Fragments de la Grande Histoire

Salluste

Traduction de Charles Durozoir dans la collection PANCKOUKE

1865

Les illustrations de ce texte sont des tableaux de sir Lawrence Alma Tadema

 

AVERTISSEMENT

On sait que Salluste, outre « L' Histoire de la Conquête de la Numidie », celle de la «  Conjuration de Catilina », et ses deux « Discours adressés à César sur le gouvernement de la république », avait, dans ses derniers jours, composé « L' Histoire d'une partie du septième siècle de Rome », et la «  description du Pont-Euxin ». Ces deux ouvrages sont perdus, mais il en reste des fragments. Le premier contenait, en cinq ou six livres, adressés à Lucullus, fils du vainqueur de Mithridate, un récit des «  Événements civils et militaires arrivés dans la république romaine depuis le consu­lat de Lépide et de Catulus  », époque de la mort de Sylla, jusqu'au moment où le pouvoir que la loi «  Manilia » conférait à Pompée re­mettait de nouveau la république sous la dictature d'un seul homme : «  Res populi romani, M. Lepido, Q. Catulo, coss., ac deinde militiae et domi gestas composui », disait Salluste au début de son ouvrage (1). Cet intervalle ne comprenait pas plus de qua­torze années, de l'an de Rome 675 à l'an 688. Mais, comme l'his­torien remontait jusqu'au commencement des démêlés de Marius et de Sylla, c'est-à-dire jusque vers l'époque où s'était terminée la guerre de Jugurtha, l'an 650, et qu'il ne s'arrêtait que vers le temps de la conjuration de Catilina, on peut dire que le corps entier de ses Histoires, y compris « la  g uerre de Jugurtha », son "Histoire générale", et celle de la « Conjuration de Catilina », embras­sait un espace de cinquante ans.

(1) Fragment tiré de Pompeius Messalinius : " de numeris et pedibus orat"., et de Priscianus, " Inst. grammaticae", lib. XV, c. III .

  La perte de « l' Histoire » de Salluste est d'autant plus à regretter, que, par une fatalité singulière, tous les auteurs qui ont écrit d'une manière complète et suivie les annales de cette époque se trouvent avoir une lacune dans cet endroit, intéressant. Cependant il reste de nombreux fragments de « l 'Histoire » de Salluste, et de sa « Description du Pont­ Exin », presque tous épars dans les anciens grammairiens latins et les vieux glossateurs. Tous ces lambeaux rapportés par des rhé­teurs qui n'avaient que la grammaire en vue, sont isolés, fort courts et d'un faible intérêt historique. Des fragments plus éten­dus mais en petit nombre, ont été rapportés par Sénèque, Quintilien, Aulu-Gelle, Isidore de Séville, et surtout par saint Augustin, en son livre «  de la Cité de Dieu ». Enfin Pomponius Létus, dans un manuscrit du Vatican, qui contenait la copie d'un grand nom­bre de morceaux tirés des anciens historiens, trouva quatre dis­cours et deux lettres extraites de l'ouvrage perdu de Salluste. Janus Van-der-Does (Jean Douza), Riccoboni, Paul Manuce et Louis Carrion avaient commencé avec plus ou moins de succès à rassembler ces fragments et à les annoter; mais, quelque loua­bles qu'aient été leurs efforts, combien leur travail n'est-il pas inférieur à celui du président de Brosses !

A son exemple, jaloux de reproduire tout ce qui nous reste de Salluste, M. Du Rozoir avait recueilli et traduit de nouveau, non seulement les six fragments les plus considérables de sa Grande Histoire, déjà publiés en français, mais encore un grand nombre de passages bien moins étendus, que les traducteurs n'avaient pas jugés dignes de leur attention. On aura donc dans cette édition le recueil le plus exact et le plus complet qui ait été fait jusqu'ici des «  Fragments » de Salluste.

Dans cette préface, l'historien semblait fortement pénétré de l'importance de la tâche qu'il avait entreprise

I

Il n'en est pas de plus importante, ni qui mérite d'être écrite avec plus de soin, que l'histoire qui nous occupe maintenant.

II

Au milieu des factions qui ont armé les cito?ens les uns contre les autres, l'esprit de parti ne m'a point fait trahir la vérifié.

De là, Salluste passait en revue les divers historiens qui l'avaient précédé dans la carrière :

III

Dans ce grand nombre d'habiles écrivains

IV

Caton, le plus disert de tous les Romains, habile surtout à renfermer beaucoup de choses en peu de mots.

Il citait aussi Fannius, dont il proclamait la véracité.

V

Il faisait ensuite le résumé des dissensions q?i avaient agité Rome depuis l'expulsion des rois jusqu'au temps des Gracques, de Marius et de Splla. Il indiquait en même temps les causes de la grandeur romaine ; et tel est le sujet des fragments détachés qui vont suivre :

VI

Parmi nous, les premières dissensions n'ont point eu d'autre cause que cette disposition fatale du coeur humain, qui, toujours inquiet, indomptable ; ne se plaît qu'à lutter pour la liberté,  pour la gloire ou pour la puissance.

VII

Mais l'esprit de discorde, de cupidité, d'ambition, et tous les autres vices, fruits ordinaires de la prospérité, prirent, après la ruine de Carthage, un nouvel essor. Et, en effet, les injustices des grands, et par suite la scission du peuple d'avec le sénat, et bien d 'autres dissensions, avaient eu lieu dès l'origine. Même après l'expulsion des rois, ce fut seulement tant qu'on craignît Tarquin et une guerre terrible contre l'Etrurie, que la justice et la modération présidèrent au gouvernement. Mais, aussitôt après, les patriciens traitèrent le peuple en esclave, condamnèrent à mort, firent battre de verges, comme avaient fait les rois ; s'emparèrent des biens, et usurpant les droits de leurs concitoyens, s'arragèrent seuls toute la puissance. Soulevé par ces barbaries, accablé surtout par une dévorante usure, tandis qu'il avait à supporter, dans des guerres perpétuelles, le poids du service militaire et des impóts, le peule se retira en armes sur le mont Sacré et sur le mont Aventin.  C'est ainsi qu'il obtint des tribus, et revendiqua bien d'autres droits. Les querelles et la lutte des deux partis eurent pour terme la seconde guerre punique.

VIII

De sérieuses alarmes s'emparèrent de nouveau des esprits, et, détournant leur inquiétude de ces dissensions pour un intérêt plus pressant, rétablirent l'union entre les citoyens. Alors la direction des affaires revint aux mains d'un petit nombre d'hommes honnêtes, mais à leur maniére; et, les anciens abus étant devenus plus tolérables par des concessions mutuelles, la république dut sa grandeur à la sage politique d'un petit nombre de bons citoyens.

IX

L'habileté de ses généraux a fait la principale force de Rome. C`est sous le consulat de Servius Sulpicius et de M. Marcellus qu'ont été soumises par les armes romaines toutes les Gaules comprises entre le Rhin, la méditerranée et l'Océan, à l'exception des lieux que des marais rendent impraticables.
Une sagesse irréprochable, une parfaite union, marquèrent la conduite du peuple romain durant l'intervalle de la seconde à la troisième guerre punique.

X

Affranchis de la crainte de Carthage, les Romains eurent le loisir de se livrer à leurs dissensions ; alors s'élevèrent de toutes parts les troubles, les séditions, et enfin les guerres civiles. Un petit nombre d'hommes puissants, dont la plupart des citoyens étaient devenus les créatures, exercèrent, sous le nom imposant tantôt du sénat, tantôt du peuple, un véritable despotisme . On ne fut plus bon ou mauvais citoyen, selon ce qu'on faisait pour ou contre la patrie ; car tous étaient également corrompus : mais plus on était riche, et en état de faire impunément le mal plus, pourvu qu'on défendît l'ordre présent des choses, on passait pour homme de bien. Dès ce moment, ce ne fut plus par degrés comme autrefois, mais avec la rapidité d'un torrent, que se répandit la dépravation ; la jeunesse fut tellement infectée du poison du luxe et de l'avarice, qu'on vit une génération de gens dont il fut juste de dire qu'ils ne pouvaient avoir de patrimoine ni souffrir que d'autres en eussent.

Salluste, poursuivant le cours de son rapide résumé, arrive aux séditions des Gracques, et c'est aux événements dont elles furent l'occasion, qu'on peut rapporter les fragments qui suivent : 

XI

Les plus funestes séditions commencèrent au temps de Gracchus (Tiberius).

XII

Ce fut un prétexte pour introduire des innovations

Après les premiers démêlés de Marius et de Sylla, venait la guerre Sociale, à laquelle se réfèrent ces deux fragments :

XIII

Telle avait été la sollicitude affectueuse de nos ancêtres pour la nation italique.

XIV

En se secourant ainsi de proche en proche, les différents peuples de l'Italie furent tous successivement entraînés à la guerre.

Après la guerre Sociale, Sylla, consul, fut chargé par le sénat d'aller combattre Mithridate ; mais Marius, aidé du tribun Sulpicius, se fait donner ce commandement par un plébiscite. Sylla, qui était déjá en Companie, à la tête de s?n armée, revient sur Rome, s'en rend maître, et proscrit Sulpicius, qui est mis à mort, et Marius, qui n'échappe qu'avec des périls inouïs.  Après avoir rendu au sénat ses prérogatives, Sylla part pour la Grèce ; mais Cornelius Cinna,  fougueux partisan de Marius, attaque à main armée Octavius, son collègue, et le parti du sénat.  Vaincu et chassé de Rome, il rassemble une nouvelle armée, rappelle Marius et les autres proscrits, puis vient assiéger la capitale de l'empire . Le sénat, après la défaite de l'armée d'Octavius et de celle du proconsul Pompeius Strabon, n'avait plus à ses ordres que l'armée de Metellus Pius ; mais il était en Apulie, occupé de combattre les Samnites :

XV

Et Metellus étant éloigné, l'espérance du secours l'était aussi.

Son arrivée tardive n'empécha point Cinna et Marius d'entrer dans Rome, qui devint le théâtre des plus sanglantes exécutions : les autels des dieux ne furent pas même un asile contre les proscrits :

XVI

Quand on souillait du sang des suppliants les autels et tous les lieux consacrés aux dieux.

La tyrannie de Marius fut courte : il mourut le dix-septième jour de son septième consulat ; mais Cinna et Carbon en perpétuèrent les excés : après avoir vaincu Mithridate, Sylla lui avait accordé la paix, mais à de dures conditions, quoique ce prince eût espéré que, pressé d'aller à Rome accabler ses ennemis.

XVII

Il aurait terminé cette guerre à quelques conditions que ce fût.

Arr?vé en Italie, Sylla défit le consul Norbanus en Campanie, puis attira sous ses drapeaux, près de Téanum, l'armée de Corn. Scipion Asiaticus, collègue de ce dernier.

XVIII

En dépit de ce consul, il permit à ses soldats d'entrer en pourparlers [avec ceux de Scipion] ; quelques-uns se laissèrent gagner, et leur exemple entraîna toute l'armée, qui se donna à Sylla .

Cette défection fut d'autant plus prompte, que la plupart des soldats de Scipion

XIX

N'avaient, à vrai dire, ni éloignement ni affection (pour Sylla), mais n'envisageaient qu'avec horreur les désastres d'une guerre.

Cependant le jeune Cn . Pompée, ayant levé des troupes de sa propre autorité, remporta divers avantages sur les partisans de Marius, puis alla se joindre á Sylla, qui lui décerna le surnom d'imperator. Carbon, quoique vaincu, rentra dans Rome, et se fit nommer consul pour la quatriéme fois, avec le jeune Marius, qui renouvela les proscriptions de son père adoptif. Sylla marche vers Rome, bat le jeune Marius.

XX

Qui avait son quartier général à Préneste.

Nouvel allié de Marius, Pondus Telesinus, chef des Samn?tes, toujours en armes depuis la guerre Sociale, dispute à Sylla l'entrée de Rome.

XXI

A?nsi la défaite de Marius avait imposé  à Sylla la tâche d'une double guerre.

Telesinus est tué au moment où la victoire allait le rendre maître de Rome. Sylla fait égorger huit mille prisonniers sur le champ de bataille. Un corps de trois mille Samnites, Marses et Lucaniens lui demande quartier. Il répondit qu'il l'accorderait á ceux qui s'en rendraient dignes par la mort de leurs compagnons. Ils acceptent avec empressement cette cruelle alternative.

XXII

Et [paraissant] moins céder à la contrainte qu'emportés par l'animosité, ils tombent sous le fer les uns des autres, plus coupables encore que malheureux.

Bientôt commencèrent dans Rome les proscriptions de Sylla, dont le tableau tracé par Salluste est entiérement perdu, sauf deux traits, l'un relatif au supplice affreux de Marius Gratidianus, qui fut immolé sur le tombeau des Catulus ; l'autre, concernant les biens des proscrits.

XXIII

Après qu'on lui eut brisé les jambes pour que tous ses membres subissent les angoisses de la mort.

XXIV

Les biens des proscrits ayant été vendus ou dissipés en largesses.

La fureur des proscriptions ne s'arrêta point dans Rome ; le sang coula par toute la république, et la guerre civile se propagea jusqu en Afrique. Le consul Carbon, qui était aux prises avec Metellus Pius, dans la Gaule cispadane, pouvait encore résister longtemps ; mais, à la nouvelle de deux échecs peu décisifs reçus par ses lieutenants,

XXV

Saisi d'une lâche terreur, il déserta tout à coup l'Italie et son armée .

Il s'embarqua à Rimini, et fit voile vers Cossura, petite île sur la côte d'Afrique ; mais il tomba entre les mains de Pompée, qui venait de soumettre la Sic?le. Carbon semblait pouvoir tout espérer de la clémence de ce jeune lieutenant de Sylla dont il avait protégé la jeunesse . Pompée fut insensible à ses supplications : il fit périr sous ses yeux Carbon,qui, pour gagner un instant de vie,

XXVI

Feignit d'avoir à satisfaire un besoin naturel,

"Et il fut, dit Valère-Maxime, décapité dans cette posture." Cependant Domitius Ahenobarbus, lieutenant de Carbon, s'était retiré en Afrique, où Hiarbas, roi d'une partie de la Numidie, vint le joindre avec toutes ses forces, dont il s'était servi pour dépouiller Hiempsal II, autre prince de la race de Masinissa. Pompée se hâta de passer en Afrique, et débarqua à Curubis, petit port voisin de Carthage. Vainqueur de Domitius, qui fut tué dans l'action, il poursuit Hiarbas, et dissipe sans peine les Africai??s, qui avaïent pris les armes.

XXVII

Cette guerre avait pour motif la crainte de Pompée vainqueur. et qui voulait rétablir Hiempsal dans son royaume.

Après avoir terminé en quarante jours cette campagne, Pompée, dont la gloire portait ombrage à Sylla, fut rappelé en Italie. Il obéit malgré ses troupes, qui lui offraient leurs bras s'il eut voulu résister à cet ordre. Un ennemi moins digne de lui devait s'élever contre Sylla ; c'était M. Emilius Lepidus, qui déshonorait un nom illustre par ses vices et par sa présomptueuse impéritie. On l'avait vu zélé fauteur du parti populaire, au temps du triomphe de Marius, sous le septième consulat duquel il fut édile curule. Il fut des premiers à passer sous les drapeaux de Sylla vainqueur, et s'enrichit des biens des proscrits. Aprés av??r exercé la préture, il fut envoyé en Sicile, et, par ses concussions, il mérita d'ëtre traduit en justice à s?n retour ; mais ses accusateurs, cédant aux instances du peuple, se désistèrent ; et Lepidus, enhardi par l'impunité, osa briguer le consulat. Adulateur servile de Sylla, il en avait espéré la protection ; mais le dictateur, qui avait trop bien jugé ce factieux, lui défendit de se mettre sur les rangs. Alors Lepidus se tourne vers Pompée, qui, flatté de voir qu'on espérait obtenir par son influence ce que Sylla ne voulait pas accorder, saisit cette occasion de montrer son crédit sur le peuple ; il fit élire Lepidus consul, par préférence à Catulus, qui ne fut nommé que le second, malgré son mérite éminent et la protection déclarée du dictateur. Sylla, déjá résolu d'abdiquer la puissance, ne parut pas très sensible á cette espèce d'affront ; il se contenta de prédire á Pompée, encore tout enorgueilli de ce triomphe, les maux qui allaient résulter de l'élection de Lepidus : "C'est à vous maintenant, dit-il, à veiller aux affaires, et à ne pas vous endormir après avoir armé contre vous-même un dangereux ennemi."Ce pronostic ne tarda pas à se vérifier. Lepidus, à peine désigné consul, conçoit le projet de se rendre maître du gouvernement à la place de Sylla. Il cabale, il murmure sourdement contre l'état présent des choses ; il rallie les familles des proscrits ; puis, exagérant ses ressources pour multiplier ses partisans, il se vante d'avoir des fauteurs en Étrurie, dans la Gaule transalpine ; enfin d'avoir tout pouvoir sur Pompée. Ainsi parlait Lep?dus, d'abord dans des entretiens particuliers. Bientôt dans une réunion générale de ses principaux partisans, tenue le plus secrétement possible, il révéla tous ses projets dans le discours qui suit : 

XXVIII

I . Romains, votre clémence et votre droiture, qui font, aux yeux des nations étrangères, votre supériorité et votre gloire, m'inspirent bien des alarmes au sujet de la tyrannie de L. Sylla. Je crains que, peu portés à supposer dans les autres ce qui vous auriez horreur de faire vous ne vous laissiez surprendre ; je le crains d'autant plus, que vous avez affaire à un homme qui n'a d'espoir que dans le crime et dans la perfide, et qui ne peut se croire en sûreté qu'en se montrant plus méchant et plus détestable, afin de vous ôter, par l'excès de vos maux, jusqu'au sentiment de votre liberté : ou, si votre prudence veille encore, de vous tenir plus occupés à vous défendre de vos périls , qu'à assurer votre vengeance. Pour satellites, il a, je l'avoue, des hommes du plus grand nom, illustres par les belles actions de leurs ancêtres, et je ne puis me lasser d 'admirer comment, achetant par leur servitude le droit de domination sur vous, ils préfèrent une double injustice au noble exercice d'une légitime liberté.
II. Oh ! les glorieux rejetons des Brutus, des Emilius, des Lutatius, nés tout exprès pour détruire ce que leurs ancêtres avaient conduit par leur valeur ! car enfin, contre Pyrrhus et Annibal, contre Philippe et Antiochus, que prétendait-on défendre, sinon la liberté publique. Les propriétés de chaque citoyen, le droit enfin de n'obéir qu'aux lois? Tous ces biens, cette contrefaçon de Romulus nous les a ravis comme à des étrangers, et il les retient encore. Ni le sang de tant d'armées, ni celui d'un consul, ni celui de nos premiers citoyens, victimes des hasards de la guerre, n'ont assouvi sa rage ; et sa cruauté s'accroît même au sein de la prospérité, qui d'ordinaire charge la colère en pitié. Que dis-je? il est le seul entre tous les mortels qui ait prononcé des supplices contre les enfants à naître, voulant ainsi qu'une injuste proscription leur fût assurée avant l'existence ; et maintenant, ô comble de perversité ! il peut, grâce à l'excès même de ses forfaits , en toute sûreté, se livrer à sa fureur, tandis que vous, dans la crainte d'une servitude plus affreuse encore, vous n'osez reconquérir votre liberté .
III. Il faut agir, Romains, il faut le prévenir de peur que vos dépouilles ne lui appartiennent à jamais. Il n'est plus temps de différer ni de compter sur l'efficacité de voeux pusillanimes, à moins peut-être que vous n'espériez qu'un jour le dégoût ou la honte de la tyrannie ne lui fasse abandonner un pouvoir usurpé par le crime, mais qu'il est trop périlleux de quitter. Sachez-le : au point où il en est, il n'y a pour lui de glorieux que ce qui est sûr, d'honorable que ce qui peut affermir sa domination. Ainsi ce calme, ce loisir avec la liberté, que nombre de vertueux citoyens préféraient aux sollicitudes inséparables des honneurs, ne sont plus de saison. Il faut aujourd'hui, Romains, servir ou commander, subir ou imposer la crainte.
IV. Et qu'attendez-vous de plus? Que vous reste-t-il de droits divins ou humains qui n'aient été violés? Naguère l'arbitre des nations, maintenant dépouillé de sa puissance, de sa gloire, de ses droits, sans ressources pour exister et méprisé, le peuple romain ne reçoit pas même les aliments assurés aux esclaves. Une grande partie des alliés et des habitants du Latium avaient, pour prix de nombreux et honorables services, reçu de nous le droit de cité : un seul homme les leur enlève; et des populations paisibles ont vu les demeures de leurs pères envahies par un petit nombre de satellites, ainsi payés de leurs crimes. Lois, jugements, trésor public, provinces, royaumes étrangers, tout est à la discrétion d' un seul, tout , jusqu'au droit de vie et de mort sur les citoyens. Vous avez vu les hommes immolés comme des victimes, et les tombeaux arrosés du sang des citoyens. Y a-t-il, pour des hommes, d'autre parti que de s'affranchir de l'oppression ou de mourir avec courage? Car enfin la nature a prescrit à tous les hommes, à ceux même qu'environne un rempart de fer un terme inévitable, et, s'il n'a un coeur de femme, nul n'attend le dernier coup sans oser se défendre.
V. Mais, à entendre Sylla, je suis un séditieux, parce que je m'élève contre ceux que nos troubles ont enrichis ; un homme qui veut la guerre, parce que je réclame les droits de la paix. Ah ! je comprends ! Il n'y aura ni bien-être ni sûreté dans l'état, si le Picentin Vettius et le greffier Curnelius ne dissipent en profusions les légitimes propriétés d'autrui ; si l'on n'approuve les proscriptions de tant d'innocents, sacrifiés pour leurs richesses, les supplices des personnages les plus illustres, Rome dépeuplée par l'exil et le meurtre, et les biens des citoyens donnés ou vendus comme le butin pris sur les Cimbres. Mais je possède aussi des biens de proscrits ! Oui, et c'est là le plus grand de ses crimes, qu'il n'ait eu, ni pour moi, ni pour personne, de sûreté à rester fidèle à la justice. Mais ce qu'alors j'ai acheté par crainte, ce dont j'ai versé le prix, j'offre de le rendre aux légitimes propriétaires : mon intention est de ne pas souffrir que personne soit riche de la dépouille de ses concitoyens.
VI. C'en est bien assez d'avoir supporté les effets inévitables de nos fureurs, d'avoir vu les armées romaines en venir entre elles aux mains, d'avoir tourné contre nous-mêmes les armes que nous aurions dû diriger contre l'étranger. Mettons un terme aux crimes, à tous ces honteux égarements. Mais lui, loin de se repentir il les compte au nombre de ses titres de gloire, et, si l'on n'y mettait ordre, il recommencerait avec encore plus d'emportement. Et déjà je ne suis plus en doute de ce que vous pensez de lui, mais bien du parti que vous oserez prendre : je crains qu' en vous attendant les uns les autres pour mettre la main à l'oeuvre vous ne soyez victimes, je ne dis bas de sa puissance (elle n'a plus ni réalité ni consistance), mais de votre inaction ; il vous préviendra, et fera ainsi voir au monde qu'il a autant de bonheur que d'audace. En effet, à l'exception de quelques satellites déshonorés, qui donc est satisfait du présent ? ou bien, qui ne désire voir tout changer, si l'on n'abuse pas de la victoire ? Seraient-ce les soldats doit le sang a coulé pour enrichir un Tarrula, un Scyrrus, les plus détestables des esclaves ? Sont-ce des citoyens auxquels on a préféré, pour les magistratures un Fusidius, l'opprobre de son sexe et des dignités qu'il dégrade ?
VII. Je place donc toute ma confiance dans une armée victorieuse, qui, pour pris de tant de blessures et de travaux, n'a obtenu qu'un tyran. A moins peut-être que nos soldats ne se soient levés en masse que pour renverser la puissance tribunitienne fondée par leurs ancêtres, et pour s'arracher à eux-mêmes leurs droits avec la garantie des tribunaux : noblement payés, sans doute, lorsque, relégués dans les marais et dans les bois, voués à la honte et à la haine, ils verront les récompenses réservées à quelques favoris ! Pourquoi donc, entouré d'un nombreux cortège, marche-t-il avec tant d'assurance ? C'est que la prospérité voile merveilleusement le vice ; qu'elle vienne à chanceler, et, à la terreur qu'il inspirait, succédera un égal mépris. Il compte aussi, pour colorer son crime et son parricide, sur ces prétextes de concorde et de paix ; à l'entendre, Rome ne cessera d'être en guerre avec elle-même que quand les patriciens seront à jamais chassés de leur patrimoine, les citoyens dépouillés sans pitié, les lois et la justice, privilèges du peuple romain, dévolues à ses caprices.
VIII. Si c'est là ce que vous prenez pour la paix et pour la concorde, approuvez l'entier bouleversement de la république et sa destruction, souscrivez aux lois qui on vous impose, acceptez le repos avec l'esclavage. Montrez à la postérité comment, pour prix du sang qu'il a versé, on peut imposer au peuple romain la servitude. Quant à moi, bien que par la digité suprême où je suis parvenu j'aie satisfait à ce que je devais au nom de mes ancêtres, à ma considération et à ma sûreté personnelles, je n'ai point l'intention de profiter seul de ces avantages. J' ai toujours, à un tranquille esclavage, préféré la liberté avec ses périls. Si tel est aussi votre sentiment, montrez-vous, Romains, et ; avec le secours des dieux, suivez M. Emilius, votre consul, votre chef; allez sur ses pas reconquérir la liberté.

On peut supposer que ce discours produisit peu d'effet ; du moins ne fut-il suivi d'aucune tentative contre le dictateur.  Bientôt se justifièrent les rumeurs qui avaient encouragé la témérité de Lepidus. Sylla résigna entre les mains du peuple romain le pouvoir dont il avait tant abusé, et alla mourir en paix au sein d'une voluptueuse retraite. Ici Salluste avait esquissé quelques traits du caractère de cet homme étonnant : témoin ce passage où notre historien est cité par Plutarque : "Sylla ne fut jamais modéré en ses concupiscences, ni par pauvreté lorsqu'il étoit jeune, ni par l'âge lorsqu'il feut devenu vieil : ainsi en faisant les ordonnances à ses citoyens touchant l'honnesteté des mariages, touchant la continence, luy cependant ne faisoit que vacquer à l'amour et commettre adultéres, ainsy que l'escript Sallustius ." Le calme qui avait suivi l'abdication de Sylla, en prouvant combien il lui eût été facile de conserver le pouvoir, avait porté le dernier coup à la liberté. Il était désormais reconnu que la république pouvait impunément étre opprimée, et cette conviction détruisit le seul préjugé qui faisait encore les bons citoyens. Tont chef habile, à la tête d'une armée dévouée, crut appelé aux brillantes destinées de Sylla. Encore si une pareille ambition n'avait germé que dans les coeurs d'hommes incapables de s'élever au pouvoir par d'indignes manoeuvres,

XXIX

Et du petit nombre de ceux dont l'habileté et l'esprit élevé eussent dédaigné de pareils moyens.

Mais tel n'était pas Lepidus, qui, pour se faire des partisans, avait été chercher les débauchés du plus bas étage :

XXX

Jusqu'aux teneurs de mauvais lieus, aux cabaretiers, aux bouchers, il gagna par son or tous les gens qui ont avec la populace des rapports journaliers.

Sans doute, un pareil ennemi avait semblé trop méprisable au dictateur, et voilà ce qui explique l'impunité de Lepidus :

XXXI

Car lui, qui bravait la domination de Sylla... N'avait point éprouvé combien elle était redoutable.

Après la mort de Sylla, ce fut au bûcher même du dictateur que Lepidus alluma le feu de la guerre civile. Ses propositions incendiaires avaient pour but l'abrogation de toutes les lois Cornéliennes : c'était remettre les factions en présence, c'était vouloir plonger dans de nouveaux désordres : 

XXXII

La république, à peine remise de ses guerres intestines.

Les tribuns, dont il prétendait faire revivre les prérogatives, les fils des proscrits, à qui il promettait la restitution de leurs biens, les alliés, qu'il voulait rappeler à l'exercice du droit de cité romaine, avaient intérét à soutenir Lepidus de tous leurs efforts ; son caractère personnel attirait à lui tous les gens qui à Rome avaient vécu de désordres et de séditions, jusqu'au moment où la main puissante de Sylla les avait forcés à l'inaction. A la tête des adhérents du factieux consul, on distinguait Cethegus, qui, bien qu'issu d'une des premières familles de Rome, 

XXXIII

Il avait néanmoins, dès sa jeunesse, exercé les violences les plus graves contre des citoyens recommandables.

Cependant Lepidus allait trouver un adversaire redoutable dans son collègue Catulus, qui,

XXXIV

Au milieu des guerres civiles, n'avait cherché que la réputation d' homme juste et de bon citoyen.  

Malheureusement, la plupart des sénateurs n'opposaient qu'une timide réprobation aux projets d'un consul qui, oubliant qu'il était le chef du sénat, descendait au rôle de tribun du peuple. Plusieurs même faisaient à Lepidus un mérite de sa conduite, et, tenant la balance égale entre lui et Catulus, prétendaient que : 

XXXV

Octavius et Cépion avaient agi de même sans avoir trompé l'attente de personne, ni encouru le blàme public :

Octavius, lorsque malgré son caractère de tribun il avait engagé le peuple à renoncer aux distributions de vivres que lui avait fait accorder Tib. Gracchus ; et Cépion, lorsqu'en dépit de sa naissance patricienne il avait empêché Livius Drusus de transférer la puissance judiciaire de l'ordre équestre à l'ordre sénatorial. 
Ce partage des opinions, au sujet de Lepidus, entraîna le sénat dans des mesurres imprudentes.  Sous prétexte que la haine mutuelle des deux consuls allait engendrer la guerre civile, on leur fit jurer qu'ils ne prendraient pas les armes l'un contre l'autre ; on crut urgent de les éloigner de Rome, et on ne put le faire qu'en leur assignant les provinces proconsulaires, 

XXXV

Afin que Lépidus et Catulus, munis  du décret qui leur accordait une armée à chacun, partissent le plus tôt possible.

Catulus, à qui le sort avait assigné l'Italie, était disposé à tenir son serment ; mais Lepidus, au lieu de se rendre directement dans la Gaule Cisalpine, sa province, parcourut l'Etrurie, où les restes du parti de Marius étaient encre en force. Là il vit accourir autour de lui tous les proscrits échappés aux sicaires de Sylla, 

XXXVII

Qui erraient sans avoir aucun lieu d'exil déterminé.

De tous côtés il levait, empruntait de l'argent, et 

XXXVIII

De cet argent il se fit une armée.

La confiance qu'il inspirait aux anciens partisans de Marius était loin d'être générale : plusieurs, pour le succès de leur entreprise, 

XXXIX

Demandaient encore un chef tandis que les autres, fauteurs de la même cause, croyant l' avoir trouvé, s'exctaient joyeusement à la guerre.

Le sénat ne crut pas encore devoir employer des mesures énergiques contre Lepidus, et le rappela à Rome pour tenir les comices consulaires ; mais Lepidus, 

XL

Pressentant les véritables dispositions du sénat. 

XLI

Quitte la toge pour l'habit militaire.

Puis, laissant le préteur Brutus campé 

XLII

Sous Modène,

pour contenir la Gaule Cisalpine, il marche vers Rome avec  toute son armée. Dans cet appareil, il demande un second consulat. On proposa encore dans le sénat des mesures conciliatrices. Vainement Catulus et quelques autres répétaient que le mal était à son comble ; que,

XLIII

Si l'on n'allait au-devant avec une promptitude égale à ses progrès,

il ne serait plus temps d'y remédier. On envoya á Lepidus des députations, qu'il reçut avec hauteur : 

XLIV

Faut-il donc (dit-il) me soumettre en esclave au décret du sénat?

Il déclara : 

XLV

Qu'il ne se départirait point de son entreprise.

que, d'ailleurs, puisque son consulat allait expirer, 

XLVI

Les engagements qu'il avait pris par ses conventions avec Catulus, avaient cessé de le lier.

Ce fut alors qu'un personnage consulaire, qui avait toujours secondé la fermeté de Catulus, 

XLVII

Philippe, remarquable entre tous les sénateurs par son âge et son expérience,  

XLVIII

S'exprima en ces termes : 

XLIX

DISCOURS de L. PHILIPPE

I. Il serait bien à souhaiter, sénateurs, que la république fût en paix, ou que, du moins, dans ses périls, elle vit ses meilleurs citoyens courir à sa défense ; enfin, que les entreprises coupables tournassent contre leurs auteurs ! Mais, loin de là, tout est en proie à des séditions excitées par même qui les premiers devraient les prévenir ; et, pour comble de maux, ce que des insensés et des furieux ont résolu, des hommes sages et vertueux sont obligés de l'exécuter. Ainsi, malgré votre éloignement pour la guerre, cependant, parce que Lepidus veut la faire, il vous faut prendre les armes à moins que l'on n'aime miens se résigner à souffrir ; sous une ombre de paix, tous les maux de la guerre. Grands dieux, qui daignez encore gouverner notre ville, quand nous l'abandonnons !

II. M. Emilius, le plus infâme des scélérats, lui, dont on ne saurait dire s'il est plus lâche que méchant, a sous ses ordres une armée pour renverser la liberté : méprisé hier, aujourd'hui redoutable ; et vous, toujours murmurant, différant toujours, c'est par des discours inutiles, de vaines prédictions que vous attendez la paix, au lieu de la défendre. Et vous ne voyez pas que la mollesse de vos décrets vous fait perdre toute dignité, et à lui toute crainte. Il a raison, en effet ; ses rapines lui ont valu le consulat, et la sédition une province avec une armée. Qu'aurait-il obtenu pour des services, celui dont vous avez si bien récompensé les crimes ? Mais ceux qui, jusqu'au dernier moment, n'ont dans leurs décrets parlé que de députations, de paix, de concorde, et d' autres choses semblables, ont apparemment trouvé grâce devant lui ! Loin de là, il les méprise et les juge indignes de participer en quoi que ce soit à la chose publique ; il ne voit en eux qu'une proie, parce qu'ils sollicitent aujourd'hui la paix aussi lâchement qui ils se la sont laissé ravir.

III. Quant à moi, dès que je vis l'Étrurie se soulever, les proscrits rappelés, et le déchirement de la république préparé par des largesses, je pensai qu'il fallait se hâter, et je suivis, avec un petit nombre, l'avis de Catulus. Au reste, ceux qui, vantant les services de la maison Emilia, et cette clémence qui a contribué à l'agrandissement du peuple romain, disaient que Lepidus n'avait encore fait aucune démarche séditieuse, lors même que, de son autorité privée, il avait armé pour la ruine de la liberté ; ceux-là, dis-je, en cherchant pour eux-mêmes et du pouvoir et des appuis, faussèrent nos délibérations publiques. Cependant Lepidus n'était alors qu'un brigand à la tête de misérables valets d'armée et de quelques sicaires, tous faisant métier d'engager leur vie pour une journée de salaire. Aujourd'hui c'est un proconsul revêtu d'un commandement, non plus acheté, mais conféré par vous-mêmes ; il a des lieutenants, tenus légalement jusqu'ici de lui prêter obéissance. Vers lui sont également accourus les hommes les plus corrompus d'entre les citoyens de tous les ordres, aiguillonnés par l'indigence et par leurs passions, bourrelés par la conscience de leurs crimes, gens pour qui le repos, ce sont les séditions, et les alarmes, la paix. Ces gens-là sèment trouble sur trouble, et guerre sur guerre : autrefois satellites de Saturninus, ensuite de Sulpicius, puis de Marius et de Damasippe, de Lepidus aujourd'hui. Regardez autour de vous : l'Étrurie est prête à rallumer les feux d'une guerre mal éteinte ; on soulève les Espagnes ; Mithridate, sur les flancs de nos provinces, dont les tributs fournissent encore à notre subsistance, attend impatiemment le jour qui ramènera la guerre : enfin, à l'exception d'un chef capable, rien ne manque pour la ruine de la république.

IV. Je vous et conjure, sénateurs, apportez-y la plus sérieuse attention : ne souffrez pas que la fureur contagieuse des séditions atteigne ceux qui sont encore purs de ses excès. En effet, lorsque les récompenses appartiennent aux méchants, on n'est guère d'humeur à rester gratuitement homme de bien. Attendez-vous qu'avec une armée, qui pour la seconde fois menacera vos murs, il se rende, le fer et la flamme à la main, maître de la ville ? Et, au point où il en est, n'a-t-il pas, pour en venir à cette extrémité, moins de chemin à faire qu'il n'en avait pour passer de la paix à la guerre civile, que contre toutes les lois divines et humaines il a allumée, non pour venger ses propres injures, ni ceux qu'il feint de protéger, mais pour renverser les lois et la liberté ? Dévoré, tourmenté par l'ambition, par l'effroi de ses crimes ; inconsidéré, inquiet, sans suite dans ses projets, il craint le repos et redoute la guerre ; il prévoit qu'il lui faudra renoncer à ses dissolutions, à ses désordres ; et, en attendant, il profite de votre inaction.

V. Est-ce, chez vous, crainte, abattement ou démence, je ne saurais dire, car chacun, à la vue des maux qui vont fondre sur nous, semble comme s'il s'agissait de la foudre, désirer de ne pas être atteint mais sans garantir, aucun n'y songe. Considérez, je vous prie, combien les choses ont changé. Autrefois c'était en secret que se tramait les complots contre l'Etat, ouvertement qu'on les réprimait ainsi les gens de bien prévenaient facilement les desseins des méchants.Aujourd'hui la paix et l'union sont troublées ouvertement et l'on se cache pour les défendre, les perturbateurs sont en armes, vous dans la crainte. Qu'attendez-vous? rougiriez-vous ou craindriez-vous de bien faire? Seriez-vous touchés des décrets de Lepidus, lui qui veut que l'on restitue à chacun son bien, et qui retient celui d'autrui; que l'on abroge les lois dictées par la violence, et qui nous dicte les sien­nes les armes à la main; que l'on rende le droit de cité, lui qui prétend qu'il n'a pas été ravi; et que, pour ramener la concorde, on rétablisse dans ses prérogatives cette puissance tribunitienne, qui fut le flambeau de toutes nos discordes?

VI, Homme détestable et sans pudeur ! quel souci prends-tu donc de la misère et de la désolation de tes con­citoyens, puisque, dans ta patrie, tu n'as rien qui ne soit le fruit de la violence ou de la rapine! Tu demandes un second consulat, comme si tu t'étais démis du premier; tu veux la concorde, et ce sont tes armes qui la détruisent ! Traître envers nous, sans foi pour tes complices, tu es l'ennemi de tous les gens de bien; comme tu te joues et des hommes et des dieux que tu as offensés, les uns par ta perfidie, les autres par tes parjures! Eh bien! puisque tel est ton caractère persévère dans tes desseins, reste en armes, je t'y exhorte; du moins, ton humeur inquiète, en suspendant tes entrepri­ses séditieuses, ne nous tiendra pas en d'éternelles perplexités. Nos provinces, nos lois, nos dieux pénates, ne verront plus en toi qu'un citoyen. Achève comme tu as commencé, afin de trouver plus promptement le prix que tu as mérité.

VII. Et vous, sénateurs, jusques à quand, laisserez-vous par vos retardements la république sans défense et n'opposerez-vous aux armes que des paroles? Des troupes sont levées cen­tre vous; les caisses publiques et par­ticulières ont été misés à contribution; on a mis, on a déplacé des garnisons; on vous impose arbitrairement des lois; et vous vous contentez de voter des députations et des décrets! Eh ! ne voyez-vous pas que, plus vous de­manderez la paix avec instance, plus il poussera la guerre avec vigueur, convaincu qu'il sera que c'est votre défaut d'énergie, et non la justice de sa cause, qui fait toute sa force. Tel allègue son horreur des troubles et de la guerre civile et veut qu'en présence de Lepidus en armes vous restiez dés­armés, qui prétend sans doute aussi que vous vous soumettiez d'avance au sort des vaincus, quand vous pourriez le faire subir; vous parler ainsi de paix, c'est lui conseiller la guerre contre vous. Si un tel conseil vous agrée, si vous portez l'apathie au point qu'oubliant les crimes de Cinna dont le retour à Rome fut marqué par l'avilissement de notre ordre, vous abandonniez en­core à Lepidus et vos épouses et vos enfants, qu'avez-vous besoin de dé­crets? à quoi bon le secours de Catu­lus? C'est bien en vain que lui et d'autres bons citoyens songeraient au salut de la République.

VIII. Faites à votre gré, ménagez-vous le patronage de Cethegus, et l'appui de ces traîtres qui brûlent de recommencer les pillages, les incen­dies, et d'armer une seconde fois leurs bras contre vos dieux pénates. Mais, si vous jugez préférables la liberté et la guerre, rendez des décrets confor­mes à votre dignité, et qui relèvent le courage de nos braves citoyens. Vous avez pour vous une armée nouvelle, les colonies de légionnaires vétérans, toute la noblesse; d'excellents géné­raux. La fortune est toujours aux plus braves; et bientôt ces forces, dont nos irrésolutions ont favorisé le rassem­blement, seront facilement dissipées. Voici donc mon avis : attendu que Lepidus, après avoir, de son autorité privée, levé une armée composée des plus mauvais citoyens et des ennemis de la république, marche sur Rome, au mépris de l'autorité du sénat, l'inter-roi Appius Claudius, de concert avec Q. Catulus, proconsul, et tous les ma­gistrats, qui on un commandement, seront préposés à la garde de la ville, et veilleront à ce que la république ne reçoive aucun dommage.

Ce discours releva les esprits des sénateurs : la proposition de Philippe fut convertie en sénatus-consulte ; bien que chacun reconnût dans Catulus

L

Un homme irréprochable d'ailleurs et d'un esprit énergique.

LI

Et qu'il fut même assez versé dans l'art de la guerre,

on lui adjoignit Pompée dans le commandement. Tous deux allèrent camper sur le mont Janicule, et occupèrent le pont Milvius. Le chef des rebelles avait espéré qu'à son approche le peuple se soulèverait ; trompé dans son attente,

LII

Lepidus commença à se repentir de son entreprise.

Mais il n'était plus temps. Les soldats de Catulus et de Pompée,

LIII

Combattant sous les yeux de leurs familles, de leurs concitoyens, du peuple entier,

chargèrent avec tant d'ardeur, que du premier choc ils mirent le désordre dans les rangs de l'armée ennemie. Le peuple, voyant plier les troupes de Lepidus, voulut prendre part à l'affaire,

LIV

Et se mit à leur courir sus par derrière ;

puis à insulter leur général,

LV

L'appelant à haute voix tyran et nouveau Cinna.

LVI

Pressés de tous côtés par la multitude,

Les vaincus fuient dans toutes les directions, et, tandis que Pompée se met à leur poursuite, Catulus rentra dans Rome,

LVII

Aux acclamations de ses concitoyens, qui le félicitaient de sa victoire.

La Gaule Cisalpine se soumit sans coup férir aux armes de Pompée ; Brutus seul, dans Modène, opposa quelque résistance ; mais il capitula bientôt. Au mépris de la foi jurée, Pompée le fit mourir avec cette même cruauté froide qu'il avait montrée l'égard de Carbon. Cependant Lepidus s'était réfugié avec Perpenna sous les murs de Cosa, ville maritime d'Étrurie. Catulus les y suivit ; mais, jaloux

LVIII

De remporter une victoire qui coûtât point de sang à son armée,

il se contenta de bloquer étroitement ses ennemis, et

LIX

Prit, sur une hauteur un avantage de position peu séant pour un vainqueur.

Le sénat, rassuré sur l'issue prochaine de cette guerre, s'occupa de l'élection des consuls. Junius fut élu le premier ; mais, quand on passa au scrutin pour la seconde place, les premières centuries donnèrent leurs suffrages à Mamereus Emilius ; les suivantes, au contraire, avant d'avoir voté, se déclarèrent d'avance pour Curion ; alors l'interroi Appius, qui présidait l'assemblée,

LX

Pria Curion, qui était le plus jeune, puisque les suffrages n'étaient pas encore ouverts en sa faveur, d'avoir cette déférence pour l'âge de Mamereus.

Curion se désista, et Mamereus fut élu. Cependant un combat se livra devant Cosa entre Lepidus et Catulus. Lepidus eut d'abord l'avantage ; mais Pompée, qui revenait en ce moment de la Gaule, lui arracha la victoire, et le contraignit de fuir en Sardaigne. Là, il espérait, en interceptant tous les convois, fatiguer par la disette le peuple romain ; mais le propréteur Valerius Triarius défendit vaillamment sa province, et Lepidus, partout repoussé, tomba malade de fatigue et de chagrin. Une disgrâce domestique vint encore aggraver ses peines. Parmi les lettres qu'on lui apporta d'Italie, il s'en trouva une qu'Apuleia, sa femme, écrivait à son amant, et dans laquelle, pour obtenir de lui un service important, elle lui disait :

LXI

Qu'après toutes les faveurs qu'elle lui avait accordées il ne pouvait rien refuser.

Elle s'exprimait ensuite sur son époux de la manière la plus injurieuse :

LXII

C'était un vrai sot, non seulement aux yeux de sa femme, mais au dire de toutes les autres.

Cette lettre donna, pour ainsi dire, à Lepidus le coup de la mort. On le vit,

LXIII

Comme saisi d'un soudain accablement, perdre tout à coup la faculté de parler, d'entendre et de penser.

II s'empressa d'envoyer des lettres de divorce à son épouse coupable, et, dès lors ayant perdu le peu qu'il avait montré d'énergie, il parut moins, en Sardaigne, un chef de parti qu'un fugitif. Conduit à Tharros, bourgade sur la rive occidentale de l'île, on refusa d'abord de le recevoir ; mais ses serviteurs firent une peinture si touchante de la situation de leur maître ; ils rappelèrent si vivement les égards que méritaient sa naissance et sa dignité,

LXIV

Enfin ils supplièrent tous les habitants avec tant d 'instances, au nom des misères et des vicissitudes humaines,

que ceux-ci lui donnèrent asile dans leur ville, où il mourut au bout de peu de jours. Sa mort, qui ne causa les regrets de personne, n'entraîna pas la ruine totale de son parti. Perpenna, qui venait d'obtenir quelque succès en Sicile, se hâta de venir en Sardaigne recueillir les débris de l'armée de Lepidus. On peut dès lors regarder la guerre civile comme terminée, du moins au centre de la république ; mais,

LXV

Bien que Lepidus eût été chassé de l'Italie avec toutes ses forces, le sénat ne s'occupa pas moins activement de soins importants et multipliés .

LXVI

En efîet, l'Italie désolée par le brigandage, la fuite ou le massacre de ses habitants,

appelait toute sa sollicitude. Des nations barbares ne cessaient d'infester les frontières de la Macédoine, que Cicéron, pour cette raison, appelait une pépiniére de triomphateurs.

LXVII

Toute l'Espagne Citérieure était en feu.

Les pirates de Cilicie parcouraient impunément toutes les mers de la Grèce et de l'Italie, et se montraient jusque devant le port d'Ostie . Mais on avait à redouter

LXIII

Surtout l'humeur indomptable de Mithridate, toujours prêt à renouveler la guerre à la première occasion.

Le sénat sut par sa modération fermer les plaies intérieures de la république, qui, "étant pour ainsi dire blessée et malade, avait besoin de repos, n'importe à quel prix". Il accorda, par un décret, l'amnistie à tous ceux qui avaient pris part à la guerre civile, et ce décret fut ratifié par le peuple. César, qui était alors tribun militaire, porta la parole dans cette occasion, et contribua plus que tout autre au rappel des bannis. Il insista sur la convenance de décider promptement ces mesures de réconciliation, et observa que le moment de les prendre ne pouvait être plus favorable

LXIX

Que celui où venaient de se ralentir les fureurs de la guerre.

L'amnistie fut publiée, et le beau-frère de César, L. Cornelius Cinna, fils du consul, s'empressa d'en profiter et de revenir d'Espagne avec ceux qu'il avait entraînés dans le parti de Lepidus ; et, aprés tant de guerres, l'Italie jouit enfin pour quelques années d'une paix profonde.

LXX

Septimius qui ne savait gouverner ni sa tête ni sa langue.

LXXI

Il était l'oncle de ses enfants.

LXXII

inintelligible

Après la tenue des comices, dans lesquels avalent été élus les consuls Decimus Junius Brutus et Mamercus Emilius Lepidus Livanius, leurs prédécesseurs Appius Claudius et P. Servilius, revêtus de la dignité proconsulaire, partirent, le premier pour la Macédoine, le second pour aller combattre les pirates. Il était urgent de mettre un frein á leurs brigandages .

LXXIII

Aussi Servilius, laissait son collègue malade à Tarente, traversa le premier la mer.

Ces forbans se nommaient Ciciliens et Isauriens, parce qu'ils avaient leurs principaux établissements dans l'Isaurie et dans la Cilice . De tout temps des pirates avaient infesté ces parages ;

LXXIV

Les Cariens, peuple insulaire fameux par ses pirateries, et qui fut vaincu par Minos.

Mais les pirates ne commercèrent à former une puissance redoutable que lors des troubles civils qui déchirèrent le royaume de Syrie, quand Tryphon, révolté contre Demetrius Nicator, trouva une place d'armes

LXXV

Dans Coryque.

Forteresse de Cilicie, bâtie sur un roc escarpé d'où les Ciliciens couraient les mers pour s'enrichir par le brigandage. Servilius, arrivé en Orient, chassa d'abord les pirates d'un château-fort qu'ils occupaient dans l'île de Rhodes.

LXXVI

Il ne s'embarqua qu'après avoir désarmé les barques de Sida, dont les habitants étaient venus porter secours aux Rhodiens.

Les pirates, vaincus, cherchèrent un refuge

LXXVII

Dans Olympe et dans Phasel?s.

Servilius vint d'abord assiéger Olympe, que défendait Zenicetus, l'un des chefs des pirates. Il plaça son camp sur une hauteur,

LXXVIII

D'où l'on découvrait toutes les campagnes de la Lycie et de la Pisidie.

Olympe ne se rendit qu'aprés une vigoureuse résistance. Quant à Phaselis, entiérement peuplée de Lyciens, et qui ne s'était livrée aux pirates que par force, elle fit une moins longue défense : toutefois, comme ses trois ports pouvaient offrir aux forbans un asile couvert par la place même, le proconsul la détruisit, en accordant aux habitants des conditions assez favorables. Il marcha ensuite contre Nicon, le principal chef des pirates, qui,

LXXIX

Accablé de ses pertes, s'était retiré dans la Pamphylie.

Mais, apprenant qu'il avait dépassé le mont Taurus, Servil?us

LXXX

Dirigea sa marche vers Coryque, ville célèbre par sa grotte, et par un bois où croît le safran.

Par la prise de Coryque se terminérent, cette année, les opérations de Servilius en Cilicie . Cependant son collègue Appius était occupé contre les Mèdes,

LXXXI

Les féroces Dalmates,

et d'autres peuplades thraces,

LXXXII

Race indomptable dans les combats et inaccoutumée à la serv?tude.

Bien que sa maladie l'eût empéché de partir pour son département aussitôt que Servilius, ses lieutenants

LXXXIII

Se hâtèrent de faire passer son armée à Dyrrachium

Appius, rétabli, obtint quelques succès sur les Thraces, et repoussa une tribu d'origine sarmate,

LXXXIV

Peuple rarement sorti de ses limites,

qui venait cependant de faire une irruption sur les frontiéres de la Macédoine. Le proconsul les força de demander la paix ; mais ce ne fut pas lui qui en dicta les conditions ; car il mourut, l'année suivante, des fatigues qu'il avait essuyées dans cette campagne.
Un seul homme avait pu résister á la fortune de Sylla : c'était Sertorius, qui égalait Marius en talents militaires, mais le surpassait par des vertus dignes de briller ailleurs que dans des troubles civils. Il s'était distingué dans la guerre qui éclata en Italie,

LXXXV

Après la défection des alliés et du Latium.

Mais il était encore éloigné du moment où il devait s'élever au premier rang dans la république, qui se voyait alors illustrée

LXXXVI

Par de si grands capitaines et des hommes  d'Etat fermes et énergiques.

LXXXVII

Tribun militaire, il se couvrit de gloire en Espagne, sous les ordres de T. Didius. Il se rendit infinitiment utile dans la guerre des Marses, en rassemblant des troupes et des armes. Les succès que l'on dut alors à sa bonne conduite n'ont pas été célébrés, d'abord parce qu'il était encore peu connu, puis à cause de la partialité haineuse des histor?ens. ll se plaisait à montrer de près sa face sillonnée de plusieurs cicatrices et privée d'un oeil. Loin de s'affliger de cette disgrâce corporelle, il s'en réjouissait fort, glorieux qu'il était de ne conserver que les débris de lui-même.

De retour à Rome, il brigua le tribunat ; mais, repoussé par la faction de Sylla, il se jeta dans le parti populaire, et prit part á l'entreprise audacieuse de Cinna, du vieux Marius et de Carbon, qui rentrèrent dans Rome á main armée, dès que Sylla eut quitté l'Italie pour aller combattre Mithridate . Tandis que ses collégues ensanglantaient Rome par des massacres, Sertorius montra seul quelque modération . Il obtint la préture, puis, l'année suivante, l'Espagne pour département. Sylla, de retour en Italie avec son armée victorieuse, vint encore une fois abattre ses adversaires . Aussitôt après la défection de l'armée d?? consul Scipion Asiaticus, dont il était lieutenant, Sertorius se retira en Espagne. Il ne put d'abord s'y maintenir, Annius, l'un des généraux de Sylla, ayant forcé les Pyrénées avec une puissante armée. hors d'état de tenir la campagne,

LXXXVIII

Ni méme d'opérer sa retraite avec si peu de troupes, Sertorius songeait à fuir sur ses vaisseaux .

Il fit voile pour l'Afrique, où il demeura quelques années, et se fit connaître par d'aventureuses expéditions. Alors

LXXXIX

Il médita, dit-on, le projet de fuir au loin à travers l'Océan.

XC

Là oú deux îles rapprochées l'une de l'autre et distantes de Gadès de mille stades, passaient pour produire d'elles-mêmes ce qui est nécessaire à la nourriture des hommes.

XCI

Ce sont les îles Fortunées, illustrées par les chants d'Homère.

Là ne se borna point le merveilleux des récits que l'on fit à Sertorius sur ces contrées lointaines.

XCII

Et les Maures, nation menteuse comme toutes celles de l'Afrique, soutenaient qu'au-delà de l'Éthiopie existaient des peuples antipodes, justes et bienfaisants, dont les moeurs étaient semblables à celles des Perses.

XCIII

Au premier bruit

du projet de Sertorius, une partie de ses soldats menaça de l'abandonner, et il se vit forcé d'y renoncer. Bientbt les Lusitaniens, qui espéraient trouver en lui un nouveau Viriathe, l'appelèrent á se mettre á leur tête. Mais la flotte romaine, commandée par Cotta, était là pour s'opposer á son passage.

XCIV

En conséquence Sertorius, après avoir laissé une garnison peu nombreuse en Mauritane, choisit une nuit obscure ; puis, par une brise favorable, par le secret et la promptitude, il s'efforça d'effectuer sans combat la traversée.

XCV

Toutes ses troupes, étant passées, prirent position sur le mont Ballera, que lui avaient indiqué les Lusitaniens.

Il avait sous ses ordres deux mille fantassins et sept cents cavaliers de toutes nations, qu'il appelait Romains, et auxquels vinrent aussitôt se joindre quatre mille Lusitaniens. Il défit d'abord Cotta dans un combat naval, prés de Mellaria, ville du détroit de Gadès.

XCVI

La valeur se trahit du moment qu'elle hésite.

XCVII

Habile dans l'art militaire,

Sertorius résolut de surprendre l'ennemi par la rapidité de ses mouvements. Apprenant que Fusidius, gouverneur de Bétique, veut, avec des troupes, lui disputer le passage du Bét?s, il vient prendre position sur la rive méridionale de ce fleuve.

XCVIII

Bientôt Fusidius, survenant avec ses légions, reconnaît, à l'inégalité du terrain, et à la difficulté que doit offrir le gué à des gens obligés de combattre, que tout est plus favorable à l'ennnemi qu'aux siens.

Sertorius, profitant de son incertitude, se met en devoir de passer le fleuve dans des barques : les unes étaient de grandeur à soutenir la charge de ses troupes, et à résister au courant ;

XCIX

Les autres, s'étant un peu trop rapidement avancées, surchargées qu'elles étaient d'un poids à la fois excessif et vacillant, la crainte agitant les corps des passagers, semblaient prêtes à s'enfoncer.

Alors Sertorius, au moyen de câbles,

C

Les lia ensemble, de manière à former une chaîne.

Arrivé sur l'autre rive, il exhorta ses troupes, en leur disant que, s'ils en sortaient vainqueurs,

CI

Ce combat serait en quelque sorte un présage pour toute la guerre.

Puis, aussitôt, il fond sur les ennemis avec une telle impétuosité, que

CII

Ils n'eurent le temps ni de se retirer ni de se ranger en bataille.

CIII

Leurs chevaux, sans guide, sont emportés par la terreur, ou succombent sous les blessures .

Après cette victoire, Sertorius continua sa route vers les confins de la Bétique, et arriva à Ebora,

CIV

Ville importante de la Lusitanie.

De là il passa dans la Celtibérie, dont les habitants l'accueillirent comme un libérateur, et il se vit maître jusqu'à l'Ebre. Cependant le proconsul Q. Cécilius Metellus Pius passa ce fleuve, à son tour, et fit quelques progrés le long de la mer, dans le pays des Turdétans. Metellus,

CV

Savant dans l'art de la guerre,

grâce à sa longue expérience, et, malgré son âge,

CVI

Homme d'action dans les combats,

était sans doute pour Sertorius un adversaire redoutable ; mais celui-ci confondit toute la science du proconsul, et rendit inutile, pour les légions romaines, l'avantage du nombre, en lui faisant cette guerre de partisans, si propre au territoire et à l'habitant de l'Espagne. Ainsi, sans avoir combattu, Metellus éprouvait tous les embarras et tous les maux des vaincus . Dans cette position,

CVII

Il invita à venir le joindre, du fond de l'Espagne citérieure, le proconsul Domit?us, avec tout ce qu'il pouvait avoir de troupes disponibles.

Il réclama également les secours de Lollius, préteur de la Gaule narbonnaise ; enfin il détacha Thorius, un de ses lieutenants,  pour aller au-devant de L. Domitius. Hirtuleius, questeur de Sertorius, défit L. Bomitius, puis tailla en pièces Thorius, qui fut tué dans l'action. Après ce double succès, Hirtuleius et son frère se disposent à rejoindre Sertorius.

CVIII

Metellus informé du chemin qu'ils prennent par une dépêche interceptée,

quitte subitement la direction qu'il suit pour se replier sur la Tarraconnaise. Ce mouvement rapide, habilement dérobé á l'ennemi,

CIX

Puis l'occupation d'une colline très élevée, près d'Ilerda, et les ouvrages considérables dont il avait entouré son camp,

ne purent le rassurer contre un adversaire si redoutable :

CX

Sortant de ce poste, il se mit en devoir d'incendier les bourgs et les châteaux, et porta la flamme dans les campagnes abandonnées par les laboureurs en fuite; et cela, sans pouvoir s'affranchir l'esprit de la crainte que lui Inspirait un peuple si propre à la guerre de surprise.

Cependant Sertorius, trouvant le camp de Metellus abandonné, se met à sa poursuite.

CXI

Malgré l'infériorité du nombre, il ne cesse de les harceler dans toutes les directions.

Les soldats romains, fatigués, voulurent forcer leur général d'accepter le combat singulier que lui proposait Sertorius pour terminer la guerre; mais Metellus ne tint pas compte de ce défi. Toutefois, voulant satisfaire son armée par quelque expédition glorieuse, il résolut de mettre le siège devant Leucobrige, dont Sertorius tirait de grands secours. Il quitta donc son camp,

CXII

Et de là, sans s'arrêter à s'approvisionner ou à prendre du repos, il marcha jour et nuit vers cette ville.

Sertorius sut déjouer son dessein : il ordonna d'emplir d'eau deux mille outres, destinées aux habitants de Lecobrige, promettant une récompense pécuniaire pour chaque outre. Nombre d'Espagnols et de Maurusiens se présentèrent.

CXIII

Parmi eux, de préférence,

Sertorius choisit les plus dispos, et, prenant par le plus court cemin, il ravitailla promptement la place. Metellus, qui dans son camp commençait à manquer de vivres, envoie à la provission Aquinus, un de ses lieutenants, avec six mille hommes. Sertorius forme la résolution de surprendre cet officier :

CXIV

Il se place en embuscade dans un vallon couvert de broussailles et de bois.

La troupe d'Aquinus, attaquée à l'improviste, est mise en fuite, non sans perdre beaucoup de monde : le convoi est enlevé, et Metellus se voit contraint de lever le siège de Leucobrige. On peut juger de la joie des habitants lorsque, pour signal de départ,

CXV

Par ordre de Metellus, les trompettes se firent entendre.

Ce nouvel avantage remporté par Sertorius redouble pour lui l'enthousiasme des Espagnols. Rien n'égale l'attachement de ces peuples pour leurs chefs :

CXVI

Ils se dévouent pour les rois, et ne veulent pas leur survivre: tant, chez eux, est inné le respect pour le nom royal!

Sertorius fit l'épreuve de leur dévouement dans les revers qu'il dut éprouver. Ayant un jour été mis en fuite près d'une ville d'Espagne, les Romains le poursuivirent vivement. Harcelé par eux, il fait volte-face, se retranche de poste en poste,

CXVII

Et, bien que plusieurs fois délogé, il ne perd pas courage.

Enfin arrivé, avec les siens, sous les murs de la ville,

CXVIII

Comme les portes retardaient l'écoulement de la foule, et que la terreur générale empêchait de se reconnaitre et d'entendre le commandement, Sertorius, hissé sur les corps des valets d'armée, jusqu'au milieu de la muraille, fut porté au haut, sur les bras de ceux qui s'y trouvaient.

Cependant le sénat de Rome juge convenable d'adjoindre à Metellus Pompée, avec le titre de proconsul. En quarante jours, celui-ci lève une armée, se fraye, par les Alpes, un chemin plus facile que celui d'Annibal, traverse la Gaule et arrive dans la province romaine.

CXIX

A Narbonne, l'assemblée des Gaulois

lui vote des hommes et des subsides. L'arrivée de Pompée en Espagne fit briller d'un nouvel éclat les talents de Sertorius. Pour aller à la rencontre du jeune proconsul, Sertorius avait à traverser un pays

CXX

Sauvage,

où les Characitains étaient postés

CXXI

Dans les seuls chemins

qu'il lui fùt possible de traverser. Ils étaient retranchés sur une montagne inaccessible. Dans l'impuissance de les en déloger, Sertorius ne voyait d'autre parti à prendre que

CXXII

D'aller au-devant des ennemis, et de  périr avec eux.

Enfin il observa que la terre, au pied de la colline, était aussi légère que de la cendre, et que la bise qui règne constamment dans cette exposition, lorsque

CXXIII

L'Orion s'élève au moment de l'éqninoxe d'été,

donnait directement contre l'ouverture des cavernes. Il fit donc entasser en monceau, vis-à-vis de la colline, une longue tramée de cette terre friable. Dès le lendemain, au lever de l'aurore, le vent commence à chasser vers les Characitains des nuages de poussière qui devinrent intolérables, surtout

CXXIV

Au milieu du jour,

lorsque, favorisés par la bise, les soldats de Sertorius se mirent à faire passer leurs chevaux sur cet amas de terre. Les Barbares aveuglés, suffoqués par la poussière, finirent par se rendre à discrétion, et laissèrent le passage libre à Sertorius, qui se dirigea vers Lauron pour en faire le siége. Pompée, espérant le prévenir, traverse à la hâte le territoire

CXXV

Sagontin,

et arrive à la vue de Lauron. Il veut se saisir d'une hauteur qui dominait cette ville; Sertorius le prévient, et Pompée, loin de s'affliger de cet événement, se flatte de tenir son adversaire assiégé entre la place et sa propre armée. Il s'en vante même dans une lettre adressée aux habitants de la ville. Sertorius, à la lecture de cette dépêche interceptée, dit en souriant : " J'apprendrai bientôt à cet écolier de Sylla qu'un général doit toujours plutôt regarder derrière que devant lui. Je veux lui donner une si bonne leçon,

CXXVI

Que le temple de Jupiter en ait des nouvelles.

En effet, six mille soldats d'élite, laissés par lui dans son ancien camp, tinrent Pompée dans la même position où il croyait avoir placé son adversaire. Les Romains n'allaient jamais à la provision sans être obligés de combattre. Pompée fait partir, sous les ordres de Tarquitius, toute sa cavalerie pour aller, le jour suivant, faire un grand fourrage. Informé de cette disposition,

CXXVII

Sertorius leur dressa une triple embuscade, dans des bois propres à ce  stratagème : la première devait prendre les fourrageurs en face.

Tout réussit à son gré.Pompée envoie aussitôt Lélius, son lieutenant, avec une légion, pour réparer le désordre : bientôt lui-même sort de son camp avec toute son armée. Alors celle de Sertorius descend de la colline en ordre de bataille. A cette vue,

CXXVIII

L'hésitation se manifeste dans une parte de la ligne

des Romains; Pompée n'ose risquer la bataille,  il opère précipitamment sa retraite. Sertorius se rapproche de Lauron,

CXXIX

Et bientôt cette place importante, qui depuis plusieurs jours résistait à  ses armes, fut domptée.

Il y fit mettre le feu pour humilier son adversaire, qui put contempler les flammes de l'incendie.
Tel fut le triste début des campagnes si vantées de Pompée en Espagne. Nous verrons la suite répondre à de tels commencements, et laisser à l'historien la tâche pénible d'examiner si Pompée n'a pas fait d'autant moins pour sa gloire, que les acclamations des peuples l'ont flatté davantage : car non seulement il éprouva des échecs en Espagne, en présence de Sertorius, mais encore bien loin de lui, contre les naturels du pays. Arrivé

CXXX

Près de la ville de Léthé,

ainsi nommée d'une petite rivière

CXXI

A laquelle on a donné le nom d'Oubli,

il voulut s'emparer de cette place; mais,

CXXXII

Repoussé de la ville de Léthé,

il effectua sa retraite vers le pays des Vaccéens, et de là vers les Pyrénées.
La même année, en Macédoine, les lieutenants de Curion obtinrent quelques succès, dont le plus marqué fut l'occupation de Sardique, et

CXXXIII

Il ne dut la prise de cette ville, après de grands ouvrages de siège, qu'à L.Catilina, son lieutenant.

En Italie, cette année fut marquée par des prodiges qui effrayèrent les esprits. Un tremblement de terre renversa presque en entier la ville de Réale.

CXXXIV

Les vents s'étant engouffrés dans  les cavités de la terre, des montagnes s'entr'ouvrirent, et des hauteurs s'affaissèrent.

A ce fléau se joignit la peste, qui prit naissance en Egypte. La crue du Nil y ayant dépassé les limites ordinaires, les eaux séjournèrent trop longtemps sur la terre, et, du limon formé par elles, naquit une infinité d'insectes et de reptiles.

CXXXV

Car, par suite de la corruption de l'air et des eaux, l'infection ayant atteint les productions de la terre, une affreuse contagion se répandit sur les animaux.

Le fléau pénétra en Europe,

CXXXVI

Après s'étre d'abord introduit dans l'lapydie,

puis sur toute la côte orientale de l'Adriatique et il se répandit enfin en Italie. Des animaux, le mal gagna les hommes, et bientôt la disette et la famine vinrent s'y joindre.

CXXXVII

Aussi, de graves maladies atteignant les populations, à cause des étranges aliments dont la disette forçait de se nourrir,

CXXXVIII

Ne succombait-on pas à un seul genre de mort.

FRAGMENTS DU DEUXIÈME LIVRE.

La famine et l'épidémie ne furent pas les seuls fléaux qui désolèrent Rome cette année. On y vit renaître les débats politiques qui avaient cessé depuis la mort de Sylla. L'année précédente, le tribun Sicinius avait voulu proposer une loi tendant à rendre au tribunat ses prérogatives. Curion, l'un des consuls, s'était vivement opposé à cette prétention, et c'est même ce qui avait retardé son départ pour la Macédoine. Sicinius et ses adhérents ne lui répondirent que par d'indécentes plaisanteries, et

CXXXIX

Comme Curion avait dans les gestes et dans la parole quelque chose de vif et de saccadé, ils lui donnaient le nom de Burbuleius, bouffon à demi fou.

L'insolence de Sicinius le perdit : on le trouva mort peu de temps après, et Curion passa pour n'être pas étranger à ce sinistre événement.
En Cilicie, Servilius ouvrit la campagne par le passage du mont Taurus, que jusqu'à lui les Romains n'avaient jamais franchi. Après s'être assuré du pays des Oryndiens, il entra dans le canton des Solymes, où son t les pics les plus élevés du mont Taurus, et dont plusieurs

CXL

Dépassent de deux mille pas la hauteur de tous les sommets environnants.

Servilius était peu disposé à attaquer les Solymes ainsi défendus par leurs montagnes inaccessibles; heureusement pour les Romains, Nicon, qui s'était réfugié dans ce pays, y avait été reçu d'une manière assez équivoque; il venait de se jeter dans Isaure. Le proconsul obtient donc sans peine la soumission des Solymes et des otages. Alors il entra dans l'Isaurie, et vint en assiéger la capitale, place très forte, bien approvisionnée, et que défendait une garnison résolue de résister jusqu'à la dernière extrémité; mais elle n'était alimentée par d'autre eau

CXLI

Que celle que lui fournit la rivière de Lurda, qui descend du mont Taurus.

Ce siège devait occuper Servilius pendant plusieurs mois, et ce ne fut que l'année suivante qu'il lui fut possible de retourner à Rome.
En Macédoine, le proconsul Appius Claudius, après avoir, dans l'état languissant de sa santé, épuisé le peu de vie qui lui restait en combattant les Mèdes, eut pour successeur Oreste, qui acheva de les réduire, et qui leur imposa un traité.

CXLII

Le sénat, informé de cette soumission par les envoyés d'Oreste, en approuve les conditions.

Après la mort de Lépide, Perpenna, qui avait obtenu quelque succès en Sicile, se vit obligé de quitter cette île pour aller joindre ses troupes aux débris du parti Lépide en Sardaigne. Mon sujet semble m'inviter à donner un aperçu de la position de la Sardaigne, à rassembler quelques souvenirs sur ses antiquités.

CXLIII

La Sardaigne, qui, dans la mer d'Afrique, présente la figure de la plante d'un pied d'homme, s'élargit plus à l'orient qu'à l'occident.

CXLIV

De là elle a été appelée Plante du pied

par les Grecs, qui y abordèrent les premiers. Elle paraît avoir été originairement peuplée d'Aborigènes, et les côtes ne paraissent avoir été visitées par des étrangers

CXLV

Qu'au temps des Troyens, alors que  la navigation avait pour objet d'aller envahir des terres éloignées.

Selon une autre tradition, quelques générations auparavant,

CXLVI

Sardis, fils d'Hercule, sorti de la Libye à la tête d'une nombreuse colonie, vint occuper cette île, et lui donna son nom.

Dans la suite,

CXLVII

Un fils d'Apollon et de Cyrène,

CXLVIII

Aristée, ayant vu son fils Actéon déchiré par ses chiens, quitta Thèbes, de l'avis de sa mère, et se fixa d'abord dans l'île de Cos, jusqu'alors inhabitée; plus tard, renonçant à ce séjour,  il se transporta en Sardaigne, accompagné de Dédale.

On sait que, selon les mêmes traditions,

CXLIX

Ce fut de la Sicile que, fuyant la colère et la puissance de Minos, Dédale partit

avec Aristée. Au surplus, là ne s'arrêta point la vie errante de ce célèbre artiste

CL

Car Dédale s'était transporté en Sardaigne, puis à Cumes.

Selon certains auteurs, Aristée trouva Ille déserte, d'une admirable fertilité, et peuplée d'une innombrable quantité de gros oiseaux. Selon d'autres, une ville de Nora avait été fondée en Sardaigne par Norax, fils de Mercure et d'une fille

CLI

De Géryon,

chef d'une colonie venue d'Espagne. On parle encore d'Olbia, fondée par le Thespien Jolaos, auquel s'étaient joints quelques Athéniens. Quoi qu'il en soit, la Sardaigne n'offrait sur ses côtes qu'un petit nombre d'établissements, sans aucun lien politique entre eux, jusqu'à l'arrivée de la colonie thébaine.

CLII

Bientôt, à ce qu'on assure, Aristée signala son règne, en réunissant dans la ville de Caralis, dont lui-même était le fondateur, la population de l'une et l'autre race ; il introduisit la conformité de moeurs chez les deux nations qui, jusqu'à lui, avaient vécu étrangères l'une à l'autre, et qui, n'ayant jamais connu le frein de l'autorité, ne l'avaient jamais repoussée.

Enfin, après la ruine de Troie, la Sardaigne reçut une nouvelle colonie,

CLIII

Lorsqu'une foule d'habitants, échappés au désastre de leur ville, vinrent se fixer en divers lieux du monde, comme Capys en Campanie, Helenus en Épire, Antenor en Vénétie, et d'autres en Sardaigne.

CLIV

Cette contrée a cent quarante milles de long sur quarante de large.

CLV

On n'y trouve ni serpents ni loups, mais seulement un petit animal nommé "solifuge", dont la piqûre est fort dangereuse pour les hommes. Il n'y croit non plus aucune herbe vénéneuse, si ce n'est la plante "sardonique", qui ressemble à de l'ache. Quand on en a mangé, elle contracte les muscles de la bouche, et tue en causant la convulsion du rire.

Un détroit assez resserré sépare la Sardaigne de la Corse, qui, dit-on, fut originairement peuplée par les Liguriens.

CLVI

Mais, ainsi que ceux-ci le rapportent,

un taureau découvrit le premier leur île.

CLVII

En effet, une femme ligurienne, nommée Corsa, ayant remarqué qu'un taureau quittait habituellement le troupeau qu'elle conduisait sur le bord de la mer, faisait un trajet à la nage, et quelque temps après revenait avec plus d'embonpoint, voulut savoir quels étaient ces pâturages qui lui étaient inconnus; et, pendant que le taureau s'éloignait du troupeau, elle le suivit sur une barque jusque dans une île. A son retour, les Liguriens, informés de la fertilité de cette île, y débarquèrent, et lui donnèrent le nom de la femme qui en avait découvert l' existence et le chemin

Tradition évidemment fabuleuse; car, quand on songe à la distance des deux îles, il est impossible de supposer que ces fréquentes allées et venues

CLVIII

Aient pu être faites par un taureau.

Arrivé en Sardaigne, pour recueillir les débris du parti de Lépide, Perpenna grossit son armée des insulaires qui avaient servi sous ce chef de parti,

CLIX

Espèce de soldats accoutumés dès l'enfance au brigandage.

Malgré cet accroissement de forces, ne se sentant pas en état de continuer seul la guerre civile dans une île qui pouvait si promptement recevoir des secours de Rome, et d'ailleurs ne pouvant licencier ses soldats,

CLX

Car (ils venaient) de loin, et de contrées diverses,

et la plupart d'ailleurs n'étaient que

CLXI

Des bannis, sans asile et sans patrie,

il résolut de passer en Espagne. Mais Perpenna avait-il emmené de Sicile avec lui toutes ses troupes,

CLXII

Ou firent-elles voile vers l'Espagne directement, ou en passant par la Sardaigne?

c'est ce qu'il n'est pas facile de décider, vu la contradiction des témoignages. En effet, je lis quelque part que Perpenna

CLXIII

Prit en Gaule une ville qui a le nom de Calé.

CLXIV

Cependant Sertorius, de loisir pendant l'hiver, d'augmenter ses forces.

CLXV

De former son armée à la discipline de nos ancêtres.

C'est ainsi qu'il eut bientôt sous ses ordres soixante mille fantassins et dix mille chevaux bien disciplinés, bien armés, et pleins d'ardeur.
Dans la ville d'Osca, au pays des Illergètes, il forma une académie pour la jeunesse ibérienne. Lui qui se plaisait à répéter

CLXVI

Que l'Espagne était pour lui, depuis bien longtemps, une patrie,

il fut pour ce peuple, à demi civilisé, un génie créateur : il le dota des moeurs, de la discipline et des institutions romaines. Il est vrai qu'il n'eut pas grand'peine à former à la guerre un peuple si naturellement épris de la gloire des armes. Les fêtes, la poésie nationale des Espagnols, sont toutes guerrières; les mères et les épouses contribuent à entretenir la jeunesse dans ces sentiments belliqueux.

CLXVII

C'était une coutume en Espagne que, lorsque les jeunes gens partaient pour  la guerre, leurs mères leur rappelaient le souvenir des hauts faits de leurs pères.

CLXVIII

Les filles, pour se marier, n'attendaient point le voeu de leurs parents; mais elles-mêmes, parmi les plus braves à la guerre, se choisissaient un époux.

Il faut admirer chez Sertorius la constance de ses succès. Tout était dû à ses talents, à ses efforts personnels. Le héros de l'Espagne se faisait aimer par sa simplicité et sa modération.

CLXIX

Respectable par cette modération, et  ne le cédant en rien à aucun autre,

il réunissait toutes les qualités du chef de parti. Cependant il était facile de prévoir que la guerre ne pourrait se terminer à son avantage. Toute la force de son parti était en lui seul, et l'on peut douter que la jonction de Perpenna eût ajouté à ses forces. Ce général, qui avait été contraint par ses troupes à se réunir à Sertorius, travaillait sourdement à détruire l'influence du col-ègue dont il était jaloux : de là un système de dénigrement tendant à diminuer l'influence de Sertorius auprès des peuples de l'Espagne.

CLXX

Dans ce but, par de perfides rumeurs, on attribuait ses revers à ses fautes, ses succès au hasard, et sa fortune à sa témérité.

CLXXI

Cependant ce fut dans la province Ultérieure que Metellus

passa l'hiver, où il était tenu en observation par les troupes d'Hirtuleius.
Pompée, qui avait ramené ses légions au pied des Pyrénées, ne demeura point dans l'inaction ; mettant de côté la vieille discipline romaine,

CLXXII

Pompée le disputait, pour le saut, au plus léger; pour la course, au plus agile; pour la lutte, au plus vigoureux. En effet, il ne pouvait se mettre en état de lutter avec Sertorius qu'en se livrant assidûment, lui et ses soldats, aux exercices qui pouvaient le rendre propre aux combats,

aux mouvements, aux surprises de la guerre de chicane et de montagnes. Il les formait

CLXXIII

A rester jour et nuit sur pied et à faire des patrouilles.

Son armée manquait de vivres : pour y pourvoir,

CLXXIV

Il fit venir de l'argent emprunté

en son norn. Pour cette conduite, on doit des éloges à Pompée, qui toujours se montra

CLXXV

Modéré sur tout autre article que le désir de dominer.

Cette modération, au dire de ses ennemis, n'était qu'affectation ; car, selon eux, sans aucun scrupule pour parvenir,

CLXXVI

Pompée, au coeur aussi pervers que son visage était modeste,

sacrifiait tout, sans pudeur, à son ambition. Seul, dans sa jeunesse, il se mit au-dessus de Sylla, comme depuis il devait toujours se mettre au-dessus des lois. Lorsqu'après la défaite des partisans de Marius, en Afrique et en Sicile, Sylla lui ordonna de licencier son armée, Pompée mit en délibération s'il ne tirerait pas l'épée plutôt que d'obéir. Il eût été soutenu dans cette révolte non seulement par son armée, mais, à Rome, par un parti puissant;

CLXXVII

Car, lorsque Sylla, en qualité de consul, avait porté devant le peuple  le décret ordonnant le rappel de Pompée, le tribun du peuple C. Herennius, après avoir lié sa partie, y forma opposition;

et ce ne fut pas sans peine que l'on obtint d'Herennius

CLXXVIII

Qu'il se désistât de la poursuite de cette affaire.

CLXXIX

La campagne qui s'ouvrit alors

devait être fertile en événements. En Bétique, Hirtuleius, lieutenant de Sertorius, dut faire tête à Metellus, tandis que Sertorius marcha contre Pompée. Près d'ltalica, Hirtuleius vint présenter la bataille à Metellus. Dès le lever du soleil, il fit sortir ses troupes de ses retranchements. Metellus leur laissa supporter tout le poids du jour, et se tint longtemps immobile,

CLXXX

Puis lorsque, dans l'excès de la confiance,

son adversaire fatigué commençait à mettre moins de vigilance dans ses mouvements, Metellus sortit enfin de ses retranchements. Ayant remarqué que les principales forces des ennemis étaient au centre,

CLXXXI

Il avait placé aux ailes ses hommes sûrs,

et il les fit avancer de manière à attaquer les deux ailes d'Hirtuleius, tandis que son centre restait immobile. Le succès couronna cette manoeuvre : les deux ailes de l'ennemi ayant été enfoncées et poussées dans un endroit coupé de courants d'eau, les fuyards, tombant les uns sur les autres,

CLXXXII

Périssaient sous les coups de ceux  qui tombaient avec eux dans l'eau.

En vain Hirtuleius, pour rétablir le combat,

CLXXXIII

Après avoir exhorté ses cavaliers,  leur fait passer un gué,

et veut soutenir son infanterie ainsi enveloppée de trois côtes à la fois. Néanmoins la victoire est loin encore d'être décidée : de part et d'autre, on se la dispute avec acharnement,

CLXXXIV

On s'attaque au général, et le combat s'anime au point que Metellus eut sa cotte d'armes, et Hirtuleius son bras, percés d'un javelot.

Enfin, Hirtuleius cède la victoire, laissant vingt mille des siens sur le champ de bataille. Bientôt, avec de nouvelles troupes, il veut prendre sa revanche près de Ségovie, mais il est défait et tué avec son frère.
Pompée, de son côté, eut affaire à deux autres lieutenants de Sertorius, Perpenna et C. Derennius. Ils étaient campés près de Valence, ayant

CLXXXV

Leur gauche appuyée aux murs de cette ville, et leur droite à la rivière de Turia, qui coule à une petite distance de Valence.

Pompée marche

CLXXXVI

Hardiment,

contre eux, les défait, les force à la retraite, après une perte de plus de dix mille hommes, et la possession de Valence est le prix de sa victoire. Sans attendre l'arrivée de Metellus, qui n'était pas éloigné, il se hâte de marcher vers Sertorius, qui partageait son empressement. Sertorius craignait un second adversaire; Pompée, un rival de gloire. Aussi ne saurait-on exprimer avec quel empressement

CLXXXVII

Ils vinrent au-devant l'un de l'autre.

Dès qu'ils furent en présence, près des rives du Sucron, l'action s'engagea ; mais,

CLXXXVIII

Sur le soir,

Sertorius avait déjà fait plier l'aile que commandait Afranius, lorsqu'il fut averti que son aile droite, aux ordres de Perpenna, était en pleine déroute. Il court sur ce point, et, voyant les soldats fuir en jetant leurs armes, il leur crie qu'ils se couvrent de honte,

CLXXXIX

Et que, en les voyant revenir désarmés du combat, personne ne les reconnaîtra pour des hommes.

Ses discours, son exemple, produisent leur effet. Pompée voit la victoire lui échapper; dans la mêlée, il reçoit une blessure, et d'un revers coupe le bras à l'Africain qui vient de l'atteindre. Il n'échappa même aux Barbares qu'en abandonnant son cheval, richement enharnaché, qui tentait leur cupidité. Cependant Afranius, lieutenant de Pompée, avait, de son côté, rétabli le combat. Voyant plier l'aile gauche des Espagnols, il précipita, en quelque sorte, sa victoire

CXC

Avant que Sertorius, de retour, eût  rangé les siens en bataille,

enfonça les lignes ennemies, qui, n'étant plus électrisées par la présence de Sertorius, fuyaient dans toutes les directions, et livrèrent ainsi à Afranius

CXCI

L'entrée du camp sans coup férir.

Sertorius, de retour, est tout étonné de trouver son camp au pouvoir de l'ennemi ; il voit les Romains occupés à piller; ce spectacle excite la fureur des soldats qui viennent de vaincre sous Sertorius. Profitant de la surprise que cause leur arrivée, ils se précipitent l'épée à la main dans toutes les lignes du camp, et tuent tout ce qu'ils rencontrent d'ennemis. Ainsi, dans cette journée, où les succès et les revers furent si balancés, Setorius eut la gloire d'attirer la victoire partout où il se montrait. Cependant, comme Perpenna abandonna son camp, Pompée se donna pour vainqueur. Le lendemain, Sertorius aurait voulu encore en venir aux mains ; mais il rentra dans son camp à la vue de Metellus qui revenait de la Bétique, où il avait vaincu Hirtuleius. Cette nouvelle, et encore plus la jonction des deux généraux, détermina sa retraite.
Grande fut la joie des deux armées romaines en opérant leur réunion : on eût vu les soldats se chercher, se reconnaître, se parler avec l'empressement d'anciens amis, comme il arrive eu pareille circonstance.

CXCII

De là naissent les propos de gens qui se demandent réciproquement comment ils se portent, s'ils sont bien avec leurs chefs, et de quels profits  personnels ils ont augmenté leur avoir.

Les deux chefs se donnèrent des témoignages réciproques de respect et d'estime. Pompée fit baisser ses faisceaux devant Metellus : Metellus refusa cet honneur, et accepta seulement le droit de donner le mot d'ordre.
Ici se place le trait de la biche de Sertorius, qui savait si bien mettre à profit la superstition espagnole. Il l'avait perdue, il la retrouva, et fit subitement reparaître à leurs yeux cet animal prophétique. A cette vue, cette armée, naguère si découragée, reprend une ardeur si vive,

CXCIII

Qu'un chanement si subit ne semblait s'être opéré que par la volonté d'un dieu.

Les généraux romains, intimidés, se replient sur Sagonte. Quels sentiments de respect et de sympathie ne réveillèrent pas dans l'armée romaine

CXCIV

Les Sagontins, fameux par leur fidélité et leurs malheurs, plus grands par les souvenirs qu'ils ont laissés dans la mémoire des hommes que par leurs forces; car alors, chez eux encore, leurs remparts à moitié détruits, leurs maisons découvertes, les murailles de leurs temples noircies par les flammes, montraient que la main des Carthaginois avait passé par là.

Sous les murs de Sagonte fut livrée une bataille où Sertorius fut sur le point d'arracher la victoire à ses deux adversaires. Dans cette journée, on combattit de part et d'autre

CXCV

Sous des chefs si ardents, si braves de leur personne, que Metellus fut blessé d'un coup de demi-pique.

et cette heureuse blessure donna la victoire aux Romains : à la vue de leur général couvert de sang,

CXCVI

On ne saurait exprimer à quel point la fureur embrasa leurs coeurs.

CXCVII

Ce n'est qu'avec plus d'ardeur que, sous les yeux de son chef, chacun d'eux cherchant à se montrer plus dévoué et plus intrépide,

se précipite sur les Espagnols, arrache le vieux Metellus de la mêlée, et renverse tout ce qui s'oppose à leurs efforts.

CXCVIII

Cependant Metellus, malgré sa blessure,

se mit sans relâche à la poursuite de Sertorius, qui, marchant à grandes journées à travers l'Édétanie, opéra sa retraite jusqu'au pays des Vascons. Il arriva ainsi jusqu'à la rivière Bilbilis, qu'il passa en présence de l'ennemi, au moyen d'un habile stratagème. Calagurris, où il voulait s'arrêter, n'était pas éloignée : arrivé à la vue de cette ville, voyant que les Romains le serraient de trop près, il donna ordre à son armée de se disperser.

CXCIX

Alors ceux qui ne connaissaient pas le pays se portèrent en foule vers les portes; ceux qui le connaissaient se mirent à la débandade.

Les Romains, aux yeux desquels disparut ainsi tout à coup l'armée qu'ils poursuivaient, se virent dans l'obligation de s'éloigner du pays. Sertorius, en leur coupant les vivres, les mit bientôt hors d'état de tenir la campagne. Une escadre interceptait par mer les convois des Romains,

CC

Il y joignit en outre quelques vaisseaux corsaires très lestes à la manoeuvre;

en même temps, il tirait d'Afrique des grains qu'il faisait acheter par un transfuge important du pays,

CCI

Que le roi Leptasta avait envoyé de Mauritanie sous escorte, comme accusé de trahison.

Il devait être livré aux généraux romains du parti du sénat; mais il avait eu le bonheur de tromper la surveillance de ses gardes, et s'était réfugié dans le camp de Sertorius. Ainsi Sertorius sut ménager l'abondance à ses troupes et à ses partisans, tandis que les Romains étaient dans la disette. Pour eux point de convois, point de magasins, même

CCII

Après avoir épuisé les ressources ordinaires des impôts

et des réquisitions particulières.
Pompée prit ses quartiers d'hiver près des Pyrénées comme l'année précédente.

CCIII

Metellus, à son retour de l'Espagne ultérieure, après une année d'absence, vit de toutes parts accourir, au bruit de sa gloire, hommes et femmes qui, pour le voir, couvraient toutes les routes et tous les toits. Lorsque le questeur C. Urbinus et d'autres personnes qui connaissaient son faible l'invitaient à souper, ils lui rendaient des hommages qui n'étaient ni dans les moeurs romaines, ni convenables à un mortel. Les maisons étaient ornées de tapisseries et de draperies éclatantes, et des théâtres dressés pour y représenter des jeux scéniques; enfin la terre était jonchée de safran, et tout rappelait l'image du temple le plus magnifique. De plus, quand il était assis, une figure de la Victoire, descendant par le moyen d'une machine, lui posait une couronne sur la tête, au milieu d'un bruit imitant le tonnerre; puis, quand il marchait. on lui offrait, comme à un dieu, de l'encens et des voeux. Pendant les repas il était, le plus souvent, revêtu d'une toge relevée de broderies de diverses couleurs: rien de plus recherché que les mets de sa table; et ce n'était pas de la province seulement, mais d'outre-mer, de la Mauritanie, qu'on apportait des oiseaux ou des animaux de diverses espèces jusqu'alors inconnues. Tout ce faste avait porté quelque atteinte à sa gloire, surtout aux yeux des hommes vertueux et de la vieille roche, qui trouvaient ces pratiques blâmables, et indignes de la majesté de Rome.

Cependant Curion, l'un des consuls de l'année précédente, était en Macédoine avec l'autorité proconsulaire. Il voulait porter la guerre chez les Dardaniens, qui n'avaient pas encore subi la victoire romaine. Ces barbares, ainsi que les Bastarnes et les Scordisques, ont conservé leur férocité primitive. Comme

CCIV

Les Germains, ils couvraient leurs corps nus de "rhenons":

CCV

Ils appellent ainsi des pelisses faites de peaux de bêtes.

Les Dardaniens ont la même origine que les Mysiens qui habitent le nord de la Phrygie. De là une partie de cette contrée est nommée

CCVI

Dardanie, de Midas, roi des Dardaniens, qui vint se fixer en Phrygie.

Les Dardaniens de l'Asie sont aussi policés que ceux d'Europe sont demeurés farouches; ceux-ci inspiraient tant de terreur aux soldats romains, qu'une légion refusa de suivre Curion. Le proconsul, montrant à la tête de l'armée la fermeté qu'il avait déployée sous son consulat, casse toute la légion,

CCVII

Bien que présentant un effectif complet,

et incorpore les soldats dans ses quatre autres légions. A la vue de leurs enseignes brisées, les légionnaires donnèrent les signes du plus violent désespoir.

CCVIII

Entourés de toutes parts, leur main, désarmée de leur glaive, frappait leur tête avec des cailloux, ou avec tout ce qu'ils pouvaient atteindre.

Ces divers incidents empêchèrent Curion de faire rien de mémorable durant cette campagne.
En ce temps-là, Nicomède, roi de Bithynie, légua par testament ses États au peuple romain. Le sénat chargea le préteur Silanus de réduire la Bithynie en province romaine. Mais Mithridate, qui, du vivant de Nicomède, avait toujours convoité et plusieurs fois envahi cette contrée, n'était pas d'humeur à laisser les Romains jouir en paix d'une si belle acquisition.
Le sujet m'invite à faire connattre ce prince, qui fut pour les Romains un adversaire plus redoutable que Pyrrhus et qu'Annibal. Il convient aussi, ce me semble, de donner une idée de la situation et de l'étendue de son empire, qui s'était extrêmement agrandi par sa politique et par ses armes, et qui comprenait tout le périple du Pont-Euxin. Cette mer n'a de communication avec les autres mers que par un étroit canal qui sépare le continent d'Europe de celui d'Asie; on le nomme Bosphore ou trajet du Boeuf, parce que cet animal le peut sans peine traverser à la nage, dans sa partie la plus étroite. L'eau de l'Euxin coule dans ce canal d'un cours presque uniforme, depuis son ouverture jusqu'en cet endroit, où, se trouvant resserrée par les continents qui se rapprochent, elle acquiert, pendant quelques stades, une extrême rapidité. Plus loin, le rivage s'arrondit en une large baie.

CCIX

Là, les détroits de l'embouchure de l'Euxin commencent à s'élargir;

alors les eaux tombent sans violence dans la Propontide, venues de l'Euxin, et se déchargent ainsi perpétuellement dans la mer Égée.
Vers l'entrée du Bosphore à la Propontide, les côtes s'élargissent extrêmement de côté et d'autre, et se creusent en sinuosités circulaires, mais peu marquées, si ce n'est à l'endroit où s'avance dans la mer le cap Carambis, comme sur la côte opposée, il existe un rocher de la Chersonèse Taurique,

CCX

Le plus voisin des promontoires de la Paphlagonie, que les Grecs ont appelé Front de bélier.

La longue saillie de ce cap forme ce que les Grecs du pays appellent le Pli de l'arc,

CCXI

Car il a la forme d'un arc scythe,

Tout l'Euxin, renfermé dans un vaste cercle de montagnes, est presque toujours couvert de brouillards, à moins que la surface ne soit battue des vents : dans ce dernier cas, le roulis des vagues y est fort dangereux,

CCXII

Par l'oscillation fréquente des flots, effet ordinaire de l'Aquilon,

tandis que le choc du rivage en renvoie d'autres en sens contraire. Leur rencontre élève des lames si rapides et si serrées, que,

CCXIII

Au troisième flot,

il n'est point de barque qui puisse aborder à la côte.

CCXIV

L'eau du Pont-Euxin est moins salée que celle des autres mers,

à cause du grand nombre de rivières qui s'y jettent,

CCXV

D'où il tire la couleur

blanchâtre qui le distingue des autres mers. L'Euxin est très favorable à la pèche, surtout en été.

CCXVI

Durant cette saison, il sort de l'Euxin une prodigieuse quantité de poissons,

qui reflue dans le lac Méotis et dans la Propontide.
Le Pont-Euxin reçut d'abord des Grecs le nom de Pontus, mer par excellence, puis celui d'Axenos, inhospitalier, qu'il changea contre celui d'Euxenos, nom de meilleur augure, quand les Ioniens y eurent fondé un grand nombre de colonies. Au reste, ce fut assez tard que les Grecs connurent cette mer :

CCXVII

Car Jason fut le premier qui, parmi eux, osa se frayer une route nouvelle  à travers la mer, lorsqu'il alla violer la maison d'Æétès, son hôte.

En parcourant les côtes du Pont-Euxin,

CCXVIII

La première contrée de l'Asie que  l'on rencontre dans l'intérieur des terres est donc la Bithynie, auparavant appelée de divers noms, car c'est le même région nommée Bébrycie, ensuite Mygdonie; plus tard le roi Bithynus la fit appeler Bithynie : c'est aussi la même région qu'on appelle Grande Phrygie.

Tout porte â croire que cette contrée fut, ainsi que les pays environnants, peuplée par différentes colonies venues de Thrace. Ce sont également des Thraces, partis des alentours du cap Tinias, qui ont occupé l'Ascanie,

CCXIX

Qui s'étend tout entière au delà du lac jusqu'au fleuve

nommé Ascan, entre la mer, le fleuve Sangar et le mont Olympe. Vous trouvez

CCXX

En Paphlagonie la ville de Teios,

Héraclée, Sésame, Sitore, etc. Plus loin est Sinope. A l'est de la Paphlagonie se trouve le Pont avec les villes d'Amise et d'Amasie.

CCXXI

Ensuite sont les campagnes thémysciriennes, qu'occupèrent les Amazones, lorsqu'elles quittèrent, on ne sait pour quel motif, les bords du Tanaïs.

Après les champs thémysciriens, se trouve le territoire de Cerasus, puis Trapézunte. Vient enfin la Colchide, qui forme à elle seule tout le rivage oriental de l'Euxin. Elle est arrosée par le Phase, dont l'embouchure forme un vaste golfe. Là se trouve la ville d'Aea, qui fut, au temps des Argonautes, la demeure du roi Aeétès. Les Mosques, les Albaniens, habitent les bords du Phase et du Cyrus, entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne. Entre ces deux mers s'élève la plus haute chaîne du Caucase.
Le long de la côte, au nord du Phase, est la ville de Dioscuriade, dans le pays des Dandariens et des Hénioques, puis les Achéens du Bosphore, qui se distinguent entre tous les peuples par la barbarie de leurs moeurs.

CCXXII

Car les plus féroces de tous, même de notre temps, sont les Achéens et  ceux de la Tauride. ce qui, autant que je puis le présumer, vient de ce que la stérilité de leur territoire les a forcés de vivre de rapines.

Au milieu de tant de peuples sauvages, le petit royaume du Bosphore Cimmérien s'est maintenu pendant plus de quatre siècles, il renferme plusieurs villes très commerçantes. Le lac Méotide a son issue dans l'Euxin, au milieu du Bosphore, dont les côtes maritimes bordent en partie ce vaste lac. Là sont les villes Panticapée, sur la côte d'Europe, et Phanagor, en Asie. A l'entrée de l'isthme qui rejoint la Chersonèse Taurique au continent de l'Europe se trouve la ville de Taphré, fondée par des esclaves du continent. Ayant eu commerce avec les femmes de leurs maîtres, qui étaient alors à la guerre contre les Thraces, ils résolurent, soit par crainte, soit

CCXXIII

Pour changer seulement leur servitude contre une meilleure condition,

de se réfugier dans l'isthme, et de se fortifier dans la ville de Taphré, qu'ils bâtirent. Telle est

CCXXIV

La description de la mer Méotide.

Depuis Taphré jusqu'au Borysthène, le pays est occupé par des Scythes nomades qui se tiennent sur de vastes pâturages,

CCXXV

Où ils ont leurs demeures sur des chariots.

Dans l'île de Leucé, formée par des atterrissements à l'embouchure du Borysthène, est un temple révéré.

CCXXVI

Achille, le premier des Grecs,

ayant traversé l'Euxin pour chercher Iphigénie, s'arrêta, dit-on, dans cette île, afin d'y célébrer des jeux. Thétis, sa mère, lui fit présent de cette terre éloignée, où s'élève encore aujourd'hui le temple de ce héros.

CCXXVII

Toute l'île est peu étendue, et vide d'habitants.

De l'autre côté du Borysthène, sont les Sarmates Basilides, puis les Gètes, et plus avant les Bastarnes, dont le pays est arrosé par le Danaster.

CCXXVIII

De tous les fleuves qui affluent dans les mers dépendantes de la domination romaine, le plus grand, celui que les Grecs appellent seconde mer, est le Nil; et, après lui, le plus grand est l'Ister:

ainsi l'appelèrent les Grecs et les hommes du pays,

CCXXIX

Mais il a aussi le nom de Danube.

Il est temps de revenir à l'histoire de Mithridate.

CCXXX

Artaban, fondateur du royaume

de Pont, et fils de Darius, fils d'llystaspes, était le premier des ancêtres paternels de Mithridate. Le père de celui-ci avait été l'allié fidèle des Romains. Il mourut laissant deux fils en bas âge. Mithridate, l'acné, vit se liguer contre lui ses tuteurs, sa mère et son jeune frère.

CCXXXI

Mais, bien qu'arrivé au trône au sortir de l'enfance, Mithridate, après avoir fait mourir sa mère par le poison,

puis son jeune frère, car il fut toujours

CCXXXII

Implacable dans ses vengeances,

s'annonça comme un roi digne de porter le sceptre. Ennemi persévérant des Romains, il manifesta sa haine contre eux en dépouillant de leurs États plusieurs princes alliés de la république. Il ne reculait devant aucune mesure atroce. On dit que, par ses ordres, Zenobius, son général, après avoir rançonné les habitants de Chios,

CCXXXIII

Fit jeter dans un vaisseau tous ces malheureux, victimes dévouées.

Mais ce qui surpasse tous ses crimes, c'est le massacre de plus de cent mille Romains, dans l'Asie, le même jour. Il fut une première fois châtié par Sylla, qui le força de souscrire au traité de Dardanum. Dans une seconde guerre contre la république, il eut à combattre Murena. Un mot de Sylla fit cesser cette guerre. Ce fut au sujet de la Bithynie que Mithridate prit les armes contre les Romains une troisième fois. Il produisit, comme héritier du royaume de la Bithynie, un prince né, selon lui, de Nicomède et de Moysa, soeur de Mithridate. Mais, lorsque ses partisans se mirent en devoir de le proclamer,

CCXXXIV

Contre eux on vit spontanément s'élever une foule de Bithyniens, pour leur apporter la preuve que ce n'était qu'un fils supposé.

Le sénat opposa au Nicomède, neveu de Mithridate, un autre Nicomède surnommé Frugi, que le roi de Pont disait être fils d'une danseuse; mais le rôle de ces deux fantômes fut court. Bientôt Mithridate fit alliance avec Sertorius. Ce prince, curieux de savoir ce qui se passait dans les pays étrangers, s'entretenait volontiers avec les navigateurs. Des commerçants qui fréquentaient

CCXXXV

Tartessus, ville d'Espagne, que, par un changement de nom, les Tyriens appellent aujourd'hui Gadir,

étant venus trafiquer dans l'Euxin, lui vantèrent les talents et la puissance de Sertorius.

CCXXXVI

Là se trouvaient quelques Romains, débris de la désertion fimbriane, qui, par leurs discours obséquieux, et encore plus par leur haine contre Sylla, s'étaient bien fait voir auprès du roi,

entre autres, L. Magius et L. Fannius. Ils lui inspirèrent le dessein de faire alliance avec ce chef de parti. Le roi les fit partit pour l'Espagne avec le plus intime de ses confidents.

CCXXXVII

Métrophane, par son zèle obséquieux  avait mérité la faveur de Mithridate;

ce prince l'employait de préférence à tous les autres; mais comme il arrive le plus souvent aux flatteurs des rois, Métrophane devait finir par trahir son maître.
A Rome, on s'attendait bien à une guerre contre Mithridate Les consuls Lucullus et M. Cotta en sollicitent tous deux la conduite. Le sort avait déféré à Lucullus le gouvernement de la Cisalpine. Mais Octavius, proconsul de Cilicie, étant mort, Lucullus se mit sur les rangs pour obtenir ce gouvernement, assuré d'avoir ainsi part à la guerre pontique. A cet effet, il s fit le courtisan assidu de Precia, maîtresse du tribun Cethegus. Cette femme, souillée de tous les vices. mais

CCXXXVIII

Ornée de tous les charmes extérieurs,

exerçait sur son amant un empire absolu : elle se prêta aux vues du consul, qui se montra généreux, et Cethegus n'eut plus à la bouche que l'éloge de Lucullus, qui obtint ainsi le proconsulat de Cilicie, avec l'armée destinée contre ce prince ; mais son collègue M. Cotta arracha du peuple, à force d'instances, la Bithynie, avec le commandement d'une flotte dans la Propontide.
Lucullus n'emmena d'Italie qu'une seule légion, comptant y joindre les troupes romaines répandues en Orient, et principalement les bandes fimbrianes que Sylla avait laissées en Asie; mais, pour les villes de l'Asie, ces troupes indisciplinées

CCXXXIX

Étaient des ennemis cruels plutôt que des alliés venus pour les protéger.

Lucullus sut les discipliner et leur apprendre ce qu'était un général. En même temps, il adoucit, par son administration modérée, le sort des villes d'Asie, et les rattacha ainsi à l'obéissance de Rome.
Mithridate ouvre la campagne en menaçant Chalcédoine, l'une des métropoles de la Bithynie, avec une armée de plus de cent soixante mille hommes. Cotta, sans attendre Lucullus, prit la résolution de le combattre seul. Il confie l'armée à Nudus, et reste à la garde de Chalcédoine : Nudus est forcé dans sa position, et opère une retraite précipitée vers la ville. Les portes sont bientôt encombrées par les fuyards. Le soldat, poussé de toutes parts, ne peut fuir ni se défendre :

CCXL

Une bonne partie tombe blessée  par ses propres armes, ou par celles de leurs voisins; le reste se laissa égorger comme de vils troupeaux.

Le même jour, Mithridate força la flotte romaine dans le port de Chalcédoine, sans que Cotta osât s'y opposer. Mithridate avait laissé peu de troupes dans cette place ; on conseillait à Lucullus de la châtier. Il aima mieux aller au secours de Cotta, puis ensuite parut devant Chalcédoine ; mais il ne songea pas à attaquer dès lors Mithridate : en voyant le nombre prodigieux de ses troupes, il compta d'avance le nombre de jours qu'il fallait pour les affamer. En effet, le roi fut obligé de se replier dans la Troade, où le consul le suivit. Malgré la rapidité de ces mouvements, l'armée romaine eut à souffrir, bien que

CCXLI

La campagne fût fertile en vivres et fourrages.

CCXLII

Mais, occasionnée par les mesures du roi, la disette avait bientôt fatigué Lucullus; en outre, nombre de convois étaient tombés dans les embûches des pirates.

Bientôt Mithridate vient mettre, par terre et par mer, le siège devant Cyzique. Cette ville est située sur lit côte de Phrygie, au pied du mont Arté, dans un emplacement uni au continent par un isthme.

CCXLIII

On ne saurait dire si c'est une île: car cet isthme, battu par l'Eurus et  par l'Auster, est sans cesse baigné par les vagues.

La côte s'avance encore dans la mer par un autre promontoire.

CCXLIV

Là est bâti un pont qui communique avec la ville.

Mithridate n'épargna rien pour triompher de la résistance des habitants, que commandait Lysistrate, guerrier habile et courageux. Le roi avait en son pouvoir trois mille Cyzicains, pris tant devant Chalcédoine que dans d'autres rencontres; il les fit amener dans des bateaux et exposer sur le rivage, au pied des murs de Cyzique, d'où ces infortunés tendaient leurs mains suppliantes vers leurs concitoyens, les conjurant de ne pas les exposer à une mort certaine par une résistance opiniâtre. Ils restèrent ainsi entre la terre et la muraille, exposés aux coups, à la faim, aux injures de l'air, n'ayant d'autre retraite

CCXLV

Que les masures qui se trouvaient çà et là autour de la ville, dans les  faubourgs.

Le gouverneur de la place, dans la disette où l'on était de vivres, ne put leur y accorder un asile; leurs concitoyens prirent pitié d'eux, et, ne pouvant leur faire passer des vivres,

CCXLVI

Leur coulaient des chiens dans des paniers, le long des murs.

Tel était, au reste, le spectacle qu'offraient toutes les campagnes de la Bithynie où l'armée pontique avait exercé les plus grands ravages et ce qui justifiait les sévères mesures de Lysistrate, c'est que

CCXLVII

Une multitude d'hommes, chassés de leurs champs ou de leurs villes, s'étaient réunis

dans Chalcédoine. Mithridate, pourvu de machines de guerre, donna plusieurs assauts à la place. A l'acharnement des assaillants, Lysistrate et sa courageuse garnison répondent par la défense la plus persévérante. Si les tours de Mithridate amènent ses soldats sur le rempart, Lysistrate

CCXLVIII

Les repousse des murailles.

La redoutable hélépole avait renversé une partie des remparts voisins d'un marais. Lysistrate, mettant à profit la soirée et la nuit, appelle au travail tous les habitants,

CCXLIX

Fait élever un mur, depuis l'angle du côté droit, jusqu'à un étang qui n'était pas éloigné.

Cependant Lucullus, persuadé que le roi n'aurait pas longtemps de quoi faire subsister une si grande armée, ne s'effraya point de ces immenses moyens d'attaque; sûr de vaincre sans tirer l'épée, il se contenta de tenir en observation l'armée pontique; l'événement devait justifier ses prévisions.

CCL

La même année, C. Curion, qui était  en Macédoine, étant parti au commencement du printemps pour la Dardanie, mit tous les moyens en usage pour imposer à ce pays les plus grosses contributions en argent;

après quoi il ramena ses légions en Macédoine, et transporta ses quartiers d'hiver

CCLI

A Stobes.

A Rome, la querelle du tribunat était sérieusement engagée. Ce qui augmentait encore le mécontentement public, c'est que l'iniquité régnait sans contrôle dans les tribunaux, pour peu que des coupables fussent puissants.

CCLII

Leur assurance audacieuse, plutôt que leurs arguments, les fait renvoyer absous.

La famine continuait à se faire sentir dans Rome. Le gouvernement se voyait sans pouvoir pour faire cesser le mal, et

CCLIII

Les sénateurs, s'agitant sans but  dans ce dénûment extrême,

étaient accusés, non pas d'impéritie, mais de malveillance.
Dans la violence de leur mécontentement, les plébéiens s'écrient que la disette est l'oeuvre des implacables patriciens ; ils s'attroupent autour du temple de la Concorde, où était assemblé le sénat. Le consul C. Aurelius Cotta, objet principal de ces clameurs séditieuses, ose les braver : il descend dans le Forum, et s'exprime à peu près en ces termes :

CCLIV

DISCOURS DU CONSUL C. COTTA AU PEUPLE.

Citoyens, j'ai eu à subir bien des dangers dans nos crises politiques, à la guerre bien des revers; j'ai supporté les uns et détourné les autres par le secours des dieux et par mon courage, et, en toutes ces épreuves, ni la résolution n'a, de ma part, manqué aux affaires, ni la fermeté d'exécution aux décisions prises. La mauvaise et la bonne fortune changeaient pour moi l'état des choses, et non mon caractère. Mais aujourd'hui, dans notre position malheureuse, tout m'abandonne avec la fortune; de plus, la vieillesse, par elle-même pesante, aggrave ma peine; et j'ai la douleur, dans un âge déjà vieux, de ne pouvoir espérer même une mort honorable. En effet, si je suis envers vous un parricide; si, après avoir reçu ici deux fois l'existence, je compte pour rien et mes dieux pénates, et ma patrie, et mon autorité suprême, quel supplice assez cruel pour moi pendant ma vie, quel châtiment après ma mort, puisque tous les supplices connus aux enfers sont au-dessous de mon crime?
Dès ma première jeunesse j'ai, comme particulier ou comme magistrat, vécu sous vos yeux : quiconque a réclamé ma voix, mes conseils, ma bourse, en a disposé, et je n'ai employé ni les prestiges de l'éloquence ni mes talents pour nuire. Bien que fort avide de la faveur de chacun des citoyens, j'ai encouru les haines les plus puissantes pour la république; et, lorsque vaincu avec elle et réduit à implorer le secours d'autrui, je m'attendais à de nouveaux malheurs, c'est vous, citoyens, qui m'avez rendu ma patrie, mes dieux pénates, en y joignant la plus haute dignité. Pour tous ces bienfaits, je me croirais à peine assez reconnaissant, quand même je pourrais donner ma vie à chacun de vous; en effet, la vie et la mort sont entre les mains de la nature : mais une vie honorable au milieu de ses concitoyens, l'honneur avec toute une réputation, une fortune sans atteinte, c'est là un don qui s'accorde et qu'on accepte.
Vous nous avez faits consuls, citoyens, dans un moment bien critique au dedans et au dehors. En effet, nos généraux en Espagne demandent de l'argent, des hommes, des armes, du blé; ils y sont bien forcés, puisque, par la défection des alliés et la retraite de Sertorius sur les montagnes, ils ne peuvent ni combattre ni pourvoir à leurs besoins. En Asie et en Cilicie, les forces immenses de Mithridate nous forcent à entretenir des armées; la Macédoine est infestée d'ennemis : on en peut dire autant des côtes de l'Italie et des provinces; en même temps le produit des impôts diminue, et, rendu incertain par la guerre, couvre à peine une partie des dépenses : aussi la flotte qui nous ap¬provisionnait de vivres est-elle devenue moins nombreuse qu'auparavant. Si ces maux sont l'effet de notre perfidie et de notre négligence, allez, et au gré de votre colère livrez-moi au supplice; mais, si c'est la fortune qui nous accable tous de ses rigueurs, pourquoi vous porter à des actions indignes de vous, de moi et de la république? Cette mort, que mon âge me rend si prochaine, je ne la refuse point, si elle peut en quelque chose alléger vos maux; et une vie irréprochable, qui touche à son terme, ne peut finir plus honorablement que pour votre salut. Je remets donc entre vos mains votre consul C. Cotta. Je fais ce que souvent nos ancêtres ont fait dans les guerres périlleuses : je me dévoue et me sacrifie pour la république. Cherchez ensuite autour de vous à qui vous en confierez l'administration, car un tel honneur, aucun homme de bien n'en voudra, lorsqu'il faudra qu'il réponde de la fortune, de la mer, d'une guerre faite par d'autres. ou qu'il meure honteusement. Seulement, pensez bien que ce ne sera point par trahison ou par malversation que j'aurai perdu la vie, mais volontairement, en homme qui, par reconnaissance pour de grands bienfaits, sait faire le sacrifice de son existence.
Je vous en conjure, Romains, par votre gloire, par celle de vos ancêtres, supportez l'adversité, et pourvoyez au salut de la république. Il n'est point de vaste puissance sans de nombreuses difficultés, sans de pénibles efforts; en vain vous flatteriez-vous de vous y soustraire, et demanderiez-vous l'abondance de la paix, lorsque toutes les provinces, les royaumes, les mers, toute la terre, enfin, sont accablés des maux et des fatigues de la guerre.

Ce discours, prononcé avec dignité par un homme qui n'avait point la défaveur populaire, produisit une heureuse impression. La sédition s'apaisa ; mais Cotta, voulant en prévenir le retour, fit faire des distributions de grains aux dépens du trésor. Une autre concession bien importante mit le comble à sa popularité.

CCLV

Il porta dans l'assemblée générale, en dépit de la noblesse, mais à la grande satisfaction du peuple, une loi qui donnait à ceux qui avaient été tribuns la faculté d'arriver aux autres magistratures, faculté qu'une loi de L. Sylla leur avait interdite quelques années auparavant.

En Espagne, les armées se trouvaient réciproquement réduites à la plus grande disette.

CCLVI

Car, à cause du dérangement absolu des saisons, la stérilité des récoltes par toute la province, dans ces deux dernières années, avait fait monter les denrées à un prix exorbitant.

Pompée surtout avait en vain écrit lettres sur lettres au sénat. On ne pouvait guère satisfaire à sa demande ; car la disette était générale dans tout l'empire.

CCLVII

L'argent levé à l'intention de Metellus, pour la guerre d'Espagne,

avait été employé à des achats pour nourrir le peuple de Rome. C'est dans cette circonstance que Pompée écrivit au sénat une lettre dont voici la teneur :

CCLVIII

LETTRE DE CN. POMPÉE AU SÉNAT.

Si, combattant contre vous, contre la patrie et nos dieux pénates, j'avais essuyé tous les travaux, tous les dangers qui m'ont valu, dès ma première jeunesse, sur des ennemis trop coupables, la victoire à laquelle vous devez votre salut, vous n'auriez pas pris contre moi, en mon absence, sénateurs, des mesures plus cruelles que vous ne le faites aujourd'hui encore. Après m'avoir jeté, malgré mon âge, au milieu des périls d'une si rude guerre, vous m'exposez, autant qu'il est en vous, moi, et mon armée qui a rendu les plus grands services, au trépas le plus cruel, c'est-à-dire à mourir de faim. Est-ce dans cette espérance que le peuple romain a envoyé ses enfants à la guerre? est-ce là le prix de tant de blessures, de tant de sang versé pour la république? Fatigué d'écrire et d'envoyer des messa¬ges, j'ai épuisé toutes mes ressources, toutes mes espérances personnelles, tandis que vous nous avez à peine donné, pendant trois ans, la subsistance d'une année. Au nom des dieux, pensez-vous que je puisse suppléer au trésor, ou entretenir une armée sans vivres et sans argent?
Je confesse, il est vrai, que je suis parti pour cette guerre avec plus d'ardeur que de prévoyance, puisque, n'ayant reçu de vous que le titre de général, en quarante jours j'ai su me donner une armée. L'ennemi était déjà maitre des défilés qui mènent en Italie; du pied des Alpes je l'ai refoulé en Espagne. A travers ces montagnes je me suis ouvert une route autre que celle d'Annibal, et pour nous plus commode; j'ai reconquis la Gaule, les Pyrénées, la Lalétanie, les Indigètes le premier choc de Sertorius victorieux je l'ai soutenu avec des soldats novices et de beaucoup inférieurs en nom¬bre : et l'hiver, c'est dans les camps. au milieu d'ennemis acharnés, et non dans les villes, que, sans écouter mon désir de complaire aux troupes, je l'ai passé.
Qu'est-il besoin encore d'énumérer nos combats, nos expéditions au coeur de l'hiver, les villes détruites ou reprises? les faits en disent plus que les paroles. Le camp ennemi pris près de Sacron, la bataille livrée près du fleuve Durius, le général ennemi, C. Herennius, complètement battu avec son armée, et Valence emportée, tout cela vous est assez connu; et, pour de tels services, votre reconnaissance, sénateurs, nous donne la misère et la faim. Ainsi, pour mon armée et pour celle de l'ennemi, traitement pareil de votre part : car de paye, aucune pour l'une ni pour l'autre. Quel que soit le vainqueur, il peut venir en Italie. Je vous en avertis donc, et je vous en conjure, réfléchissez-y bien; ne me forcez pas, dans mes besoins extrêmes, à ne prendre conseil que de moi seul pour y pourvoir.
L'Espagne citérieure, qui n'est point occupée par l'ennemi, a été d'un bout à l'autre dévastée par nous ou par Sertorius; j'en excepte les villes maritimes, et encore sont-elles pour nous un surcroît de charges et de dépenses. La Gaule, l'an passé, a fourni à l'armée de Metellus les vivres et la solde; aujourd'hui, avec sa mauvaise récolte, elle peut à peine se suffire à elle-même. J'ai épuisé non seulement ma fortune personnelle, mais aussi mon crédit. Vous seuls me restez : or, si vous ne venez à mon secours, je vous le prédis, et ce sera bien malgré moi, on verra mon armée, et avec elle toute la guerre d'Espagne, prendre la route de l'Italie.

Le style menaçant de cette lettre fit impression sur le sénat et sur le peuple. Ce fut un bruit généralement répandu que Pompée allait revenir, mais que Sertorius arriverait avant lui.
Rien ne servit mieux la demande de Pompée que l'ambition personnelle de Lucullus, qui, tremblant d'avoir ce dernier pour compétiteur à la conduite de la guerre contre Mithridate, lui fit promptement envoyer des secours pécuniaires. On n'en doit pas moins s'étonner du ton arrogant qu'avait pris, en écrivant au sénat, le collègue de Metellus; c'était plutôt le langage d'un roi que celui d'un citoyen. Bien que Metellus fût en butte aux mêmes embarras, on ne vit rien de tel de sa part dans sa correspondance avec le sénat : car, malgré les travers que nous avons pu relever chez lui, il était

CCLIX

Sans reproche sous tout autre rapport;

CCLX

Assez vertueux à cette époque pour être exempt d'ambition et des démarches hasardées qu'elle inspire.

CCLXI

Mais Pompée, dès son adolescence, grâce aux flatteries de ses partisans, jaloux de ressembler au roi Alexandre, se piquait d'imiter les projets et les actions de ce prince.

En attendant la réponse du sénat, il fit une expédition heureuse dans un pays que sa situation au milieu d'épaisses forêts avait jusqu'alors préservé des fléaux de la guerre.

CCLXII

Après avoir occupé ces défilés boisés, les Romains envahirent le pays des Termestins : et l'extrême disette fit place à l'abondance des grains.

Cependant Sertorius avait reçu, à Dianium, les envoyés de Mithridate, à la tête desquels était le transfuge romain L. Marius.

CCLXIII

Le sénat le faisait chercher, ainsi que Métrophane, avec le plus grand soin, tandis que, de leur côté, ils avaient envoyé à chacun des ports où ils devaient aborder, des barques montées par quelques hommes de confiance, pour prendre des informations.

Sertorius reçut les ambassadeurs de Mithridate avec la même fierté que s'il eût été consul à Rome, donnant audience en plein sénat; il envoya au roi un corps de soldats romains, commandés par M. Marius, avec le titre de proconsul. Marius fut reçu avec respect par Mithridate, qui, dans toutes les occasions, lui donnait le premier rang.
Metellus et Pompée, depuis leur jonction, n'avaient obtenu d'autres résultats que la prise de quelques forts et la ruine de quelques bourgades. Sertorius devait se maintenir à Dianium, à Tarragone et dans quelques autres places jusqu'à sa mort. Quel autre que lui aurait pu tenir si longtemps la fortune en suspens?
Durant le cours de la même campagne, épris de la gloire de donner le Danube pour limites aux conquêtes romaines, Curion s'engagea dans les défilés de la branche septentrionale des monts Borées. La difficulté des chemins allait le faire renoncer à cette entreprise, lorsque

CCLXIV

Un soldat ligurien, sorti du camp pour un besoin naturel,

CCLXV

S'éleva au-dessus de la base de la montagne,

et découvrit, par une échappée de vue qui donnait sur la plaine, un chemin assez facile pour y pénétrer. De retour au camp, il rendit compte à son tribun légionnaire et de ce qu'il avait vu et de l'usage que l'on pouvait faire de sa découverte. L'officier s'empresse

CCLXVI

De faire agréer au général

l'idée conçue par le soldat,

CCLXVII

Et Curion, après avoir loué et enflammé ce soldat par l'espoir des récompenses, lui donne ordre d'aller avec ceux qu'il choisira

pour essayer le passage. La chose réussit; l'armée pénétra par le défilé, et les Barbares n'osèrent tenir de toute cette année la campagne.
A son arrivée devant Chalcédoine, Lucullus, en voyant l'effroyable multitude que commandait Mithridate, s'était senti un instant

CCLXVIII

Incertain du parti

qu'il avait à prendre; mais il ne tarda pas à s'apercevoir, dans quelques escarmouches, que cette tourbe d'Asiatiques n'était rien moins que redoutable,

CCLXIX

Et que, lâches, incapables de résister, ils se laissaient tuer par derrière.

Aussi, plein de confiance, voulut-il tenter une action décisive, mais le ciel sembla s'y opposer,

CCLXX

Les nuages obscurcirent le jour.

CCLXXI

Car l'horizon était alors tout noir, et à une grande hauteur assombrissait le ciel.

Ce phénomène effraya les deux armées, qui se retirèrent sans en venir aux mains. A peine eut-il dégagé Cotta, il suivit Mithridate.

CCLXXII

Et après être sorti des défilés,

où l'armée de Mithridate aurait pu facilement l'arrêter,

CCLXXIII

Il se dirigea vers Cyzique, le coeur plein d'assurance.

Pour faire connaître aux assiégés son approche, il eut recours à un expédient ingénieux. Un soldat des légions Valériennes, excellent nageur, se fit fort de pénétrer, par mer, jusque dans Cyzique.

CCLXXIV

Il attacha deux outres des plus grosses à une planche d'un bois léger, sur laquelle, étendu de tout son long sans  remuer le corps, il se servait alternativement de chacun de ses pieds comme d'un gouvernail. Ainsi, nageant entre le môle et l'ile, il évita la flotte ennemie, et parvint dans la ville.

Grande fut la joie des habitants en voyant l'émissaire de Lucullus ; mais, pour arriver sous les murs de Cyzique, il lui fallait traverser un défilé inexpugnable, que le roi faisait soigneusement garder. Ici encore la ruse supplée à la force : le proscrit romain Magius, que le roi avait envoyé en Espagne, prévoyant le déclin des affaires de Sertorius, désirait vivement rentrer en grâce auprès des Romains. Il écrivit plusieurs lettres au proconsul.

 CCLXXV

Une de ces lettres, que portait un esclave, ayant, de fortune, été trouvée par des maraudeurs Valériens, ils la  lancèrent, avec une arbalète à scorpion, dans le camp

des Romains. Le proconsul promet l'amnistie à Magius; celui-cl engage le roi à laisser les Romains franchir, occuper le défilé; il l'assure que les légions Valériennes déserteraient aussitôt de son côté, et que, de la sorte, il aurait bon marché du reste de l'armée romaine. Mithridate donne dans le piège : Lucullus s'empresse d'occuper les gorges; les Valériens restent fidèles, et le roi de Pont n'était pas en état de les déloger. Il n'en fut que plus ardent à presser les travaux de siège : il fit donner un assaut général. Ses soldats mirent beaucoup d'ardeur à l'escalade; mais,

CCLXXVI

Dès que l'un deux s'approchait du mur des ennemis, son châtiment ne se faisait pas attendre:

il était précipité du rempart. Les assiégeants de revenir à la charge, après avoir déposé la cuirasse et le bouclier pour être plus agiles; mais ce soin leur devint funeste : les assiégés étaient munis de matières brûlantes qui,

CCLXXVII

Jetées sur les corps découverts,

obligèrent bien vite les Asiatiques à fuir. Pas d'effort, pas de sacrifice qui paraisse trop pénible aux assiégeants. Electrisés par leur brave commandant, tous jurent à Lysistrate de s'ensevelir sous les ruines de la place plutôt que de se rendre : puis,

CCLXXVIII

Pour en donner la preuve par les effets mieux que par les paroles, ils  avaient placé sur les remparts leurs enfants et les auteurs de leurs jours.

Bientôt Mithridate renouvelle l'assaut par terre et par mer; la redoutable hélépole menace les murs de Cyzique : sur ce point se concentrent les principaux efforts des assiégés. Eux-mêmes firent de ce côté brèche à la muraille, en enlevant le ciment;

CCLXXIX

Puis de grosses pierres, et des poutres liées par un axe de fer, étaient  disposées en pente, faisant, au moyen de ces axes, saillie en dehors, à l'image de la herse de guerre, et s'appuyant sur des poteaux fixés en terre.

Cette construction improvisée amortit l'effort de la machine; mais, tandis que les Cyzicains obtiennent de ce côté quelque avantage, quatre soldats des plus hardis, montés sur une galère,

CCLXXX

Avaient escaladé les murs.

De ce côté, le bruit de cette attaque jette les habitants dans le désespoir,

CCLXXXI

Et alors, comme il arrive dans les dangers extrêmes, chacun de se rappeler les objets chéris qu'il avait laissés à la maison; tous ensemble, quel que soit leur rang, s'acquittent des plus humbles offices.

De ce côté encore, les assiégeants sont repoussés; le lendemain, nouvel assaut. Déjà les murailles de la ville, partout ébranlées, semblaient devoir donner accès aux assiégeants, lorsqu'une tempête, qui s'éleva tout à coup, vint détruire les machines de Mithridate.

CCLXXXII

Et d'abord, vacillant sous le poids des tours, les vaisseaux

furent bientôt submergés. Les cris, la confusion

CCLXXXIII

Rendaient impossibles les ordres des pilotes.

Plusieurs navires furent engloutis, et presque tous les équipages périrent.

CCLXXXIV

Déjà il n'était plus possible de tenir la mer, les vagues s'élevant à une hauteur immense, et les vents se déchaînant.

CCLXXXV

Car ceux qui tentèrent de se sauver à la nage, frappés à tout moment par les ferrures des vaisseaux, ou blessés par leurs compagnons, ou jetés contre les carènes par la force des vagues, périrent enfin, le corps horriblement mutilé.

Cependant,

CCLXXXVI

Dans la ville, épouvante à peu près égale : on craint vivement que l'inondation n'ébranle sur ce point les rem-parts nouvellement construits, car le pied des murs y baignait dans les flots, l'agitation de la mer faisant par-tout refluer les égouts.

Découragé par tant de revers, accablé par la disette, Mithridate leva le siége et s'embarqua. On peut juger de la joie des habitants de Cyzique.

CCLXXXVII

Aussitôt on eût vu une foule innombrable d'habitants s'échapper de toutes les issues, alors que, comme en pleine paix, répandus au dehors,

ils se livraient aux charmes d'une sécurité si longtemps interrompue. Les lieutenants de Mithridate, ramenant son armée par terre, furent atteints par Lucullus, au passage du Rhyndaque, et mis en déroute avec perte de vingt mille hommes.

CCLXXXVIII

Alors pour la première fois les Romains virent des chameaux.

Dès ce moment, les fléaux de la guerre avaient cessé pour cette ville,

CCLXXXIX

Les portes en restent ouvertes, et les champs sont remplis de cultivateurs.

L'entrée du proconsul dans cette ville fut un triomphe; mais, sans se laisser retenir par les fêtes qui lui étaient offertes, il se mit à poursuivre vivement la flotte royale sur les mers adjacentes. Dans une première action, qui eut lieu près de Ténédos, il mit hors de combat une escadre de treize vaisseaux pontiques; puis, dans une seconde rencontre, à la vue de Lemnos, il eut affaire à toute la flotte royale, montée par dix mille hommes de troupes, outre les soldats que Sertorius avait envoyés d'Espagne, et qui étaient sous les ordres du transfuge Marius. Ces derniers firent la plus vigoureuse résistance, car ils étaient dans une situation où

CCXC

La lâcheté ne pouvait en rien les mettre à couvert.

Lucullus, voyant que par les moyens ordinaires il ne pouvait ébranler l'ennemi, transforme en quelque sorte cette action navale en un combat de terre. Par ses ordres, les Romains

CCXCI

Entrent dans la mer jusqu'à la ceinture

et, venant à l'abordage, triomphent de l'ennemi. Marius, fait prisonnier, est tué par l'ordre de Lucullus. Cependant Mithridate, cerné dans Nicomédie, trouve moyen de s'échapper. A la vue des côtes de Bithynie, il est surpris par une tempête, qui dura plusieurs jours; le vaisseau qu'il montait faisait eau de toutes parts; il était sur le point d'être submergé, lorsque

CCXCII

La nuit, par hasard, il fit recontre d'une barque de pêcheur

luttant à grand'peine contre les vagues. Mithridate confie sa personne à ce frêle esquif, et débarque non loin d'Héraclée. Là il trouve moyen de surprendre cette ville au moyen de secrètes intelligences avec Lamachus, qui en était gouverneur; or il fut convenu que, dès la nuit même, à la faveur d'une fête reli gieuse, et dès qu'on pourrait

CCXCIII

Entendre le tumulte des Bacchanales,

le roi se saisirait de l'une des portes; ce qui fut exécuté. Toute la Bithynie cependant était rentrée sous la domina­tion romaine. Cette province eut beaucoup à souffrir des exac­tions du proconsul Cotta et de son questeur Oppius. Ces deux magistrats étaient sans cesse en querelle pour le partage de leurs vols : Oppius demanda à quitter son chef ; Cotta refusa : Oppius insista ; Cotta fut inexorable.

CCXCIV

Alors Oppius, voyant que les prières n'obtenaient rien, essaye timidement de tirer un poignard caché sous sa robe ; Cotta et Vulscius retiennent sa main.

Était-ce pour assassiner le consul ? était-ce pour se poignarder? C'est ce qui jamais n'a été bien éclairci. Quoi qu'il en soit, le proconsul chassa de la province, comme concussionnaire et comme traître Oppius qui fut traduit à Rome devant les tri­bunaux et acquitté. Cependant, poursuivant toujours leurs avantages sous les ordres de Lucullus,

CCXCV

Les Romains, au bout de trois mois arrivèrent dans le Pont beaucoup plus tôt que Mithridate n'avait compté.

L'Italie était alors le théâtre d'une guerre qui menaça un instant le siège de la république. Soixante-treize esclaves, détenus à Capoue dans une académie de gladiateurs, brisent leurs armes et se réfugient sur le mont Vésuve : voilà le faible commencement d'un embrasement qui, comme une lave brûlante, remplit l'Italie de sang et de ruines. Les esclaves avaient à leur tête un homme supérieur : c'était Spartacus,

CCXCVI

Grand par son courage et sa vigueur,

Le préteur de la province, Claudius Pulcher, vient avec trois mille hommes les investir sur cette montagne. Les gladiateurs lui échappant par un stratagème hardi, et se répandent dans la Campanie. Là ils voient leur troupe se grossir d'une foule de montagnards et de brigands du pays . Spartacus appelle tous les esclaves à la liberté . Dans les discours qu'il leur adresse, il insiste surtout sur la mollesse et la tyrannie des maîtes, qui tirent du travail et des sueurs de leurs esclaves le moyen de vivre au sein du luxe et des voluptés. De tels hommes sont faciles à vaincre :

CCXCVII

Ce sont ceux qui, profanant des coupes et d'autres vases d'or, instruments consacrés au culte des dieux, font à table toutes leurs campagnes.

De toutes parts les esclaves accoururent sous ses drapeaux. Bientôt il compte dix mille hommes sous ses ordres, et, pour les équiper convenablement, il leur prescrit

CCXCVIII

De dépouiller de leurs armes et de leurs chevaux

les habitants des campagnes.

CCXCIX

Tout aussitôt, sur ces contrées sans défense on vit fondre

Cette armée d'esclaves . La Campanie est le premier théâtre de leurs excès . Chacun d'eux,

CCC

D'autant plus ardent à mal faire que le pouvoir de nuire est nouveau pour lui

se livre, comme à plaisir, à tous les abus de la force. Après avoir saccagé Cora, ils se surpassent encore par les horreurs qu'ils commettent à Nucera, à Noles. A leur entrée dans cette ville, chacun d'eux courut s'attacher aux objets de sa haine ou de son ressentiment personnel. On frémit au tableau de leurs cruautés :

CCCIa

Dans leurs caprices atroces, ils se plaisent à laisser à demi morts les corps déchirés des plus cruelles blessures ; on en voyait qui jetaient des feux sur les toits des maisons; nombre d'esclaves de l'endroit même, disposés par caractère à s'associer aux fugitifs, arrachaient des lieux les plus secrets les objets cachés par leurs maîtres ou leurs maîtres eux-mêmes. Rien n'est sacré, rien ne paraît trop criminel à la fureur de ces barbares, à leur naturel d'esclaves Spartacus, ne pouvant empêcher ces excès, malgré des prières réitérées...,

leur fit donner, par quelques affidés, le faux avis que le préteur Varinius Glaber arrivait avec ses troupes. Ce généreux stratagème sauva Noles d'une entière destruction. Ce préteur, en effet, n'était pas loin : Spartacus voulait, à son approche, abandonner les plaines de la Campanie et se replier en Lucanie, derrière les montagnes de l'Apennin. Trois mille fugitifs gaulois, ayant pour chef Oenomaüs, voulurent au contraire attaquer Varinius : ils furent défaits, Oenomaüs resta sur la place. Ses compagnons, émules de sa valeur, vendirent chèrement cet avantage aux Romains, et, après l'action, on trouva leurs cadavres

CCCII

Sur la place même où ils avaient combattu.

Alors le reste des esclaves revint à l'avis de Spartacus, et la retraite commença, inquiétée par quelques corps de cavalerie qu'avait envoyés en avant le préteur. Spartacus,

CCCIb

Avant que Varinius arrivât avec le reste de son armée, s'étant sur-le-champ assuré de bons guides à travers les sentiers, déroba sa marche en s'enfonçant dans les gorges des Picentins, puis des Eburinins, arriva à Narès de Lucanie, et de là, à la pointe du jour, à Popliforme , dont les habitants ignoraient leur marche. Aussitôt les fugitifs, au mépris des ordres de leur chef, violent les femmes et les filles, puis d'autres ...

ne songent qu'au meurtre et au pillage. Spartacus surprend Furius, lieutenant de Varius, et lui tue deux mille hommes. Varinius n'en parvint pas moins à resserrer les fugitifs dans une position désavantageuse,

CCCIc

Ensuite les fugitifs ayant consommé tous leurs vivres, et n'en pouvant tirer du voisinage, . . . sortent tous à la seconde veille, laissant dans leur camp un trompette, et, pour offrir à quiconque eût regardé de loin l'aspect de sentinelles, ils dressèrent sur des poteaux des corps récemment morts et des enseignes.

Spartacus, sorti de ce pas dangereux, s'achemine vers la mer Supérieure, où il espérait se ménager une place de refuge. Cossinius, détaché pour s'opposer à ce dessein, vient camper aux bains salants de l'Apulie, entre les rivières du Cerbale et de l'Aufide. Les gens du pays tombèrent à l'improviste sur son camp. En ce moment

CCCIII

Cosinius se baignait dans une fontaine voisine

Il se sauva nu, et fut tué dans sa fuite. Bientôt les fugitifs attaquent Varinius lui -même, non qu'ils fussent tous armés en guerre, mais toute chose devenait une arme pour leur fureur : un épieu, une fourche ou tout autre outil de bois durci au feu, auxquels ils avaient donné

CCCId

La dureté nécessaire pour combattre, portait des coups presque aussi dangereux que le sont ceux des armes de guerre .

CCCIe

Mais, tandis que les fugitifs obtenaient tous ces succès, voyant qu'une partie de ses soldats était atteinte des maladies qu'amène l'automne ; que, depuis leur dernière déroute, aucun ne revenait aux drapeaux, malgré l'édit sévère qui il avait rendu, et que ceux qui restaient mettaient la plus honteuse lâcheté à se refuser au service, Varinius envoya C. Thoranius, son questeur, à Rome, afin que, par témoin oculaire, on sût mieux l'état des choses. Néanmoins, en attendant son retour avec quatre cohortes de soldats de bonne volonté,

il alla en avant contre l'ennemi ; mais, ayant reçu quelques renforts, il put être maître de la campagne, resserra les fugitifs dans leurs incursions, et leur interdit l'accès de la Lucanie.  Spartacus, dans la vue de rétablir ses communications avec cette province, s'approche du camp romain ; mais il était si bien fortifié, qu'il n'osa rien entreprendre.

CCCIf

Quelques jours après, nos soldats, contre leur ordinaire, commencent à sentir croître leur confiance, et à tenir un langage plus assuré. Varinius est entraîné lui-même par cette ardeur inattendue ; il met de cóté les précautions, puis, des soldats novices, non encore éprouvés, et tout préoccupés des revers de leurs camarades, il les conduit néanmoins contre le camp des fugitifs.

Dés que les romains aperçoivent de loin ceux-ci rangés en bon ordre et poussant des cris menaçants, leur courage s'ébranle.

CCCIg

Déjà, ralentissant le pas et gardant le silence, ils ne se présentent pas aussi superbement au combat qu'ils l'avaient demandé.

Ils attaquent cependant la ligne ennemie ;

CCCIV

Mais cette tentative n'ayant pas réussi, les soldats commencèrent à la charge avec plus de mollesse, en ne tenant pas leurs armes serrées comme ils l'avaient fait d'abord, et en desserrant les rangs.

D'ailleurs, harassés de s'être tenus en haleine depuis le matin, ils étaient si accablés par la chaleur.

CCCV

Que la plupart, pouvant à peine se soutenir, s'appuyaient, fatigués et fixés sur leurs armes.

La défaite devient générale : Varinius donne le signal de la retraite et se replie sur la Lucanie, abandonnant aux esclaves toute la pointe de l'Italie jusqu'au détroit.

A Rome, le tribun Licinius Macer crut le moment favorable pour obtenir l'abolition des lois de Sylla, en ce qui concernait la puissance tribunitienne. Il jugeait d'ailleurs le parti popu­laire renforcé

CCCVI

par le retour de ceux à qui, après la guerre de Lepidus, le sénat avait fait grâce.

Voici le discours qu'il prononça à cette occasion

CCCVII

DISCOURS DE M. LICINIUS, TRIBUN DU PEUPLE, AU PEUPLE.

Si vous mettiez peu de différence Romains, entre les droits que vous ont laissés vos pères, et la présente servitude que vous a léguée Sylla, j'aurais à vous faire un long discours, et à vous apprendre pour quelles in­jures et combien de fois le peuple en armes s'est séparé du sénat; enfin comment il a, pour défenseurs de tous ses droits, établi ses tribuns. Aujour­d'hui ma tâche ne consiste qu'à vous exhorter, et à prendre le premier chemin qui, selon moi, doit vous ra­mener à la liberté. Je n'ignore point combien nombreuses sont les ressources de la no­blesse, que, seul, sans pouvoir, avec une vaine ombre de magistrature, j'entreprends de déposséder de sa do­mination; je sais aussi combien une faction d'hommes mal intentionnés agit plus sûrement que de bons citoyens isolés. Mais, sans parler du juste es­poir que je fonde sur vous, espoir au-dessus de la crainte, j'établis que mieux vaut, pour un homme de cœur, essuyer une défaite en combattant pour la liberté, que de n'avoir point entrepris le combat. Ce n'est pas que, dans l'espoir d'obtenir du crédit et des récompenses, tous ceux qui ont été élus pour défendre vos droits n'aient contre vous dirigé leur influence et leur autorité, et n'aient mieux aimé prévariquer avec profit que bien faire gratuitement. Tous se sont rangés sous la domina­tion de quelques hommes, qui, à la faveur d'un renom militaire, se sont emparés du trésor, de l'armée, des royaumes, des provinces, et se font un rempart de vos dépouilles, tandis que vous, multitude semblable a un troupeau, vous vous livrez à chacun d'eux comme une chose dont ils ont la propriété, la jouissance, dépouillés ainsi de tout ce que vous laissèrent vos ancêtres, sauf cependant votre droit de suffrage, qui autrefois vous donnait des chefs, et aujourd'hui vous donne des maîtres. De ce côté donc tous se sont rangés; mais bientôt, si vous recouvrez ce qui vous appartient, ils seront à vous, la plupart. Peu d'hommes ont le courage de défendre le parti qui leur plait ; le plus grand nombre suit celui du plus fort.

Pouvez-vous croire que rien vous puisse faire obstacle, si vous marchez dans un même esprit, vous qui, dans votre étal de langueur et de découra­gement, avez su vous faire craindre? A moins peut-être que C. Cotta, élevé au consulat du sein de la faction, ait, autrement que par crainte, rendu quelques droits aux tribuns du peu­ple; et, quoique L. Sicinius, pour avoir osé le premier parler de la puissance tribunitienne, ait été, malgré vos murmures, victime de la perfidie des patriciens, cependant, chez eux, la crainte de votre courroux s'est fait plutôt sentir que, chez vous, le sen­timent de l'injure. C'est ce que je ne puis assez admirer, Romains; car, combien vaines furent vos espérances, vous avez pu le reconnaître! Sylla mort lui qui avait imposé une odieuse servitude, vous pensiez être à la fin de vos maux : il s'est élevé un tyran bien plus cruel, c'est Catulus. Des troubles ont éclaté pendant le consu­lat de Brutus et d'Emilius Mamercus; après quoi C. Curion a porté l'abus du pouvoir jusqu'à faire périr un tribun innocent. Lucullus, l'année dernière, quelle animosité n'a-t-il pas montrée contre L. Quinctius? vous l'avez vu. Quelles tempêtes enfin aujourd'hui ne soulève-t-on pas contre moi? Certes, ce serait bien vainement qu'on les exciterait, s'ils devaient se lasser de la domination plutôt que vous de la servitude, d'autant plus que si, dans le cours de nos guerres civiles, on a mis en avant d'autres prétextes, on n'a de part et d'autre combattu que pour asservir. Ainsi, tous les maux nés de la licence, de la haine, de l'avidité, n'ont produit qu'un embrase­ment passager; il n'est resté que le but commun des deux factions, qu'on vous a enlevé pour l'avenir, la puis­sance tribunitienne, cette égide de la liberté conquise par vos ancêtres.

Je vous en avertis, je vous en con­jure, songez-y sérieusement ; n'allez pas, changeant le nom des choses au gré de votre lâcheté, nommer, tran­quillité ce qui est servitude. Si le crime remporte sur le droit, sur l'honneur, la tranquillité ne sera point votre partage : elle l 'eut été si vous étiez toujours restés calmes. Mainte­nant faîtes-y bien attention; et, si vous n'êtes vainqueurs, comme l'op­pression trouva sa sûreté en se ren­dant plus pesante, ils vous tiendront encore plus serrés. Que demandez vous donc ? va m'objecter quelqu'un de vous. Qu'avant tout vous vous départiez de votre manière d'agir, hommes à la langue brave, au cœur lâche, et qui, une fois hors de l'enceinte de cette assemblée, ne pen­sez plus à la liberté; ensuite (et de­vrais-je avoir besoin de vous appeler à ces mâles efforts par lesquels, en attribuant aux tribuns du peuple les magistratures patriciennes, vos ancê­tres ont dû affranchir les élections de l'influence : exclusive des patri­ciens?) puisque toute puissance réside en vous, les commandements qu'au­jourd'hui vous voulez bien subir de la part des autres, vous pouvez assure­ ment les exécuter ou les enfreindre à votre gré, Jupiter, ou quelque autre dieu, est-il donc le protecteur que vous attendez? Cette grande autorité des consuls et des décrets du sénat, votre docilité lui sert de sanction,Romains; et c'est un plaisir qui, comme toute licence qu'on se permet contre vous, trouve en vous des auxiliaires commodes et empressés. Je ne vous exhorte pas à venger vos injures, mais plutôt à chercher le re­pos : ce n'est pas non plus les discordes que j'appelle, ainsi qu'ils m'en accusent; mais, comme je veux y met­tre fin, j'invoque, au nom du droit des gens, ce qui nous appartient; et, s'ils s'opiniâtrent à le retenir, ne recourez ni aux armés : ni à la retraite, contentez-vous de ne plus donner votre sang : c'est là mon avis. Qu'ils exercent, qu'ils possèdent, comme ils l'entendront les commandements militaires, qu'ils cherchent des triomphes, qu'avec les images de leurs ancêtres, ils poursuivent Mithridate, Sertorius et les débris des exilés, point de périls ni de travaux pour ceux qui n'ont aucune part dans les avantages; à moins toutefois que cette loi improvisée sur les subsistances ne soit pour vos services une compensation. Or, par elle, à cinq mesures de blé a été estimée la liberté de chacun de vous; aussi bien la ration d'un prisonnier ne s'élève pas plus haut. En effet, par son exiguïté, elle est tout juste ce qu'il faut pour l'em­pêcher de mourir en épuisant ses forces; ainsi, pour vous, une si faible distribution n'affranchit pas des embarras domestiques, et tout ce qu'il y a d'hommes lâches se laissent abuser par une chétive espérance. Mais, serait-elle abondante, cette lar­gesse que l'on vous montrerait comme le prix de votre liberté, qui de vous serait assez faible pour se laisser sur­prendre et pour penser devoir quel­que reconnaissance à qui vous donne insolemment ce qui vous appartient? En effet, pour établir leur puissance sur la masse, ils n'ont pas d'autre moyen, et ils n'en tenteront pas d'autre. Le piège n'en est pas moins à fuir. Ainsi, en même temps qu'ils cherchent des adoucissements, ils vous remettent jusqu'à l'arrivée de Cn. Pompée, de ce Pompée qu'ils ont craint tant qu'ils l'ont vu au dessus de leurs têtes et qu'ils déchirent depuis que leur frayeur est passée. Et ils ne rougissent pas, ces vengeurs de la liberté, comme ils se nomment, de voir que tant d'hommes n'osent, faute d'un seul, mettre un terme à leur oppression ou ne puissent défendre leurs droits. Quant à moi, il m'est assez prouvé que Pompée, si jeune et si glorieux, aime mieux être le chef de votre choix que e complice de leur tyrannie; et qu'avant tout il sera le restaurateur de la puissance tribunitienne. Mais autrefois, Romains, cha­que citoyen trouvait appui chez tous les autres, et non tous chez un seul; et nul, parmi les mortels, n'avait le pouvoir de donner ou d'ôter de tels droits.

Ainsi donc assez de paroles, car ce n'est pas l'ignorance qui vous fait faillir; mais vous vous êtes laissé ga­gner par je ne sais quelle torpeur, qui fait que vous n'êtes émus ni par la gloire ni par la honte; et pour croupir dans votre présente inertie, tout par vous a été donné en échange; et vous croyez jouir largement de la liberté, parce que la verge du licteur épargne votre croupe, et que vous pouvez aller et venir par la grâce de vos maîtres opulents. Et encore telle n'est pas la condition des habitants de la campagne ; ils sont battus, meurtris au milieu des querelles des grands, et donnés comme apanage aux magistrats des provinces. Ainsi le combat et la victoire sont l'affaire d'un petit nombre; le peuple, quoi qu il advienne, est traité en vaincu; et de jour en jour il le sera encore bien mieux si vos tyrans continuent à mettre plus d'ardeur à garder la domination que vous à recouvrer la liberté.

Le discours de Macer produisit une sensation d'autant plus grande, que dans les derniers rangs du peuple la foule des harangueurs, race d'hommes

CCCVIII

Nourris de la méchante habitude des débats les plus tumultueux

ne cessait de reproduire et de commenter les arguments du tri­bun ; mais le sénat parvint encore à gagner du temps en met­tant en avant le nom de Pompée, et reçut alors fort à propos des lettres dans lesquelles ce général annonçait

CCCIX

Que si, avant son arrivée, aucun arrangement n'était conclu entre le S én at et le peuple, il s'occuperait en leur présence de cette affaire.

La question resta donc en suspens.

En Espagne, Perpenna n'avait cessé, depuis quatre ans, de manœuvrer sourdement contre Sertorius dont il était bassement jaloux. Bientôt, il en vint à une conspiration dont le résultat fut que de nombreuses villes celtiberiennes ouvrirent leurs portes à Metellus. Aigri par ces défections, Sertorius devint dé­fiant, emporté, cruel même. Metellus, rendu plus entreprenant, obtint divers avantages, et Sertorius fut obligé de transporter son quartier général à Osca, pour être à porter de se diriger partout où sa présence serait nécessaire. Cependant rien

CCCX

Dans la conjuration ne périclite

et c'est dans Osca même que Perpenna et ses affidés achèvent d'arrêter leur complot. Perpenna invite Sertorius à souper ; ce général s'y rend sans défiance.

CCCXI

On se mit donc à table : Sertorius en bas, sur le lit du milieu, ayant L. Fabius Hispaniensis au-dessus de lui, l'un des sénateurs proscrits; sur le lit d'en haut était Antoine, et au-dessous de lui Versius, secrétaire de Sertorius; son autre secrétaire, Mécénas était sur le lit d'en bas entre Tarquitius et Perpenna, le maître de la maison.

Ainsi, le général et chacun de ses secrétaires se trouvaient pla­cés entre deux conjurés. Sur la fin du repas, Antoine feint de prendre querelle avec Tarquitius.

CCCXII

Tarquitius lui répond avec aigreur

CCCXIII

S'écartant de la retenue habituelle

que l'on gardait en présence du général. Sertorius, qui ne veut ni souffrir une telle inconvenance ni gêner la liberté des con­ vives, feint de s'abandonner au sommeil. Ce fut le moment que les conjurés prirent pour l'assassiner, ainsi que ces deux se­ crétaires. Rome fut ainsi délivrée, par un crime, de ce nouveau Viriate, car les Espagnols étaient dans l'habitude de le comparer au héros lusitanien, et souvent aussi à Annibal. Il fut plus humain envers les ennemis que le Carthaginois, moins témé­raire que Pyrrhus; mais, sous le rapport, des exploits militaires, ne peut-on pas le mettre au-dessus de ces grands ennemis de Rome?

CCCXIV

Car enfin à Pyrrhus , à Annibal, la mer et la terre

fournissaient de puissants secours ; au lieu que Sertorius, jeté au milieu d'un peuple barbare, dont une partie obéissait à ses ennemis, n'avait de ressources que celles qu'il tirait de son gé­nie. Sa mort opéra une révolution en faveur du parti des Ro­mains. Perpenna devint un objet d'horreur. Pompée se mit à sa poursuite, l'atteignit sur les bords du Tage, et remporta sur lui une victoire peu disputée. Perpenna voulut, dans sa fuite, mettre le fleuve entre sa personne et l'ennemi ; mais à peine, avec quelques officiers, se fut-il engagé dans les flots, que

CCCXV

Le Tage lui sembla se gonfler tout à coup.

Néanmoins ils purent passer à l'autre bord, mais ils y furent atteints par des cavaliers ennemis, qui ne se doutèrent point d'abord de l'importance de leur prisonnier ;

CCCXVI

Et ce fut le muletier d'un entrepreneur de vivres qui, par hasard, reconnut Perpenna.

Conduit à Pompée, Perpenna lui offrit de lui montrer des lettres de grands personnages qui appelaient Sertorius en Italie. Pompée, par une généreuse politique, refusa ces honteuses commu­nications, et fit mourir Perpenna.

CCCXVII

Après y avoir vainement consumé

trois années contre les pirates qui recommençaient de plus belle leurs brigandages. On avait nommé, pour lui succéder, le consul

CCCXVIII

Octavius, homme doux, et perclus des pieds

par l'effet de la goutte. C'était un général peu propre à une guerre qui demandait autant d'activité que de vigueur. L'au­dace des pirates ne connaissait plus de bornes. Ils allaient jus­qu'à faire journellement des descentes en Italie. Sextilius, gou­verneur de Sicile, leur voulut donner la chasse, mais il fut pris et défait. Bellenius, préteur de la Campanie, mit alors en mer une escadre pour couvrir la Sicile, mais il ne fut pas plus heureux.

CCCXIX

Et par hasard, dans la traversée, une cohorte romaine, portée sur un bâtiment long, s'écarta du reste de l' escadre, et, arrêtée par un grand calme, fut capturée par deux brigantins de pirates.

C'était précisément le navire que montait Bellienus. Il tomba entre leurs mains avec ses faisceaux et l'aigle de la légion. Les pirates allèrent alors jusqu'à menacer le port d'Ostie,

CCCXX

Ce rendez -vous des navigateurs.

Le tribun Cethegus employa tout son crédit pour faire don­ner à Octavius un successeur dans la personne de son ami M. Antonius, fils du célèbre orateur de ce nom.

CCCXXI

M. Antonius, né pour dissiper l'argent, incapable de s'occuper d'aucun soin, si ce n'est au dernier moment, était moins que tout autre propre à terminer heureusement cette guerre.

Cependant Lucullus, s'éloignant d'Amise, qu'il avait tenue bloquée pendant l'hiver, marcha vers la ville de Cabire, aux environs de laquelle campait l'armée royale. Dans un combat de cavalerie, les Asiatiques eurent l'avantage, Lucullus, averti par cet échec, se saisit d'un poste si avantageux, que, bien qu'il pût surveiller tous les mouvements de l'ennemi.

CCCXXII.

Et que les deux camps se touchassent, la situation naturelle du terrain empêchait d'en venir aux mains.

Il y eut de fréquentes escarmouches dans lesquelles brillèrent l'impétueuse valeur des soldats asiatiques et la salutaire disci­pline de l'armée romaine. Enfin, après un combat dans lequel le camp de Taxile, un des satrapes du roi, tomba au pouvoir des Romains, Mithridate se résolut à la retraite. Ce mouvement s'effectua pendant la nuit, dans un si grand tumulte, que ce monarque,

CCCXXIII

Mithridate, couvert d'une armure assortie à sa taille gigantesque

se vit foulé aux pieds par ses propres soldats. Poursuivi dans sa fuite par les soldats romains, car toujours il était

CCCXXIV.

Remarquable par la beauté de ses chevaux et de ses armes,

il n'échappa qu'en poussant, entre ceux qui étaient près de l'atteindre et sa personne, un mulet chargé d'or. A la suite de cette campagne, Mithridate envoya Métrodore, son plus intime confident, solliciter le secours de Tigrane, roi d'Arménie. Celui-ci se montra peu disposé à embrasser la cause, de son beau-père. Métrodore

CCCXXV.

Ayant commencé une longue ha­rangue

pour persuader Tigrane : « Je serais fou, interrompit ce mo­narque, d'aller me jeter dans le feu quand je ne l'ai pas chez moi.» D'accord, répliqua Medrodore, mais

CCCXVI

Ne savez-vous pas que quand le feu a pris à une maison, il n'est pas fa­cile de préserver de l'incendie les maisons voisines ?

La superstition concourut aussi à refroidir les dispositions de Tigrane pour son beau-père : il se rappelait que la fondation du royaume de Pont avait été un échec pour les rois de Syrie, à la puissance et aux prétentions desquels il avait succédé. Il crut voir en songe qu'il semait l'or à pleines mains dans un champ. Ce rêve l'effraya : les devins, consultés, le rassurèrent;

CCCXXVII

Mais, lui craignant d'avoir été trompé, consulta les entrailles des victimes pour savoir si ce songe lui promettait un trésor.

La réponse des aruspices ne le satisfît pas davantage, et ce fut dans cette disposition que le trouva Métrodore. La négociation ne produisit donc aucun résultat.

FRAGMENTS DU QUATRIÈME LIVRE

A Rome, les consuls avaient eu à pourvoir au soulagement du peuple, dans un moment où la cherté des blés, l'entretient de plusieurs armées employées à des guerres étrangères, et la révolte des fugitifs en Italie, avaient épuisé toutes les ressources du trésor et des contribuables. Gellius, l'un d'eux,

CCCXXVIII

Plein d'anxiété et d'incertitude,

ne savait á quel parti s'arréter ;

CCCXXIX

Mais son collègue, Cn. Lentulus,d'une maison patricienne, et qui portait le surnom de Clodianus, promulgua sans qu'on puisse dire s'il se montra plus inconsidéré qu'inconséquent à ses principes une loi partant qu'on exigerait des acheteurs des biens des proscrits toutes les sommes dont Sylla leur avait fait la remise.

Cette proposition souleva tous les partisans de Sylla.

CCCXXX

Tous ceux qui, malgré leur âge, conservaient dans un corps vieilli l'esprit militaire

étaient prêts à se soulever et à renouveler la guerre civile ; car, depuis les sanglantes querelles de Sylla et de Marius,

CCCXXXI

Dans Rome était répandue, comme un fléau contagieux, la manie

de vouloir tout décider par violence. Il fallut renoncer à cette ressource dangereuse qu'assurément,

CCCXXXII

Bien mal conseillé,

Lentulus avait cru devoir mettre en avant.
Spartacus, loin de se laisser éblouir par ses succès, s'occupa sérieusement de discipliner la révolte dont il était le chef. Il promulgua des lois et des statuts tendant à maintenir l'ordre parmi cette foule de gens sans aveu qui l'avaient choisi pour chef. Ces lois n'avaient dans le principe été faites que pour la Lucanie, d'où les fugitifs étaient d'abord sortis en plus grand nombre. Mais, voyant affluer à son camp les esclaves de l'Etrurie et de la Gaule cisalpine, Spartacus étendit ces règlements à tous les fugitifs des cités gauloises, latines ou étrusques, qui entraient dans la ligue. Ainsi

CCCXXXIII

la loi Lucanienne devint commune à tous les fugitifs, même en deçà du Pô.

Pour mettre un frein à la cupidité des esclaves, il établit que, dans son camp,

CCCXXXIV

Aucun soldat, ni tout autre en faisant les fonctions,

n'introduirait aucune matière d'or ou d'argent.
Les levées faites, Gellius et Lentulus marchent contre les fugitifs.  Spartacus, fidèle à son système de circonspection, ne songe qu'à opérer sa retraite vers les Alpes ; mais le chef des Gaulois, Crixus,

CCCXXXV

Se laisse enfler par le succès, au point de ne se posséder plus ;

il ne rêve que la conquête de Rome. Ses compatriotes partageaient sa présomption. Ainsi les fugitifs

CCCXXXVI

Commencèrent à ne plus être d'accord entre eux, et à ne plus tenir conseil en commun.

Mais la division devint plus marquée parmi eux au moment où la présence de deux consuls armés contre eux aurait dû les engager à l'union.

CCCIh

Ainsi ces fugitifs. tous d'accord pour soutenir la lutte, étaient sur le point d'en venir entre eux à une sédition. Crixus et ceux de sa nation, Gaulois et Germains, s'obstinèrent à aller au devant de l'ennemi, et à lui offrir la bataille ; Spartacus, au contraire,

de continuer son chemin pour exécuter son plan. Gellius cependant s'était avancé le long de l'Apennin. Crixus, à la tête de ses vingt mille Germains ou Gaulois, marcha au-devant de lui par la Lucanie et l'Apulie, et le joignit sur le territoire des Samnites. Là on en vint aux mains. Dans cette circonstance, la valeur impétueuse des Gaulois leur procura un avantage dont ils ne surent pas profiter. Ils avaient repoussé les Romains, qui abandonnèrent leur camp. Les Barbares y entrèrent, mais n'osèrent pas le piller entièrement pendant la nuit.

CCCXXXVII

Le retour au camp le lendemain , ils trouvèrent quantité de choses que, dans leur précipitation, les Romains avaient abandonnées ; et, pendant que, joyeux, ils s'excitaient à boire et à manger,

ils furent surpris par les légions aux ordres du préteur Arrius, qui les mit en complète déroute. Crixus fut tué comme il tâchait, à force de valeur, de réparer sa faute. Cependant Spartacus dirigeait sa marche par la branche des Apennins qui longe l'Étrurie. Mais il trouva le consul Lentulus disposé à lui disputer le passage. Il résolut de le forcer avant qu'il eût opéré sa jonction avec Gellius.

CCCXXXVIII

Il fit donc harceler les légions, qui depuis la veille étaient postées sur la montagne ;

mais Lentulus,

CCCXXXIX

Attendant son collègue, moins âgé que lui, et qui lui témoignait beaucoup d'égards,

n'accepta point la bataille. Cependant Gellius approchait. Au moyen d'abatis et de tranchées pratiquées dans les défilés, Spartacus arrête la marche de cet adversaire comme il était déjà presque à la vue des légions de Lentulus, puis il attaqua ce dernier avec impétuosité.

CCCXL

En même temps Lentulus, qui, en présentant un double front, avait su défendre sa position sur une élévation, non sans perdre beaucoup de monde, dès qu'il aperçut la casaque de pourpre sur les bagages de son collègue, et que les cohortes d'élite, commençant à se montrer à ses yeux,

débouchaient de la vallée voisine, n'hésita pas à quitter les hauteurs pour accélérer sa jonction avec son collègue ; mais il ne fit que ménager à Spartacus une victoire plus facile et plus complète, à la suite de laquelle, afin d'honorer les mânes de Crixus, il força

CCCXLI

Pour les couvrir d'opprobre

quatre cents prisonniers romains de combattre comme gladiateurs autour du bûcher de ce chef. Malgré ce sucrés, Spartacus, toujours éloigné de toute présomption,

CCCXLII

N'en fut que plus empressé à hâter sa marche

vers les Alpes. Arrivé sur le Pô, un débordement subit arrêta son mouvement vers les Alpes, et le força de se replier sur Rome. Le préteur Arrius, ayant recueilli les débris des légions dans le Picénum, vient au-devant des fugitifs : il leur livre bataille, il est vaincu ; et les Romains, dans une déroute complète,

CCCXLIII

Prennent, comme il arrive en un pareil désastre, la fuite en diverses directions ; les uns, se fiant à la connaissance des lieux, essayent à se dérober par la fuite ; les autres , se ralliant en petits corps, forcent les passages.

D'autres, ayant sur leur chemin

CCCXLIV

Trouvé des bêtes de somme, se hâtent de se réfugier dans la ville voisine.

Ce désastre jette la consternation dans Rome. La foule des citoyens, les femmes, les enfants éperdus.

CCCXLV

Se jettent aux genoux des sénateurs,

pour les conjurer de détourner le danger qui menace la ville.  Crassus, alors préteur, se présente : il s'offre à marcher contre les fugitifs . Sa confiance inspire quelque résolution aux bons citoyens ; ils viennent en grand nombre et s'enrôlent sous ses ordres. Ayant pris

CCCXLVI

parmi eux tous les vétérans et centurions

retirés du service, il en forme le noyau de ses nouvelles levées. Il eut avis aussi que les villes latines assemblaient une troupe

CCCXLVII

Qui en peu de jours se trouverait réunie sous les armes.

A peine sorti de Rome, il envoya en avant Mummius, son lieutenant, avec ordre de recueillir les débris de l'armée d'Arrius, et d'éviter surtout une action avec Spartacus. Mummius n'obéit pas : il fut vaincu ; et Crassus, après avoir recueilli les fuyards, sévit contre les troupes de Mummius, qui avaient montré de la lâcheté. Il fait décimer les cohortes,

CCCXLVIII

Et périr sous le bâton ceux que le sort a désignés.

CCCXLIX

Ensuite, sa colère étant apaisée, il réconforta le lendemain ses légionnaires par des paroles encourageantes.

Fidèle au plan qu'il avait prescrit à Mummius, après s'être emparé des défilés de l'Apennin, il se contente d'observer la marche de Spartacus, le harcelant quelquefois, et ne s'arrêtant jamais

CCCL

Sans tirer de chaque cohorte les soldats les mieux dressés, qu'il portait en gardes avancées au-devant de son camp.

Spartacus reconnut qu'il avait un adversaire digne de lui, et il reprit le chemin de la Lucanie, suivi d'assez prés par l'armée romaine. Il voulait regagner son ancienne retraite dans l'Abruzze, avec l'espoir de s'y maintenir en prenant position sur l'Apennin. De ce côté,

CCCLI

Toute l'Italie, resserrée par un détroit, se termine coupée par deus promontoires, celui du Buttium et celui des Salentins.

Il se flattait, à tout événement,

CCCLII

Que dans des défilés la guerre pourrait se prolonger.

Spartacus comptait, en outre, passer en Sicile sur les vaisseaux des pirates, et transporter le théâtre de la guerre dans cette île où deux fois les esclaves en révolte avaient osé faire tête aux Romains. Serrés de près par l'armée de Crassus, les fugitifs

CCCLIII

Se réfugièrent dans la forêt Sila.

Alors Spartacus entra en marché avec les pirates, pour qu'ils lui fournissent des bâtiments de passage ; mais ceux-ci, après avoir reçu l'argent, repartirent. Crassus, pour enfermer Spartacus dans la pointe méridionale de l'Italie, fit creuser un fossé d'une mer à l'autre. Dès que ce

CCCLIV

Travail,

qui employa plusieurs

CCCLV

Journées

fut achevé, les fugitifs se virent

CCCLVI

Enfermés de tous cotés par un retranchement de [quinze] pieds

de profondeur sur autant de large ; nul moyen de s'échapper.  Spartacus songe alors à passer le détroit sur des radeaux ; mais l'entreprise était impossible dans cette mer resserrée. C'est ici le lieu de parler de la situation relative de la Sicile et de l'Italie. A ce sujet, les traditions varient, et la tradition

CCCLVII

A parmi ces récits, grâce à l'éloignement des temps, rendu encore plus absurdes plusieurs fables tirées d'un fond de vérité.

CCCLVIII

II est certain que l'Italie fut jointe à la Sicile ; et, lorsqu'elle ne formait qu'un seul continent, l'isthme qui les unissait s'est trouvé ou submergé par les eaux, à cause de son peu d'élévation, ou coupé par elles, à cause de son peu d'étendue,

CCCLIX

Et le sol s'entr'ouvrit à une grande profondeur,

qui fut aussitôt comblée par les flots de la mer.

CCCLX

De là ce lieu a été nommé Rhegium.

CCCLXI

Ce qui arrondit ce détroit, c'est le gisement du sol de l'Italie, qui est plus bas, et la hauteur du sol de la Sicile, qui rejette sur cette contrée l'action des vagues,

car, à vrai dire, le terrain

CCCLXII

De l'Italie est peu élevé, et doux à gravir,

à l'exception des dépendances de la chaîne de l'Apennin. On prétend que, pour garantir la Sicile des débordements auxquels elle se trouvait exposée, ses habitants construisirent, à force de bras, une digue très-élevée. C'est aujourd'hui

CCCLXIII

Le cap Pélore, situé dans la partie septentrionale de la Sicile, ainsi appelé du nom d'un pilote d'Annibal, qui y fut inhumé. Il fut victime de l'ignorance de son chef, qui, à son retour de Petilia, croyait avoir été égaré par la trahison de ce pilote

dans ces parages qui lui étaient inconnus,

CCCLXIV

Le détroit qui forme courbure le long de la Sicile n'a pas plus de trente-cinq milles de long.

CCCLXV

Dans sa moindre largeur, il sépare la Sicile de l'Italie sur un espace de trois mille pas. II est fameux par ces monstres fabuleux, Charybde d'un côté, Scylla de l'autre, qui se montrent au navigateur. Les habitants appellent Scylla un rocher qui s'élève au-dessus de la mer, et qui, de loin, offre à l'oeil quelque apparence de la forme qu'on lui a tant attribuée : voilà pourquoi la Fable lui a donné l'aspect d'un monstre à forme humaine, entouré de têtes de chiens, parce que les flots, qui se brisent contre cet écueil, font un bruit qui ressemble à des aboiements.

CCCLXVI

autour de Charybde la mer forme un gouffre,

car elle engloutit tout ce qui s'en approche ; ce qui a donné lieu à la fable d'une femme vorace qui, pour avoir enlevé les boeufs d'Hercule, fut d'un coup de foudre précipitée dans la mer. Les courants que forment Charybde,

CCCLVII

Absorbant par des gouffres cachés les objets naufragés que des accidents y amènent, vont les poster à soixante milles de là, aux ravages de Tauromenium,

CCCLVIII

Où les vaisseaux, mis en pièces, ressortent du fond des eaux.

Traverser un pareil détroit sur des radeaux et de faibles embarcations était impossible. Les fugitifs revinrent donc dans la forêt Sila, résolus de forcer, les armes à la main, le fossé creusé par Crassus ;

CCCLIX

Car, si les efforts de l'ennemi y mettaient obstacle, encore valait-il mieux périr par le fer que par la faim.

Ce coup désespéré réussit ; les fugitifs franchirent la barrière. Le dessein de Spartacus était de gagner Brindes et de faire une nouvelle tentative pour sortir d'Italie par mer ; mais les Gaulois, toujours disposés à la révolte, firent de nouveau bande à part, et allèrent camper sur les marais salans de Lucanie. Crassus marche aussitôt au-devant d'eux, les attaque, les bat ; et il en aurait fait un grand carnage, si Spartacus, qui survint, n'eut donné à ses ingrats compagnons le temps de se rallier et de se retrancher sur le mont Calamarque. Dans une seconde journée, un détachement romain, aux ordres de Pontinius et de Marcius Rufus, lieutenants de Crassus, était au moment de s"emparer, à la faveur de l'obscurité, d'une éminence qui dominait le camp gaulois :

CCCLXX

Lorsque, sur l'entrefaite, le jour commençant à peine à poindre, deux femmes gauloises, qui, pour passer leur époque, étaient au moment de se séquestrer de la société, gravirent la hauteur

d'un autre côté. Elles découvrirent la marche du détachement, et donnèrent l'alarme au camp. Les Gaulois, avertis, reçurent si bien ceux qui comptaient les surprendre, qu'ils auraient remporté à leur tour la victoire, si Crassus n'était survenu avec le gros de l'armée. Il choisit, pour les attaquer, un bas-fond humide où l'avantage du terrain était pour lui

CCCLXXI

Alors, comme ils étaient tous et chacun en désordre, à cause de la difficulté de se tenir sur leurs pieds dans ce terrain glissant, ils virent tomber sur eux les premières cohortes, puis le reste de l'armée de Crassus, avec cette ardeur qui ne manque jamais au soldat quand il est sûr de l'avantage.

Les Gaulois furent repoussés et perdirent dix mille hommes. Dans une seconde action, qui eut lieu le soir même, Crassus remporta une seconde victoire sur les fugitifs ; six mille des leurs restèrent encore sur le champ de bataille. Les Romains firent neuf cents prisonniers, et recouvrèrent cinq aigles romaines, vingt-six drapeaux et cinq faisceaux armés. de haches. Toutefois, à Rome, la consternation était extrême, et le peuple demandait à grands cris le rappel de Pompée. Cet heureux général, après avoir détruit ou rallié à ses drapeaux les armées ennemies, n'avait plus qu'à faire rentrer dans l'obéissance les villes jusqu'alors demeurées fidèles au parti de Sertorius. Calagurris seule opposa une résistance invincible. Les habitants, plutôt que de se rendre, eurent le courage de manger les corps de leurs femmes et de leurs enfants morts de faim ;

CCCLXXII

Et, après avoir consommé une partie des cadavres, ils salèrent le reste, afin de le conserver pour cet usage.

La ville finit par être prise d'assaut, détruite, et les habitants passés au fil de l'épée. Les romains, en entrant dans la place, trouvèrent

CCCLXXIII

Le reste des cadavres en salaison.

La ruine de Calagurris entraîna la fin de la guerre en Espagne. Metellus alors sortit de la Péninsule et

CCCLXXIV

Licencia son armée, dés qu'il eût passé les Alpes.

Toujours épris de son importance,

CCCLXXV

Pompée éleva sur les monts Pyrénées des trophées, monument de ses victoires sur les Espagnols.

C'est à cela qu'il employa ses troupes ; accoutumé qu'il était à braver les lois, il n'eut garde de les licencier. Spartacus cependant s'était réfugié sur le mont Cliban, près de Pétélie. Crassus détache contre lui Tremellius Scrofa, son questeur, et Quinctius, son lieutenant ; ils sont défaits, et, cette victoire inspirant aux fugitifs une confiance funeste, ils forcent leur capitaine à les conduire en Lucanie. C'était aller au-devant des désirs de Crassus, qui voulait vaincre avant l'arrivée de Pompée. Le résultat d'une dernière bataille, que Spartacus aurait voulu éviter, fut décisif : il y perd la vie, et sa mort devient la fin de la guerre ; mais dans cette action les fugitifs ont bien fait leur devoir, et aucun d'eux

CCCLXXVI

Ne périt lâchement et sans vengeance

Après le combat, Crassus poursuvit les fugitifs jusqu'à ce qu'ils fussent détruits . On leur donna la chasse comme à des bêtes fauves. De retour à Rome, il reçut l'honneur de l'ovation : on ne crut pas devoir récompenser par le grand triomphe le vainqueur dans une guerre servile. Cependant

CCCLXXVII

Un seul chef des révoltés se maintint dans la Lucanie, grâce à la connaissance des lieux ; il se nommait Publipor.

Près de cinq mille esclaves se rallièrent autour de lui. Déjà il avait fait quelques progrès, lorsqu'un malheureux hasard le fit tomber dans l'armée de Pompée, qui revenait d'Espagne. En une seule action, la troupe de Publipor fut détruite, et Pompée ne craignit pas de mettre ce facile avantage au-dessus des succès bien autrement réels de Crassus.
Ainsi se termina cette guerre honteuse pour Rome, bien qu'en cette occasion elle fût parvenue à vaincre des ennemis dont la valeur personnelle est au-dessus de toute comparaison.
Dans d'autres circonstances, elle avait vaincu facilement de grandes nations pourvues de tous les moyens d'attaque et de défense : ici ce sont des ennemis qui d'esclaves se sont faits hommes, et à qui la plus indomptable fureur fournit des armes.

CCCLXXVIII

Parfaitement au fait des localités, et habitués à recouvrir d'osier des vases agrestes, grâce à cette industrie, chacun d'eux put s'armer d' un bouclier de forme semblable à ceux de la cavalerie.

Ils recouvrirent l'osier avec le cuir des bestiaux qu'ils avaient enlevés dans la campagne,

CCCLXIX

Et ces cuirs, récemment écorchés, s'y appliquaient sur-le-champ, comme si on les eût collés.

En Macédoine, Curion avait poursuivi contre plusieurs nations thraciques le cours de ses succès, pendant le consulat
de C. Cassius Varus et de M. Terentiusb Varro Lucullus, frère, du vainqueur de Mithridate. Après avoir mis fin à la guerre contre les Dardaniens, par la terreur des supplices, et pénétré, jusqu'au Danube, il revint prendre ses quartiers d'hiver non loin des bords de l'Ebre. L'année suivante, avant de se mettre en campagne,

CCCLXXX

Curion s'étant arrêté dans ce lieu jusqu'au jour de la célébration des fêtes de Vulcain.

apprit qu'il avait pour successeur M. Terentius Varro Lucullus, frère de Lucullus ; alors il ramena ses légions le long de la mer, par

CCCLXXXI

Énéos, Maronée, puis la grande route militaire.

Revenons, à la guerre contre les pirates :

CCCLXXXII

Cet Antoine, la honte du nom des trois Antoines qui, pour combattre les pirates, eut le commandement de la côte maritime, par toute l'étendue de la domination romaine,

se montra trop au-dessous d'une si haute mission. Ses premiers exploits se bornèrent à rançonner la Grèce et l'Asie, sans qu'il tentât rien contre les pirates;

CCCLXXXIII

Ce qui l'exposa aux soupçons, sans qu'on puisse dire si ce fut par suite de sa nonchalance, d'une secrète collusion avec ces larrons qui lui faisaient une part dans le butin ;

mais il ne ménagea pas les alliés de Rome. Sous prétexte que les Crétois avaient fourni des secours à Mithridate, il attaqua leur île. Cette agression inopinée les effraya d'abord ; bientôt ralliés par leurs chefs Lasthène et Penares, ils forcèrent les Romains à se rembarquer. Antoine alors se dirigea d'un autre côté pour y tenter une nouvelle descente. Lasthène, devinant son dessein, se mit en croisière dans le détroit que l'île de Dia forme vers la côte de l'île de Crète. On comprendra mieux les opérations; de cette guerre,

CCCLXXXIV

Quand j'aurai dit d'abord la position cette île

CCCLXXXV

Eloignée du continent.

L'île de Dia, opposée au rivage oriental de la Crête, n'est qu'un long écueil boisé, en face de la plaine Othienne. Selon la tradition des poètes, de même qu'en Sicile, Encélade a été enseveli sous le mont Etna, de même

CCCLXXXVI

Othus en Grèce

a été abîmé avec son frère Ephialte, sous le mont Othus, par les foudres victorieux de Jupiter ; d'où le nom de Campagne d'0thus donne aux environs de Gnosse.

CCCLXXXVII

L'île de Crète est plus élevée dans toute sa partie orientale,

ce qui devait rendre plus facile la défense de ses habitants
contre Antoine. Enhardi par le petit nombre des vaisseaux que commande Lasthène, le préteur l'attaque sans précaution. Les Romains sont bientôt accablés par l'impétuosité des manoeuvres de l'ennemi, qui les pousse vers quelques bas-fonds,

CCCLXXXVIII

Leurs vaisseaux, embarrassés, ne pouvaient plus exécuter les manoeuvres

Plus des deux tiers de la flotte romaine tomba au pouvoir des Crétois. Ils y trouvèrent une grande quantité de chaînes que, dans sa présomption, M. Antoine avait destinées pour eux ; à l'instant, par représailles, se saisissant, des prisonniers romains,

CCCLXXXIX

Ils leur liaient les bras derrière le dos.

Le préteur et ceux qui avaient pu s'échapper sur quelques vaisseaux furent les tristes témoins de ce spectacle ignomi­nieux, tant qu'ils eurent en vue les navires crétois,

CCCXC

Sur lesquels les hommes qui leur étaient le mieux connus, suspendus au mat, étaient battus de verges, ou, le corps tout mutilé, attachés à un ignoble gibet.

Antoine mourut de honte et de douleur, et le peuple lui donna, par dérision, le surnom de Crétique. Cependant, à Rome, tout retentissait du nom de Pompée, dont le peuple avait accueilli le retour avec enthousiasme. Dans ses préventions l'opinion populaire, injuste envers Metellus comme envers Crassus, attribuait à Pompée tout ce qui s'était fait de grand en Espagne et contre les esclaves. Aussi n'eut-il qu'à se montrer pour être élu consul avec Crassus. Ce fut alors qu'il passa la revue des censeurs à son rang de simple chevalier romain, trait de modestie orgueilleuse qui décelait qu'à Rome alors il n'y avait plus de lois pour un citoyen comme Pompée. Ce fut encore sous son consulat qu'il rétablit la puissance tribunitienne dans ses anciennes prérogatives. Déjà le tribun

CCCXCI

M. Attilius Palicanus, homme de bas lieu, Picentin d'origine, g rand parleur plutôt qu'éloquent,

avait réveillé cette grave question. On eût pu croire que, dans cette occasion, Pompée aurait embrassé la cause du sénat ou du moins serait, comme Crassus, resté neutre; mais déjà, dans plusieurs occasions

CCCXCII.

Et par maintes démarches suspectes, il avait paru disposé à faire tout ce qui serait conforme au vœu de la multitude.

C'est ce qui ne manqua pas d'arriver : Pompée soutint de toute son influence dans le sénat les propositions de Palicanus, et le tribunal fut rendu à ses anciennes prérogatives. Lucullus, toujours poursuivant Mithridate, s'avança vers Commane. Dorylaüs, gouverneur de cette place, avait traité secrètement avec le proconsul pour

CCCXCIII

La remise des châteaux où étaient les trésors

du roi: alors surtout Lucullus recueillit ces richesses prodi­gieuses qui reculèrent à Rome les limites du luxe. La Cappadoce fut réduite, à l'exception de Samosate qui soutint un siège meurtrier. Les habitants employèrent à la défense

CCCXCIV

Des feux de naphte,

espèce de limon résineux qui a du rapport avec le bitume li­quide de Babylone. Lucullus soumit ensuite la petite Arménie, et quelques nations voisines. En Bithynie, Cotta entreprit le siège d'Héraclée, et ce fut sans succès pendant la première campagne. Les Héracléotes, dans plusieurs sorties, repoussèrent, les Romains. Cotta, pour se dédommager, envoya des détachements piller la Lycie, d'où les Héracléotes tiraient leurs vivres. Dans une de ces rencon­tres, les Romains, surpris par un parti ennemi, allaient être mis en pleine déroute;

CCCXCV

Mais alors les Bityniens, déjà arrivés proche du fleuve Tartanius,

vinrent à propos pour les soutenir. Triarius, avec la flotte ro­maine, resserra si étroitement Héraclée, que les habitants se virent réduits aux plus cruelles extrémités : enfin la trahison rendit Triarius maître de cette ville, qui fut livrée au pillage.

CCCXCVI

C 'est alors qu'osant et subissant mille excès plus horribles que ne le comportait leur déplorable situation,

les Héracloètes se barricadèrent en plusieurs quartiers de la ville, et, sans espoir de salut, défendirent leur vie avec une farouche opiniâtreté, rendant ainsi à leurs vainqueurs cruauté pour cruauté. Le siège ou plutôt le blocus d'Amise durait depuis plus d'une année : les deux légions de Muréna suffisaient à peine pour in­vestir cette grande cité. Tant qu'il s'était maintenu dans le camp de Cabire, c'avait été sans inquiétude que Mithridate

CCCXCVII

Apprenait qu'Amise continuait d'être assiégée sans être vivement attaquée;

le petit nombre des assiégeants le rassurait, et il pouvait alors y faire passer des secours. Mais, lorsque Lucullus revint avec ses légions victorieuses, la situation des Amisiens parut moins rassurante. Néanmoins, grâce à leur persévérance et à l'habileté de Callimaque, leur gouverneur, Amise tint bon, et Lu­cullus parvint à s'emparer d'Eupatorie, ville voisine, qu'Amis résistait encore. Ayant fait fabriquer

CCCXCVIII

Des échelles égales en hauteur aux murailles.

d'Eupatorie, il donna l'assaut pendant la nuit. L'assiégeant monte sur les échelles,

CCCXClX

Brise les parapets et les créneaux
dont sont revêtues les murailles, et gagne le haut du rempart.

C'est ainsi qu'Eupatorie tomba en son pouvoir. Thémiscyre fut aussi prise par le moyen de la mine. Après quoi Lucullus réunit toutes ses forces contre Amise. Il avait, comme à l'ordi­naire, donné un assaut général, et s'était retiré. Les assiégés, croyant avoir du relâche jusqu'au lendemain, se gardaient né­gligemment ; mais Lucullus,

CD

Après avoir donne quelque repos à ses soldats,

les ramène de nouveau à l'attaque. Cette fois, Amise fut prise et brûlée, malgré la volonté du général, qui déplora amère­ment son malheur de n'avoir pu préserver de sa ruine cette belle colonie grecque. Sinope, qu'assiège ensuite Lucullus, est divisée par les factions : les chefs qu'y avait placés Mithridate, après avoir mis le feu aux maisons,

CDI

Laissèrent à la ville, en se retirant, l'apparence d'une place emportée d'assaut.

La prise de Sinope entraîna la reddition d'Amasie, et la sou­mission de tout le Pont. Lucullus alors, après avoir donné les plus sages règlements pour la province d'Asie, alla passer l'hiver à Sardes, et accorda enfin un repos bien mérité à ses soldats,

CDII

Déjà fort indisposés contre lui, parce que, devant Cyzique puis devant Amise, il leur avait fait passer deux hivers sous la tente.

Mithridate, qui s'était réfugié auprès de Tigrane, son gendre, éprouva, par le refus que fit celui-ci de l'accueillir, que les rois sont aussi les courtisans de la fortune. Lucullus, qui pressentait les dispositions peu généreuses du monarque arménien, lui envoya des émissaires secrets, et se fut par suite d'une

CDIII

Convention que, lui ayant envoyé son lieutenant Publius

Clodius, le proconsul entra en négociation régulière avec lui. Ce ne fut pas sans raison que, pour traiter avec l'orgueilleux despote, Lucullus fit choix de ce jeune homme plein de har­diesse et d'esprit, d'ailleurs son très proche parent ; car Clodius était frère de Clodia, épouse de Lucullus. Chemin faisant, voyant que plusieurs princes subjugués par Tigrane n'atten­daient que le moment favorable pour secouer le joug, car toute l'Asie

CDIV

Détestait ce monarque,

CDV

Il affermit dans leurs dispositions les tétrarques et les rois effrayés

de la formidable puissance de ce monarque. Arrivé devant Ti­grane, il lui tint le langage libre d'un Romain. Tigrane,

CDVI

Ses prospérités allant au delà de ses vœux,

eut quelque peine à supporter ce langage ; cependant il se pos­séda assez pour répondre à Clodius, avec modération, que « bien que Mithridate fût un méchant homme, il n'en était pas moins son beau-père, et qu'il ne l'abandonnerait point. » En effet; après-le départ de Clodius, il fit venir auprès de lui le roi de Pont; Lucullus résolut alors de porter la guerre en Arménie. Il ne prit avec lui que deux légions ; puis, voulant surprendre Tigrane par sa célérité,

CDVII

Il traversa avec le plus de rapidité possible le royaume d'Ariobarzane pour gagner l'Euphrate, à l'endroit où ce fleuve sépare l'Arménie de la Cappadoce. Et, quoique à cet effet il eût, pendant l'hiver, fait fabriquer secrètement plusieurs pontons,

la fonte des neiges avait tellement enflé les eaux du fleuve, que le passage était impossible; mais, le soir même, les eaux com­mencèrent à baisser, et Lucullus put, dès le lendemain, arriver à l'autre rive; l'on ne manqua pas d'attribuer à la protection des dieux cet effet naturel. Après avoir traversé la Sophène et franchi le mont Taurus, il entra dans la Gordyène, sans rien exiger des Barbares, que des contributions en argent. Ceux-ci, redoutant également les Arméniens et les Romains, s'abstinrent de prendre parti dans cette guerre; les tribus de la Gordyène furent, dit-on,

CDVIII

Les seules à s'empresser

d'entrer dans l'alliance du proconsul, et de lui fournir ouverte­ment tous les secours. Enfin Lucullus franchit le Tigre non loin de sa source, et se trouva sur les frontières de l'Arménie. Il avait ainsi passe les deux plus grands fleuves de l'Orient. Après avoir consulté les auteurs, j'ai trouvé que

CDIX

Le Tigre et l'Euphrate sortent d'une Le Tigre et l'Euphrate sortent d'une même source en Arménie; plus loin ils se séparent et prennent une direction différente, en laissant entre eux un intervalle d'un grand nombre de milles : le territoire qu'ils environnent ainsi de leur cours s'appellent Mésopotamie

Tigrane n'était rien moins qu'instruit de l'approche des Ro­mains; et, lorsqu'un premier courrier vint lui en donner avis, ce roi,

CDX

Dont l'oreille était peu faite à la vérité,

lui lit trancher la tête comme à un imposteur. Il fallut bien enfin se rendre à l'évidence : un premier avantage, remporté par les Romains, détermina le roi à évacuer Tigranocerte, sa capitale, et à concentrer ses forces sur le mont Taurus. Dans sa marche, il fut mis en fuite par Murena, tandis que Sextilius battait un corps d'Arabes auxiliaires. Encouragé par les succès de ses lieutenants, Lucullus vint mettre le siège devant Tigra­ nocerte. Mithridate conseillait à son gendre d'éviter une ba­taille; mais Tigrane ne se vit pas plutôt à la tête d'une ar­mée de plus de deux cent mille hommes, qu'il s'empressa d'accepter le combat que lui offrait Lucullus qui avait be­soin de brusquer la victoire. Rien n'était, en apparence, plus imposant que les innombrables bataillons des Arméniens : la nouveauté des armures, l'éclat des cuirasses et des casques do­rés, la diversité des couleurs,

CDXI

Et l'appareil même de la chose

tout était capable d'étonner les Romains.

CDXII

Marchaient en première ligne les cavaliers, cuirassés des pieds à la tête, présentant l'aspect de statues de fer.

CDXIII

Leurs chevaux étaient pareillement couverts de lames de fer cousues sur de la toile et disposées comme des plumes d'oiseaux

Lucullus sentit tout l'avantage qu'il y aurait pour lui d'atta­quer, avec des troupes légères, des hommes si pesamment ar­més. Sa cavalerie devait engager l'action, puis se retirer, et forcer ainsi la cavalerie ennemie à perdre ses rangs dans la poursuite. A cet effet,

CDXIV

Il avait disposé en seconde ligne ses cohortes légères.

Mais de si habiles dispositions étaient-elles nécessaires contre une armée qui se débanda sans combattre, et qui livra au pro­consul la plus facile victoire? Tigrane s'enfuit du champ de bataille, en perdant son diadème. Tigranocerte tomba bientôt après au pouvoir du vainqueur. Cependant Taxile, que Mi­thridate avait envoyé auprès de Tigrane,

CDXV

Se hâta de lui faire savoir, par des courriers en deuil,

la triste nouvelle de ce désastre. Le roi de Pont alla joindre Tigrane; tous deux se retirèrent sur le mont Taurus puis allè­rent ensemble couvrir Artaxate, ancienne capitale de l'Armé­nie. Lucullus rentra dans la Gordyène, s'empara de Sytalca, ville limitrope du pays des Parthes, et, pour prouver aux Gordyéniens combien il était sensible à leur dévouement pour Rome, il fit célébrer magnifiquement les obsèques de Zarbienus, leur roi, que Tigrane avait fait périr comme ami des Ro­mains.

CDXVI

Chez les Gordyéniens, l'amonum et d'autres parfums délicieux viennent naturellement.

Lucullus voulut qu'on les prodiguât pour la construction du bûcher. Lui-même, à la tête des officiers de l'armée romaine, il fit des libations funéraires. Après quoi il repassa dans la Sophène, où il reçut la soumission des Syriens, des Arabes et de plusieurs autres peuples voisins.

En Thrace, M. Varron Lucullus dompta le premier les Besses, après une victoire sanglante remportée sur le mont Hémus ; il prit Uscudama et Eumolpiade, leurs villes. De là, il alla com­battre, à l'Orient, les Odrysses.

CDXVII

Alors Lucullus soumit aussi les Mysiens,

peuple qui habitait le long du Danube, et termina ses courses et termina ses courses glorieuses à Perinthe après avoir réduit une partie de la Thrace en province romaine. En Arménie, Lucullus et Mithridate employèrent l'hiver à solliciter, chacun de son côté, l'alliance des Parthes. Arsace flottait entre les deux partis, et s'était rapproché du théâtre de la guerre, en se transportant

CDXVIII

A Camisos

ville de la Parthiène, située non loin des portes Caspiennes. Arsace, flatté des avances de Lucullus, penchait pour l'alliance des Romains, lorsqu'il reçut de Mithridate la lettre suivante :

CDXIX.

LETTRE DU R0I MITHRIDATE AU ROI ARSACE.

Le roi Mithridate au roi Arsace, salut.

Toute puissance qui, dans une si­tuation prospère, est sollicitée de prendre part à une guerre doit con­sidérer d'abord s'il lui est possible de conserver la paix; ensuite, si la guerre qu'on lui propose est légitime, sûre, glorieuse ou déshonorante. Si vous pouviez jouir d'une paix éternelle; si vous n'aviez des ennemis aussi achar­nés que faciles à vaincre; si une gloire éclatante, après avoir accablé les Ro­mains, ne devait être votre partage, je n'oserais réclamer votre alliance, et bien en vain je me flatterais d'u­nir ma mauvaise fortune à votre prospérité. Cependant les motifs mê­mes qui sembleraient devoir vous arrêter, le ressentiment que vous a inspiré contre Tigrane une guerre récente et jusqu'aux revers que j'ai éprouvés; ces motifs, si vous voulez bien apprécier les choses, sont préci­sément ce qui doit vous empêcher d'hésiter. En effets Tigrane, qui a des torts à votre égard, acceptera votre alliance telle que vous la lui prescri­rez et moi la fortune qui m'a fait essuyer tant de pertes m'a donné cette expérience qui ajouté, du poids aux conseils; et, chose si désirable à ceux qui prospèrent, bien que très peu puissant, je vous offre l'exemple de mieux aviser à vos intérêts. Car pour les Romains, contre toutes les nations, contre tous les peuples, con­tre tous les rois, l'unique, l'éternel motif de faire la guerre, est un désir immodéré de la domination et des richesses; voilà pourquoi ils ont, pour la première fois, pris les armes con­tre Philippe, roi de Macédoine. Pen­dant qu'ils étaient pressés par les Carthaginois, on les vit, sous les de­hors de l'amitié, faire à Antiochus, venant au secours de Philippe, des concessions en Asie, qui le détachè­rent frauduleusement de son allié. Plus tard, Philippe une fois asservi, Antiochus fut dépouillé de toutes ses possessions en deçà du mont Taurus, et de dix mille talents. Ensuite Persée, fils de Philippe, après de nombreux combats et des succès balancés, s'est abandonné à leur foi à la face des dieux de Samothrace; mais, tou­jours habiles à inventer des perfidies, comme par le traité ils lui ont ac­cordé la vie, c'est d'insomnie qu'ils le font mourir. Cet Eumène dont ils vantent fastueusement l'amitié, ils l'avaient d'abord livré à Antiochus pour prix de la paix. Bientôt Attale, gardien d'un royaume qui lui appar­tient, est, à force d'exactions et d'ou­trages, réduit de la condition de roi à celle du plus misérable des esclaves. Ils supposent ensuite un testament impie; et, parce que son fils Aristonicus revendique le trône paternel, ils le traînent en triomphe comme un ennemi. Ils tiennent l'Asie assiégée; enfin, toute la Bithynie est, après la mort de Nicomède, envahie par eux, quoique l'existence d'un fils de Nysa, à qui ils avaient donné le titre de reine, fût incontestable. Faut-il aussi que je me cite? J'étais de tous côtés, par des royaumes, par des tétrarchies, séparé de leur empire; mais, sur le bruit de mes richesses et de mon refus d'être leur esclave, ils suscitent contre moi les continuelles attaques de Nicomède, qui cependant connaissait leurs des­seins criminels, et qui avait déjà dé­claré, ce que l'événement a justifié, que les Crétois étaient avec le roi Ptolémée seuls libres alors dans le monde, mais je vengeai mon injure; je chas­sai Nicomède de la Bithynie; je repris l'Asie, dépouille arrachée au roi An­tiochus, et je délivrai la Grèce d'un dur esclavage. Ce que j'avais si bien commencé, le plus vil des esclaves, Archélaüs, en livrant mon armée, l'a détruit; et ceux qui, par lâcheté ou par une aveugle politique, refusèrent de seconder mes efforts pour les pro­téger en sont bien cruellement pu­nis. Ptolémée éloigna à prix d'argent la guerre d'un jour à l'autre. Quant aux Crétois, déjà une fois vaincus, la lutte ne finira que par leur ruine. Pour ce qui est de moi, je prévis bien que, grâce aux divisions intestines des Romains, c'était plutôt une trêve qu'une paix véritable qui m'était ac­cordée. Malgré donc les refus de Tigrane qui, aujourd'hui, mais trop tard, reconnaît la justesse de mes pré­dictions malgré toute, la distance qui sépare vos états des miens, et la position dépendante de toutes, les autres puissances, je commençai la guerre; je battis sur terre, auprès, de Chalcédoine, le général: romain Mar cus C otta, et sur mer je lui détruisis une, très belle flotte. Devant Cyzique que je vins assiégé avec une armée nombreuse, les vivres me manquè­rent, car je ne recevais des contrées voisines aucun secours, et l'hiver me fermait la mer. Ainsi, sans aucun en­gagement avec l'ennemi, forcé de ren­trer dans le royaume de mes pères, des naufrages auprès de Paros et d'Héraclée me firent perdre, avec ma flotte, l'élite de mes soldats. Je remis ensuite une armée sur pied à Cabire; et, après une suite de combats plus ou moins heureux contre Lucullus, la famine vint encore nous assaillir tous les deux. Mais Lucullus trouvait s es ressources dans, le royaume d'Ariobarzane, où la guerre n'avait pas péné­tré ; autour de moi, au contraire, tout était dévasté : je me retirai donc en Arménie; les Romains y vinrent sur mes pas, bien moins pour me pour­suivre que pour céder à leur habitude de renverser tous les royaumes . Pour avoir, en la resserrant dans d'étroits défilés, réduit une multitude dans l'inaction, ils vantent comme une vic­toire l'imprudence de Tîgrane. Maintenant, je vous prie, considérez si, après ; ma défaite, vous aurez plus de force pour résister ou si la guerre finira. Vous avez, il est vrai, bien des ressources en hommes, en armes, en argent; je le sais, et c'est là ce qui fait désirer, à moi votre alliance, aux Romains votre dépouille. Au reste voici le parti à prendre : le royaume de Tigrane est encore intact ; mes sol­dats savent la guerre, loin de chez vous, sans grands efforts, avec nos corps et nos bras, je saurai terminer la guerre, mais vous devez songer que je ne puis, sans danger pour vous,être vainqueur ou vaincu. Ignorez- vous que les Romains portent ici leurs armes, parce que l'Océan les a arrêtés du côté de l'Occident? que, depuis, leur origine, ils n'ont acquis maisons, épouses, territoire, puissance, que par le brigandage? qu'autrefois, vil ramas de vagabonds sans patrie, sans famille, ils ne se sont rassemblés que pour être le fléau de l'univers? qu'il n'est aucune loi humaine ou divine qui les empêche d'asservir, de sacri­fier alliés, amis, nations voisines ou lointaines, faibles ou puissantes, et de regarder tout ce qui ne leur obéit pas, les rois surtout, comme enne­mis? En effet, si quelques peuples désirent la liberté, la plupart veulent des maîtres légitimes. Les Romains craignent donc en moi un rival qui pourra les punir un jour. Et vous, maître de Séleucie, la première des villes du monde; vous, souverain du noble et riche empire des Perses, que pouvez-vous attendre d'eux, que per­fidie aujourd'hui, et guerre ouverte demain? Les Romains, toujours armés contre tous, s'acharnent avec le plus de fureur sur ceux dont la dépouille sera la plus riche. C'est sur l'audace et la perfidie, sur la guerre née de la guerre, qu'ils ont fondé leur grandeur. Avec cette politique, ils anéantiront tout, ou périront eux-mêmes. Mais il ne sera pas difficile de les accabler, si vous par la Mésopotamie, et moi par l'Arménie, nous enveloppons leur armée, qui ne peut espérer ni vivres ni secours ; jusqu'ici la fortune ou nos fautes ont seules fait son salut. Et vous, vous recueillerez la gloire d'a­voir secouru deux puissants monar­ques, et fait justice des spoliateurs des nations. N'hésitez donc pas, je vous le conseille, je vous y exhorte, à moins que vous ne préfériez votre perte, qui n'est différée que par la nôtre, à la victoire que doit nous as­surer votre alliance.

Lucullus, informé que le roi des Parthes négociait avec ses ennemis, voulut porter chez lui la guerre mais ses troupes s'y refusèrent obstinément et il se borna à poursuivre le roi d'Arménie.

CDXX

L'on était en plein été,

Lorsque commença la seconde campagne contre Tigrane. Les deux rois, fidèles à la vielle tactique de l'Orient, où,

CDXXI

Dès la plus haute antiquité, on s'est servi de chars, armés de faux,

avaient fait fabriquer un grand nombre de ces machines, moins redoutables d'effet que d'apparence. Lucullus, après avoir ravagé l'Arménie, se présenta devant Artaxate. Les trois rois li­gués vinrent, pour dégager cette place, avec leurs forces res­pectives. C'était un spectacle que de les voir,

CDXXII

Remarquables par la beauté de leurs coursiers et de leur armures,

précédé sur un char élevé, la nombreuse et brillante élite qui leur servait de garde. Lucullus, frappé de ce spectacle, changea quelque chose à son ordre de bataille.

CDXXIII

Il tira aussitôt de sa réserve des troupes pour renforcer le premier rang et le front de son armée,

L'action une fois engagée,

CDXXIV

On combattit à des reprises différentes,

CDXXIV

Les escadrons, selon la manœuvre ordinaire d'un combat de cavalerie, chargeant tour à tour, puis se re pliant, et, par ce mouvement rétro grade, se donnant un champ plus facile pour revenir à la charge.

Lucullus crut d'abord que la victoire allait lui être disputée; mais la cavalerie légère des ennemis prit bientôt la fuite, et sa grosse cavalerie, commandée par Tigrane en personne, ne tint pas longtemps. Les trois rois prirent la fuite, et, ce fût Mithri­date qui donna l'exemple. Cette victoire eût amené, sans doute, la conquête de l'Arménie, sans la mauvaise volonté des légions fimbrianes, qui refusèrent de faire le siège d'Artaxate. Rien ne put vaincre leur indocilité, et Lucullus fut contraint de renoncer à une entreprise dont le succès

CDXXVI

Aurait ou taillé e n pièces ou mis en déroute les ennemis.

Les deux rois; ayant rallié leurs forces, occupèrent les hauteurs et harcelèrent l'armée romaine. Ici se placent quelques opérations qui n'eurent rien de décisif. A la fin,

CDXXVII

La saison avançée

força les deux rois à abandonner leurs positions. Lucullus voulut s'attacher à la poursuite de Tigrane qui gagnait l'Arménie intérieure. Le froid devint si vif et la gelée forte qu'à peine trouvait-on de quoi faire boire les chevaux. Dans leur mécontentement, les soldats romains réfusèrent d'aller plus loin. Lucullus se vit donc obligé de renoncer à la poursuite de Tigrane, comme il avait été contraint de renoncer au siège d'Artaxate : juste récompense du peu de soin que ce général prenait de se faire aimer du soldat.

Après la journée, de Dia, le sénat Crétois songea bientôt aux conséquences d'une victoire remportée sur un peuple aussi redoutable que les Romains. Et d'abord, il ordonna que pour ne pas paraître faire trophées des dépouilles prises dans le combat, elles seraient déposées dans le temple de Jupiter ldéen, temple vénérable par son antiquité : car

CDXXVIII

Il est certain que les Cretois sont les premiers inventeurs du culte religieux,

En effet tout porte à croire

CDXXIX

Que, comme les Curetés ont les premiers introduit la science des choses sacrées, l'antiquité, accoutumée à tout exagérer, les a célébrés comme les pères nourriciers de Jupiter.

Trente députés crétois furent donc envoyés à Rome pour faire amende honorable de la victoire sur Marc Antoine : ils furent reçus avec dédain. Alors les Crétois, excités par Lasthène, pren­nent la résolution de résister à l'oppression. Le sénat déclare donc la guerre aux Crétois, et l'on en charge le consul Metellus.

CDXXX

Ors dès que le retour de la belle saison eut rendu la mer praticable aux flottes.

il mit à la voile; délivra, chemin faisant, le port de Syracuse, assiégé par Pyrganion, pirate sicilien, puis débarqua en Crète, au port de Cydonie. Une première victoire sur Lasthène, dans la plaine cydoniate, le rendit maître de la campagne. Après avoir pris Cydonie, Metellus marcha sur Gnosse, qu'à son ap­proche Lasthène évacua, après avoir brûlé cette ville. Enfin la conquête de toute la partie septentrionale de l'île signala la première année du commandement de Metellus.

FRAGMENTS DU CINQUIÈME LIVRE.

Pendant que Metellus achevait la conquête de l'île de Crète, le tribun Gabinius proposa de donner à Pompée le proconsulat de toutes les mers de la domination romaine, et la conduite de la guerre contre les pirates. Pompée, bien que

CDXXXI

Désirant cette loi avec ardeur,

crut devoir se parer d' une feinte modestie ; mais, comme on connaissait à quel point il était

CDXXXII

Immodéré dans ses désirs,

personne ne fut dupe de ce manège. Le jour que la loi fut porté au peuple, Catulus s'efforça de la combattre. Loin d'attaquer le caractère de Pompée, il fît son éloge le plus complet. Remon­tant, au contraire, aux premiers exploits de ce général, lequel, à peine sorti de l'adolescence, s'était élevé à la hauteur des plus illustres capitaines, il ajouta

CDXXXIII

« Que, en considération de ces exploits, on avait vu Sylla, dictateur de Rome vaincue, descendre de cheval, se lever de son siège, se découvrir pour Pompée.

« Tant de gloire doit lui suffire, ajoutait Catulus ; car

CDXXXIV

Je vois bien des gens craindre l'éclat d'un nom fameux,

non que de sa part il y ait aucun péril à redouter, mais il faut craindre l'enthousiasme irréfléchi de ses partisans, que nous voyons

CDXXXV

Jour et nuit travailler, se fatiguer,

pour capter, en faveur de Pompée, le suffrage des tribuns :

CDXXXVI

Je vois, empressé d'arracher d'immenses concessions

au peuple, le tribun Gabinius, qui ne songe qu'à rétablir sa fortune personnelle à la faveur de l'élévalion de Pompée. Enfin, Romains, ce grand général a bien assez payé sa dette à la patrie; craignez d'exposer, dans toutes les guerres, une tête si précieuse :

CDXXXVII

Car s'il arrivait à Pompée quelque évènement dans l'ordre des choses humaines,

si vous veniez à le perdre, qui mettriez-vous à sa place? — Vous, Catulus! » s'écria le peuple tout d'une voix. A ces mots si flatteurs, Catulus ne put que se taire et se retirer. Après lui, Hortensius parla dans le même sens, mais avec aussi peu de succès. Deux tribuns, Tremellius et Roscius, voulurent s'opposer à la loi de Gabinius; mais le peuple les réduisit au silence ! par des cris, des menaces, et toutes les manifestations tumul­tueuses que

CDXXXVIII

Le vulgaire se plait à employer.

I.a loi passa, et l'on sait que Pompée, revêtu du proconsulat des mers, justifia la loi Gabinia par le succès avec lequel, en soixante-dix jours, il détruisit les pirates sur toutes les mers de la domination romaine.

Ici se place la tentative du tribun Cornélius pour ôter au sé­nat le privilège d'exempter de la loi commune tout magistrat investi d'un pouvoir extraordinaire. Cette proposition émut profondément, le sénat. Le consul Pison suscita contre Cornelius le tribun Globulus, homme modéré, et par conséquent en­nemi des innovations. Les chefs du sénat s'attachaient alors à opposer tribuns à tribuns pour arrêter, au profit de l'aristo­cratie, le nouvel essor de la puissance tribunitienne. En s'ou­vrant à Globulus, Pison se garda bien de lui laisser entrevoir le fond de sa pensée ;

CDXXXIX

Car de tels projets, faits pour bouleverser la république, n'auraient pas mis de son côté celui qu'il consultait.

Grâce à la division mise ainsi entre les tribuns, l'affaire se termina à l'avantage du sénat, et Cornélius, accusé du crime de lèse-majesté, ne dut son salut qu'à l'éloquence de Cicéron.

Au retour du printemps, Lucullus mit le siège devant Nisibe, forteresse importante qui était la clef de la Mésopotamie. Quoi­qu'elle fût d'un abord difficile.

CDXL

Par sa situation élevée, on l'avait fortifiée de tous côtés d'une triple enceinte de murailles garnie de hautes tours.

Nisibe arrêta les Romains sous ses murs pendant toute la campagne; mais enfin, elle ne put tenir contre une attaque im­prévue et nocturne de Lucullus, et cette place devint désormais le boulevard de la domination romaine du côté de la Mésopo­tamie.

Mithridate, rentré, dans le Pont après la bataille d'Arsanias, remporta en personne deux avantages successifs sur Fabius, lieutenant de Lucullus. Dans la dernière de ces deux actions, le roi fut atteint de deux pierres, dont l'une le blessa au genou; par l'autre

CDXLI

Ayant le pied démis

il n'en continua pas moins de combattre, et donna le temps à ses soldats de le retirer de la mêlée. On ne saurait exprimer l'enthousiasme avec lequel Mithridate fut reçu dans son royaume:

CDXLII

Tant est inné chez ces peuples le respect superstitieux pour le nom de roi!

Mithridate trouva d'autant plus facilement moyen de recon­quérir ses États sur les Romains, que, négligeant les affaires de la république, les uns ne songeaient qu'à jouir des douceurs d'une fortune acquise par le pillage,

CDXLII

Le reste s'occupait exclusivement soit des affaires personnelles de leurs tribuns soit du trafic de leurs vivres.

Une grande victoire, remportée l'année suivante sur Triarius, près de Gadasa, met le roi Mithridate à même d'expulser entiè­rement les Romains de son royaume. En Mésopotamie, l'armée de Lucullus achevait de se démora­liser au milieu d'une nation corrompue au delà de toute expression ; car,

CXLIV

En Mésopotamie, les hommes sont d'un libertinage excessif avec les deux sexes.

Les soldats ne veulent plus désormais faire aucun service, et Clodius ne cesse de les provoquer contre leur général ; conduite indigne, car ce jeune homme était comblé de ses bienfaits,

CDXLV

Et il était le frère de son épouse.

En l'absence de Lucullus, il eut l'audace de les convoquer pour déclamer contre le général. Lucullus, à son retour, le fit venir à la tête des troupes,

CDXLVI

Où, en présent tous les corps assemblés, il le força de quitter l'armée, lui disant qu'il avait cessé d'être employé, et qu'il eût à déposer ses armes.

Clodius se retira en Pisidie auprès de Q. Marcius Rex, son autre beau-frère. Son éloignement ne guérit pas le mal, dès que les soldats apprirent qu'Acilius Glabrion venait de débar­quer en Asie, avec la mission de remplacer Lucullus, ce fut chez eux une joie universelle.

CDXLVII

Les légions Valériennes, assurées qu'en vertu de la loi Gabinia, la Bithynie et le Pont étaient donnés au consul, soutiennent qu'elles ont leur congé.

Alors, se prétendant dégagés de tout serment envers Lucullus, elles lèvent leurs aigles et sortent des rangs. Il fallut l'intercession du reste de l'armée pour arrêter cette désertion. Lu­cullus se dirige vers le Pont ; mais, après avoir perdu un temps précieux devant Talaure, apprenant que Tigrane ravage impu­nément la Cappadoce, il se met à sa poursuite : en route, les légions fimbrianes désertèrent tout de bon.

CDXLVIII

Alors Lucullus, apprenant que le ­proconsul Q. Marcius Res traversait la Lycaonie avec trois légions pour se rendre en Cilicie,

crut que la fortune lui amenait exprès ce général, qui était aussi son beau-frère, pour le tirer d'un embarras si fâcheux. Il lui demanda de lui prêter ses légions; mais Marcius refusa. Lu­cullus n'eut alors d'autre ressource que de se fortifier dans un poste avantageux, en attendant l'arrivée de Glabrion, auquel il devait remettre le commandement. Ce fut alors que le T ribun Manilius proposa d'ajouter aux attributions confiées par la loi Gabinia à Pompée le commandement de tout l 'Orient, et delà guerre contre les deux rois. Ce projet fut combattu par Catulus et par Hortensius. Dans cette occasion,

CDXL1X

Cicéron donna carrière à son éloquence hargneuse, comme disait Appius,

et appuya de toutes ses forces la proposition qui fut adoptée. Pompée eut ainsi la facile mission de recommencer, sur des ennemis accablés, ces victoires que Lucullus avait, à si grand'peine, remportées, mais dont il avait eu le malheur de laisser perdre les fruits.

FRAGMENTS QUI N'ONT PU ENTRER DANS LES CINQ LIVRES.

LIVRE PREMIER.

CDL

J'ai retrace les événements civils et militaires arrivés dans la république romaine depuis le consulat de Lépide et de Catulus.

CDLI

Car, depuis le commencement de Rome jusqu'à la guerre de Macédoine contre Persée.

CDLII

J 'ai dernièrement écrit.

(Ces deux fragments auraient pu être placés dans les Prolégomènes du livre Ier des Fragments.)

CDLIII

Jeune, il ne fut jamais réfréner dans ses passions par la pauvreté ; vieux, par les glaces de l' âge. Des lois sur les mariages et sur les dépenses furent données par lui à ses concitoyens, tandis qu'il ne faisait que vaquer aux amours et aux adultères.

(Ce fragment, qui n'est pas réellement de Salluste, mais la traduction latine d'un passage de Plutarque (comparaison de Sylla et de Lysandre), évidemment copié dans Salluste, que cite même ce biographe, aurait dû être placédans le livre 1, entre les fragments XXIII et XXIV, ainsi qu'on peut l'inférer de la suite du passage de Plutarque précité.)

LIVRE II

CDLIV

A.N.C.M. (inexplicable)

Cependant de Brosses explique ainsi ces lettres A. N. C. M. : Africam nancisci contra meridiem, et, l'appliquant aux îles Fortunées, il traduit : « En effet, les Carthaginois racontent qu'à l'opposite de la côte d'Afrique on trouve, en tirant au midi, ces îles, » etc. Nous n'avons pu prendre cette version attendu qu'elle était contrariée par l'ordre des livres.

NOTICES SUR LES GRAMMARIENS ET LES SCOLIASTES A QUI L'ON DOIT LA CONSERVATION DE LA PLUPART DES FRAGMENTS DE SALLUSTE.

ACRON( Helenius Acro) a vécu à une époque incertaine, mais il est postérieur toutefois à Servius. Il a écrit, sur Horace, des notes dont on n'a encore publié que des extraits; il nous a conservé une partie des scolies de C. Emilius , de Julius Modestus et de Quintus Terentius Scaurus, les plus anciens commentateurs d'Horace.

AGRETIUSou AGROETIUS, grammairien, qui vivait au cinquième siècle, a composé un traité «  de Orthographia, proprietate et differentia sermonis, pour faire suite au livre de Flavius Caper, autre grammairien, sur le même sujet.

AMPELIUs (Lucius), qui vivait au quatrième siècle de notre ère, a écrit le «  Liber memorabilis » en cinquante chapitres, qui offre des notions très abrégées sur l'astronomie, l'histoire naturelle et surtout l 'histoire.

 
ARUSIANUS MESSUS vivait au sixième siècle après Jésus-Christ. C'est le dernier rhéteur latin dont il nous reste quelque ouvrage.

ASCONIUS PEDIANUS (Quintus) vivait du temps de Claude, et mourut sous Domitien à l'âge de quatre-vingt-deux ans. Il a commenté les «  Oraisons » de Cicéron.

ASPER, grammairien souvent cité par Acron, par Nonius, par So sipater Charisius, et dont il ne nous reste aucun ouvrage.

AVIENUS FESTUS (Rufus), qui vivait au commencement du cinquième siècle, et qui fut proconsul et gouverneur de province, a laissé plu­sieurs ouvrages scientifiques en vers, entre autres "Carmen de astris"," Ora maritima", etc.

CHARISIUS (Flavius Sosipater) vivait, selon les uns, dans le cinquième siècle de notre ère; selon d'autres, dans le sixième. Né en Campanie, il était chrétien et professait la grammaire à Rome. Il composa des «  Institutiones grammaticae, dans lesquelles il citait avec le plus grand soins les auteurs dont il se servait, cet ouvrage était en cinq livres; mais le premier, et le cinquième ne nous sont pas par­venus entiers.

CLEDONIUS vivait au cinquième siècle, sous Théodose le Grand; il était sénateur ; il a laissé sous le titre d' « Ars », deux commentaires sur les deux parties de Donat.

DIOMEDE, contemporain de Charisius, a laissé un ouvrage en trois livres, intitulé   "de Oratione, partibus orationis", et   "vario rhetorum genere."

DONATt (Elius Donatus) enseignait la grammaire à Rome l'an 554. Il a laissé un «  Commentaire » sur cinq comédies de Térence, très riche en fragments de Salluste. On lui doit en outre : 1 « Ars sive editio prima de litteris, syllabisque, pedibus et tonis » 2 « Ars sive editio secunda de octo partibus orationis » 3 « de Barbarismo, solaecismo schematibus, et tropis ».

EUTYCHESs , disciple de Priscien, professa la grammaire à Constantinople : il est auteur d'un ouvrage «  de Dicernendis conjugationibus. »

FESTUS (Sextus Pompeius) vivait au troisième siècle de notre ère. On lui doit, sous, le titre de de verborum significatione abrégé ; du grand ouvrage de Verrius Flaccus sur les mots de la langue latine.

ISIDOREe , évêque de Séville, mort l'an 636 de notre ère, et que l'église amis au nombre des Saints, a laissé sous le nom de « Originum sive etymologarium liber, un ouvrage en vingt livres, qui est une véritable encyclopédie de toutes les branches des connaissances humaines que l'on cultivait à cette époque. Il a publié, en outre, plusieurs glossaires que ses éditeurs ont réunis en un seul.

JULIUS (Rufinianus) vécut sous le règne de Constantin, continua l'ouvrage d'Aquila Romanus, «  de Figuris sententiarum et elocutionis liber . On a encore de lui un livre intitulé «  de Schematis lexeos »

NONIUS Marcellus vécut, selon les uns, à la fin du deuxième siècle de notre ère; car il ne cite aucun écrivain postérieur à cette époque; selon d'autres, il serait contemporain de Constantin. Il a laissé un ouvrage en dix neuf livres ou châpitres, intitulé «  de Compendiosa doctrina », adressé à son fils : c'est un riche arsenal de citations et de fragments de toute espèce.

PHILARGYRIUSs (Junius) a laissé des scolies sur les «  Bucoliques » et les «  Géorgiques » de Virgile. On ne sait à quelle époque il vécut.

POMPEIUSs (Messalinus), grammairien, a laissé, sur « l' Art » de Donat, un «  Commentaire » non encore imprimé. L'époque où il a vécu est inconnue.

POMPEIUS FESTUS (Sextus). Voir Festus.

PORFYRIO(Pomponius) a écrit, ainsi qu'Acron, des notes sur Horace.

PRISCIEN , natif de Césarée, vécut à Constantinople sous le règne de Justinien 1er. Il est l'auteur de la grammaire la plus complète que nous ait léguée l'antiquité, romaine.

SERVIUS (Marius Servius Maurus Honoratus) vivait au commencement du cinquième siècle, sous Théodose et ses fils. Il a laissé un commentaire de Virgile très précieux, mais qui ne nous est parvenu que tronqué. Il existe des manuscrits de Servius plus complets que toutes les éditions qu'on a publiées. Ses autres ouvragés sont une « Interprétation de la seconde partie ou édition de Donat », un traité  «  de Ratione ultimatum syllabarum », et une introduction à la métrique, nommée «  Ars de pedibus versuum, sive centum metris, ou centimetrum ».

SOLINUS (C. Julius), grammairien d'une époque inconnue, mais qui ne peut pas remonter plus haut que le règne de Vespasien, a écrit un ouvrage en soixante dix chapitres intitulé : « Polyhistor » qui forme un recueil de diverses notices, la plupart géographiques.

VALERIUS PROBUS . Deux grammairiens de ce nom ont existé : l'un, originaire de Béryte, en Syrie, sous Vespasien et Domitien, l'autre sous Adrien. Sous ce nom, il existe divers petits traités : 1 « Grammaticarum institutionum libri II ; II « de interpretandis notis Romanorum qui contient ; 1 « de Litteris antiquis » ; 2 « de Ponaderibus » ; 3 « de Numeris ».

VEGETIUS RENATUS (Flavius) Vivait à la fin du quatrième siècle. Les manuscrits lui donne le titre de « comes » et de « vir illustris ». Il a donné un « Epitome institutionum rei militaris » en cinq livres.

VIBIUS SEQUESTER, qui vivait, à ce que l'on croit, au sixième ou au septième, siècle, a composé une nomenclature des «  fleuves, fortaines, lacs, forêts, marais, monts et peuple dont les poètes font mention » à l'usage de Virgilianus son fils.

Fin de l'ouvrage

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