VIES
DE
TERENCE, HORACE, LUCA1N, PLINE SECOND,
JUVÉNAL, PERSE.
par
Suétone
TRADUCTION ET NOTES DE GOLBERY
C. L. F. PANCKOUCKE_1833
Térence, Horace, Lucain, Pline Second, Juvénal, Perce.
I. PUBLIUS TERENTIUS Afer (ou l'Africain), né à Carthage,
était à Rome l'esclave du sénateur Terentius Lucanus 1 qui, frappé de ses heureuses dispositions et des
avantages extérieurs qui le distinguaient, le fit élever aux
études libérales, et ne tarda pas à l'affranchir. Quelques
auteurs pensent qu'il était captif, mais Fenestella 2 démontre
l'impossibilité de cette supposition. En effet, Térence
naquit après la fin de la seconde guerre punique 3 et mourut avant le commencement de la troisième ; s'il
avait été pris par les Numides ou les Gétules 4, il ne serait
pas tombé entre les mains d'un général romain, car
il n'y eut de commerce entre les Italiens et les Africains
qu'après la destruction de Carthage. A Rome, il vécut
avec beaucoup de nobles, mais surtout avec Scipion et
Lélius ; l'on croit qu'ils le recherchaient aussi à cause de
sa beauté, opinion qui est réfutée par Fenestella. Selon
lui, Térence était l'aîné de l'un et de l'autre 5; mais
Cornélius Nepos nous dit qu'ils étaient du même âge 6, et, dans le passage suivant, Porcius fait soupçonner
qu'il existait entre eux des relations toutes particulières :
« Tandis qu'il recherchait les plaisirs des nobles et leurs trompeuses louanges; tandis que, de son oreille avide 7, il écoutait la
voix divine de l'Africain, et que, grâce à sa beauté, il se berçait de
l'espoir de souper chez Furius, chez Lélius; tandis qu'il se croyait
aimé d'eux, et qu'il pensait que sa jeunesse le ferait souvent appeler
à leur campagne d'Albe, il s'est vu privé de sa fortune et
réduit à la dernière misère. Fuyant tous les regards, il se retira aux extrémités de la Grèce, et mourut à Slymphale 8, ville d'Arcadie.Publius Scipion, ni Lélius, ni Furius,ne lui furent d'aucun
secours. Ces trois nobles, qui menaient alors la vie la plus aisée,
ne lui procurèrent pas même une maison en loyer, à laquelle un
esclave pût rapporter l'annonce de la mort de son maître. »
II II écrivit six comédies : quand il présenta aux
édiles 9 l'Andrienne, qui était la première, on lui répondit
de la réciter d'abord à Cécilius 10: il le trouva à souper.
On rapporte que, le voyant mal vêtu, Cécilius le fit
asseoir sur un tabouret, à côté du lit qu'il occupait, et
que Térence commença sa lecture dans cette attitude;
mais après les premiers vers, Cécilius lui donna place à
côté de lui, l'engagea à souper, et se fit lire ensuite toute
la pièce : il en fut frappé d'admiration. Térence réussit
complètement : cette pièce et cinq autres obtinrent l'approbation
du peuple, quoiqu'en les énumérant toutes
Volcatius dise :
« Prenez Hécyre, la sixième de ces pièces. »
l'Eunuque fut joué deux fois en un jour", et lui fut
payé un prix auquel ne s'était élevé jusqu'alors aucune
comédie (huit mille sesterces 12), raison pour laquelle l'on
ajoute ordinairement la somme au titre. Varron préfère
le commencement des Adelphes 13 à l'exposition de Ménandre.
L'on répandait le bruit que Térence avait été
aidé dans ses compositions par Lélius et Scipion, avec
lesquels il vivait familièrement. Il a lui-même donné faveur
à ce bruit, en ne se défendant que très faiblement
de cette allégation ; par exemple, dans le prologue des
Adelphes : "La malveillance, dit-il en parlant de lui-même, fait au poète
encore un autre reproche, dont elle se plaît à exagérer la gravité :
elle prétend que d'illustres personnages lui prêtent le secours d'une coopération assidue dans la composition de ses ouvrages.
Térence, au contraire, regarde comme son plus beau titre de
gloire le bonheur de plaire à des hommes qui vous plaisent si
généralement à tous ainsi qu'au peuple romain ; à des hommes
qui ont également bien servi l'état dans la paix, dans la guerre,
et les simples particuliers dans la direction de leurs affaires, sans
en être pour cela plus altiers. »
Il paraît toutefois qu'il ne se défendit si faiblement que
parce qu'il savait que cette opinion était agréable à Scipion
et à Lélius : elle ne fit que s'accroître, et dura plus
longtemps qu'eux-mêmes.
III. Q. Memmius, dans le discours qu'il prononça
pour lui-même, dit «que Publius l'Africain, empruntant
le nom de Térence, faisait paraître sur la scène les
fruits de ses loisirs. » Cornélius Nepos prétend tenir d'une
source certaine, que Lélius, étant à Pouzzoles le jour des
calendes de mars 14, fut averti par sa femme qu'il était
temps de venir souper. Il la pria de ne le pas interrompre et plus tard quand il vint dans la salle à manger,
il déclara que jamais le travail ne lui avait si bien
réussi et, comme on lui demanda de montrer ce qu'il
avait composé, il prononça ces vers, qui sont dans le
Bourreau de soi-même :
« Conçoit-on l'insolence de ce Syrus ! »
IV. Santraia croit que si Térence avait eu besoin d'être
secondé 16 dans ses compositions, il se serait moins adressé
à Scipion et à Lélius, qui étaient encore adolescens17,
qu'à Sulpicius Gallus 18, homme de savoir, qui donna
l'exemple de faire représenter des comédies aux jeux consulaires 19; il pouvait encore recourir à Q. Fabius Labéon
20 et à M. Popillius 21, tous deux consulaires, tous
deux poètes. Aussi n'a-t-il pas, dans ses vers, désigné comme ses aides, des jeunes gens, mais des hommes
dont le peuple avait reconnu le mérite dans la guerre,
dans la paix et daus les affaires. Après avoir donné ses
comédies, et avant d'avoir accompli sa trente-cinquième
année, soit qu'il voulût éviter le soupçon de publier pour
siens les travaux d'autrui, soit qu'il voulût étudier les
usages et les moeurs de la Grèce pour les faire passer
dans ses compositions, il sortit de Rome et n'y revint
plus. Volcatius dit au sujet de sa mort :
« Quand Afer eut donné au peuple six comédies, il partit pour
l'Asie. Une fois qu'il se fut embarqué, on ne le revit plus. C'est
ainsi qu'il a perdu la vie. »
V. Q. Cosconius dit qu'à son retour de la Grèce il périt en mer avec cent huit pièces 22 traduites de Ménandre. Les autres soutiennent qu'il mourut à Stymphale, en Arcadie, ou à Leucade, sous le consulat de Cn. Cornélius Dolabella et de M. Fulvius Nobilior, et qu'il fut enlevé par une maladie aiguë, causée par le chagrin d'avoir perdu ses effets et ses pièces, qu'il avait fait partir avant lui sur un navire qui fit naufrage. Il était, dit-on, de taille médiocre, maigre de corps et de couleur basanée. Il laissa une fille, qui épousa ensuite un chevalier romain. Térence possédait des jardins de vingt arpens sur la voie Appienne, près de la villa de Mars. J'ai donc lieu de m'élonner que Porcius ait dit : « Publius Scipion, ni Lélius, ni Furius, ne lui furent d'aucun secours. Ces trois nobles, qui menaient alors la vie la plus aisée, ne lui procurèrent pas même une maison en loyer, à laquelle un esclave pût rapporter l'annonce de la mort de son maître. » Afranius 23 préfère Térence à tous les autres comiques ; il dit, dans ses Entretiens des carrefours : « Vous ne direz pas qu'il y en ait un pareil à Térence. » Mais Volcatius ne se borne pas à lui préférer Névius, Plaute et Cécilius ; il le range même après Licinius et Attilius. Cicéron s'exprime ainsi dans son Limon : « Toi aussi, Térence, qui seul, par une expression choisie, as su rendre en latin et reproduire Ménandre, tu fais entendre au peuple silencieux tout ce qu'il a dit de plus agréable, tout ce qu'il a dit de plus doux. » Et C. César : « Toi aussi on te place au plus haut rang, demi-Ménandre 24 : et c'est avec raison ; car tu aimes la pureté du langage. Ah ! si la vigueur se joignait à la douceur de tes écrits , ta force comique obtiendrait les mêmes honneurs que les Grecs, et tu ne languirais pas négligé pour ce défaut : c'est la seule chose qui me tourmente, la seule que je regrette de ne pas voir en toi, Térence.»
NOTES
SUR LA VIE DE TÉRENCE.
1. Du sénateur Terentius Lucanus. C'est peut-être Terentius
Culléon, que Scipion l'Africain délivra de sa captivité. ( Voy. TITE
LIVE, liv. xxx, ch. 43.)
2. Fenestella. Historien cité par Nonius, par Fulgence et par
Diomède; il avait rédigé des annales. Il paraît, d'après Pline,
qu'il mourut sous le règne de Tibère ; et d'après Eusèbe, qu'il
parvint à l'âge de soixante-dix ans, et fut inhumé à Cumes.
3. Après la fin de la seconde guerre punique. Cette guerre se
termina en 552, et la troisième commença en 6o5. Il faut donc
que la naissance et la mort de Térence aient eu lieu dans un intervalle
de quarante-neuf ans. Nous pensons que Térence n'a pas
écrit au delà du consulat de Fulvius : il était né en 56o.
4- Les Gélules. Salluste, dans sa Guene de Jugurtha, c. xviii , dit : « Les premiers habitans de l'Afrique furent les Gétules et les
Libyens, qui se nourrissaient de la chair des animaux sauvages,
et broutaient l'herbe comme les troupeaux. »
5. Selon lui, Térence était l'aîné de l'un et de l'autre. Cela n'est
pas possible : Scipion l'Africain mourut en 570, sous le consulat
de Claudius Marcellus et de Fabius Labéon. Térence vint si longtemps
après Plaute, qu'il l'appelle vieux. Voici ce qu'il dit de lui
dans son Prologue de l'Eunuque :
Quare oequum est nos cognoscere alque ignoscere
Quae veteres factitarant, si faciunt novi.
Or, Plaute ne mourut qu'un an avant Scipion, comme le dit Cicéron,
dans son Brutus, en indiquant tous les magistrats qui
étaient alors en charge. Il est même impossible que Fenestella, qui
avait resserré la vie et la mort de Térence entre la seconde et la troisième guerre punique, ait commis une erreur aussi grave : ce
sera le fait d'un maladroit abréviateur qui l'aura mal compris,
appliquant peut-être à Scipion l'Africain, ce qu'il disait de Scipion
Émilien.
6. Qu'ils étaient du même âge. Autre absurdité, si on s'avisait
de l'appliquer à l'Africain. Térence est de l'an 56o, Émilien
de 569. Il avait dix-sept ans quand son père Paul-Emile était
consul, avec Licinius Crassus.
7. Tandis que, de son oreille avide. Le latin dit inhiare, ce qui
signifie « avoir la bouche béante et le regard fixe d'admiration.
8. Stymphale. Ville d'Arcadie, que Pausanias dit avoir été ainsi
nommée du nom de Stymphalus, fils d'Elatus.
9. Quand il présenta aux édiles. C'étaient M. Fulvius Nobilior
et M. Acilius Glabrion qui furent édiles en 587, sous le consulat
de M. Claudius Marcellus et de Sulpicius Gallus.
10. Cécilius. Par une chicane chronologique, on conteste la
possibilité du fait. La Chronique d'Eusèbe fait mourir Cécilius un
an après Ennius, qui lui-même avait cessé de vivre en 584.
Toutefois, la même Chronique rapporte cette anecdote qui ne peut
manquer d'être vraie.
11. L'EUNUQUE fut joué deux fois en un jour. Donatus dit :
" Elle fut jouée avec tant de succès et d'applaudissemens,qu'elle
fut vendue une seconde fois, et représentée comme nouvelleé" Ce
passage fait penser que la première vente était le droit d'auteur,
pour une seule représentation : cela peut jeter quelque jour sur
les idées de propriété littéraire. Cette représentation eut lieu sous
l'édilité de Postumius Albinus et de Cornélius Blerula
, en 592.
12. Huit mille sesterces. Cela ne ferait que 1,638 francs, prix
bien modique, qu'il ne valait pas la peine d'inscrire sur le titre. Il
faut donc supposer qu'il y a erreur dans le texte, et d'autant plus
que la vie de Térence, écrite par Plutarque, parle de 20,000 sesterces.
Il avait donc sous les yeux une leçon qui nous est inconnue.
C'est l'évaluation que je préférerais à celle qui multiplierait
le chiffre par cent ou par mille, selon l'écriture de la somme romaine;
car, de la sorte, on arriverait à une somme incroyable.
20,000 sesterces feraient 4,091 francs : quand on considère que Donatus parle d'un second marché pour une représentation du
même jour, il est assez probable que ce fut là le prix.
13. Commencement des ADELPHES. Cette pièce fut jouée aux jeux
funèbres, célébrés pour Paul-Emile, par E.Fabius Maximus et
P. Cornélius Africanus; ce fut en 593 : Scipion Émilien avait alors
vingt-cinq ans. Velleius-Paterculus (i, 12, 3) : «Scipion Émilien
possédait à la fois les talens militaires et les qualités civiles, et
surpassait tous ceux de son siècle pour la culture de l'esprit et les
connaissances. »
14. Le jour des calendes de mars. Le jour de la fête des matrones
: raison pour laquelle la femme de Lélius avait probablement
réuni des convives.
15. Santra. Il en est fait mention dans Festus. Il a écrit des
biographies d'hommes illustres. Saint Jérôme le cite.
16. Si Térence avait eu besoin d'être secondé. Serait-ce pour le
style et la pureté du langage? Il était Africain, et il ne serait pas
impossible que tel ait été le but de ses consultations. Néanmoins,
Phèdre était de Thrace; il écrivait purement, et l'on ne voit pas
qu'il ait eu besoin de personne pour cela. Pourquoi Térence, qui
avait été élevé dans la maison d'un sénateur, n'aurait-il pas possédé
à fond la connaissance du latin.
17. Scipion et Lélius, qui étaient encore adolescens. Cette qualification
d'adolescentuli ne doit pas étonner, surtout quand on réfléchit
que César, à trente-six ans, est appelé adolescentulus par
Salluste : ces locutious étaient familières aux anciens. Scipion
avait vingt-cinq ans, et pouvait bien être consulté.
18. Sulpicius Gallus. Voici comme en parle Cicéron, dans son
traité des Orateurs illustres, : « De
toute la noblesse, ce fut celui qui s'appliqua le plus aux lettres
grecques : non-seulement il fut regardé comme orateur, mais il se
distingua par toutes sortes de connaissances et de bonnes manières.
Le style alors était déjà devenu plus moelleux et plus brillant.
» Ce fut Sulpicius Gallus qui, dans la guerre contre Persée,
rassura l'armée sur les conséquences d'une éclipse qui avait jeté la
terreur parmi les soldats : il expliqua les causes des phénomènes
célestes.
19. Qui donna l'exemple de faire représenter des comédies aux
jeux consulaires. Il était consul quand fut jouée l'Andrienne.
20. Q. Fabius Labéon. Cicéron, ch. 21 des Orateurs illustres,
dit « qu'il fut à la fois lettré et éloquent, et qu'il savait le droit,
et possédait à fond l'antiquité.»
21. M. Popillius. " II est permis aussi de croire à M. Popillius
quelque génie. Étant consul et revêtu du manteau des augures , il
accomplissait un sacrifice en sa qualité de flamme de Carmenta :
tout à coup on vint lui annoncer que le peuple s'ameutait, et qu'une
sédition allait éclater contre les patriciens. Il paraît à l'assemblée,
et, sans quitter la robe sacerdotale,
il apaise la sédition par l'autorité
de son caractère et de ses discours.» (Orateurs illustres.)
22. Il périt en mer avec cent huit pièces. Les commentateurs
disent, qu'eût-il vécu un siècle, il n'aurait jamais pu en composer
ni en traduire autant; mais ils ne réfléchissent pas qu'il y eut des
auteurs encore bien plus féconds, par exemple Caldéron.
23. Afranius. Auteur d'atellanes et de comédies appelées togatae.
On l'a comparé à Ménandre. Nous n'avons plus de ses pièces que
des fragmens.
24. Demi-Ménandre. Serait-ce parce qu'il n'avait que la moitié
de son mérite, c'est-à-dire, la douceur et l'élégance sans la force
comique, ou bien encore César lui donne-t-il ce nom , parce que,
de deux pièces de Ménandre, il en faisait une latine ? Il est difficile
de décider.
HORATIUS FLACCUS,
de Venouse 2 était, comme il nous
le dit lui-même 3, fils d'un affranchi qui faisait l'office
de percepteur de l'impôt : cependant on a cru généralement
que son père était charcutier, parce que dans une
querelle quelqu'un lui cria : « Que de fois j'ai vu ton père
s'essuyant le nez du coude 4. » Marcus Brutus l'ayant appelé
à lui dans la guerre de Philippes 5, il fut tribun des
soldats 6. Lorsqu'après la défaite de son parti il eut obtenu
sa grâce 7, il acheta une place d'écrivain public 8.
Bientôt il s'attira la faveur de Mécène, puis celle d'Auguste,
et obtint dans leur amitié un rang distingué.
On voit assez, par l'épigramme 9 suivante, combien Mécène
l'aimait ; il dit :" Si je ne t'aime plus que mes entrailles, Horace, je consens à
ce que l'on voie ton ami 10 plus efflanqué qu'un mulet 11 "
Il marqua encore bien plus son amitié sur la fin de sa
vie 12, en adressant à Auguste cette recommandation :
« Souvenez-vous d'Horatius Flaccus comme de moi-même.
» Auguste lui conféra la place de secrétaire,
comme il le dit à Mécène dans cette lettre : « Autrefois
je suffisais à ma correspondance avec mes amis ; maintenant
je suis accablé d'affaires et infirme ; je désire vous
enlever notre Horace : il quittera donc cette table de parasite 13 pour la table royale, et il m'aidera à écrire des
lettres. » Le refus d'Horace ne l'irrita point : il ne cessa de lui prodiguer son amitié. On a encore des lettres dont
je citerai quelques passages à l'appui de ce que j'avance :
« Prenez avec moi un peu de liberté comme si vous aviez
été mon commensal : ce sera fort bien; en effet, si votre
santé l'eût permis, j'aurais voulu qu'il en fût ainsi.» Dans
une autre lettre : « Notre Septimius l4 pourra vous dire
combien je pense à vous; car il m'arriva d'en parler devant
lui. Ce n'est point une raison, parce que vous avez
dédaigné mon amitié, pour que je fasse de mon côté le
superbe. » Dans les plaisanteries qu'Auguste adresse à
Horace, il l'appelle souvent : « Homme très-chaste 15, » ou
« le plus gracieux des hommes ; » il l'enrichit de fréquentes
libéralités. Il aimait fort ses écrits, et pensait qu'ils
seraient impérissables ; aussi le chargea-t-il de composer
le Chant Séculaire 16 et de célébrer la victoire de Tibère
et de Drusus, ses beaux-fils, sur les Vindéliciens. Ce fut
encore la raison pour laquelle il le contraignit en quelque
sorte à ajouter un quatrième livre 17 aux trois qu'il avait
publiés depuis longtemps. Après avoir lu les Satires, il
se plaignit de ce qu'il n'y était point parlé de lui. Voici
dans quels termes : « Sachez que je suis irrité contre vous
de ce que, dans la plupart des écrits de ce genre, vous
ne m'adressiez point la parole : ou bien craignez-vous
peut-être que la postérité ne vous déclare infâme, si
vous paraissez avoir été mon ami?» C'est alors qu'il en
obtint ces vers :
O vous dont les exploits protègent l'Italie!
Vous de qui les vertus l'ont ornée et polie;
Vous qui, la reformant, l'éclairant par vos lois,
Du fardeau de l'état portez seul tout le poids :
César, ne craignez pas qu'une indiscrète muse
Aux dépens des Romains de vos momens abuse. Horace était petit de taille, mais épais 18. C'est ainsi
qu'il se dépeint lui-même dans ses Satires, et que nous le
représente Auguste dans les lettres suivantes. «Dionysius
m'a apporté votre petit ouvrage : si petit qu'il soit, j'y
trouve de quoi vous accuser. Vous me paraissez craindre,
en effet, que vos livres ne deviennent plus grands
que vous ne l'êtes vous-même. Mais si la taille vous
manque, il n'en est pas de même de la corpulence 19 :
vous pourriez, en effet, les écrire sur un boisseau. Le
pourtour de votre volume est des plus bombés 20, comme
celui de votre ventre. »
Horace était, dit-on, fort porté à l'amour. On rapporte
qu'il plaçait des prostituées dans des cabinets garnis
de glaces, afin que, de quelque côté qu'il portât les yeux
il vît se reproduire l'image des plaisirs lascifs auxquels
il s'abandonnait 2I. Il demeurait le plus souvent dans sa
retraite de Tibur, située sur les limites des Sabins 22. On
montre encore sa maison près du petit bois de Tibur. Il
m'est tombé entre les mains des élégies qui portent son
nom, et une lettre en prose, dans laquelle il se recommande
à Mécène; mais les unes et les autres me semblent
supposées : car ces élégies sont communes, et la
lettre est écrite d'un style obscur, défaut qui n'était pas
du tout le sien. Horace était né le 8 décembre, sous le
consulat de L. Cotta et de L. Torquatus 23, et mourut
le 27 novembre, sous celui de Marcus Censorinus et de
Caïus Asinius Gallu 24, à près de cinquante-sept ans, en
déclarant hautementa 25 qu'Auguste était son héritier, la
violence de la maladie ne lui ayant pas permis de faire
un testament dans les formes. Il fut inhumé à l'extrémité
des Esquilles,
à côté du tombeau de Mécène.
NOTES
SUR LA VIE DU POÈTE HORACE.
1. Cette vie d'Horace se trouve dans un vieux manuscrit, sans
nom d'auteur. Qu'importe, les érudits veulent y reconnaître le
style de Suétone, et déclarent qu'elle faisait partie du livre des
poètes que nous n'avons plus : soumettons-nous.Toutefois,
il y a
des raisons de le faire : un scoliaste parle, d'après Suétone, de reproches
adressés à Horace par Auguste sur sa négligence à écrire,
et cela se trouve en effet dans la Vie d'Horace attribuée à Suétone.
2. De Venouse. Cette ville est située sur les confins de l'Apulie,
de la Lucanie et du Samnium : aussi Horace dit-il lui-même,
Sat. 11, i, 34
Sequor hune, Lucanus an Appulus, anceps.
Strabon la donne au pays des Samnites.
3. Comme il nous le dit lui-même. Dans la sat. vi du liv. 1, v. 45 :
Nune ad me redeo libertino pâtre natum:
Quem rodunt omnes libertino pâtre natum.
4. S'essuyant le nez du coude. Parce qu'il avait les mains dans
la viande hachée : c'était d'ailleurs une marque de basse profession
que cette habitude. Ainsi l'auteur de la Rhétorique adressée à
Herennius : « C'est comme si vous disiez au fils d'un charcutier,
Tiens-toi tranquille : ton père se mouchait le nez du coude.» Diogène
Laërce dans Bion, et Plutarque dans le Banquet, font les
mêmes remarques sur les charcutiers.
5. La guerre de Philippes. Dans l'ode vu du livre 11, Horace
dit :
Tecum Philippos et celerem fugam
Sensi, relicta non bene parmula.
Ailleurs il rapporte qu'il avait perdu sa fortune par suite de la défaite.
6. Tribun des soldats. Dans la satire vi du livre i, il dit lui-même
qu'il commandait une légion :
Quod mihi pareret legio Romana tribuno.
7. Lorsqu'il eut obtenu sa grâce. Par le crédit de Mécène.
8. Il acheta une place d'écrivain public. Les écrivains étaient
répartis en décuries : on achetait le droit d'y entrer, et ce premier
degré conduisait à devenir chevalier.
9. L'épigramme suivante. Il faut prendre épigramme dans le
sens des anciens, sans y attacher l'idée de malignité. Mécène était
auteur d'une Histoire des guerres d'Auguste. (Voyez la xii ode
d'HORACE, au liv. 11.)
10. A ce que l'on voie ton ami. Au lieu de Titium sodalem, dont
on ne sait que faire, je lis avec Oudendorpet Wolf tuum sodalem;
en sorte que Mécène parle ici de lui-même. On a beau corriger Tu
Titi sodalis, on a beau s'ingénier pour trouver des conjectures sur
les voisins de Mécène ou sur les gens de sa famille qui pouvaient
avoir des chevaux efflanqués, on ne retire de tout cela rien de
raisonnable.
11. Plus efflanqué qu'un mulet. Je lis hinnus ou inulus, commeon voudra; on pourrait aussi laisser mimus, et traduire qu'un comédien;
enfin il y a des gens qui préfèrent hinnulus, leçon adoptée
dans l'édition Lemaire. La vérité est qu'il faudra se résoudre
à n'en rien savoir, et comprendre seulement que Mécène écrivait
à Horace qu'il l'aimait beaucoup.
12. Sur la fin de sa vie. Il paraît qu'il manque ici quelque
chose dans le texte qui ne peut s'être borné au root extremis.
J'ai adopté
pour le sens, l'opinion de Rurmann. Il y avait peut-être
aussi rnulto magis extremis verbis. C'était la formule par laquelle
les testateurs ou les mourans recommandaient des personnes
qui leur étaient chères. Horatii Flacci rnei memor esto.
13. Il quittera donc cette table de parasite. Ce mot défavorable
n'avait pas, à ce que dit Athénée, l'acception que nous lui donnons
aujourd'hui. Les parasites étaient les compagnons des prêtres et
des magistrats. Il cite Cléarque, qui dit qu'autrefois on appelait
parasite un homme toujours prêt, toujours disponible, et que la
signification venant à dégénère, on en fit des compagnons de table.
14. Septimius. C'est peut-être celui auquel Horace écrivait,
Od. il, 6, i :
Septimi Gades aditure mecum.
Dans ce cas c'était un chevalier romain. Horace le recommande à
Tibère dans l'épître xi du livre i.
15toutefois la leçon est bonne. Dans tous les cas, le latin renferme
une obscénité que je me suis bien gardé de traduire. Il y a purissimum penem.
Quelques interprètes s'en tirent par une platitude :
ils lisent pcenoe ; apparemment qu'ils font à Horace la grâce de
dire qu'il n'a pas été repris de justice. Scaliger, qui propose putissimum,
pourrait bien avoir deviné juste.
16. Le Chant Séculaire. Horace avait alors quarante-sept ans.
17. Il le contraignit en quelque sorte à ajouter un quatrième livre.
Le même fait est confirmé par Acron et Porphyrion, qui disent
que le principal objet de ce quatrième livre devait être de
célébrer la victoire de Tibère et de Drnsus.
18. Mais épais. Dans l'épître iv du livre 1, Horace dit :
Me pinguem et nitidum bene curata cute vises.
19. Il n'en est pas de même de la corpulence. Ceci n'est fondé
cjue sur una restitution de texte assez aventurée. Il n'y a que ces
mots : sed si statura de est... uncle est. Peut-être, au lieu de corpusculum non deest, y avait-il : cor corpusculo non deest. Nous nous
garderons bien de rapporter tout ce que l'on a dit à ce sujet.
20. Des plus bombés. Le mot grec que je rends ici est dû à une
restitution, car il est altéré dans les manuscrits.
21. Des plaisirs lascifs auxquels il s'abandonnait. On suppose
qu'il y a interpolation de tout ce passage, qui, dit-on, aurait été
transcrit dans cet endroit par des copistes, tandis qu'il est dans
Sénèque ( Quest. Natur, 1, 16), où il s'agit d'un certain Hostius Quadra.
Mais les faits que rapporte Sénèque sont bien différens.
22. Sa retraite de Tibur, située sur les limites des Sabins. On
croirait, d'après le texte, qu'Horace avait deux propriétés, l'une
à Tibur. l'autre au pays des Sabins; mais elle était sur les confins de ce pays. D'ailleurs,
il nous apprend lui-même qu'il n'avait
qu'un seul domaine, dans la xviii° ode du livre ii:
Satis beatus unicis Sabinis.
23. Et de L. Torquatus. Dans l'ode xxi du 11e livre, il dit
lui-même :
O nata mecum consule Manlio
Testa
et dans la xiii° épode :
Tu vino Torquato move
Consule pressa meo.
C'était l'an de Rome 689.
24. Sous celui de Caïus Asinius. En 746. Aussi lisons-nous
post septimum et quinquagesimum
, et non post nonum ; ce qui serait
inexact. Dans la Chronique d'Eusèbe, saint Jérôme lui accorde
aussi cinquante-sept ans; mais on peut, outre les années accomplies,
tenir compte d'une partie de la première et d'une partie de
la dernière.
25. En déclarant hautement. C'est ce que les anciens jurisconsultes
appelaient testamentum per nuncupationem.
M. ANNEUS LUCAIN 1 essaya pour la première fois son
talent en célébrant les louanges de Néron aux jeux
quinquennaux,institués par ce prince. Il récita, dans la
suite, un poëme sur la guerre civile entre Pompée et
César. Il y avait dans son caractère tant de légèreté, il
savait si peu retenir sa langue, qu'à son âge, et dès ses
débuts, il osa, dans une préface, établir une comparaison
entre lui et Virgile. Il s'écriait : «Que me reste-t-il pour
atteindre au Moucheron?» Dès sa première jeunesse,
ayant appris que son père s'était retiré à la campagne,
à cause d'un mariage fâcheux qu'il avait contracté, Lucain
revint d'Athènes, d'où il était rappelé par Néron 2.
Celui - ci l'adjoignit à la troupe d'amis qui l'entourait,
et l'éleva même à la questure ; mais son crédit fut
de peu de durée. Il fut très blessé de ce qu'un jour qu'il
récitait des vers, Néron se retira, sous prétexte d'aller
au sénat, mais uniquement pour refroidir les auditeurs
3. Depuis lors, Lucain ne cessa de marquer son
humeur contre le prince et par ses paroles et par ses actions,
à tel point qu'un jour, aux latrines publiques,
après avoir donné cours à un vent, très bruyant, il fit
sur-le-champ l'application de cet hémistiche de Néron :
« On dirait un tonnerre souterrain ; » audace qui mit en
fuite tous ceux qui étaient assis à ces latrines 4. Ce n'était
point assez : il déchira,
dans un poëme, et l'empereur
lui-même et les plus puissans de ses favoris ; enfin il fut presque le porte-enseigne de la conjuration de Pison,
et, dans ses vaines menaces, il ne cessait d'élever aux
nues la gloire des tyrannicides 5, allant jusqu'à ce point
d'extravagance d'offrir au premier venu la tête de César.
Mais quand la conjuration eut été découverte 6, il
ne montra aucune espèce de fermeté; il fit des aveux avec
beaucoup d'empressement et s'abaissa aux plus humbles
prières; même il désigna comme ayant pris part au complot
sa propre mère ", qui en était innocente; il espérait
qu'aux yeux d'un prince parricide cette espèce d'impiété
serait un mérite. Il n'obtint toutefois que le choix
du genre de mort dont il devait périr. Alors il adressa à
son père un billet 8 dont le but était d'indiquer des corrections
pour quelques-uns de ses vers; puis il mangea
copieusement, et tendit ses bras au médecin pour se faire
ouvrir les veines 9. Je me rappelle qu'on lisait beaucoup
ses poèmes dans les réunions, et que le soin de les orner
pour les exposer en vente était poussé jusqu'à la folie 10.
NOTES
SUR LA VIE DE LUCAIN.
1. M. Annéus Lucain. Fils de Mêla,
frère du philosophe Sénèque,
et chevalier romain. Il était de Cordoue, sur le Bétis, qui
contribuait beaucoup à la fertilité de ses terres.
2. Lucain revint d'Athènes, etc. Ce passage est fort obscur : voici
néanmoins comme je l'entends : « Lucain était fort jeune, quand
il apprend que son père s'est éloigné de Rome à raison d'un
mariage. Lucain lui-même n'était pas à Rome ; il était allé à
Athènes, d'où Néron le fit revenir. » Tout ceci est plutôt deviné
que traduit.
3. Refroidir les auditeurs. Le sens que j'adopte est conforme aux
habitudes jalouses de Néron. Xiphilin nous dit qu'il fit défendre
à Lucain de faire des vers; et Tacite, que Néron lui interdit de les
montrer.
4. Tous ceux qui étaient assis à ces latrines. Parce qu'ils craignaient
les conséquences de ce nouveau crime de lèse-majesté.
Nous avons déjà dit qu'on était poursuivi pour s'être déshabillé
devant une statue de l'empereur, ou pour avoir prononcé son nom
dans les lieux ou dans les occasions où il ne fallait pas.
5. Elever aux nues la gloire des tyrannicides. —-In gloriam tyrannicidarum
palam inclicenda. Je lis, avec l'édition d'Oudendorp
et celle de Lemaire, in gloria tyrannicidarum palam praedicanda.
6. Mais quand la conjuration eut été découverte. Par Milichus
Sevinus, affranchi d'un conjuré. (Voyez Tacite., Ann., xv, 55.)
7. Sa propre mère. Elle s'appelait Atilla, ainsi que nous l'apprend
Tacite, qui rapporte cette même infamie.
8. Il adressa à son père un billet. Ainsi Lucain mourant corrige
ses vers ; Virgile veut brûler les siens.
9. Pour se faire ouvrir les veines. Tacite nous dit que son sang
était déjà presque écoulé, mais qu'ayant toute sa tête, il se mit
à réciter avant de mourir un morceau de ses ouvrages, dans lequel
il avait décrit la fin d'un soldat, périssant de la même manière
par suite d'une blessure. Ce furent ses dernières paroles.
10. Etait poussé jusqu'à la folie. J'ai suivi en partie le sens
d'Oudendorp, qui rapporte aux ornemens des manuscrits les mots
operose et diligenter. Je crois que le mot inepte veut dire qu'il y
avait de la déraison dans cet excès d'engouement, et non pas que
les ornemens étaient quelquefois de mauvais goût.
PLINIUS SECUNDUS était de Côme. Il servit avec zèle,
s'acquitta de tous les emplois militaires de l'ordre des
chevaliers, et, continuellement employé aux missions les
plus brillantes et les plus importantes,
il y fit preuve
de la plus grande intégrité. Ces travaux ne l'empêchèrent
pas de se livrer aux études libérales avec tant de
zèle, que l'on citerait difficilement quelqu'un qui ait
plus écrit dans ses loisirs. Ainsi il renferma en vingt
volumes 2 l'histoire de toutes les guerres que l'on ait jamais
faites aux Germains ; il accomplit aussi son grand
ouvrage à'Histoire naturelle 3 en trente-sept livres. Il
mourut dans le désastre éprouvé par la Campanie. A
cette époque, il commandait la flotte de Misène 4, et
lorsque le Vésuve s'enflamma, il voulut s'en approcher
sur un vaisseau liburnien, pour étudier de plus près les
causes de ce phénomène ; mais les vents contraires ne
lui permirent, pas de s'en retourner, et il périt par la
violence de cette éruption de cendres et de fumée 5.
D'autres pensent qu'il fut tué par un de ses esclaves, qu'il
pria de hâter sa fin, lorsqu'il se sentit suffoqué par la
chaleur.
NOTES
SUR LA VIE DE PLINE
1. Cette notice ne peut être de Suétone; elle a été écrite au
inoins quatre siècles après sa mort. Ne fût-ce que l'erreur grossière
de confondre le lieu où naquit Pline le Jeune avec celui qui
donna le jour à Pline l'Ancien, c'en serait assez pour se méfier de
cette maigre et sèche composition. Pline l'Ancien était de Vérone
et non de Côme. Saint Jérôme commet, au surplus,
la même erreur
dans la Chronique d'Eusèbe.
2. Il/ renferma en vingt volumes. Voici ce que dit de cet ouvrage
Pline le Jeune dans la lettre 5 du liv.iii : « Il nous a laissé vingt livres sur les guerres
de Germanie; il y a rassemblé toutes celles que nous avons soutenues
contre les peuples de ce pays. C'est un songe qui lui fît
entreprendre cet ouvrage : il servait dans cette province, lorsqu'il
crut voir pendant son sommeil Drusus Néron, qui, vainqueur
et conquérant de la Germanie, y avait trouvé la mort. Ce
prince lui recommandait de sauver son nom d'un injurieux oubli. »
3. Son grand ouvrage /-/'HISTOIRE NATURELLE. Pline le Jeune
dit : " Cet ouvrage est d'une étendue, d'une érudition infinie, et
presque aussi varié que la nature elle-même. "
4. Il commandait la flotte de Misène.— Voyez, sur tout cela,
la lettre 16 du livre vi de Pline le Jeune.
5. Cette éruption de cendres et de fumée.Voici ce qu'en dit Pline
le Jeune : « On voulut s'approcher du rivage pour examiner si la
mer permettait quelque tentative; mais on la trouva toujours orageuse
et contraire. Là, mon oncle se coucha sur un drap étendu, demanda
de l'eau froide, et en but deux fois. Bientôt des flammes,et une
odeur de soufre qui en annonçait l'approche, mirent tout le monde en fuite, et forcèrent mon oncle à se lever. Il se lève appuyé sur deux jeunes esclaves et, au même instant, il tombe mort. J'imagine que cette épaisse fumée arrêta sa respiration et le suffoqua il avait naturellement la poitrine faible, étroite : et souvent hale- tante. »
On ne sait si Junius Juvénal fut le fils ou le nourrisson
d'un riche affranchi. Quoi qu'il en soit, il s'exerça à la
déclamation à peu près pendant la moitié de sa vie 2, et
plus encore par goût, que pour en faire usage à l'école
ou au forum. Ayant assez bien réussi à composer une satire
de peu de vers 3 contre Paris le pantomime, et contre
son poète 4 Stace, qui était fier de six mois de services 5,
il s'appliqua plus particulièrement à ce genre de composition.
Cependant il demeura bien longtemps avant d'oser
réciter quelque chose, même devant l'auditoire le plus
restreint; mais il y eut dans la suite beaucoup d'empressement
pour l'entendre : on l'écoutait jusqu'à deux et
trois fois 6, si bien qu'il fit entrer ses anciens essais dans
ses nouveaux ouvrages :
« Ce que les grands ne sauraient donner, un histrion le donne.
Tu fais ta cour aux Camerinus 7, aux Bareas 8; tu fréquentes les
salons des grands. Oublies-tu que la tragédie de Pélops 8 valut
un gouvernement, et celle de Philomèle, 9 le tribunat ? »
Un histrion faisait alors les délices de la cour, et beaucoup
de ses admirateurs étaient promus aux plus grands
emplois : Juvénal fut soupçonné d'avoir fait une allusion
aux circonstances présentes ; sur-le-champ, et quoiqu'il
eût quatre-vingts ans, on l'éloigna de Rome 10, sous prétexte de l'honorer d'un grade militaire. Il fut nommé à la
préfecture d'une cohorte qui se rendait aux extrémités
de l'Egypte 12. On s'arrêta à ce genre de peine pour la
mettre au niveau d'un délit qui n'était que plaisant et
sans importance; néanmoins il mourut bientôt de tristesse
et de dégoût.
NOTES
SUR LA VIE DE D. JUNIUS JUVÉNAL
1 Quelques personnes attribuent cette Vie de Juvénal à Probus;
d'autres veulent y reconnaître le style de Suétone. Juvénal
était né à Aquinum, au pays des Volsques. Dans la Satire iii,
v. 319, il dit :Quoties te
Roma tuo refici properantem reddet Aquino.
2. Pendant la moitié de sa vie. C'est-à-dire jusqu'à l'âge de
quarante ans, car il en vécut plus de quatre-vingts. Peut-être fut-il
disciple de Quintilien.
3. Une satire de peu de vers. C'est la septième.
4. Paris le pantomime, et contre son poète. Les mots Claudii Neronis
manquent dans beaucoup de manuscrits. Dans tous les cas, il
y a altération; on sait que Néron avait tué son Paris : aussi veut on
qu'il soit question de celui de Domitien, et on propose de lire,
M. Parldem Domitiani pantomimum. En faisant abstraction des
mots altérés, il y a moyen encore de couper le sens, de manière
à ce qu'il s'agisse du comédien Paris, et du poète qui écrit pour ce
comédien, lequel est fier déjà des services de six mois de son favori.
On a voulu appliquer cela à Stace. Stace avait, en effet,
vendu à Paris le pantomime la pièce d'Agave.
Juvénal ( Sat. vu, 87) dit :
Esurit intactam Paridi nisi vendat Agavem.
Ce qu'il y a de certain, c'est que ces premiers vers contre Paris
furent ensuite insérés dans la satire qui s'applique à Stace.
5. De six mois de services. Si l'allusion qu'on trouve dans
cette satire est vraie, il s'agirait de Stace, que le crédit de l'histrion
aurait fait tribun des soldais, emploi qu'il aurait conservé six
mois. Je crois que l'explication d'Oudendorp est encore la plus
sensée. La voici : « Juvénal, né sous Caligula en 791 ou 792.
avait fait, sous Néron, une satire contre le pantomime Paris; mais il ne donna pas suite à ses études poétiques, et ne publia
point ces vers jusqu'à ce qu'en 870, sous Adrien, il vint à
Rome à l'âge de quatre-vingts ans. Alors l'indignation lui arracha
des vers; il récita ses satires; et, au lieu du pantomime de Néron,
il inséra dans la septième celui de Domitien, qui avait été aussi
puni de mort. Ce fut pour Juvénal l'occasion de parler de Stace,
qui avait vendu son Agave à ce Paris. Mais l'histrion en crédit
à la cour d'Adrien s'en irrita; il prêta à Juvénal l'intention d'une
allusion, et on l'exila comne il vient d'être dit. »
6. On Vécoutaitjusqu'à deux et trois fois. Bien entendu que
c'était la répétition des mêmes morceaux. Il ne faut pas croire que
Juvénal n'ait fait en tout que deux ou trois séances publiques : il
n'y aurait pas là de quoi s'étonner ni de quoi proclamer un succès.
7. Camerinus. SulpiciusCamerinus avait eu en Afrique un gouvernement
proconsulaire. Les Africains lui reprochaient d'être
cruel et rapace.
8. Bareas. Soranus Bareas fut accusé après son proconsulat
d'Asie. On le poursuivait pour avoir été l'ami de Plaute, et on
supposait qu'il avait voulu se concilier la faveur de sa province
pour entreprendre un mouvement politique.
9. Pélops. Je crois que M. Dussault eût mieux fait de laisser
Pclopea. Il s'agit de la fille de Thyeste, qui eut des amours incestueuses
avec son père, et donna le jour à Ëgiste, meurtrier d'Agamemnon.
10. Philomèle. Qui, avec Progné, sa soeur, donna à Térée les
membres d'Itys à manger.
11. On l'éloigna de Rome. Il paraît qu'Adrien en était à la
sixième année de son règne. C'est ce que l'on trouve en comptant
les années de Juvénal, qui doit avoir composé sa dernière satire
après le consulat de Q. Scenius Rusticus, qui fut consul avec Adrien
en 872. Domitien n'existait déjà plus quand fut publiée la septième
satire où sont les vers dont il s'agit. Elles furent toutes répandues,
lues, répétées sous Adrien.
12. Aux extrémités de l'Egypte. Les uns veulent que ce soit à
Scéné, les autres dans la Cyrénaïque.
AULUS PERSIUS FLACCUS 2 naquit, le 3o novembre, sous
le consulat de Fabius Persicus 3 et de Lucius Vitellius. Il
mourut, le 24 novembre, sous celui dePublius Marius 4 et d'Asinius Gallus. Le lieu de sa naissance est Volterres 5 en Étrurie. Il était chevalier romain, et le sang et l'alliance
le rattachaient aux hommes du rang le plus élevé. Il termina
sa vie dans ses terres auprès du huitième milliaire
de la voie Appienne. Son père, Flaccus, le laissa mineur,
et mourut qu'il n'avait encore que six ans. Sa mère Fulvia
Sisennia épousa ensuite Fusius, chevalier romain, qu'elle
enterra aussi peu d'années après. Jusqu'à l'âge de douze
ans, Perse fit ses études à Volterre, puis il alla à Rome,
où il fut élève du grammairien Remmius Palémon et du
rhéteur Virginius Flavus 6. Il avait seize ans quand il se
lia d'amitié avec Annéus Cornutus 7, dont jamais il ne
se séparait, et qui l'initia jusqu'à un certain point à l'étude
de la philosophie. Dès sa première jeunesse, il eut
pour amis Césius Bassus, le poète 8, et Calpurnius Sura,
qu'il perdit fort jeune. Perse révéra Servilius Nonianus
9 comme un père. Il fit aussi, par l'intermédiaire de
Cornutus,
la connaissance de Lucain, qui, du même
âge que lui, venait entendre ce Cornutus. Celui-ci, poète
tragique et stoïcien, a laissé des traités de philosophie.
Quant à Lucain, il admirait tant la composition de
Perse, que c'est tout au plus s'il pouvait retenir ses
exclamations, s'écriant « que c'étaient là de véritables poëmes. » Ce ne fut que fort tard qu'il fit la connaissance
de Sénèque; mais il fut peu séduit par son esprit.
Il vivait, chez Cornutus,
dans la compaguie de deux
hommes des plus savans et des plus vertueux : l'un était
Claudius Agathémère 10, médecin de Lacédémone, et l'autre,
Petronius Aristocrate, de Magnète. Il les admirait
et les imitait avec passion. Ces deux amis étaient de
même âge que lui, mais plus jeunes que Cornutus. Pendant
dix ans environ, il fut très cher à Pétus Thraséas,
qui avait pour femme sa parente Arria; il fit même avec
lui plusieurs voyages. Perse était de moeurs fort douces;
il se distinguait par une pudeur presque virginale, et il
était bien fait. Il aima et respecta si fort sa soeur, sa mère
et sa tante, qu'on pouvait le proposer pour exemple.
Il fut toujours sobre et retenu, et laissa à sa mère et à sa
soeur deux millions de sesterces : toutefois, il adressa à
sa mère un codicille, la cbargeant de remettre à Cornutus,
selon quelques-uns, cent mille sesterces 11, et selon
d'autres vingt livres d'argent façonné, et à peu près sept
cents volumes, ou toute sa bibliothèque. Mais Cornutus,
acceptant les livres, laissa l'argent aux soeurs que Perse
avait instituées ses héritières 12. Perse n'écrivit que peu
et fort tard, encore laissa-t-il imparfait le livre qu'il
composa. On en a ôté quelques vers à la fin 13, et Cornutus
l'a retouché, pour qu'il parût achevé; ensuite, Césius
Rassus l'ayant prié de le publier, il le chargea lui-même
de ce soin. Perse avait écrit aussi une comédie du genre
des prétextes, intitulée Vescio 14; un journal de voyage,
et quelques vers pour la femme de Thraséas, sur sa
mère Arria 15, qui s'était tuée avant son mari : mais,
par le conseil de Cornutus, sa mère détruisit ces écrits.
Dès que le livre de Perse fut publié, tout le monde l'admira; on se l'arrachait. Il mourut dans la trentième année
de son âge 16, par suite d'un vice de conformation à
l'estomac. Il n'avait pas quitté l'école et ses maîtres depuis
longtemps, lorsque la lecture du dixième livre de
Lucilius lui inspira un vif désir d'écrire des satires : il en
imita d'abord le commencement pour lui-même, mais
bientôt il étendit ses études à tous les autres, et mit tant
d'acharnement contre les poètes et les orateurs, qu'il
attaqua Néron lui-même. Voici le vers qu'il fit contre
lui :
Le roi Midas a des oreilles d'âne.
Cornutus le corrigea 17 , pour que Néron ne s'y reconnût
pas : il y substitua
Qui n'a pas des oreilles d'âne?
NOTES
SUR LA VIE DE PERSE
1. Quelques philologues ont écrit de très savantes dissertations
sur l'auteur inconnu de cette Vie de Perse. On ne trouve dans les
fastes ni dans les monumens aucune mention qui puisse faire
croire que la famille de Perse ait été patricienne. Cependant elle
était fort ancienne : au temps de la seconde guerre punique,(544) un C. Persius se distingua par son mérite militaire. Dans
son traité de l'Orateur, Cicéron parle d'un autre Perse : il cite Lucilius,
qui ne veut ni des lecteurs trop ignorans, ni de trop instruits.
« Je ne me soucie pas d'être lu par Persius : j'aime mieux l'être par
Lélius Decimus : en effet, nous avons connu le premier pour
l'homme peut-être le plus savant de son temps; le second pour un
homme de bien, et qui avait de l'instruction, mais elle n'approchait
pas de celle de Persius. » (Orateur, liv.ii, ch. 6.
Ce savant, et le Persius
de la guerre punique, sont-ils de la famille de notre poète?
il serait difficile de l'affirmer. Il paraît qu'il exista aussi un poète
grec du même nom. Julius Pollux en fait mention d'après les Apophthegmes
de Callisthène.
2. Aulus Persius Flaccus. Quelques commentateurs veulent que
le nom de Flaccus ait été adopté par Perse pour imiter Horace ;
mais nous apprenons ici que tel était le nom de son père. D'autres
ont prétendu qu'il s'appelait aussi Severus, parce qu'il était stoïcien
: cependant on a découvert à Volterre un monument où il est
fait mention d'un petit garçon de neuf ans nommé Aulus Persius
Severus.
3. Sous le consulat de Fabius Persicus. Ce fut en 786, s'il faut en
croire les Fastes capitolins. Cassiodore, qui est du même avis pour
les noms des consuls de cette année, fait naître Perse l'année suivante
: presque après avoir nommé Cestius Gallus Camerinus. et M. Servilius Nonianus, il dit : His consulibus, Persius Flaccus
poeta Volaterris nascitur.
4. Publius Marius. C'est-à-dire en 814. On lit aussi Rubrius
Marius.
5. Volterre. — Voyez, sur cette antique ville,
le bel ouvrage
d'Otfried de Millier, et, sur les antiquités qu'on y découvre sans
cesse, le Bulletin de l'institut archéologique de Rome.
6. Virginius Flavus. C'est Oudendorp qui s'est déclaré pour
cette leçon, que Lemaire a suivie; mais on lit Flaccus dans l'édition
de Pittiscus. Ce Virginius Flaccus pourrait être le père ou
l'oncle de Virginius Rufus, qui, du temps de Néron, favorisait les
études oratoires de la jeunesse (voyez TACITE, Annal., xv, 7 ), et
qui écrivit un traité de rhétorique fort estimé par Quintilien
( voyez liv. iii, c. 1 ).
7. Avec Annéus Cornutus. Suidas nous dit qu'il était de Leptis,
en Afrique; qu'il vécut à Rome avant et pendant le règne de Néron
, et fut mis à mort avec Musonius. Il laissa beaucoup de traités
de rhétorique et de philosophie. La Chronique d'Eusèbe le cite
comme le précepteur de Perse.
8. Césius Bassus, le poète. Quintilien dit de lui (liv. x, c. 1) :
« Si vous voulez associer quelqu'un à Horace, que ce soit Césius
Bassus.... Il était poète lyrique; il florissait sous Néron et Galba.
Perse lui a adressé sa sixième satire. »
9. Révéra Servilius Nonianus comme un père. Quintilien en fait
un éloge pompeux. Pline, au liv. xxxvii, 6, le cite comme ayant,
été consul; au liv. xxvn, 6, il l'appelle M. Servilius Nonianus, et,
au liv. xxviii, 2, il dit M. Servilius Nonianus princeps civitatis.
10. Claudius Agathémère. Ce nom est fort altéré dans les manuscrits
; mais il est constaté par une inscription des marbres
d'Oxford, où la qualité du personnage ne laisse pas de doutes sur
l'identité.
11. Cent mille sesterces. Je lis centum; car si je lisais centies,
Perse aurait légué à Cornutus plus qu'il n'avait lui-même. Martial,
1. 11 ,
Epigr. 63 :
Sola tibi fuerant sestertia, Miliehe
, centum.
12. Aux soeurs que Perse avait instituées ses héritières. Tout à l'heure
il ne s'agissait que d'une seule soeur : en voilà plusieurs;
ce qui prouve que le texte de ce morceau est fort altéré.
13. On en a été quelques vers à la fin. Ainsi qu'on le remarque,
la sixième satire est complète; il s'agissait apparemment du commencement
d'une autre. Casaubon rappelle aussi l'état des anciens
manuscrits, qui ne divisaient pas en six, mais en cinq satires les
poésies de Perse, parce qu'ils réunissaient en une seule la troisième
et la quatrième. Priscien et les anciens grammairiens citent toujours
le livre de Perse et n'indiquent jamais les satires.
14. Vescio. Je ne sais pourquoi on a jugé ce mot suspect d'interpolation.
Ces titres sont familiers aux Latins. Dans la lettre 18
du livre ix des Lettres à Atticus, nous trouvons le mot scelero.
Laberius a employé celui d'adulterio; Perse a donc bien pu intituler
sa comédie Vescio.
15. Quelques vers pour la femme de Thraséas, sur sa mère
Arria. Il y avait deux Arria, la mère et la fille : la mère mariée
à Pétus Cécina, la fille à Pétus Thraséas. (Voyez TACITE, Ann.,
1. xvi, c. 34.)
16. Dans la trentième année de son âge. Saint Jérôme est plus
exact. En effet, dans la Chronique d'Eusèbe, il est dit que Perse
est mort dans sa vingt-neuvième année. En comptant par les
dates que nous avons indiquées pour sa naissance et pour sa mort,
il lui aurait manqué neuf jours pour faire vingt-huit ans.
17. Cornutus le corrigea. Il y a dans le texte un mot dont on
ne sait que faire; c'est tantummodo, qui tient évidemment la place
d'autre chose. On a pensé qu'il fallait lire ipso nondum mortuo;
c'est-à-dire que Cornutus aurait corrigé cela du vivant même de
Perse, pour qu'il ne fût pas exposé à la fureur de Néron.
FIN DE L'OUVRAGE