DIXIEME PHILIPPIQUE

de

Cicéron

Nisard 1840

I. Quelles actions de grâces, Pansa, ne devons-nous pas vous rendre unanimement? Nous ne comptions pas qu'aujourd'hui vous assembleriez le sénat ; mais une lettre de M. Brutus, de notre grand citoyen, vous a été remise, et vous n'avez pas voulu retarder d'un seul instant les vifs et impatients transports de notre joie et de notre gratitude. Chacun de nous doit vous savoir gré de votre empressement, et surtout du discours dont vous avez fait suivre la lecture de la lettre. Vous avez prouvé d'une manière éclatante une vérité dont j'ai toujours été frappé pour mon compte, c'est que tout homme qui a la conscience de son propre mérite, ne peut envier le mérite d'autrui. Aussi moi qu'une foule de bons offices, que l'amitié la plus étroite unit à Brutus, je n'ai  presque plus rien à dire à sa louange. Je m'étais destiné ce rôle : votre discours m'a prévenu. Cependant, pères conscrits, je sens le besoin de m'étendre un peu plus ; et ce qui m'y force, c'est l'avis du précédent orateur. Faut-il que nos opinions diffèrent si souvent! faut-il que j'en sois venu à craindre (chose qui ne doit pas être assurément) de voir notre amitié souffrir à la fin de ces perpétuelles dissidences! Que vous proposez-vous donc, Calénus? Quelles sont vos vues? Comment, depuis les calendes de janvier, n'avez-vous jamais été de l'avis du magistrat qui vous demande le premier votre sentiment? Comment le sénat ne s'est-il jamais trouvé assez nombreux pour qu'il s'y rencontrât quelqu'un de votre opinion? Pourquoi vous déclarer sans cesse pour des gens à qui vous ressemblez si peu? Pourquoi lorsque votre existence, votre fortune vous invitent à la tranquillité, aux honneurs ; pourquoi, dis-je, appuyer, arrêter, votre des mesures contraires au repos public, à votre dignité personnelle?

II. Je ne parlerai pas du passé : mais ce que je vois, ce qui me cause un extrême étonnement, puis-je le taire ? Quelle guerre avez-vous donc jurée aux Brutus? Quoi ! des hommes à qui nous devons presque de la vénération, vous seul, vous les attaquez? L'un est assiégé, et vous n'en êtes point ému ! l'autre, ne faudrait-il pas, à vous en croire, lui arracher ces troupes que lui-même, à ses risques et périls, il a formées, non pour sa propre sûreté, mais pour le salut de la république , par ses propres ressources, sans l'assistance de personne? Quel est votre sentiment? quelle est votre pensée? vous n'êtes pas pour les Brutus : 365 seriez-vous pour les Antoine? Des hommes si chers à tout le monde sont l'objet de votre haine ! Des scélérats, en butte à l'exécration universelle, vous vous montrez leur ami le plus chaud ! Votre fortune est des plus considérables; votre rang, des plus élevés. Votre fils, on le dit et je l'espère, est né pour les grandes choses. Je m'intéresse à lui de tout le zèle que j'ai pour l'État comme pour vous. Eh ! bien, je vous le demande, à qui voudriez-vous le voir ressembler, de Brutus ou d'Antoine? Je vous laisse maître de choisir entre les trois Antoine le modèle que vous lui recommanderiez. Aux dieux ne plaise qu'il les imite] direz-vous. Pourquoi donc ne pas soutenir ceux que vous estimez; ceux dont vous désireriez que votre fils suivit les traces? Par là vous travailleriez au bien public, en même temps que vous proposeriez à votre fils de nobles exemples. II est un point, Calénus, sur lequel, sans préjudice pour notre amitié, et seulement comme un sénateur qui ne partage pas votre avis, je tiens à vous adresser mes plaintes. Vous l'avez dit; bien plus, vous l'avez écrit; et je croirais que c'est manque de termes, si je ne connaissais pas votre talent oratoire. La lettre de Brutus vous semble bien rédigée, bien composée. N'est-ce pas là faire l'éloge du secrétaire de Brutus, et non de Brutus lui-même? L'habitude des affaires publiques, vous devez, vous pouvez déjà, Calénus, l'avoir à un degré éminent. Avez-vous jamais vu opiner de la sorte? Quel sénatus-consulte rendu en matière pareille (et ils sont innombrables) a jamais décrété qu'une lettre était bien écrite? Ce mot ne vous a pas échappé, comme cela arrive souvent, sans intention. Vous l'avez écrit, pensé, médité, apporté tout fait.

III. Cette habitude de critiquer la plupart des bonnes mesures, du jour que vous vous en corrigerez, combien de qualités enviables ne vous restera-t-il point? Contenez-vous ! Calmez et adoucissez enfin cet esprit malheureux. Écoutez les gens de bien qui composent votre société intime. Prenez conseil de votre gendre, le plus sage des hommes, plus souvent que de vous-même. Alors vous obtiendrez l'estime attachée à la première des dignités. D'ailleurs, comptez-vous pour rien ces échecs dont mon amitié s'afflige toujours vivement, ces bruits que l'on colporte au dehors, et qui parviennent aux oreilles du peuple romain? « Le sénateur qui a dit le premier son avis a été le seul de son opinion. » Et c'est ce qui arrivera encore aujourd'hui, je présume.Vous enlevez à Brutus ses légions, et quelles légions ! celles qu'il a détournées du parti criminel d'Antoine, et qu'il a rendues à la république par son ascendant ! Voulez-vous le voir encore dépouillé de ses honneurs, et seul éloigné des affaires? Quant à vous, pères conscrits, si vous abandonnez, si vous trahissez Brutus, à quel citoyen accorderez-vous désormais vos grâces, votre faveur? Mais peut-être pensez-vous devoir prêter appui aux donneurs de couronnes, et abandonner ceux qui ont anéanti jusqu'au nom de royauté ! Cette divine, cette immortelle action de Brutus, je dois la taire : tous les citoyens en gardent dans leurs cœurs une profonde reconnaissance; mais l'autorité publique ne l'a pas encore sanctionnée. Est-il possible, bons dieux, de voir plus de patience, plus de modération, et au milieu des injustices, plus de calme et de retenue ! Préteur urbain, il s'est banni de la 366ville ; il s'est abstenu de rendre la justice, lui qui avait reconquis tous les droits du peuple romain. Et lorsque du prodigieux concours des bons citoyens, dont la foule tous les jours grossissante se pressait autour de lui; lorsque des forces de toute l'Italie, il aurait pu se faire un puissant rempart, il a mieux aimé, être défendu absent, par l'opinion des gens de bien, que, présent, par leurs bras. Et ces jeux Apollinaires, dont les préparatifs étaient dignes de lui et du peuple romain, il ne les a pas même célébrés en personne, dans la crainte d'ouvrir la porte aux complots audacieux des plus vils scélérats.

IV. Et pourtant y eut-il jamais des fêtes, des journées plus brillantes que celles où chaque vers était accueilli par les acclamations du peuple romain , où le nom de Brutus était salué par des applaudissements unanimes? Le libérateur n'était pas là en personne : mais la liberté, son souvenir, y étaient, et l'image de Brutus semblait y resplendir. Pour lui, pendant les jours même de la célébration des jeux, je le voyais dans la magnifique demeure d'un illustre jeune homme, de Lucullus, son parent; et ce qui occupait toutes ses pensées, c'était la paix, la concorde entre les citoyens. Depuis, je l'ai vu encore à Vélie, s'exilant de l'Italie, de peur qu'on ne se servît de son nom comme d'un prétexte pour commencer la guerre civile. Ο chose douloureuse à voir, non-seulement pour les hommes, mais pour les ondes elles-mêmes et pour les rivages! Quoi ! le sauveur de la patrie s'éloigne; les fléaux de la patrie demeurent ! La flotte de Cassius suivit peu de jours après, et j'eus honte, pères conscrits, de reparaître dans une ville que ces grands hommes avaient délaissée. Mais dans quel but suis-je revenu? Vous l'avez appris tout d'abord, et vous  l'avez compris ensuite. Brutus a donc attendu le moment de partir. Tant qu'il vous a vus tout souffrir, il a usé lui-même d'une incroyable résignation. Plus tard, lorsqu'il vous a vus vous lever pour la liberté, il a préparé aussitôt des secours à la liberté.Mais quelles insignes calamités n'a-t-il pas prévenues! Si C. Antonius avait pu exécuter le projet qu'il avait conçu (et il l'aurait fait, si la vertu de Brutus n'eût arrêté ses complots,) la Macédoine Illyrie, la Grèce, tout était perdu pour nous. La Grèce aurait servi de repaire à Antoine fugitif ou de forteresse pour battre en brèche l'Italie. Maintenant la Grèce, sous les lois et sous l'autorité de Brutus, la Grèce, que les troupes de ce grand citoyen ne protègent pas seulement, mais qu'elle» honorent; la Grèce tend la main à l'Italie, et lui promet son secours. Vouloir retirer à Brutus son armée, c'est enlever à la république son plus bel ornement, sa plus solide défense. Pour ma part, je désire qu'Antoine en reçoive la nouvelle le plus tôt possible, afin qu'il comprenne que ce n'est pas D. Brutus, qu'il cerne en ce moment, mais bien lui-même, qui est assiégé de toutes parts.

V. Il n'a que trois villes dans toute l'étendue de l'univers. La Gaule est son ennemie mortelle; ceux mêmes sur lesquels il comptait sont le plus déclarés contre lui, à savoir les Transpadans. Toute l'Italie lui est hostile. Quant aux nations étrangères, depuis les premières côtes de la Grèce jusqu'en Egypte, les meilleurs et les plus courageux citoyens les tiennent sous leurs lois et sous leur garde. Il η avait d'espoir que dans C Antonius; placé par son âge entre ses deux frères, celui-ci rivalisait de perversité avec chacun d'eux. Comme si le sénat l'eût poussé en Macédoine, et ne lui eût pas plutôt défendu de partir, il y a 367 couru. Quelle tempête, dieux immortels, quel incendie, quel ravage, quels fléaux n'auraient pas fondu sur la Grèce si une merveilleuse et divine vertu n'eut pas été recueil où sont venus se briser les efforts et l'audace de ce furieux! Quelle n'a pas été l'activité de Brutus, sa sollicitude, sa vertu! Aussi bien la diligence de C. Antonius n'était-elle pas à mépriser. Sans des successions vacantes qui l'ont retardé en chemin, il ne marchait pas, il volait. Ceux que nous envoyons en mission, c'est à peine si d'ordinaire nous pouvons les forcer au départ ; lui, c'est en le retenant que nous l'avons fait s'échapper. Mais qu'avait-il à démêler avec Apollonie, avec Dyrrachium, avec l'Illyrie, avec l'armée de l'impérator P. Vatinius? II succédait à Hortensias; il le disait lui-même. La Macédoine a ses limites certaines, sa constitution propre, ses troupes, si toutefois il y en a en nombre déterminé. Mais qu'avaient de commun avec Antonius? rillyrie et les légions de Vatinius? Brutus était dans le même cas, dira peut-être quelque mauvais citoyen. Toutes les légions, toutes les troupes, quelque part qu'elles soient, appartiennent au peuple romain. Prétendra-t-on que ces légions qui ont abandonné Marc Antoine étaient à lui plutôt qu'à la république? On perd tous droits au commandement d'une armée, lorsqu'on se sert de l'armée que l'on commande pour attaquer l'État.

VI. Si la république prononçait elle-même, si tous les droits étaient réglés par ses décisions, est-ce à Antoine ou à Brutus qu'elle confierait les légions du peuple romain? L'un s'était hâté d'accourir pour piller et ruiner les alliés, pour tout ravager, tout saccager, tout ravir sur son passage, pour tourner contre le peuple romain l'armée même du peuple romain. L'autre s'était imposé la loi de faire apparaître partout devant lui le flambeau de l'espérance et du salut. Enfin, l'un cherchait les moyens de renverser la république, l'autre, de la sauver. Et nous ne devinions pas mieux ses projets que les soldats eux-mêmes, de qui on ne devait pas attendre tant de pénétration et de discernement!Brutus nous écrit qu'Antonius est entré avec sept cohortes dans Apollonie. Peut-être est-il déjà prisonnier (plaise aux dieux qu'il en soit ainsi ! ) ; ou du moins, en homme circonspect, il n'approche pas de la Macédoine, afin de ne pas paraître agir contre les ordres du sénat. Des levées ont été faites en Macédoine, grâces au zèle infatigable et à l'activité de Q. Hortensius. La grandeur de ses sentiments, dignes de lui et de ses ancêtres, les lettres de Brutus ont pu vous en donner la preuve. La légion que commandait L. Pison, lieutenant d'Antoine, s'est livrée à Cicéron, mon fils. Deux corps de cavalerie étaient conduits en Syrie; l'un de ces détachements a quitté son chef en Thessalie, et s'est rangé sous les drapeaux de Brutus; l'autre, C. Domitius, ce jeune homme si distingué, si recommandable par sa valeur et sa fermeté, l'a enlevé au lieutenant de Syrie dès la Macédoine. Quant à P. Vatinius , qui a déjà reçu de nous de justes éloges, et qui, dans la circonstance, mérite encore d'en recevoir, Vatinius a ouvert à Brutus les portes de Dyrrachium, et lui a livré son armée. Le peuple romain est donc maître de la Macédoine, maître de l'Illyrie; il protège la Grèce. A nous tes légions, à nous les troupes armées à la légère, à 368 nous la cavalerie, surtout et à jamais à nous Brutus avec son incomparable vertu, qui l'enchaîne fatalement à la république, comme le sang et le nom des deux familles dont il sort.

VII. Eh ! peut-on craindre la guerre de la part d'un homme qui, avant notre déterminât ion forcée de combattre, aime mieux languir dans la paix que de briller dans la guerre? Mais que dis-je? a-t-il jamais langui ? Ce mot est-il fait pour un mérite si distingué? Il était l'objet de tous les vœux; son nom était dans toutes les bouches, et cependant tel était son éloignement pour la guerre, que dans le temps même où l'Italie brûlait du désir de la liberté, il aima mieux manquer à l'empressement de ses concitoyens que de les pousser dans les hasards des combats. Aussi, ceux-là même, s'il y en a, qui reprochent à Brutus sa lenteur, ne peuvent-ils s'empêcher d'admirer sa modération et sa patience.Mais je vois déjà ce qu'ils objectent; car ils ne font pas mystère de leurs craintes. Les vétérans souffriront-ils que Brutus ait une armée? comme s'il y avait quelque différence entre les armées de A. Hirtius, de C. Pansa, de D. Brutus, de C. César, et cette armée de M. Brutus ! Si on prodigue l'éloge aux quatre armées dont je viens de parler, parce qu'elles ont pris les armes en faveur de la liberté du peuple romain, pourquoi l'armée de Brutus ne serait-elle pas mise sur la même ligne? Mais les vétérans voient avec défiance le nom de M. Brutus : cette défiance, est-elle moindre à l'égard de Décimas? Quant à moi, je ne le pense pas. L'action des deux Brutus est la même ; ils ont même part à la gloire. Et cependant, ils ont encore plus irrités contre D. Brutus, les hommes que cette action a remplis de douleur; ils disent que Décimus devait moins que tout autre y mettre la main. Or, quel est l'objet de tous ces armements ? N'est-ce pas de délivrer D. Brutus assiégé? Quels sont les chefs des troupes? Ceux, j'imagine, qui veulent que les actes de César soient abolis, et la cause des vétérans, abandonnée.

VIII. Si César vivait encore, lui seul, je suppose, pourrait défendre ses actes avec plus d'énergie que ne les défend le courageux Hirtius. Où peut-on trouver plus d'attachement à la cause de César que dans le fils de César? Eh bien! le premier, à peine remis d'une longue et dangereuse maladie, a fait servir tout ce qu'il a retrouvé de forces à la défense de la liberté du peuple romain, dont il croit que les vœux l'ont rappelé des portes de la mort. L'autre, plus fort de sa vertu que de son âge, s'est mis à la tête des vétérans eux-mêmes, pour voler à la délivrance de D. Brutus. Ainsi donc ces défenseurs si déclarés, si ardents, des actes de César, c'est pour le salut de D. Brutus qu'ils font la guerre, et les vétérans les suivent Car c'est la liberté du peuple romain, et non leurs propres avantages, qu'ils ont en vue en combattant. Quoi donc ! ces mêmes hommes qui voudraient à tout prix sauver D. Brutus, l'armée de Marcus leur ferait ombrage? Quoi ! s'il y avait quelque chose à craindre de M. Brutus, Pansa ne le verrait point, ou, s'il le voyait, il n'y pourvoirait pas? Qui mieux que lui sait pénétrer dans l'avenir ? Où trouver plus de zèle pour repousser le danger? Or, vous avez vu ses dispositions et ses sympathies pour M. Brutus. II nous a montré dans son discours ce que nous devions décider à l'égard de Brutus, et penser sur son compte. Et il a été si loin de regarder l'armée de M. Brutus comme dangereuse à la république, qu'il l'a proclamée le plus sûr, le plus ferme appui de l'État. Mais peut-être Pansa ne voit-ii pas ce qui en est (son esprit est si borné ! ), ou bien, il n'en a nul souci. Les actes de César, sans doute il ne pense pas à les ratifier, lui qui, d'après nos instructions formelles, est sur le point de porter une loi pour y mettre le dernier sceau.

IX. Cessez donc, vous qui ne craignez pas réellement, cessez de feindre la crainte, et de mettre en avant la république ; vous qui tremblez à propos de tout, cessez de vous montrer si timides ! Vous, par vos feintes alarmes; vous, par votre lâcbeté, vous ne pourriez que nous nuire. Quelle est donc cette manie d'opposer toujours aux meilleures raisons le nom des vétérans? J'aimerais les vétérans, je respecterais leur valeur (et je le fais), que s'ils se montraient insolents, je ne pourrais endurer leurs mépris. Eh quoi ! lorsque nous nous efforçons de briser les chaînes de l'esclavage, pense-t-on nous arrêter, parce qu'on nous dira : Tel n'est pas le bon plaisir des vétérans? Apparemment, ils ne sont pas innombrables ceux à qui la liberté commune met les armes à la main, et les vétérans sont les seuls qu'une noble indignation anime à repousser la servitude ! La république peut-elle donc subsister avec l'appui des vétérans, si une brave jeunesse ne les seconde? S'ils se montrent les soutiens de la liberté, vous devez les presser sur vos cœurs; s'ils vous appellent à la servitude, non, vous ne devez pas les suivre. Mais c'est trop me contraindre. Qu'il sorte enfin de ma bouche des paroles sincères et dignes de moi ! Si le bon plaisir des vétérans doit gouverner l'opinion de cette compagnie, si toutes nos paroles, toutes nos actions doivent se régler sur leur caprice, il nous faut souhaiter la mort. Eh! pour des Romains n'a-t-elle pas toujours été préférable à la servitude? L'esclavage est toujours un malheur; il a pu être jadis nécessaire, je le veux bien. Quand songerez-vous à commencer la conquête de la liberté? Quoi! lorsque ce malheur était nécessaire et presque fatal, nous n'avons pu le supporter, et nous le souffririons volontairement ? Toute l'Italie est enflammée du désir de la liberté. Rome ne peut être plus longtemps esclave. Le peuple romain a reçu des drapeaux et des armes trop tard, au gré de son ardeur.

X. C'est avec d'immenses espérances, avec des chances presque infaillibles, que nous avons pris en main la cause de l'indépendance. Toutefois je l'accorde, les événements de la guerre sont incertains; Mars est inconstant. Mais la liberté, n'est-ce pas au péril de sa vie qu'il faut combattre pour elle? Non, la vie n'est pas dans l'air qu'on respire; la vie, elle n'est qu'un vain mot pour l'esclave déshonoré. Toutes les nations peuvent souffrir l'esclavage; Rome ne le peut. Pourquoi ? C'est que les autres peuples fuient le travail et la douleur, et supportent tout pour y échapper. Nous, nous avons été formés et nourris par nos pères à rapporter toutes nos pensées, toutes nos actions à l'honneur et à la vertu. Il est si glorieux de redevenir libres, que la mort même n'est pas à fuir lorsqu'il s'agit de reconquérir la liberté. Que si l'immortalité était le prix d'une lâcheté pusillanime, il faudrait la fuir avec horreur; elle ne ferait que rendre la servitude éternelle. Mais puisque nuit et jour la mort nous assiège et nous presse de tous côtés, il n'est pas d'un homme, encore moins d'un Romain, de marchander à la patrie une vie qu'on doit à la nature.Voyez ! on s'empresse de toutes parts d'éteindre l'incendie commun. Les vétérans ont été les premiers à suivre les drapeaux du jeune César; ils ont repoussé les efforts d'Antoine. La légion de Mars a brisé les fureurs du traître; la quatrième l'a terrassé. C'est ainsi que, condamné par ses propres légions, il a envahi la Gaule, dont les armes et les sentiments lui étaient tout à fait hostiles; et il s'en est aperçu. Tout d'abord les armées de A. Hirtius et de C. César se sont mises à sa poursuite. Bientôt Pansa a fait appel à Rome, à toute l'Italie ; et elles se sont levées. Seul, Antoine est l'ennemi de tous. Je me trompe : il a pour lui son frère Lucius, citoyen bien cher assurément au peuple romain, et dont Rome ne peut plus longtemps supporter l'absence. Est-il rien de plus effroyable, de plus farouche que ce Lucius, ce monstre que la nature semble avoir formé seulement pour que le plus hideux des mortels ne soit pas Marc Antoine? Il a encore pour lui Trébellius, que l'abolition des dettes trouve déjà favorable ; C. Plancus, et autres de son espèce qui s'agitent et font tout pour prouver que leur retour a été une calamité publique. La foule ignorante est travaillée par les Saxas, les Caphons, gens eux-mêmes grossiers et stupides, qui n'ont jamais vu et qui ne veulent pas voir la république affermie. Non, ce ne sont pas les actes de César, ce sont les actes d'Antoine qu'ils défendent. Ce qui les attache à ce factieux, ce sont les domaines immenses qu'ils possèdent en Campanie. Mais je m'étonne qu'ils n'en rougissent pas, lorsqu'ils voient qu'ils ont des comédiens et des comédiennes pour voisins.

XI. Quoi ! il s'agit d'exterminer de tels fléaux, et nous verrions de mauvais œil l'armée de M. Brutus se réunir à nos troupes? Apparemment, c'est un homme exagéré, un brouillon. Eh! peut-être n'est-il que trop patient! Mais que dis-je? Dans les projets, dans les actions d'un tel homme, il n'y a jamais ni trop, ni trop peu. Tous les désirs de Brutus, pères conscrits, toutes ses pensées, toute son âme appellent l'affermissement de l'autorité sénatoriale, la liberté du peuple romain. Voilà ce qu'il se propose, voilà ce qu'il veut garantir. Il a essayé ce que pouvait la patience. Voyant qu'elle ne servait à rien, il a cru devoir opposer la force à la force. Ce grand homme, pères conscrits, vous lui accorderez en ce jour le suffrage que le treize des kalendes de janvier D. Brutus et C. César ont obtenu de vous, sur ma proposition; toutes les résolutions, toutes' les mesures, concertées par eux et de leur chef, étaient pour le bien de l'État ; elles, ont eu votre approbation et vos éloges. Vous en agirez de même à l'égard de M. Brutus, à qui la république doit contre tout espoir un renfort inattendu de légions de cavalerie, de nombreuses et de puissantes troupes auxiliaires, levées par ses soins. Vous lui adjoindrez Q. Hortensius, qui, dans son gouvernement de Macédoine, a rassemblé une armée de concert avec Brutus, et lui a prêté le concours le plus empressé et le plus actif. Quant à M. Apuléius, je pense qu'on lui doit bien une mention particulière ; car Brutus lui rend ce témoignage dans sa lettre, qu'il a été le premier à seconder la levée des troupes. Les choses étant ainsi, d'après le discours de C. Pansa, consul, touchant la lettre que Q. Cépion Brutus, proconsul, a écrite, et qui a été lue dans cette assemblée, voici quel est mon avis : « Attendu que Q. C. Brutus, proconsul, a, par son zèle, sa prudence, son activité et sa vertu, dans les conjonctures les plus difficiles, assuré la possession de la province de Macédoine, l'Illyrie, toute la Grèce, les légions, l'armée, la cavalerie , au consul et au sénat du peuple romain ; le sénat prononce que Q. Cépion Brutus, proconsul, a bien mérité de la république; qu'il a agi d'une manière conforme à sa dignité personnelle et à celle de ses ancêtres, selon l'habitude qu'il a de bien servir le pays. Cette conduite, le sénat et le peuple romain lui en savent et lui en sauront gré. En conséquence, Q. Cépion Brutus, proconsul, est et demeure chargé de défendre les provinces de Macédoine, l'Illyrie, toute la Grèce ; de les protéger, de les garder, de les conserver intactes. L'armée qu'il a levée, assemblée lui-même, il la commandera. L'argent nécessaire aux besoins de se» troupes, s'il y a lieu, s'il en trouve à lever ou à prendre sur le domaine public, il l'emploiera, il en exigera le versement des sommes qui pourront servir à son armée, il pourra les emprunter à qui bon lui semblera; il frappera des contributions en blé, et il aura soin de se tenir le (dus près possible de l'Italie avec ses troupes. En outre, attendu qu'il résulte de la lettre de Q. Cépion Brutus, proconsul, que Q. Hortensius a, par son zèle et sa vertu, servi efficacement la chose publique ; que toutes ses mesures ont eu pour objet de seconder les mesures de Q. Cépion Brutus, proconsul; et que cet accord a été d'un grand avantage à la république : le sénat prononce que Q. Hortensius, proconsul, s'est conduit selon l'ordre, la règle et le bien de l'État. Pour ces motifs, Q. Hortensius, proconsul, avec ses questeurs, ses proquesteurs et ses lieutenants, gouvernera la Macédoine, jusqu'à ce qu'il ait été pourvu par un sénatus-consulte à son remplacement. »

FIN

Philippique 11

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