Pontiques

Ovide

Traduction de M. N. Caresme, professeur de rhétorique au collège royal de Bourges

Publié par Panckoucke

1836

Livre : 1

Lettre 1Lettre 2 Lettre 3 Lettre 4 Lettre 5 Lettre 6 Lettre 7 Lettre 8 Lettre 9 Lettre 10

Livre : 2

Lettre 1 Lettre 2 Lettre 3 Lettre 4 Lettre 5 Lettre 6 Lettre 7Lettre 8Lettre 9 Lettre 10 Lettre 11

Pendant les trois premières années de son exil, Ovide n'osait adresser nominativement ses lettres à ses amis, il craignait d'atti­rer sur eux la colère d'Auguste. C'est dans la quatrième année de son séjour dans le Pont, qu'il commença à s'affranchir de cette crainte. Les lettres qu'il a écrites à partir de cette époque, et où il nomme ceux à qui il s'adresse, ont reçu le nom de Pontiques. Il parait que même alors il n'avait pas obtenu de ses amis l'au­torisation de les nommer, ou que du moins plusieurs d'entre eux le souffraient avec peine, comme il le dit lui-même, Pont., liv.I, lett. i, v. 19.

Il en est un qui n'a jamais permis qu'Ovide fit connaître son nom, c'est celui à qui est adressée la lettre 6 du livre III . Cette lettre, la troisième, et la dernière du livre IV, sont les seules des Pontiques où l'auteur ne fait pas connaître à qui il s'adresse. Il ne faut pas chercher dans la série de lettres dont se compose chaque livre des Pontiques une suite régulière par rang de date, le poète les prenait au hasard et ne cherchait nullement à les classer suivant le temps où il les avait écrites. C'est lui qui nous l'apprend.

livre I et II

LIVRE PREMIER

Ce livre fut composé pendant le quatrième hiver qu'Ovide a passé à Tomes. Parti de Rome en décembre 762, il n'était arrivé qu'au printemps à Tomes. Le qua­trième hiver depuis son arrivée est donc celui de 766 (an 13 de J .-C). Le poète était dans sa cinquante-sixième année.

LETTRE PREMIERE

à Brutus

ARGUMENT.

Ovide dédie à Brutus les lettres qu'il adresse nominativement à ses amis. Il ne peut lui nuire en lui envoyant un ouvrage où il ne fait que déplorer son exil, chanter les louanges d'Auguste, et implorer son pardon. Ovide , dont le séjour à Tomes date déjà de loin, t'en­voie cet ouvrage des bords gétiques. Si tu en as le temps, Brutus, donne l'hospitalité à ces livres étran­gers, accorde-leur une place, n'importe laquelle, pourvu qu'ils en aient une. Ils n'osent paraître dans les monuments consacrés aux lettres , ils craignent que leur auteur ne leur en ferme l'entrée. Oh! que de fois j'ai répété : « Assurément vous n'enseignez rien de honteux, allez , les chastes vers ont accès en ces lieux! » Les miens, cependant, n'osent en approcher mais, tu le vois, ils croient qu'à l'abri d'un foyer domestique, ils trouveront une retraite plus sûre. Tu demandes où tu pourras les recevoir sans offenser personne? À la place où était l'Art d'aimer : elle est libre maintenant. Peut-être, à la vue de ces hôtes inattendus, demanderas-tu quel motif les amène : reçois-les tels qu'ils se présentent pourvu que ce soit sans amour. Le titre n'annonce pas la dou­leur cependant, tu le verras, ils ne sont pas moins tris­tes que ceux qui les ont précédés. Le fond est le même, le titre seul diffère et chaque lettre, sans taire les noms, porte avec elle son adresse. Cela vous déplaît, à vous, sans doute mais vous ne pouvez l'empêcher, et ma muse courtoise vient vous trouver malgré vous.

Quels que soient ces vers, joins-les à mes œuvres. Les enfants d'un exilé peuvent, sans violer les lois, rési­der à Rome. Tu n'as rien à craindre : on lit les écrits d'Antoine, et les œuvres du savant Brutus sont dans les mains de tout le monde. Je n'ai pas la folie de me comparer à d'aussi grands noms et cependant je n'ai pas porté les armes contre les dieux. Enfin il n'est aucun de mes livres qui ne rende à César des honneurs qu'il ne demande pas lui-même. Si tu crains de me recevoir, reçois du moins les louanges des dieux, efface mon nom et prends mes vers.

Le pacifique rameau de l'olivier protège au milieu des combats, le nom de l'auteur même de la paix ne servirait-il de rien à mes livres? Quand Énée était courbé sous le poids de son père, on dit que la flamme elle-même livra passage au héros. C'est le petit-fils d'Énée que porte mon livre et tous les chemins ne lui seraient pas ouverts? Auguste est le père de la patrie, Anchise n'est que le père d'Énée.

Qui oserait repousser du seuil de sa maison l'Egyp­tien, dont la main agite le sistre bruyant? Quand, de­vant la mère des dieux, le joueur de flûte fait retentir son tube recourbé, qui lui refuserait une légère of­frande? Nous savons que Diane ne l'exige pas et ce­pendant le prophète a toujours de quoi vivre. Ce sont les dieux eux-mêmes qui touchent nos cœurs, on peut sans honte obéir à de tels sentiments.

Pour moi, au lieu du sistre et de la flûte phrygienne, je porte le nom sacré du descendant d'Iule. Je prédis, j'interprète l'avenir, recevez celui qui porte les choses saintes. Je le demande non pour moi, mais pour un dieu puissant. Parce que la colère du prince est tombée sur moi, ou que je l'ai méritée, ne croyez pas qu'il refuse mes hommages. J'ai vu moi-même s'asseoir devant l'au­tel d'Isis un prêtre qui, de son aveu, avait outragé la déesse vêtue de lin. Un autre, privé de la vue pour un crime semblable, parcourait les rues et criait qu'il avait mérité son châtiment. De semblables aveux plaisent aux habitants du ciel, ce sont des témoignages qui prouvent leur puissance. Souvent ils adoucissent la peine des cou­pables, ils leur rendent la lumière dont ils les avaient privés, quand ils voient un repentir sincère.

Oh! je me repens, si un malheureux est digne de foi, je me repens, et mon crime fait mon supplice. Si je souffre de mon exil, je souffre encore plus de ma faute. Il est moins cruel de subir sa peine, que de l'avoir mé­ritée.

Quand j'aurais la faveur des dieux, et c'est lui dont la divinité est le plus sensible à nos yeux, ma peine peut finir mais mes remords sont éternels. La mort sans doute un jour viendra terminer mon exil, mais la mort ne peut faire que je n'aie pas été coupable. Est-il étonnant que mon âme, abattue, s'amollisse et se fonde, ainsi que l'eau qui coule de la neige?

Comme le bois carié d'un vaisseau est sourdement miné par les vers, comme les rochers sont creusés par l'onde salée des mers, comme la rouille raboteuse ronge le fer abandonné, comme un livre renfermé est déchiré par la dent de la teigne, ainsi mon cœur est dévoré par d'éternels soucis, dont il sera à jamais la proie. La vie me quittera plus tôt que mes remords et mes souffran­ces ne finiront qu'après celui qui les endure. Si les dieux, dont nous dépendons tous, croient à mes paro­les, peut-être leur paraîtrai-je digne de quelque soula­gement, je serai transféré dans des lieux à l'abri de l'arc des Scythes. Demander davantage, ce serait de l'im­pudence.

LETTRE DEUXIÈME.

à Maxime.

Fabius Maximus, à qui Ovide adresse cette lettre, était un des favoris d'Auguste. Le poète, qui espérait beaucoup de sa puis­sante intercession auprès du prince, pleure sa mort.

ARGUMENT.

Dans cette lettre, il cherche d'abord à se concilier, par des éloges, la bienveil­lance de Fabius puis il attire son attention, en lui apprenant de quel sujet il va l'entretenir. Il veut déplorer et raconter ses malheurs sans nombre, les dangers qu'il court au milieu des ennemis, et la nature même du lieu qu'il habite. Telles sont ses souffrances, qu'il voudrait, par une métamorphose, prendre une forme nouvelle. Il termine en disant qu'il espère de la clémence de César un changement d'exil. Il prie Maxime de le demander, et de ne rien demander de plus.

Maxime , toi qui te montres digne d'un si grand nom, et qui ajoutes à l'éclat de ta naissance par la noblesse de ton âme, toi qui n'aurais jamais vu la lumière, si le jour où tombèrent trois cents Fabius n'eut épargné ce­lui dont tu devais sortir, peut-être demanderas-tu d'où te vient cette lettre, tu voudras savoir qui s'adresse à toi. Hélas! que ferai-je? je crains qu'à la vue de mon nom, le reste ne trouve en toi que rigueur et qu'aver­sion. Si l'on voyait ces vers, oserai-je bien avouer que je t'ai écrit, et que j'ai pleuré sur mes malheurs? qu'on les voie, oui, j'oserai avouer que je t'ai écrit pour t'ap­prendre quel est mon crime. J'en conviens, j'ai mérité un châtiment plus rigoureux, et pourtant on ne pour­rait me traiter avec plus de rigueur. Entouré d'ennemis, je vis au milieu des dangers, comme si, en perdant la patrie, j'avais aussi perdu la Paix, pour que leurs blessures soient doublement mor­telles, ils trempent tous leurs traits dans du fiel de vi­père. C'est avec de telles armes que le cavalier court le long de nos remparts épouvantés, comme le loup qui rôde autour de l'enceinte d'une bergerie. Une fois qu'ils ont bandé la corde rapide de leur arc, elle reste toujours attachée, sans jamais être détendue. Nos maisons sont hérissées comme d'une palissade de flèches, et les soli­des verroux de nos portes nous mettent à peine à l'abri de leurs armes. Ajoute l'aspect de ces lieux, que n'égaie ni arbre ni verdure, où l'hiver succède sans cesse à l'hiver engourdi. C'est là que, luttant contre le froid, contre les flèches et contre mon destin, je souffre depuis quatre hivers. Mes larmes ne tarissent que lorsque l'engourdis­sement en arrête le cours, et que mes sens sont plongés dans une léthargie semblable à la mort. Heureuse Niobé ! quoique témoin de tant de morts, elle a, changée en pierre, perdu le sentiment de la dou­ leur! heureuses vous aussi dont les lèvres, redemandant un frère, se couvrirent de l'écorce nouvelle du peu­plier! Et moi, il n'est pas d'arbre dont il me soit donné de prendre la forme, c'est en vain que je voudrais deve­ nir rocher, Méduse viendrait s'offrir à mes regards, Méduse elle-même serait sans pouvoir. Je vis pour sentir sans relâche l'amertume de la dou­leur et le temps, en prolongeant ma peine, la rend plus cruelle. Ainsi, renaissant toujours, le foie immor­ tel de Tityus ne périt jamais, afin de périr sans cesse. Mais peut-être, quand arrive le repos, le sommeil, ce remède commun des soucis, la nuit ne ramène-t-elle pas avec elle mes souffrances accoutumées? Des songes m'épouvantent en m'offrant l'image de mes maux réels, et mes sens veillent pour mon tourment. Je crois ou me dérober aux flèches des Sarmates, ou tendre à des liens cruels mes mains captives ou, quand je suis abusé par les visions d'un plus doux sommeil, je vois à Rome ma maison abandonnée, je m'entretiens tantôt avec vous, mes amis, que j'ai tant aimés, tantôt avec mon épouse chérie. Et quand j'ai goûté un bonheur imaginaire, fu­gitif, cette jouissance d'un moment rend plus cruels mes maux présents. Ainsi, que le jour éclaire cette tête malheureuse, ou que les coursiers de la nuit ramènent les frimas, mon âme, en proie à d'éternels soucis, se fond comme la cire nouvelle au contact du feu.

Souvent j'invoque la mort, et en même temps mes vœux la repoussent, je ne veux pas que mes cendres repo­sent sous la terre des Sarmates. Quand je songe à la clé­mence infinie d'Auguste, je pense qu'on pourrait accor­der au naufragé des rives moins sauvages mais quand je vois combien le destin s'acharne après moi, je reste abattu, et mon faible espoir, cédant à la crainte, s'éva­nouit. Cependant je n'espère, je ne demande rien de plus que de changer d'exil, que de quitter ces lieux, dussé-je être mal encore. Pour peu que tu puisses me servir, voilà sans doute ce que ton amitié peut implorer pour moi sans se rendre importune. Toi, la gloire de l'éloquence latine, Maxime, sois le bienveillant défenseur d'une cause difficile. Elle est mauvaise, je le sais mais elle deviendra bonne, si tu la plaides. Dis seulement quelques mots de pitié en faveur d'un malheureux exilé. Quoiqu'un dieu sache tout, César ignore ce que sont ces lieux, situés au bout du monde.

Le fardeau de l'empire repose sur sa tête di­vine, de tels soins sont au dessous de son âme céleste. Il n'a pas le loisir de chercher en quelle contrée Tomes est située, Tomes à peine connue du Gète son voisin, ce que font les Sauromates, les farouches Iazyges, et la terre de la Tauride, chère à la déesse enlevée par Oreste, et ces autres nations qui, lorsque les froids ont enchaîné l'Ister, lancent leurs rapides coursiers sur le dos glacé du fleuve. La plupart de ces peuples ne songent pas à toi, superbe Rome, ils ne redoutent pas les armes du soldat de l'Ausonie. Ce qui leur donne de l'audace, ce sont leurs arcs, leurs carquois toujours pleins, et leurs chevaux, accoutumés aux courses les plus longues, c'est qu'ils ont appris à supporter longtemps la faim et la soif, c'est que l'ennemi qui voudrait les poursuivre ne rencontrerait aucune source.

La colère d'un dieu clément ne m'aurait pas envoyé sur cette terre, s'il l'avait bien connue. Son plaisir n'est pas que moi, qu'aucun Romain, que moi surtout, à qui il a lui-même accordé la vie, je sois opprimé par l'en­nemi. D'un signe il pouvait me faire périr, il ne l'a pas voulu. Est-il besoin d'un Gète pour me perdre? mais il n'a rien trouvé dans ma conduite qui méritât la mort. Il ne pouvait être moins rigoureux qu'il ne l'a été, alors même, tout ce qu'il a fait, je l'ai contraint de le faire et peut-être sa colère fut-elle plus indulgente que je ne le méritais. Fassent donc les dieux, et lui-même est le plus clément de tous, que la terre bienfaisante ne produise jamais rien de plus grand que César, que le fardeau de l'état repose longtemps sur lui, et qu'il passe après lui aux mains de ses descendants !

Mais toi, devant ce juge dont j'ai déjà moi-même éprouvé la douceur, élève la voix en faveur de mes larmes. Demande, non que je sois bien, mais mal et plus en sûreté, que, dans mon exil, je sois à l'abri d'un ennemi barbare, que cette vie, que m'ont accordée des dieux propices , ne me soit pas ravie par l'épée d'un Gète hideux qu'enfin , après ma mort, mes restes reposent dans une contrée plus paisible, et ne soient pas pressés par la terre de Scythie, que mes cendres mal inhumées, comme doivent l'être celles d'un proscrit, ne soient pas foulées aux pieds des chevaux de Thrace et si, après le trépas, il reste quelque sentiment, que l'ombre d'un Sarmate ne vienne pas effrayer mes mânes.

Voilà ce qui, dans ta bouche, pourrait toucher le cœur de César, si d'abord, Maxime, tu en étais touché toi-même. Que ta voix, je t'en conjure, apaise Auguste en ma faveur, cette voix qui si souvent a secouru les accusés tremblants, que la douceur accoutumée de tes paroles éloquentes fléchisse l'âme de ce héros égal aux dieux. Ce n'est pas Théromédon que tu as à implorer, ni le cruel Atrée, ni le monstre qui donnait des hommes pour pâture à ses chevaux, c'est un prince lent à punir, prompt à récompenser, qui souffre quand il est forcé d'être rigoureux, qui n'a jamais été vainqueur que pour pouvoir épargner les vaincus, et qui ferma pour toujours les portes de la guerre civile, qui retient dans le devoir plutôt par la crainte du châtiment que par le châtiment même, et dont le bras ne lance qu'à regret, que rarement la foudre. Toi donc, chargé de plaider ma cause devant un prince si indulgent, demande que le lieu de mon exil soit plus près de ma patrie.

Celui qui l'implore, ta table le voyait, les jours de fête, au nombre de tes convives, c'est lui qui célébra ton hymen devant les torches nuptiales, qui chanta des vers dignes d'une couche fortunée, c'est lui, je m'en sou­viens, dont tu aimais à louer les ouvrages, j'en excepte ceux qui ont perdu leur auteur, c'est à lui que tu lisais quelquefois les tiens, qu'il admirait, c'est lui à qui fut donnée une épouse de ta famille. Marcia l'es­time, elle l'a toujours aimée dès son âge le plus ten­dre, et la compte au nombre de ses compagnes. Elle eut aussi une place parmi celles de la tante de César. Une femme qui jouit de leur estime est vraiment une femme vertueuse. Claudia elle-même, qui valait mieux que sa renommée, avec de semblables témoignages, n'aurait pas eu besoin du secours des dieux. Et moi aussi, j'avais toujours vécu pur et sans tache, il ne faut oublier que les dernières années de ma vie. Mais ne parlons pas de moi, le soin de mon épouse vous regarde, vous ne pou­vez la renier sans manquer à l'honneur. Elle a recours à vous, elle embrasse vos autels, on s'adresse avec raison aux dieux que l'on révère.. Elle vous demande, en pleurant, d'apaiser César par vos prières, pour que les cendres de son époux reposent plus près d'elle.

LETTRE TROISIEME.

A Rufin.

ARGUMENT.

Les lettres de Rufin ont charmé ses douleurs et lui ont rendu l'espérance mais ses paroles, malgré toute leur éloquence, n'ont pas eu le pouvoir de le guérir. Il en indique la cause. On ne peut lui citer pour modèle les anciens héros, qui ont supporté courageusement les chagrins de l'exil, ils n'étaient pas relégués aussi loin de leur patrie. Il avoue enfin que, s'il pouvait être guéri, il le serait par les conseils et la lettre de son ami, qu'il a reçus avec le plus grand plaisir.

Rufin , c'est Ovide, ton ami, qui t'adresse cette let­tre, si toutefois un malheureux peut être l'ami de quel­qu'un. Les consolations que tu as données naguère à mon âme découragée, en adoucissant ma douleur, m'ont rendu l'espérance. De même que le héros, fils de Péan, sentit sa blessure soulagée par les secours salutaires de l'habile Machaon ainsi, l'âme abattue, et frappé d'une blessure cruelle, je me suis senti fortifié par tes conseils. Déjà, près de succomber, tes paroles m'ont rendu à la vie, comme un vin pur rend au pouls son mouvement. Cependant, quelque puissante que ton éloquence se soit montrée, les discours n'ont pas guéri mon cœur. C'est en vain que tu allèges le poids de ma douleur, c'est en vain que tu épuises l'abîme de mes soucis, tu ne sau­rais en diminuer le nombre. Peut-être, avec le temps, la cicatrice se fermera mais une blessure récente s'ir­rite sous la main qui l'approche. Il n'est pas toujours au pouvoir du médecin de rétablir le malade, le mal est quelquefois plus fort que l'art et que la science. Tu vois comme le sang qui s'épanche d'un poumon délicat, conduit par une voie sure aux eaux du Styx. Le dieu d'Épidaure lui-même apporterait ses plantes sacrées, il ne pourrait, par aucun remède, guérir les blessures du cœur. La médecine est impuissante contre les atteintes de la goutte, elle échoue contre la maladie qui redoute l'eau. Quelquefois aussi le chagrin résiste à tous les ef­forts de l'art, ou, s'il peut être soulagé, ce n'est que par le temps.

Quand tes préceptes ont fortifié mon âme abattue, quand je me suis armé du courage que tu me commu­niques, l'amour de la patrie, plus fort que toutes les raisons, vient défaire la trame que tes conseils ont our­die. Que ce soit piété, que de soit faiblesse, je l'avoue, dans mon malheur, mon âme s'attendrit facilement. On ne doute pas de la sagesse du roi d'Ithaque, et cepen­dant il désire revoir la fumée des foyers de sa patrie. La terre natale a je ne sais quels charmes qui nous en­chaînent et ne nous permettent pas d'en perdre le sou­venir. Quoi de plus beau que Rome? quoi de plus af­freux que les rivages des Scythes? et pourtant le Bar­bare fuit Rome pour accourir ici. Quelque bien que soit dans sa cage la fille de Pandion captive, elle aspire à revoir ses forêts. Les taureaux retournent dans leurs pâturages accoutumés, les lions, tout sauvages qu'ils sont, retournent dans leurs repaires. Et toi, par tes con­solations, tu espères bannir de mon cœur les tourments de l'exil ! Faites donc que vous-mêmes, mes amis, vous soyez moins aimables, afin que ma privation devienne moins cruelle.

Mais peut-être, exilé du sol qui m'a donné le jour, ai-je obtenu du sort un séjour humain, à l'extrémité du monde, je languis abandonné sur des bords où le sol est caché sous des neiges éternelles. Ici la terre ne pro­duit ni fruit, ni doux raisin, aucun saule ne verdit sur la rive, aucun chêne sur les montagnes. La mer ne mérite pas plus d'éloges que la terre, toujours privés du soleil, les flots sont soulevés sans relâche par la fu­reur des vents. De quelque coté que vous tourniez vos regards, s'étendent des champs que personne ne cul­tive, et de vastes plaines que personne ne réclame. Près de nous est l'ennemi, également à craindre sur toutes nos frontières et ce voisinage redoutable nous épou­vante de tous côtés. D'une part on est exposé aux pi­ques des Bistons, de l'autre aux traits lancés par la main des Sarmates.

Viens maintenant me citer les exemples des anciens héros qui, d'une âme courageuse, ont supporté le mal­heur. Admire la noble constance du magnanime Rutilius qui ne profita pas de la permission de rentrer dans sa patrie, Smyrne fut sa retraite, et non le Pont, ni une terre ennemie, Smyrne, préférable peut-être à tout au­tre séjour. Le cynique de Sinope ne s'affligea pas d'être loin de sa patrie car c'est toi, terre de l'Attique, qu'il choisit pour sa retraite. Le fils de Nioclès, dont les ar­mes écrasèrent les armes persannes, passa son premier exil dans la ville d'Argos. Aristide, banni de sa patrie, se retira à Lacédémone et l'on ne savait laquelle de ces deux villes l'emportait sur l'autre. Patrocle, après un meurtre commis dans son enfance, quitta Oponte, et sur la terre de Thessalie devint l'hôte d'Achille. Exilé de l'Hémonie, c'est près des ondes de Pirène que se retira le héros qui conduisit le vaisseau sacré sur les mers de la Colchide. Le fils d'Agénor, Cadmus, abandonna les remparts de Sidon pour bâtir une ville dans un séjour plus heureux. Tydée, banni de Calydon, se réfugia près d'Adraste et ce fut une terre chérie de Vénus qui reçut Teucer. Pourquoi parlerai-je des anciens Romains? Alors Tibur était pour les bannis la terre la plus reculée. Je les nommerais tous, aucun, dans aucun temps, ne fut en­voyé si loin de sa patrie, ni dans un lieu plus horrible. Que ta sagesse pardonne donc à ma douleur, si tes paroles produisent si peu d'effet. Je ne le nie pas cepen­dant, si mes blessures pouvaient se fermer, tes leçons les fermeraient. Mais je crains que tu ne travailles en vain à me sauver, et que, malade désespéré, je ne retire de tes secours aucun soulagement. Si je parle ainsi, ce n'est pas que je sois plus habile que toi mais mon mé­decin ne me connaît pas aussi bien que moi-même. Tou­tefois, j'ai reçu comme un grand bienfait ce témoignage de ta bienveillance.

LETTRE QUATRIÈME.

à sa femme

ARGUMENT.

Le poète écrit à sa femme qu'il dépérit et que ses cheveux blanchissent. Deux causes ont produit ce changement : la vieillesse, et la douleur qui le tour­mente sans relâche. Il se compare ensuite à Jason, qui lui-même a visité la contrée où Ovide est exilé. Il a plus à souffrir que Jason n'a souffert dans ses travaux et ses voyages. Enfin, il désire qu'il lui soit permis de revenir dans sa patrie, de jouir des embrassements et des entretiens d'une épouse chérie, et de sacrifier aux Césars. Déjà au déclin de l'âge, ma tête commence à se cou­vrir de cheveux blancs, déjà les rides de la vieillesse sil­lonnent mon visage, déjà ma vigueur et mes forces lan­guissent dans mon corps épuisé. Les jeux qui plurent à ma jeunesse ne me plaisent plus. Si tu me voyais tout à coup, tu ne pourrais me reconnaître, tant m'ont été funestes les ravages du temps.

Je l'avoue, c'est l'effet des années mais une autre cause encore, ce sont les chagrins de l'âme et une souf­france continuelle. Car, si l'on comptait mes années par ­les maux que j'ai soufferts, crois-moi, je serais plus vieux que Nestor de Pylos. Tu vois comme, dans les ter­res difficiles, la fatigue brise le corps robuste des bœufs et pourtant quoi de plus fort que le bœuf? La terre qu'on ne laisse jamais oisive, jamais en jachère, s'é­puise, fatiguée de produire sans cesse. Il périra le coursier qui, sans relâche, sans intervalle, prendra toujours part aux combats du Cirque. Quelque solide que soit un vaisseau, il périra, s'il n'est jamais à sec, s'il est tou­jours mouillé par les flots. Et moi aussi, une suite infinie de maux m'affaiblit et me vieillit avant le temps. Le repos nourrit le corps, c'est aussi l'aliment de l'âme mais une fatigue immodérée les consume l'un et l'autre.

Vois combien le fils d'Éson, pour être venu dans ces contrées, s'est rendu célèbre dans la postérité la plus re­culée. Mais ses travaux, on l'avouera, furent plus lé­gers et plus faciles, si toutefois le grand nom du héros n'étouffe pas la vérité. Il partit pour le Pont, envoyé par Pélias, qu'on redoutait à peine aux frontières de la Thessalie et ce qui m'a été funeste à moi, c'est la co­lère de César, que, du soleil levant au soleil couchant, les deux mondes redoutent. L'Hemonie est plus voisine que Rome des rivages maudits du Pont, et la route qu'il parcourut est plus courte que la mienne. Il eut pour compagnons les princes de la terre achéenne, et je fus abandonné de tous, à mon départ pour l'exil. J'ai sillonné la vaste mer sur un bois fragile et le fils d'Éson était porté sur un vaisseau solide. Je n'avais pas Typhis pour pilote, le fils d'Agénor ne m'enseigna pas quelles routes il fallait suivre ou éviter. Il était sous la protec­tion de Pallas et de l'auguste Junon, et aucune divi­nité n'a défendu ma tête. Il fut secondé par une passion mystérieuse, par ces intrigues que je voudrais n'avoir jamais enseignées à l'amour. Il revint dans sa patrie, moi, je mourrai sur cette terre, si la redoutable colère d'un dieu que j'offensai, demeure implacable.

Ainsi, ô la plus fidèle des épouses, mon fardeau est plus lourd à porter que celui du fils d'Éson. Et toi aussi, que je laissai jeune, à mon départ de Rome, sans doute mes malheurs t'ont vieillie. Oh! fassent les dieux que je puisse te voir telle que tu es, et sur tes joues chan­gées déposer de tendres baisers, et dans mes bras pres­ser ce corps amaigri et dire : «C'est moi, c'est le souci qui l'a rendu si délicat, » et, mêlant mes larmes aux tiennes, te raconter mes souffrances, et jouir d'un en­tretien que je n'espérais plus, et offrir d'une main re­connaissante aux Césars, à une épouse digne de César, à ces dieux véritables, un encens mérité! Puisse la mère de Memnon, de sa bouche de rose, appeler bientôt ce jour, qui verra s'apaiser la colère du prince !

LETTRE CINQUIÈME.

A Maxime.

ARGUMENT.

Le poète avertît Maxime de ne pas s'étonner si les vers de son ami sont moins corrects, moins polis qu'autrefois, accablé par tant de maux , affaibli par l'inaction , son génie ne peut plus s'animer de cet enthousiasme qu'il sentait jadis. Il lui apprend ensuite pour quel motif il écrit encore, quoique ses vers lui aient été si funestes! Enfin, il lui fait connaître pourquoi il ne cherche pas à corriger, à polir ses vers.

Cet Ovide, qui jadis n'était pas le dernier parmi tes amis, te prie, Maxime, de lire ces mots : n'y cherche plus les traces de mon génie, tu semblerais ignorer mon exil. Tu vois comme l'inaction flétrit un corps oisif, comme la corruption gagne une eau sans mouvement. Et moi aussi, si j'eus quelque habitude de composer des vers, elle se perd, et s'affaiblit par une longue désuétude et même ces mots que tu lis, crois moi, Maxime, ma main les trace à regret, et je puis à peine l'y contraindre. Il m'est impossible d'assujétir mon es­prit à de semblables soins et la muse que j'invoque ne vient pas chez les Gètes cruels (1). Tu le vois cependant, je lutte pour composer des vers mais je les fais aussi durs que mon destin. Quand je les relis, j'ai honte de les avoir écrits et, quoique j'en sois l'auteur, j'y vois bien des choses dignes d'être effacées et, pourtant, je ne corrige pas, c'est un travail plus fatigant que celui d'écrire, et mon esprit malade ne supporte rien de pé­nible. Commencerai-je en effet à me servir d'une lime plus mordante, à soumettre chaque mot à un examen sévère? La fortune sans doute me tourmente trop peu, faut-il que le Nil se joigne à l'Hèbre, et que l'Athos donne aux Alpes ses forêts? Il faut épargner un cœur atteint d'une blessure cruelle. Les bœufs dérobent au fardeau leur cou usé par la fatigue.

Mais peut-être un juste profit me dédommage-t-il de mon travail ? peut-être le champ rend-il la semence avec usure? Rappelle-toi tous mes ouvrages, jusqu'à ce jour, aucun ne m'a servi, et plût aux dieux qu'aucun ne m'eût été funeste ! pourquoi donc écrire ? tu t'en éton­ nes, je m'en étonne moi-même, et souvent je me de­ mande: «Que m'en reviendra-t-il ? » Le peuple n'a-t-il pas raison de refuser le bon sens aux poètes? ne suis-je pas moi-même la preuve la plus sûre de cette opinion, moi qui, trompé si souvent par un champ stérile, per­siste à jeter la semence dans cette terre ruineuse ? C'est que chacun se passionne pour ses propres études, on aime à consacrer son temps à un art qu'on a toujours cultivé. Un gladiateur blessé jure de ne plus combattre, et bientôt, oubliant une ancienne blessure, il reprend les armes. Le naufragé dit qu'il n'aura plus rien de com­ mun avec les eaux de la mer, et bientôt il agite la rame dans les ondes où naguère il a nagé. Ainsi, je blâme constamment mon inutile étude, et je reviens aux divi­nités que je voudrais n'avoir pas cultivées. Que ferais-je de mieux? Je ne puis languir dans un indolent repos. L'oisiveté est pour moi semblable à la mort. Mon plaisir n'est pas de rester jusqu'au jour appesanti par de copieuses libations. Les chances incertaines du jeu n'ont aucun charme pour moi. Quand j'ai donné au sommeil le temps que le corps réclame, de quelle manière em­ployer les longues heures du jour? irai-je, oubliant les usages de la patrie, apprendre à bander l'arc des Sarmates? me laisserai-je entraîner par les exercices de ce pays? mes forces même ne me permettent pas de me li­vrer à ces goûts. Mon âme a plus de vigueur que mon corps débile. Cherche bien ce que je puis faire, rien de plus utile pour moi que ces occupations qui n'ont aucune utilité. J'y gagne l'oubli de mon malheur, c'est assez que ma terre me rende cette moisson. Pour vous, que la gloire vous aiguillonne, donnez vos veilles aux chœurs des Piérides, pour qu'on applaudisse la lecture de vos vers. Moi, je me contente d'écrire ce qui me vient sans effort. Un travail trop soutenu est pour moi sans motif. Pour­quoi polirais-je mes vers avec un soin inquiet? craindrai-je qu'ils ne plaisent pas aux Gètes? peut-être y a-t-il de la présomption mais je me vante que le Danube n'a pas de plus grand génie que moi. Dans ces champs où il me faut vivre, c'est assez si j'obtiens d'être poète au milieu des Gètes inhumains. A quoi me servirait d'éten­dre ma renommée dans un autre monde? Que ce lieu, où le sort m'a fixé, soit Rome pour moi, ma muse mal­heureuse se contente de ce théâtre. Ainsi je l'ai mérité, ainsi l'ont voulu des dieux puissants. Je ne pense pas que, de ces bords, mes livres parviennent jusqu'aux lieux où Borée n'arrive que d'une aile fatiguée. Le ciel entier nous sépare et l'Ourse, si éloignée de la ville de Quirinus, voit de près les Gètes barbares. A travers tant de terres, tant de mers, je puis à peine croire que les preuves de mon travail aient trouvé un passage. Sup­pose qu'on les lise, et, ce qui serait étonnant, suppose qu'ils plaisent, assurément cela ne serait d'aucun secours à l'auteur. A quoi te servirait d'être loué dans la chaude Syène et dans ces lieux où les flots indiens entourent Taprobane? Montons encore plus haut, si tu étais loué par les Pléiades, dont nous sépare un si long intervalle, que t'en reviendrait-il ? Avec mes faibles écrits, je n'arrive pas jusqu'aux lieux où vous êtes et ma renommée a quitté Rome avec moi. Et vous, pour qui j'ai cessé d'être, du jour où ma renommée fut ensevelie dans la tombe, aujourd'hui sans doute vous ne parlez même plus de ma mort.

(1) Ovide revient souvent sur cette pensée, qu'il développe ici longuement. En affaiblissant son corps, en le faisant vieillir avant le temps, l'exil a aussi abattu ses forces morales. Il nous explique lui-même pourquoi les vers qu'il com­pose aujourd'hui sont si inférieurs à ses anciens ouvrages. Il a perdu l'habitude d'écrire, il ne retrouve plus son ancien génie. C'est en vain qu'il invoque la muse, la muse ne vient pas chez les Gètes cruels. Il lutte avec effort contre la douleur, contre les tourments qu'il endure, pour composer des vers et quand il les relit, il a honte de son propre ouvrage. Cependant il ne les cor­rige pas, c'est un travail trop pénible pour son esprit malade. Il cherche seulement à occuper les longues journées de l'exil, il fuit l'oisiveté mais l'amour de la gloire n'est plus un aiguillon pour lui.

LETTRE SIXIEME.

à Grecinus

La lettre 6 du livre II, et la lettre 9 du livre IV, sont adressées à Grécinus, comme celle-ci. Grécinus fut consul l'an de Rome 769, et son frère Pomponius Flaccus lui succéda l'année suivante. Voyez la lettre 9 du livre IV.

ARGUMENT.

Le poète regrette que Grécinus ne se soit pas trouvé à Rome au moment où il a été proscrit par Auguste, il pense que Grécinus a été vivement affligé à la nouvelle de sa disgrâce. Il le prie de consoler l'exilé par ses entretiens et par ses lettres, et de ne pas chercher à connaître la cause de son bannisse­ment, de peur de rouvrir des blessures déjà fermées. Il lui apprend ensuite qu'il n'a pas perdu tout espoir de retour, qu'il a une grande confiance dans la clémence de César, il le prie d'apaiser le prince en sa faveur. Enfin, il dit que les choses les plus impossibles arriveront, avant qu'il soupçonne la fidélité de Grécinus, son ancien ami.

Lorsque tu appris mes malheurs, car alors tu étais retenu sur une terre étrangère, ton cœur en fut-il af­fligé ? En vain tu dissimulerais, tu craindrais de l'a­vouer, Grécinus, si je te connais bien, sans doute tu fus affligé. Une odieuse insensibilité n'est pas dans ton ca­ractère, elle ne répugne pas moins aux études que tu cultives. Les lettres, pour lesquelles tu as tant de zèle, adoucissent les cœurs et bannissent la rudesse, et, plus que tout autre, tu t'y livres avec une ardeur fidèle, quand ta charge et les travaux de la guerre te le per­mettent.

Moi, dès que j'ai pu sentir ce que j'étais devenu, car longtemps mon âme étourdie resta anéantie, j'ai senti un malheur de plus, tu me manquais, toi, l'ami qui de­vait m'être d'un si grand secours. Avec toi me manquaient les consolations de ma douleur, et la moitié de ma vie et de ma raison.

Maintenant il reste un service que je te prie de me rendre de loin, par tes entretiens soulage mon cœur, il faut plutôt, crois-en un ami qui ne ment pas, l'appeler insensé que coupable.

Il n'est ni facile ni sûr d'écrire quelle fut l'origine de ma faute, mes blessures craignent d'être touchées. Cesse de demander de quelle manière je les ai reçues, ne les tourmente pas, si tu veux qu'elles se ferment. Quelle que soit mon erreur, elle ne mérite pas le nom de for­fait, ce n'est qu'une faute et toute faute contre les dieux est-elle donc un crime? Ainsi, Grécinus, l'espé­rance de voir ma peine adoucie n'est pas entièrement bannie de mon cœur. L'Espérance, quand les divinités quittaient ce monde pervers, seule parmi tous les dieux, resta sur cette terre odieuse. C'est par elle que vit l'es­clave chargé de fers, en pensant qu'un jour ses pieds seront libres d'entraves. C'est par elle que le naufragé, bien qu'il ne voie la terre d'aucun côté, agite ses bras au milieu des flots. Souvent le malade que les soins ha­biles des médecins ont abandonné, ne perd pas l'espé­rance, quand déjà l'artère a cessé de battre. On dit que les prisonniers, dans le cachot, espèrent leur salut, il en est qui, suspendus à la croix, font encore des vœux. Combien s'attachaient au cou le lacet, que cette déesse n'a pas laissé périr de la mort qu'ils s'étaient proposée ? Et moi, quand par le fer j'essayais de finir ma souffrance, elle m'a arrêté, elle a retenu mon bras déjà levé. «Que fais-tu? m'a-t-elle dit, il faut des larmes et non du sang, par elles souvent le courroux du prince se laisse flé­chir.» Aussi, quoique j'en sois indigne, j'espère beaucoup dans la bonté de ce dieu. Que tes prières, Gréci­ nus, me le rendent propice, que tes paroles aident à l'accomplissement de mes vœux! Puissé-je être enseveli dans les sables de Tomes, si je doute que tu fasses des vœux pour moi ! Les colombes commenceront à s'éloi­gner des tours, les bêtes sauvages de leurs antres, les troupeaux des pâturages, le plongeon des eaux, avant que Grécinus trahisse un ancien ami. Non, tout n'est pas changé à ce point par ma destinée.

LETTRE SEPTIÈME.

à Messalinus

Outre cette lettre, Ovide a encore adressé la deuxième lettre du livre II, à Messalinus. Il était fils de Messala Corvinus (Cicéron, lett. XIX à Brutus ), qui mourut avant l'exil d'Ovide.

ARGUMENT

Le poète fait des vœux pour Messalinus. Il l'engage à suivre l'exemple de son père et de son frère, et à ne pas refuser son amitié à un malheureux exilé.

Cette lettre, au défaut de ma voix, t'apporte du pays des Gètes cruels les vœux que tu lis. Reconnais-tu l'au­teur au lieu qu'il habite? ou faut-il que tu lises mon nom, pour savoir que c'est Ovide, que c'est moi qui t'écris ces mots ? Quel autre de tes amis languit relégué aux extrémités du monde ? ne suis-je pas le seul, moi qui réclame aussi ce titre? Que les dieux préservent tous ceux qui t'honorent et qui t'aiment, de connaître ce pays ! C 'est bien assez que, moi, je vive au milieu des glaces et des flèches des Scythes, si on peut appeler vie une espèce de mort.

Que cette terre réserve pour moi les maux de la guerre, ce ciel ses frimas, que je sois en butte aux ar­mes du Gète féroce, à la grêle, que j'habite une contrée qui ne produit ni fruit ni raisin, et que l'ennemi me­nace de toutes parts, pourvu qu'à l'abri de tout danger vive le reste de tes amis, parmi lesquels confondu, comme dans la foule, j'occupais une petite place. Mal­heur à moi, si tu t'offenses de ces paroles, si tu dis qu'en aucune façon je n'ai été des tiens. Quand cela serait vrai, si je mens, tu dois me le pardonner. L'hon­neur que je m'attribue n'ôte rien à ta gloire. Qui ne se vante d'être l'ami des Césars , pour peu qu'il les con­naisse? Pardonne une audace que j'avoue, pour moi tu seras César. Cependant je ne force pas l'entrée des lieux qui me sont interdits, je serai content, si tu ne nies pas que ta porte me fut ouverte. Quand même il n'y aurait pas eu plus de rapports entre toi et moi, autrefois du moins une voix de plus te rendait des hommages. Ton père n'a pas désavoué mon amitié, lui qui m'encoura­gea dans mes études, qui me fit poète et fut mon flam­beau. Aussi, à sa mort, lui ai-je offert, pour derniers honneurs, mes larmes et des vers qui furent récités dans le Forum. Je sais encore que ton frère a pour toi une affection qui ne le cède pas à celle des fils d'Atrée, ni des fils de Tyndare. Et lui, il n'a jamais dédaigné ma société ni mon amitié. Sans doute tu ne penses pas que cela puisse lui nuire, autrement, sur ce point aussi, j'avoue­rai que je ne dis pas la vérité. Que plutôt votre maison me soit tout entière interdite. Mais non, elle ne doit pas m'être interdite, quelque fort qu'on soit, on ne peut empêcher un ami de s'égarer. Cependant on sait que je n'ai pas commis de crime, et mon erreur même, je vou­drais que l'on put également la nier. Si mon délit n'é­tait excusable en partie, la peine du bannissement eût été trop légère. Mais celui dont le regard pénètre tout, César, a bien vu que ma faute ne méritait pas le nom de folie. Il m'a épargné, autant que je l'ai permis, autant que le permettaient les circonstances. Il s'est servi avec modération des feux de sa foudre, il ne m'a ôté ni la vie, ni mes biens, ni la possibilité du retour, si un jour sa colère se laisse vaincre par vos prières.

Mais ma chute a été terrible et qu'y a-t-il d'éton­nant? les coups de Jupiter ne font pas de légères bles­sures. Achille lui-même avait beau retenir ses forces, les traits qu'il lançait portaient des coups funestes. Ainsi, puisque j'ai pour moi la sentence même de mon juge, pourquoi ta porte refuserait-elle de me reconnaî­tre? Mes hommages, je l'avoue, n'ont pas été ce qu'ils devaient, mais ce fut sans doute encore un effet de ma destinée. Il n'est personne, cependant, que j'aie plus ho­noré, tour-à-tour chez l'un ou chez l'autre, sans cesse j'étais dans votre maison. Telle est ton affection pour ton frère, que, même sans te rendre ses hommages, l'ami de ton frère a sur toi quelques droits. Enfin, si la reconnaissance est toujours due à des bienfaits, n'est-ce pas à ta fortune qu'il convient de la mériter? Si tu me permets de te dire ce que tu dois désirer, demande aux dieux de donner plutôt que de rendre. C'est ce que tu fais et, autant que je puis m'en souvenir, tu aimais à obliger le plus souvent que tu, pouvais. Place-moi, Messalinus, dans le rang que tu voudras, pourvu que je ne sois pas étranger à ta maison. Et si, parce qu'Ovide a mérité ses malheurs, tu ne le plains pas de les souffrir, plains-le du moins de les avoir mérités.

LETTRE HUITIEME.

à Sévère

Sévère était poète. Outre cette lettre, Ovide lui a encore adressé la lettre 2 du livre IV.

ARGUMENT.

Il raconte à Sévère qu'entouré d'ennemis, il vit sans cesse au milieu des com­bats, qu'il regrette vivement ses amis, sa femme, sa fille et sa patrie, qu'il n'a pas même la consolation de consacrer ses loisirs à la culture des champs. Ensuite, il se félicite de ce que tout réussit à Sévère, et le prie de demander à Auguste une contrée moins éloignée pour son ami exilé.

Reçois ce souvenir que ton cher Ovide t'envoie, Sé­vère, toi, la moitié de moi-même. Ne me demande pas ce que je fais, si je te raconte tout, tu pleureras, c'est assez que tu connaisses en abrégé mes souffrances. Nous vivons sans cesse au milieu des armes, sans connaître jamais la paix, sans cesse le Gète, armé de son carquois, suscite des guerres cruelles. Seul de tant de bannis, je suis tout ensemble exilé et soldat, les autres, et je n'en suis pas jaloux, vivent en sûreté. Et, pour que mes écrits te paraissent plus dignes d'indulgence, ces vers, que tu liras, je les ai faits armé pour le combat.

Près des rives de lister au double nom, est une ville ancienne, que ses remparts et sa situation rendent pres­que inabordable. Le Caspien Égypsus, si nous en croyons ce peuple sur sa propre histoire, la fonda, et appela son ouvrage de son nom. Le Gète barbare, après avoir par surprise massacré les Odrysiens, s'en empara et soutint la guerre contre le roi. Se souvenant de sa noble naissance, qu'il relève par son courage, ce prince se présenta aussitôt entouré de nombreux soldats, il ne se retira qu'après avoir versé le sang des coupables, et, par l'excès de sa vengeance, s'être rendu coupable lui-même. O roi, le plus vaillant de notre époque, puisses-tu tenir le sceptre d'une main toujours glorieuse ! puisses- tu, et que pourrais-je te souhaiter de mieux? recevoir toujours, comme aujourd'hui, les éloges de la belliqueuse Rome et du grand César!

Mais revenant au sujet que j'ai quitté, je me plains, cher ami, que de cruels combats viennent se joindre à mes maux. Depuis que, privé de vous, je fus jeté sur ces rives infernales, quatre fois l'automne a vu se lever les Pléiades. Ne crois pas qu'Ovide regrette la vie de Rome et ses agréments, et pourtant il les regrette aussi car tantôt je me rappelle votre doux souvenir, mes amis, tantôt je songe à ma fille, à ma chère épouse. Puis je sors de ma maison, et je me tourne vers les diverses parties de la belle Rome et tous ces lieux, mon esprit les parcourt de ses regards. Tantôt je vois les places, tantôt les palais, ou les théâtres revêtus de marbre (1), ou tous ces portiques(2) au sol aplani, ou le gazon du Champ-de-Mars en face de superbes jardins, et les étangs, et les canaux, et l'eau de la Vierge. Mais peut-être que, si, dans mon malheur, les plaisirs de la ville me sont ravis, je puis du moins jouir d'une campagne quelconque. Je ne regrette pas les terres que j'ai perdues, cette belle campagne dans les plaines des Pélignes, ni ces jardins plantés sur des collines ombragées de pins et en vue de la voie Clodia, qui près de là se joint à la voie Flaminienne, ( ou voie Claudienne, commence au pont Milvius, passait par les villes de Luques et de Florence- note du rédacteur du site ) je les ai cultivées, je ne sais pour qui. Souvent moi-même, et je n'en rougis pas, j'apportais aux plantes l'eau de la source. Là doivent être, s'ils vivent encore, des arbres que jadis ma main a plantés, mais dont ma main ne cueillera pas les fruits. Pour remplacer ces pertes, que ne puis-je du moins trouver ici un champ à cultiver dans mon exil! Moi-même, et plut aux dieux que je le pusse ! je voudrais, appuyé sur un bâton, mener au pâturage mes chèvres, suspendues aux rochers , y mener mes brebis, moi-même , pour que mon cœur ne s'arrêtât pas à ses éternels soucis, je conduirais mes bœufs labourant la terre sous le joug recourbé, j'étudierais le langage que connaissent les taureaux des Gètes, j'y ajouterais les mots menaçants qui leur sont familiers. Moi-même, diri­geant de la main le manche de la charrue pressée dans le sillon, j'apprendrais à répandre la semence sur une terre préparée. Je n'hésiterais pas à nettoyer mes champs, armé d'un long boyau, ni à donner à mon jardin al­téré une eau qui l'abreuve. Mais comment le pourrais- je, moi qu'un mur et une porte fermée séparent à peine de l'ennemi?

Pour toi, à ta naissance, et mon cœur s'en félicite, les fatales déesses ont tiré de leur fuseau un fil heureux. Tantôt c'est le Champ-de-Mars qui te retient, tantôt l'ombre épaisse d'un portique, et tantôt le Forum, au­quel tu ne consacres que de rares instants tantôt l'Ombrie te rappelle, ou, dirigée vers ta maison d'Albe, une roue brûlante te porte sur la voie Appienne. Là peut-être tu désires que César oublie sa juste colère, et que ta campagne soit mon asile. Ah ! c'est trop demander, mon ami, modère tes vœux, ne donne pas tant d'essor à tes désirs. Je voudrais que l'on m'accordât une terre moins éloignée, une contrée qui ne fut pas exposée à la guerre. Alors je serais soulagé d'une bonne partie de mes souffrances.

(1) Les théâtres des anciens étaient découverts, et, pour préserver les spectateurs des chaleurs excessives ou des pluies , on déployait des voiles comme sur les amphithéâtres . On ne les couvrit que longtemps après. Ovide parle donc ici des por­tiques en marbre qui étaient construits devant les théâtres, et où le peuple se mettait à l'abri quand il sortait par la pluie ( Vitruve, liv. v).

(2) On avait construit des portiques ou des galeries pour la promenade dans différentes places, principale­ment autour du Champ-de-Mars et du Forum. Ces portiques étaient soutenus sur des colonnes de marbre ornées de peintures et de statues : quelques-uns étaient très longs ( Martial, Livre des Spect.,épig. II. Suet., Vie de Néron, ch.XXXI, etc.).

LETTRE NEUVIEME.

à Maxime.

ARGUMENT.

Le poète paie un tribut de larmes à la mémoire de Celsus, dont Maxime lui avait annoncé la mort. Celsus lui avait promis que Maxime serait son appui, il demande que ces paroles d'un ami ne restent pas sans effet.

La lettre que j'ai reçue de toi sur la perte de Celsus, a été aussitôt mouillée de mes larmes. Je n'ose le dire, et je le croyais impossible, c'est à regret que mes yeux ont lu ta lettre. Depuis que je suis dans le Pont, je n'a­vais pas encore appris, et puissé-je ne jamais apprendre de nouvelle aussi cruelle ! son image s'attache à mes re­gards, comme s'il était devant moi, tout mort qu'il est, ma tendresse se le représente vivant, souvent je me rap­pelle son abandon dans ses délassements, souvent sa probité si pure dans les affaires sérieuses. Cependant, aucune époque ne me revient plus souvent à l'esprit, que ces jours, qui auraient dû être les derniers de ma vie, où ma maison, ébranlée tout à coup, s'écroula et tomba sur la tête de son maître. Il vint à moi lorsque la plupart m'abandonnèrent, Maxime et il ne suivit pas la fortune. Je l'ai vu pleurer ma mort, comme s'il eût eu un frère à mettre sur le bûcher. Il me tint em­brassé, me consola dans mon abattement, et ne cessa de mêler ses larmes aux miennes.

Oh! que de fois, surveillant odieux d'une vie cruelle, il retint mon bras prêt à terminer mes destins! que de fois il me dit : « La colère des dieux n'est pas inexora­ble, vis et ne dis pas toi-même qu'on ne peut te par­donner! » Mais voici ce qu'il me répétait surtout : «Vois de quel secours Maxime doit être pour toi, Maxime ne négligera rien, avec tout le zèle de l'amitié, il demandera que la colère de César ne tienne pas jusqu'à la fin. A ses efforts il joindra ceux de son frère, il n'est rien qu'il ne tente pour adoucir ton sort. »

Ces paroles ont soulagé l'ennui de ma vie malheu­reuse. Toi, Maxime, fais qu'elles ne restent pas sans effet. Souvent aussi il me jurait qu'il viendrait ici, pourvu que tu lui permisses de faire ce long voyage car ta de­meure était sacrée pour lui, il l'honorait avec ce respect que tu portes toi-même aux dieux maîtres du monde. Crois-moi, tu as bien des amis, et tu le mérites, dans le nom­bre , il n'en est aucun qui l'emportât sur lui, si toutefois ce ne sont ni les richesses, ni le nom d'illustres aïeux, mais la vertu et les qualités du cœur qui distinguent les hommes.

C'est donc avec raison que je pleure la mort de Cel­sus, comme il me pleura, vivant, au moment de mon départ, c'est avec raison que je lui consacre des vers qui rendent témoignage à ses qualités si rares. Il faut que la postérité, Celsus, y lise ton nom. C'est tout ce que je puis t'envoyer des bords gétiques, c'est la seule chose ici qu'on ne puisse me contester. Je n'ai pu accompagner tes funérailles, ni parfumer ton corps, et l'univers entier me sépare de ton bûcher. Maxime, qui le pouvait, Maxime que, vivant, tu hono­rais comme un dieu, t'a rendu tous les derniers devoirs, il a présidé à tes funérailles, il a offert à tes restes de pompeux honneurs, il a répandu l'amome sur ton sein glacé, dans sa douleur, il a mêlé aux parfums des larmes abondantes, et renfermé dans une terre voisine l'urne de tes cendres. S'il rend à ses amis morts tous les de­voirs qui leur sont dus, nous aussi il peut nous comp­ter parmi les morts.

LETTRE DIXIEME

à Flaccus

Cette lettre est adressée à Pomponius Flaccus, qui fut consul, après son frère Grécinus, l'an de Rome 770. Voyez lettre 6 du livre 1.

ARGUMENT.

Le poète, dans cette lettre, apprend à Flaccus que ses forces s'affaiblissent, il lui en fait connaître la cause. II le prie d'unir ses efforts à ceux de son frère pour secourir l'exilé, pour apaiser César en sa faveur. Du fond de son exil, Ovide envoie ce salut à Flaccus, son ami, si cependant on peut envoyer ce qu'on n'a pas. Depuis longtemps miné par d'amers soucis , mon corps languit et n'a plus de forces. Je n'éprouve aucune dou­leur, je ne suis pas brûlé par une fièvre suffocante, et mon pouls marche toujours aussi calme, aussi régulier. Mon palais est émoussé, tout ce qu'on me sert excite mon dégoût et je me plains quand vient l'heure odieuse du repas. Qu'on me serve ce que produit la mer, et l'air, et la terre, il n'y aura rien qui réveille mon appétit. Que la belle Hébé, de sa main empressée, me présente le nectar et l'ambroisie, le breuvage et les mets des dieux , leur saveur n'excitera pas mon palais engourdi, ils res­teront longtemps, comme un poids, sur mon estomac paresseux.

Quelque vrai que cela soit, je n'oserais l'écrire à tout autre, on appellerait délicatesse mes plaintes et mes souffrances. En vérité, dans ma position, dans l'état de ma fortune, la délicatesse serait bien à sa place! Je souhaite les mêmes épreuves à la délicatesse de celui qui craindrait que la colère de César ne fut trop douce pour moi. Le sommeil lui-même, cet aliment d'un corps dé­licat, ne nourrit pas de ses bienfaits mon corps exté­nué mais je veille, avec moi veillent sans relâche mes douleurs, qu'entretient encore la tristesse de ce séjour. Aussi, en me voyant, pourrais-tu à peine reconnaître mes traits. Que sont devenues, dirais-tu, ces couleurs que tu avais jadis? quelques gouttes de sang coulent à peine dans mes membres chétifs, et mon corps est plus pâle que la cire nouvelle. Ces ravages ne viennent pas de l'excès du vin, tu sais que l'eau est presque mon unique breuvage. Je ne me charge pas de mets, et, quand j'en aurais le désir, je ne pourrais le satisfaire dans le pays des Gètes. Ce ne sont pas les dangereux plaisirs de Vé n us qui m énervent, rarement elle visite une couche désolée. C'est l'eau, c'est le climat qui me nuit, et plus encore cette inquiétude de l'âme qui ne me quitte jamais. Si tu ne la soulageais, avec un frère qui te ressemble, mon âme affligée supporterait à peine le poids de sa tristesse. Vous êtes pour ma bar­que fragile un rivage hospitalier et cette assistance que tant d'autres me refusent, vous, vous me la donnez, donnez-la-moi toujours, je vous prie, parce que tou­jours j'en aurai besoin, tant que le divin César sera ir­rité contre moi. Implorez l'un et l'autre tous vos dieux, non pour qu'il mette un terme à sa colère bien méritée, mais pour qu'il la modère.

LIVRE DEUXIEME.

Les lettres de ce livre furent composées, pour la plupart, pen­dant l'année 766. Tibère a triomphé des Pannoniens et des Dalmates à la fin de l'année 765 ou au commencement de 766. Ovide, qui célèbre ce triomphe, n'a pu en avoir connaissance, et, par conséquent, n'a pu le célébrer que dans l'année 766.

LETTRE PREMIÈRE.

à Germanicus César

ARGUMENT.

Il se félicite d'avoir appris de la renommée le triomphe de César (il s'agit du triomphe de Tibère sur l'Illyrie). Heureux de cette nouvelle, il décrit le triomphe, et annonce l'espérance qu'Auguste sera aussi clément pour lui que pour les ennemis. Il prédit à Germanicus un semblable triomphe.

Elle est aussi parvenue dans ces lieux, la renommée du triomphe de César, dans ces lieux où arrive à peine le souffle languissant du Notus fatigué. J'avais pensé que , chez les Scythes, je n'aurais jamais aucun plaisir, aujourd'hui ce pays me devient moins odieux, enfin j'ai vu la sérénité, un instant ramenée, dissiper le nuage de mes soucis, et j'ai mis en défaut ma fortune. Quand César voudrait m'interdire toute jouissance, celle-là du moins il peut permettre que tous la partagent. Les dieux aussi, pour que la joie accompagne les hommages de la piété, ordonnent à tous de bannir la tristesse aux jours qui leur sont consacrés. Enfin, et c'est une vraie folie que d'oser l'avouer, quand il le défendrait, je jouirais malgré lui de l'allégresse commune. Toutes les fois que Jupiter ranime les champs par des pluies salutaires, la bardane tenace croît mêlée à la moisson. Moi de même, herbe inutile, je sens l'influence d'une divinité fécon­dante, et souvent, malgré les dieux, leurs bienfaits me soulagent. Les joies de César m'appartiennent pour ma part, cette famille n'a rien qui soit à elle seule. Grâces à toi, Renommée, c'est par toi qu'enfermé au milieu des Gètes, j'ai vu la pompe du triomphe. Tes ré­cits m'ont appris que naguère des peuples innombrables se sont rassemblés pour contempler les traits de leur chef et que Rome, dont les vastes remparts embras­sent l'univers entier, eut à peine assez de place pour tant d'étrangers. Tu m'as raconté qu'avant le triomphe, pendant plusieurs jours, le nuageux Auster avait versé sur la terre des pluies continues mais que le soleil se­rein brilla d'un éclat céleste dans ce jour qui se confor­mait à l'aspect joyeux du peuple et qu'ainsi le vain­queur put distribuer aux guerriers, à qui sa voix don­nait de glorieux éloges, les prix de la valeur. Avant de revêtir la robe brodée, brillant insigne du triom­phateur, il offrit de l'encens sur les foyers sacrés, et apaisa par de pieux hommages la Justice, à qui son père éleva des autels, la Justice, qui dans son cœur ré­side comme dans un temple.

Partout sur ses pas les applaudissements se mêlaient aux vœux de bonheur, et une pluie de roses rougissait le pavé. Devant lui, on portait les images en argent des murailles renversées, des villes prises sur les Barbares, avec leurs habitants vaincus puis des fleuves et des mon­tagnes, et des pâturages au milieu de hautes forêts, et des trophées d'armes groupées avec des traits. L'or porté en triomphe, sous les feux du soleil, dorait de son re­flet les maisons du Forum romain. Les chefs, qui courbaient sous les fers leurs têtes captives, étaient si nom­breux, qu'on aurait dit une armée d'ennemis, la plupart obtinrent la vie et le pardon, et entré eux Bâton, l'âme et le chef de cette guerre. Et pourquoi dirai-je que la colère divine ne peut s'apaiser en ma faveur, quand je vois les dieux si cléments envers les ennemis?

La même renommée nous a appris, Germanicus, que, dans cette pompe triomphale, parurent aussi des villes inscrites sous ton nom et que leurs solides rem­parts, la force des armes, la nature des lieux n'avaient pu les protéger contre toi. Que les dieux te donnent les années, le reste, tu le trouveras en toi-même, ta vertu n'a besoin que d'une longue vie.

Mes prières seront exaucées, les oracles des poètes ont quelque valeur car un dieu a donné à mes vœux des présages favorables. Toi aussi, Rome te verra, traîné par des chevaux couronnés, monter vainqueur sur la roche Tarpéienne. Ton père, témoin des honneurs dé­cernés à son fils si jeune encore, sentira à son tour cette jouissance, qu'il donna lui-même aux auteurs de ses jours. Toi, le modèle des jeunes Romains, dans la paix et dans la guerre, c'est dès aujourd'hui, ne l'oublie pas, que mes paroles t'annoncent cet avenir. Mes vers peut-être rediront aussi ce triomphe, pourvu que ma vie résiste à mes souffrances, qu'auparavant la flèche d'un Scythe ne s'abreuve pas de mon sang; que cette tête ne tombe pas sous l'épée d'un Gète farouche. Si, avant ma mort, tu reçois dans nos temples la couronne de laurier, tu diras que deux fois mes prédictions se sont vérifiées.

LETTRE DEUXIÈME.

à Messalinus

ARGUMENT.

Le poète s 'adresse à Messalinus, dont la famille a toujours été bienveillante pour lui, et qui jouit de la faveur d'Auguste, il le prie de profiter de la joie que le triomphe de l'Illyrie inspire à tous pour obtenir du prince que son exil soit adouci, et pour plaider sa cause auprès de lui.

Cet ami qui, dès son enfance, honora ta famille, Ovide relégué sur la rive gauche du Pont-Euxin, t'en­voie, Messalinus, du milieu des Gètes indomptables, ces vœux qu'avant son absence il t'apportait lui-même. Malheur à moi, si, à la vue de mon nom, tu changes de visage, si tu hésites à achever la lecture ! achève, ne bannis pas mes paroles avec moi votre ville n'est pas interdite à mes vers. Je n'ai pas eu la pensée qu'en en­tassant Pélion sur Ossa, je pourrais de ma main at­teindre aux astres brillants. Je n'ai pas, suivant les dra­peaux insensés d'Encélade, déclaré la guerre aux dieux maîtres du monde. Je n'ai pas, comme le bras téméraire de Tydée, dirigé mes traits contre une divinité. Ma faute est grave mais mon audace n'a perdu que moi, et n'a pas médité de plus grands forfaits. On ne peut m'appeler qu'insensé et téméraire, voilà les seuls noms que l'on puisse me donner.

Je l'avoue, après que j'ai mérité la colère de César, tu as le droit aussi de te montrer difficile à mes prières. Telle est ta vénération pour le nom d'Iule, que tu te crois offensé par quiconque offense un de ceux qui le portent. Mais en vain tu serais armé et prêt à porter des coups funestes, tu ne saurais te faire craindre de moi. Une poupe troyenne accueillit le Grec Achéménide, la lance d'Achille guérit le roi de Mysie. Parfois le profanateur du temple se réfugie près de l'autel, et ne craint pas d'implorer l'assistance de la divinité qu'il a outragée. C'est dangereux, dira-t-on, je l'avoue, mais ce n'est pas à travers une mer paisible que na­vigue mon vaisseau. Que d'autres songent à leur sûreté, l'extrême misère ne craint pas le danger,  elle n'a pas à redouter un sort plus funeste. Pourquoi ne pas s'aban­donner au destin, quand on est entraîné par le destin? Souvent une rude épine produit de douces roses. Celui qu'emporte la vague écumante tend les bras vers les ré­cifs, il se prend aux ronces, aux pointes des rochers. L'oiseau qui, d'une aile rapide, s'efforce d'échapper au terrible épervier, ose, fatigué, se réfugier dans le sein de l'homme. Elle ne craint pas de se confier à la ca­bane voisinera biche qui fuit, épouvantée, la fureur des chiens.

Je t'en conjure, laisse-toi toucher par mes larmes, ne les repousse pas, que ta porte ne se ferme pas sans pitié à ma voix timide. Transmets avec bonté ma prière aux divinités que Rome adore, et que tu révères autant que le dieu du tonnerre, le dieu du Capitole. Manda, taire chargé de ma requête, prends en main ma cause quoi qu'avec mon nom toute cause soit mauvaise. Déjà presque dans la tombe, déjà saisi du moins par le froid de la mort, c'est avec peine que tu me sauveras, si tou­tefois tu me sauves. Qu'aujourd'hui se déploie pour ma fortune abattue, ce crédit, que t'accorde César, et puisse son amitié te l'accorder toujours! qu'elle t'inspire au­jourd'hui, cette éloquence brillante, héréditaire, si souvent utile à l'accusé tremblant. Car la voix éloquente de votre père revit en vous, c'est un bien qui a trouvé un digne héritier. Je ne l'implore pas pour qu'elle essaie de me défendre, un accusé qui avoue ne doit pas être défendu. Couvriras-tu ma faute du nom d'erreur? ou serait-il plus utile de ne pas agiter une semblable ques­tion? c'est à loi d'en juger. Ma blessure est de celles qu'on ne guérit pas, peut-être serait-il plus sûr de n'y pas toucher. Arrête, langue imprudente, tu ne dois pas dévoiler ce mystère, que ne puis-je l'enfouir moi-même avec mes cendres ! Parle-lui donc comme si je n'avais pas été abusé par une erreur, pour qu'enfin il me laisse jouir de la vie que je lui dois. Quand son regard te paraîtra se­rein, quand il aura déridé ce front qui ébranle le monde et l'empire, demanderai de ne pas m'abandonner, faible victime , à la fureur des Gètes, et d'accorder à mon mi­sérable exil un plus doux climat.

Le moment est favorable pour la prière, heureux lui- même, il voit prospérer, ô Rome, la puissance qu'il t'a faite. Les dieux veillent sur les jours d'une épouse fidèle à sa couche. Son fils agrandit l'empire de l'Ausonie. Ger manicus lui-même devance les années par sa valeur, et le courage de Drusus ne le cède pas à sa noblesse. Ses brus aussi, ses tendres petites-filles, les enfants de ses petits-fils, enfin tous les membres de la famille d'Au­guste sont dans l'état le plus florissant. Les Péoniens viennent d'être subjugués, et les bras des Dalmates con­damnés au repos dans leurs montagnes, l'Illyrie, dépo­sant les armes, n'a pas refusé de courber sa tête esclave sous les pieds de César. Lui-même, sur son char, attirant les regards par la sérénité de son visage, portait entrelacés sur ses tempes, des rameaux de la vierge aimée d'Apollon. Avec vous, l'accompagnaient, dans sa marche, des fils pieux, dignes de leur père et des titres qu'ils ont reçus, sem­blables à ces frères que, du haut de sa demeure sacrée, le divin Iule voit occuper le temple voisin. Messalinus ne leur refuse pas, à eux à qui tout doit céder, le pre­mier rang dans l'allégresse commune, après eux, il n'est personne à qui il ne le dispute en dévoûment. Non, sur ce point, aucun homme ne l'emportera sur toi. Tu l'ho­nores celui qui, récompensant ton mérite avant l'âge, couronna ton front des lauriers dus à la valeur, heu­reux ceux qui ont pu être témoins de ces triomphes, et jouir de l'aspect d'un prince égal aux dieux ! Et moi, au lieu des traits de César, il faut que je voie des Sauromates, et une terre privée de la paix, et des eaux en­chaînées par la glace !

Si pourtant tu m'entends, si ma voix arrive jusqu'à toi, qu'à la faveur de ton crédit j'obtienne un autre séjour. Ton père, que j'honorai dès mon jeune âge, te le demande avec moi, s'il reste quelque sentiment à son ombre éloquente. Ton frère te le demande aussi, quoiqu'il craigne peut-être que le désir de me sauver ne te soit funeste. Toute ta famille enfin te le demande. Et toi-même, tu ne peux nier que j'aie fait partie de tes amis. Du moins tu applaudissais à ce génie dont je sens que j'ai abusé tu ne blâmais que mes leçons d'amour. Et ma vie, si tu en retranches mes dernières fautes, ne peut faire rougir ta maison. Puisse donc prospérer le foyer de votre famille! Puissent les dieux et César te protéger, si tu implores cette divinité bienveillante, mais justement irritée contre moi, pour qu'elle me délivre de la contrée sauvage des Scythes ! La tâche est difficile, je l'avoue mais la vertu affronte les obstacles, et, pour un tel bienfait, ma reconnaissance sera plus grande. Et cependant ce n'est pas Polyphème dans la pro­fonde caverne de l'Etna, ce n'est pas Antiphates qui re­cevra tes prières, c'est un père indulgent et bon, disposé à pardonner, et qui souvent fait gronder son tonnerre sans lancer les feux de sa foudre, qui ne peut prendre une décision sévère sans en souffrir lui-même, qui se pu­ nit, pour ainsi dire, en punissant. Cependant ma faute a vaincu sa clémence, j'ai forcé sa colère de s'armer de son pouvoir. Puisque, séparé de la patrie par l'univers entier, je ne puis me jeter aux pieds des dieux eux-mêmes, prêtre chargé de ma requête, porte-la aux di­vinités que tu honores. A mes paroles ajoute tes propres prières et cependant ne tente pas ce moyen si tu y vois du danger. Pardonne : naufragé, je crains toutes les mers.

LETTRE TROISIÈME.

à Maxime

ARGUMENT.

Le poête fait l'éloge de l'amitié constante et fidèle que Maxime lui témoigne dans son malheur. Ce n'est pas l'intérêt qui le guide, comme le commun des hommes, dans le chois de ses amis, c'est la vertu et la probité. Ovide l'engage à persévérer dans sa fidélité, et à le secourir autant qu'il le pourra.

Maxime, toi qui, par l'éclat de tes vertus, soutiens dignement ton nom, qui ne laisses pas la noblesse éclip­ser chez toi le mérite, toi que j'honorai jusqu'au dernier instant de ma vie (car mon état présent diffère-t-il de la mort?), tu n'as pas repoussé ton ami malheureux, cette constance est bien rare au siècle où nous vivons. J'ai honte à le dire mais soyons sincères, en fait d'ami­tié, c'est l'intérêt qui sert de guide au commun des hommes. On songe au profit avant de songer à la vertu et la fidélité tombe, ou se soutient avec la fortune. Sur des milliers d'hommes, à peine en trouveras-tu un seul qui pense que la vertu porte avec elle sa récompense. L'honneur même d'une belle action, si elle reste sans salaire, ne touche pas, on regretterait d'être gratuite­ment vertueux, on n'aime que ce qui est utile. Va, en­lève à nos âmes cupides l'espérance du profit et, après cela, cherche encore des vertus.

Chacun aujourd'hui s'attache à ses revenus, on compte sur des doigts inquiets ce qui rapportera le plus. L'amit ié, cette divinité jadis si vénérable, est exposée en vente, et , comme une prostituée, se livre à qui l'achète. Je t'en admire davantage, toi, qui résistes au torrent, qui ne te laisses pas entraîner par la contagion du désordre général. On n'aime que celui que la fortune favorise. L'orage gronde, et bientôt tout fuit à l'entour.

Me voilà, moi, que jadis entourèrent de nombreux amis, tant qu'un souffle favorable a gonflé mes voiles. Dès qu'un vent orageux a soulevé la mer furieuse, on m'abandonne au milieu des eaux avec ma poupe bri­sée. Et, quand la plupart craignent même de paraître m'avoir connu, à peine êtes-vous restés deux ou trois pour me secourir dans mon naufrage. Tu fus le pre­mier, tu étais digne en effet de ne pas suivre, mais de commencer, de ne pas recevoir, mais de donner l'exemple. Ne cherchant dans ce que tu fais que le té­moignage d'une conscience pure, tu aimes la probité, le devoir pour eux-mêmes, tu penses que la vertu n'at­tend pas de salaire, et qu'elle doit être recherchée pour elle-même , quoique seule et sans aucun cortège de biens étrangers. C'est une honte à tes yeux qu'un ami soit re­ poussé, parce qu'il est dans l'infortune, qu'il cesse d'être ton ami, parce qu'il est malheureux. L'humanité de­ mande qu'on soutienne de la main la tête du nageur fa­ tigué, au lieu de le plonger au sein des flots. Vois ce que fit, pour son ami mort, le petit-fils d'Éacus, ma vie aussi, crois-moi, est une sorte de mort. Thésée ac­compagna Pirithoüs sur les bords du Styx et quelle distance me sépare des ondes du Styx! Le jeune Pho­céen n'abandonna pas Oreste privé de sa raison et la folie est pour beaucoup dans ma faute.

Toi aussi, partage avec ces héros la gloire de tant de vertu , et continue à me donner, dans ma détresse, toute l'assistance qui dépend de toi. Si je te connais bien, si tu es toujours ce que tu étais autrefois, si ton cœur n'a pas changé, plus la fortune se montre cruelle, plus tu lui opposes de résistance, comme l'honneur l'exige, tu prends garde qu'elle ne triomphe de toi et l'ardeur de ton ennemi dans le combat ne fait qu'animer ton ar­deur, ainsi la même cause me nuit et me sert en même temps.

Sans doute, excellent jeune homme, tu regardes comme indigne de toi de te joindre au cortège de la déesse toujours debout sur une roue. Ta constance est inébranlable et, si les voiles de mon vaisseau, battu par la tempête, ne sont pas dans l'état que tu voudrais, telles qu'elles sont, ta main les dirige. Ces ruines, tellement ébranlées que la chute en paraît inévitable, se soutien­nent encore appuyées sur tes épaules.

Dans le premier moment, il est vrai, ta colère était juste, tu n'étais pas moins irrité que celui dont je n'avais que trop mérité le courroux. Le ressentiment qui était entré dans le cœur du grand César, tu juras aussitôt que tu le partageais avec lui mais, dès que tu appris l'ori­ gine de mon malheur, tu gémis sur mon égarement. Alors ta lettre vint m'apporter une première consola­tion, et me donner l'espoir qu'on pourrait fléchir le dieu que j'ai offensé, alors tu te sentis émouvoir par la constance de cette longue amitié, qui commença dans mon cœur avant ta naissance, tu te rappelas que, si tu es devenu pour d'autres un ami, tu naquis le mien, que, dans ton berceau, je te donnai les premiers bai­sers, qu'après avoir honoré ta famille dès ma plus tendre jeunesse, il me faut, après tant d'années, être un far­deau pour toi. Ton père, le modèle des orateurs ro­mains, et dont l'éloquence égalait la noblesse, m'encou­ragea le premier à confier mes vers à la renommée, il fut le guide de mon génie. Ton frère aussi ne pourrait dire à quelle époque commença mon amitié pour lui. Mais c'est, avant tout, sur toi que se réunirent mes af­fections, et, dans mes diverses fortunes, tu fus toujours le premier objet de ma tendresse.

Les côtes de l'Italie me virent avec toi dans ces der­niers moments où j'arrosais le rivage de mes larmes. Quand tu me demandas s'ils étaient vrais, ces bruits odieux qui t'avaient instruit de ma faute, je restais em­barrassé sans avouer et sans nier, et ma pâleur révélait assez mon trouble et ma crainte. Comme la neige qui se fond au souffle humide de l'Auster, des larmes inon­daient mon visage interdit et tremblant. Ces souvenirs te sont encore présents tu penses que ma faute peut être excusée, comme on excuse une pre­mière erreur et c'est pour cela que tu ne détournes pas tes regards d'un ancien ami dans le malheur, et que tu répands sur mes blessures un baume salutaire. Pour tant de bienfaits, s'il m'était permis de donner un libre cours à mes vœux, je demanderais aux dieux de te combler de mille faveurs; mais, s'il faut me borner à l'objet de tes désirs, je leur demanderai qu'ils conservent à ton amour et César et sa mère. C'est là, je m'en souviens, la prière que tu leur adressais d'abord, quand tu offrais de l'en­cens sur leurs autels.

LETTRE QUATRIÈME.

à Atticus

ARGUMENT.

Il rappelle à Atticus l'ancienne amitié qui les unissait, et qui fut toujours si douce pour tous deux. Plein de ces soupirs, il est persuadé que, malgré son éloignement, son ami lui est resté fidèle, il l'engage à persévérer.

Reçois ces mots qu'Ovide t'envoie des bords glacés de l'Ister, Atticus, toi dont la fidélité ne peut m'être sus­pecte. Te souviens-tu encore de ton ami malheureux? ou ton cœur a-t-il cessé de s'occuper de moi ? Non, les dieux ne me sont pas cruels à ce point, je ne saurais le croire, il est impossible que tu m'aies oublié, ton image est tou­jours devant mes yeux, je crois voir tes traits toujours présents à ma pensée. Je me rappelle nos fréquents entre­tiens sur des objets sérieux, et ces douces causeries qui nous prenaient une bonne partie de notre temps. Souvent, en conversant, nous avons abrégé les heures, souvent nos discours se prolongèrent au delà du jour. Souvent tu écou­tas des vers que je venais d'achever, et ma muse nouvelle se soumettait à ton jugement. Tes éloges étaient pour moi les applaudissements du peuple, c'était le prix le plus doux de mon travail récent. Pour que mon ouvrage fût poli par la lime d'un ami, j'ai effacé bien des choses en suivant tes avis. Souvent le forum, les portiques, les rues nous virent ensemble, souvent le théâtre nous réunit l'un près de l'autre. Enfin, mon ami, notre attachement ne le céda jamais à celui d'Achille et du petit fils d'Actor.

Non, quand tu boirais des eaux du fleuve d'oubli, je ne croirais pas que ces souvenirs pussent s'effacer de ton cœur. La saison des frimas ramènera les longs jours, les nuits d'hiver seront plus courtes que les nuits d'été, Babylone n'aura plus de chaleurs, le Pont n'aura plus de froids, le souci l'emportera sur la rose parfumée de Pestum, avant que mon souvenir s'efface de ta mémoire, non, ma destinée n'est pas malheureuse à ce point. Prends garde cependant qu'on ne puisse dire que ma confiance m'a trompé, que j'ai été abusé par une sotte crédulité. Protège, avec une fidélité constante, ton ancien ami, protège-le autant que tu le peux, sans qu'il te soit à charge.

LETTRE CINQUIÈME.

à Salanus.

ARGUMENT.

Il fait l'éloge de la bonté et de la bienveillance de Salanus. Il le remercie d'avoir accordé sa faveur aux vers d'un poète exilé. Il recommande à sa protection le poème où il a célébré le triomphe de l'Illyrie.

Ovide envoie à Salanus ces mots mesurés en distiques inégaux, et les vœux qui les précèdent, puissent-ils s'accomplir ! puissent mes espérances se réaliser ! Je souhaite, ami, qu'en me lisant, tu sois dans un état prospère. Ta bonté, cette vertu presque éteinte de nos jours, mérite bien de ma part de semblables vœux. Quoique je fusse peu connu de toi, on dit que tu t'es affligé de mon exil et quand tu lus ces vers que j'en­voyai des bords reculés du Pont, quels qu'ils fussent, ta faveur leur servit d'appui, tu souhaitas que César, tou­jours protégé par les dieux, s'apaisât bientôt en ma faveur, César lui-même, s'il le savait, permettrait de semblables souhaits. C'est la bonté de ton cœur qui t'inspira des vœux si bienveillants, et ce n'est pas ce qui me les rend moins précieux.

Ce qui doit te toucher le plus dans mon malheur, éloquent Salanus, c'est sans doute la nature des lieux où je souffre, dans le monde entier, crois-moi, tu trou­verais à peine une contrée qui jouît moins de la paix qu'Auguste nous a donnée. Et pourtant ces vers, que je fais ici au milieu des fureurs de la guerre, tu les lis, et, quand tu les as lus, tu les approuves, tu leur donnes
des éloges, tu applaudis à mon génie, à tout ce qui coule d'une veine si stérile, et d'un ruisseau tu fais un grand fleuve. Oui, ces suffrages sont chers à mon cœur, et, tu le sais, le cœur du malheureux peut à peine s'ouvrir à la joie. Quand ma muse s'exerce sur des choses légères, mon génie suffit à un travail simple et facile. Mais naguère, quand la renommée d'un glorieux triomphe parvint jusqu'en ces lieux, j'osai entreprendre une tâche si relevée, la grandeur et l'éclat du sujet accablèrent mon audace, je succombai sous le poids de mon entreprise.

Dans mon poème tu n'auras à louer que ma bonne volonté du reste il languit écrasé par le sujet. Si, par hasard, mon livre est parvenu jusqu'à toi, je te le recommande, prends-le sous ta protection, tu le ferais, quand je ne le demanderais pas, que, du moins, la prière d'un ami ajoute à ta bonne volonté. Je ne mérite pas d éloges mais il y a tant de bonté dans ton cœur plus candide et plus pur que le lait, que la neige nou­velle! Tu admires les autres, toi, si digne d'être admiré, toi dont personne n'ignore les talents et l'éloquence.

Le prince des jeunes Romains, César, à qui la Ger­manie a donné son nom, t'associe à ses études, le plus ancien de ses compagnons, uni à lui dès l'enfance, tu lui plais par ton génie qui sympathise avec son caractère. Tu parles, et aussitôt il se sent animé, tu es là pour exciter son éloquence par la tienne. Quand tu as cessé de parler, que toute bouche mortelle s'est tue devant lui, et que le silence a régné un instant, il se lève alors, ce prince si digne de porter le nom d'Iule, semblable à l'étoile du matin sortant des ondes de l'Orient. Pendant qu'il est debout et dans le silence, son attitude, son air est celui de l'orateur, et la disposition de son vêtement annonce une voix éloquente. Enfin, quand le moment est arrivé, quand cette bouche divine a rompu le si­lence, vous jureriez que son langage est celui des dieux, c'est là, diriez-vous, une éloquence cligne d'un prince, tant il y a de noblesse dans sa parole! Et toi, son fa­vori, toi dont le front touche les astres, tu veux cepen­dant avoir les ouvrages d'un poète proscrit. Sans doute il s'établit une sorte de sympathie entre les esprits, unis par les mêmes études, c'est une alliance à laquelle cha­cun reste fidèle. Le paysan s'attache au laboureur, le soldat à l'homme de guerre, le nautonnier au pilote qui dirige une barque incertaine. Ainsi le culte des Muses te plaît, à toi qui les cultives, et mon génie trouve en toi un génie qui le protège.

Nos genres ne sont pas les mêmes, mais ils sortent des mêmes sources, et c'est un art libéral que nous cul­tivons l'un et l'autre. Tu portes le thyrse et moi le lau­rier mais l'enthousiasme nous est nécessaire à tous deux. Si ton éloquence donne plus de nerf à mes vers, c'est de moi que tes paroles empruntent leur éclat. Tu penses donc avec raison que la poésie n'est pas étrangère à tes études, et que, sous les mêmes drapeaux, nous devons rester fidèles au même culte. Aussi je souhaite que jus­qu'à la fin de ta vie tu conserves cet ami auquel tu ap­ partiens, et qu'un jour, maître du monde, il tienne lui-même les rênes de l'empire, c'est le vœu que tout le peuple forme avec moi.

LETTRE SIXIÈME.

à Grécinus.

ARGUMENT.

Le poète engage Grécinus à épargner à son ami des reproches trop tardifs, et à lui donner plutôt les secours dont il a besoin.

Ovide, qui jadis, près de Grécinus, lui offrait ses vœux de vive voix, les lui offre maintenant dans ses vers, des tristes bords de l'Euxin. C'est là le langage d'un exilé, c'est à ma plume que je dois la parole et s'il ne m'était permis d'écrire, je resterais sans voix. Tu as raison de blâmer les fautes de ton ami insensé, et de m'avertir que j'ai mérité plus encore que je ne souffre. Tes reproches sont fondés, mais ils viennent trop tard. Sois moins sévère pour un coupable qui avoue ses torts. Quand je pouvais encore diriger mes voiles pour échapper aux monts Cérauniens, c'est alors qu'il fallait m'avertir d'éviter de funestes écueils. Maintenant, à quoi me sert d'apprendre, après le naufrage, quelle route ma barque devait tenir. Tends plutôt une main secourable au nageur fatigué, et que ton bras ne dédaigne pas de soutenir sa tête. C'est ce que tu fais, fais-le toujours, je t'en prie et que ta mère et ton épouse, tes frères et toute ta famille, soient protégés des dieux! Puissent, et c'est le vœu de ton cœur, c'est celui que tes lèvres expriment sans cesse, puissent toutes tes actions être agréables aux Césars! Quelle honte pour toi de ne soulager par aucun secours le malheur d'un ancien ami! quelle honte de reculer, de ne pas te tenir d'un pied ferme! quelle honte d'aban­donner un vaisseau dans la détresse! quelle honte de suivre les chances du sort, de céder à la fortune, et de désavouer un ami quand il n'est plus heureux!

Telle ne fut pas la conduite du fils d'Agamemnon et du fils de Strophius. Telle ne fut pas l'amitié de Pirithoüs et du fils d'Égée, admirés des siècles passés, ils le seront encore des siècles à venir, et les théâtres retentissent d'applaudissements à leur honneur. Toi aussi, pour être resté fidèle à ton ami dans l'adversité, tu mérites d'être compté parmi ces grands hommes, tu le mérites, et puisque ta pieuse amitié est digne d'être célébrée, ma reconnaissance ne taira pas tes bienfaits. Crois-moi, si mes vers ne sont pas destinés à l'oubli, ton nom sera souvent répété dans la postérité. Seulement, Grécinus, ne cesse pas d'être fidèle à ton ami dans sa disgrâce, et que le temps ne ralentisse jamais l'ardeur de ton affec­tion. Je sais que tu fais tout pour moi mais, quoique secondé par le vent, je me sers encore de la rame, il est bon de presser de l'aiguillon le cheval lancé à la course.

LETTRE SEPTIÈME.

à Atticus.

ARGUMENT.

S 'il doute quelquefois de la fidélité de ses amis, c'est, dit il, parce qu'il est accablé sans relâche des coups de la fortune. Il ajoute qu'il a trouvé des consolations dans la constance d'Atticus.

C'est d'abord pour t'offrir mes voeux, Atticus, que je t'envoie cette lettre, du milieu des Gètes, toujours pri­vés de la paix. Ensuite j'aurai le plus grand plaisir à apprendre ce que tu fais, et si, quels que soient les soins qui t'occupent, tu as encore quelque souci de moi. Je n'en doute pas mais la peur même du mal m'inspire, malgré moi, d'inutiles inquiétudes. Pardonne, je te prie, excuse une crainte excessive, le naufragé redoute l'onde la plus paisible. Une fois piqué par l'hameçon perfide, le poisson croit toujours voir le crochet d'airain sous l'aliment qu'il rencontre. Souvent la brebis se sauve à l'aspect du chien, qu'elle prend pour un loup et, dans son erreur, elle fuit le soutien de sa faiblesse. Un membre blessé redoute l'atteinte la plus légère, une ombre vaine fait trembler l'homme inquiet. Ainsi, percé des traits cruels de la fortune, mon cœur ne conçoit que de tristes pensées. Maintenant, je n'en doute plus, mes destins, suivant leur cours, ne sortiront pas de leurs voies accoutumées. Je crois que les dieux s'étudient à me traverser en tout, et qu'il m'est impossible de mettre en défaut là fortune, elle s'applique à me perdre, si volage d'ordinaire, elle me nuit avec une constance inébranlable. Crois-moi, tu sais combien je suis sincère, et tels sont mes malheurs, qu'il me serait impossible de les exagérer, il serait moins long de compter les épis des moissons de Cinyphie, et les fleurs dont le thym couvre les hauteurs de l'Hybla, il te serait plus facile de dire combien d'oiseaux s'élèvent dans les airs sur leurs ailes rapides, et combien de poissons nagent dans l'Océan, que de calculer toutes les souffrances que j'ai endurées sur la terre et sur les mers. Il n'est pas dans l'univers un peuple plus féroce que les Gètes, et pourtant les Gètes ont gémi sur mes malheurs. Si ma mémoire cherchait à te les retracer dans mes vers, le récit de mes infortunes formerait une longue Iliade.

Si donc j'ai des craintes, ce n'est, pas que je te re­doute , toi qui m'as donné mille preuves de ton amitié mais c'est que le malheur rend timide, c'est que, de­puis longtemps, ma porte ne s'est pas ouverte à la joie. Je me suis fait une habitude de souffrir. De même que l'eau creuse le rocher, quelle frappe sans cesse dans sa chute, de même la fortune me déchire sans relâche de ses coups, elle ne trouve plus de place pour de nou­velles blessures. Le soc de la charrue est moins usé par un frottement continu, la voie Appienne est moins broyée sous la roue rapide, que mon cœur n'est abattu par une longue suite de douleurs et je n'ai rien trouvé qui pût me soulager. Plusieurs ont cherché la gloire dans la culture des arts, moi, malheureux, j'ai trouvé ma perte dans mon propre talent. Jusqu'alors ma vie a été pure, elle s'est écoulée sans tache, et cela ne m'a été d'aucun secours dans l'infortune. Souvent une faute grave est pardonnée à la prière d'un ami, pour moi l'amitié fut sans voix. C'est pour d'autres un soulagement d'être présents à leurs malheurs et moi j'étais absent, quand a éclaté l'orage qui a écrasé cette tête. Qui ne redoute­rait la colère de César, même quand elle se tait? des pa­roles terribles ont ajouté à mes tourments. Une saison propice rend moins pénible le chemin de l'exil et moi, je fus jeté sur une mer orageuse, sous l'influence de l'Arcture et des Pléiades menaçantes. Souvent un temps calme favorise le navigateur, jamais l'onde ne fut plus cruelle à la poupe d'Ithaque. La fidélité de mes com­pagnons pouvait adoucir mon malheur, une troupe per­fide s'est enrichie de mes dépouilles. Le séjour adoucit les rigueurs de l'exil, sous les deux pôles il n'est pas une contrée plus triste que celle que j'habite. C'est quelque chose d'être près des frontières de la patrie, je suis sur une terre reculée au bout de l'univers. Tes lauriers, César, assurent la paix aux exilés, le Pont est exposé aux attaques d'un ennemi voisin. Il est doux d'employer le temps à la culture des champs, un cruel ennemi ne permet pas de labourer cette terre. Un doux climat sou­lage et le corps et l'esprit, un froid éternel glace les bords de la Sarmatie. C'est un plaisir innocent que de boire une eau douce, ici l'eau est marécageuse et mêlée à l'onde salée des mers. Tout me manque à la fois, cependant mon cœur est supérieur à tout, et même il donne des forces à mon corps. Pour soutenir un far­deau, il faut se raidir de tous ses efforts, pour peu qu'on fléchisse, il tombera. C'est aussi l'espérance d'apaiser la colère du prince qui m'empêche de désirer la mort et de succomber dans l'abattement. Elles ont également leur prix, les consola­tions que vous me donnez, amis, peu nombreux, dont mes malheurs ont éprouvé la fidélité. Continue, je t'en prie, Atticus, n'abandonne pas mon vaisseau sur les flots. Conserve ton ami, et, en même temps, ton estime pour lui.

LETTRE HUITIÈME.

à Maximus Cotta

ARGUMENT.

Il a reçu de Cotta les portraits d'Auguste, de Tibère et de Livie. Il leur adresse ses prières comme à des divinités réellement présentes, il feint d'en espérer un exil moins pénible.

Les deux Césars viennent de m'être rendus, c'est toi, Cotta, qui m'as envoyé ces dieux, et pour qu'il ne man­quât rien à ton présent, aux Césars tu as joint Livie. Heureux argent ! plus heureux que l'or le plus pur ! Na­guère métal informe, maintenant il est dieu. En me donnant des trésors, tu m'aurais moins donné qu'en m'envoyant ces trois divinités. C'est quelque chose de voir les dieux, de se croire près d'eux, et de pouvoir converser avec une divinité, comme si elle était réellement présente. Quel don magni­fique, des dieux ! Non, je ne suis plus au bout du monde, comme jadis, me voilà heureux au milieu de Rome. Je vois les traits des Césars, comme je les voyais autrefois. J'osais à peine espérer l'accomplissement d'un tel vœu. Comme auparavant, je salue cette divinité céleste. Non sans doute, tu n'as rien de plus précieux à m'offrir à mon retour. Que manque-t-il à mes regards, si ce n'est le palais de César? et, sans César, que serait son palais? En le voyant, il me semble que je vois Rome car il porte dans ses traits l'image de sa patrie. Est-ce une erreur? ou dans ce portrait ses regards ne sont-ils pas irrités contre moi ? n'y a-t-il pas dans ses traits courroucés quelque chose de menaçant ? Pardonne, héros, que tes vertus rendent plus grand que le monde entier, suspends les coups de ta juste vengeance. Par­donne, je t'en conjure, immortel honneur de notre siècle, toi que l'on reconnaît, à ta sollicitude, pour le maître du monde, par le nom de la patrie, qui t'est plus chère que toi-même, par les dieux, qui n'ont jamais été sourds à tes vœux, par la compagne de ta couche, qui seule fut trou­vée digne de toi, qui seule peut supporter l'éclat de ta majesté, par un fils dont les vertus retracent ton image, et qui, par ses qualités, prouve qu'il sort de toi, par tes petits-fils, si dignes de leur aïeul et de leur père, et qui s'avancent à grands pas dans la route où tes vœux les appellent, daigne apporter quelque soulagement à ma peine, et m'accorder un séjour loin du Scythe ennemi. Et toi, le premier après César, que ta divinité, s'il se peut, ne soit pas contraire à mes prières et puisse bientôt la Germanie tremblante être portée captive de­vant ton char de triomphe ! Puisse ton père vivre aussi longtemps que le vieillard de Pylos, et la mère, que la prêtresse de Cumes! puisses-tu longtemps être fils! Toi aussi, digne compagne d'un auguste époux, écoute d'une oreille bienveillante les vœux d'un suppliant, et que les dieux conservent ton époux! qu'ils conservent ton fils et tes petits-fils, tes vertueuses belles-filles avec les filles qui leur doivent le jour! Que de tous tes enfants, celui que t'a ravi la cruelle Germanie, Drusus, soit seul la victime des coups du sort! que ton fils, ven­geant par sa valeur la mort d'un frère, soit traîné, vêtu de pourpre, par des coursiers plus blancs que la neige !

Divinités clémentes, exaucez ma timide prière, qu'il ne me soit pas inutile d'avoir des dieux près de moi ! A l'arrivée de César, le gladiateur quitte l'arène, libre de toute crainte, et l'aspect du prince est pour lui d'un puis­sant secours et moi, qu'il me serve aussi de contempler vos traits autant que cela m'est permis et de recevoir trois dieux dans ma seule demeure! Heureux ceux qui voient, non leurs images, mais les dieux eux-mêmes et leurs personnes divines réellement présentes! Puisqu'un destin cruel m'envie ce bonheur, je révère ces portraits que l'art a donnés à mes vœux. C'est ainsi que les hommes connaissent les divinités, que les hauteurs du ciel cachent à leurs regards, c'est ainsi qu'ils adorent la figure de Jupiter, au lieu de Jupiter lui-même.

Enfin votre image est avec moi, elle y sera toujours, ne souffrez pas qu'elle reste dans un séjour odieux. Ma tête sera détachée de mon corps, mes yeux arrachés tomberont de leur orbite, avant que vous me soyez ra­vis , dieux que la terre adore, vous serez le port, l'autel de l'exilé. Je vous embrasserai, si les Gètes me pressent de leurs armes, vous serez mes aigles, les étendards que je suivrai. Ou je me trompe, abusé par l'ardeur de mes vœux, ou je puis espérer un plus doux exil car, dans cette image, leurs traits s'adoucissent de plus en plus, je crois les voir consentir à ma demande. Qu'ils se vérifient, je vous en conjure, ces timides pressentiments ! que la co­lère d'un dieu, quoique bien méritée, s'apaise en ma faveur !

LETTRE NEUVIÈME.

au roi Cotys

ARGUMENT.

Il implore le secours de Cotys, roi de Thrace. C'est à un prince distingué par sa noble origine et par son amour pour les beaux-arts, surtout pour la poésie, qu'il adresse sa prière. Exilé sur une terre voisine de son empire, il lui demande protection et sûreté.

Descendant des rois, Cotys dont la noble origine re­monte jusqu'à l'illustre Eumolpus, si déjà la voix de la renommée t'a instruit de mon exil, si tu sais que je lan­guis sur une terre voisine de ton empire, écoute, ô le meilleur des princes, la voix qui t'implore, et, puisque tu le peux, sois l'appui d'un exilé. La fortune, et je ne m'en plains pas, m'a livré entre tes mains, en cela du moins elle ne s'est pas montrée mon ennemie. Reçois avec bienveillance sur tes bords les débris de mon naufrage, que la terre où tu règnes ne me soit pas plus cruelle que les flots.

Crois-moi, il est digne d'un roi de soulager le mal­heur, cela convient au rang élevé que tu occupes, cela sied à ta fortune, qui, toute grande qu'elle est, peut à peine égaler ton grand cœur. Jamais la puissance n'est admirée à plus juste titre que lorsqu'elle se laisse émouvoir par la prière. C'est là ce qu'exige l'éclat de ta naissance, c'est l'apanage d'une noblesse issue des Dieux, c'est l'exemple que t'offre Eumolpus, l'illustre auteur de ta race et le bisaïeul d'Eumolpus, Erichthonius. C'est un privilège que tu partages avec les dieux, on t'adresse des prières comme à eux, et, comme eux, tu soulages les suppliants. Pour quel motif croirions-nous devoir aux puissances du ciel les honneurs que nous leur rendons, si l'on ôte à la divinité la volonté de nous se­courir? Si Jupiter est sourd à la voix qui l'implore, pourquoi la victime tomberait-elle sous le couteau de­vant l'autel de Jupiter? Si la mer n'accorde pas un in­stant de calme à mon vaisseau, pourquoi offrirais-je à Neptune un inutile encens ? Si Cérès trompe les vœux du laboureur infatigable, pourquoi recevrait-elle les en­trailles d'une truie près de mettre bas ? Jamais un bélier ne sera égorgé sur l'autel de Bacchus, si le vin ne jaillit de la grappe sous le pied qui l'écrase. Nous faisons des vœux pour que César tienne longtemps les rênes de l'empire, parce qu'il veille avec soin aux intérêts de la patrie. C'est donc aux services qu'ils nous rendent que les bommes et les dieux doivent leur grandeur, car nous exaltons toujours ceux qui nous protègent. Toi aussi, Cotys, digne fils d'un père illustre, oblige un malheureux relégué sur la terre où tu commandes. Le plaisir le plus digne de l'homme, c'est de sauver un homme, il n'est pas de moyen plus sûr pour gagner les cœurs. Qui ne maudit Antiphates le Lestrigon? et qui ne loue la générosité d'Alcinoüs? Ce n'est pas au tyran de Cassandrie que tu dois le jour, ni à celui de Phérée, ni à celui qui se servit d'une machine cruelle pour en brûler l'inventeur. Mais, terrible à la guerre, invincible dans les combats, le sang te répugne, quand la paix est conclue. Te dirai-je encore que l ' étude assidue des beaux-arts adoucit les mœurs et en corrige la rudesse. Or, de tous les rois aucun n'a plus que toi cultivé ces douces études, aucun n'y a consacré plus d'instants, les vers le prou­vent, Ote ton nom, et je jurerais qu'ils ne sont pas l'ouvrage d'un Thrace. Non, Orphée n'est plus le seul poète de cette contrée, et la terre de Bistonie s'enorgueillit aussi de ton génie. De même que ton courage t'invite à prendre les armes, quand il en est besoin, et à tremper tes mains dans le sang ennemi, de même que tu sais lancer un javelot d'un bras vigoureux, et manier habi­lement un rapide coursier, de même, quand tu as donné le temps nécessaire à ces exercices de tes pères, et qu'un pénible fardeau laisse un peu de repos aux épaules qui le soutiennent, tu ne veux pas que tes loisirs se consument dans un sommeil engourdi, et par le culte des Piérides tu te fraies une route vers les astres brillants. C'est un lien de plus qui m'unit à toi, l'un et l'autre nous sommes initiés aux mêmes mystères. Poète, je tends à un poète mes mains suppliantes, je demande sur tes bords protection pour mon exil. Je ne suis pas venu sur les rivages du Pont, après avoir commis un meurtre, ma main n'a pas mêlé de cruels poisons, je n'ai pas été convaincu d'avoir scellé d'un ca­chet imposteur un écrit supposé. Je n'ai rien fait que la loi défendît et cependant, je dois l'avouer, ma faute est plus grave que tout cela. Ne demande pas quelle est cette faute, j'ai écrit un Art insensé, voilà ce qui a rendu cette main coupable, ne t'informe pas si j'ai fait plus encore, je veux que dans mon Art on voie tout mon crime. Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé dans mon juge une colère indulgente, il ne m'a privé que du séjour de la patrie, puisque je n'en jouis plus, que près de toi du moins je puisse habiter en sûreté cette terre odieuse.

LETTRE DIXIÈME.

à Macer

ARGUMENT.

Bien des souvenirs doivent rappeler à Macer le poète qui lui écrit, et son ancienne amitié. S'il n'oublie pas les gages d'une affection réciproque, son ami, bien qu'absent, sera toujours présent à ses regards. Le poète lui de­mande de songer souvent à lui.

Reconnais-tu, Macer, à cette image gravée sur le sceau, que cette lettre te vient d'Ovide? et, si mon cachet ne suffit pas pour te l'apprendre, reconnais-tu au moins la main qui a tracé ces caractères ? ou le temps a-t-il effacé de ton cœur ces souvenirs, et tes yeux ont-ils oublié ce que jadis ils ont vu tant de fois? Mais qu'importe que tu ne te rappelles ni le cachet ni la main, pourvu que tu aies conservé quelque souci de moi. Tu le dois à cette intimité qui nous unit depuis si longtemps, à mon épouse qui ne t'est pas étrangère, à ces études dont tu n'as pas abusé comme moi, plus sage, tu n'as pas fait un Art cou­pable. Ta muse continue l'œuvre de l'immortel Homère, elle achève le récit des malheurs d'Ilion. Et l'imprudent Ovide, qui enseigna l'Art d'aimer, reçoit aujourd'hui le triste salaire de ses leçons.

Cependant il est des liens sacrés qui unissent les poètes, quoique chacun de nous suive des routes diverses. Tu t'en souviens, je le pense, malgré la distance qui nous sépare, et tu veux soulager mes malheurs. Tu fus mon guide, quand nous visitâmes ensemble les superbes villes d'Asie, quand la Sicile se montra à mes regards. Nous vîmes ensemble le ciel briller des feux de l'Etna, de ces feux que vomit la bouche du géant enseveli sous la mon­tagne, et le lac d'Henna, et les fétides marais de Palicus, et l'Anapus mêlant ses ondes aux ondes de Cyané (1) , et la Nymphe (2) qui fuyant le fleuve de l'Élide, coule encore au­jourd'hui cachée sous les eaux de la mer. C'est dans ces contrées que j'ai passé une bonne partie de l'année, ah ! qu'elles ressemblent peu au pays des Gètes ! Et qu'est-ce encore que ces souvenirs, quand je songe à tant d'autres lieux que nous vîmes ensemble dans ces voyages que tu me rendais si agréables ? Soit que notre barque, décorée de peintures, sillonnât l'onde azurée, soit qu'un char nous portât sur ses roues légères, souvent la route fut abrégée par nos entretiens et nos paroles, si tu comptes bien, étaient plus nombreuses que nos pas. Souvent la nuit venait interrompre nos discours, et les longs jours d'été ne suffisaient pas à nos causeries. C'est quelque chose, d'avoir redouté ensemble les hasards de la mer, d'avoir ensemble adressé des vœux aux dieux des ondes, d'avoir traité en commun des affaires sérieuses, d'avoir ensuite partagé les mêmes délassements, que nous pou­vons nous rappeler sans rougir. Si ces souvenirs ne sont pas perdus pour toi, quoique absent, tes yeux me verront à toute heure, comme tu me voyais jadis. Pour moi, bien que relégué au bout du monde, sous l'étoile du pôle qui toujours reste au dessus de la plaine liquide, je te vois cependant, comme je le puis, des yeux de l'esprit, et souvent je m'entretiens avec toi sous ce ciel glacé. Tu es ici, et tu l'ignores, bien qu'absent, tu es souvent près de moi, et je te vois sortir de Rome pour venir chez les Gètes. Rends-moi la pareille, et, puisque ton séjour est plus heureux que le mien fais que j'y sois toujours dans ton souvenir et dans ton cœur.

(1) Cyané était une nymphe de Sicile, et compagne de Proserpine, elle versa tant de larmes sur son enlèvement, qu'elle fut changée en fontaine. Voyez Ovide, Métamorphoses, liv. V.

(2) C'est Aréthuse, jeune vierge, chasseresse à la suite de Diane. Un jour, qu'elle se baignait dans l'Alphée, le dieu du fleuve en devint, épris. Elle se mit à fuir pour échapper à ses étreintes puis, comme il continuait de la poursuivre avec ardeur, elle implora le secours de Diane, et fut changée en fontaine. Le fleuve Alphée voulut alors mêler ses eaux à celles d'Aréthuse, et la poursuivit jusqu'en Sicile.

LETTRE ONZIÈME.

à Rufus.

ARGUMENT.

C'est à l'oncle de sa femme, Rufus Fundanus , que le poète écrit cette lettre. Il lui dit que, malgré son éloignement, il conserve le souvenir de ses bien­faits. Il prie les dieux de l'en récompenser.

Ovide, l'auteur d'un Art malheureux, t'envoie, Rufus, cet ouvrage fait à la hâte. Ainsi, quoique le monde entier nous sépare, tu sauras pourtant que je me souviens de toi. Mon nom s'effacera de ma mémoire, avant que mon cœur oublie ta pieuse amitié, mon âme s'exhalera dans le vide des airs, avant que je perde la reconnaissance de tes services, oui, c'était un grand service, ces larmes qui coulaient de tes yeux, quand une violente douleur avait tari les miennes, oui, c'était un grand service, ces consolations, par lesquelles tu soulageais à la fois ton cœur et le mien. Sans doute mon épouse (1) est d'elle-même portée à la vertu mais tes avis la rendent encore meilleure. Ce que fut Castor pour Hermione, Hector pour Iule, tu l'es pour mon épouse, et je m'en félicite. Elle s'efforce d'é­galer tes vertus, et sa conduite prouve qu'elle est de ton sang aussi, ce qu'elle eût fait, sans y être encouragée, elle le fait mieux encore, aidée de tes conseils. De même le généreux coursier, qui de lui-même disputerait dans le cirque les honneurs du triomphe, redoublera d'ar­deur, s'il entend ta voix qui l'anime. Enfin tu accomplis avec une constante sollicitude les soins dont le chargea un ami absent, et nul fardeau ne pèse à ta bonté. Oh! que les dieux t'en récompensent, puisque je ne le puis moi-même, ils le feront, si ta piété n'échappe pas à leurs regards. Puissent tes forces suffire longtemps à ta vertu, Rufus, toi la gloire des champs de Fundum.

(1) Ovide épousa trois femmes, il répudia les deux premières (Tristes, liv. III , élég. 10), et se loua fort de la troisième. Voyez ibid, élég. 3, et ailleurs.

Livre 2 et 3

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