Plaute : L'homme aux trois deniers ou Trinumus

Traduction de Henri Clouard 1936

Librairie Garnier Frères

CLASSIQUES GARNIER

L'Homme aux trois deniers. — Ce titre ne se rapporte qu'à un épisode secondaire de la comédie ; le titre de la pièce grecque imitée par Plaute était plus juste : Le Trésor. En réalité, la comédie du poète latin adapte à une intrigue où le trésor caché, menacé et sauvé joue son rôle, des dissertations morales, très morales, et des caractères intéressants qui font l'essentiel de l'œuvre.
Il y a là un ami dont la fidélité a je ne sais quoi d'exquis et de rare, un jeune homme prudent, sensé, qui se pose, comme Hercule, entre la Vertu et la Volupté et qui témoigne à son père d'une soumission réfléchie et singulièrement douce, enfin un serviteur dévoué et qui s'emploie avec intelligence pour son maître malgré celui-ci.
La moralité tient grande place dans L'Homme aux trois deniers. C'était le dessein de Plaute, sans doute mais cette douceur des trois personnages et la nature assez noble du dissipateur lui-même sentent leur origine grecque.
Le lieu de la scène est Athènes.

ARGUMENT
Charmide, en partant pour l'étranger, a caché un trésor, qu'il recommande avec tous ses intérêts à son ami Calliclès. En son absence, son fils dissipe tout le patrimoine, il vend même la maison. Calliclès en devient acquéreur. La sœur du jeune homme est demandée en mariage sans dot. Calliclès, pour lui en donner une sans se compromettre, suppose un messager du père, qui se dit porteur d'une somme en or. Quand cet homme arrive devant la maison, le vieux Charmide, à peine de retour, le mystifie; puis il marie ses enfants.

PERSONNAGES

LA DÉBAUCHE, L'INDIGENCE : personnages du prologue
MÉGARONIDE, CALLICLÈS : vieillards, amis de Charmide.
LYSITÉLÈS, jeune homme, ami de Lesbonicus.
LESBONICUS, jeune homme, flis de Charmide.
PHILTON, père de Lysitélès.
STASIME, esclave, de la maison de Charmide.
CHARMIDE, vieillard.
UN HOMME DE PAILLE.

PROLOGUE

LA DÉBAUCHE ET L'INDIGENCE

LA DÉBAUCHE Suis-moi, ma fille, viens faire ton office.
L'INDIGENCE Je te suis, mais quel sera le terme de notre marche?
LA. DÉBAUCHE
Nous y sommes. Tu vois cette maison (elle indique la maison de Lesbonicus); c'est là, entres-y. (Après que l'autre personnage est entré, elle s'adresse aux spectateurs.) Maintenant, afin de ne pas vous laisser chercher a l'aventure, je vous mettrai sur la voie en peu de mots, pourvu que vous me promettiez d'écouter. D'abord, je vous dirai qui je suis et qui est celle qui vient d'entrer là; mais il faut que vous soyez attentifs. La Débauche est mon nom, je l'ai reçu de Plaute. Cette autre, l'Indigence, c'est ma fille, il le veut ainsi. Vous saurez pourquoi je l'ai fait entrer là, tenez vos oreilles libres pendant que je parlerai.
Dans cette maison habite un jeune homme qui a dissipé, avec mon aide, le bien de son père. Lorsque j'ai vu qu'il n'avait plus de quoi me nourrir, je lui ai donné ma fille pour qu'il passe le reste de ses jours avec elle. Quant au sujet de la pièce, n'attendez pas que je vous le dise, les vieillards qui vont venir vous en donneront l'explication. Elle a pour titre en grec le Trésor ; Philémon l'écrivit. Plaute l'a traduite dans la langue des barbares, et l'a intitulée l'Homme aux trois deniers (1). Il vous prie de permettre qu'elle garde ce titre. C'est tout : portez-vous bien, et assistez au spectacle en silence.

(1) Le mot latin "numus" a signifié tantôt denier, tantôt sesterce. C'était à peu près le dixième d'une mine au temps de Plaute.

ACTE I

MÉGARONIDE, seul
Faire des réprimandes méritées à un ami, c'est un service peu apprécié, et cependant utile et profitable fort souvent. Moi, par exemple, aujourd'hui je blâmerai justement un de mes amis de ses torts : cela m'est pénible et pourtant le devoir ne doit pas être une peine. Car il y a une maladie générale qui attaque à présent les bonnes mœurs et qui les tue et pendant qu'elles languissent, les mauvaises mœurs croissent et pullulent à vue d'œil, comme l'herbe sur le bord des ruisseaux : il n'y a rien de si commun de nos jours, elles pourraient fournir une très riche moisson. On ne voit que trop de nos gens plus jaloux de plaire à quelques-uns que d'être utiles à tous. Ainsi la faveur l'emporte sur l'intérêt général; elle cause mille embarras fâcheux, et nuit à l'État comme aux citoyens.

CALLICLES, MEGARONIDE

CALLICLES (sortant de la maison de Lesbonicus, qu'il habite, et parlant à sa femme, qui ne paraît pas). Je veux qu'on fasse hommage d'une couronne au dieu Lare, ma femme, demande-lui, dans ta prière, qu'il nous tienne en cette demeure exempts de peines, heureux, contents et fortunés, (à voix basse) et que je te voie morte le plus tôt possible.

MÉGARONIDE
Le voilà ce vieillard qui redevient enfant à son âge, et dont la faute appelle un châtiment. Allons à lui.
CALLICLÈS
Quelle voix entends-je près de moi?
MÉGARONIDE
Celle d'un ami, si tu es tel que je désire : sinon, celle d'un homme fâché et mal disposé contre toi.
CALLICLÈS
O mon ami, mon vieux camarade, salut ! Comment te portes-tu, Mégaronide ?
MÉGARONIDE
Et toi, Calliclès, salut, par Pollux. Te portes-tu bien? t'es-tu bien porté ?
CALLICLÈS Je me porte bien, je me portais mieux jadis.
MÉGARONIDE
Et ta femme, est-elle en bonne santé?
CALLICLÈS Meilleure que je ne voudrais.
MÉGARONIDE
Je suis charmé, par Hercule, qu'elle soit toujours en vie et bien portante.
CALLICLÈS
Apparemment, tu te réjouis de mes maux, par Hercule !
MÉGARONIDE
Mais je souhaite à tous mes amis ce que je me souhaite à moi-même.
CALLICLÈS Et toi, comment va ta femme?
MÉGARONIDE
Elle est immortelle; elle vit, et ne songe pas à mourir.
CALLICLES Cette nouvelle me fait plaisir, par Hercule. Veuillent les dieux la conserver assez pour qu'elle te survive.
MÉGARONIDE Si elle était ta femme, par Hercule, je le souhaiterais de grand cœur.
CALLICLÈS
Veux-tu troquer? que nous prenions, moi la tienne, toi la mienne? tu verras que tu ne m'auras pas attrapé le moins du monde.
MÉGARONIDE En effet, ce sera toi, je pense, qui m'auras escroqué.
CALLICLÈS Certes, tu ne saurais pas ce que tu ferais.
MÉGARONIDE
Garde ce que tu as, le mal qu'on connaît est encore le meilleur. En prenant une femme que je ne connais pas, saurais-je ce que vaudrait le marché? Par Pollux, autant dure le bonheur, autant dure la vie. Mais écoute, et cessons de plaisanter; car je ne viens pas ici pour rien.
CALLICLÈS
Pourquoi viens-tu?
MÉGARONIDE
Pour te gronder et te regronder.
CALLICLÈS
Moi?
MÉGARONIDE
Y a-t-il ici quelqu'un autre que moi et toi?
CALLICLÈS
Personne.
MÉGARONIDE
Pourquoi me demander si c'est à toi que j'en ai? à moins que tu ne penses que c'est moi qui mérite mes reproches. Si tes anciens principes se sont affaiblis, si tu veux changer ton caractère pour te mettre à la mode, ou si la mode change ton caractère et si tu abandonnes les mœurs anciennes pour adopter les nouvelles, tu feras beaucoup de mal à tous tes amis et ce sera une souffrance pour eux que de te voir et de t'entendre.
CALLICLÈS D'où t'es venue l'idée de me tenir ce langage?
MÉGARONIDE
De ce que tous les gens de bien, hommes et femmes, doivent s'efforcer d'éloigner d'eux tout soupçon et toute faute.
CALLICLÈS
Une seulement de ces deux choses.
MÉGARONIDE
Comment ?
CALLICLÈS
Comment? Tant qu'il s'agit de m'abstenir de faute, ma volonté est en moi, dépendante de moi; mais le soupçon est dans la tête des autres. Supposons que je te soupçonne d'avoir volé la couronne de Jupiter sur sa tête, dans le Capitole qui domine toute la ville : tu aurais beau être innocent, s'il me plaisait de te soupçonner, quel moyen aurais-tu de m'en empêcher? Mais je suis curieux d'apprendre ce que tu peux avoir à me dire.
MÉGARONIDE
As-tu des connaissances, des amis qui soient gens de bon sens?
CALLICLÈS
Je te répondrai sans détour, par Pollux ! II y a des hommes que je crois certainement mes amis, d'autres qui me paraissent l'être, d'autres enfin dont je ne connais pas assez l'esprit et les sentiments pour dire s'ils me sont amis ou ennemis. Mais toi, de tous les amis sûrs, tu es le plus sûr. Si tu crois que j'ai commis une erreur ou une méchante action, tu serais blâmable toi-même de ne pas m'en faire reproche.
MÉGARONIDE
C'est mon opinion et si je suis venu te trouver pour autre chose, tu seras fondé à te plaindre.
CALLICLÈS J'attends que tu t'expliques.
MÉGARONIDE
Pour commencer, tu es l'objet de mauvais propos dans le public : tes concitoyens t'ont donné un nom : Court-après-1'or-qui-pue. Il y en a qui t'appellent vautour, disant que tu dévorerais tout, étrangers ou citoyens, sans distinction. Lorsque j'entends ces discours sur ton compte, je suis au supplice, j'enrage.
CALLICLÈS
II y a des choses en mon pouvoir, d'autres qui m'échappent, Mégaronide. Empêcher qu'on ne parle, impossible mais qu'on ait tort de parler, j'en fais mon affaire.
MÉGARONIDE
Charmide, qui demeurait ici (montrant la maison de Lesbonicus), a-t-il été ton ami?
CALLICLÈS
Oui, et il l'est encore et pour te prouver que je dis la vérité, je ne veux pas d'autres témoins que les faits. Quand son fils l'eut ruiné, et qu'il se vit réduit à la misère, avec une fille déjà grande qui n'avait pas de mère car il avait perdu sa femme, il prit le parti d'aller à Séleucie (1), il me recommanda la jeunesse de sa fille, avec toute sa maison et son libertin de flls. Si nous étions ennemis, il n'aurait pas eu tant de confiance en moi, je pense.
MÉGARONIDE
Eh bien ! ce jeune homme, ce libertin confié à tes soins, à ta foi, pourquoi, le voyant tel, ne l'as-tu pas remis dans le bon chemin? pourquoi ne pas le morigéner? Il eût été un peu plus loyal d'essayer tous les moyens de le corriger, que de te déshonorer en même temps que lui, et de te perdre comme il s'est perdu.

(1) "Séleucie", ville de l'ancienne Asie, on voit ses ruines aux environs de Bagdad.

CALLICLÈS Qu'est-ce que j'ai fait?
MÉGARONIDE Un trait de malhonnête homme.
CALLICLÈS C'est indigne de moi.
MÉGARONIDE
As-tu acheté cette maison au jeune garçon? Tu gardes le silence. Où demeures-tu maintenant?
CALLICLÈS
Je l'ai achetée quarante mines, que j'ai payées au jeune homme en mains propres.
MÉGARONIDE
Tu as payé?
CALLICLÈS
Oui, et je ne m'en repens pas.
MÉGARONIDE (à part, mais assez haut pour que Calliclès l'entende).
Par Pollux, voilà un jeune homme confié à un ami bien perfide. (Adressant de nouveau la parole à Calliclès.) Autant valait lui donner une épée pour se tuer car n'est-ce pas tout un, absolument, de livrer de l'argent aux mains d'un jeune amoureux, d'un écervelé, pour qu'il ne s'achève et mette le comble à ses désordres?
CALLICLÈS J'aurais dû ne pas lui donner son argent?
MÉGARONIDE
Sans doute, ni lui acheter rien, ni lui rien vendre, ni lui fournir les moyens de se pervertir davantage. Ainsi tu as joué un mauvais rôle auprès du jeune homme qui t'était confié ! et celui qui te le confia, tu le mets à la porte de chez lui ! Confiance bien placée, par Pollux, et honorable tutelle ! Rapportez-vous-en à ce gaillard : quelle réussite !
CALLICLÈS
Je cède à tes injures, à cette violence étrange, Mégaronide, le secret commis à ma discrétion, à ma foi, à ma fidélité, que je ne devais ni laisser transpirer, ni révéler à personne, il faut que je t'en rende dépositaire.
MÉOARONIDE Le dépôt te sera gardé tel que je l'aurai reçu (1).
CALUCLÈS Regarde à l'entour que personne ne nous écoute, et je te prie, de temps en temps, jette un œil.
MÉGARONIDE Je suis tout oreilles, tu n'as qu'à parler.
CALLICLÈS
Tais-toi et je parlerai. Charmide, obligé de partir pour l'étranger, me donna connaissance d'un trésor caché dans une chambre de cette maison... Mais aie l'œil au guet.
MÉGARONIDE (après avoir regardé.) Personne.
CALLICLÈS
Une somme de trois mille philippes ! Nous n'étions que nous deux; il me pria, les larmes aux yeux, au nom de l'honneur et de l'amitié, de n'en rien dire à son fils, ni à personne qui pût éventer le mystère. S'il revient sain et sauf, je lui rendrai son bien s'il lui arrive quelque accident, j'ai du moins une dot pour sa fille qu'il m'a recommandée et je pourrai procurer à cette enfant un parti digne d'elle.
MÉGARONIDE
O dieux immortels ! quelques mots et me voilà tout autre, je ne suis plus l'homme que j'étais en arrivant ici ! Mais achève le récit que tu as commencé, poursuis.
CALLICLÈS
Qu'ai-je à te dire encore? combien peu s'en est fallu que l'extravagant ne mît ma fidélité en défaut, et la cachette à néant !

(1) Est ce une plaisanterie ? Sans doute.

MÉGARONIDE Comment cela?
CALLICLÈS
Je suis allé à la campagne, juste six jours et en mon absence, à mon insu, sans me consulter, il affiche la maison à vendre.
MÉGARONIDE
Le loup avait une faim pressante et les dents allongées, il a guetté l'instant où le chien sommeillait pour enlever le troupeau entier tout d'un coup.
CALLICLÈS
II y aurait réussi, par Pollux, si le chien ne l'avait flairé de loin. Mais je veux t'interroger à ton tour : que devais-je faire? dis-moi. Fallait-il lui découvrir le trésor, sans égard pour les instantes recommandations du père? ou souffrir que cette maison devînt la propriété d'un autre et que l'acheteur s'emparât du magot? J'ai mieux aimé acheter moi-même et payer, pour sauver le trésor et le rendre à mon ami. Ce n'est pas pour moi, pour mon usage, que j'ai fait cette acquisition; je lui ai racheté sa maison, et j'ai payé de ma bourse. Que j'aie bien ou mal agi, c'est ainsi que la chose s'est passée, je le confesse, Mégaronide. Voilà mes méfaits, voilà ma cupidité, voilà l'occasion des mauvais propos qu'on tient sur mon compte.
MÉGARONIDE Arrête, ton censeur est vaincu, tu m'as fermé la bouche, je n'ai rien à répondre.
CALLICLÈS Maintenant, je te prie de m'aider de tes conseils et de tes services; associe-toi à moi pour cette affaire.
MÉGARONIDE Je suis ton homme.
CALLICLES
Alors où te trouverai-je tout à l'heure?
MÉGARONIDE
Chez moi.
CALLICLES (se disposant à s'en aller). Tu n'as plus rien à me dire?
MÉGARONIDE
Sinon que tu restes ferme dans le devoir.
CALLICLES (s'en allant). C'est à quoi je prends garde.
MÉGARONIDE
Mais dis-moi.

CALLICLES Que veux-tu?
MÉGARONIDE
Où le jeune homme demeure-t-il maintenant?
CALLICLES
II s'est réservé un appartement de derrière, dans l'acte de vente.
MÉGARONIDE
C'est ce que je voulais savoir. Je ne te retiens plus. (Rappelant Calliclès qui s'en va.) Mais un mot encore. La sœur est chez toi?
CALLICLES Oui, sans doute, et je la soigne comme ma propre fille.
MÉGARONIDE Parfait.
CALLICLES
As-tu quelque chose à me demander avant que je m'en aille?
MÉGARONIDE
Adieu. (Calliclès sort.) Il n'y a rien de plus sot, de plus bête, de plus menteur, de plus babillard, de plus téméraire en paroles, de plus fourbe que ces citadins accoquinés à la ville (1), ces plaisants de profession et je dois me mettre avec eux dans le même sac, moi si pressé d'accueillir les impostures de ces gens qui feignent de savoir tout sans rien savoir, qui savent ce qu'on a dans la pensée, ce qu'on y aura, ils savent ce que le roi a dit à l'oreille de la reine, ils savent la conversation que Jupiter a tenue avec Junon, même ce qui n'a jamais été et ce qui ne sera jamais, ils le savent. Qu'ils distribuent l'éloge et le blâme à tort ou à raison, peu leur importe, pourvu qu'ils sachent tout ce qui leur passe par la tête. N'assurait-on pas généralement que Calliclès se montrait indigne de lui et de son pays, en dépouillant un jeune homme de son bien? Et moi, sur la parole de ces faiseurs de réputations, je suis vite accouru gourmander mon ami innocent. Ah, si l'on remontait à la source des on dit pour en examiner la valeur et si, toutes les fois que ces trompettes de renommée ne pourraient produire leur autorité, on leur infligeait une amende et une bonne correction, ce serait un service rendu au public : il y aurait, j'en suis sûr, moins de gens disposés à savoir ce qu'ils ne savent pas; ils mettraient un frein à leur impertinent bavardage. (Il sort.)

(1) Pour Pline l'Ancien aussi les tribus urbaines étaient notées de parresse et de vanités discoureuses, les tribus rurales, composées de propriétaires de biens ruraux, avaient la réputation contraire : on considérait comme une déchéance d'être transféré des unes dans les autres.

ACTE II


LYSITÉLÈS, seul
Que de pensées s'agitent à la fois dans mon esprit, et que mes réflexions me causent d'angoisses ! Je me consume, je me dévore, je m'épuise. Mon cœur me fait faire un bien rude apprentissage de la lutte. Mais je n'ai pas encore assez réfléchi, mes idées restent confuses. Entre deux partis à prendre, lequel embrasser de préférence? lequel offre les meilleures ressources? A quoi faut-il me vouer, à l'amour ou à la fortune? De quel côté m'attend le bonheur de la vie? c'est ce qui demeure dans l'obscurité pour moi. Mais j'ai un moyen, oui, il faut examiner l'une et l'autre existence, je serai à la fois juge et partie dans ce débat. C'est cela, voilà ce que je vais faire : d'abord j'exposerai les procédés de l'Amour et ce qu'on gagne avec lui. L'Amour ne tend ses filets qu'aux hommes passionnés. Ce sont eux qu'il choisit, c'est à eux qu'il s'attache, c'est pour eux qu'il a des séductions et des malices ; mauvais conseiller, prodigue de paroles doucereuses, rapace, menteur, goinfre, avide d'argent, curieux de coquetteries, assoiffé de dépouilles, corrupteur des habitués de mauvais lieux; flatteur, nécessiteux, flairant le bien qu'on tient caché : car à peine l'amant est-il blessé au cœur par les baisers poignants de l'objet aimé, soudain son argent fond, coule et s'en va. « Donne-moi cela, si tu m'aimes, je t'en prie, miel de mon âme. » Et à l'instant l'oison : « Oui, prunelle de mes yeux, je te le donnerai; et si tu veux plus encore, tu l'auras. » Alors la belle étrille le patient; elle devient plus exigeante. Mais il ne serait pas encore assez maltraité, s'il ne lui en coûtait davantage en festins, en bombance, en toute sorte de profusions. Lui accorde-t-on une nuit ? Voilà mobilisée toute la troupe : le parfumeur, la sentinelle des bijoux, les habilleuses, les suivantes qui tiennent l'éventail, les donneuses de sandales, les musiciennes, les porteuses de coffret, les porteurs de messages, les porteurs de réponses, une armée de buveurs, de mangeurs (1) et l'amoureux, pour leur faire largesse, se réduit à la misère. Quand j'ai cette image présente à la pensée, et que je considère combien l'homme qui ne possède rien jouit de peu d'estime, non, non, Amour, je ne veux pas de toi, point de commerce entre nous, quelque plaisir qu'on ait à manger et à boire. L'Amour réserve trop d'amertumes et cause trop de chagrins ; il fuit la place publique, il fait fuir vos parents, il se fuit lui-même de peur de se voir, et personne n'ose l'avouer pour ami. Oui, il y a mille raisons pour ne pas faire connaissance avec l'Amour, pour l'écarter, pour l'éviter : s'abandonner à l'Amour, c'est se perdre plus certainement que si l'on se précipitait du rocher fatal (2).Arrière, arrière, Amour ! divorce entre nous ! ne soyons jamais amis, tu as assez sans moi d'esclaves à martyriser. C'en est fait, je me voue à la sagesse, quelque laborieuse que soit la tâche qu'elle impose. Ce que recherchent les hommes de bien, c'est la fortune, le crédit, la considération, la gloire, la faveur publique, voilà l'ambition des citoyens qu'on estime. Oui, j'aime mieux vivre avec eux qu'avec les gens sans honneur ni loyauté.

(1) Naudet pense avec raison, semble-t-il, que ce passage est une traduction pure et simple de la comédie grecque. Les élégantes romaines, du temps de Plaute, ne devaient mener ce train.

(2) Sans doute le "saxum sacrum" (la roche Tarpéienne).

PHILTON, LYSITÉLÈS

PHILTON (regardant de tous côtés.) Où sera-t-il allé en sortant de la maison?
LYSITÉLÈS
Me voici, mon père, ordonne, j'obéirai. Je ne te ferai pas attendre, je ne cherche point le mystère pour me cacher à tes regards.
PH1LTON
En honorant ton père, tu ne démens pas ta conduite. Par cette piété filiale, je t'en prie, mon enfant, ne lie jamais conversation, soit dans la rue, soit sur la place, avec les malhonnêtes gens. Je sais quelles sont les mœurs du siècle : le mauvais veut corrompre le bon, pour qu'il lui ressemble, la perversité met partout le trouble et le désordre; on ne voit que rapine, avarice, envie, le sacré est tenu pour profane, le bien public pour chose privée, race de vautours : c'est ce qui m'afflige, c'est ce qui fait mon tourment, c'est ce dont je t'avertis nuit et jour de te préserver. Ce que leurs mains ne peuvent pas atteindre, voilà seulement ce qu'ils respectent et épargnent. « Va donc ! prends, pille, emporte, fuis, qu'on ne te voie pas. » Je ne puis considérer ces horreurs sans verser des larmes. Faut-il que j'aie prolongé ma carrière pour vivre avec de tels hommes ! J'aurais dû descendre auparavant dans la commune demeure. Ces gens-là vantent les mœurs des ancêtres mais c'est pure affectation; ils les couvrent de boue. Je te fais grâce de cette école, n'y va pas former ton esprit; règle ta vie sur mon exemple et sur les mœurs d'autrefois, suis les préceptes que je te donne, je ne me soucie pas de ces extravagances et de ces dérèglements par lesquels d'honnêtes gens se déshonorent. Si tu es docile à mes leçons, ton cœur se remplira de bons sentiments.
LYSITÉLÉS
Depuis ma première adolescence jusqu'à l'âge où je suis, mon père, j'ai toujours été soumis à tes commandements, à tes préceptes. Libre par la pensée, je suis dépendant de toi par mon devoir, je me suis fait une loi d'asservir ma volonté à ta puissance.
PHILTON
Dans la lutte intérieure que l'homme soutient au commencement de la vie, lorsqu'il s'agit de décider comment il se gouvernera (suivant ses passions ou selon les vœux de ses parents et de sa famille), si les passions prennent le dessus, tout est perdu, le cœur devient leur esclave et n'est plus son maître mais s'il a triomphé des passions, quelle gloire pour toute la vie ! il est le vainqueur des vainqueurs. Toi, si tu as dompté tes passions, au lieu de te laisser dompter par elles, réjouis-toi, tu en as sujet. Combien il vaut mieux que tu sois ce que tu dois être, que ce que veut la passion ! Ceux qui la subjuguent s'élèvent toujours dans l'opinion au-dessus des hommes qu'elle a subjugués.
LYSITÉLÈS
Aussi ai-je toujours gardé tes maximes comme une égide pour ma sûreté, j'ai su éviter en toute occasion la compagnie des dissipateurs, ne point aller rôder la nuit, ne ravir à personne son bien, enfin m'abstenir soigneusement de ce qui te donnerait du chagrin, mon père; et ma sagesse n'a point laissé faire brèche à l'ouvrage de tes leçons.
PHILTON
Attends-tu que je t'en remercie? Si tu as bien fait, c'est pour toi, non pour moi. Moi, je suis à la fin de ma carrière : c'est donc toi que cela intéresse surtout. Pour être tout à fait digne d'estime et d'éloge, il faut ne s'en croire jamais assez digne. Quand on se flatte d'être homme de bien, on ne vaut pas grand'chose. N'être jamais content de soi, c'est le caractère du vrai mérite. Ajoute sans cesse les bonnes actions aux bonnes actions, pour t'en faire un rempart impénétrable.
LYSITÉLÈS
Ce que je t'en disais tout à l'heure, mon père, c'est que j'ai une grâce à te demander.
PHILTON Quelle est-elle? je suis impatient de te satisfaire.
LYSITÉLÈS
Le jeune homme qui habite ici (indiquant la maison de Lesbonicus), mon ami, qui est de mon âge, et qui appartient à une famille distinguée, a gouverné ses affaires avec peu de prudence et de circonspection; je veux l'obliger, si tu n'y mets pas défense.
PHILTON De ta bourse, sans doute?
LYSITÉLÈS
Oui. Ce qui est à toi n'est-il pas à moi? et le mien n'est-il pas le tien?
PHILTON Est-ce que ce jeune homme est dans le besoin?
LYSITÉLÈS Oui.
PHILTON A-t-il eu de la fortune?
LYSITÉLÈS II en a eu.
PHILTON
Comment l'a-t-il perdue? s'est-il mêlé des fermes publiques ou de commerce maritime? est-ce dans le négoce ou le trafic des esclaves qu'il a perdu son bien (1)?
LYSITÉLÈS Rien de tout cela.
PHILTON Qu'est-ce donc?
LYSITÉLÈS
Par Pollux, trop de bonté, mon père; et puis il a dissipé son bien en amusements et en plaisirs.
PHILTON
Voilà un homme, par Pollux, qui a en toi un apologiste fort zélé. A présent qu'il a détruit sa fortune par une conduite sans vertu et qu'il s'est mis dans le besoin, il ne me plaît pas pour ton ami avec tous ses mérites.
LYSITÉLÈS
C'est le meilleur des hommes, et je voudrais soulager son infortune.

(1) Les quatre placements d'argent les plus ordinaires étaient pour les riches (après l'usure !) : fermes publiques, commerce maritime, simple négoce, trafic des esclaves. (Naudet).

PHILTON
C'est rendre un mauvais service à un indigent que de lui donner à boire et à manger. Ce qu'on donne est perdu, et l'on ne fait que prolonger sa misère avec sa vie. Ce que j'en dis n'est pas pour m'opposer à ton désir, je suis tout prêt à te satisfaire. Mais, par principe, je t'avertis seulement de ne pas pousser la pitié jusqu'à te mettre dans la misère.
LYSITELÈS
L'abandonner ! lui refuser secours dans l'adversité ! j'en rougirais.
PHILTON
Par Pollux, rougir vaut mieux que souffrir, depuis la première lettre jusqu'à la dernière.
LYSITELÈS
Grâce aux dieux et à nos ancêtres, ainsi qu'à toi, mon père, nous avons, par Pollux, une grande richesse bien acquise : si tu fais du bien à mon ami, tu n'en souffriras pas, tu aurais plutôt à rougir de ne pas lui en faire.
PHILTON
Quelque richesse qu'on ait, ce qu'on en ôte la grossit-il ou la diminue-t-il?
LYSITELÈS
Cela la diminue, mon père. Mais sais-tu ce qu'on dit à l'homme qui n'est pas généreux : « Puisses-tu n'avoir plus le bien que tu as, et acquérir le mal que tu n'as pas, puisque tu ne veux ni jouir toi-même, ni être utile aux autres ! »
PHILTON
Je sais que cela se dit. Mais, mon fils, le citoyen que sa pauvreté met hors de service ne sert plus à rien.
LYSITELÈS
Grâce aux dieux, nous avons de quoi vivre, et même de quoi faire des générosités à nos amis.

PHILTON
Par Pollux, il m'est impossible de résister à aucun de tes désirs. Quel est l'homme dont tu veux soulager la pauvreté? Parle sans crainte à ton père.
LYSITELÈS
C'est Lesbonictis, fils de Charmide, qui habite là.
PHILTON Et qui a mangé ce qu'il avait et ce qu'il n'avait pas.
LYSITELÈS Ne l'accuse pas, mon père, il arrive tant de choses dans la vie et par la volonté des hommes et contre leur volonté !
PHILTON
Tu mens, par Pollux, mon fils, ce n'est pas cependant ton habitude. Le sage est l'artisan de sa fortune; rarement l'ouvrage tourne autrement qu'on ne veut, à moins que l'ouvrier ne travaille mal.
LYSITÉLÈS
II faut beaucoup d'expérience à l'ouvrier pour bien faire l'ouvrage de la vie et il est très jeune, lui.
PHILTON
Le temps ne fait pas la sagesse, elle est dans le caractère. Il perfectionne les bons esprits mais il faut de bons esprits pour recevoir ses perfectionnements. Voyons, parle, que veux-tu lui donner?
LYSITÉLÈS
Rien, mon père, seulement ne me défends pas de prendre ce qu'il me donnera.
PHILTON
Est-ce le moyen de soulager sa pauvreté que de recevoir ses dons?
LYSlTÉLES
Oui, mon père.
PHILTON
Je suis curieux, par Pollux, d'apprendre de toi ce secret.
LYSITÉLÈS
Volontiers. Tu sais quelle est sa famille?
PHILTON Oui, très bonne.
LYSITÉLÈS II a une sœur déjà grande, qui n'est pas mariée, je désire l'épouser, mon père, même sans dot.
PHILTON Sans dot, l'épouser?
LYSITÉLÈS
Oui, de cette manière, sans qu'il t'en coûte rien, tu l'obligeras beaucoup, et tu n'as pas de meilleur moyen de le secourir.
PHILTON
Moi, je te laisserais prendre une femme sans dot?
LYSITÉLÈS
II faut que tu le souffres, mon père et cette action fera honneur à notre famille.
PHILTON
Ni les bonnes raisons, ni les paroles ne me manqueraient, et ma vieillesse est en fonds d'antiques apologues mais puisque je vois que tu veux attacher un ami à notre maison par la reconnaissance, bien que je te désapprouve, je te donne gain de cause, j'y consens, fais ta demande, épouse.
LYSITÉLÈS
Que les dieux te conservent à moi ! Mais ajoute à cette faveur une grâce.
PHILTON Laquelle?
LYSITÉLÈS
La voici. Va toi-même le trouver, sois toi-même le négociateur; fais toi-même la demande.
PHILTON Ah, vraiment !
LYSITÉLÈS
Tu arrangeras l'affaire plus promptement. Ce que tu auras fait sera chose arrêtée. Une seule de tes paroles aura plus de poids que cent des miennes.
PHILTON
Voilà que je me suis créé de l'occupation par ma bonté ! Compte sur moi.
LYSITÉLÈS
Tu es exquis ! Voici sa maison; c'est là qu'il demeure; son nom est Lesbonicus. Va, soigne l'affaire, je t'attendrai chez nous. (Il sort.)
PHILTON, seul
Ce que nous faisons n'est pas très avantageux ni très convenable, je pense mais on pourrait faire pis encore. Et puis une réflexion me console, c'est que quand on prétend n'en faire qu'à sa tête en dépit d'un fils, on s'abuse, c'est se rendre malheureux sans avancer à rien : on prépare à sa vieillesse un hiver plus rude, en soulevant des tempêtes hors de saison... J'entends ouvrir la porte de la maison où je me rends, justement, c'est Lesbonicus qui sort avec son esclave.

LESBONICUS, STASIME, PHILTON. Lesbonicus et Stasime s'entretiennent ensemble sans voir Philton.

LESBONICUS
II n'y a pas quinze jours que tu as reçu, pour le prix de la maison, quarante mines de Calliclès. Est-ce vrai ce que je dis, Stasime?
STASIME
En y réfléchissant, je crois me le rappeler.
LESBONICUS Qu'as-tu fait de cet argent?
STASIME
Il s'est fondu en bonne chère, en bons vins, en parfums, en bains. Le poissonnier, le boulanger en ont eu leur part; ainsi que les bouchers, les cuisiniers, les vcrduriers, les confiseurs, les marchands de gibier. Cela se consume aussi vite, par Hercule ! que la graine de pavot jetée dans une fourmilière.
LESBONICUS
Toutes ces dépenses n'ont pas absorbé six mines, par Hercule !
STASIME
Et ce que tu as donné aux jolies filles?
LESBONICUS Je le mets en ligne de compte.
STASIME Et ce que j'ai volé?
LESBONICUS Voilà le plus fort article de dépense.
STASIME
Tu ne peux pas à la fois dépenser et avoir, à moins que tu ne t'imagines que ton argent est immortel. (A part.) Le sot ! il s'occupe trop tard du soin par lequel il aurait dû commencer : c'est après avoir mangé son bien qu'il s'avise de compter.
LESBONICUS
Le compte n'est pas en règle, cependant.
STASIME
Parfaitement en règle, par Hercule; l'argent a délogé, tu as reçu quarante mines de Calliclès et il a reçu de toi la maison en toute propriété.
LESBONICUS C'est juste.
PHILTON (à part).
Mon gendre, par Pollux, a vendu sa maison, à ce que je vois. Quand le père sera de retour de son voyage, il pourra rester à la porte (1), s'il ne trouve pas place, qui sait? dans le ventre de son fils.

(1) Naudet croit pouvoir : "à la porte de la ville".

STASIME
Le compte fait avec le banquier, tu restais débiteur de mille drachmes olympiques, elles sont payées.
LESBONICUS
Oui, ces mille drachmes dont j'avais répondu.
STASIME
Dis plutôt : « Que j'avais données ». N'as-tu pas été contraint de payer caution pour ce jeune homme très solvable, à ce que tu prétendais?
STASIME Et l'argent est perdu.
I.ESBONICUS
C'est cela encore. Mais son malheur m'a fait pitié.
STASIME
Tu as pitié des autres, tu n'as ni pitié ni honte pour toi-même.
PHILTON (à part).
Il est temps de se présenter. (Il s'approche de Lesbonicus.)
LESBONICUS
Est-ce Philton qui vient? C'est lui-même, par Hercule.
STASIME
Par Pollux, je voudrais qu'il devînt mon esclave avec son pécule.
PHILTON
Philton souhaite bien le bonjour au maître et à l'esclave, à Lesbonicus et à Stasime.
LESBONICUS
Que les dieux t'accordent tout ce que tu peux désirer, Philton. Comment va ton flls?
PHILTON
Comme un homme qui te veut du bien.
LESBONICUS
Je ne suis pas en reste avec lui, par Pollux.
STASIME
Pauvre parole : « II te veut du bien ». Le tout est d'en faire. Moi aussi, je veux être libre, c'est comme si je ne voulais pas et lui (montrant Lesbonicus), qu'il veuille être un homme rangé, son vouloir serait une plaisanterie.
PHILTON (à Lesbonicus).
Mon fils m'a chargé de négocier une alliance entre lui et ta famille, pour resserrer votre amitié ; il désire épouser ta sœur et j'y donne mon consentement.
LESBONICUS
Je ne te reconnais pas là parce que tu es heureux, tu insultes à ma misère !
PHILTON
Je suis homme comme toi, par la faveur de Jupiter. Je ne viens pas pour t'insulter, ce serait indigne mais, je te le répète, mon fils m'a prié de demander pour lui ta sœur en mariage.
LESBONICUS
Je ne dois pas oublier l'état de mes affaires : nous n'avons pas une fortune pour aller avec la vôtre ; cherchez ailleurs un parti.
STASIME (bas à son maître).
As-tu perdu le sens et l'esprit, de refuser une telle alliance? C'est un trésor qu'un pareil ami, je puis le dire.
LESBONICUS Laisse-moi, pendard.
STASIME
Si j'essayais de te laisser là, tu m'en empêcherais bien, par Hercule.
LESBONICUS (s'apprêtant à sortir). Si tu ne veux pas autre chose de moi, Philton, tu as ma réponse.

PHILTON
J'espère, Lesbonicus, que tu te rangeras à des sentiments plus favorables : agir sans raison, parler de même, cela ne vaut rien, Lesbonicus.
STASIME (à Lesbonicus). Il dit vrai, par Hercule.
LESBONICUS (à Stasime). Je t'arracherai un œil, si tu ajoutes un mot.
STASIME Eh bien, je parlerai toujours, par Hercule car si je ne peux parler avec mes deux yeux, je parlerai borgne.
PHILTON (à Lesbonicus).
Donc, tu dis que votre état, votre fortune ne vont pas de pair avec les nôtres?
LESBONICUS Je le dis.
PHILTON
Eh bien, si tu venais dans un temple prendre part à un banquet, de ceux qu'on nomme populaires (1) et qu'un riche se trouvât placé à côté du toi, si ses clients lui avaient servi un beau repas, mangerais-tu des mets appétissants, ou te passerais-tu de souper parce que tu ne serais pas aussi riche que ton voisin?
LESBONICUS
Je mangerais, s'il le permettait.
STASIME
Mais moi, par Pollux, quand même il ne permettrait pas, je mangerais toujours et j'avalerais à pleine bouche, et les morceaux qu'il aimerait le mieux seraient ceux que je lui souillerais de préférence, je n'aurais nul égard pour lui, il faut que je vive : il ne s'agît pas à table de faire le modeste, c'est un combat où l'on défend ses autels et ses foyers.
PHILTON
Tu parles comme il faut.

(1) Sans doute, des repas auxquels les grands invitaient le peuple à l'occasion d'une solennité. Naudet imagine des repas publics de fraternisation sociale dans une période de "jeux".

STASIME
Je te le dirai franchement : je suis prêt à lui céder le pas et dans le milieu de la rue et sur les côtés (1), je ne lui dispute pas les honneurs publics mais pour ce qui intéresse mon ventre, je ne lui céderais pas long comme cela (montrant la longueur de son doigt), à moins d'être vaincu à coups de poings. Au prix où sont les vivres, un souper est un héritage sans les charges du culte (2).
PHILTON
Songes-y, Lesbonicus, le meilleur est toujours de compter parmi les gens de la meilleure condition, ou, quand on ne le peut pas, d'en approcher le plus possible. Maintenant, pour cette alliance que je te propose, que je te demande, je te prie d'accepter mon fils et de lui donner ta sœur. Il n'y a de vraiment riche que les dieux; aux dieux appartiennent les grandeurs et la puissance. Mais nous, chétifs humains, que sommes-nous? une frêle machine qu'un souffle anime; dès que nous l'avons perdu, le mendiant et le riche superbe sur les bords de l'Achéron, la mort en fait des égaux.
STASIME
C'est étonnant qu'on n'emporte pas ses richesses là-bas avec soi, et qu'une fois mort, on le soit de fait comme de nom !
PHILTON (à Lesbonicus).
Pour te prouver qu'il n'y a point chez nous de prétentions à la grandeur et à l'opulence, et que nous ne dédaignons pas ton amitié, je te demande ta sœur sans dot pour mon fils. (Prenant le ton d'un homme qui prononce la formule d'un contrat.) Que le destin se montre favorable ! Promets-tu de la donner? Tu gardes le silence?
STASIME (à part). O dieux immortels ! quel parti !
PHILTON
Réponds donc : « Que les dieux nous soient en aide ! je la donne. »

(1) Les piétons marchaient des deux côtés de la rue, laissant le milieu (via) aux voitures. Et à force, ils traçaient un sentier le long des maisons (semita). Les Romains ne semblent d'ailleurs pas avoir ignoré le trottoir.
(2) Locution proverbiale empruntée à la religion et qui a un pendant dans la bonne aubaine (coutume féodale qui attribuait au fisc les biens des étrangers décédés).

STASIME (à part).
Hélas ! il se faisait répondant quand il n'avait que faire, et il ne répond pas à présent qu'il faudrait répondre !
LESBONICUS
Toi et ton fils, vous me jugez digne de votre alliance, je vous en suis très reconnaissant, Philton mais, quoique mes folies m'aient jeté bien bas, par Hercule, il nous reste un champ près de la ville, je le donnerai en dot à ma sœur. Car c'est, avec ma vie, l'unique bien que mon extravagance m'ait laissé.
PHILTON
Je t'assure que je ne tiens nullement à la dot.
LESBONICUS Mais je veux en donner une.
STASIME (bas à Lesbonicus).
Comment, maître, tu vas te défaire de notre nourricequi soutient notre existence. Ne t'en avise pas, voyons ! Que mangerons-nous après?
LESBONICUS
Te tairas-tu? ai-je des comptes à te rendre?
STASIME (à part).
Nous sommes perdus absolument si je n'imagine un moyen. (Haut.) Philton, je voudrais te dire un mot.
PHILTON A ton aise, Stasime.
STASIME (emmenant Philton à l'écart). Viens un peu par ici.
PHILTON Volontiers.
STASIME (bas).
Je te confie un secret; mais n'en dis rien à lui ni à personne.
PHILTON
Tu peux te fier à moi en toute assurance.
STASIME (toujours de même).
Par les dieux et les hommes, je t'en avertis, ne souffre pas que ce champ devienne ta propriété, ni celle de ton fils, je te dirai pourquoi.
PHILTON Je suis curieux de l'apprendre, par Pollux.
STASIME
D'abord, quand on laboure, tous les cinq sillons les bœufs tombent morts.
PHILTON
Quelle horreur !
STASIME
II y a dans notre champ un soupirail des enfers. Alors le vin, au sortir de la cuve, est une infection.
LESBONICUS (à part).
Il lui fait des contes, j'en suis sûr. Tout coquin qu'il est, il m'est attaché.
STASIME (bas à Philton).
Ecoute le reste. Lorsque ailleurs la moisson est très belle, ce champ rapporte trois fois moins qu'on n'a semé.
PHILTON
Alors on ferait bien d'y semer les mauvaises mœurs; peut-être qu'en les y semant on finirait par les détruire.
STASIME
II n'y a jamais eu un seul propriétaire de ce champ qui n'ait eu un sort funeste : de tous ceux qui l'ont possédé, les uns ont été bannis, les autres sont morts, quelques-uns se sont pendus et celui qui l'a maintenant n'est-il pas dans la détresse?
PHILTON Fi ! point de ce champ-là !
STASIME
Tu dirais fi bien autrement, si tu savais tout. Il y a toujours un arbre sur deux frappé de la foudre, les porcs y meurent d'angine en un rien de temps, les brebis deviennent toutes galeuses, et n'ont pas plus de toison, tiens, que sur ma main. Les Syriens, l'espèce d'hommes la plus dure au mal (1), n'y vivent pas six mois, tous, sans qu'un seul en réchappe, sont emportés par la fièvre chaude.
PHILTON
Je crois, Stasime, que tu dis vrai. Mais les gens de la Campanie résistent beaucoup mieux au mal que les Syriens (2). A t'entendre, c'est un champ où il faudrait reléguer tous les mauvais sujets. Comme on dit qu'il existe des îles heureuses destinées au séjour des hommes qui ont mené une vie pure, il me semble qu'on devrait jeter tous les méchants dans un lieu comme celui que tu décris.
STASIME
C'est la demeure de la désolation. Bref, tous les maux que tu pourras chercher, tu les trouveras là.
PHILTON
Mais toi, par Hercule, tu n'as pas besoin d'aller là pour en trouver.
STASIME
Garde-toi de lui dire que je t'ai dit cela.
PHILTON Ton secret est en bonnes mains.
STASIME
Vraiment il voudrait s'en débarrasser, s'il rencontrait une bonne dupe.
PHILTON
Ce ne sera pas moi, par Hercule, qui le lui prendrai.
STASIME
Et tu feras sagement. (A part.) J'ai eu l'adresse, par Hercule ! de dégoûter le vieillard de notre champ car si nous le perdons, nous n'avons plus rien pour vivre.
PHILTON Je reviens à toi, Lesbonicus.

(1) Les vaincus de Lucius Scipion, de qui le triomphe a dû précéder de peu la comédie de Plaute.
(2) Allusion à la résistance de la Campanie et surtout à la vengeance que les Romains avaient exercée sur elle.

LES BONI CUS
Veux-tu me dire ce qu'il t'a raconté?
PHILTON
Que t'en semble? Il est homme, il désire être libre, mais il n'a pas de quoi payer.
LESBONICUS
Et moi je désire être riche mais je le désire vainement.
STASIME (parlant entre ses dents). Tu pourrais l'être, si tu l'avais voulu. A présent qu'il n'y a plus rien, tu ne peux pas.
LESBONICUS
Qu'est-ce que tu marmottes tout seul, Stasime?
STASIME
C'est à l'occasion de ce que tu disais tout à l'heure. Tu n'aurais eu qu'a vouloir pour être riche. Tes vœux sont tardifs, maintenant.
PHILTON (à Lesbonicus).
Il n'y a rien à conclure avec moi pour la dot. Tu feras avec mon fils ce qu'il te plaira. Maintenant, je te demande pour lui ta sœur, et que le destin nous favorise ! Eh bien ! tu délibères encore?
LESBONICUS
Pas tant de souci puisque tu le veux, que les dieux nous soient en aide, je l'accorde.
PHILTON
Jamais, par Pollux, la naissance d'un fils ne s'est fait tant désirer que ce " j'accorde " dont tu es accouché enfin pour moi.
STASIME
Que les dieux bénissent vos desseins !
PHILTON
J'accepte le souhait.
LESBONICUS
Stasime, va trouver ma sœur chez Calliclès, apprends-lui quelle affaire vient de se conclure.

STASIME On ira.
LESBONICUS
Fais-lui compliment.
STASIME
Cela va sans dire.
PHILTON
Viens avec moi, Lesbonicus, pour que nous arrêtions tous ensemble les noces, en même temps nous signerons le contrat.
LESBONICUS (à Stasime).
Exécute mon ordre, je serai ici dans un moment. Prie Calliclés de venir me parler.
STASIME
Va donc !
LESBONICUS
Afin de voir ce qu'on doit faire pour la dot.
STASIME (le poussant du côté de Philton). Mais va !
LESBONICUS
Car je suis résolu à ne point la donner sans dot.
STASIME
Va donc !
LESBONICUS
Je ne supporterai point de lui faire tort...
STASIME
T'en iras-tu?
LESBONICUS
Par mon inconduite.
STASIME
Eh, va !
LESBONICUS
II n'est pas juste que mes fautes...
STASIME Va !
LESBONICUS
Ne retombent pas sur moi seul !
STASIME
Va!
LESBONICUS
O mon père, quand te reverrai-je?
STASIME
Va, va, va ! (Lesbonicus sort avec Philton.) Enfin il m'a fait la grâce de s'en aller. Dieux secourables, que nous sommes heureux dans notre malheur ! Le champ nous reste, il est sauvé... quoique l'issue de tout ceci demeure incertaine. Mais si nous sommes expropriés, c'en est fait de mon échine, il faut courir l'étranger, portant bouclier, casque et bagage. Stasime fuira la ville où les noces se seront faites. Il s'en ira, voué à la plus haute potence, faire le pirate en Asie, en Cilicie. Mais allons m'acquitter de la commission que j'ai reçue, quoique cette maison me soit odieuse depuis que l'autre nous a mis à la porte. (Il entre chez Calliclès.)

ACTE III

CALLICLÈS, sortant de chez lui avec STASIME

CALLICLÈS
Qu'est-ce? que m'as-tu raconté, Stasime?
STASIME
Que le fils de mon maître, Lesbonicus, a marié sa sœur. Voilà ce que c'est.
CALLICLÈS
A qui?
STASIME
A Lysitélès, fils de Philton, sans dot.
CALLICLÈS
Sans dot ! et il lui trouve un parti si riche ! Ce que tu me dis n'est pas croyable.
STASIME
Ne le crois pas, par Pollux. Si tu ne veux pas le croire, "° je croirai, moi...
CALLICLES Quoi?
STASIME
Que ça m'est bien égal.
CALLICLÈS Quand, en quel lieu l'arrangement s'est-il fait?
STASIME
Tout à l'heure, ici devant la maison. Tout présentement, comme disent les Prénestins (1).
CALLICLÈS
Ma foi, Lesbonicus aura beaucoup mieux accommodé ses affaires après sa ruine qu'au temps de son opulence.

(1) Les habitants de Préneste tiennent dans le vocabulaire de Plaute (faudrait-il dire : dans celui des Romains?) un rôle vaguement comparable à celui des Auvergnats dans le nôtre.

STASIME
Et c'est Philton lui-même qui a pris les devants et qui est venu faire la demande pour son fils.
CALLICLÈS (à part).
Ce sera une honte, par Hercule, si la mariée n'a point de dot. A présent, je vois que c'est à moi d'agir. Je vais voir mon donneur de leçons et prendre avis de lui. (Il sort.)
STASIME (seul).
Je me doute à peu près de ce qui le met en course, cela se devine : il veut évincer Lesbonicus de son champ, comme il l'a évincé de la maison. O Charmide, ô mon maître, comme ici en ton absence on met ton bien au pillage ! Oh ! si je pouvais te voir revenir sain et sauf, pour te venger de tes ennemis, et pour me récompenser de ma fidélité passée et présente ! Qu'il est difficile de trouver un ami vraiment digne de ce nom, et auquel on puisse confier si sûrement ses intérêts qu'on dorme sans souci ! (Lesbonicus sort de chez Philton, et Lysitélès après lui.) Mais voici notre gendre avec son beau-frère, ils n'ont pas l'air d'être d'accord, ils marchent tous deux à pas précipités, Lesbonicus est devant, Lysitélès le retient par le manteau, ils s'arrêtent, ah, ils ne se font pas bonne mine. Retirons-nous un peu de ce côté, je suis curieux d'entendre causer les deux beaux-frères.

LYSITÉLÈS, LESBONICUS, STASIME

LYSITÉLÈS
Arrête-toi à l'instant, ne détourne point la tête, et ne cherche pas à fuir mes regards.
LESBONICUS
Veux-tu bien me permettre d'aller où je veux?
LYSITÉLÈS (le retenant toujours). Si ton intérêt, si ta gloire ou ta réputation le demande, Lesbonicus, je le permettrai.
C'est trop facile, ce que tu fais.
LYSITÉLÈS Quoi?
LESBONICUS Une injure à un ami.
LYSITÉLÈS Ce n'est ni dans mon caractère ni selon mon éducation.
LESBONICUS Alors tu es savant sans avoir appris; que serait-ce donc si l'on t'avait enseigné à me persécuter de la sorte, puisque, sous prétexte de m'obliger, tu me désobliges et te conduis comme mon ennemi?
LYSITELÈS Moi?
LESBONICUS Oui, toi.
LYSITELES Quel mal te fais-je?
LESBONICUS
Tu fais ce qui me contrarie.
LYSITELÈS Je n'agis que pour ton bien.
LESBONICUS
Me veux-tu plus de bien que je ne m'en veux moi-même? J'ai ma raison, elle me suffît pour aviser à mes intérêts.
LYSITELÈS
Est-ce raisonnable que de refuser le bien qu'un ami veut le faire?
LESBONICUS
Ce n'est pas faire du bien à quelqu'un, que de faire ce qui lui déplaît. Je sais, je comprends comment il faut agir, le devoir n'est pas effacé de mon cœur : tous les discours ne m'empêcheront pas de respecter l'opinion publique.
LYSITELES Écoute donc car je ne peux plus me contenir, il faut que je te dise ce que tu mérites. Oui-da ! si tes ancêtres t'ont laissé un nom estimé, était-ce pour que le fruit de leur sagesse fût dissipé par tes déportements? ou pour avoir en toile gardien de l'honneur promis à ta postérité? Ton père, ton aïeul ont ouvert, ont aplani pour toi le chemin de la gloire : tu te l'es fermé par ton inconduite, par ta paresse, par tes folies. Tu as fait ton choix, et tu as préféré l'amour à la vertu. Maintenant, est-ce comme cela que tu espères couvrir tes fautes? Ah! ne le crois pas, non. Allons, anime-toi d'un généreux courage, bannis de ton cœur la paresse ; consacre-toi au service de tes amis dans le forum, et non à celui d'une maîtresse dans un lit, selon ta coutume. Si je veux à toute force te laisser ton champ, c'est pour que tu aies le moyen de te relever et que les ennemis que tu peux avoir parmi les citoyens ne te reprochent pas d'être tout à fait dans la misère.
LESBONICUS
Tout ce que tu m'as dit, je le sais, je l'écrirais même tout au long. Oui, j'ai ruiné le patrimoine de ma famille, j'ai déshonoré le nom de mes ancêtres. Je savais bien quelle conduite il fallait tenir; mais, hélas ! je n'en avais pas la force : enchaîné par la puissance de Vénus, livré à la mollesse, je suis tombé dans le vice. Maintenant, je te remercie beaucoup de tes procédés généreux.
LYSITELÈS
Alors, j'aurais pris une peine inutile! tu rejetterais mes paroles de ton cœur ! c'est ce que je ne puis souffrir. Il est trop douloureux pour moi de voir que tu as toute honte bue. A la fin, si tu ne m'écoutes pas, si tu t'obstines à ne pas faire ce que je te dis, tu te cacheras si bien derrière ta folie, que l'estime publique ne pourra plus te découvrir; tu croupiras dans l'obscurité, quand même tu brûlerais de te signaler. Je sais bien, Lesbonicus, que tu manquais tout à fait d'expérience, je sais que tes égarements ont été involontaires et que l'amour aveuglait ton âme, je connais l'amour avec toutes ses manœuvres. Tel est ce dieu : impétueux comme le trait décoché d'une baliste, il n'y a point de course, il n'y a point de vol aussi rapide que son action sur l'esprit des hommes pour les rendre fous et extravagants. Alors ce qu'on tâche le plus de nous persuader est ce qui nous déplaît davantage ; nous en dissuade-t-on, ça nous plaît. L'amant désire ce qu'il n'a pas, ce qu'il a, il n'en veut plus, qu'on le détourne de quelque chose, c'est comme si on l'y poussait; avec lui, conseiller c'est défendre. O folie, ô malheur que d'aller se loger dans la demeure de Cupidon ! Mais je t'en avertis, réfléchis bien à ce que tu te proposes de faire. Si tu persistes dans le dessein que tu annonces, tu allumes un incendie qui dévorera ta famille : alors tu voudras avoir de l'eau pour l'éteindre et si tu en trouves (car les amants sont adroits), tu ne laisseras pas une seule étincelle pour ranimer ta race.
LESBONICUS
II est facile de trouver du feu, un ennemi même en donne, si on lui en demande. Mais toi, en voulant me détourner de mal faire par tes réprimandes, tu m'entraînes dans une voie pire. Tu veux que je te donne ma sœur, et que je te la donne sans dot : est-ce convenable? Après avoir mangé un si beau patrimoine, je serais dans l'aisance, propriétaire d'un champ et ma sœur n'aurait rien ! ce serait pour mériter sa haine. On n'a pas l'estime des étrangers, quand on encourt le mépris des siens. Ce que j'ai dit, je le ferai; ne te tourmente pas davantage.
LYSITÉLÈS
II est bien juste, en effet, que tu te réduises à l'indigence à cause de ta sœur, et que je possède cette terre, qui te garderait en état de soutenir ton rang !
LESBONICUS
Ne te montre pas si prévoyant pour moi, si empressé à soulager ma pauvreté, j'aime mieux être pauvre et n'être pas déshonoré; qu'on ne dise pas à ma honte qu'en te la donnant sans dot, j'ai fait de ma propre sœur ta concubine (1), et non ta femme. Y aurait-il un homme plus à mépriser que moi? Oui, épouse-la sans dot, on en parlera pour faire ton éloge et pour me couvrir d'opprobre; et ta gloire serait rehaussée aux dépens de ma réputation.
LYSITÉLÈS
Crois-tu donc que tu seras dictateur, parce que j'aurais accepté ton champ ?
LESBONICUS
Je ne veux pas l'être, je n'y prétends pas, je ne m'estime pas si haut. Mais un homme de cœur ne manque pas à son devoir, pour lui l'honneur est là.
LYSITÉLÈS
Je pénètre ton dessein, je le vois, je le devine, je l'ai pressenti. Une fois que tu auras contracté cette alliance avec nous, que tu auras livré ton champ et qu'il ne te restera plus ici de quoi vivre, tu disparaîtras de la ville sans rien, tu déserteras, tu fuiras ton pays, ta famille, tes proches, tes amis, aussitôt après la noce et l'on dira que c'est à cause de moi, que c'est mon avarice qui t'a banni de ces lieux; et je m'y exposerais ! je le souffrirais ! ne te l'imagine pas.
STASIME
Ma foi ! je n'y tiens plus, il faut que je crie : " Bravo ! bravo ! Lysitélès ! bis!à toi la palme, il est vaincu; ta comédie a la victoire." (A Lesbonicus.) Oui, c'est lui qui a traité plus à fond le sujet, et qui fait les meilleurs vers. Demande pardon pour ta maladresse, et crains le châtiment.
LESBONICUS
Qui t'a permis de m'interpeller, et de venir te mêler à notre conversation?
STASIME
Comme je suis venu, je m'en retournerai.
LESBONICUS
Suis-moi à la maison, Lysitélès, nous y causerons plus au long de cette affaire.

(1) Ces unions sans mariages que beaucoup de citoyens contractaient avec une de leurs affranchies, simples cohabitations, n'étaient cependant pas mal considérées mais les enfants qui en naissaient restaient des bâtards.

LYSITÉLÈS
Je n'ai pas coutume de me tire du mystère à mes démarches, je te déclare nettement ma pensée. Si tu me donnes la sœur sans dot, comme je le crois convenable et que tu renonces à t'expatrier, ma fortune sera la tienne. Si tu as d'autres intentions, je te souhaite beaucoup du bonheur, fais ce que tu voudras mais plus d'amitié entre nous, telle est ma résolution. (il sort.)
STASIME
Il s'en va, par Hercule. (Courant après lui.) Écoute, I.ysitélès, je veux te parler. (Il revient trouver Lesbonicus, qui est sorti de son côté.) Il est parti aussi, l'autre. Stasime, tu restes seul. Que faire maintenant? je n'ai qu'à préparer les paquets, à me mettre le bouclier sur le dos et à me faire clouer de doubles semelles à mes souliers. Il n'y a plus moyen, je vois qu'avant peu je serai valet de soldat, mon maître ira se mettre à l'engrais chez quelque roi, il fera, j'espère, parmi les plus grands guerriers un fameux fuyard et il aura des dépouilles... à livrer a ceux qui se battront contre lui. Et moi, quand j'aurai l'arc en main et le carquois avec des flèches sur le dos, le casque en tête... je dormirai d'un bon somme sous la tente. Allons au forum et retirons le talent que j'ai prêté il y a cinq jours, je veux avoir quelque argent pour le voyage. (Il sort.)

MEGARONIDE, CALLICLÈS.

MÉGARONIDE D'après ce que tu me dis, Calliclès, on ne peut absolument pas se dispenser de donner une dot à la jeune fille.
CALLICLÈS
Non, par Hercule, l'honneur ne me permet pas de la laisser se marier sans dot, quand son bien est en ma possession.
MÉGARON1DE
Tu as l'argent tout prêt. Aimes-tu mieux que le frère conclue le mariage sans dot, pour t'entendre ensuite avec Philton et lui proposer de doter la fille par amitié pour le père? Mais j'ai peur que cette offre ne t'expose aux mauvais propos du public et ne nuise à ta réputation. On pourra dire que tu as les raisons pour être généreux; que le père t'avait compté la dot pour la remettre à sa fille, et que c'est le fonds où tu puises tes largesses, que tu as écorné la somme et que tu ne la lui rends pas intégralement. Ou bien attendras-tu l'arrivée de Charmide? c'est trop long; le jeune homme aurait perdu auparavant l'envie d'épouser et c'est un parti excellent.
CALLICLÈS
Oui, tout cela me vient à l'esprit, exactement comme à toi.
MÉGARON1DE
Regarde s'il n'est pas plus à propos et plus convenable d'aller dire à Lesbonicus ce qui en est.
CALLICLÈS
Moi, que je découvre le trésor à ce garçon, à cet écervelé, qui ne pense qu'à l'amour et au libertinage? Non, non, par Hercule, je ne veux pas; il dévorerait tout, j'en suis sûr, jusqu'à la place où le trésor est caché. J'ai peur même de déterrer cet argent, et qu'il n'entende le bruit ou qu'il n'évente le secret, si je promets la dot.
MÉGARONIDE
N'y aurait-il pas moyen de retirer l'argent en cachette?
CALLICLÈS
II faudrait profiter d'une occasion, et en attendant on emprunterait à un ami.
MÉGARONIDE Mais trouvera-t-on un ami qui veuille prêter?
CALLICLÈS
Oui.
MÉGARONIDE
Chansons. Tiens-toi pour assuré qu'on te fera partout la même réponse : « Impossible de te prêter, par Hercule ! je n'ai pas d'argent. »
CALLICLÈS
Que ne dis-tu vrai, par Hercule ! J'aimerais mieux cela que tout ce qu'on pourrait me prêter.
MÉGARONIDE
Mais voici une idée, écoute voir !
CALLICLÈS
Quelle idée?
MÉGARONIDE
Une idée excellente, ce me semble, que je viens de trouver.
CALLICLÈS
Dis-la.
MÉGARONIDE
Prenons, sans tarder, moyennant salaire, un homme qui se présente comme voyageur.
CALLICLÈS Et après qu'en fera-t-on?
MÉGARONIDE
Qu'il se déguise en parfait étranger; que sa figure soit 73° inconnue, point familière; enfin, un hâbleur.
CALLICLÈS
Ensuite, qu'aura-t-il à faire?
MÉGARONIDE
Oui, un menteur, un impudent.
CALLICLÈS
Ensuite, ensuite?


MÉGARONIDE
II dira qu'il vient de Séleucie, que Charmide l'a chargé de saluer son fils, et de lui annoncer que ses affaires vont bien, qu'il est en bonne santé, et qu'il ne tardera pas à revenir. Cet homme sera porteur de deux lettres que nous aurons fabriquées comme venant du père. Il en remettra une à Lesbonicus, et dira que l'autre est pour toi.
CALLICLÈS
Continue toujours.
MÉGARONIDE
II ajoutera qu'il apporte une somme en or envoyée par le vieillard pour la dot de sa fille, et que c'est à toi qu'il doit la remettre. Tu saisis?
CALLICLÈS A peu près, et j'ai plaisir à t'entendre.
MÉGARONIDE Alors, toi, tu donneras l'or au jeune homme après le mariage conclu.
CALLICLÈS Excellent, par Hercule !
MÉGARONIDE
Par ce moyen, tu déterreras le trésor sans éveiller les soupçons du jeune homme. Il croira que son père a envoyé l'or, et toi, tu le puiseras dans le trésor.
CALLICLÈS
Très bien imaginé; quoique j'aie honte à mon âge d'user de fourberie. Mais quand notre homme présentera ses lettres cachetées, s'il les présente cachetées, crois-tu que Lesbonicus ne connaît pas le cachet de son père?
MÉGARONIDE
Tais-toi, il y a mille moyens de lui donner le change : Charmide a perdu son cachet et en a fait faire un autre et puis, on peut donner les lettres non cachetées et dire que les gens de la douane les ont ouvertes pour les lire. Mais dans une affaire de la sorte, perdre le temps en discours, ce n'est pas savoir agir. Il est trop facile de prolonger sans fin les explications. Va vite au trésor, éloigne esclaves et servantes. (Calliclès va pour s'en aller.) Ah, écoute !
CALLICLÈS Quoi?
MÉGARONIDE
Tâche aussi que ta femme ne pénètre pas le secret; par Pollux, elle ne peut jamais tenir sa langue. Qu'est-ce qui t'arrête? cours là-bas, prends ta course, ouvre le trésor, prends-y ce qu'il faut pour notre affaire et cache-le de nouveau tout de suite. Mais le plus grand secret, comme je te l'ai recommandé ! Chasse tout le monde de la maison.
CALLICLÈS
Je n'y manquerai pas.
MÉGARONIDE
Mais nous causons trop longuement : nous tuons le temps quand nous n'en avons guère. Tu n'as rien à craindre pour le cachet, c'est moi qui t'en réponds ; j'ai heureusement imaginé cet expédient de l'inspection des douaniers. Enfin, ne vois-tu pas à quelle heure du jour nous sommes? Avec le caractère et l'humeur dont il est, que penses-tu qu'il fasse à présent? il y a longtemps qu'il est ivre, on lui fera tout accroire et la meilleure raison, ce sera que notre homme apportera de l'argent au lieu d'en demander.
CALLICLÈ Il suffit.
MÉGARONIDE
Je vais de ce pas au forum louer notre farceur; j'écrirai les deux lettres et j'enverrai l'homme bien instruit à Lesbonicus.
CALLICLÈS
Moi, je rentre pour m'acquitter de ma tâche, fais la tienne.
MÉGARONIDE
Je la ferai en imposteur habile. (Ils sortent.)

ACTE IV

CHARMIDE, seul

Au grand et puissant roi des eaux, à Neptune frère de Jupiter qui gouverne les deux, honneur, grâces et hommage reconnaissant je rends d'un cœur joyeux et satisfait; car il m'a tenu en son pouvoir avec mes biens, ma vie et toutes mes destinées, et il me laisse sortir de son empire et me ramène dans ma patrie, au sein de ma ville natale. Oui, Neptune, je te rends de suprêmes actions de grâces, à toi par-dessus tous les autres dieux. On dit généralement que tu es violent, terrible et d'humeur avide, orageux, cruel, insupportable, furieux. J'ai vu tout le contraire car, par Pollux, tu t'es montré doux et paisible, et tel que je souhaitais, pendant ma traversée. On m'avait dit encore (c'est ta renommée, ta gloire en tous lieux) que tu aimais à épargner les pauvres et à sacrifier, à humilier les riches. C'est bien, je t'en félicite; tu sais en user comme il faut avec chacun : les dieux doivent être indulgents pour les malheureux. Tu m'as été fidèle, quoiqu'on se plaigne de ta perfidie. Sans toi, j'en suis persuadé, au milieu des mers, tes satellites auraient emporté le pauvre voyageur dans la tempête et dispersé tous ses biens avec lui sur la plaine azurée. Déjà les tourbillons de la tourmente entouraient le vaisseau en rugissant; la pluie, les vagues, l'ouragan, s'acharnaient à briser le mât, à jeter bas les antennes, à déchirer les voiles, si ta bonté propice n'était venue à mon aide. Ah ! tiens-moi écarté de toi désormais : mon parti est pris de m'abandonner au repos, j'ai assez de biens. Que de peines j'ai endurées pour enrichir mon fils ! (Apercevant l'envoyé de Mëgaronide.) Mais quel est cet homme qui traverse la place avec son étrange accoutrement et sa figure non moins étrange? Par Pollux, malgré mon impatience d'entrer chez moi, je m'arrêterai ici pour observer attentivement ses démarches (1)

(1) Monologue certainement chanté et mimé.

L'HOMME DE PAILLE, vêtu en voyageur, avec un chapeau à larges bords, CHARMIDE

L'HOMME DE PAILLE
C'est moi qui ferai intituler la pièce d'aujourd'hui l'Homme aux trois deniers car je me suis engagé à ce prix pour jouer un plaisant personnage. J'arrive de Séleucie, de la Macédoine, de l'Asie, de l'Arabie, avec lesquelles ni mes pieds ni mes yeux n'ont jamais fait connaissance. Voyez à quels fâcheux emplois un pauvre homme est réduit par la misère ! Me voilà obligé pour trois deniers de dire que je tiens ces lettres d'un homme que je n'ai jamais vu ni connu; je ne sais même pas du tout s'il existe, s'il a existé.
CHARMIDE (à part).
Par Pollux, il est de l'espèce des champignons, sa tête le couvre tout entier. Il a la mine d'un Illyrien, son costume l'annonce.
L'HOMME DE PAILLE
Celui qui m'a pris à son service ne m'eut pas plutôt loué, qu'il m'enferma chez lui, il m'a expliqué son dessein et mon rôle en détail et m'a enseigné de quelle manière je devais le jouer: A présent, que j'ajoute du mien, l'acheteur de mes fariboles n'en aura fait qu'un meilleur marché. Je suis costumé comme il lui a plu, voilà ce que peut l'argent. Mon homme a emprunté le costume au directeur, et il en répond. Si je peux le lui dérober, je ferai en sorte qu'il ait trouvé en moi un bon faiseur d'attrapes.
CHARMIDE
Plus je l'envisage, moins sa mine me revient, je serais fort trompé si ce n'était quelque rôdeur de nuit, quelque coupeur de bourse. Il examine les lieux, il regarde autour de lui de tous côtés, il inspecte les maisons. Je suis sûr, par Pollux, qu'il fait une reconnaissance pour revenir bientôt en cambrioleur : je n'en ai que plus de plaisir à l'observer. Attention !
L'HOMME DE PAILLE
Le citoyen à qui je me suis loué m'a indiqué cet endroit; voici la maison devant laquelle ma fourberie doit s'exercer; frappons.
CHARMIDE
II va tout droit à notre logis. Je vois, par Hercule, que la nuit même de mon arrivée, il me faudra faire sentinelle.
L'HOMME DE PAILLE (frappant).
Ouvrez, holà ! ouvrez. Y a-t-il quelqu'un ici qui ait la garde de cette porte?
CHARMIDE (haut).
Que demandes-tu, l'ami? qu'est-ce que tu veux? et pourquoi frappes-tu à cette maison?
L'HOMME DE PAILLE
Oh! vieillard, je suis en règle, j'ai satisfait aux questions du censeur (1). Je cherche dans ce lieu la demeure du jeune Lesbonicus, et en même temps quelqu'un qui a comme toi la tête blanche. Il se nomme Calliclès, selon ce que m'a dit l'homme qui m'a chargé de ces lettres.
CHARMIDE (à part).
Il en veut à mon fils Lesbonicus, et à mon ami Calliclès, à qui j'ai commis en garde mes enfants et mon bien.
L'HOMME DE PAILLE
Apprends-moi, vieillard, où ils demeurent l'un et l'autre.

(1) Le censeur recevait les déclarations de biens et vérifiait les qualités. C'est un peu comme si le personnage disait : « J'ai mes papiers en règle. »

CHARMIDE
Que leur veux-tu qui es-tu? qui est-ce qui t'envoie? d'où viens-tu?
L'HOMME DE PAILLE
Que de questions à la fois ! je ne sais par où cormmencer mes réponses. Si tu m'interroges posément et avec méthode, je te ferai connaître et mon nom, et ma vie, et mes voyages.
CHARM IDE
A ton gré. Eh bien, dis-moi d'abord ton nom?
L'HOMME DE PAILLE Tu entreprends là une rude tâche.
CHARMIDE Comment cela?
L'HOMME DE PAILLE
C'est qu'en partant du commencement de mon nom, le matin avant le jour, vieillard, tu n'arriverais pas au bout, qu'on serait déjà au milieu de la nuit.
CHARMIDE
II faut se précautionncr de vivres et de flambeaux pour faire le voyage de ton nom, à ce qu'il paraît.
L'HOMME DE PAILLE J'en ai un autre tout petit comme une fiole à vin.
CHARMIDE
Alors, ce nom, l'ami?
L'HOMME DE PAILLE
" Chut !" voilà mon nom, c'est mon nom de tous les jours.

CHARMIDE
Par Pollux, le drôle de nom ! Comme qui dirait, si je prêtais de l'argent : " Chut ! — autant de perdu... (à part) C'est un franc hâbleur. (Haut.) Dis-moi, jeune homme?
L'HOMME DE PAILLE
Quoi?
CHARMIDE
Apprends-moi ce que tu as à demander aux personnes que tu cherches?
L'HOMME DE PAILLE
Le père du jeune Lesbonicus m'a chargé de ces deux lettres; il est de mes amis.
CHARMIDE (à part).
Je l'y prends. Il dit que c'est moi qui lui ai donné ces lettres; je veux le mystifier comme il faut.
L'HOMME DE PAILLE Si tu me prêtes attention, j'achèverai mon récit.
CHARMIDE Je suis ttout oreilles.
L HOMME DE PAILLE
II m'a prié de donner cette lettre à son fils Lesbonicus, et cette autre à son ami Calliclès.
CHARMIDE (à part).
Par Pollux, puisqu'il me fait des contes, je m'amuserai à lui en faire aussi. (Haut.) Où l'as-tu laissé ?
L'HOMME DE PAILLE Fort bien dans ses affaires.
CHARMIDE Mais où? .
L'HOMME DE PAILLE A Séleucie
CHARMIDE
Est-ce lui-même qui t'a remis ces lettres?
L'HOMME DE PAILLE
II me les a données de ses propres mains en mains propres.
CHARMIDE Quelle mine a-t-il?


L' HOMME DE PAILLE
II est d'un pied et demi plus grand que toi
CHARMIDE (à part).
Voilà qui est diflîcile à expliquer, je suis plus grand de loin que de près. (Haut.) Tu le connais?
L'HOMME DE PAILLE
C'est pour rire que tu me fais cette question, j'ai coutume de prendre mes repas avec lui.
CHARMIDE
Son nom?
L'HOMME DE PAILLE (embarrassé). C'est le nom d'un honnête homme, par Pollux.
CHARMIDE
Je voudrais que tu me le dises.
L'HOMME DE PAILLE (se troublant davantage). Lui, par Pollux, il s'appelle... il s'appelle... malheur à moi!
CHARMIDE
Qu'est-ce qui te tourmente?
L'HOMME DE PAILLE (à part). J'ai mangé le nom sans m'en apercevoir.
CHARMIDE Je n'aime pas les gens qui tiennent leurs amis serrés entre leurs dents.
L'HOMME DE PAILLE Je l'avais tout à l'heure sur le bord des lèvres.
CHARMIDE (à pari). Je suis venu à point pour le recevoir.
L'HOMME DE PAILLE (à part). Misère ! je suis pris.
CHARMIDE As-tu enfin trouvé le nom?
L'HOMME DE PAILLE Par Hercule, je suis tout honteux.
CHARMIDE Prends-y garde, mon cher; tu ne connais guère ton ami.
L'HOMME DE PAILLE
Comme moi-même. Mais c'est ce qui arrive très souvent, ce qu'on tient à la main et ce qu'on a devant les yeux vous échappe. Je tâcherai de le retrouver par l'écriture. Ça commence par un c.
CHARMIDE
Callicias?
L'HOMME DE PAILLE
Ce n'est pas cela.
CHARMIDE
Callippe?
L'HOMME DE PAILLE
Ce n'est pas cela.
CHARMIDE
Callidémide?
L'HOMME DE PAILLE Ce n'est pas cela.
CHARMIDE
Callinique?
L'HOMME DE PAILLE Ce n'est pas cela.
CHARMIDE
Callimarque?
L'HOMME DE PAILLE
Tu n'y arrives pas. Et puis, tant pis, par Pollux ! pourvu que je m'en souvienne pour moi.
CHARMIDE
C'est qu'il y a ici plusieurs Lesbonicus et si tu ne me dis pas le nom du père, je ne peux pas t'indiquer les personnes que tu cherches. Quelle manière de nom est-ce ? Si nous pouvions trouver en devinant...
L'HOMME DE PAILLE C'est un nom comme Charès ou Charidème...
CHARMIDE Ou bien Charmide?
L'HOMME DE PAILLE Ah ! ce doit être cela. Que les dieux l'exterminent !
CHARMIDE
Je te le disais tout à l'heure : tu devrais plutôt souhaiter du bien à un ami que de le maudire.
L'HOMME DE PAILLE
Comme il s'est tenu caché entre mes dents et sur mes lèvres, ce misérable !
CHARMIDE
Tu as tort d'injurier un ami absent.
L'HOMME DE PAILLE Pourquoi se cachait-il, ce drôle-là?
CHARMIDE
Tu n'avais qu'à l'appeler par son nom, il t'aurait répondu. Mais où est-il?
L'HOMME DE PAILLE
Je l'ai laissé, par Pollux, chez Rhadamante, dans l'île Cecropia.
CHARMIDE (à part),
Que je suis sot de m'informer où je suis moi-même ! Cependant cela n'est pas hors de propos. (Haut, à l'envoyé.) Allons, entends-moi. Je te prie de me dire quels pays tu as visités?
L'HOMME DE PAILLE Des pays étonnants, merveilleux.
CHARMIDE
Je suis curieux de les connaître, si ce n'est pas t'importuner.
L'HOMME DE PAILLE
Au contraire, tu me fais bien plaisir. D'abord nous allâmes par mer dans le Pont, chez les Arabes.
CHARMIDE
Oh! oh! est-ce que l'Arabie est dans le Pont?
L'HOMME DE PAILLE
Oui, non pas celle qui produit l'encens mais une autre où croissent l'absinthe et l'origan des poules.
CHARMIDE (à part).
Voilà un menteur achevé ! Mais quelle bêtise à moi de lui demander des renseignements sur les pays d'où je viens, que je connais, et qu'il ne connaît pas! Cependant je veux voir jusqu'où il ira. (Haut.) Dis-moi, de ton Arabie, où es-tu allé?
L'HOMME DE PAILLE
Écoute, je vais te le raconter. Je me rendis à la source du fleuve qui sort de dessous le trône de Jupiter,
CHARMIDE
De dessous le trône de Jupiter?
L'HOMME DE PAILLE Comme je te le dis.
CHARMIDE Du ciel?
L'HOMME DE PAILLE Et du milieu encore !
CHARMIDE
Ouais ! tu t'es donc élevé jusqu'au ciel?
L'HOMME DE PAILLE
Oui, nous y sommes parvenus en bateau, en remontant toujours le fleuve.
CHARMIDE
Ouais ! et tu as vu aussi Jupiter?
L'HOMME DE PAILLE
Les autres dieux m'ont dit qu'il était allé à la campagne distribuer les vivres aux esclaves. Après cela...
CHARMIDE
Après cela... je ne veux plus rien entendre.
L'HOMME DE PAILLE Ni moi, si tu m'embêtes, par Hercule !
CHARMIDE
II n'y a qu'un impudent menteur qui puisse faire le voyage de la terre au ciel.
L'HOMME DE PAILLE
Je te laisse, puisque tu le désires. Mais indique-moi les personnes que je cherche, et auxquelles je dois remettre ces lettres.
CHARMIDE
Ah ça, réponds-moi : si tu te trouvais face à face avec Charmide, qui t'a chargé, à ce que tu dis, de ces lettres, le reconnaîtrais-tu?
L'HOMME DE PAILLE
Tu me prends pour une buse, par Pollux ! Je ne reconnaîtrais pas l'homme avec qui j'ai passé ma vie? Est-ce qu'il aurait eu la sottise de me confier mille philippes d'or pour les remettre à son fils et à son ami Calliclès, qui est chargé, m'a-t-il dit, du soin de ses affaires, si je ne le connaissais pas, si je n'étais pas bien connu de lui?
CHARMIDE (à part).
Parbleu, je veux duper le dupeur. Essayons de lui soutirer les mille philippes qu'il dit que je lui ai donnés ! Moi qui ne le connais pas du tout et qui viens de le voir tout à l'heure pour la première fois, je lui confierais de l'or ! Même s'il s'agissait pour lui d'une affaire capitale, je ne lui prêterais pas une drachme de plomb. Mais il faut l'attaquer adroitement. (Haut.) Hé ! Chut, deux mots.
L'HOMME DE PAILLE
Deux cents, si tu veux.
CHARMIDE
As-tu l'or que tu as reçu de Charmide?
L HOMME DE PAILLE
En mille philippes, bien comptés par lui-même sur la table du banquier.
CHARMIDE
C'est Charmide en personne qui te les a remis?
L'HOMME DE PAILLE
Belle merveille que ce ne soit pas son aïeul ou son bisaïeul, défunts tous les deux !
CHARMIDE
Jeune homme, il faut que tu me donnes cet or.
L'HOMME DE PAILLE Quel or veux-tu que je te donne?
CHARMIDE
Celui que tu reconnais avoir reçu de moi.
L'HOMME DE PAILLE Que j'ai reçu de toi?
CHARMIDE
Oui, de moi.
L'HOMME DE PAILLE Qui es-tu donc?
CHARMIDE
Celui qui t'a remis les mille philippes, je suis Charmide.
L'HOMME DE PAILLE
Non, par Pollux, tu n'es pas Charmide, ni aujourd'hui ni jamais, pour ce qui concerne cet or du moins. Va donc, conteur de sornettes, tu prétends en conter à un conteur.
CHARMIDE
Je suis Charmide.
L'HOMME DE PAILLE
II ne te sert à rien de l'être, par Hercule; car je n'ai pas une once d'or sur moi. Tu es fin, comme tu sais profiter de la moindre occasion ! A peine ai-je eu dit que je portais de l'or, que tu es devenu Charmide : auparavant, tu ne l'étais pas. Eh bien ! tu t'étais encharmidé, décharmide-toi.
CHARMIDE
Qui suis-je donc, si je ne suis pas moi?
L HOMME DE FAILLE
Que m'importe? Pourvu que tu ne sois pas celui que je ne veux pas que tu sois, je te permets bien d'être qui tu voudras. Tu n'étais pas tout à l'heure ce que tu étais et te voilà devenu ce que tu n'étais pas !
CHARMIDE Allons, dépêche-toi.
L'HOMME DE PAILLE De quoi faire?
De rendre l'or.
L'HOMME DE PAILLE
Vieillard, tu rêves.
CHARMIDE Tu as déclaré que Charmide t'avait donné de l'or.
L'HOMME DE PAILLE Seulement par écrit.
CMARMIDE
Hâte-toi, et vite, de fuir de ces lieux, larron, avant que je ne te fasse étriller d'importance.
L'HOMME DE PAILLE Pourquoi?
CHARMIDE
Parce que ce Charmide, objet de tes mensonges, c'est moi-même, de qui tu disais tenir des lettres.
L'HOMME DE PAILLE Oh! oh! tu es Charmide, vraiment?
CHARMIDE
Oui, vraiment.
L'HOMME DE PAILLE Oui-da, c'est toi-même?
CHARMIDE Oui.
L'HOMME DE PAILLE Toi-même?
CHARMIDE
Oui, te dis-je, moi-même, Charmide.
L'HOMME DE PAILLE Toi en personne?
CHARMIDE
Moi-même, en propre original. Va-t'en de ma présence.
L'HOMME DE PAILLE
Eh bien, pour être arrivé si tard, va te faire fustiger par mon ordre et par celui des nouveaux édiles (1).
CHARMIDE
Tu m'injuries!
L'HOMME DE PAILLE Au contraire; puisque tu arrives en bonne santé... que les dieux t'exterminent ! Ils l'auraient fait plus tôt, que je ne m'en soucierais guère. On m'a payé pour ma commission; que la peste te crève ! Je ne sais qui tu es, qui tu n'es pas; je m'en fiche. Je retourne vers l'homme qui m'a donné les trois deniers, pour lui apprendre qu'il les a perdus. Adieu, je te souhaite de mauvais jours et mauvaise santé. Que pour ton arrivée des pays étrangers, les dieux t'exterminent. Charmide ! (Il sort.)
CHARMIDE (seul).
A présent qu'il est parti, il m'est permis, ce me semble, de parler en liberté, c'est le moment. Je me sens là au cœur depuis quelques minutes un souci poignant, Cet homme... quelle affaire l'amenait devant chez moi? et les deux lettres et les mille pbilippes, qu'est-ce que tout cela signifie? Mon âme se remplit d'une légion d'inquiétudes. Ce n'est pas sans cause, par Pollux, qu'une sonnette se met à sonner : à moins qu'on ne la touche et qu'on ne l'agite, elle est muette, elle se tait. Mais quel est cet homme qui prend sa course à travers la place? je veux voir ce qu'il se propose. Retirons-nous par ici.

(1) Nouveaux édiles : édiles entrés nouvellement en fonctions,. Ils faisaient à cette occasion célébrer les fêtes de Cybèle.

STASIME, CHARMIDE

STASIME (sans apercevoir Charmide).
Vite, Stasime, hâte-toi d'aller retrouver ton maître au logis, ne va pas exposer tes épaules à une alarme soudaine par ton imprudence. Presse le pas, de la célérité! II y a longtemps que tu es sorti. Gare à toi; crains que les caresses des nerfs de bœuf ne résonnent trop amoureusement sur ton dos, si l'on ne te trouve pas quand on te cherchera. Cours sans t'arrêter... Imbécile de Stasime, ne voila-t-il pas que tu as oublié ton anneau au cabaret après t'y être offert la goutte, retourne, cours le réclamer quand il est encore temps. (Il retourne sur ses pas lentement, et s'arrête.)
CHARMIDE (à part).
Cet homme, quel qu'il soit, a pour maître de palestre un ver de terre qui lui apprend à courir.
STASIME (continuant à se croire seul). Nigaud, n'as-tu pas de honte d'avoir perdu la tête pour trois rasades? Apparemment tu buvais là en bonne compagnie, avec des gens qui n'oseraient pas toucher à ce qui ne leur appartient pas : un Thruthus, un Cerconique, un Crin, un Cercobule, un Collabus, tous décorés de meurtrissures aux yeux et aux jambes, frotteurs d'entraves, essayeurs d'etrivières et tu t'imagines retirer de leurs mains ton anneau, lorsqu'un d'eux a pu voler les souliers d'un coureur en pleine course?
CHARMIDE (à part). Par la faveur des dieux, l'admirable voleur !
STASIME
Pourquoi aller quérir maintenant ce qui est bien perdu? A moins de vouloir ajouter !a peine à la pertepar-dessus le marché? Ce qui est perdu est perdu, n'est-ce pasî revire de bord. Retourne auprès de ton maître.
CHARMIDE (à part), Ce garçon n'est pas un fuyard, il se souvient du logis.
STASIME
Pourquoi les anciennes mœurs, l'ancienne frugalité, ne sont-elles pas plus en honneur à présent que les mauvaises mœurs?
CHARMIDE (à part).
Dieux immortels, quelles royales maximes il se met à débiter ! Il regrette le passé, on voit qu'il estime le vieux temps, les mœurs des ancêtres.
STASIME
A présent la morale est de faire, non pas ce qu'on doit mais ce qu'on veut, l'ambition est consacrée par l'usage et libre du joug des lois. Jeter son bouclier, fuir devant l'ennemi, c'est chose autorisée par la coutume. La coutume est aussi de briguer les honneurs pour prix de l'infamie.
CHARMIDE (à part). Coutume malhonnête.
STASIME Et d'en frustrer les bons citoyens.
CHARMIDE (à part ) .
C'est très mal.
STASIME
Les mœurs font plier les lois sous leur obéissance, elles leur sont plus soumises que les enfants aux parents. Pauvres lois, on les attache à la muraille avec des clous de fer; il vaudrait mieux y clouer les mauvaises mœurs.
CHARMIDE (à part). J'aurais envie de m'approcher et de lui parier mais j'ai grand plaisir à l'entendre et je crains, si je lui parle, qu'il ne change de propos.
STASIME
Sur elles, la loi n'a aucun pouvoir; les lois sont esclaves des mœurs et les laissent tout mettre au pillage, bien sacré, bien public.
CHARMIDE (à part}.
Il faudrait, par Hercule, infliger des peines sévères à ces mauvaises mœurs.
STASIME
Et point de répression publique contre les gens de cette espèce!... car ils sont les ennemis du peuple, ils nuisent à tout le monde. En violant leur foi, ils détruisent tout crédit pour les honnêtes gens, en effet, on juge par eux du caractère des autres. Ces réflexions me viennent à l'occasion de ce que j'ai moi-même éprouvé tout à l'heure. Qu'on s'avise de prêter ce qu'on avait est perdu et si l'on redemande son argent, on se fait un ennemi de l'ami qu'on a obligé. Insiste-t-on pour exiger le paiement, on n'a que le choix entre deux maux, perdre l'argent prêté, ou s'aliéner un ami.
CHARMIDE (à part). Mais c'est mon esclave Stasime.
STASIME
Pour avoir prêté un talent, j'ai un ennemi de plus et un ami de moins. Mais je suis bien sot de m'occuper de la morale publique, et d'oublier ce qui me touche de plus près, la sûreté de mon dos. Je retourne à la maison.
CHARMIDE (à haute voix). Holà ! hé ! arrête-toi tout de suite. Écoute.
STASIME (répondant sans regarder). Zut pour toi ! Je ne m'arrête pas.
CHARMIDE
Je veux que tu t'arrêtes.
STASIME (toujours de même). Et si je ne veux pas ce que tu veux?
CHARMIDE
Ah ! c'est trop d'insolence, Stasime.
STASIME (toujours de même). Achète plutôt des serviteurs et tu les commanderas.
CHARMIDE
J'ai acheté, par Pollux, et payé. Mais si mes serviteurs ne m'écoutent pas, que faire?
STASIME Donne-leur une forte correction.
CHARMIDE
L'avis est bon, je le suivrai certainement.
STASIME A moins que tu ne leur doives des ménagements.
CHARMIDE
Si tu en mérites, j'en aurai; sinon, je suivrai ton conseil.
STASIME
Que m'importe à moi que tu aies de bons ou de mauvais esclaves?
CHARMIDE
C'est qu'il t'en revient ta part de bien et de mal.
STASIME
Pour le mal, je te le laisse quant au bien, donne, apporte.
CHARMIDE
Tu l'auras si tu en es digne. Mais regarde, je suis Charmide.
STASIME
Hé ! qui a prononcé le nom de cet excellent homme ?
CHARMIDE
C'est l'excellent homme lui-même.
STASIME (après s'être retourné).
Mer, terre, ciel ! ô dieux, je vous implore. Mes yeux ne me trompent-ils pas? est-ce lui? n'est-ce pas lui? C'est lui-même. Oui, c'est lui, c'est lui certainement. O maître tant souhaité, salut !
CHARMIDE
Salut, Stasime.
STASIME
En te revoyant bien portant...
CHARMIDE
Je sais, je te crois. Mais une seule chose m'occupe avant tout. Réponds-moi : que font mes enfants, mon fils, ma fille, que j'ai laissés ici?
STASIME Ils vivent, ils sont en bonne santé.
CHARMIDE L'un et l'autre?
STASIME L'un et l'autre.
CHARMIDE
Les dieux prennent soin de ma vie et de mon bonheur. Pour le reste, je m'en informerai à loisir, une fois rentré. Allons à la maison, suis-moi.
STASIME
Où vas-tu?
CHARMIDE
Où donc autre part que chez nous?
STASIME (lui montrant sa maison). Tu penses que c'est là que nous habitons?
CHARMIDE
Où donc, si ce n'est là?
STASIME (d'un air triste). A présent...
CHAHMIDE (inquiet).A présent?
STASIME La maison n'est plus à nous.
CHARMIDE
Qu'entends-je?
STASIME Ton fils l'a vendue...
CHARMIDE
Je suis perdu !
STASIME
Argent sonnant et comptant...
CHARMIDE
Combien? Quarante mines.
CHARMIDE
0 ruine ! qui a acheté?
STASIME
Calliclès, que tu avais chargé du soin de tes intérêts : il est venu s'établir dans la maison et nous a mis dehors.
CHARMIDE Où mon fils loge-t-il à présent?
STASIME Ici, dans cet arrière-corps de logis.
CHARMIDE Je suis anéanti !
STASIME Je savais bien le chagrin que tu aurais en apprenant cela.
CHARMIDE
Malheureux que je suis ! j'ai traversé de vastes mers, sans cesse entre la vie et la mort; j'échappe à tous les pirates, je reviens sain et sauf, et je suis assassiné ici par ceux mêmes pour qui je me suis donné tant de peine à mon âge ! La douleur me suffoque. Stasime, soutiens-moi.
STASIME Veux-tu que j'aille chercher de l'eau?
CHARMIDE
C'est quand ma fortune rendait l'âme qu'il fallait lui en jeter.

CALLICLÈS, en simple tunique, sans pallium, CHARMIDE, STASIME

CALLICLÈS
Quelle clameur entends-je devant chez moi !
CHARMIDE
0 Calliclès ! Calliclès ! Calliclès ! à quel ami avais-je confié mes intérêts?
CALLICLÈS
A un ami honnête, sincère, fidèle, et d'une fidélité à l'épreuve. Salut, je suis charmé de te revoir en bonne santé.
CHARMIDE
Je le crois, si la réalité répond aux paroles. Mais que signifie cet accoutrement?
CALLICLÈS
Je vais te le dire. Je déterrais le trésor, afin d'en tirer une dot pour ta fille. Mais je te raconterai cela et autre chose à la maison; viens.
STASIME Me voici.
CHARMIDE
Cours vite au Pirée tout d'un trait; tu verras le bateau qui nous a ramenés. Prie Sangarion de faire débarquer ce que j'ai dit et reviens aussitôt, les droits ont été payés à la douane.
STASIME
J'obéis en vitesse.
CHARMIDE
Va, va, cours, et reviens à l'instant.



STASIME J'y vais, je suis revenu.

CALLICLES (à Charmide). Suis-moi à la maison.

CHARMIDE Je te suis. (Callielès et Charmide sortent.)

STASIME (seul). Quelle rare constance cet ami a montrée à l'égard de mon maître ! Sa fidèle amitié n'a pas bronché, malgré tout le mal qu'il a eu pour cela. C'est un exemple unique de loyauté : mais il n'a pas perdu sa peine, non certes. {Il sort.)

ACTE V

LYSITÉLÈS, seul
Je suis le plus heureux de tous les hommes; rien n'égale ma joie, mon ravissement. Comme tout succède à mes désirs ! comme tout ce que j'entreprends me réussit, m'arrive à point nommé! Un bonheur en amène un autre. Stasime, l'esclave de Lesbonicus, rencontré tout à l'heure, m'a annoncé le retour de Charmide. Il me faut au plus tôt un entretien avec lui, et que tout ce que j'ai îait avec son fils soit confirmé par la volonté paternelle. J'y vais. Mais le bruit de cette porte qu'on ouvre me retarde, c'est désagréable.

CHARMIDE, CALLICLÈS, LYSITÉLÈS, LESBONICUS

CHARMIDE (à Calliclés.)
Non, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais, il n'y a point d'homme sur la terre qu'on puisse te comparer pour la fidélité, pour la délicatesse en amitié. Sans toi, il m'expropriait de rna maison.
CALLICLèS
Si j'ai rendu quelque service à un ami, si je lui ai témoigné de l'attachement, je ne crois pas avoir mérité d'éloges, j'ai seulement évité le blâme. Ce qu'on donne en propre à quelqu un, il peut le garder; ce qu'on lui prête, on a droit de le reprendre quand on veut.
CHARMIDE
C'est juste. Mais je ne puis assez m'étonner qu'il nous ait procuré une si belle alliance par le mariage de sa sœur avec le fils de Philton, Lysitélès.
LYSITÉLÈS (à part). Ah ! ah ! il me nomme.
CHARMIDE II a su nous unir à une excellente famille.
LYSITÉLÈS (à part).
Que tarde-je à leur parler? Mais il vaut mieux que je diffère : car il en vient justement à ce qui me touche.
CHARMIDE
Eh ! mais.
CALLICLÈS
Qu'y a-t-il?
CHARMIDE ,
J'ai oublié tout à l'heure de te dire qu'à mon arrivée, j'ai rencontré une espèce d'intrigant, une perfection de maître fourbe. Il prétendait que je lui avais donné mille philippes pour te les remettre ainsi qu'à mon fils Lesbonicus et je ne le connais pas du tout, je ne l'ai jamais vu. Pourquoi ris-tu?
CALLICLÈS
C'est moi qui lui avais donné cette commission; il devait faire semblant de m'apporter cet or de ta part pour la dot de ta fille : ainsi je voulais faire croire à ton fils que l'or de la dot venait de toi et lui tenir caché le secret du trésor qui était en ma puissance car il aurait pu réclamer, au nom de la loi, le bien paternel.
CHARMIDE
Très bien, par Pollux.
CALLICLÈS
C'est Mégaronide, notre ami commun, qui a imaginé ce stratagème.
CHARMIDE
Très sagement imaginé, bravo !
LYSITÉLÈS
Je suis un grand sot d'avoir peui- d'interrompre leur conversation, et de rester à l'écart au lieu de suivre mon"15 dessein. Je vais les aborder.
CHAHM1DE
Qui est-ce qui s'approche de nous?
LYSITÉLÈS
Lysitélès salue Charmide son beau-père.
CHARMIDE Que les dieux exaucent tes souhaits, Lysitélès.
CALLICLÈS (à Lysitélès). Je ne suis pas digne qu'on me salue?
LYSITÉLÈS
Si fait, salut, Calliclès; mais il est juste que je commence par lui, la tunique est plus près du corps que le manteau.
CHARMIDE
Je demande aux dieux qu'ils bénissent vos projets. On dit que ma fille t'a été promise?
LYSITÉLÈS
Si tu ne t'y opposes pas.
CHARMIDE
Je ne m'y oppose nullement.
LYSITELES (prenant le ton solennel pour prononcer la formule du contrat.) Alors m'accordcs-tu ta fille en mariage?
CHARMIDE (pareillement). Je te l'accorde et de plus mille philippes de dot.
LYSITÉLÈS La dot, je ne m'en soucie pas.
CHARMIDE
Si la fille te plaît, il faut que la dot qu'elle apporte te plaise aussi. Voici mon dernier mot : tu n'auras pas celle que tu demandes, si tu n'acceptes pas l'or que tu dédaignes.
CALLICLÈS (à Lyitélès).
C'est justice.
LYSITÉLÈS
Elle aura gain de cause, avec toi pour solliciteur et arbitre. (A Charmide.) A cette condition m'accordes-tu ta fille ?
CHARMIDE
Je te l'accorde.
CALLICLÈS
Et je te l'accorde aussi.
LYSITÉLÈS
Salut, mes chers alliés (1).
CHARMIDE (à Calliclés).
A présent, par Pollux, j'ai bien quelques reproches à te faire cependant.
CALLICLÉS Qu'ai-je donc fait?
CHARMIDE
N'as-tu pas laissé mon flls se perdre?
CALLICLÈS
Si c'est de ma faute, tu as raison de me le reprocher. Mais accorde-moi d'abord la grâce que je te demande.
CHARMIDE
Laquelle?
CALLICLÈS
La voici : c'est de lui pardonner les folies qu'il a pu faire. Tu secoues la tête !
CHARMIDE Un tourment m'étreint, une crainte aussi.
CALLICLÈS
Qu'y a-t-il?

(1) « Calliclès est parti en riant, caution de Charmide; il a doublé en quelque sorte la promesse; Lysitélès voit en lui un second beau-père. » (Naudet.)

CHARMIDE
Je me tourmente de voir qu'il n'est pas ce que je voudrais et je crains, en refusant la grâce que tu demandes, de paraître n'avoir pas assez d'égards pour toi. Mais je ne résiste plus; je souscris à ton désir.
CALLICLÈS Tu es un brave homme. Je vais l'appeler.
CHARMIDE
C'est pitié cependant, que de ne pas le punir comme il le mérite.
CALLICLÈS (s'approchant de la maison). Ouvrez, ouvrez promplement, et faites venir Lesbonicus, s'il est là, je veux le voir pour une affaire qui presse.
LESBONICUS (sortant de la maison).
Pourquoi tout ce bruit? Qui est-ce qui m'appelle soudain au dehors?
CALLICLÈS Un ami sincère.
LESBONICUS
Vas-tu bien? dis-moi.
CALLICLÈS
Très bien. Et ton père nous revient en bonne sauté, je suis dans la joie.
LESBONICUS
Qui l'a dit?
CALI.ICLÈS
Moi.
LESBONICUS
Tu l'as vu?
CALLICLÈS (lui montrant Charmide). Et tu peux le voir toi-même.
LESBONICUS
O.mon père ! mon cher père, salut.
CHARMIDE ( l'embrassant). Salut mille fois, mon fils.
LESBONICUS
Père, après tant de fatigues...
CHARMIDE
II ne m'est rien arrivé, sois sans crainte. Je reviens un bonne santé et j'ai fait de bonnes affaires. Si tu veux te bien conduire, la fille de Calliclès sera ta femme.
LESBONICUS
Je l'épouserai, mon père et toutes celles que tu voudras.
CHARMIDE
Je suis fâché contre toi, cependant.
CALLICLÈS C'est assez d'un châtiment pour un seul coupable.
CHARMIDE
Non, c'est trop peu car, en punition de toutes ses fautes, ce ne serait pas encore assez que d'épouser cent femmes.
LESBONICUS
Dorénavant je serai sage.
CALLICLÈS
Tu le promets, il faut tenir parole.
LESBONICUS
Rien n'empêche qu'elle soit ma femme demain?
CHARMIDE
Rien du tout, j'approuve. Tu n'as plus qu'à te préparer au mariage.
LA TROUPE (Aux spectateurs). Applaudissez.

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