule. Aussi Hasdrubal ne sut qu'il avait eu affaire à deux consuls qu'en succombant sous leurs efforts réunis. Ainsi cette astuce carthaginoise, si fâcheusement célèbre dans tout l'univers, fut cette fois dupe de l'habileté romaine et laissa tomber Hannibal dans les pièges de Néron et Hasdrubal dans ceux de Salinator. (An de R. 546.)

5. Q. Métellus mérite aussi d'être cité pour les ressources de son esprit. Il faisait la guerre en Espagne contre les Celtibères en qualité de proconsul. Voyant qu'il ne pouvait prendre par la force la ville de Contrebie, capitale de cette nation, il chercha un expédient dans de longues et sérieuses réflexions et trouva un moyen pour arriver à son but. Il se déplaçait par des marches forcées, se portait dans différentes directions, tantôt se retranchait sur des hauteurs, bientôt après allait se poster sur d'autres en laissant ignorer à tous les siens aussi bien qu'à l'ennemi le motif de ces mouvements imprévus et subits. Un de ses intimes amis lui demanda pourquoi ses opérations étaient si dispersées et son plan de campagne si incertain. "Ne cherche pas, dit-il, à le savoir. Car si je viens à m'apercevoir que le dedans de ma tunique a connaissance de mon projet, je la ferai brûler aussitôt." Où aboutirent donc toutes ces feintes ? et quel en fut le résultat ? Quand il eut mis ses troupes dans l'impossibilité de rien savoir et qu'il eut donné le change à toute la Celtibérie, un jour qu'il était parti dans une tout autre direction, brusquement il se replia sur Contrebie, la surprit et l'accabla comme d'un coup de foudre. Ainsi donc, si Métellus ne s'était pas astreint à combiner des ruses, il lui aurait fallu demeurer sous les armes devant les murs de Contrebie jusqu'à l'extrême vieillesse. (An de R. 611.)

EXEMPLES ETRANGERS

1. Agathocle, roi de Syracuse, associa l'audace à la ruse. Voyant les Carthaginois déjà maîtres en grande partie de sa ville, il fit passer son armée en Afrique, afin de repousser la terreur par la terreur, la force par la force ; et cette diversion ne fut pas sans effet. Son arrivée soudaine épouvanta si vivement les Carthaginois qu'ils s'empressèrent d'acheter leur propre salut au prix du salut de l'ennemi et de faire un traité ayant pour objet de délivrer à la fois l'Afrique de l'armée sicilienne et la Sicile de l'armée carthaginoise. Agathocle se fût-il obstiné à défendre les murs de Syracuse, la Sicile aurait été accablée de toutes les calamités de la guerre, tandis qu'il aurait laissé Carthage jouir tranquillement des avantages de la paix. Mais en portant chez les autres les maux qu'il subissait, en s'attaquant aux biens de l'ennemi au lieu de défendre les siens, il retrouva son royaume d'autant plus en sûreté qu'il l'avait abandonné avec plus de décision. (Av. J.-C. 296.)

2. Et Hannibal à Cannes, n'est-ce pas en enveloppant l'armée romaine d'une multitude de pièges, avant d'en venir aux mains, qu'il l'a amenée à ce désastre si déplorable ? Tout d'abord il fit en sorte qu'elle reçût en face le soleil et la poussière que le vent soulève ordinairement en abondance dans cette région. Ensuite il donna ordre à une partie de ses troupes de simuler une fuite au milieu de l'action et, comme une légion romaine poursuivait ce corps séparé du reste de l'armée, il la fit massacrer par les soldats qu'il avait postés en embuscade. Enfin, suivant ses instructions, quatre cents cavaliers feignirent de déserter et vinrent trouver le consul. Selon la règle appliquée aux transfuges, on leur fit déposer les armes et on les mit à l'écart sur les dernières lignes ; mais, tirant des épées qu'ils avaient cachées entre la tunique et la cuirasse, ils coupèrent le jarret aux soldats romains occupés à combattre. Telle fut la bravoure punique, tout armée de ruses, de piégés et de fourberies ; mais rien ne peut mieux excuser la valeur romaine d'avoir été victime d'un guet-apens : nous fûmes trompés plutôt que vaincus. (An de R. 537.)

 CHAPITRE V : Des échecs. 

Le tableau de ce qui se passe au Champ de Mars pourra instruire utilement ceux qui entrent dans la carrière de l'ambition à supporter avec courage les résultats malheureux des élections ; car ayant devant les yeux les échecs subis par d'illustres personnages, ils solliciteront les honneurs, sinon avec moins d'espérance, du moins avec plus de sagesse et de prudence. Ils se rappelleront qu'il n'est pas défendu au peuple de refuser une faveur à un citoyen, puisque souvent des citoyens se sont cru permis de lutter tout seuls contre la volonté de tous. Ils apprendront en outre qu'il faut acquérir par la patience ce qu'on n'a pu obtenir par son crédit personnel.

1. Q. Fabius Maximus qui donnait un repas au peuple en mémoire de Scipion l'Africain, son oncle, avait prié Q. Aelius Tubéron de préparer la salle du festin. Celui-ci fit couvrir de peaux de bouc de petits lits carthaginois et, au lieu d'argenterie, fit mettre sur les tables de la vaisselle de Samos. L'inélégance de ces apprêts choqua tellement la multitude que, malgré sa réputation d'homme distingué et, quoique aux élections pour la préture il se fût présenté au Champ de Mars en se recommandant de Paul Emile, son aïeul, et du second Scipion l'Africain, son oncle, il n'en rapporta que la honte d'un échec. Autant dans la vie privée on estima toujours la simplicité, autant dans la vie publique on eut toujours le plus grand souci de la magnificence. Aussi la ville au lieu de ne considérer que le petit nombre de convives admis à ce repas, crut se voir tout entière sur ces misérables peaux de bouc et se vengea de ce banquet humiliant en refusant ses suffrages. (An de R. 624.)

2. P. Scipion Nasica, qui fut l'honneur des magistratures romaines, qui, étant consul, déclara la guerre à Jugurtha, qui de ses mains sans taches reçut la Mère des dieux, la déesse de l'Ida, quittant son séjour de Phrygie pour venir sur nos autels et dans nos demeures, qui par la seule force de son autorité morale étouffa plusieurs séditions dangereuses, que le sénat se fit gloire d'avoir pour chef pendant plusieurs années, Nasica, dis-je, très jeune encore, briguait l'édilité curule. Il prit et serra fortement, selon l'usage des candidats, la main d'un citoyen, une main endurcie par le travail de la campagne et, pour plaisanter, lui demanda s'il avait l'habitude de marcher sur les mains. Ce mot, entendu de ceux qui se trouvaient autour de lui, se répandit dans le peuple et causa l'échec de Scipion. Toutes les tribus rurales, estimant qu'il leur reprochait par là leur pauvreté, répondirent à son injurieuse plaisanterie par une explosion de colère. Ainsi notre cité, en détournant de l'insolence l'esprit des jeunes nobles, fit d'eux de grands et utiles citoyens et, en ne permettant pas à des plaisants de prétendre aux magistratures, elle leur donna la considération et l'importance qu'elles méritent.

3. Jamais on ne vit Paul Emile commettre pareille faute ; cependant plusieurs fois il brigua le consulat sans succès. Le même Paul Emile, après avoir importuné les comices de demandes toujours repoussées, fut nommé deux fois consul et censeur et parvint ainsi au faîte des honneurs. Les injustices, au lieu d'abattre son courage, ne firent que l'animer davantage. Excité par les affronts mêmes, il apporta aux comices un désir plus ardent d'obtenir la plus haute magistrature et le peuple qu'il n'avait pu séduire ni par l'éclat de sa naissance, ni par ses qualités morales, céda enfin à son opiniâtreté. (An de R. 567, 568, 569.)

4. Q. Caecilius Metellus, après l'échec de sa candidature au consulat, s'en retourna chez lui accablé de tristesse et de confusion avec quelques amis qui partageaient son chagrin. Mais quand, victorieux du faux Philippe, il se rendit en triomphe au Capitole, tout rayonnant de joie et d'allégresse, le sénat tout entier lui fit cortège. Dans la guerre d'Achaïe qui fut achevée par L. Mummius, ce fut aussi Métellus qui obtint la plupart des succès décisifs. Le peuple aurait-il donc pu refuser le consulat à un homme à qui bientôt il allait assigner les deux plus belles provinces de l'empire, I'Achaïe et la Macédoine, ou plutôt à qui il allait en devoir l'acquisition ? Par là même il ne fit qu'accroître son dévouement à la république. Métellus comprit quelle activité exigeait la gestion de ce consulat dont il avait vu que la conquête demandait tant d'efforts. (An de R. 606-609.)

5. Qui fut jamais aussi grand et aussi puissant que Sylla ? Il dispensa les richesses et les dignités ; il abrogea les anciennes lois et en établit de nouvelles. Lui aussi pourtant, dans ce Champ de Mars dont il devint par la suite le maître souverain, il eut l'humiliation de se voir refuser la préture. Il aurait obtenu toutes les places dans cette magistrature qu'il ambitionnait, si seulement un dieu eût mis par avance sous les yeux du peuple romain l'image de sa puissance future. (An de R. 659.)

6. Mais rappelons la plus grande faute des comices. Caton d'Utique devait par ses vertus faire plus d'honneur à la préture qu'il n'en pouvait retirer de gloire pour lui-même ; il arriva pourtant qu'il ne put obtenir du peuple cette dignité. Rien de plus semblable à la folie que ce vote de l'assemblée. Mais elle fut assez punie de son erreur, puisque cette magistrature qu'elle avait refusée à Caton, elle fut réduite à la donner à Vatinius. Ainsi, à bien apprécier le fait, ce n'est pas à Caton que l'on refusa la préture, c'est à la préture que l'on refusa Caton. (An de R. 698.)

CHAPITRE VI : De la nécessité.

EXEMPLES ROMAINS

Les lois détestables de la triste nécessité et ses commandements cruels ont souvent réduit notre cité aussi bien que les nations étrangères à subir des maux qu'on ne peut se représenter ni entendre raconter sans douleur.

1. Pendant la seconde guerre punique, notre jeunesse militaire se trouvant épuisée par plusieurs combats désastreux, le sénat, sur la proposition du consul Tib. Gracchus, fut d'avis d'acheter aux frais de la république des esclaves pour repousser les attaques des ennemis. Les tribuns firent voter ce projet de loi par le peuple, et des triumvirs, nommés à cet effet, achetèrent vingt-quatre mille esclaves. Après leur avoir fait jurer de servir avec activité et courage tant que les Carthaginois seraient en Italie, ils leur donnèrent des armes et les envoyèrent au camp. On en acheta aussi deux cent soixante-dix tirés de l'Apulie et du pays des Pédicules pour compléter la cavalerie. Quelle n'est pas la rigueur de l'adversité ? Cette cité qui jusqu'alors avait dédaigné de prendre pour soldats des hommes de condition libre, mais sans autre bien que leur personne, alla chercher des esclaves dans les réduits de la domesticité servile, dans les cabanes des pâtres, les rassembla et les incorpora à son armée comme le renfort le plus solide ! La fierté des sentiments cède donc quelquefois à la force de l'intérêt et au pouvoir de la fortune, quand il faut ou adopter le parti le plus sûr ou aller à sa perte en choisissant le plus honorable. (An de R. 537.) Le désastre de Cannes jeta dans Rome une telle confusion que, sous la dictature de M. Junius Péra, on arracha des temples pour le service de l'armée les dépouilles des ennemis consacrées aux dieux ; on fit prendre les armes à des jeunes gens encore revêtus de la robe prétexte, on enrôla même six mille hommes soumis pour dettes à la contrainte par corps ou condamnés à la peine capitale. A considérer ces actes en eux- mêmes, on en éprouve quelque embarras ; mais si on les pose en mettant dans la balance les exigences de la nécessité, on n'y voit que des moyens appropriés a la dureté des circonstances. A la suite de ce même désastre, Otacilius et Cornélius Mammula qui gouvernaient en qualité de propréteurs, le premier la Sicile, le second la Sardaigne, eurent l'occasion de se plaindre de ce que les alliés ne leur fournissaient plus ni soldes ni vivres pour leurs flottes et leurs armées ; ils déclaraient même que ces peuples n'avaient pas les ressources nécessaires pour ces prestations. Mais le sénat leur répondit que le trésor ne pouvait faire face aux dépenses loin de Rome; qu'il leur fallait en conséquence aviser aux moyens de subvenir par eux-mêmes à un tel dénuement. En écrivant une pareille lettre, le sénat faisait-il autre chose que se dessaisir de son pouvoir sur ces contrées et, en un mot, renoncer à la possession de la Sicile et de la Sardaigne, ces généreuses nourrices de notre cité, ces pays qui lui servaient de bases d'opérations et de points d'appui dans ses expéditions militaires et dont la conquête lui avait coûté tant de peines et de sang ? Pour le dire en un mot, c'est sans doute toi, ô Nécessité, qui le voulais ainsi. (An de R. 537.)

2. C'est encore par un effet de ta volonté que les habitants de Casilinum, bloqués par les troupes d'Hannibal et privés de toute possibilité de se ravitailler, ont été forcés de détourner de leur emploi des courroies servant de liens, d'arracher les peaux des boucliers et de s'en nourrir après les avoir amollies dans l'eau bouillante. Quelle misère plus profonde, si l'on considère l'horreur de leur situation ? Quelle fidélité plus grande, si l'on envisage leur constance ? Pour ne pas abandonner le parti des Romains, ils eurent la force d'user d'une pareille nourriture, bien qu'ils eussent sous les yeux, au pied de leurs murailles, les champs si riches et les plaines si fertiles de leur territoire. Aussi, en face de Capoue qui s'appliquait à amollir par ses délices la rudesse carthaginoise, Casilinum, ville peu puissante, mais illustrée par son courage, put frapper les regards de cet ennemi impitoyable par un témoignage de son opiniâtre fidélité à ses amitiés. (An de R. 537.)

3. Trois cents Prénestins étaient demeurés dans la ville assiégée en partisans fidèles de Rome. Or il arriva que l'un d'eux, ayant pris un rat, aima mieux le vendre deux cents deniers que de le manger pour apaiser sa faim. Mais, par la volonté sans doute de la Providence divine, le vendeur et l'acheteur eurent le sort qu'ils méritaient : l'avare mourut de faim et ne put jouir du fruit de sa lésine sordide ; l'homme qui avait su se résigner à une dépense salutaire sauva sa vie à l'aide d'une nourriture assurément coûteuse, mais dont le prix était imposé par la nécessité. (An de R. 537.)

4. Quand les consuls C. Marius et Cn. Carbon luttaient par la guerre civile contre L. Sylla, dans ce temps où l'on ne cherchait pas la victoire pour la république, mais où la république devait être elle-même le prix de la victoire, on fit fondre, en vertu d'un sénatus-consulte, l'or et l'argent qui décoraient les temples, afin d'assurer la solde des troupes. Certes, ce débat pour décider lequel des deux partis pourrait assouvir sa cruauté par des proscriptions valait bien qu'on dépouillât les dieux ! Non, ce n'est pas la volonté des sénateurs qui s'exprima dans ce décret, c'est la main cruelle de l'affreuse nécessité qui en traça les caractères. (An de R. 671.)

5. L'armée du divin Jules César, qu'on pourrait appeler le bras invincible d'un invincible capitaine, ayant bloqué la ville de Munda, manquait de bois pour élever la terrasse d'assaut ; mais elle la porta à la hauteur nécessaire en entassant les cadavres des ennemis et, à défaut de pieux de chêne, elle en forma les soutènements avec des lances et des javelots : manière de construire inusitée que lui enseigna la nécessité. (An de R. 708.)

6. A la mémoire divine du père je veux associer le souvenir non moins divin du fils. Lorsque Phraate, roi des Parthes, semblait prêt à envahir nos provinces et que l'annonce d'une attaque inattendue eut frappé d'une terreur soudaine les contrées voisines de son empire, il se produisit subitement dans la région du Bosphore une telle rareté des vivres que l'on donnait six mille deniers pour une mesure d'huile et un esclave pour un boisseau de blé. Mais les soins d'Auguste qui veillait alors à la sûreté du monde dissipèrent une tempête si effroyable. (Vers l'an 733 de R.)

EXEMPLES ETRANGERS

1. Nul secours pareil ne vint soutenir les Crétois. Pendant le siège que leur fit subir Métellus, ils furent réduits à la dernière disette et on les vit irriter, à vrai dire, plutôt qu'apaiser leur soif avec leur urine et celle de leurs bêtes de somme. Par crainte d'être vaincus, ils endurèrent des maux que le vainqueur même ne les aurait pas contraints à endurer. (An de R. 635.)

2. Les Numantins, que Scipion Émilien tenait enfermés au milieu de travaux de contrevallation et de chaussées, avaient épuisé tout ce qui pouvait les empêcher de mourir de faim et finirent par se nourrir de cadavres humains. Aussi, quand la ville fut prise, en trouva-t-on un grand nombre qui portaient cachés dans leurs vêtements des membres d'hommes égorgés. La nécessité ne peut être une excuse pour de tels actes : on n'est pas oblige de vivre à ce prix, quand on est libre de mourir. (An de R. 620.)

3. La farouche obstination des Numantins fut encore dépassée, dans une conjoncture semblable, par l'énergie exécrable et inhumaine des habitants de Calagurris. Ils voulaient, en faisant échouer le siège que Pompée faisait de leur ville, montrer une fidélité invincible à la mémoire de Sertorius qui venait d'être assassiné. Aussi, comme il n'existait plus dans la ville d'autres êtres vivants, ils en vinrent à cette abomination de manger leurs femmes et leurs enfants. Afin de pouvoir nourrir plus longtemps sa chair de sa propre chair, cette jeunesse sous les armes n'hésita pas à saler les malheureux restes de ces cadavres. Et voilà des soldats qu'on aurait exhortés sur un champ de bataille à défendre vaillamment la vie de leurs femmes et de leurs enfants ! Ce grand général aurait dû chercher à punir de tels ennemis plus encore qu'a les vaincre il aurait pu s'acquérir plus de gloire par leur châtiment que par leur défaite, puisque, à les comparer avec eux il n'est point de serpents, points de bêtes féroces qu'ils n'aient surpassés en férocité. Ce qui est pour les animaux un tendre objet d'affection, qu'ils chérissent plus que leur propre vie, les Calagurritains en firent leur nourriture du matin et du soir. (An de R. 681.)

CHAPITRE VII : Des testaments annulés.

 Donnons maintenant notre attention à une affaire remarquable parmi les actes de l'homme en ce qu'elle a la première place dans ses préoccupations et la dernière dans sa vie. Considérons les testaments qui furent annulés, quoique conformes aux lois, ceux qui furent confirmés, quoiqu'on eût pu les annuler justement, ceux enfin qui firent accorder la possession de l'héritage à d'autres qu'à ceux qui s'attendaient à le recueillir. Je ferai cet exposé dans l'ordre que je viens d'indiquer.

1. Le père d'un jeune homme qui était à l'armée, ayant reçu du camp la fausse nouvelle de sa mort, désigna dans son testament d'autres héritiers et mourut. Après avoir accompli ses années de service, le jeune homme revint chez lui et se vit exclu de la maison paternelle par l'erreur de son père et l'impudence d'héritiers étrangers. Où trouver plus de cynisme que chez ces gens-là ? Il avait consumé le meilleur de sa jeunesse à défendre la patrie, il avait supporté pour elle les plus grandes fatigues et affronté une foule de dangers, il montrait les cicatrices de blessures reçues par devant et il lui fallait demander que les foyers de ses aïeux ne devinssent pas la possession de gens oisifs qui étaient une charge pour Rome elle-même. Il fut donc forcé, après avoir déposé les armes, de descendre au forum pour entreprendre sous la toge une campagne nouvelle. Il la fit avec une âpre énergie : car c'est contre des héritiers avides qu'il eut à lutter pour son patrimoine devant les centumvirs. Mais toutes les sections du tribunal et même toutes les voix lui furent favorables et il sortit vainqueur du procès.

2. Il en fut de même du fils de M. Annéius Carséolanus, chevalier romain très distingué. Ce jeune homme qui avait été adopté par son oncle maternel Sufénas, fut passé sous silence dans le testament de son père naturel. Mais il fit annuler ce testament par les centumvirs, quoique Tullianus, intime ami du grand Pompée, fût un des héritiers nommés et Pompée lui- même un des signataires. L'influence d'un personnage si considérable lui opposa dans ce procès plus de difficultés que les mânes de son père. Néanmoins, malgré ce double obstacle, il ne laissa pas d'obtenir l'héritage paternel. Car L. Sextilius et P. Popilius, parents de M. Annéius et que celui-ci avait institués héritiers avec Tullianus pour une part égale, n'osèrent pas intenter un procès au jeune homme. Cependant l'autorité alors prépondérante du grand Pompée pouvait les encourager à soutenir le testament ; leur action pouvait aussi s'appuyer dans une certaine mesure sur ce fait que le jeune M. Annéius était passé par l'adoption dans la famille et dans la religion domestique de Safénas. Mais les liens de la filiation, qui enchaînent les hommes si étroitement, l'emportèrent à la fois sur la volonté d'un père et sur le crédit du premier citoyen de la république. (Vers l'an 695.)

3. Un enfant nommé C. Tettius avait été déshérité par son père : il était pourtant né de Pétronia que Tettius avait eue pour épouse jusqu'au moment de sa mort. Mais le divin Auguste ordonna par un décret que l'enfant fût mis en possession de l'héritage paternel et montra ainsi pour toute la patrie des sentiments de père : Tettius, en traitant avec une si grande injustice un fils né sous son toit, avait renoncé à son titre de père.

4. De même Septicia, mère des Trachales d'Ariminum, qui était irritée contre ses fils, prit le parti, pour leur nuire, comme elle ne pouvait plus devenir mère, d'épouser un homme extrêmement vieux, nommé Publicius, et ne fit mention dans son testament d'aucun de ses deux fils. Ceux-ci s'adressèrent au divin Auguste qui annula à la fois le mariage et les dernières volontés de Septicia. Il leur adjugea la succession de leur mère et, comme le mariage n'avait pas été contracté dans le dessein d'avoir des enfants, il fit défense au mari de retenir la dot. Quand l'Equité elle-même eût juge cette affaire, aurait- elle pu prononcer avec plus de justice et de sagesse ? Tu rejettes ceux à qui tu as donné le jour ; tu contractes un nouveau mariage quand tu ne peux plus devenir mère ; obéissant à ton ressentiment, tu renverses par ton testament l'ordre normal des successions ; tu ne rougis pas de donner tout ton patrimoine à ce vieillard déjà prêt pour le bûcher, auquel tu as livré ton corps flétri par les années. Aussi est-ce au milieu de cette indigne conduite que tu as été frappée de la foudre céleste et précipitée au fond des enfers.

5. Nous avons aussi du préteur C. Calpurnius Pison une décision non moins remarquable. Térentius, père de huit fils qu'il avait élevés jusqu'à leur adolescence, était venu se plaindre que l'un d'eux qu'il avait donné en adoption l'avait déshérité. Calpurnius le mit en possession des biens du jeune homme et ne permit pas aux héritiers désignés d'intenter une action. Les motifs qui déterminèrent le préteur furent sans doute la puissance paternelle, le don de la vie, le bienfait de l'éducation mais ce qui influa aussi pour une part sur sa décision, ce fut le nombre des enfants qui entouraient Térentius : il voyait en effet sept frères déshérités en même temps que leur père par un jeune homme au coeur dénaturé. (An de R. 682.)

6. Mais que de sagesse dans ce décret du consul Mamercus Aemilius Lépidus ! Un certain Génucius, prêtre de la Grande Mère Cybèle, avait obtenu du préteur urbain Cn. Orestès d'être mis en possession des biens que Nævius Anius lui avait donnés par testament. Mais Surdinus, dont l'affranchi avait institué Génucius héritier en appela au consul Mamercus et celui-ci infirma le jugement rendu par le préteur : il se fondait sur ce que Génucius s'étant volontairement mutilé ne devait compter ni parmi les hommes ni parmi les femmes. Arrêt digne de Mamercus, digne d'un prince du Sénat. Cette mesure empêcha Génucius de venir de sa présence infâme et de sa voix impure profaner les tribunaux sous prétexte de demander justice aux magistrats. (An de R. 676.)

7. Q. Métellus fut dans la préture urbaine bien plus sévère qu'Orestès. Le proxénète Vécillus demandait, en vertu d'un testament, la possession des biens de Vibiénus, mais Métellus rejeta sa requête. Cet homme si illustre et si grave estima qu'il ne devait y avoir aucun rapport entre un tribunal et une maison de prostitution Il ne voulait pas approuver l'acte d'un testateur qui n'avait pas craint d'aller jeter sa fortune dans un lieu de débauche infect, ni rendre la justice à celui qui s'était soustrait à toute activité honnête, comme il l'aurait rendue à un citoyen vertueux. (An de R. 680.)

CHAPITRE VIII : Des testaments confirmés, quoique entachés de nullité.

Bornons-nous à ces exemples de testaments annulés et arrivons à ceux qui ont été confirmés, bien qu'ils continssent des causes de nullité.

1. Combien était manifeste et même notoire la démence de Tuditanus ! On l'avait vu en effet jeter au peuple des pièces d'argent, se promener au forum sous les risées de la foule, avec une robe traînante à la manière des acteurs de tragédie et faire mille extravagances pareilles. Il institua Fulvius héritier de ses biens par un testament que Tib. Longus, son proche parent, s'efforça en vain de faire casser par le tribunal des centumvirs. Ceux-ci jugèrent qu'il fallait considérer la lettre du testament plutôt que la personne du testateur.

2. Si la conduite de Tuditanus était insensée, le testament d'Aebutia, qui avait été l'époque de Ménénius Agrippa, fut un acte de folie furieuse. Elle avait deux filles d'une égale vertu, Plétonia et Afronia. Mais entraînée par ses penchants naturels plutôt que déterminée par les offenses de l'une ou les attentions de l'autre, elle institua Plétonia son unique héritière et, d'un patrimoine aussi considérable que le sien, elle ne légua aux fils d'Afronia que vingt mille sesterces. Cependant Afronia ne voulut pas plaider contre sa soeur. Elle estima qu'il valait mieux rendre hommage par sa résignation aux dernières volontés de sa mère que de les faire annuler par un tribunal. Plus elle supportait cette injustice avec patience, plus elle montrait qu'elle était loin de la mériter.

3. Nous nous étonnons moins de cet égarement dans une femme en songeant à Q. Métellus. Alors qu'il y avait à Rome un grand nombre de personnages de son nom jouissant de la plus grande célébrité et de la plus haute estime, alors même qu'on y voyait briller la famille des Claudius à laquelle il tenait de fort près par les liens du sang, il désigna pour unique héritier Carrinas et personne n'attaqua sur ce point son testament.

4. Autre exemple semblable. Le transalpin Pompéius Réginus n'avait pas été nommé dans le testament de son frère. Pour faire ressortir l'injustice de cette omission, il lut, en présence d'une nombreuse réunion des deux ordres, deux testaments qu'il avait rédigés devant les comices et où il avait déclaré son frère héritier d'une grande partie de ses biens, avec un préciput de quinze millions de sesterces. Au milieu de ses amis qui partageaient son indignation, il se répandit en longues plaintes ; mais il s'abstint de toute action devant le tribunal des centumvirs, voulant laisser en paix les mânes de son frère. Cependant les héritiers que celui-ci avait institués ne lui étaient ni égaux ni proches par le degré de consanguinité ; ils étaient étrangers à la famille et de basse condition. Ainsi l'on pouvait regarder comme une honte pour le testateur l'omission de son frère et comme un affront pour celui-ci le choix de ceux qu'il lui avait préférés.

CHAPITRE IX : Des testaments qui ont institué des héritiers contre l'attente générale. 

1. Les testaments dont je vais parler eurent le même bonheur, la même impunité ; mais peut-être furent-ils encore plus odieux, plus coupables. Q. Cæcilius devait à l'active sympathie et aux grandes générosités de L. Lucullus le haut rang où il était parvenu et son immense fortune. Quoiqu'il ne cessât de déclarer hautement que Lucullus était son unique héritier, qu'il lui eût même remis ses anneaux en mourant, il adopta par testament Pomponius Atticus et lui laissa tout son héritage. Mais il arriva à ce perfide imposteur que le peuple romain traîna son cadavre, la corde au cou, par les rues de Rome. Cet homme pervers eut bien le fils et l'héritier qu'il voulait ; il eut aussi les honneurs funèbres et les obsèques qu'il méritait. (An de R. 695.)

2. T. Marius d'Urbinum en eût mérité de semblables. La faveur d'Auguste, le divin empereur, l'avait élevé du dernier rang de l'armée au comble des honneurs militaires. Comme les grands avantages attachés à ces dignités l'avaient enrichi, pendant tout le cours de sa vie il affecta de publier qu'il laisserait sa fortune à celui de qui il la tenait et la veille même de sa mort il exprima encore cette intention à Auguste lui- même. Et cependant il n'inséra pas même le nom de ce prince dans son testament.

3. L. Valérius, surnommé Heptacorde, trouva en Cornélius Balbus un ennemi déclaré qui, sous la toge même, ne cessa de lui faire la guerre. Par ses instigations et ses intrigues, Balbus lui suscita mille procès et à la fin il lui fit intenter une accusation capitale par un accusateur à ses gages. Néanmoins, laissant de côté ses avocats et secs protecteurs, L. Valérius fit de Balbus son seul héritier. Sans doute une véritable stupeur lui avait troublé l'esprit. Car l'on peut dire qu'il s'est plu dans la honte, qu'il a aimé le péril, qu'il a appelé la condamnation de ses voeux, puisqu'il traita avec bienveillance l'auteur de ces persécutions et poursuivit de sa haine ses défenseurs.

4. T. Barrus avait reçu de Lentulus Spinther les témoignages de la plus tendre affection et de la plus généreuse amitié. En mourant, il lui remit ses anneaux comme à son unique héritier, et cependant il ne lui laissa pas la moindre part de son héritage. Si la conscience a le pouvoir qu'on lui suppose, quel supplice n'infligea-t-elle pas en ce dernier moment à un homme si pervers ? Il expira en pensant à sa perfidie et à son ingratitude, l'âme déchirée comme par un bourreau intérieur, car il sentait que son passage de la vie à la mort faisait horreur aux dieux du ciel et qu'il serait aussi un objet d'exécration pour les divinités infernales.

5. M. Popilius, de l'ordre sénatorial, avait été, dès l'enfance, étroitement uni avec Oppius Gallus. Au moment de mourir, se souvenant de leur vieille amitié, il tourna vers lui ses regards affectueux et lui adressa des paroles où se manifestait un vif attachement. Parmi les nombreuses personnes qui l'entouraient de leurs soins, Gallus fut aussi la seule qu'il jugea digne d'un dernier embrassement et d'un dernier baiser. Popilius fit plus encore : il lui remit ses anneaux. Apparemment il ne voulait lui laisser rien perdre d'une succession qu'en fait il ne devait pas recueillir. Mais Oppius, en homme consciencieux, d'ailleurs outrageusement joué par un ami expirant, déposa les anneaux dans un écrin qu'il fit sceller avec le plus grand soin par les personnes présentes et, n'étant point lui-même héritier, il les remit aux héritiers désignés. Est-il rien de plus laid et de plus inconvenant que cette moquerie ? Un sénateur romain arrivé au terme de sa carrière, un homme sur le point de perdre tous les biens de la vie, les yeux déjà voilés par les ombres de la mort, prêt à rendre le dernier soupir, se plut à insulter aux droits sacrés de l'amitié par un tour de mauvais plaisant.

LIVRE VIII

CHAPITRE PREMIER : Pourquoi des accusés tenus pour coupables ont été les uns acquittés, les autres condamnés.

ACCUSÉS - ACQUITTÉS

Maintenant, pour apprendre à ne pas trop nous émouvoir des variations de la justice, rappelons-nous pourquoi des hommes qui ont soulevé l'indignation publique furent les uns acquittés, les autres condamnés.

1. Horace, condamné par le roi Tullus pour le meurtre de sa soeur, en appela au jugement du peuple et fut acquitté. L'atrocité du meurtre avait déterminé la sentence du roi, mais la considération du motif désarma l'assemblée : elle pensait qu'il y avait eu excès de rigueur plutôt que crime à punir une jeune fille d'une passion prématurée. Ainsi, mis hors de cause pour avoir puni impitoyablement cette faute, un frère put de sa main verser le sang d'une soeur et en tirer autant de gloire que du meurtre d'un ennemi.

2. Le peuple romain fut dans cette circonstance un gardien sévère de la pudeur ; dans la suite il fut un juge trop indulgent. Sergius Galba était vivement attaqué du haut de la tribune par le tribun du peuple Libon pour avoir fait mourir, pendant sa préture en Espagne, un grand nombre de Lusitaniens, au mépris de la parole qu'il leur avait donnée. M. Caton, malgré son grand âge, soutenait, par un discours qu'il a reproduit dans les Origines, l'accusation portée par le tribun. Enfin l'accusé renonçant à plaider sa cause personnelle, se mit à recommander, avec des larmes, ses enfants encore en bas âge et son proche parent, fils de Gallus. Ce moyen apaisa l'assemblée et cet homme, qui allait être unanimement condamné, n'eut presque aucune voix contre lui. Ce fut donc la compassion qui inspira le règlement de cette affaire, et non pas la justice. L'acquittement que, faute d'une innocence bien établie, il n'avait pu obtenir, lui fut accordé en considération des enfants. (An de R. 604.)

3. Le fait qui suit est du même genre. A. Gabinius alors qu'il était tombé dans la plus profonde déconsidération, fut accusé et traduit par C. Memmius devant l'assemblé du peuple. Sa situation paraissait désespérée : l'accusation déployait en effet tous ses moyens, tandis que les forces de la défense luttaient avec peu de confiance, et les juges que la colère animait désiraient vivement la punition de l'accusé. Celui-ci n'avait donc plus devant les yeux que l'image du licteur et de la prison lorsque la fortune propice vint par un incident heureux dissiper toutes ces menaces. Sisenna, fils de Gabinius poussé par la peur, courut se jeter en suppliant aux pieds de Memmius, cherchant à calmer la tempête dans l'âme ou elle avait éclaté. L'orgueilleux vainqueur le repoussa d'un air farouche et le laissa quelque temps prosterné avec les marques d'une affliction profonde, son anneau retiré et rejeté loin de lui. L'effet de ce spectacle fut tel que le tribun Laelius, d'accord avec ses collègues, fit mettre Gabinius en liberté et cet exemple fit voir qu'il ne faut jamais abuser insolemment de ses avantages, ni se laisser trop rapidement décourager par l'adversité.

4. Cette vérité est démontrée encore par l'exemple suivant. P. Claudius avait outragé également la religion et la patrie : il était coupable envers l'une d'avoir méprisé un antique usage, envers l'autre d'avoir perdu une magnifique flotte. Traduit devant le peuple irrité, il semblait ne pouvoir en aucune manière échapper au châtiment qu'il méritait, lorsqu'une pluie violente survint tout à coup et le garantit de la condamnation. La séance ayant été levée, on ne jugea pas convenable, comme si les dieux s'y opposaient, d'en commencer une nouvelle Ainsi, par un orage, la mer lui avait attiré un procès criminel ; par un orage, le ciel lui sauva la vie. (An de R. 609.)

5. Un secours semblable sauva la jeune Vestale Tuccia qui était accusée d'inceste et fit éclater sa vertu en déchirant le voile d'ombre dont l'avait enveloppée la calomnie. Forte du sentiment de sa pureté, elle osa chercher son salut par un moyen risqué. Elle saisit un crible et s'adressant à Vesta : "Si j'ai toujours approché de tes autels avec des mains pures, accorde-moi de prendre dans ce crible de l'eau du Tibre et de la porter jusque dans ton temple." Quelque hardi et téméraire que fût un pareil voeu, la nature obéit d'elle-même au désir de la prêtresse. (An de R. 609.)

6. De même, L. Pison, lorsqu'il fut accusé par P. Clodius Pulcher d'avoir exercé de cruelles et horribles vexations contre les alliés, put craindre une condamnation trop certaine, mais dut son salut à un secours imprévu. Au moment même où l'on recueillait les suffrages qui le condamnaient, il survint une pluie violente et, comme il était prosterné à terre embrassant les pieds de ses juges, il se couvrit le visage de boue. A cette vue, le tribunal fut retourné et passa de la sévérité à la compassion et à la clémence : il estima que les alliés avaient déjà reçu une satisfaction suffisante en le voyant réduit à cette triste nécessité de s'abaisser à des supplications humiliantes et de se relever sous des dehors si ignobles (An de R. 694.)

7. Je joindrai à cet exemple celui de deux accusés qui furent acquittés par la faute de leurs accusateurs Q. Flavius était poursuivi devant l'assemblée du peuple par l'édile C. Valérius. En se voyant déjà condamné par les suffrages de quatorze tribus, il s'écria que l'on condamnait en lui un innocent. Valérius répondit aussi à haute voix : "Peu importe qu'il périsse coupable ou innocent, pourvu qu'il périsse." Un mot si barbare valut à l'adversaire les suffrages des autres tribus. Valerius avait bien abattu son adversaire ; mais en le croyant perdu sans retour, il le releva et perdit ainsi la victoire qu'il tenait. (An de R. 425.)

8. C. Cosconius aussi fut mis en accusation en vertu de la loi Servilia pour une foule d'actions coupables et bien avérées. Sa culpabilité ne faisait aucun doute. Il lut devant le tribunal une pièce de vers de Valérius Valentinus, son accusateur, un badinage poétique où l'auteur déclarait avoir séduit un enfant de famille noble et une jeune fille de condition libre. Cette lecture sauva l'accusé. Car les juges considérèrent comme une injustice de donner l'avantage à celui qui méritait non pas de triompher d'un adversaire, mais plutôt de fournir lui-même à un accusateur un sujet de triomphe. En réalité Valérius trouva plutôt sa condamnation dans l'acquittement de Cosconius que Cosconius sa justification dans sa propre cause.

9. Je dirai aussi quelques mots de ceux qui, accablés du poids de leurs crimes, ne durent leur salut qu'à l'illustration de leurs proches. A. Atilius Calatinus, à la suite de la défection de la ville de Sora, avait été mis en jugement au milieu de l'indignation générale. Il était menacé d'une condamnation. Mais quelques mots de Q. Fabius Maximus, son beau-père, suffirent pour le soustraire à un tel péril. Ce grand homme protesta que, s'il eût reconnu Calatinus coupable de ce crime, il eût rompu l'alliance qui l'unissait à lui. Aussitôt le peuple, qui avait déjà son opinion presque arrêtée, l'abandonna pour adopter le jugement d'un seul homme. Il eût regardé comme une indignité de ne pas s'en remettre au témoignage d'un citoyen à qui il se souvenait d'avoir, dans les conjonctures les plus difficiles, confie si heureusement les armées de la république. (An de R. 545.)

10. M. Aemilius Scaurus, accusé de concussion, présenta aux juges une défense si faible et si misérable que l'accusateur put dire : "La loi me permet d'appeler en témoignage cent vingt personnes ; je consens à l'acquittement de Scaurus s'il peut en citer un nombre égal à qui il n'ait rien pris dans son gouvernement." Si avantageuse que fût une pareille condition, l'accusé ne put la remplir. Néanmoins, en considération de l'ancienneté de sa noblesse et du souvenir encore récent de son père, il fut acquitte. (An de R. 699.)

11. Mais, si la gloire des grands hommes put beaucoup pour sauver des accusés, elle eut bien peu de force pour les faire condamner. Bien plus, des hommes manifestement coupables durent leur salut aux attaques violentes des grands. P. Scipion Émilien intenta à L. Cotta une action devant le préteur. La cause, malgré les griefs accablants recueillis par l'accusation, fut sept fois ajournée pour plus ample informé et finalement, au huitième appel, donna lieu à un acquittement. C'est que les juges dans leur sagesse craignaient que la condamnation ne parût une concession faite à la haute autorité de l'accusateur. Ils semblent s'être dit : "Nous ne voulons pas qu'en demandant la tête d'un citoyen, l'on puisse apporter devant le tribunal des triomphes, des trophées, des dépouilles, des éperons de vaisseaux hors de combat. Qu'un tel vainqueur fasse par ces moyens trembler l'ennemi ; mais qu'il ne vienne pas, en s'appuyant sur une gloire si éclatante, mettre en péril la vie d'un citoyen." (An de R. 622.)

12. Autant les juges résistèrent avec énergie à un accusateur si éminent, autant ils firent voir d'indulgence envers un accusé d'un rang bien inférieur. Calidius de Bologne avait été surpris pendant la nuit dans la chambre à coucher d'un homme marié et pour ce fait avait à se défendre contre une accusation d'adultère. Il échappa à la violente et terrible tempête d'indignation déchaînée contre lui grâce à un bien faible moyen de défense dont il se saisit, comme on fait d'une planche de salut dans un naufrage. Il protesta devant les juges que c'était l'amour d'un jeune esclave qui l'avait conduit à cet endroit. Tout prêtait au soupçon, le lieu, le moment, la personne de la mère de famille, la jeunesse même du prévenu ; mais l'aveu d'un tel dérèglement le fit acquitter sur le chef de l'adultère.

13. Cet exemple est pris d'un ordre de choses assez légères ; le suivant est tiré d'un fait sensiblement plus grave. Les deux frères Caelius, d'une illustre famille de Terracine, avaient à répondre d'une accusation de parricide. Leur père, T. Caelius, avait été assassiné dans son lit, près de ses deux fils couchés dans un autre lit. Il n'y avait ni esclave ni homme libre sur qui pût peser le soupçon de ce meurtre. Les deux frères furent acquittés sans autre motif que ce seul fait qui fut démontré aux juges : lorsqu'on avait ouvert la porte de leur chambre on les avait trouvés endormis. Le sommeil, indice le plus certain d'une conscience pure et tranquille, sauva la vie de ces malheureux. On jugea qu'il n'était point dans la nature qu'après l'assassinat d'un père et au milieu du sang coulant de ses blessures ils aient pu goûter le repos.

 ACCUSÉS CONDAMNÉS

1. Nous allons maintenant énumérer rapidement ceux qui furent plus desservis par des faits étrangers à la cause qu'ils ne furent secourus par leur innocence. L. Scipion, après avoir si magnifiquement triomphé d'Antiochus, fut condamné tout comme s'il avait reçu de l'argent de ce roi. Pourtant il n'avait pas été corrompu, je suppose, pour repousser au delà du mont Taurus ce souverain qui était maître de toute l'Asie et qui déjà étendait ses mains victorieuses sur l'Europe. Mais, malgré son intégrité et bien qu'il fût au-dessus d'un tel soupçon, il ne put résister à l'envie qui s'attachait alors aux surnoms glorieux des deux frères. (An de R. 566.)

2. Si l'éclat de sa gloire fit le malheur de Scipion, C. Decianus, malgré sa probité reconnue, se perdit par un simple propos. Comme il accusait du haut de la tribune un homme d'une conduite ignoble, un P. Furius, il osa, dans un passage de son discours, regretter la mort de L. Saturninus. C'en fut assez : il n'obtint pas la condamnation de l'accusé, mais de plus il se vit infliger à lui-même la peine proposée contre Furius. (An de R. 654.)

3. Une circonstance semblable perdit Sextus Titius. Il était innocent et, comme auteur d'une loi agraire, il était en faveur auprès du peuple. Néanmoins comme il avait eu en sa possession un portrait de Saturninus, l'assemblée le condamna d'une voix unanime. (An de R. 655.)

4. A ces exemples ajoutons celui de Claudia. Elle était innocente de la faute dont on l'accusait ; mais un voeu impie la fit condamner. Comme elle rentrait chez elle au retour des jeux publics et qu'elle était écrasée dans la foule, elle avait exprimé le souhait que son frère, qui avait été le pire fléau de nos forces navales, revînt à la vie, qu'il fût souvent consul et que son funeste commandement fît diminuer la multitude qui encombrait Rome. (An de R. 507.)

5. Nous pouvons aussi, en une courte digression, parler de ceux qui, pour des motifs peu graves, furent frappés de dures condamnations. Les triumvirs chargés de la police, M. Mulvius, Cn. Lollius, L. Sextilius, étaient arrivés trop tard pour éteindre un incendie qui avait éclaté sur la voie Sacrée. Les tribuns les citèrent devant le peuple et les firent condamner. (An de R. 585.)

6. Il en fut de même de P. Villius, triumvir nocturne. Il fut accusé par le tribun P. Aquilius et succomba devant le tribunal du peuple pour avoir fait négligemment la ronde des postes de gardes. (An de R. 698.)

7. Le peuple prononça encore un arrêt bien sévère quand il punit d'une forte amende M. Emilius Porcina que L. Cassius accusait d'avoir élevé trop haut sa maison de campagne d'Alsium. (An de R.616.)

8. On ne saurait non plus passer sous silence la condamnation suivante. Un homme qui avait trop de tendresse pour son jeune enfant céda à la prière que ce dernier lui fit, à la campagne, de lui faire préparer un plat de gras double. Ne pouvant se procurer dans le voisinage de la viande de boeuf, il satisfit cette envie en faisant tuer un boeuf de labour. Sur ce fait on lui intenta une action publique et on le condamna. Dans un siècle moins reculé on l'eût trouvé innocent.

 DE DEUX FEMMES QUI FAILLIRENT ÉTRE CONDAMNÉES

1. Disons aussi un mot de ceux qui encoururent la peine capitale sans être condamnés ni acquittés. Une femme eut à se défendre devant le préteur M. Popilius Lénas pour avoir tué sa mère à coups de bâton. Le tribunal ne prononça ni pour ni contre. Car il était bien établi que, à la suite de la perte de ses fils morts empoisonnés et victimes du ressentiment de leur aïeule contre sa fille, cette femme s'était laissé emporter par sa douleur et qu'elle n'avait fait que punir un parricide par un parricide. De ces deux forfaits, l'un parut mériter le châtiment et l'autre le pardon. (An de R. 607.)

2. Dans une difficulté semblable, Publius Dolabella, proconsul d'Asie, se montra aussi flottant et irrésolu. Une femme de Smyrne tua son mari et son fils, parce qu'ils avaient assassiné, comme elle en avait acquis la preuve, un autre fils, jeune homme du plus heureux naturel, qu'elle avait eu d'un premier mariage. L'affaire lui ayant été soumise, Dolabella la renvoya à l'Aréopage d'Athènes. Il ne pouvait se résoudre ni à acquitter une femme coupable d'un double assassinat, ni à punir une mère qu'un légitime ressentiment avait poussée à la vengeance. Le magistrat du peuple romain se conduisit avec autant de circonspection que d'humanité ; mais les juges de l'Aréopage ne montrèrent pas moins de sagesse. Après examen de la cause, ils ordonnèrent à l'accusateur et à l'accusée de se représenter devant eux dans cent ans. Ils obéissaient au même sentiment que Dolabella. Mais ils échappaient à l'insoluble difficulté de choisir entre la condamnation et l'acquittement, celui-ci en se déchargeant de l'affaire sur d'autres, ceux-là en la remettant fort loin. (An de R. 685.)

 CHAPITRE II : Des procès civils les plus remarquables. 

Aux procès criminels je vais joindre des procès civils : L'équité qui préside au jugement des affaires civiles pourra faire plus de plaisir au lecteur que les passions de la foule assemblée ne pourront lui déplaire.

1. Claudius Centumalus reçut des augures l'ordre d'abaisser la maison qu'il possédait sur le mont Caelius, parce qu'elle gênait leur vue quand ils prenaient les auspices du haut de la citadelle. Il vendit cette maison à Calpurnius sans mentionner la sommation du collège des augures. Calpurnius, forcé de démolir sa maison, fit désigner M. Porcius Caton, père de l'illustre Caton d'Utique, comme arbitre entre lui et Claudius, avec mission de décider, en vertu de la formule donnée par le préteur, les mesures à prendre dans son intérêt au nom de la bonne foi. Lorsque Caton sut que Claudius avait dissimulé l'injonction des augures, il s'empressa de le condamner. Sentence pleine d'équité ; car celui qui vend de bonne foi ne doit ni grossir les avantages qu'il annonce ni déguiser les inconvénients. (Vers l'an de R. 559.)

2. Le procès que je viens de raconter fut bien connu en son temps ; mais on ne fut point non plus sans parler de celui que je vais rapporter. C. Visellius Varro, étant tombé gravement malade, consentit à se reconnaître débiteur de trois cent mille sesterces envers Otacilia, femme de Laterensis, avec laquelle il avait eu un commerce charnel, dans l'intention que, s'il venait à mourir, elle pût exiger cette somme de ses héritiers. C'était une sorte de legs qu'il voulait lui assurer, en colorant du nom de dette une libéralité qui n'était que le prix de son plaisir. Mais Vitellius échappa à cette périlleuse maladie au grand regret d'Otacilia. Celle-ci fut fort irritée que la mort n'eût pas fait aboutir l'espoir qu'elle avait conçu d'un riche butin et aussitôt, renonçant au rôle d'amie complaisante, elle se conduisit en usurière impitoyable : elle lui demanda le payement d'une somme qu'elle avait cherché à obtenir par une conduite sans pudeur et par un contrat fictif. C. Aquilius, personnage d'une grande considération et très versé dans la science du droit civil, fut choisi pour juger cette affaire. Prenant conseil des principaux citoyens de la république, de ses lumières personnelles et de sa conscience, il débouta Otacilia. Si la formule donnée par le préteur eût permis à la fois de condamner Varro et de lui donner gain de cause contre la partie adverse, je ne doute point qu'Aquilius ne l'eût volontiers puni d'un égarement coupable et honteux. Mais en réalité il ne voulut réprimer pour sa part que l'imposture qui avait motivé l'action civile et il laissa au tribunal criminel le soin de punir l'adultère. (An de R. 675.)

3. C. Marius, dans un procès semblable, montra des sentiments bien plus énergiques et tels qu'on devait les attendre d'une âme de soldat. C. Titinius, de Minturnes, avait répudié pour adultère sa femme Fannia qu'il avait épousée par calcul malgré son dévergondage et il cherchait à la dépouiller de sa dot. Marius fut choisi pour arbitre. L'affaire ayant été exposée en présence des deux parties, il prit Titinius à part, lui conseilla de se désister et de rendre la dot à sa femme. Il réitéra ce conseil à plusieurs reprises et toujours inutilement. Pressé d'ailleurs par Titinius de prononcer sa sentence, il condamna Fannia pour dérèglement à une amende d'un sesterce et Titinius à la restitution intégrale de la dot. Cette décision, déclara-t-il, était motivée par la conviction où il était que Titinius n'avait recherché l'alliance de Fannia malgré sa conduite déréglée qu'avec l'intention de lui prendre son patrimoine. (An de R.653.) Cette Fannia est celle-là même chez qui dans la suite déclaré ennemi public par le sénat et encore tout couvert de la fange du marais d'où on l'avait arraché, fut amené pour être placé sous sa garde dans sa maison de Minturnes. Elle le secourut de tout son pouvoir. Elle se rendait compte qu'elle ne devait imputer qu'à sa propre conduite le jugement qui avait affirmé son impudicité et que, si elle avait conservé sa dot, elle en était redevable à la conscience de Marius. (An de R 665.)

4. L'on a aussi beaucoup parlé d'un procès où un homme fut condamné pour vol, parce que, ayant loué un cheval pour aller jusqu'à Aricie, il s'en était servi pour passer la colline située au delà de cette ville. Comment pourrions-nous ne pas louer ici la délicatesse d'un siècle où l'on punissait de si légers manquements à la probité ?

CHAPITRE III : Des femmes qui ont plaidé pour elles ou pour d'autres devant les magistrats.

Nous ne devons pas non plus garder le silence sur ces femmes que leur nature et la réserve imposée à leur sexe n'ont pu forcer à se taire dans le forum, ni devant les tribunaux.

1. Maesia, de Sentinum, traduite en justice, plaida elle-même sa cause devant un tribunal présidé par le préteur L. Titius, au milieu d'un immense concours de peuple. Elle s'acquitta de toutes les parties du rôle de défenseur avec exactitude et même avec vigueur et elle fut acquittée dès la première audience, presque à l'unanimité. Comme elle cachait sous les dehors d'une femme une âme virile, on lui donnait le nom d'Androgyne.

2. C. Afrania, femme du sénateur Licinius Buccon, qui avait le goût de la chicane, plaidait toujours elle-même ses procès devant le préteur, non qu'elle manquât de défenseurs, mais parce qu'elle était pleine d'effronterie. A force de fatiguer les tribunaux de cris et pour ainsi dire d'aboiements qui ne sont pas habituels au forum, elle devint le plus fameux exemple de l'esprit de chicane chez les femmes. Aussi, pour flétrir la malhonnêteté chez une femme, on se sert de ce nom d'Afrania. Elle prolongea son existence jusqu'à l'année où César fut consul pour la seconde fois avec P. Servilius. Car, en parlant d'un monstre pareil, il faut plutôt rappeler l'époque de sa disparition que celui de sa naissance. (An de R. 705.)

3. Hortensia, fille de Q. Hortensius, voyant les dames romaines frappées d'un lourd impôt par les triumvirs sans qu'aucun homme osât prendre leur défense, plaida la cause des femmes devant les triumvirs avec autant de bonheur que de fermeté. Elle retrouva l'éloquence de son père et obtint la remise de la plus grande partie de la taxe imposée à son sexe. Hortensius sembla revivre dans sa descendance féminine et respirer dans le discours de sa fille et, si les hommes nés du même sang eussent voulu après elle suivre la même voie, l'on n'aurait pas vu prendre fin avec le seul et unique plaidoyer de cette femme la belle tradition d'éloquence qui se transmettait comme un héritage dans la famille Hortensia. (An de R 710).

CHAPITRE IV : De la question.

Pour n'omettre aucune des parties de la procédure rapportons ici des déclarations obtenues par la question, qui ont été les unes rejetées, les autres trop légèrement admises.

1. Un esclave du banquier M. Agrius nommé Alexandre fut accusé d'avoir assassiné un esclave d'A. Fannius. Il fut pour cette raison soumis à la torture par son maître et ne cessa de se déclarer coupable de ce crime. Livré en conséquence à Fannius, il subit le dernier supplice. Peu de temps après, on vit revenir chez son maître celui que l'on avait cru assassiné.

2. Au contraire, l'esclave Alexandre appartenant à P. Atinius, soupçonné d'avoir tué C. Flavius, chevalier romain, et pour ce motif soumis six fois à la torture, persista toujours à nier qu'il fût coupable. Il n'en fut pas moins condamné par les juges, comme s'il eût avoué le crime, et le triumvir Calpurnius le mit en croix.

3. De même, dans le procès que soutenait Fulvius Flaccus, son esclave Philippe sur le témoignage duquel reposait toute l'information, fut torturé jusqu'à huit fois sans jamais laisser échapper un mot capable de perdre son maître. On ne laissa pas néanmoins de condamner Fulvius, quoique le courage d'un seul homme soumis huit fois à la torture prouvât l'innocence de l'accusé avec plus de force que n'aurait pu le faire la patience de huit hommes l'endurant une seule fois.

CHAPITRE V : Des témoins.

Il me reste à citer des exemples relatifs à des témoins.

1. Cn. et Q. Servilius Caepion, deux frères parvenus de dignités en dignités jusqu'au faîte des honneurs, les frères Métellus, Quintus et Lucius, qui avaient été consuls et censeurs et dont l'un avait même obtenu le triomphe, apportèrent des témoignages sévères contre Q. Pompéius, fils d'Aulus, qui était accusé de concussion. Cependant l'on acquitta Pompéius ; non pas qu'on refusât d'ajouter foi à leurs dires, mais on voulut éviter que leur puissante influence ne parût avoir déterminé la condamnation de leur ennemi. (An de R. 615.)

2. M. Aemilius Scaurus, prince du sénat, témoigna aussi sans ménagement contre C. Memmius, accusé de concussion ; il attaqua également dans une déposition C. Flavius, poursuivi pour le même crime ; lorsque C. Norbanus fut traduit devant le tribunal du peuple pour crime de lèse-majesté, il s'efforça ouvertement de le perdre. Cependant ni son crédit qui lui donnait un très grand pouvoir, ni sa probité que personne ne mettait en doute, ne lui permirent de faire condamner un seul de ces accusés.

3. L. Crassus n'avait pas moins d'autorité devant les tribunaux que Aemilius Scaurus parmi les sénateurs. Par son éloquence à la fois si solide et si persuasive il disposait à son gré des suffrages des juges et il était le prince du forum, comme Scaurus l'était du sénat. Néanmoins il eut beau contre M. Marcellus accusé faire entendre un témoignage aussi violent que les traits de la foudre, autant il se montra fort par l'attaque, autant il parut impuissant par l'effet. (An de R. 660.)

4. Et Q. Métellus Pius, les Lucullus, Lucius et Marcus, Q. Hortensius et M. Lépidus, que ne firent-ils pas contre C. Cornélius accusé du crime de lèse-majesté ? Non contents de le charger par leurs dépositions, ils allèrent jusqu'à demander sa tête en déclarant que, si on ne lui ôtait la vie, la république ne saurait subsister. Ces hommes qui étaient l'honneur de la patrie, j'ai honte de le dire, virent tous leurs efforts se briser sur la volonté des juges comme sur un bouclier. (An de R. 687.)

5. Que dirai-je de Cicéron ? Lui que la carrière du barreau conduisit aux plus grands honneurs et à la plus haute magistrature, ne s'est-il pas fait battre comme témoin sur le terrain même où triomphait son éloquence, lorsqu'il affirma avec serment que Clodius était bien à Rome et qu'il était venu chez lui, tandis que celui-ci ne se défendait d'un infâme sacrilège qu'en alléguant son absence ? Les juges aimèrent mieux absoudre Clodius du crime d'adultère que décharger Cicéron du soupçon de parjure. (An de R. 692.)

6. Après tant de témoins dont on n'a point fait cas, je vais en citer un dont le témoignage fut apporté au tribunal dans des conditions inattendues et eut toutefois un plein effet. P. Servilius qui avait été consul, censeur et général honoré du triomphe et qui aux titres de sa famille avait ajouté le surnom d'Isauricus, passant un jour dans le forum, vit des témoins déposer contre un accusé. Il se présenta pour témoigner et, au grand étonnement des avocats et des accusateurs, adressa aux juges ces paroles : "L'homme qui plaide devant vous, juges, m'est inconnu : j'ignore son pays, son genre de vie, s'il est justement ou injustement accusé. Je ne sais qu'une chose : un jour que j'étais en voyage sur la route de Laurente, il me rencontra dans un passage fort étroit et ne voulut pas descendre de cheval. Ce fait peut-il en quelque mesure éclairer votre conscience ? C'est à vous de l'apprécier. Quant à moi, je n'ai pas cru devoir vous le laisser ignorer." Les juges, sans écouter presque les autres témoins, condamnèrent le prévenu. Ce qui les détermina, ce fut la haute situation du personnage et aussi l'indignation que soulevait en lui le mépris des égards dus à son rang ; ils pensèrent qu'un homme qui ne savait pas respecter les premiers citoyens de l'Etat devait finir dans le crime. (An de R. 676.)

 CHAPITRE VI : De ceux qui commirent des fautes qu'ils avaient punies dans les autres.

Ne laissons pas non plus dans l'ombre ceux qui se rendirent eUx-mêmes coupables des fautes qu'ils avaient punies dans les autres.

1. C. Licinius, surnommé Hoplomachus, demanda au préteur d'interdire son père comme dissipateur. Sa requête fut satisfaite ; mais peu de temps après, le vieillard étant mort, il se hâta lui-même d'engloutir l'immense patrimoine qu'il en avait reçu en argent et en domaines. Mais il ne connut pas, à son tour, le même traitement : c'est qu'il aima mieux dissiper l'héritage que d'élever un héritier.

2. C. Marius s'était montré grand citoyen et avait sauvé la république en écrasant L. Saturninus qui avait fait prendre les armes aux esclaves en leur montrant pour enseigne le bonnet de la liberté. Mais pendant que Sylla entrait dans Rome avec son armée, le même Marius, arborant le bonnet de la liberté, appela les esclaves à son secours. Aussi, en imitant l'action qu'il avait punie en Saturninus, il trouva un autre Marius prêt à l'abattre à son tour. (An de R. 603.)

3. C. Licinius Stolon, grâce à qui les plébéiens eurent la faculté de demander le consulat, avait fait une loi qui défendait de posséder plus de cinq cents arpents de terre ; mais lui-même en acquit un millier et, pour dissimuler sa faute, il en mit la moitié sur la tête de son fils. Accusé à ce sujet par M. Popilius Lénas, il fut condamné le premier en vertu de sa loi et son exemple montra qu'on ne doit jamais prescrire aux autres que ce qu'on s'est d'abord imposé à soi-même. (An de R. 396.)

4. Q. Varius, à qui l'incertitude de son titre de citoyen a valu le surnom d'Hybride, fit passer, pendant son tribunat, malgré l'opposition de ses collègues, une loi prescrivant de poursuivre ceux qui auraient, par des menées perfides, poussé les alliés à prendre les armes contre Rome. Ce fut pour le plus grand dommage de la république : car cette loi provoqua d'abord la guerre sociale et ensuite la guerre civile. Mais ce Varius, tribun pernicieux avant même d'être reconnu citoyen, fut pris dans les pièges de nos divisions intestines et périt victime de sa propre loi. (An de R. 662.)

CHAPITRE VII : De l'étude et de l'application au travail.

EXEMPLES ROMAINS

Mais pourquoi tarder davantage à célébrer le pouvoir I'activité ? Comme un souffle vivifiant, elle anime de sa force les soldats en campagne, elle allume la passion de la gloire chez ceux qui vivent au forum ; tous les arts trouvent dans le travail un asile sûr et un aliment ; tout ce que l'esprit, la main, la langue peuvent produire d'admirable est par lui porté à la plus haute perfection. Car tous les talents, pour arriver à leur plein épanouissement, ont besoin d'acquérir de la force en s'affermissant par l'exercice.

1. Caton, à l'âge de quatre-vingt-six ans, gardait encore pour les affaires publiques une ardeur de jeune homme. Accusé par ses ennemis d'un crime capital, il plaida lui-même sa cause sans qu'on pût remarquer en lui ni un ralentissement de la mémoire, ni le moindre affaiblissement de la poitrine, ni quelque embarras dans la prononciation : c'est qu'il maintenait ses facultés en bon état par une activité régulière et constante. Sur le point même de terminer une si longue carrière, dans une accusation intentée à Galba, I'un des plus éloquents orateurs d'alors, il prit la défense de l'Espagne. (An de R. 604.) Le même Caton eut un vif désir d'étudier la littérature grecque sur le tard. Évaluons son âge à ce moment d'après ce fait qu'il n'étudia même la littérature latine qu'à l'approche de la vieillesse. Il s'était déjà fait une grande réputation d'orateur, lorsqu'il s'appliqua à se donner aussi une connaissance approfondie du droit civil.

2. Son admirable descendant Caton d'Utique, qui vécut à une époque plus rapprochée de nous, avait pour la science une telle passion que dans la salle du sénat, en attendant la réunion de l'assemblée, il ne pouvait se tenir de lire des livres grecs. Il fit voir par cette activité que les uns n'ont jamais assez de temps, tandis que les autres ne savent pas en tirer profit.

3. Terentius Varron, dont la vie fut si longue, manifesta sa vitalité moins par le nombre de ses années, égal pourtant à la durée d'un siècle, que par le nombre de ses écrits. Le même lit vit finir à la fois sa vie et la série de ses oeuvres si remarquables.

4. Même persévérance dans Livius Drusus. Affaibli par l'âge et privé de la vue, il s'occupa généreusement d'expliquer au peuple le droit civil et composa des ouvrages fort utiles pour ceux qui veulent l'étudier. La nature put faire de lui un vieillard et la fortune, un aveugle ; mais elle ne purent, ni l'une ni l'autre, empêcher qu'il ne conservât et la vigueur et la vue de l'esprit.

5. Publilius, sénateur, et Pontius Lupus, chevalier romain, célèbres avocats de leur temps, perdirent l'usage de la vue, mais ne laissèrent pas de continuer leur service au barreau avec la même activité. Leurs auditeurs n'en étaient que plus nombreux : on accourait en foule, les uns par plaisir et pour jouir de leur talent, les autres par admiration pour leur fermeté morale ; car ceux qu'un pareil malheur vient à frapper recherchent la solitude et épaississent les ténèbres autour d'eux en ajoutant une obscurité volontaire à celle dont le sort les a enveloppés.

6. Lorsque P. Crassus pendant son consulat passa en Asie pour réduire le roi Aristonicus, il mit tant de soin à apprendre la langue grecque que, bien qu'elle se divisât en cinq dialectes, il la sut à fond et à la perfection. Une telle connaissance lui valut de la part des alliés la plus grande sympathie : car il se servait pour rendre sa décision du dialecte même dans lequel la requête avait été présentée à son tribunal. (An de R. 622.)

7. N'omettons pas non plus Roscius, ce modèle si célèbre de l'art théâtral, qui n'osa jamais hasarder un geste devant le peuple sans l'avoir auparavant étudié chez lui. Aussi n'est-ce pas le théâtre qui fit honneur à Roscius, c'est Roscius qui honora le théâtre. Il ne jouit pas seulement de la faveur populaire ; il sut gagner même l'amitié des grands. Telle est la récompense d'un travail réfléchi, scrupuleux et incessant ; voilà ce qui permet d'associer sans inconvenance la personne d'un comédien aux louanges de si grands personnages.

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. L'activité des Grecs aussi, dont les Romains ont tant profité, recevra ici d'un écrivain latin la récompense des services qu'elle nous a rendus. Démosthène dont le nom seul évoque devant l'esprit l'idée de la plus haute et de la plus parfaite éloquence, ne pouvait, étant jeune, prononcer la première lettre du nom de l'art qu'il cultivait avec ardeur. Mais il s'appliqua si bien à se défaire de ce défaut de prononciation que personne, dans la suite, ne prononça plus nettement cette lettre. Puis, comme sa voix était grêle et criarde, il sut par un exercice continuel la rendre pleine et agréable à l'oreille. Il avait la poitrine faible, mais le travail lui donna la force que sa constitution lui avait refusée. Il disait en effet d'une seule haleine une longue suite de vers et les prononçait en gravissant des montées d'un pas rapide. Debout au bord des rivages bruyants, il déclamait malgré le fracas des vagues, afin d'accoutumer ses oreilles et de les rendre moins sensibles aux murmures des assemblées agitées. On raconte aussi qu'il mettait de petits cailloux dans sa bouche et qu'il parlait ainsi longtemps et avec abondance, afin que, sa bouche une fois vide, sa langue fût plus prompte et plus dégagée. Il lutta contre la nature et il triompha de sa malveillance à force d'énergie et d'opiniâtreté. Aussi y avait-il en lui deux Démosthènes celui que sa mère avait mis au monde et celui que le travail avait fait.

2. Je vais passer à un exemple plus ancien de grande activité. Pythagore, dès sa jeunesse et par désir de connaître tout ce qui peut ennoblir l'esprit, avait entrepris de parvenir au comble du savoir. Car une oeuvre, qu'on veut conduire à sa suprême perfection, doit être commencée de bonne heure et menée avec rapidité. Il se rendit donc en Egypte : il se familiarisa avec l'écriture de cette nation, consulta les livres de ses anciens prêtres et recueillit les observations d'innombrables générations. Il alla ensuite en Perse. Là il se mit à étudier la science si profonde des mages : à leur école, son esprit avide de s'instruire se nourrit des leçons qu'ils se plurent à lui donner sur le mouvement des astres, le cours des étoiles, la nature, les qualités propres et l'influence de chacun des corps célestes. Puis il s'embarqua pour la Crète et pour Lacédémone et, après en avoir observé les lois et les moeurs, il se rendit aux jeux Olympiques. Il y donna une idée de l'étendue de ses connaissances et excita au plus haut degré l'admiration de la Grèce entière. Comme on lui demandait de quel nom il fallait le qualifier, il répondit qu'il n'était pas un sage, titre qu'avaient déjà pris sept hommes supérieurs à tous, mais un philosophe, c'est-à-dire un ami de la sagesse. Il poursuivit ses voyages jusque dans cette partie de l'Italie qu'on nommait alors la Grande Grèce. Là une foule de villes très riches ressentirent et apprécièrent les bienfaits de sa science. Métaponte contempla le bûcher qui le consumait en manifestant une profonde vénération et cette ville dut au tombeau de Pythagore plus de gloire et d'illustration qu'aux tombeaux de ses propres citoyens.

3. Platon eut le bonheur d'avoir pour patrie Athènes et pour maître Socrate, sources tous les deux, la ville comme l'homme, d'enseignements inépuisables. Il avait en outre un génie d'une merveilleuse fécondité. Déjà on le considérait comme le plus intelligent des mortels, au point de croire que Jupiter lui-même, s'il était descendu du ciel, n'aurait pu parler avec plus de pureté, de richesse et d'abondance. Ce fut alors cependant qu'il entreprit voyager en Égypte tout en s'instruisant auprès des prêtres de ce pays sur les différentes parties de la géométrie et sur l'art d'observer les phénomènes célestes. Ainsi, tandis que la jeunesse studieuse accourait en foule à Athènes pour y venir chercher les leçons de Platon, ce philosophe parcourait les rives impraticables du Nil, les immenses plaines de sa vallée, la vaste étendue du lac Maréotis et les longs détours des canaux de ce pays en se faisant l'élève de vieillards égyptiens. Je suis moins étonné qu'il soit passé en Italie pour recueillir les préceptes et les principes de Pythagore à l'école d'Archytas, à Tarente, ou à l'école de Timée, d'Arion et d'Échécrate, à Locres. Il lui fallait rassembler une telle quantité, une telle richesse de connaissances, afin de pouvoir à son tour les semer et les répandre sur toute la terre. L'on dit même que, lorsqu'il mourut, à l'âge de quatre-vingt-un ans, il avait à son chevet les mimes de Sophron. Ainsi le goût de l'étude ne l'abandonna pas même à sa dernière heure.

4. Démocrite pouvait être classé parmi les hommes riches. Ses biens étaient si considérables que son père put donner un repas à l'armée de Xerxès sans se mettre dans la gêne. Mais pour se livrer à l'étude avec un esprit plus libre, il fit don de son patrimoine à sa patrie en ne réservant qu'une très faible somme d'argent. Il habita Athènes pendant un bon nombre d'années, consacrant tout son temps à l'étude et à la pratique de la philosophie. Il y vécut inconnu de tous, comme il l'atteste lui-même dans un de ses ouvrages. Devant une telle application mon esprit est plein d'une profonde admiration et passe à un autre exemple.

5. Carnéade fournit une longue et laborieuse carrière dans le service de la philosophie. Parvenu à l'âge de quatre-vingt-dix ans, il ne cessa d'étudier qu'en cessant de vivre. Son application aux travaux de la science allait jusqu'au prodige : s'était-il mis à table pour manger, il oubliait de toucher aux mets, tant il était absorbé dans ses réflexions. Mais Mélissa, son épouse, prenait soin à la fois de ne pas interrompre le cours de sa pensée et d'assurer son alimentation en lui prêtant pour ses besoins le service de ses mains. Ainsi Carnéade ne vivait que de l'esprit ; son corps n'était pour lui qu'une enveloppe étrangère et superflue. (Av. J.-C. 183.) Lorsqu'il avait à discuter avec Chrysippe, il se purgeait auparavant avec de l'ellébore, afin d'avoir l'esprit plus éveillé et de réfuter plus vivement son adversaire. Il n'y a que le goût du travail et l'amour de la gloire solide qui aient jamais pu faire aimer de tels breuvages.

6. Quelle ardeur pour l'étude devons-nous supposer chez Anaxagore ! En rentrant dans sa patrie après un long voyage il vit ces champs incultes. "C'est moi, dit-il, qui serais perdu si ces biens n'étaient ruinés." Comme ce mot révèle bien la possession de la sagesse désirée ! Car s'il eût donné son temps à la culture de ses terres plutôt qu'à celle de son esprit, il serait demeuré à son foyer, simple propriétaire de ses biens, au lieu d'y revenir avec un si grand nom. (Av. J.-C. 466.)

7, D'Archimède aussi je pourrais dire qu'il tira profit de son activité, si elle ne lui avait successivement fait accorder et fait ôter la vie. Après la prise de Syracuse, Marcellus avait compris que c'étaient les inventions d'Archimède qui avaient si longtemps et si puissamment fait obstacle à sa victoire. Néanmoins, il fut tellement ravi de l'intelligence supérieure de ce grand homme qu'il donna ordre d'épargner sa vie, espérant presque autant de gloire de la conservation d'Archimède que de la défaite de Syracuse. Mais, tandis qu'Archimède traçait des figures en fixant son attention et ses regards sur le sol, un soldat se précipite dans sa maison pour la piller et, l'épée nue au-dessus de sa tête, lui demande qui il est. Le géomètre, trop occupé de trouver la solution qu'il cherchait, ne peut dire son nom. Mais il couvre la terre de ses mains et dit seulement : "De grâce, ne dérange pas cette poussière" Et, comme si cette réponse avait marqué du mépris pour l'ordre du vainqueur, on lui trancha la tête et son sang vint brouiller ses figures de géométrie. C'est ainsi que son travail tantôt lui valut la vie sauve ! tantôt fut cause de sa mort. (An de R. 541.)

8. Socrate aussi, comme on le sait bien, se mit à jouer de la lyre dans un âge avancé, estimant qu'il valait encore mieux acquérir tard la pratique de cet art que de ne le savoir jamais. De combien peu cependant une telle connaissance devait-elle augmenter le savoir de Socrate ! Mais, poussé par son opiniâtre activité, il voulut ajouter encore à tant de trésors de science les rudiments les plus vulgaires de l'art musical. Ainsi, à force de se croire pauvre de savoir et obligé d'apprendre toujours, il s'est enrichi de connaissances pour instruire les autres.

9. Réunissons et accumulons ici à propos d'un cas unique des traits qui révèlent une longue et heureuse application à l'étude. Isocrate composa à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, comme il le témoigne lui-même, l'ouvrage célèbre qui est intitulé "Panathénaïque" et qu'animent des sentiments ardents : preuve évidente que chez les hommes d'étude, malgré l'affaiblissement de leurs forces physiques, I'esprit conserve, grâce au travail, toute la fleur de la jeunesse. Et cette production ne marque point le terme de sa vie : Isocrate jouit encore pendant cinq années de l'admiration qu'excita cet ouvrage.

10. Chrysippe toucha la borne de la vie, au terme d'une carrière qui, pour être plus courte, n'en était pas moins encore fort étendue. Il commença en effet, à l'âge de quatre-vingts ans, le trente-neuvième livre du traité de logique qu'il a laissé et qui est un modèle de rigueur et de précision. Dans son désir de nous transmettre les productions de son génie, il s'imposa tant de travaux et de fatigues que, pour connaître à fond tout ce qu'il a écrit, il faudrait toute une longue vie. (Av. J.-C. 212.)

11. Et toi, Cléanthe, qui pris tant de peine à apprendre la sagesse et qui mis tant de persévérance à l'enseigner, tu excitas l'admiration du dieu même qui préside au travail : il te vit dans ta jeunesse faire métier de puiser de l'eau la nuit pour subvenir à tes besoins et consacrer le jour à recevoir les leçons de Chrysippe ; il te vit encore à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, t'appliquer à instruire tes disciples. Tu remplis de cette double tâche l'espace d'un siècle, en nous laissant dans l'embarras pour décider si tu méritas plus d'éloges comme élève ou comme maître. (Av. J.-C.240.)

12. Sophocle aussi rivalisa glorieusement avec la nature. Il prodigua pour elle ses merveilles avec autant de générosité qu'elle en mit à lui dispenser les années pour la création de ses oeuvres. Il atteignit presque la centième année et il composa, aux approches de la mort, son Oedipe à Colone qui aurait suffi pour ravir la palme à tous les poètes tragiques. Iophon, fils de Sophocle, pour ne pas laisser ignorer ce fait à la postérité, eut soin de faire graver sur le tombeau de son père ce que je viens de raconter.

13. Le poète Simonide se glorifie lui-même d'avoir exercé le choeur à chanter ses odes et d'avoir concouru pour le prix de poésie à l'âge de quatre-vingts ans. Il n'était que juste qu'il pût jouir longtemps des créations de son génie et d'une source de plaisir qu'il allait léguer à tous les siècles. (Av. J.-C. 469.)

14. Quelle ne fut pas l'ardeur de Solon pour l'étude ? Il l'a exprimée dans les vers où il dit qu'il vieillissait en apprenant chaque jour quelque chose et il en donna la preuve le dernier jour de sa vie. Comme ses amis étaient assis autour de son lit et conversaient ensemble, il souleva sa tête déjà appesantie à l'approche de la mort. On lui demanda la raison de ce mouvement. "C'est, répondit-il, afin de ne mourir qu'après avoir bien compris, quel qu'il soit, le sujet de votre entretien." Certes la paresse aurait disparu de ce monde, si les hommes entraient dans la vie avec les sentiments qu'avait Solon en sortant. (Av. J.-C. 558.)

15. Quelle dut être la puissance de travail de Thémistocle ! Malgré les préoccupations que lui donnait le soin des plus grands intérêts, il retint les noms de tous ses concitoyens. Exilé de sa patrie par le plus injuste des arrêts et forcé de se réfugier auprès de Xerxès qu'il venait de vaincre, avant de paraître devant ce roi, il apprit la langue des Perses. Il voulait s'attirer par cet effort l'estime du roi et ne faire entendre à ses oreilles que des sons qui lui fussent connus et familiers.

16. De ce double mérite que Thémistocle acquit par le travail, deux rois ont pris chacun une part. Cyrus avait appris les noms de tous ses soldats et Mithridate savait les langues des vingt-deux nations soumises à sa domination : l'un voulait saluer ses soldats sans le secours d'un nomenclateur ; l'autre, parler à ses sujets sans interprète.

CHAPITRE VIII : Du repos honorable. 

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Le repos, bien qu'il paraisse tout l'opposé du travail et de l'étude, doit prendre place immédiatement à leur suite. Je ne parle point du repos qui détruit la vertu mais de celui qui la ranime. Le premier doit être fui même par les paresseux ; le second est souvent désirable même pour les hommes les plus actifs. Ceux-là doivent se garder de devenir littéralement des bons à rien ; ceux-ci chercheront dans une interruption opportune le moyen de retourner au travail avec plus d'énergie.

1. Un couple illustre de vrais amis, Scipion et Laelius, liés entre eux par une affection mutuelle et par la réunion de toutes les vertus, étaient constamment associés dans les occupations de leur vie active et prenaient aussi en commun du repos et des délassements. L'on sait en effet qu'ils se promenaient sur les rivages de Gaëte et de Laurente et y recueillaient des coquilles et des coquillages. C'est un fait que L. Crassus se plaisait à rappeler et qu'il disait tenir de son beau-père Scévola, gendre de Laelius.

2. Scévola, qui a laissé sur leurs loisirs et leurs délassements un témoignage très sûr, passe lui-même pour avoir été très habile au jeu de paume. Cette adresse lui venait sans doute de l'habitude qu'il avait de chercher dans cet exercice une diversion et un repos pour son esprit après les occupations et les fatigues du forum. Parfois aussi, dit-on, après s'être longtemps appliqué à régler les droits des citoyens et le culte des dieux, il donnait quelques moments aux échecs et au jeu de dames. Dans les affaires sérieuses, c'était Scévola, dans les jeux ce n'était que l'homme à qui la nature ne permet pas de supporter un travail continuel.

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1. Cette nécessité fut bien comprise de Socrate, à qui n'échappait aucun élément de la sagesse. Aussi ne rougit-il pas, lorsque, à cheval sur un roseau et jouant avec ses fils tout enfants, il excita les rires moqueurs d'Alcibiade. (Av. J.- C. 413).

2. Tel était aussi le sentiment d'Homère, ce poète doué d'un génie divin, lorsqu'il mettait une lyre harmonieuse dans les mains violentes d'Achille pour détendre son énergie guerrière dans un exercice doux et approprié à la paix.

 CHAPITRE IX : Du pouvoir de l'éloquence.

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Nous voyons bien que l'éloquence exerce un très grand pouvoir. Néanmoins il est à propos d'en reconnaître les effets dans des exemples particuliers pour rendre sa puissance encore plus évidente.

1. Après I'expulsion des rois, le peuple se révolta contre le sénat, prit les armes et alla s'établir près de l'Anio sur le mont Sacré. La république était plongée dans le désordre et dans la tristesse. Divisée par une discorde fatale, ce n'était plus qu'une tête et un corps séparés l'un de l'autre. Et, si l'éloquence de Valérius n'était venue au secours de la patrie, I'espérance d'un si grand empire aurait été anéantie presque à sa naissance. Alors que le peuple s'abandonnait follement à la joie de la liberté récemment conquise et à laquelle il n'était pas accoutumé, cet orateur le ramena par ses paroles à des sentiments plus modérés et plus raisonnables, le soumit au sénat, en un mot réunit Rome à Rome. Ainsi donc une voix éloquente suffit pour faire reculer la colère, la sédition, la force des armes (An de R. 259.)

2. C'est aussi l'éloquence qui arrêta les glaives des soldats de Marius et de Cinna emportés par leur fureur et brûlant de verser le sang des citoyens. Ceux auxquels ces chefs féroces avaient donné mission d'égorger M. Antoine restèrent interdits en l'entendant parler et leurs épées nues et menaçantes rentrèrent au fourreau sans s'être tachées de sang. Les soldats se retirèrent. Mais P. Annius qui était resté seul sur la porte et n'avait pu entendre les éloquentes paroles de M. Antoine, remplit sa cruelle mission et exécuta l'ordre sanguinaire. Quelle éloquence ne faut-il pas supposer chez cet homme que ses ennemis même n'eurent pas la force d'assassiner, dès qu'ils eurent prêté l'oreille à ses discours ?

3. Le divin Jules César qui représente si parfaitement la fois la divinité et le génie humain, a aussi proclamé par un mot expressif et juste le pouvoir de la parole, lorsque, au sujet de l'accusation intentée par lui à Cn. Dolabella, il dit que le plaidoyer de C. Cotta lui arrachait des mains une excellente cause. C'est l'homme le plus éloquent de son temps qui se plaignait ainsi de la puissance de l'éloquence. (An de R. 676.) Après un tel nom, je ne saurais ajouter aucun exemple romain qui soit plus grand ; je dois donc passer aux pays étrangers.  

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1. Telle fut, d'après les historiens, la puissance de la parole chez Pisistrate que les Athéniens, séduits par son éloquence lui laissèrent prendre le pouvoir royal : succès d'autant plus significatif qu'il avait à lutter contre l'opposition énergique de Solon qu'animait son grand dévouement à la patrie. Mais, si les harangues de l'un étaient plus salutaires, celles de l'autre étaient plus éloquentes. Le résultat fut que cette cité, d'ailleurs très éclairée, préféra la servitude à la liberté. (Av. J.-C. 565.)

2. Périclès qui avait reçu de la nature les dons les plus heureux et qui les avait soigneusement cultivés à l'école d'Anaxagore, imposa le joug de la servitude à la cité libre des Athéniens. Il sut la conduire et la gouverner à son gré et, lors même qu'il parlait contre le voeu du peuple, sa parole avait encore pour le peuple de l'attrait et du charme. Aussi l'ancienne comédie dont le langage était si mordant, malgré son vif désir d'ébranler la puissance de ce grand homme, avouait cependant qu'un charme plus doux que le miel résidait sur ses lèvres et que ses paroles laissaient une sorte d'aiguillon dans l'âme de ses auditeurs. Un vieillard, dit-on, qui était présent au premier discours de Périclès, encore très jeune, et qui, dans sa jeunesse, avait entendu Pisistrate, déjà fort avancé en âge, haranguer le peuple, ne put s'empêcher de s'écrier "qu'il fallait se tenir en garde contre un tel citoyen, tant son éloquence ressemblait à celle de Pisistrate". Cet homme ne se trompa ni dans son appréciation du talent oratoire de Périclès, ni dans ses pronostics sur le développement de son caractère. En effet quelle différence y eut-il entre Pisistrate et Périclès, si ce n'est que l'un exerça la souveraineté par la force des armes, l’'autre sans armes ?

3. Quelle force d'éloquence ne devons-nous pas supposer à Hégésias, philosophe de l'école cyrénaïque ? Il représentait les maux de la vie si vivement, il en faisait une peinture si déplorable que l'impression produite dans les âmes des auditeurs faisait naître chez beaucoup d'entre eux le désir de se donner la mort. Aussi le roi Ptolémée lui fit défense de continuer à discourir sur ce sujet.

CHAPITRE X : De l'importance de la déclamation et de l'action. 

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L'éloquence est mise en valeur par une déclamation convenable et une action appropriée aux paroles. Grâce à ces moyens, elle conquiert les hommes de trois manières : elle pénètre leurs coeurs, elle séduit leurs oreilles et leurs yeux par les attraits de la voix et du geste.

1. Mais pour montrer la vérité de cette observation dans d'illustres personnages, citons d'abord C. Gracchus dont l'éloquence fut plus heureuse que ses projets politiques, puisqu'un génie si ardent, si capable de sauver la république, conçut le dessein impie de la bouleverser. Toutes les fois qu'il haranguait le peuple, il avait derrière lui un esclave, habile musicien, qui, sans être aperçu, réglait le rythme de son débit au son d'une flûte d'ivoire, le pressant, quand il se ralentissait trop, ou le modérant, s'il devenait trop rapide. Car la chaleur et la véhémence de son action ne lui laissaient pas assez d'attention pour observer de lui-même la mesure nécessaire.

2. Q. Hortensius qui attachait la plus grande importance à la grâce des mouvements mit presque plus de soin à la réaliser en lui qu'à rechercher l'éloquence elle-même. Et l'on ne saurait dire si les auditeurs accouraient surtout pour l'entendre ou pour le voir : tellement la parole de l'orateur et son extérieur se faisaient valoir mutuellement ! Aussi est-ce un fait bien certain, que Aesopus et Roscius, les deux plus habiles acteurs de l'époque, quand il plaidait, se mêlaient souvent à l'auditoire, afin de rapporter au théâtre des gestes appris au forum.

3. Enfin Cicéron, dans son plaidoyer pour Gallius, fit assez voir I'importance des deux moyens qui nous occupent par les reproches mêmes qu'il adressa à l'accusateur M. Calidius. Comme celui-ci prétendait que le prévenu avait tenté de l'empoisonner et qu'il le prouverait par les témoignages, des écrits, des interrogatoires, Cicéron lui répondit en lui reprochant le calme de son visage, la mollesse de sa voix, le manque d'énergie de son langage. Il put à la fois dévoiler l'insuffisance de l'orateur et fortifier d'un nouvel argument une cause bien compromise en concluant tout ce développement par cette apostrophe "Et quoi, Calidius, si ton accusation n'était inventée de toutes pièces, est-ce ainsi que tu t'exprimerais ? (An de R. 687.)

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Sur ce sujet Démosthène avait la même opinion. On lui demandait quel était le moyen le plus puissant de l'art oratoire : "L'action", répondit-il. On lui posa une seconde et une troisième fois la même question, il fit encore la même réponse, reconnaissant qu'il devait presque tout à l'action. Aussi rien de plus juste que ce mot d'Eschine. Frappé d'atimie par la décision des juges, il quitta Athènes et se retira à Rhodes. Là, à la demande des habitants de cette ville, il débita, d'une voix sonore et harmonieuse, d'abord son discours contre Ctésiphon ensuite la défense du même Ctésiphon par Démosthène. Tous les auditeurs marquaient leur admiration pour l'éloquence des deux plaidoyers, avec une certaine préférence pour celui de Démosthene. "Que serait-ce donc, leur dit Eschine, si vous l'aviez entendu lui-même ?" Un si grand orateur, un adversaire naguère si ardent, apprécia ainsi le génie de son ennemi, la force et la chaleur de son éloquence, jusqu'à se déclarer lui-même peu capable de bien lire ses ouvrages. Il avait éprouvé l'effet que produisaient l'énergique vivacité de son regard, l'air terrible et imposant de son visage, le ton de sa voix si bien assorti à toutes ses paroles, les mouvements expressifs de son corps. Aussi, quoiqu'on ne puisse rien ajouter à ce chef-d'oeuvre, il manque néanmoins aujourd'hui à Démosthène une grande partie de lui-même : on le lit, mais on n'entend plus sa voix.

 CHAPITRE XI : Des merveilleux résultats des sciences et des arts.

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Une revue des résultats réalisés par les sciences et les arts peut offrir un certain intérêt. Elle fera voir tout de suite les grands services que leur invention a rendus et mettra en pleine lumière des choses dignes de mémoire. La peine que l'on prendra à les faire connaître trouvera sa récompense.

1. L'ardente curiosité de Sulpicius Gallus pour tous les genres de connaissances fut très utile à la république. Il était lieutenant de Paul-Émile dans la guerre contre le roi Persée. Pendant une belle nuit la lune vint tout à coup à s'éclipser. Effrayée de ce phénomène comme d'un prodige de mauvais augure, notre armée avait perdu confiance et n'osait en venir aux mains avec l'ennemi. Mais Gallus expliqua si habilement le système planétaire et les lois des mouvements des astres qu'il rendit courage aux soldats et les envoya à la bataille pleins d'ardeur. Ainsi l'éclatante victoire de Paul-Emile, ce fut la noble science de Gallus qui en ouvrit le chemin. Si le lieutenant n'avait triomphé de la frayeur de nos soldats, le général n'aurait pu triompher de l'ennemi. (An de R. 580.)

2. L'habileté de Spurina à saisir les avertissements des dieux s'est révélée par des effets plus sûrs que Rome n'aurait souhaité. Il avait averti Jules César de se tenir sur ses gardes en lui représentant comme marqués par le destin les trente jours qui allaient suivre et dont le dernier tombait aux ides de Mars (15 mars). Dans la matinée de ce jour, comme un devoir de politesse les avait par hasard amenés tous les deux chez Calvinus Domitius, César dit à Spurina : "Eh bien ! sais-tu bien que nous sommes aujourd'hui aux ides de Mars ?" Eh bien, reprit Spurina, sais-tu bien qu'elles ne sont encore passées ?" L'un avait banni la crainte en voyant le terme de l'époque suspecte ; l'autre pensait que le dernier instant même pouvait recéler le péril. Plût aux dieux que l'aruspice eût été dupe de sa science plutôt que le père de la patrie, victime de sa tranquille confiance ! (An de R. 709.)

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1. Mais examinons maintenant des exemples étrangers. Une éclipse de soleil avait tout à coup répandu sur Athènes une obscurité extraordinaire et les habitants étaient plongés dans une inquiétude angoissante, croyant voir dans ce phénomène un avertissement du ciel et l'annonce de leur mort. Périclès se présenta alors au milieu d'eux ; il leur donna sur le cours du soleil et de la lune les explications qu'il avait lui-même reçues de son maître Anaxagore et empêcha ainsi ses concitoyens d'être plus longtemps en proie à une vaine frayeur. (Av. J.-C. 430.)

2. Quelle haute idée le roi Alexandre ne paraît-il pas s'être faite de l'art ? Il ne permit en effet qu'à Apelle de peindre son portrait et qu'à Lysippe de faire sa statue.

3. L'attention des voyageurs qui viennent à Athènes s'arrête sur un Vulcain sorti des mains d'Alcamène. Sans parler d'autres signes de perfection qui frappent d'abord la vue dans cet ouvrage, on admire l'habileté avec laquelle la statue a été campée de manière à indiquer légèrement la démarche boiteuse de Vulcain que la draperie dissimule. Cette particularité est représentée non comme une difformité tournée en dérision, mais comme un trait distinctif et caractéristique du dieu simplement marqué avec bon goût.

4. L'épouse de ce dieu, oeuvre en marbre de Praxitèle, qui se trouve dans le temple de Cnide, semble vivre et respirer. Telle en est la beauté que son caractère divin ne put la protéger contre les embrassements passionnés d'un impudique. Ce trait rend plus excusable l'erreur du cheval à qui la vue d'une cavale en peinture arracha un hennissement, celle des chiens qui se mirent à aboyer en voyant un chien représenté dans un tableau, ou celle du taureau qu'on vit à Syracuse s'enflammer de désir pour une génisse d'airain sous l’'impression produite par une parfaite ressemblance. Pourquoi s'étonner que l'art trompe ainsi des êtres privés de raison, quand nous voyons les formes d'une statue de pierre insensible exciter dans un homme une passion sacrilège ?

5. Mais si la nature permet souvent à l'art de rivaliser de puissance avec elle, parfois aussi elle le laisse se consumer en efforts inutiles. C'est ainsi que les mains de I'éminent artiste Euphranor furent frappées d'une sorte d'impuissance. Il peignait à Athènes les douze grands dieux et il avait représenté Neptune avec tout l'éclat et toute la majesté qu'il avait pu en se flattant de donner à Jupiter un air encore plus auguste. Mais, I'inspiration était épuisée sur le premier ouvrage, et tous les efforts qu'il fit par la suite ne purent jamais atteindre la perfection qu'il s'était proposée.

6. Que dirais-je de cet autre peintre non moins célèbre qui présenta le sacrifice si douloureux d’Iphigénie ? Après avoir placé autour de l'autel Calchas l'air abattu, Ulysse consterné, Ménélas poussant des plaintes, il couvrit d'un voile la tête d'Agamemnon : n'était-ce pas avouer que l'art ne saurait exprimer la douleur la plus profonde et la plus amère ? Il nous montre un aruspice, un ami, un frère en pleurs, son tableau est comme mouillé de leurs larmes ; mais il laissa la sensibilité du spectateur mesurer la douleur du père.

7. Ajoutons encore un exemple également emprunté à la peinture. Un artiste d'un rare talent était parvenu grâce à un soin extrême à représenter un cheval sortant du manège ; on eût presque dit l'animal vivant. Il voulut encore peindre l'écume autour des naseaux ; mais, malgré toute son habileté, ce petit détail donna lieu à de nombreux et longs essais qui restèrent vains. Enfin, d'impatience et de dépit, il saisit une éponge qui se trouvait près de lui et qui était imprégnée de toutes sortes de couleurs et la jeta sur le tableau comme pour détruire son ouvrage. Mais la fortune la dirigea vers les naseaux du cheval et lui fit réaliser le désir du peintre. Ainsi ce que l'art du peintre n'avait pas pu représenter, le hasard réussit à l'imiter.

CHAPITRE XII : L'homme du métier est plus que nul autre capable de conseiller et de critiquer. 

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C'est dans les choses de son propre métier qu'on a le plus d'autorité pour conseiller et critiquer. Pour bien nous le persuader, démontrons-nous cette vérité à l'aide de quelques exemples.

1. Q. Scaevola, cet illustre et infaillible interprète des lois, toutes les fois qu'on venait le consulter sur un point de droit relatif à l'adjudication des biens confisqués, renvoyait à Furius et à Cascellius, tous deux spécialement versés dans cette partie de la science. Par là, il faisait admirer son désintéressement et il ne diminuait pas son autorité en avouant qu'une affaire de ce genre pouvait être traitée avec plus de compétence par ceux qui y étaient préparés par une pratique journalière. Ainsi dans chaque profession les plus savants sont précisément ceux qui jugent leur propre science avec modestie et qui apprécient d'une manière intelligente celle des autres.

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1. Platon, cet esprit si riche en savoir, fut aussi pénétré de cette vérité. Des entrepreneurs chargés de la construction d'un autel voulurent conférer avec lui sur le plan et la forme de l'ouvrage; mais il les renvoya à Euclide le géomètre, par déférence pour sa science ou plutôt pour sa profession. 2. Athènes est fière de son arsenal et avec raison: c'est un ouvrage à voir et pour sa richesse et pour son élégance. On sait que Philon qui en fut l'architecte en expliqua le plan en plein théâtre avec tant d'aisance que le peuple le mieux doué pour la parole ne lui fit pas un moindre mérite de son éloquence que de son talent d'architecte. 3. J'admire encore cet artiste qui, à propos d'une de ses oeuvres, voulut bien écouter les avis d'un cordonnier sur la chaussure et les courroies, mais qui, lorsque celui-ci se mit à critiquer la jambe, lui défendit de s'élever au-dessus du pied. (Av. J.-C. 342.)

 CHAPITRE XIII : De la vieillesse. 

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On a déjà dans ce livre, parmi des exemples d'application au travail et dans la personne de quelques hommes illustres, représenté la vieillesse à son dernier période. Donnons-lui cependant un chapitre distinct et particulier et ne laissons pas croire que nous avons refusé de rendre hommage à un âge que les dieux immortels ont honoré d'une bienveillance spéciale. Faisons en sorte que l'espoir de vivre encore longtemps devienne pour la vieillesse comme un soutien et l'aide à retrouver la gaieté en se souvenant du bonheur passé. Puisse aussi la fidélité des Romains assurer toujours la tranquillité de notre siècle, le plus heureux qu'on ait jamais vu, en prolongeant jusqu'aux limites les plus reculées de l'existence humaine la vie et la santé du prince en qui repose le salut de l'empire.

1. M. Valérius Corvinus vécut cent ans. Entre son premier et son sixième consulat, il s'écoula quarante-six années. Il put cependant suffire avec des forces encore intactes aux charges publiques les plus glorieuses et à la culture soignée de ses terres: modèle aussi parfait qu'on le peut souhaiter du citoyen et du père de famille.

2. Métellus fournit une carrière non moins longue. Quatre ans après avoir exercé le consulat, dans un âge fort avancé il fut créé grand pontife. Il présida aux cérémonies religieuses pendant vingt-deux ans, et jamais sa langue n'hésita en prononçant la formule des voeux, jamais sa main ne trembla en faisant les sacrifices.

3. Q. Fabius Maximus exerça pendant soixante-deux ans les fonctions d'augure et, quand il les obtint, il était déjà dans la force de l'âge. Additionnons ces deux portions de sa vie, elles rempliront aisément la mesure d'un siècle.

4. Que dirai-je de M. Perpenna ? Il survécut à tous les sénateurs qu'il avait convoqués pendant son consulat. Il vit réduits au nombre de sept seulement les sénateurs qu'il avait inscrits sur la liste sénatoriale pendant sa censure avec L. Philippus. Il vécut plus longtemps qu'aucun membre de tout l'ordre sénatorial.

5. Pour Appius, puisqu'il vécut tant d'années privé de la lumière, je pourrais faire terminer sa vie à son infortune. si, après avoir été frappé par ce malheur, il n'avait su encore diriger avec la plus grande fermeté une famille de quatre fils et de cinq filles, une nombreuse clientèle et les affaires publiques. Bien plus: déjà accablé du poids des ans, il se fit porter en litière au sénat pour empêcher la conclusion d'une paix honteuse avec Pyrrhus. Pourrait-on donner à un tel homme le nom d'aveugle? Alors que la patrie avait peine à voir le chemin du bien, c'est lui qui lui apprit à le discerner.

6. La longévité des femmes est attestée aussi par un grand nombre d'exemples: il suffira d'en rappeler brièvement quelques-uns. La femme de Livius Rutilius vécut quatre-vingt-dix-sept ans; Térentia, qui fut l'épouse de Cicéron, en compta cent trois; et celle d'Aufilius, Clodia, accomplit sa cent quinzième année après avoir vu mourir quinze fils.

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1. A ces exemples je vais joindre ceux des rois dont la longévité fut très utile au peuple romain. Hiéron, qui gouvernait la Sicile, parvint à la quatre-vingt-dixième année. Masinissa, roi de Numidie, dépassa cet âge: il régna pendant soixante ans et par la vigueur de sa vieillesse il fut le plus étonnant des hommes. C'est un fait constant, comme Cicéron le rapporte dans son traité de la Vieillesse, que jamais aucune pluie, aucun froid ne purent le déterminer à se couvrir la tête. On dit aussi qu'il se tenait debout plusieurs heures de suite, à la même place, les pieds immobiles, jusqu'à ce qu'il eût vaincu par la fatigue des jeunes gens soumis à la même épreuve. Si ce qu'il avait à faire demandait qu'il fût assis, il demeurait souvent sur son siège une journée entière sans se retourner d'aucun côté. A la tête de ses troupes il passait à cheval quelquefois un jour et une nuit de suite et on le vit jamais, pour se ménager dans sa vieillesse, renoncer à aucun des travaux dont il avait dans sa jeunesse pris l'habitude. Dans l'usage des plaisirs de l'amour, il conserva tellement sa vigueur qu'à l'âge de plus de quatre-vingt-six ans, il eut encore un fils qui s'appela Methymne. La terre de son royaume était inculte et déserte quand il en devint maître, mais il prit toujours tant de soin de l'agriculture qu'il laissa le pays fertile.

2. Gorgias de Léontium qui fut le maître d'Isocrate et de beaucoup d'hommes de talent, se regardait comme très heureux. En effet, à l'âge de cent sept ans, on lui demandait pourquoi il tenait à vivre si longtemps. "C'est, répondit-il, que je n'ai point à me plaindre de ma vieillesse." Fut-il jamais une existence plus longue et plus heureuse que la sienne? Il commença un second siècle et n'y rencontra aucun sujet de plainte, de même qu'il n'en avait eu aucun dans le premier.

3. Xénophile de Chalcis, philosophe pythagoricien, vécut deux ans de moins que Gorgias, mais n'eut pas moins de bonheur. Car, au rapport d'Aristoxène le musicien, il mourut exempt de toutes les infirmités humaines dans tout l'éclat de la gloire que peut donner un savoir accompli.

4. Pour Arganthonius de Gadès, telle fut la durée de son règne que l'on pourrait même se contenter d'une vie aussi longue. Il gouverna en effet sa patrie pendant quatre-vingts ans, bien qu'il en eût déjà quarante à son avènement. La réalité de ce fait est attestée par de sûrs garants. Asinius Pollion, qui n'est pas un des moindres écrivains latins, note, dans le troisième livre de ses histoires, que ce prince vécut cent trente ans et lui-même Pollion est un assez bel exemple d'une robuste vieillesse.

5. Le total si élevé des années de ce roi devient moins étonnant, quand on le compare aux Ethiopiens qui, selon Hérodote, dépassent cent vingt ans, aux Indiens, sur lesquels Ctésias nous a transmis le même témoignage, à Epiménide de Cnose qui, au rapport de Théopompe, vécut cent cinquante-sept ans.

6. Selon Hellanicus, il y a chez les Épiens, peuple d'Etolie des hommes qui vivent deux cents ans; et Damatès appuie ce témoignage, assurant de plus qu'un d'entre eux, nommé Litorius, homme d'une force étonnante et d'une taille extraordinaire, compta jusqu'à trois cents ans.

7. Alexandre, dans son livre sur les contrées d'Illyrie, affirme qu'un certain Dandon parvint jusqu'à la cinq centième année sans le moindre signe de vieillesse. Mais Xénophon est bien plus généreux encore dans son livre intitulé "Voyage maritime": il donna au roi des Latmiens huit cents ans et, de peur que le père de ce prince ne parût traité avec trop de parcimonie, il lui en attribua à son tour six cents.

 CHAPITRE XIV : De l'amour de la gloire.

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On peut se demander au sujet de la gloire quelle en est la source, quelle en est la nature, de quelle manière elle doit être acquise, et s'il ne vaut pas mieux pour un homme vertueux la dédaigner comme une chose inutile. Je laisse ces points à examiner à ceux qui consacrent leur temps et leurs soins à l'étude de ces questions et qui ont le talent d'exprimer avec éloquence leurs sages réflexions Quant à moi, dans cet ouvrage, me bornant à faire revivre le souvenir des belles actions et celui de leurs auteurs, je vais m'efforcer de montrer par des exemples appropriés jusqu'où va ordinairement la passion de la gloire.

1. Le premier Scipion l'Africain voulut qu'on plaçât, parmi les tombeaux de la famille Cornélia, la statue du poète Ennius, dont le talent lui paraissait avoir accru la gloire de ses exploits. Il n'ignorait pas sans doute que, tant que l'empire romain serait florissant, tant que l'Afrique serait asservie à l'Italie et que le Capitole resterait le centre et le faîte de l'univers, le souvenir de ses actions ne pourrait s'éteindre ; mais il faisait grand cas du lustre que les lettres y avaient pu ajouter, héros digne d'être chanté par un Homère plutôt que par un poète sans culture et sans art.

2. On fait de même honneur à D. Brutus, qui fut pour son temps un grand général, de la bienveillance qu'il montra au poète Accius. Flatté de son amitié et des louanges empressées qu'il recevait de lui, il orna de ses vers les portiques des temples qu'il avait consacrés du produit des dépouilles ennemies. (An de R. 621.)

3. Le grand Pompée non plus ne fut pas étranger à cette passion de la gloire. Il donna le titre de citoyen romain, en présence de ses soldats assemblés, à Théophane de Mitylène qui avait écrit l'histoire de ses hauts faits. Et cet honneur si considérable par lui-même, il le rehaussa encore par un discours préparé avec soin et d'une forme achevée. Ainsi personne ne put douter qu'il voulût lui signifier sa reconnaissance plutôt que rechercher ses bonnes grâces.

4. L. Sylla n'eut pas, il est vrai, de ces attentions pour aucun homme de lettres, mais, lorsque Jugurtha fut amené à Marius par le roi Bocchus, il revendiqua si ardemment tout l’honneur de ce succès qu'il fit graver sur un anneau qui lui servait de cachet la livraison déloyale de ce prisonnier. Voilà comment un homme qui devait être un jour si puissant, ne sut pas dédaigner même la moindre apparence de gloire. (An de R. 647.)

5. A la suite de ces généraux je veux citer un soldat animé du sentiment de la gloire. Métellus Scipion distribuait des récompenses militaires à ceux qui s'étaient signalés par des actions d'éclat. T. Labiénus l'invita à donner à un brave cavalier des bracelets d'or. Le général s'y refusa pour ne pas avilir la récompense décernée pour la prise du camp ennemi en l'accordant à un homme qui naguère était esclave. Alors Labiénus donna au cavalier de l'or pris sur les dépouilles des Gaulois. Mais devant une telle récompense Scipion ne put s'abstenir d'une remarque. « Tu n'auras là, dit-il au cavalier, qu'un présent d'homme riche. » A ce mot, le soldat confus baissa les yeux et jeta l'or aux pieds de Labiénus. Mais, lorsqu'il entendit Scipion lui dire : « Ton général te donne ces bracelets d'argent, » il s'en alla transporté de joie. Il n'y a donc pas d'homme de condition si basse qui ne soit sensible aux douceurs de la gloire. (An de R. 707.)

6. La gloire ! on a vu parfois même des hommes illustres chercher à l'obtenir par les moyens les plus communs. Dans quelle intention en effet C. Fabius, qui était de la plus haute noblesse, après avoir peint les murs du temple de la déesse Salus, édifice consacré par C. Junius Bubuleus, y inscrivit-il son nom? Il ne manquait plus que cette distinction à une famille qu'illustraient des consulats, des sacerdoces et des triomphes. Mais, ayant appliqué son talent à un art peu considéré, quel que fût le résultat de son travail, il ne voulut pas en laisser effacer le souvenir. Il suivait sans doute l'exemple de Phidias qui avait si bien enchâssé son portrait dans le bouclier de Minerve qu'on ne pouvait l'en détacher sans détruire toute la contexture de l'ouvrage. (An de R. 451.)

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1. Mais il eût été préférable, s'il avait à coeur d'imiter des étrangers, de prendre pour modèle l'ardeur de Thémistocle. On dit que le désir d'égaler les plus hauts mérites animait ce jeune homme jusqu'à lui ôter le repos pendant la nuit et qu'il répondit à ceux qui lui demandaient pourquoi il se trouvait à cette heure-là dans les rues : « C'est que les trophées de Miltiade m'empêchent de dormir. » Sans doute le souvenir de Marathon embrasait son âme d'un feu secret et la préparait à illustrer Artémisinm et Salamine, noms à jamais célèbres par de glorieuses victoires navales. Un jour qu'il allait au théâtre, on lui demanda quelle voix il entendrait avec le plus de plaisir : « Celle, répondit-il, qui chantera le mieux mes talents. » Admirable attrait de la gloire, où je vois presque un nouveau titre de gloire !

2. L'âme d'Alexandre ne pouvait se rassasier de renommée. Anaxarque qui l'accompagnait dans ses expéditions lui disait sur la foi de Démocrite, son maître, qu'il existait un nombre infini de mondes. « Que je suis malheureux ! s'écria-t-il; je n'en ai pas encore conquis même un seul. » Ainsi un homme a pu trouver trop étroit pour lui un espace qui suffit à la demeure de tous les dieux.

3. De cette ambition qui dévorait ce jeune roi, je veux rapprocher la soif des louanges qui n'était pas moins vive chez Aristote. Il avait fait présent à son disciple Théodecte de ses livres sur l'art oratoire en lui permettant de les publier comme siens. Il regretta ensuite d'en avoir ainsi cédé l'honneur et, à l'occasion d'un sujet dont il s'occupait dans un de ses ouvrages, il ajouta qu'il l'avait traité plus amplement dans les livres signés du nom de Théodecte. Si je n'étais retenu par le respect qu'on doit à un savoir si profond et si étendu, je dirais que ce philosophe aurait dû aller apprendre auprès d'un philosophe plus magnanime la manière de se conduire avec suite. Au reste, ceux mêmes qui s'efforcent d'inspirer aux autres le mépris de la gloire sont loin de la dédaigner. Car ils ont soin d'inscrire leur nom sur leurs ouvrages, afin qu'en le confiant au souvenir des hommes, ils s'assurent cet avantage qu'ils font profession de rabaisser. Mais quelle que soit leur dissimulation, elle est mille fois préférable à la pensée de ces hommes qui, pour éterniser leur mémoire, n'ont pas hésité à se signaler même par des crimes.

4. Parmi ces scélérats peut-être faut-il donner le premier rang à Pausanias. Il avait demandé à Hermoclès comment il pourrait devenir tout d'un coup célèbre. Celui-ci lui avait répondu que, s'il tuait un homme illustre, sa gloire rejaillirait sur lui-même. Pausanias ne tarda pas à assassiner Philippe et certes il obtint ce qu'il désirait. Car il s'est fait connaître à la postérité par son parricide autant que Philippe par sa bravoure.

5. Mais voici un exemple où la passion de la gloire alla jusqu'au sacrilège. Il s'est trouvé un homme qui s'avisa de brûler le temple de Diane, à Éphèse, afin que la destruction d'un si magnifique ouvrage répandît son nom dans tout l'univers. Il avoua cette intention insensée lorsqu'il fut sur le chevalet. Les Éphésiens avaient eu la sagesse d'abolir par décret la mémoire d'un homme si exécrable; mais l'éloquent Théopompe l'a nommé dans ses livres d'histoire. (Av. J.-C. 355.)

CHAPITRE XV : Des honneurs rendus au mérite.

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Les honnêtes gens auront plaisir à voir mettre en lumière les distinctions accordées à tous les mérites. Car les récompenses de la vertu ne sont pas moins agréables à considérer que les actes vertueux eux-mêmes. Nous éprouvons par un mouvement naturel une vive joie, quand nous voyons les honneurs servir de but à une grande activité et devenir pour la reconnaissance le moyen de payer sa dette. Ici la pensée se porte aussitôt de tout son élan vers le palais des Césars, demeure d'une puissance si bienfaisante et si vénérée, mais il vaut mieux l'arrêter. Car, à l'égard de celui devant qui s'ouvre l'accès du ciel, toutes les distinctions que la terre peut donner, si magnifiques qu'elles soient, restent inférieures à la reconnaissance qui lui est due.

1. Le premier Scipion l'Africain reçut le consulat avant l'âge légal. Des lettres venues de l'armée recom- mandèrent au sénat sa nomination comme une mesure nécessaire. Ainsi l'on ne saurait dire ce qui fit le plus (l'honneur à Scipion, de la proposition de l'assemblée des soldats ou de l'approbation donnée par le sénat. Le pouvoir civil nomma Scipion pour diriger la guerre contre les Carthaginois; mais l'armée l'avait demandé pour chef. Il serait trop long de mentionner tous les avantages particuliers qui lui furent conférés pendant sa vie, tant ils furent nombreux; ce serait d'ailleurs inutile, parce que pour la plupart ils ont été déjà rappelés dans cet ouvrage. Aussi je n'ajouterai ici qu'un privilège qui le distingue aujourd'hui encore. Son image est placée dans le sanctuaire du très bon et très grand Jupiter et c'est là qu'on va la prendre toutes les fois que la famille Cornélia doit célébrer des funérailles. Lui seul a pour atrium le Capitole.

2. C'est ainsi qu'est conservée dans la curie l'image de Caton l'Ancien; c'est là qu'on va la chercher pour de semblables cérémonies. Admirable reconnaissance de cette compagnie, qui voulut avoir, pour ainsi dire, tou- jours au milieu d'elle un sénateur si utile à la république, un citoyen d'une vertu accomplie, devenu grand par son mérite personnel plutôt que par la faveur de la fortune et qui détruisit Carthage déjà par ses conseils avant que Scipion la détruisit par les armes.

3. Le nom de Scipion Nasica se signale aussi par la distinction extraordinaire dont il fut l'objet. Alors qu'il n'avait pas encore été questeur, ce sont ses mains et sa maison que le sénat choisit, d'après le conseil d'Apollon Pythien, pour recevoir la déesse appelée de Pessinunte. Car le même oracle avait ordonné que ce devoir fût rendu à la mère des dieux par un homme de grande vertu. Déroulez nos fastes d'un bout à l'autre, alignez tous les chars de triomphe, vous ne trouverez rien de plus glorieux que cette primauté dans l'ordre de la vertu. (An de R. 549.)

4. Les Scipions viennent tour à tour nous présenter leurs titres de gloire et demandent d'en rappeler le souvenir. Scipion Émilien était candidat à l'édilité; le peuple le fit consul. Le même Scipion, pendant une élection de questeurs, était venu au Champ de Mars pour appuyer la candidature de Q. Fabius Maximus, fils de son frère; par la volonté du peuple, il en sortit consul pour la seconde fois. Deux fois aussi le sénat lui assigna le gou- vernement d'une province, sans recourir au tirage au sort, d'abord l'Afrique, ensuite l'Espagne. Citoyen ou sénateur, ce ne fut jamais par la brigue qu'il obtint ces honneurs, comme on put le voir par tout le cours d'une vie marquée de la probité la plus sévère, et même par la manière dont il mourut, victime de machinations secrètes. (Ans de R. 606, 619, 624.)

5. M. Valérius aussi fut l'objet de deux faveurs écla- tantes. Les dieux et les citoyens contribuèrent à la fois à l'ennoblir : les uns, le voyant aux prises avec un Gaulois, envoyèrent un corbeau à son secours; les autres lui décernèrent le consulat à l'âge de vingt-trois ans. Du premier de ces faits glorieux une famille ancienne et d'un grand nom conserve le souvenir en portant le surnom de Corvinus et elle ajoute l'éclat du second à une distinction singulière, également fière d'avoir fourni le plus jeune consul et le premier consul de la république. (Ans de R. 404, 405.)

6. Q. Scoevola, qui fut collègue de L. Crassus dans le consulat, n'eut pas non plus une gloire d'un faible éclat. Il gouverna l'Asie avec tant de conscience et d'énergie que par la suite, toutes les fois que des magistrats devaient aller dans cette province, le sénat, dans le décret par lequel il les nommait, leur proposait la conduite de Scévola comme modèle et comme règle à suivre dans l'exercice de leur fonction. (An de R. 658.)

7. Voici un mot du second Africain dont le souvenir est inséparable des sept consulats et des deux magnifiques triomphes de Marius. Ce mot fit la joie et l'orgueil de toute sa vie. Au siège de Numance, il servait dans la cavalerie sous les ordres de Scipion. Pendant un repas on fit par hasard à Scipion cette question : « S'il vous arrivait malheur, quel général la république pourrait-elle trouver qui vous égalât? » — « Celui-ci par exemple », répondit Scipion en se tournant vers Marius qui était son voisin de table. C'était là la prédiction du génie le plus accompli qui voyait naître un talent de premier ordre et l'on ne saurait dire s'il réussit mieux à deviner son avenir ou à stimuler son ambition. Ce festin de soldats présageait les glorieux festins qu'on devait un jour célébrer dans toute la ville en l'honneur de Marius. La nouvelle qu'il avait détruit les Cimbres étant arrivée au commencement de la nuit, il n'y eut personne qui, pendant le repas, ne lui fît des libations devant l'autel des Lares, comme aux dieux immortels.

8. Les honneurs extraordinaires qui furent accumulés sur la tête de Pompée font encore du bruit dans les livres des historiens, en soulevant les applaudissements de la faveur et les frémissements de l'envie. Simple chevalier romain, il fut envoyé en Espagne contre Sertorius, avec le titre de proconsul et un pouvoir égal à celui de Métellus Pius, alors le premier citoyen de la république. Il triompha deux fois avant d'être revêtu d'aucune magis- trature curule. Il entra dans la carrière des honneurs par le commandement suprême. Créé consul pour la troisième fois, un sénatus-consulte ordonna qu'il n'aurait pas de collègue. Ses victoires sur Mithridate et Tigrane, sur beaucoup d'autres rois, sur plusieurs cités et nations, sur une foule de pirates, furent pour lui l'objet d'un seul triomphe. (Ans de R. 676-692.)

9. Une acclamation du peuple romain éleva, pour ainsi dire, jusqu'aux astres Quinctius Catulus. Il était à la tribune et posait à l'assemblée cette question : « Si vous vous obstinez à vous reposer de tout sur le grand Pompée et qu'un malheur vienne tout à coup à vous l'enlever, en qui mettrez-vous votre espérance? » — « En toi », s'écria unanimement l'auditoire. Quelle admirable énergie dans l'expression d'un jugement si honorable ! Formulé en deux syllabes, il mit Catulus au niveau du grand Pompée que décoraient tous les titres de gloire que je viens d'énumérer. (An de R. 687.)

10. Le débarquement de Caton sur les quais de Rome, alors qu'il revenait de Chypre avec les trésors du roi, peut aussi être regardé comme un événement mémorable. A la descente du vaisseau, il trouva les consuls et les autres magistrats, tout le sénat et le peuple romain accourus à sa rencontre pour lui faire honneur et joyeux de voir, non pas les immenses richesses en or et en argent que rapportait la flotte, mais Caton lui-même qu'elle ramenait sain et sauf de son expédition. (An de R. 697.)

11. Mais peut-être n'est-il rien de comparable à l'honneur extraordinaire qu'on fit à L. Martius. Il n'était que simple chevalier romain; et cependant les deux armées qu'avaient mises en déroute la mort de Publius et de Cnéus Scipion et la victoire d'Hasdrubal, le choisirent pour les commander dans un moment où l'extrême péril ne laissait auprès des soldats aucun accès à la brigue. (An de R. 541.)

12. Il est juste de joindre au souvenir des hommes Sulpicia, fille de Servius Paterculus et femme de Q. Fulvius Flaccus. Le sénat, après avoir consulté les livres Sibyllins par le ministère des décemvirs, avait décidé de consacrer une statue à Vénus Verticordia, comme le moyen le plus sûr de détourner du vice et ramener à la vertu l'esprit des filles et des femmes. Selon ce décret, le sort devait désigner entre toutes les mères de famille cent femmes, puis sur ce nombre dix qui auraient mis- sion de choisir la plus vertueuse. Sulpicia fut, pour la pureté de ses moeurs, placée au-dessus de toutes.

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1. Mais, comme l'on peut sans porter atteinte à la majesté romaine considérer les honneurs rendus à des mérites étrangers, passons maintenant à ces exemples. Les disciples de Pythagore avaient pour lui une vénération si profonde qu'ils regardaient comme un sacrilège de mettre en discussion ce qu'il leur avait enseigné. Bien plus : lorsqu'on les interrompait pour demander une explication sur quelque point, ils se contentaient de répondre : « c'est lui qui l'a dit. « Voilà un bel hommage, mais tout limité à l'enceinte de l'école. En voici d'autres qui lui furent déférés par les suffrages de villes entières. Les Crotoniates le prièrent avec la plus vive instance de vouloir bien aider de ses conseils leur sénat qui était composé de mille citoyens. D'autre part l'opulente cité de Métaponte qui de son vivant même l'avait vénéré comme un dieu, l'honora encore après sa mort en faisant de sa maison un temple consacré à Cérès. Ainsi, tant que dura la puissance de cette ville, le culte de la déesse fut associé au souvenir du philosophe et le philosophe fut l'objet de la même vénération que la déesse.

2. Gorgias de Léontium était l'homme le plus remarquable de son siècle par le talent littéraire et il fut le premier qui, devant un auditoire, ne craignit pas de demander sur quel sujet on désirait l'entendre discourir. La Grèce entière lui éleva dans le temple d'Apollon, à Delphes, une statue d'or massif, tandis que jusqu'alors elle n'avait érigé aux autres personnages que des statues dorées.

3. La même nation s'appliqua unanimement à honorer la mémoire d'Amphiaraüs. Elle donna au lieu de sa sépulture la forme et les privilèges d'un temple et établit l'usage d'y aller chercher des oracles. Les cendres d'Amphiaraüs sont l'objet des mêmes respects que le trépied de la Pythie, que l'airain de Dodone, que la fontaine de Jupiter Hammon.

4. Ce ne fut pas non plus une distinction commune, celle qui fut accordée à Bérénice. Seule entre toutes les femmes, elle eut la permission d'assister aux combats gymniques, lorsqu'elle amena son fils Euclée aux jeux Olympiques pour prendre part au concours : c'est qu'elle était fille d'un athlète vainqueur à Olympie et qu'elle était entourée de ses frères qui y avaient aussi remporté la victoire.

LIVRE IX

 CHAPITRE PREMIER : Du luxe et de la débauche.

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Le goût du luxe est un vice séduisant que l'on blâme plus facilement qu'on ne s'en peut garder. Donnons-lui cependant une place dans notre ouvrage, non pas pour lui faire honneur, mais pour l'amener à se reconnaître et à se repentir. Joignons-lui la débauche qui a pour principe les mêmes mauvaises tendances. Liées l'une à l'autre par la ressemblance des égarements qui les produisent, que ces passions restent associées dans le blâme et dans le retour à la vertu.

1 C. Sergius Orata fut le premier qui se mit à bâtir des bains suspendus. Ce luxe qui ne demanda d'abord que des dépenses modiques se développa jusqu'à faire établir comme des mers d'eau chaude suspendues dans les airs. (Vers l'an 656 de R.) Le même Orata, ne voulant pas sans doute laisser dépendre sa gourmandise du caprice de Neptune, imagina de créer des mers pour son usage personnel : à cet effet il retint les flots dans des viviers communiquant avec la mer et il y renferma diverses espèces de poissons, comme autant de troupeaux séparés les uns des autres par des jetées. Aussi il ne pouvait survenir de tempêtes assez violentes pour empêcher que la table d'Orata ne fût abondamment pourvue des mets les plus variés. Il fit aussi bâtir à l'entrée du lac Lucrin jusqu'alors déserte des constructions spacieuses et élevées qui la rétrécissent, c'était pour avoir le plaisir de manger des huîtres plus fraîches. Mais ce goût d'empiéter sur une eau qui appartenait à l'État lui attira un procès avec Considius, l'un des fermiers publics. L. Crassus, plaidant contre Orata dans cette affaire, dit en plaisantant : "Mon ami Considius a tort de penser qu'en éloignant Orata du lac Lucrin, il le privera d'huîtres ; car, si on lui défend d'en prendre là, il saura bien en trouver sur le toit de ses maisons"

2. Aesopus, l'acteur tragique, aurait dû donner son fils en adoption à un tel personnage plutôt que de laisser sa fortune à ce jeune homme chez qui le goût du luxe était non pas un désordre, mais une frénésie. Il achetait, le fait est certain, à des prix extraordinaires de petits oiseaux qui n'avaient de valeur que par leur chant, et les servait sur sa table comme des becfigues ; il faisait dissoudre des perles du plus grand prix et mêlait ensuite cette solution à sa boisson. Il semblait impatient de se débarrasser au plus tôt d'un si riche héritage comme d'un fardeau insupportable. Ce vieux et ce jeune dissipateur firent école et leurs spectateurs allèrent plus loin dans cette voie : car il n'y a pas de vice qui reste tel qu'il est en naissant. De là cette habitude de faire venir des poissons des bords de l'Océan; de là cette profusion qui verse l'or des coffres dans les ustensiles de cuisine ; de là le nouveau plaisir qu'on a inventé de manger et de boire une fortune.

3. La fin de la seconde guerre punique et la défaite de Philippe, roi de Macédoine, encouragèrent à Rome le dérèglement des moeurs. En ce temps-là les femmes osèrent assiéger la maison des Brutus qui se préparaient à empêcher l'abrogation de la loi Oppia. Les femmes souhaitaient qu'elle fût rapportée, parce qu'elle leur défendait de porter des vêtements de diverses couleurs, d'avoir sur elles plus d'une demi-once d'or, d'approcher de Rome à moins de mille pas sur un char à deux chevaux, si ce n'était pour un sacrifice. Et elles obtinrent que la loi qui avait été observée pendant vingt ans de suite fut abolie. Les hommes alors ne prévoyaient pas à quel raffinement de luxe devait mener l'ardeur et l'obstination de ce rassemblement de femmes sans exemple, ni jusqu'où se porterait l'audace, une fois qu'elle aurait triomphé des lois. S'ils avaient pu voir tout cet appareil de modes féminines auquel s'est ajouté chaque jour quelque nouveauté plus dispendieuse, ils auraient dès le commencement opposé une barrière à ce débordement du luxe. (An de R. 558.) Mais pourquoi parler davantage du luxe des femmes ? La faiblesse du caractère féminin et l'interdiction de toucher aux affaires importantes les poussent à ne s'occuper que du soin de leur parure. Mais je vois que dans le passé des hommes d'une haute réputation et d'un grand caractère se sont écartés de l'antique simplicité et sont tombés dans des habitudes de vie jusque-là inconnues. Montrons-en un exemple en racontant la querelle dc deux d'entre eux.

4. Cn. Domitius, au cours d'une discussion avec son collègue L. Crassus, lui reprocha d'avoir mis au portique de sa maison des colonnes de marbre du mont Hymette. "A quel prix" lui dit aussitôt Crassus, estimez-vous ma maison ? A six millions de sesterces, répondit Domitius - Que vaudrait-elle donc de moins à votre avis, si j'y faisais couper dix arbustes ? Exactement trois millions de sesterces. Eh bien, reprit Crassus, qui de nous aime le plus le faste, moi qui ai payé dix colonnes cent mille sesterces ou vous qui en donnez trois millions pour l'ombre de dix arbustes ?" C'est là le langage de gens qui avaient oublié le temps de Pyrrhus et d'Hannibal et qui se laissaient aller à la mollesse au milieu de l'opulence qu'avaient apportée les tributs des nations d'outre-mer. Combien cependant les habitudes de vie qu’ils ont introduites étaient dans les constructions et les jardins de plaisance plus modestes que celles des âges suivants ! Mais cette somptuosité dont ils avaient donné l'exemple les premiers, ils aimèrent mieux la léguer à leurs descendants que de s'en tenir à la simplicité héritée de leurs pères. (An de R. 661.)

5. Quelles étaient les vues de Métellus Pius, le premier citoyen de son temps, lorsque, à son arrivée en Espagne, il souffrait qu'on lui élevât des autels et qu'on lui brûlât de l'encens, lorsqu'il contemplait avec satisfaction les murs de son appartement tendus d'étoffes brochées d'or, lorsqu'il permettait qu'à des festins splendides on mêlât des spectacles somptueux, lorsqu'il assistait à des banquets en habit de triomphateur et qu'il recevait des couronnes d'or qu'on faisait descendre du haut des lambris sur sa tête, comme sur la tête d'un dieu ? Et où cela se passait-il ? Ce n'était ni en Grèce, ni en Asie, où le luxe pouvait corrompre l'austérité même ; c'était dans une province barbare et guerrière, et au moment même où Sertorius dressait les armées romaines et les éblouissait de l'éclat des armes lusitaniennes. C'est à ce point que Métellus avait perdu le souvenir des campagnes de son père en Numidie ! On voit bien là avec quelle rapidité le luxe a envahi Rome. La jeunesse de Métellus vit encore fleurir les moeurs anciennes ; sa vieillesse en vit naître de nouvelles. (An de R. 673.)

6. Même changement dans la famille des Curions. La fortune eut en effet témoin de l'austérité si honorable du père et des désordres du fils qui s'endetta de soixante millions de sesterces à outrager et à déshonorer la jeunesse de Rome. Ainsi l'on vit dans le même temps deux générations de caractère opposé habiter sous le même toit, l'une de la plus parfaite honnêteté, l'autre de la dernière perversité. (An de R. 700.)

7. Quel débordement de débauches et d'infamies ne vit-on pas dans le procès de P. Clodius ? Pour faire absoudre un homme manifestement coupable d'inceste, des femmes et des jeunes gens de nobles familles, dont les nuits coûtèrent des sommes énormes, furent livrés aux juges pour prix de leur forfaiture. Dans une telle complication de turpitudes hideuses, on ne sait qui l'on doit le plus abhorrer, de celui qui imagina ce moyen de corruption, de ceux qui consentirent à faire de leur déshonneur le gage du parjure ou de ceux qui vendirent leur conscience pur un plaisir infâme. (An de R. 692.)

8. Non moins scandaleux fut ce festin qu'offrit, pour la honte de Rome, au consul Métellus Scipion et aux tribuns du peuple un appariteur des tribuns nommé Gémellus homme libre par la naissance, mais avili par un ministère servile. Il fit de sa maison un lieu de débauche et y prostitua Munia et Flavia, toutes deux fort en vue par le nom de leurs pères et de leurs époux, avec Saturninus, enfant d'une noble famille. Pauvres êtres capables d'une honteuse complaisance, livrés aux outrages de l'ivresse et d'une passion effrénée ! Festin digne des rigueurs des consuls et des tribuns plutôt que de leur présence. (An de R. 701.)

9. Mais rien n'égale la scélératesse de Catilina dans la débauche. Éperdument amoureux d'Aurélia Orestilla, il ne voyait d'autre obstacle à son union avec cette femme que son fils unique et déjà adolescent. Il l'empoisonna. Et aussitôt après, au bûcher même de son enfant il alluma le flambeau de l'hyménée et il offrit comme présent à sa nouvelle épouse un foyer sans enfants. Dans la suite, citoyen aussi pervers que père dénaturé, il subit le châtiment qu'il avait doublement mérité par le meurtre de son fils et par son criminel attentat contre la patrie.

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. La mollesse de Capoue fut très favorable aux intérêts de notre république. Elle enchaîna par la puissance de ses charmes cet Hannibal qui n'avait pu être vaincu par les armes et le livra, désormais facile à vaincre, aux soldats romains. C'est elle qui séduisit le général le plus vigilant et l'armée la plus intrépide et qui, par l'abus de la bonne chère, du vin, des parfums suaves et des voluptés les amena à s'endormir dans les délices. L'énergie sauvage des Carthaginois fut émoussée et brisée du moment que la place Séplasia et la place d'Albe servirent de campement à leur armée. Que peut-il donc y avoir de plus honteux, de plus désastreux même que ces vices qui épuisent le courage, énervent la victoire, changent la gloire en opprobre en la plongeant dans l'assoupissement et ôtent toute leur force à l'âme et au corps ? Je ne sais même si ce n'est pas un plus grand malheur devenir leur esclave que d'être l'esclave de l'ennemi. (An de R. 537.)

2. Ces mêmes vices précipitèrent aussi la ville de Volsinium dans les maux les plus cruels et les plus honteux. Elle était opulente, bien administrée grâce à ses institutions et à ses lois, et passait pour la première ville de l'Étrurie. Mais une fois qu'elle se fut abandonnée au luxe, elle tomba dans un abîme de malheurs et d'opprobres, au point de se soumettre à l'insolente domination de ses esclaves. Ceux-ci osèrent, d'abord en petit nombre, s'introduire dans le sénat et bientôt envahirent tout l'État. Ils dictaient à leur gré les testaments, ils défendaient les festins et les réunions des hommes libres, ils épousaient les filles de leurs maîtres. Enfin ils établirent par une loi qu'ils pourraient abuser impunément des veuves et des femmes mariées et qu'aucune jeune fille ne pourrait épouser un homme de condition libre sans que quelqu'un d'entre eux n'ait eu les prémices de sa virginité. (An de R. 428.)

3. Que dirai-je de Xerxès ? Il aimait à étaler son opulence royale et poussait le goût des plaisirs jusqu'à proposer, par édit, une récompense à celui qui aurait inventé quelque volupté nouvelle. Mais, tandis qu'il se livrait à tous les excès, dans quel désastre ne laissa-t-il pas s'écrouler son empire si puissant ?

4. Le roi de Syrie Antiochus n'a pas fait preuve de plus de modération. Son armée, imitant sa folle et aveugle somptuosité, portait généralement des chaussures garnies de clous d'or, avait pour ustensiles de cuisine des vases d'argent et dressait des tentes décorées de tissus brodés. C’était là un butin offert à la cupidité de l'ennemi plutôt qu'un obstacle à la victoire d'un adversaire courageux (Vers l'an 625 de R.)

5. Quant au roi Ptolémée, il s'est engraissé de ses propres vices tout le long de sa vie, à tel point qu'on le surnomma l'hyscon (ventru). Y a-t-il pire perversité que la sienne ? Sa soeur aînée était mariée à un autre de leurs frères ; il la contraignit à l'épouser. Elle avait une fille ; il prit celle-ci de force et répudia la mère pour donner à la fille, en l'épousant, la place de la mère.

6. Le peuple égyptien était digne de ses rois. Conduit par Archélaüs, il sortit de la ville pour marcher contre A. Gabinius. On lui donna ordre d'entourer le camp d'une palissade et d'un fossé. Toute l'armée se récria en demandant que ce travail fût donné en entreprise aux frais de l'État. Aussi des âmes si énervées par les plaisirs ne purent pas résister à l'ardeur de notre armée.

7. Il y avait cependant encore plus de mollesse dans la population de Chypre. Les habitants de cette île supportaient patiemment que leurs reines montassent en voiture en faisant du corps de leurs femmes comme un marchepied plus commode et plus doux. Les hommes, s'ils avaient été des hommes, auraient mieux aimé perdre lu vie que d'obéir à un pouvoir si efféminé.

CHAPITRE II : De la cruauté. 

EXEMPLES ROMAINS

Un air lascif, des regards attachés à l'objet de quelque nouveau désir, une âme amollie par les jouissances de la vie et sensible au charme de toutes les émotions douces, voilà ce qui distingue les deux vices que je viens de décrire. La cruauté au contraire a un aspect affreux, des traits farouches, des transports violents, la voix terrible, la bouche pleine de menaces et d'ordres sanguinaires. Garder le silence sur une telle passion, c'est accroître sa force : où s'arrêtera-t-elle d'elle-même, si, pour la retenir, on n'emploie pas même le frein de la flétrissure ? Enfin, si elle peut se faire craindre, nous pouvons bien, nous, la haïr.

1. L. Sylla ne peut être ni loué ni blâmé autant qu'il le mérite. Dans la préparation de la victoire, c'était pour le peuple romain un nouveau Scipion ; dans l'usage de la victoire, c'était un autre Hannibal. Il soutint glorieusement la puissance de la noblesse, mais il eut la cruauté de verser à flots le sang des citoyens et d'en inonder la ville entière et toutes les parties de l'Italie. Quatre légions du parti contraire qui s'étaient fiées à sa parole se trouvaient dans l'édifice public élevé au Champ de Mars : c'est en vain qu'elles implorèrent la compassion du vainqueur perfide ; il les fit massacrer. Leurs cris lamentables et déchirants retentirent jusqu'aux oreilles de Rome épouvantée. Le Tibre dut porter leurs cadavres mutilés dans ses eaux teintes de sang, qui suffisaient à peine à un si énorme fardeau. Cinq mille Prénestins, attirés hors de leurs murailles par la promesse que P. Céthégus leur avait faite en son nom de leur laisser la vie sauve, vinrent déposer les armes et se prosterner à ses pieds ; ils n'en furent pas moins tués sur son ordre et leurs cadavres aussitôt dispersés dans la campagne. Il fit inscrire sur les registres publics les noms de quatre mille sept cents citoyens égorgés en vertu de son terrible édit de proscription ; il craignait sans doute que le souvenir d'un si glorieux exploit ne vînt à s'effacer. Non content de sévir contre ceux qui avaient pris les armes contre lui, il poursuivit encore à cause de leur grande fortune des citoyens paisibles, les fit rechercher par un nomenclateur et ajouter au nombre des proscrits. Il tourna aussi contre les femmes les glaives de ses bourreaux, comme si le sang des hommes ne lui suffisait pas pour assouvir sa fureur et voici une autre preuve de sa barbarie insatiable : il se fit apporter les têtes de ces malheureux à peine coupées qui avaient presque encore le regard et le souffle, afin de les dévorer des yeux, n'osant pas les déchirer de ses dents. (An de R. 671.) Mais quelle cruauté ne montra-t-il pas à l'égard du préteur M. Marius ? Il le fit traîner, à la vue de la foule, jusqu'au tombeau de la famille Lutatia et ne lui ôta la vie qu'après lui avoir fait arracher les yeux et briser l'un après l'autre tous les membres. Ce récit me paraît à moi-même à peine croyable. Mais ce n'est pas tout : M. Plaetorius s'étant évanoui à la vue du supplice de M. Marius, il le fit tuer à l'instant et sur le lieu même. Avec une cruauté jusqu'alors inconnue, il punit la compassion : c'était à ses yeux un crime de souffrir de la vue du crime. Nais épargna-t-il du moins les morts ? Nullement. Oubliant que, s'il était devenu l'ennemi de C. Marius, il avait été autrefois son questeur, il tira du tombeau les restes de C. Marius et les fit jeter dans l'Anio. Voilà pour quels actes il crut devoir s'attribuer le nom d'Heureux.

2. Toutefois la cruauté de C. Marius fait paraître celle de Sylla moins odieuse. Marius, en effet, s'acharna également contre ses ennemis et assouvit son ressentiment par des crimes horribles. Il fit égorger avec une barbarie sans nom L. César, cet illustre citoyen, ancien consul et censeur, et cela sur le tombeau du plus séditieux et du plus vil des hommes. Dans l'état si déplorable où était alors la république, il ne manquait plus que de voir un César immolé comme victime expiatoire aux mânes d'un Varius. C'est à peine si les victoires de Marius peuvent effacer un tel forfait. Il oublia lui-même ses victoires et souleva dans Rome plus de réprobation qu'il ne s'était acquis de gloire dans le commandement des armées. La tête de M. Antoine lui fut apportée pendant son repas : il la tint quelque temps dans ses mains avec une joie sans mesure et un flot de paroles violentes. Il ne craignit pas de souiller l'autel des Lares du sang d'un citoyen et d'un orateur si illustre. Il accueillit même en l'embrassant P. Annius, qui lui apportait cette tête coupée et qui avait encore sur lui les marques de cet assassinat à peine perpétré. (An de R. 666.)

3. Damasippus n'avait point de gloire à avilir. Aussi serons-nous plus à l'aise pour flétrir sa mémoire. Sur l'ordre de ce préteur les têtes des citoyens les plus considérables furent confondues avec celles des victimes expiatoires et le corps mutilé de Carbon Arvina fut porté sur un gibet à travers Rome. Tant la préture était forte dans les mains de cet homme indigne, ou plutôt, tant était alors impuissante l'autorité de l'État ! (An de R. 671.)

4. Munatius Flaccus, partisan de Pompée plus ardent qu'estimable, s'étant enfermé dans les murs d'Atégua, en Espagne, y était assiégé par César. Il s'y abandonna à ses instincts féroces et cruels avec une sorte de frénésie sauvage. Il fit égorger tous ceux des habitants dont il avait deviné l'attachement pour César et fit précipiter leurs cadavres du haut des murailles. Il traita de même les femmes de ceux qui servaient dans le camp opposé, en fit proclamer le nom de leurs maris pour faire ceux-ci témoins du meurtre de leurs épouses. Il massacra les enfants sur le sein de leurs mères. Les plus petits furent, par son ordre, jetés violemment contre terre à la vue de leurs parents ou lancés en l'air et reçus dans leur chute sur les piques des soldats. Ces atrocités dont le récit même est intolérable furent exécutées sur l'ordre d'un Romain par des mains espagnoles : car c'est avec une garnison d'Espagnols que Flaccus se défendait en mettant tant d'opiniâtreté insensée à lutter contre la puissance d'un dieu (An de R. 708.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Passons maintenant à des actes de cruauté également douloureux pour notre patrie, mais dont elle n'a pas à rougir. Les Carthaginois coupèrent les paupières à Atilius Régulus, l'enfermèrent dans une machine toute hérissée en dedans de pointes aiguës et le firent périr tant par l'insomnie que par la continuité des souffrances : supplice indigne du patient, mais bien digne de ses inventeurs. Ils montrèrent la même cruauté à l'égard de soldats romains placèrent comme des rouleaux sous leurs navires afin de les écraser sous le poids des carènes et d'assouvir leur atroce barbarie par le spectacle d'une mort extraordinaire. Ainsi souillés par un odieux forfait, leurs vaisseaux allaient ensuite profaner même le sein des mers. (An de R. 503.)

2. Leur général Hannibal, dont le mérite était fait surtout de férocité, fit passer à son armée la rivière Vergell sur un pont de cadavres romains : ainsi la terre n'eut pas moins d'horreurs à subir en livrant passage aux armées de Carthage que la mer en portant ses flottes. Le même Hannibal, voyant des prisonniers romains accablés de leurs fardeaux et épuisés par la marche, leur faisait couper le bout du pied et les laissait en chemin. Ceux qu'il avait pu amener jusqu'au camp, il les réunissait généralement par couples de frères et de parents, les forçait à se battre deux à deux et ne se rassasiait pas de la vue du sang qu'il n'eût réduit leur nombre à un seul vainqueur. Le sénat ne lui infligea donc qu'un châtiment mérité et seulement trop tardif en contraignant cet ennemi réfugié auprès de Prusias à se donner la mort. (Ans de R. 537 et 571.)

3. Le sénat traita avec la même justice le roi Mithridate qui, par un seul rescrit, fit égorger quatre-vingt mille citoyens romains, répandus dans les villes de l'Asie pour y exercer le commerce et dans toute cette vaste province souilla les dieux de l'hospitalité de tout ce sang injustement versé. Mais son crime ne resta pas impuni. Car, étant insensible à l'action du poison, il dut à la fin s'ôter la vie au milieu des pires souffrances. Il expiait en même temps ces croix qu'il faisait dresser pour y attacher ses amis à l'instigation de l'eunuque Gaurus, en montrant autant de caprice tyrannique dans ses complaisances que de scélératesse dans ses décisions personnelles. (Ans de R. 665 et 690.)

4. Quoique la barbarie naturelle des peuples de la Thrace la rende moins étonnante, la cruauté de Ziselmius, fils de leur roi Diogiris, fut une si violente frénésie qu'elle mérite qu'on en parle. Il ne regardait pas comme un crime de scier en deux des hommes vivants, ni de faire manger aux pères et aux mères les corps de leurs enfants.

5. Ptolémée Physcon paraît pour la seconde fois sur la scène : il était tout à l'heure cité comme un exemple hideux de folie lubrique ; il mérite aussi d'être nommé comme un monstre de cruauté. Est-il en effet rien de plus atroce que le fait suivant ? Il avait eu de Cléopâtre, sa soeur et son épouse, un fils nommé Memphis, enfant d'un physique distingué et qui donnait les plus belles espérances : il le fit tuer sous ses yeux ; puis, lui ayant fait couper la tête et les pieds, il les mit dans une corbeille qu'il recouvrit d'un manteau et les envoya à la mère de cet infortuné comme présent pour le jour anniversaire de sa naissance. On eût dit que l'affreux malheur dont il la frappait ainsi ne l'atteignait pas lui-même. Comme s'il n'était pas au contraire le plus à plaindre des deux ! Dans cette perte commune, Cléopâtre excitait la compassion de tous et Ptolémée soulevait contre lui l'exécration universelle. Mais jusqu'à quelle aveugle fureur ne monte pas une extrême cruauté lorsqu'elle ne trouve plus de défense qu'en elle-même ! Physcon, voyant la haine qu'il inspirait à son pays, chercha dans le crime un remède à ses terreurs. Il voulut affermir son pouvoir en massacrant ses sujets. Un jour que le gymnase était rempli d'une nombreuse jeunesse, il l'enveloppa d'un cercle d'armes et d'incendie, et fit périr tant par le fer que par la flamme tous ceux qui s'y trouvaient rassemblés. (Vers l'an 625 de R.).

6. Ochus, qui depuis fut appelé Darius, s'était engagé par le serment le plus révéré des Perses, à ne faire mourir, ni par le poison, ni par le fer, ni par aucune violence, ni par la faim, aucun des conjurés qui avaient participé avec lui au renversement des sept Mages. Mais il sut imaginer un genre de mort encore plus cruel pour se défaire de ceux qu'il considérait comme ses ennemis, sans violer la foi jurée. Il avait clos de murs élevés un espace restreint et l'avait rempli de cendres : au-dessus s'avançait une poutre sur laquelle il plaçait ses victimes après leur avoir donné abondamment à manger et à boire. De là, saisis par le sommeil, les malheureux tombaient dans ce perfide amas de poussières. (Av. J.-C. 415.)

7. Artaxerxès, également surnommé Ochus, fut d'une cruauté encore plus manifeste et plus affreuse. Il enterra vivante Atossa qui était à la fois sa soeur et sa belle-mère. Il enferma son oncle avec plus de cent fils et petits-fils dans une cour vide et les fit périr sous une pluie de traits : ce n'était pas qu'ils l'eussent provoqué par quelque offense, mais c'était parce qu'il les voyait jouir auprès des Perses de la plus haute réputation de vertu et de bravoure. (Av. J.-C. 363.)

8. Une jalousie toute semblable animait la république d'Athènes, lorsque, par un décret qui ternit sa gloire, elle fit couper le pouce à toute la jeunesse d'Égine, pour empêcher qu'un peuple, maître d'une flotte puissante, pût lui disputer l'empire de la mer. Je ne reconnais plus Athènes, lorsqu'elle demande à la cruauté le moyen de remédier à sa crainte. (Av. J.-C. 458.)

9. Ce fut encore un homme bien barbare que l'inventeur du taureau d'airain sous lequel on allumait du feu après y avoir enfermé des malheureux. Soumis dans ce réduit à de longs tourments, ils ne pouvaient faire entendre que des cris étouffés pareils à des mugissements de taureau. L'auteur de cet ouvrage avait craint que des plaintes émises avec un son de voix humaine ne fussent un appel à la pitié du tyran Phalaris. Mais, pour avoir voulu priver les infortunés de cette pitié, l'artisan fut enfermé le premier dans ce taureau et éprouva, comme il le méritait, avant toute autre victime, l'horrible effet de son art. (Av. J.-C. 568.)

10 Les Étrusques non plus ne manquèrent pas de barbarie dans l'invention des supplices. Ils liaient étroitement ensemble des morts et des vivants, en les appliquant les uns contre les autres face à face et membres à membres, et les laissaient ainsi tomber en pourriture : cruels bourreaux et des vivants et des morts !

11. De même font ces barbares qui, dit-on, après avoir retiré des victimes qu'ils immolent les entrailles et les viscères, introduisent dans leurs corps des hommes vivants dont ils ne laissent dépasser que la tête ; et pour faire durer leur supplice plus longtemps, ils prolongent leur triste existence en leur donnant à manger et à boire jusqu'à ce que leurs corps putréfiés deviennent la proie des vers qui naissent dans les cadavres en décomposition. Allons maintenant reprocher à la nature de nous avoir assujettis à une foule d'infirmités pénibles et plaignons-nous que la puissante constitution des dieux ait été refusée à l'homme, lorsque nous voyons le genre humain docile aux impulsions de la cruauté se créer à lui-même tant de tortures.

CHAPITRE III : De la colère et de la haine.

EXEMPLES ROMAINS

La colère et la haine excitent aussi de violents orages dans le coeur humain : l'une est plus prompte à éclater, l'autre plus persévérante dans la volonté de nuire. Ces deux passions s'accompagnent d'une vive agitation de l'âme et jamais elles n'exercent leur violence sans se tourmenter elles-mêmes : car, en cherchant à causer de la douleur, elles sont les premières à en éprouver par l'effet de l'inquiétude et de l'anxiété cruelles que leur cause l'appréhension de manquer leur vengeance. Mais elles se distinguent par des traits particuliers et frappants, et elles ont voulu elles-mêmes se manifester dans d'illustres personnages par l'énergie excessive d'une parole ou d'une action.

1. Lorsque Livius Salinator sortit de Rome pour faire la guerre à Hasdrubal, Fabius Maximus l'avertit de ne point livrer bataille qu'il ne connût les forces et l'état moral de l'ennemi. Il répondit qu'il se garderait bien de laisser passer la première occasion de combattre. Fabius lui demanda pourquoi il était si impatient d'en venir aux mains. "C'est, répliqua-t-il, pour jouir au plus tôt ou de la gloire d'avoir vaincu l'ennemi ou du plaisir de voir mes concitoyens battus." Dans ce propos la colère et la valeur guerrière avaient une égale part : l'une gardait le souvenir d'une injuste condamnation, l'autre envisageait la gloire du triomphe. Mais est-il bien vrai que le même homme ait pu tenir ce langage et remporter une tette victoire ? (An de R. 548.)

2. C'était une âme ardente, un guerrier accoutumé aux travaux de la guerre que la vivacité du ressentiment poussait à ce degré de colère. Mais voici C. Figulus, le plus doux des hommes, en possession d'une grande renommée acquise dans la science paisible du droit civil, qui à son tour se laisse entraîner par cette passion jusqu'à oublier la sagesse et la modération. L'échec de sa candidature au consulat l'avait fort irrité, et ce qui aigrissait encore son humeur, c'est de songer qu'on avait deux fois accordé cet honneur à son père. Le lendemain des comices, une foule de citoyens étant venus le consulter, il les renvoya tous en leur disant : "Eh quoi ! vous savez nous consulter, mais non pas nous faire consul ? » Reproche sévère et mérité ; toutefois il eût beaucoup mieux valu s'en abstenir. Peut-il y avoir de la sagesse à s'emporter contre le peuple romain ? (Vers l'an de R. 621.)

3. Aussi, malgré leur noblesse dont l'éclat semble mettre leur conduite à l'abri des reproches, on ne doit pas non plus approuver ces Romains qui s'offensèrent de voir arriver à la préture Cn. Flavius, personnage de très petite condition jusqu'alors et qui arrachèrent de leurs doigts leurs anneaux d'or et rejetèrent avec mépris les ornements de leurs chevaux. En affichant pour ainsi dire leur deuil, ils ne faisaient que manifester la violence de leur dépit. (An de R. 449.)

4. Tels furent les mouvements de colère d'un ou de plusieurs particuliers contre le corps entier de la nation. Voici maintenant ceux de la foule contre des citoyens en vue et des généraux. Lorsque Manlius Torquatus revint à Rome après avoir remporté sur les Latins et les Campaniens une grande et glorieuse victoire, tous les vieillards l'accueillirent avec des cris de joie ; mais aucun des jeunes gens n'alla à sa rencontre, parce qu'il avait fait frapper de la hache son propre fils, ce vaillant jeune homme, qui avait combattu contre ses ordres. Ils éprouvèrent de la compassion pour un guerrier de leur âge trop sévèrement puni. Je ne prétends pas justifier leur conduite ; je veux seulement signaler le pouvoir d'un ressentiment qui alla jusqu'à opposer entre elles les générations et les affections de la même cité. (An de R. 413.)

5. Le même sentiment d'animosité eut aussi la force d'arrêter toute la cavalerie romaine que le consul Fabius avait envoyée à la poursuite des ennemis : nos cavaliers pouvaient facilement et sans danger les anéantir ; mais ils se rappelaient l'opposition faite par le consul à un projet de loi agraire et ce souvenir les retint immobiles. (An de R. 272.) Cette mauvaise passion fut aussi funeste au général Appius, dont le père, en soutenant les prérogatives du sénat, avait énergiquement combattu les intérêts du peuple : elle anima l'armée contre le fils et la détermina à tourner volontairement le dos à l'ennemi, de peur de procurer le triomphe à son général. (An de R. 282.) Que de fois ne vit-on pas le ressentiment vaincre pour ainsi dire la victoire ? C'est lui qui obligea Torquatus à se passer des honneurs dus au vainqueur, Fabius à sacrifier la plus belle part de la victoire et Appius à la perdre tout entière et à lui préférer le parti de la fuite.

6. Avec quelle violence la colère ne domina-t-elle pas dans le coeur de tout le peuple romain, lorsque les suffrages de l'assemblée déférèrent à M. Plaetorius, centurion primipile, l'honneur de dédier le temple de Mercure, au préjudice des deux consuls, Appius et Servilius. Il en voulait à Appius pour avoir empêché qu'on ne vînt au secours des débiteurs, à Servilius pour avoir mollement soutenu les intérêts du peuple dont il avait assumé la défense. Peut-on parler de l'impuissance de la colère, quand on voit sous son influence un soldat préféré aux plus hauts magistrats ? (An de R. 258.)

7. La colère n'a pas seulement foulé aux pieds le commandement suprême ; elle en a aussi abusé avec passion. Q. Métellus avait soumis presque en entier les deux Espagnes, dont il avait le gouvernement, d'abord comme consul, ensuite comme proconsul. Mais il apprit qu'on lui envoyait comme successeur son ennemi le consul Q. Pompéius. Aussitôt il affranchit du service tous ceux qui demandèrent leur libération immédiate, il accorda sans examen des congés illimités, il retira les gardes des magasins qu'il laissa ainsi exposés au pillage, il fit briser et jeter à la rivière les arcs et les flèches des Crétois, il défendit de donner à manger aux éléphants. Par tous ces actes il put donner satisfaction à son ressentiment, mais il ternit la gloire de ses magnifiques exploits et, pour avoir mis moins d'énergie à vaincre sa colère qu'à vaincre l'ennemi, il perdit la récompense du triomphe qu'il avait méritée. (An de R. 611.)

8. Et Sylla, n'est-ce pas en s'abandonnant à cette passion qu'après avoir répandu à flots le sang des autres, il finit par verser le sien propre ? Furieux de voir que Granius premier magistrat de Pouzzoles, lui faisait attendre l'argent promis par les décurions de cette colonie, il entra dans un tel accès de rage et poussa des cris si violents qu'il se déchira la poitrine et rendit l'âme en vomissant du sang et des menaces. Ce n'est pas sous le poids de la vieillesse qu'il succomba, puisqu'il entrait seulement dans sa soixantième année ; mais les malheurs publics, avaient aggravé jusqu'à la fureur son impuissance à se maîtriser. Aussi l'on ne saurait dire qui finit le premier, de Sylla ou de son humeur irascible ? (An de R. 675.)  

EXEMPLES ÉTRANGERS

Je n'aime pas à prendre des exemples dans l'histoire de personnages obscurs et, d'autre part, je me fais scrupule de ne parler des plus grands hommes que pour leur reprocher leurs vices. Cependant, puisque l'obligation de respecter mon plan m'amène à réunir dans chaque partie de mon recueil les exemples les plus remarquables, mon sentiment personnel doit se subordonner au caractère de mon ouvrage. L'essentiel est de ne pas perdre le souci et le goût de louer les belles actions, quand on est forcé d'en raconter de toutes différentes.

1. Alexandre par son emportement s'est pour ainsi dire ravi lui-même les honneurs du ciel. Qui l'empêcha en effet de s'y élever, si ce n'est l'ordre d'exposer Lysimaque à la fureur d'un lion, le meurtre de Clytus tué d'un coup de sa lance et la condamnation à mort de Callisthène ? Trois de ses plus grandes victoires furent en quelque sorte annulées par la mort injuste de ses trois amis.

2. De quelle haine violente Hamilcar n'était-il pas animé contre le peuple romain ? Il disait, en regardant ses quatre fils encore dans l'enfance, qu'il élevait quatre lionceaux pour la perte de l'empire romain. Ces nourrissons étaient dignes de causer, comme il arriva, la ruine de leur propre patrie. (Av. J.-C. 246.)

3. Hannibal, l'un d'entre eux, marcha de bonne heure sur les traces de son père. Au moment où Hamilcar, sur le point de passer en Espagne avec une armée, faisait, à cette occasion, un sacrifice, Hannibal, âgé de neuf ans, jura, la main sur l'autel, d'être le plus ardent ennemi du peuple romain, sitôt que l'âge le lui permettrait ; et même, à force de prières et d'instances, il arracha à son père la permission de l'accompagner dans l'expédition qu'il allait entreprendre. (An de R. 516.) Le même Hannibal, voulant un jour exprimer la violence de la haine qui divisait Rome et Carthage, dit en frappant du pied et en soulevant la poussière : "La guerre ne cessera entre elles que lorsque l'une ou l'autre sera réduite en poussière."

4. Voila ce qu'a pu faire dans le coeur d'un enfant une haine violente ; mais la colère n'a pas eu moins d'empire sur l'âme d'une femme. Sémiramis, reine d'Assyrie, était occupée à sa coiffure, lorsqu'on l'informa de la révolte de Babylone. Aussitôt, avec une partie de ses cheveux encore dénoués, elle courut l'assiéger et ne voulut point achever d'arranger sa chevelure qu'elle n'eût replacé la ville sous son autorité. C'est pourquoi on lui éleva à Babylone, une statue qui la représentait telle qu'elle était au moment où elle s'était précipitamment élancée pour punir la rébellion.

CHAPITRE IV : De la cupidité.

EXEMPLES ROMAINS

Produisons aussi sur la scène la cupidité, cette passion toujours en quête de profits à découvrir, toujours prête à dévorer avidement la proie qui se présente, incapable de jouir du bien qu'elle possède et douloureusement tourmentée par la soif d'acquérir.

1. Un homme fort riche, N. Minucius Basilus, étant mort en Grèce, un faussaire supposa un testament de lui et, pour que la validité n'en fût pas contestée, il eut soin d'inscrire au nombre des héritiers deux des personnages les plus puissants de notre république, M. Crassus et Q. Hortensius, qui n'avaient jamais connu Minucius. La fraude était manifeste ; mais avides d'argent l'un et l'autre, ils ne refusèrent pas le profit que leur apportait le crime d'autrui. Quelle faute énorme ! et comme j'en devrais parler avec plus de sévérité ! Des hommes qui étaient les lumières du sénat et les ornements du forum, séduits par l'appât d'un gain honteux, couvrirent de leur autorité une infamie qu'ils auraient dû punir !

2. La cupidité se montra encore plus forte dans Q. Cassius. Étant en Espagne, il fit saisir M. Silius et A. Calpurnius qui étaient venus armés de poignards pour l'assassiner et il leur rendit la liberté, à l'un pour cinq millions de sesterces, à l'autre pour six millions. Ne pensez-vous pas qu'un tel homme, pour une somme double, aurait volontiers aussi tendu la gorge ? (An de R. 705.)

3. Mais si jamais homme fut jusqu'au fond du coeur possédé de cette passion, c'est bien L. Septimuléius. Après avoir été l'ami intime de C. Gracchus, il eut le courage de lui couper la tête et de la porter dans les rues de Rome au bout d'une lance, le consul Opimius ayant promis par édit de la payer au poids de l'or. Quelques auteurs racontent que Septimuléius en avait vidé une partie et que, pour la rendre plus pesante, il l'avait remplie de plomb fondu. Que Gracchus ait été un séditieux, que sa mort ait été un juste châtiment, ce n'était pas cependant une raison pour que l'exécrable avidité d'un client pût aller jusqu'à outrager ainsi son cadavre. (An de R. 632.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

La cupidité de Septimuléius est odieuse ; celle de Ptolémée, roi de Chypre, est digne de risée. Il avait, à force de lésinerie mesquine, amassé d'immenses richesses. Il vit le moment où elles allaient causer sa perte. Il chargea donc toute sa fortune sur de vaisseaux et s'avança en pleine mer dans le dessein de mourir en coulant ses navires et de ne pas laisser de butin à ses ennemis. Mais il n'eut pas la force d'engloutir dans la mer son or et son argent ; il ramena ses trésors chez lui pour en faire la récompense de ses meurtriers. En vérité, cet homme ne possédait pas les richesses, il en était possédé : il avait le titre de roi de Chypre, mais il n'était, dans son âme, que le misérable esclave de son argent. (An de R. 695.)

CHAPITRE V : De l'orgueil et de la démesure.

EXEMPLES ROMAINS

1. Mettons bien aussi en lumière l'orgueil et la "démesure". Le consul M. Fulvius Flaccus, collègue de M. Plautius Hypséus, voulait faire adopter les lois les plus pernicieuses sur l'extension du droit de cité à l'Italie et sur l'appel au peuple en faveur de ceux qui n'avaient pas voulu abandonner leur ville d'origine. Appelé par le sénat, il fit des difficultés pour se rendre à sa convocation. Parmi les membres de l'assemblée, les uns lui conseillaient, les autres allaient jusqu'à le prier de renoncer à son projet : il ne daigna pas seulement répondre. On accuserait d'arrogance tyrannique un consul qui aurait eu envers un seul sénateur l'attitude que prit Flaccus en affichant son mépris pour la majesté de toute cette compagnie si auguste. (An de R. 628.)

2. La même compagnie subit encore de M. Drusus, tribun du peuple, le plus sanglant outrage. Il ne se contenta point d'avoir maltraité le consul L. Philippus qui avait ose l'interrompre au milieu d'une harangue, en le faisant saisir à la gorge, non par un licteur, mais par un de ses clients, et de l'avoir ainsi fait traîner en prison, avec tant de violence que le sang lui sortait abondamment par le nez. Il alla jusqu'à répondre à un message du sénat qui le convoquait dans la curie : "Que ne vient-il plutôt lui-même dans la curie Hostilia si voisine de la tribune ? Que ne vient-il à moi ?" Je regrette d'avoir à ajouter ce qui suit : le tribun ne tint pas compte de l'ordre du sénat et le sénat obéit à l'injonction du tribun. (An de R. 662.)

3. Que de hauteur dans ce trait de Cn. Pompée ! Au sortir du bain, il voit prosterné à ses pieds Hypséus, citoyen de noble naissance et de plus son ami, qui était alors accusé de brigue. Il le laisse à terre et même l'accable d'une parole insultante : "C'est peine perdue, lui dit-il, tu n'auras réussi qu'à retarder mon repas", et, quelqu'il eût à se reprocher un mot si dur, il ne laissa pas de dîner tranquillement. C'est cependant le même homme qui, en plein forum, alors que P. Scipion, son beau-père tombait sous le coup de ses propres lois, et malgré les sévères condamnations qui frappaient d'illustres accusés, ne rougit pas de solliciter des juges comme une faveur la grâce du coupable, sans craindre de compromettre tout l'ordre public pour les caresses d'une épouse. (An de R. 701.)

4. Marc Antoine déshonora un festin à la fois par sa conduite et son langage. Lorsqu'il était triumvir, on lui apporta pendant le repas la tête du sénateur Césétius Rufus. Tous les convives en détournèrent leurs regards. Mais Antoine la fit approcher davantage et la considéra longuement avec curiosité. Tous étaient dans l'attente de ce qu'il allait dire. "Celui-ci, dit-il, je ne le connaissais pas." Aveu plein d'orgueil, en parlant d'un sénateur ; aveu cynique, en parlant de sa victime. (An de R. 71.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. C'en est assez sur nos concitoyens ; passons aux étrangers. La valeur personnelle d'Alexandre et son bonheur élevèrent son orgueil à son comble par trois degrés bien marqués. Plein de dédain pour Philippe, il se donna pour père Jupiter Hammon ; dégoûté des moeurs et des costumes macédoniens, il adopta le vêtement et les usages des Perses ; et par mépris de la condition humaine, il chercha à égaler celle des dieux. Il n'eut pas honte de ne pas s'avouer fils de son père, ni citoyen de sa patrie, ni mortel.

2. Xerxès dont le nom signifie orgueil et "démesure", quelque droit qu'il eût de tenir ce langage, montra une même insolence, lorsque au moment de déclarer la guerre à la Grèce, il manda auprès de lui les grands de Asie et leur dit : "Je n'ai pas voulu paraître ne consulter que moi-même et je vous ai réunis ; mais souvenez-vous que votre devoir est plutôt d'obéir que de conseiller." C'était de sa part une grande arrogance, dût-il avoir le bonheur de rentrer en vainqueur dans son palais ; mais, devant une défaite si honteuse, on trouvera dans son langage encore plus d'imprudence que de présomption. (Av. J.-C. 484.)

3. Hannibal fut tellement enorgueilli par le succès de la bataille de Cannes qu'il ne voulut plus recevoir dans son camp aucun de ses concitoyens, ni répondre à personne sans quelque intermédiaire. Lorsque Maharbal lui déclara hautement devant sa tente qu'il avait pris les mesures nécessaires pour le faire dîner sous peu à Rome, dans le Capitole, il ne daigna même pas l'écouter. Tant la prospérité et la modération sont loin d'habiter ensemble ! (An dc R. 537.)

4. Le sénat de Carthage et celui de Capoue semblent avoir rivalisé d'orgueil. Le premier avait des bains séparés de ceux du peuple ; le second avait un tribunal particulier. Cet usage s'est conservé assez longtemps à Capoue, comme on le voit dans le discours de C. Gracchus contre Plautius.

CHAPITRE VI : De la perfidie.

EXEMPLES ROMAINS

Tirons maintenant de son repaire la perfidie, ce vice qui se cache et tend des pièges. Le mensonge et la tromperie sont ses moyens les plus puissants et elle met son bonheur dans l'accomplissement d'une action criminelle. On ne la reconnaît bien qu'une fois qu'elle a pu prendre une victime crédule dans ses abominables filets. Cette perversité fait au genre humain autant de mal que la bonne foi lui fait du bien. Chargeons-la donc d'autant de blâme que nous donnons à celle-ci de louanges.

1. Sous le règne de Romulus, Spurius Tarpéius commandait la citadelle. Sa fille étant allée hors des murs prendre de l'eau pour un sacrifice, Tatius obtint qu'elle fît entrer avec elle dans la citadelle les soldats sabins, en la gagnant par la promesse de lui faire présent de ce qu'ils portaient à leur bras gauche : ils avaient à ce bras des bracelets et des anneaux d'or d'un poids considérable. Quand les Sabins furent maîtres de la place, la jeune fille réclama sa récompense. Mais Tatius la fit périr en l'accablant sous un monceau de boucliers. Il fut ainsi très perfide tout en tenant sa promesse, car les soldats portaient aussi leurs boucliers au bras gauche. Abstenons-nous ici de blâme, puisque c'est une trahison impie qui fut ainsi frappée d'un prompt châtiment. (An de R. 5.)

2. Servius Galba fut aussi d'une insigne perfidie. Ayant convoqué le peuple de trois cités de la Lusitanie, sous prétexte de s'occuper de leurs intérêts, il choisit huit mille hommes, qui étaient la fleur de la jeunesse, les désarma, égorgea les uns et vendit les autres. Si grande que fût la perte des Barbares, le forfait de Galba le dépassa encore par son énormité. (An de R. 602.)

3. Cn. Domitius qui était de la plus haute naissance et d'un grand caractère, fut amené à des actes de perfidie par un amour excessif de la gloire. Il était irrité contre le roi des Arvernes Bituitus, parce qu'il avait excité sa nation et celle des Allobroges à se remettre aux mains de Q. Fabius, son successeur, bien qu'il fût encore lui-même dans sa province. Domitius l'attira chez lui sous prétexte d'une entrevue, le chargea de chaînes au mépris de l'hospitalité et le fit transporter à Rome par mer. Le Sénat ne put approuver cet acte, mais il ne voulut pas non plus l'annuler, de peur que Bituitus, rentré dans son pays, ne recommençât la guerre. Il le relégua dans la ville d'Albe pour y être retenu en détention libre. (An de R. 632.)

4. Quant au meurtre de Viriathe, il donne lieu à blâmer deux perfidies, celle de ses amis qui le tuèrent de leurs mains et celle du consul Q. Servilius Caepion qui suscita les assassins en leur promettant l'impunité. Ainsi, au lieu de gagner la victoire, il l'acheta. (An de R. 613.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Considérons maintenant la perfidie à sa source même, chez les Carthaginois. Dans la première guerre punique ils avaient reçu les plus grands services du Lacédémonien Xanthippe, et c'est grâce à son habileté qu'ils avaient pu faire prisonnier Atilius Régulus. Ils feignirent de le ramener dans sa patrie et le précipitèrent dans la mer. Quel fruit attendaient-ils d'un si grand forfait ? Voulaient-ils qu'il ne pût partager avec eux l'honneur de la victoire ? Son souvenir néanmoins a survécu pour leur honte. Ils n'eussent au contraire rien perdu de leur gloire en lui laissant la vie. (An de R. 498.)

2. Hannibal avait persuadé aux habitants de Nucérie, que ses remparts rendaient pourtant imprenable, d'abandonner leur ville en emportant chacun deux vêtements. Quand ils en furent sortis, il les fit étouffer dans la vapeur et la fumée des étuves. Il attira de la même manière hors de leurs murailles les membres du sénat d'Acerres et les fit jeter dans des puits profonds. Il avait déclaré la guerre au peuple romain et à l'Italie ; mais en réalité ne la faisait-il pas avec plus de violence encore à la bonne foi elle-même en se plaisant à employer le mensonge et la fourberie comme il eût employé les moyens les plus glorieux ? Aussi cet Africain qui devait d'ailleurs laisser dans l'histoire un souvenir éclatant, nous fait-il douter du titre qu'il mérite le plus, de celui de grand général ou de celui de méchant homme.

CHAPITRE VII : Des séditions.

SÉDITIONS DU PEUPLE ROMAIN

1. Nous allons parler maintenant des séditions violentes qui s'élevèrent soit à Rome, soit dans l'armée. L. Equitius, qui se disait fils de Tib. Gracchus et qui, au mépris des lois, demandait le tribunat avec L. Saturninus, fut conduit dans la prison publique par ordre de C. Marius qui était alors consul pour la cinquième fois. Mais le peuple brisa les portes de la prison, arracha L. Equitius à ses geôliers et le porta sur ses épaules au milieu des plus vives manifestations de joie. (An de R. 653 )

2 Ce même peuple, comme le censeur Q. Métellus refusait de recevoir la déclaration de fortune d'Equitius en tant que fils de Gracchus, tenta d'assommer ce magistrat à coups de pierres. Métellus assurait que Tib. Gracchus n'avait que trois fils ; que tous trois étaient morts : l'un en Sardaigne pendant son service militaire ; le second, encore enfant, à Préneste ; le troisième à Rome, où il était né après la mort de son père. Il ne fallait pas, disait-il, souiller une famille si illustre en y introduisant un inconnu de basse origine. Mais l'imprévoyante légèreté de la multitude qu'on avait soulevée lutta en faveur de l'impudence et de l'audace contre l'autorité du consulat et de la censure et elle se porta à tous les excès de l'insolence contre ses premiers magistrats. (An de R. 651.)

3. Cette révolte ne fut qu'insensée ; en voici une qui alla jusqu'à l'effusion du sang. A. Nunnius se trouvait en concurrence avec Saturninus dans la demande du tribunat. Déjà neuf tribuns étaient nommés et il ne restait plus qu'une place pour les deux candidats. Le peuple alors commença par chasser Nunnius et le fit entrer de force dans une maison particulière ; puis il l'en arracha et lui donna la mort. Ainsi le meurtre du plus vertueux des citoyens assura le pouvoir au plus méchant. (An de R. 664.)

4. On a vu aussi une émeute de créanciers éclater avec une force irrésistible contre le préteur urbain Sempronius Asellion qui avait pris les intérêts des débiteurs. Ameutés par le tribun L. Cassius, ils le réduisirent, au moment qu'il faisait un sacrifice devant le temple de la Concorde, à s'enfuir loin des autels et du forum et, alors qu'il cherchait à se cacher dans une boutique et qu'il était encore vêtu de la robe prétexte, ils le mirent en pièces. (An de R. 664.)

SÉDITIONS DES SOLDATS ROMAINS

1. Une telle situation intérieure fait horreur ; mais si l'on considère les camps, on éprouvera une égale indignation. La loi Sulpicia avait attribué à C. Marius, alors simple particulier, la province d'Asie avec la conduite de la guerre contre Mithridate. Marius envoya son lieutenant Gratidius auprès de Sylla qui était consul, pour recevoir de lui le commandement des légions. Les soldats massacrèrent le lieutenant, indignés sans doute qu'on les forçât à quitter le chef suprême de la république pour passer sous l'autorité d'un homme qui n'était revêtu d'aucune magistrature. Mais qui pourrait permettre à des soldats de réformer les décrets du peuple en mettant à mort un lieutenant ? (An de R. 665.)

2. C'est pour l'amour d'un consul que l'armée se rendit coupable d'un tel attentat : en voici un autre qu'elle commit contre la vie d'un consul. Q. Pompéius, collègue de Sylla, avait eu le courage de se rendre, conformément à un sénatus-consulte, à l'armée de Cn. Pompéius qui depuis un certain temps en retenait le commandement contre la volonté publique. Les soldats, à l'instigation de ce chef ambitieux, assaillirent le consul au moment où il commençait le sacrifice d'usage, l'immolèrent comme une victime et le sénat, s'avouant trop faible contre une armée, laissa un si énorme forfait impuni. (An de R. 665.)

3. Voici encore une armée coupable d'un acte de violence criminel. C. Carbon, frère de celui qui fut trois fois consul, avait voulu, par des moyens un peu rudes et un peu rigoureux, rétablir la discipline que les guerres civiles avaient relâchée. Ses soldats lui ôtèrent la vie. Ils aimèrent mieux se souiller d'un si grand crime que de renoncer à des moeurs corrompues et ignobles.

CHAPITRE VIII : De la témérité.

EXEMPLES ROMAINS

Les mouvements de la témérité sont également subits et violents. Dans l'ébranlement qu'ils causent à l'esprit, l'on ne peut plus ni apercevoir ses propres dangers, ni apprécier avec justesse les actions des autres.

1. Avec quelle témérité le premier Africain passa d'Espagne chez Syphax en n'emmenant avec lui que deux galères à cinq rangs de rames, pour confier à la foi suspecte d'un Numide et son salut et celui de sa patrie ! Aussi est-ce à bien peu de chose que tint la décision de cette importante question : le roi Syphax serait-il l'assassin ou le prisonnier de Scipion ? (An de R. 547.)

2. Voici une tentative bien risquée de Jules César. Quoique les dieux aient alors veillé sur ses jours, à peine cependant peut-on raconter sans frémir une pareille imprudence. Impatient de voir que ses légions tardaient à passer de Brundisium à Apollonie, il sortit de table sous prétexte d'une indisposition, dissimula la majesté de sa personne sous un vêtement d'esclave, se jeta dans une barque et, descendant le cours de l'Aous, gagna l'entrée de l'Adriatique au milieu d'une affreuse tempête. Aussitôt, il fit diriger la barque vers la pleine mer et ce n'est qu'après avoir été ballotté longtemps et avec violence par les vents contraires qu'il céda enfin à la nécessité. (An de R. 705.)

3. Et nos soldats, quelle exécrable légèreté ne montrérent-ils pas envers A. Albinus, que sa naissance, ses vertus et toutes les dignités accumulées sur sa tête mettaient hors de pair ! Sur des soupçons trompeurs et vains, ses troupes le lapidèrent dans son camp et, ce qui porte notre indignation à son comble, c'est que, insensibles aux prières aux instances de leur général, les soldats lui refusèrent le moyen de se justifier. (An de R. 664.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Après un pareil trait, je m'étonne moins que le farouche et cruel Hannibal n'ait pas voulu écouter la défense de son pilote innocent. Parti de Pétilie avec une flotte pour retourner en Afrique, il était arrivé à l'entrée du détroit ; mais ne pouvant se persuader qu'il y eût si peu de distance entre l'Italie et la Sicile, il s'imagina que son guide le trompait et lui donna la mort. Ensuite, avec plus d'attention, il put se rendre compte de sa loyauté et il reconnut son innocence, quand il ne pouvait plus lui faire réparation que par des honneurs posthumes. De là cette statue dressée au-dessus de son tombeau et placée comme en observation sur une mer étroite et agitée, monument exposé aux regards de ceux qui vont et viennent dans le détroit et qui leur rappelle tout ensemble le souvenir de Pélorus et la précipitation du Carthaginois. (An de R. 550.)

2. La république d'Athènes se montra inconsidérée jusque la démence, lorsqu'elle enveloppa dans une même condamnation ses dix généraux qui venaient pourtant de remporter une éclatante victoire et, sans soumettre leur faute à l'appréciation d'un tribunal criminel, leur fit subir la peine capitale. Tout leur crime était d'avoir été empêchés par la violence de la tempête de donner la sépulture aux soldats morts dans la bataille. Athènes se vengeait ainsi de la force des choses, au lieu d'honorer le courage. (Av. J.-C. 405.)

CHAPITRE IX : De l'erreur.

Tout à côté de la témérité se place l'erreur. Si elle peut faire autant de mal, elle trouve grâce plus facilement parce que ce n'est pas la volonté, mais de trompeuses apparences qui l'entraînent à commettre des fautes. Tenter d'exposer ici toute l'étendue de ses ravages dans le coeur humain, ce serait tomber moi-même dans le défaut dont je parle. Je me contenterai donc de citer quelques-unes des méprises qu'elle a causées.

1. C. Helvius Cinna, tribun du peuple, revenant chez lui à la fin des obsèques de Jules César, fut mis en pièces par la multitude qui le prit pour Cornélius Cinna. C'était sur celui-ci qu'elle croyait assouvir sa colère : elle lui en voulait d'avoir, quoique allié de César, prononcé du haut de la tribune une harangue impie contre le dictateur qu'un crime affreux venait de ravir à la terre. Dans sa méprise la foule se laissa aller jusqu'à fixer au bout d'un javelot la tête d'Helvius, la prenant pour celle de Cornélius et à la porter autour du bûcher de César. Tel fut le sort de ce malheureux tribun, victime de son sentiment du devoir et de l'erreur des autres. (An de R. 709.)

2. Quant à C. Cassius, son erreur le fit se punir lui-même. Au cours de la bataille de Philippes où quatre armées étaient aux prises avec des succès divers, ignorés des généraux eux-mêmes, il avait envoyé pendant la nuit un centurion nommé Titinius pour reconnaître la situation de M. Brutus. Réduit à faire bien des détours à cause de l'obscurité qui l'empêchait de discerner si les soldats qu'il rencontrait étaient des amis ou des ennemis, le centurion revint trop tard. Cassius, croyant qu'il avait été fait prisonnier et que l'ennemi était maître de tout le champ de bataille, se hâta de mettre fin à ses jours, quoique le camp ennemi eût été forcé et que l'armée de Brutus fût encore en grande partie intacte. Mais on ne saurait passer sous silence la noble conduite de Titinius. Devant le spectacle inattendu de son général gisant sur la poussière, il demeura quelque temps le regard fixe et comme frappé de stupeur ; puis, fondant en larmes, il s'écria : "O mon général, quoique ce soit sans le vouloir que j'ai causé ta mort, je ne veux pas la laisser impunie ; laisse-moi partager ton destin." En même temps sur le corps inanimé de Cassius, il se plongea toute son épée dans le cou. Ainsi ces deux soldats mêlèrent leur sang et tombèrent en victimes, l'un de son attachement, l'autre de son erreur. (An de R. 711.)

3. Mais une méprise fit-elle jamais plus de tort qu'à la maison de Lar Tolumnius, roi des Véiens ? Ce prince, jouant aux dés, eut un coup des plus heureux et dit en riant à son adversaire : "Eh bien, tue celui-ci." Des ambassadeurs romains entraient par hasard au même instant. Les gardes se méprenant sur le sens du mot prirent une plaisanterie pour un ordre du roi et tuèrent les ambassadeurs. (An de R. 315.)

CHAPITRE X : De la vengeance. 

EXEMPLES ROMAINS

La passion de la vengeance est violente, mais légitime. Les attaques la mettent en mouvement et lui font désirer de rendre le mal pour le mal. Mais il est inutile d'en faire une plus ample description.

1. Le tribun du peuple, M. Flavius, fit un rapport à l'assemblée contre les Tusculans, les accusant d'avoir par leurs conseils disposé à la révolte les Véliternes et les Privernates. Les accusés étaient venus à Rome avec leurs femmes et leurs enfants, en habits de deuil, comme des suppliants. Toutes les tribus se prononcèrent en leur faveur, à l'exception de la seule tribu Pollia qui fut d'avis de trancher la tête à tous les hommes, après les avoir battus de verges, et de vendre à l'encan toute la multitude incapable de porter les armes. Aussi la tribu Papiria, où depuis prévalurent les Tusculans devenus citoyens romains, ne donna jamais sa voix dans les élections des magistrats à aucun candidat de la tribu Pollia : ses citoyens ne voulaient pas que leurs suffrages pussent faire attribuer une dignité à aucun membre d'une tribu qui s'était efforcée, de tout son pouvoir, à leur ôter la vie et la liberté. (An de R. 373.)

2. Voici une vengeance qui fut approuvée du sénat et de toute l'opinion publique. Adrianus avait tourmenté par une administration despotique et rapace les citoyens romains établis à Utique. Ceux-ci le brûlèrent vif et il n'y eut à Rome à ce sujet ni poursuites exercées, ni plainte déposée contre personne. (An de R. 669.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Les deux reines Tomyris et Bérénice se signalèrent par des vengeances fameuses. Tomyris fit couper la tête à Cyrus et la plongea dans une outre remplie de sang humain, en reprochant à ce prince sa cruauté insatiable ; elle se vengeait en même temps de la mort de son fils tombé sous les coups de Cyrus. Bérénice, transportée de douleur en apprenant que son fils venait de lui être enlevé par la perfidie de Laodice, prit les armes, monta sur un char et poursuivit le garde du corps de la reine Caenéus qui avait été l'instrument de son action inhumaine. N'ayant pu réussir à le frapper de sa lance, elle l'abattit d'un coup de pierre, fit passer ses chevaux sur son corps et, traversant les bataillons ennemis, parvint jusqu'à la maison où elle croyait qu’on avait caché les restes de son fils.

2. Jason le Thessalien s'apprêtait à faire la guerre au roi de Perse, quand il fut enlevé par un acte de vengeance qu'on hésite à approuver. Taxillus, maître de gymnastique, s'étant plaint que des jeunes gens l'avaient frappé, Jason l'autorisa ou à exiger de chacun d'eux trente drachmes ou à donner dix coups à chacun d'eux. Taxillus choisit cette dernière punition. Mais les jeunes gens qui avaient été battus tuèrent Jason en mesurant leur vengeance bien plus sur leur ressentiment que sur leur douleur corporelle. Au reste cette faible offense à la dignité de jeunes gens de bonne naissance suffit pour détruire l'espérance d'un très grand événement : car, au sentiment de la Grèce, il y avait autant de grandes choses à attendre de Jason qu'Alexandre en réalisa. (Av. J.-C. 371.)

CHAPITRE XI : De la méchanceté dans les paroles et de la scélératesse dans les actions. 

EXEMPLES ROMAINS

Puisque nous avons entrepris de décrire les vertus et les vices des hommes en les présentant sous forme d'exemples, citons maintenant des paroles pleines de méchanceté et des actions scélérates.

1. Et par où puis-je mieux commencer que par l'exemple de Tullia, qui remonte à une haute antiquité et rappelle des sentiments impies et des paroles abominables ? Elle était sur son char et, comme le conducteur de ses chevaux les avait arrêtés en tirant les rênes, elle demanda la cause de cet arrêt brusque. Quand elle sut qu'il y avait là, étendu par terre, le corps de son père, Servius Tullius, qui venait d'être assassiné, elle ordonna qu'on fît passer le char sur ce corps, pour pouvoir aller se jeter plus vite dans les bras de Tarquin, auteur de l'assassinat. Un empressement si dénaturé et si indigne a couvert son nom d'une honte éternelle ; il a souillé jusqu'à la rue même en la faisant appeler du nom du crime. (An de R. 218.)

2. Il y a moins d'atrocité dans l'action et le mot de C. Fimbria ; mais, à les considérer l'une et l'autre en eux-mêmes, on y verra le comble de l'impudence cynique. Fimbria avait pris des mesures pour faire égorger Scaevola aux funérailles de C. Marius. Puis, apprenant qu'il s'était remis de sa blessure, il résolut de l'accuser devant le peuple. On lui demanda alors quel mal il pourrait dire d'un homme dont la haute vertu était au-dessus de tout éloge. "Je lui reprocherai, dit-il, de n'avoir pas laissé le poignard entrer plus avant dans son corps." Quelle fureur effrénée ! et quelle douleur elle devait causer à notre malheureuse république. (An de R. 667.)

3. Cicéron, en plein sénat, disait à Catilina qu'il le tenait encerclé dans un grand incendie. "Je le vois bien, répondit-il, et, si je ne peux l'éteindre avec de l'eau, je l'étoufferai sous des ruines." Qu'est-ce à dire, sinon que, sous l'impulsion de sa mauvaise conscience, ce conspirateur accusé d'avoir préparé un parricide contre la patrie, avait consommé son crime ?

4. La démence avait troublé aussi l'âme de Magius Chilon, lorsque de sa propre main il arracha à M. Marcellus la vie que César venait de lui conserver. Il était l'ancien ami de sa victime, son compagnon d'armes sous Pompée ; mais il vit avec douleur que César lui préférât quelques-uns de ses amis. Pendant que, de Mitylène où il s'était réfugié, Marcellus revenait à Rome, il le poignarda dans le port d'Athènes et dès ce moment il chercha à immoler celui dont la clémence exaspérait sa rage, traître à l'amitié, destructeur du bienfait d'un dieu, violateur cruel de la promesse faite au nom de la république de rendre la liberté et le bonheur à un illustre citoyen. (An de R. 707.)

5. Cette barbarie, à laquelle il semble qu'on ne puisse rien ajouter, le cède cependant en atrocité au parricide de C. Toranius. Il était du parti des triumvirs et lorsque son père, citoyen distingué et ancien préteur, eut été proscrit, il indiqua lui-même aux centurions qui le cherchaient le lieu de sa retraite, son âge et les signes distinctifs auxquels on pourrait le reconnaître. Le vieillard, plus préoccupé du salut et de l'avenir de son fils que du reste de jours qu'il avait encore à vivre, leur demanda si celui-ci n'avait pas éprouvé de mal dans la guerre et si les généraux étaient contents de son service. L'un des centurions lui répondit : "C'est celui même pour lequel tu as tant d'affection qui nous a mis sur ta trace ; tu meurs sous nos coups, mais sur les révélations de ton fils." Aussitôt il lui passa son épée au travers du corps et l'infortuné tomba, moins malheureux encore de sa mort même que de savoir son fils instigateur de son assassinat. (An de R. 710.)

6. L. Villius Annalis eut le même sort atroce. Comme il se rendait au Champ de Mars pour appuyer la candidature de son fils à la questure, il apprit qu'il se trouvait au nombre des proscrits et se réfugia chez un de ses clients. Mais la scélératesse d'un fils dénaturé empêcha qu'il ne fût sauvé par la fidélité de cet ami. Le monstre mit les soldats sur les traces de son père et le jeta dans leurs mains pour le faire massacrer sous ses yeux : doublement parricide, et pour avoir voulu ce forfait et pour s'en être fait le spectateur. (An de R. 710.)

7. Vettius Salassus, également proscrit, eut aussi une fin bien cruelle. Il se tenait caché et sa femme le livra au fer de ses assassins ; je pourrais dire qu'elle l'égorgea elle-même. Dans quelle mesure en effet un crime est-il atténué, quand on ne s'est abstenu que d'y mettre la main ? (An de R. 710.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Mais voici une action qu'on peut raconter avec moins d'émotion, parce qu'elle est le fait d'étrangers. Scipion l'Africain donnait un spectacle de gladiateurs dans la Nouvelle Carthage en mémoire de son père et de son oncle. Deux fils d'un roi qui venait de mourir se présentèrent dans l'arène et annoncèrent qu'ils allaient s'y disputer la royauté, afin d'accroître par leur combat l'éclat du spectacle. Scipion leur conseilla de préférer la discussion aux armes pour décider lequel des deux devait régner, et déjà l'aîné se rendait à son avis ; mais le plus jeune confiant en sa force physique persista dans cette folle résolution. La lutte s'étant engagée, il fut condamné par la fortune et paya de sa vie son opiniâtreté. (An de R. 547.)

2. Mithridate fut bien plus criminel encore. Il fit la guerre, non pas à un frère pour hériter du trône paternel, mais à son père lui-même pour lui ôter le pouvoir. Pour un tel dessein, comment put-il trouver des hommes pour l'aider et comment osa-t-il invoquer le secours des dieux ? Rien ne peut m'étonner davantage.

3. D'ailleurs pourquoi nous étonner d'un fait semblable, comme s'il était sans exemple parmi ces nations barbares ? Ne sait-on pas que Sariaster conspira avec ses amis contre son père Tigrane, roi d'Arménie ; que tous les conjurés se tirèrent du sang de la main droite et se le firent boire mutuellement ? A peine pourrais-je supporter que ce prince fît un tel pacte avec une cérémonie si sanglante, si c'eût été pour sauver la vie de son père. (Av. J.-C. 65.)

4. Mais à quoi bon rechercher de tels exemples, pourquoi m'y arrêter, quand je vois tous les forfaits surpassés en horreur par le simple projet d'un seul parricide ? De toute l'impétuosité de mon âme, avec toute la force de l'indignation, je me jette sur le coupable pour le déchirer, mais je me sens plus de zèle que de puissance. Lorsqu'un homme qui a violé toutes les lois de l'amitié s'efforce d'ensevelir le genre humain dans le sang et la mort, qui pourrait trouver des paroles assez énergiques pour l'accabler de toutes les malédictions qu'il mérite ? Monstre plus terrible par ta cruauté que les nations barbares les plus sauvages, aurais-tu pu vraiment saisir les rênes de l'empire romain que notre prince, le père de la patrie, tient dans ses mains pour notre bonheur ? Croyais-tu qu'une fois satisfaits tes voeux insensés, le monde serait resté impassible et calme ? La prise de Rome par les Gaulois, le massacre des trois cents guerriers d'une illustre famille dont le sang a souillé les eaux de la Crémère, la journée de l'Allia, la défaite des Scipions en Espagne, le lac Trasimène, la bataille de Cannes, la Macédoine inondée du sang romain pendant les guerres civiles, voilà les désastres que, en réalisant les projets conçus par ton esprit en délire, tu aurais voulu reproduire et surpasser. Mais les dieux n'ont pas cessé d'être vigilants ; les astres ont continué à faire sentir leur puissance ; les autels, les cérémonies, les temples ont été protégés par la bienveillance des dieux et rien de ce qui devait veiller pour le salut de notre auguste souverain et de la patrie, ne s'est endormi dans l'inaction Mais c'est surtout l'auteur et le gardien de notre sécurité qui, avec une sagesse divine, a su préserver ses inappréciables bienfaits de périr dans l'effondrement de l'univers. Ainsi la paix subsiste, les lois sont en vigueur, la vie privée et la vie publique suivent leur cours sans aucun changement. Quant à celui qui, au mépris des obligations de l'amitié, chercha à bouleverser cet ordre heureux, écrasé avec toute sa race par la puissance du peuple romain, il subit encore aux enfers, si toutefois les enfers ont voulu le recevoir, les châtiments qu'il a mérités. (31 av. J.-C.).

 CHAPITRE XII : Des morts extraordinaires

EXEMPLES ROMAINS

Le sort de la vie humaine tient plus particulièrement au premier et au dernier jour ; car rien n'importe plus que les présages sous lesquels elle commence et que la manière dont elle finit. Aussi, selon nous, un homme ne peut être appelé heureux que s'il a eu le bonheur de venir au monde dans un instant propice et d'en sortir paisiblement. Dans l'intervalle de ces deux moments extrêmes notre course s'accomplit, selon la direction que lui donne la fortune, tantôt dans l'agitation, tantôt dans le calme. Mais elle n'égale jamais nos espérances, tandis que nos désirs avides en étendent sans cesse le champ et qu'elle se poursuit presque toujours au hasard et sans but. Cependant même à cet espace de temps si court, si l'on en voulait user avec sagesse, on donnerait en quelque sorte une grande étendue en multipliant au delà du nombre des années le nombre des oeuvres. Du reste à quoi sert de jouir d'un long délai, si l'on n'en fait rien d'utile, si l'on demande plutôt à vivre qu'à vivre honorablement. Mais, pour ne pas m'écarter davantage, je vais parler de ceux qui ont été enlevés par une mort extraordinaire.

1. Tullus Hostilius fut frappé de la foudre et consumé avec toute sa maison. Étrange destinée que la sienne ! Ce prince qui était le plus haut personnage de Rome fut tué au sein même de Rome, sans que ses concitoyens pussent lui rendre les honneurs suprêmes. Le feu céleste le réduisit à trouver à la fois son bûcher et son tombeau dans ses pénates et dans son palais. (An de R. 113.)

2. On a peine à croire que la joie soit aussi puissante que la foudre pour ôter la vie ; cependant elle a pu produire le même effet. A la nouvelle du désastre de Trasimène, une mère rencontra à la porte même de la ville son fils échappé à la bataille et expira en l'embrassant. Une autre qui sur le faux avis de la mort de son fils se tenait tristement enfermée chez elle, rendit l'âme sitôt qu'elle le vit reparaître. Quels événements extraordinaires ! Ces femmes que la douleur n'avait pu faire mourir, la joie les tua. (An de R. 536.)

3. J'en suis peu surpris, parce que ce sont des femmes. Mais même chose arriva au consul M. Juventius Thalna qui était le collègue de Tib. Gracchus pendant son second consulat. Il venait de soumettre la Corse et, comme il y faisait un sacrifice, il reçoit une lettre lui annonçant que le sénat avait décrété, en son honneur, des actions de grâce aux dieux. Il la lit attentivement, est pris d'un éblouissement et tombe mort devant le foyer de l'autel. A quoi devons-nous attribuer sa mort, si ce n'est à l'excès de la j oie ? Voilà celui qu'il fallait charger de la destruction de Numance et de Carthage. (An de R. 591.)

4. Avec plus de force d'âme le général Q. Catulus eut une fin plus tragique. Le sénat l'avait associé à C. Marius dans le triomphe des Cimbres. Par la suite, pour des dissentiments politiques, il reçut du même Marius l'ordre de mourir. Il fit chauffer à grand feu une chambre enduite de chaux vive, s'y enferma et s'y laissa périr. L'affreuse mort à laquelle il fut réduit est la plus grande tâche qui souille la gloire de Marius. (An de R. 666.)

5. Pendant le même orage politique L. Cornélius Mérula, ancien consul et flamine de Jupiter, ne voulant pas servir de jouet à des vainqueurs insolents, s'ouvrit les veines dans le sanctuaire même du dieu et, par une mort volontaire, échappa à une injonction ignominieuse. L'autel le plus ancien de Rome fut ainsi arrosé du sang de son ministre. (An de R. 666.)

6. Il y eut aussi beaucoup de résolution et de courage dans la fin de Hérennius Siculus. Il avait été l'aruspice et l'ami de C. Gracchus. Comme sous ce prétexte on le menait en prison, il se brisa la tête contre le jambage de la porte et, sur le seuil même de ce lieu d'opprobre, il tomba et rendit le dernier soupir. Un pas de plus le livrait au supplice, à la hache du bourreau. (An de R. 632.)

7. Une mort également brusque fut celle de l'ancien préteur C. Licinius Macer, père de Licinius Calvus, qui était accusé de concussion. En attendant que l'on comptât les suffrages, il monta sur la galerie dominant le forum et de là voyant que Cicéron, président du tribunal, quittait sa robe prétexte, il lui envoya dire qu'il mourait prévenu et non pas condamné et qu'ainsi on ne pouvait pas vendre ses biens au profit de l'Etat. Aussitôt il pressa sur sa bouche et sur sa gorge avec un mouchoir qu'il avait par hasard à la main au point de s'ôter la respiration et il prévint par sa mort le châtiment du tribunal. A cette nouvelle Cicéron s'abstint de prononcer la sentence. Ainsi un illustre orateur, grâce à l'étrange mort de son père, fut préservé de la perte de son patrimoine et de la honte d'une condamnation qui eût flétri toute sa famille. (An de R. 687.)

8. Voila une fin courageuse ; en voici qui prêtent fort à rire. Cornélius Gallus, ancien préteur, et T. Hétérius, chevalier romain, moururent pendant qu'ils se livraient au plaisir de l'amour. Mais pourquoi se moquer des hommes qui ont été victimes, non pas de leur passion, mais de la fragilité de la nature humaine ! Le terme de notre vie dépend d'une foule de causes cachées et on l'impute quelquefois à des circonstances incapables d'un tel effet, parce qu'elles coïncident avec l'instant de la mort plutôt qu'elles ne déterminent la mort même.

 EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Il y a eu aussi chez les étrangers des morts dignes d'une mention. Telle fut particulièrement celle de Coma qui fut, dit-on, le frère du grand chef de brigands Cléon. Lorsque la ville d'Henna que des pillards avaient tenue en leur pouvoir eut été replacée sous le nôtre, ce Coma fut amené devant le consul Rupilius. Tandis qu'on l'interrogeait sur la force et les desseins de ces esclaves fugitifs, comme s'il prenait du temps pour se recueillir, il se couvrit la tête, l'appuya sur ses genoux et comprima tellement sa respiration que, au milieu même des gardes et sous les yeux de l'autorité suprême, il trouva dans le repos de la mort la sécurité qu'il désirait. Que les malheureux, pour qui mieux vaut être mort que vivant, se tourmentent en cherchant dans l'agitation et l'anxiété un moyen de sortir de la vie, qu'ils aiguisent le fer, composent un poison, prennent des noeuds coulants, cherchent d'énormes abîmes, comme s'il fallait de grands apprêts et des efforts extraordinaires pour rompre l'union du corps et de l'âme qui ne tiennent l'un à l'autre que par un faible lien. Coma n'eut recours à aucun de ces moyens ; il se contenta de retenir son souffle dans sa poitrine et trouva ainsi la mort. En vérité, il ne faut pas trop s'attacher à conserver un bien dont la possession est précaire et qu'on a vu se dissiper sous un faible choc, sous un léger souffle d'air. (An de R. 621.)

2. La fin du poète Eschyle ne fut pas volontaire ; mais elle mérite, par la singularité de l'événement, qu'on en fasse le récit. Étant un jour sorti de la ville qu'il habitait en Sicile, il s'assit dans un lieu exposé au soleil. Un aigle portant une tortue vint à passer au-dessus de lui. Trompé par la blancheur de sa tête qui était chauve, il y laissa tomber la tortue, comme il aurait fait sur une pierre, afin de la briser et d'en manger la chair. Ce coup ôta la vie au poète qui donna le premier à la tragédie une forme plus parfaite. (Av. J.-C. 463.)

3. C'est aussi à une cause peu ordinaire qu'on attribue la mort d'Homère. On croit qu'il mourut de chagrin, dans l'île d'Ios, pour n'avoir pas pu résoudre une énigme que des pêcheurs lui avaient proposée.

4. Mais Euripide périt bien plus cruellement. Un soir qu'il quittait la table du roi de Macédoine Archélaüs et qu'il rentrait chez son hôte, il mourut déchiré par dent des chiens : affreuse destinée que ne méritait pas un si grand génie. (Av. J.-C. 407.)

5. Voici d'autres poètes illustres qui eurent aussi une fin bien indigne de leur caractère et de leurs ouvrages. Sophocle, déjà fort avancé en âge, avait présenté une tragédie au concours de poésie. L'incertitude de la décision le tint longtemps dans l'inquiétude. Enfin il l'emporta d'une voix et la joie qu'il en ressentit fut cause de sa mort. (Av. J.-C. 406.)

6. Quant à Philémon, c'est l'excès du rire qui le tua. On avait acheté des figues pour lui et on les avait placées sous ses yeux. Voyant qu'un âne les mangeait, il cria à son esclave de le chasser. Mais celui-ci n'arriva que lorsque les figues eurent été toutes mangées. "Puisque tu es venu si lentement, donne maintenant du vin à cet âne." Et cette plaisanterie fut aussitôt suivie d'un accès de rire qui le mit hors d'haleine, si bien que sa gorge affaiblie par l'âge ne put résister à la violence de ses hoquets. (Av. J.-C. 223.)

7. Pindare au contraire s'endormit dans un gymnase, la tête appuyée sur les genoux d'un jeune homme qu'il aimait tout particulièrement, et l'on ne s'aperçut qu'il avait cessé de vivre que lorsque le chef du gymnase, voulant fermer les portes, tenta vainement de l'éveiller. Les dieux, à mon avis, furent également bienveillants pour lui en lui donnant une si grande facilité pour la poésie et en lui accordant une mort si paisbile. (Av. J.-C. 452.)

8. J'en dirai autant d'Anacréon. Alors qu'il avait déjà dépassé les limites ordinaires de la vie humaine, il suçait le jus d'un raisin desséché au soleil, pour entretenir en lui un faible reste de forces, une existence chétive. Mais un pépin s'arrêta dans ses voies respiratoires sans pouvoir en sortir et détermina sa mort.

9. Je vais joindre ici deux hommes qui eurent un dessein et une mort semblables. Milon de Crotone vit sur sa route un chêne entr'ouvert par des coins qu'on y avait enfoncés. Plein de confiance dans sa vigueur, il s'approcha de l'arbre, y introduisit ses deux mains et tenta d'achever de le fendre. Les coins s'étant détachés sous son effort, l'arbre revint à son état naturel, serra les mains de Milon et, malgré toutes ses victoires dans les jeux gymniques, le livra comme une proie à la voracité des bêtes féroces.

10. Il en est de même de l'athlète Polydamas. Le mauvais temps le força un jour à se réfugier dans un antre. Mais bientôt l'excès et l'impétuosité soudaine de l'eau ébranlèrent tellement la caverne qu'elle commençait à s'écrouler. Tous ceux qui se trouvaient avec lui s'enfuirent pour échapper au danger. Il resta seul, comme dans l'intention de soutenir sur ses épaules la masse entière prête à tomber. Mais, accablé sous un poids qui dépassait les forces humaines, l'asile où il avait cherché un abri contre l'orage devint le tombeau de sa folie. L'exemple de ces deux athlètes peut nous apprendre que l'excès de la force corporelle ne fait qu'affaiblir la vigueur de l'esprit. Il semble que la nature se refuse à nous dispenser ces deux avantages ensemble et que ce soit un bonheur plus qu'humain de posséder à la fois une grande force et une grande sagesse.

 CHAPITRE XIII : De l'amour de la vie.

EXEMPLES ROMAINS

Puisque nous avons parlé des morts qui furent l'effet soit du hasard, soit d'un mâle courage, soit même de la témérité, soumettons maintenant au jugement du lecteur celles qu'entachèrent la faiblesse et la lâcheté. La simple comparaison de ces exemples fera voir que, s'il y a plus d'énergie, il y a quelquefois aussi plus de sagesse à chercher la mort qu'à souhaiter de vivre.

1. M. Aquilius pouvait mourir avec gloire, mais il aima mieux vivre dans la honte, esclave de Mithridate. N'aurait-on pas le droit de dire qu'il méritait le supplice qu'il subit dans le Pont bien plus que le commandement d'une armée romaine, puisqu'en se déshonorant lui-même il s'exposa à déshonorer aussi la république ? (An de R. 665.)

2. Cn. Carbon est aussi un grand sujet de honte pour notre histoire. Il fut pris en Sicile, pendant son troisième consulat. Comme on le conduisait au supplice par ordre de Pompée, il demanda aux soldats, avec d'humbles prières et des larmes, la permission d'aller satisfaire un besoin avant de mourir. C'était pour prolonger de quelques instants la jouissance d'une vie si misérable ; et il se fit à tel point attendre qu'on lui coupa la tête dans la position et dans l'endroit dégoûtant où il se trouvait. Quand on raconte une telle turpitude, les mots eux-mêmes s'embarrassent sur les lèvres : on n'aime pas passer sous silence une pareille conduite, parce qu'elle ne mérite pas d'être tenue cachée et l'on n'aime pas non plus en parler, parce que les expressions pour la dire sont répugnantes. (An de R. 671.)

3. Et D. Brutus, de quel opprobre ne paya-t-il point un faible et malheureux instant d'existence ? Lorsqu'il fut entre les mains de Furius qu'Antoine avait envoyé pour le tuer, non seulement il retira la tête de dessous le glaive ; mais, comme on l'invitait à la présenter avec plus de fermeté, il le promit en ces propres termes : "Oui, sur ma vie je vais la livrer." Douloureuse hésitation devant le destin ! serment absurde ! C'est toi, désir immodéré de vivre, c'est toi qui inspires à l'homme un tel délire, en dépassant la mesure indiquée par la saine raison qui prescrit d'aimer la vie, mais de ne pas redouter la mort. (An de R. 710.)

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. C'est toi aussi qui fis verser des larmes au roi Xerxès sur la jeunesse de l'Asie entière réunie sous les armes, à la pensée que avant cent ans elle aurait toute disparu. Ce prince gémissait en apparence sur le sort des autres, mais en réalité, me semble-t-il, sur son propre sort, montrant par là que la fortune lui avait donné une immense puissance plutôt qu'une grande intelligence. Quel homme en effet, pour peu qu'il soit raisonnable, pourrait pleurer d'être né mortel ?

2. Je vais maintenant citer ceux qui, par défiance à l'égard de quelques personnes, ont pris pour leur sûreté des précautions extraordinaires ; et je commencerai, non par le plus misérable, mais par celui que, parmi un petit nombre d'heureux, l'on regarde comme le plus heureux. Le roi Masinissa, faute de confiance dans la fidélité des hommes, assurait sa protection en s'entourant d'une garde de chiens. A quoi bon un empire si étendu, un si grand nombre d'enfants, ces liens d'amitié dévouée qui l'unissaient si étroitement au peuple romain, si pour protéger sa vie il ne voyait rien de plus efficace que les aboiements et les morsures des chiens ?

3. Mais le malheur de ce roi n'approche pas dc celui d'Alexandre le Thessalien, dont le coeur était tourmenté à la fois par l'amour et par la crainte. Il aimait d'un ardent amour son épouse Thébé ; cependant, quand il venait chez elle en quittant la table, il se faisait précéder d'un barbare Thrace tatoué selon la mode de son pays, l'épée nue à la main, et il ne se mettait au lit qu'après l'avoir fait soigneusement visiter par ses gardes. C'est bien un supplice inventé par les dieux en colère, de ne pouvoir maîtriser ni sa passion ni sa crainte. Mais la même femme qui causait cette frayeur y mit aussi un terme : Thébé, irritée des infidélités d'Alexandre, lui ôta la vie.

4. Voyez Denys, tyran de Syracuse : son histoire n'est qu'un long récit de tourments semblables. Voici comment il passa ses trente-huit années de domination. Il éloigna ses amis et les remplaça par des hommes pris chez les nations les plus farouches et des esclaves très vigoureux choisis dans des maisons de riches pour leur confier la garde de sa personne. Par crainte des barbiers, il apprit à ses filles à faire la barbe. Mais quand elles approchèrent de l'âge nubile, il appréhenda aussi de mettre le fer entre leurs mains et prit pour règle de se faire brûler par elles la barbe et les cheveux avec des coquilles de noix embrasées. Il ne fut pas plus exempt d'inquiétude comme époux que comme père. Il eut en même temps deux femmes, Aristomaque de Syracuse et Doris de Locres. Jamais il n'alla les voir l'une ni l'autre sans les faire fouiller. Il avait même fait entourer d'un large fossé, comme un camp, le lit de sa chambre à coucher. Il s'y rendait par un pont de bois; mais auparavant ses gardes avaient fermé la porte de sa chambre au dehors et il avait pris soin lui-même de la fermer intérieurement au verrou.

CHAPITRE XIV : De la ressemblance extérieure.

EXEMPLES ROMAINS

Des hommes d'un profond savoir dissertent non sans finesse sur la ressemblance du visage et de tout le corps. Les uns estiment qu'elle est déterminée par la race et par la composition du sang et ils trouvent une assez forte preuve de leur opinion dans les autres êtres vivants qui naissent généralement semblables à ceux qui les ont produits. Les autres soutiennent que ce n'est point là une loi invariable de la nature, mais que les apparences extérieures des mortels sont ce qu'a voulu le hasard de la conception; aussi, ajoutent-ils, voyons-nous souvent de belles personnes donner naissance à des enfants très laids et des parents robustes produire des enfants débiles. Ainsi donc, comme la question donne lieu à discussion, nous allons simplement citer des exemples de ressemblance frappante entre des hommes étrangers les uns aux autres.

1. Vibius, qui était de bonne famille, et Publicius, qui n'était qu'un affranchi, ressemblaient si parfaitement au Grand Pompée que, s'ils avaient échangé entre eux leur condition, on pouvait par méprise les saluer du nom de Pompée et saluer Pompée de leur nom. Du moins partout où Vibius et Publicius se présentaient, ils attiraient tous les regards, chacun reconnaissant les traits du citoyen le plus considérable de la république dans des personnages fort ordinaires. Cette ironie du hasard était dans sa famille comme un ridicule héréditaire qui l'atteignit lui-même à son tour.

2. En effet, son père aussi avait tant de ressemblance avec son cuisinier Ménogène que, malgré son intrépidité et sa puissance militaire, ce général ne put empêcher qu'on ne lui donnât dans Rome le nom méprisable de ce domestique.

3. Un jeune homme de haute noblesse Cornélius Scipion, alors qu'il trouvait dans sa famille une foule de surnoms si glorieux, se vit infliger par la voix du peuple un nom d'esclave, celui de Sérapion, parce qu'il ressemblait fort à un victimaire de ce nom. Ni ses vertus personnelles ni le souvenir de tant de nobles aïeux ne purent le garantir de cette injurieuse dénomination.

4. Jamais le consulat ne réunit des citoyens d'un sang plus noble que Lentulus et Métellus. Cependant, à cause de leur ressemblance avec des histrions, ils furent tous deux en quelque sorte mis sur la scène. L'un reçut le nom de Spinther, acteur qui jouait les seconds rôles; quant à l'autre, sans le nom de Népos qu'il devait à sa conduite, on lui aurait donné celui de Pamphilus, acteur de troisièmes rôles, avec lequel on lui trouvait une exacte ressemblance.

5. M. Messala, qui avait été consul et censeur, et Curion, qui était comblé d'honneurs, furent contraints de porter des noms de comédiens. Le premier dut aux traits de son visage le surnom de Ménogène ; le second, celui de Burbuleus à la ressemblance de la démarche.

EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Bornons là les exemples romains : aussi bien par les personnages mis en jeu ils sont tout à fait remarquables et ils sont bien connus de tout le monde. Le roi Antiochus avait, dit-on, beaucoup de ressemblance avec un homme de son âge qui était aussi de la famille royale et s'appelait Artémon. Laodice, femme d'Antiochus, ayant tué son mari et voulant cacher son crime, mit Artémon dans un lit comme s'il était le roi malade. Elle fit ensuite entrer le peuple : tout le monde fut trompé par la grande ressemblance qu'il avait avec le roi dans la voix et dans l'air du visage. On crut entendre Antiochus mourant recommander à son peuple Laodice et ses enfants.

2. Hybréas de Mylase, orateur à la parole abondante et animée, faillit passer, aux yeux de toute l'Asie, pour le frère de l'esclave de Cyme qui balayait les ordures du gymnase, tant il y avait de ressemblance entre eux et pour les traits du visage et pour toutes les parties du corps !

3. Voici d'autre part un homme dont la parfaite ressemblance avec un gouverneur de Sicile est un fait bien attesté et qui montra beaucoup de hardiesse. Le proconsul en effet lui dit un jour qu'il était fort étonné d'une telle ressemblance, parce que son père n'était jamais venu dans cette province. « Mais, répliqua le Sicilien, le mien est allé souvent à Rome. » A une plaisanterie injurieuse pour l'honneur de sa mère il répondit en jetant le soupçon sur la mère même du proconsul : c'était une vengeance bien audacieuse pour qui était sous le pouvoir des faisceaux et des haches.

CHAPITRE XV : Des hommes de basse condition qui ont essayé par imposture de s'introduire dans les plus illustres familles.

EXEMPLES ROMAINS

On peut pardonner cette témérité : elle n'est dangereuse que pour un seul. Au contraire, l'impudence dont je vais parler ne saurait en aucune manière être tolérée : elle fait courir de grands dangers aux particuliers et à l'État.

1. Je veux laisser de côté ici, puisque j'en ai déjà parlé plus haut dans cet ouvrage, ce monstre d'homme sorti de Firmum, dans le Picenum, cet Équitius qui se prétendit faussement fils de Tib. Gracchus et dont la flagrante imposture se trouva un moment, grâce à l'aberration de la foule en délire, forte de toute l'immense puissance du tribunat. Hérophilus, médecin oculiste, en revendiquant la qualité de petit-fils de C. Marius, sept fois consul, réussit à se faire adopter comme protecteur d'un grand nombre de colonies de vétérans, de villes opulentes, de presque toutes les associations. Bien plus, lorsque César, après la défaite du jeune Cn. Pompée en Espagne, ouvrit ses jardins au peuple, cet Hérophilus dans l'entre-colonne voisin fut salué par la foule presque avec autant d'enthousiasme. Si la divine puissance de César n'avait arrêté cette honteuse effervescence, la république aurait été atteinte d'un coup aussi grave que celui que lui avait porté Équitius. Un décret du dictateur le relégua hors de l'Italie. Mais, lorsque ce grand homme eut été reçu parmi les dieux, Hérophilus revint à Rome et osa y former le complot de massacrer tout le sénat. Pour ce crime les sénateurs le firent tuer dans la prison. Ainsi, il subit enfin le châtiment que méritait une scélératesse prompte à tramer tous les forfaits. (An de R. 709.)

2. Le divin Auguste lui-même, lorsqu'il gouvernait encore le monde, ne fut pas garanti d'un tel outrage par sa puissance et sa majesté. Il se rencontra un homme pour oser se dire issu du sang le plus illustre et le plus pur, né d'Octavie, soeur de ce prince. Il prétendait que, à cause de l'extrême faiblesse de sa complexion, il avait été exposé par ordre de sa mère, mais que celui à qui on l'avait confié l'avait conservé comme son propre fils et lui avait substitué l'enfant qui était réellement le sien. C'était vouloir tout ensemble abolir dans la plus auguste maison le souvenir de son véritable sang et la flétrir par le vil mélange d'un sang étranger. Mais tandis que son effronterie l'emportait et que son audace ne connaissait plus de bornes, un ordre d'Auguste le condamna à aller ramer sur une galère de l'État.

3. Il s'est aussi trouvé un homme pour se dire fils de Sertorius. Mais l'épouse de ce général ne le reconnut pas et aucune violence ne put jamais l'y contraindre.

4. Et Trébellius Calca? Avec quelle assurance ne se donna-t-il pas pour un Clodius ! Et même, quand il en revendiqua les biens en justice, il se présenta au tribunal des Centumvirs tellement environné de la faveur populaire que l'agitation du peuple laissait à peine aux juges la possibilité de prononcer conformément au droit et à la justice. Dans cette cause cependant la conscience des juges ne céda ni aux manoeuvres du demandeur, ni aux violences de la foule.

5. Bien plus grande encore fut l'audace de celui qui, sous la dictature de Cornélius Sylla, envahit la maison de Cn. Asinius Dion et chassa le fils légitime du foyer paternel, en criant : « Ce n'est pas toi, le fils de Dion; c'est moi. » Mais, lorsque, après la domination tyrannique de Sylla, l'équité de César eut restauré la république et que le gouvernement de l'empire romain fut au pouvoir d'un prince plus ami de la justice, l'imposteur alla mourir dans la prison publique.

 EXEMPLES ÉTRANGERS

1. Ce prince réprima aussi l'impudence d'une femme de Milan coupable d'une semblable imposture. Elle se donnait pour Rubria; on avait tort, selon elle, de croire que celle-ci eût péri dans un incendie. Ainsi elle prétendait à la possession d'un patrimoine étranger et elle ne manquait pas de témoins considérables dans le pays, ni d'appuis parmi l'entourage d'Auguste; mais la fermeté inébranlable de l'empereur fit échouer son dessein criminel.

2. Sous le même empereur un barbare prétendit au trône de Cappadoce en se donnant, à la faveur d'une extrême ressemblance, pour le prince Ariarathe. Il était cependant plus clair que le jour qu'Ariarathe avait été tué par Marc-Antoine. Néanmoins, l'aventurier était soutenu par la crédulité et les suffrages des villes et des nations de presque tout l'Orient. Mais par la volonté de l'empereur cette tête assez insensée pour convoiter le pouvoir suprême dut subir le châtiment qu'elle méritait.

FIN DE L'OUVRAGE

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