Elégies

de

Properce

Panckoucke

traduction par J. Genouille

1834

LIVRE I

ÉLÉGIE I

A TULLUS.

Cynthie est la première dont les yeux m'aient séduit. Infortuné j'avais toujours vécu exempt de faiblesse. Mais aujourd'hui mon regard a déposé sa longue fierté, et l'Amour a courbé ma tête sous ses pieds. Le cruel m'apprit à dédaigner une chaste flamme et à passer ma vie au hasard. L'année entière me voit abandonné à ses fureurs, tandis que je lutte constamment contre ma destinée. Méléagre a pu vaincre les rigueurs de la fière Atalante, en ne refusant aucun péril. Tantôt il la suivait, ivre d'amour, dans les antres de Thrace, et combattait
sous ses yeux les bêtes les plus féroces; tantôt, blessé par les flèches d'Hylé, il faisait retentir de ses plaintes les montagnes d'Arcadie. Enfin, Tullus, il vainquit par sa constance la fille agile d'Iasius tant les prières et les bienfaits peuvent fléchir l'Amour. Cependant il est sourd à mes voeux il ne m'inspire aucune ressource, et dédaigne de suivre, comme autrefois, une route bien connue. Vous, dont les enchantemens ont attiré la lune sur la terre, vous, qui apaisez les dieux par vos sacrifices magiques, changez le coeur de ma maîtresse; rendez son visage plus pâle encore que le mien, et alors je croirai à votre art; je croirai que vos chants peuvent conduire à leur gré les astres et arrêter les fleuves. Et vous, dont l'amitié tardive cherche à me relever d'une chute, trouvez des remèdes qui cicatrisent les
blessures de mon coeur. Je me sens le courage de supporter le feu et le fer mais que je puisse exhaler du moins mon courroux. Entraînez-moi aux extrémités du monde; entraînez-moi sur les mers les plus reculées, partout où une femme ne pourra suivre mes traces. Mais restez, vous à qui l'Amour prête une oreille facile, et jouissez heureusement d'un sentiment qu'on partage. Pour moi, Vénus se plaît à tourmenter mes nuits amères, et l'Amour ne m'accorde jamais un instant de repos. Puissiez-vous échapper à mes tourmens! Que chacun de vous, retenu dans ses liens, ne soit point infidèle à ses premières ardeurs. S'il en est un seul qui ferme l'oreille à mes avis, hétas! avec quelle douleur se rappellera-t-il mes paroles

ÉLÉGIE II

A CYNTHIE

Pourquoi, mon âme, pourquoi cette chevelure élégante ? Pourquoi la soie frôle-t-elle en mille plis moelleux ? Pourquoi ces parfums de l'Orient que tu répands sur ta tête ? Pourquoi te rendre esclave des produits étrangers, ensevelir sous un éclat emprunté les charmes de la nature, et ne pas laisser ton corps briller de ses propres richesses ? Crois-moi, Cynthie, il n'est point de fard qui convienne à tes traits. L'Amour est nu ; il chérit la beauté pour elle-même, et dédaigne de vains artifices.
Vois les couleurs dont se parent les riantes prairies ; vois le lierre se déployer lui seul avec plus d'énergie, l'arboisier s'élever plus florissant sur la roche solitaire, et le ruisseau se frayer une route vagabonde. Nos rivages sont naturellement émaillés de mille cailloux, et l'art n'imitera jamais la douce harmonie des oiseaux.
Ce n'est point par la parure que Phébé, la fille de Leucippe, enflamma Castor, que sa soeur Élaïre charma Pollux, que la fille d'Évènus plut jadis, sur les rives de son père, à Idas et à Phébus, qui se disputèrent sa conquête. Hippodamie n'avait point séduit le Phrygien Pélops par des couleurs empruntées, lorsqu'un char ravisseur la transporta sur des rivages lointains. La beauté ne se cachait point encore sous les pierreries ; mais elle se contentait de briller du coloris d'Apelle : car alors on ne cherchait pas sans cesse de nouveaux amants ; et les femmes étaient assez belles, ornées de leur seule pudeur.
Je ne crains plus aujourd'hui que tu m'accordes un sentiment moins tendre : mais on a assez d'attraits quand on plaît à celui qu'on aime. Toi surtout, à qui Phébus accorde le don des vers et à qui Calliope prête volontiers sa lyre ; toi, dont les moindres discours ont un charme secret ; toi, qui réunis aux talents de Minerve les grâces de Vénus, oui, tant que je vivrai, tu me seras chère : mais désormais dédaigne un luxe inutile.

ÉLÉGIE III

SUR CYNTHIE

Telle reposait sur le rivage Ariadne languissante, tandis que Thésée fuyait à pleines voiles ; telle Andromède, délivrée du rocher funeste, se livrait au premier sommeil auprès de son libérateur ; ou telle une Bacchante, fatiguée d'une danse continuelle, tombe sur la rive fleurie de l'Apidanus : telle j'ai vu ma Cynthie goûter un doux repos, la tête appuyée sur ses mains défaillantes. La nuit était avancée, et les esclaves ranimaient les feux à demi éteints, lorsque je dirigeai vers sa couche mes pas que faisait chanceler une douce ivresse. Cependant de nombreuses libations ne m'avaient point enlevé ma raison entière. Le duvet fléchissait mollement sous le poids de Cynthie. Deux dieux téméraires, Bacchus et l'Amour, m'enflammaient à l'envi, et m'excitaient à approcher de cette tête légèrement posée sur un bras d'albâtre, à la soutenir moi-même de mes mains, à cueillir un baiser et à savourer tous ses charmes : mais je n'osais troubler le repos de mon amante, moi qui avais éprouvé déjà ses reproches et son courroux. Mon regard, du moins, restait attaché sur elle comme celui d'Argus sur la forme trompeuse d'Io. Tantôt je détachais de mon front une couronne, et je la déposais sur le tien, ô ma Cynthie ; tantôt j'aimais à toucher ta chevelure en désordre, et à charger furtivement tes mains de quelque fruit mais ces offrandes ne pouvaient rien contre un sommeil ingrat, et bientôt elles s'échappaient en roulant sur ton sein. Que de fois un léger mouvement trahissait un soupir ! et moi, crédule, j'en tirais un fâcheux présage : je craignais qu'un songe ne t'apportât une crainte frivole, qu'un rival ne te forçât malgré toi de céder à ses feux. Cependant la lune pénétrait de toutes parts, et sa clarté secondait depuis longtemps mon audace. Un de ses rayons tombe légèrement sur les yeux de Cynthie. Elle s'éveille, et me dit, le bras appuyé mollement sur sa couche : « Enfin les mépris d'une rivale qui te ferme sa porte te ramènent donc auprès de moi ! Cependant tu as perdu les longs moments d'une nuit qui m'était destinée ; tu reviens languissant, quand les étoiles vont disparaître. Si tu pouvais, ingrat, passer une seule nuit comme tu me forces à les passer en proie à l'inquiétude ! J'ai trompé le sommeil en brodant la pourpre ; je me suis fatiguée à chanter sur ma lyre ; quelquefois je me plaignais sur ma couche solitaire du nouvel amour qui t'éloignait de moi si longtemps. Mais le sommeil m'a enfin poussée d'une aile propice ; il est venu apporter un dernier soulagement à mes peines. »

ÉLÉGIE IV.

A BASSUS.

Pourquoi, Bassus, vouloir me rendre infidèle à Cynthie, en me vantant sans cesse d'autres beautés ? Pourquoi ne pas souffrir que je passe toute ma vie dans un esclavage qui m'est cher ? Célèbre, si tu le veux, et les charmes d'Antiope, et les attraits d'Hermione, et toutes les beautés des temps anciens ; leur gloire s'éclipse devant Cynthie. Que sera-ce, si tu la compares aux beautés communes de nos jours ? Il n'est point de juge qui leur accorde une indigne préférence.
Mais cet attrait, Bassus, est le moindre de ceux qui m'enflamment : il en est de plus puissants qui me font mourir ; c'est l'incarnat de la pudeur, les arts qu'elle cultive avec gloire et ces plaisirs voilés que l'on soupçonne. Plus tu veux rompre nos liens d'amour, et plus nous t'échappons en renouvelant nos serments. Insensé ! ta conduite ne restera pas impunie. Cynthie saura tes efforts, et te déclarera ouvertement une guerre éternelle. Crois-tu qu'elle me confie ensuite à ton amitié, ou qu'elle te recherche encore ? Non, mais elle se rappellera un tel crime ; mais, dans sa colère, elle te dénoncera à toutes les femmes, et tu ne trouveras aucune porte qui s'ouvre à ton amour. Il n'est point d'autel qui ne soit arrosé de ses larmes ; point de dieu, quelque faible qu'il soit, dont elle ne réclame les vengeances. Le plus grand malheur pour Cynthie, ce serait de perdre son amant, et surtout mon amour. Oh ! qu'elle me conserve son coeur, je l'en supplie, et jamais je ne trouverai en elle aucun sujet de plainte.

ÉLÉGIE V.

A GALLUS.

Cesse enfin des plaintes importunes, envieux ami, et laisse-nous suivre tous deux la carrière où nous sommes entrés. Que veux-tu, insensé ? éprouver aussi mes tourments ? Malheureux ! tu te précipites dans un abîme d'infortunes ; tu portes imprudemment tes pas vers des feux cachés ; tu voudrais t'enivrer des poisons de la Thessalie. Cynthie ne ressemble point à tant d'autres : son courroux est toujours terrible ; et si par hasard elle n'est point contraire à tes vœux, combien de soucis cuisants elle te prépare ! Bientôt tu perdras le sommeil, et tes yeux seront noyés de larmes : elle seule, par ses rigueurs, s'attache encore les coeurs les plus farouches. Hélas ! que de fois ses mépris te feront accourir auprès de moi ! que de fois tu détesteras, par tes sanglots, son inconstance ! Je verrai ton chagrin et tes larmes, un frémissement pénible agiter ton corps, et la crainte imprimer sur ton visage ses couleurs livides. Tu chercheras des paroles, et les paroles te manqueront ; tu te méconnaîtras toi-même ; à peine si tu sentiras ton infortune. Tu apprendrais alors, malgré toi, combien est dur l'esclavage de Cynthie, et ce qu'il en coûte de se voir fermer la porte d'une maîtresse adorée. Alors, Gallus, tu n'admirerais plus si souvent ma pâleur, et pourquoi mon corps se dessèche ainsi de jour en jour. Ne crois pas que ta noblesse puisse modérer ses rigueurs; l'Amour ne sait point obéir à d'antiques images. Mais si tu laisses saisir les moindres traces de ta folie, comme ton nom sera livré bientôt à la risée publique ! Et moi, qui ne trouve aucun remède à mes propres maux, je ne pourrais te consoler, malgré tes prières. Infortunés tous deux, nous ne pourrions qu'unir nos peines, et que pleurer mutuellement dans le sein l'un de l'autre un amour malheureux. Cesse donc, Gallus, de vouloir éprouver ce que peut ma Cynthie. Ce n'est point impunément qu'elle permet de s'approcher d'elle.

ÉLÉGIE VI.

A TULLUS.

Non, Tullus, je ne crains point d'affronter avec toi les périls de l'Adriatique, et de diriger ma voile sur la mer Égée ; avec toi je pourrais gravir les plus hautes montagnes et pénétrer jusqu'aux lieux reculés où se lève l'Aurore : mais Cynthie m'arrête par ses caresses et ses plaintes, par ses tendres prières et la pâleur de ses traits. Elle passe la nuit entière à me reprocher ses feux trahis ; elle ne croit plus aux dieux, puisque je l'abandonne ; déjà elle me retire son amour, elle me répète les menaces d'une amante plaintive à son amant volage, et me dévoue au malheur. Comment résisterais-je un instant à ses plaintes ? Ah ! périsse l'amant qui peut aimer avec froideur ! Est-ce donc pour moi tant de plaisir de connaître Athènes la savante, ou de parcourir l'antique opulence de l'Asie ? et faut-il que, pour une curiosité futile, Cynthie vienne maudire ma voile qui s'éloigne, se déchirer le visage d'une main égarée, redemander aux vents des baisers qui lui sont dus, et me proclamer le plus volage, le plus cruel des amants? Efforce-toi, Tullus, de surpasser la trop juste gloire de ta famille, et fais revivre chez nos alliés cette vieille équité romaine qu'ils ne connaissent plus. Ton coeur n'a jamais battu sous l'acier que pour la patrie ; l'Amour ne reçut jamais l'hommage de tes premiers ans ; eh bien ! qu'il ne t'ouvre jamais ses peines et la carrière que j'ai sillonnée de mes larmes. Pour moi, que le destin condamne à ramper toujours, laisse-moi rendre au sein de la mollesse mon dernier soupir. Bien d'autres ont succombé sans regret loin d'une amante chérie ; que je meure comme eux, si j'imite leur exemple. Je ne suis point né pour la gloire, ni pour les combats ; ma destinée m'enchaîne sous les drapeaux de l'Amour. Toi, Tullus, pars vers la molle Ionie, vers ces rives du Pactole où la charrue trouve l'or ; que tu foules la terre, ou que l'Euxin plie sous tes rames, exerce le pouvoir que tu partages ; et si parfois un souvenir vient te rappeler ton ami, plains-te de vivre sous une étoile malheureuse.

ÉLÉGIE VII

AU POETE PONTICUS.

Tu célèbres la ville de Cadmus et les funestes combats de deux frères ambitieux. Puisque tu veux lutter contre le vieil Homère, j'applaudirai à tes chants, Ponticus, et je leur souhaite d'heureuses destinées. Cependant fidèle à mes maximes, je rêve de mon côté à mes amours, et je cherche à fléchir ma maîtresse. Quand je chante, quand je plains les tourmens de ma jeunesse, j'obéis à ma douleur non moins qu'à mon génie. Telle est, Ponticus, l'occupation de ma vie entière; elle a fait ma célébrité, et je ne veux l'immortalité que pour mes chants d'amour. Qu'on me loue d'avoir su plaire à la beauté réunie aux talens, et d'avoir souffert tant de fois son injuste courroux; que plus tard l'amant rebuté d'une maîtresse lise assidûment mes vers; qu'il apprenne mes peines, et qu'il en profite pour son bonheur. Oh si l'Amour te frappait aussi d'une flèche assurée, et puisse ce dieu ne point troubler ton repos! que tu abandonnerais promptement, dans ton infortune, et des combats frivoles et l'armée des sept chefs à une éternelle poussière En vain tu voudrais composer une molle élégie; car le cruel Amour se refuserait à des chants tardifs. Alors, Ponticus, tu ne dédaignerais pas mon talent; tu
m'admirerais souvent comme un grand poète tu me préfèrerais aux premiers génies comme les jeunes Romains,
tu inscrirais aussi sur mon tombeau:" Ci-gît le grand poète qui célébra nos amours. " Ne va donc pas frapper mes vers de ton orgueil et de tes mépris souvent l'amour vient tard, mais il fait payer son triomphe.

ELEGIE VIII

A CYNTHIE.

Quel transport t'agite? N'as-tu point pitié de mes soucis, ou suis-je plus vil à tes yeux que la froide Illyrie ? Quel que soit ce rival te paraît il d'un si grand prix, que tu te confies sans moi à l'inconstance des vents? Quoi! tu pourrais entendre les murmures d'une mer agitée? tu reposerais courageusement sur la planche du vaisseau? tu sillonnerais d'un pied délicat les frimas? tu braverais la neige et les rigueurs inconnues d'un climat moins doux? Oh! si l'hiver et ses orages prolongeaient deux fois leur cours si le nautonnier oisif accusait la lenteur des Pléiades! ton vaisseau, ma Cynthie, n'abandonnerait point la rive de Toscane; un odieux Zéphyr ne ferait point taire, au mépris de mes voeux, les vents propices dont le souffle empêche l'onde d'emporter au loin ton navire, et tu ne m'abandonnerais point seul, anéanti sur la plage déserte, moi qui te nommerais cruelle, et qui te rappellerais en vain d'une main impuissante. Mais non; quelque peine que mérite ton parjure, que Galatée soit propice à tes voeux que ta voile, aidée d'un calme heureux, te porte à travers les flots paisibles, et te dépose sur tes rivages d'Orique. Ton hymen lui-même ne me rendra point infidèle. Je me plaindrai à ta porte des sermens que tu oublies; je ne cesserai d'appeler et d'interroger le nautonnier. Dis-moi quel port renferme une amante chérie? lui demanderai-je. Qu'elle s'arrête aux rives de l'Étolie ou sur les rivages d'Élée, elle doit m'appartenir un jour. Elle reste à Rome; elle reste car elle l'a juré et que mes rivaux en frémissent! J'ai vaincu Cynthie n'a pu résister à mes prières continuelles. Que la noire envie dépose une joie prématurée ; ma Cynthie ne va plus franchir des routes nouvelles. Oui, je suis aimé d'elle. Écoutez : elle dit qu'avec moi Rome est le plus charmant séjour ; qu'un trône sans moi n'aurait plus de douceurs. Elle préfère reposer à mes côtés sir une couche modeste. Cynthie veut m'appartenir, quel que soit mon sort ; elle dédaigne et l'antique royaume que reçut en dot Hippodamie, et les trésors qu'Élis obtint jadis par ses courses. Un rival offrait de riches présents, et en eût donné de plus riches encore ; mais Cynthie n'a point voulu fuir loin de moi ; car elle n'est point avare : et cependant je n'avais pour la fléchir ni des trésors ni les pierres de l'Inde ; je n'avais que mes vers et mon amour. Apollon et les Muses ne sont donc point insensibles aux amants. Appuyé de leur secours, j'aime Cynthie et j'en suis aimé : maintenant je puis toucher de mes pieds les astres les plus élevés. Que le jour vienne ou que la nuit succède, elle est à moi ; un rival ne m'enlève plus un amour dont je suis assuré ; tant de bonheur couvrira de gloire ma vieillesse elle-même.

ÉLÉGIE IX

A PONTICUS.

Ne t'ai-je pas dit, Ponticus, que tu sentirais l'amour dont tu plaisantais, et que ton langage aurait un jour plus de réserve ? Te voilà tombé et suppliant aux pieds d'une femme ; celle que tu achetas naguère te commande aujourd'hui. La colombe de Dodone ne prédirait pas plus sûrement que moi comment une femme dompte en amour les esprits les plus farouches. Mes chagrins et mes larmes ne m'ont, hélas ! que trop bien instruit. Plût au ciel que je perdisse à la fois et mon amour et ma science ! Infortuné ! que te servent aujourd'hui tes vers majestueux et tes pleurs sur les ruines de Thèbes, qui s'éleva jadis aux accords d'Amphion ? En amour, Mimnerme dépasse de bien loin Homère ; le dieu de la tendresse ne veut que de tendres accents. Va donc, Ponticus, va brûler ces tristes ouvrages, et n'écris plus désormais que ce qu'une femme aime lire. Que sera-ce, si ton amante était rebelle à tes voeux Maintenant, insensé, tu cherches de l'eau au milieu des fleuves. Ton visage n'est point encore pâle, et l'incendie ne dévore point ton coeur ; tu ne sens que la première étincelle du mal qui doit te consumer. Alors tu affronterais les tigres d'Arménie et les liens qui enchaînent Ixion à sa roue infernale, plutôt que de sentir à chaque instant les flèches de l'Amour dévorer tes entrailles et une maîtresse en courroux t'arracher ce que tu voudrais lui refuser. L'Amour n'accourut jamais d'une aile propice sans la replier bientôt d'une main prompte. Aussi, Ponticus, sois sur tes gardes quand une amante te cède avec facilité ; car c'est pour mieux t'enlacer dans l'esclavage. Loin de nous l'amour qui fixe nos yeux sur un objet unique, en ne leur permettant ni repos ni sommeil, et qui ne se laisse apercevoir que quand sa main a pénétré nos chairs ! Qui que tu sois, Ponticus, fuis des caresses continuelles. Le chêne et la pierre céderaient à leur action : comment y résister, toi dont l'énergie est si faible ? Surmonte donc toute honte, et confesse au plus tôt ta faute ; car souvent, en amour, on se soulage en racontant ses ennuis.

ÉLÉGIE X

A GALLUS.

L'heureuse nuit ! Moi, le confident de vos larmes, je fus aussi le témoin de vos premiers transports. Quel plaisir de me rappeler cette nuit délicieuse, et que de fois je la redemanderai par mes voeux ! Je t'ai vu, Gallus, défaillir d'amour entre les bras d'une amante, et ne plus prononcer qu'à de longs intervalles des mots entrecoupés. Le sommeil accablait mes yeux languissants, et la lune, au milieu de sa carrière, brillait au haut du ciel ; cependant je n'ai pu détourner mes regards de vos jeux : tant vos paroles brûlaient d'une ardeur mutuelle ! Mais puisque tu n'as pas craint de me confier tes amours, sois récompensé du plaisir que tu m'as fait. J'ai su taire vos douleurs ; mais je puis encore pour un ami quelque chose de plus. Je sais unir une seconde fois deux coeurs qui se détachent, ouvrir à l'amant la porte tardive d'une maîtresse, guérir dans autrui une blessure récente, et ma voix est toujours un remède efficace. Cynthie m'a souvent appris ce qu'il faut demander ou éviter ; l'Amour a fait le reste. Prends donc garde, ami, de lutter contre la mauvaise humeur de ton amante, ou de lui parler avec fierté, ou de garder trop longtemps un silence boudeur. Si elle t'adresse une demande, ne refuse pas d'un front soucieux, et ne lui réponds pas non plus par une vaine bienveillance. Une amante n'a jamais su retenir son courroux quand on la méprise, ou de justes menaces quand on la blesse. Plus tu seras soumis, plus tu seras esclave de l'amour, et plus tu obtiendras souvent le bonheur que tu désires. Enfin, pour être heureux constamment avec une seule belle, il faut un coeur qui ne soit jamais ni oisif ni libre.

ÉLÉGIE XI

A CYNTHIE.

Quand tu t'arrêtes, Cynthie, sur les collines de Baies ; quand tu parcours le sentier tracé par la main d'Hercule ; ou bien quand tu admires et le cap célèbre de Misène, et les flots soumis à l'empire des fils de Thesprotus, te rappelles-tu, dis-moi, et mon amour et nos nuits charmantes ? Me conserves-tu, si loin de moi, quelque espoir ? ou faut-il que, par ses feux mensongers, un rival inconnu t'arrache, ô ma Cynthie, à mes tendres vers ? Ah ! plutôt qu'une barque fragile et qu'une faible rame t'arrête sur le Lucrin, ou que l'eau facilement coupée sous ta main te retienne captive, malgré tes efforts, au milieu des flots mobiles ! Quoi ! mollement couchée sur le rivage silencieux, tu écouterais les doux propos d'un autre amant ! Ainsi une amante perfide succombe loin des yeux qui veillaient sur elle, et souvent ne pense plus aux dieux, témoins de son parjure. Mais de tels soupçons, ô ma Cynthie, n'ont pour fondement ni la renommée ni mes sens ; ils sont le fruit d'un amour qui craint jusqu'à son ombre. Pardonne-moi donc si mes vers t'ont causé quelque peine, et n'en accuse que mes frayeurs. Ma vigilance pour toi ne dépasse-t-elle pas les soins d'une mère chérie ? Sans toi, la vie aurait-elle encore quelque charme ? Toi seule es ma patrie, toi seule es ma famille ; c'est toi qui fais en tout temps mon allégresse. Que mes amis me voient triste ou joyeux, ce que je suis, leur dirai-je, Cynthie en est la seule cause. Mais abandonne au plus tôt les rivages corrupteurs de Baies, ces rivages qui sèmeront les querelles entre tant d'amants, ces rivages, l'écueil éternel de la pudeur et de la fidélité. Ah ! périssent, à jamais des eaux que réprouve l'Amour !

ÉLÉGIE XII

A UN AMI.

Pourquoi me reprocher chaque jour ma paresse, et me faire un crime de ce que Rome me retienne et me plaise ? Cynthie est aussi éloignée de moi, que l'Hypanis de l'Éridan et de la Vénétie. Elle ne fomente plus, comme autrefois, mon amour dans ses embrassements, et sa voix ne résonne plus doucement à mon oreille. Oui, je lui fus cher, et alors il n'était point d'homme qui pût aimer avec autant de constance : mais l'envie a flétri mon bonheur. Est-ce un dieu qui m'accable ? ou quelle herbe, cueillie sur les sommets du Caucase, a pu nous diviser ? Je ne suis plus aimé comme autrefois ; un long voyage change le coeur des belles ; et qu'il faut peu de temps pour que l'amour s'envole ! Aujourd'hui je compte, hélas ! de longues nuits dans une solitude affreuse ; je n'entends que ma voix qui pèse à mes oreilles. Heureux qui peut pleurer en présence de sa maîtresse ! car l'Amour aime souvent à voir répandre quelques larmes. Si du moins l'amant méprisé pouvait changer ses chaînes ; il y a encore quelque plaisir à varier son esclavage. Mais pour moi, je ne puis en aimer une autre, ni abandonner Cynthie : elle fut mes premières amours, et je l'aimerai jusqu'au tombeau.

ÉLÉGIE XIII

A GALLUS.

Selon ta coutume, Gallus, tu te réjouiras de mon malheur, en me voyant seul, arraché à mon amour. Pour moi, je n'imiterai pas ta conduite perfide. Que jamais une maîtresse, ô Gallus, ne songe à te tromper ! Tandis que tu augmentes ta gloire en trompant mille conquêtes, et que tu ne cherches dans l'amour que le plaisir de l'inconstance, tu t'éprends enfin pour une belle, tu te dessèches par les inquiétudes d'un amour sérieux, et tu vois, bien qu'un peu tard, ton ancien orgueil humilié. Voilà le juste retour des douleurs que tu as méprisées ; une seule venge le malheur d'une foule d'autres ; c'est elle qui mettra un terme à de vulgaires amours. Tu aimeras, mais non plus pour un temps et jusqu'au premier caprice. Je n'en parle point sur un vain bruit ou sur la foi des augures ; je l'ai vu de mes yeux, et refuserais-tu, dis-moi, mon témoignage ? Je t'ai vu, Gallus, attaché languissamment à sou cou, pleurer en la pressant dans tes bras, vouloir donner ta vie pour un seul mot d'espoir, et te livrer enfin, cher Gallus, à ce que j'aurais honte de redire. Je n'ai pu arrêter vos embrassements, tant était grande l'ardeur insensée qui vous animait l'un et l'autre ! Le dieu du Ténare était moins pressant, lorsque, sous les traits d'Éniphée de Thessalie, il poursuivait d'un amour facile la fille de Salmonée. Hercule ne fut point brûlé de feux aussi violents, lorsque, purifié sur les bûchers de l'Oeta, il obtint les premières faveurs de la divine Hébé. Un seul jour t'a poussé dans la lice plus loin que tous les autres. Lycoris a brûlé ton coeur du feu le plus ardent ; elle n'a pas souffert que tu reprisses ton ancienne fierté, et elle ne permettra pas que tu te détaches d'elle. Ton ardeur t'entraînera toujours. Et qui s'en étonnerait ? Elle est digne de Jupiter, belle comme Léda, plus gracieuse que les filles de Léda et que toutes trois ensemble. Les filles d'Inachus n'avaient point sa caressante tendresse, et sa voix mélodieuse charmerait malgré lui le maître des dieux. Puisqu'il fallait que tu périsses enfin d'amour, ô Gallus ! jouis de ta conquête ; car tu étais digne de ton bonheur. Tu es tombé dans une erreur nouvelle ; qu'elle te soit heureuse, et que ton amie rassemble en elle seule tout ce qui pourrait te charmer.

ÉLÉGIE XIV

A TULLUS.

Bois à longs traits le vin de Lesbos dans les coupes les plus précieuses, lorsque, couché mollement sur les rives du Tibre, tu admires ou l'esquif léger qui vogue à pleines voiles, ou la lente chaloupe qu'on remorque avec peine, ou l'ombre épaisse de ces arbres nouvellement plantés, dont les magnifiques sommets se pressent en aussi grand nombre que dans les forêts du Caucase : tout cela n'est rien auprès de mon amour ; car jamais les richesses ne l'emportent sur le dieu de Cythère. Quand Cynthie accorde à mes voeux une de ces nuits délicieuses, ou qu'elle prête tout un jour à mes serments une oreille facile, je vois rouler dans ma demeure tous les flots du Pactole, et les perles que l'Océan recèle au fond de ses abîmes. Un plaisir pur me garantit alors une félicité plus grande que celle des rois ; qu'elle dure seulement autant que durera ma vie ! Qui peut jouir de ses trésors, quand l'Amour lui est contraire ? L'or n'a point de charme pour moi contre les rigueurs de la beauté. C'est la beauté qui brise les forces des plus grands héros, et qui imprime la douleur à l'âme la plus dure. L'Amour franchit avec confiance le seuil des riches palais ; il s'approche de ce lit où brille la pourpre ; il tourmente à son gré sa jeune et infortunée victime : et que servent alors et l'étoffe soyeuse et ses riches dessins ? Mais qu'il répande sur moi ses faveurs, et je ne vois plus qu'avec dédain ou le sceptre des rois, ou les trésors d'Alcinoüs.

ÉLÉGIE XV

A CYNTHIE.

J'ai souvent redouté, Cynthie, et ton inconstance et ses dangers, mais jamais cette dernière perfidie. Tu vois dans quel abîme la fortune m'entraîne, et tu viens à peine pour soulager mes terreurs ; et tu peux rétablir d'une main tranquille ta chevelure en désordre, consacrer de longues heures pour relever tes attraits, et charger artistement ton sein des perles de l'Orient, comme la vierge qui s'avance, belle de jeunesse et de parure, à un premier hymen. Calypso fut bien plus émue du départ d'Ulysse. Elle pleurait dans son île déserte. Assise, les cheveux épars, sur le rivage, elle maudissait pendant des jours entiers un injuste élément ; et, quoiqu'elle n'espérât plus de revoir jamais le parjure, elle se livrait encore à la douleur, en se rappelant une longue félicité. Alphésibée vengea sur ses frères le trépas d'un époux, et l'amour rompit les liens du sang les plus sacrés. Quand un vent favorable entraîna le fils d'Éson, Hypsipyle, enfermée tristement dans son palais solitaire, ferma désormais son coeur aux charmes de l'amour, et dépérit de jour en jour dans un morne veuvage. La pudique Évadné, l'honneur des femmes argiennes, se précipita dans le fatal bûcher qui consumait son époux. Mais de si beaux exemples n'ont pu changer le coeur de Cynthie. Que lui importe l'hommage de la postérité ? Cesse donc, Cynthie, cesse de nouveaux parjures, et crains de réveiller le courroux des dieux. Trop de bonheur, hélas ! t'encourage. Que tu gémirais sur mes dangers, si tu éprouvais jamais quelque peine ! Des fleuves entiers se perdront sans murmure dans l'immensité des mers, et l'année changera le cours des saisons, avant qu'un autre sentiment remplace ton amour dans mon coeur. Oui, quelles que soient tes rigueurs, Cynthie, je t'aimerai toujours ; je ne verrai jamais avec indifférence ces yeux charmants qui m'ont fait croire tant de serments trompeurs. Tu jurais naguère que si tu te rendais coupable d'un parjure, tu les arracherais toi-même de tes propres mains ; et tu oses aujourd'hui les lever au ciel ? et tu ne trembles pas au souvenir de ton crime ? Qui te forçait à pâlir, à changer de couleur, à arracher de tes yeux une larme feinte ? Voilà ce qui m'a perdu. Mais j'apprendrai par mon exemple, aux amans crédules, qu'il n'est pas sûr d'en croire de trompeuses caresses.

ÉLÉGIE XVI.

LA PORTE.

Moi que l'on ouvrait jadis pour de magnifiques triomphes, et que l'on connaissait chaste comme une vestale, au lieu du char doré qui honorait mon seuil, au lieu des supplications et des larmes des infortunés captifs, je ne vois plus aujourd'hui que des libertins, qui viennent, au sortir d'une orgie nocturne, me frapper et m'assaillir d'une main indigne. Chaque jour me retrouve chargée de couronnes qui me déshonorent, entourée des flambeaux qu'abandonne un amant éconduit. Comment défendrais-je maintenant les nuits d'une maîtresse trop célèbre, moi qu'on a livrée au scandale par des vers obscènes ? Mais, hélas ! elle n'en ménage pas plus son honneur ; au milieu d'un âge corrompu, elle se distingue encore par ses désordres. Et cependant je ne puis écouter, sans partager sa tristesse et ses larmes, les plaintes amères d'un amant, hélas ! trop fidèle, qui passe auprès de moi de longues heures en vaines prières. Jamais il ne me laisse aucun repos ; à chaque instant il m'assiège de ses vers langoureux. « O porte, dit-il, plus cruelle que ta maîtresse elle-même ! pourquoi restes-tu fermée et silencieuse ? Ne t'ouvriras-tu donc jamais à mon amour ? ne saurais-tu, par un bruit léger, rendre furtivement mes prières ? ne puis-je donc espérer aucun terme à mes ennuis, et faut-il que je réchauffe ton seuil en y cherchant un triste sommeil ? C'est là que me trouvent gisant et la nuit et les étoiles au milieu de leur carrière ; c'est là qu'au matin la brise compatira à mes peines. Pour toi, toujours insensible, tu n'as jamais répondu que par le silence de tes gonds aux accents redoublés de mes douleurs.
Oh ! si ma faible voix, se glissant par une fente légère, allait frapper enfin celle que j'aime ! Bien qu'elle soit plus insensible que les rochers de la Sicile, plus inflexible que l'airain et le fer, elle ne pourrait cependant retenir quelques larmes, et la compassion se peindrait, malgré elle, dans son oeil humide. Maintenant un autre plus heureux la possède dans ses bras, et moi, le Zéphyr de la nuit emporte au loin mes plaintes. Toi seule es la principale cause de mes chagrins, ô porte, que mes présents n'ont jamais pu vaincre ; et cependant tu fus toujours ménagée par ma langue, qui respecta rarement quelque chose dans ses emportements. Pourquoi souffrir que je m'épuise par mille plaintes, que je passe dans les carrefours de Rome des nuits d'inquiétude et d'insomnie ? Souvent, au contraire, j'ai composé en ton honneur une élégie nouvelle, et j'ai imprimé sur tes marches des baisers brûlants. Que de fois encore, perfide, ne me suis-je pas prosterné devant toi, et ne t'ai-je pas rendu en secret l'hommage que je t'avais promis ?» Ces plaintes, et celles que vous connaissez tous, amants infortunés, troublent chaque jour l'harmonie matinale des oiseaux. Ainsi les moeurs de ma maîtresse et les larmes d'un amant fidèle m'exposent sans défense à d'éternels reproches.

ÉLÉGIE XVII

A CYNTHIE.

Oui, puisque j'ai pu m'éloigner de Cynthie, je mérite d'invoquer l'alcyon solitaire. L'étoile de Cassiope ne luira plus sur mon navire, et tous mes voeux se dissipent en fumée loin d'un ingrat rivage. Vois, Cynthie, vois la tempête te venger de mon absence, et faire retentir autour de moi des menaces terribles. Hélas ! un calme heureux ne viendra-t-il point apaiser l'orage ? Faut-il qu'un sable léger me serve de tombeau ? Ah ! répare de tes voeux une malédiction fatale ; je suis assez puni par l'absence du jour et les fureurs de la tempête. Te retracerais-tu d'un oeil sec mon trépas ? Serait-ce sans regret que tu ne presserais point sur ton coeur mes tristes restes ? Périsse à jamais celui qui se confia le premier à un vaisseau et à des voiles pour s'ouvrir, malgré les dieux, une route à travers mille abîmes ! N'eût-il pas mieux valu supporter les dédains de Cynthie, qui, malgré ses rigueurs, se distinguait par des qualités rares, que d'errer ainsi sur des rivages inconnus, bordés d'impénétrables forêts, et de chercher au ciel l'étoile désirée des enfants de Léda ? Si le destin eût enseveli auprès d'elle mes douleurs, si le marbre funéraire marquait la fin de mon amour, elle eût sacrifié du moins sa belle chevelure à des restes chéris ; elle les eût déposés mollement sur un lit de roses, et, en prononçant une dernière fois sur ma tombe le nom de son amant, elle eût demandé aux dieux que la terre me fût légère. Vous cependant, nymphes de la mer, qui devez le jour à la belle Doris, enflez à l'envi et d'un souffle propice mes blanches voiles. Si l'Amour, dans son vol, effleura jamais vos demeures humides, rendez ces rivages favorables à votre compagnon d'esclavage.

ÉLÉGIE XVIII

LES PLAINTES.

Oui, le Zéphyr seul anime de son souffle ces ombrages solitaires et ces lieux écartés, toujours muets à mes plaintes. Ici je puis redire sans crainte mes douleurs secrètes, à moins que les rochers eux-mêmes ne deviennent infidèles. A quelle époque, ô ma Cynthie, reporterai-je tes premiers dédains ? Quelle fut la cause de mes premiers pleurs ? Moi que l'on citait naguère parmi les amans fortunés, je me trouve aujourd'hui marqué du sceau de tes mépris. Comment ai-je mérité tant d'infortunes ? quel crime a pu changer ton coeur ? Une rivale est-elle cause de ta tristesse ? Ah ! reviens à moi, s'il est vrai que jamais une autre femme, quelle que fût sa beauté, n'a mis le pied dans ma demeure. La douleur dont tu me rends victime demanderait cependant une vengeance ; mais je ne suis point assez aveugle pour me rendre à jamais l'objet de ta haine, et pour ternir l'éclat de tes beaux yeux en les condamnant aux larmes. Crains-tu mon inconstance, parce que tu ne vois dans mon extérieur et sur mon visage que de faibles marques de mon amour ? J'en appelle à témoin le hêtre, le pin, chéri du dieu d'Arcadie, et vous, arbres, si jamais vous avez connu l'amour. Que de fois mes accents ont retenti sous leurs voluptueux ombrages ! que de fois ton nom, ô ma Cynthie, fut gravé sur leur écorce ! Ne me crois pas insensible à tes rigueurs, si je n'ai raconté qu'à tes portes muettes les nombreux soucis qui me dévorent. Timide amant, j'ai appris à plier sous les lois d'une maîtresse superbe, sans faire retentir au loin mes plaintes amères. Ce n'est toutefois qu'au bord d'une eau limpide, ou au milieu des rochers glacés, ou dans un sentier solitaire, que je goûte un pénible repos, Là, sans témoin, je redis à l'oiseau, qui m'écoute à peine, les plaintes que peut m'inspirer le désespoir. Oui, que tu sois contraire ou propice à ma tendresse, je veux, Cynthie, que les forêts retentissent de ton nom, que les rochers les plus déserts ne cessent de le redire.

ÉLÉGIE XIX

A CYNTHIE.

Non, Cynthie, je ne redoute plus maintenant le triste séjour des Ombres, et je ne recule point devant le bûcher où la nature réclame un dernier tribut. Mais que ton amour, hélas ! ne survive point à mes funérailles, voilà ma crainte, voilà ce qui est pour moi plus dur que le trépas lui-même. L'enfant de Vénus n'a point porté à mes yeux une blessure si légère, que ma cendre puisse oublier jamais l'objet de mes feux. Ainsi Protésilas conserva, jusque dans les ténèbres du Tartare, le souvenir d'une épouse adorée ; et l'ombre du héros revint encore au palais antique de ses pères pour goûter dans de vains embrassements un plaisir mensonger. Quelle que soit ma destinée, je t'appartiendrai toujours, ô ma Cynthie ; un vif amour peut franchir à son gré le fatal rivage du Styx. Qu'elles viennent alors à moi, ces beautés célèbres qu'Ilion en cendres abandonna aux Grecs victorieux : il n'en est point, Cynthie, qui puisse te le disputer en grâces, et que la terre équitable te pardonne cette gloire. Aussi, quand même le destin t'accorderait une longue vieillesse, tes restes chéris seraient encore arrosés de mes larmes. Oh ! si tu pouvais sentir sur mes cendres les mêmes feux ! alors le trépas perdrait pour moi toute son amertume. Mais je crains, Cynthie, que tu n'oublies mon tombeau, que le cruel Amour ne t'arrache à une vaine poussière, qu'il ne te force à sécher tes pleurs malgré toi ; car il n'est point de femme dont la constance résiste à ses continuelles attaques. Livrons-nous donc, tandis qu'il en est temps, au plaisir d'une flamme mutuelle ; l'amour ne saurait avoir jamais une trop longue durée.

ÉLÉGIE XX

A GALLUS.

Écoute, cher Gallus, le conseil d'un ami fidèle, et qu'il reste toujours gravé dans ta pensée. L'amour sans la prudence est souvent exposé aux coups de la fortune ; j'en appelle aux flots de l'Ascanius, de ce lac fatal aux Argonautes. Hylas est l'objet de tes feux ; Hylas, dont le nom et la beauté rappellent le jeune ami d'Hercule. Que tu côtoies le fleuve à l'ombre d'une forêt épaisse, que tu baignes tes pieds dans les flots de l'Anio, que tu parcoures ces rivages illustrés par les combats des géants, ou que tu t'abandonnes à la foi d'une onde fugitive, défends tau Hylas contre l'amour et les embûches des Nymphes et des Dryades, qui ne sont pas moins sensibles dans notre Italie ; autrement, Gallus, crains d'avoir à parcourir sans cesse les montagnes, les rochers glacés et les lacs inconnus ; crains d'avoir à gémir, comme autrefois Hercule sur les rives de l'Ascanius, lorsqu'il eut erré longtemps éperdu dans des contrées lointaines. En effet, l'on rapporte qu'autrefois le navire Argo sortit des chantiers de Pagasa pour se diriger vers le Phase, et que, laissant derrière lui les eaux de l'Hellespont, il vint aborder au milieu des écueils de la Mysie. Dès que l'essaim des héros grecs se fut arrêté sur ces rives paisibles, ils se font à l'envi des lits d'un tendre feuillage. Cependant le jeune Hylas s'était avancé plus loin pour chercher à l'écart une source dans ces lieux arides. Les deux fils d'Aquilon, Calais et Zéthès, l'accompagnent en volant autour de lui. Suspendus sur sa tête, ils planent, se rapprochent ou s'éloignent, et cependant lui ravissent tour-à-tour des baisers. Hylas se réfugie sous l'extrémité de leur aile, et cherche à s'y suspendre ; puis il se débarrasse avec une baguette de leurs jeux amoureux. Mais, hélas ! s'il met en fuite les fougueux enfants d'Orithye, c'est pour devenir bientôt la victime des Hamadryades. Au pied du mont Arganthe étaient les sources de l'Ascanius que chérissaient les nymphes de Bithynie. On y voyait des fruits délicieux pendre sans culture à l'arbre solitaire, et le lis, tapissant au loin la prairie humide, mêler sa blanche fleur à la pourpre des pavots. Hylas oublie son devoir pour les jeux de son âge ; tantôt il cueille des fleurs d'une main légère ; tantôt il se penche imprudemment sur la source limpide et trompe encore le temps, pendant qu'il regarde sa gracieuse image. Il veut enfin remplir son urne. Appuyé sur l'épaule droite, il tend le bras et la retire pleine. Mais les Dryades, enflammées d'amour pour tant de beauté, avaient abandonné à l'envi leurs danses ordinaires. Tout à coup leur main entraîne facilement le jeune Hylas, qui cède et tombe sous l'eau avec bruit. Hercule l'appelle et entend répéter son nom ; mais c'est l'écho du rivage qui redit seul dans l'éloignement le nom du malheureux Hylas. Que cette leçon, Gallus, te fasse veiller sur tes amours. Ton Hylas est trop beau pour le confier avec sûreté aux Nymphes.

ÉLÉGIE XXI

L'OMBRE DE GALLUS PARLE.

Guerrier, qui reviens blessé du siège de Pérouse, et qui te hâtes d'éviter mon destin, pourquoi rouler de toutes parts tes yeux humides quand tu m'entends gémir ? Et moi aussi, je fus le compagnon de toutes vos guerres. Que tes parents se réjouissent de te voir revenir plein de vie ! Que ma soeur comprenne à tes larmes mon funeste sort ! Dis-lui que son Gallus, échappé au glaive meurtrier de César, n'a pu éviter les embûches de vils brigands ; et si l'on trouve jamais sur les collines de l'Étrurie des ossements dispersés, qu'on les recueille pour ceux de l'infortuné Gallus.

ÉLÉGIE XXII

A TULLUS.

Tu me demandes, Tullus, au nom d'une amitié constante, qui je suis, d'où je viens, et quels lieux m'ont vu naître ? Tu connais ces murs de Pérouse, qui furent le tombeau des Romains et la ruine de l'Italie à une époque de deuil : alors la discorde armait nos citoyens entre eux ; alors, fatale Étrurie, tu causas surtout mes douleurs, lorsque tu reçus dans tes plaines les membres dispersés de mon infortuné parent, et aujourd'hui encore tu refuses à ses restes un peu de terre. Non loin de là, Tullus, s'étendent les fertiles campagnes de l'Ombrie, où ton Properce a vu le jour.

LIVRE II

ÉLÉGIE I.

A MÉCÈNE.

On demande pourquoi j'ai si souvent chanté les amours, et pourquoi mes écrits ne respirent que la mollesse ? C'est qu'Apollon ni Calliope ne m'ont jamais dicté mes vers ; c'est que mon talent n'est que mon amour pour Cynthie. Si je la vois s'avancer brillante sous les étoffes de Cos, je consacre un volume entier à leur magnificence. Si j'aperçois sa chevelure errer au hasard sur son front, je veux célébrer ce désordre, et qu'elle en soit fière. Frappe-t-elle de ses doigts d'ivoire les cordes d'une lyre, j'admire comme elle plie facilement à l'art son jeu léger. Un sommeil désiré ferme-t-il ses paupières, je trouve aussitôt mille sujets pour des chants nouveaux. Vient-elle enfin, demi-vêtue, me disputer un dernier vêtement, je compose à mon tour une longue Iliade. Oui, quelque chose qu'elle fasse ou qu'elle dise, un rien fournit matière à tout un poème. Si les destins, Mécène, m'avaient accordé assez de génie pour peindre à grands traits les combats des héros, je ne chanterais ni les Titans, qui entassaient l'Ossa sur l'Olympe pour que le Pélion touchât le ciel, ni les anciennes guerres de Thèbes, ni Pergame, illustrée par Homère, ni Xerxès, qui réunissait deux mers par sa volonté, ni le berceau de Rome, ou la fierté de Carthage, ou les menaces des Cimbres et les trophées de Marius ; je rappellerais les exploits et l'empire de ton Auguste, et tu serais après lui le sujet ordinaire de mes chants. En effet, quand je dirais les guerres civiles de Modène et de Philippes, ou les victoires remportées, dans les mers de Sicile, sur un ennemi en fuite, ou la ruine des foyers antiques dont s'enorgueillissait l'Étrurie ; quand je célébrerais la conquête du Phare, orgueil des Ptolémées, ou l'humiliation du Nil, dont les eaux captives coulaient languissamment dans leurs sept canaux au milieu des murs de Rome, ou enfin les rois qui s'avançaient courbés sous nos chaînes d'or, et les trophées d'Actium qui couvraient au loin la voie Sacrée : ma Muse t'associerait toujours à ces glorieux triomphes, toi, le fidèle ami d'Auguste et dans la guerre et dans la paix. Ainsi Thésée, dans les enfers, et Achille, chez les dieux, n'oublient point encore leur amitié pour Patrocle et pour Pirithoüs. Mais Callimaque n'eût jamais entonné avec si peu d'haleine les guerres de Jupiter et des Géants, et mon génie ne saurait placer le nom de César, par des chants majestueux, au milieu des noms glorieux de son antique famille. Le pilote parle des vents et le laboureur de ses taureaux ; le soldat compte ses blessures, et le berger ses brebis ; pour moi, je livre, sur une couche étroite, des combats pleins de charmes. Que chacun, à mon exemple, consacre ses jours à la carrière pour laquelle il est né ! Ma gloire, c'est de mourir dans mon amour, ou, s'il en est une autre, c'est de pouvoir triompher par ma constance : mais qu'aucun rival, ô ma Cynthie, ne m'enlève ta conquête ! Souvent, si je l'ai bien compris, tu accusais l'inconstance des femmes ; Hélène infidèle ternissait à tes yeux l'Iliade entière. Quand je devrais approcher de tes lèvres les philtres amoureux que Phèdre préparait en vain pour son Hippolyte ; quand je devrais périr par les breuvages de Circé, ou que Médée recommencerait pour moi les enchantements d'Iolcos ; puisque Cynthie a captivé seule tous mes sens, de sa demeure partira un jour mon cortège funèbre. L'homme n'a point de douleurs qui ne le cèdent enfin à l'art ; mais l'amour seul repousse la main qui veut le guérir. Machaon ferma la plaie cruelle de Philoctète ; Chiron, fils de Phillyre, rendit la vie à Phénix ; le dieu d'Épidaure, à l'aide des simples de la Crète, arracha Androgée au trépas, et le ramena au foyer paternel ; Télèphe, frappé aux bords troyens par la lance d'Achille, sentit sa blessure soulagée par le fer même qui l'avait faite : mais si l'on pouvait m'ôter le mal qui me consume, on fixerait aussi dans les mains de Tantale les fruits qui lui échappent toujours ; on remplirait le tonneau des Danaïdes, et l'urne pesante ne chargerait plus sans cesse leurs jeunes épaules ; on détacherait des cimes du Caucase l'infortuné Prométhée, et l'on éloignerait de son coeur le cruel vautour qui le ronge. Aussi, quand les destins me redemanderont mes jours, et qu'il ne restera de moi qu'un nom sur un marbre fragile, ô toi, l'espoir de ma jeunesse ; toi, Mécène, qui attaches à ma vie, qui attacheras à mon trépas et tant d'envie et tant de gloire, si le hasard te conduit un jour auprès de mon tombeau, arrête un instant ton char magnifique, et jette à ma cendre muette quelques pleurs, et ces mots : L'infortuné ! son destin fut d’aimer, hélas ! et sans retour !

ÉLÉGIE II.

ÉLOGE DE CYNTHIE.

J'étais libre, et je voulais vivre sans amante ; car l'amour échappait à mes regards sous une tranquillité trompeuse. Pourquoi tant de beauté se trouve-t-elle encore sur la terre ? O Jupiter, je comprends aujourd'hui tes faiblesses. Voyez cette blonde chevelure, ces doigts effilés, cette taille, ce port majestueux que ne désavouerait pas Junon. Ainsi marche Pallas, quand elle couvre sa poitrine, comme à Dulichium, des serpents affreux de la Gorgone. Telle parut encore Ischomaque, quand les Centaures, séduits par ses charmes, l'enlevèrent au milieu des festins à sa mère tremblante ; ou telle, sur les rives de Bébéide, Proserpine, encore vierge, abandonna pour la première fois ses jeunes attraits à Mercure. Cédez la palme à Cynthie, déesses que Pâris vit autrefois sans voiles sur les sommets de l'Ida. Que la vieillesse épargne seulement tant de beauté, quand même Cynthie devrait vivre autant que la sibylle de Cumes !

ÉLÉGIE III

SUR CYNTHIE.

Tu disais, me répète-t-on, que rien désormais ne saurait te nuire : te voilà pris, et ton orgueil est tombé. A peine si tu as pu demeurer un mois tranquille ; voici déjà d'autres vers qui dévouent ton nom à l'infamie. Je cherchais si le poisson pouvait vivre à sec sur le rivage, et le sanglier farouche au fond des eaux, ou si je pourrais me livrer à des goûts plus sérieux. On se distrait, mais l'on n'arrache jamais l'amour de son coeur. Ce n'est pas seulement la beauté de Cynthie qui m'a séduit, quoique son teint puisse le disputer aux lis en blancheur, et qu'il rappelle la pourpre d'Espagne mêlée aux neiges de Scythie, ou la feuille de rose sur le lait le plus pur ; ce ne sont pas les cheveux qui flottent au hasard sur un cou d'albâtre, ni ces yeux, brillantes étoiles que je prends pour guides, ni les riches vêtements que l'Arabie envoie à nos belles ; il faut, pour me charmer, des avantages moins vulgaires. Comme elle danse, au sortir du festin, avec plus de grâce qu'Ariadne quand elle conduit les choeurs des Bacchantes ! comme son archet le dispute à la lyre des Muses, lorsqu'elle essaie de savants accords sur le luth harmonieux d'Éolie ! Ses écrits l'emportent en grâce sur ceux de Corinne elle-même, et la célèbre Erynna n'oserait rivaliser avec elle de poésie. Ne faut-il pas, ma Cynthie, que l'Amour ait marqué des plus doux présages les premiers jours de ta vie ? Ces dons célestes, tu ne les dois qu'aux dieux ; ne va pas en faire hommage à ta mère. Non, non, les mortels ne sauraient donner de tels trésors, et neuf mois de travail n'engendreraient jamais ces qualités précieuses. Tu es née pour devenir l'orgueil des dames romaines, et pour partager la première la couche du maître des dieux. De tels attraits n'ont point été créés pour les seuls mortels ; car jamais la terre n'a vu, depuis Hélène, une beauté aussi parfaite. Comment s'étonner ensuite que la jeunesse romaine brûle tout entière pour elle ? Ta gloire, Ilion, serait plus belle encore, si tu étais tombée pour Cynthie. Je m'étonnais autrefois qu'une femme eût pu causer entre l'Europe et l'Asie une guerre aussi funeste. Mais aujourd'hui, Pâris, Ménélas, je vous regarde comme sages ; toi, de réclamer Hélène, et toi, de la refuser. Oui, tant de beauté méritait bien qu'Achille succombât pour elle ; oui, même aux yeux de Priam, jamais guerre ne fut plus légitime. S'il est un peintre qui veuille effacer tous les chefs-d'oeuvre anciens, qu'il prenne ma Cynthie pour son modèle ; qu'il la montre aux peuples du Couchant ou de l'Aurore, et les peuples de l'Aurore ou du Couchant s'enflammeront à sa vue. Puissé-je au moins rester toujours dans ses chaînes ; ou que je périsse au comble des maux, si j'écoutais jamais quelque autre amour !
Le taureau refuse d'abord le joug ; mais bientôt il s'y accoutume, et conduit avec patience la charrue dans nos sillons : ainsi le jeune homme repousse d'abord avec fierté l'Amour ; mais bientôt le dieu triomphe et le plie à tous ses caprices. Le devin Mélampe se vit chargé d'indignes fers, lorsqu'il fut honteusement surpris à dérober les troupeaux d'Iphiclus ; l'amour du gain ne l'entraînait point au larcin, mais plutôt la beauté célèbre de Péro, que devait épouser un an après l'heureux Bias, son frère.

ÉLÉGIE IV

Avant d'obtenir les faveurs d'une maîtresse, il faut se plaindre de mille caprices, demander souvent, se voir souvent repoussé, ronger de ses dents des ongles bien innocents de nos peines, et, dans son courroux, frapper mille fois la terre d'un pied incertain. Je prodiguais inutilement les parfums à ma chevelure, et je m'approchais en vain d'un pas suspendu par le respect. Ni les philtres, ni les enchantements nocturnes de Médée, ni les breuvages que préparerait Périmédé elle-même, ne peuvent rien contre l'amour. C'est un mal dont nous ne connaissons ni la cause ni les symptômes ; nous sentons les coups qu'il nous porte, mais sans voir par où il nous frappe. L'art des médecins devient inutile. Le duvet ne soulage point le malade ; les intempéries et le grand air ne peuvent lui nuire : il se promène, et tout à coup ses amis étonnés apprennent son trépas. Ainsi l'amour, et tel est son caractère, ne frappe que des coups imprévus. Qui le sait comme moi ? De quel devin aux trompeuses promesses n'ai-je pas été tributaire ? Quelle vieille magicienne n'a pas commenté plus de dix fois mes songes ? Je souhaite à mon ennemi, si j'en ai, qu'il aime une maîtresse ; à mon ami, l'amour d'un jeune garçon. Une barque vogue en sûreté sur un fleuve tranquille ; et que pourrait l'eau contre elle, quand le rivage est si proche ? Un mot seul change souvent le coeur d'un ami ; une maîtresse dépose à peine ses rigueurs, quand elle voit le sang couler à longs flots.

ÉLÉGIE V

A CYNTHIE.

Il est donc vrai, Cynthie ; tes amours sont la fable de Rome, et tes nombreuses perfidies ne sont plus un mystère. Devais-je m'attendre à ton parjure ? Mais je t'en punirai, cruelle, et le même zéphyr dissipera aussi mes serments. Peut-être, parmi tant de beautés trompeuses, en trouverai-je une qui consente à devenir célèbre par mes chants, qui ne m'insulte pas chaque jour par ses rigueurs, et qui te pique : alors tu pleureras, mais trop tard, un amour longtemps dédaigné. Fuyons : voici l'instant propice, et ma colère est dans toute sa force ; l'amour reviendrait encore, je le crains, si ma douleur se calmait. Les flots de l'Adriatique obéissent moins souvent au caprice de l'aquilon, ou les sombres nuages au vent du midi qui les chasse, qu'un amant en courroux ne change au moindre mot de son amante. Secouons un joug odieux, tandis qu'il en est temps : il m'en coûtera sans doute, mais pour une seule nuit ; les maux que cause l'amour deviennent légers, quand on résiste à la première atteinte. Ah ! Cynthie, je t'en conjure au nom des droits sacrés de Junon, prends garde qu'une erreur ne te nuise à toi-même. Le taureau frappe son ennemi de ses cornes menaçantes ; mais quelquefois aussi la brebis timide se révolte contre la main qui la blesse. Malgré ton parjure, je n'irai pas déchirer tes vêtements, briser tes portes dans ma colère, saisir, dans mon désespoir, tes boucles gracieuses, et te meurtrir enfin dans une dure étreinte ; ces honteuses violences ne conviennent qu'à l'amant grossier, dont le lierre ne ceignit jamais la tête. Pour moi, je ne veux qu'écrire ces mots, que ta vie entière n'effacera pas : "Cynthie fut belle, mais Cynthie fut volage ; " et, crois-moi, bien que tu méprises de vains murmures, tu pâliras, Cynthie, en lisant ma vengeance.

ÉLÉGIE VI.

A CYNTHIE.

Laïs, à Corinthe, voyait sa maison pleine d'amants, et la Grèce entière à ses portes ; Thaïs, que célébra Ménandre, s'applaudit autrefois, à Athènes, d'un nombreux cortège d'adorateurs qui papillonnait autour d'elle ; Phryné, qui put relever Thèbes de ses ruines, dut aux amants qu'elle accueillit ces éclatantes richesses : mais toi, Cynthie, mille, fois plus coquette, souvent encore tu te donnes de prétendus parents, qui viennent, sous ce titre, te prodiguer leurs caresses. Hélas ! un portrait, un nom, l'enfant au berceau qui parle à peine, suffit cependant pour m'alarmer. Ta mère, si elle réitère ses baisers ; ta soeur, l'amie qui partage ta couche, tout me porte ombrage. Pardonne une jalousie que je déplore ; infortuné ! je crois voir un homme près de toi jusque sous les vêtements d'une femme. L'amour ! voilà ce qui causa jadis bien des combats. Ce fut l'étincelle qui réduisit Troie en cendres, ce fut l'instinct farouche qui poussa les Centaures à briser leurs coupes et à s'élancer contre Pirithoüs. Mais pourquoi emprunter aux Grecs des exemples ? C'est toi que j'accuse, Romulus, toi à qui une louve fit sucer la férocité avec le lait. Tu enlevas impunément les chastes Sabines, et aujourd'hui l'amour justifie de ton nom les excès qui le déshonorent. Que j'envie, hélas ! la fidèle épouse d'Admète, et la chaste Pénélope, et la femme qui trouve le bonheur auprès de son époux ! A quoi servent ces temples élevés à la Pudeur, si la vierge seule y sacrifie, si l'épouse peut rejeter à son gré toute contrainte ? Qu'elle est coupable, la main qui peignit la première des tableaux obscènes et qui souilla par de honteux sujets la chasteté de nos demeures ! Chaque jour elle corrompt l'innocence en parlant aux yeux, et elle lui enseigne avec orgueil tous ses vices. Qu'il périsse à jamais, hélas ! celui qui reproduisit avec tant d'art ces charmants débats que l'amant ensevelit avec ivresse dans un silence éternel ! Nos pères, autrefois, ne décoraient point leurs demeures de ces peintures licencieuses, et n'affichaient point ainsi le vice sur leurs lambris. Pourquoi s'étonner encore si l'araignée voile de son réseau les autels de nos dieux, et si l'herbe tapisse à notre honte leurs temples abandonnés ? Au milieu d'une corruption aussi profonde, est-il un gardien, ô ma Cynthie, qui me réponde de ta constance ? une porte qu'un rival odieux ne puisse franchir ? Il n'est point de verrous qui protègent une femme malgré elle ; la honte du vice, ô ma Cynthie, est la sauvegarde unique de sa vertu. Pour moi, ni épouse ni maîtresse ne m'arracheront jamais à tes chaînes ; toi seule, tu seras toujours et mon épouse et mon amante.

ÉLÉGIE VII.

A CYNTHIE.

Elle est donc abrogée, cette loi qui causa longtemps nos pleurs ! et ta joie fut grande, sans doute, ô ma Cynthie ! Nous redoutions une séparation cruelle, comme si Jupiter lui-même pouvait désunir sans leur aveu deux coeurs qui se chérissent. César est grand, mais à la tête de ses armées, et les trophées des peuples qu'il a vaincus ne peuvent rien sur l'amour. Pour moi, j'aimerais mieux périr du dernier supplice, que d'étouffer d'aussi beaux feux dans les embrassements d'une épouse. Quoi ! je passerais devant ta porte qui serait fermée désormais à l'époux d'une autre ! je regarderais d'un oeil humide le bien que j'ai perdu ! Et toi, ma Cynthie, comme les chants d'hymen troubleraient ton sommeil ! Ils seraient plus tristes, hélas ! que les sons de la trompette funéraire ? Que m'importe de donner des fils aux triomphes de la patrie ? Jamais guerrier ne sortira de ma famille. Mais que les dames romaines paraissent au milieu des camps, et le cheval de Castor ne volerait plus avec assez de rapidité pour moi. Si j'ai un nom, c'est de ton amour qu'il tire toute sa gloire c'est par toi qu'il est connu dans les climats glacés que baigne le Borysthène. Toi seule me plais ; que je possède seul la tendresse, et cet amour mutuel sera pour moi plus que toute une famille.

ÉLÉGIE VIII.

A SON AMI.

On m'enlève une maîtresse que j'adore depuis longtemps, et cependant, ami, tu me défends les regrets et les larmes ! Prends garde ; les inimitiés les plus cruelles sont causées par l'amour. Arrache-moi la vie, si tu le veux : je pardonnerais plutôt tant de fureur. Quoi ! je la verrais d'un oeil tranquille dans les bras d'un autre ! On ne l'appellerait plus mon amante, elle que je possédais naguère avec tant d'orgueil ! Tout change, hélas ! L’amour peut donc changer. Être vainqueur ou vaincu, telles sont ses chances cruelles. Ainsi d'illustres généraux ou des rois puissants ont tombé ! ainsi Thèbes n'est plus, et l'on cherche les traces de la superbe Ilion ! Que, de présents, que de vers n'ai-je pas prodigués pour elle ! et pourtant, l'ingrate ! a-t-elle prononcé une seule fois : Je t'aime ? Insensé que j'étais ! comment ai-je supporté tant d'années et tes rigueurs et les dédains de tout ce qui t'approche ? M'as-tu vu un seul instant libre de tes fers ? Ne cesseras-tu jamais d'insulter, par tes discours, à trop de fidélité et de constance ? Ainsi donc, Properce, tu mourras à la fleur de ton âge ? Eh bien ! meurs, et qu'elle se réjouisse de ton trépas ! qu'elle te poursuive au delà du tombeau ! qu'elle repousse encore ton ombre ! qu'elle insulte à ton bûcher, et foule aux pieds tes cendres ! Mais quoi ! Hémon, à Thèbes, n'est-il pas tombé sur les restes d'Antigone, après s'être plongé dans le coeur sa propre épée ? n'a-t-il pas mêlé sa cendre à celle de l'amante infortunée, sans laquelle il refusait de vivre au sein des palais et des grandeurs ? Non, tu ne m'échapperas pas ; il faut que tu meures avec moi ; le même fer doit épuiser ton sang et le mien. Si ta mort et la mienne doivent déshonorer un jour mon nom, eh bien ! soit, pourvu que tu meures. Achille, quand on lui eut enlevé sa captive Briséis, suspendit dans sa tente des armes désormais inutiles. Il voit les Grecs fuir honteusement sur le rivage, leur camp s'enflammer au loin sous les feux d'Hector, Patrocle étendu sur la poussière, pâle, défiguré, les cheveux souillés d'un sang noir ; rien ne l'émeut, tant sa douleur est grande et terrible, quand on lui ravit ce qu'il adore. Mais lorsqu'un repentir tardif lui a ramené sa captive, bientôt il traîne à son char le défenseur intrépide d'Ilion. Pour moi, qui ne possède ni les armes ni le courage d'Achille, faut-il s'étonner que l'Amour triomphe aisément de mon âme ?

ÉLÉGIE IX.

A CYNTHIE.

J'ai souvent obtenu les faveurs qu'il obtient aujourd'hui. Hélas ! peut-être dans une heure sera-t-il chassé à son tour, et un autre possédera ta tendresse. Pénélope, cette femme qui mérita les hommages de tant d'amants, put vivre pure pendant vingt années, éloigner un nouvel hymen par des travaux simulés en détruisant la nuit les tissus du jour, et vieillir à attendre Ulysse, que cependant elle n'espérait plus revoir. Briséis embrassait le corps inanimé d'Achille, frappait d'une main égarée son sein d'albâtre, lavait en pleurant sur les bords du Simoïs les blessures sanglantes du héros qui l'avait faite captive, souillait de poussière ses beaux cheveux, et soutenait dans ses mains délicates le corps ou les cendres pesantes du maître qu'elle avait aimé ; tandis que Pélée et Thétis abandonnaient les restes de leur fils, que Déidamie pleurait à Scyros son veuvage. La Grèce s'honorait alors d'enfants qui étaient dignes d'elle ; la pudeur régnait en souveraine, même au milieu des camps. Mais toi, parjure amante, tu n'as de demeurer seule pendant une nuit, ni même l'espace d'un jour ; tu t'es abandonnée au luxe et à l'ivresse des festins ; peut-être, hélas ! ne m'avez-vous pas épargné dans vos propos. Tu recherches maintenant l'homme qui jadis t'abandonna le premier : eh bien ! jouis de sa conquête. Lorsque j'adressais aux dieux tant de prières pour ta santé, lorsque ta tête affaiblie s'inclinait déjà vers le Styx, et que tes amis en pleurs entouraient ta couche, où était-il, perfide, et quel sentiment, grands dieux ! agitait alors son âme ? Que serait-ce, si j'étais retenu sous les armes dans des contrées lointaines, ou si mon navire était arrêté par le calme au milieu de l'Océan ? Mais il vous est facile de nous tromper par vos paroles et par vos ruses ; c'est l'art unique qu'une femme étudie à tous les instants. Les Syrtes voguent à l'aventure au souffle incertain de l'Aquilon, et la feuille tremble sans cesse au vent d'hiver ; mais une femme oublie plus facilement encore ses serments dans son courroux, que la cause en soit grave ou légère. Puisqu'aujourd'hui tel est ton choix, Cynthie, je me retire. Mais vous, Amours, lancez sur moi, je vous en conjure, vos traits les plus acérés ; percez-moi à l'envi, arrachez-moi des jours odieux ; ma mort sera pour vous le plus glorieux triomphe. J'en atteste les astres de la nuit, la fraîcheur du matin, et cette porte qui s'ouvrit furtivement à mes plaintes, il n'est rien sur la terre que j'aie chéri comme toi, et il en sera toujours de même, quoique tu te déclares mon ennemie. Jamais une maîtresse n'entrera dans ma couche ; j'y demeurerai seul, puisque tu refuses de la partager. Mais si j' ai passé autrefois quelques années dans la justice, que mon rival devienne marbre dans tes bras, malgré la violence de ses feux ! Jadis l'ambition du trône fit tomber dans les combats les princes thébains sous les yeux mêmes de leur mère. Pourquoi ne puis-je combattre en la présence de Cynthie ? Je ne craindrais point la mort, si celui que j'abhorre tombait en même temps sous mes coups.

ÉLÉGIE X.

A AUGUSTE.

Il est temps de faire retentir l'Hélicon par des chants nouveaux, et de m'abandonner à la fougue du noble Pégase. Je veux chanter les combats, et nos guerriers valeureux, et les camps des Romains, et la gloire du chef qui les commande. Si les forces me manquent, on me louera du moins d'avoir osé : car il est grand d'avoir tenté une grande entreprise. Que la jeunesse chante les amours, et l'âge mûr de vaillants combats ! ainsi je célébrerai nos victoires, après avoir célébré ma Cynthie. Je veux marcher aujourd'hui d'un pas sévère et majestueux : car la muse qui m'inspire m'enseigne aujourd'hui d'autres chants. Oublions donc, ô ma lyre, des sons efféminés ; et vous, Muses, rappelez vos forces, car maintenant je réclame vos plus nobles accords. Déjà l'Euphrate refuse de protéger de ses eaux la cavalerie des Parthes, et se repent d'avoir arrêté Crassus dans sa retraite. L'Indien courbe sa tête devant le char triomphal d'Auguste ; l'Arabie, vierge encore de nos chaînes, tremble aujourd'hui à son nom ; et s'il est aux extrémités du monde quelque terre qui se soit soustraite à nos lois, bientôt elle se verra conquise et rangée à son empire. Oui, prince, je suivrai alors tes drapeaux en chantant tes exploits, et ce sera ma gloire, pourvu que les destins m'accordent ces beaux jours. Lorsque, ici-bas, nous ne pouvons atteindre à la tête des dieux, nous déposons nos couronnes à leurs pieds ainsi, puisque mon génie refuse de s'élever à des hymnes de gloire, je dépose sur ton modeste autel un encens de vil prix. Ma muse ignore encore les sources où s'abreuvait le poète d'Ascra ; l'Amour seul l'a guidée jusqu'à présent sur les rives du Permesse.

ÉLÉGIE XI.

A CYNTHIE.

Que ton nom reste inconnu, ou que d'autres le chantent, qu'importe ? te louer, c'est confier ses richesses à une terre stérile. Ce jour de deuil, qui sera le dernier pour toi, ensevelira, crois-moi, dans le même bûcher, Cynthie et ses rares talents. Le voyageur passera devant tes cendres sans les remarquer, et sans dire : voilà ce qui reste de tant de science et de beauté !

ÉLÉGIE XII.

SUR L'AMOUR.

Quel que soit l'homme qui ait représenté l'Amour sous les traits d'un enfant, qui n'admirerait point sa main ingénieuse ? Il a vu le premier que les amants vivaient sans prévoyance, et que souvent ils sacrifiaient tout leur avenir à des riens légers. De même, quand il a donné à ce dieu volage le coeur d'un homme et des ailes que le moindre souffle agite, il a senti que nous étions le jouet d'une onde mobile, qu'un souffle nous chassait toujours à son gré. La main du dieu est encore armée de flèches perçantes, et un carquois brillant résonne sur ses épaules ; car l'Amour nous frappe avant que nous soupçonnions la présence de l'ennemi, et personne n'échappe à ses traits sans blessure. Les flèches de l'Amour et son image enfantine restent dans mon coeur ; mais sans doute hélas ! le dieu a perdu ses ailes, puisqu'il refuse toujours de s'envoler loin de moi, puisqu'il brille mes veines et me livre sans cesse de nouveaux combats. Amour, quel plaisir pour toi d'habiter un corps exténué ? Si tu connais quelque pitié, dirige ailleurs tes flèches. Il vaut mieux verser tes poisons sur de nouvelles victimes : car ce n'est plus moi, c'est une ombre vaine que tu poursuis ; et si tu l'anéantis, qui célébrera ton empire ? Oui, ma faible Muse est cependant une de tes gloires ; c'est pour te plaire qu'elle chante tour-à-tour la tête gracieuse, les doigts charmants, les yeux noirs de Cynthie, et ces pieds dont les mouvements respirent la volupté la plus douce.

ÉLÉGIE XIII.

A CYNTHIE.

L'amour a percé mon coeur de plus nombreuses flèches que Suze n'en vit jamais aux mains de ses guerriers. C'est lui qui sauva de mes dédains une Muse légère, et qui me fit habiter les bosquets de l'Hélicon. Loin de moi cependant de vouloir attirer sur mes pas les chênes devenus sensibles, ou arracher aux vallées de la Thrace les animaux les plus féroces. Que Cynthie applaudisse à mes chants et les admire, et la gloire de Linus n'égalerait point nia renommée. Ce que j'aime dans Cynthie, ce n'est pas tant une beauté parfaite ou d'illustres aïeux, l'orgueil d'une femme ordinaire, que le plaisir de lire mes vers sur le sein d'une maîtresse dont l'oreille pure les sente et les approuve. Si j'ai ce bonheur, que m'importent les applaudissements confits du peuple ? Je n'ai rien à craindre au jugement de Cynthie ; et dès qu'elle prête à mon amour une oreille attentive, je supporterai sans trembler l'inimitié même de Jupiter.Aussi, quand la mort viendra fermer mes paupières, écoute, Cynthie, comment tu ordonneras mes obsèques. Je ne veux pas que mon cortège soit précédé d'une longue suite d'images ; que la trompette déplore mon trépas par de vains accords ; que l'on prépare à mes restes une litière d'ivoire, ni que l'on déguise la mort sous une magnificence empruntée. Loin de moi cette rangée de bassins d'où les parfums s'exhalent : je ne réclame que le simple convoi du pauvre. Tout mon cortège, ce sera mes trois livres d'élégies, le plus beau don que je puisse offrir à Proserpine. Et toi, Cynthie, tu me suivras le sein nu et ensanglanté ; tu ne cesseras d'appeler ton Properce ; tu déposeras sur mes lèvres glacées un dernier baiser, lorsqu'on versera sur mes restes une coupe pleine des parfums de la Syrie. Dès que la flamme du bûcher n'aura laissé de moi que des cendres, une urne modeste recevra mes mânes ; un laurier, placé sur mon tombeau, couvrira d'un peu d'ombre l'étroite demeure où je repose ; on gravera sur la pierre : "Là repose, froide poussière, Loin du tombeau de ses aïeux, Un amant dont la vie entière brûla toujours des mêmes feux" ;et cette épitaphe ne donnera pas à mon tombeau moins de célébrité, que n'en donna à celui d'Achille le sacrifice sanglant de Polyxène.Et toi, si jamais la vieillesse t'amène au terme de la vie, rappelle-toi ce chemin, et viens reposer près de mes restes, qui se rappelleront encore notre amour. Prends garde jusque-là d'insulter à mes mânes par tes dédains ; car la cendre des morts n'en est pas moins sensible. Oh ! si l'une des trois soeurs m'avait enlevé la vie au milieu des langes du berceau ! Pourquoi tenir, en effet, à un souffle, dont la durée est si précaire ? Nestor, après trois siècles, descendit enfin au tombeau. Mais si quelque Troyen eût abrégé, sous les remparts d'Ilion, cette longue vieillesse que lui réservait le destin, il n'eût pas vu sur le bûcher le corps de son Antiloque ; il ne se fût pas écrié : O mort, pourquoi tardes-tu à venir ?Toi, cependant, Cynthie, tu répandras parfois quelques larmes sur ton amant ; car on peut aimer sans honte l'homme qui n'existe plus. J'en appelle à Vénus, qui vint, dit-on, pleurer, les cheveux épars, auprès des sources d'Idalie, le trépas du bel Adonis, qu'un sanglier farouche avait frappé lorsqu'il chassait sur la montagne. Mais tu appellerais en vain, ô ma Cynthie, mes mânes silencieux : quelle réponse te ferait une vaine poussière ?

ÉLÉGIE XIV.

IL A TRIOMPHÉ DE CYNTHIE.

Non, Cynthie, ni Agamemnon, au sein de la victoire, quand le superbe empire de Priam s'écroulait devant lui ; ni Ulysse, après dix ans d'erreurs, quand il toucha les rives de son Ithaque chérie ; ni Électre, lorsqu'elle revit son Oreste, dont elle avait cru arroser les ossements de ses larmes ; ni la fille de Minos, lorsque Thésée revint auprès d'elle, après avoir franchi les détours du Labyrinthe au moyen du fil conducteur, n'éprouvèrent de transports aussi vifs que le furent les miens la nuit dernière. Oh ! qu'elle se renouvelle, et je deviens immortel ! Naguère encore je me présentais en suppliant d'un air abattu, et l'on m'estimait moins qu'un lac sans eau. Aujourd'hui elle ne cherche plus à s'armer de fastueuses rigueurs ; elle ne peut plus rester insensible à mes larmes. Oh ! pourquoi ai-je connu si tard la route du bonheur ? aujourd'hui c'est un remède tardif que l'on offre à ma cendre. Elle brillait devant mes pas, cette route désirée ; mais j'étais aveuglé comme tout homme qui s'abandonne imprudemment à l'amour. J'ai senti enfin que les dédains étaient pour l'amant malheureux une heureuse ressource, et que celle qui refusait la veille se rend alors le lendemain. J'entendais mes rivaux frapper à la porte de Cynthie et l'appeler leur reine, tandis que sa tête reposait languissamment auprès de la mienne. Quelle victoire Je la préfère aux lauriers cueillis chez les Parthes. Voilà mes trophées, mes rois captifs, mon char de triomphe ! O Vénus, je déposerai sur tes autels de riches offrandes, et j'y graverai ces vers à côté de mon nom :

Auprès d'elle, Vénus, grâce à tes soins propices,
De mes rivaux heureux vainqueur,
Toute une nuit j'ai goûté le bonheur
Vénus, de mon triomphe accepte les prémices.

Ordonne maintenant, ma bien-aimée, et mon navire sauvé touchera le port, ou fléchira sous le poids au milieu des écueils. Mais si quelque faute causait un jour ma disgrâce, qu'auparavant, Cynthie, je tombe sans vie devant ta porte !

ÉLÉGIE XV.

PROPERCE RACONTE SES PLAISIRS.

O ravissement ! O nuit voluptueuse ! O lit mille fois heureux de mes délices ! que de mots échangés à la clarté d'un dernier flambeau, et quels ébats, quand sa lumière eut disparu ! Tantôt elle lutta contre moi le sein découvert, ou elle s'enveloppa contre mes attaques d'un dernier vêtement ; tantôt elle ouvrit d'un baiser mes yeux appesantis par la fatigue et le sommeil, et elle me reprocha ma paresse. Comme nos bras s'entrelaçaient en mille noeuds ! comme mes baisers s'arrêtaient sur ses lèvres ! Mais, hélas ! que l'obscurité corrompt les plaisirs et les jeux de l'amour ! Si tu l'ignores, Cynthie, les yeux sont nos guides dans nos transports. Pâris s'enivra, dit-on, des plus doux feux, lorsqu'il vit Hélène sans voile sortir du lit de Ménélas, et Endymion charma par sa nudité même la chaste Diane, qui vint reposer nue auprès de son amant. Si tu persistes à voiler tes attraits sur ta couche, je déchirerai ce lin odieux, et tu éprouveras mes fureurs ; et même, si la colère m'emporte, tu montreras à ta mère les traces qu'elle laisserait sur tes bras. Livre sans crainte à nos jeux ces globes charmants qui se soutiennent d'eux-mêmes, et laisse une honte déplacée à celle qui fut déjà mère. Que nos yeux s'enivrent d'amour, tandis que les destins le permettent : une nuit éternelle s'approche, et le jour que l'on perd ne reparaîtra plus. Oh ! si tu voulais nous joindre l'un à l'autre par des noeuds qu'aucun jour ne saurait rompre ! Prenons pour exemple ces tourterelles, couple heureux que la tendresse unit. On croit qu'un amour violent atteint bientôt son terme : quelle erreur ! l'amour, s'il est réel, ne sait jamais finir. La terre trompera le laboureur par ses productions capricieuses ; le Soleil, sur des chevaux noirs, nous ramènera les ténèbres ; l'eau des fleuves voudra remonter vers sa source, et le poisson périra sur le sable aride de l'Océan desséché, avant que je transporte sur un autre objet les feux qui me consument. Mort ou vivant, je veux être à Cynthie. Si elle consentait encore à de semblables nuits, une année de vie serait trop longue ; si elle les prodiguait, je deviendrais immortel clans ses bras ; que dis-je ? il n'en faut qu'une pour élever l'homme au rang des dieux. Si tous les mortels ne voulaient vivre que pour ai-mer, ou pour se livrer au repos dans une douce ivresse, on ne verrait plus de glaives homicides ni de belliqueux vaisseaux ; les mers d'Actium ne rouleraient point les os de nos guerriers, et Rome, trop souvent ébranlée par ses triomphes mêmes, ne se fatiguerait plus à pleurer sur ses fils. Pour moi, la postérité m'accordera du moins une gloire, c'est que jamais nos festins n'ont offensé un dieu. Seulement, ô ma bien-aimée, n'abandonne point, quand tu le peux, les plaisirs de la vie ! Tu donnerais des millions de baisers, que ce serait peu encore ; car, hélas ! semblable à la feuille qui tombe d'une couronne desséchée et qui surnage au hasard dans nos coupes, l'amant, qui se livre aujourd'hui à toute l'ardeur de son amour, verra dès demain peut-être se fermer devant lui la carrière.

ÉLÉGIE XVI.

A CYNTHIE.

Il est donc revenu des bords illyriens, ô ma Cynthie, ce préteur qui fait ta richesse et mes plus grandes peines ? Que n'a-t-il perdu la vie au milieu des écueils ! Puissant Neptune, que d'offrandes j'eusse déposé à tes pieds ! Aujourd'hui on se livre sans moi à l'ivresse des festins, et ta porte, Cynthie, demeure ouverte, excepté pour moi, pendant la nuit entière ! Eh bien ! si tu es sage, cueille jusqu'au dernier épi la moisson que l'on t'offre ; dépouille à pleines mains la toison de cette brebis stupide, et quand il aura tout perdu, quand il restera pauvre, dis-lui de naviguer encore vers une autre Illyirie. Non, ce n'est point les faisceaux ni de vains honneurs que recherche Cynthie, mais c'est la bourse d'un amant qu'elle pèse. Ah ! du moins, Vénus, viens, propice à mes douleurs, viens arrêter les plaisirs d'un odieux rival par leur excès même. Il faut donc de l'or, grands dieux, pour acheter l'amour ! et la beauté s'avilit par un trafic indigne ! Chaque jour on m'envoie arracher la perle au fond des abîmes, et chercher jusqu'à Tyr les pins précieux tissus. Et pourquoi les richesses ont-elles pénétré dans Rome ? pourquoi le chef de l'état n'habite-t-il plus lui-même un palais de chaume ? Alors une beauté vénale ne céderait point à de vils présents, et l'amante vieillirait sans changer d'amour. Je ne t'en veux, Cynthie, ni pour tes parjures, ni pour m'avoir éloigné de ta couche depuis sept nuits, tandis que tu enlaçais tes bras de neige autour d'un homme affreux ; mais je regrette que la beauté soit toujours suivie de l'inconstance. Un barbare souille de ses transports le lit témoin de mes feux, le trône que j'ai perdu, et où il règne avec ivresse ! Et pourtant Ériphyle n'a-t-elle point trouvé l'infortune, Créuse les plus cruels poisons, sous des présents funestes ? N'est-il donc aucun affront qui puisse sécher mes pleurs ? Ma douleur ne cédera-t-elle jamais aux vices nombreux qui en sont la cause ? Que de jours se sont écoulés sans que j'aie trouvé de consolation ni au théâtre, ni au champ de Mars, ni au commerce des Muses ! Quelle honte pour moi ! oui, quelle honte, si une passion funeste n'était sourde, comme on le dit, à tous les conseils ! Vois ce guerrier, dont les fureurs insensées couvraient naguère les mers d’Actium de soldats réprouvés par les dieux ; un amour infâme le fait abandonner sa flotte et chercher dans sa fuite une retraite jusqu'aux extrémités du monde. Victoire au divin Auguste, mais surtout gloire à lui ! car la main qui sut vaincre a su déposer le glaive. Ces riches parures, ces émeraudes brillantes, ces topazes aux feux d'or, que je voudrais les voir emportés par l'ouragan rapide, ou tomber en poussière, ou se changer en eau ! Jupiter ne sourit pas toujours d'un front tranquille au parjure des amants ; il ne ferme pas toujours l'oreille à leurs prières. Vois-tu le ciel trembler sous le bruit de la foudre qui s'élance et qui sillonne, en grondant, les espaces ? N'accuse de ses fureurs ni les Pléiades, ni l'orageux Orion, ni une cause aveugle ; c'est Jupiter qui punit la beauté perfide : car lui aussi fut trompé et versa des larmes. Garde-toi donc, ma Cynthie, d'attacher tant de prix à la pourpre de Tyr ou tremble, quand l'horizon nébuleux t'annoncera l'orage.

ÉLÉGIE XVII.

IL EST ÉCONDUIT.

Promettre une nuit, manquer à ses promesses et se jouer ainsi d'un amant, oui, c'est tremper ses mains à plaisir dans le meurtre. Voilà mon refrain éternel, quand je suis dédaigné, quand je me roule aux deux bords de ma couche, et que je passe loin d'elle des nuits amères. Qu'on soit touché du sort de Tantale, qui voit une eau trompeuse échapper, au milieu même d'un fleuve, à son gosier desséché, ou qu'on admire, si l'on veut, Sisyphe, qui roule péniblement au haut de la montagne son énorme rocher : il n'est rien ici-bas de comparable au sort funeste d'un amant, rien qu'on doive redouter plus, si l'on est sage. Naguère encore on citait mon bonheur avec admiration et avec envie ; et maintenant, sur dix, on m'accorde à peine un seul jour. Eh bien ! cruelle, faut-il me précipiter à tes yeux dans un abîme, ou saisir de ma main une coupe empoisonnée ? car, hélas ! je puis à peine reposer à ta porte, malgré la froidure, et t'adresser une plainte à travers ses fentes légères. Loin de moi cependant d'être infidèle à Cynthie. Elle gémira à son tour, quand elle connaîtra ma constance.

ÉLÉGIE XVIII.

A CYNTHIE.

Des plaintes continuelles engendrèrent plus d'une fois la haine, et souvent une femme s'apaise par notre silence. Aussi n'en croyons pas nos yeux sur ce qu'ils ont pu voir ; ayons, sans nous plaindre, les plus justes sujets de plaintes. Mais quoi ! si mes cheveux blanchissent déjà par l'âge, et que mes joues soient sillonnées par d'affreuses rides ? L'Aurore ne méprisa point la vieillesse de Tithon, et ne l'abandonna point dans son palais d'Orient. Souvent au contraire elle le réchauffa dans ses bras avant même de dételer son char et de baigner ses coursiers fatigués ; souvent, lorsqu'elle reposait à ses côtés chez les Indiens, elle se plaignit que le jour ramenât si tôt la lumière. En montant sur son char, elle accusa les dieux d'injustice, et ce fut à regret qu'elle prêta au monde ses feux. Plus elle avait ressenti de douleur à la mort de Memnon, plus elle éprouvait de joie à vivre auprès de son vieux père. Malgré sa jeunesse éternelle, elle reposait sans peine aux côtés du vieillard, et elle couvrait ses cheveux blancs de mille caresses. Moi, je suis jeune, et tu me hais, perfide ! et cependant, déjà sur le retour, tu seras bientôt courbée par l'âge. Ah ! du moins calmons nos peines, puisque souvent l'amour prodigue son amertume après un long bonheur. Pourquoi imiter follement la ridicule coutume du Breton ? pourquoi t'amuser à teindre tes cheveux d'une couleur étrangère ? Le plus beau visage est celui que donne la nature, et les couleurs du Belge ne siéent nullement sur une tête romaine. Qu'elle soit accablée de mille maux après la mort, celle qui fut assez ridicule pour déguiser sa chevelure ! Toujours, à mes yeux, oui, toujours tu seras belle ; ta beauté me suffit, pourvu que tu écoutes souvent mes voeux. Le blond, d'ailleurs, mérite-t-il donc nos hommages, parce qu'une femme aura couvert ses tempes de cette couleur mensongère ? Tu n'as ni frère ni enfants à qui tu doives plaire ; moi seul je tiens la place d'eux tous. Ne cherche jamais, je t'en conjure, qu'a conserver pure ta couche, et garde-toi de trop orner ton front. Redoute de tristes bruits, que je pourrais croire, hélas ! et que n'arrête aucune distance ni l'obstacle des mers.

ÉLÉGIE XIX.

A CYNTHIE.

C'est à regret, Cynthie, que je t'ai vue quitter Rome, et cependant, puisque tu t'éloignes, j'aime à te voir habiter les champs. La chasteté y règne. On n'y trouve point de jeune corrupteur qui séduise une femme par ses flatteries. Là jamais tu n'entendras une querelle sous tes fenêtres ; jamais des bruits factieux ne rempliront d'amertume ton sommeil. Tu seras seule, Cynthie ; tu n'apercevras que les montagnes, les troupeaux et le domaine du pauvre laboureur. Là il n'est point de spectacles qui corrompent ton âme, ni de temples, l'occasion de tant de fautes. Chaque jour tu regarderas le taureau labourer la plaine, une main habile tondre la vigne. Quelquefois tu iras brûler un peu d'encens sur un autel rustique ; un chevreau tombera devant ton agreste foyer, et tu fouleras en cadence la terre de ton pied nu : mais que les dieux éloignent de toi les pièges de nos villes ! Pour moi, je chasserai ; car, sans oublier le culte de Vénus, j'aime quelquefois à sacrifier à Diane ; je poursuivrai l'habitant des forêts ; j'attacherai au pin sa dépouille et j'exciterai l'audace de mes chiens. Cependant, loin de moi le courage d'attaquer un lion furieux ou de m'avancer corps à corps contre un sanglier farouche ! Mon audace, ce sera de saisir à l'affût un lièvre timide, ou de percer un oiseau d'une rapide flèche, près des bois sacrés qu'arrose le majestueux Clitumnus, dans lequel se baigne la blanche génisse. Mais toi, ma vie, chaque fois que tu feras un pas, rappelle-toi que sous peu de jours tu me reverras à tes côtés. La solitude des forêts ne pourra me séduire assez, non plus que le ruisseau qui erre à travers les mousses de la colline, pour que j'oublie de répéter à chaque instant ton nom : mais que personne ne veuille profiter de mon absence pour me nuire !

ÉLÉGIE XX.

A CYNTHIE.

Pourquoi pleurer ? Briséis enlevée à Achille, ni Andromaque captive, ne versaient point de larmes plus amères. Malheureuse Cynthie ! pourquoi fatiguer les dieux en m'accusant de parjure ? pourquoi te plaindre de mon inconstance ? Jamais, dans les campagnes d'Athènes, le funeste oiseau de Minerve n'a fait gémir la nuit de plaintes aussi tristes ; jamais, auprès des douze tombeaux de ses fils, la fière et malheureuse Niobé n'arrosa autant le Sipylus de ses larmes. Qu'on entoure mes bras d'une chaîne d'airain, ou que l'on me plonge dans la sombre demeure de Danaé ; pour voler vers toi, ô ma Cynthie, je saurai briser l'airain le plus dur, ou franchir les portes de fer. Mon oreille est sourde à ce qu'on peut dire contre toi : ne doute pas, au moins, de ma constance. J'en jure par les ossements de mon père et de ma mère, et que leurs mânes me punissent si je deviens parjure : oui, ma Cynthie, je te resterai fidèle jusqu'au dernier jour ; le même trépas emportera ceux que l'amour aura toujours unis. Si je pouvais oublier ton nom et ta beauté, comment oublier aussi les douceurs de ton esclavage ? Sept fois déjà la lune a parcouru sa route, depuis que ton nom et le mien s'unissent dans toutes les bouches. Combien de fois ta porte ne s'est-elle point ouverte pour moi ? combien de fois n'ai-je point partagé ta couche ? et cependant, ai-je acheté par de riches présents une de ces nuits heureuses ? Ton amour, oui, ton amour seul a fait tout mon mérite. Tu m'as aimé toi-même, lorsque tant d'autres t'adoraient : puis-je oublier de si douces faveurs ? Ah ! plutôt, que les Furies exercent sur moi leur rage ; qu'Éacus me condamne aux tourments de l'enfer ; qu'il soit un vautour pour moi parmi les cruels bourreaux de Tityus, ou que je me fatigue, comme Sisyphe, rouler un rocher énorme ! O Cynthie, ne charge point tes lettres de suppliantes prières ; mon amour sera toujours le même. Seul d'entre les amants, et tel fut toujours mon caractère, je n'aime point au hasard, et ne cesse point d'aimer.

ÉLÉGIE XXI.

A CYNTHIE.

Que d'affreuses calomnies Panthus t'a écrites sur mon compte ! Que du moins Vénus, pour le punir, lui refuse ses faveurs ! Aujourd'hui mes prédictions te paraissent plus vraies que les chênes de Dodone. Ce favori charmant prend une femme. Il oublie tes nuits délicieuses : quelle honte ! Écoute : il est libre, il chante ; et toi, crédule amante, tu restes muette et abandonnée ! C'est de toi qu'ils parlent maintenant ; le fat prétend que tu le cherchais souvent malgré lui. Périsse l'ingrat qui ne pense à toi que pour se vanter d'un triomphe ! Nouvel époux, il se fait de ton abandon un mérite. Ainsi Jason, trompant Médée qui l'avait accueilli, la chassa pour introduire Créuse dans son palais ; ainsi Calypso fut jouée par Ulysse, et vit son amant déployer, pour la fuir, toutes ses voiles. Apprenez, femmes charmantes, par un tel abandon, à ne point prêter une oreille trop facile, à n'accorder qu'avec discernement vos faveurs. Déjà, Cynthie, tu cherches à Panthus un successeur fidèle. Trompée une première fois, pourquoi ne pas éviter une autre erreur ? En tous lieux, en tous temps, je suis à toi, dans tes douleurs comme dans tes plaisirs.

ÉLÉGIE XXII.

A DÉMOPHOON.

Oui, sage Démophoon, tu m'as vu hier courtiser plusieurs belles, et voilà ce qui me cause à la fois bien des tourments. Partout les rues n'offrent à mes pas que dangers ; les théâtres semblent nés pour ma ruine. Tandis qu'un acteur déploie les gracieux contours d'un bras d'albâtre, ou fait entendre des chants harmonieux ; qu'une femme laisse entrevoir un sein de lis, ou qu'elle laisse errer sur un front pur des cheveux vagabonds qu'une perle de l'Inde arrête au sommet de la tête, mes yeux cherchent aussitôt leur malheur ; et si un regard trop dur me refuse l'espérance, je sens ruisseler sur mes tempes une sueur glacée. Tu demandes, Démophoon, pourquoi je suis si prompt à m'enflammer ? Si tu le demandes, tu ne connais donc pas l'amour ? Pourquoi cet autre se déchire-t-il les bras avec le couteau sacré ? pourquoi s'est-il follement mutilé au son d'une lyre phrygienne ? La nature a donné à tout homme un faible, et mon lot, c'est d'aimer toujours. Dussé-je éprouver le sort de l'infortuné Thamyras, non, homme jaloux de mes plaisirs, je ne serai jamais aveugle pour la beauté. Mais peut-être mon corps te paraît-il frêle et fatigué ; comme si c'était une fatigue de servir l'Amour. Demande si maintes fois une belle ne m'a point vu empressé auprès d'elle pendant une nuit entière. Jupiter avait reposé deux nuits aux côtés d'Alcmène, et le ciel fut deux nuits sans monarque : son bras fut-il ensuite moins fort pour lancer la foudre ? Jamais l'amour ne détruit lui-même ses forces. Eh quoi ! Achille, en sortant des bras de Briséis, ne mettait-il pas en fuite les bataillons troyens ? Quand le farouche Hector abandonnait la couche d'Andromaque, les mille vaisseaux des Grecs en redoutaient-ils moins ses coups ? L'un et l'autre incendiaient les flottes ou renversaient les murailles : moi, je suis en amour un Achille, un Hector. Vois-tu comme Phébus et Diane se succèdent tour-à-tour au ciel ? c'est ainsi qu'une seule belle ne saurait me suffire. Qu'une autre me tienne avec ivresse et me réchauffe dans ses bras, si l'une dédaigne un jour mes voeux ; ou si l'imprudence d'un valet a pu t'irriter contre moi, qu'elle sache qu'une rivale est disposée à recevoir mes hommages. Deux ancres retiennent mieux le navire, et l'amour maternel se repose avec moins d'inquiétude sur deux fils. Qu'une femme refuse, si mes voeux lui déplaisent, ou qu'elle vienne, si elle les agrée. A quoi servent de vaines promesses sans réalité ? Oui, de tous les chagrins, le plus amer pour un amant, c'est de voir sa maîtresse tromper, par un refus boudeur, sa juste attente. Alors que de soupirs dans sa couche solitaire, surtout lorsqu’il la croit aux bras d'un nouveau rival ! Comme il fatigue son valet, en lui demandant mille fois la même réponse ! Le malheureux ! il craint de connaître, et cependant il multiplie les recherches.

ÉLÉGIE XXIII.

SUR LES FEMMES.

Moi qui devais fuir les routes battues par un ignorant vulgaire, je trouve douce aujourd'hui l'eau fangeuse du marais ! Faut-il qu'un homme bien né comble de présents l'esclave d'autrui, pour qu'il rapporte à sa maîtresse des paroles d'amour ? faut-il demander si souvent quel portique lui servira de retraite, et de quel côté elle tournera ses pas ? Quand on a supporté tous ces travaux d'Hercule, dont parle la fable, elle écrit enfin ; mais quel avantage en retire-t-on ? De pouvoir contempler les traits d'un farouche gardien, d'être surpris et de chercher retraite dans les lieux les plus vils. Que c'est acheter cher une nuit de bonheur dans une année entière ! Malheur à qui aime frapper à une porte fermée ! Combien je préfère cette femme qui s'avance d'un pas dégagé en rejetant son voile, et sans être entourée de gardiens qu'elle redoute ! Son pied, il est vrai, foule souvent les boues de la voie Sacrée : mais qui veut l'aborder ne trouve point d'obstacle ; mais elle ne promène pas un amant ; mais elle ne demande pas ce qu'un père économe verra dissiper avec tant de regret. Jamais elle ne dira : "Que je suis inquiète ! Pars, hâte-toi, je t'en conjure. Malheureuse ! mon mari revient aujourd'hui de la campagne." Je suis à vous, filles de l'Euphrate et de Syrie : désormais je dédaigne les larcins d'une chaste couche. Captivez-moi, puisqu'il n'est point de liberté pour les amants ; vouloir aimer, c'est renoncer à être libre.

ÉLÉGIE XXIV.

A LUI-MÊME

QUEL langage pour toi, qu'un livre d'amour a déjà rendu célèbre, et dont les vers à Cynthie sont récités de toutes parts dans la place publique ! Qui ne sentirait à ces paroles son front ruisseler de sueur ? On tait par déférence un amour honnête, et par honte un amour criminel. Si l'inhumaine Cynthie se montrait sensible à mes voeux, on ne m'appellerait point l'apôtre du libertinage ; mon nom ne serait point la fable et le scandale de Rome entière ; et, brûlé des feux les plus vifs, je sauverais du moins les apparences. Mais qu'on ne s'étonne plus, si je donne dans un amour vulgaire ; il déshonore moins : cette raison n'est-elle d'aucun poids ? Cynthie me demandait ou l'éventail superbe que forme la dépouille du paon, ou ces globes légers qui entretiennent une douce fraîcheur, ou, malgré mon courroux, des dés d'ivoire et toutes ces futilités qui brillent sur la voie Sacrée. Que je meure, si je suis sensible à l'avarice ! mais j'ai honte d'être ainsi le jouet continuel d'une maîtresse parjure. Voilà donc, Cynthie, les plaisirs que tu me promettais ! Pourquoi tant d'inconstance avec tant de beauté ? A peine as-tu accordé une ou deux nuits à mon amour, et déjà je suis un fardeau pour ta couche. Naguère tu me louais encore, et tu lisais mes vers : faut-il que ton amour se soit envolé si tôt d'une aile rapide ! Qu'il vienne, ce rival, qu'il vienne le disputer de talents et de génie ; qu'il vienne apprendre surtout la constance ? Ordonne-lui à ton gré d'affronter l'hydre de Lerne, de t'apporter les pommes d'Hespérie, malgré le dragon qui les garde, de boire sans pâlir un noir poison, ou de se rire du naufrage, sans t'accuser jamais de ses infortunes. Ah ! que n'éprouves-tu ma constance par ces travaux, ô ma Cynthie ! Mais ce rival si fier, tu pourrais l'accuser bientôt de lâcheté, lui qui me dérobe aujourd'hui, par ses serments, des faveurs qui l'enorgueillissent. Oui, encore un an, et vous aurez rompu sans retour. Rien, au contraire, ne pourra me changer, ni les années de la Sibylle, ni les travaux d'Hercule, ni même le plus cruel trépas. Tu recueilleras mes cendres, et tu diras : Voilà donc, Properce, ce qui me reste de toi ! Tu me fus toujours fidèle, hélas ! oui, tu me fus fidèle, et tu n'avais ni d'illustres aïeux, ni de riches trésors. Je puis tout souffrir, et ton inconstance elle-même ne me change pas. Est-il si difficile de supporter les caprices de la beauté ? Je sais qu'elle a fait le malheur de bien des héros ; je le sais : mais combien d'entre eux furent infidèles ! Thésée et Démophoon n'aimèrent que peu de temps, le premier la fille de Minos, le second la belle Phyllis, et tous deux récompensèrent le plus tendre accueil par une affreuse perfidie. Tu connais encore Médée, qui préféra à sa patrie le vaisseau de Jason, et qui fut bientôt abandonnée par l'homme dont elle sauva les jours. Mais, hélas ! Cynthie, il n'en est pas moins cruel d'encourager plusieurs amants par de feintes ardeurs, et de se prêter tour-à-tour à leurs feux. Ne me préfère donc ni la naissance, ni les richesses : car est-il un seul de mes rivaux qui recueille un jour tes cendres ? Je le ferai pour eux tous, ô ma Cynthie ; ou plutôt que ce soit toi, grands dieux ! qui viennes pleurer sur mes restes, les vêtements en désordre et les cheveux épars !

ÉLÉGIE XXV.

A CYNTHIE, SUR SA PERFIDIE.

Viens donc souvent, unique et charmant objet de mes soucis, puisque ma destinée m'exclut ainsi de ta demeure. Catulle, Calvus, souffrez que dans mes vers j'élève alors au dessus de toutes les femmes la beauté de Cynthie. Le soldat chargé d'années quitte les armes et se livre au repos ; le taureau refuse dans sa vieillesse de conduire encore la charrue ; le vaisseau fatigué tombe en poussière sur le rivage, et le bouclier usé par les combats demeure oisif aux lambris de nos temples : mais quand je vivrais autant que le vieux Tithon ou que Nestor, jamais la vieillesse ne pourrait m'arracher à ton amour. Sans doute, hélas ! il eut mieux valu porter les fers du plus cruel tyran, gémir dans l'affreux taureau de Périllus, sentir un froid mortel dans ses veines à l'aspect de Méduse, ou dans ses flancs déchirés tous les vautours du Caucase. Cependant je demeurerai fidèle ; et si la rouille peut ronger sourdement l'acier homicide, ou une goutte d'eau miner le rocher, rien, pas même les rigueurs et les injustes menaces qu'il supporte, n'affaiblira l'amour qui vit au fond de mon coeur. On le dédaigne, et il supplie ; on le blesse, et il s'accuse, et souvent il revient encore malgré lui-même. Toi aussi, crédule amant, qui t'enivres d'orgueil au comble de tes voeux, prends garde : jamais une femme ne se pique longtemps de constance. Qui accomplit son voeu au milieu de la tempête, quand le navire brisé lait souvent naufrage dans le port ? qui demande jamais le prix de la course, avant d'avoir effleuré sept fois la borne de son essieu rapide ? Le zéphyr, en amour, ne nous flatte un instant que pour mieux nous tromper, et la chute, pour être tardive, n'en devient que plus terrible. Cependant, quoique ton amante se rende aujourd'hui, renferme en silence ta joie au fond de ton coeur. L'indiscrétion, voilà ce qui nuit le plus en amour, voilà ce qui fait naître ordinairement des froideurs dont on recherche en vain la cause. Rappelle-toi encore, quand même elle t'appellerait sans cesse, de ne céder que rarement à ses désirs : ne pas ménager son bonheur, c'est lui assurer une mort prompte. Ah ! si l'on voyait encore de nos jours la chasteté antique, heureux amant, je serais aimé comme toi ; mais ces dédains cruels, je les dois à mon siècle. Toutefois sa corruption ne saurait changer mon âme. Chacun marche sans dévier dans la route qu'il doit parcourir. Et vous, qui portez tour-à-tour vos hommages à de nombreuses beautés, de quels traits vos yeux ne sont-ils pas déchirés sans cesse ? Tantôt vous voyez une blonde tendre et naïve, tantôt une brune piquante, et l'une et l'autre vous séduisent ; aujourd'hui c'est le majestueux profil d'une Grecque, demain c'est une dame romaine, et chacune d'elles vous captive ; l'une cache ses appas sous la toile, l'autre sous la soie ou sous la pourpre, et toutes deux vous percent également d'une cruelle blessure. Cependant une seule femme, hélas ! peut chasser le sommeil de nos yeux ; une seule suffit pour nous accabler des maux les plus cuisants.

ELÉGIE XXVI

A CYNTHIE.

Je t'ai vue en songe, ô ma tendre amante, au milieu des débris d'un navire, lutter en vain d'un bras fatigué contre la mer Ionienne. Tu avouais alors hautement et tes intrigues et tes perfidies. Telle que la jeune Hellé, lorsque, portée mollement sur le dos du bélier à la toison d'or, elle fut battue des flots d'azur, tu pouvais élever à peine au dessus de l'eau ta chevelure appesantie. Que j'ai craint de voir un jour cette mer porter le nom de ma Cynthie, et le pilote la sillonner en déplorant ton destin ! Que de voeux n'ai-je point adressés à Neptune, à Castor et à Pollux, à la divine Leucothoé ! Toi, cependant, tu étendais souvent tes mains tremblantes à la surface de l'abîme, et tu répétais souvent mon nom à l'approche du trépas. Oh ! si Glaucus eût vu par hasard tes beaux yeux ! tu serais maintenant une divinité de la mer, et toutes les Néréides, la blanche Nisée, la brillante Cymothoé, feraient retentir autour de toi leurs jaloux murmures. Mais tout à coup je vis s'élancer à ton secours un dauphin, le même sans doute qui reçut jadis Amphion et sa lyre. Et moi, je voulais me précipiter à mon tour du haut du rocher, lorsque la crainte vint dissiper enfin mon triste songe. Qu'on admire maintenant qu'avec tant de beauté Cynthie réponde à mes voeux, et que l'on vante mon crédit dans Rome entière ! J'en conviens, quand on lui offrirait l'empire de Cambyse ou les trésors de Crésus, jamais elle ne dirait à son poète : « Va, fuis maintenant loin de ma couche.» Lorsqu'elle récite mes vers, elle déclare au riche une haine éternelle. Est-il, en effet, une seule femme qui rende à la poésie un culte plus pur ? La fidélité et la constance ne sont-elles pas tout en amour ? et l'homme qui peut donner beaucoup n'est-il pas souvent infidèle ? Si ma Cynthie veut parcourir au loin les mers, je la suivrai : le même vent enflera nos voiles, le même rivage verra notre repos, le même arbre nous protégera de son ombre, et nous étancherons notre soif à une même source. Que je dorme à la proue du navire ou à sa poupe, toujours une même planche réunira un couple fortuné. Alors je souffrirai tout sans murmure, que l'Eurus en fureur batte mes voiles, que l'humide Autan les pousse d'un souffle irrégulier, que je sois en butte aux vents qui tourmentèrent l'infortuné Ulysse, qui brisèrent contre les rivages de l'Eubée les mille vaisseaux des Grecs, ou qui ébranlèrent les deux rivages, quand les Argonautes virent une colombe guider leur vaisseau incertain à travers des mers inconnues. Pourvu que Cynthie soit toujours présente à mes regards, que Jupiter foudroie, s'il le veut, mon navire : dénués de tout, nous serons jetés au moins sur le même rivage ; ou, si les flots m'engloutissent, que la terre du moins recouvre ton corps d'un peu de sable ! Neptune ne serait point aussi cruel pour tant d'amour ; Neptune n'est pas plus insensible que Jupiter aux charmes d'une belle. J'en atteste la jeune Amymone, lorsqu'elle portait dans les champs d'Inachus une eau devenue rare ; le dieu lui ravit ses faveurs, et, pour accomplir ses promesses, il fit jaillir de son trident la fontaine de Lerne, et remplit une seconde fois son urne d'or de l'eau qu'il venait de produire. Dirai-je que Borée est insensible, après l'enlèvement d'Orithye ; Borée, qui soulève à son gré la terre et les mers profondes ? Non, et Scylla elle-même s'adoucirait pour nous, et Charybde ne vomirait plus tour-à-tour et n'absorberait plus l'onde amère ; les étoiles ne seraient plus obscurcies par les ténèbres ; Orion et le Bélier répandraient au loin une clarté propice. S'il me fallait d'ailleurs exhaler sur ton corps mon dernier soupir, je ne me plaindrais pas aux dieux de mon trépas.

ÉLÉGIE XXVII.

L'HEURE DE LA MORT EST INCERTAINE.

Mortels, vous voulez connaître et l'heure toujours incertaine de la mort, et par quelle route elle viendra vous saisir ; vous cherchez dans un ciel serein quelle étoile vous sera propice, et celle dont l'influence est funeste ; que vous suiviez le Parthe dans ses déserts ou le Breton dans son île, vous demandez aux astres les périls cachés qui vous menacent, sur terre et sur mer ; vous pleurez encore, en vous voyant exposés aux hasards de la guerre, parce qu'on ne peut prévoir l'issue des combats ; vous redoutez l'incendie ou la chute de vos demeures, ou d'approcher de vos lèvres un breuvage empoisonné. L'amant seul connaît l'instant où il doit périr, et de quelle mort. Lui seul ne redoute point les fureurs de Borée et le cliquetis des armes. Quand même le nocher du Styx serait assis déjà dans sa nacelle ; quand même il verrait s'approcher les voiles funèbres de l'infernale barque, s'il entendait seulement la voix de son amante qui le rappelle, l'inflexible loi du destin ne l'empêcherait point de revenir en arrière.

ÉLÉGIE XXVIII.

A JUPITER.

O Jupiter, prends enfin pitié des maux de Cynthie. Elle est si belle ! Sa mort serait pour toi un crime. Voici l'époque où l'air est brûlé de mille feux, où la terre se dessèche sous les chaleurs de l'été. Mais n'accusons de ses souffrances ni le Chien brûlant, ni un ciel de feu. Que de fois n'a-t-elle point offensé les dieux par de sacrilèges parjures ! Voilà ce qui te perd, sexe infortuné, voilà ce qui t'a perdu toujours : l'eau ou le Zéphyr emporte, hélas ! au hasard tous les serments d'une femme. Vénus serait-elle jalouse de ta beauté ? Cette déesse voit d'un oeil d'envie celles qui sont encore belles auprès d'elle. Ou bien, Cynthie, aurais-tu méprisé les autels de la fière Junon ? aurais-tu refusé aux yeux de Pallas de justes éloges ? Fière de quelques attraits, on ne sait point modérer d'indiscrètes paroles. Eh bien ! voilà le prix de l'indiscrétion et de la beauté ! Mais ta vie fut assaillie par mille orages : peut-être ton heure dernière est-elle l'aurore d'un beau jour. Io, à la fleur de ses ans, mugissait sous une forme étrangère, et se désaltérait aux rives du Nil, qui l'adore aujourd'hui comme sa déesse. Ino, dans ses premières années, promena sur la terre ses pas errants, et maintenant le matelot l'invoque sous le nom de Leucothoé. Andromède, victime dévouée à la fureur des monstres, devint la noble épouse de Persée. Calisto enfin, qui erra longtemps sous les traits d'une ourse dans les champs de l'Arcadie, protège aujourd'hui de ses feux la course nocturne du navire. De même, si le destin voulait hâter pour toi l'instant du repos, ton trépas même, hélas ! deviendrait un bienfait. Tu raconterais à Sémélé les dangers d'être belle, et elle en croirait ton récit ; j'en ai pour garant ses infortunes. Tu verrais ces beautés célèbres de l'Asie et de la Grèce ; et il n'en est aucune qui ne s'empresse à te proclamer leur reine. Maintenant, supporte avec courage le destin qui te frappe. Les dieux ne sont pas toujours inflexibles ; chaque jour n'apporte pas sa douleur ; et Junon elle-même, grand Jupiter, te pardonnerait de la sauver : car cette déesse fut toujours sensible au trépas d'une femme. Mais les enchantements eux-mêmes n'ont plus de force. Le cercle magique disparaît ; le laurier ne pétille plus dans le foyer qui s'éteint ; la lune refuse aujourd'hui d'abandonner encore le ciel, et le noir corbeau nous donne un funeste présage. Eh bien ! la même barque emportera deux amants, et fera voile avec eux vers la rive infernale. O Jupiter, si tu n'as pas pitié d'elle seule, aie pitié, je t'en conjure, de ses jours et des miens ; car je ne puis vivre qu'avec elle, et je mourrais si elle meurt. Sois sensible à mes voeux, et je te promets un hymne sacré ; et je répéterai sans cesse : «A Jupiter seul je dois les jours de ma Cynthie ;» et Cynthie elle-même, couverte d'un voile et prosternée à tes pieds, redira ses longs dangers avec reconnaissance. O Proserpine, tant de clémence convient à ton cœur ; et toi, Pluton, ne sois pas plus cruel que Proserpine. Vous possédez dans les enfers tant de beautés ! souffrez qu'il en reste une seule sur la terre. On compte dans votre empire Iole et Europe, la naïve Tyro et la criminelle Pasiphaë, les noms les plus célèbres d'Ilion et ceux dont se glorifie la Grèce antique, ce que les royaumes de Priam avaient produit de plus parfait, et toutes les femmes romaines qui ont pu obtenir quelque gloire. La flamme avide du bûcher a dévoré tant d'attraits et de grâces ! La beauté, hélas ! ne peut durer toujours, non plus que la fortune : tous, plus tôt ou plus tard, nous devons succomber au trépas. Mais puisque tu échappes à un si grand danger, à toi, ma lumière et ma vie, rends à Diane et à ses nymphes le tribut que tu leur dois. Accorde aussi une nuit de veille à la déesse qui fut génisse avant d'être immortelle, et à ton amant dix nuits de bonheur que tu lui as promises.

ÉLÉGIE XXIX.

A CYNTHIE.

L'autre nuit, au sortir d'une orgie, j'errais à l'aventure, sans être accompagné d'aucun esclave, lorsque je fus environné par une foule d'enfants, dont je ne dirais pas le nombre ; car la frayeur m'empêcha de les compter. Les uns portaient de petites torches ; les autres tenaient des flèches ; quelques-uns paraissaient vouloir me charger de chaînes ; tous étaient nus. «Saisissez-le, s'écrie le plus hardi de la bande. Le reconnaissez-vous ? Le voilà ; c'est celui que nous abandonne Cynthie dans sa colère.» Il dit, et le noeud fatal entoure déjà mon cou. Un autre m'ordonne d'avancer au milieu d'eux. « Qu'il périsse, s'écrie un troisième, qu'il périsse, l'insolent qui refuse de rendre hommage à notre divinité ! Malheureux ! tandis que Cynthie consume à t'attendre des heures entières, tu cours au hasard après quelque autre belle. Ah ! quand tu la verras dénouer les rubans de pourpre qui ornent sa tête, quand elle abaissera sur toi ses yeux appesantis, tu seras enivré d'un parfum que ne donne pas l'Arabie, mais que l'Amour prépare lui-même de ses mains. Cependant, épargnons-le, mes frères ; il nous promet plus de constance, et nous voici à la demeure où nous devions le conduire. » Eu même temps il me jette sur les épaules mon manteau. « Va maintenant, dit-il, et apprends à passer la nuit dans ta demeure.» Le jour venait : je voulus voir si ma Cynthie reposait seule, et je la trouvai seule sur sa couche. Dieux ! quel éclat ! Jamais elle ne m'avait paru si belle, même sous les vêtements les plus somptueux. Vêtue d'une robe modeste, elle allait demander à Vesta si les songes de la nuit ne lui prédisaient aucun malheur, à elle ou à son amant. Qu'elle me parut ravissante au premier instant du réveil ! que de charmes, grands dieux, la beauté n'a-t-elle pas sans fard et sans parure ! «Quoi ! dit-elle, de honteux soupçons t'amèneraient-ils si matin ? Crois-tu que ma conduite ressemble à la vôtre ? Va, je n'ai pas tant de faiblesse. Un seul amant me suffit, toi, ou s'il en est de plus fidèle. Vois si quelques vestiges trahiront mes plaisirs et qu'un autre ait partagé ma couche ; vois si, dans mon maintien, dans mon air, dans ma respiration, quelque signe te dévoilera mon inconstance.» Elle dit ; et, repoussant de sa main mes baisers, elle s'élance d'un pied sur sa chaussure légère. Ainsi chassé du sanctuaire où repose l'amour le plus pur, je n'ai pu obtenir depuis une seule nuit de bonheur.

ÉLÉGIE XXX.

A CYNTHIE.

Où fuis-tu, insensée ? Va, la fuite est impossible. Quand tu irais aux rives de la Scythie, l'Amour suivrait partout tes pas. Tu serais portée à travers les airs sur le rapide Pégase, et tu emprunterais les ailes de Persée, ou tu attacherais à tes pieds celles de Mercure, que, même dans les régions les plus hautes, tu ne saurais te soustraire à ton vainqueur. L'Amour est toujours là ; il plane sans cesse sur la tête de sa victime ; il pèse de tout son poids sur un coeur né pour la liberté. C'est un gardien vigilant et infatigable ; il ne souffrira jamais que des yeux qu'il a une fois asservis se lèvent de terre en sa présence ; et cependant le dieu se laisse fléchir quand on l'offense, pourvu qu'il voie le coupable implorer humblement son pardon. Qu'un vieillard austère accuse, s'il le veut, nos festins : mais n'en suivons pas moins, ô ma Cynthie, la route que nous nous sommes tracée. Laissons-le déclamer à loisir nos antiques lois ; et nous, faisons retentir nos demeures par les accords d'une flûte savante, que Pallas ne devait point jeter dans les flots limoneux du Méandre, parce qu'elle défigurait, en le gonflant, les grâces de son beau visage. Mais, hélas ! tu vas donc, toujours inflexible, raser les mers de la Phrygie, côtoyer les rivages trop connus de la mer Hyrcanienne, arroser peut-être de ton sang et du mien des pénates qui nous furent longtemps communs, et rapporter au foyer domestique de funestes offrandes ? Et j'aurais honte de vivre infidèle à Cynthie ! Si c'est un crime, qu'elle en accuse l'amour. Je ne veux rien entendre ... ou promets-moi, Cynthie, d'habiter ensemble, au penchant d'une montagne, des antres frais et tapissés de mousse. Tu verras les neuf Soeurs s'asseoir à nos côtés sur la pierre, et chanter les doux larcins du maître des dieux ; tantôt son amour pour Sémélé, tantôt sa flamme ardente pour Io, et comment il vola sous la figure d'un cygne au milieu des palais antiques d'Ilion. S'il n'est personne qui ait triomphé des flèches de l'Amour, pourquoi m'accuser seul d'une faute commune ? Ne crains pas non plus que ta présence fasse rougir les chastes déesses. Le choeur des Muses lui-même ignore-t-il l'amour ? L'une d'entre elles ne fut-elle pas surprise au milieu des rochers de la Thrace par le fleuve OEagrus, qui la rendit mère ? Toutes m'admettront avec empressement à leurs danses, que Bacchus dirigera, au milieu d'elles, de son thyrse divin. Alors je souffrirai que le lierre orne mon front de festons sacrés : car mon génie est sans force, si je suis éloigné de Cynthie.

ÉLÉGIE XXXI.

A CYNTHIE.

Tu me demandes pourquoi je me suis fait attendre ? C'est que le divin Auguste vient d'ouvrir le magnifique portique d'Apollon. Il est soutenu de tous côtés par des colonnes de marbre d'une beauté admirable, et l'on compte au milieu d'elles autant de statues que le vieux Danaüs avait de filles. Là, j'ai vu un dieu en marbre, plus beau qu'Apollon lui-même, accompagner ses chants sur la lyre, et autour de l'autel quatre génisses, ouvrage merveilleux de Myron, auxquelles on donnerait la vie. Au milieu du portique s'élevait, en marbre, le temple, qu'Apollon préfère à Délos, où il reçut le jour. On admirait sur le faîte un char du Soleil en or ; et la double porte, noble dépouille de l'éléphant d'Afrique, qui représentait d'un côté les Gaulois précipités des sommets du Parnasse, de l'autre la mort cruelle de l'infortunée Niobé. Enfin Apollon, revêtu d'une robe traînante, fait retentir ses chants entre sa soeur et sa mère.

ÉLÉGIE XXXII.

A CYNTHIE.

Te voir, c'est faillir ; ne te point voir, c'est échapper à l'amour : nos yeux sont donc les seuls coupables.
Alors, Cynthie, pourquoi aller consulter à Préneste un oracle incertain ? pourquoi te rendre dans les murs que bâtit Télégone, fils de Circé ? pourquoi ton char te porte-t-il souvent au frais Tivoli, ou sur l'antique route d'Appius ? Ah ! si tu as quelque loisir, reste à Rome, ô ma Cynthie. La foule me défend de croire à tes serments, quand elle te voit courir, une torche à la main, au bois sacré d'Aride, pour offrir pieusement un sacrifice à la chaste Diane. Dédaignerais-tu donc le portique de Pompée, ses colonnes magnifiques et les précieux tapis qui l'ombragent ? ou ces groupes épais de platanes qui s'élèvent à l'envi, ou la source qui murmure au pied de la statue de Virgile, ou la nappe d'eau qui bruit légèrement dans toute la ville, et que Triton épanche tout à coup de sa bouche ? Mais quelle erreur ! Ces courses continuelles trahissent de furtives amours. Ce n'est point la ville que tu fuis, insensée ; tu veux échapper à mes regards. Oui, tu dresses contre moi un piège inutile ; tu m'environnes d'un impuissant filet, dont je ne connais que trop bien les trames. Laissons toutefois ce qui me touche. Mais toi, Cynthie, vois ces bruits injurieux à ta vertu, grossir pour ton malheur autant que le méritent tes parjures. Naguère encore de scandaleux récits sont venus jusqu'à mes oreilles, et ont circulé dans toute la ville. Quoi ! diras-tu, dois-tu croire aux poisons de l'envie, et la calomnie n'est-elle pas le privilège de la beauté ? Car, je le sais, on n'a pas surpris dans tes mains le breuvage mortel, et lorsqu'on t'accuse, le soleil rendrait témoignage à ton innocence. D'ailleurs, quand tu aurais consacré une ou deux nuits aux jeux d'un amour parjure, faut-il donc m'affecter d'une infidélité si courte ? Hélène jadis abandonna sa patrie pour suivre un étranger, et revint brillante et honorée au palais de Ménélas. Vénus elle-même, dit-on, céda aux désirs adultères de Mars, et n'en fut pas moins considérée dans l'Olympe. Quoique l'Ida raconte les amours d'Énone pour le berger Pâris, et comment elle oublia près de lui sa divinité ; quoique la troupe des Hamadryades, ses soeurs, et les vieux Silènes, et Bacchus lui-même, eussent été les témoins de leurs caresses, la nymphe n'en cueillit pas moins avec eux, dans les antres de l'Ida, les fruits qu'elle savait recevoir d'une main agile. Au milieu d'un tel essaim de vices, a-t-on demandé jamais pourquoi, comment et par qui une femme est devenue riche ? Oh ! que Rome serait heureuse de nos jours, si les moeurs ne trouvaient qu'une seule coupable ! Lesbie, avant elle, a tenu la même conduite ; et sans doute il y a moins de crime à suivre un premier exemple. Pour chercher dans Rome et nos vieux Tatius et nos chastes Sabines, il faut n'avoir habité qu'un seul instant cette ville corrompue. Oui, l'homme dessécherait plus facilement les flots de la mer, ou détacherait les astres de la voûte céleste, plutôt qu'il ne détournerait nos belles du vice qui les captive. Il en fut toujours de même, et sous l'empire de Saturne, et lorsqu'au temps de Deucalion les eaux couvrirent l'univers, et dès qu'elles se furent retirées dans leur lit. Citez-moi un nom dont la couche soit demeurée chaste, une déesse qui se soit contentée de l'amour d'un dieu. Ne dit-on pas qu'autrefois l'épouse du sage Minos se laissa séduire par la beauté et la blancheur d'un affreux taureau ? Malgré un triple mur d'airain, la chaste Danaé put-elle refuser quelque chose au grand Jupiter ? Aussi, que tu imites les beautés de la Grèce et de Rome, sois tranquille, Cynthie, je te laisserai toujours vivre à ton gré.

ÉLÉGIE XXXIII.

SUR LES FÊTES D'ISIS.

Voici encore les tristes solennités d'Isis, et ma Cynthie a déjà passé dix nuits loin de moi. Périsse la mémoire de la fille d'Inachus, puisqu'elle a transporté ses sacrifices des rivages tièdes du Nil chez les dames romaines, pour séparer, hélas ! trop souvent deux coeurs malgré leurs feux mutuels ! Oui, quels que soient ses bienfaits, j'en repousse l'amertume. Déesse cruelle, tu n'as que trop connu le prix d'un plaisir acheté par mille peines, lorsque tu écoutas en secret les feux de Jupiter, lorsque Junon chargea ton front virginal de cornes menaçantes, et qu'elle changea ta voix mélodieuse pour le mugissement sourd d'une génisse. Que de fois ta bouche fut blessée par le feuillage qui te servait de nourriture, quand tu restais cachée dans ton étable ! Si Jupiter a dépouillé ta figure de ces traits affreux, fallait-il devenir une divinité fière ? Ne te suffit-il point de l'Égypte et de ses habitants basanés ? Pourquoi venir à Rome de ces contrées lointaines ? pourquoi condamner nos femmes à un repos sans amour ? Ah ! crois-moi, ou tu reprendras tes moeurs avec tes anciens traits, ou bien, déesse cruelle, nous t'exilerons de notre ville. Est-il après tout quelque amitié entre le Nil et le Tibre ? Mais, puisque ta constance est à l'épreuve de mes douleurs, eh bien ! Cynthie, recommençons trois fois ces nuits du plus triste veuvage. Hélas ! tu ne m'écoutes plus ; tu abandonnes au vent mes paroles : et cependant Icare, déjà prêt à disparaître, aiguillonne ses taureaux languissants. Tu bois encore, sans que la nuit, sur son déclin, puisse t'abattre ; sans que ta main se fatigue à lancer continuellement les dés. Ah ! périsse à jamais celui qui pressa le premier une grappe vermeille, et qui versa dans une eau limpide un nectar corrupteur ! Quand le laboureur d'Athènes leva contre toi une main saintement homicide, tu reconnus, Icare, combien les dons de Bacchus sont amers. C'est le vin qui a fait périr le centaure Eurytion ; c'est lui qui perdit Polyphème ; c'est lui qui rend la beauté difforme, qui ôte à la jeunesse ses attraits, qui empêche souvent l'amante de reconnaître son amant. Mais quoi ! des coupes nombreuses n'altèrent point tes charmes ! Bois donc, Cynthie, puisque tu n'en es que plus belle, puisque le vin n'a sur toi aucun empire. Que j'aime à voir ta guirlande pendre en festons sur ta coupe, à t'entendre alors réciter mes vers d'une voix harmonieuse ! Esclaves, versez-lui à grands flots le doux Falerne, et qu'une mousse pétillante couronne l'or d'un éclat plus gracieux. Toutefois, il n'est aucune femme qui regagne avec plaisir sa couche solitaire ; car l'amour fait germer en elle quelque nouveau désir. L'amant, par son heureuse absence, irrite encore l'ardeur qui la dévore ; trop assidu, il verrait qu'une longue habitude émousse le bonheur.

ÉLÉGIE XXXIV.

AU POÈTE LYNCÉE.

Qui confiera désormais à son ami la beauté d'une amante, quand ma Cynthie m'a presque été enlevée par ta perfidie ? Je le dis, parce que je l'éprouve : il n'est point en amour d'ami fidèle, et rarement on recherche une belle pour un autre que soi-même. L'amour souille les liens du sang, détruit ceux de l'amitié, chasse la concorde, et provoque à des combats funestes. Un hôte adultère n'avait-il pas reçu de Ménélas le plus généreux accueil, et Médée ne suivit-elle pas un héros étranger ? Mais toi, perfide Lyncée, comment as-tu pu toucher à l'objet de mes soins ? Quoi ! ton bras ne s'est pas refusé à tes emportements ? Si elle eût manqué de fidélité et de constance, tu pourrais vivre encore chargé d'un tel crime ? Tranche plutôt mes jours par le poison ou par le fer, mais respecte les affections de Cynthie. Oui, je t'abandonne et ma vie et mon corps ; je te laisse disposer de toute ma fortune : mais sa couche, ami, sa couche, voilà le seul bien que je réclame, et je ne pourrais souffrir pour rival Jupiter même. Seul, je redoute encore un rien, jusqu'à mon ombre, et quelquefois je me prends fortement à trembler dans mes ridicules frayeurs. Il est cependant un motif qui me fait pardonner un si grand forfait, c'est que tes paroles étaient égarées par l'ivresse ; mais désormais je ne me laisserai plus tromper par un front ridé et sévère : car le philosophe lui-même connaît aujourd'hui le bonheur d'aimer. Lyncée se livre tard à cette douce folie ; du moins je me réjouis qu'il offre quelque encens à nos dieux. Que te servira maintenant d'avoir étudié la sagesse dans les livres de Socrate, de pouvoir dérober à la nature ses mystères, d'avoir médité à loisir les vers de ton Lucrèce ? Le vieil Épicure ne peut rien contre un ardent amour. Imite plutôt Philétas, ce favori des Muses, et les rêves du modeste Callimaque. Quand tu raconterais comment l'Achéloüs épanche ses eaux dans l'Etolie, après la cruelle blessure que lui valut son amour pour Déjanire ; quand tu dirais comment le Méandre s'égare aux champs de la Phrygie, et se trompe lui-même par mille détours ; ou comment Arion, ce cheval d'Adraste qui remporta le prix aux tristes funérailles d'Archémore, fut doué de la parole : ces chants, ni le trépas d'Amphiaraüs, que la terre engloutit avec son char, ni celui de Capanée, que Jupiter frappa de la foudre, ne rendront jamais une belle sensible à tes voeux. Cesse de chausser le cothurne d'Eschyle, et assouplis tes membres à nos choeurs gracieux. Borne tes vers dans un cadre moins large ; viens, poète superbe, viens exhaler enfin les feux qui te consument. Jamais tu ne trouveras le repos sur les traces d'Antimaque ou d'Homère ; car la beauté orgueilleuse méprise tout, jusqu'aux plus puissants dieux. Lorsqu'un fier taureau se soumet à la charrue pesante, c'est que l'on a enchaîné ses cornes par des liens vigoureux. Ainsi, Lyncée, tu ne souffrirais pas volontiers le dur esclavage de l'Amour, et il faut qu'auparavant j'habitue ta fierté à ses chaînes. Jamais une belle n'a sondé les phénomènes du monde, ni pourquoi la lune s'éclipse devant le char d'Apollon, son frère, ni s'il est quelque chose au delà du Styx, ni s'il faut attribuer au hasard et le bruit et les éclats de la foudre. Vois-moi régner, convive aimable, au milieu d'un cercle de femmes. Je n'ai pour tout patrimoine qu'une mince fortune, et mes aïeux n'ont point remporté, dans nos vieilles guerres, de glorieux triomphes ; mais je dois tout à mon génie, qu'aujourd'hui encore tu méprises. Moi, que l'Amour a traversé d'une flèche sûre, j'aime à reposer languissamment jusqu'au matin sur les fleurs de la veille. Que Virgile, cependant, célèbre à son gré les rivages d'Actium chéris d'Apollon et les flottes victorieuses d'Auguste, lui qui réveille aujourd'hui les combats du Troyen Énée et les remparts qu'il fonda aux rives de Lavinium. Silence, Romains, et vous, Grecs, silence : ils vont naître, ces chants qui effaceront l'Iliade. Mais, ô Virgile, tu célèbres aussi, à l'ombre des pins du Galèse, et Thyrsis et Daphnis à la flûte savante, et la jeune fille qui se laisse séduire par dix pommes et un chevreau récemment arraché à la mamelle de sa mère. Heureux Tityre ! tu achètes de quelques fruits les faveurs de ta belle ! Fût-elle ingrate, tu devrais encore chanter ses attraits. Heureux Corydon ! tu veux surprendre l'innocence d'Alexis, qui faisait les délices de son maître ! Si tu reposes aujourd'hui sur tes pipeaux lassés, l'Hamadryade facile n'en répète pas moins tes louanges. Toi cependant, Virgile, tu chantes dans nos campagnes les préceptes du vieux poète d'Ascra, et la plaine que Cérès préfère, et le coteau que dore une grappe vermeille ; tes accords ne le cèdent point à ceux d'Apollon, quand il promène ses doigts sur sa lyre harmonieuse. Jamais on ne relira sans plaisir tes premiers vers, que l'on ignore l'amour ou que l'on connaisse ses charmes. Le même feu inspira toujours les chants du cygne ; et s'ils furent d'abord plus doux, leur mélodie n'en étouffe pas moins la voix impuissante de ses obscurs rivaux. Quand il eut chanté les Argonautes, Varron célébra sur la lyre les feux dont il brûlait pour sa Leucadie. Les écrits du voluptueux Catulle ont donné à Lesbie un nom plus fameux que le nom d'Hélène. Calvus, dans ses pages savantes, a pleuré le trépas de l'infortunée Quintilie ; et Gallus, ce chantre de Lycoris, lave encore sur les rives du Styx ses nombreuses blessures. Properce veut chanter l'Amour à leur exemple ; et si la renommée daigne admettre son nom parmi ces noms glorieux, Cynthie obtiendra de mes vers son immortalité.

LIVRE III

ÉLÉGIE I.

LOUANGES DU GÉNIE.

Manes de Callimaque, ombre sacrée de Philétas, souffrez, je vous en conjure, que je parcoure vos retraites. Pontife d'une muse nouvelle, j'entreprends de m'abreuver à une source pure, et de transporter en Italie les chants de la Grèce. Dites-moi dans quel antre vous méditâtes vos vers, quel dieu guida vos pas, quelle source étancha votre soif brûlante.S'arrête qui voudra à chanter les combats farouches, pourvu que toujours mes vers soient élégants et légers ! C'est par là que mon nom a volé de la terre aux cieux, que la muse dont je suis père triomphe sur des coursiers couronnés de fleurs, et que la troupe folâtre des Amours monte avec moi sur un même char, que suit au loin la foule de mes rivaux. Mais en vain essaieraient-ils de m'atteindre dans leur course précipitée : il est peu large, le sentier qui conduit jusqu'aux Muses. Que de poètes, ô ma patrie, consacreront ta gloire dans leurs vers, et assigneront pour limite à ton empire les contrées les plus lointaines de l'Orient ! Mais seul, jusqu'à présent, j'ai su conduire des sommets de l'Hélicon, par une route inconnue, cette Muse qui charme les loisirs de la paix. Filles d'Apollon, donnez à votre poète une couronne de fleurs, au lieu du laurier qui blesserait sa tête ; et le tribut d'honneur qu'une foule envieuse me refuse pendant la vie, la postérité, après ma mort, me le rendra avec usure.Tout ce qui n'est plus grandit pour la postérité, et vole de bouche en bouche avec une renommée plus belle. Autrement qui connaîtrait les remparts célèbres que renversa le cheval de bois, les fleuves qui osèrent lutter contre Achille, le mont Ida, berceau de Jupiter enfant ? Qui saurait qu'Hector sillonna trois fois de son corps l'enceinte de Troie, que. Déiphobe, Hélénus, Polydamas, furent des guerriers fameux ? Le nom de Pâris survivrait à peine dans sa patrie ; à peine daignerait-on parler d'Ilion et de cette Troie, qui fut prise deux fois par Hercule. Homère lui-même, qui raconta sa chute, ne voit-il pas son ouvrage grandir avec le temps ? Rome un jour me louera de même chez nos derniers neveux, et c'est la gloire que je prédis à ma cendre. Oui, puisque Apollon a favorisé mes voeux, je n'ai pas besoin qu'une pierre appelle un regard de dédain sur ma tombe oubliée. Revenons toutefois dans le cercle ordinaire de mes chants, et qu'ils charment encore l'oreille de ma Cynthie.

ÉLÉGIE II.

A CYNTHIE.

Orphée, par ses accords, charmait, dit-on, les animaux féroces, et suspendait le cours précipité des fleuves de la Thrace ; Amphion, par son art, détachait les rochers du Cithéron, et les pierres venaient se ranger d'elles-mêmes sur les remparts de Thèbes ; et toi, Polyphème, tu vis aussi, dans les campagnes d'Etna, la cruelle Galatée arrêter ses coursiers humides pour écouter tes chants : puis-je donc m'étonner encore, lorsque Bacchus et Apollon m'inspirent, que la foule des jeunes Romaines me relise avec délices ? Je ne possède, il est vrai, ni des palais soutenus par des colonnes superbes, ni des lambris dorés que relève l'ivoire, ni des vergers qui le disputent aux jardins d'Alcinoüs, ni des grottes qu'arrose à grands frais une eau limpide : mais j'ai pour compagnes les Muses ; mais on aime à lire mes vers, et Calliope se fatigue à me suivre dans mes jeux. Heureuse la beauté qui fut célébrée dans mes ouvrages ! ils seront les monuments éternels de ses attraits. Ces pyramides, élevées avec tant de peine jusqu'aux nues ; ce temple d'Olympie, qui représente le ciel ; ce tombeau fastueux où repose Mausole, rien enfin n'échappera, tôt ou tard, à la loi du trépas. Oui, tout ce qu'il a de grand périra par la flamme ou les orages, ou s'écroulera vaincu sous le poids des années : mais le nom une fois consacré par le génie vivra toujours : car la gloire et l'immortalité sont le double apanage du génie.

ÉLÉGIE III.

SONGE DE PROPERCE.

Il me semblait que, mollement couché sous les bosquets d'Hélicon, auprès de la source limpide que Pégase fit jaillir de son pied, je me croyais assez d'haleine pour chanter les rois d'Albe et leurs nombreux exploits. Dans mon audace, j'approchais mes lèvres de cette onde sacrée où s'abreuva jadis Ennius, le père de la poésie latine, lorsqu'il chanta les trois Curius et la victoire d'Horace, les vaisseaux de Paul-Émile chargés des dépouilles de Persée, l'heureuse lenteur de Fabius et les désastres de Cannes, puis les dieux touchés de nos prières, et Annibal enfin chassé de nos foyers et de l'Italie, ou le Capitole et Jupiter sauvés par les clameurs vigilantes des oies sacrées. Tout à coup Phébus m'aperçoit d'un laurier qui voilait l'antre des Muses. «Insensé, me dit-il en s'appuyant sur sa lyre d'or, que veux-tu près de ce fleuve ? qui t'a chargé d'atteindre au rythme majestueux des héros ? Tu aurais tort, Properce, d'espérer ainsi quelque renom ; effleure d'un essieu léger nos tendres prairies, si tu veux que ton livre, quitté et repris souvent par la beauté, charme la solitude de celle qui attend son amant. Pourquoi franchir les bornes marquées à ton génie ? Prends garde à surcharger ta nacelle, et si tu ne veux rien craindre, sillonne l'eau d'un côté, tandis que de l'autre tu raseras le rivage ; car ce n'est qu'en pleine mer qu'on trouve les tempêtes.» Il dit, et m'indique de son archet d'ivoire une place où conduisait un étroit sentier récemment tracé sur la mousse. Là était une grotte verdoyante, tapissée de mille cailloux. Le tambourin pendait à sa voûte polie ; l'image, en argile, des Muses et du vieux Silène, et le chalumeau du dieu Pan, décoraient l'intérieur, et l'oiseau de Vénus, cette tendre colombe que je chéris, baignait dans les eaux d'Hippocrène son bec de pourpre. Les neuf Soeurs s'étaient partagé les alentours, et préparaient leurs dons pour leurs favoris. L'une pliait le lierre en un thyrse gracieux, l'autre montait sa lyre sur des chants nouveaux, celle-là tressait des deux mains une couronne de roses. L'une d'elles, et ce fut Calliope, si j'en crois ses traits, se détache des autres et s'approche. «Toi, me dit-elle, que le cygne au blanc plumage doit entraîner toujours, garde-toi de monter un valeureux coursier pour voler aux combats. Que t'importe la trompette guerrière et les victoires des flottes romaines ? N'entraîne point Mars au fond de nos bosquets ; ne redis point les plaines où Marius et Rome brisèrent, par une éclatante victoire, la fierté des Teutons, ni les corps amoncelés des enfants de la Germanie, que le Rhin a tristement roulés dans ses ondes sanglantes. Tu chanteras les amants couronnés de fleurs, et leurs instances à une porte étrangère, et leur ivresse bruyante, et leur fuite nocturne, s'ils sont surpris. L'amant apprendra par tes vers à évoquer la jeune épouse du fond de sa demeure, et à tromper avec art la vigilance d'un mari jaloux.» A ces mots, Calliope puise à la source sacrée, et répand sur ma tête les mêmes flots où Philétas s'était désaltéré.

ÉLÉGIE IV.

SUR LA GUERRE DES PARTHES.

Le divin César veut attaquer l'Inde opulente, et sillonner de ses vaisseaux la mer qui produit les perles. Quels triomphes, quelles riches dépouilles réservent aux Romains ces extrémités du monde ? Le Tigre et l'Euphrate couleront sous nos lois ; l'Inde pliera, quoiqu'un peu tard, sous la verge romaine, et les trophées du Parthe orneront à leur tour le Capitole. Partez, jeunes Romains ; donnez la voile à vos flottes guerrières, et volez sur vos coursiers fougueux à de nouvelles conquêtes. Je vous garantis vos succès : vengez Crassus et nos défaites ; allez, et méritez une place dans les fastes de Rome. Mars, père de la patrie, et toi, Vesta, dont le feu sacré est l'emblème de nos destins, accordez-moi, je vous en supplie, de voir avant mon trépas le char triomphal d'Auguste s'avancer chargé de dépouilles, et s'arrêter souvent pour recueillir les applaudissements du peuple. Appuyé sur le sein de la beauté que j'aime, je contemplerai ce spectacle ; je lirai sur les trophées le nom des villes conquises ; j'attacherai mon regard sur ces coursiers, ces arcs, ces traits rapides qui sèment jusque dans la fuite le trépas, et les chefs enchaînés auprès de leurs armes captives. Conserve, puissante Vénus, ce dernier rejeton de l'antique Énée, et garde-nous longtemps cette tête chérie. Accorde la gloire à ceux qui la méritent par leurs travaux guerriers : pour moi, il me suffit d'applaudir au milieu de la foule.

ÉLÉGIE V.

ÉLOGE DE LA PAIX.

L'Amour est le dieu de la paix, et tous les amants la révèrent. Ce n'est qu'avec ma Cynthie que j'ai à souffrir de rudes combats : mais du moins mon coeur n'est point dévoré par le désir de l'or, que je hais ; je n'étanche pas ma soif dans les pierres les plus riches ; je n'ai point à labourer mille arpents dans la fertile Campanie ; je ne vais point chercher un airain précieux au milieu des ruines de Corinthe. Malheureux Prométhée ! quand tu pétrissais un premier limon, tu ne songeas qu'aux membres ; et, dans ton imprévoyance, tu oublias notre âme, qui devait être le premier de tes soins. Maintenant nous sillonnons, sur la foi des vents, les mers immenses ; il nous faut un ennemi, et nous courons toujours de guerre en guerre. Cependant, quel trésor nous suivra sur les rives de l'Achéron ? Insensé ! tu descendras nu vers la barque infernale ; le vainqueur sera confondu avec l'ombre du vaincu, le consul Marius avec Jugurtha captif, et le roi opulent de la Lydie avec l'indigent Irus. La mort la plus heureuse, c'est celle qui arrive sans secousse au jour marqué. Pour moi, je veux passer ma jeunesse sur l'Hélicon, et m'associer aux danses des Muses, ou enchaîner mon âme au doux empire de Bacchus, et couronner toujours ma tête des roses du printemps. Quand l'âge aura chassé le plaisir de sa main pesante, et que la vieillesse chargera mon front de cheveux blancs, alors j'essaierai de percer les mystères de la nature ; je chercherai quel dieu dirige avec tant d'art l'édifice du monde ; d'où se lève la lune, où elle se couche, et pourquoi son croissant s'arrondit chaque mois en un cercle parfait ; pourquoi les vents agitent la mer, ce qu'amène le souffle de l'Eurus, et d'où viennent ces eaux portées continuellement sur les nuages ; s'il viendra un jour qui anéantisse le monde ; pourquoi l'arc aux mille couleurs absorbe la pluie ; pourquoi les sommets du Pinde ont tremblé, tandis que le soleil éclairait l'univers d'une lumière sombre ; pourquoi le Bouvier est lent à disparaître avec son troupeau et son char, et pourquoi le choeur des Pléiades réunit en masse ses feux ; pourquoi la mer, dans son plein, ne dépasse pas ses rivages, et pourquoi l'année fut partagée en quatre saisons différentes ; s'il est sous la terre des dieux ou des supplices ; si Tisiphone agite d'affreux serpents sur sa tête ; si Alcméon est en proie aux Furies, et Phinée à l'horrible famine ; s'il est des roues, des rochers, une soif insatiable au milieu des eaux ; s'il est un Cerbère à triple gueule qui garde la rive infernale, et si Tityus couvre de son corps neuf arpents, ou si d'absurdes fables et la crainte pèsent sur les malheureux mortels, tandis qu'il n'est rien au delà du trépas. Que ce soit l'occupation du reste de ma vie ! Vous, au contraire, qui chérissez les armes, rapportez-nous en triomphe les drapeaux arrachés à Crassus.

ÉLÉGIE VI.

A LYGDAMUS.

Dis-moi la vérité, Lygdamus, que penses-tu d'elle ? mérite la liberté par ta franchise. Voudrais-tu m'enfler d'une joie vaine et trompeuse, en me rapportant ce que tu me juges disposé à croire ? Tout messager ne se doit permettre aucun mensonge, et les craintes d'un esclave doivent encore garantir plus de fidélité. Va, raconte-moi au long ce que tu peux savoir, et mon oreille attentive s'enivrera de tes récits. Est-il vrai que tu l'aies vue pleurer, les cheveux épars ; que des larmes abondantes aient sillonné ses joues ? Dis, Lygdamus, n'as-tu vu sur son lit aucun miroir, ni aucune pierre précieuse orner ses doigts de neige ? couvrait-elle au hasard d'un habit de deuil ses blanches épaules ? laissait-elle son écrin fermé au pied de sa couche ? sa maison était-elle triste ? voyais-tu ses esclaves accomplir tristement leur tâche, elle-même filer au mi-lieu d'elles ? essuyait-elle de son fuseau une paupière humide ? rappelait-elle enfin nos querelles d'un ton plaintif ? « Lygdamus, voilà donc les serments qu'il m'a jurés devant toi ! L'ingrat ! rompre des noeuds dont un esclave fut témoin ! Par quel crime ai-je mérité mon abandon et mon malheur ? Où trouvera-t-il une semblable amie ? Il veut que je dessèche d'ennui sur ma couche solitaire : eh bien ! qu'il vienne, Lygdamus, insulter à mon trépas ! Mon odieuse rivale ne l'emporte pas par son amour, mais par ses philtres ; elle me l'enlève par ses enchantements. Le venin d'un crapaud monstrueux, les dépouilles d'un noir serpent, les plumes d'un hibou recueillies du milieu des tombeaux, les bandes de laine enlevées à un cadavre informe, voilà les charmes qui le captivent. Si je ne me laisse séduire par des songes trompeurs, oui, Lygdamus, bientôt, prosterné à mes pieds, il expiera cher ses torts, mais trop tard. L'araignée tissera sa toile sur la couche abandonnée du parjure, et Vénus elle-même dormira pendant leurs nuits de débauches. »S'il est vrai qu'elle ait exhalé de bonne foi ces tendres plaintes, revole encore vers elle, ô Lygdamus ; raconte-lui mes serments et mes regrets ; dis-lui que je fus jaloux, mais non pas infidèle ; et moi, je lui jurerai que j'étais brûlé, dévoré des mêmes feux ; que douze jours de colère n'ont pu altérer ma constance. Qu'un rapproche-ment heureux succède à de telles querelles ; et toi, Lygdamus, je le jure, tu seras libre.

ÉLÉGIE VII.

SUR LA MORT DE PÉTUS.

C'est donc l'argent qui sème d'inquiétudes la vie humaine, et qui nous ouvre avant le temps le chemin du trépas ! Il est le funeste aliment de nos vices ; il fait germer de nombreux soucis ; il nous enlève Pétus, qui dirigeait sa voile vers les ports de l'Égypte, et qui succombe dans les abîmes de l'Océan. C'est l'argent qu'il poursuivait, l'infortuné ! lorsqu'il a péri à la fleur de l'âge. Il est maintenant, sur une rive lointaine, le jouet des flots et la proie des animaux qu'ils recèlent. Sa mère ne lui rendra point les derniers honneurs ; elle n'ensevelira pas son corps parmi les tombeaux de ses pères : mais l'oiseau marin s'abat sur son cadavre, et, seule, la mer de Carpathos renfermera ses restes. O toi qui enlevas jadis la tremblante Orithye, dis-moi, cruel Aquilon, quelle gloire espérais-tu de son trépas ? O Neptune, quel plaisir as tu goûté à briser ce navire ? Il ne portait que des hommes religieux. Et toi, Pétus, pourquoi compter tes années ? Pourquoi nommer dans la tempête une mère chérie ? L'onde en courroux ne reconnaît aucun dieu. Il est nuit, et l'ouragan t'enchaîne aux rochers, et tes agrès usés tombent en lambeaux. Ainsi Argynnus périt au milieu des flots menaçants ; les rivages que son trépas rendit célèbres accusent la tendresse d'Agamemnon, qui refusa de mettre à la voile après l'avoir perdu, et ce retard causa le sacrifice d'Iphigénie. Si Pétus a trouvé la mort dans les abîmes des mers, qu'ils rendent au moins son corps à la terre, et qu'un peu de sable recouvre de lui-même ses restes. Que le nautonier répète, en passant devant son tombeau : Un exemple si triste peut faire trembler l'audace.Voguez, légers vaisseaux, et multipliez les causes du trépas : c'est l'homme qui abrège sa vie par ses propres mains. La terre nous dévorait déjà ; nous affrontons encore les flots, et nous augmentons, par notre industrie, les chances malheureuses de la fortune. Veux-tu qu'une ancre te retienne, quand tes pénates ne t'ont point retenu ? ou dis-moi ce que mérite l'homme à qui sa patrie ne peut suffire ? Ce que tu demandes est sous l'empire des vents ; un vaisseau n'a jamais péri de vétusté ; le port lui-même n'est point un abri contre la tempête. La nature ouvre à l'avarice le sein des mers, mais c'est pour la tenter ; à peine lui accorde-t-elle une fois le succès qu'elle réclame. Les rochers de Capharée brisèrent une flotte victorieuse, et l'on vit les débris de la Grèce couvrir, après leur naufrage, l'immensité des flots. Ulysse eut à pleurer ses compagnons que la mer engloutit l'un après l'autre, et ses ruses ne furent impuissantes que contre un élément perfide. Hélas ! si Pétus eût cultivé content des champs de ses pères, s'il eût accordé à mes paroles quelque créance, il s'assoirait encore, convive aimable, auprès de son foyer, sur cette terre, où le pauvre même peut n'avoir jamais à pleurer. Il ne croyait pas qu'il entendrait sitôt siffler la tempête, et que ses mains, tendres encore, se briseraient contre des câbles affreux ; mais il voulait reposer mollement sa tête sur un précieux duvet, et sur le citronnier ou sur le cèdre. Cependant l'infortuné a senti les flots déchirer affreusement ses membres ; il a bu à longs traits l'onde amère ; une nuit désastreuse l'a vu porté sur une planche fragile : que de maux se sont réunis pour la perte de Pétus !Avant qu'un flot noir eût fermé pour toujours sa bouche mourante, il exhala en pleurant un dernier voeu avec ses dernières plaintes : « Dieux de la mer, dit-il, vents redoutables qui soulevez les flots ; et vous, abîmes sans fond qui recouvrez ma tête, où entraînez-vous mon infortunée jeunesse, qu'un léger duvet couvre à peine ? Mes mains ont lutté longtemps contre l'orage. Infortuné ! faut-il que je sois brisé aux rochers aigus que l'alcyon choisit pour demeure ? Neptune s'arme donc contre moi de son cruel trident ? Ah ! du moins que le flot me transporte au rivage de l'Italie ! que ma mère recueille ce qui lui restera de son fils ! » Il parlait encore, quand un tourbillon l'entraîna au fond de l'abîme. Ce fut la dernière parole, le dernier jour de Pétus. O vous, Nymphes de la mer, qui reconnaissez pour père le vieux Nérée ; et toi, Thétis, qui éprouvas les douleurs maternelles, pourquoi n'avoir point soutenu dans vos bras ses membres fatigués ? Pétus ne pouvait charger vos mains délicates. Cruel Aquilon, jamais je ne t'affronterai sur un frêle navire. Il faut qu'après ma mort mes cendres reposent devant la porte de Cynthie.

ÉLÉGIE VIII.

A CINTHIE.

Que j'aimais hier au soir ton courroux, tes emportements, tes malédictions et tes injures ! Échauffée par le vin, tu repousses la table, et tu me lances d'une main égarée des coupes encore pleines. Eh bien ! poursuis ; jette-toi sur mes cheveux ; déchire mon visage de tes belles mains, menace-moi de me brûler les yeux ; arrache mes vêtements, et découvre mon sein : voilà les marques les plus certaines de tendresse ; une femme ne s'emporte jamais sans un violent amour. Quand une belle précipite à longs flots les injures ; quand elle se roule aux pieds de Vénus ; quand elle s'environne dans la ville d'une troupe de gardiens, ou qu'elle traverse les rues comme une bacchante en fureur ; quand de vains songes l'épouvantent souvent et la font trembler, ou quand elle éprouve un sentiment de douleur en voyant le portrait d'une jeune fille : je tire de ces tourments le présage certain des sentiments qui l'agitent ; car un amour réel se trahit toujours à ces marques. Pour croire à la fidélité, il faut qu'elle se produise par des injures. Dieu de Cythère, accorde à mes ennemis une amante insensible ! Mais pour moi, que mes rivaux comptent sur mon sein les blessures et les dents de ma Cynthie ; que ma pâleur prouve à tous que j'ai vécu auprès d'elle. Je veux me plaindre d'elle, ou entendre ses plaintes ; je veux voir mes larmes ou les siennes, soit qu'elle réponde à mes prières par un orgueilleux dédain, soit qu'elle m'imprime de ses mains les muets témoins de sa colère. Que je hais ces soupirs qui le cèdent toujours au sommeil ! J'aime à montrer toujours, par ma pâleur, les ressentiments de Cynthie. Pâris brûlait d'un feu plus doux, lorsqu'au milieu des combats qui doublaient ses plaisirs, il jouissait du bonheur auprès de la belle Hélène. Tandis que les Grecs triomphent et que le farouche Hector leur résiste, lui, dans les bras de son amante, livre encore de plus pressants assauts. Et moi, Cynthie, je serai toujours en guerre ou avec toi, ou pour toi, avec mes rivaux ; je t'aime trop pour vouloir quelque trêve. Triomphe cependant, puisque ta beauté n'a point de rivale. Tu gémirais, s'il en était autrement ; mais tu peux être impunément fière et cruelle. Pour toi, rival odieux, qui as tendu un piège à notre amour, puisses-tu gémir sous la tutelle d'une mère et de son nouvel époux ! Si tu m'as dérobé une seule nuit quelques faveurs, tu les dois au dépit, et non point à l'amour de ma Cynthie.

ÉLÉGIE IX.

A MÉCÈNE.

Noble rejeton des rois de l'Étrurie, pourquoi, Mécène, vouloir lancer ma muse dans un océan immense, tandis que vous fuyez vous-même une fortune trop élevée ? Des voiles si hautes ne conviennent point à mon frêle navire. C'est une honte de se charger d'un poids qu'on ne peut supporter, et de fléchir bientôt sous une tâche qui accable.Tous les hommes ne sont pas également nés pour traiter les mêmes sujets, et jamais la gloire ne vint à eux par une pente facile. Lysippe est célèbre pour donner la vie au marbre, et Calmis pour animer un coursier belliqueux ; Apelle met le comble à sa gloire par son tableau de Vénus ; Parrhasius se fait un nom en traitant des sujets plus légers ; Mentor charme les yeux par les prodiges de son burin, et Myus festonne délicatement les contours du flexible acanthe ; Jupiter sort avec majesté de l'ivoire sous le ciseau de Phidias, et le marbre de Paros réclame la main de Praxitèle. Il est des rivaux qui demandent à la rapidité de leurs coursiers les palmes olympiques, et d'autres cherchent la gloire dans la légèreté de leurs pieds ; l'un est né pour la paix, l'autre pour les camps et les armes : chacun développe le germe précieux que lui a donné la nature.Pour moi, Mécène, j'ai adopté vos principes, et je veux surpasser vos exemples. Vous pourriez prendre dans Rome l'autorité et les faisceaux, et dicter vos lois au Forum, ou dompter, par mille combats, les Parthes belliqueux, et charger vos lambris de glorieuses dépouilles. César vous prêterait sa puissance pour accomplir vos projets, et la fortune propice veut à chaque instant vous surprendre de ses faveurs : mais Vous la fuyez, vous rentrez sans cesse dans la retraite et dans l'ombre ; vous dérobez vos voiles au souffle heureux qui les gonfle. Tant de modération vous égalera, croyez-moi, aux Fabricius et aux Camilles ; votre nom passera, comme eux, à la postérité ; vous partagerez la gloire de César, et vous serez cité après lui : le vrai triomphe de Mécène, ce sera une fidélité inaltérable. A votre exemple, je ne veux point voguer à pleines voiles sur une mer orageuse ; j'aime mieux suivre sans effort le cours d'un fleuve tranquille. Je ne déplorerai point les fléaux héréditaires de Thèbes qui s'abîme dans les cendres, ni ces combats où vainqueurs et vaincus gémissent également sur leurs malheurs ; je ne rappellerai point les adieux d'Hector, la ruine d'Ilion, qu'un dieu avait élevée, ni le retour des Grecs, lorsque, après dix ans de guerre, un cheval eut triomphé, sous les auspices de Minerve, des remparts de Neptune, et les eut livrés dans la poussière au soc de la charrue : tout mon désir est de plaire encore après les chants de Callimaque, et de monter ma lyre au ton du poète de Cos. Voilà ce qui rendra mes vers les délices du jeune Romain et de la vierge timide ; qu'ils m'honorent comme un dieu, et qu'ils me dressent des autels !Cependant prenez un autre essor, et je chanterai à mon tour les combats de Jupiter, et Céus qui menace le ciel, et Oromédon qui tombe enseveli sous les sommets du Phlégrée. Alors je peindrai le taureau qui paît sur les collines où s'élèvent maintenant les palais magnifiques de Rome ; je dirai ces deux princes qui puisent la vie à une mamelle sauvage, et nos remparts naissants affermis par le meurtre d'un frère. Bientôt mon génie s'agrandira sur vos regards : d'un vol hardi, je suivrai, du couchant à l'orient, le char triomphal d'Auguste, le Parthe qui jette ses flèches et renonce à une fuite trompeuse, les armées de l'Égypte anéanties sous le glaive des Romains, et Antoine qui tourne contre lui-même une main sacrilège. Mais vous, ô mon protecteur, montrez la route à ma tendre jeunesse, et donnez à mon char qui s'élance un signal propice. Ma gloire, Mécène, je la dois à vous et à vos bontés ; c'est d'avoir obtenu aussi votre amitié et votre estime.

ÉLÉGIE X.

CYNTHIE.

J'ignorais pourquoi les Muses étaient venues ce matin s'asseoir à mon chevet, aux premiers feux de l'aurore. Elles m'annonçaient l'anniversaire de ta naissance, ô ma Cynthie, et leurs applaudissements répétèrent trois fois un favorable augure.Que ce jour passe sans nuages, que les vents se taisent dans le ciel, que les flots oublient leur courroux et caressent mollement le rivage ; je ne veux aujourd'hui aucune douleur. Niobé, sous la pierre, séchera ses larmes ; l'Alcyon, plus calme, suspendra ses plaintes, et Procné ne gémira plus sur la perte d'Itys.Et toi, qui naquis sous d'heureux présages, lève-toi, chère amante, et rends d'abord aux dieux les hommages qu'ils réclament ; chasse ensuite avec une eau pure un reste de sommeil ; façonne de tes doigts les gracieux contours de ta chevelure ; revêts cette robe avec laquelle tu charmas pour la première fois les yeux de ton Properce ; dispose sur la tête quelques fleurs, puis va demander aux dieux que cette beauté qui te distingue soit éternelle, que je courbe toujours mon front sous ton aimable empire. Lorsque l'encens aura fumé sur l'autel orné de guirlandes, et que la flamme aura éclairé ta demeure d'un feu propice, nous goûterons les plaisirs de la table et nous passerons la nuit dans les festins. Que les parfums les plus rares s'échappent alors des vases les plus précieux ; que la flûte succombe, vaincue par nos danses continuelles ; qu'une aimable licence te suggère de charmants propos ; qu'un festin délicat dissipe un ingrat sommeil, et que tout le voisinage retentisse de nos accents d'allégresse ! Quelquefois aussi nous interrogerons les dés, et nous leur demanderons celui que l'Amour a le mieux frappé de ses traits. Enfin, quand le plaisir nous aura dérobé bien des heures ; quand Vénus nous invitera aux doux mystères de la nuit, nous terminerons dans le même lit ce bel anniversaire, et ainsi s'écoulera, ô ma Cynthie, le jour heureux qui te vit naître.

ÉLÉGIE XI.

SUR LE POUVOIR DES FEMMES.

Pourquoi s'étonner qu'une femme dirige à son gré ma vie et m'enchaîne à ses lois, malgré sa faiblesse ? Pourquoi m'accuser de la plus honteuse lâcheté, parce que je ne puis briser mon joug et mes chaînes ? Le pilote voit mieux que tout autre la mort qui s'avance, et le soldat connaît la crainte quand il est couvert de blessures. Moi aussi, je tenais ce fier langage dans mes jeunes ans ; que mon exemple, ami, t'enseigne aujourd'hui une sage défiance.Autrefois Médée soumit au joug d'airain de brûlants taureaux ; elle sema la guerre civile sur une terre féconde en guerriers, et elle endormit le dragon farouche qui gardait la toison d'or, pour que Jason emportât dans son palais ce glorieux trophée.La fière Penthésilée, montée sur un coursier fougueux, osa jadis arrêter les vaisseaux des Grecs de ses flèches rapides ; mais quand elle eut dépouillé son front du casque d'or, elle triompha, par sa beauté, de son vainqueur lui-même.Omphale, qui se baignait souvent dans les eaux du Gygée, dut à ses attraits tant de pouvoir, qu'après avoir posé les limites du monde qu'il avait pacifié, Hercule filait à ses pieds d'une main tarit de fois victorieuse un indigne fuseau.Sémiramis, chez les Perses, fonda la superbe Babylone, et l'entoura de solides remparts en briques, sur lesquels deux chars pouvaient se croiser impunément, sans effleurer même leur rapide essieu ; elle fit traverser à l'Euphrate cette vaste enceinte ; à sa voix, Bactres inclina la tête sous son empire.Mais pourquoi rappeler les faiblesses des héros ? pourquoi accuser jusqu'aux dieux, et Jupiter surtout, qui s'est déshonoré lui-même et l'Olympe tout entier ? Naguère encore de quel opprobre n'a pas couvert nos armes cette femme qui se prostituait à de vils esclaves ? Elle a demandé Rome pour salaire à son impudique amant ; elle voulait voir le sénat à ses pieds. Ainsi elle fût devenue la capitale du inonde, cette Alexandrie si féconde en crimes, cette Memphis si souvent inondée du sang romain, cette plage où le glaive enleva à Pompée la gloire de trois triomphes ! O Rome, le temps n'effacera jamais cette honte ! Et toi, Pompée, n'eût-il pas mieux valu mourir aux champs de Macédoine, ou plier la tête sous les lauriers de César ?Ainsi la reine impudique de l'incestueuse Égypte, la honte éternelle du nom macédonien, a osé opposer au dieu de la foudre les aboiements d'Anubis, menacer le Tibre des fureurs du Nil, couvrir la trompette romaine des sons efféminés du sistre, et poursuivre de ses frêles galères nos flottes majestueuses ! elle a voulu planter sur le Capitole ses tentes sacrilèges, et nous dicter ses ordres au milieu des statues et des trophées de Marius ! Que nous eût servi d'avoir brisé le sceptre de Tarquin, dont le surnom atteste l'arrogance, s'il nous eût fallu souffrir une femme ? Rome, jouis de ton triomphe, et demande de longs jours pour le prince qui t'a sauvée. A sa présence, Cléopâtre a fui dans les eaux du Nil épouvanté ; bientôt elle a tendu les mains à nos chaînes. J'ai vu sur son bras la morsure vengeresse de l'aspic, et par où ses membres ont puisé sourdement un sommeil éternel. O Rome, qu'avais-tu à craindre d'une femme, avec un si grand homme, et d'un général toujours plongé dans la débauche ?Cette ville, bâtie sur sept collines, et la reine du monde, a craint l'appareil des combats et les menaces d'une femme. Elle oubliait les dépouilles d'Annibal, les trophées de Syphax, la gloire de Pyrrhus brisée contre nos drapeaux, le dévouement de Curtius qui comble l'abîme, Decius qui ramène la victoire en volant à la mort, Coclès qui défend seul un pont que l'on coupe, et le héros qui doit au secours d'un corbeau le surnom de Corvus. Les dieux ont fondé nos remparts, et les dieux les conservent ; Rome craindrait à peine la foudre, tant que César la gouverne.Où sont les flottes des Scipions ? où sont les drapeaux de Camille, et le Bosphore conquis par les exploits de Pompée ? Apollon, qu'on adore à Leucade, rappellera la défaite d'Antoine, tant elle fut terrible, cette guerre que termina un seul jour ! Que le pilote vogue au port ou qu'il l'abandonne, partout sur la mer Ionienne il lira le nom de César.

ÉLÉGIE XII.

A POSTUMUS.

Quoi ! Postumus, tu as pu quitter Galla en pleurs, pour suivre les drapeaux victorieux d'Auguste ! Il est donc bien glorieux de triompher du Parthe, puisque tu as résisté aux prières de Galla ? Périssent en même temps, s'il est possible, et l'avare et celui qui préfère les armes à une chaste couche ! Insensé ! accablé de fatigues sous ton manteau et tes armes, tu iras puiser dans ton casque les eaux de l'Araxe, et cependant Galla pâlira au bruit le plus léger. Tantôt elle verra ton courage te devenir funeste, la flèche du Mède se repaître de ton sang, ou leur pesante cavalerie te fouler aux pieds des chevaux brillants d'or ; tantôt ce sera l'urne qui contiendra tes tristes restes. Ainsi reviennent ceux qui succombent dans ces climats lointains.Trop heureux Postumus ! Avec ces sentiments, il te fallait une autre épouse que la pudique Galla. Que fera-t-elle, abandonnée sans défense à sa candeur, dans cette Rome, l'école de tous les vices ? Et cependant, pars tranquille ; les présents ne pourront rien sur son coeur ; elle oubliera que tu as repoussé durement ses prières. Quelque jour que les destins te ramènent en santé, Galla, toujours fidèle, se pendra dans tes embrassements, et Postumus, nouvel Ulysse, sera fier de sa tendre épouse. Une trop longue absence ne devint point funeste au roi d'Ithaque. Dix ans de siège, les travaux qu'il supporta en Thrace et à Calpé ; la cruauté de Polyphème, dont il brûla l'oeil monstrueux ; les enchantements de Circé et les vertus étranges du lotos ; les pièges de Charybde et de Scylla, qui engloutissent tour-à-tour l'onde écumante ; la témérité de ses compagnons, qui égorgèrent, pour s'en repaître, les taureaux que Phébus avait confiés à sa fille Lampétie ; les pleurs de Calypso, dont il abandonna la couche ; tant de nuits, tant de jours passés au milieu des tempêtes et des débris ; les demeures silencieuses des Ombres, dont il parcourut les ténèbres ; les Sirènes, qu'il évita en bouchant avec la cire les oreilles des matelots ; ses dangers, quand il banda son arc, longtemps oisif, contre les amants de Pénélope, ce qui mit fin à ses erreurs et à ses travaux : rien ne put ébranler la constance d'une épouse fidèle qui attendait son retour. Heureux Postumus, ta Galla surpasse en fidélité Pénélope elle-même.

ÉLÉGIE XIII.

SUR L'AVARICE DES FEMMES.

Vous demandez pourquoi la beauté avide nous vend si cher une seule nuit, et pourquoi l'on accuse l'Amour d'avoir épuisé tant de patrimoines ? Il n'est que trop facile, hélas ! d'assigner la cause de ces ruines : un luxe que rien n'arrête envahit Rome de toutes parts. C'est pour nous que l'Inde arrache l'or à ses mines profondes, que la mer Rouge abandonne ses coquillages précieux, que Tyr, patrie de Cadmus, envoie sa pourpre et ses riches couleurs, que le berger d'Arabie cultive ses herbes odorantes. Voilà les armes qui triomphent de la chasteté la plus sévère : elles abattraient la fierté de Pénélope elle-même. Vois s'avancer majestueusement cette femme, chargée du patrimoine de mille amants ; elle étale devant nos yeux et leurs dépouilles et sa honte. On demande sans pudeur, on prodigue sans bornes, ou des rigueurs calculées font payer bientôt le plus léger refus. Qu'elle est salutaire à l'hymen, cette loi des nations lointaines que l'Aurore, à son lever, colore de ses rayons de pourpre ! Quand on approche du lit de mort la torche funéraire, de tendres épouses environnent, les cheveux épars, les restes d'un époux, et se disputent le funeste honneur d'abandonner la vie pour le suivre. Celle dont on refuse les jours se retire la honte sur le front ; sa rivale, plus heureuse ; s'élance triomphante au milieu du bûcher, et va donner, malgré la flamme, un dernier baiser à des restes chéris. Mais, à Rome, on ne trouve plus de constance ni dans l'épouse ni dans l'amante ; on ne sait plus aimer comme Pénélope, ni demeurer fidèle comme Evadné.Oh ! qu'elle fut heureuse autrefois la paisible jeunesse de nos campagnes ! Ses moissons et ses vergers faisaient toutes ses richesses ; son luxe était un fruit détaché de l'arbre, une corbeille chargée de mûres sauvages, un bouquet de violettes fraîchement cueillies, des lis dont la blancheur ornait le panier de la vierge modeste, des raisins dont les grappes se cachaient encore sous les feuilles, un oiseau dont le plumage varié se nuançait de mille couleurs. Voilà par quels présents ces hommes de l'âge d'or achetaient les baisers furtifs que leur donnait au fond d'un antre la naïve bergère. La dépouille du chevreau couvrait leurs amours, ou bien c'était l'herbe touffue qui formait naturellement leur couche, ou le pin qui se penchait sur eux en les enveloppant de son ombre. Alors ce ne fut point un crime de voir une déesse sans voile. Le taureau guidait seul les troupeaux au pâturage, et les ramenait ensuite au bercail. Les divinités paisibles, qui veillent sur les campagnes, venaient converser avec bonté au foyer du laboureur. « Qui que tu sois, disait Pan, chasse librement le lièvre timide, ou l'oiseau que tu poursuis sur mes domaines. Appelle-moi à ton aide du haut de la colline, que tu lances sur ta proie la flèche agile ou le chien léger. »Mais aujourd'hui l'on abandonne à la fois les bois sacrés et leurs autels. La piété est vaincue de toutes parts ; l'or est le seul dieu qu'on révère. C'est l'or, en effet, qui chasse la bonne foi, qui rend vénale jusqu'à l'équité, qui fait plier la loi même, et qui ôte tout frein à la pudeur. C'est l'or que voulait Brennus, quand sa fureur sacrilège bravait le sanctuaire de Delphes et l'éternelle jeunesse d'Apollon : mais les cimes du Parnasse s'ébranlèrent ; une neige épaisse couvrit les bataillons gaulois, et la foudre, qui aveugla Brennus, signala de justes vengeances. Infortuné Polydore ! les richesses que reçoit Polymnestor lui font violer par un crime les droits de l'hospitalité ; et toi, cruelle Ériphyle, si tu n'avais pas désiré des bracelets d'or, Amphiaraüs n'eût pas disparu soudain avec ses coursiers rapides.Le dirai-je ? et que le ciel, ô ma patrie, détourne ce funeste présage ! Rome succombe sous les richesses, qui font son orgueil. Mes paroles ne sont que trop vraies ; mais l'on refuse d'y croire, comme on révoquait en doute les maux affreux que Cassandre annonçait à Pergame. Elle seule répétait que Pâris causait la ruine de la Phrygie, que le présent fatal des Grecs couvait un piège dans ses flancs. Sa voix prophétique eût pu sauver Priam et son empire ; mais on reconnut trop tard que l'on avait dédaigné en elle l'interprète des dieux.

ÉLÉGIE XIV.

SUR LES JEUX DE SPARTE.

Heureuse Lacédémone ! nous admirons tes exercices guerriers, mais surtout les nombreux avantages des jeux où se forment tes jeunes filles. Elles ne recherchent point des éloges qui les déshonorent, lorsqu'elles paraissent nues au milieu des lutteurs, pour lancer rapidement de leurs mains délicates une balle trompeuse, ou pour faire tourner une roue bruyante sous la verge crochue qui l'agite. On les voit tour-à-tour attendre le signal, couvertes de poussière, à l'extrémité de l'arène, souffrir les blessures du cruel pancrace, attacher à leurs bras un ceste qui fait leur gloire, balancer en cercle le disque pesant qu'il faut lancer, aiguillonner les flancs d'un coursier généreux, ceindre l'épée avec grâce, et tantôt couvrir d'un casque leur tête virginale, comme l'Amazone guerrière et au sein nu sur les rives du Thermodon ; tantôt, la chevelure couverte de frimas, presser, sur les sommets escarpés du Taygète, le chien de Laconie, comme autrefois Castor et Pollux, aux bords de l'Eurotas, quand ils préludaient à leurs victoires futures dans les exercices du ceste ou de la course : et alors, dit-on, Hélène, prenant les armes, ne rougissait point de lutter, le sein découvert, contre ces héros demi-dieux. La loi de Sparte défend aux amants le mystère, et partant en public on peut se montrer aux côtés de la femme qu'on aime. La crainte ni aucune tutelle ne peut retenir chez elle la jeune fille. Une femme n'a point à redouter les vengeances d'un mari en courroux. On peut déclarer soi-même ses feux sans l'entremise d'aucun autre ; et si l'on est repoussé, on n'a pas à craindre du moins de cruels délais. A Sparte, la pourpre de Tyr ne séduit point l'oeil qui s'égare, et l'on n'est point importuné sans cesse par les esclaves nombreux d'une opulente demeure ; mais ici, une femme ne s'avance jamais qu'environnée d'une foule nombreuse ; on ne saurait la toucher du doigt, même dans un étroit sentier ; on ignore son visage ; on cherche dans quels termes lui adresser la parole : l'amour ne marche toujours que dans d'obscures ténèbres. O Rome, si tu imitais les moeurs et les jeux de Lacédémone, combien tu me serais plus chère par tes vertus !

ÉLÉGIE XV.

A CYNTHIE, SUR LYCINNA.

Si je mens, que je connaisse encore les tourments de l'amour, et que, loin de toi, je passe mes nuits dans de tristes veilles !Lorsque la pudeur eut disparu avec la prétexte sous la robe virile, lorsqu'il me fut permis de parcourir en liberté les amoureux mystères, Lycinna guida la première mon inexpérience dans ces jeux nocturnes qu'elle savait si bien ; et cependant aucun don, hélas ! ne l'avait rendue sensible. Trois ans, ou un peu moins, se sont écoulés depuis cette époque, et je me rappelle à peine avoir échangé dix mots avec elle. L'amour dont je brûle pour toi a été le tombeau de mes affections ; jamais aucune femme après Cynthie n'enchaîna ma tête dans ses voluptueuses caresses.Vois Dircé accuser trop réellement la fille de Nyctée, la malheureuse Antiope, d'avoir partagé avec elle l'amour de son Lycus. Que de fois elle livra aux flammes les cheveux superbes de sa captive ! que de fois elle imprima une main cruelle sur ses traits délicats ! que de fois elle lui imposa une tâche impossible ! Souvent elle la fit coucher durement sur la terre ; souvent elle lui donna pour demeure une prison obscure et infecte, et elle lui refusa un peu d'eau pour étancher sa soif. Que fais-tu, cependant, Jupiter ? Quoi ! tu ne secours pas l'infortunée Antiope, lorsque des chaînes affreuses déchirent ses mains ! Si tu es dieu, c'est une honte pour toi qu'Antiope soit esclave : et qui invoquerait-elle dans ses fers, si ce n'est son amant ? Abandonnée cependant, elle rassemble ses forces, rompt les liens indignes qui retenaient ses bras, et s'enfuit d'un pied timide sur les hauteurs du Cithéron. Il était nuit ; la neige couvrait la terre qui doit servir de lit à Antiope, et le murmure de l'Asope, qui erre dans la campagne, paraît à son oreille effrayée le bruit des pas de sa maîtresse qui la poursuit. Zéthus refuse durement de l'accueillir ; et Amphion, sensible à ses larmes, ne peut cependant lui ouvrir une étable où elle devait espérer un asile.Lorsque les flots soulevés déposent leur courroux, et que les vents ne se font plus la guerre, on entend s'affaisser sur le rivage le murmure des vagues redevenues paisibles : ainsi Antiope plie et succombe sous ses maux.Cependant ses deux fils éprouvent une pitié tardive ; ils reconnaissent leur erreur ; le vieillard qui mérita d'élever les enfants de Jupiter leur rend une mère chérie, et les deux frères attachent l'implacable Dircé aux cornes d'un taureau farouche. Reconnais, Antiope, le maître des dieux. La voilà, cette Dircé ; la voilà traînée dans les campagnes, et condamnée à souffrir mille morts ! Les champs de Zethus sont couverts de son sang, et Amphion vainqueur chante un hymne à Apollon sur les sommets de l'Aracynthe.Cesse donc, Cynthie, de tourmenter Lycinna, qui ne l'a pas mérité. La colère d'une femme ne saurait-elle modérer ses bonds impétueux ? Ah ! que jamais la calomnie ne me ferme ton oreille ! Je n'aimerai que toi seule jusqu'au milieu des flammes qui dévoreront mes restes.

ÉLÉGIE XVI.

PROPERCE HÉSITE ENTRE L'AMOUR ET LA CRAINTE.

Il est minuit, et voici qu'une lettre de Cynthie m'appelle sans retard auprès d'elle à Tibur, où l'on voit deux tours élever dans les airs leur sommet grisâtre, et les flots de l'Anio tomber dans un large bassin. Que ferai-je ? faut-il me confier à la nuit ténébreuse, au risque de me voir assaillir par des brigands audacieux ? Mais si la crainte m'empêche d'accomplir ses ordres, que de pleurs, que je redoute plus qu'un ennemi nocturne ! Une seule faute m'exclut de sa présence pour une année entière, et sa main ne s'est jamais levée sur moi pour le pardon.Mais la personne d'un amant est inviolable ; on le respecte, et Scyron ne l'arrêterait point dans sa course. Oui ; quand on aime, on peut parcourir à son gré les rivages de Scythie ; car il n'est point de coeur assez barbare pour vous nuire. La lune éclaire la route, les astres en découvrent les dangers ; l'Amour précède et agile son flambeau ; le chien qu'anime la rage demeure la gueule entr'ouverte, et ne mord pas ; en tout temps la route est sûre pour celui qui aime : Et quel monstre assez lâche pour se souiller d'un tel sang ? Vénus accompagne elle-même jusqu'à l'amant qu'on éconduit.Quand la mort serait d'ailleurs le prix certain de ma témérité, est-ce trop de ma vie pour tant de bonheur ? Cynthie apportera des parfums sur mes restes ; elle viendra s'asseoir sur mon tombeau et l'entourer de guirlandes. Du moins, grands dieux ! qu'elle ne dépose pas mes ossements dans un lieu trop fréquenté du peuple, qui les foulerait aux pieds ; car c'est ainsi qu'après leur mort le tombeau des amans est dévoué à l'infamie. Ah ! plutôt qu'un frais bocage les recèle sous son ombre, ou qu'un peu de sable les recouvre sur une plage déserte : je ne veux pas offrir au milieu d'une route mon épitaphe aux passants.

ÉLÉGIE XVII.

A BACCHUS.

Maintenant, Bacchus, ce sont tes autels que j'embrasse en suppliant ; père des hommes, accorde-moi la paix et le bonheur. Tu peux dompter l'orgueil d'un amour aveugle, et remédier à de longs soucis par ton nectar bienfaisant. C'est toi qui fais et qui détruis à ton gré l'union des coeurs : ô Bacchus, arrache de mon âme une passion funeste. Tu ne fus pas toujours insensible ; témoin cette Ariadne, que tes lynx ont portée dans le ciel parmi les étoiles brillantes. Viens : car la mort seule ou ta liqueur propice peut éteindre le feu dévorant qui circule depuis longtemps dans mes veines. La nuit tourmente à loisir celui qui ne se nourrit que d'amour ; l'espérance et la crainte agitent son âme en mille manières. O Bacchus, si tes dons appellent le sommeil sur mes paupières brûlantes et sur mon corps desséché, je planterai moi-même la vigne, j'en couvrirai au loin les collines, et je la défendrai avec soin contre les atteintes des animaux féroces, jusqu'au moment où la pourpre écumante viendra couronner mes tonneaux, et la grappe nouvelle rougir le pied qui la foule. O Bacchus, ma vie te sera consacrée désormais tout entière, et l'on m'appellera à jamais le chantre de ta gloire. Je dirai comment Sémélé t'enfanta au milieu des foudres ; les armées indiennes fuyant devant les choeurs des Silènes ; Lycurgue follement déchaîné contre la vigne qui s'introduit en Thrace ; Penthée mis en pièces par ses tantes et sa mère ; les matelots toscans changés en dauphins, et s'élançant dans les flots du haut de leur navire chargé de pampre ; Naxos enfin arrosée par des ruisseaux de vin qui l'embaument, et dont les habitants s'abreuvent avec délices. On verra dans mes chants le lierre pendre en festons sur tes blanches épaules, la mitre lydienne ombrager tes cheveux, ton front majestueux parfumé d'une huile odorante, et les plis de ta robe flotter sur tes pieds dépouillés du cothurne. Autour de toi, la Bacchante agitera son tambourin harmonieux ; le Satyre, au pied de chèvre, fera retentir son chalumeau rustique ; la puissante Cybèle, au front chargé de tours, animera la discordante cymbale comme pour les fêtes de l'Ida ; et devant le portique du temple, un prêtre, tenant dans ses mains une coupe d'or, répandra en ton honneur un vin pur. Oui, je chausserai le cothurne pour célébrer tant de grandeur, et ma voix retentira au loin avec l'énergie de Pindare. Mais délivre-moi, je t'en conjure, d'une fierté tyrannique ; fais céder au sommeil les soucis qui me rongent.

ELEGIE XVIII.

MORT DE MARCELLUS.

Dans ces lieux où la mer captive se joue sur les rives ombragées de l'Avenir, où l'on voit sur la côte le tombeau du Troyen Misène, où les flots frémissent contre le sentier qu'éleva la main d'Hercule, où la cymbale célébra la victoire du dieu des Thébains, lorsqu'il soumettait les villes de la terre ; on trouve aussi Baies et ses lacs fumants que remplit une eau tiède. Mais dis-nous, ville odieuse, que d'affreux soupçons dévouent aujourd'hui à nos haines, quel dieu ennemi s'est arrêté sur tes bords ? C'est là que Marcellus a courbé sa jeune tête devant les flots du Styx, et Baies voit encore son ombre errer autour de ses sources funestes. Hélas ! que lui a servi sa naissance, ou ses vertus, ou la plus tendre des mères, ou d'être adopté dans la famille des Césars ? Que lui ont servi les voiles qui flottaient, naguère sur nos têtes au forum, et ces jeux qu'il laissait diriger à la main d'une mère ? Il meurt, l'infortuné ! quand sa vingtième année sonne à peine ; un seul jour a refoulé dans si peu d'espace les qualités les plus rares ! Courage, mortels ; enivrons-nous d'orgueil, songeons à de nobles triomphes, et recherchons en plein théâtre les applaudissements des spectateurs ; étalons dans nos fêtes publiques et les plus riches tapis et tout le luxe d'Attale : tout sera dévoré par les flammes. Grands et petits, nous devons tous le même tribut ; c'est une route affreuse, mais qu'il nous faut tous parcourir. Oui, chacun de nous doit implorer le cruel Cerbère à la triple tête, et monter indistinctement dans la barque fragile du vieux nocher. En vain le soldat défend sa tête avec son glaive et sous l'airain du bouclier ; la mort n'en va pas moins frapper sa victime. Ni la beauté de Nirée, ni la valeur d'Achille, ni les trésors que le Pactole roule dans ses flots pour l'heureux Crésus, rien ne peut nous soustraire à ses coups. Jadis le même deuil affligeait les Grecs décimés, quand le puissant Atride s'éprit d'amour pour une autre captive. Mais toi, nocher, qui transportes les ombres des justes, reçois un corps privé de vie : son âme, suivant les traces du vainqueur de la Sicile et du grand César, a quitté la terre pour se retirer aux cieux.

ÉLÉGIE XIX.

SUR L'INCONTINENCE DES FEMMES.

Tu me reproches sans cesse d'être emporté dans mes désirs : crois-moi, Cynthie, les vôtres vous dominent avec bien plus de force encore. Dès que vous avez rompu et méprisé le frein de la pudeur, vous ne savez mettre aucun terme aux illusions de votre âme. Oui, la flamme s'arrêterait plutôt au milieu des épis qu'elle dévaste, les fleuves remonteraient vers leur source, les Syrtes offriraient au navigateur un port tranquille, et l'orageux promontoire de Malée des rives hospitalières, avant qu'on puisse retenir vos passions dans leur course, et briser l'aiguillon du désordre qui vous entraîne. J'en prends à témoin Pasiphaé qui revêtit, pour vaincre les dédains du taureau de la Crète, la forme trompeuse d'une génisse ; la fille de Salmonée qui brûla d'une passion si vive pour l'Enipée de Thessalie, qu'elle voulait se précipiter dans ses ondes ; et cette Myrrha qui voila, sous le feuillage d'un arbre nouveau, les feux criminels qu'elle ressentait pour son vieux père. Nommerons-nous encore Médée, qui lava dans le sang de ses fils son amour outragé, ou Clytemnestre, dont la flamme adultère couvrit d'opprobre Mycènes et toute la famille de Pélops ? Que dire d'une Scylla qui vend sa patrie à la beauté de Minos, et qui détruit, en coupant le cheveu d'or, l'empire de son malheureux père ? C'est le présent qu'elle apporte en dot à l'ennemi de Mégare ; ô Nisus, tes portes vont s'ouvrir devant les ruses de l'Amour. Ah ! du moins, jeunes filles, livrez-vous à des feux moins coupables, et voyez Scylla méprisée, que le vaisseau crétois entraîne après lui. Oui, c'est avec raison que Minos est le juge des enfers : il était vainqueur, et il fut juste envers son ennemi.

ÉLÉGIE XX. 

A CYNTHIE.

Crois-tu qu'il se rappelle encore ta beauté, cet homme que tu as vu s'embarquer en abandonnant ta couche ? Qu'il faut être insensible pour, sacrifier sa maîtresse à de vains trésors ! l'Afrique entière vaut-elle donc tant de larmes ? Infortunée ! tandis que tu appelles les dieux, et que tu exhales ton courroux en vains reproches, lui, peut-être, use son coeur dans un autre amour. Ta séduisante beauté, les arts de la chaste Minerve que tu cultives, la gloire que les veilles savantes d'un aïeul attachent à ton nom, tout, ma Cynthie, te promet le bonheur, si tu trouves un ami fidèle. Cet ami, je veux l'être ; accours dans mes bras, ô ma Cynthie !Et toi, Phébus, qui roules tes feux pendant l'été sur un cercle plus vaste, abrège ta course que mes voeux accuseront encore. Voici la première nuit qui soit accordée à ma tendresse : que Diane éclaire plus longtemps nos premiers amours ! Car , hélas ! il faudra discuter d'abord et signer le tendre pacte qui servira de loi à nos ardeurs nouvelles. L'Amour lui-même imprimera à ce gage de tendresse un sceau durable, en présence du lumineux cortège de la nuit. Mais que d'instants perdus en de vaines paroles, avant que le plaisir ne nous appelle à de doux combats ! Quand l'union de deux coeurs n'est point arrêtée sur des hases certaines, il n'est aucun dieu qui venge plus tard une nuit d'amertume, et le caprice lui-même dénoue les noeuds qu'il a formés. Que nos premiers pas nous garantissent donc la constance ! Si l'un de nous manquait au traité juré devant les autels, s'il oubliait pour un autre amour des engagements sacrés, qu'il éprouve toutes les peines que l'on peut éprouver quand on aime ; qu'il soit sans cesse la fable du monde entier ; qu'il ne voie jamais, pendant la nuit, la fenêtre d'une amante s'entr'ouvrir à ses larmes, et qu'il brûle toujours, sans goûter jamais le bonheur d'être aimé !

ÉLÉGIE XXI.

IL SE PRÉPARE A FUIR CYNTHIE.

Puisqu'il le faut, partons pour la docte Athènes, et qu'un long voyage me délivre de l'amour et de ses rigueurs. Plus je vois Cynthie, et plus je sens mes feux s'augmenter : car l'amour est à lui-même son aliment le plus actif. Je n'ai rien oublié pour la chasser de mon coeur ; et cependant il m'assiège et me presse. A peine si j'obtiens une seule fois les faveurs de Cynthie, après de longs refus ; ou, si elle vient, c'est pour dormir toute vêtue au bord de ma couche. Fuir de ces lieux, voilà ma seule ressource. Plus elle sera loin de mes regards, et plus l'amour abandonnera mon âme.Eh bien ! compagnons, livrez aux flots votre navire ; succédez-vous et courbez-vous également sous la ramé ; suspendez à l'extrémité du mât une voile propice : le vent seconde vos efforts, il ouvre au pilote l'élément liquide. Adieu, tours de ma patrie ! adieu, amis que je regrette ! et toi, Cynthie, quelles que soient tes rigueurs, adieu ! Je vais franchir une première fois les écueils de l'Adriatique, et adresser aux dieux de la mer mes prières et mes voeux. Lorsqu'après avoir sillonné les eaux paisibles de la mer Ionienne, mon vaisseau repliera ses voiles fatiguées dans le port de Léchée, hâtons-nous, abrégeons la course qui nous reste à faire, en franchissant à pied cet isthme, que la mer resserre des deux côtés. Puis, lorsque le Pirée m'aura accueilli sur ses rives, je gravirai la longue route qui mène à la ville de Thésée. Alors j'irai chercher la sagesse dans les écrits du divin Platon, ou dans les jardins du savant Épicure. Tantôt l'éloquence foudroyante de Démosthène, tantôt le sel délicat du sage Ménandre m'initiera aux secrets d'une langue harmonieuse. Mes yeux se fixeront sur ces chefs-d'oeuvre de peinture, sur ces merveilles que m'offrira l'ivoire ou le bronze. Le temps, la distance et les mers guériront doucement mon coeur de ses nombreuses blessures. Si je meurs, le destin seul brisera ma vie, et non pas de honteuses amours ; mes derniers instants même brilleront de la gloire la plus pure.

ÉLÉGIE XXII.

A TULLUS.

Quoi ! Tullus, Cyzique et son climat glacé, et l'isthme que baigne la Propontide ont pu te plaire tant d'années. Tu parcours le Dindyme, tu admires le temple consacré à la mère des dieux, tu erres sur cette route que franchirent les coursiers de Pluton, quand il enleva Proserpine : mais quelque charme que les villes de l'Hellespont puissent t'offrir, accorde au moins, Tullus, quelque retour aux regrets d'un ami.Quand tu verrais Atlas porter le ciel entier, la tête de la Gorgone que Persée trancha de son glaive, les troupeaux de Géryon, les danses des Hespérides, et les traces de la lutte affreuse entre Hercule et Antée ; quand tu sillonnerais le Phase de tes rames, et que tu suivrais pas à pas la même route et les mêmes écueils que parcourut jadis, sous la conduite d'une colombe, le premier vaisseau construit par l'art informe des Argonautes avec les pins de la Thessalie ; quand tu visiterais les rives du Caystre, et la célèbre Éphèse, et le fleuve qui s'écoule par sept embouchures dans la mer, tu ne trouveras jamais aucune merveille qui ne le cède à l'Italie : car la nature y rassemble ce qu'elle a dispersé dans l'univers. Rome cultive la guerre, mais sans chercher à nuire : aussi la renommée n'a point à rougir de notre histoire. Sa clémence n'a pas moins contribué à sa puissance que ses conquêtes ; et son bras victorieux retient le foudre vengeur.C'est pour embellir Rome que l'Anio descend de Tibur, et le Clitumnus des forêts de l'Ombrie ; on voit autour d'elle et les fontaines de Marcius, ouvrage à jamais célèbre, et le lac Albain, et le lac d'Aricie qui l'avoisine, et les eaux salutaires où Pollux fit désaltérer son coursier. Le serpent n'y rampe point sur son ventre écailleux, et les flots n'apportent sur le rivage aucun monstre. Jamais, à Rome, une Andromède ne fut chargée de chaînes pour les crimes de sa mère ; Apollon ne se détourna jamais avec horreur d'un festin sacrilège ; une mère n'a point donné la mort à son fils absent, en brûlant dans sa vengeance le garant fatal de ses jours ; la cruelle bacchante n'a point poursuivi Penthée au milieu des forêts, et une biche immolée ne donna jamais à nos flottes un vent favorable ; Junon, dans sa jalousie, n'étouffa point la beauté d'une rivale sous les traits et les cornes d'une affreuse génisse ; Sinis, dans une route inhospitalière, ne courba jamais les arbres pour un supplice qu'il endura lui-même.Oui, Tullus, voilà ta patrie et ton séjour le plus beau. C'est là qu'il faut demander les honneurs dus à ton ancienne famille ; c'est à Rome que tu trouveras des citoyens dignes de toi, et qu'une épouse, partageant ton amour, te donnera une longue suite de rejetons illustres.

ÉLÉGIE XXIII.

SUR LA PERTE DE SES TABLETTES.

Elles sont donc perdues pour moi ces tablettes savantes, et que d'écrits, que de trésors j'ai perdus avec elles ! Nos mains les avaient usées jadis à force de les relire : mais il ne leur fallait aucun sceau pour leur attirer toute confiance. Elles pouvaient apaiser sans moi le courroux de Cynthie, et parler quelquefois pour moi, quand j'étais absent, avec la même éloquence. Elles ne devaient à l'or ni leur masse ni leur prix ; c'était un simple buis revêtu d'une cire commune : mais cependant elles s'étaient toujours montrées fidèles à leur maître, et toujours je me suis bien trouvé de leurs services.Cynthie avait sans doute écrit sur ces tablettes : « Je suis furieuse contre vous, qui arrivâtes hier si tard. Quelque autre femme vous aurait-elle paru plus belle ? ou m'accuseriez-vous de quelque faute, en écoutant la calomnie ?» ou bien encore : « Viens aujourd'hui, nous serons seuls : l'amour t'offre un asile pour la nuit ; » et tout ce qu'une femme invente sans peine, quand elle veut abréger et tromper les heures par une spirituelle causerie. Infortuné ! quelque avare inscrit maintenant ses comptes sur mes tablettes, et les souille de calculs affreux. Si on me les rapporte, je les paierai au poids de l'or : et qui retiendrait à ce prix un peu de bois ? Va donc, esclave ; attache promptement cette offre à quelque colonne, et ajoute que ton maître habite aux Esquilies.

ÉLÉGIE XXIV.

A CYNTHIE, POUR ABAISSER SON ORGUEIL.

Que tu as tort, Cynthie, de te confier à ta beauté ! Ce sont mes yeux qui t'ont prêté jadis tant d'orgueil ; c'est mon amour qui a fait toute ta gloire : mais j'ai honte aujourd'hui que tu doives ta célébrité à mes vers. J'ai loué si souvent ta figure et ses attraits, que l'amour croyait apercevoir ce qui n'existait pas : car ce teint de rose, comparé tant de fois aux couleurs de l'Aurore, ce n'était qu'un fard emprunté pour orner ton visage. De vieux amis ne pouvaient alors m'ouvrir les yeux, et Médée elle-même n'aurait point éteint mes feux dans les profondeurs de l'Océan. Ni le fer, ni les flots de l'Egée, au milieu même d'un naufrage, n'auraient pu me faire avouer ma faiblesse ; j'étais brûlé des feux de l'amour, et des liens enchaînaient à mon dos nies mains captives. Enfin le navire a franchi les écueils ; il touche le port, se couronne de fleurs et a jeté l'ancre ; enfin nous nous reposons après avoir traversé, avec bien des fatigues, une étendue immense, et mes blessures se sont cicatrisées. O raison, si tu es une divinité, je me consacre à tes autels : car mes voeux multipliés n'ont jamais pu se faire entendre de Jupiter.

ÉLÉGIE XXV.

A SON AMIE

On riait de mon amour au milieu de l'ivresse des festins, et chacun pouvait à son gré exercer à mes dépens son humeur caustique. J'ai pu te servir cinq ans avec fidélité : aussi, que de fois en rongeant tes ongles tu regretteras ma constance ! Tes larmes ne sauraient m'émouvoir ; je fus souvent leur dupe : car tes larmes, Cynthie, cachent toujours des pièges. Moi aussi je pleurerai en te quittant : mais ton injustice triomphe de ma douleur. Puisque tu refuses d'adoucir une servitude ingrate, adieu pour toujours à ce seuil qui répondait à mes plaintes par des larmes, à cette porte que j'aurais dû briser dans mon courroux !Et toi, Cynthie, que l'âge appesantisse sur ta tête des années que tu voudrais cacher, et que des rides affreuses sillonnent ton visage ! Alors tu voudras arracher jusqu'aux racines des cheveux blancs, devant un miroir qui te reprochera tes rides ; alors tu éprouveras à ton tour un orgueilleux dédain ; on repoussera tes avances, et tu gémiras dans ta vieillesse sur le même traitement que tu m'as fais souffrir. Voilà l'imprécation fatale que t'apportent mes derniers vers ; apprends à craindre ce qui doit arriver un jour à ta beauté.

LIVRE IV

ÉLÉGIE I. 

LA VILLE DE ROME. 

Avant Énée le Troyen, cette Rome, dont l'étranger admire la grandeur, était une colline couverte de pâturages. Les troupeaux fugitifs d'Évandre ont foulé cet espace où s'élèvent des autels consacrés à Apollon. Ces temples d'or ont dû leur magnificence à des dieux d'argile. Alors on ne dédaignait pas une chaumière construite sans art ; Jupiter tonnait du haut de la roche Tarpéienne encore déserte, et nos génisses paissaient sur les bords du Tibre, comme aux bords d'un fleuve étranger. Quand Romulus se fondait une demeure aux rives du Tibre, le foyer d'une humble cabane était presque tout son empire. Ce sénat, qui brille aujourd'hui sous la pourpre et dans les palais, était composé d'hommes aux vêtements grossiers et aux coeurs rustiques. Le son de la trompe convoquait aux assemblées ces anciens Romains : c'étaient cent pâtres réunis souvent dans une prairie. Des draperies ondoyantes ne flottaient point au cintre des théâtres, et la scène n'exhalait pas les plus doux parfums. Personne ne cherchait alors des divinités étrangères. Une pieuse terreur enchaînait le peuple au sacrifice antique. Chaque année, on célébrait par un feu de paille ces fêtes de Palès, qui terminent aujourd'hui nos lustres par la mutilation d'un coursier généreux. Vesta, aimait alors à voir traîner sa modeste statue par des ânes couronnés de fleurs ; des boeufs chétifs conduisaient nos vases sacrés de vil prix ; on immolait, dans un étroit carrefour, un porc engraissé; le berger offrait les entrailles d'une brebis au son du chalumeau ; le laboureur, couvert de peaux, agitait dans l'air ses lanières velues, et telle fut l'origine de ces Lupercales licencieuses, que célèbre la famille des Fabius. Alors un soldat novice ne rayonnait point sous l'acier homicide, mais on combattait nu avec des bâtons durcis au feu. Lucumon fut le premier à couvrir sa tête d'un casque, à rassembler au camp les guerriers, tandis que Tatius cherchait dans les troupeaux sa force et son opulence. Romulus, Lucumon, Tatius, tels sont les chefs que Rome a reconnus pour ses fondateurs ; et, avec ces hommes antiques, Romulus a promené en triomphe ses quatre chevaux blancs. Rome alors voyait loin d'elle le faubourg de Boville ; elle redoutait la puissance des Gabiens, qui n'existent plus ; elle tremblait au nom d'Albe, ainsi appelée d'une laie blanche, et qui partageait la route autrefois si longue jusqu'à Fidènes. Aujourd'hui, les descendants de Romulus n'ont conservé de leurs pères que le nom ; ils rougissent que leur fondateur ait eu jadis une louve pour nourrice. Heureuse Ilion ! était-il pour tes dieux fugitifs un plus bel asile, une route sous de meilleurs auspices pour le vaisseau d'Énée ? Lorsque Anchise tremblant se courbait sur les épaules de son fils , et que les flammes respectaient tant de piété, mille présages annonçaient avec vérité que ces guerriers, vomis des flancs entr'ou­verts du cheval de bois, ne sauraient te nuire. Avec tes dieux, l'Italie reçut encore le dévouement de Decius, l'inflexibilité de Brutus, et ces armes victorieuses, que Vénus elle-même apportait pour son Auguste, ces armes, la gloire de Troie renaissante ! O Iule, quelle terre fortunée adopta tes pénates, s'il est vrai que l'antre prophétique de l'antique Sibylle ait accordé à Romulus de pouvoir expier le meurtre de son frère ; s'il est vrai que Cassandre, dont les prédictions contre le vieux Priam ne trouvèrent qu'une foi tardive, fut cependant inspirée des dieux, quand elle s'écriait : Grecs, emmenez le cheval qui vous donne une victoire funeste. Ilion vivra, et Jupiter fournira à ses cendres des armes nouvelles. O louve de Mars, nourrice vraiment digne de notre empire, comme elle a grandi, cette ville à qui tu donnas ton lait ! Mais quoi ? je veux dans mon pieux enthousiasme chanter les merveilles de Rome ?
Hélas ! que ma voix est faible pour tant de grandeur ! Cependant quelques sons chétifs qui s'écoulent de ma poitrine, je les voue entièrement à la gloire de mon pays. Qu'Ennius couronne ses chefs-d'oeuvre d'une branche de laurier : pour moi, je ne réclame de Bacchus que quelques feuilles de lierre, afin que l'Ombrie s'enorgueillisse de mes écrits, et qu'elle soit fière du Callimaque romain. Oui, quand on verra ses villes qui s'élèvent du fond des vallées, qu'on les honore pour mon génie ! Et toi, Rome, favorise des chants qui t'immortalisent. Applaudissez, Romains ; et que j'entende sur ma tête, comme un augure non moins heureux, le chant propice des oiseaux. Je chanterai la religion de Rome, ses fêtes et ses vieux édifices. Voilà sur quelle route mes coursiers vont se couvrir de sueur.
(HORUS) Où cours-tu, imprudent Properce ? quels faits oses-tu raconter ? ce ne sont pas là les destins que te firent les Parques. Poète de la plaintive élégie, Apollon désavoue tes vers, et ta muse les inspire à regret. Écoute-moi : car j'ai de sûrs garants de mes paroles, et je me flatte de savoir reconnaître les astres sur la sphère d'airain. Horus est mon nom ; fils du Babylonien Horops, qui compte parmi ses ancêtres Archytas et Conon, je prends à témoin les dieux que je n'ai point dégénéré de ma famille, et que la vérité tient le premier rang dans mes écrits.
(PROPERCE) Ton art aujourd'hui rend tout vénal, jusqu'aux dieux ; Jupiter même le cède à l'or ...
(HORUS) Je dirai le Zodiaque et sa course oblique, l'heureuse constellation de Jupiter, le redoutable Mars, la pernicieuse influence de Saturne sur tout ce qui a vie, ce qu'annoncent les Poissons, ou le Lion brûlant, ou le Capricorne qui se baigne dans les flots de l'Hespérie, ou...
(PROPERCE) Je dirai : Tu tomberas, superbe Ilion : mais Rome, un jour, sortira de tes cendres. Laisse-moi chanter de nombreux triomphes et sur terre et sur mer.
(HORUS) Lorsqu'Arria envoyait aux combats ses deux fils qu'elle avait armés malgré la défense des dieux, je lui prédis qu'ils ne reverraient jamais leurs pénates, et les tombeaux de Lupercus et de Gallus attestent la vérité de l'oracle. Lupercus veut garantir son coursier d'une nouvelle blessure, et il tombe avec lui, parce qu'il s'est oublié lui-même. Gallus défend au milieu du camp les drapeaux confiés à sa garde, et il succombe au pied de l'aigle sanglante. Couple malheureux, victimes du destin et de l'avarice d'une mère, j'ai vu, hélas ! avec regret l'événement justifier mes paroles. De même, lorsque Lucine prolongeait les douleurs de Cinara, et retenait au sein de l'infortunée un pénible fardeau, je lui conseillai un voeu qui pût fléchir la déesse, et sa prompte délivrance fut le triomphe de mon art. Ni l'oracle d'Ammon au milieu des sables de la Libye, ni la fibre qui dévoile les secrets des dieux, ni l'aruspice qui interprète avec tant d'art le vol de la corneille, ni l'ombre qu'un pouvoir magique évoque du tombeau, ne saurait opérer de telles merveilles. Il faut, pour cela, étudier les aspects du ciel, suivre le cours des astres, et prêter l'oreille au langage mystérieux des cinq zones. Calchas sera pour moi une autorité imposante, lui qui détacha la flotte des Grecs des paisibles rochers de l'Aulide.
(PROPERCE) Oui ; mais ce même Calchas plongea son glaive au sein de la fille d'Agamemnon, et la voile se déploya sanglante ; et cependant les Grecs ne revinrent pas. Retiens tes pleurs, malgré ta chute, Ilion ; jette les yeux sur les rivages d'Eubée. Nauplius fait briller dans la nuit des feux vengeurs, et les débris de la Grèce flottent écrasés sous tes dépouilles. Fils d'Oïlée, use maintenant de ta victoire ; ose brûler pour Cassandre, et arrache cette princesse à la statue de Minerve, qu'elle embrasse.
(HORUS) Abandonnons l'histoire, et parcourons dans les astres tes propres destins : ce sera pour toi une source de nouvelles larmes.
Si je ne suis un imposteur qui ignore jusqu'à ta patrie, l'antique Ombrie t'a vu naître de parents connus dans cette vallée où la ville de Mévanie s'enveloppe de vapeurs brumeuses, où le soleil d'été attiédit les eaux du lac Omber. Là , s'élèvent sur le penchant de la colline ces murs qui devront à ton génie leur gloire la plus célèbre. La mort de ton père, dont tu recueillis les cendres, hélas ! avant le temps, te réduisit à un mince héritage, et les taureaux nombreux, qui labouraient tes fertiles domaines, furent enlevés avec eux par d'odieux ravisseurs. Bientôt, lorsque ta mère eut détaché de ton sein la bulle d'or de l'enfance, pour te revêtir, devant ses dieux pénates, de la toge d'adolescence et de liberté, Apollon te dicta ses premières leçons, et t'ordonna de fuir la bruyante éloquence du Forum.
Livre-toi donc à la séduisante élégie : voilà ta bannière, sous laquelle une foule nombreuse viendra se ranger. En t'enrôlant sous les drapeaux du plaisir et de Vénus, tu seras pour les amours un ennemi qui servira à leur gloire. Une seule femme brisera toutes ces palmes brillantes, récompenses de longs travaux. Tes efforts pour rompre le hameçon trop bien fixé à ta gorge, ne serviront qu'à enfoncer davantage la pointe acérée. Ses caprices seront l'unique mesure de ton sommeil et de tes veilles, et il ne tombera pas de tes yeux une larme qui ne soit son ouvrage. Mille sentinelles, mille verrous ne te répondront pas de sa fidélité : quand une femme veut tromper, il lui suffit d'une fente légère. Maintenant, Properce, que ton vaisseau lutte au milieu de l'Océan, que tu te précipites sans armes à travers les combats, ou que la terre ébranlée entr'ouvre sous tes pieds ses profondes entrailles, redoute par-dessus tout l'influence sinistre du Cancer.

ÉLÉGIE II.

LE DIEU VERTUMNE.

Pourquoi s'étonner que je réunisse dans un même corps tant de formes diverses? Je suis Vertumne, et voici mes attributs antiques.
Toscan de pays et d'origine, je me félicite encore d'avoir quitté, au milieu des combats, Volsinium, ma patrie. J'aime ce peuple romain. Je n'ambitionne point un temple magnifique ; je suis content d'apercevoir au moins le Forum. Le Tibre coupait jadis cette enceinte, et longtemps on y entendit le bruit des rames qui sillonnaient les flots : mais quand le fleuve eut fait, eu faveur de son peuple, un détour aussi grand, on m'appela Vertumne pour en éterniser la mémoire. Peut-être mon nom vient-il encore, aussi bien qui. mes fêtes, de ce que l'année sur son déclin m'offrit toujours les prémices de ses fruits. C'est pour moi que le premier raisin jaunit sur sa grappe rougeâtre, que l'épi gonfle d'un suc laiteux ses barbes fécondes, que la cerise, que la prune d'automne prodigue ses trésors, que la mûre se colore par un beau jour d'été. Quand la greffe a forcé la pomme de mûrir sur la tige du poirier, le cultivateur m'offre la couronne de fruits qui m'était promise. Mais loin de vous, Romains, ces bruits menteurs qui me nuisent ! le nom de Vertumne a une autre origine. Écoutez : vous en pouvez croire à la parole d'un dieu. Ma nature se plie également à toutes les formes : choisissez, et je plairai toujours. Sous la pourpre et la soie, je serai fillette au gracieux maintien ; sous la toge, qui me refuserait le nom d'homme ? Une faux à la main, une couronne de foin sur la tête, et l'on jurerait que je viens de faucher dans la plaine. Autrefois j'ai porté les armes et je me souviens qu'on vantait ma tournure ; mais sous le poids d'une corbeille de grains, j'étais un moissonneur. Je suis sobre au barreau; mais couronnez-moi de fleurs, et vous diriez que les vapeurs du vin ont égaré ma tête. Une mitre phrygienne me donne tous les traits de Bacchus ; une lyre, le maintien d'Apollon. Tantôt, chasseur ou Faune, je porte mes rets, ou je tends avec mes gluaux des pièges à la famille ailée ; tantôt je ressemble à l'homme qui conduit un char dans la carrière, ou qui s'élance légèrement d'un coursier sur un autre. Qu'on me donne une ligne, et je prendrai mille poissons ; une simple tunique, mais propre et traînante, et j'ai la démarche d'un marchand ; une houlette ou une corbeille de roses, et l'on me prendrait pour un berger qui parcourt les plaines. Dirai-je encore, ce qui fait ma principale gloire, que je tiens dans mes mains les plus beaux fruits de nos vergers ? Le concombre verdâtre, la courge aux flancs arrondis, le chou que retient un jonc léger, sont mes attributs ordinaires, et jamais une fleur ne s'ouvre dans la prairie sans venir bientôt se faner sur mon front, dont elle relève les grâces. Cette facilité unique à changer de figure, m'a mérité surtout le nom de Vertumne dans la langue de ma patrie.
Et toi, Rome, tu as montré ta reconnaissance pour mes Toscans, qui donnent leur nom aujourd'hui encore à l'un de tes quartiers, lorsque Lucumon t'apporta le secours de ses armes, et brisa l'impétueuse fureur de Tatius. Alors j'ai vu tes ennemis rompus abandonner des traits impuissants, et les Sabins chercher dans une fuite honteuse leur salut. O Jupiter, je t'en conjure, que la toge romaine flotte seule à jamais devant mes yeux. Six lignes de plus, Romains qui m'écoutez, et je vous laisse à vos affaires, et je ne vous retiens plus par mes discours. « Avant Numa, j'étais un tronc d'érable, dégrossi à la hâte à coups de serpe, dieu pauvre au milieu d'une ville qui m'était chère. Mais toi, Mamurius, dont l'art reproduisit mes traits et leur fait exprimer docilement tant de personnages, que la terre où tu reposes soit légère à tes mains habiles ? Ton unique chef-d'oeuvre te mérite une gloire immortelle. »

ÉLÉGIE III.

ARÉTHUSE A LYCOTAS.

Cette lettre, Aréthuse l'écrit à son cher Lycotas, si Lycotas est encore à moi après de si longues absences. S'il trouve, en me lisant, quelques caractères effacés, mes larmes seules en seront cause ; et si quelques traits incertains échappent à sa vue, c'est qu'ils furent tracés d'une main défaillante. Naguère Bactres t'a vu pour la seconde fois en Orient ; tu as parcouru et le pays des Sères à la cavalerie redoutable, et les climats glacés des Gètes, et les Bretons aux chars peints de mille couleurs, et les Indiens au teint brûlé par tous les feux du soleil. Est-ce là le devoir d'un époux ? sont-ce là ces nuits tant promises, lorsque je cédai, vaincue par tes instances, à l'ivresse d'un premier amour ? Le flambeau, qui brûlait devant moi comme un présage, s'alluma sans doute aux feux lugubres d'un bûcher ; je fus arrosée de l'eau du Styx ; de funestes bandelettes entourèrent ma tête, et l'hymen ne présida point à nos serments. Hélas ! mes vaines offrandes restent suspendues à tous les temples, et voici le quatrième habit que je tisse pour les camps que tu chéris. Qu'il périsse, celui qui le premier éleva des retranchements avec la dépouille innocente des forêts, celui qui changea d'affreux ossements en trompettes funestes ! Il méritait mieux qu'Ocnus de tordre sans cesse la corde qui fait son supplice, et de fournir à l'âne qui la dévore un aliment éternel. Cher époux, dis-moi si la cuirasse ne blesse pas tes membres délicats , si la lance pesante n'a pas meurtri tes faibles mains ! Puissé-je, au moins, n'avoir à déplorer que ces maux, et que jamais une autre femme n'imprime sur ton sein d'amoureuses morsures ! On dit que ton visage a perdu son embonpoint et sa fraîcheur : que ce soit, grands dieux ! les tristes suites des regrets et de l'absence ! Pour moi, dès que l'étoile du soir me ramène des nuits amères, je couvre de baisers les armes que tu as pu laisser à leur oubli ; je me plains de ne pouvoir garder un simple drap sur ma couche brûlante, d'entendre si tard l'oiseau du matin chanter le réveil du jour. Pendant les nuits d'hiver, tantôt je travaille à tes habits de guerre et je charge mes fuseaux de la pourpre de Tyr ; tantôt je cherche les climats où coule l'Araxe, que tu vas dompter, et les déserts arides que franchit la cavalerie du Parthe ; j'étudie sur la toile la place qu'un dieu sage assigna aux différents mondes, les pays que le froid enchaîne ou qu'un soleil ardent réduit en poudre, les vents qui dirigent heureusement vers l'Italie la course des navires. Ma soeur est seule assise auprès de moi, et ma nourrice, pâle d'inquiétude, me jure eu vain que les orages ont empêché seuls ton retour. Heureuse Hippolyte ! tu couvrais ton sein d'armes pesantes et ton front délicat d'un bouclier farouche. Oh ! si les dames romaines pouvaient aussi paraître dans les camps ! je serais la compagne fidèle de tes guerres, et les monts de la Scythie ne m'arrêteraient pas, alors même que l'Africus attache en glaçons l'eau que le froid condense. L'amour est une passion vive, mais surtout quand on brûle d'un feu légitime : car Vénus elle-même l'entretient et l'anime de son soufflé divin. Que m'importe de briller sous la pourpre ou d'orner mes mains des pierres les plus précieuses ? Tout est muet, tout est sourd à mes plaintes. L'usage me fait à peine ouvrir de temps en temps ma porte à une amie. Tout mon plaisir, c'est d'écouter les aboiements plaintifs de Glaucis, qui occupe ta place sur ma couche. Je couvre de fleurs les autels ; je cache sous la verveine nos dieux Lares, et l'encens pétille dans les foyers antiques. Que le hibou gémisse sur quelque toit voisin, ou que ma lampe, par son pétillement propice, m'annonce le bonheur, un agneau d'un an doit tomber aussitôt devant l'autel ; et le prêtre avide se prépare au nouveau sacrifice. Ah ! je t'en conjure, pour monter le premier sur les remparts de Bactres, ou pour enlever à quelque chef indien le lin parfumé dont il se couvre, garde-toi d'affronter le plomb mortel que la fronde sème au loin dans ses tourbillons, ou la flèche que le Parthe fait siffler dans sa fuite trompeuse. Vainqueur de ces peuples lointains, viens suivre, la lance en main, le char triomphateur, et surtout conserve pure la foi que tu m'as jurée : car voilà le seul prix auquel je désire ton retour. Je suspendrai auprès de la porte Capène tes armes, que j'ai promises au dieu de la guerre, et j'écrirai : «Une femme reconnaissante pour son mari sauvé.»

ÉLÉGIE IV.

TARPEIA.

Je dirai les bois du Capitole, le déshonneur et le tombeau de Tarpéia, et la prise de ces lieux, où résidait l'antique majesté de Jupiter. Une forêt épaisse environnait une grotte que le lierre tapissait, et une source naissante murmurait au milieu des arbres. C'était la demeure d'un Silvain. Plus d'une fois, la flûte harmonieuse du berger y conduisit, au milieu du jour, ses troupeaux altérés : mais alors Tatius avait environné la source d'un retranchement solide, et la terre, amoncelée de toutes parts, protégeait ses guerriers fidèles. Oh ! que Rome était faible, quand la trompette des Sabins ébranlait de ses lourds accents les rochers du Capitole, quand leur lance brillait dans ce Forum auguste, où l'univers conquis vient aujourd'hui recevoir des lois ! Nos remparts, c'était la montagne elle-même ; ces lieux où s'élève le palais du sénat, c'était une source à la-quelle se désaltérait le belliqueux coursier. Tarpéia, la tête courbée sous une urne d'argile, y puisait aussi l'eau du sacrifice. Que n'a-t-elle eu, grands dieux ! plusieurs morts à souffrir, cette femme coupable, qui voulut trahir les feux éternels de Vesta ! Elle vit, un jour, Tatius s'exercer dans la plaine poudreuse, et couronner de ses armes brillantes les feux de son cimier. La beauté du roi et de ses armes la frappe, elle oublie tout, et l'urne échappe de ses mains. Souvent elle accusa d'un triste présage l'astre innocent de la nuit, et, pour le détourner, elle voulut répandre sur sa tête l'eau du fleuve ; souvent aussi elle offrit aux nymphes le lis argenté, pour que la lance romaine ne défigurât pas le beau Tatius ; et lorsqu'aux premiers feux de la nuit elle remontait au Capitole, les bras déchirés par les buissons qui hérissent le sentier, elle s'assit au haut de la montagne, et pleura en ces mots un amour criminel, que Jupiter eût dû punir de son temple voisin : Feux des Sabins, dit-elle, tentes des guerriers de Tatius, armes brillantes qui avez tant de charmes à mes yeux, oh ! que ne suis-je captive au milieu de leurs foyers ! là, du moins, je pourrais contempler les traits de mon Tatius. Et vous, montagnes sur lesquelles Rome fut fondée ; et toi, Vesta, qui rougis de ma honte , je vous maudis ! Bientôt, le généreux coursier, dont il caresse souvent l'ondoyante crinière, va emporter au loin mes amours. Pourquoi s'étonner encore que Scylla ait dérobé à son père le cheveu fatal, et que les dieux attachent à ses flancs une meute farouche ? Pourquoi s'étonner qu'Ariadne ait trahi son frère même, en ouvrant à Thésée les tortueux détours du Labyrinthe ? De quel opprobre ne vais-je pas couvrir, à mon tour, les vierges romaines, moi prêtresse indigne et criminelle du foyer de Vesta ? Mais, du moins, si l'on trouve éteints les feux sacrés, qu'on me pardonne mon crime : c'est que l'autel fut baigné de mes pleurs. Demain, si j'en crois un bruit sourd, on se battra dans Rome. Cher Tatius, occupe cette montagne humide et couverte de ronces. La route est glissante et perfide, car souvent elle cache une eau dormante sous un sentier trompeur. Oh ! si je connaissais les enchantements de l'art magique, comme ma langue secourrait aussi le héros que j'aime ! Que la pourpre te sied mieux qu'à ce Romulus, qui suça, loin des caresses de sa mère, les sauvages mamelles d'une louve cruelle ! Que je partage ta couche comme amante ou comme reine : car Rome, que je trahis, n'est point une dot à dédaigner ; ou du moins, ne laisse pas impuni l'enlèvement des Sabines ; mais exerce, en me ravissant, des représailles trop justes. Je puis ramener la paix au milieu des combats. Venez, jeunes épouses, venez jurer l'alliance sur l'autel qui recevra nos serments ; que l'hymen entonne ses cantiques; que la trompette cesse des chants guerriers : oui, mon union avec Tatius adoucira tous les ressentiments. Mais déjà la trompette a sonné la quatrième veille et l'approche du jour ; déjà l'étoile s'incline et tombe dans les flots : j'appellerai le sommeil, et qu'un doux songe ramène devant mes yeux et à ma pensée ton image chérie. Elle dit, et abandonne ses sens à un repos agité, sans penser, hélas ! qu'un feu nouveau dévore ses veines : car Vesta, qui veille sur les cendres d'Ilion, entretient néanmoins une ardeur coupable et allume un violent incendie au coeur de la prêtresse. Soudain Tarpéia s'élance, comme l'Amazone au sein nu lorsqu'elle devance les flots impétueux du Thermodon. On célébrait à Rome la fête que nos aïeux consacrèrent à Pales, et le jour qui vit le premier nos remparts naissants. Les bergers passaient dans les festins et les jeux cet anniversaire. On voyait les tables somptueusement chargées de mets rustiques, et une foule ivre de joie et de vin franchir çà et là d'un pied poudreux quelques bottes de paille enflammées. Romulus avait accordé le repos à tous les guerriers, et la trompette ne troublait point le silence du camp romain. Tarpéia croit l'instant propice ; elle vole à Tatius, le lie par un serment, et l'accompagne pour accomplir les siens. La montagne était difficile à franchir; mais la fête en ouvre l'accès, et Tarpéia égorge sans retard les chiens dont elle redoute la vigilance. Tout paraissait plongé dans le sommeil ; Jupiter seul veillait pour punir une telle perfidie. Déjà elle a livré Rome endormie, en livrant la porte qui fut confiée à sa garde, et elle demande à Tatius de fixer à son gré le jour qui doit éclairer son hymen. Mais l'ennemi des Romains ne veut point couronner une trahison si noire : « Viens, dit-il, monte sur le trône où je règne; » et aussitôt les guerriers sabins accablent l'infortunée du poids de leurs armes, seule dot que méritât son infamie. Malheureux Tarpéius ! le Capitole a porté ton nom. Ce fut une triste consolation du coup affreux qui te frappa.

ÉLÉGIE V.

LA CORRUPTRICE ACANTHIS.

Corruptrice infâme ! que la terre couvre de ronces ton affreux tombeau ; que ton ombre, dévorée par la soif, éprouve le supplice que tu redoutes ; que les Mânes ne veillent point sur tes restes, et que Cerbère, vengeur de tes crimes, épouvante de ses aboiements faméliques tes membres impurs ! Tu aurais su plier aux lois de Vénus le farouche Hippolyte ; fléau continuel de l'union la plus vive, tu aurais forcé Pénélope elle-même à oublier son Ulysse et à céder aux désirs effrénés d'Antinoüs. Ordonne, et l'aimant n'attirera plus le fer, et l'oiseau déchirera lui-même son propre nid. Qu'Acanthis ait mêlé dans une fosse les herbes des tombeaux, et soudain un torrent ravagerait tout dans la campagne. Par son art audacieux, elle dirige à son gré la lune, et rôde pendant la nuit sous la forme d'un loup funeste ; par ses intrigues, elle pourrait aveugler le plus vigilant des époux. C'est pour ma perte qu'elle a déchiré de ses ongles la tête d'une corneille, consulté le vol de la chouette, et recueilli la liqueur que distille une jument quand elle est pleine. Couvrant de belles paroles ses desseins pervers, elle enflammait un jeune coeur par ses insinuations perfides, et elle frayait à l'innocence la route difficile du vice. « Doroxanium, disait-elle, si tu veux les trésors que recèlent les rivages d'Orient, ou la précieuse coquille dont s'enorgueillit la mer de Tyr ; si tu désires les tissus de Cos, patrie d'Eurypyle, ou la tapisserie antique qui décorait les palais d'Anale, ou les raretés célèbres que nous envoie Thèbes aux cent portes, ou les vases magnifiques que le Parthe prépare ; dédaigne la constance, méprise les dieux, triomphe par le parjure, et brise les lois d'une sotte pudeur. Feindre un mari, te fera rechercher davantage. Diffère, sous mille prétextes, la nuit qu'on sollicite, et l'amour n'en sera que plus vif et plus empressé. Si un amant a dérangé ta chevelure dans son utile colère, fais-lui acheter la paix à force de présents. Quand il aura enfin payé au poids de l'or la promesse du bonheur, prétexte encore les fêtes d'Isis et la chasteté qu'elles réclament. Qu'Iole te rappelle les ides d'avril, qu'Amyclée rebatte à ses oreilles les ides de mars, comme le jour heureux qui t'a vue naître. Ton amant est-il à tes genoux ? écris un rien sur ta toilette, et si ta ruse le fait trembler, il est à toi. Mais que ton cou lui offre toujours la nouvelle empreinte de quelque baiser, qu'il attribuera sans doute à une lutte voluptueuse. Surtout n'imite point la bassesse de Médée, qui dépose un juste orgueil pour suivre et supplier la première l'ingrat Jason ; préfère plutôt Thaïs, cette courtisane adroite et intéressée, qui trompe, dans Ménandre, jusqu'aux valets les plus fripons. Adopte les moeurs de ton amant. S'il chante, imite-le, partage son ivresse, et marie à sa voix tes accents. Que ton portier veille pour le prodigue ; mais quand un amant frappe les mains vides, qu'il dorme sans rien entendre sous de fidèles verrous. Ne rejette ni le soldat grossier qui n'est point fait pour l'amour, ni le matelot aux mains endurcies, s'ils t'apportent de l'or ; ni l'esclave étranger, qui a vu, au milieu du Forum, un écriteau pendre sur sa poitrine, et la craie qui couvrait ses pieds appeler autour de lui les acheteurs. Ne regarde que l'or et jamais la main qui le donne. Que te serviront des vers ? Ce sont paroles inutiles ; et si un amant t'offre ses chants sans y joindre des présents plus solides, reste sourde aux accords d'une lyre que l'argent ne rehausse pas. Profite de ta jeunesse, de ta fraîcheur, des belles années qu'épargnent les rides , et crains que le lendemain n'efface déjà quelque chose à ta beauté. J'ai vu la rose de Pestum, qui promettait encore de longs parfums, se flétrir au souffle du Notus en une matinée. Acanthis corrompait ainsi le coeur de ma Cynthie, lorsque déjà l'on pouvait compter ses os à travers sa peau décharnée. Aujourd'hui, Vénus mon unique reine, reçois en actions de grâces sur ton autel le sacrifice d'une tendre colombe. J'ai vu une toux opiniâtre gonfler le cou ridé d'Acanthis, le sang et la bile souiller tour-à-tour ses dents cariées, et son âme impure s'exhaler du grabat héréditaire, tandis que le foyer étroit et glacé en frémissait d'horreur. Sa pompe funèbre, ce fut les bandelettes qui attachaient quelques cheveux rares et ignorés, un vieux bonnet décoloré par les ans et la poussière, et cette chienne, trop vigilante pour mon malheur, quand j'essayais de soulever furtivement un odieux verrou. Donnez pour tombeau à l'infâme une amphore vieille et fêlée, et qu'un figuier sauvage pèse sur sa triste dépouille. Vous qui aimez, n'épargnez point les pierres à son tombeau, ni les malédictions à ses cendres.

ÉLÉGIE VI. 

APOLLON, PROTECTEUR D'ACTIUM.

Le poète commence ses chants : peuples , écoutez les chants du poète, et qu'une génisse tombe devant l'autel que je célèbre. La muse romaine va disputer à Philétas sa couronne, et l'urne sacrée va épancher les mêmes flots que Callimaque. Donnez-moi les parfums les plus suaves et l'encens agréable aux dieux ; que la bandelette de laine entoure d'un triple circuit le foyer ; répandez sur moi une eau pure, et que ma flûte d'ivoire fasse retentir le nouveau temple des sons majestueux de la Phrygie. Loin d'ici, mortels coupables ; portez vos crimes sous d'autres cieux : le chaste laurier qui me couronne m'aplanit une nouvelle carrière. Muse, célébrons le temple d'Apollon Palatin. Cette entreprise, Calliope, est digne de tes faveurs. C'est à la gloire de César que mes vers vont couler ; Jupiter, écoute aussi mes chants, puisqu'ils ont pour objet le divin César. En s'éloignant des ports d' Actium vers les rivages des Athamanes, et en fuyant le golfe où s'apaisent les murmures de la mer Ionienne, on trouve d'autres flots, monuments éternels des victoires d'Auguste, que le matelot parcourt librement, sans travail et sans crainte. Là se rassemblèrent toutes les forces du monde, et la mer fut couverte d'une forêt de vaisseaux ; mais tous ne voguaient pas sous les mêmes auspices. C'était, d'un côté, une flotte déjà proscrite par Romulus, et des armes qui obéissaient honteusement aux ordres d'une femme ; de l'autre, le vaisseau d'Auguste, dont le souffle même de Jupiter protecteur enflait toutes les voiles, et des drapeaux qui savaient vaincre depuis longtemps pour la patrie. Déjà les deux armées s'étaient formées chacune en demi-cercle, et l'onde mobile réfléchissait l'éclat des armes, lorsqu'Apollon quittant Délos, qu'il avait arrachée au courroux des autans et rendue immobile par sa puissance, s'arrêta sur la poupe d'Auguste : soudain une vive lumière fit jaillir au loin ses rayons obliques et trois fois brisés. Le dieu ne laissait point sa chevelure errer sur ses épaules, et ne tirait point de sa lyre d'ivoire des sons efféminés ; mais il avait ce regard qui fit trembler Agamemnon, quand ses flèches divines couvraient d'avides bûchers le camp des Grecs, et le même courroux que lorsqu'il brisa les terribles anneaux du serpent Python, l'effroi du Parnasse et des Muses. « O toi, dit-il, dernier rejeton d'Albe et sauveur du monde, héros plus grand qu'Hector et que tous tes aïeux, triomphe sur mer, Auguste ; car la terre est à toi. J'épuiserai en ta faveur les flèches rapides qui chargent mes épaules. Va, délivre de toute crainte ta patrie qui se repose sur ton courage, et qui a confié à ton navire ses voeux et le bonheur public. Si tu ne la protèges, Romulus, sur le Palatin, aurait donc mal auguré de sa grandeur ? Quelle honte pour les flottes romaines ! Tu gouvernes, et la mer fléchit encore sous l'audace et les vaisseaux d'une reine ! Ne te laisse point effrayer par les cent voiles que sa flotte déploie, ou par les Centaures menaçants qui surmontent ses poupes : bientôt tu n'y verras qu'une vaine peinture et des poutres sans consistance, que la mer ne porte qu'à regret. La seule justice d'une cause élève ou brise l'énergie du soldat ; la honte lui fait tomber les armes des mains, quand il combat pour une cause injuste. Mais voici l'instant favorable ; avance avec confiance : moi-même j'ai préparé tes lauriers, et je conduirai ta flotte à la victoire. » Il dit, et sa main épuise les flèches de son carquois : Auguste avance à son tour, et ses armes ont achevé la défaite. Rome triomphe sous les auspices d'Apollon ; la reine du Nil est punie ; les flots ioniens se jouent de son sceptre brisé ; César admire le héros du haut des cieux. « Je reconnais mon fils, s'écrie-t-il, à ces marques glorieuses ; » et Triton sonne la victoire, et toutes les Néréides applaudissent à l'envi nos aigles triomphantes. Cependant Cléopâtre, tremblante et fugitive, regagne le Nil sur un frêle esquif. Elle ne mourra point à l'ordre du vainqueur, et les dieux ont bien fait : car eût-il donc été si glorieux de conduire une femme au Capitole sur les traces du fier Jugurtha ? Mais sa défaite a mérité des temples et le surnom d'Actius à Apollon, qui d'une seule de ses flèches avait submergé dix navires. J'ai assez chanté les combats. Phébus victorieux redemande sa lyre et dépouille ses armes pour une danse légère. Eh bien , qu'on dresse le festin sous le délicieux ombrage du bois sacré ; que la rose couronne mon front de ses caresses ; qu'on me verse le vin généreux des coteaux de Falerne, et que trois fois on répande sur ma chevelure les parfums de la Cilicie. L'ivresse ranime la verve du poète, et Bacchus féconde toujours le génie d'Apollon. Que lui-même chante alors les Sicambres asservis dans leurs marais, et l'Égypte et l'Éthiopie soumises, et le Parthe, qui avoue trop tard sa faiblesse, en nous rendant nos drapeaux avant de nous livrer les siens, et les peuples d'Orient qu'épargnerait Auguste, pour laisser à ses fils la gloire de leur conquête. Réjouis-toi, Crassus, s'il te reste quelque sentiment au milieu des sables brûlants où tu reposes : l'Euphrate nous ouvre aujourd'hui un chemin libre jusqu'à tes restes. La nuit s'écoulera ainsi tout entière, la lyre ou la coupe à la main, jusqu'à ce que le Falerne réfléchisse les rayons du jour.

ÉLÉGIE VII.

L'OMBRE DE CYNTHIE.

Les mânes sont plus qu'une chimère, et tout ne meurt pas avec nous : il est une ombre qui se dégage du bûcher et qui en triomphe. Je me rappelais dans un sommeil agité les tristes funérailles de Cynthie, et je gémissais sur le lit glacé où j'ai régné auprès d'elle, lorsque je vis s'incliner sur ma couche l'amante naguère inhumée sur la route de Tivoli, auprès de l'Anio qui murmure. Elle avait encore les mêmes yeux, la même chevelure que sur le lit funèbre : mais ses vêtements étaient brûlés ; la flamme avait dévoré l'anneau qui parait ses doigts, et l'onde infernale avait terni déjà ses lèvres décolorées. A sa voix, à son courroux, j'ai cru la voir revivre, lorsqu'elle frappa, en les joignant, ses mains et ses doigts décharnés. Perfide, me dit-elle, toi dont nulle autre ne doit espérer plus de constance, faut-il que le sommeil ait déjà sur tes yeux quelque pouvoir ? As-tu oublié déjà et les veilles de Subure, et tant d'amoureux larcins, et cette fenêtre qui fut tant de nuits complice de nos ruses ? Que de fois je l'ai ouverte pour te jeter la corde où j'étais suspendue, et j'étendais la main pour saisir et embrasser ta tête ! Souvent les rues de la ville furent les témoins de nos caresses, et, rapprochés l'un de l'autre, nous échauffions de nos vêtements le pavé attiédi. Où sont les muets serments que n'a pu entendre le Zéphyr, mais qu'il a dispersés sans retour ? Personne ne m'a fermé les yeux à mon dernier instant. Hélas ! si tu m'eusses rappelée, j'aurais obtenu quelques heures ! Un mercenaire a-t-il fait retentir près de moi la trompette funèbre ? Ma tête n'a-t-elle pas reposé sur une pierre qui la blessait ? Qui t'a vu gémir de mon trépas, ou prendre des vêtements de deuil et les tremper de tes larmes ? Si tu craignais de franchir les portes de Rome, jusque-là du moins tu devais ordonner au char funèbre une marche plus lente. Ingrat ! que n'as-tu appelé toi-même les vents sur mon bûcher ! pourquoi la flamme n'a-t-elle exhalé aucun parfum ? était-il donc si pénible de jeter sur mes restes quelques fleurs de vil prix et de répandre un peu de vin sur ma cendre ? "Condamne au feu Lygdamus, ou prépare-lui du moins l'épreuve du fer brûlant : car j'ai reconnu la perfidie quand j'ai bu la coupe empoisonnée. Que l'adroite Nomas s'épargne aussi de vains artifices, l'acier rougi n'en dévoilera pas moins son crime. Cette femme, qui vendait naguère à vil prix ses ignobles faveurs, balaie aujourd'hui la terre de sa robe où l'or se joue, et sur-charge de travaux mes esclaves innocentes, quand l'une d'elles vient à rappeler ma beauté. Pétalé, malgré son âge, s'est vue attacher au fatal poteau, pour avoir jeté quelques fleurs sur ma tombe, et Lalagé, suspendue par les cheveux, a été frappée de verges, parce qu'elle avait osé invoquer le nom de Cynthie. Que dis-je ? ma rivale a détaché l'or de mon portrait, et toi , tu as souffert qu'elle s'enrichît de mes dépouilles, en les arrachant aux flammes du bûcher."
Cependant, Properce, je ne t'accuse point malgré tes fautes : car longtemps j'ai régné en souveraine dans tes écrits. J'en jure par le Destin et ses arrêts immuables, et que Cerbère épargne mon ombre, si ma parole est vraie, je ne fus jamais infidèle ; si je mens, que le serpent siffle sur mon tombeau et repose sur mes tristes restes. Il est deux routes sur les flots bourbeux de l'Achéron, et la foule entière s'écoule par l'une ou l'autre vers des demeures différentes. Tantôt la barque fatale porte l'adultère Clytemnestre, et Pasiphaë qui emprunta la forme d'une génisse ; tantôt, couronnée de fleurs, elle se dirige vers l'Élysée, où la rose est toujours caressée par le Zéphyr, où des lyres nombreuses, et la cymbale consacrée à Cybèle, et le luth harmonieux de la Lydie, conduisent, en mariant leurs accords, des danses éternelles. Andromède et Hypermnestre, ces épouses sans tache, se racontent l'une à l'autre leur vie et leur amour. L'une rappelle en gémissant que, pour expier le crime de sa mère, elle a senti des fers charger ses bras livides, et ses mains innocentes fixées à des rochers glacés. Hypermnestre redit à son tour le crime et l'audace de ses soeurs, et qu'elle n'eut point assez de force pour devenir leur complice. Ainsi, même après la mort, nous versons, comme un baume, quelques larmes sur nos amours : pour moi, je me tais sur tes crimes et tes nombreuses perfidies. Aujourd'hui, si ma mémoire t'est chère, si les enchantements de Doris ne t'ont point captivé tout entier, écoute les dernières prières de Cynthie. Que nia nourrice Parthénie ne manque de rien dans sa tremblante vieillesse, elle qui toujours s'est montrée sensible à tes feux et désintéressée. Que Latris, mon esclave chérie, dont le nom indique les services, ne présente point le miroir à quelque maîtresse nouvelle. Brûle tous les vers que tu fis jadis pour moi, et ces éloges d'une beauté qui n'est plus. Arrache de mon tombeau ce lierre, dont les branches tenaces entourent mes faibles os et les brisent. Dans ces riants vergers que l'Anio fertilise de son écume, et où l'ivoire conserve toujours son éclatante blancheur, élève une colonne à ma cendre, et grave en l'honneur de Cynthie cette courte épitaphe, que le passant puisse lire sans s'arrêter : Dans ces vallons du frais Tibur Cynthie, hélas ! repose ensevelie.
Par son tombeau ta rive est ennoblie, Anio ; roule auprès d'elle et plus calme et plus pur. « S'il te vient quelques songes pieux, garde-toi de les mépriser : car ils méritent la confiance. La nuit rend la liberté à nos ombres, et leur permet d'errer à leur gré, tandis que Cerbère lui-même abandonne sa chaîne. Mais, au matin, une loi sévère nous rappelle aux rives infernales, et Caron, dans sa barque odieuse, compte avec soin les ombres qu'il a passées. Adieu ; sois maintenant à d'autres : bientôt je te posséderai seule ; bientôt nos ossements confondus reposeront dans le même tombeau. Elle dit, et à peine son ombre plaintive avait achevé ces tristes reproches, qu'elle échappa soudain à mes embrassements.

ÉLÉGIE VIII.

L'INFIDÉLITÉ.

Apprenez ce qui a fait déserter, la nuit dernière, le quartier humide des Esquilies, et pourquoi de nombreux voisins sont accourus en foule à ma demeure. Lanuvium a depuis longtemps pour protecteur un antique dragon ; mais il faut saisir avec empressement l'instant où il se montre. Une descente rapide conduit à son antre ténébreux. C'est par là, jeunes filles, craignez une telle épreuve, qu'on arrive au monstre affamé, quand il réclame, chaque année, sa nourriture, et qu'il fait entendre du fond de la terre des sifflements aigus. Les jeunes filles à qui ce soin est remis pâlissent d'effroi, lorsqu'elles confient leur main à sa terrible gueule; et quand il saisit les aliments qu'on lui présente, la corbeille même tremble entre les doigts qui la soutiennent. Mais bientôt, si elles ont été pures, elles reviennent embrasser leurs pères, et le laboureur se promet une moisson heureuse. Une mule élégante avait traîné à Lanuvium ma Cynthie, sous prétexte d'honorer Junon, mais plutôt pour offrir à Vénus quelque sacrifice. Redis-nous ce que tu as vu, route d'Appius, et sa course triomphale sur tes pavés, que sillonnaient ses roues brûlantes, et la scène scandaleuse de cette taverne ignorée, où ma réputation n'a que trop souffert, hélas ! malgré mon absence. On l'a vue se donner en spectacle, et, courbée sur les rênes, diriger avec audace son char jusque dans les lieux les plus vils. Dirai-je encore et les chiens qui la précédaient, ornés de brillants colliers, et le char doublé de soie qui l'emportait avec un libertin infâme ? Le malheureux ! son sort est de se vendre bientôt pour une nourriture grossière, quand la barbe dont il a honte triomphera du rasoir et de tous les soins. Irrité par les nombreuses atteintes que Cynthie avait portées à nos serments, je voulus changer d'amour et de maîtresse. Auprès du temple de Diane, sur l'Aventin, est une certaine Phyllis, peu séduisante à jeun, mais à qui tout sied quand elle est ivre. J'invite avec elle Téia, qui habite les bois du Capitole ; femme aimable, mais que le vin rend insatiable en amour : c'était pour passer la nuit au milieu d'elles , adoucir mes chagrins et réveiller mes sens par des plaisirs jusqu'alors inconnus. Un seul lit pour nous trois était dressé dans un bosquet reculé. En voulez-vous davantage ? j'étais entre Téia et Phyllis ; Lygdamus remplissait nos coupes du vin généreux de Lesbos, qu'il tenait au frais dans ses vases ; un Égyptien jouait de la flûte, Phyllis des castagnettes, et un nain ramassé dans sa taille promenait sur le huis champêtre ses doigts tronqués, tandis qu'on répandait au hasard sur nos têtes les feuilles éparses de mille roses. Mais cependant nos lampes ne donnaient qu'une faible lumière ; la table s'était renversée en tombant; au lieu d'un coup favorable, les dés m'offraient toujours le plus triste augure. En vain Téia et Phyllis chantaient ou découvraient leur sein : j'étais sourd et aveugle ; j'étais, hélas ! tout entier aux portes de Lanuvium. Soudain ma porte a crié sur ses gonds sonores, et j'entends au dehors un bruit léger. Bientôt Cynthie elle-même, les cheveux en désordre et dans une belle colère, rejette le double battant avec violence ; la coupe échappe de mes mains défaillantes, et mes lèvres pâlissent, malgré le vin qui les arrose. Cependant son regard nous foudroie ; sa fureur est celle d'une femme : c'est le même spectacle que dans une ville prise d'assaut.
Déjà, dans le courroux qui l'anime, Cynthie s'est jetée sur le visage de Phyllis, et Téia, saisie d'effroi, appelle au feu le voisinage. Tout se réveille ; les lumières brillent ; la rue entière, malgré la nuit, retentit d'un affreux tumulte ; les deux femmes, les cheveux épars et les vêtements en désordre, cherchent asile, à la faveur des ténèbres, dans la première taverne qui se présente. Cynthie, toute fière de sa victoire et des dépouilles qu'elle lui laisse, revient alors sur moi, me frappe au visage sans pitié, charge ma poitrine de ses marques, me déchire de ses dents et s'attaque surtout à mes yeux, la première cause de mon forfait. Quand ses bras fatigués se refusent à me frapper encore, elle saisit Lygdamus caché dans la ruelle du lit, et qui implore à genoux ma protection. L'infortuné ! que pouvais-je contre elle ? j'avais été pris comme lui. Enfin j'implorai mon pardon d'une main suppliante, lorsqu'elle m'eut permis, mais avec peine, de me jeter à ses pieds. «Si tu veux que j'oublie ta faute, me dit-elle, écoute d'abord les lois que je t'impose. Jamais tu n'étaleras une vaine parure ni au portique de Pompée, ni quand on préparera le Forum pour les jeux licencieux du Cirque ; de plus, garde-toi de tourner sur l'amphithéâtre un regard oblique ou de t'arrêter jamais auprès d'une litière entr'ouverte. Pour Lygdamus, que j'accuse surtout de mes chagrins, qu'il soit vendu et qu'il traîne à ses pieds une double chaîne. »Telles furent les lois de Cynthie : je répondis en promettant de les suivre, et déjà elle avait souri, satisfaite de mon obéissance. Ensuite elle purifie la place que Phyllis et Téia avaient touchée ; elle répand dans la maison une eau pure ; elle m'ordonne de changer de vêtements, sans en garder un seul, et trois fois elle promène autour de ma tête le soufre enflammé. Après qu'on eut encore changé le lin flétri de ma couche, nous cimentâmes la paix en nous livrant à nos transports.

ÉLÉGIE IX.

HERCULE PURIFICATEUR.

Quand le fils d'Alcmène eut enlevé aux étables de Géryon leurs superbes génisses, il s'arrêta sur les coteaux du Palatin, dans de gras pâturages, et, non moins fatigué que son troupeau, il se reposa dans ces lieux qu'arrosait alors le Tibre de ses eaux dormantes, et où le nautonnier sillonnait à pleines voiles la future enceinte de Rome. Le perfide Cacus ne put respecter les troupeaux de son hôte. Cacus, habitant de la montagne et possesseur d'un antre redouté ; Cacus, qui vomissait de sa triple bouche des torrents de flamme, offensa par un larcin Jupiter Hospitalier. Pour éviter qu'un indice trop sûr ne dévoilât sa fraude, il avait traîné à reculons les génisses jusque dans sa caverne. Mais Jupiter fut témoin de son crime : bientôt un sourd mugissement trahit ce vol odieux ; la porte inexorable vola en éclats sous le courroux d'Hercule, et Cacus tomba inanimé sous les coups de la terrible massue. «Allez, s'écrie le héros vainqueur ; allez, taureaux deux fois cherchés, deux fois conquis et le dernier de mes travaux ; faites retentir de vos longs mugissements ces champs et ces pâturages, qui deviendront un jour l'une des places de Rome. » Il dit ; mais une soif brûlante a desséché son palais, et la terre ne présente à ses regards aucune source. Soudain il entend rire des jeunes filles dans l'enceinte éloignée d'un bois sacré. Un épais bocage entourait de son ombre des lieux consacrés à la Bonne Déesse, des sources et des mystères, dont l'accès, interdit aux hommes, aurait appelé sur le coupable une éclatante vengeance. Des bandelettes de pourpre couvraient le seuil écarté du temple ; un bois odoriférant éclairait l'antique lambris ; un peuplier dominait l'édifice de ses branches majestueuses, et de nombreux oiseaux, que protégeait son ombre, répétaient leurs chants harmonieux. C'est là qu'Hercule précipite ses pas, la barbe chargée d'une poussière aride, et le héros s'abaissa devant le temple à ces humbles prières : «Jeunes filles, qui vous livrez dans cette enceinte à des jeux folâtres, ouvrez à l'homme épuisé de fatigue, qui réclame de vous l'hospitalité. Je cherche une source d'eau vive et je l'entends bruire auprès de vous : laissez-moi puiser avec la main de quoi apaiser la soif qui nie consume. Avez-vous entendu dire qu'un seul homme a supporté le ciel ? C'est moi qui l'ai fait, et la terre alors m'a surnommé Alcide. Qui ignore les exploits d'Hercule, et sa massue pesante, et ses flèches, que les monstres n'évitèrent jamais, et l'heureuse audace qui le fit affronter le premier les eaux du Styx ? Cette terre lui refuserait-elle asile après tant de fatigues ? Accueillez-le, jeunes filles, quand même vous offririez un sacrifice à Junon : toute cruelle, toute marâtre qu'elle est, Junon ne m'interdirait point ces fontaines. Si mon front, si la dépouille du lion de Némée, si ma chevelure brûlée par le soleil d'Afrique vous épouvante, je suis ce même Hercule qui, revêtu des habits d'une femme, ai tenu en esclave les fuseaux d'Omphale pendant des jours entiers ; un lin soyeux couvrait ma large poitrine, et ma robuste main se pliait aux travaux des jeunes filles. »Ainsi parlait Hercule : mais une prêtresse, dont les cheveux blancs étaient relevés par une bandelette de pourpre, lui répondit en ces mots : « Éloigne, étranger, éloigne tes pas et tes regards de cette enceinte redoutable. Fuis, dérobe-toi au prix de ta témérité : car cet autel, ce temple écarté, sont interdits aux hommes sous les peines les plus sévères. Tirésias ne fut que trop puni pour avoir vu Minerve dépouiller son égide et se livrer au plaisir du bain. Puissent les dieux t'indiquer d'autres sources ! mais pour celle qui coule dans ces retraites solitaires, il n'est permis qu'aux femmes d'en approcher. » Elle dit ; soudain Hercule ébranle de ses efforts la porte ombragée. Pressé par la soif et la colère, il brise un vain obstacle ; et quand il a éteint son ardeur dans l'onde qu'il épuise, ses lèvres encore humides laissent échapper l'arrêt vengeur. «Je traînais partout ma misère, dit-il, et ce coin du monde m'a accueilli, et cette enceinte m'a offert un asile après mille fatigues. Cet autel, je le consacre aux dieux pour avoir recouvré mes génisses ; mais si ma main ajoute à sa grandeur, je veux que désormais l'accès en soit interdit à toutes les femmes, et que cette défense me venge de leur refus.» Salut, dieu protecteur, que favorise enfin Junon après tant de haine, et montre-toi toujours propice à mes accents. Ta main vengeresse avait purifié la terre des monstres qui la souillaient, et le Sabin éleva des autels à Hercule Purificateur.

ÉLÉGIE X.

JUPITER FÉRÉTRIEN.

Je vais chanter aujourd'hui Jupiter Férétrien et les glorieuses dépouilles arrachées à trois rois. Je gravis un sentier difficile ; mais la gloire me prête des forces. Il faut dédaigner les fleurs trop facilement cueillies sur la colline. C'est toi, Romulus, qui donnas le premier exemple de ce beau triomphe, et qui revins, le premier, chargé des dépouilles de l'ennemi, lorsque ta lance victorieuse eut terrassé, avec son coursier, le redoutable Acron, qui menaçait les portes de Rome. Acron, issu d'Hercule et roi des Céniniens, fut jadis la terreur de nos frontières. Il osa espérer la victoire et les armes de Romulus ; mais il abandonna au vainqueur les siennes, qu'il avait teintes de son sang. Romulus le voit lancer contre nos tours une grêle de flèches : « Jupiter, dit-il en présageant sa victoire, Acron est une victime qui va tomber devant toi; » et soudain l'ennemi tombe à la gloire du grand Jupiter. C'est ainsi que Romulus s'accoutumait à vaincre, Romulus, qui fonda Rome et un peuple guerrier, et qui bravait au milieu d'un camp les intempéries des saisons ; mais cette main, qui dirigeait un coursier, savait diriger aussi la charrue ; son casque avait pour ornement la crinière hérissée d'une louve ; l'airain et l'or ne brillaient point sur son bouclier aux mille couleurs; son baudrier flexible était la simple dépouille d'une génisse. Cossus, après lui, triompha du Véien Tolumnius, lorsqu'il était glorieux de vaincre les Véiens, lorsque la trompette n'avait point encore sonné au delà du Tibre, lorsque Nomentum , Cora et son faible territoire étaient nos plus belles conquêtes. Véies, dans ces temps reculés, fut aussi un puissant empire, et ses rois siégeaient au Forum sur un trône d'or ; mais aujourd'hui la flûte monotone du berger retentit seule dans ses murs, et le laboureur moissonne sur ses tombeaux. Fier des remparts qui le protègent, le général véien se trouvait près de la porte, sur une tour, et pouvait entendre la voix de l'ennemi. Tandis que le bélier au front d'airain ébranlait les murailles, et que de longs ouvrages conduisaient en sûreté jusqu'à leurs fondements : «Viens, dit Cossus; si tu es brave, il vaut mieux combattre dans la plaine ; » et soudain les deux rivaux précipitent leurs coursiers. Les dieux ont favorisé Rome, la tête de Tolumnius roule dans la poussière, et son sang rejaillit sur nos escadrons belliqueux. Claudius arrêta les Gaulois qui avaient traversé l'Éridan, et rapporta, à son tour, le vaste bouclier de leur prince Viridomare, qui se vantait d'avoir pour aïeul le Rhin lui-même. Habile à lancer des traits du haut d'un char, il conduisait au combat ses Gaulois à la cotte d'armes rayée, quand son collier roula avec sa tête sous l'épée victorieuse de Claudius. Aujourd'hui les dépouilles des trois princes ornent encore le temple magnifique de Jupiter Férétrien, surnom qui fut donné au dieu, soit parce que le général romain frappait le général ennemi d'un coup assuré, sous ses auspices, soit parce que le vainqueur portait en triomphe sur ses épaules l'armure du vaincu.

ÉLÉGIE XI. 

CORNÉLIE AUX ENFERS.

Cesse, Paulus, d'inonder ma tombe de tes larmes : car la porte du Tartare ne s'ouvre à aucune prière. Lorsque la mort nous a poussés une fois sous l'empire de Pluton , un inflexible airain referme sur nous la route ; et quand même le dieu entendrait ta voix dans sa cour ténébreuse, le rivage du Styx s'abreuverait de tes larmes et resterait sourd à tes plaintes. Le ciel est sensible aux voeux des hommes ; mais quand le nocher des enfers les a reçus dans sa barque, la tombe est fermée pour toujours sous l'herbe qui la recouvre. Voilà le destin que m'annonçait la trompette funèbre, lorsqu'une flamme odieuse dévorait sur le bûcher mes tristes restes. Que m'a servi l'hymen de Paulus, et le char triomphal de mes aïeux, et cette gloire méritée par tant de titres ? La Parque en a-t-elle été moins cruelle pour Cornélie ? Un enfant, hélas ! soulèverait aujourd'hui ce qui reste de moi. Nuit infernale ; et vous, marais du Styx ; et vous, fleuves qui enchaînez mes pas, j'arrive ici à la fleur de mon âge, mais toujours innocente. Que Pluton reçoive avec bonté mon ombre ; ou si Éacus vient s'asseoir, pour me juger, auprès de l'urne fatale, qu'il tire au sort les juges qui absoudront mes restes ; qu'auprès de lui, qu'auprès de Minos et de Rhadamante, ses frères, les sévères Euménides prennent place pour m'écouter ! Repose-toi, Sisyphe ; Ixion, abandonne ta roue ; et toi, Tantale, bois enfin une onde qui te fuit ; et toi, Cer­bère, ne tourmente aujourd'hui aucune ombre, mais dors sur les anneaux de ta chaîne silencieuse. Moi-même je plaiderai ma cause : si je mens, que l'urne affreuse des Danaïdes pèse sur ma tête, et me punisse comme elles ! Si jamais l'on a pu tirer quelque gloire des trophées de sa famille, l'Afrique et Numance répètent le nom des Scipions ; celui des Scribonius, qui ont donné le jour à ma mère, n'est pas moins célèbre : l'une et l'autre maison s'appuie sur des titres nombreux. Quand j'eus dépouillé la prétexte au flambeau de l'hymen, et qu'un nouveau bandeau eut relevé ma chevelure, cher Paulus, je partageai ta couche, hélas ! pour peu d'instants ; mais qu'on inscrive du moins sur ma tombe que je n'eus jamais d'autre époux. J'en atteste et la cendre vénérée des Scipions, qui ont soumis l'Afrique entière à l'empire de Rome reconnaissante, et le héros qui brisa la puissance de Persée, quand ce dernier roi de Macédoine voulut imiter la valeur d'Achille, son aïeul : jamais je n'ai dérogé aux lois de nos censeurs ; jamais je n'ai fait rougir d'aucune faiblesse mes augustes pénates. Cornélie s'est montrée digne de tant de grands hommes : que dis-je ? elle était pour sa noble famille un modèle de plus. Sa vie fut toujours la même, toujours sans tache : le flambeau funéraire m'a trouvée pure, comme le flambeau de l'hymen. Mes vertus, je les ai dues à la nature et à mon origine, et la crainte d'un juge n'y pouvait rien ajouter. Quelque sévère que soit l'arrêt porté sur ma conduite, aucune femme ne se croira déshonorée par ma présence, ni Claudia, cette chaste prêtresse, qui dégagea avec sa ceinture la statue pesante de Cybèle, ni toi, qui vis s'enflammer jadis ta blanche écharpe, quand Vesta redemandait le feu confié à tes soins vigilants. Et toi, Scribonia, mère tendre et chérie, t'ai-je offensée jamais ? Regretteras-tu autre chose dans ta fille que son trépas ? Les pleurs d'une mère et les gémissements de ma patrie font ma gloire ; César me protège lui-même de ses regrets ; il rappelle avec douleur qu'on me vit la digne soeur de sa fille, et les Romains ont aperçu les larmes d'un dieu. Cependant j'ai acquis les honneurs d'une heureuse fécondité, et le destin qui m'enlève ne m'a point trouvée stérile. Lepidus, Paulus, que j'aimé à vous voir me survivre ! c'est dans vos bras que j'ai fermé les yeux. J'ai vu mon frère s'asseoir deux fois sur la chaise curule, et prendre les faisceaux l'année même que je lui fus ravie. Pour toi, ma fille, qui rappelles par ta naissance la censure de ton père, imite mon exemple ; ne sois jamais qu'à un seul époux, et, tous, perpétuez une illustre famille. Je quitte sans répugnance une vie que tant de maux pourraient flétrir. Le dernier est le plus beau triomphe d'une femme, c'est le libre souvenir qu'on en garde après sa mort. Il est encore un soin qui respire dans mon coeur, tout poudre qu'il est : cher Paulus, je te recommande nos enfants, ces gages de notre union mutuelle. Rends-leur une mère qui n'est plus, toi leur père, toi qui les sentiras seul se suspendre tous à ton cou; redouble en mon nom les baisers qui sécheront leurs larmes. Hélas ! tout aujourd'hui ne pèse plus que sur toi. Si tu veux répandre quelques pleurs en leur absence, réprime ta douleur quand ils viendront, et trompe-les par mille caresses : la nuit est assez longue, Paulus, pour te fatiguer à me pleurer. Souvent il te semblera voir mon image dans un songe ; et quand tu t'épancheras sans témoin devant mes traits, parle toujours comme si j'allais répondre. Mais quoi ! si Paulus contractait un nouvel hymen ? si une adroite belle-mère prenait ma place dans sa couche? O mes enfants, louez, respectez l'engagement d'un père, et captivez par vos prévenances celle qu'il aura choisie. Ne louez votre mère qu'avec réserve : dans vos paroles, dans vos justes regrets, cette femme ne verrait qu'un parallèle injurieux. Mais s'il reste fidèle à mon ombre, s'il conserve à ma cendre un précieux souvenir, apprenez à lui adoucir dès aujourd'hui les approches de la vieillesse, et que vos tendres soins lui fassent oublier qu'il est seul. Puissent les dieux ajouter à vos ans les ans qu'ils m'ont refusés, et qu'heureux au milieu de vous, Paulus coule en paix ses vieux jours ! Pour moi, tout est bien ; mère fortunée, jamais je n'ai porté le deuil, et j'ai vu ma nombreuse famille suivre en pleurant mes funérailles. Ma cause est plaidée. Levez-vous comme témoins, vous qui pleurez ma mort, et qu'un jugement équitable accorde à ma vie la récompense qui lui est due. La vertu a mérité le ciel même : que mon ombre obtienne, à ce titre, de voguer vers ses nobles aïeux.

FIN DE L'OUVRAGE

sommairre