TROISIEME PHILIPPIQUE

de

Cicéron

Nisard 1840

 

I. Pères conscrits, convoqués bien plus tardivement que ne l'exigeaient les intérêts de la république, nous voilà enfin rassemblés; et c'est ce que je ne cessais de demander chaque jour, en voyant qu'une guerre sacrilége contre nos autels et nos foyers, contre nos personnes et nos fortunes, était, par cet homme sans frein et sans honneur, non plus projetée, mais commencée. On attend les calendes de janvier, mais Antoine ne les attend pas, lui qui s'efforce de se jeter avec son armée dans la province de D. Brutus, ce personnage si éminent et d'une vertu si rare, d'où il menace de marcher sur Rome avec de nouvelles forces. 
Pourquoi donc attendre encore, ou pourquoi admettre même le moindre retard? Quoique nous touchions aux calendes de janvier, ce temps si court est encore trop long pour ceux qui ne sont point préparés. Un jour, ou plutôt une heure, amène souvent, quand on ne les a pas prévus, de grands désastres. Pour accomplir une résolution, a-t-on coutume d'attendre un jour fixe, comme pour un sacrifice? Que si les calendes de janvier fussent tombées le jour qu'Antoine s'est d'abord enfui de Rome, ou si on ne les eût pas attendues, aujourd'hui nous n'aurions pas à craindre la guerre. L'autorité du sénat et le consentement du peuple auraient facilement terrassé l'audace d'un homme en démence. Ainsi feront, j'en ai la confiance, les consuls désignés, sitôt qu'ils auront pris possession de leur magistrature. Leurs intentions sont excellentes, leur prudence rare, leur union parfaite. Quant à moi, ce n'est pas seulement le désir de vaincre qui m'aiguillonne, mais l'impatience de hâter l'entreprise.

 II. Jusques à quand une guerre si cruelle et si impie ne sera-t-elle repoussée que par les efforts de simples particuliers? Pourquoi l'autorité publique ne se hâte-t-elle pas d'intervenir? C. César, encore adolescent, ou plutôt encore enfant, par une sorte d'inspiration divine et par un courage qui tient du prodige, alors que la fureur d'Antoine était dans toute sa fougue, et qu'on craignait surtout son odieux et funeste retour de Brindes, César, sans qu'on l'en sollicitât, sans qu'on en eût la pensée, sans méme qu'on pût le souhaiter (tant la chose paraissait impossible! ), a rassemblé une formidable armée, composée de cette invincible élite de vétérans; il y a prodigué son patrimoine; non, je ne me suis pas servi du terme convenable, il ne l'a pas prodigué, il l'a fructueusement placé sur le salut de la république. 
Nous ne pouvons lui témoigner notre gratitude autant qu'il le mérite; cependant elle doit se montrer aussi grande que nos coeurs la peuvent contenir. Quel homme assez ignorant des affaires, assez peu soucieux du bien public, pour ne pas comprendre que M. Antoine, avec les forces qu'il pensait trouver à Brindes, marchant sur Rome, comme il nous en menaçait, ne se serait refusé aucun acte d'atrocité, lui qui a donné l'ordre de massacrer, dans la maison mème de son hôte, à Brindes, les plus courageux et les meilleurs citoyens? et. comme ils expiraient à ses pieds, leur sang, le fait est notoire, alla rejaillir jusqu'au visage de son épouse. Lorsque, l'âme encore imbue de tant de cruautés, il revenait avec une haine encore plus implacable contre tous les gens de bien qu'elle ne l'avait été envers ses dernières victimes, qui de nous, Pères conscrits, ou quel homme de bien eût-il donc épargné?  Et ce fléau, César en a délivré la république, sans prendre conseil que de lui-mème, car cela n'était pas possible autrement. Oui, si la république n'eût eu César pour fils, par le crime d'Antoine, nous n'aurions plus de république. Oui, j'aime à le reconnaitre et à le déclarer : si un adolescent n'eût, seul, arrêté les violentes et barbares tentatives de ce forcené, la république eùt été totalement anéantie. Ainsi donc, Pères conscrits, puisqu'aujourd' hui, pour la première fois, nous avons pu nous réunir, et, grâce à César, librement émettre nos opinions, nous devons lui déléguer une autorité légale, afin qu'il puisse défendre la chose publique, non plus seulement par sa protection spontanée, mais en vertu de pouvoirs que nous lui aurons confiés.

III. Et la légion de Mars, puisqu'après un long intervalle il nous est permis de parler des affaires publiques, puis-je la passer sous silence? Y eut-il jamais citoyen, à lui seul, plus intrépide, plus dévoué à la république que cette légion de Mars tout entière? Après avoir reconnu M. Antoine comme ennemi du peuple romain, elle a refusé de s'associer à ses fureurs, elle s'est séparée du consul, ce qu'elle n'eût jamais fait, si elle eût pu reconnaître un consul dans celui qu'elle voyait ne rien entreprendre, ne rien ourdir qui n'eût pour but le meurtre de ses concitoyens et la ruine de la patrie. Ensuite cette légion s'est arrêtée à Albe. Quelle autre ville, en effet, pouvait-elle choisir, mieux située pour l'exécution de nos projets; plus fidèle, et dont les habitants fussent plus courageux et plus dévoués au peuple romain? Le noble exemple de cette légion a été suivi par la quatrième; et sous la conduite du questeur L. Egnatuleius, citoyen excellent et plein de courage, elle a été se ranger sous le commandement et sous les enseignes de César.  Nous devons donc, Pères conscrits, sanctionner de notre autorité tout ce qu'a fait et fait encore de lui-même l'adolescent le plus illustre, le plus distingué. Des vétérans, intrépide élite, de la légion de Mars et de la quatrième l'admirable et unanime empressement à délivrer la république doit être encore affermi par notre témoignage et par nos éloges ; nous devons promettre, dès aujourd'hui, que nous prendrons à coeur leurs intérêts, leurs honneurs et leurs récompeuses, sitôt après l'entrée en charge des consuls désignés.

IV. Au reste, tout ce que je vous ai dit de César et de son armée est, depuis longtemps, connu de nous. Grâce au courage admirable de César, à la fermeté des soldats vétérans, à l'excellent esprit des légions qui se sont prononcées pour notre autorité, pour la liberté du peuple romain, pour la valeur de C. César, Antoine, chassé, n'est plus là qui menace nos têtes. Mais, comme je l'ai dit, ces faits sont déjà anciens. Quant au dernier édit de D. Brutus, qui vient d'être publié, certes je ne puis le passer sous silence. Il promet de maintenir la province de Gaule sous l'autorité du sénat et du peuple romain. 0 citoyen né pour le bien de la patrie! qui s'est souvenu du nom qu'il porte, qui a pris ses aïeux pour modèles. Non, sans doute, après l'expulsion de Tarquin, nos pères n'ont pas plus désiré la liberté qu'après la fuite d'Antoine nous ne désirons la conserver. Nos pères avaient, depuis la fondation de Rome, appris à obéir à des rois; nous, depuis l'exil des rois, nous avions oublié la servitude. Et ce Tarquin que nos pères n'ont pu souffrir, n'a été ni cruel, ni impie; seulement il passait pour superbe, et le surnom lui en est resté. Cet orgueil que souvent nous tolérâmes dans un particulier, nos ancêtres ne voulurent pas même le souffrir dans un roi. L. Brutus n'a pu souffrir un roi superbe, et Decimus Brutus laissera régner un scélérat, un impie! Quel crime de Tarquin est comparable aux forfaits sans nombre qu'a commis et que commet encore Antoine? Les rois présidaient aussi le sénat; mais, sous la présidence d'un roi, on ne voyait pas, comme sous celle d'Antoine, des Barbares armés investir cet auguste conseil. Les rois respectaient les auspices: Antoine, augure et consul, n'en a tenu aucun compte; il a porté des lois non seulement contre les auspices, mais encore il a associé à cette irrégularité sacrilège un collègue dont, par des auspices falsifiés, il a rendu l'élection vicieuse. Quel roi fut jamais assez scandaleusement imprudent jusqu'à faire trafic de tous les avantages, de toutes les grâces, de tous les droits que peut conférer la puissance royale? Eh bien, lui, est-il une immunité, un droit de cité, une récompense qu'il n'ait vendus à des individus, à des villes, à des provinces entières? Rien de bas ni de sordide n'est reproché à Tarquin par l'histoire; mais, dans sa maison, au milieu des colifichets de sa femme, Antoine pesait, faisait compter l'argent. Oui, c'est dans cette seule maison que tous ceux qui y avaient intérêt trafiquaient de toutes les parties de l'empire romain. De supplices infligés à des citoyens romains l'histoire n'accuse point Tarquin; mais Antonie, à Suessa, a fait égorger ceux qu'il avait confiés à la garde des habitants; à Brindes, trois cents guerriers pleins de courage, excellents citoyens, ont été massacrés par ses ordres. Enfin Tarquin faisait la guerre pour le peuple romain au moment où il fut chassé; Antoine amenait une armée contre le peuple romain lorsque, abandonné par les légions, il apprit à redouter le nom et l'armée dé César. Négligeant les sacrifices solennels, il n'attendit pas le jour pour formuler des voeux qu'il ne devait jamais acquitter; et même à présent il s'efforce d'occuper militairement mue province du peuple romain. Ainsi, le service que le peuple romain a obtenu de Decimus Brutus et qu'il en espère encore, est plus grand que celui que nos ancêtres reçurent de L. Brutus, le chef de cette famille et de ce nom, à la conservation duquel la patrie doit attacher un si grand prix.

V. Si l'esclavage est toujours un malheur, combien n'est-il pas insupportable d'étre asservi à un impur, à un impudique, à un efféminé, qui jamais, même au sein des alarmes, n'est à jeun? Un tel homme, si Decimus le repousse de la Gaule, surtout de son propre mouvement, c'est qu'il le juge, et le juge à bon droit, comme n'étant pas consul. Or, ce que nous avons à faire, Pères conscrits, c'est de donner à la détermination qu'a prise sur lui D. Brutus, la sanction de l'autorité publique. Non, Pères conscrits, dans M. Antoine, à dater des Lupercales, vous n'avez pu voir un consul. En effet, depuis ce jour où à la vue de toute la ville, nu, dégouttant de parfums; ivre, il a harangué le peuple, et tenté de poser le diadème sur la tête de son collègue, Antoine a abdiqué pour lui-même non seulement le consulat, mais la liberté. Il lui eût fallu, à lui tout le premier, subir le joug de l'esclavage, si César avait consenti à recevoir de lui les insignes de la royauté. Et moi, je verrais un consul, un citoyen romain, un homme libre, un homme enfin dans celui qui, en ce jour de honte et de bassesse, a montré ce que, César vivant, il pouvait souffrir, et ce que, César mort, il oserait ambitionner pour lui-même? Et le courage, la fermeté, la sagesse de la province de Gaule, peut-on les passer sous silence? N'est-elle pas la fleur de l'Italie, le boulevard de l'empire romain, le plus beau fleuron de sa couronne? Tel est l'accord des municipes et des colonies de la province de Gaule, que tous semblent avoir conspiré pour défendre l'autorite de cet ordre et la majesté du peuple romain. Ainsi donc, tribuns du peuple, quoique votre motion n'ait eu d'autre objet que la formation d'une garde pour que les consuls puissent, aux calendes de janvier, assembler sans danger le sénat; toutefois, vous me paraissez, dans votre sage politique, dans la droiture de vos intentions, nous avoir donné la faculté de parler sur toutes les affaires publiques : car, du moment que vous avez jugé que le sénat ne pouvait, sans une garde, s'assembler en sûreté, vous avez, par-là, déclaré que, dans les murs de Rome, nous sommes exposes aux desseins criminels et audacieux d'Antoine.

VI. Je vais donc, dans mon opinion, tout embrasser, et, j'ose m'en flatter, avec votre assentiment: c'est d'abord que nos illustres généraux soient investis d'une autorité émanée de nous; puis, qu'à leurs intrépides soldats on assure l'espoir des récompenses; enfin qu'il soit déclaré, non par des paroles, mais par des actes, non seulement qu'Antoine n'est pas consul, mais qu'il est ennemi public. S'il est consul, les légions ont mérité de passer par les verges, pour avoir abandonné le consul; César n'est qu'un scélérat, Brutus qu'un misérable, pour avoir, de leur autorité privée, levé une armée contre un consul. Loin de là, s'il faut, pour les soldats, imaginer des distinctions nouvelles en récompense du divin, de l'immortel service rendu par eux; si, envers leurs généraux, il n'est pas de reconnaissance possible; qui pourra ne point regarder comme ennemi l'homme qui fait qu'on donne à ceux qui le poursuivent à main armée le titre de conservateurs de la république? 
Et combien s'est-il montré, dans ses édits, injurieux, barbare, grossier! D'abord contre César, que de calomnies puisées dans les ressouvenirs de ses propres débauches et de ses prostitutions! Est-il, en effet, un adolescent plus chaste, plus modéré? qui soit, pour notre jeunesse, un plus illustre modèle de l'antique austérité de mœurs? aussi quel être plus impur que son calomniateur? L'obscurité de son origine, voilà ce qu'il reproche au fils de C. César, dont même le père naturel, s'il eût poussé plus loin sa carrière, eût été fait consul. Sa mère est d'Aricie : ne dirait on pas, à l'entendre, qu'elle est de Tralles ou d'Éphèse? Voyez combien on nous dédaigne, nous tous d'origine municipale, c'est-à-dire nous tous sans exception! Et quel municipe ne méprisera-t-on pas, si l'on dédaigne si fort Aricie, dont l'origine est si ancienne, qui jouit des droits de nos confédérés, qui touche presque aux limites de notre territoire et que recommande l'illustration de ses citoyens? En elfet, d'Aricie nous sont venues les lois Voconia et Scatinia; maintes dignités curules, et du temps de nos pères et du nôtre; enfin maints chevaliers romains des plus opulents et des plus recommandables. Mais si vous n'approuvez pas qu'on prenne une épouse d'Aricie, pourquoi donc en avoir pris une de Tusculum? avec cette différence, toutefois, qu'aussi vertueuse que bonne, celle que vous attaquez eut pour père M. Attius Balbus, homme des plus honorables et ancien prêteur, et que votre épouse, vertueuse sans doute et surtout fort riche, devait le jour à un certain Bambalion, homme de rien. Rien de plus méprisable que ce personnage, à qui son bégayement et sa stupidité ont valu ce surnom injurieux. Mais, dites-vous, mon aïeul était noble. Oui, ce Tuditanus qui, affublé d'une robe trainante et en brodequins, s'amusait à jeter, du haut de la tribune aux harangues, de l'argent au peuple. Je voudrais qu'il eût légué à ses enfants ce mépris de l'argent! Vous avez pour vous l'éclat de la noblesse; mais comment se fait-il que le fils d'une femme d'Aricie vous semble d'une basse naissance, quand vous aimez à tirer gloire d'une origine maternelle tout à fait semblable ? Quelle extravagance de fronder comme obscure la naissance des femmes, quand on a pour père un homme qui a épousé une Numitoria de Frégelles, la fille d'un traitre, et que soi-même on a eu des enfants de la fille d'un affranchi! Au surplus, j'abandonne cette discussion à deux illustres personnages, L. Philippus et C. Marcellus, qui ont épousé, l'un une citoyenne d'Aricie, l'autre la fille d'une citoyenne d'Aricie; et, j'en suis certain, la naissance de leurs vertueuses compagnes est loin de les faire rougir.

VII. Le même Antoine, dans un de ses édits, interpelle Q. Cicéron, le fils de mon frère, et il ne voit pas, l'insensé, que ses interpellations sont des éloges. Que pouvait-il, en effet, arriver de plus heureux à ce jeune homme que d'être connu du publie comme associé aux desseins de César, comme l'adversaire des fureurs d'Antoine? Mais quoi! ce gladiateur a osé écrire que Quintus avait médité la mort de son père et de son oncle paternel! Merveilleux excès d'impudence, d'audace, d'inconséquence! Oser écrire une telle, calomnie contre un jeune homme que, mon frère et moi, nous chérissons à l'envi l'un de l'autre, à cause de l'aménité de son caractère, de la pureté de ses moeurs, de l'élévation de son esprit, et qu'à toute heure nous voudrions voir, entendre, embrasser! Quant à moi, dans ces mêmes édits, je ne sais si Antoine m'attaque ou me loue. Lorsqu'il menace les meilleurs citoyens du même supplice que j'ai fait subir aux plus scélérats, il paraît me louer en voulant m'imiter; lorsqu'ensuite il rappelle la mémoire de cet acte si glorieux de ma part, il a pour but de soulever contre moi la haine de ses pareils.

 VIII. Mais lui, qu'a-t-il fait? Après avoir publié tant d'édits, il a indiqué une assemblée de tout le sénat au huitième jour avant les calendes de décembre, et lui-même ne s'y trouva point. Mais quels étaient les termes de cet édit? En voici, je crois, les derniers mots. Quiconque ne sera point présent pourra être regardé de tous comme méditant ma perte et les projets les plus funestes. Quels sont ces projets funestes? Seraient-ce par hasard ceux qui ont pour but de recouvrer la liberté du peuple romain? Ces projets, je l'avoue, je les ai inspirés, je les inspire encore à César, et je l'encourage à y persister. Mais a-t-il eu besoin de mes inspirations? Je n'ai fait que stimuler son ardeur : car à ta perte, Antoine, quel bon citoyen ne conspirerait pas par ses conseils, puisque le salut et la vie de tous les gens de bien, la liberté et l'honneur du peuple romain y sont attachés? Mais lorsque, par un édit si acerbe, il nous avait convoqués, pourquoi lui-même ne s'est-il pas rendu à l'assemblée? Est-ce pour quelque affaire pénible et sérieuse? Le vin et la bonne chère, voilà ce qui l'a retenu, si l'on peut appeler bonne chère la plus dégoûtante crapule. Au jour marqué par son édit, il ne vint pas, et remit l'assemblée au quatrième jour avant les calendes de décembre. Il désigna pour s'y réunir le Capitole, et, afin de se rendre dans ce temple, il monta, je ne sais pour quelle raison, par le chemin couvert des Gaulois. On vit arriver ceux dont il avait mendié la présence. Parmi eux, je l'avoue, on comptait d'éminents personnages, mais qui, ce jour-là, dérogèrent à leur dignité; car tels étaient et le jour fixé, et l'objet présumé de la séance, et l'homme qui avait convoqué le sénat, que c'était une honte pour un sénateur d'être sans crainte. Cependant, devant une assemblée ainsi composée, il n'osa pas dire un seul mot de César, quoiqu'il eût arrêté de le décréter d'accusation devant le sénat. Une opinion écrite sur cet objet avait été même apportée par un consulaire. N'était-ce pas se juger soi-même ennemi de la patrie, que de n'oser décréter d'accusation celui qui était à la tète d'une armée contre le consul? 11 fallait nécessairement que l'un ou l'autre fût l'ennemi public, et il n'y avait pas moyen de prononcer autrement sur les deux généraux, qui se trouvaient ainsi en présence. Or, si C. César est l'ennemi public, pourquoi le consul ne le décrète-t-il pas d'accusation devant le sénat. S'il n'y avait pas lieu, de la part du sénat, à le flétrir d'un jugement, le moyen pour Antoine de nier que, par son silence sur César, il s'est. avoué lui-même l'ennemi de la patrie? Celui que, dans ses édits, il appelle un Spartacus, il n'ose pas même devant le sénat l'appeler mauvais citoyen !

 IX. Mais, dans les affaires les plus graves, combien ne donne-t-il pas sujet à rire? Les charmantes pensées de certain édit me sont restées dans ta mémoire; elles lui paraissent sans doute infiniment subtiles; quant à moi, je n'ai encore trouvé personne qui pût les comprendre et les deviner. Point de honte, dit-il, quand c'est un homme digne qui l'a fait. D'abord qu'est-ce qu'un homme digne? car, on peut aussi être digne de châtiment : lui, par exemple. Mais ici l'auteur de la honte, est-ce un homme constitué en dignité? Dans ce cas, peut-elle être plus accablante? D'ailleurs, qu'est-ce que faire de la honte? Qui jamais s'est exprimé de la sorte? Il ajoute ; "Point de crainte non plus quand un ennemi veut vous l'inspirer". Quoi donc! est-ce un ami qui peut inspirer de la crainte? Ce qui suit est de la même force. Ne vaut-il pas mieux être muet que de parler pour n'être pas compris? Voilà pourquoi son maitre, d'orateur devenu agriculteur, possède, sur le domaine du peuple romain, dans le territoire de Léontium, deux mille arpents exempts de toute charge, sans doute pour l'encourager par une récompense nationale à perfectionner la sottise de son disciple.  Mais ces observations sembleront peut-être trop futiles. Je le demande : pourquoi Antoine a-t-il paru, dans le sénat, si subitement radouci, lorsque, dans ses édits, il s'était montré si furibond? Quel était son but en menaçant de mort, s'il venait au sénat, L. Cassius, tribun plein d'énergie, citoyen inébranlable? en expulsant du sénat par la violence et par les menaces D. Carfulenus, si bien intentionné pour la république? en écartant non seulement du temple, mais même des abords du Capitole, Tib. Canutius, qui avait dirigé contre lui et toujours à propos les attaques les plus honorables? A quel sénatus-consulte craignait-il qu'ils ne s'opposassent? Sans doute à celui qui décernait des supplications à M. Lepide, cet illustre citoyen? En effet, il était à craindre que celui pour qui, chaque jour, nous imaginions quelque distinction nouvelle, se vit refuser un honneur si souvent décerné! Mais, afin de ne point paraitre avoir sans motif convoqué par édit le sénat, il allait ouvrir la délibération sur les affaires publiques, lorsque tes nouvelles qu'il reçut de la quatrième légion lui troublèrent l'esprit; puis, pressé de fuir, il fit rendre le sénatus-consulte de supplications par assis et par levé, manière de procéder tout à fait sans exemple.

X. Comment ensuite s'effectua ce départ? quelle marche pour un général en habit de guerre! quel soin d'éviter les regards, le jour, la ville, le Forum! D'admirables sénatus-consultes n'en furent pas moins rendus ce jour-là, dans la soirée. L'on procéda, selon les rites religieux, au partage des provinces : mais l'intervention du sort y fut miraculeuse; chacun obtint la province qui lui convenait. Aussi agissez-vous admirablement, tribuns du peuple, en proposant de donner une garde aux consuls et au sénat; et pour ce service de votre part nous devons tous vous témoigner une reconnaissance profondément sentie. Comment pourrions-nous être exempts de crainte et de péril au milieu d'hommes si avides et si audacieux? Mais cet homme perdu, ce pervers, quel jugement plus accablant attend-il que la sentence portée par ses amis? Un des plus intimes, L. Lentulus, avec lequel je suis moi-même lié, et P. Nason, qui vit exempt de toute ambition, ont pensé qu'ils n'avaient reçu aucune province, et que le partage fait par Antoine était nul. C'est ce qu'a fait aussi L. Philippus, vraiment digne de son père, de son aïeul et de ses ancêtres. Telle a été aussi l'opinion de M. Turranius, homme dont l'intégrité égale la vertu. Ainsi en a jugé P. Oppius. Ceux mêmes qui, par déférence pour M. Antoine, lui ont plus accordé peut-être qu'ils n'auraient voulu, M. Pison, mon ami particulier, homme et citoyen distingué, et M. Vehilius, personnage non moins intègre, ont déclaré qu'à cet égard ils s'en rapporteraient à l'autorité du sénat. Eh! que dirai-je de L. Cinna, dont la singulière probité, signalée en maintes occasions, a rendu, de sa part, moins surprenant un refus si glorieux? Il a formellement renoncé à une province, qu'avec non moins de courage et de fermeté n'a pas acceptée C. Césetius. Combien en reste-t-il qui se félicitent de cette merveilleuse répartition du sort? L. Antoine et M. Antoine. Qu'ils sont heureux l'un et l'autre! pour eux plus rien à désirer! C. Antoine a la Macédoine : oh! quel bonheur pour lui ! Toujours il avait à la bouche le nom de cette province. C. Calvisius a l'Afrique : rien de plus heureux : il ne faisait qu'arriver d'Afrique; et, comme s'il eût deviné son retour, il avait laissé ses deux lieutenants à Utique. Enfin, M. lccius a eu la Sicile, Q. Cassius l'Espagne. Ici, je ne trouve point matière à soupçon. Je crois que, pour ces deux provinces, le sort n'a pas joué si miraculeusement son rôle.

XI. O C. César (c'est au jeune César que je m'adresse)! combien vous avez sauvé la patrie à propos, à l'improviste, soudainement! Car celui qui a commis ces excès dans sa fuite, qu'aurait-il fait après la victoire? Dans l'assemblée du peuple, il avait promis d'ètre le gardien de Rome ; de tenir, jusqu'aux calendes de mai, une armée près de ces murs. "L'admirable gardien, que le loup pour des brebis"! dit le proverbe. Est-ce le gardien, ou bien le déprédateur, l'oppresseur de Rome, qu'Antoine aurait été? Il devait, a-t-il dit encore, entrer dans Rome, et en sortir quand il voudrait. Est-ce tout? N'avait-il pas, siégeant devant le temple de Castor, déclaré, en présence du peuple, que, sauf les vainqueurs, personne ne serait épargné? Aujourd'hui, pour la première fois après un long intervalle, Pères conscrits, nous posons le pied sur le terrain de la liberté. Pour ma part, autant qu'il m'a été possible, j'en ai été non seulement le défenseur, mais le conservateur. Lorsque je n'ai pu travailler pour elle, je me suis résigné à l'inaction. Sans bassesse, et non même sans dignité, j'ai supporté le malheur de ces temps douloureux. Mais ce monstre affreux, qui pourrait le supporter? et comment? Qu'y a-t-il autre chose dans Antoine que débauche, cruauté, insolence, audace? Voilà le limon dont il est pétri. Il ne se trouve en lui ni honneur, ni modération, ni retenue, ni pudeur. Or, puisque les choses en sont venues à ce point, qu'il faut qu'Antoine soit immolé à la liberté publique, ou que nous soyons esclaves, Pères conscrits, au nom des dieux immortels, ressaisissons une fois le courage et la vertu de nos pères, et sachons ou reconquérir la liberté, cet attribut inaliénable du sang et du nom romains, ou préférer la mort à la servitude ! Bien des maux que ne devait pas supporter une ville libre ont été par nous supportés et soufferts, dans l'espoir, pour les uns, de recouvrer un jour la liberté, et pour les autres, par un trop grand amour de la vie. Mais si nous avons supporté ce dont la nécessité, ce dont une invincible fatalité nous faisait une loi, et encore ne l'avons-nous pas supporté jusqu'au bout,- endurerons-nous encore que cet impur brigand fasse peser sur nous son odieuse et abjecte tyrannie?

 XII. Que fera cet homme, si rien ne l'arrète dans sa fureur, lui qui, sans aucun motif d'irritation contre personne, s'est déclaré l'ennemi de tous les gens de bien? Vainqueur, que n'osera-t-il pas, lui qui, sans avoir remporté aucune victoire, a commis de si affreux attentats après la mort de César? qui a épuisé les richesses dont était remplie la maison de celui-ci; pillé ses jardins et transporté chez lui tous les ornements qui les décoraient? cherché une occasion de massacre et d'incendie dans une cérémonie funèbre? qui, sauf deux ou trois sénatus-consultes estimables et dictés par l'intérêt public, a trouvé dans tous ses actes une source de lucre et de brigandage? qui a vendu les privilèges, exempté les villes, soustrait des provinces entières à l'empire du peuple romain , rappelé des exilés, ordonné que de fausses lois et de faux décrets, promulgués sous le nom de C. César, fussent gravés sur l'airain et affichés au Capitole? qui, pour de pareils actes, a établi dans sa maison un marché public? qui a imposé des lois au peuple romain; exclu par les armes de ses satellites le peuple et les magistrats du Forum ; entouré d'armes le sénat; renfermé des hommes armés dans le temple de la Concorde, lorsqu'il y présidait le sénat? qui, courant à Brindes au-devant des légions, a fait égorger les centurions les plus dévoués à la patrie? qui a mis tout en couvre pour venir à Rome, avec une année, nous massacrer et ruiner cette ville? Arrêté dans son élan criminel par l'habileté et par les troupes de C. César, par l'accord des vétérans, la valeur des légions, et tout brisé qu'il est par la fortune, il ne perd rien de son audace; il ne renonce pas à se ruer sur nous en furieux. Il mène en Gaule son armée mutilée; avec une seule légion, qui même encore balance à le suivre, il attend son frère Lucius; et peut-il trouver quelqu'un qui lui ressemble davantage? De mirmillon, devenu général, de gladiateur, "imperator", quels ravages n'a pas faits ce Lucius dans tous les lieux où il a passé? Il égorge le gros et le menu bétail, partout où il en trouve; ses soldats sont toujours en festins. Pour lui, émule de son frère, il se plonge dans le vin : les champs sont ravagés, les maisons de campagne livrées au pillage; les mères de famille, les vierges, les enfants de condition libre sont enlevés; abandonnés à la brutalité du soldat. Ces mêmes excès, partout où il a conduit son année, M. Antoine les a commis.

 XIII. Et vous pourriez à ces exécrables frères ouvrir vos portes? Vous pourriez jamais les recevoir dans la ville? Eh quoi ! lorsque l'occasion vient s'offrir, que les chefs sont prêts, que les esprits des soldats sont enflammés, que le peuple romain conspire, que l'Italie entière se lève pour recouvrer la liberté, vous ne profiterez pas de la protection des dieux immortels? Cet instant perdu ne pourra se retrouver. De front, par derrière, sur ses flancs, Antoine se verra cerné, s'il entre dans la Gaule. Ce n'est pas seulement par nos armes, c'est par nos décrets qu'il faut l'accabler. C'est une grande force, c'est un titre imposant que l'unanimité du sénat. Vous voyez le Forum rempli par la foule, le peuple romain animé de l'espoir de recouvrer la liberté. En nous voyant si nombreux après un long intervalle, il se plaît a croire enfin que nous nous sommes assemblés librement. C'est dans l'attente de ce jour que j'ai évité les armes criminelles de M. Antoine, alors que, contre moi absent, se répandant en invectives, il ne pressentait pas pour quel temps je réservais ma personne et mes forces. Si, lorsqu'il cherchait à commencer par moi le carnage, j'eusse voulu lui répondre, je ne pourrais aujourd'hui veiller aux intérêts de la république. Mais, puisque aujourd'huï j'en ai le pouvoir, je ne veux laisser aucun instant, ni du jour ni de la nuit, sans que les moyors de maintenir la liberté du peuple romain, et votre dignité, Pères conscrits, ne soient l'objet de mes méditations. A ce qu il fait exécuter, à ce qu'il convient de faire, non seulement je ne refuserai pas mon concours, mais j'irai au-devant avec ardeur. Ainsi j'ai toujours fait, tant qu'il m'a été possible; si j'ai suspendu mes efforts, c'était devant l'impossibilité. Aujourd'hui non seulement il est permis d'agir; mais, si nous n'aimons mieux être esclaves, c'est pour nous un devoir d'employer, pour éloigner la servitude, nos armes et nos courages. Les dieux immortels nous ont suscité deux appuis : César pour Rome, et Brutus pour la Gaule. Si Antoine eût pu, de prime abord, surprendre Rome, puis occuper la Gaule immédiatement après, tout bon citoyen n'aurait eu qu'à mourir, et le reste à subir l'esclavage.

XIV. L'occasion se présente à vous, Pères conscrits; saisissez-la, au nom des dieux immortels! Vous êtes les chefs du plus auguste conseil de l'univers, veuillez enfin vous en souvenir. Donnez au peuple romain une preuve manifeste que votre sagesse ne manquera point à la république, puisque, de son côté, le peuple prouve que son courage ne vous fera pas faute. Je n'ai point d'avis à vous donner. Il n'est personne d'assez peu sensé pour ne pas comprendre que si nous nous endormions dans la présente conjoncture, une domination non seulement cruelle et superbe, mais encore ignominieuse et criminelle pèserait sur nous. Vous connaissez l'insolence d'Antoine, vous connaissez ses amis, vous connaissez toute sa maison. Débauchés, dissolus, impurs, impudiques, joueurs, ivrognes, tels sont les hommes dont il faudra être les esclaves : ce sera le comble de la misère joint au comble du déshonneur. Que si déjà (puissent les dieux détourner ce présage!) l'heure fatale est venue pour la république, ce que font de nobles gladiateurs pour succomber avec honneur, faisons-le, nous qui sommes les chefs de toutes les nations, de tout l'univers ; et sachons tomber avec dignité plutôt que de servir avec ignominie. Rien de plus détestable que l'opprobre, rien de plus abject que la servitude. Nés pour l'honneur et pour la liberté, conservons l'un et l'autre, ou mourons avec dignité. Trop longtemps nous avons caché le secret de nos coeurs; il est aujourd'hui dévoilé. Chacun a déjà manifesté, pour l'un ou pour l'autre parti, ses sentiments et ses voeux. Il est des citoyens impies, trop nombreux pour l'amour que l'on doit à la patrie, mais, en comparaison de la multitude des gens bien pensants, en extrême minorité : pour les accabler, les dieux immortels nous offrent des moyens infaillibles et la plus heureuse occasion. Aux appuis que nous avons déjà vont se joindre deux consuls d'une haute prudence, d'un grand courage, d'un parfait accord, qui, depuis plusieurs mois, ont dirigé toutes leurs pensées, toutes leurs méditations vers les moyens de rendre la liberté au peuple romain. Avec de tels conseillers, de tels chefs, et le secours des dieux, avec notre vigilance, et cette prévoyance qui embrasse un long avenir, avec le concours du peuple romain, nous serons immanquablement libres, nous le serons bientôt; et le souvenir de l'esclavage rendra la liberté d'autant plus douce.

XV. Ainsi donc, en considération de la demande des tribuns tendant à ce que le sénat pût, aux calendes de janvier, s'assembler en sûreté, et délibérer librement sur les intérêts de la république, voici l'avis que je propose : C. Pansa et A. Hirtius, consuls désignés, aviseront à ce que le sénat puisse s'assembler en sûreté aux calendes de janvier. Quant à ce que porte l'édit de D. Brutus ïmperator, consul désigné, qui a bien mérité de la république, le sénat décrète que D. Brutus, imperator, consul désigné, mérite bien de la république en défendant l'autorité du sénat, la liberté et l'empire du peuple romain. Quant à la province de Gaule Citérieure, remplie d'hommes vertueux et courageux, et de citoyens très-dévoués au peuple romain, en les maintenant, ainsi que son armée, sous la puissance du sénat, Brutus, ainsi que son armée, les municipes et les colonies de la province de Gaule, ont agi, et agissent encore conformément au devoir et à l'intérêt de la république. En conséquence le sénat est d'avis qu'il importe au bien de la république que D. Brutus, L. Plancus, l'un et l'autre imperator, consuls désignés, ainsi que tous les autres, qui ont obtenu des provinces, les gardent en vertu de la loi Julia, jusqu'à ce que, par un sénatus-consulte, il soit donné à chacun deux un successeur; afin que, par eux, il soit pris toutes mesures pour que ces provinces et leurs armées respectives demeurent sous la puissance du sénat et du peuple romain, et soient en aide à la république.  Et, attendu que, par les soins, le courage, la sagesse de C. César, et l'admirable concours des vétérans, qui, en se mettant sous son commandement, ont été et sont encore l'appui de la république, le peuple romain a été et est encore préservé des plus grands périls; attendu que la légion de Mars s'est arrêtée à Albe, municipe aussi fidèle que courageux, et s'est dévouée à l'autorité du sénat et à la liberté du peuple romain; attendu que, faisant preuve d'une sagesse égale et du même courage, la quatrième légion, sous les ordres de L. Egnatuleius, excellent, citoyen, défend et veut défendre l'autorité du sénat et la liberté du peuple romain, le sénat s'occupe et s'occupera sérieusement de leur conférer des honneurs pour les grands services rendus par eux à la république. Le sénat décrète enfin que C. Pansa et A. Hirtius, consuls désignés, dès qu'ils seront entrés en charge, lui feront, aussitôt qu'ils le pourront et avant toute autre affaire, un rapport sur tous ces objets, et lui proposeront les mesures qu'ils jugeront les plus convenables à l'intérêt et à la sûreté de la république.

FIN

Phippique 4

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