L'OPPOSITION
sous
LES CÉSARS


GASTON    BOISSIER
de l’académie française
SEPTIÈME    ÉDITION
PARIS LIBRAIRIE   HACHETTE  ET  C!l
79,   BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,   79
1913
Droits de traduction et de reproduction réservée.

 

 

CHAPITRE  PREMIER

Où se trouvaient les mécontents.
II n'y a jamais eu de gouvernement qui ait satisfait tout le monde. Ils sont tous certains d'avance de faire des mécontents, mais tous ne savent pas s'y résigner. Il en est que l'opposition irrite et qui ont recours aux moyens les plus violents pour s'en délivrer. D'autres, mieux avisés, la laissent se produire, et, comme ils savent qu'il est difficile d'en avoir raison, ils s'arrangent pour vivre avec elle. Le chef-d'œuvre, c'est de vivre d'elle, comme font les Anglais: chez eux, non seulement on la tolère, mais on en profite; tandis qu'ailleurs on la met hors la loi et on lui impose l'obligation de tout détruire pour subsister, là on l'a introduite dans le gouvernement même, comme un rouage nécessaire, et on l'a ainsi intéressée au salut de la machine.
Malheureusement pour lui, l'empire romain fut un de ces régimes maladroits qui ne souffrent pas d’être contredits. Il y était prédisposé par sa nature même. Ce qu'il avait d'ambigu et de peu précis, ces formes répu­blicaines dont il voulait couvrir une autorité absolue, devaient le rendre facilement soupçonneux. Les précau­tions qu'il prenait contre les révolutions les lui faisaient redouter. Ces grands noms qu'il avait conservés par prudence, ces consuls, ce sénat, auxquels il laissait une ombre de pouvoir pour faire croire que rien n'était changé, lui remettaient sans cesse devant les yeux un passé dangereux. Comme il craignait toujours qu'on ne prît au sérieux ces apparences de liberté, la moindre voix qui s'élevait contre lui l'épouvantait. Aussi se donna-t-il un mal incroyable pour imposer silence à tout le monde. Non seulement il empêcha de parler au sénat, mais il fit pénétrer ses agents jusque dans les maisons des particuliers. Il seglissa dans les réunions privées, il se cacha sous les tentures des portes ou dans l'épais­seur des murailles, et il fut sans pitié pour toute parole un peu libre qu'il avait saisie dans le secret de la fa­mille ou dans les épanchements de l'amitié. Après avoir puni ceux qui se plaignaient, il frappa ceux qui pou­vaient se plaindre : il supposa que les gens vertueux ou riches, les grands seigneurs, les généraux illustres, s'ils n'étaient pas déjà des ennemis cachés, ne tarderaient pas à l'être, et, pour les empêcher de le devenir, il s'en débarrassa au plus vite. Mais ces précautions furent vai­nes. C'est une folie que de prétendre empêcher toute opposition ; quand on défend à ceux qui sont mécontents de le dire, ils deviennent plus mécontents encore: ils auraient été des railleurs, on en fait des révoltés. A cha­que coup que frappait l'empereur, les haines s'accumu­laient dans l'âme des survivants. Aigries par la honte et la peur longtemps dissimulées et rendues plus violentes par cette dissimulation même, elles finissaient par faire explosion, quelquefois dans des insurrections ouvertes, le plus sauvent dans des vengeances obscures. Sur neuf princes qui ont régné de César à Vespasien, huit ont péri de mort violente, et il n'est pas sûr qu'on n'ait pas aidé le neuvième à mourir: voilà un beau résultat de la répression à outrance !
Il y avait donc, quoi qu'on fît, une opposition sous l'empire, mais une opposition prudente, qu'on forçait de parler bas, si on ne pouvait pas la contraindre à se taire, et qui se cachait avec soin dès que les temps devenaient mauvais : aussi arrive-t-il souvent qu'à la distance où nous sommes, elle nous échappe; non seulement nous ne savons pas ce qu'elle était, mais nous ignorons où elle pouvait être. Il faut pourtant, avant de la juger, commencer par la découvrir. Mettons-nous intrépide­ment à sa recherche ; s'il en est besoin, parcourons tout l'empire, depuis les extrémités jusqu'au centre, des frontières à la capitale. Quelque soin qu'elle prenne de se dissimuler, nous finirons bien par la saisir.
       
I                                                                          
L'armée romaine. — Quelle était, sous l'empire, la condition des soldats. — La vie des camps. — Caractère de l'obéissance mili­taire. — Services de tout genre que l'armée rend à l'empire. — Les soldats étaient satisfais de leur sort et dévoués à l'empereur.
Aux avant-postes de l'empire, dans les provinces loin­taines et mal sûres, se trouvait l'armée. Est-ce là que nous avons la chance de rencontrer des mécontents? Pour le savoir, il nous faut d'abord chercher à connaître quelle situation l'empire faisait aux soldats, nous verrons ainsi s'ils étaient satisfaits de leur sort et bien disposés pour leurs maîtres.
L'armée est, à Rome, ce qui a le plus longtemps gardé les vieilles traditions. On ne peut pas dire assuré­ment qu'elle ressemblât tout à fait sous l'empire à ce qu'elle était pendant la république. Auguste la rendit permanente ; ce changement en altéra profondément l'es­prit. Elle se composa désormais de soldats de métier, et non de citoyens; mais les usages anciens y furent conservés autant que le permettaient les temps nouveaux. La transition d'un régime à l'autre s'y fit sans secousse: les vétérans de César furent les premiers soldats d'Octave; ils purent apprendre à leurs jeunes successeurs la disci­pline des vieilles armées, et depuis on prit de grandes précautions pour que ce dépôt ne put pas se perdre. Les légions n'étaient pas, comme nos régiments, disséminées dans les principales villes de l'empire. On ne les em­ployait pas à maintenir la paix intérieure, qui n'avait pas besoin d'être protégée : Josèphe nous dit qu'aucune des cinq cents villes de l'Asie n'avait de garnison, et que les Gaules, un pays plus grand que la France, obéissaient à 1200 soldats1. C'est ce qui permit aux empereurs de diminuer l'armée. Du temps d'Auguste, on ne complaît sous les armes que 250000 légionnaires, qui formaient l'armée de ligne, et un nombre à peu près égal de soldais auxiliaires : 500000 hommes, ce n'est guère quand on songe à l'immense étendue des frontières .qu'ils avaient à garder, mais c'était beaucoup pour les ressources du budget romain, qui n'avait pas prévu cet accroissement de dépenses.

1. De Bello Judaico, II, 16,

A Rome, comme ailleurs, les armées permanentes furent une lourde charge sous laquelle l'État fut souvent accablé. Il fallut, pour y pourvoir, créer des ressources spéciales et instituer le trésor militaire (œrarium militare) qu'on eut grand'peine à remplir. C'est de là que vinrent les embarras financiers qui attris­tèrent plus d'une fois le grand règne d'Auguste.
Les légions étaient donc distribuées le long des frontières de l'empire et elles y vivaient toujours sous la tente. On n'avait pas l'habitude, comme aujourd'hui, de les faire changer souvent de résidence. Quand une fois on les avait placées quelque part, elles y restaient, et, si quelque guerre importante les appelait ailleurs, la guerre finie, elles rentraient dans leurs quartiers. Aussi le camp où elles étaient fixées avait-il reçu le nom de camp séden­taire (castra stativa), pour le distinguer de ces retranchements qu'elles élevaient tous les soirs dans leurs expéditions et qu'elles quittaient le matin. Autour de ces camps sédentaires, des vivandiers, des fournisseurs, des industriels de toute sorte, venus des pays voisins, s'étaient de bonne heure réunis. Ils construisaient d'abord des demeures modestes qu'on appelait les cabanes ou les baraques de la légion (canabœ legionis). Quand ces baraques avaient pris quelque importance, on s'empressait de leur accorder une sorte d'administration municipale; un sous-officier en retraite en devenait le premier magistrat, des vétérans ou des commerçants enrichis formaient le conseil des décurions. Le nouveau municipe ne cessait pas de s'accroître et il finissait souvent par devenir une grande ville.

1. Voyez, sur cette question des légions d'Auguste, Mommsen, Res gestae  divi Aug., p. 44 et 49.

Beaucoup de celles qui tenaient le premier rang dans les provinces frontières de l'empire, comme Apulum (Carlsbourg) dans la Dacie, Pœtovio (Pettau) dans la Pannonie. et Troësmis (Iglîtza) dans la Moesie, n'avaient pas une autre origine (1). Un hasard heureux nous a conservé les débris d'un de ces castra stativa où séjournaient les légions. Ce n'est pas dans notre vieille Europe qu'il a été retrouvé : les révolutions de tout genre y sont trop fréquentes, et les ruines mêmes, suivant le mot d'un poète, y périssent vite; c'est en Afrique, un pays barbare assurément, mais où l'homme au moins n'aide pas le temps à détruire les restes du passé. La ville de Lambèse (Lambaesis) a été jusqu'à Dioclétien la résidence d'une légion romaine, la III  Augusta, qui était chargée de défendre la Numidie contre les invasions des Maures. L'emplacement qu'elle a occupé pendant tant de siècles est encore très reconnaissable, et M. Léon Renier a pu aisément l'étudier et le décrire (2). Le camp est séparé de la ville par un glacis d'un kilomètre. Il forme un rectangle de 500 mètres de long sur 450 de large, entouré de remparts de 4 mètres de hauteur, avec des tours de distance en distance, et percé de quatre portes. Vers le centre, un amas de décombres annonce la place du praetorium, c'est-à-dire la demeure du légat prétorien qui commandait la légion.

1. SI. l.éon Renier fait remarquer que  quelques-unes de ces villes auxquelles les « castra Stativa » ont donné naissance n'ont jamais eu d'autre  nom que celui de la légion même autour de laquelle elles s'étaient formées. Il en est  ainsi de la ville de Léon, en Espagne, et de celle de Kaërleon, dans la Grande Bretagne dans  le nom desquelles se trouve le mot « legio ». (Voyez le rapport dc M. Renier sur les inscriptions de Troësmie dans le  compte rendu de l’Académie  des inscriptions, 4 et 18 aôut 1865.)
2Voyez aussi l’étude sur le camp et la ville de Lambèse par G. Wilmanns, que M. Thédenat a traduit  et insérée dans le Bul­letin îles antiquités africaines.

Elle devait être ornée avec une certaine magnificence, car on retrouve au milieu de ces ruines des fragments de sculpture, des couronnes, des aigles, des Victoires. Des quatre portes partent des routes formées de larges dalles et qui passent quelquefois sous des arcs de triomphe. A deux kilomètres se trouvent les restes d'un autre camp, moins vaste et moins somptueux. Quelques-uns pensent qu'il était occupé par les troupes auxiliai­res: comme elles complétaient la légion, il était naturel qu'elles fussent établies auprès d'elle1.
Les inscriptions, qui ne manquent pas autour de Lambèse et ailleurs, nous permettent de prendre quelque idée de l'existence qu'on menait dans les camps romains. Nous voyons que la vie y était fort occupée. Tout le temps que laissaient les exercices militaires était employé à d'autres travaux ; l'armée construisait des routes, répa­rait des aqueducs, creusait des canaux, bâtissait des ponts, ou même élevait des temples et des monuments de tout genre. Tenir toujours les soldats en haleine était la maxime des bons généraux, et Tacite fait remarquer qu'ils ne se sont jamais mutinés que quand ils n'avaient rien à faire. Cependant on leur permettait aussi d'égayer par quelques plaisirs leur rude condition : il fallait bien leur donner quelque relâche et quelque repos. Depuis que les armées étaient devenues permanentes, c'était une carrière et non un accident que la vie militaire. Les soldats devaient servir vingt-cinq ans dans les légions, mais quelquefois ils y restaient bien davantage. Certains empereurs, comme Tibère, ne pouvaient jamais se ré­soudre à leur donner leur congé ; ils en formaient des compagnies de vétérans, et les gardaient plusieurs années encore après que leur temps de service était fini.

1. Wilmanns croit que c'était un camp plus ancien  où résidait la légion avant que le nouveau fût construit.

L'existence entière se passait donc sous les drapeaux on entrait dans le camp à la fleur de l'âge, vers dix-huit ou vingt ans, et l'on n'en sortait qu'après que la vieillesse était déjà venue. Il n'est pas surprenant qu'on se soit arrangé pour y trouver quelques distractions et quelque -bien-être. Les officiers et les sous-officiers formaient des sociétés qui possédaient une caisse commune et se con­struisaient dans le camp même des lieux de réunion1. Quant aux soldais, ils devaient trouver des plaisirs de tout genre dans les canabae qu'ils fréquentaient sans doute très volontiers. On permettait aux provinciaux enrôlés dans les troupes auxiliaires d'emmener leurs femmes avec eux ou de se marier pendant leur service. Les légionnaires n'avaient pas d'abord le même privilège, mais les canabœ contenaient une population fort mélan­gée ; il s'y trouvait des femmes avec lesquelles les soldats formaient souvent des liaisons durables qu'ils régularisaient ensuite parle mariage, quand ils avaient obtenu leur congé. Pendant la république, les généraux rigoureux ne voyaient pas ces liaisons avec plaisir. Scipion Emilien, en Espagne, chassa toutes les femmes qui s'étaient établies autour de ses légions, et les historiens disent qu'il y en avait plus de deux mille. On fut plus indulgent sous l'empire. Ils furent d'abord autorisés à se marier; puis, l'empereur Septime Sévère leur permit d'habiter avec leurs femmes ou leurs concubines.

1. On trouve des exemples de ces associations dans les inscrip­tions de Lambèse recueillies  par M. L. Renier.— Voyez aussi le Corp. Insc., VIII, 2554, 2557.

Wilmanns pense qu'à partir de ce moment le camp ne fut plus que le lieu officiel où les soldats se rendaient pour leur service et qu'à l'ordinaire ils résidaient en famille dans la ville voisine1. Ils étaient déjà presque tous compatriotes, car chaque légion se recrutait d'ordi­naire dans les pays où elle était fixée. Sur cinquante sous-officiers qui élèvent un monument à l'empereur dans le camp de Lambèse, trois seulement sont étrangers à l'Afrique par leur naissance. « II fallait vraiment, dit M. Léon Renier, qu'il y eût dans le monde romain une bien grande force de cohésion pour que dans de telles circonstances tant de temps se soit écoulé sans amener entre les provinces et la métropole une violente scission. » C'est qu'une fois enrôlés dans la légion, le Romain et le Numide oubliaient vite le pays d'où ils venaient pour se souvenir seulement qu'ils étaient soldats. Le camp deve­nait leur patrie, ils s'y établissaient pour la plus grande partie de leur existence, et ils finissaient par y réunir tous les objets de leurs affections. Presque tous s'y mariaient. Quelques-uns en entrant au service épousaient la fille d'un de leurs camarades qui allait le quitter. Leurs enfants, élevés au milieu des armes, se faisaient ordinairement soldats comme leurs pères. Il devait y avoir des familles où l'on servait le prince de père en fils depuis plusieurs générations. Entre des gens qu'unis­saient tant de liens de camaraderie et de parenté, qui vivaient ensemble et en dehors des autres, les vieilles traditions eurent moins de peine à se maintenir, et c'est ainsi que, dans cet empire composé d'éléments si divers

1. « La situation des légionnaires, ajoute Wilmanns, après le décret de Sévère ressemble tout à fait à celle de la milice indigène de l'Algérie française sur la frontière de la Tunisie. Les spahis habitent à une petite distance du camp fortifié dans leurs tentes, ou plutôt leurs cabanes, réunies en douars ou villages ; ils y vivent avec femmes, enfants, bestiaux, et ne paraissent au fort que pour faire l'exercice. »

et que se disputaient tant d'influences différentes, l'esprit militaire s'altéra moins que tout le reste.
Il faut bien avoir recours aux souvenirs du passé qui ne se sont jamais entièrement perdus dans les camps pour expliquer le caractère qu'y garda toujours l'obéis­sance. « C'est la religion, dit Sénèque, qui maintient l'armée (1) » Dans les premiers temps surtout, quand on ne combattait que pour sa famille et pour ses dieux, la guerre était chose sainte et saintement accomplie. C'était un collège sacerdotal, celui des féciaux, qui était chargé de la commencer et de la finir. Le consul était prêtre autant que général ; il avait (levant sa tente un autel où, tous les matins, il priait pour ses troupes. Les drapeaux étaient regardés comme des divinités, propria legionum numina (2), et on leur offrait de l'encens. Le chef, qui prenait les auspices pour toute l'armée, passait pour une sorte de représentant des dieux ; ou obéissait à ses ordres comme à une manifestation de la volonté divine. Ces traditions de respect religieux se retrouvent jusqu'à la fin dans les sentiments que l'armée professe pour l'empereur, qui est son chef suprême. Le dévouement qu'elle a pour lui est une sorte de dévotion, et l'on y est plus sincère qu'ailleurs quand on le met, mort ou vivant, parmi les immortels, qu'on appelle ses statues des images sacrées, et sa famille une maison divine.
Ce n'est pas qu'il n'y ait eu quelquefois des révoltes dans les armées romaines, mais en général on ne s'y mutinait pas contre le prince (3):

1. Epist., 95, 35: primum militiae vinculum est religio.
2. Tac., Ann., II. 17. Corp insc. Lat., 111, 6224 ; « Dis militaribus, Genio,Virtuli, Aquilae sanctae, signisque legionis”1.
3. Il est bien entendu que je ne parle que des Césars, c'est-à-dire du premier siècle de l’empire. Plus tard, et surtout à partir des Sévères, l’armée a fait et défait des empereurs.

on voulait seulement obtenir quelque adoucissement aux rigueurs du service ou se délivrer d'un centurion qu'on n'aimait pas. Les centurions étaient d'ordinaire détestés, et nous voyons qu'on leur donnait des surnoms cruels1. Comme les né­cessités de l'avancement les faisaient passer d'une légion à l'autre, il arrivait souvent qu'ils étaient étrangers à ceux qu'ils devaient commander. De mauvaises habi­tudes, qui s'étaient établies dans les camps, contribuaient à les rendre odieux. On permettait aux soldats fatigués ou enrichis d'acheter de leurs chefs des exemptions de corvées ; on fermait les yeux quand ils payaient pour obtenir la levée d'une punition. Ces tolérances engen­draient beaucoup d'abus, et l'on comprend que les cen­turions avides fussent tentés d'augmenter sans fin les punitions et les corvées pour accroître ainsi leurs reve­nus. Quand le mal était au comble, les soldats ne le supportaient plus et se révoltaient. Tacite a raconté une de ces insurrections qui éclata dans l'armée du Rhin et dans celle de Pannonie à l'avènement de Tibère, et son récit contient des détails qui nous surprennent beaucoup. Nous sommes fort étonnés de voir qu'on parlemente avec les révoltés, qu'on leur permette d'exposer leurs griefs et d'envoyer leurs délégués à l'empereur. Ces complai­sances et ces faiblesses ne nous semblent guère compa­tibles avec ce qu'on nous dit de la discipline romaine ; mais il faut savoir que cette discipline, quoique assuré­ment fort rude, avait pourtant quelque chose de moins formaliste et de moins raide que dans nos armées modernes. L'obéissance n'y semblait pas imposée par la contrainte mais acceptée volontairement des soldats, parce qu'ils en sentaient la nécessité.

1. Tacite, Ann., I, 23 et 32.

Ils étaient quelquefois les premiers à réprimer les séditions qui naissaient parmi eux et le faisaient sans pitié ; après l'une de ces révoltes, à laquelle tous avaient pris part, ils vinrent demander comme une faveur à être décimés. Placés en face d'un danger toujours présent, qu'ils ne pouvaient éviter que par la soumission, ils avaient con­senti à faire l'abandon d'une partie de leur indépen­dance, mais ils ne l'avaient pas livrée tout entière. Quoiqu'on les tint sévèrement, on leur laissait quelque­fois le droit de se réunir et de délibérer. Ils entendaient surtout être traités avec égard. Dans les plus beau s temps de la république, un général s'étant servi en leur parlant d'un de ces mots qu'on n'adressait qu'aux esclaves, ils se laissèrent vaincre, pour ne pas lui fournir l'occa­sion d'un triomphe (1).Ils se regardèrent comme outragés, sous l'empire, quand Claude leur fit porter ses ordres par l'un de ses plus puissants affranchis, et se permirent de siffler le favori de leur maître devant lequel le sénat se prosternait (2). Ils accomplissaient sans murmurer les ordres de leurs chefs, mais ils aimaient aussi à connaître leurs intentions, et les généraux, quand c'était possible, les entretenaient volontiers de leurs desseins. Cette confiance et ces égards qu'on leur témoignait étaient encore une tradition de l'époque républicaine. Dans les premiers temps, le soldat restait citoyen sous la tente; la vie civile et la vie militaire n'étaient pas si rigoureuse­ment séparées qu'aujourd'hui ; le camp et le forum semblaient souvent se confondre, et le consul s'adressait aux légions comme il aurait fait au peuple du haut des rostres. Sous l'empire, il y avait encore une tribune dans le camp, et les empereurs regardaient comme une de leurs principales attributions de parler à leurs soldats.

1.   TlTE.-LIVE,  IV, 19.
2. Dion lx, 19.

Sur les bas-reliefs de la colonne Trajane, le prince est représenté plus d'une fois entouré des drapeaux et haranguant ses troupes, qui paraissent l'écouler avec enthousiasme. On a retrouvé, dans l'un des camps de Lambèse, les fragments d'une grande inscription qui contient une harangue d'Hadrien à ses soldats; il les félicite de la rapidité et de la précision avec laquelle ils ont accompli leurs exercices: « Un ouvrage, leur dit-il, qui aurait demandé plusieurs journées à d'autres, vous l'avez achevé en un seul jour. Ayant reçu l'ordre d'élever un mur solide, comme ceux des camps sédentaires, vous n'avez pas mis plus de temps à le construire que s'il avait été fait avec des carrés de gazon qui sont légers, commodes à transporter, et qui, étant tous de forme sem­blable, peuvent aisément s'adapter ensemble, tandis que les pierres qu'il vous fallait manier étaient lourdes, énormes, inégales el difficiles à placer. Vous avez creusé un fossé dans une terre dure, résistante, et à force de travail vous avez rendu la terre égale et unie. Puis, quand vos chefs ont eu approuvé votre ouvrage, revenus au camp en toute hâte, vous avez pris rapidement votre repas, et, vous précipitant sur vos armes, vous avez couru avec de grands cris à la poursuite de cavaliers qu'on avait fait sortir et les avaient ramenés avec vous. Je félicite mon légat, votre général, de vous avoir enseigné ces manœuvres, qui sont une image des combats, et de vous y avoir exercés de manière à vous rendre dignes de mes éloges1. »  Cet ordre du jour oratoire, dont je ne cite qu'une partie, est très curieux; il nous fait savoir avec quel soin et quels ménagements on s'adressait aux soldats, et le goût qu'on avait pour l'éloquence dans l'armée romaine.

1. renier, Insc. de l'Alg., 5. Corp. insc lat., VIII. 2532.

L'armée était donc une école d'obéissance, mais non de servilité; aussi a-t-elle fourni à l'empire ses meil­leurs serviteurs. Je ne parle pas seulement des grands généraux qui arrêtaient les Germains et les Parthes, qui, sous les princes les plus médiocres, soutinrent l'honneur des armes romaines : Rome n'en a jamais manqué, même lorsqu'elle n'avait plus de citoyens; elle remportait encore des victoires à ses derniers moments, et, quand elle était forcée de confier ses affaires intérieures à des Rufin et à des Eutrope, elle trouvait, pour comman­der ses soldats, des Stilicon et des Aetius. Au-dessous des généraux, les tribuns légionnaires, les préfets de cohortes, habitués à la discipline, à la régularité, intègres et intelligents, devenaient, quand il en était besoin, des administrateurs dont on était sur. La vie civile et la vie militaire étant, comme je viens de le dire, moins dis­tinctes que de nos jours, ils passaient aisément de l'une à l'autre : on les chargeait en toute confiance de faire le recensement ou de lever l'impôt dans les provinces. Lorsqu'une ville, ruinée par l'incurie de ses magistrats, avait recours à l'empereur pour remettre quelque ordre dans ses affaires, il lui envoyait comme curator quelque ancien centurion, homme d'un sens droit et d'une honnêteté rigide, qui réparait en quelques mois le mal qu'avaient fait en plusieurs années des hommes d'esprit négligents ou malhonnêtes. L'armée rendait encore ce grand service à l'empire de le pourvoir d'excellents citoyens. Les troupes auxiliaires contenaient beaucoup de provinciaux qui, jusqu'à Caracalla, n'avaient pas le droit de cité. Il était d'usage de le leur accorder en leur donnant ce qu'on appelait un congé honorable (honesta missio).Lesnoms de tous ceux qui l'avaient obtenu étaient gravés ensemble à Rome, au Capitole ou dans le temple d'Auguste. Chacun des soldats qui avaient été l'objet de ces faveurs faisait copier à part le décret qui le concer­nait sur des tablettes d'airain et se le faisait envoyer. Plusieurs de ces tablettes ont été retrouvées. Elles sont toutes rédigées de la même façon : il estdit que l'em­pereur accorde aux soldats qui l'ont servi vingt-cinq ans et plus, et qui ont reçu un congé honorable, le droit de cité pour eux et les enfants, et le conubium, ou mariage romain, avec les femmes qu'ils avaient épousées, ou, s'ils étaient célibataires, avec celles qu'ils épouseraient plus tard. Puis viennent le nom du soldat qui a voulu posséder cette attestation de sa nouvelle dignité et ceux des sept témoins qui affirment l'authenticité de la pièce (1). C'était vraiment une bonne fortune pour l'empire de s'augmenter de ces citoyens nouveaux; ils lui apportaient toutes les saines habitudes des camps, tandis que l'affranchissement en faisait entrer sans cesse dans la cité qui lui commu­niquaient tous les vices de l'esclavage. Après avoir reçu leur congé, les soldats des légions, comme ceux des cohortes auxiliaires, avaient coutume d'élever auprès du camp qu'ils allaient quitter quelque monument religieux ; ils y mêlaient d'ordinaire des hommages à l'empereur et une dédicace aux dieux immortels ou au Génie de la cohorte et de la légion dans laquelle ils avaient servi, et qui était devenue comme leur patrie et leur famille. C'était le dernier acte de leur vie militaire ; ils se sépa­raient ensuite, mais beaucoup d'entre eux ne pouvaient se résoudre à perdre de vue les drapeaux sous lesquels s'étaient passées leurs meilleures années ;

1. Voyez la collection de ces diplômes militaires dans le insc, lat., III, p. 843 et suivantes.

ils s'établis­saient dans les canabae ou dans le voisinage. D'autres retournaient chez eux; ils y étaient toujours bien accueillis, on s'empressait d'ordinaire de les élever aux dignités municipales de leur pays, et ils répandaient ainsi dans tout l'empire les traditions qui se prenaient dans l'armée.
Il résulte de ce que nous venons de dire que les soldats devaient être en général satisfaits de leur sort. Ils tenaient au pays qu'ils habitaient, à la compagnie dans laquelle ils étaient inscrits, à leur légion dont ils savaient l'histoire et qu'ils avaient tant de peine à quitter. Ils tenaient surtout à cette patrie romaine pour laquelle ils versaient leur sang. Dans les troupes auxiliaires de l'armée du Rhin et du Danube se trouvaient des Gaulois, des Rhètes, des Mœsiens, les petits-fils de ceux qui avaient si courageusement résisté à César et à Auguste ; ils parlaient mal le latin et l'écrivaient plus mal encore, cependant ils étaient fiers de se dire Romains quand il leur fallait combattre les Suèves et les Bataves. Enfin ils tenaient à l'empereur, dont l'image était sur leurs drapeaux et dont on proclamait joyeusement le nom après une victoire. Ils respectaient, ils aimaient leurs princes, qui souvent ne méritaient guère cette affection, et depuis Tibère jusqu'à la mort de Néron ils ne se sont jamais soulevés contre eux. Comme ils étaient habitués à mettre leur salut dans l'unité du commandement, ils ne comprenaient le pouvoir que s'il était représenté par un seul homme, et le nom de l'empereur résumait pour eux la patrie. Quand nous voyons tant de simples soldats élever des monuments modestes à la gloire du prince dont ils n'attendent rien et qui ne le saura pas, il faut bien admettre que leur dévouement était sincère. Ainsi ce n'est pas dans l'armée que nous pourrons trouver une opposition systématique à l'empire.

II
Les provinces.— Elles ont été mieux gouvernées sous l'empire que pendant la république.— Mesures prises par Auguste pour dimi­nuer le pouvoir des gouverneurs. — Prospérité des provinces au premier siècle. — Elles sont en général satisfaites du gouverne­ment impérial.
La trouverons-nous dans les provinces ? On est d'abord tenté de le penser: comme elles étaient des pays vaincus, on suppose qu'elles se souvenaient toujours de la conquête, et qu'elles détestaient leurs maîtres. On les représente volontiers malheureuses et frémissantes, humiliées par leurs vainqueurs, ruinées par le fisc, et gémissant sous des proconsuls impitoyables ; mais ce ne sont là que des tableaux de fantaisie : tout semble prouver, au contraire, qu'elles étaient alors riches et contentes, et je vois que c'est de nos jours l'opinion des plus sages (1).

1. M. Waddington, par exemple, a été conduit par ses beaux travaux sur les provinces asiatiques à penser et à dire que la con­dition des pays romains fut prospère pendant les deux premiers siècles qui suivirent la bataille d'Actium. « L'ordre matériel, dit-il, régnait partout: ce qui n'était guère arrivé auparavant. Les luttes de prince à prince, de ville à ville, étaient devenues impossibles, et la guerre était reléguée aux frontières ; le commerce et l'indus­trie étaient florissants; l'accès des fonctions publiques, même les plus élevées, s'ouvrait de plus en plus aux provinciaux, et enfin, sous Caracalla, la qualité de citoyen romain fut étendue à tous les hommes libres de l'empire. C'est sous les Antonins que le système fonctionna dans sa perfection, et leur règne fut en général une époque de paix et de prospérité pour le monde civilisé; après eux le déclin commença, mais il fallut bien des secousses, bien des bouleversements, pour détruire la savante machine administrative que le despotisme intelligent d'Auguste avait créée. Fastes des  provinces asiatiques, 18.

Ceux qui refusent obstinément de le croire n'allèguent guère qu'une raison pour le nier, c'est qu'ils ne veulent pas qu'il ait pu sortir quelque chose de bon d'un régime qu'ils détestent. Certes, par beaucoup de côtés, ce régime ne mérite pas d'être aimé; mais, quelque répugnance qu'il soulève, souvenons-nous qu'il a duré cinq siècles et que, pour comprendre qu'il ait vécu si longtemps, il faut bien admettre qu'avec beaucoup de défauts il avait quelques qualités. La principale était assurément de mieux administrer les provinces. Elles lui en étaient très reconnaissantes, et lui demeurèrent toujours fidèles: aussi n'est-ce pas par des convulsions intérieures qu'il a péri. Juvénal, dans une de ses plus éloquentes déclamation (, semblait lui prédire ce sort , mais il y a échappé, et il a fallu, pour le détruire, une invasion d'étrangers. Les peuples soumis à sa domination, loin d'accueillir les Barbares comme des libérateurs, les ont combattus de toutes leurs forces, et ce n'est qu'avec désespoir qu'ils se sont séparés à la fin de Rome et de l'empire. Cette fidélité pourrait-elle se comprendre s'ils avaient eu à se plaindre autant qu'on le prétend du gouvernement impérial?
Il est naturel que l'empire ait tenu à les bien gou­verner; son principe même lui en faisait un devoir. L'aristocratie républicaine de Rome, qui avait coutume d'acheter les honneurs par des prodigalités insensées, était bien forcée de trouver quelque moyen de suffire à ces dépenses. Elle aurait été vile ruinée, si elle n'avait eu l'administration des provinces pour se refaire ; c'était donc une nécessité pour elle de s'y enrichir, et il lui était difficile de s'y enrichir sans les piller. Du reste les pro­consuls pouvaient le faire sans danger : au retour de leur gouvernement,  ils n'avaient à répondre de leurs actions que devant des complices, et d'ordinaire ceux qui étaient appelés à les juger s'étaient conduits comme eux. Ils le faisaient surtout sans aucun scrupule : la conquête était récente ; on se souvenait que ces sujets avaient été longtemps des ennemis, et qu'il en avait coûté beaucoup de peine et de sang pour les soumettre. On les traitait en vaincus, sur lesquels on peut tout se permettre et qui doivent tout supporter. Les choses changèrent entière­ment avec l'empire. Quand le pouvoir fut aux mains d'un seul homme, cet homme eut un intérêt direct à défendre les provinces contre les exactions des gouver­neurs. C'était son bien, et ceux qui se permettaient de piller ses sujets le volaient lui-même. En les protégeant, il songeait à lui plus qu'à eux, et il était naturel qu'il ne souffrît pas qu'un  argent qui lui appartenait entrât dans d'autres coffres que les siens. A la vérité, rien ne l'empêchait de faire lui-même ce qu'il défendait aux autres, et de s'emparer, quand il en avait besoin, de la fortune des provinciaux. Il semble d'abord que le résultat était le même pour les administrés, et que les provinces ne gagnaient rien à être délivrées des exactions des proconsuls, si elles restaient exposées à celles des princes. C'était pourtant quelque chose de n'avoir plus qu'un maître à contenter. Sous la république, les proconsuls se renouvelaient tous les ans. Il en arrivait un chaque année avec un appétit nouveau, et il était d'autant plus insatiable, qu'il n'avait qu'un temps très court pour se rassasier. Le maître unique, comptant durer, était moins pressé de tout prendre, et, quelque affamé qu'il pût être, la sagesse, quand il était sage, lui conseillait de garder quelque ressource pour le lendemain. C'est d'ailleurs l'usage partout que le propriétaire ménage le sol, tandis que le fermier l'épuisé.
L'empire avait encore une autre raison de bien traiter les provinces, c'est qu'avec le temps des changements étaient survenus dans la manière dont on considérait à Rome les pays vaincus. A mesure que s'éloignaient les souvenirs irritants de la conquête et que ces pays deve­naient plus romains d'habitudes et de relations, on se faisait plus da scrupule de les malmener. Depuis que cette aristocratie superbe, qui avait si longtemps dominé le monde, était soumise à un maître, la condition de Rome et des provinces tendait à se rapprocher. Partout on était forcé d'obéir, et le souverain imposait à tous la même loi. Devant cette autorité sans limites, que tout le monde sentait au-dessus de soi, les inégalités anciennes s'effaçaient. Le pouvoir absolu est de sa nature un grand niveleur ; il ne veut avoir que des sujets, et, de la hauteur d'où il les regarde, il est assez disposé à les confondre. Un éloquent pamphlétaire disait sous Louis XIV :  « Dans le gouvernement présent, tout est peuple; l'autorité royale est montée si haut, que toutes les distinctions disparaissent, toutes les lumières sont absorbées, car, dans l'élévation où s'est porté le monarque, tous les humains ne sont plus que la poussière de ses pieds. » Les institutions d'Auguste eurent des résultats sembla­bles: grâce à elles, le monde s'unit dans l'obéissance, et l'on peut dire que, si cette sorte de niveau, qui s'établit partout sous la pression de l'autorité impériale, fit perdre à Home beaucoup de ses privilèges et de sa puissance, il rendit la situation des provinces meilleure.
On sait qu'en 726 Auguste partagea l'administration des provinces avec le sénat, lui laissant les plus tran­quilles, celles qui n'avaient pas besoin d'être protégées par les légions, et gardant les autres pour lui. Les pro­vinces impériales étaient gouvernées par un légat qui dépendait entièrement du prince et n'avait de comptes à rendre qu'à lui; celles du sénat n'échappaient pas non plus à son influence, et l'on peut dire qu'en réalité les proconsuls, comme les légats, étaient sous sa main.
Non seulement cette autorité jalouse les surveillait avec soin et les faisait punir avec rigueur quand ils s'étaient mal conduits, mais elle essaya de leur ôter jusqu'au pouvoir de mal faire. Tant que la république a duré, ils étaient tout-puissants. Que le gouverneur d'une province s'appelât préteur ou proconsul, qu'il eût neuf licteurs ou douze, son pouvoir était alors sans limites. Quand, après avoir fait ses prières au Capitole, il partait, couvert du manteau militaire, suivi de ses parentés et de ses amis qui l'accompagnaient jusqu'aux portes de Rome, ce n'était pas le magistrat d'une république, c'était vraiment un roi qui s'en allait gouverner un royaume. Il devait concentrer dans sa main l'autorité civile et mili­taire, il commandait les légions, il rendait la justice, il administrait les finances, il faisait la loi et il l'appliquait. Comme la conquête était nouvelle et les haines des vaincus plus vives, Rome avait pensé qu'il fallait armer ses gouverneurs contre les révoltes imprévues et leur donner les moyens de les vaincre. Les circonstances n'étaient plus tout à fait les mêmes sous l'empire ; la domination romaine était alors acceptée de tout le monde. Il n'était plus aussi nécessaire, pour la défendre, de réunir toute l'autorité sur un seul homme, et, autant que possible, on la divisa entre plusieurs. Le gouverneur des provinces impériales avait seul des troupes sous ses ordres; dans celles du sénat, le proconsul ne possédait que l'autorité civile; dans les unes et les autres, l'admi­nistration des finances fut confiée à des intendants envoyés directement par l'empereur et qui lui rendaient compte de leurs actes. En même temps, pour ôter aux gouverneurs tout prétexte de se décider seuls, on imagina les postes qui faisaient parvenir en quelques jours la volonté de l'empereur jusqu'aux extrémités du monde. Dès lors il ne fut plus permis àaucun fonctionnaire d'agir, dans les affaires importantes, sans consulter le maître. Ainsi fut divisé ce faisceau d'attributions diverses que la république avait concentrées sur un seul homme et qui en faisaient un personnage si redoutable. Dépouillée d'une partie de sa puissance, soumise à un contrôle rigoureux, surveillée avec soin et punie avec éclat, l'autorité des gouverneurs ne pouvait plus être aussi lourde qu'autrefois aux provinciaux.
Est-ce à dire que depuis Auguste il n'y en ait plus eu de malhonnêtes ? Il serait insensé de le prétendre. Pline le Jeune nous parle d'un d'entre eux qui vendait des lettres de cachet, comme les ministres de Louis XV, et d'un autre qui écrivait à sa maîtresse : « Je vous arrive tout à fait dispos avec quarante millions de sesterces ; j'ai vendu, pour les amasser, la moitié de la Bétique '. » Sénèque raconte qu'un des proconsuls de l'Asie, Messala Volesus, fit un jour décapiter à la fois trois cents personnes et qu'il se promenait fièrement entre tous ces cadavres étendus en disant:  « Quelle action de roi'! » il y avait donc encore des Verres sous l'empire ; seulement il y en avait moins.

1. pline, Epist., II, 11, et IV, 9.
2 SÉN., De ira. II, 5.

Une différence surtout est remarquable entre les deux régimes : tandis qu'autrefois les tenta­tions étaient si fortes, le contrôle si léger, l'opinion publiques si indulgente, que les gens les plus honorables, comme Brutus, se permettaient sans hésiter toute sorte d'exactions envers les provinciaux, on vit souvent au contraire, pendant l'empire, des personnages vicieux et corrompus tant qu'ils restaient à Rome, devenir intègres, actifs, désintéressés, quand on les envoyait dans les pro­vinces, et les gouverner honnêtement. Ce voluptueux Pétrone, qu'on avait appelé l'arbitre du bon goût et le maître de l'élégance, qui ne semblait occupé que du plaisir, qui en avait fait une science raffinée, et qui cher­cha la volupté jusque dans la mort, Tacite nous dit que, dans son gouvernement de Bithynie, « il s'était montré vigilant et tout à fait à la hauteur des grandes affaires1 ». Il en fut de même d'Othon, le confident et le complice de toutes les débauches de Néron, qui, la veille du meurtre d'Agrippine, avait donné à toute la cour un grand dîner pour dissimuler les apprêts du crime ; « il gou­verna la Lusitanie pendant dix ans avec une sagesse et une intégrité remarquables2 ». Vitellius lui-même, qui fut un si détestable empereur, avait commencé par être un excellent gouverneur de l'Afrique 3. Il faut dire qu'il n'était plus facile alors de se conduire autrement; les princes y tenaient la main, et les mauvais autant que les bons: Auguste et Trajan ne s'en occupaient pas avec plus de zèle que Tibère et que Domitien. Un historien peu suspect nous dit même de ce dernier qu'il punissait avec tant de rigueur les magistrats coupables  « qu'on n'en vit jamais de plus honnêtes et de plus justes que sous son règne (1) ».

1. tac., Ann., XVI, 18.
2. suét., Otho, 3.
3. suét., Vitell., 5.

Cette surveillance active et sévère a dû beaucoup di­minuer les abus ; je ne veux pas dire assurément qu'elle les ait tout à fait supprimés. Il se commettait encore beaucoup d'excès, surtout dans les pays nouvellement vaincus, qui étaient soumis au régime militaire et où les soldats se croyaient tout permis. C'est ce qui arriva notamment dans la Bretagne, et l'on sait que les armées de Claude l'avaient vigoureusement pillée après l'avoir vaillamment conquise. Le discours que Tacite fait tenir au chef breton Galgacus est assurément la protestation la plus sanglante contre cette « paix romaine »  dont les écrivains de l'empire nous font d'ordinaire de si beaux tableaux. On pourrait s'en servir pour condamner sévèrement l'administration impériale, si l'on ne se sou­venait que Tacite s'est montré ailleurs bien moins rigou­reux. Il s'est chargé de répondre lui-même aux invec­tives de Galgacus et de justifier ses compatriotes dans les paroles qu'il prête à Cerialis. Le légat impérial rap­pelle aux habitants de Trêves, qu'il vient de vaincre, en quel état la conquête romaine a trouvé la Gaule,«fatiguée de discordes, épuisée de guerres intestines», appelant l'étranger à son aide. Rome n'a donc rien détruit qui méritât de vivre, elle a remplacé partout le désordre et l'anarchie. Victorieuse, elle n'a imposé aux vaincus que les charges nécessaires au maintien de la paix; elle les accepte dans ses armées, elle ouvre aux meilleurs d'entre eux les rangs de son aristocratie, elle les recevra bientôt tous à la fois parmi ses citoyens. C'est elle qui défend partout le repos, la sécurité, le bien-être ;

(1).Suét.Domi. 8.

sans elle tout retomberait dans ce chaos de discordes et de luttes dont elle a tiré le monde. «Rome une fois vaincue (veuillent les dieux empêcher ce malheur!), que verrait-on sur la terre, si ce n'est une guerre universelle entre les nations? Huit cents ans de fortune et de sagesse ont élevé ce vaste édifice ; on ne saurait l'ébranler sans être écrasé sous sa chute (1). » Ne dirait-on pas que Tacite a vu clai­rement d'avance l'effroyable anarchie qui devait succéder à la ruine de l'empire?
On pourrait donc établir par l'étude des institutions impériales et la lecture des historiens romains que les provinces ont été en général plus heureuses et mieux traitées sous l'empire que pendant la république ; mais il est de leur prospérité des témoignages encore plus certains. Je veux parler de ces ruines admirables dont la France, l'Espagne, l'Afrique et l'Asie sont remplies. Les voyageurs y rencontrent à chaque pas, jusque dans les plus pauvres bourgades, des débris de temples, de théâtres, de palais, des thermes, des ponts, des grands chemins, des aqueducs, qui les frappent de la plus vive surprise. Presque tous ces monuments datent des pre­miers siècles de l'empire et nous donnent l'idée d'une situation très florissante. Jamais le monde n'a été, sinon plus heureux, au moins plus riche, et il n'est guère possible d'admettre que des villes qui ont trouvé assez de ressources dans leurs finances pour construire ces magnifiques édifices aient été aussi rançonnées et appau­vries qu'on le prétend par les proconsuls romains. Nous avons grand'peine à prendre Juvénal au sérieux quand il vient nous dire du temps d'Hadrien, au moment où s'élevaient tous ces somptueux monuments, que le monde est ruiné,

1. Tac. Hist.IV, 74.

et qu'on a tant volé les peuples vaincus qu'il ne reste chez eux plus rien à prendre (1). Il y a plus de vérité et de justice dans ce tableau que traçait le rhé­teur Aristide vers le milieu du second siècle: « Toute la terre, disait-il, est en habits de fête. Elle a quitté son ancien costume de combat, et ne rêve que magnificence, parures et plaisirs de toute espèce. Les vieilles que­relles ont cessé entre les villes, elles ne rivalisent plus entre elles que de magnificence et de luxe, chacune veut paraître plus belle que ses voisines. Tout est rempli par­tout de gymnases, de fontaines, de propylées, de temples, d'ateliers et d'écoles, et il semble qu'après une longue maladie l'univers est revenu à la santé. Les bienfaits des Romains sont si également répandus partout qu'on ne peut pas dire quels sont ceux qui en reçoivent une meilleure part. Toutes les villes en sont comblées, toutes sont radieuses d'élégance et de splendeur, et toute la terre est ornée comme un vaste jardin (2) ».
A la vérité c'est un rhéteur qui parle, et l'on pourrait croire que, fidèle à ses habitudes, il exagère et déclame, si nous ne possédions un document officiel qui nous permet d'affirmer qu'il n'a dit que la vérité: c'est la cor­respondance que Pline entretint avec Trajan, pendant qu'il était gouverneur de la Bithynie. On y voit que toutes les villes de cette province n'étaient occupées qu'à s’embellir. Les habitants de Pruse voulaient se construire des bains  « dont la magnificence répondit à la beauté de leur ville et à l'éclat du siècle » ;

1. Juv., VIII, 108.
2. M. Friedlaender, auquel j'emprunte celle citation, a donné, dans son Tableau des mœurs romaines d’Auguste aux Antonins, des preuves fort curieuses de cette prospérité des provinces sous l'empire. Voyez le troisième volume de la traduction française, surtout livre IX, chap.1.

ceux de Sinope faisaient venir de l'eau d'une distance de plus de vingt kilomètres. À Nicomédie, un aqueduc avait coûté près de sept millions de francs ; avant qu'il fût terminé, on en avait en­trepris un autre, et l'on songeait à en commencer un troisième. Nicée construisait à la fois un théâtre pour lequel on avait déjà dépensé deux millions, et un im­mense gymnase qui devait être surmonté d'un portique si élevé que des murailles de sept mètres de large n'étaient pas jugées assez solides pour le soutenir. Il y avait sans doute beaucoup d'excès dans ces libéralités, et ce goût de magnificence pouvait à la longue compro­mettre les finances des villes ; mais il prouve au moins combien l'empire était riche à ce moment. Tous les do­cuments sont d'accord pour l'établir, et les lettres de Pline confirment sur ce point les témoignages des in­scriptions. Elles ont encore pour nous cet avantage de nous montrer de quelle ardeur infatigable certains empereurs étaient animés pour la bonne administration de leurs provinces. Rien n'échappe à Trajan, il se fait instruire de tout. Les affaires des moindres villes l'intéressent, il veut connaître leurs besoins et s'informe de l'état de leurs finances ; il se fait rendre compte de toutes les ré­clamations qui s'élèvent et va jusqu'à lire les mémoires que les plaideurs lui envoient. Les gouverneurs l'inter­rogent sur des questions mêmes qui nous semblent peu importantes, et il décide de tout avec une sagesse et une promptitude qui font notre admiration.
Cette administration vigilante assura partout la sé­curité publique. Pendant un siècle, à l'exception des frontières reculées, tout l'empire fut en paix. Le mélange des peuples qui le composaient s'accomplit à la faveur de cette tranquillité. Les nationalités les plus opiniâtres cessèrent de résister à l'esprit romain. On vit de grands peuples renoncer d'eux-mêmes à leur idiome pour accepter celui de leur vainqueur; tandis que le celte et le punique se cachaient au fond de quelques bourgades obscures, le latin, sans contrainte, s'établit dans toutes les villes et devint bientôt la langue de toute l'Europe occidentale. Jamais on n'a été plus près de réaliser cette cité universelle rêvée par les philosophes, qui devait contenir l'humanité. C'était, après tout, un grand spec­tacle et qui frappait tous les esprits élevés. Plutarque appelait Rome : « une déesse sacrée et bienfaisante » et remerciait d'avoir réuni toutes les nations entre elles. « Elle est, disait-il, comme une ancre immobile qui fixe les choses humaines au milieu du tourbillon qui les agite '. » Ainsi, même dans celte Grèce légère et rail­leuse, enivrée d'elle-même, dédaigneuse d'autrui, on était fier de cette patrie nouvelle que la conquête avait imposée, mais qui se faisait accepter par ses bienfaits. Partout on jouissait avec bonheur de la paix, de la sécu­rité, biens précieux que le monde avait si peu connus encore, et l'on était plein de reconnaissance pour le pouvoir qui en assurait la possession.

1. plut., De fort. Raman., 316.

III
Les municipes.— Caractère général de l'administration romaine — Gouvernement intérieur des municipes. — Liberté des élections. — Charges qui retombent sur les magistrats. — Prospérité des municipes sous les Césars. — Pourquoi l'on souhaite alors les dignités municipales. — Les municipes, qui n'ont rien perdu à la chute de la république, acceptent volontiers l'empire.
Ces généralités ne suffisent pas encore ; descendons dans quelques détails pour faire plus nettement com­prendre comment les empereurs gouvernèrent le monde et les sentiments que le monde avait pour eux. Rien ne nous renseignera mieux à ce sujet que d'étudier rapi­dement la manière dont s'administrait et vivait un municipe romaine du premier siècle.
D'ordinaire on ne s'en fait pas une idée juste. Lors­qu'on parle de l'administration romaine sous l'empire, tout le monde a devant les yeux l'idée d'un despotisme accablant et d'une centralisation étouffante. C'est qu'on confond les lieux et les temps : le despotisme n'existait qu'à Rome, la centralisation n'a commencé que plus tard. Quand Rome eut vaincu le monde, elle le traita moins durement qu'on ne le suppose. Impitoyable pen­dant la lutte, elle redevenait clémente après la victoire toutes les fois qu'elle pouvait l'être sans danger. Elle avait trop de sens politique pour aimer les rigueurs inu­tiles. Généralement elle n'exigea des peuples soumis que les sacrifices qui étaient nécessaires pour assurer sa conquête. Elle leur laissa leurs usages et leur religion ; elle ménagea leur vanité, dernière consolation des vain­cus ; elle honora leurs souvenirs. « Respectez les gloires du passé, écrivait Pline le Jeune à un gouverneur de province, et cette vieillesse qui rend les hommes vénérables et les villes sacrées. Tenez toujours compte de l'antiquité, des grandes actions, des fables même. Ne blessez jamais la dignité, la liberté ou même la vanité de per­sonne (1).» La domination de Rome ne fut donc pas aussi tracassière que l'est ordinairement celle de l'étranger. Comme elle savait bien qu'on n'arrive pas à gouverner le monde entier malgré lui, elle cherchait à lui faire accep­ter son autorité en la lui faisant sentir le moins qu'elle pouvait ; nulle part elle ne détruisit pour détruire, nulle part elle ne renversa ce qui pouvait se conserver sans pé­ril. En abolissant partout la vie nationale, elle conserva autant que possible la vie municipale ; c'était celle à la­quelle les peuples tenaient le plus, et je crois bien que plusieurs d'entre eux, chez qui le lien national n'était pas très serré, durent s'apercevoir à peine de la conquête. Dans les pays les moins bien traités, les villes continuèrent à s'administrer elles-mêmes, avec cette réserve que les décisions qu'elles prenaient et les dépenses qu'elles s'imposaient pour leurs monuments ou leurs fêtes devaient être approuvées par le gouverneur ro­main: c'est à peu près le degré de liberté dont jouissent nos communes d'aujourd'hui ; mais il y en avait beaucoup qui étaient presque entièrement affranchies de cette surveillance. On les appelait des villes libres et elles l'étaient en réalité. Rome n'avait pesé sur elles, au début de la conquête, que pour mettre partout le pouvoir aux mains de l'aristocratie : elle se méfiait par ex­périence de la mobilité des gouvernements populaires (2),

1Pline, Epist., VIII, 24.
2. C'est encore l'opinion de Cicéron qu'il est bon que, dans les provinces, les villes soient administrées par l'aristocratie, « ut civitates  optimatium consiliis administretur ». Ad. Quint., 1,1, 25.

mais, une fois cette révolution accomplie, elle les laissa se gouverner comme elles l'entendaient.
Ainsi Rome n'eut pas cette manie puérile qu'on lui suppose de vouloir tout réglementer, de tout détruire pour le plaisir de tout renouveler et de ne rien souffrir qu'elle n'eût pas fait. Elle n'était point blessée de voir des archontes à Athènes, des démarques à Naples, des suffètes à Carthage; elle laissait à la Sicile les lois d'Hiéron, elle administrait l'Égypte avec les règlements des Ptolémées. Elle ne chercha point à imposer au monde une constitution uniforme; elle n'essaya pas de ramener violemment à l'unité des peuples de races diverses. Cette unité se fit cependant; mais il ne serait pas difficile de prouver qu'elle se fit sans contrainte, que les vaincus la souhaitaient encore plus que le vain­queur, et qu'elle fut plutôt l'œuvre des sujets que celle du maître. Les peuples éprouvèrent tout d'abord un tel attrait vers la cité romaine, que plusieurs, qui voyaient bien qu'ils ne pouvaient pas s'en défendre, prièrent Rome de les protéger contre eux-mêmes. Les Germains, les Insubriens, les Helvètes et d'autres peuples barbares de la Gaule stipulèrent, en traitant avec elle, qu'elle n'accorderait à aucun d'entre eux le droit de cité, même quand ils le demanderaient ' : tant ils se sentaient inca­pables de résister tout seuls à cet entraînement! Ces stipulations furent vaincs, et de tous les côtés on vit les vaincus, avec un empressement étrange, quitter leurs usages nationaux et renoncer à leurs lois. Une sorte d'uniformité s'établit donc peu à peu dans l'empire; mais il importe de remarquer que ce fut plutôt l'effet de l'élan spontané des peuples que de l'intervention du pouvoir.

1. Cic-, Pro Balbo, 14.

Au contraire, Rome essaya quelque temps de s'y opposer. Sa fierté était blessée de ces imitations ma­ladroites par lesquelles les vaincus semblaient vouloir s'élever jusqu'à elle. Par exemple, au lieu d'imposer au monde l'usage de sa langue, nous savons qu'elle en fit d'abord comme un privilège des peuples qu'elle voulait récompenser, et qu'elle l'interdisait à ceux qui ne lui semblaient pas en être dignes1. Plus tard, quand la force des choses rendît ces distinctions inutiles, quand on copia partout le gouvernement de Rome, quand l'Occident entier parla sa langue, la correspondance de Pline et de Trajan montre avec quels scrupules les prin­ces honnêtes, loin de vouloir agrandir leur pouvoir aux dépens des libertés locales, respectent les lois particu­lières et les privilèges exceptionnels de chaque cité. Rome n'est donc pas tout à fait coupable de cette unifor­mité qui s'impose alors à l'empire; elle s'est souvent faite sans elle, quelquefois malgré elle. Les premiers empereurs n'ont essayé d'établir l'unité que dans les choses où elle est vraiment nécessaire, et sans lesquelles une grande nation n'existe pas. Ils concentraient en leurs mains la direction politique des affaires et le com­mandement des armées ; ils ne laissaient circuler que la monnaie frappée à l'effigie de César; ils voulaient que les poids et les mesures dont on se servait eussent été vé­rifiés par les édiles de Rome à l'étalon du Capitole; ils ne permettaient pas aux villes voisines et ennemies de vider leurs différends par la force, comme c'était l'u­sage avant eux ; ils se faisaient les juges de leurs que­relles et les réglaient sans appel.

1. TiTE-Live, XL, 42: « Cumanis eo anno petentibus ut praeconibus latine vendendi jus esset. ».

Quant à leur administration intérieure, ils y intervenaient le moins qu'ils pouvaient, et seulement lorsque la tranquillité publique rendait cette intervention nécessaire. Je ne prétends pas que toutes les villes jouissaient des mêmes libertés. La surveillance du pouvoir central et de son mandataire, propréteur ou proconsul, s'exerçait sur elles avec plus ou moins de rigueur, selon qu'elles étaient plus ou moins éloignées de la capitale ou de l'Italie, selon les droits qu'elles avaient reçus au moment de la con­quête ou depuis leur soumission; mais toutes à peu près, municipes, colonies, villes libres, fédérées ou sujettes, se gouvernaient par leurs lois, toutes élisaient leurs magistrats, toutes faisaient elles-mêmes leurs affaires, et l'on peut dire, je crois, que rarement le monde a joui d'autant d'indépendance municipale que sous le despotisme des Césars, qui était si lourd à Rome.
Pour nous en tenir aux villes qui possédaient le droit de cité, c'est-à-dire aux colonies et aux municipes, voici comment elles s'administraient. Le pouvoir délibératif appartenait à un sénat composé d'un nombre fixe de membres, qu'on appelait les décurions. Ce sénat com­prenait les personnages importants de la ville; il était à peu près investi des mêmes attributions que celui de Rome, dont il aimait prendre le nom, dont il essayait d'imiter la majesté. Le pouvoir exécutif était remis aux mains d'un petit nombre de magistrats annuels. Dans la colonie de Pompéi, que nous connaissons mieux que les autres, les premiers de tous étaient ceux qu'on appelait duumviri jure dicundo. Leur nom indique leurs attributions : ils étaient deux, comme les consuls de Rome ; ils présidaient, comme eux, le sénat, et de plus ils rendaient la justice. Au-dessous des duumvirs, deux édiles étaient chargés de la surveillance des marchés, de l'entretien des monuments publics, de la police des rues et des places; au-dessous encore, dans beaucoup de cités, deux questeurs administraient les revenus publics et surveillaient les dépenses. C'étaient là les magistrats ordinaires du municipe, ceux qu'on nommait tous les ans. Il y en avait d'autres, que certaines circonstances exceptionnelles rendaient de temps en temps néces­saires. Tous les cinq ans, on faisait le recensement des citoyens dans tout l'empire. C'était un moment solennel qui se célébrait par des cérémonies religieuses et des fêtes splendides. A Rome, le recensement était fait par l'empereur lui-même, héritier des censeurs de la répu­blique. Dans les provinces on ne créait pas à cette occa­sion des magistrats spéciaux, car l'administration mu­nicipale n'aimait pas à multiplier le nombre des agents dont elle se servait : on confiait cette opération importante aux duumvirs en exercice; seulement, comme ils remplissaient des fonctions nouvelles, ils pre­naient un nom nouveau. Pour marquer que la dignité exceptionnelle dont ils étaient revêtus ne revenait que tous les cinq ans, ils ajoutaient à leur titre ordinaire celui de quinquennalis. C'était un grand honneur d'être nommé magistrat quinquennal. Leurs fonctions ne consistaient pas seulement à faire le recensement des citoyens ; comme les censeurs de Rome, ils arrêtaient la liste du sénat. Ils y faisaient entrer les citoyens importants de la ville qu'ils jugeaient les plus dignes de cet honneur, en se confor­mant aux conditions requises par la loi. Ces conditions, nous les connaissons. Pour être élu décurion, la loi voulait qu'on eût atteint un certain âge, trente ans sous César, vingt-cinq à partir d'Auguste. Elle exigea plus tard une certaine fortune, qui variait sans doute avec l'importance des villes; à Côme, c'était seulement 100 000 sesterces (20 000 francs '). Elle excluait formel­lement les banqueroutiers, les gens qui avaient subi des condamnations réputées infamantes, ou exercé des professions qu'on regardait comme malhonnêtes, par exem­ple les comédiens et ceux qui dressaient les gladiateurs. Quant aux marchands de filles, aux crieurs publics et aux employés des pompes funèbres, on pouvait les nom­mer, à la condition qu'ils renonceraient à leurs métiers. La liste faite, les quinquennales la faisaient graver sur l'airain et placer dans un endroit apparent du forum, où tout le monde pouvait la lire. C'est ce qu'on appelait le tableau de la curie, album curiœ. Le  hasard  nous a conservé  l'album de Canusium, qui nous apprend de quelle façon était composé le sénat de cette petite ville. En tête de cet album, avant les noms des décurions, se trouvent un certain nombre de personnages importants qui portent le litre de protecteurs ou défenseurs de la cité (patroni civitatis). Il y en avait dans tous les municipes, et de deux espèces différentes. Les uns étaient d'anciens magistrats qui avaient parcouru avec honneur le cercle des dignités municipales, qui, plusieurs fois duumvirs ou quinquennales, s'étaient attiré   dans ces positions la reconnaissance de leurs concitoyens. Quand la petite ville n'avait plus de dignités à leur donner, elle leur conférait ce titre de patronus, après lequel il n'y avait plus rien, et qui les faisait sans contestation les premiers de leur endroit. Les autres n'avaient avec le municipe que des rapports plus éloignés, mais c'étaient, des personnages influents qui approchaient de l'empe­reur, et dont on pouvait avoir besoin dans les affaires graves.

1. Pline, Epist., I, 19.

Ceux-là devaient représenter les intérêts de la ville auprès du pouvoir central s'ils étaient jamais me­nacés- En échange des services qu'ils avaient rendus ou qu'on espérait d'eux, on les comblait d'honneurs. Le décret qui les nommait était toujours rédigé dans les termes les plus flatteurs, et l'on envoyait une ambassade solennelle qui était chargée de le leur remettre et de le faire graver devant leur porte '.Après les patroni, l'album de Canusium contient les décurions en exercice, placés d'après leur importance; il se termine par les noms de quelques jeunes gens (prœtextati), enfants de grandes maisons auxquels on accordait le droit d'assister aux séances du sénat pour se former aux affaires, en atten­dant qu'ils eussent l'âge d'y prendre part. C'étaient des décurions en expectative et en survivance. Il y en avait vingt-cinq à Canusium auxquels on avait fait cet hon­neur.
Ce qui était le plus remarquable dans cette organisa­tion des municipes, c'est la façon dont les duumvirs, les édiles et les questeurs étaient nommés. On acru souvent que les comices populaires avaient été supprimes dans les provinces, comme ils l'étaient à Rome depuis Tibère, et que le choix des magistrats municipaux était confié aux décurions, comme celui des magistrats romains au sénat et à l'empereur. Il faut avouer que cette supposition était vraisemblable et entièrement conforme à l'idée que nous nous faisons de l'empire.

1. On a retrouvé à Rome, sur des plaques d’airain, un décret de la petite ville de Ferentum qui nommait Pomponius Bassus pour son « patronus » (Orelli, 784). C'est probablement l'exemplaire qui avait été placé sur la maison de Bassus. Du reste ces «  patroni » n'étaient pas toujours de grands personages. Les grandes villes choisissaient des sénateurs ou des consulaires; les plus petites se contentaient de prendre des tribuns militaires ou moins encore. On a des exemples de femmes et d'enfants qui ont été revêtus de cette dignité.

Elle n'était pas vraie ce­pendant, et il n'est plus possible de là soutenir depuis qu'on a découvert les fameuses tables de Salpensa et de Malaga (1). Ces tables contiennent les lois accor­dées à ces deux municipes par l'empereur Domitien, et comme il est difficile d'admettre qu'on les eût faites exprès pour eux, on doit supposer qu'elles en ré­gissaient aussi beaucoup d'autres. Elles ne laissent aucun doute sur la façon dont les magistrats munici­paux étaient nommés. Un des duumvirs en charge présidait l'élection. Les candidats se faisaient inscrire d'avance, et s'ils n'étaient pas en nombre suffisant pour les places qu'on devait remplir, le duumvir complétait ce nombre en choisissant d'office parmi les citoyens les plus importants de la ville. On votait par curie et au scrutin secret. Tous les habitants prenaient part au vote, et même les étrangers, pourvu qu'ils fussent citoyens romains. Au jour fixé, chaque curie se rendait dans le lieu de ses séances, et l'on procédait à l'élection. Des précautions minutieuses étaient prises pour en assurer la sincérité. « Il faut, disait la loi, qu'auprès de l'urne de chaque curie il y ait trois citoyens du municipe, mais non pas de cette tribu, qui gardent le scrutin et le dé­pouillent. Il faut qu'avant de le faire chacun d'eux jure qu'il se conduira loyalement et tiendra un compte exact de tous les suffrages. On ne doit point empêcher non plus que les candidats envoient des gens chargés de surveiller les différentes urnes, et toutes ces personnes, aussi bien celles qui seront désignées par l'autorité que celles

1. Voyez Corp. insc. lat., II, 1963, et les nouvelles tables dé­couvertes à Osuna et publiées dans l’Ephemeris epigraphica, II, 3. M. Giraud a donné une traduction et un commentaire de ces nouvelles tables dans le Journal des  Savants, 1874,

qu'enverront les candidats, pourront voter dans la curie où elles se trouvent, et leur suffrage sera aussi valable que s'il était donné dans la curie à laquelle elles appar­tiennent réellement. » Voilà des précautions qui mon­trent des gens parfaitement habitués à toutes les prati­ques du suffrage universel. La loi continue à indiquer avec les mêmes détails la lacon dont on compte les votes dans chaque tribu, et qui l'on doit choisir quand plusieurs candidats ont obtenu le même nombre de suffrages; elle ordonne enfin que celui qui l'emporte sur les autres, après avoir donné des garanties suffisantes pour répondre des finances de la ville dont il va disposer, soit amené devant le peuple réuni, et là jure, « par Jupiter, par le divin Auguste, le divin Claude, le divin Vespasien, le divin Titus, le génie de l'empereur Domitien et les dieux Pénates, qu'il fera tout ce que la loi de la cité lui com­mande de faire, sans en jamais violer les prescriptions » . Ce serment prononcé, il est solennellement proclamé magistrat de son municipe.
Ainsi, au temps de Domitien, le peuple des municipes choisissait ceux qu'il voulait pour le gouverner. Ces scènes de comices et d'assemblées populaires, qui n'étaient plus à Rome qu'un souvenir lointain, redevenaient une réalité vivante à quelques lieues de ses murailles. C'était donc quelque chose d'être le magistral même d'une bourgade ignorée, puisqu'on était nommé par les suffrages libres de ceux qui l'habitaient. Les poètes avaient bien tort de parler avec tant de dédain des pau­vres préteurs de Fundi ou des édiles déguenillés d'Ulubres (1) ; il y avait après tout plus d'honneur à être l'élu de ses concitoyens, même à Ulubres et à Fundi, qu'à mériter le choix de l'empereur, quand l'empereur s'appelait Tibère ou Néron.

1.Horace, Sat., 1, 5, 34.Juvenal, X, 102.

Voilà pourquoi les magistratures des municipes étaient si disputées. Les ambitions y étaient ardentes et les luttes acharnées. Les Romains, qui voulaient rire, appelaient ces scènes d'élection des tempêtes dans un verre d'eau, fluctus in simpulo l. C'étaient en vérité des tempêtes. La brigue s'en mêlait quelquefois, et les partis étaient si animés que, faute de pouvoir s'entendre, on était réduit à demander à l'empereur ce magistrat qu'on ne pouvait pas nommer soi-même.
Il est resté à Pompéi des traces très curieuses de ces fièvres d'élection. Comme on n'avait pas alors de jour­naux pour prôner les candidats qu'on préférait ou pour attaquer ceux qu'on n'aimait pas, on écrivait naïvement ses préférences ou ses antipathies sur les murailles. C'était un usage si général qu'en certains pays les pro­priétaires défendaient la blancheur de leurs maisons contre cet envahissement d'affiches électorales. « Je prie, disaient-ils, qu'on n'écrive rien ici. — Malheur au candidat dont le nom sera écrit sur ce mur! Puisse-t-il ne pas réussir2 ! » II est probable que les propriétaires de Pompéi étaient plus accommodants3, car on a retrouvé un très grand nombre de ces affiches sur les maisons, et l'on en découvre tous les jours de nouvelles. La formule n'est pas très variée : c'est toujours une corporation ou un particulier qui recommande son protégé aux suffrages des électeurs.

1. Cic., De leg., III, 16.
2.Orelli, 6976.
3. Il y avait pourtant aussi à Pompéi des gens que cette manie d'écrire sur les murailles impatientait; l'un d'eux a exprimé son mécontentement par ces deux vers :
« Admiror, o paries, te non cecidisse ruinis
Qui tot scriptorum taedia sustineas. »
Corp. insc. lat., IV, 1904.

Tantôt ils présentent humblement leur re­quête: «Je vous prie de nommer édile A. Vetius Firmus; Félix le souhaite. — Les marchands de fruits désirent avoir Holconius Priscus pour duumvir. » Tantôt ils ont l'air décidé de gens qui se croient importants et qui pen­sent que leur exemple en entraînera beaucoup d'autres. « Firmus vote pour Marcus Holconius. — Les pêcheurs nomment Popidius Rufus. » Ils n'oublient pas de men­tionner les vertus de celui qu'ils proposent. Ils affirment toujours qu'il est distingué, intègre, digne des fonctions qu'il demande, né pour le bien de la république, etc. « Nous appelons, dit Sénèque, tous les candidats d'honnêtes gens. » C'était une habitude, et ces éloges inté­ressés ne trompaient personne. A Pompéi, tout le monde a ses préférences et les indique. Il y a le candidat des pâtissiers, des cuisiniers, des jardiniers, des marchands de salaison, des laboureurs, des muletiers, des foulons, et, ce qui est plus surprenant, des joueurs de balle et des gladiateurs. Il y a aussi celui des maîtres d'école, que leur profession ne met pas toujours à l'abri des solécismes et des fautes d'orthographe (1). Il y a enfin celui des femmes qui se joignent à leurs maris et à leurs en­fants, ou qui même osent toutes seules indiquer le ma­gistrat qu'elles préfèrent, et quelquefois d'un ton très résolu : Hilario cum sua rogat. — Sema cum pueris cupit. Fortunata cupit. — Animula facit, etc. Évi­demment les femmes ne votaient pas à Pompéi, non plus que les gladiateurs; elles n'en avaient pas moins leur candidat préféré, et elles s'arrogeaient le droit de le recommander, aux électeurs réguliers (2).

1.  Corp, insc..  lat., IV, 698 .   Valentinus cum ditcentes suos rogat.
2. Mr. Henzen pense que ces réclames électorales provenaient moins du vœu spontané des citoyens que des candidats eux-mêmes qui voulaient réchauffer de cette façon le zèle des électeurs. On a cru reconnaître, à la manière dont ces affiches sont écrites, qu'elles étaient toutes sorties de la même main. Sans doute il y avait des calligraphes électoraux qui, le moment venu, se mettaient au ser­vice de tous les candidats. Voyez Corp. Inc. lat., IV, p. 10.

Si les dignités municipales étaient si recherchées à Pompéi et ailleurs, ce n'était pas pour les profits qu'on en retirait. Aucun des magistrats ne recevait de traitement ; au contraire, ils payaient pour être élus. La dif­férence entre eux .et les nôtres à ce sujet est bien nette­ment marquée par le sens qu'avait alors le mot d'honoraires et celui qu'il a pris chez nous. Il signifie aujourd'hui le salaire dont on paye le travail d'un fonc­tionnaire public ; c'était alors la somme d'argent qu'il devait donner pour reconnaître l'honneur qu'on lui faisait en le nommant, honoraria summa. Cette somme, qui variait selon l'importance des villes1, était la moindre des dépenses que coûtaient les magistratures. On atten­dait bien autre chose de celui qui avait obtenu les suffrages de ses concitoyens. Les moins riches, dans les municipes les plus misérables, offraient à leurs électeurs du vin cuit et des gâteaux. Depuis le matin jusqu'au soir, les pauvres gens avaient le droit de se régaler aux frais de leur édile ou de leur duumvir. « Ami, dit une inscription, demande des gâteaux et du vin, on t'en donnera jusqu'à la sixième heure. N'accuse que toi si tu arrives trop tard2. » Les décurions étaient naturellement mieux traités que la populace. On les invitait à un repas public, et l'on fournissait à leurs concitoyens l'occasion de les voir dîner en cérémonie.

1. Dans une petite ville de l'Afrique, à Calame, la somme hono­raire pour les dignités les plus élevées sembJe être de 3000 sesterces (600 francs).
2.Orelli, 7083 : “mulsum, crustula, muniçeps, petenti in sextam tibi dividenturrhoram. De te tardior aut piqerquerere.”

Quelquefois on étendait cette libéralité au peuple tout entier, et à la fin du repas on faisait des distributions d'argent auxquelles tout le monde prenait part: chacun recevait suivant la position qu'il occupait dans la ville. On donnait 20 sesterces (4 francs) aux décurions, 10 sesterces (2 francs) aux membres de certaines associations religieuses et com­merciales, les augustales, les mercuriales, et 8 sesterces (1fr. 60) à tous les autres citoyens '. Quant aux jeux de toute sorte dont on devait faire les frais, le peuple y tenait plus qu'à tout le reste. Il fallait lui offrir des courses de chevaux, des luttes d'athlètes, des combats de gladiateurs, ou même tous ces spectacles à la fois. Il semble en vérité qu'en ce moment on regardait comme le premier devoir d'un homme riche de se ruiner à régaler et à divertir ses concitoyens.
Ces libéralités pourtant ne suffisaient pas, si l'on voulait éclipser ses rivaux et contenter ses électeurs. Le peuple exigeait qu'à ces repas, à ces fêtes, on joignit des bienfaits plus durables et plus sérieux : c'étaient presque toujours des travaux publics que le magistrat entrepre­nait à ses frais. Tantôt il construisait ou il réparait des routes pendant plusieurs milles de longueur1, et quand il les faisait paver avec des pierres neuves et non pas avec des restes d'anciennes constructions démolies, il avait grand soin de le dire2; tantôt il amenait de l'eau dans son municipe : il la faisait couler dans les rues et sur les places, et la distribuait même aux maisons des particu­liers moyennant une certaine redevance3.

1Orelli, 3858.
2Orelli, 3316 : « silicibus e montibius excisis non e dirutisi mo­numentis ».
3Orelli, 5326.

Le plus souvent il se chargeait de construire ou de restaurer quelque monument; les plus beaux qu'on ait découverts à Pompéi, le temple de la fortune et celui d'Isis, les portiques et le théâtre, étaient l'œuvre de simples particuliers. Une inscription d'Ostie nous apprend qu'un magistrat, indé­pendamment des repas publics, des distributions d'argent et des spectacles de tout genre, avait à lui seul fait paver une longue rue, construit ou réparé cinq temples, élevé sur le marché un de ces petits monuments où l'on plaçait les poids publics et sur le forum un tribunal de marbre '.
Il est probable qu'il en était dans tous les municipes de l'empire comme à Pompéi et à Ostie; partout on faisait un point d'honneur aux citoyens riches d'embellir la ville qui les choisissait pour magistrats. La plupart des monuments qui décoraient alors les provinces, et dont il reste de si admirables débris, ont été élevés de cette façon, sans rien coûter à l'État ni aux municipes. Les empereurs encourageaient de tout leur pouvoir ces générosités. De tout temps les Romains ont beaucoup aimé la magnificence ; il était dans leur caractère d'avoir du goût pour tout ce qui brille et représente; mais le gouvernement impérial y tenait encore plus que la répu­blique, par suite de cet attrait particulier que les régimes monarchiques éprouvent pour la pompe et l'éclat. Il y avait des lois sévères contre ceux qui achetaient les anciens édifices pour les détruire et tirer profit des matériaux. En attaquant avec une vivacité singulière ce qu'elles appellent un commerce honteux et sanglant (fœdum, cruentum genus, negociationis), ces lois ne cherchent pas seulement à défendre les souvenirs du passé,

(1). Orelli, 3882.

elles veulent surtout épargner à l'œil l'aspect des ruines qui laisserait croire aux malveillants qu'il manque quelque chose au bonheur de l'empire. Ces monuments qu'elles protègent leur semblent faire éclater aux yeux de tout le monde la félicité universelle1, et c'est pour cela qu'elles mettent tant d'ardeur à les conserver. A chaque fois que l'empire respirait, après ces crises terribles qui compromettaient la sécurité publique, le premier soin du nouveau prince était de réparer les édifices qui avaient souffert pendant les troubles et d'en construire de nouveaux. C'est ce qu'avaient fait tour à tour Auguste, Vespasien et Nerva ; ce dernier avait même prononcé une harangue, que Pline trouvait très belle, pour exhorter tout le monde à la munificence, et il en avait donné l'exemple1. Les gens riches imitaient le prince; ils s'empressaient d'employer ce moyen coûteux, mais sur de conquérir la faveur de leurs concitoyens et les bonnes grâces du maître. C'est ainsi que l'empire entier se couvrit de monuments somptueux. L'admiration qu'ils nous inspirent augmente quand on songe que le plus souvent ils n'ont rien coûté au trésor public, et qu'ils ont été construits par des particuliers. Des grandes villes l'exemple passait aux plus humbles bourgades : les villages qui environnaient Vérone ou Nîmes tenaient à eu reproduire les monuments, comme Nîmes et Vérone avaient copié ceux de Rome. Partout on construisait des théâtres, des temples, des aqueducs. Une inscription nous apprend qu'un petit bourg perdu de l'Apennin, dont le nom ne se retrouve dans aucun géographe ancien ou moderne, a fait réparer à la fois sa muraille de ciment,

1.Orelli, 315:  “monumenta quibus  felicitas orbis terrarum splendet”.
2. pline. Epist,, X, 24

un portique et un temple1. Le secret de cette magnifi­cence qui nous étonne, c'est précisément que tout le monde y contribuait; l'État et la commune n'étaient pas seuls chargés des travaux utiles ou des constructions somptueuses, les particuliers en prenaient la plus grande partie. Ils dépensaient leurs immenses fortunes pour laisser de grands souvenirs des magistratures qu'ils avaient exercées ; chacun tenait à faire mieux que les autres, et cette émulation tournait au profit de tous.
Ce qui surprend un peu quand on songe aux dépenses effrayantes que s'imposaient les magistrats municipaux, c'est de voir qu'elles ne parvenaient pas toujours à désarmer les mécontents. Parmi ces hommes qu'on se chargeait ainsi de nourrir et d'amuser, auxquels on élevait des édifices magnifiques, il y en avait qui se plaignaient toujours. Ils avaient l'habitude de comparer les libéralités de l'édile ou du duumvir en fonction avec celles des magistrats qui l'avaient précédé. Malgré le mal qu'on se donnait pour les satisfaire, ils ne trouvaient jamais que le vin ou les gâteaux fussent assez bons, les gladiateurs assez nombreux, les monuments assez splendides. Même en se ruinant pour eux, on ne parvenait pas à les contenter, et ils ne se gênaient pas pour le dire. A la suite d'une inscription qui contient le nom d'un magis­trat d'Ulubres, on a trouvé ces mots qu'une autre main avait gravés : « C'est un coquin2. » II y a dans la satire de Pétrone une peinture fort amusante d'un de ces mécontents de petite ville. Le portrait est pris sur le vif, et aujourd'hui encore il n'a pas cessé d'être vrai. C'est un de ces hommes qui accusent l'autorité de tous les malheurs qui leur arrivent.

1. Orelli, 3270.
2.Orelli, 4942.

Si le pain est cher, si la vie est dure, si le temps est mauvais, s'il fait sec ou s'il pleut, c'est la faute à l'édile et au duumvir; ils s'enten­dent avec les fournisseurs, ils vendent aux accapareurs, ils négligent les prières ou les processions : ce sont des voleurs ou des impies. « Je voudrais bien tenir, dit le convive de Trimalchion dans son langage populaire, ces misérables édiles qui, d'accord avec les boulangers, complotent de nous affamer. — A toi, à moi ! — disent-ils entre eux, et le pauvre petit peuple souffre, tandis que ces grandes mâchoires sont toujours en liesse. Que n'avons-nous encore pour magistrats ces lions que j'ai trouvés ici à mon arrivée! C'est alors qu'on vivait bien! Je me souviens de Safinius : vous savez, celui qui demeu­rait près de l'ancien arc de triomphe... Il fallait voir comme il bousculait ses collègues dans la curie, comme il leur parlait en face et sans figures! Quand il haran­guait sur le forum, sa voix devenait aussi forte qu'une trompette. Et pourtant il saluait honnêtement tout le monde; il appelait les gens par leur nom ; vous auriez dît, quand il vous parlait, un pauvre diable comme nous. — Aussi en ce temps-là le blé se donnait pour rien. Pour un as, on avait un pain si gros que deux hommes pouvaient à peine en voir la fin ; ceux qu'on nous vend aujourd'hui sont moins larges que l'œil d'un bœuf. Tout va de mal en pis. — C'est notre faute; pourquoi nous sommes-nous donné un méchant édile de rien qui nous vendrait tous pour un as? Il fait bombance dans sa maison, il reçoit de toutes mains, et je connais quelqu'un qui lui a donné mille deniers. Ah! si nous avions du cœur, il ferait moins le fier; mais chez nous sommes braves comme des lions, dehors, poltrons comme des renards. J'ai dé|à mangé toutes mes bardes ; si cela dure, il me faudra vendre ma bou­tique1. »
Heureusement les mécontents n'étaient pas les plus nombreux. Les villes recevaient d'ordinaire avec recon­naissance les libéralités de leurs magistrats, et les inscriptions nous montrent que cette reconnaissance s'exprimait souvent avec beaucoup d'effusion. On payait en honneurs et en compliments ce qu'on recevait en bons dîners et en spectacles. Tant que le magistrat vivait, on ne lui marchandait pas les éloges ; après sa mort, on lui faisait des funérailles publiques dans lesquelles on brûlait souvent jusqu'à dix livres de parfums, et l'on donnait à sa famille, sur le bord d'un chemin public, quelques pieds de terre municipale pour lui construire un tombeau. D'autres fois la reconnaissance allait plus loin. A la suite de quelque libéralité moins ordinaire d'un duumvir ou d'un quinquennalis, les décurions se réunissaient dans un temple pour y voter au magistrat généreux une statue équestre ; en même temps le peuple se rassemblait au forum et décidait l'érection d'une statue à pied2. Ce double vote était accompagné de louanges hyperboliques, et l'on rédigeait des décrets en cette langue pompeuse et solennelle que l'on parlait dans la curie des petites villes aussi bien que dans le sénat de Rome. Ici encore cependant tout se tournait contre la bourse du malheureux magistrat. Il était de règle que, généreux jusqu'au bout, il n'acceptât pas ces libéralités municipales ; heureux de l'honneur qu'on lui faisait, il épargnait la dépense à ses concitoyens: honore contentus, impensam remisit, c'était la formule.

1.Pétrone, Sat.,46.
2 Orelli, 3856.

Cela veut dire qu'il faisait élever les deux statues à ses frais el s'hono­rait ainsi à ses propres dépens; puis, le jour de la dédi­cace venu, il ne pouvait pas se dispenser d'offrir des repas publics et des fêtes magnifiques aux décurions et au peuple, qui, sans rien débourser, trouvaient ainsi moyen de se montrer reconnaissants, et même de tirer un honnête profit de leur reconnaissance.
Mais alors, dira-t-on, pourquoi briguait-on avec tant d'ardeur des honneurs si coûteux? —Il serait difficile de le comprendre, si l'on ne connaissait l'amour qu'on avait pour ces petites villes d'où l'on ne sortait guère. En ce temps où les relations étaient moins faciles et l'horizon plus borné, l'affection s'éparpillait moins qu'aujourd'hui, et naturellement il y en avait davantage pour ces lieux qu'on ne quittait pas. C'était par un effort d'abstraction philosophique que les stoïciens s'appelaient citoyens du monde entier; nous le sommes tous devenus sans peine, grâce à la facilite des voyages et à ces communications rapides qui relient tous les peuples entre eux. Notre vie s'est singulièrement étendue dans l'espace. Nous en laissons une partie dans les pays que nous visitons: on comprend qu'il en reste un peu moins pour ceux où nous sommes nés. Quand on a beaucoup lu, beaucoup vu, on compare, et il n'y a rien qui gâte les plaisirs dont on jouit et les lieux où l'on habite comme de songer à des plaisirs qu'on n'a vus qu'en rêve ou à des pays qu'on n'a fait que traverser. Dans l'antiquité, où l'on restait plus volontiers en place, tous les souvenirs, toutes les affections se con­centraient sur une seule ville. On l'aimait avec d'autant plus de passion qu'on n'avait qu'elle à aimer. Ceux mêmes que l'ambition poussait à la quitter et qui allaient chercher fortune à Rome ne l'oubliaient pas. Cicéron, sénateur et consulaire, s'occupait avec une tendre sollicitude de régler les affaires du petit municipe d'où sa famille était sortie. Vers la fin de sa vie, il disait à son ami Atticus en lui montrant Arpinum : « Voilà ma véritable patrie et celle de mon frère. C'est là que nous sommes nés d'une famille ancienne ; là sont nos dieux domestiques et les souvenirs de nos ancêtres. Vous voyez cette maison : c'est mon père qui l'a bâtie, et il y a vécu dans l'étude des lettres. A cette même place, il y en avait autrefois une autre, plus petite, plus simple, comme celle de Curius chez les Sabins; mon aïeul y habitait quand j'y suis né. Aussi, toutes les fois que je revois ce pays, il se réveille au fond de mon âme je ne sais quels sentiments secrets qui me le rendent plus cher que tous les autres1. » A plus forte raison était-on tendrement attaché à son municipe, si petit, si humble qu'il fût, quand on ne l'avait jamais quitté, quand on avait borné toute son ambition aux dignités modestes qu'il pouvait donner. On tenait à y être honoré et populaire, on était heureux d'y faire du bruit. Les habitants de Rome riaient volontiers des magistrats de petite ville et des airs superbes qu'ils prenaient ; mais eux n'en étaient pas moins fiers comme des consuls quand ils traversaient les rues avec la prétexte et le laticlave. Même un simple sévir des augustales, c'est-à-dire une sorte de président de société charitable, se regardait comme un personnage lorsqu'il était couvert de sa robe blanche et précédé de son licteur2. Le désir d'occuper le premier rang, d'être plus que les autres, si vif dans les grandes villes, l'est peut-être encore plus dans les petites. Comme on s'y connaît davantage, les distinctions qu'on obtient causent des joies plus sensibles.

1. De leg., II, 1,
2. pétrone, Sat., 65.

On joint au plaisir de dominer la satisfaction de faire des jaloux et de le savoir. Cette satisfaction coûtait un peu cher alors ; mais on sait que la vanité ne marchande pas ses plaisirs.
La vanité, du reste, n'était pas seule à trouver son compte dans les dignités municipales, et l'on pouvait en tirer des avantages plus sérieux. Elles étaient, pour les ambitieux qui rêvaient de grandes destinées, la première étape vers des honneurs plus importants. Être le premier dans son municipe amenait souvent à devenir quelque chose dans l'État. Rien n'empêchait les fils de duumvirs de petite ville, en quelque pays qu'ils fussent nés, de concevoir de grandes espérances. Ceux qui se sentaient l'ambition et le talent d'aller plus loin que leurs pères pouvaient l'essayer, et ils y parvenaient souvent. Ils se poussaient vite dans les légions, surtout quand ils appar­tenaient à des familles anciennes et considérées. S'ils étaient braves et intelligents, ils obtenaient le tribunat militaire. De là ils passaient dans les fonctions civiles ou financières, ils devenaient procurateurs de César ou entraient dans l'administration des provinces. C'est ainsi que ce Nonius Balbus, qui a rempli Herculanum de ses inscriptions et de ses statues, gouverna la Crète et la Cyrénaïque. Les plus heureux arrivaient à être consuls, comme Agricola, qui était de la colonie de Fréjus ; il y en eut même qui devinrent empereurs, comme l'Espagnol Trajan et l'Africain Sévère.
La situation des municipes était donc heureuse au premier siècle; en somme, ils n'avaient rien perdu à l'établissement de l'empire. Les droits que les empe­reurs avaient enlevés au peuple de Rome, celui des provinces n'en jouissait guère. Il était facile aux citoyens romains qui habitaient Pompéi de se consoler de la suppression des comices du champ de Mars auxquels l'éloignement ne leur permettait pas de prendre part. L'antiquité n'avait pas l'idée de ce que nous appelons le gouvernement représentatif, où la souveraineté, s'exerçant par des délégués,  descend de la capitale d'un grand empire jusqu'à la plus humble bourgade (1). Ces compli­cations étaient alors inconnues. Les citoyens de Rome, qui pouvaient seuls exercer l'autorité souveraine, ratifier les lois, élire leurs magistrats, furent aussi les seuls qu'atteignit la tyrannie des Césars. La république n'avait pas trouvé le moyen d'intéresser ceux des provinces au gouvernement central, il est naturel qu'ils aient été peu sensibles à sa chute. Comme on eut soin de leur laisser leur indépendance municipale et la nomination de leurs magistrats locaux, ils s'aperçurent à peine que le régime politique était changé ; ou plutôt ce changement ne les frappa que par les bienfaits qu'ils en éprouvèrent. Sous le nouveau gouvernement, ils étaient moins exposés aux troubles politiques, plus sûrs du lendemain, et la sécurité leur donna la richesse. Il y avait donc moins de flatterie qu'on ne pense dans ces statues et ces temples qu'on élevait partout aux empereurs morts  ou vivants. On honorait en eux cette autorité souveraine devant laquelle les factions se taisaient, et qui permettait à tout le monde de jouir en repos dans son municipe de sa liberté et de sa fortune. On leur accordait à tous les mêmes honneurs, parce qu'on en recevait les mêmes services.

1. Auguste, à ce qu'il semble, pensa pourtant à établir quelque chose qui ressemblait au régime représentatif. Suétone rapporte qu'il permit aux décurions des villes italiennes d'envoyer à Rome leur vote cacheté, On devait l'ouvrir le jour des comices et l'on en tenait compte pour l'élection (Suet., Aug.,46), mais on ne sait si les décurions usèrent jamais de cette permission.

En somme, les mauvais maintenaient la paix publique comme les bons. Une petite ville de la Gaule ou de l'Espagne n'avait guère à souffrir de leurs folies : c'est à peine si le bruit en venait jusqu'à elle ' ; elle ne connaissait d'eux que ce pouvoir protecteur sous lequel s'exerçaient en paix ses libertés municipales et ne souhaitait pas qu'il fut ren­versé.

1. On n'avait pas entendu parler en Judée des cruautés de Tibère, et l'on regardait son règne comme aussi heureux que celui d'Au­guste, quand on envoya Philon en ambassade auprès de Caligula. (Philon, Légat.,9.) «  Les bons princes, (dit Tacite, font du bien au monde entier, les mauvais font surtout du mal autour d'eux. »  (Hist., IV, 74.)

1. Auguste, à ce qu'il semble, pensa pourtant à établir quelque chose qui ressemblait au régime représentatif. Suétone rapporte qu'il permit aux décurions des villes italiennes d'envoyer à Rome leur vote cacheté, On devait l'ouvrir le jour des comices et l'on en tenait compte pour l'élection (Suet., Aug.,46), mais on ne sait si les décurions usèrent jamais de cette permission.

En somme, les mauvais maintenaient la paix publique comme les bons. Une petite ville de la Gaule ou de l'Espagne n'avait guère à souffrir de leurs folies : c'est à peine si le bruit en venait jusqu'à elle ' ; elle ne connaissait d'eux que ce pouvoir protecteur sous lequel s'exerçaient en paix ses libertés municipales et ne souhaitait pas qu'il fut ren­versé.

1. On n'avait pas entendu parler en Judée des cruautés de Tibère, et l'on regardait son règne comme aussi heureux que celui d'Au­guste, quand on envoya Philon en ambassade auprès de Caligula. (Philon, Légat.,9.) «  Les bons princes, (dit Tacite, font du bien au monde entier, les mauvais font surtout du mal autour d'eux. »  (Hist., IV, 74.)

IV
Rome. — Comment les Romains ont accueilli l'empire. — Début du règne d'Auguste. — Naissance de l'opposition.
Nous venons de voir que, ni dans les armées, ni dans les provinces, ni dans les municipes, on ne trouvait d'opposition systématique contre l'empire; au premier abord, il semble qu'il n'y en avait pas non plus dans la capitale. Quand on se tient à quelque distance et qu'on se contente de prêter l'oreille de loin aux bruits qui s'élèvent de Rome, on n'entend qu'un concert d'éloges. Tous les princes, les plus mauvais comme les meilleurs, reçoivent invariablement les mêmes hommages. Le sénat s'épuise en efforts pour trouver en leur honneur des flatteries nouvelles ; les grands collèges de prêtres mêlent le nom de l'empereur, quel qu'il soit, à toutes leurs prières ; quand il est absent, des autels s'élèvent de tous les côtés à la Fortune du retour; on fait partout des vœux à Silvain ou à Esculape, dès qu'il est malade. Au cirque, au théâtre, le peuple l'accable de ses acclama­tions ; les citoyens les plus illustres s'entassent sur les rampes du Palatin pour le saluer à son réveil. On lui dresse partout des statues, on lui bâtit des arcs de triomphe, on donne son nom aux mois de l'année, on grave sur le revers de ses monnaies l'image de la Félicité publique. Les poètes en renom le comblent des compli­ments les plus exagérés. Virgile, plaçant Auguste, de son vivant, parmi les constellations, annonçait que le Scorpion se gênait un peu pour faire place au nouvel astre. Lucain recommande à Néron, quand il sera dieu, de se mettre bien exactement au milieu du ciel : s'il pèse trop sur un des côtés de la voûte céleste, l'axe du monde fléchira sous le poids d'un si grand prince, et l'équilibre des choses sera dérangé. Martial se demande sans sourire si jamais Rome a été plus glorieuse et plus libre que sous Domitien. A ne consulter que l'enthousiasme officiel, tout ce monde paraît fort heureux, et il semble que le contentement général ne laisse point de place à la moindre plainte.
Cet enthousiasme avait été un moment sincère. Je ne crois pas qu'on puisse nier que dans ces premières et brillantes années, qui suivirent la victoire d'Actium, l'empire ait été bien accueilli non seulement du peuple de Rome qui l'avait aidé à naître, mais de l'aristocratie elle-même qui l'avait d'abord combattu. Tous ces grands seigneurs qui avaient pris étourdiment les armes, mais qui étaient, selon Caton, plus attachés à leurs viviers qu'à la république, ces jeunes gens qui, en se rendant au camp de Pompée, croyaient, comme les émigrés de 90, qu'ils ne seraient absents qu'une saison, qui disaient partout qu'ils reviendraient manger des figues de Tusculum à l'automne, et que l'orage avait tenus pendant de si longues années éloignés de leur pays et de leurs plaisirs, savaient beaucoup de gré a celui qui leur permettait de revenir chez eux sans péril, qui leur rendait leurs palais du Cœlius ou du Quirinal, leurs villas de Prœneste ou de Tibur, les spectacles du théâtre ou du cirque, les promenades sous les portiques, les flâneries du soir au champ de Mars et les fêtes brillantes de Baies au printemps. Il y eut tout d'abord comme une explosion de reconnaissance et d'enthousiasme pour ce jeune homme qui donnait la paix à l'univers après des années si troublées. « C'est un dieu, répétait tout le monde avec Virgile, et une victime nouvelle tombera tous les mois sur son autel. » Grâce à la bonté de ce dieu, qui débarrassait les citoyens de leurs affaires, on n'avait plus à songer qu'au repos et à la joie. Comme il arrive après ces grandes crises qui mettent les sociétés en péril, ou se livrait sans retenue au bonheur de vivre, et l'on jouis­sait avec ardeur de ces biens dont on avait été si long­temps privé. On peut donc affirmer que ce monde dont Ovide était le poète favori, pour lequel il écrivit l’Art d'aimer, se livrait tout entier aux agréments du présent, qu'il ne regrettait rien du passé, et remerciait de tout son cœur celui qui lui avait rendu ses plaisirs.
Mais cette satisfaction générale ne dura pas. On a beau faire, le plaisir finît par peser, la paix ennuie, et il n'y a rien qui lasse plus à la fin que le repos. A mesure que s'éloignait le bruit des guerres civiles, on devint moins reconnaissant pour celui qui en avait délivré l'empire. La nouvelle génération, née depuis la bataille de Philippes, et qui n'avait pas vu les proscriptions, trouvait moins de charmes à la tranquillité publique dont elle n'avait jamais cessé de jouir. Ces gens d'esprit, à peine remis de leurs frayeurs, revenaient à leurs instincts na­turels, ils recommençaient à être frondeurs et malins ? c'est un défaut dont on ne les corrige guère. L'empire avait saisi cette société au moment du plus large déve­loppement de l'intelligence, dans tout l'éclat des lettres et des arts; ces conditions ne sont pas favorables à l’éta­blissement du pouvoir absolu. Il faut, pour l'accepter sans murmure, pour applaudir à toutes ses décisions, pour se résigner à ses caprices, renoncer tout à fait à se servir de son jugement, et c'est une vertu à laquelle des gens éclairés n'arrivent pas sans quelque peine. Rien ne favorise mieux le despotisme que l'ignorance; au con­traire, la pratique des lettres entretient une certaine indépendance de la pensée, et les esprits étant plus cul­tivés sont plus vifs, plus exigeants, moins aisés à con­duire. D'ailleurs Auguste vieillissait; le malheur avait plus d'une fois frappé sa maison, ses enfants étaient morts, ses armes n'avaient pas été toujours heureuses, le prestige des premières années s'était dissipé. On était las d'admirer, on osa critiquer et se plaindre. Ce qui prouve que ces plaintes émurent l'opinion, c'est qu'on essaya de les faire taire; si Auguste, qui les avait jusque-là méprisées, ne fut plus disposé à les souffrir, c'est sans doute qu'il s'aperçut de l'impression qu'elles faisaient sur le public. Le jour où il éprouva le besoin de sévir contre elles, on peut dire que l'opposition venait de naître : il tâcha au moins de l'empêcher de grandir ; il publia une loi sévère contré les écrits diffamatoires, exila les auteurs et brûla les livres '. Ces rigueurs, qui furent sans résultats, sont importantes à signaler. Elles nous apprennent le moment précis où, dans le monde élégant de Rome, a commencé contre les Césars une opposition qui devait durer autant qu'eux.

1. Dion, LV, 10. Sénèque, Controv., V, pre,.-

CHAPITRE  II
l'opposition des gens du monde
Le césarisme.— Les contemporains ne le regardent pas en principe comme un régime despotique. — Comment il l'est si souvent de­venu. —Il est plutôt mal limité qu'illimité. — Dangers qui résultent de cette absence de limites fixes. — L'opposition parti­cipe des défauts du gouvernement. — Elle ne s'exerce pas au grand jour et par un corps politique.
Après avoir montré qu'il n'y avait guère de mécon­tents qu'à Rome, cherchons à connaître ce qu'ils vou­laient, ce qu'ils blâmaient, de quelle manière et sous quelle forme s'exprimaient leurs plaintes ou leurs vœux. Pour le savoir, il faut se rappeler d'abord quelle était la nature du pouvoir impérial : le caractère qu'avait l'auto­rité des Césars nous fera comprendre celui que prit l'opposition.
Il n'est pas si aisé qu'on le pense de définir exactement ce qu'on a nommé le césarisme. Le mot est fort répandu, il retentit à chaque instant dans nos luttes politiques, mais je ne crois pas qu'on ait en général une idée vraie de la chose. On se figure d'ordinaire le césarisme comme une sorte de despotisme démocratique, c'est-à-dire comme un de ces gouvernements absolus exercés au nom du peuple par un homme qui prétend en être le re­présentant et le délégué. Cette définition n'est juste qu'en partie. César était sans doute le favori et le défen­seur de la démocratie romaine. Il se donnait volontiers pour le continuateur des Gracques, et il aimait à dire, quand il avait besoin d'un prétexte pour envahir l'Italie : « Je viens délivrer le peuple romain d'une faction qui l'opprime (1) ». S'il avait eu le temps de créer un établis­sement solide, il est probable qu'il l'aurait appuyé sur les suffrages et les sympathies populaires ; mais son ha­bile neveu, qui fut le véritable fondateur de l'empire, a suivi un système différent. Il se rattacha plutôt à l'aristo­cratie, et prétendit en continuer la politique (2). Il la com­blait d'égards et de faveurs. La conquête d'un grand seigneur qui se tenait à l'écart lui semblait une victoire importante, et on le vit un jour supplier Pison de vouloir bien accepter le consulat qu'il lui offrait (3). Il affectait de ne paraître gouverner que par le sénat et pour lui (4); il voulait être seulement le premier des sénateurs (princeps), et ce titre, par lequel on le désignait, indique le caractère qu'il entendait donner à son pouvoir. Son suc­cesseur Tibère était un aristocrate de naissance et d'hu­meur, le dernier des Appii Claudii,

1. César, « de bello civ. »1, 22.
2. Cette prétention se montre dans le soin que prend Auguste de remettre en vigueur les anciennes institutions, dans la protection qu'il accorde au culte officiel, dans cette défense qu'il fait de pro­diguer le titre de citoyen (Dion, LV1, 33), etc.
3.Tac., Ann.,,II, 34.
4. C'est ce qui est surtout remarquable dans le monument d'Ancyre, où le nom du sénat revient si souvent et où le prince ne paraît jamais avoir fait qu'exécuter ses ordres.

en qui revit tout l'orgueil de cette race indomptable1. Le peuple lui ré­pugnait; il ne prit même plus la peine de l'amuser, comme avait fait Auguste, et se montra fort négligent des jeux publics. Il avait un dégoût profond pour toutes ces foules prosternées qui attendaient son passage le long des routes de l'Italie, et fit un édit pour ordonner aux habitants des municipes de rester chez eux quand il voyageait2. C'est avec lui que le peuple cesse de tenir aucune place dans le gouvernement; malgré sa complai­sance inépuisable, on lui enlève la nomination des ma­gistrats pour la donner aux sénateurs. Les empereurs nouveaux ne lui demandent plus, à leur avènement, une sorte de confirmation de leur pouvoir, qu'il se serait bien gardé de refuser, et c'est le sénat qui est seul chargé de donner à l'élu de la violence ou de la fraude une appa­rence d'investiture. Il n'est donc pas exact de dire que les empereurs gouvernaient au nom du peuple, et d'ap­peler, comme on le fait ordinairement, le césarisme une tyrannie démocratique.
C'était plutôt un gouvernement monarchique qui se cachait sous des formes républicaines. Ce mélange des deux principes différents avait été imaginé par Auguste, et il était si fier de son œuvre, qu'il a pris soin de nous apprendre à quel moment ce régime fut institué. « Pen­dant mon sixième et mon septième consulats, dit-il, les guerres civiles étant terminées, je renonçai au pouvoir que le consentement de tous les citoyens m'avait confié, et je remis la république aux mains du peuple et du sénat3. » Gardons-nous de prendre ces mots à la lettre.

1.Tac.,Ann.,I, 4: “vetere atque insita Claudiae familiae superbia”.
2.Tac., Ann., IV, 67.
3. Mon. Ancyr., 3i : “In consulalu sexto et septïmo postquam bella civilia extinxeram, per consensum universorum potitus rerum omnium, rempublicam ex mea potestate in senatus populique romani arbitriumt transtuli”.

 

Ce n'était pas l'ancien gouvernement, détruit par César et par Octave, qui l'an 726 de Rome recommença d'exis­ter; ce n'en était que l'apparence; mais cette apparence au moins, Auguste voulut qu'elle fût respectée. Il ne de­manda plus pour lui aucun pouvoir extraordinaire (1); il refusa obstinément la dictature ou le consulat perpé­tuel, et gronda le peuple qui, au théâtre, lui avait un jour donné le nom de maître (2) : il l'était pourtant, sans en porter le nom, et ces titres qu'il refusait n'auraient guère ajouté à sa puissance. Quoique rien ne parût changé, rien n'était resté le même. En conservant les magistrats anciens, le prince ne leur avait laissé que l'ombre du pouvoir, il en avait pris pour lui la réalité (3). Il y avait encore des tribuns du peuple, mais le prince s'était fait donner la puissance tribunitienne. Le sénat nommait des gouverneurs dans les provinces soumises à son autorité, mais le prince surveillait les mandataires du sénat comme les siens, il levait et commandait les armées, il décidait de la paix et de la guerre, il était dis­pensé d'obéir aux lois qui gênaient ses pouvoirs excep­tionnels, il avait enfin « le droit de faire, dans les choses privées ou publiques, humaines ou sacrées, tout ce qu'il jugeait utile à l'intérêt de l'État (4)». Voilà de quelle façon Auguste avait «remis la république aux mains du sénat et du peuple ».

1.Mommsen, Mon, Ancyr., p. 100 et suîv.
2.Suét., Aug.,53.
3.Tac., Ann., III, 60.
4. C'est ce qui  est dit dans la Lex regia.

Les flatteurs ou les sots pouvaient seuls se laisser tromper par l'apparence et prétendre qu'il avait fait revivre l'ancien gouvernement1. Les autres savaient bien quel nom il fallait donner à ce régime nouveau, et ils disaient avec Tacite que l'empire, malgré ses formes républicaines, n'était au fond qu'une monarchie, haud alia re romana quam si unus imperitet2.
Ce n'était pas nécessairement une monarchie absolue. Elle pouvait le devenir et l'est en fait très souvent de­venue, mais en principe elle ne devait pas l'être. C'est l'opinion de Tacite et des esprits les plus sages de ce temps. « II ne faut pas confondre, disait Pline, le prin­cipat avec le despotisme3. » Aujourd'hui il nous est bien difficile de les séparer, et l'empire romain nous paraît un des types les plus accomplis du gouvernement despo­tique. Nous ne comprenons guère que ceux qui le voyaient de près et qui en avaient souffert l'aient autre­ment jugé que nous. Il nous paraît fort étrange que Tacite fasse dire à Galba, après Tibère et Néron, « que les Romains ne peuvent supporter ni la pleine liberté ni la pleine servitude 4». Nous ne sommes pas moins éton­nés d'entendre dire à Dion Cassius que l'on voyait avec peine Caligula fréquenter les petits despotes de l'Orient qui se trouvaient alors à Rome, « parce qu'on craignait qu'il n'apprît d'eux à devenir tyran 5». Avait-il donc be­soin qu'on le lui enseignât, et ne lui suffisait-il pas, pour le devenir, d'imiter l'exemple de Tibère?

1. Comme Velleius Paterculus, par exemple, quand il disait :  « prisca illa et antiqua reipublicae forma revocata », II, 80.
2. Ann., IV, 33.
3. Paneg., 45. Voyez aussi Tac., Ann., I, 9 : « non regno neque dictatura sed principum nomine constitutam rermpublicam ».
4. Hist., I, 16.
5.LIX. 24.

Mais les Romains entendaient par tyrannie, et même quelquefois par royauté, un gouvernement qui n'a de lois que les ca­prices du maître, où tous les crimes deviennent non seulement possibles, mais permis, dès que le maître le veut, où c'est l'ordinaire que les princes « détruisent les villes, tuent leurs frères, leurs femmes et leurs pa­rents1». Assurément Rome connaissait ces crimes, les empereurs se les étaient plus d'une fois permis, et l'em­pire les avait supportés; mais en les supportant on les condamnait; ils blessaient l'opinion publique, qui les détestait en secret, en attendant de pouvoir les flétrir tout haut. Cet esclavage résigné de certains peuples de l'Orient, en proie à des despotes fantasques qui pou­vaient tout se permettre sans rencontrer une résistance ni soulever un murmure, c'est précisément ce que Tacite appelait « la pleine servitude » ; et il ne lui semblait pas que Rome fût jamais descendue aussi bas. Ainsi, au delà de la tyrannie des Césars, qui était souvent si lourde, les Romains en apercevaient une autre, plus pesante et plus dure encore, où il n'y avait plus de lois ni d'opinion, où cet étal violent qu'ils traversaient sous de méchants princes et qu'ils regardaient comme une crise passagère, était la situation ordinaire et normale. C'est ce qui les rendait un peu moins sévères pour le régime sous lequel ils avaient le malheur de vivre; c'est ce qui explique que, tandis que nous le rangeons sans hésiter parmi les gouvernements despotiques, ils étaient plutôt disposés à le regarder comme un gouvernement libre ou tout au moins comme une monarchie tempérée.

1.Tac.,Hist., V, 8.
2. Sénèque, après Tibère, appelle  encore  Rome:" libéra civitas" De ben. II, 12..

II est certain qu'il pouvait l'être. En face du prince il restait assez de forces vives pour le contraindre à s'observer. Ces magistrats qu'il n'avait pas tous nommés et qui l'aidaient à gouverner l'empire, ce sénat dont l'autorité était plus vieille que la sienne, cette opinion publique, perspicace et railleuse, ces traditions, ces usages, ces souvenirs d'un passé glorieux qui comman­daient le respect par leur antiquité, pouvaient servir de limites et de frein à son pouvoir envahissant et en modérer les excès. Malheureusement ces limites n'avaient rien de fixe. Autant les réformes administratives d'Au­guste étaient nettes et précises, autant ses innovations politiques restèrent vagues. L'empire s'était un jour glissé dans la république, suivant le mot spirituel de Sénèque1, mais, en s'y établissant, il n'avait pas pris la précaution de dire ce qu'il entendait garder pour lui et ce qu'il voulait bien laisser aux anciens possesseurs. Les vieilles magistratures qu'on avait conservées ne savaient plus jusqu'où s'étendait leur compétence 2. Si le pouvoir de l'empereur n'était pas tout à fait illimité, il était au moins mal limité : de là vint tout le mal. Dans le monu­ment d'Ancyre, Auguste prétend qu'il n'a pas plus de puissance réelle que les autres magistrats, et il s'attribue seulement au-dessus d'eux une sorte d'autorité ou d'in­fluence morale. (dignitas 3).

\. De clem., I, 4 : « se induit reipublicae Caesar ».
2. Par exemple, quand l'empereur eut pris pour lui la puissance tribunitienne, aucune loi ne fut faite pour marquer nettement ce qui restait de pouvoir aux tribuns en exercice. Aussi les tribuns n'osaient-ils rien faire. Pline le Jeune se fait de grands compli­ments à lui-même, « parce qu'étant tribun il s'est cru quelque chose ». Les autres pensaient qu'ils n'étaient rien, et ils avaient raison.Pline, Epist., 1, 23.
3. Mon. Ancyr., 34.

En apparence c'était peu de chose ; en réalité c'était tout. Cette autorité mal définie et incertaine, rendue plus puissante par son obscurité même, paralysait tout le reste. Le sénat, qui la sentait toujours au-dessus de lui, n'osait rien entreprendre, ou n'agissait que par boutades, quand par hasard une voix un peu plus libre secouait pour un moment la servilité générale (1). Les princes eux-mêmes n'étaient pas exempts des inquiétudes qu'ils causaient aux autres : obligés, pour rester fidèles à leur système, de conserver ces sem­blants de liberté, ils craignaient toujours qu’on ne finît parles prendre au sérieux (2). On voit bien qu'ils n'avaient pas cette assurance tranquille que donne au monarque le sentiment de ses droits dans un Etat bien réglé. Ces alternatives de violence el d'hypocrisie qui se remarquent dans leur conduite trahissent une autorité qui se méfie d'elle-même et ne connaît pas bien ses limites, Néron avait raison de dire que ses prédécesseurs ne savaient, pas exactement ce qui leur était permis de faire (3). C'est ainsi que les sujets et le maître, objets d'effroi les uns pour les autres, vivaient entre eux dans un état de défiance mutuelle et de terreur réciproque. De là sont venus les malheurs qui ont affligé Rome pendant des siècles. Ce pouvoir souverain, qui n'était pas sur de lui-même et qui s'effrayait de tout, devenait inévitablement cruel, car il n'y arien qui rende féroce comme la peur. On peut donc dire de ce gouvernement, pour parler comme Bossuet, qu'il était du tempérament qui fait les mauvais princes et qu'il est naturel qu'il en ait pro­duit plus qu'aucun autre.

1. Tac., Ann., XIV, 49.
2. C'est ainsi que ces apparences de liberté tournaient contre la liberté même. Tac.Ann., I, 81.
3. Suét.,Nero. 37.

A ce despotisme inquiet et incertain répondit une opposition indécise, dissimulée, plus tracassière qu'effi­cace, sans consistance et sans principes. Elle ne s'exerça pas régulièrement et au grand jour ; elle ne vint pas de corps politiques, du sénat ou du peuple. Le peuple, à vrai dire, ne comptait plus depuis César. Il était resté encore assez remuant sous Auguste, mais ce n'était plus alors pour réclamer ses droits ou les accroître qu'il fai­sait des séditions ; Dion rapporte qu'au contraire il se souleva un jour pour contraindre Auguste à prendre la dictature (1).  Ces révoltes, aisément apaisées, n'étaient pas sans profit pour l'empire : elles effrayaient les gens paisibles et les rattachaient plus étroitement au prince qui se chargeait de pacifier la place publique. Sous Tibère, la nomination des magistrats fut transférée au sénat. Le peuple s'y résigna si aisément que quelques années plus tard, quand Caligula voulut réunir de nouveau les comices, personne n'alla voter et qu'il fallut revenir à ce qu'avait fait Tibère. Dès lors le peuple ne se met en colère que lorsque le pain est cher ou les jeux trop rares. Il ne réclame plus la liberté, mais, quand il s'agit de ses plaisirs, il est intraitable. Il veut qu'on l'amuse et se permet d'être difficile sur les divertissements qu'on lui donne. Il est encore quelquefois exigeant et mutin au théâtre ; c'est le seul endroit où il ose être libre. Là il ne se croit pas toujours obligé de flatter le prince, et il ne se fait aucun scrupule de siffler le gladiateur ou le cocher que César préfère. En  général les empereurs le traitent avec une grande indulgence; ils supportent ses incartades et lui cèdent quand c'est possible.

l.Dion, LIV, 1.

Il s'était un jour fâché sous Tibère, parce qu'on avait enlevé une belle statue de Lysippe qui faisait l'ornement des bains publics, pour l'enfermer dans le palais ; Tibère, quoique fort ennemi du populaire, s'empressa de rendre la sta­tue (1). On lui laissait même quelquefois son franc-parler, et, comme il n'était ni suspect ni redoutable, on ne punissait pas la liberté de ses propos. Caligula, qui se plaisait a s'habiller en dieu et à se livrer à l'adoration des dévots, dans une niche du Capitole, à côté de Jupi­ter, aperçut un jour un Gaulois qui riait et lui demanda quel effet il lui avait produit, « L'effet d'un grand sot » , répondit le Gaulois (2). On le laissa dire : c'était un cor­donnier, et il fallait être de bonne maison pour paraître dangereux (3). D'ailleurs on n'ignorait pas que, malgré quelques emportements passagers, le peuple acceptait volontiers l'empire. Il l'avait aidé à naître, il en tirait de bons profits, et les empereurs n'avaient pas à craindre de trouver chez lui des mécontents.
C'était le sénat qui les effrayait. Il avait conservé une partie de son prestige, et de tout l'empire on avait les yeux sur lui. Ce qui contribuait à faire croire à son importance, c'étaient les marques de respect que les empereurs affectaient de lui prodiguer. Auguste et Ti­bère l'en avaient comblé ; ils avaient tenu à ne paraître que les serviteurs du sénat. Aussi ceux qui ne voient les choses que de loin et qui les jugent sur l'apparence, c'est-à-dire le plus grand nombre, le croyaient en réalité tout-puissant ;

1.Pline,Hist., Nat., XXXIV, 8 (19).
2. dion, LIX, 26.
3. Tacite parle d'un grand personnage, qui échappa à la cruauté de Néron parce qu'il était de petite noblesse (Ann., XIV, 17).

il était pour eux, selon le mot d'Othon. la tête et l'honneur de l'empire1. Les empereurs, qui le voyaient si respecté, ne pouvaient s'empêcher d'en avoir peur, et comme ils pouvaient le frapper impunément, ils ne l'épargnaient pas. C'est sur lui que retombait tou­jours leur colère, et leur tyrannie n'a guère fait de vic­times que parmi les sénateurs. Les malheureux, qui se savaient toujours menacés, passaient leur vie dans des terreurs perpétuelles. Il y en eut un qui mourut de peur en plein sénat, en entendant un mot un peu dur de Ti­bère. On ne pouvait attendre de gens ainsi effrayés une résistance ouverte. Aussi n'y a-t-il pas d'exemple que le sénat se soit jamais opposé à la volonté de l'empereur. On y faisait assaut de flatteries;  « il ne s'y traitait pas, dit Pline le Jeune, d'affaire si vulgaire, si mesquine que tout sénateur appelé à dire son avis ne fît une digression à la louange du prince. Il s'agissait d'augmenter  le nombre des gladiateurs ou d'instituer un collège d'arti­sans, et, comme si les limites de l'empire eussent été reculées, nous votions des arcs de triomphe d'une gran­deur prodigieuse et des inscriptions auxquelles ne suffisait pas le frontispice des temples 2. » II est vrai qu'une fois l'empereur mort, le sénat relevait la tête; il renversait ses statues, il condamnait sa mémoire pour se venger de la longue servitude qu'il avait soufferte. Le nouveau prince, qui regardait comme des flatteries pour lui les outrages qu'on prodiguait à ses prédécesseurs, le laissait faire. Il arrivait  alors  quelquefois   que les  sénateurs allaient plus loin : dans leur ardeur de vengeance, ils s'en prenaient aux favoris du dernier règne ; ils s'attribuaient le droit de les poursuivre et de les juger;

1. Tac.,Hist., l, 84.
2. pline, Paneg., 54.

encouragés par les honnêtes gens qui applaudissaient à ce réveil de vigueur, ils semblaient vouloir reprendre leur ancienne autorité' ; mais l'empereur n'était pas d'humeur àle permettre, et il s'empressait de le faire savoir. D'ordi­naire, il n'avait qu'un mot à dire pour arrêter toute cette effervescence. Le sénat, selon son habitude, obéissait au premier signe et, se soumettant sans murmure, il recom­mençait à trembler et à servir.

1. Apres la mort de Tibère, ils cassèrent son testament, comme la Parlement de Paris cassa celui de Louis XIV (Dion, LIX, 1). Quand on sut que Néron venait de se tuer, les gens du peuple se répandirent dans la ville coiffée du « pileus », qui était une sorte de bonnet phrygien, pour témoigner que Rome était redevenue libre. Le sénat, d'autant plus audacieux que le nouveau prince était absent, s'empressa de reprendre un de ses anciens privilèges que l'empire lui avait ôté; il fit frapper des monnaies d'or et d'argent (on ne lui avait laissé que celles de cuivre). Sous possédons quelques-unes de ces monnaies, et au premier abord elles semblent très hardies. Il y en a qui portent pour exergue ces mots : Libertas p. r. restituta, avec un pileux entre deux poignards; elles sont tout à fait sem­blables il celles que Brutus lit frapper après avoir tué César. On en a conclu que le sénat avait tenté à ce moment de rétablir la répu­blique (voyez l'article du duc de Blacas dans la Revue de, numismatique, 1862, p. 197-234). C'est aller bien loin. Il ne faut pas oublier que le sénat ne fit aucune difficulté pour reconnaître Galba. On ne doit pas accorder à cette devise d'apparence républicaine sur une monnaie impériale plus de signification qu'à nos pièces de 5 francs de 1804, sur lesquelles on lit : république française — Napoléon empereur. Celui qui songea peut-être le plus sérieuse­ment alors à rendre aux Romains la république fut l'illustre général Verginius Rufus; encore ne tarda-t-il pas à faire sa soumission à Galba.

II
L'opposition à Rome. — Les repas. — Les cercles. — De quoi l'on causait dans le grand monde de Rome. — Différentes manières d'y faire de l'opposition selon les temps.
C'était pourtant parmi ces magistrats timides et ces grands seigneurs effrayés que se trouvaient surtout les mécontents. Au sénat, ils accablaient l'empereur de flat­teries et disputaient entre eux de bassesse, mais ils par­laient autrement lorsqu'ils pensaient qu'on ne pouvait pas les entendre. Les inscriptions, les médailles nous ont conservé le souvenir de ces titres mensongers qu'ils pro­diguaient aux plus mauvais princes ; nous voudrions bien savoir ce qu'ils disaient d'eux quand ils osaient être sin­cères. C'est ce qui par malheur n'est pas facile : en essayant d’échapper à la police du prince, ils se sont aussi dérobés à notre curiosité. Ils se cachaient avec tant de soin pour parler à leur aise, que non seulement au­jourd'hui il n'est plus possible de les entendre, mais que nous ne savons plus même où les trouver. Nous avons tout à l'heure cherché dans tout l'empire s'il y avait des mécontents, et nous nous sommes assu­rés que ce n'est guère qu'à Rome qu'il s'en rencontrait ; il nous faut maintenant nous remettre en route et parcou­rir Rome elle-même pour essayer de les y découvrir.
Nous avons heureusement, pour nous guider dans nos recherches, une indication importante qui nous est fournie par Tibère : ce prince soupçonneux et perspicace devait assurément savoir où se cachaient ses ennemis. Tacite lui fait dire : « Je sais qu'on se plaint dans les repas el dans les cercles, in conviviis et in circutis (1) ».
Ces deux mots se trouvent quelquefois unis de la même façon chez les écrivains latins. Cicéron nous dit qu'au moment du premier triumvirat, quand la coalition de la démocratie avec un homme d'épée eut livré le pouvoir à quelques ambitieux, la place publique resta muette et que les honnêtes gens n'osaient parler que dans les cercles et les repas (2) ». Il en est très fâché, et cette op­position timide ne le contente pas. Il sait combien elle est impuissante, et « qu'elle mord plus qu'elle ne dé­chire (3) ». Il regrette l'époque où les affaires se traitaient ouvertement sur le forum, où les bons citoyens, au lieu de gémir à huis clos, montaient à la tribune et dénon­çaient à tout le peuple les ennemis de la république comme il l’a fait lui-même pour Catilina et pour Antoine. Mais ces grands éclats de colère n'étaient plus de saison avec le régime qui commençait. Il fallait être plus mo­deste, plus prudent, et se contenter d'exhaler sa mau­vaise humeur entre quelques amis discrets, au lieu d'en faire part à tout le monde.
Qu’étaient ce donc que ces repas et ces cercles où l'on se permettait ainsi d'attaquer Tibère? Il n'est pas besoin d'insister sur les repas ;  on sait quelle place te­naient dans la vie des Romains de tout étal et de toute fortune ces réunions d'amis et d'associés qui étaient devenues si fréquentes. Les anniversaires de famille, les fêles religieuses, le besoin de traiter ensemble des affai­res communes quand on faisait partie du même collège, ou simplement le désir de passer plus joyeusement l'existence les avaient multipliés sans mesure sous l'empire.

1.Tac., Ann., III, 54.
2. Ad Att., II,18.
3. ProBalbo, 28 : in conviviis rodunt, in circula vellicant, non illo inimico, sed hoc maledico denle carpunt.

Les gens distingués y cherchaient surtout le plaisir de s'entretenir en liberté avec des amis (1). Parmi ces con­versations capricieuses et infinies, la politique, comme on pense, n'était pas oubliée. Celle qu'on y faisait après dîner, quand la chaleur du festin animait les convives et déliait les langues, n'était pas toujours favorable au gouvernement impérial. C'est dans un de ces repas que le préteur Antistius lut des vers injurieux pour Néron, qui le firent condamner à l'exil (2).
Il est moins aisé de savoir ce qu'on entendait par les cercles. Pour nous en faire une idée exacte, souve­nons-nous d'abord des habitudes des peuples anciens : dans ces beaux climats ce n'est pas l'usage qu'on reste enfermé tout le jour chez soi ; on quitte au contraire très volontiers sa maison, et la journée se passe en plein air. Les habitants de Rome, quand ils n'étaient pas au théâtre ou au cirque, se promenaient parmi ces spectacles perpétuels qu'offrait aux curieux de tous les pays la ville éternelle. Ils parcouraient les rues, ils s'arrêtaient dans les carrefours, ils s'asseyaient, quand ils étaient fatigués, sur les bancs et dans ces exhèdres qui garnissaient les places publiques. C'étaient ces groupes d'oisifs, réunis pour regarder ou causer ensemble, qu'on appelait circuli (3). Il s'en formait sur­tout au champ de Mars et au forum, autour des char­latans qui débitaient leurs remèdes (4),

1, Cic., De senect., 13.
2. tac., Ann., XIV, 48.
3. Ce qu'on appelait « stationes » et « sessiunculae » ou groupes de gens assis ressemblait beaucoup aux « circuli ». On s'y occupait aussi de politique, et Pline le Jeune dit que les candidats aux fonctions pu­bliques y cherchaient des appuis (Epist., II, 9, 5).
4. De là le nom de « circulatores » qu'on leur donnait.

des montreurs d'animaux savants ou rares (1), et des faiseurs de tours de force (2). Quelquefois un malheureux poète, désolé de n'avoir pas de lecteurs, profitait de ces réunions de hasard pour déclamer ses vers à l'assistance (3). Souvent aussi on ne se rassemblait que pour entendre pérorer un de ces personnages qui faisaient les importants et se prétendaient bien informés. Il s'en trouvait un grand nombre à Rome, et, quand les circonstances étaient graves, dans ces moments d'inquiétude et d'attente où l'on est si impatient d'apprendre ce qu'on tremble de savoir, ils obtenaient beaucoup de crédit. Après les avoir écoutés, chacun disait son avis. On décernait gra­vement des éloges ou des blâmes aux généraux, on fai­sait des plans de campagne (4), on discutait des traités de paix. Ces politiques de la rue, vers la fin de la répu­blique et aux premiers temps de l'empire, se réunis­saient au pied de la tribune aux harangues, ce qui leur faisait donner le nom de subrostrani (5). De là se répan­daient des bruits lugubres qui épouvantaient Rome (6). On racontait que les Parthes avaient envahi l'Arménie, que les Germains passaient le Rhin, et la foule qui écoutait ces sinistres nouvelles n'épargnait pas toujours l'empereur et ses ministres, qui ne prenaient pas des mesures assez efficaces pour protéger les frontières.

1. Pétrone dît qu'on y montre des cochons savants (Sat., 47).
2. martial, X, 62.
3. martial, II, 86.
4.Tite Live, XLIV.
5. Cic., Ad fam., VIII, 1.
6. horace, Sat., II, 6, 50. L'habitude de former dans les places de ces « circuli », où l’on discutait des choses publiques et privées, durait encore à Rome dans les derniers jours de l’empire. Voyer Amien-Marcellin, XXVIII, 4, 26.

Aussi l'empereur avait-il fini par faire surveiller ces parleurs téméraires. Il envoyait dans les groupes des soldats déguisés qui rapportaient à leurs chefs ce qu'ils avaient entendu dire.
Ces conversations en plein air, que les espions du prince pouvaient recueillir, n'étaient donc pas sans péril. Les gens qui ne voulaient pas courir le risque de se perdre, se gardaient bien d'y rien dire. Ils ne se livraient que dans les sociétés dont ils se croyaient sûrs. Du reste les occasions de parler ne leur man­quaient pas. Je ne doute pas qu'il n'existât alors à Rome quelque chose d'assez analogue à ce que nous appelons le monde, c'est-à-dire des réunions de personnes, étran­gères le plus souvent entre elles, diverses d'origine et de fortune, qui n'ont point d'affaires à discuter, point d'intérêt commun à débattre, et ne cherchent en se ras­semblant que le plaisir de se trouver ensemble. Ce qui caractérise pour nous le monde, c'est que les femmes y sont librement mêlées aux hommes ; elles l'étaient aussi très souvent à Rome. Il ne leur était pas interdit de paraître dans les repas, même quand il s'y réunissait des gens étrangers à la famille, et Cornélius Nepos nous dit que personne n'était étonné de voir un Romain con­duire sa femme avec lui, quand il allait dîner hors de sa maison, ce qui aurait beaucoup choqué les Grecs1. Ainsi les repas étaient déjà des réunions mondaines, mais on peut affirmer qu'il y en avait beaucoup d'autres, quoique le souvenir n'en soit pas distinctement venu jusqu'à nous. Je crois même que, dès le premier siècle, l'habitude de vivre ensemble avait fait naître quelque­fois entre les deux sexes une sorte de commerce de galanterie,

1.Corn. Nep., Préf., 8.

assez étranger jusque-là aux sociétés an­tiques, et qui devait rappeler par moments les habi­tudes de notre dix-septième siècle. Voici le portrait que trace Martial d'un petit-maître de son temps : « Un petit-maître, c'est un homme dont les cheveux sont partages par une raie bien faite, qui sent toujours les parfums, qui chantonne entre ses dents les chansons de l'Egypte et de l'Espagne, et sait agiter ses bras épilés en cadence, qui ne quitte pas de toute la journée les chaises des dames, et qui a toujours quelque chose à leur raconter à l'oreille, qui sait tous les cancans de Rome, et vous dira le nom de la femme dont un tel est amoureux, et quelles sont les sociétés qu'un tel fréquente, qui peut vous réciter par cœur toute la généalogie du cheval Hirpinus '. » II me semble que ce petit-maître n'est pas très différent des marquis de Molière, et l'on voit qu'il a, comme eux, l'habitude « de ne pas quitter les chaises des dames ». Il y avait des gens à Rome que cette assiduité menait fort loin, et Tacite nous parle d'un consul, homme d'esprit du reste et railleur ter­rible, qui devait à la faveur des dames sa fortune poli­tique a.
Quand des hommes sont seuls réunis, on discute et on disserte; en présence des femmes on est forcé de causer. Sénèque a décrit à merveille ces causeries du monde où l'on effleure tout sans épuiser rien, et où l'on passe si aisément d'un sujet à l'autre3.

1. III. 63.
2. tac., .Ann., V, 2. C'est dans une assemblée mondaine, où les femmes étaient en grand nombre, que Lutorius Priscus, chevalier romain, lut ces vers qui le firent condamner à. mourir. tac., Ann., III, 49.
3.epist., 61, 2.

En quelques heures la conversation de ces gens d'esprit devait faire bien des voyages. Ils parlaient sans doute beaucoup .des autres et d'eux-mêmes. L'habitude de vivre ensemble donne le goût de s'étudier, de connaître à fond les passions et les caractères. Dans cette immense ville, qui pouvait conte­nir le monde entier, comme dit Lucain1, où se livraient tous les jours tant de combats acharnés pour la conquête du pouvoir et de la fortune, les sujets d'étude ne man­quaient pas à ces moralistes mondains. Ils recueillaient les anecdotes piquantes sur les personnages connus, et venaient les raconter le soir à leurs amis. On devait aussi beaucoup causer de littérature. Tout ce grand monde de Rome aimait les lettres et les cultivait : on était ordinai­rement orateur par état et poète pour se délasser. Il a fleuri alors toute une poésie de salon qui ne nous est pas arrivée, et qui ne méritait pas de survivre, mais qui était faite pour charmer ces sociétés élégantes. Comme au temps de l'abbé Delille, on chantait le jeu de dé ou le jeu d'échecs, la pêche et la natation, la danse et la mu­sique, l'art de bien ordonner un repas et de bien rece­voir les convives2. Quelque agrément qu'on éprouvât à entendre lire ces poèmes, le plaisir devait pourtant s'u­ser à la longue, et il fallait qu'on trouvât de nouveaux sujets d'entretien pour ranimer l'intérêt de la causerie; c'est ainsi que, lorsqu'on avait épuisé la littérature et la médisance, on arrivait naturellement à la politique.
Il était naturel que cette politique fût assez frondeuse ces gens d'esprit, qui tenaient surtout à ne pas paraître dupes, ne pouvaient pas prendre au sérieux toutes les comédies qui se jouaient dans le sénat.

\. Phars., 1, 512.
2. Ovide, Trist., II, 470.

Spectateurs réservés et malins, mal disposés pour l'enthousiasme, ils devaient sourire à ces flatteries excessives dont on acca­blait le prince, et l'apothéose de l'empereur mort ou vi­vant les trouvait sans doute assez incrédules. Le monde développe le penchant à l'ironie : savoir agréablement railler son voisin y est une qualité très estimée, et il faut croire qu'on la prisait encore davantage quand ce voisin était l'empereur. C'était sans doute un jeu péril­leux, et des railleries qui s'adressaient si haut pouvaient coûter cher; mais le danger n'était pas toujours un motif de renoncer à une plaisanterie quand on la trou­vait spirituelle et qu'on croyait qu'elle serait applaudie. «Je ne puis pas avoir pitié, disait Sénèque le père, de ces gens qui hasardent de perdre la tête plutôt que de perdre un bon mot (1).» Dans ce monde léger et charmant, on ne voulait pas perdre un bon mot, même au risque de perdre la tète. Il Fallait bien se dédommager de la con­trainte qu'on venait d'éprouver au sénat, où l'on était forcé de faire bon visage aux amis du prince et d'applaudir aux éloges dont ils le comblaient. On en sortait tou­jours mécontent des autres et de soi-même, le cœur plein d'une colère qui avait besoin de se soulager. Aussi causait-on librement dès qu'on se trouvait avec quelques amis qu'on croyait fidèles. Ce qu'on aimait surtout à se communiquer dans ces entretiens secrets, c'étaient ces nouvelles « qui ne pouvaient se dire ni s'écouter sans danger (2) ». Rome alors était pleine de ces nouvellistes dont les journaux et le télégraphe ont discrédité le mé­tier. Nous en avons rencontré tout à l'heure dans les cer­cles, il y en avait plus encore dans les réunions du monde.

1. Controv., 3,12: « Horum non possum misereri qui tanti putant caput potius quam dictumperdere. »
2. Sen., De tranq, animi, 12.

Ils savaient tout, ce que disaient les armées, ce que pensaient les provinces ; sur tout ce qui arrivait, ils donnaient les informations les plus précises. Quand un personnage important venait de mourir, ils racontaient toutes les circonstances de sa mort, ils disaient sans hé­siter qui avait tenu le poignard ou versé le poison. Jamais les méchants bruits de toute sorte n'avaient tant circulé à Rome, que depuis qu'on empêchait les gens de parler : prohibiti sermones, ideoque pluresi. L'autorité, en cherchant à saisir ceux qui les propageaient, leur don­nait plus de créance. C'est d'ailleurs notre nature que nous sommes volontiers incrédules pour ce qui se ra­conte ouvertement, et que nous acceptons sans discuter ce qui se murmure à l'oreille. Ainsi toutes les mesures que prenait le pouvoir tournaient contre lui. On savait tout, on croyait tout, on voulait trouver des raisons à tout, et les plus naturelles n'étaient pas les mieux ac­cueillies; il fallait, pour se faire écouter, imaginer à tous les événements des explications étranges et raffi­nées.
Cette opposition prenait des formes très diverses et se pliait aux circonstances. Selon les temps, elle remontait à la surface ou s'enfonçait dans l'ombre; mais, coura­geuse ou timide, visible ou cachée, elle ne mourait ja­mais : c'est cette souplesse et cette persistance qui fai­saient sa force. Tantôt elle osait se produire au grand jour par un pamphlet : c'était, par exemple, un de ces testaments satiriques, comme il était d'usage d'en in­venter pour les personnages considérables, où les morts disaient librement tout ce qu'ils pensaient des vivants.

1. tac., Hist., III, 54.

Tantôt elle répandait des vers méchants qu'on se répétait à l'oreille, et qui, après avoir parcouru tous les étages de celle société mécontente, se retrouvaient un jour écrits par des mains inconnues sur les murailles du forum. «Tibère dédaigne le vin, disait-on, depuis qu'il a soif de sang ; il boit le sang aujourd'hui comme il buvait le vin autrefois1. » Si cette audace présentait trop de péril, on se rabattait sur les allusions malicieuses qui étaient facilement saisies par des esprits éveillés. Quand ces allusions étaient elles-mêmes poursuivies et punies, on se contentait d'échanger quelques mots furtifs en se rencontrant. Devenait-il tout à fait impossible de parler, on avait un art de se taire qui laissait voir ce qu'on pensait, et l'on trouvait moyen de rendre le silence même séditieux : occulta vox aut suspicax silentium. Voilà ce qu'était l'opposition sous l'empire.

III
Ce qui nous reste de cette opposition. — Les pamphlets. — La littérature d'allusions. — Les lectures publiques. — La politique dans les tragédies de Sénèque. — Les entretiens secrets, et comment nous pouvons savoir encore ce qui s'y disait. •
Si discrète, si cachée que fût cette opposition, elle n'a pas péri tout entière, et il nous reste assez de souvenirs d'elle pour la saisir à tous ses degrés. A la vérité, nous ne possédons plus ces pamphlets qu'elle osait répandre dans le public à ses moments d'audace. C'étaient des oeuvres de circonstance; Tacite dit qu'on les lisait avide­ment tant qu'il y avait quelque péril à se les procurer,

1. Suét. Tib., 59.     
2.tac., Ann.,III, 3.

et qu'ils tombaient dans l'oubli quand tout le monde pouvait les avoir (1). Mais les historiens nous ont conservé plusieurs épigrammes qu'on avait composées contre les Césars (2); dans le nombre il y en a d'assez spirituelles, toutes sont très violentes. Les empereurs avaient affecté d'abord de dédaigner ces attaques; Auguste écrivait à  Tibère, qui s'y montrait trop sensible : « Gardez-vous, mon cher Tibère, de trop céder à l'ardeur de votre âge, et de vous indigner du mal que l'on dit de moi : il doit nous suffire qu'on ne puisse pas nous en faire (3).» Tibère lui-même, quand il fut empereur, répondit à ceux qui le pressaient de poursuivre les médisants que « dans un État libre il fallait que tout le monde fut libre de penser et de parler comme il voulait (4) ». Mais cette modération se démentit bientôt, et, sous Tibère même, les auteurs de ces vers méchants, lorsqu'on put les trouver, furent punis sans pitié : il y en eut qu'on précipita du Capitole (5), d'autres qu'on étrangla dans leur prison (6).
Quand les mécontents n'osaient pas tenter d'attaque directe et qu'il était devenu trop dangereux de répandre des vers ou des pamphlets, nous avons vu qu'ils s'y pre­naient d'une manière détournée. Ils cherchaient à saisir, dans les ouvrages anciens ou nouveaux, des rapproche­ments avec le temps présent; ils se les signalaient les uns aux autres, et les faisaient ressortir en y applaudis­sant. Cette façon de fronder le pouvoir était moins dan­gereuse et assez facile.

1. tac., Ann., XIV, 50.
2. Elles ont été réunies dans la dissertation de Bernstein intitulée; Versus ludicri in Romanorum Caesares. Halle, 1810.
3.Suét., Aug., 51.
4.Suét., Tib., 28.
5. dion, LVII, 22.
6. tac., Ann., VI, 39.

Il est toujours aisé de donner aux choses qu'on lit ou qu'on entend le sens qu'on veut, et de découvrir dans un ouvrage des malices dont l'au­teur est fort innocent. Les esprits animés par la haine et contenus par la peur en croyaient voir partout. Il suffisait qu'un comédien se présentât sur la scène la démarche chancelante, le chef branlant, tandis que le chœur chan­tait : « Voici le vieux sot qui revient des champs, » pour que tout le théâtre éclatât de rire : on avait reconnu l'empereur Galba (1). Mais, indépendamment de ces allu­sions fortuites, il y en avait beaucoup de préméditées, sur lesquelles l'auteur comptait pour le succès de son œuvre. C'était une hardiesse qui pouvait coûter cher; mais que n'ose pas un écrivain pour être applaudi! Aussi a-t-il dû paraître alors un grand nombre d'ouvrages pleins de perfidies discrètes, de mots à double entente, de pen­sées générales susceptibles d'applications particulières, de sentences et de maximes où, sous prétexte de faire la leçon au genre humain, on disait ses vérités au prince. Cette littérature d'allusions s'adressait surtout aux gens du monde, et elle avait pour théâtre principal les salles de lecture.
Les lectures publiques avaient été mises à la mode vers le milieu du règne d'Auguste par Pollion. Elles ob­tinrent un succès rapide qu'on n'a pas de peine à s'ex­pliquer quand on connaît les occupations et les goûts des gens de cette époque. Un aimait alors beaucoup les lettres, et, si nous en croyons Horace, presque tout le monde se piquait d'écrire (2). Ce n'est pas l'usage qu'on veuille garder pour soi ce qu'on écrit; on en a d’ordinaire une si bonne idée, qu'on se croirait coupable d'en dérober la connaissance au public.

1- Suét., Galba, 13.
2- Epist., II, 107 et sq.

Malheureusement, dans l'antiquité, la propagation des livres n'était pas aussi rapide ni aussi aisée qu'aujourd'hui. Ceux des écrivains célèbres se répandaient vite et allaient loin; mais les autres couraient le risque de rester dans l'ombre. Aussi les auteurs, pour échapper à ce triste sort et se faire connaître de quelque manière, avaient-ils pris le parti de lire publiquement leurs ouvrages : c'était un moyen de les sauver de l'oubli qui les menaçait. S'ils étaient pauvres, ils allaient dans les endroits où la foule se réu­nissait, au forum, sous les portiques, dans les bains publics; ils arrêtaient les passants et leur déclamaient leurs vers, au risque de se faire siffler ou lapider, si l'on n'était pas d'humeur à les entendre. Quand ils étaient riches, ils invitaient à dîner leurs clients et leurs amis, les traitaient de leur mieux, et profitaient de leur recon­naissance pour se faire écouter et admirer. Horace nous a raconté la plaisante histoire d'un terrible créancier qui convoquait ses débiteurs insolvables le jour de l'échéance pour leur lire d'ennuyeux ouvrages qu'il avait composés; il fallait applaudir ou payer. Les malheureux «tendaient le cou », en victimes résignées et applaudissaient pour obtenir un sursis1. Pollion n'était ni assez misérable pour courir les places publiques, ni assez sot pour se contenter d'applaudissements de complaisance. Il tenait pourtant beaucoup à faire connaître ses tragédies et ses histoires. Ce vaniteux personnage, qui avait aidé César est Octave à prendre la première place, et à qui la seconde ne suffisait pas, demandait à la littérature une attitude et, une importance que la politique lui avait refusées.

1. Hor.,  Sat,, l, 3, 88.

C'est ce qui lui donna l'idée de choisir une salle dans sa maison, de la disposer comme un théâtre, c'est-à-dire avec un orchestre et des galeries, et d'inviter par des billets les personnes qu'il pouvait connaître ou dont il voulait être connu à venir l'entendre lire ses ouvrages. Beaucoup d'autres suivirent son exemple, et ce fut bientôt la mode qu'on ne faisait autre chose à Rome, pendant les mois d'avril et d'août, que de se réunir dans les salles de lecture (1).
Il est aisé de se faire une idée des sentiments qu'on apportait à ces fêtes littéraires. Auditeurs et lecteurs appartenaient d'ordinaire à la meilleure société: aussi avaient-ils toutes les préférences et toutes les haines du grand monde. On peut donc penser qu'en général l'op­position régnait dans les lectures publiques. C'est lu qu'on parlait, quand on pouvait parler. C'est là qu'on en­tendit Titinius Capito, après la mort de Domitien, lire l'histoire de ses victimes. On se faisait un devoir de venir l'écouter; «il semblait, dit Pline, qu'on assistait à l'éloge funèbre des malheureux dont on n'avait pas pu honorer les obsèques (2) ». Sous les mauvais princes, on était natu­rellement plus réservé, et cependant on trouvait moyen de parler encore. Dans les temps les plus sombres du règne de Néron, le poète Curiatius Maternus osa lire une tragédie pleine d'allusions désagréables à l'empereur (3). II continuait sous Vespasien sa petite guerre d'épigrammes. Il lut un jour un Caton, « où il s'oubliait lui-même, nous dit Tacite, pour ne songer qu'à son héros».

1.Pline, Epist., 1, 3 ; Juv., I11,9.
2.Pline, Epist ., VIII, 12.
3. tac., Dial. de orat., 11. Je lis dans ce passage: « imperante Nerone », d'après la correction de L. Mnller, au lieu de : « in Nerone ».

Les applaudissements ne manquèrent pas sans doute aux tirades hardies du poète : le lendemain Rome entière ne parlait que de son audace et des dangers qu'elle pouvait lui faire courir (1).
Les tragédies de Curiatius Maternus sont perdues, mais nous avons celles de Sénèque, qui peuvent nous donner une idée de ce qu'on se permettait de dire dans les salles de lecture. Ce sont assurément des ouvrages fort médiocres, et l'on est disposé à les juger avec beau­coup de rigueur, si on les considère comme des œuvres de théâtre et qu'on les compare aux pièces de Sophocle et d'Euripide. Mais il faut se souvenir qu'elles n'étaient pas faites pour la scène, et que l'auteur ne les destinait qu'aux lectures publiques. C'est la tragédie des salons, qu'on ne doit pas traiter tout à fait comme la tragédie du théâtre. Ce genre peut sembler faux et mauvais, on est libre de le condamner sévèrement; c'est pourtant un genre particulier, qui n'est pas astreint aux mêmes règles que l'autre, et qui, ayant son public à part, est bien forcé de subir certains défauts pour lui plaire. Ces dé­fauts, Sénèque, qui tenait au succès, s'y est résigné de bonne grâce. Il n'a pas de plus grand souci que de flatter les goûts de ses auditeurs. Il sait qu'il ne les intéressera qu'en les entretenant de leur temps et d'eux-mêmes; aussi le fait-il ouvertement, sans hésitation : on dirait, à la façon dont il s'exprime parfois, qu'il tenait à les prévenir lui-même que le présent l'occupe plus que le passé, et qu'il a toujours les yeux sur Rome, quand il parle d'Argos ou de Thèbes (2). C'est ainsi que les allu­sions politiques sont devenues chez lui si fréquentes.

1. tac., Dial., 2.
2. Peut-on en douter, par exemple, lorsqu'on le voit, au milieu de son Thyeste, nous parler des faisceaux et prononcer le nom des Quirites.

On avait un moyen d'en mettre dans les ouvrages de ce genre, sans trop éveiller les soupçons de l'autorité. Parmi les personnages de l'ancienne tragédie romaine, il y en avait un que les auteurs avaient coutume de ne pas ménager: c'était le tyran, qu'on représentait tou­jours injuste, emporté, commandant à ses sujets tremblants d'une voix menaçante (1). Il était destiné à être haï, comme le traître de nos mélodrames. Quand on le voyait paraître bouffi d'orgueil, quand on l'entendait débiter ses phrases superbes, la tête rejetée en arrière (2), toute la populace républicaine se sentait heureuse de ne pas vivre sous un roi. Le tyran fut conservé dans la tragédie de l'empire, et les auteurs continuèrent à le malmener: c'était une tradition. Les princes pouvaient à la rigueur ne pas prendre pour eux les sottises qu'on lui disait, puisqu'il était admis que  « le principat et la tyrannie ne se ressemblaient pas». Mais on dirait que Sénéque ne veut pas qu'on s'y trompe. Il prend soin lui-même d'in­diquer qu'en frappant ce ridicule personnage de tragédie, sescoups portent plus haut. Une des maximes qu'il lui met le plus volontiers dans la bouche est celle-ci : « Il n'y a que les rois débonnaires qui tuent du premier coup ; dans mon royaume la mort est une faveur qu'il faut implorer (3). — Celui qui tué trop vite ne sait pas être un tyran » (4). C'était un mot de Tibère : il répondit à une de ses victimes qui lui demandait la mort:

1.Ciceron, Pro Rab., 11.
2.Sén.., Epist., 80, 7.
3. Thyestes, 247.
4. Herc. fur., 511.

«Nous sommes nous donc réconciliés ensemble ? (1)» On voit qu'ici le tyran fait songer à l'empereur, et, quand on regarde avec soin, il en est de même partout. On n'avait pas besoin de beaucoup de perspicacité pour comprendre à qui s'adres­sait ce généreux conseil : « Abstenez-vous de verser le sang, vous qui occupez le trône. (2)» Quelques passages de ces tragédies paraissent même des allusions directes à la situation particulière de Sénèque et à l'impuissance où il se trouvait de ramener au bien son élève. « Je sais, dit-il, combien la vérité déplaît aux oreilles superbes des rois, et que leur orgueil ne veut pas souffrir qu'on les rappelle à la vertu.(3) Ailleurs, il semble exprimer quel­ques regrets de ces concessions fâcheuses qu'il avait dû faire à Néron pendant qu'il était son ministre, et dont les honnêtes gens avaient été si attristés : « Lorsqu'on s'est mis sous la dépendance des rois, dit-il, on doit renoncer à toute justice, bannir de son cœur tout sentiment hon­nête ; qui conserve quelque honneur les sert mal (4) ». A ceux qui se demandaient comment un maître comme lui avait pu former un élève comme Néron, il pouvait ré­pondre : « Quand personne ne serait là pour enseigner aux rois la perfidie et le crime, le trône le leur appren­dra (5)». C'est ainsi que les maximes et les pensées les plus générales, qui ne semblent d'abord que des lieux communs, prennent un sens particulier et redeviennent vivantes quand on les commente par l'histoire de Sénè­que.

1.Suét., Tibère, 61. Il disait aussi de Carvilius, qui s'était tué dans sa prison : « Carvilius m'a échappé. »
2. Herc, fur., 747.
3. Hippol., 135.
4. Hipp., 428.
5. Thyeste, 313.

Cet amour des situations modestes qu'il prête à ses personnages, cet effroi des grandeurs, ce regret d'avoir trop cédé aux séductions de la fortune et de la puissance, il les ressentait lui-même depuis sa disgrâce. C'est lui qui parle par la bouche de Thyeste, quand il lui fait dire : « Croyez-moi, la prospérité ne nous séduit que par des dehors trompeurs et l'on a grand tort de craindre l'in­fortune. Tant que j'ai été puissant, je n'ai cessé de trembler. Je suis heureux aujourd'hui de ne causer de jalousie ni de crainte à personne. Le crime ne va pas chercher le pauvre en sa cabane. On y prend son repas en sûreté à une table modeste, tandis qu'on risque de boire le poison dans des coupes d'or. Je vous parle pour l'avoir moi-même éprouvé. (1)» On prétend qu'en effet il l'avait éprouvé lui-même : Néron avait voulu le faire em­poisonner par un de ses affranchis, et sa frugalité seule l'avait sauvé. Depuis lors, pour échapper à ce péril, il ne se nourrissait plus que de fruits sauvages, et se désalté­rait avec de l'eau courante. (2)
Ce qui ajoute à l'intérêt de ses tragédies, c'est qu'il n'est pas inquiet de lui seul, et qu'il s'y occupe des autres autant que de lui. Le sentiment des dangers qu'il court le fait songera ses compagnons d'infortune; il cherche à les soutenir et à les fortifier. Il leur rappelle que c’est « quand on reste fort on ne peut pas être malheu­reux (3)». N'ont-ils pas d'ailleurs une ressource assurée contre cette dure oppression : « Tout le monde, leur dit-il, peut nous arracher la vie, mais personne ne peut nous arracher la mort (4).

1. Thyestes, 446.
2.Tac, Ann., XV, 45.
3  Herc. Fur. 464.
4- Phaen., 152

— Celui qui sait mourir ne sera jamais esclave. (1)» Il les console encore en leur montrant que, quelque triste que paraisse la condition des sujets, elle l'est moins que celle du maître. Il ne peut pas échapper à tous les yeux ouverts sur lui : « sa maison est transparente et laisse apercevoir tous ses défauts (2) ». Il n'a point d'amis, il ne doit compter sur le dévouement de personne : « la fidélité ne met jamais les pieds sur le seuil des palais (3) ». Il sait les dangers qui le menacent et passe sa vie dans un continuel effroi. « Quand on gou­verne avec un sceptre de fer, on tremble devant les gens qu'on fait trembler ; la peur retourne à celui qui l'inspire. (4) » Et cet homme qui ressent lui-même les frayeurs qu'il fait éprouver aux autres, c'est bien l'empereur ; il n'est pas possible d'en douter quand on lit les vers sui­vants : « Celui qui dispense les couronnes à son gré, de­vant qui les nations tremblantes fléchissent le genou, qui d'un signe de tête désarme le Mède, l'Indien et les Dahes redoutés des Parthes, celui-là n'est pas lui-même exempt d'inquiétude sur son trône ; il frémit en son­geant aux caprices de la fortune et aux coups imprévus du sort qui bouleversent les empires. (5) » Après l'avoir ainsi désigné clairement à son public, il se permet de lui dire : « Vous donc à qui le souverain de la terre et des mers a remis le droit terrible de vie et de mort sur tous les hommes, quittez cet air superbe et arrogant. Le sort dont vous menacez vos sujets, vous pouvez l'éprouver vous-mêmes ;

\. Herce, fur., 426.
2. Agam., 148.
3. Agam., 285.
4.Oedip., 705.
5. Thyestes. 600

maîtres des autres, vous avez un maître là-haut qui dispose de vous. (1) » Ce qui rend le pouvoir suprême si fragile, si incertain, c'est que le prince est sûr d'être détesté. « Il y a deux choses qui ne se séparent pas, la haine et le trône. (2) ». Comment pourrait-il résis­ter à toutes ces colères qu'il soulève ; il y succombera nécessairement un jour, surtout s'il abuse de sa puis­sance. Le poète lui prédit cette chute inévitable (3), et non seulement il la prédit, mais il la désire et l'appelle ; il arme, autant qu'il le peut, le bras des mécontents, et justifie d'avance le coup de poignard qui délivrera Rome et le monde d'un mauvais prince. « On ne peut pas, dit-il, immoler de victime plus agréable à Jupiter qu'un roi injuste (4). » Voilà ce qui se disait, ce qui s'applaudissait dans les salles de lecture, à quelques pas du Palatin, ce que répétaient et commentaient les ennemis du prince, ce qui faisait le lendemain l'entretien de Rome entière. Nous aurions vraiment peine à comprendre comment onosait parler si librement sous Néron (5) si nous ne savions combien ce gouvernement était de sa nature incertain et indécis, tantôt tolérant et tantôt implacable, laissant faire ici ce qu'il défendait ailleurs, et punissant chez l'un ce qu'il avait souffert d'un autre.

1. Il est clair que Sénèque fait ici allusion à l'une de ces défaites des Parthes qui eurent lieu de son tempe. Ne serait-il pas question des victoires de Corbulon  ?
2.Phoen.,655.
3. Med., 196.
4. Herc. fur., 923.
5. Il est très probable qu'une grande partie des tragédies de Sénèque fut composée et lue après sa disgrâce et peu de temps avant sa mort. Tacite dit qu'on l'accusait de faire des vers plus fré­quemment depuis que Néron avait pris le goût de la poésie (Ann., XIV, 52); l'accusation n'avait de force que si Sénèque composait des pièces de théâtre comme Néron.

Mais d'ordinaire, pour courir moins de risque, on parlait plus bas. Les audacieux seuls (lisaient leur pen­sée en public; les autres ne se confiaient qu'à quelques amis. Au premier abord il ne parait guère possible que rien nous soit parvenu de ces confidences. Elles ne sont pas pourtant tout à fait perdues pour nous; les historiens nous les ont souvent conservées. Ils les ont recueillies de la bouche des contemporains et leur ont fait une place importante dans leurs récits. Tacite, Suétone, Dion lui-même, en sont pleins. C'est de là que viennent ces bruits contradictoires, entre lesquels ils ont tant de peine à se prononcer, ces commentaires malveillants de tous les actes du prince, ces nouvelles invraisemblables, ces accusations étranges qu'ils rapportent en les démen­tant. Ils nous ont donc transmis quelque chose de cette opposition timide qui restait dans l'ombre, qui ne par­lait qu'à demi-mots, et nous pouvons l'apprécier en les lisant.
Ce qu'on remarque d'abord, c'est que plus elle était cachée, plus elle était implacable. Rien n'échappait à la malveillance de ces gens d'autant plus hardis en secret qu'ils étaient forcés d'être plus retenus en public. Ils n'étaient jamais contents de rien. Il leur arrivait d'atta­quer des mesures excellentes dont ils ne voulaient pas comprendre la portée. Tout servait de prétexte à leur mauvaise humeur. Tibère ne pouvait rien faire dans les premières années qu'on ne l'interprétât mal : on le blâ­mait de rester à Rome pendant la révolte des légions de Germanie (1) ; il est vrai qu'on l'aurait encore plus blâmé s'il en était sorti. On lui en voulait de fuir le spectacle des gladiateurs (2) : cette haine des fêtes populaires n'était- elle pas la preuve d'un esprit morose et ténébreux?

1. tac., Ann., 1,48.
2. tac., Ann., I, 76.

Mais en même temps on ne pardonnait pas à son fils Drusus d'y prendre trop de plaisir. On accusait son insatiable vanité quand il acceptait les honneurs qui lui étaient offerts, et on le traitait de dédaigneux s'il les rejetait. Quand il défendit qu'on lui élevât un temple en Espagne et qu'il refusa de prendre sa divinité au sérieux, sagesse dont la postérité doit lui savoir gré, on prétendit que c'était d'une âme vulgaire: «Les grands hommes, disait-on, aspirent aux grandes récompenses, et qui méprise la gloire méprise aussi la vertu (1) ». Après une inonda­tion du Tibre, qui avait dévasté tous les quartiers bas de Rome, on eut la pensée de prévenir le retour de ces ravages en donnant un autre écoulement aux lacs et aux rivières qui grossissaient le fleuve. Il se trouva des gens pour se plaindre de cette mesure. Ils disaient que  « la nature avait sagement pourvu aux intérêts des mortels, et que c'était un crime d'essayer jamais de la contrain­dre et de la corriger»; ils allaient jusqu'à prétendre qu'on humilierait le Tibre si l'on diminuait la masse de ses eaux, et qu'il s'indignerait de couler moins glo­rieux (2) ». Voilà des raisons bien singulières, et les habi­tants du Velabre trouvaient sans doute qu'il valait mieux protéger leurs maisons que de conserver la gloire du Tibre; mais il fallait tout attaquer et trouver partout quelque motif de se plaindre. C'était l'unique pensée de la plupart de ces mécontents du grand monde.

i.tac., Ann., IV, 38.
2. tac.. Ann., 1, 79.

IV
Que voulait l'opposition? — Raisons qui ont fait croire qu'elle était républicaine. — L'opposition dans les écoles. — L'oppo­sition des philosophes. — Sénèque. — Thraséa. — La politique d'abstention. — Pourquoi les philosophes étaient mécontenta
Cette opposition, telle que nous venons de la décrire, était mesquine, tracassière, irritante : on comprend qu'elle ait souvent impatienté les empereurs; mais leur créait-elle des dangers réels? Il faudrait l'établir pour justifier les violences dont ils ont usé contre elle. C'est aussi ce qu'ont essayé de faire les politiques qui, de nos jouis, entreprennent de réhabiliter l’empire romain. Ils préten­dent que les Césars se sont trouvés engagés avec l'aristocratie dans une lutte sans pitié, que provoqués sans cesse par elle, menacés dans leur existence et dans leur pouvoir, ils n'ont fait en la frappant que se défendre, et qu'ils ne pouvaient l'épargner sans se perdre. Ils nous représen­tent tous ces mécontents comme des adversaires déclarés et systématiques du régime impérial; ils soutiennent que c'étaient des républicains (1), qu'ils voulaient détruire le gouvernement nouveau et rétablir celui que César et Octave avaient renversé.
Ce qui paraît leur donner raison, c'est la sympathie avec laquelle tout le monde alors parle de la république. Son nom est dans toutes les bouches, et l'on cite ses grands hommes à tout propos.
1. Nous pouvons employer ce nom de républicains, sans faire d'anachronisme, pour désigner les partisans du régime qui avait précédé l'empire. Tacite se sert du mot « respublica » dans ce sens.

Il nous semble d'abord assez difficile d'admettre que ces éloges ne contiennent  pas quelques regrets, et nous croyons qu'on n'était pas un ami de Caton sans être un ennemi de l'empire. N'ou­blions pas pourtant que, s'il fallait voir des conspirateurs dans tous ceux qui vantent ainsi le passé, au pre­mier rang des factieux on devrait mettre les Césars. Personne n'a plus abusé qu'eux de ces anciens souve­nirs ; loin de les regarder comme une protestation contre leur puissance, ils sont les premiers à les rappeler et à les célébrer. C'était une suite de l'habile politique d'Auguste. César avait renversé la république; Auguste voulut passer pour l'avoir rétablie : il prétendit en être le continuateur et l'héritier. Dès lors, il n'y avait plus d'opposition entre les héros républicains et lui : il se mit sans façon dans leur compagnie, et se servit de leur gloire pour rehausser la sienne. S'il ne dit pas ouvertement que César avait eu tort dans sa lutte contre Pompée, il le laissa dire par ses historiens et ses poètes1. Tout le monde était pompéien autour de lui, et il ne s'en fâchait pas. Ceux qui voulaient le flatter, comme Properce, dénaturaient l'histoire sans pudeur, et représentaient Actium comme une revanche de Pharsale2. Ne vit-on pas un prince de la maison impériale, celui qui fut plus tard l'empereur Claude, dont on avait fait un historien parce qu'on ne savait qu'en faire, composer un jour un ouvrage pour défendre Cicéron contre les calomnies de Gallus3. Ce serait donc une grande erreur de croire que tous ceux qui parlaient avec tant de respect des hommes et des choses de l'ancien temps regrettaient le gouvernement ancien et qu'on ne pouvait pas louer la république sans être républicain.

1. Virgile semble le dire quand il prie César de poser les armes le premier (Aen., VI, 36). Tite-Live discutait la question de savoir si ce n'était pas un malheur pour Rome que César fût né.
2. III, 2, 35.
3.Suét., Claud., 41.

Je ne voudrais pas prétendre sans doute qu'il n'y eût point de républicains alors, mais je crois qu'ils étaient rares1. C'était dans les écoles qu'il devait s'en trouver le plus. On n'apprenait à la jeunesse qu'un seul art, l'élo­quence ; or l'éloquence avait perdu plus que tout le reste à la ruine de la république. Elle a besoin de la liberté, la licence même ne lui est pas contraire. « La grande éloquence, dit Tacite, est comme la flamme; il faut des aliments pour la nourrir, du mouvement pour l'exciter, et c'est en brûlant qu'elle brille2. » Dans les orages d'un gouvernement populaire, un grand orateur peut arriver à tout. Un coup de fortune le jette au pouvoir et lui donne à la fois la gloire et la richesse. Ces hasards étaient rares sous le gouvernement nouveau, et l'élo­quence n'y tenait que peu de place. Aussi tous ceux que tentaient ces aventures et qui avaient hâte de parvenir, les esprits emportés, les tempéraments fougueux, der­niers produits des convulsions de la guerre civile, ceux que gênaient l'ordre et la régularité du régime impérial, Labienus, Cassius Severus, regrettaient amèrement la république et ne se cachaient pas pour le dire. Ce qui montre combien leurs opinions dépassaient l'opposition timide du grand monde, c'est qu'en général ils y étaient détestés.

1. C'est ce qu'exprimé si nettement Tacite dans une phrase con­cise, quand il dépeint l'état des esprits et des opinions à la mort d'Auguste. Il dit que quelques personnes regrettaient la liberté per­due, mais qu'elles n'étaient pas nombreuses, et que leurs plaintes restèrent sans résultat, « auci bona libertatis incassum disserere »(Ann., I, 4).
2. tac., De orat 36.

Ils s'étaient mis en révolte ouverte avec cette société élégante qu'ils scandalisaient par là hardiesse de leurs paroles et le cynisme de leur conduite, et l'on n'était pas loin de trouver que l'empereur faisait bien de les punir; mais ils avaient beaucoup d'influence dans les écoles. Orateurs célèbres au forum, ils ne dédaignaient pas ces exercices par lesquels les rhéteurs formaient leurs élèves et qu'on appelait des déclamations. Ils y portaient à la fois les qualités brillantes de leur élo­quence et l'audace de leurs opinions. On raconte que Labienus déclamait un jour sur un sujet aimé des rhé­teurs ; il s'agissait de ces spéculateurs qui recueillaient les enfants exposés et les estropiaient pour en faire des mendiants avantageux. Tous les orateurs s'apitoyaient sur les victimes, Labienus s'avisa de prendre le parti du bourreau. Il le défendit par l'exemple des princes et des grands seigneurs, qui n'avaient pas plus que lui le respect de l'humanité; qui entassaient les es­claves dans leurs maisons, qui les mutilaient pour les faire servir à leurs plaisirs, « qui, n'étant pas hommes eux-mêmes, voulaient empêcher les autres de l'être (1) » ; était-il juste de punir un misérable, quand ces grands coupables échappaient? Cette éloquence violente sédui­sait les jeunes gens. Labienus et Cassius Severus étaient à la mode chez les écoliers. Non seulement on imitait leur façon de parler, mais on partageait leurs sentiments politiques. Les sujets qu'on avait l'habitude de traiter chez les rhéteurs étaient encore ceux de l'ancien temps; là aussi il était beaucoup question du tyran, personnage d'une méchanceté hyperbolique, auquel on attribuait toute sorte de méfaits. Quel plaisir on éprouvait à le malmener !

1.Sén., Controv., 33.

Et comme la classe était heureuse le jour où, selon le mot de Juvénal, elle tuait en chœur le tyran (1) ! L'histoire contemporaine avait aussi pénétré dans les écoles, et l'on y traitait des sujets empruntés aux événe­ments de la veille. Dès le règne d'Auguste, la vie et la mort de Cicéron devinrent un thème de déclamations pour les élèves et les maîtres. On supposait, par exemple, qu'à ses derniers moments il délibère avec ses amis pour savoir s'il doit implorer le pardon d'Antoine et brûler ses Philippiques. L'occasion était bonne pour parler des proscriptions, et l'on ne se refusait pas le plaisir de flé­trir en passant « ces enchères sanglantes où l'on mettait à prix la mort des citoyens». Antoine était naturelle­ment le plus malmené des triumvirs : il n'était plus là pour se défendre ; mais les autres n'étaient pas non plus épargnés. On ne voulait pas admettre ces mensonges officiels qui montraient Octave faisant tous ses efforts pour arracher Cicéron à son collègue; on disait au grand orateur qu'il lui fallait mourir, qu'il n'avait à espérer de secours de personne, que, s'il était odieux à l'un des triumvirs, il était gênant pour l'autre, et que sa mort dé­livrait l'un d'un ennemi, l'autre d'un remords (2). Qu'on juge des applaudissements qui accueillaient ces paroles hardies !
Il y avait donc encore des républicains dans les écoles; les maîtres surtout, qui perdaient plus que tout le monde au gouvernement nouveau et que l'enthousiasme des élèves ne dédommageait pas des succès du forum, devaient regretter beaucoup le passé. Ces regrets étaient naturels, et l'on n'a pas de peine à les comprendre quand on parcourt ce qui nous reste de cette éloquence des rhéteurs.

1. Juv., VII, 151.
2. Sén,, Suas., 6.

Que de forces perdues ! Que d'esprit, que de talent dépensés sans profit! Quelle finesse d'observations! Quelle vigueur de pensées ! Et qu'il est malheureux qu'au moment où l'éloquence romaine, arrivée à la per­fection, s'élançait dans toutes les voies, l'empire l'ait brusquement renfermée dans l'école ! Quel orateur, par exemple, que ce Porcius Latro, s'il avait été jeté dans des luttes dignes de son talent! Sénèque nous dit qu'il y avait dans son éloquence d'admirables élans et des dé­faillances subites (1); s'il lui arrivait d'être inférieur à lui-même, s'il paraissait par moments s'abandonner, n'est-ce pas parce qu'il avait le sentiment secret de la futilité de son œuvre et de ce qu'il aurait pu faire en d'autres temps? Son rival Albutius Silus avait soin de glisser dans ses discours des mots vulgaires .pour ne pas paraître uniquement un artisan de style (2). Ce métier de rhéteur, qu'il faisait avec tant de gloire, lui répugnait, et il ne cachait pas ses regrets pour une forme de gouvernement qui lui aurait permis d'être un orateur politique. Un jour qu'il plaidait à Milan et qu'on voulait empêcher ses audi­teurs de l'applaudir, il se tourna vers la statue de Brutus, et l'appela le soutien et le défenseur des lois et de la liberté (3). Si les maîtres, des hommes graves et posés, étaient souvent républicains, les élèves devaient l'être bien plus encore. Seulement il est probable que l'ardeur de ces sentiments ne se soutenait pas. Une fois entrés dans la vie réelle, ces jeunes gens oubliaient leurs opi­nions anciennes.

1. Controv., I, préface.
2. Sén., Controv., VII, préface.
3.Suét., De rhet., 6.

Quelques-uns de ceux qui à l'école tuaient le tyran avec le plus d'énergie, et qui conseillaient résolument à Cicéron de mourir plutôt que de se déshonorer, désireux d'arriver vite, prenaient le chemin le plus court et se faisaient délateurs. Les plus honnêtes devenaient prudents pour se sauver et ne refusaient pas de payer leur sécurité de quelques flatteries ; mais tous s'accommodaient en principe du régime qui exis­tait; tous s'accordaient à reconnaître que la vaste éten­due de l'empire, la variété des peuples qui le compo­saient, les ennemis qui se pressaient à ses frontières, exigeaient que le pouvoir fût concentré pour être plus fort et mis dans la main d'un seul homme.
Aussi n'était-ce pas des orateurs que se méfiaient sur­tout les Césars ; les philosophes leur étaient plus sus­pects, et ils les regardaient comme les véritables ennemis de l'empire. A partir de Tibère, une sorte de persécu­tion fut organisée contre eux, et elle continua sans re­lâche jusqu'aux Antonins. Ils furent souvent atteints iso­lément, quelquefois frappés en masse : sous Néron, sous Vespasien, sous Domitien, on les exila tous de Rome et de l'Italie.
Qu'avaient-ils fait pour mériter ces rigueurs ? Ils pas­saient pour être mécontents du régime nouveau et pour regretter l'ancien. On les accusait de prendre pour mo­dèles les Tubéron, les Favonius, les Brutus, c'est-à-dire les républicains les plus décidés. « C'est une secte, di­saient les délateurs en parlant des stoïciens, qui n'a jamais produit que des intrigants et des rebelles (1). » Cette opinion était fort répandue même parmi les esprits modérés, et Sénèque éprouva le besoin d'y répondre. Il le fit dans une lettre célèbre où il essayait de prouver que les princes n'avaient pas de sujets plus fidèles et plus dévoués que les philosophes.

1. tac., Ann., XVI, 23.

 « Parmi les voyageurs, disait-il, qui naviguent sur une mer tranquille, ceux-là gagnent le plus au calme des flots et se croient surtout les obligés de Neptune qui transportent les marchandises les plus riches » ; c'est ainsi que la paix publique est plus pré­cieuse à ceux qui s'en servent pour arriver à la sagesse. Comme ils en font un meilleur usage que les autres, ils en apprécient mieux le bienfait et sont plus reconnais­sants à celui qui le donne (1). Il est sûr que, pour son compte, Sénèque est aussi peu républicain que possible et qu'il a fait, en plusieurs endroits de ses ouvrages, des professions de foi politique qui ne laissent aucun doute sur ses opinions. La monarchie sous un roi juste lui semblait le meilleur des gouvernements (2), il ne pensait pas qu'on pût revenir à l'ancienne forme de la répu­blique, du moment qu'on avait perdu les anciennes mœurs (3), et il a dit plusieurs fois qu'il croyait l'auto­rité impériale nécessaire au salut de Rome : « S'il nous arrivait par quelque accident de secouer le joug, et si nous ne souffrions pas qu'il nous fût remis sur la tête, cette admirable unité, ce vaste édifice de notre empire se briserait en pièces. Rome cessera de commander le jour où elle cessera d'obéir (4). » II est vrai que Sénèque a toujours à la bouche le nom de Caton, ce qui pourrait le rendre suspect d'aimer la cause que Caton a si noble­ment servie, mais il faut remarquer que les éloges qu'i] lui donne d'ordinaire n'étaient pas de nature à le com­promettre. Il ne veut voir en lui qu'un philosophe, il le blâme

1. Epist., 73.
2 De benef., II, 20.
3. Ibid.
4. De clem., 1, 4.

d'avoir été un patriote etun républicain; il trouve qu'en se mêlant aux affaires publiques il s'est abaissé, « Que vas-tu faire, lui dit-il, dans celle mêlée? il ne s'agit plus de la liberté, elle est depuis longtemps perdue. On veut savoir auquel des deux rivaux appar­tiendra la république : que t'importe ce débat? aucun parti n'est digne de toi (1). » Ce Caton ainsi corrigé, qui, sous prétexte d'être un sage, cesse d'être un citoyen, qui plane trop au-dessus de l'humanité pour s'occuper de nos querelles mesquines et s'est désintéressé entiè­rement des affaires politiques, ne pouvait plus porter ombrage aux Césars, et il était permis de le louer sans paraître un rebelle (2).
Les sentiments de Sénèque devaient être ceux de presque tous les philosophes de ce temps. Le plus cé­lèbre d'entre eux, l'honnête Thraséa, ne me paraît pas non plus un ennemi décidé de l'empire. Nous nous le figurons ordinairement comme un personnage austère, d'une humeur dure et frondeuse : c'était au contraire un homme du monde dont la maison était fréquentée par des hommes et des femmes de bonne compagnie. Il ai­mait beaucoup le théâtre, et à Padoue, sa patrie, il avait un jour paru sur la scène en costume tragique, ce qui aurait fort scandalisé les anciens Romains (3). Il était, selon Pline, d'une admirable douceur, et ne voulait pas qu'on reprit durement même les plus grands coupa­bles. « Quand on déteste trop les vices, disait-il souvent, on n'aime pas les hommes (4). »

1.Epist., 14.
2. Ce qui prouve qu'on pouvait faire l'éloge de Caton sans être un factieux, c'est que Pétrone n'a pas hésité à le célébrer en termes magnifiques dans son poème « De bello civili».
3.Tac.,Ann., XVI, 2l.
4.Pline, Epits., VIII, Sa.

Aussi mit-il beaucoup de discrétion et de savoir-vivre dans son opposition. Il n'avait rien de raide ni de violent. S'il croyait devoir prendre la parole au sénat pour s'opposer à quelque me­sure fâcheuse, il commençait par faire l'éloge de l'empe­reur, qu'il n'hésitait pas à appeler un excellent prince, egregius princeps, — cet excellent prince était Néron (1) ; — encore ne se permettait-il que rarement de ces éclats ; il aimait mieux ne protester que par son silence. Quand Néron chantait, il se gardait bien de s'endormir comme fit un jour Vespasien, qui faillît payer de sa vie cette im­politesse; il applaudissait même aux bons endroits, seu­lement on trouvait son enthousiasme trop modéré. Dans ces scènes étranges, où les sénateurs effarés, s'enivrant eux-mêmes de leurs acclamations, finissaient par arriver à une sorte de délire de flatterie, Thraséa était plus froid que ses collègues, mais il votait comme tout le monde (2). Il faisait exprès de ne dire son opinion tout entière que quand il s'agissait d'affaires peu importantes, auxquelles il croyait l'empereur indifférent (3) ; ce sont ces ménage­ments habiles qui l'ont préservé si longtemps de la co­lère du prince. Rappelons-nous que, quoiqu'il passât pour le plus honnête homme de l'empire, il n'a été qu'une des dernières victimes de Néron.
L'opposition des philosophes n'était donc pas aussi factieuse que le prétendaient les délateurs. Le seul prétexte qu'ils aient pu donner aux reproches qu'on leur adressait de s'entendre et de conspirer c'est que, dans des circonstances semblables, ils se conduisaient de la même façon :

1.tac., Ann., XIV, 48.
2. tac,, Ann., XIV, 12.
3. tac., Ann., XII, 49.

quand ils voyaient qu'on ne pouvait plus paraître au sénat avec honneur, ils se décidaient à n'y pas venir, ou, s'ils y venaient, ils se résignaient à se taire. « Ils ne demandaient pour eux qu'une liberté, la plus petite de toutes, celle de ne rien dire (1)» c'était précisément ce qu'on voulait le moins leur accorder. Quand on ne pouvait pas les convaincre de conspiration ouverte, on les accusait d'une sorte de complot d'absten­tion. Dans ces limites, je crois que l'accusation était -juste, et presque tous paraissent l'avoir méritée. Vers la fin de sa vie, Sénèque conseillait à Lucilius de s'éloi­gner des affaires (2). En même temps, il remplissait ses tragédies de tirades sur les charmes de la médiocrité, sur le bonheur de vivre «loin des sommets glissants du pouvoir» et de mourir «vieillard plébéien (3)» Quand il jugea le temps venu de pratiquer lui-même les conseils de retraite qu'il donnait aux autres, pour que sa déter­mination ne fût pas mal interprétée, il demanda l'agré­ment du prince. Il lui offrit de lui rendre les biens qu'il en avait reçus, et le pria de le laisser se retirer de la cour (4). Néron refusa de le lui permettre. Vers la même époque, Thraséa, qui n'avait pas voulu féliciter l'em­pereur de la mort de sa mère, ni décerner les honneurs divins à Poppée, cessa tout à fait de prendre part aux affaires publiques. Comme il tenait à ne pas s'associer à des mesures qu'il trouvait coupables, et qu'il ne voulait pas pourtant sembler un factieux en les attaquant en face, il s'éloigna du sénat et s'abstint pendant trois ans d'y paraître. Les délateurs en profitèrent pour le perdre.

1. sén., (Edip., 523.
2. Epist., 19 et sq.
3. SÉN., Thyeste, 390.
4. tac., Ann., XIV, 53.

Ils représentaient à Néron que, dans les provinces et les armées, on lisait le Journal officiel de Rome, qui con­tenait les sénatus-consultes et le nom de ceux qui les avaient votés, afin de savoir « ce que Thraséa n'avait pas voulu faire (1)». Néron écrivit aux sénateurs pour se plaindre de ceux qui abandonnaient les devoirs de leurs fonctions et qui encourageaient par leur exemple l'in­souciance des autres, et Thraséa « déserteur de la chose publique fut condamné à mourir. Voilà donc quelle était la dernière limite, la suprême audace de cette op­position qui coûta si cher aux philosophes! Elle n'osait pas se manifester par des actes précis et directs, et n'alla jamais plus loin que le silence et l'abstention. Cette con­duite peut expliquer la haine que les mauvais princes leur témoignaient; elle ne saurait certainement justifier les traitements qu'ils leur ont fait subir.
Non seulement on a fort exagéré la portée de leur opposition, mais on en méconnaît tout à fuit le principe. Sans doute ils n'aimaient pas les mauvais princes : on n'en peut pas être surpris ni le leur reprocher; mais ils délestaient leurs vices et non leur pouvoir. Ce pouvoir en réalité ne les gênait guère et ils s'en accommodaient volontiers. Presque tous ces sages affectaient de regarder d'un œil de mépris le train des choses d'ici-bas, et s'oc­cuper des détails d'un gouvernement leur semblait un métier médiocre. Ils professaient d'ailleurs que l'âme peut et doit s'abstraire du corps, qu'elle se fait à elle-même sa destinée et sa fortune, que les accidents de la vie n'ont pas de prise sur elle, qu'elle peut être heu­reuse au milieu de la misère et des tourments, libre dans lesfers.

1. tac., Ann., XVI, 22.

Dès lors le régime sous lequel on vivait impor­tait peu, et même les plus hardis souhaitaient qu'il fût rigoureux pour exercer leur vertu, comme un dévot dé­sire la souffrance et la pauvreté qui le font arriver plus vite au ciel. L'opposition qu'ils faisaient aux Césars n'était donc pas tout à fait politique dans son principe, mais plutôt morale. Ce qui les préoccupait surtout, c'était l'observation des règles ordinaires de l'honnêteté, et leurs blâmes frappaient dans l'empereur l'homme plus que le souverain. Ils lui reprochaient l'exagération de ses fêtes, les excès de sa table, son faste, ses débau­ches, son inhumanité, ou plutôt ils l'enveloppaient dans les anathèmes qu'ils lançaient sur tous leurs contempo­rains; mais d'ordinaire ils n'allaient pas plus loin, et s'ils avaient eu le bonheur de voir au Palatin un prince honnête et rangé, comme fut plus tard Marc-Aurèle, bon époux et tendre père; attaché à ses devoirs, scrupuleux à s'observer, fuyant volontiers la foule pour rentrer en lui-même, ils se seraient tout à fait accommodés de lui et n'auraient rien souhaité de plus (1). Ce n'étaient donc pas des factieux, comme le disaient les délateurs; .on peut même prétendre que cette sorte d'indifférence qu'ils recommandaient pour les choses extérieures, ce pen­chant à placer toutes leurs satisfactions dans leur âme et à se détacher du reste, servaient le régime établi et lui faisaient des sujets paisibles. Mais, si cette opposition était sans danger pour l'empire, elle était très dés­agréable à l'empereur.

1. Je ne veux pas dire que Marc-Aurèle ait désarmé ces gens qui faisaient profession d'être mécontents de tout. Il s'en trouva, sous son règne, qui continuèrent à se plaindre. Son historien fait remar­quer à ce propos qu'il n'y a pas de prince, si bon qu'il soit, que la malveillance ait épargné. hist. aug.~, Marc. Anton., 15.

Elle prenait la forme d'une leçon, et il n'y a rien qui impatiente plus que de recevoir des leçons dans une certaine fortune. On ne supporte pas facilement, lorsqu'on est le maître, ces ré­primandes de précepteur mécontent. Quand Néron ren­trait dans son palais, en costume de cocher ou de comé­dien, ou qu'il revenait de battre les gens la nuit, ce qui était un de ses plaisirs les plus chers, il entrait sans doute en fureur s'il lui arrivait de rencontrer quelques-uns de ces personnages au teint pâle, au maintien grave, au costume sévère, qui semblaient se trouver sur sa route pour lui rappeler ses devoirs (1). Aussi avait-il pour les philosophes une haine mortelle, et il n'était pas difficile de lui persuader que c'étaient des conspira­teurs profonds, qui préparaient toujours dans l'ombre quelque grande entreprise, des ennemis jurés de l'em­pire, qui travaillaient à restaurer l'ancien gouverne­ment.
Ces reproches n'étaient pas fondés; quoique préten­dissent les délateurs, l'opposition n'avait en général ni des visées si hautes, ni des principes si arrêtés. Quand les princes voyaient des conspirateurs habiles et résolus dans ces gens du monde, coupables de quelques bons mots, ils leur faisaient trop d'honneur. Ceux qui conspi­raient réellement se gardaient bien d'en rien dire; les autres parlaient sans dessein, au hasard, pour soulager leur haine. Ils n'avaient pas de projet arrêté, ils ne cher­chaient pas à s'entendre, ils ne formaient pas un parti. Les plus résolus souhaitaient avec ardeur d'être délivrés de l'empereur qui régnait, mais en général leur pensée n'allait pas plus loin. Ils avaient plus de haine pour l'homme que pour le régime, ils ne voulaient pas chan­ger de gouvernement, mais de maître. Il pouvait donc se trouver à Rome, parmi les mécontents, des républicains isolés, mais je ne crois pas qu'il existât sous l'empire de parti républicain.

1. tac., Ann., XVI, 22.

CHAPITRE III
l'exil d'ovide
Nous avons vu qu'Auguste, vers la fin de son règne, changea de politique envers ceux qui se permettaient d'être mécontents et de le dire. Il avait longtemps affecté de mépriser leurs attaques, il commença à les punir sé­vèrement, et sembla disposé à ne plus souffrir d'opposi­tion autour de lui. C'est à ce moment que le poète Ovide fut chassé de Rome et banni aux extrémités du monde. Cet exil est l'un des événements les plus curieux et les plus obscurs de cette époque. La cause en est restée très douteuse: l'édit impérial qui reléguait le poète dans les contrées sauvages du Pont-Euxin ne lui reprochait que d'avoir publié l'Art d'aimer; mais personne n'ignorait à Rome que l'immoralité de ses écrits n'était pas le seul motif de son châtiment. On disait qu'il avait commis en­vers l'empereur une faute plus grave et plus person­nelle; on le disait, mais tout bas, et aucun écrivain de l'antiquité ne nous a révélé de quelle nature était cette faute. Le seul document qui nous reste pour le savoir, ce sont les ouvrages mêmes d'Ovide; il me semble qu'ils suffisent pour nous éclairer. Ceux qu'il a écrits pendant son séjour à Rome nous permettent d'apprécier le motif officiel qu'on donnait à son exil; ceux qu'il a composés plus tard peuvent nous en faire découvrir la cause se­crète. Il faut les étudier les uns et les autres, si nous voulons essayer de résoudre ce problème historique.

I
Jeunesse heureuse d'Ovide. — Attrait qu'il ressent pour son siècle. — Goût que son  siècle  éprouva  pour lui.  — Ses   Amours. —,    L'Art d'aimer. — Reproches qu'on adresse à cet ouvrage. — Réponse qu'il fait à ces reproches.
Je ne croîs pas qu'il y ait jamais eu quelqu'un d'aussi heureux qu'Ovide jusqu'à son exil. Pendant cinquante ans la vie lui fut bien plus douce qu'elle n'a coutume de l'être aux poètes. Horace et Virgile, ses grands prédé­cesseurs, n'ont pas eu une destinée aussi égale ni peut-être des succès aussi incontestés. Il ne fut pas obligé, comme eux, de lutter contre des nécessités fâcheuses; il était de ceux qui, grâce à leur naissance et à leur fortune, trouvent leur place faite dans le monde dès qu'ils y arrivent. Sa famille portait un nom honorable et occupait un rang distingué; son père avait de l'aisance et tenait beaucoup à la conserver. Il s'est plaint, quand il était jeune, de cette qualité paternelle qui restreignait ses libéralités (1), mais il en a profité plus tard. Lui-même, parmi toutes ses folies, ne fut jamais un dissipateur. Nous savons qu'il payait plus volontiers ses amours en beaux vers qu'en argent comptant; aussi n'eut-il pas besoin, comme la plupart de ses confrères, de se mettre à la solde d'un protecteur pour vivre. Sa renommée commença dès ses premières années.

1. Am., 1, 3, 10.

Il fut un écolier célèbre, et le souvenir de ses improvisations pathétiques se conserva longtemps chez les rhéteurs (1). A vingt ans, il lisait ses vers devant des réunions nombreuses. Horace et Tibulle, Virgile et Properce existaient encore; Rome, dont l'at­tention était occupée par ces grands génies, avait le droit d'être distraite ou indifférente pour les autres ; cependant elle prêta l'oreille aux débuts de ce jeune homme, et depuis ce moment elle ne cessa plus de l'applaudir. «J'ai eu cette fortune, nous dit-il, d'obtenir de mon vivant toute la gloire qu'on n'accorde qu'aux morts (2). »
Ce qui achevait son bonheur, c'est qu'il était aussi heureux par lui-même que par les autres. Il n'avait pas un caractère à prendre mal la vie. C'est assez l'usage que les poètes, quand ils manquent de malheurs réels, s'en forgent d'imaginaires. Ordinairement le présent leur déplaît ; ils habitent plus volontiers le passé ou l'avenir et rapportent de ces voyages mille raisons de se plaindre de ce qui les entoure. Ovide au contraire aimait son temps et se sentait fait pour y vivre. « Que d'autres, dit-il, regrettent l'antiquité ; moi, je me félicite d'être né dans ce siècle, c'est celui qui convient à mes goûts (3). » Dans les passages mêmes où, pour paraître un homme grave et pour plaire à l'empereur, il affecte de vanter les vertus antiques, il trouve moyen de nous faire con­naître ses sentiments véritables. Après avoir célébré dans une belle tirade ce temps heureux où l'on prenait les consuls à la charrue et où l'on couchait sur la paille avec une botte de foin pour oreiller, il s'empresse d'ajouter sournoisement :

1. sén., Controv., 10.
2. Trist., IV, 10,121.
3. Ars am., III, 121

« Nous louons les gens d'autrefois, mais nous vivons comme ceux d'aujourd'hui (1) » ; ce qui n'était que trop vrai.
Quand on est si occupé, si épris de son temps, on n'aime pas à s'en séparer, on en porte toujours avec soi le souvenir, on en donne le caractère à toutes les époques qu'on étudie. C'est ce qu’à fait Ovide et ce qui le distingue des autres écrivains de ce siècle. L'imagination de Virgile se complaisait à vivre dans les temps reculés et primitifs où il a placé ses héros. Je me figure qu'une des créations dont il devait être le plus heureux était celle du bon roi Évandre, un vrai roi de l'âge d'or, qui se promène escorté de deux chiens pour toute garde, et que le chant des oiseaux éveille dans sa cabane. Tite-Live disait, dans une phrase célèbre, qu'en racontant l'antiquité son âme devenait antique. Ovide fait le contraire : il ramène à lui l'antiquité au lieu d'aller vers elle; il la voit à travers son temps et lui en donne les couleurs. Sa méthode ordinaire consiste à la moderniser. Ce qui donne à ce procédé un charme piquant, c'est que le poêle l'emploie sans effort et avec une sorte de naïveté : il décrit le passé comme il le voit. Ses premiers ouvrages ont déjà ce caractère: les jeunes femmes ou les jeunes filles qu'il fait parler dans ses Héroïdes sont des contemporaines d'Auguste, des personnes du monde, spirituelles et bien élevées, qui n'ont rien de la simplicité antique. Elles sont sans cesse occupées à écrire à leurs maris ou à leurs amants ; elles en attendent et obtiennent des réponses, ce qui suppose un commerce de lettres assez actif entre toutes les parties du monde; les messagers pénètrent même à Naxos, dans celle île déserte où Ariane aban­donnée se console en composant une épître touchante à celui qui vient de la quitter.

1. Fast., I, 225.

Tous les détails ont le même caractère. Les héros du siège de Troie, de retour chez eux, racontent leurs exploits après boire, tout à fait comme les légionnaires romains. Paris est un petit-maître qui, à la table même de Ménélas et en sa présence, déclare son amour à Hélène avec tous les procédés qui seront plus tard décrits dans l'Art d'aimer. Hélène, qui n'est pas insensible à la beauté du Phrygien, est pourtant fort embarrassée pour lui répondre. C'est la première lettre d'amour qu'elle écrit, et elle envie le bonheur des femmes qui ont plus d'habitude qu'elle, felices quibus usus adest (1)! Nous voilà bien loin d'Homère, et il n'est pas surprenant que les admirateurs fervents de l'anti­quité se soient plaints qu'Ovide l'ait profanée ; mais pour comprendre ses ouvrages il faut les lire comme il les a composés et ne pas lui demander ce qu'il ne voulait pas faire. Ce n'est pas un de ces artistes sévères qui cherchent à se pénétrer des chefs-d'œuvre antiques et à les repro­duire avec respect. Il joue sans cesse avec le passé, il a le sourire aux lèvres quand il en parle. On a bien eu raison de le comparer à son compatriote l’Arioste ; il lui ressemble par la façon dont il traite les vieux souvenirs et les anciennes légendes. Tous deux aiment à les raconter, mais tous deux ne se font aucun scrupule de s'égayer en les racontant; ils se tiennent à mi-chemin entre le sérieux et l'ironie. C'est ce qui fait leur princi­pale originalité, c'est ce qui leur a donné leurs plus grands succès. Virgile nous dit que de son temps la mythologie était usée ; Ovide l'a rajeunie en la dénaturant, et tous ceux qui lisaient ses vers, étonnés du charme nouveau qu'il savait donner à ces vieux récits,

1. Heroid., XVII, 145.

surpris de voir ces héros redevenir chez lui vivants et jeunes en s'accommodant à leurs usages, à leurs opi­nions, àleur vie, le proclamaient sans hésiter le premier poète de son temps. Ces éloges étaient sans doute exagérés, mais au moins ils étaient sincères. Cette société se retrouvait en lui et se louait elle-même en le louant. Personne ne la représente mieux qu'Ovide. C'est lui qu'il faut lire, si l'on veut savoir ce qu'elle était devenue dans la seconde moitié du règne d'Auguste. Etudiée dans ses ouvrages, elle res­semble peu aux portraits de fantaisie qu'on en fait d'ordinaire. On a coutume de s'apitoyer sur elle, et on la plaint beaucoup d'avoir perdu la liberté. La perte est grande assurément, mais elle la supportait sans peine. Comme elle avait vu seulement les derniers et désastreux combats soutenus pour la défendre ou pour la remplacer, ou peut dire qu'elle en avait souffert sans la connaître. Aussi ne l'a-t-elle jamais regrettée. Elle appartenait tout entière au présent ; pas plus qu'Ovide, elle n'avait de ces retours importuns de mémoire qui jettent toujours quelque amertume dans les plaisirs dont on jouit. A la place des affaires publiques, dont elle ne s'occupait guère, elle avait d'autres sujets de distraction qu'elle préférait. L'intérêt de l'existence était changé. On ne le mettait plus comme autrefois à conquérir l'influence politique, à gouverner les partis, à passionner les assemblées ; on le mettait à briller dans les réunions polies, à les occuper de la réputation de son esprit ou du bruit de ses aven­tures. C'était un monde d'oisifs très affairés, in otio negotiosi, et ces mille riens si importants dont se compose la vie mondaine leur ôtaient le loisir de regretter l'activité virile qu'ils avaient perdue. Telle est l'idée que je me fais des contemporains d'Ovide en lisant ses œuvres. Je n'oserais pas dire tout à fait que ce fut une époque heureuse : le bonheur, dans son sens le plus général, contient aussi ce plaisir sérieux qu'on éprouve à se sentir le maître de soi-même, à diriger ses destinées, et l'on s'était mis alors sous l'entière dépendance d'un homme ; c'était au moins une époque parfaitement satis­faite de son sort. Aucune autre n'a mieux joui des biens qu'elle possédait et moins songé à ceux dont elle était privée.
On comprend que  cette société convînt à Ovide et qu'il se soit félicité d'y vivre : personne n'était mieux fait que lui pour s'y plaire. Qu'il y ait obtenu des succès de tout genre, qu'il y ait longtemps vécu de la vie des gens de son âge et de son rang, nous pourrions le supposer, même s'il nous l'avait caché, et il a pris la peine de nous le dire. Ses Amours contiennent l'histoire de sa jeunesse, et l'on y voit, à toutes les aventures qu'il raconte, que cette jeunesse fut très dissipée. Il est vrai que plus tard, dans son exil,  il  a beaucoup  cherché à atténuer le mauvais effet de ses premiers ouvrages.  Ses lettres à l'empereur et à ses amis sont pleines de désaveux. Il voudrait nous faire croire que ses mœurs valaient mieux que ses écrits, et que « si sa muse a été légère, sa vie au moins a été pure (1) ». Il est bien possible en effet qu'il y ait beaucoup d'inventions et de mensonges dans tous ces récits qu'il nous a faits. Ses vers ne sortent pas du cœur comme ceux de Catulle ; on ne trouve pas dans ses élégies de ces confidences involontaires qu'arraché la pas­sion, et qui portent avec elles l'accent de la vérité. Je me le figure plutôt comme un débauché d'imagination, et il me semble que la tête avait plus de part que l’âme à ses désordres.

1. Trist., II, 351.

Son tempérament maladif, sa santé fati­guée, n'étaient pas capables de grands excès. Il nous dit qu'il était pâle et qu'il ne buvait presque jamais de vin (1). Quand il chante ses amours, sa blessure est toujours légère; elle ne l'occupe pas assez pour lui faire oublier qu'il est poète. L'artiste subsiste à côté de l'amant et songe à tirer de ce qu'il fait ou de ce qu'il voit un bon profit pour sa poésie. Il a donc pu exagérer ses sentiments, il a em­belli la réalité pour la rendre plus digne de plaire aux lecteurs ; mais, quoi qu'il dise, il n'a pas tout inventé. Corinne n'était pas entièrement un être de raison, et dans la peinture qu'il nous fait de ses plaisirs il y a autre chose que des rêves et des fictions poétiques. Il l'avoue lui-même quand il est sincère. Au moment où il essaye de défendre sa jeunesse, il lui échappe de dire : « Mon cœur alors était tendre, sensible aux traits de l'amour, et il s'enflammait au moindre feu (2) ». L'aveu est bon à recueillir. Il ne nous trompait donc pas, dans ses Amours, quand il nous disait en vers charmants qu'il était amoureux de toutes les femmes ;  « Je n'ai pas la force de me gouverner, je suis comme le navire qu'emportent les flots rapides. Mon cœur ne s'astreint pas à préférer certaines beautés, il trouve cent raisons de les aimer toutes » ; et il continue en énumérant comme don Juan toutes celles qui lui plaisent (3). Supposons qu'il y ait dans ses aveux un peu d'excès et de fatuité, le fond n'en est pas moins véritable. Sur ce fond, Ovide a brodé librement. Il a fait parcourir à ses aventures les incidents ordinaires d'une affection de ce genre pour avoir le plaisir de les dépeindre ;

1 Trist 1, 10, 30.
2. Trist., IV, 10, 65.
3. Am. II, 4, 7.

il a profité de l'occasion pour décrire l'amour jaloux, l'amour heureux, l'amour trompé ; mais cette occasion lui était fournie par sa pro­pre histoire, et ceux qui allaient chercher dans ses élé­gies des raisons pour attaquer sa jeunesse n'avaient pas entièrement tort.
En se permettant ainsi de changer et d'embellir la réalité, le poète a jeté quelquefois un peu de vague dans ses peintures. Par exemple, nous ne savons pas bien dis­tinguer dans quel monde il nous introduit. L'incertitude est grave, et nous verrons plus tard qu'on en a cruelle­ment abusé contre lui. De quelle sorte de femmes se composaient ces réunions joyeuses qu'il nous a décrites? Qu’était surtout cette Corinne qui fut son premier amour ? Tout ce que nous savons d'elle, c'est que ce nom ne lui appartenait pas et que le poète l'avait imaginé pour dis­simuler le sien (1). S'il craignait de la compromettre, c'est qu'apparemment elle avait une réputation à ména­ger. Ce n'était donc pas une de ces femmes qui courent les aventures et cherchent le bruit. Celles-là auraient souhaité d'être nommées, car les vers d'un grand poète les auraient mises à la mode  (2). Etait-ce tout à fait une femme du monde? On pourrait le croire à la façon dont Ovide désigne celui auquel il l'a enlevée : il l'appelle son mari, vir suus. « Une femme si bien gardée, que proté­geaient un mari, un serviteur vigilant, une porte solide ; que d'ennemis à vaincre (3)  » Qu'on suppose, si l'on veut, que ce nom de mari en cache un autre moins honorable,

1. Trist., IV, 10, 60.
2. Ovide raconte précisément qu'il y avait une de ces femmes qui, profitant de l'incertitude, disait partout qu'elle était Corinne. Am., II, 17,29.
3. Am., Il, 12, 3.

il faut bien avouer que la conquête de Corinne avait été difficile, et qu'elle ne devait pas être de celles qui sont accessibles à tous. Il est vrai qu'en lisant certains détails qu'Ovide donne sur elle, on la trouve fort complaisante et de moeurs bien faciles; mais, après tout, elle ne l'est pas plus que la Délie de Tibulle et la Cynthie de Properce, et nous savons que c'étaient deux femmes du monde et que la dernière portait un nom très honorable. Cependant j'aime mieux croire, malgré toutes ces raisons, qu'il faut ranger Corinne dans ce qu'Horace appelle la seconde classe, ou, comme on dit chez nous, dans le demi-monde. Ovide s'est défendu avec une grande vivacité d'avoir jamais aimé de femme mariée. « II n'y a personne, dit-il, même dans le peuple, qui par ma faute, puisse douter de la légitimité de ses enfants. (1)» C'était là le plus grand des crimes pour des Romains; l'opinion le con­damnait aussi bien que la loi. En revanche, on était fort indulgent pour l'amour des courtisanes. Plaute, qui se donne quelquefois des airs de moraliste, disait: «Pourvu qu'on se garde de traverser le terrain d'autrui, rien n'empêche de cheminer sur la grande route ». Voilà pour­quoi Ovide, qui a tant occupé le public de sa vie dissipée et qui reconnaît que tout le monde en parlait à Rome, ajoute intrépidement qu'il n'a jamais couru de méchants bruits sur lui. C'est que l'amour de Corinne et de ses pareilles n'était pas de ceux qui donnent un mauvais renom.
Il faut avouer que cette incertitude, qu'on a quelque peine à dissiper quand on lit les Amours, n'est pas très favorable à la société de ce temps. S'il est difficile de distinguer quelle classe Ovide a voulu peindre, c'est que les classes se confondaient souvent ensemble.

1.Trist. I.

Les ta­bleaux légers qu'il a tracés convenaient presque égale­ment à toutes. Lui-même passe de l'une à l'autre sans nous avertir et avec une aisance qui prouve qu'elles n'étaient pas très profondément séparées. Quand il nous dit qu'à Rome on n'est occupé que de plaisir, que. Vénus règne dans la ville fondée par son fils, qu'il n'y a de femme vertueuse que celle dont personne ne se soucie, casta est quam nemo regavit (1), il semble parler pour tout le monde et ne fait pas d'exception. Il y a même une de ces élégies sur laquelle aucun doute n'est possible; c'est bien aux gens mariés qu'elle s'adresse, et par malheur pour la morale elle est à la fois une des plus agréables et des plus légères du recueil. C'est celle où il conseille aux maris trop sévères d'être plus confiants en leurs femmes et de ne pas multiplier les précautions inutiles. On comprend qu'il dise : « Vous avez beau garder tout le reste, vous n'êtes pas maître de son âme. Quand tous les verrous sont bien fermés, l'amant est dans le cœur. (2)» Ou encore: «Nous souhaitons surtout ce qu'on tient à nous refuser. Le soin qu'on met à se garder attire les voleurs. Peu de gens aiment les plaisirs faciles. Il y a des femmes qui plaisent moins par leur beauté que par l'amour de leur mari. On leur suppose je ne sais quel charme en le voyant si épris. » Mais ce qui suit est, en vérité, fort surprenant : «Il ne sait pas vivre, celui qui se fâche parce que sa femme a des amants ; il ne connaît pas les mœurs de Rome. Si tu es sage, ferme les yeux, calme ton visage irrité, oublie les droits sévères du mari. Cultive les amis que tu dois à ta femme, elle ne t'en laissera pas manquer.

1. Am.,l,8,42.
2Id., III, 4.

Tu te feras ainsi beaucoup d'obligés sans te donner aucun mal; ainsi tu auras ta place mar­quée à toutes les fêtes de la jeunesse, et tu verras ta maison pleine de présents qui ne te coûteront rien. » Plaisanteries imprudentes et qu'il paya bien cher !
L'Art d'aimer, que le poète écrivit ensuite et qui fut l'une des causes de son exil, ne donne pas lieu aux mêmes incertitudes que les Amours. Cette fois au moins Ovide a grand soin de nous dire pour qui le livre est fait. «Éloignez-vous d'ici, vous qui portez des bande­lettes légères, insigne de la pudeur, et qu'une longue robe couvre jusqu'aux pieds. Je chante les amours sans scandale et les plaisirs permis (1). » Il s'adresse donc à ces femmes de mœurs légères, pour la plupart affran­chies, et qui étaient alors si nombreuses et si impor­tantes. Rome les a de tout temps beaucoup attirées. Plaute disait déjà, à l'époque des guerres puniques : « II y a plus de courtisanes ici que de mouches quand il fait très chaud. » C'était bien pis du temps d'Auguste, surtout à la suite de ces grandes fêtes qui attiraient tant de curieux, lorsque, suivant l'expression d'Ovide, la ville et le monde se confondaient, orbis in urbe fuit (2). Ces femmes, si l'on en croit le poète, étaient très artifi­cieuses et fort habiles. Leur éducation avait été poussée très loin. On ne leur apprenait pas seulement à con­naître les deux langues qui se partageaient l'univers, le grec et le latin, à danser et à chanter, mais aussi à par­ler avec mignardise, à marcher avec grâce, à rire et à pleurer : c'étaient des talents qu'elles savaient exercer fort à propos.

1. Ars am., I, 13,
2. ld., I, 174.

Elles avaient tous les défauts qui leur sont ordinaires et quelques autres encore qui tenaient au temps; par exemple, elles étaient très superstitieuses. Les religions orientales, qui commençaient à prendre tant d'importance, n'avaient pas d'adeptes plus fervents. Elles prenaient part aux fêtes de la Grande Déesse, elles pleuraient Adonis de tout leur cœur, elles fréquentaient le temple d'Isis, et même y donnaient des rendez-vous, elles jeûnaient dévotement le jour du sabbat ; quand elles étaient malades, elles envoyaient chercher la sorcière plus vite que le médecin. On comprend bien qu'elles ne se piquaient guère d'être fidèles. Ovide, qui ne croit pas à la vertu des femmes, est d'avis qu'à la longue aucune ne peut résister, et que leur conquête n'est qu'une affaire de patience. « Persuade-toi, dit-il, que tu dois vaincre, et tu vaincras (1). Il prétend que Péné­lope elle-même commençait à faiblir, et que son mari revint à propos. Il est vrai qu'elle avait mis vingt ans à se rendre ; c'est un bel exemple, et qui ne sera pasimité par celles à qui s'adresse l'Art d'aimer. Est-il besoin d'ajouter quelles étaient aussi fort avides? Le poète se plaint amèrement qu'elles ne soient plus sen­sibles aux beaux vers. Homère lui-même, s'il n'avait que l’Iliade à offrir, serait mis à la porte. « Nous sommes vraiment dans l'âge d'or, dit gaiement Ovide; avec l'or on obtient les honneurs, avec l'or on se procure l'amour (2). » C'est qu'il en fallait beaucoup à tout ce monde léger pour suffire à tant de caprices ruineux, pour paver ces belles étoffes, «dont les couleurs bril­lantes ressemblent aux fleurs du printemps (3) »,

1. Ars. am., I, 269.
2. Id., II, 277.
3. Id., III, 185.

ou ces riches et savantes coiffures qui se vendent auprès du temple d'Hercule Musagète (il y avait alors à Rome un marché aux cheveux (1), pour attirer les yeux sur soi et éclipser ses rivales, quand on prend l'air le soir au forum ou sous les portiques d'Octavie et de Pompée, quand on se rend avec Rome entière à la fête de Diane, au bord du lac de Némi, sur un char que l'on conduit soi-même ou quand au mois d'août on va se promener en joyeuse compagnie sur la plage de Baïes, ce rendez-vous de tous les vices, comme disait Sénèque.
Voilà pour quelles femmes le poème d'Ovide est écrit. Quant aux hommes, ce sont les jeunes élégants de Rome, ceux surtout qui aiment beaucoup le plaisir sans avoir tout à fait les moyens de le payer. «Je chante pour les pauvres, dit le poète, j'étais pauvre moi-même quand j'étais amoureux (2). » Les riches ont desmoyens sûrs de plaire. L'art d'aimer est pour eux très simple, ils n'ont besoin d'apprendre que l'art de n'être pas trompé, qui n'est pas le plus facile. Les autres doivent remplacer la richesse qui leur manque par l'habileté. Ovide leur fournit de merveilleux artifices. S'ils ne peuvent rien apporter, ils ne doivent pas moins promettre. « Les promesses ne coûtent rien, et le plus pauvre peut en être riche. Laisse croire que tu es toujours sur le point de donner ce que tu ne donneras jamais. C'est ainsi que le possesseur d'un champ stérile se laisse toujours tromper par l'espérance de la moisson prochaine ; c'est ainsi que, dans la pensée de se rattraper, le joueur continue à perdre : l'espoir flatteur de fortune ramène au jeu ses mains avides.

1. ars am., III. 168.
2. ld., II, 165.

La grande affaire, c'est de réussir une fois sans rien débourser ; pour ne pas perdre le fruit des premières faveurs, on t'en accordera de nouvelles (1) ». Ce qui remplace avec le plus d'avantage les riches présents, c'est la complai­sance ; mais il la faut à toute épreuve. Ovide demande des prodiges de patience et d'humilité. On doit céder à toutes les exigences de la femme qu'on aime, obéir à ses ordres, défendre ses opinions, rire dès qu'elle sourit, pleurer lorsqu'elle pleure, perdre quand on joue avec elle, approcher une chaise dès qu'elle veut s'asseoir, « ôter la chaussure de son pied délicat ou la remettre », et même, quand elle est à sa toilette, tenir son miroir (2). Si ce métier vous répugne, n'oubliez pas, pour vous donner du cœur, qu'Hercule l'a fait avant vous. Ce n'est rien encore, et le poète demande davantage. Après avoir supporté ses fantaisies, il faut fermer les yeux sur ses infidélités. On doit savoir souffrir un rival. Le sacrifice est grand, Ovide prévoit qu'il coûtera beau­coup, et il avoue même que pour sa part il n'a jamais pu s'y résigner. C'est une imperfection dont il s'accuse humblement, et il espère bien en guérir ses élèves (3). Les maris ont, à la rigueur, le droit de se fâcher; mais, dans le monde où il se place, quand le caprice forme seul les liaisons, ces colères sont ridicules, et Ovide pro­fite de l'occasion pour rappeler de nouveau que les pré­ceptes qu'il donne ne sont pas destinés aux gens mariés. « Je l'attesté une fois encore, il ne s'agit ici que des plaisirs qu'autorisé la loi. Ma muse légère se garde bien de plaisanter avec les honnêtes femmes. (4) »

1. Ars am., l, 445.
2. Id., I, 211.
3. Id., II, 539.
4: ld., II, 597.

Malgré toutes ces précautions, l'Art d'aimer luifit plus de tort que les Amours. Tant qu'il s'était contenté de raconter ses aventures galantes, on l'avait laissé dire. Tibulle et Properce, qui étaient dans toutes les mains, avaient habitué à ces confidences ; mais froide­ment, de propos délibéré, mettre ses actions en pré­ceptes, écrire la théorie de cette vie légère qu'il avait menée, étaler la prétention de l'enseigner aux autres et de faire des disciples, c'était plus grave. Ovide nous dît qu'il fut très attaqué. Il songea même à désarmer ses ennemis par une sorte de désaveu de son livre ; il publia ce qu'il appelait ses Remèdes d'amour. Malheureusement la vertu ne lui réussit pas. Les Remèdes d'amour sont un ouvrage ennuyeux qui ne pouvait pas guérir le mal qu'avait fait l'Art d'aimer, et qui ne contenta personne.
Ce n'étaient pas seulement quelques esprits chagrins et austères qui se montraient irrités contre lui, c'était un parti tout entier qui a toujours été très puissant à Rome, celui des vieilles mœurs et des anciens usages. Ce parti avait bien des raisons de lui en vouloir. Il ne le blessait pas moins par sa conduite que par ses écrits. Sa naissance le destinait aux fonctions publiques, et il avait paru d'abord s'y résigner. On l'avait vu remplir avec quelque honneur les dignités qu'on donnait les premières aux jeunes gens de bonne maison; mais ce zèle se re­froidit vite. Au moment où l'accès du sénat lui était ouvert, son ambition s'arrêta court, et tout d'un coup il rentra dans la vie privée. Il pouvait comme un autre devenir préteur ou consul; il ne voulut être qu'un poète. Nous n'en sommes pas fort scandalisés aujourd'hui, mais alors il semblait aux gens nourris des traditions anciennes qu'en renonçant aux fonctions publiques on trahissait son pays. Ces sortes de trahisons n'étaient plus rares à cette époque, où la vie politique avait moins d'at­traits ; seulement ceux qui osaient les commettre se gardaient bien de s'en vanter. Ovide, au contraire, lors­qu'on l'attaquait, répondait avec arrogance : « Pourquoi m'accusez-vous de passer ma vie à ne rien faire et m'ap­pelez-vous un paresseux quand je compose des vers ? Pourquoi m'en voulez-vous de ce que, dans la vigueur de mon âge, je ne fréquente pas les camps poudreux, je néglige l'étude des lois et leur verbiage, je refuse de prostituer ma voix aux luttes ennuyeuses du forum ? Le travail que vous exigez de moi est de ceux que la mort emporte, et je cherche une gloire immortelle. Je veux que mon nom soit chanté toujours et dans tout l'uni­vers. (1)» Cette superbe réponse n'était pas faite pour calmer ses ennemis ; ce qui devait les irriter bien davan­tage, c'était de l'entendre comparer, en plaisantant, les amoureux aux soldats (militat omnis amans (2)), prétendre que ses amours devaient lui être comptés pour des cam­pagnes, et préférer à tous les exploits militaires la conquête de Corinne. « Ceignez ma tête, lauriers du triomphe, je suis vainqueur, Corinne est dans mes bras. Ce ne sont pas (seulement quelques humbles murailles que j'ai renversées ou des places entourées d'étroits fossés, c'est une femme dont je suis le maître ! (3) »
Nous sourions de ces plaisanteries, mais alors beau­coup s'en indignaient ou feignaient de s'en indigner. Les preneurs du temps passé, les prédicateurs de morale, dont Rome a toujours abondé,  affectaient de paraître très courroucés. Il leur était facile de composer de belles tirades sur les périls que les livres d'Ovide faisaient courir à la vertu.

1. Am., I, 15.
2. Id., 1, 9,1.
3. Id, II, 12.

Quand il essayait de se défendre en rappelant pour qui les Amours et surtout l'Art d'aimer étaient écrits, ils ne manquaient pas de bonnes raisons à lui opposer. Était-il sur que ses livres ne se fussent ja­mais trompés d'adresse? Lui, qui a si finement décrit l'attrait du fruit défendu, ignorait-il le plaisir que nous éprouvons à savoir les choses qu'on ne veut pas nous apprendre? Écrire en tête d'un ouvrage : « Éloignez-vous d'ici, vous qui portez des bandelettes légères, insigne de la pudeur », n'est-ce pas donner à quelques-unes d'entre elles le désir de s'approcher ? Et si elles cèdent à la tentation, si dans l'ombre et à la dérobée elles parcourent ces vers charmants qui ne sont pas faits pour elles, n'y trouveront-elles pas des leçons dont elles pourront profiter? La manière de tromper un mari ressemble beaucoup à celle de tromper un amant, et quand, grâce à l'habileté du professeur, on est devenu savant dans cet art dangereux, il est difficile qu'on résiste au désir de le pratiquer. Ovide savait bien qu'il serait lu de tout le monde, « que la jeune fille qui regarde en rougissant la figure de celui qu'elle aime, que le jeune homme dont le cœur est ému d'un senti­ment qu'il ne connaît pas, reconnaîtraient en le lisant les émotions dont ils étaient agités (1) », et il n'en parais­sait pas fâché quand il était sincère. Il savait que les tableaux passionnés dont ses vers étaient pleins trouble­raient l'âme de beaucoup de ses lecteurs : « Notre amour, disait-il à Corinne, a fait naître beaucoup d'amours (2) ». Ses ennemis ne prétendaient pas autre chose. Ils n'a­vaient donc pas tout à fait tort de trouver ses ouvrages dangereux :

l.Am., Il, l, 7.
2. Id., III, 11, 19.

mais ils allaient trop loin quand ils l'accu­saient d'avoir dépravé ses contemporains. C'était attri­buer à ses vers beaucoup trop d'importance. Ovide leur répondait avec raison qu'il avait plutôt suivi son temps qu'il ne l'avait dirigé, que la société tout entière était pleine de périls semblables, et que celui qui voulait se perdre en trouvait partout l'occasion; il lui suffisait de citer ces promenades où s'étalaient tant de beautés à vendre, ces cirques où s'entassaient tous les sexes et tous les rangs, ces théâtres où, comme aujourd'hui, les maris étaient toujours malheureux et raillés, les amants tou­jours sûrs des faveurs de leurs maîtresses et des applau­dissements du public, ces temples où l'on voyait repré­sentées parles plus grands artistes les aventures galantes des dieux, ce qui devait donner à leurs adorateurs une grande envie de les imiter. Etait-il juste, parmi tant de périls, de s'alarmer outre mesure de l'influence factieuse que pouvaient avoir quelques vers légers ? Et ces vers mêmes, si maltraités, étaient-ils aussi criminels que les mimes honteux qu'on jouait sur la scène avec la pro­tection du pouvoir, que les romans obscènes qu'on ven­dait librement chez tous les libraires, et qu'on prêtait aux lecteurs dans les bibliothèques de l'État (1) ? — Toutes ces raisons étaient bonnes; on ne voulut pas les écouler. Une société a toujours besoin de rejeter sur quelqu'un la responsabilité de ses fautes. Plus elle éprouve de remords, plus elle est disposée à chercher un coupable qui fasse pénitence pour elle, et quand elle l'a bien puni, elle s'accorde à elle-même le pardon et se félicite de son innocence.

1. Je ne fais ici que résumer les raisons que donne Ovide pour la défense de l’ Art d'aimer dans l'élégie qu'il a adressée à Auguste et qui forme le livre second des Triste».

II
Ovide essaye de devenir plus sérieux. — Ses rapports avec Auguste. —Raisons qu'avait Auguste de ne pas l'aimer. -- La première Julie. — Cause probable de l'exil d'Ovide.
Ovide avait prés de quarante ans lorsqu'il écrivit l'Art d'aimer. Il était grand temps que sa muse devint plus grave et sa vie plus sérieuse. C'est toujours une crise difficile pour ceux qui ont beaucoup aimé le monde et ses plaisirs que de passer de la jeunesse à l'âge mûr. Ce changement est d'autant plus pénible qu'il est d'or­dinaire plus brusque. Suivant la charmante expression du poète, les années viennent sans faire de bruit, tacitis senescimus anniis (1), et l'on ne s'aperçoit guère qu'on vieillit que lorsqu'on est vieux. Il est bien tard alors pour changer de conduite et renoncer à ses goûts. On les quitte de mauvaise grâce, ou même on essaye de les garder. La punition de ceux qui se sont trop attardés dans la jeunesse, c'est de ne savoir pas vieillir.
Ovide du moins essaya de se résigner à son âge. Après l'Art d'aimer, il changea de ton et voulut écrire des ouvrages plus sérieux. Ce n'était pas la première fois qu'il tentait de le faire. Comme il ne doutait de rien, quand il était jeune, la gloire d'Homère l'avait séduit. Il raconte qu'il avait commencé un poème épique sur la guerre des dieux et des géants ; la grandeur du sujet le transportait, et il était plein d'ardeur. Malheureusement Corinne se fâcha : elle voulait son poète pour elle seule et ne consentait pas à le partager même avec les dieux.

1. Fast., VI, 771.

« Comme je ne parlais plus que d'orages, de foudres lancées par Jupiter pour défendre le ciel, ma maîtresse me mit à la porte; moi je renvoyai au plus vite Jupiter et sa foudre (1) ». Quand le règne de Corinne fut passé, il revint naturellement à ces poèmes mythologiques, pour lesquels il s'était senti toujours un goût décidé. Cepen­dant sa conversion fut moins complète qu'il ne le croyait : en changeant de sujets, il ne changea pas de méthode, et même est-il vrai de dire qu'il ait changé de sujets? Lorsqu'il prenait si tristement congé de Vénus au qua­trième livre des Fastes et lui demandait pardon de la quitter, Vénus aurait pu le rassurer : il ne cessait pas de lui être fidèle. Quoiqu'il entreprenne, ses anciennes ha­bitudes le dominent, il est toujours « le chantre des amours légers (2) ». S'il nous introduit dans l'Olympe, ce n'est que pour nous en raconter les histoires scanda­leuses. Les efforts qu'il fait pour devenir plus grave lui réussissent médiocrement, et il ressemble à ce bon Sylvain, un dieu très galant, dont il nous dit qu'il était toujours un peu plus jeune que son âge (3).
En même temps qu'il essayait d'écrire des ouvrages plus importants, il réglait sa vie d'une autre manière. Ce n'est pas qu'il fut devenu plus ambitieux : il se connais­sait assez pour ne pas souhaiter une position politique; mais, à mesure qu'il était forcé de renoncer au plaisir, il prenait plus de goût pour la considération. Dans sa jeu­nesse, il avait surtout vécu avec les poètes et les gens de lettres ; en vieillissant, il se rapproche des grands personnages.

1. Am., II, 1, 15.
2.Trist., III, 3, 73.
3. Metam., XIV, 639.

Ici encore le changement était moins grand en réalité qu'en apparence. La place qu'il prit dans cette société nouvelle était la même à peu près que celle qu'il occupait dans l'autre. On voit bien, quand on étudie la cause de son exil, que pour ces grands seigneurs il resta le poète des Amours et de l'Art d'aimer. C'est à leurs divertissements surtout qu'il prenait part, et il fut moins pour eux un ami dont on s'honore qu'un compagnon et qu'un confident d'aventures légères. Il a plus tard amè­rement déploré ces brillantes liaisons qui ont aidé  à le perdre. « Croyez-moi, écrivait-il du pays des Scythes, vivre ignoré, c'est vivre heureux (1) » ; mais il parlait autrement quand il était Rome.  La réputation de son talent et les agréments de son esprit le faisaient bien accueillir partout. Sa gloire littéraire l'introduisait dans un monde où sa naissance, quoique distinguée, ne lui aurait pas donné d'accès; il y était l'objet des préve­nances les plus flatteuses ; il y trouvait des séductions que son goût naturel pour l'élégance rendait irrésistibles. Quand ces grands personnages daignaient faire quelques vers à leurs heures perdues, ils étaient heureux de les lui lire, et en retour ils accueillaient avec reconnaissance ceux que le poète voulait bien écrire en leur honneur. Parmi ceux auxquels il adresse ses élégies, on trouve un Messala, un Grœcinus, un Pompée, un Colla, un Fabius Maximus, les plus grands noms de l'empire.
Ces belles liaisons ne lui suffisaient pas. Comme il succédait à la réputation d'Horace et de Virgile, il aurait bien voulu prendre aussi la place qu'ils avaient occupée dans l'intimité de l'empereur, et il semblait à tout le monde qu'elle lui était réservée.

1.Trist.  III., 4, 25.

Auguste s'était attribué le rôle de protecteur de la littérature de son temps ; il convenait à sa politique de s'attacher tous ceux qui pouvaient agir sur l'opinion. A ce titre, il était naturel qu'il souhaitât d'attirer à lui le poète dont Rome entière chantait les vers. Cependant il ne parait pas qu'il l'ait jamais approché de sa personne. Si Ovide avait été de quelque façon distingué par Auguste, il n'aurait pas manqué de le dire, et il n'en a parlé nulle part. Celle sorte d'éloignement systématique d'un prince ami des lettres pour un si grand poète paraît difficile à expliquer: il faut pourtant en chercher les raisons.
Remarquons d'abord que si les rapports ne devinrent jamais très étroits entre le poète et le prince, ce ne fui pas la faute du poète. Il a fait toutes les avances et n'a rien négligé pour attirer sur lui la faveur impériale. On doit cependant reconnaître que ses premiers ouvrages sont plus réservés et contiennent moins de flatteries que les autres. C'est à peine s'il est question d'Auguste deux ou trois fois dans les Amours; il était à l'âge où l'on cherche plus à plaire à Corinne qu'à l'empereur. On y trouve même un trait d'audace qu'on n'a pas relevé et qui paraît fort surprenant chez un homme aussi timide. Il y parle de Gallus, une victime d'Auguste. C'était déjà une témérité de prononcer ce nom désagréable à. l'em­pereur et qu'il avait fait effacer des Géorgiques. Il va plus loin, il ose insinuer que Gallus n'était pas coupable et qu'il a été faussement accusé (1). Quand on connaît Ovide, on est confondu de tant de courage; mais cette indépendance ne se maintint pas. Le ton change à partir de l'Art d'aimer; dès lors on aperçoit chez lui l'intention de devenir le poète officiel de l'empire.

1.Am., III, 63.

C'était le moment où le jeune Caius, le fils d'Agrippa et de Julie, qu'Auguste avait adopté, partait pour cette expédition d'Orient d'où il ne devait pas revenir. Le poète lui prédit toute sorte de succès et un retour triomphant. Il demande dévotement à Mars, père des Romains, et à César, père du jeune prince, de lui accorder leur divine protection, car des deux, l'un est déjà dieu, l'autre le sera plus tard (1) ». C'est ainsi qu'il préludait aux flatteries énormes des Méta­morphoses et des Fastes.
Il faut bien dire un mot de ces flatteries qui déplaisent tant quand on lit les derniers ouvrages d'Ovide. La seule excuse qu'on puisse alléguer pour les défendre, c'est qu'il n'a fait que suivre l'exemple des autres. Tous les écrivains de son temps parlent comme lui. Certes on comprend qu'ils aient été très frappés des événements qui se passaient sous leurs yeux, de ce maintien vigou­reux de la paix publique, de ce soin vigilant de faire respecter l'empire sur toutes ses frontières, des hom­mages rendus à sa puissance par des peuples barbares et inconnus. C'était après tout une grande époque, et les esprits justes et généreux, qui ne mettent pas leur gloire à paraître toujours mécontents et « à s'attrister du bon­heur public», pouvaient trouver beaucoup d'éloges à faire ; mais pourquoi donc ces éloges ont-ils toujours un air servile (2)? D’où viennent ces exagérations qui donnent à la vérité même l'apparence du mensonge? Et comment se fait-il qu'Auguste n'ait pas été autrement loué que Néron ou Domitien ?

1. Ars am., 1,203.
2. J'excepte les beaux vers d'Horace en tête de son épître à Auguste. C'est encore ce fila d'esclave qui, dans ses flatteries, a su conserver le mieux sa dignité.

Quelques personnes voudraient bien en faire retomber toute la faute sur Auguste lui-même ; je crois qu'en bonne justice la meilleure part en revient à son temps. Il y avait évidemment dans cette société qui nous semble si brillante un fonds de bas­sesse ; elle était prête pour le despotisme quand il a paru. Ce qui le prouve, c'est qu'elle l'a bien accueilli et qu'elle s'y est faite avec une étrange rapidité. Quelques mois après Philippes, quand les soldats d'Octave pillaient l'Italie, Virgile, qui avait reçu de lui quelques faveurs, s'écriait : « Oui, c'est un dieu, et le sang d'un agneau coulera souvent sur ses autels! » Voilà une apothéose bien prématurée au lendemain des proscriptions. On peut donc soutenir que l'empire était fait dans les es­prits avant Auguste. Des les premiers temps, on a mis autant d'empressement à lui donner le pouvoir qu'il avait de désir de le prendre. Dans la suite, le sénat lui a tou­jours offert plus de dignités qu'il n'en a voulu accepter, et une fois le peuple s'est révolté pour le forcer à être dictateur. Il faut laisser à chacun la part de responsabi­lité qui lui revient; ce n'est pas l'empire qui a fait alors la société, c'est plutôt la société qui a fait l'empire. Loin d'être l'unique auteur de cet affaiblissement des caractères, Auguste a fini par s'en effrayer. Il est arrivé que cette lâcheté générale, cet oubli de sa dignité, cet abandon de soi-même, qui rendaient son autorité plus solide, lui ont fait peur. Certes il n'aimait pas les ambi­tieux, mais il comprit que l'empire était perdu si tout le monde fuyait les emplois publics, et il prit des me­sures pour empêcher cette désertion. Sans doute il ne lui était pas désagréable qu'on eût le goût du plaisir : le pouvoir absolu y trouve toujours son compte; mais il s'aperçut à la fin qu'un pays dont le plaisir est la plus importante affaire ne fournit plus de citoyens ni de sol­dats. Après la défaite de Varus, quand il essaya de lever une armée nouvelle, personne ne voulut partir, et il fallut enrôler des vétérans et des affranchis (1). Ce qui est vrai, c'est qu'Auguste n'a pas rendu à cette société l'énergie qu'elle avait perdue. Il n'avait pour la guérir que des remèdes insignifiants à lui donner. Le seul qui pouvait être efficace était de lui rendre la direction d'elle-même : c'était le seul aussi qu'il ne pouvait pas employer. Ses essais pour la réformer restèrent donc impuissants, et même, comme il la traita avec douceur, il lui fut moins utile que les méchants princes qui le suivirent. Un despotisme cruel vaut mieux quelquefois qu'un despotisme humain et modéré. La prospérité affaiblit les urnes, l'excès de la souffrance les retrempe, et l'on peut dire qu'en somme, pour rendre quelque vigueur aux caractères, Tibère et Néron ont plus fait qu'Auguste.
Ainsi Auguste n'était pas entièrement satisfait de son époque, quoiqu'il eut fort à s'en louer. C'était un pre­mier dissentiment avec Ovide, qui ne cesse d'en faire l'éloge. Il s'éloignait encore plus de lui par la façon dont il prétendait la guérir. Il voulait ranimer dans ce siècle corrompu le goût des vertus antiques. Il y avait peut-être quelques dangers pour son pouvoir à trop rap­peler les grands souvenirs du passé ; il jugea qu'il yen aurait plus encore à les laisser perdre. Quand il parlait au sénat et au peuple, il avait toujours à la bouche les exemples des aïeux. Pour engager les gens à se marier ou à modérer leurs dépenses, il faisait lire en public le discours de Metellus sur la nécessité de propager l'es­pèce (de prole augenda), ou celui de Rutilius sur la mesure qu'il faut garder dans les bâtisses (de modo œdificiorum).

1. Dion, LVI, 23.

Il est probable qu'Ovide devait un peu sou­rire de ces vieilles morales qu'Auguste affectait de tant admirer.
En faisant l'éloge de l'ancien temps, Auguste voulait pousser ses contemporains à revenir aux anciennes mœurs. Ce moyen lui semblait bon pour donner aux âmes plus d'énergie, plus d'ordre et de régularité à la vie domestique. II tentait ainsi de rendre à cette société affaiblie par deux siècles de corruption et cinquante ans de guerres civiles le goût de la simplicité, le respect de la religion, l'amour de la famille, toutes les vertus qui font la sécurité du présent et assurent l'avenir. Malheu­reusement on ne prescrit pas la vertu par ordonnance, et les mesures administratives ne suffisent pas pour rendre un peuple honnête. Auguste ne tarda pas à s'en apercevoir. S'il avait pu se flatter un moment de réussir dans ses réformes morales, de grands scandales lui prouvèrent bientôt qu'il s'était trompé. Ce prince à qui son poète Horace disait : « L'adultère ne souille plus nos familles, les mœurs et les lois ont triomphé du vice im­purs (1), trouva vers la fin de sa vie des adultères à punir jusque dans sa maison.
Les désordres de sa fille Julie furent une des plus cruelles douleurs d'Auguste. Il l'avait élevée avec beau­coup de soin. Elle filait la laine comme une Romaine des anciens temps, et il ne portait de vêtements que ceux que sa femme et sa fille lui avaient tissés; mais toutes ces précautions ne firent pas de Julie une Lucrèce. Suétone et Sénèque nous ont raconté ce qu'elle devint. Malgré leur témoignage, difficile à récuser, Wieland, dans un écrit spirituel et passionné, a essayé de la défendre.

I. Oïl., ÎV, 5.

Il rappelle que c'était une femme d'esprit, douce et bienveillante, et que le peuple l'adorait. Il groupe avec art, toutes les raisons qui expliquent et atténuent ses failles. Il est certain que les excuses ne lui manquent pas. Elle avait sous le même toit qu'elle une ennemie habile et acharnée, sa marâtre Livie, qui, loin de rien faire pour la protéger contre elle-même, a dû l'aider àse perdre pour n'avoir plus de rivale dans le cœur d'Au­guste. On l'avait mariée successivement à tous les can­didats à l'empire. Elle passait de l'un à l'autre sans être consultée, et avec tant de rapidité qu'elle ne pouvait guère distinguer ses maris de ses amants. Quelle étrange façon d'accoutumer une jeune femme à respecter le ma­riage et de lui enseigner la pudeur! Les deux derniers qu'elle épousa étaient déjà mariés, et on les força de di­vorcer pour lui faire place. Il lui arrivait donc, par une triste fatalité, enentrant dans une maison nouvelle, d'en chasser une femme aimée qu'on lui sacrifiait avec peine. Elle voyait pleurer son nouveau mari au souvenir de celle qu'elle remplaçait. De là sans doute des froideurs et des répugnances réciproques. Elle sentait bien qu'on ne l'acceptait que parce qu'elle apportait en dot l'empire, et elle aussi setrouvait entraînée à chercher ailleurs des liaisons où le cœur entrât pour quelque chose. Elle les trouvait parmi cette jeunesse élégante et corrompue dont elle aimait à s'entourer. La liste de ses amants était très longue. On yrencontrait, à côté de quelques Grecs beaux parleurs, un Gracchus, un Scipion, un Appius Claudius, grands noms de la république devenus des héros de boudoir, et surtout ce Jules Antoine, le seul fils du triumvir qu'on eut épargné, qui vivait au Palatin, dans la maison du meurtrier de sa famille, et de ses bienfaits, lisant en secret les ouvrages de Cicéron, composant, pour se distraire, des poèmes mythologiques, peut-être aussi songeant par moments à son père, qui avait failli devenir le maître du monde, et à ses frères, qu'Auguste avait lâchement assassinés. Comment la fille d'Auguste en vint-elle à aimer le fils d'Antoine? Quel étrange hasard d'affection rapprocha deux cœurs que sé­paraient tant de cruels souvenirs? On l'ignore, mais on sait qu'ils prirent plaisir à braver l'opinion, que, dans un temps où la vertu était officiellement prescrite, ils en vinrent à des excès incroyables d'impudence, que la nuit ils choisissaient le Forum et la tribune pour théâtre de leurs orgies, comme si leur dépravation fatiguée avait besoin de se ranimer et de prendre des forces dans l'ex­citation du danger.
« Auguste, dit Wieland, aimait sa fille unique autant qu'un homme comme lui pouvait l'aimer, c'est-à-dire il s'aimait en elle. » Une affection de ce genre ne suffisait pas pour le rendre indulgent. Sa colère éclata avec une violence terrible. Il mit le sénat et tout l'univers dans la confidence de ses malheurs. Il fit tuer ou bannir les complices de Julie et l'exila elle-même dans une île d'où personne ne pouvait approcher sans son ordre. C'est en vain que le peuple demanda plusieurs fois sa grâce ; il fut inflexible, et à sa mort il lui donnait encore dans son testament une dernière malédiction. Cet excès de colère ne se comprendrait pas, si l'on croyait qu'elle n'était excitée que par l'intérêt de la vertu ; mais il avait d'au­tres raisons d'en vouloir à sa fille. Ce qu'il punissait en elle, c'était plutôt le démenti donné à sa politique que l'outrage fait à la morale. Quel chagrin pour lui, quel amer déplaisir de se sentir vaincu dans cette lutte qu'il avait entreprise contre les mœurs de son temps, de voir quelqu'un de sa famille dévoiler ainsi au grand jour toute l'impuissance de ses efforts, d'être forcé de recon­naître devant le monde entier que ses flatteurs et ses poètes s'étaient trop pressés de chanter son triomphe ! Ce cruel mécompte blessa jusqu'au cœur un prince ac­coutumé au succès. C'est ce qui le rendit implacable. Le père aurait peut-être pardonné, ce fut le souverain qui se vengea.
    Julie avait d'autres complices que ceux qu'on avait pu­nis; Auguste le savait bien. C'étaient ces élégants qui fréquentaient les portiques et les théâtres, ces gens du monde pour qui, selon le mot de Tacite, la corruption était le bon ton et le dernier genre, corrumpere et corrumpi sœculum vocant (1); c'était toute cette société amol­lie dont les maximes complaisantes avaient pénétré jusqu'au Palatin. Qu'Auguste devait lui en vouloir de ne s'être pas laissé vaincre, et de lui avoir prouvé par cet exemple qu'elle était plus forte que lui! Comme il ne lui était pas possible de s'en prendre à tout le monde et que la société échappait à sa vengeance par son étendue, il était naturel qu'il fût surtout irrité contre ceux qui la représentaient avec le plus d'éclat, et dans lesquels elle aimait à se reconnaître. A ce litre, Ovide doit lui avoir particulièrement déplu. S'il a éprouvé le désir de trou­ver un coupable à punir et de jeter sur quelqu'un la faute de tous, sa colère a dû retomber de préférence sur celui qui avait tant de fois glorifié les mœurs de son temps. Qui sait si dès ce moment il ne s'établit pas dans son esprit une sorte de rapport secret entre ses malheurs domestiques et les vers du poète? Précisément, par une fâcheuse coïncidence, l'Art d’aimer fut publié l'année même de l'exil de Julie.

1. Germ., 18.

C'était un simple hasard ; les leçons d'Ovide n'avaient eu aucune influence sur la con­duite de la jeune femme, et elle pratiquait ses préceptes bien avant qu'il les eût écrits; mais on comprend que cette rencontre ait frappé Auguste. Le succès même de l'ouvrage pouvait sembler une insulte à la douleur du père, comme il était un danger public aux yeux du sou­verain (1). Je suis convaincu qu'il ne l'a jamais oublié; cependant il dissimula son mécontentement. L'Art d'ai­mer ne fut d'abord l'objet d'aucune poursuite. Quand l'empereur présida aux opérations du cens, il laissa au poète son anneau de chevalier, et il est probable que, quoique irrité contre ses ouvrages et l'accusant en secret d'une partie des fautes de ses contemporains, il se serait contenté de le tenir éloigné de lui, s'il n'était survenu quelque accident nouveau qui réveilla dans sa pensée d'anciens reproches, et l'engagea à les punir.
Nous voici venus enfin à cet événement mystérieux qui fit éclater la colère d'Auguste. J'ai déjà dit que nous étions réduits, pour le connaître, au témoignage d'Ovide; or il en a très peu parlé. Personne ne l'ignorait de son temps, ce qui le dispense de le raconter. Il évite même, autant qu'il le peut, d'y faire quelque allusion. Au moindre mot qui lui échappe, il s'arrête brusquement et comme effrayé de son audace : « Tais-toi, ma langue ; il ne faut rien ajouter.

1. Ce succès fut très vif. Le nom d'Ovide est certainement l'un de ceux qui ont pénétré le plus loin dans le monde romain. Dès l'époque des Amours, il se faisait dire par la Tragédie, qui le gron­dait de l'avoir quittée, qu'on chantait ses vers dans les festins, qu'on les écrivait sur les murailles des carrefours (Am., III, 1,17); et, en effet, on les retrouve encore souvent à Pompei crayonnés ou gravés à la pointe sur les murs des maisons. Après l'Art d'aimer, sa réputation dut s'accroître encore. « C'est lui, dit Sénèque le rhéteur, qui a rempli le monde entier de son Art d'aimer et de ses sentences amoureuses (Excerpta controv., 7).

Que ne puis-je ensevelir avec mes cendres ce triste souvenir (1) ! » Et comme ses contempo­rains, pour les mêmes motifs sans doute, ont imité sa discrétion, nous n'avons aucun renseignement précis, ni par lui ni par les autres, sur les causes de son exil.
Ce silence de l'histoire a fait la partie belle à l'ima­gination; en l'absence de faits certains, les hypothèses ont abondé. Je ne prendrai pas la peine de les discuter toutes, ce serait un travail ennuyeux et inutile. Elles reposent en général sur ces mots du poète : « Pourquoi ai-je vu quelque chose? Pourquoi ai-je rendu mes re­gards complices d'une faute? (2)... Je suis puni pour avoir été le témoin d'un crime sans le savoir; je ne suis cou­pable que d'avoir eu des yeux. (3)» Que pouvait-il donc avoir vu de si criminel? Quelques-uns penchent à croire qu'il avait surpris quelque secret d'Etat; c'est une con­jecture à la fois très vague et fort peu vraisemblable. Frapper sévèrement Ovide, l'exiler dans un lieu d'où il pouvait correspondre avec Rome, ce n'était pas un bon moyen de s'assurer de son silence. Quant à penser qu'il était puni pour avoir trahi ce secret, rien ne le fait sup­poser ; il dit partout qu'il est coupable d'avoir vu et non d'avoir parlé. D'autres se sont mis eu tète qu'il avait été assez indiscret pour regarder Livie se baigner ; mais on oublie qu'Ovide parle d'un crime qu'il a vu commettre, et ce n'est pas un crime que de prendre un bain. Le plus grand nombre voudrait que le hasard l'eut fait assistera quelque méchante action d'Auguste, peut-être à ses amours avec sa fille. Cette opinion, que Voltaire a soute­nue, ne s'appuie que sur une autorité bien peu sérieuse, celle de Caligula.

1. Pont., II, 2, 61.
9. Trist., II,5.
3. Trist., III, 5, 49.

Il ne suffisait pas à cet empereur de se rattacher à Auguste par sa grand'mère Julie ; dans sa bizarre vanité, il voulait descendre de lui des deux côtés. Il s'indignait d'avoir pour aïeul le plébéien Agrippa, un soldat de fortune, et trouvait bien plus honorable pour sa maison que sa mère dut le jour à un inceste. Mais les rêveries d'un fou ne sont pas des preuves, et Auguste a bien assez de fautes à se reprocher sans qu'on lui en crée d'imaginaires. Du reste, quand on admettrait qu'il fut coupable, et l'on n'a aucune raison de le penser, il serait impossible d'établir quelque rapport entre cet événe­ment et l'exil d'Ovide. Lorsque Ovide fut chassé de Rome, il y avait déjà dix ans que Julie en était éloignée, qu'elle vivait dans une prison rigoureuse et loin des regards de son père. Qui ne voit d'ailleurs que, s'il était question d'une mauvaise action d'Auguste, Ovide n'en dirait rien ou chercherait à l'atténuer? Au contraire, il la qualifie très durement; il l'appelle un crime. S'il parle de ce crime avec tant de liberté, c'est qu'il a été commis non par Auguste, mais contre lui ; il s'agit d'une faute dont il a été la victime et non le héros, et qui lui a causé une profonde douleur, « Je ne veux pas rouvrir les blessures, lui dit le poète, c’est  bien assez du mal qu'elles t'ont fait une fois (1). »
Ces mots nous mettent sur la voie de la vérité : la dou­leur qu'Auguste a le plus profondément ressentie, parce qu'elle blessait en lui le souverain et le père, tous les historiens le disent, c'est la conduite coupable des prin­cesses de sa famille. Il est donc probable qu'Ovide fait allusion à quelque aventure de ce genre, et que cette blessure qu'il ne veut pas rouvrir dans l'âme de l'empe­reur, c'est le souvenir du déshonneur de sa maison.

1. Trist., Il, 209.

A la vérité, il ne peut pas s'agir ici des désordres de la pre­mière Julie, depuis dix ans éloignée de Rome; mais ce scandale n'est pas le seul qui se soit produit dans le pa­lais du réformateur des mœurs publiques. Malgré l'exem­ple terrible qu'il avait donné, les mêmes fautes se renou­velèrent, et il fallut recourir aux mêmes châtiments. Auguste eut à punir sa petite-fille, la seconde Julie, qui avait imité la conduite de sa mère. Elle fut accusée d'adultère avec un jeune homme de grande maison, Silanus, et reléguée dans une ville d'Italie où elle vécut encore vingt ans. Or l'époque où son crime fut décou­vert et puni est précisément celle de l'exil d'Ovide. Celte coïncidence ne nous permet-elle pas de supposer que c'est aux amours de Julie et de Silanus qu'Ovide a été mêlé, et que nous tenons la cause véritable de la colère d'Auguste contre lui?
Ce fait une fois admis, tout s'explique. Les quelques mots échappés au poète pour sa justification deviennent clairs; ils nous laissent entrevoir de quelle façon il est entré dans cette intimité et quelle place il y a tenue ; recueillons-les avec soin pour essayer de jeter quelque jour sur cette ténébreuse histoire.
Il n'est pas difficile d'imaginer comment se nouèrent ces relations qui l'ont perdu. « Ce sont mes vers, dit-il, qui, pour mon malheur, ont fait souhaiter aux hommes et aux femmes de me connaître (1). » On comprend que Silanus et Julie, dans l'ardeur d'une affection partagée, aient désiré se lier plus étroitement avec le poète des Amours et de l'Art d'aimer. Ce désir d'une petite-fille de l'empereur était un ordre.

 1. Trist., II,5.
Carmina fecerunt ut me cognoscere vellent,
Omine non fausto, femina virque, mea.

Ovide obéit volontiers et se félicita sans doute d'une liaison qui le rapprochait du maître ; mais comment ne prévit-il pas les dangers qu'elle pouvait entraîner pour lui ? Comment l'exil de la première Julie, la mort d'Antoine, tous ces terribles souvenirs qu'on ne pouvait pas oublier, ne lui ont-ils pas appris à se tenir sur ses gardes? Il comprend lui-même que son imprudence fut étrange, et il essaye de nous l'expliquer, « Ma première faute, dit-il, fut une erreur (1) », et ce mot d'erreur revient sans cesse dans ses vers. Il veut dire sans doute qu'il se trompa d'abord sur la nature de l'af­fection de Julie pour Silanus, et qu'il la crut moins coupable qu'elle ne l'était. J'avoue qu'il m'est bien diffi­cile de le croire sur parole. Comment supposer qu'un homme aussi clairvoyant dans ces sortes d'intrigues, qui en avait écrit la théorie et qui en connaissait la pratique, se soit laissé abuser par des personnes qui, le sachant peu sévère, n'avaient pas de raison de se cacher devant lui? C'est en vain que pour nous convaincre il accuse sa simplicité et répète plusieurs fois qu'il n'était qu'un sot (2): il y a des gens qui ne parviendront jamais à se faire passer pour naïfs. En supposant même qu'il se soit trompé à l'origine, son erreur ne pouvait pas être bien longue. Quand elle a cessé, quand il a reconnu à quelles rela­tions il était mêlé, quelle conduite s'est-il décidé, à tenir?

1.Trist, IV, 4, 39. 
Prius offuit error,
2. Trist., I, 5,42.
... hanc merui simplicitate fugam.
Trisl., III, 6:
... stultitiamque meum crimen debere vocari.

« Ma seconde faute, dit-il, c'est d'avoir été timide (1),» ce qui signifie, je pense, qu'il n'a pas osé parler; il n'a rien dit ni aux jeunes gens pour les ramener au devoir, ni à l'empereur pour lui révéler leur crime. Il avait peur, et ce n'était pas sans motif. Sa position était pleine de périls. Son silence l'a perdu, il pouvait se perdre en parlant. D'ailleurs à ce moment il était engagé lui-même. Ses premières complaisances n'étaient peut-être pas coupables: insensiblement elles l'étaient devenues. Une faiblesse en amène une autre dans ce commerce de tous les jours, et elles s'enchaînent si bien ensemble qu'il est difficile de dire à quel moment précis on devient criminel, a Vous me pardonneriez, dit-il, si vous con­naissiez toute la suite et l'enchaînement de mes malheurs (2) » On devine à peu près quel genre de services il pouvait rendre. C'était sans doute un de ces confidents d'amour qu'on introduit volontiers dans les liaisons les plus intimes pour rompre de temps en temps le tête-à-tête lorsqu'il pèse. Personne ne devait savoir aussi bien que ce poète et ce bel esprit égayer un entretien et ani­mer une fête galante. Il faut croire qu'il poussait assez loin son obligeance, puisqu'il éprouve le besoin de la justifier. Il reconnaît qu'elle était blâmable, mais il s'em­presse d'ajouter qu'au moins il n'en a jamais tiré aucun profit (3).

1. Trist., IV, 4, 39. Pont., II, 2, 17.
Nil nisi non sapiens possum timidusque vocari.
2. Trist., IV, 4, 37 :
hanc quoque qua perii culpam scelus esse negrabis,
Si tanti series sit tibi nota mali
3. Trist., III, 6:
Nil igitur referam, nisi me pecasse, sed ille
Praemia peccato nulla petita mihi.

Cette aventure, dans laquelle il s'était si étourdiment engage, finit d'une manière violente. Les deux amants, dans l'emportement de leur passion, oublièrent d'être prudents. Il dut y avoir quelque orgie plus folle, plus bruyante que les autres, peut-être une scène comme celle de la tribune et du Forum, qui avait amené le châ­timent de la première Julie. Ovide, pour son malheur, y assistait. Si l'on en croit ses protestations, il ne savait rien d'avance, il ne se doutait pas de ce qui allait se passer (1). Il ne prit aucune part directe à la fête et n'en fut que le témoin. Comme Acléon, il avait vu (2); c'était son seul crime : il y en avait bien assez pour le perdre.
L'affaire fit du bruit. Rome, selon Tacite, était une ville où tout se savait et se disait (3). Quelques-uns des témoins parlèrent ; Ovide, qui se trouvait être un des plus connus, fut aussi le plus compromis. Peut-être les autres l'accusèrent-ils pour se justifier. « Ai-je besoin, dit-il, de rappeler le crime de mes compagnons et de mes ser­viteurs (4)?» Fabius Maximus, un de ses protecteurs, l'apprit comme les autres. Il essaya d'obtenir de lui un aveu et lui fit comprendre le danger qu'il courait. « J'avouais timidement, dit le poète, ou j'essayais de nier, et, semblables à la neige qui fond au souffle hu­mide de l'auster, des larmes coulaient malgré moi sur mon visage épouvanté. (5) » Auguste aussi finit par l'ap­prendre, et, dès qu'il le sut, il se vengea. Ce qui est très remarquable, c'est que le plus puni fut Ovide, qui n'était pas le plus coupable. Julie ne sortit pas de l'Italie.

1. Trist., Il, 107 : il y parle de « casus » et de « fortuna ».
2. Trist., Il, 105.
3. Ann., Il, 27 : in civitate omnium gnara et nihil reticente
4.Trist, IV, 10, 101.
5. Pont., II, 4, 9O

Silanus pouvait rester à Rome; il s'exila volontairement, comprenant bien qu'après cet éclat il ne pouvait plus se trouver en présence du souverain qu'il avait offensé. Ovide fut envoyé aux extrémités du monde. Cette aggra­vation de peine ne s'explique que par des rancunes anté­rieures. On prétend ordinairement que l’aventure de Julie fut le seul motif de la punition d'Ovide, et que l’Art d'aimer n'en était que le prétexte ; je croîs au con­traire que ses poésies ont été la cause véritable de son exil, et que le reste n'en fut que l'occasion (1). Je l'ai déjà dit, Auguste devait secrètement l'accuser de la corruption générale et rejeter sur lui la faute de tous. Ce qui sem­blait le confirmer dans sa pensée, c'est qu'il le retrou­vait toujours dans ses malheurs domestiques, indirecte­ment par son Art d'aimer dans le crime de la première Julie, plus directement avec la seconde. Il lui en voulait de tous ces désordres qu'il était forcé de punir. Son cœur était plein de ressentiments contenus et dissimulés; ce dernier scandale fit tout déborder. Voilà pourquoi Ovide fut plus puni que les autres ; il paya pour lui et pour la société tout entière. La colère d'Auguste était si vio­lente qu'elle ne s'embarrassa d'aucun souci de justice ou de légalité (2), et ce poète détesté, ennemi personnel de l'empereur pour le mal qu'il avait fait à sa politique et la corruption qu'il avait introduite dans sa famille après l'avoir répandue dans la société, fut relégué sans pitié dans une petite ville du Pont-Euxin.

1. Cette opinion a été soutenue par M. Adolphe Schmidt dans son ouvrage intitulé Geschichte der Denk und Glaubensfreiheit.
2. Ovide prétend qu'il n'y avait pas à Rome de loi contre les ou­vrages immoraux, et qu'on ne les avait jamais punis, « Je n'ai rien fait, dit-il, qui fût défendu par la loi. » Pont., II, 9, 71.

III
Départ d'Ovide pour l'exil. — Le premier livre des Tristes, — La vie d'Ovide à Tomi. — Epître qu'il adresse à sa femme. — Ses supplications à Auguste. — Dernières années d'Ovide. — Sa mort.
Ovide a raconté, dans une de ses élégies les plus dé­sespérées, la dernière nuit qu'il passa à Rome. Rien n'était prêt pour le départ, quoique Auguste eût laissé le temps de s'y préparer. La fille du poète n'avait pas pu être prévenue et lui amener ses petits-enfants. Sa maison était presque déserte; deux ou trois amis à peine avaient osé venir lui serrer la main. Rien ne le surprit davan­tage et ne lui fut plus sensible que cet abandon. Comme il n'avait jamais connu de disgrâce, il ne savait pas que, «tant qu'on est heureux, on compte beaucoup d'amis, mais qu'au premier nuage on reste seul (1) ». Son malheur lui fit faire cette découverte. Cependant le soleil allait se lever; il fallait partir. La maison retentissait des pleurs des esclaves et des affranchis ; « c'était comme un jour de funérailles (2) ». Ovide s'arracha enfin à tous ces re­grets et s'enfuit en jetant un dernier regard sur cette ville où il avait été si heureux et où il lui semblait, disait-il, qu'il laissait une partie de lui-même. — Nous verrons qu'il y laissait à la fois son bonheur et son génie.
Il traversa l'Adriatique au mois de décembre, dans la saison des orages. Sa navigation ne fut pas sans dan­gers; une tempête le rejeta sur les côtes d'Italie qu'il semblait ne pouvoir pas quitter.

1. Trist., I, 9, 5.
2. Trist., 1.3,2

Avec un autre navire, la Minerve, qu'il prit à Corinthe, il côtoya les Cyclades et longea les rivages de l'Asie Mineure. Ces pays ne lui étaient pas inconnus. Quelques années auparavant, en compagnie de son ami Macer, poète comme lui, il avait parcouru la Grèce et passé la mer Ionienne pour visiter le théâtre de l'Iliade. Ces souvenirs d'un temps heureux que tout lui rappelait rendaient sa traversée encore plus triste ; pour se consoler, il écrivait. « Ces vers que vous lirez, disait-il à ses amis, je ne les compose pas dans mes jardins, mollement étendu sur mon lit de repos comme c'était mon habitude ; j'écris au milieu des tempêtes, à la lumière d'un ciel orageux, et les flots de la mer irritée viennent battre mes tablettes. (1) » C'est ainsi que fut composé le premier livre des Tristes.
          Ce livre, quand il arriva à Rome, ne fut pas approuvé de tout le monde. Quelques amis d'Ovide le blâmèrent de l'avoir écrit. C'étaient les mêmes, je suppose, qui ne s'étaient pas trouvés chez lui le jour de son départ. Depuis qu'il était loin et ne pouvait plus les compro­mettre, ils lui donnaient généreusement de bons conseils; ils témoignaient surtout un grand souci de sa dignité, et, comme il n'y a rien de plus majestueux que le silence, ils auraient voulu lui persuader de se taire. Le pauvre poète leur répondait qu'il est bien difficile de retenir ses larmes quand on souffre, et qu'on trouve même quelque douceur à les laisser couler. Il n'avait pas d'autre soula­gement dans ses douleurs que d'en entretenir ses amis et le public. Ne voit-on pas, disait-il, que tous les mal­heureux chantent ? « L'esclave, qui cultive la terre tes fers aux pieds, adoucît par ses chansons le poids du travail.

1. Trist., I,11, 37.

Le batelier chante lorsque, penché sur le sable fangeux, il traîne avec effort sa barque contre le courant. Il chante aussi, le matelot, qui ramène avec mesure les rames flexibles contre sa poitrine et frappe les flots en cadence. Quand le berger fatigué s'appuie sur son bâton ou s'assied sur un rocher, il charme son troupeau par les sons de sa flûte rustique. La servante qui travaille chante et file à la fois, et elle arrive ainsi plus facilement au bout de sa tâche (1). » Ovide ne disait pas tout; il avait une autre raison bien plus grave d'envoyer sans cesse des vers nouveaux à Rome : il craignait d'être oublié. Comme il connaissait bien la légèreté de la vie mon­daine, il n'ignorait pas qu'on n'a guère le temps de se souvenir du passé quand on est si occupé du présent, que les malheureux déplaisent à des gens qui ne veulent pas être distraits de leurs plaisirs, et qu'on s'empresse de n'y plus songer pour se dispenser de les plaindre. C'est ce qu'il voulait éviter à tout prix ; aussi écrivait-il sans cesse pour rappeler son souvenir à toutes ces mé­moires fragiles. Ses lettres, adressées à ses amis les plus fidèles, étaient aussitôt rendues publiques. Il voulait essayer par tous les moyens d'émouvoir l'opinion en sa faveur; mais l'opinion, disciplinée par une servitude d'un demi-siècle, se montrait indifférente. Ce peuple était déjà celui dont Juvénal a dit plus tard : « II adore le succès et déteste les proscrits. (2) »
Ovide ne se faisait pas d'illusion sur le mérite de ses derniers ouvrages. Il savait bien qu'il était né pour être le poète du plaisir, et que sa muse n'avait pas d'accents pour la douleur.

1. Trist., IV, 1.
2. Juv., X, 73.

Son vers élégiaque si gai, si folâtre, si sautillant, est tout dépaysé au milieu des larmes. Il lui arrive de sourire par habitude et de plaisanter à contre­temps. Plusieurs Ibis, sans que le poète le veuille, peut-être sans qu'il le sache, un bon mot se glisse à la fin d'un pentamètre désolé. C'est surtout l'abus de la mytho­logie qui nous impatiente chez lui. Tout lui rappelle la Fable; elle arrive à tout propos et hors de propos. Croirait-on, par exemple, qu'en voyant l'Hellespont glacé, au milieu de la tristesse que lui cause ce spectacle, il lui vient aussitôt dans l'esprit que c'était une belle occasion pour Léandre d'aller voir Héro sans se noyer? Les sou­venirs mythologiques obsèdent sa pensée ; il ne sait pas leur résister, et il faut toujours qu'il nous gâte ses mal­heurs réels en les comparant à des malheurs imagi­naires. Ces excès de mauvais goût nous affligent sans nous surprendre. Ce n'était après tout qu'un poète du monde et de salon ; or il est d'usage que dans ces coteries aristocratiques, où l'on tient à se distinguer de la foule, où le plus grand reproche qu'on puisse adresser à quel­qu'un est d'être vulgaire, on se fasse une langue à part et qu'on aime par-dessus tout à s'en servir. Du temps deLouis XIV, il y avait dans les salons tout un vocabulaire de galanterie, et l'on se faisait reconnaître homme du monde en l'employant. A l'époque d'Auguste, cette lan­gue des gens distingués, c'était la mythologie. Personne ne l'a parlée avec plus d'esprit qu'Ovide; mais il a si bien pris l'habitude de s'en servir qu'il ne lui a plus été possible de s'en délivrer, el de même qu'au dix-septième siècle la galanterie envahit chez les plus grands écrivains jusqu'aux endroits où l'on ne voudrait entendre que la passion véritable, de même chez les auteurs du siècle d'Auguste, et surtout chez Ovide, il arrive souvent que la mythologie se montre et répand un air de pédanterie quand la douleur seule devrait parler.
Après un voyage long et périlleux, Ovide arriva dans la ville où il était condamné à vivre et à mourir. Il nous en a fait les descriptions les plus sombres. Quoiqu'il s'at­tendit à tout, la réalité dépassa ses craintes. Cette ville, qu'on appelait Tomi ou Tomis (aujourd'hui Kustendjé (1)), est située sur les bords de la mer Noire, à quelque dis­tance du Danube. C'était une ancienne colonie grecque, habitée en grande partie par des Sarmates qui s'y étaient fixés. Ovide sentit son cœur se serrer en y arrivant. Il est sûr que rien ne ressemble moins au pays qu'il ne se consolait pas d'avoir quitté ; le paysage y est sévère et le climat violent. Nous ne sommes pas aussi exclusifs au­jourd'hui, et nous savons apprécier la beauté de sites très différents. Les grandeurs de la nature sauvage nous touchent au moins autant que l'élégance de la nature civilisée. Les voyageurs qui de Kustendjé regardent les steppes de la Dobroudcha ne se lassent pas d'admirer la majesté de ces plaines solitaires et leur monotonie grandiose; Ovide n'était frappé que de leur aspect dé­solé. « Vous n'y verriez, disait-il, que des terres toutes nues, sans ombre, sans verdure (2).» On n'y connaît ni le printemps ni l'automne, on n'y voit ni moissons ni vendanges, on n'y entend jamais le chant des oiseaux.

1. Il ne peut plus y avoir de doute aujourd'hui sur le véritable emplacement de Tomi. Les inscriptions trouvées à Kustendjé, et dont quelques-unes ont été copiées par nos officiers pendant la guerre de Crimée, établissent que cette ville a remplacé l'ancienne métro­pole du Pont. On peut consulter à ce sujet l'ouvrage intéressant du docteur Allard, intitulé la Bulgarie orientale. Toutes ces inscriptions y ont été réunies et expliquées par M. Léon Renier. Voyez aussi Corp. insc. lat., III, 753.
2. Trist., III, 10, 75.

La campagne, où l'on n'aperçoit ni arbres ni maisons, ne semble être qu'une continuation de la mer. Qu'on regarde le Pont-Euxin ou la terre ferme, on n'a jamais devant soi qu'une plaine immense, nue et ondulée. Quel triste spectacle pour des yeux accoutumés à la nature gracieuse et accidentée de l'Italie et aux ombrages des villas romaines!
Il avait du reste beaucoup d'autres reproches à faire au lieu de son exil. Tomi était une conquête récente des Romains, ils n'avaient pas eu le temps de la pacifier. Les mœurs y étaient restées violentes, les discussions devenaient facilement des batailles, et les procès finis­saient par des coups d'épée. L'aspect de la ville avait quelque chose d'étrange et d'effrayant. Comme il arrive dans les pays barbares, les femmes y travaillaient plus que les hommes; on les voyait partout écraser le grain et porter des cruches sur leur tête. Les rues et les places étaient souvent traversées par des Sarmates et des Gètes à cheval. Ils avaient la voix dure, le visage farouche, la barbe et les cheveux longs. Ils portaient un arc à la main, un couteau à la ceinture et s'en servaient souvent. Rien de plus rude que ce climat. Le poète nous dit que le vent y souffle avec tant de violence qu'il renverse des mu­railles. L'hiver y est long et rigoureux. La neige, qu'un Italien connaît à peine, couvre !a terre pendant des mois entiers. On voit alors les rivières et la mer prises par les glaces et les chariots traverser les fleuves. Le vin se gèle dans les tonneaux; pour le distribuer aux convives, il faut le couper à coups de hache. Les habitants ne sortent plus que couverts de peaux de bête qui les cachent tout entiers. C'est à peine si l'on aperçoit leur visage et leur barbe hérissée de glaçons. « Tel est le séjour du poète des amours légers! Voilà les gens qu'il est forcé de voir et d'entendre! (1)» Ceux qui habitent au delà du Danube sont bien plus redoutables encore. Quels voisins que ces Sarmates, que ces Besses, que ces Gètes, qui ne crai­gnent personne et font peur à tout le monde ! On se plaît à dire à Rome que l'univers est soumis, que tous les peuples tremblent devant les légions. Ovide, depuis qu'il est exilé, sait bien ce qu'il faut penser de cette illusion de la vanité nationale. Il a près de lui des barbares qui n'obéissent pas au préteur et se moquent du légat. Le Danube est contre eux une barrière plus efficace que la crainte des Romains; mais, quand le Danube est glacé, rien ne les arrête plus : ils se précipitent par bandes iso­lées, enlevant les hommes et les troupeaux qu'ils peuvent saisir. « Leurs chevaux sont rapides comme l'oiseau », leurs armes inévitables. Ils lancent des flèches empoi­sonnées qui causent le frisson à Ovide toutes les fois qu'il y pense, et il y pense souvent. Le seul moyen de les éviter, c'est de rester chez soi et de se tenir enfermé tant que l'hiver dure. Quelquefois ce ne sont plus des cava­liers isolés, ce sont des populations entières qui passent le fleuve et viennent assiéger la ville. Il faut alors prendre les armes, courir aux murailles. Le malheureux poète, qui a refusé d'être soldat quand il était jeune, est obligé de se battre dans sa vieillesse. L'attaque est souvent sé­rieuse, et les flèches des barbares, ces fameuses flèches empoisonnées, tombent jusqu'au milieu des rues. Un jour Ovide en a ramassé une pour l'envoyer à ses amis de Rome : il n'avait pas d'autre présent à leur faire, c'était le seul produit du pays des Gètes (2). Ces dangers qu'il courait à Tomi expliquent les efforts désespérés qu'il a faits pour en sortir.

1. Trist., 7,21.
2. Pont., III, 8.

Il s'adresse suc­cessivement à tous ses amis, il les fatigue de ses prières et les supplie d'obtenir de l’homme céleste (1) qu'il a outragé non pas sa grâce entière, il n'ose pas y compter, mais un adoucissement à son exil. Il leur écrit d'abord sans les nommer de peur de les compromettre; puis, comme il s'impatiente d'attendre, il devient moins timide et plus pressant; il les invoque par leur nom pour les engager davantage dans sa cause; il espère qu'inter­pellés directement ils n'oseront pas lui refuser leur ap­pui, que l'opinion publique pèsera sur eux et les forcera de tenter quelque effort en sa faveur.
Parmi les personnes dont il implore ainsi le secours se trouve d'abord sa femme, — car le poète de l'Art d'aimer, l'amant de Corinne, était marié. On est fort sur­pris de l'apprendre, et on se le figure difficilement dans un ménage régulier. Il s'était pourtant marié trois fois. Le divorce l'avait séparé de ses deux premières femmes, dont il dit peu de bien, et qui avaient sans doute aussi beaucoup de reproches à lui faire. La dernière était alliée à des familles très importantes et amie personnelle de l'impératrice Livie. Ovide l'avait épousée quand il cher­chait à prendre pied dans le monde officiel et à se glisser jusque dans l'intimité d'Auguste : c'était un mariage de politique. Il est probable qu'il garda toujours beaucoup de ménagements pour une personne si bien apparentée, mais on ignore tout à fait si elle lui était aussi agréable qu'elle pouvait lui être utile ; jusqu'à l'époque de sa dis­grâce, elle n'occupe aucune place dans ses poésies, ce qui peut laisser soupçonner qu'elle n'en tenait guère dans son cœur.

1. Trist., I, 3, 37.

Cette affection, jusque-là si discrète, se révèle tout d'un coup au moment où Ovide quitte Rome. Elle éclate alors avec une vivacité très surprenante. A l'entendre, c'est sa femme qu'il regrette le plus en s'éloi­gnant. « Absente, je crois te parler; ton nom est le seul que ma voix appelle ; aucun jour, aucune nuit ne se passe sans que je songe à toi (1). » Le voilà décidément devenu le modèle des époux. Ce changement est bien brusque, rien ne l'avait fait pressentir; cependant beau­coup de critiques l'ont cru sincère. Il y en a même qui se sont attendris d'une façon très touchante sur cette affec­tion si cruellement brisée. J'avoue que je suis moins dis­posé qu'eux à m'émouvoir ; je trouve que cette passion subite n'a jamais un air bien naturel. Les éloges qu'Ovide donne à sa femme ne sont pas désintéressés. S'il lui pro­met libéralement l'immortalité, comme il l'avait déjà promise à Corinne, c'est à la condition qu'elle fera tous ses efforts pour le tirer de Tomi. Aussi finit-on par soup­çonner que tous ces grands sentiments s'adressent plutôt à une personne influente qu'à une femme tendrement aimée. Lorsqu'il lui parle, il ne parait pas douter de son dévouement; il en est moins certain quand il écrit aux autres :  «Assurément, dît-il à Rufus, ma femme est bien disposée pour moi par elle-même; mais quand vous la conseillez, elle se conduit encore mieux (2). » Voilà, il faut le reconnaître, une confiance assez tempérée. Il en vint même, quand il vit qu'elle ne réussissait pas à le sauver, à ne plus lui cacher sa mauvaise humeur: « Tu veux que je te dise ce que tu dois faire ; ne le demande qu'à toi-même, tu trouveras facilement la réponse, si tu veux la trouver. Je t'ai louée bien souvent dans mes vers;

1. Trist.. III, 3, 15.
2.Pont., II, 11, 13.

peut-être se demandera-t-on plus tard si tu mé­rites ces éloges. Prends garde que l'envie n'ait le droit de répondre : cette femme n'a rien voulu faire pour le salut de son mari (1).» Je sais que le malheur rend injuste, cependant l'amertume et la persistance de ces plaintes laissent croire qu'elles pourraient bien être fondées. On n'apprenait pas le dévouement auprès de Livie, et il est bien possible qu’instruite à cette école la femme d'Ovide ait plus songé à ménager son influence qu'à défendre son mari.
      Toutes ces supplications d'Ovide à sa femme et à ses puissants amis ne sont rien, on le comprend, auprès de celles qu'il adresse à Auguste. Il le flattait déjà avec bassesse avant sa disgrâce, il ne garda plus aucune pu­deur quand il fut malheureux. Ce n'est pas assez de le mettre au-dessus des héros de l'antiquité; il lui sacrifie sans scrupule tous les dieux de l'Olympe. S'il le compare à Jupiter, c'est pour ajouter aussitôt que l'un est un dieu imaginaire, tandis que l'autre est un dieu visible  (2). Le jour où son ami Cotta lui envoie les images de l'em­pereur et de sa famille est un jour de fête pour cette pauvre maison de Tomi. Le poète ne se lasse pas de les contempler. Il leur construit une chapelle; il leur fait dévotement sa prière. « Ma tête tombera de mes épaules, dît-il, mes yeux sortiront de leurs orbites, avant que je souffre, ô divinités chéries, que vous me soyez arrachées. Vous êtes le port et l'autel de mon infortune. Si le Gète vient pour me tuer, il vous trouvera pressées sur ma poitrine (3).» C'est le délire de l'adulation. Il a pourtant des flatteries plus savantes encore et plus raffinées.

1. Pont., III,1, pass
2. Trist., IV, 4, 20.
3. Pont., Il, 8, 65

Croirait-on que les vertus d'Auguste qu'il célèbre le plus volontiers sont précisément sa clémence et sa bonté? Tous les malheurs qui le frappent ne l'empêchent pas de dire « qu'il n'y a rien dans l'univers de plus doux que César  (1) ». Jamais il ne s'est plaint à lui d'avoir été trop rigoureusement traité. Au lieu de lui reprocher son exil, il le remercie de lui avoir laissé la vie. « Je craignais tout, lui dit-il, parce que j'avais tout mérité; mais ta colère a été moins grande que ma faute. (2) » C'est tout à fait ainsi que, dans les monarchies de l'Orient, il est dans l'étiquette que la victime commence par demander pardon au bourreau.
Quelque indulgence que nous ayons pour un si grand malheur, ces flatteries nous répugnent. On les lui re­prochait déjà de son temps, et il répondait avec une fran­chise qui nous désarme : « Dites, si vous le voulez, que j'ai les sentiments d'une femme ; je reconnais que mon âme est faible dans l'infortune (3)». C'est sur la nature qu'il en rejette la faute : « J'étais né pour le repos et les loisirs, j'avais horreur des affaires sérieuses, je ne con­naissais pas la peine ». Peut-être aurait-il été plus juste de s'en prendre à la façon dont il avait vécu jusque-là. La vie du monde a quelque chose d'amollissant; elle peut ajouter à la valeur d'un homme médiocre, mais un homme distingué y perd son temps et sa force. Ce frotte­ment de tous les jours, qui donne aux caractères le bril­lant et le poli, leur ôte une partie de leur vigueur. Il en est des âmes comme des corps : l'aisance du maintien et la grâce des attitudes ne s'obtiennent qu'aux dépens de la fermeté, et d'ordinaire on ne s'assouplit qu'en s'énervant.

1. Trist., V, 2, 38.
2. Trist., V, 2, 59.
3. Pont., l, 3, 31.

Le vieux Varron, qui n'était qu'un paysan et qu'un mal appris, supporta courageusement la mauvaise fortune : « Enquelque lieu que vous soyez, disait-il à ceux que l'exil effrayait, la nature n'est-elle pas partout la même?» Au contraire, Cicéron, Ovide et Sénèque, des gens d’esprit, habitués à fréquenter les sociétés élégantes, quand il leur a fallu quitter Rome, ont passé leur temps à gémir. C'est que la vie mondaine crée, en dehors des besoins véritables, une foule de besoins imaginaires, et il arrive de ceux-là comme des affections déraisonnables, ils s'emparent du cœur plus fortement que les autres, et l'on ne peut plus supporter d'en être privé.  C'est le monde et ses plaisirs qu'Ovide a le plus vivement re­grettés. Sa pensée ne quitte jamais ces réunions distin­guées dont il était l'urne ; il songe à ces lectures publi­ques où ses vers étaient accueillis avec tant d'applaudissements; des rivages du Pont-Euxin, il croit voir « ces temples,  ces théâtres de  marbre,  ces portiques, ces gazons du Champ de Mars et cesbeaux jardins publics où se promène la jeunesse (1)». Quand revient l’époque de quelque fête, il en suit de loin tous les incidents ; on dirait vraiment qu’il y assiste. « Maintenant on monte à cheval ; voici l’heure où l’on s’escrime dans des combats pacifiques. On lance la balle et le disque. Le théâtre s’ouvre, et chacun applaudit avec passion les acteurs qu’il préfère. » Lorsqu’il envoie à Rome un de ses livres, il part avec lui, et son imagination l’accompagne. Qu'il est heureux de revoir encore une fois ces lieux qu'il ne peut oublier! Voilà le Forum, la Voie sacrée, le temple de Vesta ; cette porte ornée d'une couronne de chêne, Ovide la reconnaît bien, c'est celle du Palatin.

1. Pont., 1, 8, 35

Il y pénètre ou plutôt il s'y glisse, il s'y traîne en suppliant, pour désar­mer « la divinité terrible dont il n'a que trop senti la puissance (1)». Au retour de ces voyages imaginaires où il avait entrevu pour un moment toutes les élégances de la vie et tout l'éclat de la civilisation, on comprend com­bien cette pauvre ville de Scythie lui semblait déserte et misérable. C'est alors que son courage l'abandonnait et qu'il disait avec désespoir : « Je n'ai plus de cœur qu'à pleurer. (2) »
Ovide passa huit ans entiers à Tomi. Il eut le temps d'apprendre la langue du pays, et, comme il était un poète incorrigible, il finit par faire des vers sarmates. Les habitants, tout barbares qu'ils étaient, furent flattés d'avoir conquis un si grand écrivain, et ils le comblèrent de distinctions. Le sénat et le peuple de Tomi (3) lui accordèrent l'immunité de toutes les charges; les villes voisines suivirent cet exemple (4). On lui décerna même une couronne de laurier, et il nous dit qu'il ne l'accepta qu'à regret. C'est qu'il songeait sans doute à d'autres triomphes plus retentissants dont il était privé. Les années s'écoulaient sans que rien pût guérir ce cœur blessé; jusqu'à la fin il eut les yeux fixés sur la ville « qui des sept collines regarde à ses pieds l'univers sou­mis (5) ». Il ne se résigna jamais à ne pas la revoir. Les mécomptes qu'il avait subis ne l'empêchaient pas d'es­pérer. Il prétend qu'au dernier moment son ami Fabius Maximus avait réussi à fléchir Auguste;

1. Trist., III, 1.
2. Trist., III, 2, 19.
3. C'est la façon ambitieuse dont les magistrats municipaux de Tomi sont désignés dans une inscription du temps d'Hadrien.
4. Pont., III, 9, 100 et 14, 104.
5. Trist., I, 5, 69.

mais Fabius, victime d'une intrigue de cour, fut obligé de se tuer, et Auguste ne lui survécut que peu de temps. Ovide s'em­pressa d'élever un temple au dieu qui venait de mourir, et de chanter ses louanges dans un poème gète; puis, après s'être mis en règle avec l'empereur défunt, il se tourna vers l'empereur nouveau et recommença ses sup­plications. Il connaissait pourtant Tibère, et il devait savoir ce qu'on pouvait espérer de sa clémence. Aussi trouve-t-on parfois dans ses derniers vers un accent de sombre résignation qui ne lui est pas ordinaire. « Par­donnez-moi, mes amis, si j'ai trop compté sur vous; c'est une faute dont je veux enfin me corriger... Je suis venu dans le pays des Gètes, il faut que j'y meure, et que mon destin s'achève comme il a commencé. Que ceux-là s'attachent à l'espérance qui n'ont pas toujours été trompés par elle. Quand l'espoir n'est plus permis, le mieux est de savoir désespérer à propos et de se croire une fois pour toutes irrévocablement perdu. Il y a des blessures qui s'enveniment par la peine qu'on prend pour les guérir; il valait mieux n'y pas toucher. On souffre moins à périr englouti tout d'un coup dans les flots qu'à les fatiguer d'un bras impuissant. (1) » Mais ce ne sont que des éclairs; au fond du cœur, il s'obsti­nait à espérer, et après quelques moments de découra­gement il se remettait à flatter et il prier, comme si l'âme cruelle et dédaigneuse de Tibère pouvait être sensible à la prière et aux flatteries. Il était occupé à revoir son poème des Fastes pour y introduire quelques allusions au nouveau règne et quelques éloges de plus de l'ancien quand la mort le surprit à cinquante-neuf ans.

1. Pont., III, 7.

L'exil d'Ovide et les incidents qui s'y rattachent appartiennent à l'histoire politique de Rome autant qu'à son histoire littéraire, ils nous font assister au déclin de ce règne dont Horace et Virgile avaient salué les débuts triomphants. Ils nous montrent par quels degré un prince qui jusque-là avait usé modérément de son auto­rité, attristé par le mauvais succès de ses réformes, aigri de la résistance inattendue qu'elles rencontraient, impi­toyable pour tous ceux qu'il soupçonnait de l'avoir encouragée, fut entraîné par sa colère à s'écarter de la conduite habile et généreuse qu'il avait suivie, et, après s'être glorifié longtemps de respecter la liberté de parler et d'écrire, finît par condamner les écrivains à l'exil et les livres au feu, en sorte que, selon le témoignage de Dion, il devint à charge aux Romains, qui l'avaient tant admiré, et que le monde se sentit soulagé quand il mourut. Les dernières années d'Auguste, comme celles de Louis XIV, nous enseignent qu'il est difficile au pou­voir absolu de se maintenir et de durer, et que le temps, qui affermit les autres régimes, use celui-là. En les étudiant dans les ouvrages d'Ovide, nous compre­nons comment il put naître alors, malgré l'éclat appa­rent de ce règne, une opposition sourde dont Auguste, au milieu de sa gloire, fut impatienté et qui irrita bien plus ses successeurs.

CHAPITRE IV
Les délateurs
C'est au nom de la loi de majesté que les empereurs poursuivaient ceux qu'ils soupçonnaient d'être mécontents; c'est au moyen des délateurs qu'ils parvenaient à les trouver et à les punir. Il nous importe donc de connaître ce que c'était que les délateurs ; il faut savoir d'où ils tiraient leur origine, comment ils procédaient dans leurs accusations et quelles furent pour cette société les conséquences terribles du crédit qu'ils obtinrent sous les Césars.
L'empire romain est très naturellement sorti de la république. La plupart des institutions que nous croyons l'œuvre des empereurs sont plus anciennes qu'eux ; mais, en les empruntant au passé, ils ont eu soin de les dénaturer : elles étaient des garanties de liberté, ils en ont fait des instruments de despotisme. C'est ce qui arrive pour les délateurs. Ce nom sinistre est un de ceux qui caractérisent pour nous la tyrannie impériale; il y avait pourtant des délateurs sous la république, dans la limite où un pays libre le comporte. On sait que les Romains ne connaissaient pas cette institution  qu'on appelle le ministère public ; ils n'avaient pas de magistrats spéciaux pour rechercher et poursuivre les délits au nom de l'État. Ce soin était remis aux magis­trats ordinaires, et à leur défaut tous les citoyens avaient le droit de s'en charger. C'était un droit dont on usait très volontiers à Rome, surtout dans les moments d'agitation. La vie des hommes politiques se passait alors à attaquer et à se défendre : Caton fut quarante-quatre fois accusé et bien plus souvent accu­sateur. A quatre-vingt-dix ans, on le vit reparaître sur le Forum pour dénoncer au peuple Servius Galba, qui avait massacré, au mépris des traités, toute une tribu de Lusitaniens; mais ce rôle d'accusateur semblait conve­nir surtout quand on était jeune. Les ambitieux qui se sentaient du talent et voulaient qu'on le sût trouvaient ce moyen commode pour se faire vite connaître : ils choisissaient un des personnages les plus importants et les moins recommandables du parti opposé et le tradui­saient devant le peuple. S'ils réussissaient à produire un grand scandale, les yeux de tous étaient désormais fixés sur eux : c'était une manière éclatante d'entrer dans la vie publique ; César et Cœlius débutèrent ainsi. Il vint cependant vers cette époque quelque scrupule aux esprits délicats sur cette façon de trouver leur bien dans le mal d'autrui. Le patriotisme s'affaiblissait, les traditions anciennes étaient remplacées par un esprit nouveau, et l’on commençait à mettre au-dessus de toutes les vertus des temps antiques cette qualité char­mante, qui se composait d'un mélange d'élévation d'âme et de distinction d'esprit, et que les philosophes appelaient l’humanité. Cicéron, qui pourtant avait com­mencé par attaquer Verres, déclarait dans ses derniers ouvrages « qu'il lui paraissait inhumain d'employer à la perte des gens un art que la nature avait créé pour les sauver » (1)
La législation semblait avoir prévu ces scrupules, et elle usait, pour les vaincre, d'un moyen fort efficace. Ceux qui avaient fait condamner quelqu'un recevaient le quart de ses biens : de là vint, dit-on, qu'on leur donnait le nom de quadruplatores. Comme il était alors interdit aux avocats de se faire payer, il se trouva qu'il était plus lucratif d'accuser que de défendre, et les gens pressés de s'enrichir en firent naturellement un métier ; mais c'était un métier beaucoup plus avantageux qu'ho­norable, et l'on estimait fort peu ceux qui en tiraient profit. «Je neveux pas me faire dénonciateur de pro­fession, dit un parasite de Plaute; il ne me convient pas d'aller sans péril arracher leurs biens aux autres ; je n'aime pas ceux qui agissent ainsi. (2)» II trouve bien plus honnête de suivre l'exemple de son père et de tous ses aïeux « qui, comme des rats, ont toujours mangé le pain d'autrui ». Horace ne parle pas d'eux avec beau­coup plus de sympathie dans ce passage où il dépeint deux célèbres accusateurs de son temps « dont la voix, dît-il, s'est éraillée à dire du mal ». Il n'y a que le der­nier trait qui les relevé un peu : « Ils se promènent avec leurs dossiers sous le bras, et causent tous deux des frayeurs terribles aux fripons. (3) ».
Les accusateurs de l'empire n'ont guère effrayé que les honnêtes gens. Ne semble-t-il pas qu'on avait le sentiment de cette différence, puisqu'on leur donna un nom nouveau:

1. De Off., Il, 14. Voyez, sur toutes ces questions, que je ne fais ici qu'indiquer, l'Essai sur les lois criminelles des Romains, de M. Laboulaye.
2. Persa, 1, 2, 10.
3. Sat., 1,4, 65.

c'est vers le règne d'Auguste qu'on les trouve appelés pour la première fois des délateurs. Ils étaient alors très occupés. Sans parler de ceux qui poursuivaient les infractions aux anciennes lois, les lois nouvelles leur donnaient beaucoup à faire. Auguste avait pris des mesures rigoureuses contre les gens qui ne voulaient pas se marier, A son instigation, les déla­teurs s'introduisaient dans les familles pour voir si tout y était en règle, et si les mariages qu'on avait contrac­tés pour avoir l'air de se soumettre à la volonté de l'empereur étaient bien sérieux. Ce fut un grand tour­ment pour cette époque que cette inquisition intérieure, et Tacite a raison de dire qu'après avoir souffert du mal on souffrait du remède ; mais, comme autrefois, c'était encore le délit politique que les délateurs exploi­taient avec le plus de profit. Ceux qui se sentaient faits pour les premiers rangs avaient dans leurs mains un moyen facile d'y arriver vite; au lieu de perdre leur temps à poursuivre la foule des avocats cupides ou des célibataires obstinés, ils accusaient devant le sénat les ennemis du prince d'après la loi de majesté.
Cette loi célèbre, qui est coupable d'une partie des crimes de l'empire, datait aussi de la république. Elle punissait de mort « quiconque était convaincu d'avoir nui à la grandeur ou à la dignité du peuple romain ». Cette formule vague avait l'avantage, à chaque crise poli­tique, de permettre au parti vainqueur d'atteindre tous ses adversaires. Aussi était-ce l'habitude qu'on la mau­dissait quand on était vaincu, et qu'on s'en servait dès qu'on était victorieux. Sylla surtout en avait fait beaucoup usage, et, par une interprétation habile, il avait trouvé moyen de l'étendre aux paroles comme aux actions (1). L'empire en apparence ne changea rien à la loi de majesté; le texte en resta le même, mais les effets en devinrent tout différents. L'empereur s'était substitué partout au peuple ; il en profita pour appliquer à sa sûreté et à sa grandeur propres les lois qui protégeaient la grandeur et la sûreté de la république. On devine les conséquences de cette substitution. Les choses sont d'or­dinaire bien moins exigeantes que les personnes : quand l'État était tout le monde, il ne sentait pas aussi souvent le besoin de se défendre et de se venger; lorsqu'il fut devenu un homme, tout lui fit peur. Ajoutons que cet homme est d'une nature particulière, et que les hon­neurs qu'on a entassés sur lui l'ont mis au-dessus de l'humanité. Il est revêtu de la puissance tribunitienne, et par conséquent saint et sacré; il est presque dieu de son vivant, il le sera tout à fait après sa mort: le crime politique se complique donc d'un crime religieux, et l'opposition devient un sacrilège. Devant l'empereur mort ou vivant, il faut être dans une sorte d'adoration perpétuelle; l'obéissance doit prendre les caractères d'un culte, et, comme dans tous les cultes, la moindre distrac­tion, la moindre erreur est coupable. Il y a eu des gens poursuivis et condamnés pour avoir pris le nom d'Au­guste à témoin dans un faux serment, pour avoir frappe un esclave ou même changé de vêtement devant une image de l'empereur.

1, Cic., Ad fam., III, 11, 2. Un autre passage de Cicéron montre que déjà, sous la république, on aurait pu, avec quelque complaisance, faire de la loi de majesté quelques-unes des applications qui nous révoltent le plus à l'époque impériale, in Verrem, IV, 11.

C'étaient les résultats extrêmes de la loi de majesté.
      Cette loi, comme on le voit, fournissait beaucoup à l'industrie des délateurs; il s'agissait simplement pour eux de lui faire produire tout ce qu'elle contenait. Il est curieux de chercher à quelle époque et de quelle façon ils y sont arrivés.

I
Quand  commencent les délateurs. — Auguste et le procès de Cornélius Gallus. — Les délateurs sous Tibère. — Jugement qu'il faut porter sur ce prince. — Son gouvernement et son caractère. — Les délateurs sont-ils responsables île ses cruautés.
Les délateurs, si l'on en croit Tacite, n'ont com­mencé leurs manœuvres que sous Tibère; .il fixe la date avec soin et donne le nom du personnage auquel il attribue l'invention : « Crispinus fut le premier, dit-il, à pratiquer cette industrie que le malheur des temps et l’effronterie des hommes mirent depuis fort en crédit. Pauvre, obscur, intrigant, il s'adressa d'abord par des voies obliques et à l'aide de mémoires secrets à la cruauté du prince; bientôt il attaqua les plus grands noms, et, puissant auprès d'un seul, abhorré de tous, il donna un exemple dont les imitateurs, devenus riches et redoutables d'indigents et méprises qu'ils étaient, firent la perte des autres et à la fin se perdirent eux-mêmes. (1) » L'assertion n'est pas tout à fait exacte; cette sorte de délation est aussi ancienne que l'empire, et elle existait déjà sous Auguste, comme le prouve la fin de Cornélius Gallus.

1. Ann., 1, 74.

C'est une histoire qui mérite d'être racontée. Gallus était un riche provincial venu de bonne heure à Rome, vers le temps des guerres civiles, et qui s'était fait un grand renom par l'élégance de sa vie et le charme de son esprit. Il fréquentait la meilleure com­pagnie; il protégeait les gens de lettres et faisait lui-même des vers amoureux un peu maniérés, mais fort agréables. En même temps cet homme de plaisir se trou­vait être un homme d'action ; il s'était bravement battu pour Octave. C'est lui qui, après la victoire d'Actium, fut chargé de poursuivre Antoine et qui le réduisit à se tuer. En récompense, il reçut le gouvernement de l'Egypte, et, dans ces fondions difficiles, il montra de grandes qualités; mais les services qu'il rendait ne !e sauvèrent pas d'une disgrâce. Il est assez difficile de savoir de quelle faute il s'était rendu coupable; ce qui est pro­bable, c'est que sa grande fortune l'avait enivré. L'E­gypte a de tout temps été un pays d'esclaves; on y avait l'habitude, depuis les Pharaons, d'adorer le maître, quel qu'il fût. Les Grecs, qui étaient survenus, n'avaient rien changé à ce fond de servilité ; ils s'étaient contentés de donner à l'adulation un tour plus piquant, ce qui la rendait plus dangereuse pour celui qui en était l'objet. Toutes ces flatteries donnèrent à Gallus le vertige ; il se laissa rapporter à lui-même l'honneur du bien qu'il fai­sait, crime impardonnable sous un monarque soupçon­neux ; il permit qu'on lui élevât des statues et qu'on gravât son nom sur les pyramides ; dans le secret et la familiarité, quand il ne se croyait entouré que d'amis, il laissa échapper des mots imprudents. Parmi ceux qui l'écoutaient, il y avait un traître. L'empereur fut averti; Gallus, rappelé d'Egypte, reçut l'ordre de ne plus paraître au palais, tout le monde se déchaîna contre lui, le sénat fit du zèle, poursuivit l'affaire et condamna le mal­heureux à l'exil. Gallus, désespéré, se tua. Auguste, qui n'était pas à Rome, affecta de pleurer son ami quand il le sut mort, et sembla se plaindre qu'on eut été trop sévère, ce qui ne l'empêcha pas de remercier avec effu­sion lesénat « qui s'était montré si touché de ses injures (1) ». — Voilà la première représentation d'une comédie qui s'est jouée pendant tout l'empire : tous les personnages y sont, tous les incidents s'y trouvent, la trahison de l'ami, le zèle et la lâcheté des juges, la fausse modération du maître. Tibère n'aura rien à ima­giner de nouveau, et c'est à Auguste qu'on doit faire honneur de l'invention.
    Il est vrai de dire que, sous son règne, ces scènes furent assez rares ; au contraire elles se reproduisent très souvent après lui. Quand on connaît Tibère, il est facile de voir pourquoi la délation devint alors une in­stitution régulière et l'un des principaux moyens de gou­verner. Jamais prince n'eut plus que lui le désir de ne pas se compromettre. Il agissait le moins qu'il pouvait par lui-même et n'exerçait son pouvoir qu'en le cachant. Comme il ne voulait pas paraître ouvertement dans les ven­geances qu'il exerçait, il avait besoin des délateurs pour atteindre ses ennemis et les traduire devant le sénat; les délateurs étaient donc un rouage nécessaire dans ce gouvernement hypocrite. S'il ne fut pas le premier à les employer, au moins mit-il merveilleusement en relief les services qu'ils peuvent rendre à un prince qui veut disposer de toutes les fortunes et de toutes les vies sans en avoir l'air. C'est par leur ministère qu'il exerça sur les Romains la plus cruelle tyrannie qu'ils aient supportée.

1. Suét. Aug. 66.

Mais ici de graves objections s'élèvent. En parlant comme nous venons de le faire, sommes-nous tout à fait juste? Est-ce Tibère qui s'est servi des délateurs ou les délateurs qui ont égaré et entraîné Tibère? A qui appartient véritablement l'initiative des accusations qui furent alors intentées? Sur qui doit retomber la res­ponsabilité du sang qui fut répandu? Toutes ces ques­tions qu'on croyait vidées ont été de nouveau agitées de nos jours, et elles ont reçu des réponses très différentes. Tibère a trouvé de hardis apologistes qui n'hésitent pas à rejeter les crimes qu'on lui attribue sur les instru­ments dont il s'est servi, ou même sur les malheureux qu'il a frappés. Récemment encore, en Allemagne, des érudits, des historiens ont essayé de nous prouver qu'on l'avait mal jugé et qu'il fallait nous décider à lui rendre noire estime (1). Ce n'était pas une entreprise facile, et ils ont trouvé beaucoup de contradicteurs. Sans entrer dans tout le détail de cette polémique, voyons rapidement de quelle façon on s'y prend pour réconcilier Tibère avec l'opinion publique, et le rôle qu'on fait jouer aux délateurs dans cette apologie.

1. Voyez surtout le « Tiberius » d'Ad. Stanr. Ce livre, qui fait partie d'une série d'études sur l'antiquité romaine (Bilder aus dem Altertume), a paru à Berlin en 1863. Il a été, dans la presse allemande et la presse anglaise, le sujet de vives controverses. M. Edouard Pasch a entrepris de le réfuter (Zur Kritik der Geschichte des Kaisers Tiberius. Altenburg, 1866. Je suis bien surpris que M. Stahr, qui cherche beaucoup à se donner des devanciers, ait oublié, dans la re­vue qu'il a faite des libres où Tibère est bien traité, de mentionner la thèse de M. Duruy (de Titierio imperatore), soutenue en 1853 devant la faculté des lettres de Paris, et qui fut aussi très discutée à ce moment. Presque tous les arguments de M. Stahr sont déjà traités ou indiqués dans cette thèse; seulement les conclusions de M. Duruy sont loin d’être aussi radicales. Il défend l'administration de Tibère, mais il ne va pas jusqu'à prétendre, comme M. Stahr, que ce soit un personnage sympathique.

Ceux qui prétendent nous forcer à estimer Tibère commencent par faire un grand éloge de son gouverne­ment extérieur. Il faut reconnaître que cet éloge est mérité. Tacite lui-même avoue que sous son règne le monde fut tranquille, l'empire florissant et res­pecté. Il avait cinquante-six ans quand il succéda à Auguste : ce n'est plus l'âge où l'on aime les hasards brillants de la guerre. Les aventures lointaines ne le tentaient pas; l'empire lui semblait assez étendu ; il se contenta de le défendre sans se soucier de l'agrandir. Avec les peuples du dehors, sa politique fut habile et modérée : il se garda bien de les provoquer, il cherchait à les diviser entre eux, et comptait plus pour les affai­blir sur ses intrigues que sur ses légions. Quant aux provinces, Tacite dit qu'il choisissait ordinairement des gouverneurs honnêtes et qu'il avait l'œil ouvert sur eux. Nous avons montré que les provinces se sont mieux trouvées de ce régime qu'on ne le suppose et qu'elles ont traversé, sans trop en souffrir, non seulement le règne de Tibère, mais ceux de Caligula et de Néron. Pour son bonheur, l'empire était alors moins centralisé qu'il ne devint plus lard, et l'indépendance admi­nistrative des municipes laissait moins de prises sur eux au gouvernement impérial. Sous les plus mau­vais princes comme sous les meilleurs, les décurions continuaient à régler les affaires de la cité, le peuple élisait ses magistrats, les duumvirs rendaient la justice, les associations populaires se réunissaient pour leurs banquets et pour leurs fêtes. Les jours se passaient au milieu de cette agitation paisible, et l'on n'entendait gronder que de loin les orages qui épouvantaient Rome (1).

1. Cependant la tyrannie  impériale fit aussi  quelques victimes dans les provinces. Suétone dit que Tibère confisqua, sous les prétextes les plus futiles, la fortune des plus riches habitants de ta Gaule, de l'Espagne, de la Syrie et de la Grèce (Suèt., Tib.,49). Néron fit tuer six propriétaires qui possédaient la moitié de l'Afrique (Pline, Hist. nat., XVIII, 6).

 

Si l'on est en général d'accord sur le gouvernement extérieur de Tibère et sur la façon dont il administra les provinces, sa conduite envers le sénat et l'aristocratie romaine donne lieu à plus de contestations; mais c'est surtout quand on veut connaître l'homme lui-même et pénétrer dans cette nature étrange et compliquée que les dissentiments éclatent. Il y a cependant des faits certains qu'on est forcé d'accepter de tous les cotés : le commen­cement de ce règne fut heureux, la fin en fut horrible. Quelle est la cause d'un changement si complet? Com­ment s'est faite la transition? Voilà le débat. L'explication qu'en donne Tacite est fort simple. La nature de Tibère était mauvaise, nous dit-il; mais tant qu'il eut près de lui des compétiteurs qui pouvaient profiler de ses fautes, tant qu'il redouta ou qu'il respecta quelqu'un, il se fit violence. Quand il fui délivré de Germanicus et de sa famille, de Livie, de Séjan, alors il osa être lui-même et se montrer tel qu'il était. Le véritable Tibère, c'est donc celui des dernières années. A ces mois les critiques nouveaux se récrient. Tacite est un mauvais psychologue, il connaît mal la nature humaine : ce n'est pas à soixante-douze ans que l'on commence à être soi-même (1). Par quel prodige d'habileté parvient-on à se cacher si long­temps? Par quelle merveille de sottise laisse-t-on aller à se révéler si tard? Pour eux, le véritable Tibère est celui des premières années: les hommes et les cir­constances ont pu le faire changer; mais c'était au fond une belle et noble nature (Stahr, Tib.p.164).

1. M. Pasch cite pourtant l'exemple de Sixte-Quint, qui attendit pour révéler son vrai caractère un âge presque aussi avancé.

Voilà ce qu'il est tout à fait impossible d'admettre ; il suffit de savoir comment Tibère a fini pour connaître ce qu'il était. On ne nous prouvera pas « qu'une belle et noble nature » se laisse jamais entraîner à ces horreurs. Quelque influence qu'il ait éprouvée des circonstances et des hommes, les instincts cruels qui se sont révélés chez lui à la fin s'y trouvaient dès le début ; l'histoire de sa jeunesse prouve que de temps en temps ils se faisaient jour. Sans doute on lui fait tort en le confondant avec les princes qui suivirent. Ce n'était pas un fou comme Caligula, un sot comme Claude, un maniaque comme Néron. Sa raison resta ferme au milieu des plus grands excès, mais son cœur fut toujours mauvais. Il avait grandi au milieu des intrigues d'une cour qui ne l'aimait pas, entouré d'ennemis secrets ou publics, dans une situation à la fois élevée et subalterne, flatté par les uns, humilié par les autres, n'ayant d'appui que sa mère et honteux de lui devoir sa grandeur, forcé, pour ne faire d'ombrage à personne, de veiller sur ses paroles, sur ses gestes, sur ses regards, de cacher ses ambitions les plus légitimes et même ses talents. Il en garda pen­dant toute sa vie une méfiance incurable et un invin­cible besoin de dissimuler. Quand il arriva au pouvoir, le coeur plein de ressentiments et du rancunes, avec le souvenir de ses humiliations et de ses frayeurs, il con­tinua toujours à s'entourer de précautions misérables, à craindre le grand jour, à n'attaquer jamais aucune diffi­culté en face, avoir partout des ennemis et à les pour­suivre par de basses et obscures vengeances. Ni ses qualités ni ses vices ne prirent rien du rang où il était arrivé par hasard et après une si longue attente. Ce fut toujours un parvenu de l'empire qui eut l'air de ne s'y trouver jamais chez lui. Il avait pourtant de bonnes qualités, mais, par une fatalité singulière, ses défauts les rendirent inutiles. Tous les contemporains nous disent qu'il était froid et sombre, tristissimus hominum. Sa franchise avait quelque chose de cruel, et sa politesse ressemblait à de la dissimulation. S'il lui prenait fan­taisie d'être généreux, ce qui était rare, il donnait de mauvaise grâce et blessait en obligeant. Il avait une façon de mal faire les choses les meilleures (1). Aussi fut-il délesté même avant qu'il méritât de l'être. On voit bien par les vers satiriques qui furent composés alors, et qui lui firent tant de peine, que, dès les premières années de son règne, on pressentait autour de lui le Tibère des derniers temps.
Je crois donc qu'il était né méchant, mais je recon­nais que l'empire acheva de le gâter. «Il fut violem­ment secoué, dit Tacite, et changé par le pouvoir (2), » En général le despotisme est aussi dangereux pour celui qui l'exerce que pour ceux qui le subissent, mais nulle part il n'a eu sur les sujets et sur le maître de plus fâcheux résultats qu'à Rome. On a vu plus haut pour­quoi ce gouvernement a produit plus de méchants princes qu'aucun autre. Tibère aussi en a ressenti l'influence ; il est devenu plus mauvais en vieillissant dans l'habitude

1.Sen., De Ben., II, 7et 8.
2. Ann., VI, 48.Tacite note avec exactitude les propres de ce changement chez Tibère. Il indique le moment où il commença décidément à se gâter (Ann, IV, 1) celui où il devint avide du bien d’autrui (id., 20), et quand il prit le goût des plus honteuses débauches (VI, 1).

et l'exercice de ce pouvoir mal défini, mais ne croyons pas, comme on l'a dit, que l'empire seul soit responsable de ses crimes et l'ait fait ce qu'il est devenu. Il y a chez tous les hommes comme des puissances cachées pour le bien et le mal qui, dans le cours d'une vie commune, restent souvent obscures. On a tort de dire que les cir­constances extraordinaires les créent: elles ne font que les révéler. Que d'admirables dévouements, que d'instincts sauvages la Révolution française n'a-t-elle pas mis au jour ! Que d'hommes se sont fait alors une célébrité terrible qui ne se seraient pas élevés au-dessus d'une certaine médiocrité de vices, si ce grand ébranlement n'avait fait sortir tout ce qui donnait au fond d'eux-mêmes? Est-ce une raison de les absoudre? Doit-on n'attribuer leurs crimes qu'aux événements? Je pense au contraire qu'il est légitime de juger leur nature d'après leurs actes, et nous avons le droit de dire qu'en réalité ils étaient méchants, puisqu'ils ont pu le devenir.
Je viens de commenter l'explication que donne Tacite de ce caractère obscur et embrouillé ; c'est, je crois, la véritable. Mais s'il est vrai qu'il se soit trompé, s'il faut reconnaître qu'au contraire Tibère était « une bonne et noble nature », comment peut-on comprendre qu'il se soit gâté? C'est ici que, pour rendre raison de ce chan­gement, on fait intervenir les délateurs. On nous dit qu'il a cédé à des influences fâcheuses ; il a trop écouté ceux qui avaient intérêt à le rendre méchant comme eux, et qui profilaient de sa cruauté. Ce sont ces accu­sateurs de métier, ces bas flatteurs, ces ambitieux vul­gaires qui l'entouraient, c'est Séjan, c'est Macron qui ont fait violence à sa générosité naturelle et l'ont poussé à des rigueurs qui lui étaient antipathiques. Un des derniers historiens de Tibère, M. Stahr, va même plus loin ; ne s'est-il pas avisé de rendre respon­sables de sa cruauté ceux qui en furent les victimes? A force de le mettre dans la nécessité de frapper, ils ont fini par endurcir son cœur. La pitié publique s'est égarée jusqu'ici; M. Stahr la redresse. Ne plai­gnons plus Sabinus, Crémutius Cordus ou Agrippine ; plaignons ce pauvre Tibère obligé de faire si souvent violence à sa douceur naturelle et qui devient féroce malgré lui! On dirait que le héros de M. Stahr lui a communiqué ses défiances ; il voit aussi partout des conjurations et des complots. Il ne veut pas trouver d'innocents parmi ceux qui furent alors punis; il s'en tient au témoignage des misérables qui les dénoncèrent et des lâches qui les ont condamnés. Tacite a beau dire, les enfants de Germanicus conspiraient. On n'a pas eu tort de forcer Néron à se tuer et d'enfermer Drusus dans une chambre du palais, où il mourut de faim après avoir mangé la laine de ses matelas. Agrippine était l'espoir des mécontents, le centre des intrigues ; elle avait la parole trop fière et le cœur trop haut pour une sujette: Tibère a bien fait de s'en méfier. On s'y est pris sans doute un peu brusquement avec elle, et le centurion qui la menait en prison n'aurait pas dû lui crever un œil en la frappant ; mais puisque enfin, désespérée d'avoir perdu ses amis et ses enfants, elle a voulu mourir, on a bien eu raison de la laisser faire. Peu s'en faut que M. Stahr ne pense comme le sénat, qu'on doit rendre grâce à l'empereur de n'avoir pas fait étrangler et jeter aux gémonies la petite-fille d'Auguste. Ce qui est surtout un vrai tour de force, c'est que cer­tains partisans de Tibère, après avoir déploré les crimes de ses dernières années, trouvent moyen de les tourner à sa gloire. Ils voudraient nous persuader qu'il n'a fini par détester le genre humain que  parce qu'il l'avait d'abord trop aimé. Cette sombre mélancolie dans laquelle il est tombé et dont les résultats furent si terribles, ils y voient la preuve de la délicatesse de son âme. Ne fallait-il pas, nous disent-ils, qu'elle fut bien tendre et bien sensible pour être touchée à ce point des mécomptes qu'elle éprouva ? Que de blessures n'a-t-elle pas reçues ! Combien il faut qu'elle ait souffert, qu'elle ait saigné pour devenir capable d'aussi horribles cruautés! On énumère ensuite avec complaisance toutes les raisons que pouvait avoir cet ami du genre humain pour finir par détester les hommes, les conjurations qui le menaçaient, les dan­gers dans lesquels il passait sa vie, les trahisons de ses proches, la solitude où il s'est éteint.  Ces peintures peuvent être très pathétiques, je doute pourtant qu'elles parviennent à nous apitoyer sur Tibère. Il ne faut pas oublier que les complots dont on nous parle n'existaient pour la plupart que dans les dénonciations des délateurs, et, quant  à  ceux qui n'étaient pas tout à fait imagi­naires,  ne savons-nous pas qu'ils ont été formés et fomentés par les agents provocateurs du prince pour lui donner le droit d'atteindre les gens qu'il voulait frapper? S'il a vieilli sur son rocher de Caprée, parmi ses gram­mairiens et ses mignons, s'il n'a trouvé autour de lui « ses derniers moments .que des visages indifférents ou ennemis, a qui donc devait-il s'en prendre? Ne s’était-il pas privé lui-même de ces dernières consolations de la famille et de l'amitié? Quand on sait comment sont morts ses amis et ses parents (1), il est étrange en vérité qu'on prétende nous attendrir sur sa solitude !

1. Suétone rapporte que Tibère avait choisi vingt sénateurs parmi ceux qui lui étaient les plus dévoués, pour former une sorte de conseil privé. Au bout de quelques années, il n'en restait plus que deux ou trois ; il avait tué tous les autres (Tib., 55).

En voyant tous ces efforts tentés, tout cet esprit perdu pour réhabiliter Tibère, on ne peut se défendre d'une surprise profonde. On se demande par où ce personnage, qui nous semble si répugnant, peut s'être attiré tant de sympathies. Est-ce uniquement le plaisir de se séparer de l'opinion générale et de paraître au-dessus de ces lieux communs de morale vulgaire qui a poussé quel­ques esprits distingués à le défendre? Avaient-ils peur de sembler dupes ou naïfs en acceptant le jugement qu'on porte sur lui depuis des siècles? ou ne faut-il pas plutôt croire que c'est ce mépris hautain qu'il affichait pour les hommes qui a frappé certaines imaginations et qu'on a pris pour de la grandeur? La plupart des gens sont ainsi faits qu'on ne les domine qu'en les abaissant, et que le dédain qu'on leur témoigne leur cause encore plus d'admiration que de haine. César et Napoléon, qui se sont tant servis des hommes, les méprisaient et ne le cachaient pas : c'est pour beaucoup de personnes une partie de leur grandeur; — ce qui n'empêche pas qu'on ne soit plus grand quand on a confiance en eux et qu'on les respecte. Tout ce qu'on peut accorder aux admira­teurs de Tibère, c'est de reconnaître qu'il avait con­science des crimes qu'il commettait, et que par moments il en a rougi. Voilà ce qui le distingue des princes qui le suivirent, voilà ce qui peut seul nous disposer pour lui à quelque indulgence. Il restait au fond de cette na­ture pervertie un certain sens de l'honnête auquel il faisait violence sans le détruire et qui parfois se révol­tait. Après avoir méprisé les autres, il s'est rendu au moins celle justice de se mépriser lui-même. C'est de l'inquiétude de son âme et de cette sorte d'accès de re­mords que venaient ces incertitudes, ces contradictions étranges qu'on remarque dans sa vie, ce besoin d'être trompé et cette haine des flatteries, cette crainte de la liberté et cette horreur des complaisances serviles, ce découragement de toutes choses, cet amour des soli­tudes inaccessibles, cette frayeur de revoir Rome et le sénat, ce dégoût des autres et de lui, cet ennui profond qui jusqu'à la fin l'a dévoré. Tacite nous dit, après Platon, que, « si l'on ouvrait le cœur des tyrans, on le verrait déchiré de coups et de blessures, ouvrage de la cruauté, de la débauche, de l'injustice, qui font sur l'âme les mêmes plaies que fait sur le corps le fouet d'un bourreau (1) »; mais Platon et Tacite vont trop loin : il y a des tyrans qui n'ont pas éprouvé ces tourments, et il est juste de mettre Tibère, qui en a souffert, un peu plus haut que Caligula et Néron, qui ne les ont pas connus. Ce qui prouve encore plus qu'il avait honte de ses actions, c'est le soin qu'il a pris d'en rejeter l'odieux sur d'autres. Il aurait bien voulu égarer l'opinion pu­blique et faire croire qu'il était étranger aux événe­ments sanglants qui se passaient à Rome. Il y prenait en apparence le moins de part qu'il pouvait; c'étaient toujours les délateurs qui poursuivaient ses victimes et le sénat qui les jugeait. Le prince se réservait le beau rôle; il paraissait souscrire avec le plus grand regret à la sentence prononcée; il affectait de blâmer la sévérité des juges et adoucissait quelquefois la peine. Quant aux délateurs, il lui est arrivé parfois de les punir pour montrer qu'ils n'agissaient pas toujours sous son inspi­ration.

1. Ann., VI, 6.

C'était une comédie ; tout le monde le savait bien alors, et l'on se demande par quel prodige de simplicité les admirateurs de Tibère peuvent aujourd'hui la prendre au sérieux. C'est se montrer bien naïfs pour des gens qui se piquent surtout de n'être pas dupes. Tibère, tel que nous venons de le faire voir, n'était pas un de ces princes qu'on entraîne, et qu'on dirige : rien ne s'est fait sous son règne que par sa volonté; les délateurs et le sénat, quoiqu'il les ait parfois désavoués, n'ont été que ses instruments dociles. Le sénat n'était pas libre de ne pas condamner les accusés : ce qui le prouve, c'est que Tibère se fâchait quand il lui arrivait de les absou­dre ; il le blâmait d'être sévère, mais il ne lui permet­tait pas d'être indulgent. S'il a quelquefois puni les délateurs, il les a bien plus souvent récompensés ; il leur prodiguait les éloges et les faveurs, l'argent de leurs victimes et les dignités de l'État : c'étaient, suivant l'ex­pression de Sénèque, ses chiens favoris, qu'il nourrissait de chair humaine (1). Un jour qu'on parlait de diminuer le prix dont on payait leurs services, il répondit avec une viva­cité et une franchise qui ne lui étaient pas ordinaires que la république était perdue, qu'il valait mieux détruire d'un coup toutes les lois que d'ôter les gardiens qui veillaient à leur exécution (2). Certes je ne veux pas affaiblir le dé­goût que nous causent l'empressement honteux des délateurs et la basse résignation du sénat; mais plus ces gens étaient serviles, moins on doit les croire capables d'avoir fait autre chose que ce que voulait le maître un prince si redouté, si obéi, n'avait qu'un mot à dire pour les arrêter.

1. Cons. ad Marc., 22, 5. Ailleurs (De Ben., III, 26) Sénèque décrit cette rage d'accuser qui fut le tourment de cette époque «excipiebatur eoriorum sermo, simplicitas jocantium, nihil erat tutum, omnis saeviendi placebat occasio, nec jam reorum exspectabatur eventus, cum esset unus ». C'est tout à fait  de la même façon que parle Tacite, Ann., VI, 7.
2. tac., Ann., IV, 30.

Accoutumés à épier sa volonté, ils se seraient empressés d'être cléments, s'ils lui avaient soupçonné le moindre penchant à la clémence ; ils ont élu cruels parce qu'ils le savaient sans pitié. En agissant comme ils ont fait, ils accomplissaient ses ordres formels ou ses désirs secrets, et la responsabilité de tous ces crimes retombe justement sur celui qui les a commandés ou inspirés.
          J'ai cru devoir insister longtemps sur le prince qui a fait des délateurs le plus grand usage. Ils ont sans doute continué d'exister après lui, mais ils sont devenus moins nécessaires, et l'on s'est passé plus souvent de leurs ser­vices. Les empereurs qui suivirent avaient plus de con­fiance en leur pouvoir, ils étaient plus assurés de l'o­béissance. A chaque crime nouveau qu'ils commettaient, la patience du public les avertissait qu'ils pouvaient aller plus loin encore. Après avoir reçu les félicitations du l'armée, du sénat et des provinces au sujet delà mort de sa mère, et des principaux citoyens, Néron di­sait avec orgueil que ses prédécesseurs n'avaient pas su jusqu'où s'étendait leur pouvoir. Aussi ne croyait-il pas nécessaire de s'embarrasser toujours des formes légales. Quand il voulut se délivrer de Sylla et de Rubellius Plautus, deux grands noms qui l'effrayaient, il ne prit pas la peine de leur chercher des crimes; il envoya des soldats qui, trouvant Plautus dans son gymnase et Sylla à table, leur coupèrent la tète. Pour ces sortes d'exécu­tions, on se passe d'accusateurs et de juges, un centurion suffit. Cependant on se servait encore quelquefois des délateurs pour ne pas paraître abuser de la violence; quand il s'agissait de personnages respectés, comme Soranus ou Thraséa, on leur faisait l'honneur de les faire mourir dans les formes. Ils étaient publiquement accusés et admis à se défendre, quoiqu'ils fussent con­damnés l'avance. Il y en eu donc encore sous Caligula, sous Claude, sous Néron, des délateurs qui arrivèrent à la fortune et à la renommée; il y en eusurtout sous Domitien, et il semble qu'ils aient eu alors comme un retour de crédit et d'importante. Ce prince était aussi une sorte de tyran pédantesque et chicanier; il lisait assidûment les mémoires de Tibère (1), et cherchait à lui ressembler; comme lui, il accablait de caresses les gens qu'il allait faire mourir; comme lui, il affectait d'avoir des scrupules de légalité, connaissait les lois et les fai­sait rigoureusement exécuter; il voulait passer pour un prince sévère, au point qu'il rechercha la gloire de faire enterrer vives quelques vestales. Son règne fut un beau temps pour les délateurs ; heureusement les princes qui lui succédèrent étaient trop honnêtes pour s'en servir. Après avoir fait pendant près d'un siècle le tour­ment de Rome, ils perdirent leur crédit sous les Antonins.

1. Il ne reste plus de ces mémoires qu'une phrase, citée par Sué­tone (Tib., 61), dans laquelle Tibère dit « qu'il a fail mourir Séjan parce qu'il a découvert ses desseins criminels contre la famille de Germanicus ». Or Drusus, le second des fils de Germanicus, n'a été tué qu'après la mort de Séjan et par l'ordre de Tibère. On peut juger par ce mensonge da la façon dont ce prince racontait l’histoire de sa vie.

II
Pourquoi il y avait tant de délateurs sous l'empire. — Éducation de la jeunesse. —Récompenses qu'obtenaient les délateurs. — Cum­ulent on était amené à accuser. — Domitius Afer. — Régulus.— Les délateurs punis.
Le grand nombre des délateurs surprend encore plus que la longue la logue  durée de leur importance. Quelque mauvaise opinion qu'on ait de l'époque impériale, on se demande comment tant de gens distingués par leur naissance ou leurs talents purent se précipiter sans scru­pule vers ce métier honteux. Chaque fois qu'un per­sonnage important encourt la disgrâce de l'empereur, les accusateurs se jettent sur lui de tous les côtés ; ils se disputent le droit de le poursuivre, ils se partagent sa vie, chacun d'eux imagine un crime particulier pour se donner quelque chose à faire. C'est ainsi que Scribonius Libo, une des premières victimes de Tibère, était attaqué par quatre délateurs à la fois, tandis que, malgré toutes ses supplications, il lui fut impossible de trouver un seul défenseur.
Je ne doute pas qu'on ne doive chercher la principale raison de cette abondance de délateurs dans la façon dont on élevait alors la jeunesse. Quoique l'état politique et social de Rome fût changé, l'éducation était restée àpeu près la même. C'est une inconséquence qui n'est pas rare. Comme on aime en général les souvenirs de son enfance et qu'on est tenté de croire que tout était alors pour le mieux, il arrive qu'un ancien système d'éducation, protégé par ce respect et cette piété,  survit souvent au régime pour lequel il était fait. Sous la république, quand l'éloquence menait à tout, le principal exercice de la jeunesse était d'apprendre à bien parler; on con­tinua d'enseigner à parler sous l'empire, quoique l'im­portance de la parole eût bien diminué. Les professeurs d'éloquence n'ont jamais été  plus nombreux à Rome que du temps d'Auguste, qui fit taire l'éloquence politique, et nous avons la preuve que les élèves leur arrivaient de toutes les parties du monde. Tous les ans, il sortait de ces écoles une foule de jeunes gens pleins de confiance en eux-mêmes, enivrés des éloges de leurs maîtres et des applaudissements de leurs condisciples, rêvant les hautes destinées de ces orateurs de la république dont on leur avait fait admirer les discours. Que de déceptions les attendaient! Ils trouvaient d'abord le Forum muet. Il leur fallait s'enferme dans une salle d'audience, paraître devant des juges ennuyés et pressés qui fixaient d'avance le temps que devait durer le discours, et, au lieu de s'occuper du sort de l'État, se contenter, comme on disait, de discuter des questions de gouttières ou de murs mi­toyens. Quel mécompte pour des gens dont l'imagination était pleine du souvenir des Catilinaires ! Encore cette occupation n'était-elle point sans péril, si l'on y réussis­sait. Toute espèce de supériorité inquiétait l'empereur. Caligula voulait faire mourir Sénèque parce qu'il avait bien parlé devant lui. Heureusement une de ses maî­tresses, qui avait sans doute quelque raison de protéger le jeune philosophe, lui persuada qu'il était très malade et qu'il ne valait pas la peine de le tuer. Il n'était permis alors que d'être médiocre; on regardait le talent comme un crime aussi irrémissible que la vertu, et le seul moyen de se le faire pardonner, c'était de le mettre au service du prince. On se faisait délateur, et l'on accusait les autres pour n'être pas soi-même accusé. D'ordinaire cette résolution coûtait peu à prendre, et les jeunes gens s'y résignaient vite; c'était encore l'effet de leur éducation. On ne s'occupait pas chez les rhéteurs d'enseigner la morale et de former les caractères; il n'était question que de bien parler. L'élève apprenait à défendre les coupables aussi bien qu'à sauver les inno­cents; toutes les matières étaient indistinctement traitées, et comme on n'attachait de prix qu'à la difficulté vaincue, plus la cause était mauvaise, plus on trouvait glorieux d'y réussir. Les élèves quittaient leurs maîtres avec une cer­taine aptitude à parler sur tous les sujets et une tendance secrète à préférer les plus scabreux, qui faisaient bien plus briller leur talent. Il est probable aussi qu'alors comme aujourd'hui les bruits du dehors pénétraient souvent dans l'école, et qu'après avoir suffisamment étudié Cicéron on s'occupait un peu des orateurs con­temporains. Or les orateurs en renom de cette époque, c'étaient les délateurs. Eux seuls avaient la parole; l'accusé ne prenait guère plus la peine de se défendre. C'était donc l'éloquence des délateurs qui transportait toute cette jeunesse éprise de beau langage ; elle lisait avec passion leurs discours, elle en retenait et en répétait les plus beaux passages, elle en admirait les traits hardis et les insinuations adroites. Il est probable que les maî­tres, quand ils sortaient de l'époque classique et dai­gnaient s'occuper du présent, choisissaient chez eux leurs exemples. Il arrive à Quintilien lui-même, si sage, si réservé, de proposer à ses élèves d'étranges modèles. Un des orateurs qu'il admire le plus, Julius Africanus, avait été envoyé par la Gaule pour complimenter Néron sur la mort de sa mère; naturellement il acceptait le récit offi­ciel qui racontait qu'Agrippine, convaincue d'avoir eu de mauvais desseins sur son fils, s'était tuée, et que Néron ne pouvait pas s'en consoler.  « César, lui disait-il, votre province de Gaule vous prie de supporter votre bonheur avec courage. (1) » Quintilien est ravi de cette phrase; il fait ressortir tout ce qu'elle a de piquant et d'imprévu : supporter son bonheur avec courage! cela ne s'attend pas du tout, comme dit Philaminte. Sénèque n'était pas moins spirituel dans la lettre que, sous le nom de Néron, il écrivit au sénat à la même occasion. « Je ne crois pas encore que je suis sauvé, lui faisait-il dire, et je n'ose pas m'en réjouir, salvum me esse adhuc nec credo, nec gaudeo, (2) » Cette phrase élégante, si bien balancée, est assurément une des plus mauvaises actions de Sénèque, et l'on ne peut comprendre comment il avait alors l'esprit assez libre pour l'écrire. Quintilien n'y voit qu'une figure de rhétorique, et il la cite avec beaucoup de complai­sance à ses élèves, sans se douter du péril auquel les exposaient ces singulières admirations : il était donc pos­sible que celle éducation fit des avocats habiles, assuré­ment elle ne faisait pas d'honnêtes gens.
     Ainsi, en apprenant aux élèves à goûter les finesses du langage sans se préoccuper du sujet auquel elles étaient appliquées, en les familiarisant dans les écoles avec l'é­loquence des délateurs, on les disposait à imiter plus tard leur conduite. D'autres raisons plus graves ache­vaient de les décider. C'était d'abord le danger qu'on pouvait courir en s'y refusant : le père d'Agricola fut tué pour n'avoir pas obéi à l'ordre que lui donnait Caligula d'accuser Silanus. (3)  C'étaient ensuite les avantages qu'on trouvait en s'y résignant.

1. Quint., VIII, 5, 15.
2. quint., Vlll. 5.18.
3. tac., Agric.4

La loi voulait qu'on donnât au délateur le quart des biens du condamné; mais on dé­passait souvent cette somme quand la victime était d'im­portance : après la condamnation de Thraséa et de Soranus, les principaux accusateurs reçurent chacun 5 millions de sesterces (1 million de francs); c'est parce moyen qu'on arrivait bien vite à des fortunes scanda­leuses. Eprius Marcellus et Vibius Crispus gagnèrent à ce métier 300 millions de sesterces (60 millions de francs). On ne se contentait pas de payer leurs services avec de l'argent, on leur prodiguait par surcroît toutes les dignités de l'Etat. Après chaque procès retentissant, il y avait une distribution de prétures et d'édilités. Ces véné­rables fonctions républicaines servaient de prix à des complaisances honteuses. Rien, selon Tacite, n'indignait plus les honnêtes gens que de voir les délateurs « étaler les sacerdoces et les consulats comme des dépouilles prises sur l'ennemi (1) ». A la fin du règne de Tibère, on ne devenait plus consul qu'à la condition d'avoir perdu quelque ennemi de César. C'était encore sous Domitien la route la plus courte pour arriver aux dignités publi­ques. « J'ai mieux aimé, dit Pline, prendre le plus long » ; mais d'ordinaire tous ces jeunes gens étaient pressés d'arriver, el ils préféraient les raccourcis.
Voilà comment, vers l'époque de Tibère, de tous les rangs de cette société corrompue on vit sortir des déla­teurs. « Ce fut partout, dit Sénèque, comme une rage d'accuser qui épuisa Rome bien plus qu'une guerre civile. (2) » Tous ceux qui avaient souffert de quelque mé­compte ou de quelque injure, tous ceux qui luttaient contre une position précaire ou un passé factieux,

 1. Hist., 1, 2.
2. De Benef., III, 26.

tous ceux qui ne trouvaient pas que la société leur eût fait une assez belle place, les inquiets, les ambitieux, les mécontents, s'empressaient de saisir cette occasion de se refaire ou de se venger. Quelle arme puissante entre les mains de l'envie et de la rancune! Quel moyen unique de sortir à son avantage de toutes les situations compro­mises! Un affranchi a ruiné son maître en son absence ; il l'accusera pour se dispenser de rendre ses comptes. Un misérable est convaincu par un proconsul de manœu­vres coupables au fond d'une province, on le ramène enchaîné à Rome ; il y revient la tête haute : il a sa ven­geance prête, il accusera le proconsul (1). Un jeune pro­vincial venu de chez lui sans argent, la tête gonflée de projets de fortune, se désespère de trouver les places prises et les rangs pressés : pourquoi perdrait-il ses forces à lutter contre la misère? Il lui suffit d'accuser quelque grand personnage; le voila célèbre en un jour. Rien n'est plus riche en contrastes que ce groupe de délateurs que nous dépeint Tacite; tous les rangs, toutes les conditions sociales y sont représentés. A côté de cette foule de petites gens, esclaves, affranchis, soldats, maî­tres d'école, on trouve quelques noms de vieille no­blesse, un Dolabella, un Scaurus et même un Caton (2).11 y a les délateurs timides, honteux d'eux-mêmes, Silius Italicus, par exemple, qui dans sa jeunesse, par frayeur peut-être, avait accusé quelqu'un, et pendant le reste de sa vie essaya de faire oublier cette faute (3). Il y a au contraire les délateurs hardis, cyniques, qui se plaisent à braver l'opinion, qui font rougir les honnêtes gens et en sont fiers, qui se vantent de leurs hauts laits et en réclament la gloire.

1. Tac., Ann., xvi, 10.
2. Ann., IV, 68.
3.Pline, Epist., III, 7, 3.     

Quelqu'un parlait un jour devant Métius Carus du malheureux Sénécion, et profitait de l'occasion pour distribuer encore quelques outrages àsa mémoire ; Carus, qui l'avait fait condamner, lui dit : « Ne touche; pas à mes morts » (1). Il y a les délateurs de basse condition, qui ont commencé par exercer les emplois les plus vils, et qui, arrivés à la richesse et à la puissance, gardent tou­jours quelque trace de leur origine, comme ce Vatinius que Tacite appelle une des monstruosités de la cour de Néron (2). C'était un ancien cordonnier; il devait sa fortune aux bouffonneries de son esprit et aux difformités de son corps. Introduit dans les maisons des grands pour servir de risée, il se poussa chez le prince par la calomnie, et finit par faire pleurer ceux qu'il avait fait rire. Il y a enfin les délateurs élégants, qui se piquent de distinction et de belles manières et demandent la mort des gens avec grâce. Un jour, il en parut un devant le sénat, mis à la dernière mode et le sourire sur les lèvres : il venait accuser son père (3)!
    Dans ce monde confus, quelques figures ressortent. Il y avait notamment, parmi les délateurs de Tibère, le plus grand orateur de Rome en ce moment; c'était un de nos compatriotes, Domitius Afer, né dans la colonie de Nîmes. Il faisait partie de ce groupe de beaux parleurs, d'avocats habiles, les Montanus, les Julius Africanus, que la Gaule envoyait à Rome vers la findu règne d'Au­guste et pendant celui de Tibère, en même temps que les Sénèque et les Porcius Latro y venaient de l'Espagne. Ses débuts furent pénibles; il resta longtemps pauvre et inconnu, quoiqu'il ne fût pas scrupuleux sur les moyens de faire fortune, et qu'il prît beaucoup de peine pour arriver.

1. Pline, Epist,, 1, 5, 3.
2. Ann., XV, 34
3. Ann., IV, 28.

Il était pourtant préteur à quarante ans, mais il avait la conscience que sa réputation ne répondait pas à son talent; il lui fallait un coup d'éclat qui attirât sur lui l'attention publique. N'ayant rien à ménager, il se fit délateur, et comme il voulait frapper fort pour son début, il prit soin de bien choisir sa victime. Il connaissait la haine que portait Tibère à tous ceux qui s'étaient atta­chés à la famille de Germanicus; pour le servir à souhait, il accusa Claudia Pulchra, la parente et l'amie la plus chère d'Agrippine. Il lui reprochait une vie déréglée, un commerce adultère avec Furnius, des maléfices et des enchantements contre le prince. L'affaire fit grand bruit. Tout le monde comprenait qu'en attaquant Claudia on voulait frapper son amie, et que c'était la querelle d'Agrippine et de Tibère qui s'engageait. La ville entière était attentive au débat; Afer, qui savait qu'il jouait d'un seul coup sa réputation et sa fortune, se surpassa; jamais il n'avait parlé avec tant d'éloquence: « Ce fut,dit Tacite, comme une révélation de son génie ». Tibère, qui n'était pas complimenteur, daigna faire son éloge, et il ne fut plus question que de lui dans Rome (1) ; il arriva donc tout d'un coup à la richesse et à la gloire. Il est vrai que quelques années plus tard il faillit payer cher ce triomphe. Caligula ne pouvait pas aimer un homme qui s'était montré avec tant d'éclat l'ennemi de sa mère. Afer, qui le sentait bien, essaya de le désarmer par ses flatteries ; mais les flatteries ne réussissaient pas toujours avec ce tyran fantasque, et il lui arrivait de prendre pour des insultes les compliments qu'on lui faisait. Afer lui avait élevé une statue avec une inscription qui rappelait qu'à

1.Tac., IV, 52 et 66.

Vingt-sept ans il était consul pour la seconde fois. Caligula prit fort mal cet éloge; il affecta d'y voir une allusion désobligeante à sa jeunesse et un souvenir de la loi qui défendait d'être consul à cet âge. Pour se venger, il arriva au sénat avec un beau discours qu'il avait longuement préparé, car il se piquait de bien parler, et il s'était mis en frais pour lutter contre le plus grand orateur de ce temps. Afer était perdu s'il avait songé à se défendre : il s'en garda bien. Prosterné aux pieds du prince comme s'il avait été foudroyé par son éloquence, il déclara qu'il redoutait bien moins sa puissance que son talent; puis il reprit en détail le discours qu'il venait d'entendre, en le commentant pour en faire ressortir les beautés. Caligula, ravi d'être si bien apprécié par un si excellent juge, lui rendit son amitié (1). Dans la suite Afer, en homme d'esprit qu'il était, comprit bien qu'il devait faire oublier ses débuts et qu'il ne pouvait affermir sa brillante situation que par des moyens opposés à ceux qui l'avaient faite. Après avoir accusé les honnêtes  gens, il employa plus d'une fois son talent à les défendre. Le plaidoyer qu'il prononça pour   Domitilla   était surtout resté célèbre. C'était la femme d'un condamné politique qui, dans un temps où la loi défendait de pleurer ses proches, avait osé ensevelir son mari. Elle était accusée par ses fils, et, à ce qu'il semble, son frère et ses amis avaient pris parti conte elle. Afer, qui plaida sa cause devant le prince, ne la défendit pas comme aurait fait Caton ; il se garda bien d'être véhément et indigne, il ne réclama pas avec énergie au nom de l'humanité; il chercha plutôt à attendrir les juges

1.Dion, LIX, 19.

. Quintilien a cité avec éloge le passage de cette défense où, s'adressant aux accusateurs de Domililla, il leur disait : « La malheureuse ignore dans son trouble ce qui est permis à une femme, ce qui est ordonné à une épouse Je suppose qu'au milieu de ces inquiétudes elle vous rencontre et vous interroge : vous, son frère, vous ses amis, quel conseil lui donnerez-vous? (1)» Ce fragment nous montre, à ce qu'il me semble, qu'Afer était encore plus un avocat habile qu'un grand orateur. Son talent reflétait son caractère, et l'on admirait dans ses discours la même adresse que dans sa conduite. C'est ainsi qu'en se mettant en règle avec tous les partis, en donnant des gagesà l'empereur par ses délations, en apaisant à propos les honnêtes gens par quelques velléités d'indépendance, il sut éviter les dangers auxquels exposaient alors la célébrité et la fortune. Il traversa sans encombre la période la plus périlleuse de l'empire, et, après avoir conquis sa réputation à la cour de Tibère, il mourut de vieillesse sous Néron (2).
Afer était un classique. Avec son débit lent et grave, ses phrases harmonieuses, dans lesquelles il avait soin de glisser de temps en temps quelques mots qui rom­paient la mesure pour dissimuler son artifice, il rappelait Pollion ou Messala, les meilleurs élèves de Cicéron. Il y avait alors une autre école, plus vivante parce qu'elle était plus jeune, et qui répondait mieux au caractère du temps. Elle affectait de s'éloigner des traditions de l'élo­quence ancienne : celle ampleur du développement qui avait ravi d'admiration les contemporains de Cicéron lui déplaisait: elle remplaçait les larges périodes par des phrases courtes et hachées,

1. quint., IX, 2, 20.
2. J'ai tort de dire qu'il mourut de vieillesse. Il était en effet très vieux alors, mais saint Jérôme nous apprend qu'il mourut d'une indigestion.

l'éclat tempéré des couleurs par les tons hardis et crus; au lieu d'une allure régulière et calme, elle avait dans sa marche quelque chose de heurté et de violent. Renverser toutes les limites des genres, introduire à tout propos la poésie dans la prose, abuser du pathétique, pousser l'énergie jusqu'à ses derniers excès, ne laisser jamais aucun repos à l'es­prit, l'éblouir et l'exciter sans cesse par l'imprévu des pensées et les lueurs du style : tels étaient les principaux caractères de cette éloquence nouvelle. Elle était née, vers la fin du règne d'Auguste, d'une sorte de réaction des esprits comprimés et mécontents. Cultivée d'abord par d'anciens républicains, Cassius Sévère et Labienus, gens fougueux qui dès le premier jour l'avaient portée à l'extrême, elle avait jeté un éclat étrange au milieu du calme apparent de l'empire. C'était celle aussi qui con­venait le mieux aux délateurs. On a peine à se les figurer demandant la tête des honnêtes gens avec des phrases de Cicéron. Au contraire, cette façon de parler plus brusque et plus déréglée, cette énergie de pensées, ces violences de style, semblent faites pour eux : aussi voit-on qu'ils se rattachent généralement à la nouvelle école. Fulcinius Trio, l'un des premiers délateurs, en faisait partie, et Tibère, qui, comme Afer, était un classique, se crut obligé de lui bien recommander « de prendre garde aux écarts d'une éloquence trop emportée (1) ». Il en était de même de Régulus. Un jour qu'il causait avec Pline et qu'il le raillait de ses précautions oratoires, de ses longs développements, de toutes ces lenteurs renouvelées de Cicéron : « Moi, lui disait-il, je saute sur la cause et je la serre à la gorge (2) ».

1. tac., Ann., III,19.
2. pline, Epist., I, 20, 14.

C'est bien ainsi qu'on se le figure, et voila la façon d'attaquer qui convient aux délateurs! Toute cette éloquence « de lucre et de sang (1) » est perdue et je crois que cette perte mérite quelques regrets. Ces malhonnêtes gens avaient beaucoup de talent; ce n'étaient pas seulement d'habiles parleurs exercés dès leur jeu­nesse et qui connaissaient tous les secrets de leur art ; une passion véritable devait animer souvent leurs dis­cours. Ils n'accusaient pas uniquement pour s'enrichir; ils avaient aussi de terribles rancunes à satisfaire. Tous ces gens vertueux, tous ces grands personnages dont ils se savaient détestés étaient pour eux des ennemis per­sonnels; en les poursuivant, ils servaient leur haine particulière en même temps que celle du prince, et il me semble que ce sentiment du mépris public dont ils étaient accablés, que cette colère contre une société avec laquelle ils s'étaient mis ouvertement en révolte, que ce désir de se venger par avance de l'indignation qu'ils allaient soulever, devaient donner parfois une sorte de vigueur farouche à leur parole.
Ce Régulus, dont j'ai dit un mot, nous est bien connu par la correspondance de Pline. Il fut l'un des délateurs célèbres de l'époque de Néron et de Domitien, comme Afer de celle de Tibère. Sa naissance était illustre; mais son père, après s'être ruiné, avait été proscrit, et il ne laissa guère à ses enfants qu'un grand nom, ce qui n'était alors qu'un héritage dangereux. Le fils était très décidé à ne pas rester pauvre. Au grand scandale des grands seigneurs ses confrères, il se fit délateur et, pour imposer silence aux méchants bruits, il ne trouva rien de mieux que de faire peur à tous ceux qui pouvaient être tentés de le blâmer. On avait conservé de sa jeunesse des souvenirs effrayants.

1. tac., De orat.,11: lucrosa et sanguinans eloquentia.

Il passait pour avoir conseillé à Néron de ne pas se fatiguer à tuer les gens l'un après l'autre quand d'un mot il pouvait anéantir tout le sénat. On racontait qu'après la mort de Galba il avait payé les assassins de Pison qu'il détestait, qu'il s'était fait apporter sa tête, et qu'il l'avait mordue (1). Ce qui faisait sa force, c'était son indomptable volonté. Il voulut être orateur ; la nature ne l'avait pas préparé à le devenir: elle lui avait donné une constitution débile, une voix faible, une parole embarrassée, point d'invention, point de mémoire. On disait de lui, en retournant la définition célèbre de Caton, qu'il était un malhonnête homme qui ne savait pas parler. Cependant il travailla avec tant d'opiniâtreté à vaincre ces défauts que beaucoup de gens finiront par le trouver éloquent. Il voulut être riche, et comme il ne doutait de rien, il avait fixé d'avance le chiffre de sa fortune. C'étaient 60 millions de sesterces (12 millions de francs) qu'il lui fallait. La somme était forte, mais il avait plus d'une ressource pour se la procurer. A son métier de délateur il en joignait un autre dans lequel il était passé maître : il captait les testaments. Cette occu­pation lucrative était alors celle de beaucoup de gens. Depuis qu'on se mariait le moins possible pour éviter les embarras de la famille, ces grandes fortunes de céliba­taires qui restaient aux plus habiles tentaient beaucoup d'ambitieux. De tous ces coureurs d'héritages, Régulus était un des plus intrépides et des plus adroits. Il osait tout et ne se rebutait de rien. Pline raconte à ce sujet quelques anecdotes piquantes. La veuve de ce Pison que Régulus avait poursuivi jusqu'après sa mort, était très malade ;

1.Tac., hist., IV, 42.

il a l'audace d'aller la trouver, il s'assied près de son lit, il lui dit qu'il a fait des sacrifices et consulté un devin sur sa santé, que les réponses sont favorables et qu'elle est sûre de guérir. La pauvre femme, flattée dans ses dernières espérances, s'empresse de léguer à un ami aussi tendre une partie de ses biens. Velléius Blésus, à son lit de mort, veut faire un nouveau testament. Regulus, qui compte n'y être pas oublié, court trouver les mé­decins, et les supplie d'allonger de quelques heures la vie du malheureux. Le testament signé, il change de lan­gage : « Pourquoi, leur dit-il, le faites-vous souffrir si longtemps? Laissez-le donc tranquillement mourir, puis­que vous ne pouvez pas le faire vivre ». Un homme si habile et si peu scrupuleux ne pouvait pas manquer de faire vite fortune. Quand il eut atteint le chiffre qu'il avait fixé d'avance, il commença de trouver qu'il avait été trop modeste et qu'il ne pouvait pas se contenter de si peu. Il comptait bien ne pas s'arrêter là, et il disait à Pline qu'un jour qu'il sacrifiait, les dieux lui avaient révélé par cer­tains indices qu'il arriverait à doubler la somme. Sa dernière ambition était la plus extraordinaire. Quoiqu'il n'eut rien fait pour mériter le respect, il voulait être honoré ; il y parvint en effrayant de son crédit ceux qu'il n'éblouissait pas de sa fortune. Il était aussi vaniteux que cupide. Quand il perdit son fils, il ne se contenta pas de remplir Rome des éclats d'une douleur qu'on trouvait trop bruyante pour être sincère ; il voulut faire aussi pleurer à l'Italie et aux provinces la perte qu'il avait faite. Il composa son éloge, l'éloge d'un enfant, et il obtint que dans chaque ville son discours serait lu au peuple par celui des décurions qui aurait la plus belle voix. On riait de sa vanité, mais on s'empressait de la satisfaire. Tout le monde le connaissait et le détestait; on se rappelait les crimes qu'il avait commis, on savait bien que c'était un homme avide, cruel, superstitieux, fantasque, insolent dans la prospérité, lâche dans le péril, en un mot, « le plus méchant des bipèdes », comme on l'avait appelé, et cependant tous les matins ses anticham­bres étaient pleines. Pline s'indignait qu'on l'allât visiter par les plus mauvais temps, dans ses beaux jardins des bords du Tibre, à l'extrémité de Rome, et il était près de croire qu'il ne s'était logé si loin que pour faire enrager ceux qui venaient le voir. Ce fut sa plus grande vic­toire de conserver ainsi, jusque sous le règne de Trajan, les dehors de la considération générale (1).
Les délateurs n'étaient pas tous aussi heureux, et la faveur dont ils jouissaient à certains moments était sujette à des retours terribles. Même sous les princes qui les employaient le plus, il leur arrivait souvent d'être fort maltraités. Tibère avait coutume de se débarrasser d'eux de temps en temps par l'exil ou la mort. C'est encore une raison qu'on allègue pour prouver qu'il n'était pas d'intelligence avec eux, mais cette raison n'est guère sérieuse. Ceux que frappait Tibère étaient ordinairement des délateurs repus et fatigués dont il n'espérait plus se servir; il savait bien qu'une fois leur fortune faite ils n'attaquaient plus avec la même ardeur, et qu'ils deve­naient plus tièdes et plus prudents dès qu'ils avaient quelque chose à perdre. En les punissant alors sous quelque prétexte, il trouvait le double avantage de se délivrer de gens inutiles et gênants et de satisfaire à peu de frais l'opinion publique.

1. Tous les détails qui précèdent sur Régulus, son éloquence et sa fortune, sont tirés des lettres de Pline (voyez surtout II, 20, et IV, 2).
2. tac., Ann., IV, 36.

    C'est surtout dans ces moments de réaction qui sui­vaient la mort des mauvais princes que les délateurs cou­raient des dangers sérieux. Les proscrits revenaient avec cette haine concentrée que nourrit l'exil; les familles des morts, excitées par le souvenir pieux des parents qu'elles avaient perdus et par la misère dont elles souffraient, demandaient vengeance. Les délateurs tremblaient et se cachaient; ils devenaient tout d'un coup humbles et sup­pliants, eux si impertinents la veille. Ils allaient dans l'ombre essayer de trouver leurs ennemis et de les fléchir. A l'avènement de Vespasien, il y eut dans le sénat des scènes violentes qui rappellent ce qui se passa dans notre Convention après Thermidor. On parlait de mettre en accusation tous ceux qui s'étaient compromis sous les règnes précédents, on ne voulait pas qu'aucun coupable échappât, on réclamait les registres du palais impérial pour savoir les noms de ceux qui s'étaient offerts à être délateurs. Chaque magistrat, chaque sénateur dut venir jurer à son tour « qu'il n'avait concouru à aucun acte qui pût nuire à la sûreté de personne, et qu'il n'avait jamais tiré ni profit ni honneur de l'infortune d'aucun citoyen (1)». Quand paraissaient ceux à qui l'on avait quelque reproche à faire, on les poursuivait de cris et de gestes menaçants. Quelques-uns d'entre eux baissaient la tête ou accusaient leurs complices; d'autres se défendaient avec audace; ils rappelaient, comme les proconsuls de la Terreur, que, s'ils étaient coupables, tout le monde avait partagé leur crime. « Nous avons accusé, disait l'un d'eux, mais vous avez condamné. »

1. Tac., Hist., IV, 41.

Heureusement pour eux, toute cette colère ne durait pas. Le prince nouveau arrêtait bientôt les poursuites, et il se trouvait que cette vengeance de tant d'injustices et de tant d'outrages, attendue patiemment pendant tant d'années, n'avait duré que quelques jours. Cependant après Domitien l'opinion publique fut plus exigeante; elle demanda des représailles, elle voulut des victimes. On imagina pour punir les délateurs un supplice nouveau : ils furent jetés sur des vaisseaux sans pilotes et abandonnés aux flots. « Quel spectacle! disait Pline, qui n'oubliait pas qu'ils avaient failli le faire périr : une flotte de délateurs, livrée à tous les caprices des vents, forcée de tendre ses voiles à la tempête, de suivre les vagues furieuses sur tous les écueils où il leur plaisait de la jeter! Quel plaisir de voir, au sortir du port, tous ces navires dispersés, et sur le rivage même de remercier le prince qui, conciliant la justice avec sa clémence, confiait la ven­geance de la terre aux dieux de la mer (1) ! »
Mais à celle époque même la satisfaction donnée aux honnêtes gens fut loin d'être complète. Les délateurs qui furent alors punis n'étaient pas les plus connus et les plus coupables. On s'était contenté de frapper les plus humbles, ceux qui n'avaient exercé leur industrie que dans les rangs inférieurs de la société, ceux qui, s'étant avisés un peu tard de ce métier lucratif, n'avaient pas encore eu le temps de devenir riches quand il fut brus­quement supprimé. On les fit payer pour tous les autres. Quant à ceux qui s'étaient enrichis, comme Régulus, qui avaient occupé des fonctions publiques, qui s'étaient fait des appuis et des obligés, ils conservèrent leur fortune et quelquefois leur crédit. Un jour, à la table de Nerva, où se trouvaient quelques amis du prince, et parmi eux Veiento,

1.Pline, Paneg., 35.

dont la réputation était mauvaise et qui s'était compromis sous Néron, on vînt à parler d'un délateur célèbre de la même époque, Messalinus, qui était mort depuis quelques années. On racontait ses crimes, et, personne n'ayant plus d'intérêt à le ménager, tout le monde s'échauffait contre lui. L'honnête Nerva, dans un bel accès d'indignation, s'écria : «Que pensez-vous qu'il lui arriverait, s'il vivait encore ? »  Un des convives qui avait son franc parler répondit : «Il dînerait avec nous (1) ».

III
Influence des  délateurs sur la vie privée, — Délation des esclaves. — Dangers des relations sociales. — Ce qu'était devenue la vie publique. — Un homme d’Etat sous Claude. — Tableau que fait Sénèque de l'existence à cette époque. — Effroi général. — Morts volontaires. — Mépris de la vie. — L'empire romain et la Révolution française.
Après ce que je viens de dire des délateurs, il est facile d'imaginer quels effets ils eurent sur la société de ce temps. Leur influence y fut aussi étendue que profonde. Ce qui rendît le despotisme des Césars si lourd, c'est qu'il n’était pas de ceux qui n'atteignent que la vie publique et respectent la vie privée: celui-là s'insinuait jusque dans la maison, et il était sûr d'y trouver dans les esclaves une multitude d'agents dévoués. Jamais gouvernement ne fut servi par une police mieux informée. L'esclave occupait dans la famille antique une place bien plus importante que celle de nos serviteurs, que nous regardons toujours comme des étrangers, et qui, ayant une existence libre et personnelle, pénètrent moins dans la nôtre.

1. pline, Epist., IV, 22, 6.

Nous avons aujourd'hui au-dessus de toutes les liaisons et de toutes les amitiés comme une sorte d'intimité restreinte qui ne contient que des proches. Même dans ce cercle étroit, on admettait alors l'esclave. Le maître ne faisait rien sans lui, et il n'y avait pas de secrets dans la maison qu'il ne connut. Il les gardait quelquefois, souvent aussi il était disposé à les vendre. Depuis qu'Auguste avait trouvé des subterfuges pour violer l'ancienne loi qui défendait d'ac­cepter en justice la dénonciation de l'esclave, dès que son maître lui donnait quelque sujet de plainte, il pouvait se venger en le dénonçant. Si par hasard il était tenté de lui rester fidèle, on avait trouvé un moyen sûr de le guérir de ses scrupules : on lui donnait, quand il le faisait con­damner, le huitième de ses biens et la liberté. Ainsi il lui suffisait de dire un mot pour gagner en un jour ce que les plus heureux avaient peine à conquérir par une longue vie de privations et de misères. Être libre et riche à la fois, quelle tentation ! Loin de s'étonner si beaucoup succombèrent, on doit être surpris que quelques-uns aient résisté. On était donc entouré chez soi d'ennemis. Il fallait se méfier sans cesse de toutes ces oreilles curieuses et de tous ces yeux indiscrets. En multipliant les serviteurs, le luxe avait rempli les palais d'espions. Ces portiers qui gardaient tous les couloirs, ces huissiers, ces introducteurs, toute la troupe de ces valets chargés du service de la chambre, ne faisaient plus que surveiller le maître jusque dans ses appartements les plus secrets. Ces cuisiniers, ces chanteurs, ces pantomimes, ces musi­ciens, ces artistes de toute sorte inventés pour le plaisir et la joie étaient devenus des sujets de péril et d'inquié­tude. Il ne suffisait pas de se taire devant eux pour être sûr d'échapper à leur malveillance. N'étaient-ils pas libres d'inventer ce qu'ils n'avaient pas entendu? Et n’était pas certain qu'au palais du prince ils seraient crus sur parole ? On se résignait donc à les flatter, on les caressait, on recherchait leurs bonnes grâces. Les condi­tions de la vie étaient changées : ceux qui avaient tremblé jusque-là faisaient peur. On était sans cesse occupé à redouter ou à prévenir les suites de leur colère. Le plus cruel supplice dont on ait alors souffert, c'était assurément de ne pas trouver la paix et la sécurité chez soi, d'être poursuivi dans sa maison par les mêmes dangers qui menaçaient ailleurs, de n'oser se livrer qu'en tremblant à ces affections intérieures qui reposent de tous les mécomptes, et de n'avoir ni un lieu dans le monde ni un moment de la vie où l'on pût respirer de la tyrannie des Césars.
Si la délation pénétrait à ce point dans la famille, à plus forte raison devait-on la craindre dans ces réunions mondaines où, depuis Auguste, les gens distingués de Rome venaient chercher une sorte d'occupation pour leurs loisirs. Elles étaient devenues beaucoup plus impor­tantes avec l'empire, et la perte de la liberté leur avait été favorable. Malheureusement le plaisir très vif qu'on y prenait était empoisonné par les délateurs. Ils écou­taient les confidences de l'intimité et savaient l'art de les rendre compromettantes; ils recueillaient les propos tenus à table au moment où l'on n'est plus guère res­ponsable de ses propos. Grâce à eux, tous les sujets de conversation avaient leurs dangers. A défunt de la poli­tique, qui était interdite, c'était la littérature qui, d'ordi­naire, faisait les frais des entretiens; mais la littérature elle-même devint bientôt suspecte. Sous Tibère, la phi­losophie, l'histoire, la poésie, eurent leurs victimes. Auguste avait été bien imprudent d'encourager les lettres; sous quelque discipline qu'on les tienne, elles nourrissent toujours une certaine indépendance d'esprit qui peut nuire au pouvoir absolu. Tibère ne commit pas la même faute. Le seul ouvrage de son temps qu'il ait paru distinguer était un dialogue entre le champignon, le bec-figue, l'huître et la grive, qui sans doute se dis­putaient la préséance. Il fit donner 200000 sesterces (40000 francs) à l'auteur de ce chef-d'œuvre. Cette litté­rature au moins ne l'effrayait pas (1). Pline l'Ancien, qui avait la rage d'écrire, se trouva bien embarrassé pendant le règne de Néron, où l'on ne pouvait guère écrire sans se compromettre. Il n'osa composer qu'un Traité sur les expressions douteuses dans le langage (2); encore n'est-il pas certain que ce livre de grammaire innocente aurait longtemps échappé à la perspicacité des délateurs. S'il n'était plus possible de parler même de littérature sans s'exposer, de quoi pouvait-on s'entretenir? Raconter les accidents de la vie commune n'était pas non plus sans péril. Que de gens sont morts pour avoir dit imprudem­ment qu'ils avaient eu un songe, ou qu'ils s'étaient per­mis de consulter un aruspice! Ces souvenirs sinistres troublaient le charme des entretiens. Causer, qui est un si grand plaisir, surtout dans une société où l'on n'agit guère, était devenu un grand danger. Ces intimités qui n'ont de prix que si l'on s'abandonne l'un à l'autre n'exis­taient plus, « Jamais, dit Tacite, plus de consternation et d'alarmes ne régnèrent dans Rome. On tremble devant ses plus proches parents; on n'ose ni s'aborder ni se parler; connue, inconnue, toute oreille est suspecte. Même les choses muettes et inanimées inspirent de la frayeur.

1.Suet., Tib., 43.
2.Pline., Epist.III, 5,5

On promène sur les murs et sur les lambris des regards inquiets (1)».  Ces craintes n'étaient que trop légi­times; ne venait-on pas de voir trois sénateurs se blottir dans la maison d'un traître, entre le toit et le plafond, et là, l'oreille attachée aux trous et aux fentes, écouler la conversation de Sabinus pour la répéter à Tibère ?
    Jen'ai pas besoin de dire ce que les délateurs avaient fait de la vie publique. Que pouvaient être les séances du sénat du moment que toutes les paroles étaient fidè­lement rapportées à l'empereur, et qu'on savait qu'elles couraient le risque de s'envenimer dans ce voyage de Rome à Caprée ? Il n'y avait plus rien de possible qu'un assaut perpétuel de flatteries. Tout le monde essayait de deviner l'opinion du prince et voulait être le plus éner­gique à la soutenir. Surtout on se gardait bien de le con­tredire ouvertement. Caligula, dont on sait les habitudes, demandait un jour à Passiénus Crispus s'il n'était pas l'amant de sa sœur. Crispus, qui ne voulait pas avoir l'air de blâmer la conduite de son maître, se contenta de répondre: « Pas encore (2) ». On devait, pour être sûr de plaire, faire abstraction de ses sentiments et de ses amitiés, apprendre à parler contre sa conscience ou contre son cœur. Il fallait paraître toujours joyeux, quelque sujet qu'on eût d'être triste, dissimuler les offenses qu'on avait reçues et ne pas sembler s'aperce­voir devant le prince du mal qu'il vous avait fait. « Le seul moyen de vieillir à la cour des Césars, disait un habitué du Palatin, c'était de recevoir des outrages et de remercier (3). » Caligula avait fait tuer le fils d'un riche chevalier romain parce qu'il était jaloux de le voir trop élégant et trop bien mis.

1. tac., Ann., IV, 69.
2. Schol.  Juven., 4, 81.
3.Sén,, De ira. II, 33.

Le soir, il invita le père à dîner. Ce malheureux s'y rendit sans que rien  parût sur sa figure. Il accepta des parfums et des couronnes, il man­gea gaiement et but à la santé du prince. « Voulez-vous savoir pourquoi ? dit Sénèque. Il avait un autre enfant (1).» Sous Néron, on inventa un crime nouveau qui consistait non à parler, mais à se taire. S'absenter du sénat quand on devait y décerner quelques honneurs au prince, ne pas paraître au palais lorsqu'on allait le féliciter de la mort de sa mère ou de sa femme, c'étaient des actes coupables qu'on punissait de mort. Ce fut la seule opposition de Thraséa  (2); il la paya de sa vie; mais en général on n'était pas si téméraire. On avait grand soin de ne pas paraître tiède quand il s'agissait de la gloire de l'empereur. On ne parlait jamais qu'avec enthousiasme de ses grandes actions; on se mettait l'imagination à la torture pour inventer tous les jours quelques flatteries nouvelles. Tibère au moins eut l'esprit de refuser les honneurs ridicules qu'on lui offrait. Le sénat avait décidé de donner son nom à l'un des mois de l'année, comme on avait déjà fait pour ses deux prédécesseurs. « Que ferez-vous donc, répondit-il, quand vous serez arrivé au treizième César (3) ? » Mais après lui, Caligula,  Néron, Domitien surtout,  furent moins réservés. Si l'on veut avoir un exemple des bassesses auxquelles devait alors se résigner un  grand personnage pour obtenir de vivre, il suffit de réunir ce que les historiens de cette époque nous racontent de Vitellius, le père de celui qui devint empereur. C'était un homme de grande naissance et de grande fortune, qui avait débuté par des actions d éclat.

1.Sénèque, De ira, II, 33. |
2. tac., Ann., XVI, 22.
3. dion, LVII, 18.

Gouverneur de Syrie dans des circon­stances difficiles, il força le roi des Parthes à lui demander une entrevue et à se baisser devant les aigles. Mais il éprouva ce qui arrivait à tous les gens distingués de cette époque : ils restaient honnêtes tant que leurs fondions les retenaient en province, l'air de Rome les gâtait. Revenu à Rome sous Caligula, qui prenait sa divinité au sérieux, Vitellius donna le premier l'exemple d'adorer l'empereur. Il ne l'abordait que la tête voilée et en se prosternant. Son importance augmenta sous Claude, et il devint une sorte de favori, mais il lui fallut payer son crédit par sa servilité. Claude était gouverné par sa femme et ses affranchis ; Vitellius s'attacha par tous les moyens à gagner les affranchis et la femme du prince. Il avait fait placer les statues en or de Narcisse et de Pallas parmi les dieux lares de sa famille et leur ren­dait un culte. Quant à Messaline, après avoir obtenu comme une insigne faveur qu'elle lui donnât sa pan­toufle, il la plaça respectueusement entre sa tunique et sa toge et il la tirait de temps en temps pour la baiser. C'était une flatterie dont on ne s'était pas encore avisé, et qui prouve bien que Vitellius avait .dans ce genre un merveilleux talent d'invention, miri in adulando ingenii (1). Du reste, il rendait à l'impératrice des services plus réels. Quand elle voulut perdre Valérius Asiaticus,  dont elle convoitait les jardins, elle le fit accuser devant Claude et Vitellius, qui étaient alors consuls.

I.Après la célébration des jeux séculaires, qui n'avait lieu que tous les cent ans, il dit à Claude: « Puisses-tu les faire souvent! Saepe facias! »  Ce souhait ne fut pas mal reçu. «Il n'y a pas de flatterie si énorme, dit Juvénal, qu'on ne puisse faire accepter à ce pouvoir qui s'égale aux dieux.  — Tous ces détails sont tirés de Suétone, dans la Vie de Vitellius

Tacite a raconté cette scène étrange, qui serait une excellente comédie, si elle n'avait pour dénouement la mort d'un honnête homme (1). Asiaticus se défendit avec tant de cou­rage que l'émotion gagna toute l'assistance; Messaline elle-même fut forcée de s'éloigner pour cacher ses lar­mes ; elle n'eut que le temps de se pencher à l'oreille de Vitellius et de lui dire en pleurant de ne pas laisser échapper l'accusé. Vitellius, quand vint son tour d'opi­ner, combla Asiaticus d'éloges, rappela les services qu'il avait rendus à l'État, parla d’un ton pénétré de l'étroite amitié qui l'unissait à lui, ne tarit pas sur tout ce qui pouvait lui concilier la pitié, puis il conclut qu'il fallait lui laisser le choix de sa mort. Claude se décida pour la même clémence (2), et le malheureux, loué et plaint par tout le monde, se fit ouvrir les veines. La situation brillante que Vitellius avait conquise à la cour de Claude, et qu'il fortifiait par ses complaisances, ne laissait pas d'avoir ses dangers, et il lui fallait souvent beaucoup d'habileté pour les éviter. La mort de Messaline fut une de ces épreuves où il eut à déployer toute sa finesse. Il était dans la litière qui ramena Claude d'Ostie quand on lui eut appris ses infortunes conjugales. Le moment était critique. Claude semblait indécis; tantôt il s'attendrissait au souvenir de ses enfants, tantôt il s'emportait contre l'infidélité de sa femme ; mais on savait que les colères de Claude ne duraient pas et qu'un mot de Messaline pouvait tout changer. Il y avait donc autant de péril à l'accuser qu'à la défendre. Vitellius gardait une pru­dente réserve

1. Ann., XI, 3.
2. C'est l'expression dont se sort Tacite : « secuta sunt  Claudii verba in eamdem clementiam ».

. Il avait l'air d'un homme qui ne sait rien de ce qui se passe, ou, s'il était obligé de parler, il se contentait de s'écrier: 0 crime! Ô forfait! « En vain, dit Tacite, Narcisse le forçait d'expliquer cette énigme et d'énoncer franchement sa pensée, il n'en put tirer que des réponses ambiguës et susceptibles de se plier au sens qu'on voudrait adopter (1). » Pour prendre " un parti; Vitellius attendait que la situation s'éclaircit et que Messaline fut bien décidément perdue ; mais, une fois qu'il en fut sûr, il se garda bien de la ménager. Il fut le premier à se tourner vers celle qui la remplaçait, et l'aida sans scrupule à se débarrasser des amis et des créatures de l'impératrice déchue. Et pourtant, qui le croirait? Un homme, si complaisant, si dévoué, si prêt à tout, qui s'était donné tant de mal pour acquérir les bonnes  grâces de l'empereur, qui ne  reculait devant aucune honte pour les conserver (1), ne parvint pas à échapper tout à fait aux délateurs. On l'accusa d'aspirer à l'empire, et Claude était si méfiant que, sans l'intervention d'Agrippine, il n'aurait pas hésité à faire tuer son meilleur ami. Quand Vitellius mourut après avoir été censeur et trois fois consul, le sénat lui décerna des honneurs extraor­dinaires. On lui éleva une statue sur le Forum avec cette inscription : « II fut d'un dévouement immuable pour le  prince, pietatis immobilis erga prineipcem». Voilà une épitaphe qui ressemble à une épigramme. Dans cette longue carrière, les princes et leurs favoris avaient plus d’une fois change; le dévouement de Vitellius pour chacun d'eux successivement était seul resté immo­bile.
    Je comprends qu'on soit indigné de tant de servilité. Cependant il ne faudrait pas que le dégoût qu'elle inspire servit à justifier ceux qui la rendaient nécessaire.

1Ann, XI, 34.

Cette aristocratie qu'on trouve si lâche mérite, à tout prendre, encore plus de pitié que de colère, et je ne m'étonne pas que Tacite, qui ne dissimule point ses fautes, soit saisi d'une émotion profonde en racontant ses malheurs. Quand on portait un nom illustre ou qu'on avait rendu des services éclatants, on avait beau s'humilier devant le prince, on était toujours trop grand pour lui. Il y avait des maisons où la mort violente était devenue une habi­tude ; par exemple, on ne finissait plus autrement chez les Pisons. Dans ces familles sacrifiées, tous les jeunes gens pouvaient se dire qu'aucun d'eux n'arriverait à l'âge mûr. Si en présence de cette perspective effrayante le cœur a manqué à quelques-uns d'entre eux, les vrais coupables ne sont-ils pas ceux qui la leur mettaient tou­jours devant les yeux? Je n'accuse pas seulement les déla­teurs des crimes qu'ils ont fait commettre, je les rends res­ponsables aussi de ces lâchetés et de ces bassesses par lesquelles on essayait de leur échapper.
Celui qui nous fait le mieux connaître cette époque, c'est Sénèque. Tacite et Pline écrivaient sous Trajan, quand elle n'était plus qu'un souvenir; Sénèque vivait au milieu même de la crise, et dans ses dernières années il savait qu'il en serait victime. Ce n'était pas un de ces sages qui s'isolent de leurs contemporains, qui se déta­chent de leur pays et s'abandonnent tout entiers à la con­templation de l'absolu ; personne au contraire ne s'est plus livre au courant de son siècle. Ses ouvrages en ré­fléchissent toutes les émotions;au fond de ses pensées les plus générales, il est facile de voir l'influence des événements qu'il a traversés; son stoïcisme, qui semble d'abord si rigoureux, ne fait que mettre en préceptes les nécessités du moment où il écrivait. Si sa philosophie parait avoir quelque chose de raide et d'excessif, c'est qu'aussi elle est faite pour des gens qui ne se trouvent pas dans les conditions ordinaires de la vie. Il dit lui-même qu'elle était destinée « à donner du cœur à des désespérés ». Une situation aussi critique demandait des remèdes violents. On voit bien, quand on lit les lettres de Sénèque, que les gens à qui elles s'adressent sont toujours en présence d'un danger terrible qui les me­nace. « Qu'on s'imagine, dit Pascal dans une de ses pensées les plus célèbres, un nombre d'hommes dans les chaînes et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour. » C'est à peu près dans les mêmes termes que Sénèque décrit la situation de ses contemporains ; seulement le péril qu'ils redoutent n'est pas, comme celui dont parle Pascal, une de cesmisères attachées à l'humanité auxquelles il faut bien qu'un homme s'habitue: c'est un danger d'exception qui outrage la nature et semble plus lourd parce qu'il pourrait ne pas exister. Ceux qui vivent sous la tyrannie des Césars « ont la tête sous la hache, et leur cœur palpite éternellement à l'attente de la mort, palpitantibus prœcordiis vivitur. »  Tous les épouvante. « Semblables à des gens qui voyagent dans des pays inconnus, ils pro­mènent les yeux de tous cotés et tournent la tête au moindre bruit». Ils ne souffrent pas seulement de leurs propres malheurs, ils souffrent encore du mal des autres qui leur semble un sinistre avertissement. Quand retentît t un de ces éclats de foudre qui ébranlent tout le voisi­nage », ils en perdent le sommeil. «Le sifflement de la fronde suffit à effrayer les oiseaux, de même nous tres­saillons au seul bruit des catastrophes dont nous ne sentons pas les coups (1). » Comment faire pour se soustraire à ce sort qu'on prévoit toujours? Sénèque ne conseille pas la résistance ouverte ; il n'est pas pour les conspira­tions et pour les complots. Il a gouverné quelque temps l'empire, et jusqu'à la fin il a exigé l'obéissance à ce pouvoir qu'il avait exercé. «Il n'y a pas de joug si lourd, dit-il, qui ne blesse moins celui qui se résigne à le porter que celui qui s'y refuse. L'unique soulagement dans les grands maux, c'est de souffrir ce qu'on ne saurait em­pêcher. (2) » II faut donc essayer d'échapper à la colère du maître par des manœuvres habiles, « comme sur mer on échappe à la tempête, » faire le moins de bruit qu'on peut, ne pas trop attirer les yeux du monde sur soi, évi­ter d'être trop célèbre pour ses talents ou même pour ses vertus. « Julius Graecinus fut tué par Caligula parce qu'i était plus honnête homme qu'il ne convient de l'être sous un tyran (3). » II faut surtout se garder de toute ambition politique : l'ambition fait des ennemis, et un ennemi devient vite un accusateur. Ce qu'il y a de mieux c'est de vivre seul, loin de la cour, « cette triste prison d'esclaves (4), » dans des loisirs honnêtes et studieux Voilà pourquoi Sénèque recommande avec tant d'ardeur la retraite à ses amis. Encore faut-il se retirer avec prudence, sans en avoir l'air, «car celui qui vous fuit ouvertement vous condamne (5) ». Il est bon aussi de n'être pas riche. « N'attirez pas les voleurs par l'espoir des dépouilles. Il est rare qu'on verse le sang pour le plaisir de verser; il y a encore plus de gens avides que cruels, et

1. sén., Epist., 74, 3 et 4.
2. De ira, III, 15, 3.
3. De Ben., II, 21, 5.
4. De ira, III, 16. 3.
5. Epist., 14, 8.

l'on fait le mal plutôt par calcul que par haine (1) » Si l'on a trop de fortune, il faut savoir en sacrifier à propos une partie, comme on jette «les marchandises à la mer pour alléger le vaisseau pendant l'orage ». Quand on a pris toutes ces précautions, est-on sur au moins de se sau­ver? « Je ne puis pas plus vous le promettre, répond Sénèque, qu'on ne promet à un homme qui se soigne qu'il se portera toujours bien (2) ».
Que faire alors ? Prévoir tous les malheurs et s'y pré­parer, détacher au plus vite son âme de tous ces biens qui peuvent nous être ôtés. 0n peut être chassé de son pays et dépouillé de sa fortune, aller mourir de faim sur un rocher comme Cassius Sévère, ou pourrir dans un cachot comme Asinius Gallus. Qu'on apprenne donc à mépriser l'exil, la prison et la misère. « Je deviendrai pauvre; — c'est le lot du plus grand nombre. — On m'exilera; — ne puis-je pas regarder comme le lieu de ma naissance celui de mon exil ? — On me jettera dans les fers ; — eh quoi ! Suis-je donc libre à présent ? Et la nature ne me tient-elle pas enchaîné à ce corps qui m'écrase? » Voilà ce qu'il faut se dire pour que les malheurs deviennent moins redoutables en devenant moins imprévus ; mais ce n'est pas assez de se le dire, il faut que l'âme et le corps se familiarisent d'avance avec eux. Sénèque a tout prévu : son sage se fera pauvre pen­dant quelques jours de l'année. Il s'isolera dans ces vastes palais qu'il habite ; parmi ces meubles somptueux, il couchera sur un grabat; il vivra de pain dur et moisi au milieu de ces mets délicats dont sa table est chargée, et quand il aura fini victorieusement son épreuve, 

1. Epist., 14, 15.
2. Epist., 14, 9.

« il sera riche avec plus de tranquillité, parce qu'il saura qu'on peut être pauvre sans douleur (1) ». Ce n'est pas tout encore, et il ne suffit pas de s'habituer à l'exil et à la misère. Celui qu'on redoute ne se contente pas de ces châtiments quand il est irrité, il prend aussi la vie. L'accusation de majesté qu'on joignait toujours aux autre ne permettait pas aux juges d'être indulgents : il n'y ava plus de fautes légères dès que le nom de César s'y trouvait mêlé. Sénèque le sait bien; aussi sa philosophie n'est-elle en grande partie qu'une préparation à la mort. II n'enseigne pas seulement à l'attendre avec courage il conseille aussi quelquefois de la prévenir. Le suicide est pour lui le remède à tous les maux de l'empire comme une sorte d'antidote de la tyrannie. Il lui semble que la dignité humaine outragée par les Césars n d'autre moyen de se relever que la mort volontaire. C'est elle qui permet à un homme isolé, au plus faible et au plus chétif des hommes, de tenir tête au maître du monde. Elle lui donne des forces en face de ce pouvoir sans limites par la pensée qu'il peut toujours lui échapper, il ne se regarde pas comme tout à fait esclave, puisqu’il lui reste la liberté de mourir. Il faut voir avec quelle effrayante énergie Sénèque défend ce droit, le seul que le despotisme ait laissé aux Romains. « II y a des gens dit-il, qui font profession d'être sages, et qui vous disent qu'il n'est pas permis d'attenter à sa vie, que c'est un crime de se tuer, qu'il faut attendre l'heure fixée par nature. Ils ne voient pas, ceux qui parlent ainsi, qu nous ferment le seul chemin qui nous reste pour êtrelibres.

1. Epist., 18.

La loi éternelle n'a rien fait de mieux pour l'homme que de lui donner une seule façon d'entrer dans la vie et plusieurs d'en sortir (1). » Ailleurs il dit avec plus de force encore : « Quelque part que tu jettes les jeux, tu y trouveras la fin de tes maux. Vois-tu ce pré­cipice ? C'est parla qu'on descend àliberté. Vois-tu cette mer, ce fleuve, ce puits? Au fond de leurs eaux se cache la liberté. Vois-tu cet arbre petit, mal fait, stérile? C’est là qu'est suspendue la liberté (2). »
    Toute l'histoire de ce temps peut servir de commen­taire à ces paroles. A quelle époque est-on mort avec plus de facilité et de courage? Ce ne sont pas seulement les personnages célèbres, Sénèque ou Thraséa, qui ont donné de grands exemples à leurs derniers moments : ceux-là savaient qu'on avait les yeux sur eux, et ils se surveillaient pour bien mourir; mais combien d'autres moins connus, moins exposés aux regards du monde, moins engagés par leur passé, moins soutenus par l'es­pérance d'un nom glorieux, ont cependant montré la même résolution ! Julius Canus jouait aux échecs quand le bourreau, qu'il attendait, vint le prendre pour mourir. Il compta tranquillement ses pièces et dit à celui qui jouait avec lui : « N'allez pas au moins vous vanter après ma mort de m'avoir gagné » ; puis, s'adressant au bour­reau : « Je vous prends à témoin, lui dit-il, que j'ai un point d'avance (3) ». La plupart des accusés n'attendaient pas le bourreau. Au premier bruit qu'un délateur les avait dénoncés au sénat, ou même avant les poursuites, dès qu'ils savaient l'empereur mécontent, ils s'enfer­maient chez eux et s'ouvraient les veines. Ils trouvaient à cette mort précipitée plusieurs avantages: ils échap­paient aux tortures d'un procès dont l'issue n'était pas douteuse;

1. Epist., 70, 14.
2. De ira, III, 15.
3. Sèn., De trenq. animi, 14, 7.

ils avaient plus de chance de conserver une partie de leur fortune à leurs enfants, car les délateurs, qui avaient moins eu de peine, étaient naturellement moins payés; enfin, au lieu d'être jetés aux gémonies comme les autres condamnés, on permettait à leurs parents de les ensevelir. C'étaient de grandes raisons pour se hâter. Vibulénus Agrippa, qui avait trop attendu, voyant la mauvaise tournure que prenait son affaire, avala du poison en plein sénat; mais on trouva que c'était trop lard, et l'on s'empressa de l'étrangler, tout mort qu'il était, pour avoir un prétexte à le dépouiller de tous ses biens (1). Cette manière de prévenir la sentence ne plaisait pas toujours au maître. Au commencement. Tibère semblait savoir gré à ceux qui se résignaient de si bonne grâce à leur sort de le délivrer de l'embarras et de l'odieux d'une exécution ; mais plus tard, lorsque sa cruauté augmenta par les satisfactions mêmes qu'il lui donnait, il ne fut plus aussi commode, « II m'a échappé», disait-il d'un de ceux qui s'étaient ainsi pressés de mourir. L. Vétus s'étant tué au plus vite avec sa belle-mère et sa fille, dès qu'il s'était vu accusé, Néron, très mécontent, ordonna de continuer leur procès, et, après les avoir fait juger et condamner dans les formes, il eut la générosité de leur permettre de choisir le genre de mort qui leur conviendrait le mieux (2). Il y avait déjà plusieurs jours qu'ils étaient ensevelis. Ce mépris de la vie, cette façon rapide et résolue d'accepter son sort et de le prévenir, plaisaient fort à Sénèque, et le rendaient fier de son temps.

1. tac., Ann.., XVI, 11.
2. tac., Ann., VI, 40.

« Regardez notre siècle, dit-il, dont nous accusons la mollesse et la lâcheté : tous les rangs, toutes les fortunes, tous les âges, vous offriront des gens qui n'ont pas hésité à se délivrer de leurs maux par la mort (1) ». Tacite en est moins satisfait. Son cœur se serre « à la vue de cette soumission d'esclave et de tout ce sang perdu en pleine paix », et il déclare qu'il n'approuve pas ces morts « si lâchement résignées (2) ». La raison qu'il a pour les condamner si durement est sans doute la même qui chez nous pousse quelques personnes à blâmer la résignation des victimes de la Terreur. Il est certain qu'un condamné qui accepte si facilement son arrêt semble en reconnaître la justice, qu'il encourage celui qui le frappe à continuer par l'espérance de l'impunité, et qu'il ne donne pas le temps de naître à la pitié publique. Un peu plus de résistance aurait eu peut-être ce double effet de rendre le pouvoir plus réservé et la foule plus sympa­thique.
    Il m'est arrivé quelquefois, dans le cours de cette étude de rappeler, à propos de l'empire romain, les sou­venirs de la Révolution française. Ces deux époques pré­sentent plus d'une analogie, et elles ont été souvent com­parées entre elles. On se souvient de cette page admirable du Vieux Cordelier où Camille Desmoulins se sert de Tacite pour commenter la loi des suspects. Il y avait un effet des suspects sous l'empire; on y invoquait aussi le salut public pour justifier des .proscriptions, et, dans quelques jugements sommaires du sénat, ce respect appa­rent des formes légales, qui cachait la violation effrontée de toutes les conditions de la défense, fait songer aux procédés du tribunal révolutionnaire. Ces deux despotismes, partis de principes si opposés, se sont souvent rapprochés par les résultats.

1. Epist.,24. II.
2.Tac., Ann. VI, 40.  

Il ne leur convient guère de s'adresser, comme ils font, des récriminations violentes. Tous les deux ont commencé par supprimer la liberté; tous les deux ont affiché le même mépris de la vie humaine et fait naître dans ceux qui les exerçaient comme une ivresse de sang et une folie de meurtres; tous les deux ont eu leur Terreur. Certains récits de Tacite ou de Suétone laissent dans l'âme une impression semblable à celle des scènes les plus lugubres de la Révolution. Ne peut-on pas dire, par exemple, que le règne de Tibère a eu ses journées de septembre, lorsque après la mort de Séjan, ennuyé de voir ses prisons encombrées, il les vida d'un coup en faisant tuer tous ceux qui s'y trouvaient enfermés? « La terre était rouverte de cadavres; tous les sexes, tous les âges, des nobles, des inconnus, gisaient épars ou amoncelés. Les parents, les amis, ne pouvaient en approcher, les arroser de larmes, les regarder même trop longtemps. Des soldats, placés alentour, épiant la douleur, suivaient les corps déjà corrompus lorsqu'on les traînait dans le Tibre. Là, flottant sur l'eau ou poussés vers la rive, ils restaient abandonnés sans que personne osât les brûler on même les toucher. La frayeur avait rompu tous les liens de l'humanité, et plus la tyrannie devenait cruelle, plus on se défendait de la pitié. (1) » Ce qui me parait compléter la ressemblance de ces deux époques, c'est que tous ces massacres se sont produits en pleine civilisation, au moment où les mœurs semblaient les plus douces, où la raison se vantait d'être la plus éclairée. Quand on visite les maisons ruinées de Pompéi, qu'on y retrouve ces débris de riches ameublements, ces marbres, ces bronzes, ces peintures, ces mosaïques,

1.Tac., Ann., VI, 19.

toutes ces recherches de luxe qui témoignent d'un goût si délicat et si raffiné, on songe à notre dix-huitième siècle, où l'esprit était si cultivé, les habitudes si distin­guées, la vie si élégante. Ces deux sociétés étaient fières d'elles-mêmes; elles s'enorgueillissaient de leurs lu­mières; elles dédaignaient le passé et jouissaient avec orgueil du présent; les sages annonçaient que la bar­barie des anciens âges était tout à fait vaincue, qu'on pouvait avoir une confiance sans réserve dans les bons instincts de l'homme parce que sa nature penche d'elle-même vers le bien. Ils proclamaient avec un éclat admi­rable et un succès universel le grand principe de la fra­ternité humaine et ce devoir qui en découle pour l'homme de respecter l'homme, homo res sacra homini (1). Que toutes ces nobles pensées furent vite oubliées! Que cet orgueil du présent, que cette espérance pour l'avenir, reçurent de cruels démentis ! Que d'événements terribles et imprévus vinrent, aux deux époques, prouver qu'il ne faut pas trop compter sur l'homme, que souvent la bar­barie sommeille sous ces semblants d'élégance, et qu'il suffit de bien peu de chose pour faire remonter à la sur­face ce fonds de boue et de sang que la civilisation re­couvre sans l'anéantir !

1.Sén., epist. 95, 33.

CHAPITRE  V
Un roman de moeurs sous Néron
Il nous serait très utile, pour connaître l'opposition que le grand monde de Rome fit aux Césars, de posséder quelques-uns de ces ouvrages dans lesquels ces mécon­tents exprimaient leur mauvaise humeur d'une façon découverte ou voilée. Malheureusement les pamphlets sont des œuvres de circonstance qui intéressent surtout les contemporains, et souvent ne leur survivent pas. On croit pourtant que nous en avons conservé un de cette époque. Le Satiricon de Pétrone a paru à quelques cri­tiques contenir d'amères railleries contre la cour de Néron, et l'on a voulu y découvrir toute sorte d'allusions malicieuses au maître et à ses favoris. Cherchons à savoir ce qu'a de vrai cette opinion; étudions de prés cette oeuvre curieuse qui jette tant de jour sur la société de l'empire; demandons-nous dans quelle intention elle a été écrite, et ce qu'il faut penser de l'importance poli­tique que certaines personnes lui attribuent.

I
La vie et la mort de T. Petronius. — Est-il l'auteur du Satiricon ? Le roman dans l'antiquité. — Analyse de celui de Pétrone.
Il est difficile aujourd'hui de parler de Pétrone, et l'on ne peut guère s'occuper de lui et de son livre sans com­mencer par en demander pardon au lecteur. Au dix-sep­tième siècle, on n'avait pas les mêmes scrupules ; on le lisait alors et l'on en parlait sans contrainte dans la meil­leure compagnie. Le grand Condé en faisait son étude ordinaire; Saint-Évremond le mettait au-dessus de tous les écrivains latins, et Racine, presque au sortir de Port-Royal, le citait familièrement dans ses lettres. « C'est un air à présent, disait un des traducteurs du Satiricon, et particulièrement entre les personnes de qualité, que d'aimer Pétrone et d'en savoir les beaux endroits; » il prétend même qu'il ne l'a traduit que pour céder aux sollicitations des dames, qui souhaitaient comprendre un auteur dont on leur faisait de si grands éloges. C'est aller sans doute un peu loin que de proposer Pétrone à l'ad­miration des dames, mais il ne faut pas non plus trop céder aux répugnances qu'il inspire. S'il est très peu moral, il n'en est pas moins fort instructif; l'antiquité ne nous a guère laissé de livre plus curieux, et l'on se priverait, en refusant de le lire, d'une source fort abon­dante de renseignements et d'informations.
Par malheur, l'ouvrage de Pétrone nous est arrivé dans un fort mauvais état. Nous en avons perdu plus des trois quarts (1), et ce qui nous reste a donné lieu à des controverses de tout genre.

1. Les manuscrits nous apprennent que les fragments que nous avons conservés appartenaient aux livres quatorzième et quinzième de l'ouvrage. Ce sont donc treize livres entiers qui sont perdus, sans compter ceux qui suivaient le quinzième, et dont nous ignorons tout à fuit le nombre (voyez Bücheler, Préf., VI).

Nous n'en connaissons pas exacte­ment le titre : celui de Satiricon, sous lequel il est connu, ne paraît pas être le vrai, et il est assez probable que l'antiquité lui donnait le nom plus simple et plus général de Satire (1). On a beaucoup discuté aussi sur l'é­poque où il a dû être écrit. Niebuhr le croyait du temps d'Alexandre Sévère; quelques critiques le reculent même jusqu'à l'époque de Constantin, tandis que d'autres veu­lent qu'il soit de celle d'Auguste : c'est, comme on voit, une différence de trois siècles. Aujourd'hui on s'accorde à croire qu'il a été composé sous Néron. Cette date est celle qu’assigne à l'ouvrage la façon dont il est écrit et les allusions historiques qu'il renferme. A la manière dont l'auteur combat Lucain et dont il imite Sénèque, on ne peut douter qu'il ne fût leur contemporain. Quant au nom qu'il portait, aucun doute n'est permis : les manu­scrits et les grammairiens l'appellent tous Petronius Arbiter.
Ce nom rappelle aussitôt à l'esprit celui d'un person­nage qui joua un certain rôle sous Néron, et dont Tacite nous a raconté la fin. T. Petronius était un de ces débauchés, comme il y en avait alors à Rome, qui consacraient le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux agréments de la vie (2).

1. C'est sous ce titre de Satira que M. Bücheler a publié les fragments de Pétrone. L'édition qu'il en a donnée à Berlin en 1862 est de beaucoup la meilleure. C'est celle dont je me suis servi. J'ai profité aussi d'un excellent travail publié par M. Studer dans le Rheinisches Museum, t. 11, p. 72, qui a renouvelé la critique sur Pétrone.
2. C'était la coutume alors, parmi les débauchés à la mode, de faite de la nuit la jour. Sénèque s'est spirituellement moqué de ces gens qui, « sans sortir de leur pays, trouvent le moyen de se placer aux antipodes de leurs concitoyens, et qui n'ouvrent leurs yeux, appesanti; par les excès de la veille,  que lorsque tout le .monde va se coucher » (Epist,, 122).

« D'autres, dit Tacite, vont à la renommée par le travail, celui-là y alla par la mollesse. On ne le confondait pas dans la foule de ces dissipateurs vulgaires qui ne savent que dévorer leur fortune: on le regardait comme un voluptueux qui se connaissait en plaisirs. L'insouciance même et l'abandon lui paraissaient dans ses actions et dans ses paroles leur donnaient un air de simplicité d'où elles tiraient une grâce nouvelle (1). » Ce­pendant cet efféminé se trouvait être au besoin un homme actif et laborieux. « Proconsul en Bithynie et ensuite consul, on le vît faire preuve de vigueur, et il fut à la hauteur de toutes les affaires. » Après cet effort, il était revenu volontairement à sa vie oisive et voluptueuse. Néron se sentait attiré vers cet esprit ingénieux qui s'était fait un art du plaisir. Pétrone prit un tel ascendant dans cette cour légère qu'on le regardait comme l'arbitre du bon goût (arbiter elegantiœ), et c'est peut-être de là que lui vint son surnom. L'empereur en était venu à le con­sulter sur ses fêtes, et les divertissements qu'avait ap­prouvés Pétrone étaient les seuls qui lui semblaient agréables. Cette faveur ne tarda pas à donner de l'ombrage à Tigellin. Comme ce favori n'était parvenu à plaire à l'empereur qu'en flattant ses passions et qu'il ne se soutenait que par ses complaisances, il craignit d'avoir un rival el résolut de le perdre. Ce n'était pas bien difficile sous un prince peureux et cruel, surtout au lendemain d'un grand complot qui avait failli réussir. Pétrone n'était assurément pas un conspirateur; mais un homme si répandu et d'un commerce si aisé devait nécessairement avoir quelques connaissances compromettantes.

1.Tac., Ann., XVI, 18,

On lui fit un crime d'une de ces liaisons. Il fut signale comme l'ami d'un des conjurés qui venaient de périr. Un de ses esclaves qu'on acheta servit de délateur; le reste de ses serviteurs fut jeté en prison, et l'on se mit en devoir, comme c'était l'usage, de le condamner sans l'entendre. Néron se trouvait alors en Campanie. Pétrone, qui s'était mis en route pour suivre la cour, fut obligé de s'arrêter à Cumes, et il reçut l'ordre d'y attendre qu'on eût décidé de son sort; mais précisément il lui déplaisait d'attendre: ces alternatives d'espérance et de crainte, qui pouvaient durer quelque temps, n'étaient pas de son goût. Il résolut d'y mettre fin et de mourir. Ses dernières dispositions furent bientôt prises, et ce voluptueux se montra plus énergique en ce moment suprême que beau­coup de ceux qui s'étaient conquis par une vie austère un grand renom de fermeté. La plupart des condamnés se croyaient obligés de remplir leurs testaments de flatte­ries, et, pour conserver à leur famille une partie de leur fortune, ils laissaient le reste au prince ou à ses amis. Pétrone, au contraire, chercha tous les moyens, d'être désagréable à Néron: il fit briser un vase précieux qui lui avait coulé 300000 sesterces, pour qu'il ne tombât pas entre les mains de l'empereur, dont il connaissait les manies. Il se trouva ensuite l'esprit assez libre pour composer un écrit qui devait être remis cacheté au prince; il y décrivait, sous les noms de jeunes impudiques et de femmes perdues (1), les débauches cachées de Néron, et ces inventions monstrueuses par lesquelles ce vieillard de trente ans essayait de ranimer ses sens fatigués.

1. « Sub nominibus exoletorum feminarumque. » Beaucoup donnent dans cette phrase à « sub » le sens de « cum », qu'il y a quelquefois, et entendent qu'il racontait à Néron ses débauches avec les noms des hommes et des femmes qui y prenaient part. C'est ce qui explique­rait qu'il eut cacheté son écrit avant de le faire remettre à l'em­pereur.

Sa vengeance satisfaite, il eut le soin de briser son anneau pour qu'il ne servît pas plus tard à faire des victimes (1), puis il se prépara à mourir.
La mort de Pétrone est assurément l'une des plus cu­rieuses parmi celles que Tacite nous a racontées : elle a sur­tout ce caractère de ne pas ressembler aux autres. Du temps de Néron, si l'on était souvent épicurien de conduite, on l'était moins de principe, et surtout on cessait de l'être quand le dernier moment approchait. On sentait le besoin, dans ces nécessités terribles, de s'attacher à une doctrine plus ferme pour se donner du cœur. L'épicurisme peut aider à vivre ; l'expérience prouvait qu'il était insuffisant pour mourir. Scribonius Libo, l'une des premières vic­times de Tibère, qui voulait finir comme il avait vécu, avait eu l'idée de charmer son dernier jour en se livrant aux plaisirs de la table; « mais il ne trouva, dit Tacite, qu'un dernier supplice dans ce qui devait être sa dernière jouissance (2) ». Quand on vit que cette façon de quitter la vie ne réussissait guère, on eut recours à une autre. D'ordinaire on demandait le secours d'un sage, on s'occupait des espérances de la vie future. Julius Canus marchait au supplice accompagné par son philosophe (prosequebatur eum philosophus suus (3)); Sénèque, pen­dant que le sang et la vie s'échappaient de ses veines, dictait à un secrétaire ses derniers préceptes de vertu;

1. On venait précisément d'employer ce moyen pour que la mort d'un innocent en entraînât d'autres; on avait ajouté une phrase accusatrice au testament d'Annaeus Mêla, le père de Lucain, qu'on avait condamné à mourir; puis on avait recacheté le testament, afin de donner à l'accusation une ombre d'apparence. C'est ce que Pétrone voulait éviter en brisant son anneau. (TAC., Ann., XVI, 17)
2. Ann., II, 31.
3.Sén., De tranq. animi, 14, 9.

Thraséa écoutait le cynique Démétrius, qui l'entretenait d'immortalité, et c'est tout plein de ces nobles leçons que, se sentant finir, il invoquait Jupiter libérateur. Pétrone est le seul qui soit mort tout à fait en épicurien. « Il ne voulut pas rejeter brusquement la vie. Il s'ouvrit les veines,  puis les referma, puis les ouvrit de nouveau, parlant à ses amis et les écoutant à leur tour ; mais, dans ses propos, rien de sérieux, nulle ostentation de courage, et de leur côté point de réflexions  sur l'immortalité de l'âme et les maximes des philosophes. Il ne voulait entendre que des vers badins et des poésies légères. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d'autres. Il se mit à table, il se livra au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, parût naturelle (1). » Cette façon de quitter la vie a causé une vive admiration à tous les épicuriens du dix-septième siècle, « Ou je me trompe, dit Saint-Évremond, ou c'est la plus belle mort de l'antiquité. Dans celle de Caton je trouve du chagrin et même de la colère. Le désespoir des affaires de la république, la perte de la liberté, la haine de César, aidèrent beaucoup à sa réso­lution, et je ne sais si son naturel farouche n'alla point jusqu'à la fureur quand il déchira ses entrailles. Socrate est mort véritablement en homme sage et avec assez d'in­différence; cependant il cherchait à s'assurer de sa con­dition en l'autre vie, et ne s'en assurait pas; il en rai­sonnait sans cesse dans la prison avec ses amis, assez faiblement, et, pour tout dire, la mort lui fut un objet considérable. Pétrone seul a fait venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne.

1.Tac.,Ann., XVI, 19.

Nulle action, nulle parole, nulle circonstance qui marque l'embarras d'un mourant; c'est pour lui proprement que mourir est cesser de vivre. (1) »
    Ce grand seigneur homme d'esprit, ce consulaire épi­curien qui après une vie dissipée sut mourir avec tant de calme et même d'indifférence, était-il l'auteur du Sati­ricon ? Rien ne force à le croire, mais tout porte à le supposer. Cet écrit dont parle Tacite, qu'il envoya à Néron pour lui montrer qu'il connaissait le secret de ses débauches, semble bien prouver qu'il avait quelque habitude des compositions de ce genre. Les qualités que l'historien lui attribue, surtout « cette aisance, cet aban­don, cet air de simplicité, qui donnaient à ses paroles une grâce nouvelle », sont celles qu'on remarque le plus dans le Satiricon. On peut donc dire que l'œuvre et l'homme se conviennent, et qu'il est naturel de penser, avec le plus grand nombre des critiques, que c'est bien le favori de Néron qui l'a composée.
    De l'auteur arrivons à l'ouvrage. Pour le juger équitablement, il faut commencer par nous défaire des opinions de nos jours, et nous rappeler que les Romains ne de­mandaient pas à leurs romanciers ce que nous exigeons des nôtres. Ils étaient d'abord beaucoup moins rigoureux que nous pour la morale et la décence. Chez nous, tout le monde à peu près lit des romans, et l'on n'est pas trop surpris de les voir aux mains des gens les plus sérieux : c'est dans la société du grave La Rochefoucauld qu'est née la Princesse de Clèves. On comprend que le roman ait essayé de se rendre digne de cet accueil qu'on lui faisait en devenant honnête et moral.

1.  saint-évremond, jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone.

A Rome, on ne le traitait pas si bien, au moins dans les premiers temps et, comme on lui témoignait peu d'estime, il lui arrivait aussi de ne se respecter guère. II ne semblait avoir alors d'autre utilité que d'amuser un moment les désœuvrés: or, tant que durèrent les anciennes traditions, les désœuvrés, les oisifs, passaient pour de mauvais citoyens, qui s'affranchissaient du premier de tous les devoirs, le service du pays. La vie d'un vrai Romain était si remplie d'occupations régulières et minutieuses qu'il ne devait pas avoir de temps à perdre. Ceux qui en trou­vaient pour lire les romans, et qui osaient se mettre ainsi au-dessus des lois et des traditions, étaient en géné­ral des gens assez peu recommandables : aussi les ro­mans qu'ils préféraient n’étaient-ils pas d'ordinaire les meilleurs. Il s'en trouvait de toute sorte chez les Grecs; la philosophie elle-même et l'histoire en avaient imaginé un grand nombre d'édifiants et d'instructifs (1). Ce ne sont pas ceux qui paraissent avoir eu le plus de succès à Rome; on y aimait mieux les récits qui racontaient les aventures d'amour. La Grèce en avait produit en ce genre de fort célèbres qu'on appelait « des fables milesiennes », du pays où ils avaient pris naissance, sorte de narrations courtes et vives, spirituelles dans les détails, un peu voilées dans les termes, mais pleines au fond de tableaux licencieux, et dont les Contes de La Fontaine peuvent nous donner quelque idée (2). Les Romains sérieux affectaient d'en parler fort mal ; les autres aimaient beau­coup à les lire, et avec le temps le nombre de ceux qui les lisaient ne tarda pas à devenir très considérable. On nous dit qu'un des officiers qui allèrent combattre les

1. Ces romans sont énumérés et analysés dans l'histoire du roman dans l'antiquité, de M. Chassang.
2. On pense que le conte du Cuvier, que La Fontaine a imité d'Apulée, avait été emprunté par Apulée aux fables milésiennes.

Parthes avec Crassus en avait rempli sa valise (1). Nous savons par Ovide qu'il y en avait dans les bibliothèques publiques de Rome, et c'étaient sans doute les livres les plus demandés (2). Ceux qui en faisaient ainsi leur lecture assidue n'avaient pas l'intention de s'édifier en les lisant, ils voulaient seulement s'amuser, et il fallait oser beaucoup pour les satisfaire. C'est ainsi que l'in­décence et l'immoralité étaient devenues, pour ainsi dire, la loi du genre. Aucun des romanciers n'y échap­pait, et Apulée lui-même, qui avait l'intention d'écrire un roman dévot et théologique, fut obligé d'y mettre des aventures très légères pour contenter son public. On savait donc, quand on ouvrait un de ces livres, à quoi l'on devait s'attendra, et le scandale s'y trouvait au moins diminué de ce qu'y ajoute toujours la surprise. N'oublions pas d'ailleurs que, quelque loin qu'allai un auteur latin, il était justifié d'avance par l'auteur grec qu'il imitait, et qui d'ordinaire était allé plus loin encore. Nous disons que le latin « brave l'honnêteté»; les Latins le disaient des Grecs, et ils n'avaient pas tort de le dire (3).
    Il arrive chez nous que le roman, étant entré dans la littérature sérieuse, s'est trouvé soumis à toutes les règles que subissent les autres genres. On lui demande d'être régulier, suivi, bien ordonné. Les anciens, qui le trai­taient avec moins d'importance, lui laissaient plus de liberté. Ils n'exigeaient "pas non plus qu'il contint ces études fidèles de caractères et de passions qu'on veut y rencontrer aujourd'hui. En général, toutes ces peintures exactes de la vie bourgeoise n'étaient pas alors aussi goûtées que chez nous.

1.Plut., Crassus, 32.
2. ovide, Trist., II, 420.
3. Quint.,III, 3, 39.

La comédie grecque ne s'avisa de les introduire chez elle qu'après avoir été chassée de la politique, et l'on avait trouvé qu'en le faisant elle s'était fort abaissée.
    Ces dispositions du public et des critiques per­mettaient aux auteurs de se mettre à l'aise dans les tableaux qu'ils traçaient de la société et de la vie. Le roman surtout étant fait tout entier pour le plaisir de l'imagination, il semblait naturel d'y laisser dominer la fantaisie. Le fond sans doute était pris à la vie réelle, mais sur ce fond le romancier brodait librement. Les caractères étaient poussés jusqu'à la charge, quand ces exagérations devaient amuser le public; les incidents les plus extraordinaires étaient mêlés à des peintures fidèles de la vie, et personne n'était choqué de voir le cours d'un récit interrompu par «ces gaillardes escapades » qui charmaient chez Aristophane.
    Voilà ce qu'on permettait d'ordinaire aux romanciers et ce qu'il faut s'attendre à retrouver chez Pétrone: il est, s'il se peut, encore moins moral que les autres, et ne se pique pas d'être beaucoup mieux ordonné. Un lecteur habitué aux romans d'aujourd'hui trouvera sans doute que les incidents qui composent celui de Pétrone ne sont pas rattachés entre eux par une intrigue assez serrée, et qu'il ne s'est pas donné la peine de créer un ensemble qui eût des proportions régulières. Tantôt le récit se précipite et tantôt il s'arrête. Ici l'auteur indique à peine la suite des événements; là il se plaida dévelop­per sans fin un tableau qui doit plaire à ses lecteurs : c'est ainsi que le repas de Trimalchion, qui n'est en vérité qu'un épisode, a pris une étendue démesurée. Contrairement aux règles de l'art, des personnages nouveaux sont introduits, vers la findu récit, qui s'emparent tout de suite des premiers rôles (1). Ce qui frappe surtout, c'est que l'ouvrage est composé d'éléments di­vers, et qu'on ne paraît pas s'être soucié de les fondre en­semble. On y trouve de petits contes, imités du grec, qui ne tiennent au reste que par un lien très léger, des pièces de vers, dont plusieurs avaient été composées pour d'autres circonstances, des sentences morales dans la bouche des débauchés, et des tirades très sérieuses au milieu des événements les plus bouffons. Tous les tons et tous les styles y sont mêlés, et c'est là précisément ce qui explique et justifie le nom que l'auteur a donné à son ouvrage: le mot de satire chez les Romains ne signi­fiait primitivement que mélange.
    On comprend que l'analyse d'un pareil livre ne soit pas aisée à faire, surtout quand on n'en possède plus qu'une partie, et que ce qui nous reste est sans cesse interrompu par des lacunes. Contentons-nous de dire, pour en donner une idée sommaire, que c'est le récit de la vie vagabonde de quelques aventuriers. Le roman qui s'en rapproche le plus chez nous, c'est Gil Blas; mais le héros de Le Sage, quoique fort peu scrupuleux, est un mo­dèle de vertu, si on le compare à ceux de Pétrone. Ce sont en général des affranchis, c'est-à-dire ce qu'il y avait de pire dans la société romaine. Ces gens s'étaient habitués, pendant qu'ils étaient esclaves, à toute sorte de ruses et de basses complaisances pour gagner la faveur de leur maître. La liberté ne les changeait pas : actifs, adroits, déliés (les sots d'ordinaire restaient esclaves), dignes d'être au premier rang par leur intelligence, ils étaient souvent relégués au dernier par les préjugés et la misère.

1. Le personnage d'Eumolpe, qui n'apparaît que vers le quator­zième livre, devient tout de suite un des plus important!.

On leur avait donné l'instruction sans la mora­lité ; ils étaient pauvres avec tous les vices de la ri­chesse. N'ayant d'autre ressource que leur industrie, sans respect pour les lois qui leur avaient fait une existence si dure, forcés de vivre aux dépens des autres et s'y résiliant sans peine, ils étaient merveilleusement pré­pares par leur .situation à l'aire des héros d'aventures. C'est à cette classe d'hommes qu'appartiennent les person­nages de Pétrone. Le principal d'entre eux, Encolpe, celui qui raconte son histoire, est un misérable qui a tué, volé. déshonoré la femme d'un ami, et qui ne paraît pas en avoir beaucoup de remords. Au moment où com­mencent les fragments que nous avons conservés, il court le monde avec son mignon, en compagnie d'un camarade qui ne vaut pas mieux que lui, et bientôt après d'un poète affamé qui s'associe à leur fortune; ils parcourent ensemble cette molle Campanie, peuplée de Grecs effé­minés, où la vie est si facile, où l'on n'a souci que du plaisir, et les incidents s'y succèdent .vite pour nos gais compagnons. Tour à tour voleurs et volés, mais plus souvent trompeurs que dupes, ils fréquentent les lieux suspects, ils visitent les musées, ils ameutent les écoliers sous les portiques, ou se cachent au fond de quelque auberge misérable. Quand ils n'ont plus « qu'une pièce de deux as pour acheter quelques pois chiches (1) », ils se font inviter à dîner par un parvenu prodigue, qui réunit à sa table des gens qu'il ne connaît pas. Au sortir de ce festin somptueux, ils errent la nuit dans les rues sombres, se heurtant les pieds à chaque pierre, et rentrent dans leur taudis, qui n'a pour meuble qu'une couchette.

1. Sat, 14.

Ils ont des démêlés avec la police, ils se querellent avec l'hôtelier, qui craint qu'ils ne déménagent sans payer, et lui jettent des chandeliers à la tète. On nous les montre tombant sous la table après le repas, poursuivis par de vieilles femmes, « auprès desquelles ils sont aussi froids qu'un hiver des Gaules (1) », et cou­rant après les jeunes, se disputant ou se partageant les bonnes grâces du mignon qui les accompagne. La fortune ne leur est pas toujours favorable : l'un d'eux essaye de se pendre après une disgrâce amoureuse; un autre, dans un accès de désespoir violent, se frappe d'un coup de rasoir, mais c'est un de ces rasoirs de bois dont on se sert pour l'éducation des barbiers qui débutent. En gé­néral, ils supportent avec philosophie leurs mésaven­tures ; ils perdent rarement courage et sont habiles à se tirer de tous les mauvais pas.
    C'est précisément après un naufrage où ils ont failli périr, et quand ils viennent d'être jetés presque nus sur le rivage, qu'ils tentent leur plus audacieuse entreprise. Un paysan qu’ils rencontrent leur apprend qu'ils sont près de Crotone, une des plus anciennes villes d'Italie, et, comme ils l'interrogent pour savoir quelles sont les mœurs des habitants : « Mes bons amis, leur répond-il, si vous êtes d'honnêtes négociants, fuyez d'ici ou cher­chez, quelque autre moyen de subsister que le commerce ; mais, si vous appartenez à ce monde plus distingué qui sait mentir et tromper, vous pouvez venir, votre fortune est faite. Songez que dans cette ville on n'a nul souci des lettres, qu'on s'y moque de l'éloquence, et que l'honneur et la probité n'y obtiennent ni récompense ni estime. La population entière y est divisée en deux classes : les dupeurs et les dupes. Personne ne s'y fait de famille et

1. Sat., 19.  frigidior hieme gallica factus.

n'y élève d'enfants, car quiconque a le malheur de pos­séder des héritiers légitimes est sûr de n'être jamais invité aux repas ni dans les fêtes ; il ne jouit d'aucun des agréments de la vie et reste confine dans une obscurité honteuse; au contraire, ceux qui ne sont pas mariés et qui n'ont pas de proches parents sont comblés d'hon­neurs; on les tient sans conteste pour les meilleurs offi­ciers, pour les hommes les plus braves et les plus ver­tueux. Cette ville où vous allez entrer ressemble tout à fait à une campagne ravagée par la peste, où l'on ne voit que des cadavres qui sont dévorés et des corbeaux qui les dévorent (1). » Voilà au vif cette chasse aux testaments, qui sous l'empire était la seule industrie de tant de per­sonnes habiles, et leur rapportait de si beaux revenus. Nous la retrouvons ici telle que la dépeignent tous les satiriques de ce temps. Il est clair qu'en la décrivant avec tant d'énergie Pétrone songeait à Rome bien plus qu'à Crotone. — L'occasion est bonne pour Encolpe et ses amis, ils ne la laisseront pas échapper. Ils vont essayer de duper les dupeurs; ils vivront aux dépens de ces gens avides qui ne songent qu'à s'enrichir aux dé­pens des autres. Leur plan est vite fait: le vieux poète Eumolpe est un Crésus africain qui possède des champs innombrables dans la Numidie (2); il vient d'avoir le malheur de perdre son dernier fils, un enfant de grande espérance, et il s'était décidé à quitter un pays qui lui rappelait son triste sort, quand la tempête a brisé son navire et l'a jeté sur la côte d'Italie. Il a perdu 20 mil­lions de sesterces dans son naufrage, mais il lui reste 300 millions en créances ou en terre « et un assez grand nombre d'esclaves pour assiéger et prendre Carthage, s'il le voulait ».

1. Sat, 116.
2. Pline nous apprend que, du temps de Néron, six propriétaires possédaient la moitié de l'Afrique (Hist. nat., XVIII, 6).

D'autres serviteurs sont en route, qui lui apportent plus d'argent qu'il n'en a perdu, et ils ne peu­vent tarder d'arriver. En attendant, il tousse, il gémit, il paraît ne toucher à aucun des plats qu'on lui sert, il parle de sa mort prochaine, il change tous les mois son testament. La ruse a un plein succès. Les coureurs d'hé­ritage, qui flairent une riche proie, s'empressent autour du vieillard et mettent leur bourse à sa disposition. Je laisse à penser si les amis se font scrupule d'y puiser. Chaque jour, c'est un plaisir nouveau qu'ils se donnent; les bonnes fortunes ne cessent pas. Les grandes dames et les gentilles soubrettes leur font des avances, les mères se disputent l'honneur de leur offrir leurs enfants : c'est à qui gagnera leurs bonnes grâces. Eumolpe, que ce jeu amuse, imagine les testaments lesplus bizarres ; il se plaît à mettre l'avidité de ses héritiers à l'épreuve sans parvenir à les lasser. « J'entends, dit-il, que mes légataires ne touchent ce qui leur revient, quand je serai mort, qu'après avoir coupé mon corps en morceaux et l'avoir mangé devant le peuple (1). « La condition paraît dure, mais Eumolpe ne manque pas de bonnes raisons pour la faire accepter ; il invoque l'histoire, il rappelle à propos Sagonte et Numance. «Nous savons, ajoute-t-il, que c'est une loi chez certaines nations que les défunts sont mangés par leurs parents, ce qui est cause que ceux-ci re­prochent souvent aux malades, quand ils tardent trop à mourir, de rendre leur chair trop mauvaise... Ne crai­gnez rien de votre estomac: il fera ce que vous souhaitez quand vous lui montrerez les grandes richesses qui payeront ce dégoût d'une heure.

1. Sat., 141.

Fermez les yeux seulement, et supposez qu'au lieu de manger la chair d'un homme vous dévorez un million de sesterces. D'ailleurs il ne vous sera pas défendu de m'accommoder à la sauce que vous voudrez. Il n'y a pas de viande qui plaise par elle-même. L'art du cuisinier consiste à la déguiser, et ce n'est qu'en la dénaturant qu'on la rend agréable à l'estomac qui n'aurait pu la souffrir. » C'est par ces plaisanteries un peu fortes, dignes d'Aristophane et de Rabelais, que l'ouvrage se termine pour nous. Nous en avons perdu la suite et nous ignorons comment finissait l'aventure; tout ce qu'on peut soupçonner, c'est qu'elle devait finir gaiement, et que nos adroits compagnons s'en tiraient sans dommage.

II
Jugements littéraires de Pétrone. — Sa haine pour les déclamateurs. — Attaques qu'il dirige contre Lucain. — Dessein qu'avait Lucain en composant la Pharsale. — Sa répugnance pour le mer­veilleux mythologique. — Le poème Sur la guerre civile de Pétrone.
L'intérêt du roman de Pétrone est moins dans le piquant de l'intrigue ou dans l'agrément du style que dans les souvenirs qu'il renferme de l'époque où il a été écrit. Les querelles littéraires du temps y ont laissé leur trace. L'auteur, qui est un ardent ami des lettres, aime à traiter les questions qui se discutaient autour de lui. D'ordinaire il le fait avec emportement, comme un homme que ces discussions ont passionné. Ce qui est assez curieux, c'est qu'il est partout conservateur et classique. Dès qu'il s'agit des lettres, ce railleur, ce débauché prend le ton d'un censeur austère. Il gronde ver­tement son siècle et défend les saines traditions contre les témérités des contemporains.
    L'ouvrage, en l'état où nous l'avons aujourd'hui, s'ou­vre précisément par une querelle de ce genre. Le héros du roman, Encolpe, vient d'entendre un de ces rhé­teurs qui depuis Auguste étaient chargés d'enseigner l'éloquence à la jeunesse. Ils le faisaient en déclamant devant elle des causes imaginaires, dans lesquelles ils cherchaient à éblouir les sots par l'éclat des expres­sions et la recherche des pensées. La déclamation finie, Encolpe emmène le rhéteur sous les portiques qui entourent l'école et lui dit nettement son opinion. Pétrone n'aime pas les déclamateurs, et il donne de son antipathie des raisons excellentes que Tacite a répétées, une trentaine d'années plus tard, sans leur donner plus de force. Il leur reproche de choisir des sujets ridicules, invraisemblables, qui n'ont aucun rapport avec la réalité et la vie, et ne préparent pas les jeunes gens à traiter des causes véritables, « en sorte que, lorsqu'ils arrivent au Forum, ils semblent être débarqués dans un monde inconnu ». Il les blâme d'apprendre à leurs élèves à négliger l'ensemble pour les détails, à n'être plus sen­sibles qu'aux agréments d'une période qui flatte l'oreille ou d'une expression piquante qui réveille l'esprit. « Quand on est élevé de la sorte, dit-il, on n'est pas plus capable d'avoir du goût qu'il n'est possible de sentir bon quand on fréquente trop la cuisine », et il conclut qu'envoyer les jeunes gens à l'école, c'est le plus sur moyen d'en faire des sots. Le rhéteur si rudement attaqué ne se défend guère; il répond qu'il faut bien que les maîtres cèdent aux exigences des élèves et de leurs parents, et que, s'ils essayaient de résister, leurs écoles seraient vides. Toute cette discussion est pleine de sens ; il n’en est pas moins étrange de voir Pétrone prendre avec tant de feu le parti « de la grande et chaste éloquence », et de lui entendre dire en vers énergiques que « si l'on est épris d'un art austère et si l'on a l'âme tournée au grand, il faut d'abord soumettre ses mœurs aux lois d'une honnêteté vigoureuse » : préceptes excel­lents, mais qui surprennent un peu venant de cet écri­vain et placés dans ce livre!
    Ailleurs encore Pétrone s'est fait le défenseur des traditions classiques et des usages ancien en attaquant Lucain coupable de s'en écarter. La polémique entre eux est vive, et l'on y sent que les vanités sont aux prises autant que les principes. C'est un épisode curieux et peu connu de l'histoire littéraire de ce temps : on nous permettra de le reprendre de haut et d'y insister.
    Lucain, comme on sait, fut presque un enfant prodige: au sortir des écoles, il était déjà célèbre. Fils d'un riche intendant, neveu d'un ministre, bien vu de l'em­pereur, poète et prosateur renommé, couronné dans les jeux publics, couvert d'applaudissements quand il se faisait entendre dans les salles de lecture, il pouvait passer à vingt ans pour l’écrivain à la mode et le favori du grand monde. Sa vanité, qu'il avait très vive, était assu­rément fort sensible à ces triomphes de salon. Cependant ils ne lui suffirent pas. Il se disait peut-être que le sou­venir n'en durerait guère et qu'il lui convenait de cher­cher une gloire plus solide. Peut-être aussi, malgré les applaudissements que lui prodiguaient ces gens d'esprit, comprit-il tout ce que leur goût avait d'incomplet et d'étroit. Il y a des sociétés qui n'aiment pas assez les lettres, il y eu a d'autres à qui l'on peut reprocher de les aimer trop. Celle au milieu de laquelle vivaient Lucain et Pétrone poussait l'amour de la poésie et des arts jus­qu'à la manie. Depuis Auguste, il était à la mode d'é­crire: «savants, ignorants, disait le sage Horace, tous, nous faisons des vers au hasard (1) » .Cet excès n'est pas sans danger. Quand tout le monde, et le grand monde surtout, est épris à ce point de littérature, on raffine, on exagère, on sort du simple et du naturel, on perd cette sorte de naïveté littéraire qui nous livre sans réserve et sans défense à l'admiration des belles choses. La véritable originalité, celle des idées, n'a plus tout son prix; on n'est sensible qu'au délicat, au précieux, au maniéré. Tout le monde se mettant ainsi dans le métier, ce ne sont plus que des qualités de métier qu'on apprécie. Ce qui passionne ces connaisseurs, ces gourmets qui jugent de près, ces gens fatigués et désabusés, c'est l'esprit de détail, la difficulté vaincue, les petits bonheurs d'ex­pression ; pour eux, le fond disparaît devant les agréments de la forme. Le sujet n'est plus qu'un prétexte, et l'on s'attache de préférence à celui qui donne l'occasion d'étaler cette habileté de main et cette finesse de travail dont on est charmé. C'est l'époque où fleurissent le genre descriptif et la poésie didactique. On décrit sans fin le coucher et le lever du soleil, on fait des poèmes sur les oiseaux et sur les poissons, on chante la chasse et la pêche, on met en vers l'art de se bien parer ou les com­plications du jeu d'échecs. Surtout on s'abreuve de my­thologie; les Thésêides, les Persêides, les Héracliides abondent; on refait intrépidement l'Iliade et l'Odyssée, et l'on recommence sans fin à raconter la guerre de Troie, pour le plaisir de la raconter autrement et d'in­troduire quelques variations nouvelles dans ce thème usé.

1.Hor., Epist.. II, 1, 117.

Lucain fit d'abord comme les autres, et céda tout à fait au goût du temps. Il dut son premier succès à la mythologie, mais il ne lui resta pas fidèle. Après avoir écrit une Iliade et improvise un jour un Orphée aux ap­plaudissements du peuple, il résolut brusquement de se jeter en pleine histoire romaine et de composer un poème sur des événements voisins de son époque. Ce n'était pas sans doute une entreprise tout à fait nouvelle; il ne manquait pas de poètes avant lui qui s'étaient permis de mettre en vers des faits contemporains. Vercingétorix était à peine vaincu qu'on chantait à Rome la guerre des Arvernes, et l'on a trouvé dans une bibliothèque d'Herculanum les fragments d'un ouvrage sur la victoire d'Actium qui a dû être écrit au lendemain même de la mort de Cléopâtre; mais en général ces poèmes, romains par le sujet, étaient remplis d'imitations grecques. Depuis Ennius, qui copiait Homère en racontant les guerres puniques, on avait pris l'habitude de ces mélanges, et toutes les épopées, que le sujet en vint de Rome ou de la Grèce, étaient invariablement composées sur le modèle de l'Odyssée ou de l'Iliade. Lucain voulut faire autrement; il lui sembla que les contemporains de César devaient être représentés comme ils étaient, avec leurs sentiments, leurs usages, leur façon particulière de penser et d'agir, et qu'il ne fallait pas emprunter, pour les peindre, les traits des héros d'Homère : il résolut d'être entièrement Romain en racontant l'histoire de Rome.
    Peut-être eut-il moins de peine à le faire qu'un autre. Son caractère et son milieu le portaient à rompre aisé­ment avec les traditions antiques. En toute chose, cette famille des Sénèque tenait peu au passé et se tournait vers l'avenir. Les nouveautés n'effrayaient pas ces hardis penseurs, venus d'une province éloignée, et qui se trou­vaient ainsi, par leur origine, dégagés des préjugés dans lesquels on élevait l'aristocratie romaine. Lucain a parlé peu respectueusement de « cette fameuse antiquité qui n'admire jamais qu'elle-même (1) », et il est disposé à rabattre beaucoup des éloges qu'elle se donne. Après avoir dépeint les retranchements énormes construits par César pour enfermer Pompée à Dyrrhachium, il s'écrie d'un air de triomphe : « Qu'on vienne mainte­nant vanter devant nous les murs de Troie, et prétendre qu'ils sont l'œuvre des dieux (2) ! » Ce sont ces sentiments qui ont amené Lucain à croire qu'on pouvait trouver la poésie en dehors des sentiers frayés par Homère, et la chercher résolument dans la vérité et dans l'histoire. Il n'a pas reculé, pour être vrai, devant des descriptions précises et des détails techniques qui ne semblaient pas susceptibles de trouver place dans un poème. Il nous donne le numéro des légions qui sont en présence (3) ; il compte les étapes qu'elles ont fates pour arriver (4). Silius Italicus suppose qu'à la bataille de Cannes les gé­néraux s'invectivent comme les héros d'Homère, et qu'Annibal et Scipion en viennent aux mains dans un combat singulier, ainsi qu'Hector et Achille. Ces anachronismes ridicules ne se retrouvent plus dans le poème de Lucain;

1. Phars., IV, 654.
2. VI, 48.
3. VII, 217.
4. V, 374.

là les soldats s'abordent avec le pilum, ils se servent de balistes et de catapultes, ils n'approchent des places fortes que protégés par des claies d'osier ou couverts de leurs boucliers comme d'un toit : c'est bien ainsi qu'on se battait du temps de César. Lucain a voulu faire une œuvre romaine; voilà l'intérêt et l'originalité de son poème. Les plus beaux morceaux qu'il ait écrits sont ceux où il s'est le plus rapproché de la vérité historique, par exemple ces portraits qu'il trace des principaux person­nages, ces discours où il les fait si bien parler, ces larges tableaux qui dépeignent toute une époque en quelques traits et qui ont mérité d'inspirer Tacite. C'est pour s'être ainsi résolument attaché à la réalité et à la vie que, malgré d'énormes défauts, il a dépassé tous ces faiseurs de fades épopées dont les gens de cette époque étaient charmés. L'un d'eux, le meilleur de tous peut-être, l'aimable et spirituel Stace, se sent pris d'une sorte de découragement et de terreur au moment d'achever sa Thébaide. Pour s'assurer sur le sort de son œuvre, il éprouve le besoin de rappeler le temps qu'il a mis à la polir et les succès qu'elle a obtenus avant d'être entière­ment livrée au public. « La jeunesse en sait les vers par cœur, Rome est heureuse de l'applaudir quand le poète daigne en réciter des fragments dans les salles de lecture, l'empereur a voulu la connaître. » Cependant tous ces triomphes prématurés ne le tranquillisent pas ; il redoute l'avenir, il craint que la postérité refuse de ratifier les jugements des contemporains, et supplie ardemment son poème de lui survivre, vive precor ! Mais ses prières étaient inutiles: la Thébaide ne devait pas vivre, au moins de cette vie large et populaire qu'un poète souhaite pour ses vers. Œuvre factice et savante, pleine de rémi­niscences curieuses et d'habiles imitations, elle ne pouvait être tout au plus que le charme de quelques déli­cats. La Pharsale, au contraire, attachée aux souvenirs d'une .grande époque, racontait des événements dont on ressentait encore le contre-coup ; elle parlait de person­nages dont le nom se retrouvait dans toutes les admira­tions et toutes les haines. Soutenue, animée par ces pas­sions ardentes, elle devait se maintenir dans la mémoire des hommes, et le poète avait quelque raison de prédire avec tant d'assurance qu'elle ne périrait pas :
Pharsalia nostra
Vivet, et a nullo tenebris damnabitur aevo (1)!
De toutes les innovations que se permit Lucain, la plus radicale et la moins attendue fut de renoncer au mer­veilleux d'Homère. Il pensa qu'il devait entièrement s'en abstenir pour éviter des disparates fâcheuses. Quelle figure pouvaient faire ces dieux antiques et naïfs à coté d'indifférents ou d'incrédules comme César ou Cicéron? Était-il possible d'imaginer que Vénus et Minerve s'é­taient montrées à des gens qui se moquaient d'elles, et que, dans des guerres où la politique et l'ambition déci­daient de tout, on s'était conformé à la volonté de Mars ou d'Apollon? Lucain, d'ailleurs, aussi bien que Sénèque, n'avait aucun respect pour le vieil Olympe, et il ne manque pas une occasion d'en plaisanter. (2) Il aurait eu quelque peine à faire agir ou parler des dieux auxquels on savait qu'il ne croyait pas;

1. IX, 985.
2. Il arrive quelquefois à ce scepticisme religieux de Lucain de se manifester d'une manière assez maladroite. Cornélie, qui vient de voir mourir Pompée, s'écrie : « Je te suivrai jusqu'aux enfers, si pourtant les enfers existent »  (IX, 101). Il faut avouer que ce doute est fort étrange dans cette situation.

il prit donc le parti de ne pas s'en servir, et pour la première foison put lire une épopée où Mars et Pallas ne paraissent pas dans les batailles et où Jupiter et Junon ne troublent plus le ciel de leurs querelles.
    C'est là évidemment ce qui surprit et scandalisa surtout les partisans des anciens usages. On s'était tellement accoutumé à retrouver les dieux d'Homère dans la poé­sie épique qu'on ne croyait pas qu'elle put s'en passer. .On s'étonna et l'on s'indigna de la témérité de ce jeune homme qui semblait condamner tous ses devanciers en osant faire autrement qu'eux. Pétrone, qui partageait ces sentiments, se chargea de faire justice du novateur. Il introduisit dans son roman un personnage, le vieux poète Eumolpe, qui devait défendre les saines traditions. Ce poète est fort en colère contre les jeunes vaniteux « qui, dès qu'ils savent mettre un vers sur ses pieds, se croient moulés sur l'Hélicon, et qui, rebutés par les difficultés de l'éloquence, se réfugient dans la poésie comme dans un port tranquille où tout le monde peut aborder ». Ils se trompent s'ils pensent qu'il est facile de faire des vers. La première condition pour y réussir, c'est que l'esprit « soit entièrement saturé de littérature ». C'était déjà se mettre en désaccord avec Lucain : Le jeune au­teur, qui se piquait d'écrire de génie, n'avait sans doute pas plus de goût pour les connaissances littéraires que son oncle Sénèque, qui parle si mal de toutes les sortes d'érudition. Pétrone demande aussi que le poète s'ex­prime avec une élégance soutenue, qu'il emploie des expressions qui ne sont pas à l'usage ordinaire du peu­ple, et que surtout il ne croie pas avoir atteint le comble de l'art quand il a trouvé quelques pensées brillantes qui ressortent du tissu du discours, ne sententiae emi­neant extra corpus orationis expressœ. On ne peut s'y tromper, c'est bien de Lucain qu'il veut ici parler, et il reprend le principal défaut du jeune poète; mais voici où il le désigne plus clairement encore : « Celui qui entreprend de chanter la guerre civile, nous dit-il, ne doit pas se contenter de dire les choses comme elles se sont passées; un historien y réussira mieux que lui. Le poète doit précipiter son récit au milieu d'événements qu'il complique, ayant recours à l'intervention des dieux et ne se faisant pas faute d'inventer des fables, en sorte qu'on trouve chez lui l'emportement d'une âme qui n'est pas maîtresse d'elle-même, plutôt que l'exactitude d'un homme qui vient témoigner devant un juge (1). »
    Pétrone ne s'en tient pas à ces critiques générales, et, pour achever de confondre Lucain, il a l'idée ingénieuse de refaire son poème; il veut lui montrer combien l'œu­vre serait meilleure si elle était composée d'après les principes de l'ancienne école. Afin que la démonstration soit complète, il suit pas à pas l'auteur qu'il prétend corriger. Il imite et résume, dans un petit poème de deux cent quatre-vingt-quinze vers, les premiers livres de la Pharsale, les seuls qui fussent connus du temps de Néron; il ne prend pas la peine de se mettre en frais d'invention, et se contente d'y ajouter un peu de mytho­logie. Après un tableau de la situation de Rome à l'épo­que de César, plus vague et moins historique que celui qui ouvre la Pharsale, il s'empresse d'introduire les dieux.

1. Potius furentis animi vaticinatio appareat quam religiosae orationis sub testibus fides.

Entre Naples et Pouzzoles, dans ces champs volcaniques où Virgile a placé l'entrée des enfers, au milieu d'une nature tourmentée, Pluton apparaît, « le visage noirci par la flamme des bûchers, la barbe blanche de cendres », et il confie ses chagrins à la Fortune. Il est fort en colère contre les Romains, qui ne savent comment abuser de leurs victoires: ne s'avisent-ils pas de creuser la terre jusqu'en ses fondements pour en tirer la pierre et le marbre dont ils construisent leurs palais? S'ils con­tinuent, l'accès aux démences infernales sera quelque jour découvert, et le soleil pénétrera jusque dans le sé­jour des Mânes. C'est un danger qu'il faut prévenir, un outrage qu'on doit venger, Pluton demande à la Fortune de l'aider à punir ces audacieux; elle, qui aime le chan­gement, y consent volontiers, et tous les deux s'en vont détruire de concert la puissance romaine, Pétrone s'est sans doute fort applaudi d'avoir imaginé cette scène; elle n'est pourtant pas très utile, et lorsqu'on connaît les deux ambitieux qui convoitaient l'empire, on n'a pas besoin de supposer un complot des dieux pour compren­dre qu'ils aient fini par en venir aux mains. Nous voilà donc avertis que c'est sous l'inspiration de Pluton que César marche sur Rome. A mesure qu'il en approche, Pétrone nous représente, comme Lucain, l'épouvante qui s'empare des habitants consternés; mais ici encore, aux tableaux saisissants de la Pharsale, il sent le besoin d'ajouter l'intervention du merveilleux homérique. Il nous montre, ce qui n'est pas très nouveau, la Paix, la Fidélité, la Concorde, qui quittent la terre, et, à leur place, les monstres qui arrivent des enfers, les dieux qui descendent du ciel pour se mêler aux combats des hom­mes. Vénus, Minerve et Mars soutiennent César; Apollon, Diane, Mercure, Hercule, protègent Pompée. Entre les deux partis circule la Discorde, que le poète essaye de faire aussi terrible qu'il peut. Les anciens lui avaient mis un collier de serpents au cou, Pétrone y ajoute du sang à la bouche, des larmes dans les yeux, une langue, qui distille du venin, des dents qui sont toutes noires derouille. Se dressant sur le sommet de l'Apennin, d'où elle peut jeter ses torches de tous les côtés, elle appellel'Italie et le monde aux armes. C'est par ce tableau se termine le poème de Pétrone.
    Ce poème contient assurément de beaux vers, mais, quand on le compare à la Pharsale, que l'auteur espérait surpasser, il faut avouer qu'il a grand’peine à soutenir la comparaison. Pétrone a mal réussi dans son entreprise, et l'effet que produit son ouvrage est tout à fait contraire aux principes qu'il voulait établir. Il prétendait prouver que l'épopée ne peut pas se passer de merveilleux, et le merveilleux qu'il ajoute à l'œuvre deLucain se trouve être entièrement inutile : il n'explique rien, et tout se comprend sans lui. César n'a pas besoin d'être excité par Pluton pour se jeter sur Pompée ; la Discorde n'a que faire d'agiter ses torches sur des cœurs que dévore déjà la haine ; les Romains peuvent trembler à l'approche du vainqueur, sans que les Furies prennent la peine de venir des enfers pour les effrayer : il les suffit de songer à Marius et de se souvenir des proscriptions. Ainsi aucune beauté n'est ajoutée à l'ouvrage malgré cette accumulation de mythologie; aucun défaut non plus n'en est retranché. En somme, Pétrone écrit peu près comme Lucain; on trouve chez lui de la recherche et des pointes, de l'esprit hors de propos, des pensées brillantes  « qui sortent du tissu du discours ». C'étaient les vices du temps ; Pétrone pouvait les reprendre chez un rival ; il lui était difficile de les éviter quand il écrivait lui-même. Il avait beau maltraiter son siècle, il n'est pas parvenu à lui échapper, et de ce passé qu'il admirait il n'a reproduit que quelques formes vides. Ou reconnaît, quand on le lit, combien Lucain eut raison de ne pas gâter les poèmes antiques en essayant d'en faire des imitations maladroites, et de chercher des voies nou­velles ; mais il est aisé de comprendre aussi combien cette tentative devait déplaire aux critiques et aux lettrés. Comme ils avaient dans l'esprit un certain type de poésie épique, et qu'ils ne le retrouvaient pas dans la Pharsalet  ils refusèrent de reconnaître une épopée. Pétrone sou­tenait que Lucain n'est qu'un historien, Quintilien vou­lait le ranger plutôt parmi les orateurs, et tous les deux s'accordaient, à le mettre hors de la poésie. Le public les laissait dire ; leurs critiques ne l’empêchaient pas d'a­cheter la Pharsale, de la lire, de l'admirer. « II y a des gens, fait dire Martial à l'auteur dans une épigramme, qui prétendent que je ne suis pas un poète; mais le libraire qui vend mon livre n'est pas de cette opinion. (1) »

l. XIV, 194

III
Pétrone voulait-il plaire à Néron en attaquant Lucain? — Le dîner de Trimalchion. — Contient-il quelques allusions à Néron ? — Peintures que fait Pétrone de la vie populaire. — Plaisir que Néron devait y trouver. — Le Satiricon est écrit pour le grand monde et la cour. —Il est du temps où Pétrone était le favori de Néron et composé pour lui plaire. — Sénèque et Pétrone.
Quand on voit Pétrone traiter si sévèrement Lucain, il vient à la pensée qu'il avait peut-être, en agissant ainsi, quelque désir de plaire à Néron. L'empereur, après avoir été fort lié avec le poète, avait fini par en être jaloux. La passion qu'il ressentait pour la poésie était si vive qu'il ne souffrait pas de rival, et Lucain était devenu son ennemi mortel pour y avoir trop réussi. Il avait d'ailleurs une raison particulière de ne pas l'ai­mer: dans la haine qu'il lui témoignait, des rivalités d'école pouvaient se joindre aux jalousies de métier. Tous les Césars, jusqu'à lui, avaient affecté d'être irré­prochables dans leurs opinions littéraires. Ils étaient classiques, conservateurs, partisans des anciens écrivains et des vieilles maximes. Caligula lui-même, quoique à moitié fou, se moquait spirituellement de Sénèque et de ses nouveautés. C'est aussi aux vieilles écoles et aux prin­cipes anciens que se rattachait Néron. La mythologie faisait ses délices, et Stace aurait été son idéal, s'il avait pu le connaître. Ce qui nous reste de ses vers nous montre qu'il aimait l'élégance soutenue, qu'il recher­chait la finesse et la grâce. Il veut surtout charmer l'oreille par une harmonie agréable ; ses mots sont choi­sis avec art, et la façon dont il les oppose ou les rap­proche indique avec quel soin il travaillait ses ouvrages (1). Martial fait quelque part l'éloge « des savantes poésies de Néron (2)» ; ce sont aussi des poésies pédantes, des œuvres de bel esprit, des poèmes d'école et d'académie. On com­prend qu'avec ces principes et ces préférences il ait été choqué des brusqueries de Lucain, de son harmonie heurtée, de ses expressions violentes; en attaquant la Pharsale, Pétrone était donc sur de flatter à la fois les ran­cunes personnelles et les goûts littéraires de l'empereur.

1. Tels sont ces vers sur le Tigre : « Quique pererratam subductus Persida Tigris
Deserit, et longue terrarum tractus hiatu 
Reddit quaesitas jam non quaerentibus undas ».
2. martial, VIII, 70, 8.

    Mais a-t-il voulu vraiment le faire? Doit-on penser qu'il ait composé son livre avec le désir arrêté d'être agréable au prince et d'amuser la cour? Il peut sembler téméraire, à la distance où nous sommes de l'ouvrage, de chercher à deviner les intentions de l'auteur; je crois pourtant que l'examen attentif de quelques scènes du Satiricon et l'étude de certains personnages peuvent nous permettre d'entrevoir la vérité.
Parmi ces personnages, Trimalchion est celui peut-être dont Pétrone s'est occupé avec le plus de complai­sance : il n'en était pas non plus, dans cette société, qui fût plus intéressant à observer et plus curieux à décrire. C'est l'affranchi devenu riche et resté grossier, qui, ayant passé rapidement de l'extrême misère à l'extrême opulence, se dédommage par des dépenses insensées des privations qu'il a si longtemps souffertes. Pétrone a voulu nous faire comprendre par quelques exagérations plai­santes quelles fortunes immenses ces anciens esclaves pouvaient amasser. Trimalchion possède des domaines si étendus, « que l'aile d'un milan se fatigue à les traver­ser (1)». Il y entasse des armées de serviteurs qu'il ne connaît pas et dont une partie n'a jamais aperçu son maître. Il n'a besoin de rien acheter, ses champs lui fournissent abondamment tout ce qui lui est nécessaire. On tient chez lui une sorte de journal qui est rédigé sur le modèle du Moniteur officiel de Rome et qu'il se fait lire à ses repas pour s'offrir le spectacle de sa richesse.

1. Le dîner de Trimalchion occupe, dans Pétrone, depuis le cha­pitre XXVIll jusqu'au chapitre LXXIX.

En voici une page détachée  qui donne l'idée du reste. « Le 7, avant les calendes d'août, dans la terre de Cumes, qui appartient à Trimalchion, il est né 30 garçons et 40 filles. On a enlevé de l'aire et enfermé dans la grange 500 000 boisseaux de blé ; on a réuni dans les étables 500 bœufs de labour. Le même jour, l'esclave Mithridate a été mis en croix pour avoir blasphémé contre le génie du maître. Le même jour, on a fait rentrer en caisse 10 millions de sesterces qu'on n'avait pas pu pla­cer. Le même jour, dans les jardins de Pompéi, un in­cendie a éclaté, qui s'était communiqué de la maison du fermier. » — Ici Trimalchion interrompt et se fâche ; ces jardins de Pompéi lui sont inconnus, on en a fait l'acqui­sition de ses deniers sans le lui dire, et il entend désor­mais qu'on l'informe, dans un délai de six mois, des domaines qu'il achète. — Le journal continue en analy­sant les rapports des préposés aux divers services ; rien n'y manque, pas même les faits divers et les récits scan­daleux : on y raconte comment un esclave surveillant a répudié son affranchie après l'avoir trouvée avec un bai­gneur. On nous apprend enfin que les valets de chambre se sont réunis en cour de justice pour entendre et con­damner un intendant coupable de quelque méfait. C'est donc vraiment un royaume que gouverne Trimalchion, et dans ses possessions il vit comme un prince. Ses gens imitent ses manières ; ils sont insolents pour les étran­gers, durs à leurs serviteurs. Esclaves eux-mêmes et souvent maltraités par leur maître, ils ont des esclaves qu'ils maltraitent pour se venger. Pétrone nous en re­présente un qui est prêt à punir de mort un de ses servi­teurs. Tout le monde lui demande de faire grâce, mais il se fait prier pour y consentir. « Le coquin, dit-il, m'a laissé voler un habit qu'un de mes clients m'avait donné pour ma fêle. C'est plutôt sa négligence qui m'irrite que la perte de mon vêtement ; il était pourtant de pourpre, mais il avait été lavé une fois. Malgré tout, puisque vous m'en suppliez, je veux bien lui pardonner.» De toutes les personnes qui entourent Trimalchion, la seule qui n'ait pas pu se faire à sa situation nouvelle, c'est sa femme Fortunata. « Elle remue les écus à la pelle, » et pourtant elle a conservé au milieu de cette opulence tous ces soins d'économie mesquine qui conviennent aux petits ménages. Elle est toujours en mouvement et quitte la table pendant qu'on dîne pour avoir l'œil sur tout le monde. « Ne la connaissez-vous pas ? dit son mari, qui la connaît trop. Elle ne prendrait pas un verre d'eau avant d'avoir serré l'argenterie et partagé entre les escla­ves les restes du repas. » Quant à Trimalchion, il est de­venu un grand seigneur ou du moins il essaye de l'être. Il a pris les goûts du monde, il veut paraître un ami des lettres et des sciences. « Qui pourrait l'accuser d'être un ignorant? Il a deux bibliothèques chez lui. » Il discourt sur l'astrologie et prouve doctement que les orateurs et les cuisiniers ont dû naître sous la même constellation. Il se permet de citer l'histoire, et, quoiqu'il n'en fasse pas toujours un bon usage et qu'il place Annibal au mi­lieu de la guerre de Troie, ses convives n'en sont pas moins émerveillés de son savoir. Comme Sénèque a mis la morale à la mode, il moralise à propos de tout, et, pour rappeler à ceux qu'il invite la fragilité de la vie, il fait apporter un squelette dans la salle à manger. Il se pique d'aimer les arts, il veut paraître épris de musique, si bien que le service se fait chez lui au son des instru­ments, et que ses valets découpent en cadence. Cepen­dant, lorsqu'il dit toute sa pensée, il avoue qu'en fait d'artiste: il ne goûte que les danseurs de cordes et les joueurs de trompette. Surtout il veut être magnifique. Pour avoir beaucoup de monde à sa table, il prend ses convives dans la rue, sans les connaître. Il les éblouit et les fatigue de son luxe, il ne sait qu'inventer pour les éton­ner. Chaque service est vraiment un chef-d'œuvre d'ima­gination qui contient des surprises et exige des commen­taires. Cependant, au milieu de cette magnificence, à chaque instant se montrent l'ancien esclave et le parvenu. En même temps qu'il comble ses invités, il les insulte. « Buvez ce falerne de cent ans, leur dit-il ; je n'en ai pas fait servir d'aussi bon hier, et cependant les gens qui dînaient valaient beaucoup mieux que vous.» à la fin, le vin échauffe toutes les têtes. Chacun oublie de se retenir et revient à son naturel. Un des amis du maître prend Fortunata par la jambe en manière de plaisanterie, et la fait tomber tout de son long sur son lit. Trimalchion, exaspéré par quelques reproches de sa femme, lui jette son verre à la tête, et il se fait un si grand vacarme, que la garde du quartier, croyant que le feu est à la maison, enfonce les portes et pénètre dans la salle avec des haches et de l'eau pour éteindre l'incendie.
    Voilà en quelques mots ce dîner de Trimalchion, qui occupe plus du tiers de l'ouvrage de Pétrone. D'où vient l'importance que l'auteur a donnée à ce récit, et pour­quoi semble-t-il prendre tant de plaisir à le développer Est-il vrai, comme l'ont soutenu quelques critiques, qu'en peignant cet affranchi ridicule Pétrone voulait se moquer de l'empereur ? Je crois plutôt qu'il voulait lui plaire. Souvenons-nous que Néron était un fort grand seigneur, le dernier des Claudes et des Jules, très fier de sa naissance et de ses aïeux. Il avait toujours vécu dan le meilleur monde. Sa mère et sa femme, Agrippine et Poppée, étaient des personnes d'esprit qu'on remarquait pour la distinction de leurs manières, et il n'y avait pas de causeur plus spirituel que son ministre Sénèque. Dans cette société distinguée, que fréquentait l'empereur, il était naturel qu'on se moquât de ces parvenus vaniteux, de ces échappés de l'esclavage, qui voulaient imiter les façons du beau monde. Comme la fortune ne tient pas lieu de tout, ils y réussissaient rarement. L'art de donner à dîner était surtout alors fort important et si compliqué que Varron avait écrit un ouvrage pour l'enseigner à ses contemporains. L' « honnête homme » se reconnaissait à Rome à la manière dont il traitait ses convives et au soin qu'il prenait pour ne manquer à aucun de ces usages mi­nutieux dont le temps avait fait des lois. Ces esclaves enrichis ne les respectaient pas toujours, et les fautes qu'ils commettaient n'échappaient pas à ceux qu'ils humi­liaient par leur opulence insolente. On avait grand plaisir à les relever, on ne se faisait pas faute d'en rire. Déjà Horace amusait Mécène des maladresses de Nasidienus; Pétrone égaya Néron des folies de Trimalchion. Des deux côtés l'intention est semblable, et le résultat dut être le même. N'oublions pas non plus que Néron détestait son père adoptif, qu'il ne prenait pas la peine de le dissi­muler, et que tout ce qu'avait fait ce prince imbécile devenait pour son successeur un objet de risée. On sait que le règne de Claude fut celui des affranchis, et que sous lui ils dominèrent l'empereur et l'empire. Ce pou­voir absolu que Claude leur avait laissé disposait mal Néron pour eux; il était surtout sans pitié pour les anciens favoris de son père. Aussi, s'il fallait essayer de trouver à Trimalchion un modèle, je serais très tenté de croire que Pétrone a voulu peindre ce Pallas, l'amant d'Agrippine, le serviteur préféré de Claude, qui parvint à une si scandaleuse fortune, et mit le sénat et l'empire à ses pieds. Cet ancien esclave poussait la vanité jusqu'à ne plus vouloir parler à ses affranchis, et un jour qu'on l'accusait d'avoir tramé je ne sais quel complot avec eux, il répondit « qu'il ne commandait jamais chez lui que des yeux et du geste, et que, s’il fallait de plus longues expli­cations, il écrivait pour ne pas prostituer ses paroles (1)». Néron, qui lui devait tout, le détestait: il aimait à le poursuivre de ses railleries les plus cruelles, et finit par se débarrasser de lui en l'empoisonnant. Il ne pouvait pas être fâché qu'on fit rire aux dépens de ce parvenu ou de quelqu'un qui lui ressemblait, et Pétrone, en traçant le personnage ridicule de Trimalchion, était assure de ne pas déplaire à son maître.
    Il savait bien aussi qu'il ne risquait pas de le mécon­tenter, tout grand seigneur qu'était Néron, quand il prenait tant de peine pour peindre au naturel des per­sonnages grossiers et représenter des scènes populaires. C'est assurément une des plus grandes curiosités de son livre. L'auteur nous introduit franchement au milieu du plus bas peuple de Rome. Il nous conduit sur le Forum le soir, à l'heure où l'on vend les objets volés. Il nous montre un de ses héros aux prises avec les marmitons de son auberge, occupé surtout à se défendre « contre une vieille mégère borgne, coiffée d'un torchon sale et chaus­sée d'une paire de sabots dépareillés ». Au bruit qu'ils font arrive le commissaire du quartier (procurator insulœ), qui de cette voix tonnante, qui fait trembler les ivrognes, leur adresse un long discours orné de force solécismes. Quand il s'agit de reproduire les entretiens de ces pauvres gens, Pétrone attrape avec une habileté merveilleuse leur façon de plaisanter et de moraliser.

1.Tac., Ann., XIII, 23

Il suit pas à pas tous les caprices de leurs interminables commérages. Il est d'abord question d'un camarade qu'ils viennent de perdre, a Quel brave homme ! dit l'un d'eux (on est toujours un brave homme quand on vient d'être enterré), il me semble qu'hier je lui parlais encore, et je crois toujours m'entretenir avec lui. Pauvres mortels! Nous ne sommes que des outres remplies de vent, et les mouches ont la vie plus dure que nous. Ce sont les mé­decins qui l'ont tué... Après tout, il n'a pas lieu de se plaindre, on lui a fait un bel enterrement, il avait une bonne bière et un drap magnifique. Il a eu le temps d'af­franchir quelques esclaves avant sa mort, et on l'a conve­nablement pleuré. Il me semble pourtant que sa femme se force pour verser quelques larmes. Que serait-ce s'il ne l'avait pas comblée de bienfaits! Mais que voulez-vous? Une femme c'est une femme, elle tient toujours des oiseaux de proie; il faut se garder de leur faire du bien, c'est jeter de l'eau dans un puits. » Un autre est moins louangeur pour le défunt : il trouve qu'il a fait tous les métiers, qu'il était avide, « et qu'il aurait ramassé un écu dans la boue avec les dents ». Un troisième aban­donne le mort pour se plaindre de tout le monde, il est décidément d'humeur morose et regrette en tout le passé. Autrefois le blé était moins cher, les magistrats plus honnêtes, les dieux plus accommodants. « Quand la terre était sèche, les jeunes filles s'en allaient par les rues couvertes de longues robes, nu-pieds, les cheveux épars, l'âme pure, implorant Jupiter; aussitôt il pleuvait à seaux sur la procession, et tous les assistants s'en retournaient mouillés comme des rats. Aujourd'hui les dieux ne feraient plus un pas pour  nous,  nous ne croyons à rien, et la campagne souffre. » Son voisin est plus disposé à prendre le temps comme il vient, il ne trouve pas qu'en somme on soit trop malheureux. On se plaint partout, et peut-être ailleurs a-t-on plus de rai­sons de se plaindre. « Si vous allez dans les pays voisins, dit-il, il vous semblera qu'ici les porcs se promènent tout rôtis. » Les jeux publics surtout, pour lesquels il a un goût très vif, l'aident à prendre gaiement la vie. Jus­tement on en prépare en ce moment de magnifiques. On y doit voir des gladiateurs qui ne se feront pas de quar­tier, des combats de nains et une femme qui sait con­duire un char dans l'arène. On y verra aussi, ce qui pique surtout la curiosité publique, l'intendant de Glycon « qui a été saisi pendant qu'il procurait quelques agréments à sa maîtresse ». Glycon l'a condamné aux bêtes, et il réserve au peuple le plaisir de le voir dévorer. C'est sans doute un fort agréable divertissement, mais notre homme trouve qu'il n'est pas complet; il lui fau­drait aussi la femme. « Qu'a fait l'esclave, après tout? Ce qu'il n'était pas libre de refuser. Celle qui l'a forcé méritait plus que lui de sauter sur les cornes d'un taureau. » C'est l'opinion de beaucoup de monde; aussi verra-t-on, le jour de la représentation, une bataille s'élever entre les galants et les maris jaloux.
    Tels sont les propos qu'échangent ces bonnes gens entre deux verres. Ce qui est le plus piquant, c'est que Pétrone les fait vraiment parler leur langue. Nous avons, grâce à lui, un échantillon exact de la façon dont on s'exprimait au premier siècle dans les rues tortueuses de Suburra. Ces petits marchands, ces manœuvres, ces affranchis qu'il fait parler ont peu de souci de la gram­maire. Ils construisent les phrases en dehors de toutes les règles de la syntaxe. Ils confondent les genres, et disent sans se gêner : vinus, cœlus et vasus. Ils allon­gent les mots ou les abrègent, ils en forment à leur gré de gracieux ou de barbares, ils emploient les voyelles les unes pour les autres, et prononcent intrépidement Ephiqenia pour Iphigénie et bubliotheca pour biblio­thèque.
    Ne nous laissons pas tromper par ce souci de repro­duire exactement la langue et les propos du peuple; gardons-nous d'en conclure que nous avons affaire à quelque écrivain populaire et qu'il a composé son livre pour la canaille de Rome: ce serait une grande erreur. Tout le monde sait combien il est rare qu'un poète, sur­tout s'il est sorti des rangs inférieurs, chante sa condi­tion et fasse de son métier le sujet de ses vers. On en a paru quelquefois surpris, et pourtant rien ne s'explique plus aisément. Ce n'est pas la coutume qu'on mette son idéal près de soi; cette vie d'imagination, qui inspire les poètes, el que chacun de nous crée à sa fantaisie, est rarement la vie réelle. Nous n'en serions pas si charmés, si c'était celle de tous les jours; il faut d'abord, pour qu'elle nous plaise, qu'elle nous éloigne de nos habi­tudes et nous promette des plaisirs que nous ne connais­sons pas. Les pauvres gens la placent naturellement au-dessus d'eux; ceux au contraire dont la fortune ne peul plus s'accroître et qui sont arrivés au faite « aspi­rent à descendre » : au dix-septième siècle, tandis que les bergers rêvaient d'être princes, le passe-temps de certains princes consistait à se faire bergers. Ce besoin de chercher des divertissements et des distractions loin du milieu qu'on fréquente est de tous les temps, mais il devient plus vif chez les classes élevées quand elles ont épuisé tous les plaisirs et que l'abus de l'opulence en a fait naître le dégoût. Il ne leur reste plus alors, pour échapper à l'ennui qui les dévore, que de pénétrer dans ce monde inférieur, dont leur fierté les avait éloignées jusque-là, et d'y chercher des spectacles nouveaux, des excitations inconnues. C'est à cette extrémité qu'en était venue, après des excès de tout genre, l'aristocratie ro­maine du premier siècle. Quand Messaline sortait le soir de son palais, « accompagnée d'une seule servante, et la tête couverte de faux cheveux blonds (1) », pour aller cou­rir les bouges honteux de la rue des Toscans, elle était moins poussée par une ardeur de débauche, qu'elle pouvait aisément satisfaire au Palatin, que par un dévergondage de curiosité. C'est aussi la même passion qui poussait Néron à errer la nuit dans les rues de Rome, déguisé en esclave, attaquant les hommes et les femmes, comme un débauché ou un voleur vulgaire, s'attablant dans les cabarets et s'y faisant de méchantes querelles quifinissaient souvent par des coups (2). Dans les fêtes qu'il donnait à ses amis, il n'aimait rien tant que de construire des boutiques et des mauvais lieux, devant lesquels il faisait mettre les plus grandes dames de Rome, vêtues en marchandes ou en cabaretières, et qui excitaient les passants à entrer (3). Il me semble que le Satiricon se comprend mieux quand on se souvient de ces fêtes. Il est sorti des mêmes besoins, il donnait aussi quelque satisfaction à ces goûts vicieux et dépravés. Pétrone voulait plaire au prince et à ses amis en dépei­gnant ce monde inférieur qu'ils aimaient à fréquenter un moment pour se reposer de l'autre et réveiller par le contraste leur curiosité éteinte et leurs sens épuisés.
Tout indique du reste que c'est bien pour eux qu'il écrivait, et que, malgré le plaisir qu'il prend à peindre la mauvaise société, il appartenait lui-même à la meilleure.

1. Juv., VI, 120.
2. Suét., Néron, 26.
3.Tac., Ann., XV. 37.

Les beaux esprits et les grands soigneurs du dix-septième siècle, qui le pratiquaient si volontiers, ne se trompaient pas quand ils le tenaient pour un des leurs. C'est ce qui se reconnaît partout, et principalement à ce ton d'ironie légère qui est perpétuel dans son livre et trahit l'homme du monde. Pétrone a peu de goût pour ces grands éclats de voix et cette violence d'invectives qui plaisent aux déclamateurs comme Juvénal ; il raille finement et d'un mot, sans appuyer et sans crier; mais son ironie, si délicate qu'elle soit, ne ménage rien. Tout ce qu'on respectait à Rome, par habitude et par point d'honneur, y est plaisamment touché. Les héros de son roman témoignent peu de confiance dans les magistrats et dans les lois, et ils sont fort disposés à croire qu'il faut commencer par payer son juge quand on veut gagner son procès (1). Ils ne se lient guère non plus à la police et seraient gens à redouter presque autant la rencontre des gardes de nuit que des voleurs (2). Le charmant récit de la Matrone d'Éphèse indique qu'ils ne font pas beaucoup de fond sur la fidélité des femmes, et qu'ils croient qu'une veuve inconsolable est fort sujette à se consoler. Ils n'ont pas non plus beaucoup de scrupule à plaisanter sur la religion; ce n'est pas sans un sourire qu'une dévote campanniène déclare « que son pays est si rempli de divinités qu'il est plus aisé d'y rencontrer un dieu qu'un homme », et qu'elle demande à genoux le secret pour des mystères impénétrables, « qui ne sont guère connus que d'un millier de personnes (3) ». Dans ce roman si peu moral, il est souvent question de morale,

1Sat., 14.
2Id., 15.
3 Id., 17.

et il n'est pas rare d'y trouver des pages qu'on croirait empruntées aux épîtres de Sénèque (1); mais cette sagesse est souvent si étrangement placée qu'on sent bien que l'auteur ne la prend pas au sérieux. Elle reçoit aussi très souvent de cruels démentis. Trimalchion veut bien s'attendrir un moment sur le sort des esclaves : c'était alors de bon ton. « Ils sont des hommes, dît-il, et ils ont été nourris du même lait que nous » (2) Ce qui ne l'empêche pas un peu plus tard de menacer un de ses serviteurs, à propos d'une peccadille, de le faire brûler vif (3).
    L'homme du monde se reconnaît encore à sa façon d'écrire. Ce romancier, qui reproduit si fidèlement les propos populaires avec leurs hardiesses d'incorrection, se sert d'une langue si fine, et si châtiée, quand il parle pour son propre compte, que Juste-Lipse disait qu'on n'avait jamais écrit si purement des impuretés (auctor purissimœ impuritatis). C'est surtout quand il est question des femmes et de l'amour que ce style s'assou­plit et se colore. Il n'y a rien de plus gracieux dans toute la littérature latine que le récit des aventures; de Polyoenos et de Circé ; mais cette grâce n'est pas exempte d'un peu de manière et de précieux. L'influence du monde s'y fait sentir, on y retrouve cette habitude de raffiner ses pensées et de dire spirituellement les choses tendres, familière aux gens d'esprit qui vivent ensemble. « Ce que Pétrone a de plus particulier, dit Saint-Évremond, c'est qu'à la réserve d'Horace en quelques odes, il est peut-être le seul de l'antiquité qui ait su parler de galanterie. »

1.Par exemple, les réflexions sur la mort de Lichas (Sat., 115) ressemblent beaucoup à celles de Sénèque sur la mort de Cornélius Senecio (Epist., 101).
2. Sat., 71 : et servi homines sunt et eumdem lactem biberunt. On voit que Pétrone ne fait pas parler à Trimalchion un langage irréprochable.
3.Sat., 78.

C'était en effet une nouveauté, et Saint-Évremond a raison de dire que Virgile, par exemple, « n'a rien de galant ». Il a dépeint la passion dans sa vérité el dans sa force ; Pétrone la montre affaiblie et comme énervée par l'usage de la vie commune et les conventions de la société. Ses amou­reux sont toujours assez maîtres d'eux pour avoir de l'esprit même dans les, moments les plus tendres; ils s'expriment avec cette nuance d'exagération qui ne va pas sans un sourire el laisse entrevoir une discrète ironie. Quand Polycoenos aperçoit Circé pour la première fois, il est ébloui de sa beauté, ce qui ne l'empêche pas d’en faire un tableau détaillé. «Il n'y a pas de parole, dit-il, qui puisse exactement la décrire. Sa chevelure frisée naturellement tombait en grosses boucles sur ses épaules. Son front était petit (1) et borde par ses cheveux qu'elle relevait en arrière. Ses yeux brillaient comme les étoiles dans une nuit sans lune ; ses narines étaient légèrement arquées, et son gracieux petit visage ressemblait à celui que Praxitèle a donné à Diane. Que dire de son menton, de son cou, de ses mains, de la blancheur de ses pieds, qui brillait à travers les bandes d'or de son brodequin ? Elle faisait honte au marbre de Paros. (2) »

1. Un des traducteurs de Pétrone, Nodot, fait remarquer à çe propos que la petitesse du front était pour les anciens une marque de beauté, et qu'ils la regardaient même comme un signe d'esprit. Il ajoute : « On dirait, à entendre parler le peuple aujourd’hui, qu'on n'est plus de cette opinion; cependant les gens de bon goût en sont toujours. J'ai eu même la curiosité de consulter là-dessus quelques-unes des plus belles femmes de France, de la première qualité, des plus spirituelles et des plus galantes, lesquelles m'ont assuré que c'est un défaut considérable d'avoir un grand front. »
2.Sat., 126.

Lorsqu'il s'est un peu remis de son admiration, il s'approche d'elle et lui adresse ces paroles galantes que Racine aurait bien voulu répéter aux belles dames d'Uzès : « Je vous en conjure, au nom de vos charmes, ne dédaignez pas d'accueillir un étranger parmi vos adorateurs. Vous le trouverez dévot à votre beauté, si vous lui permettez de vous adorer. (1) ».Je me figure que cette langue spirituelle et précieuse était celle qu'on devait parler dans la société de Poppée.
    Les conclusions auxquelles nous amène l'étude que nous venons de faire du Satiricon surprendront peu être quelques personnes. Les anciens critiques ne jugeaient pas l'œuvre de Pétrone comme nous, et ils en donnaient une opinion différente. Le souvenir du récit de Tacite, qui ne s'oublie pas, les avait trompés. Ils songeaient toujours à cette satire que Pétrone écrivit de sa main à ses derniers moments pour se venger du prince qui le condamnait à mourir. Sans doute il n'était pas possible de la confondre avec ce roman dont il nous reste de si longs débris, et qui ne pouvait pas être écrit en un jour; mais on se laissait aller à croire que le roman et la satire, étant l'œuvre du même écrivain étaient composés dans le même esprit, que, dans tous les deux, « l'auteur avait voulu décrire les débauches de Néron, et que ce prince y était le principal objet de son ridicule ». C'est une opinion à laquelle il faut, je crois renoncer. Le Satiricon n'est pas une œuvre d'opposition ; il n'est pas possible de penser, comme Saint Evremond, que, « par une agréable disposition de différents personnages, Pétrone y touche diverses impertinences de l'empereur et le désordre ordinaire de sa vie ».

1. Sat., 127.

Les personnes qu'on y raille ne sont ni le prince ni ses amis, mais plutôt des gens que l'empereur n'ai­mait pas et dont on se moquait autour de lui; l'auteur n'a pas écrit son livre « dans le temps de ses méconten­tements cachés » : l'ouvrage doit être au contraire de l'époque de sa faveur. Il n'était pas destiné à satisfaire les rancunes de ces politiques de salon qui se transmet­taient à la dérobée et dévoraient en cachette les ouvrages suspects: il était fait pour être lu à la cour, dans ce cercle de gens d'esprit corrompus et de débauchés élé­gants qui entouraient Néron et Poppée, et Pétrone, en le composant, travaillait, comme l'affranchi Paris, « pour animer les plaisirs du prince. » (1).
    Gardons-nous pourtant d'aller trop loin ; il faut avoir soin, avec ces gens d'esprit, de ne pas forcer les nuances. Ils sont si souples, si adroits, si fuyants, si habitués au monde et à la vie, qu'ils parviennent à éviter les extrêmes et qu'ils savent unir les contraires. C'est ainsi que Pétrone a su mêler quelque indépen­dance à ses flatteries. On lui ferait tort assurément si on le confondait tout à fait avec les Paris, les Vatinius, les Tigellin, avec tous ces vulgaires scélérats prêts à tout faire et à tout souffrir, dont cette cour, nous dit Tacite, était plus remplie qu'aucune autre. La fermeté de sa mort le distingue d'eux, et j'ajoute que le Satiricon lui-même, quand on le lit avec soin, nous donne de lui une meilleure idée. Il est remarquable que, même dans les passages où il veut être agréable au prince, ce rail­leur éternel ne renonce pas à son ironie.

1. tac., Ami., XIII, 20.

Celui qu'il charge d'attaquer Lucain et de refaire la Pharsale, c'est un poète ridicule que les enfants poursuivent à coups de pierres quand il se montre sous les portiques, qui est si occupé à faire des vers sur un vaisseau, pendant une .tempête, qu'il ne s'aperçoit pas qu'il va périr, et qui accueille par des injures ceux qui viennent l'interrompre pour le sauver. Le choix d'un si médiocre personnage pour une cause où l'amour-propre de l'empereur pou­vait être engagé ne cachait-il pas quelque malice? Ne dirait-on pas vraiment que Pétrone tient à nous mettre lui-même en défiance de ses flatteries, et qu'il veut nous faire entendre que sa complaisance n'était pas, comme celle des autres, sans limites et sans réserves? Cette intention, qui, bien que timide et voilée, s'entre­voit dans ce qu'il nous dit, me paraît plus visible encore dans ce qu'il ne dit pas. Parmi les talents du prince dont il tirait tant de vanité, quelques-uns sont délicate­ment loués chez Pétrone, mais il y en a dont il n'a pas dit un seul mot. Dans ce roman qui touche à tout, il n'est jamais question du théâtre, et l'on n'y trouve pas la moindre allusion à cette manie qui possédait l'empe­reur de paraître sur la scène et d'y remporter des cou­ronnes en chantant des drames lyriques.
    Ce silence est fait pour nous surprendre. Il n'y avait rien dont Néron fût plus fier que de ses triomphes de musicien et de chanteur. Ses courtisans le savaient bien, et ils ne manquaient pas d'offrir sans cesse des sacrifices aux dieux « pour la conservation de sa voix céleste ». Lorsque, après quelques hésitations, encou­ragé par la servilité publique, il osa se produire sur un théâtre, ce fut un grand événement à Rome. Il ne fau­drait pas croire que tout le monde ait jugé sévèrement celle fantaisie : l'opinion publique se partagea, et jusque dans la société la plus distinguée Néron trouva des approbateurs. Un petit poème de cette époque, qu'on a récemment découvert (1), nous montre le prince dans une de ces représentations solennelles, chantant en grand habit de théâtre ses « Chants troyens » sur la scène, « Tel était Phébus, dit le poète, quand, joyeux de la mort du serpent, il célébrait sa victoire en frappant de son archet sa lyre savante. » Et il ajoute: « Filles de Piérus, prenez votre vol, et venez nous trouver au plus vite; c'est ici que l'Hélicon se dresse maintenant; ici vous trouverez votre Apollon. Et toi, ville sacrée de Troie, sois fière de tes désastres et montre avec orgueil ce glorieux poème à la patrie d'Agamemnon. Tes malheurs ont enfin reçu leur récompense. Réjouissez-vous. Ô ruines, et rendez grâces à votre triste sort; voilà le descendant des Troyens qui vous relève de vos cendres! » Ce ne sont là, dira-t-on, que des flatteries de poètes, et l'on sait, par l'exemple de Martial et de Stace, qu'ils n'ont pas épargné les éloges aux Césars qui en étaient le moins dignes ; mais, parmi ceux qui se montrèrent complaisants à cette passion de l'empereur, il se trouvait aussi de très graves personnages. Au com­mencement de ce règne, Sénèque avait composé des vers dans lesquels Apollon disait de ce prince de dix-sept ans : «Il me ressemble par le visage et la beauté ; par son chant et sa voix il m'égale (2).» Louanges im­prudentes, qui risquaient d'encourager Néron dans ses folies; il était naturel qu'il ne gardât pas pour lui seul des talents que ses amis ne cessaient d'exalter et qu'il souhaitai d'en faire jouir le monde.

1. Ce sont deux églogues qui ont été trouvées, il y a quelques années, dans la bibliothèque au couvent d’Einsiedeln. Elles sont reproduite dans l'Anthologie latine de Riese, aux numéros 725 cl 726.
2. Ludus de morte Caesaris, 4, 1.

Quand il s'y décida, il voulut paraître au théâtre entre ses deux ministres, Sénèque et Burrhus, afin qu'on reconnut l'empereur dans le comédien, et obtint d'eux qu'ils donneraient à tous les spectateurs le signal des applaudissements. A la vérité, Tacite nous dit que Burrhus n'applaudissait qu'en gémissant (mœrens Burrhus ac laudans) (1) ; mais c'était un vieux soldat, qui n'avait jamais été qu'un courtisan médiocre : Sénèque devait applaudir de meil­leure grâce. Quant aux Grecs qui se pressaient à ces spectacles, ils avaient tant d'estime pour les choses et les gens de théâtre, qu'un empereur histrion n'était pas fait pour les étonner (2) : aussi témoignaient-ils, quand ils l'écoutaient, une admiration si violente, un enthou­siasme si bruyant que Néron les proclamait les plus fins connaisseurs du monde, les plus dignes de l'entendre et de le juger. Seuls les vieux Romains, restés obstinément fidèles aux traditions du passé, qui avaient une si haute idée de l'autorité souveraine et tant de mépris des comédiens, qui mettaient au-dessus de toutes les vertus le respect du décorum, furent indignés. Ce qui nous semble surtout un grand ridicule leur paraissait un grand déshonneur, et Juvénal s'est fait l'interprète exact de leurs sentiments quand il reproche plus durement à Néron de s'être montré sur la scène que d'avoir tué sa mère. Au milieu de ce conflit d'opinions diverses, de quel côté se rangeait Pétrone? Il ne l'a pas dit, au moins dans la partie de son livre qui nous reste, et où il a trouvé l'occasion de dire tant d'autres choses.

1. Ann., XIV, 15.
2. On a retrouvé dans les ruines d'une petite ville d'Asie Mineure un décret du peuple de ce pays en l'honneur d'ambassadeurs étrangers qui avaient chanté en public en s'accompagnant de la cithare. Ce qu'on louait chez les ambassadeurs ne pouvait pas beaucoup choquer chez le prince (Waddington, Insc. de l'Asie Mineure, n° 81).

Si dans un roman composé pour plaire au prince et « animer ses plaisirs» il n'a fait aucune allusion à sa passion insensée pour le théâtre, c'est qu'il ne l'approuvait pas. Ce silence est sans doute une protestation bien timide, mais il suffît à nous montrer Pétrone sous un meilleur jour. Au milieu de ce concert d'éloges, il y avait peut-être quelque mérite à se taire, et je ne crois pas qu'il soit trop téméraire d'en conclure que, dans ses rapports avec ce terrible maître, si exigeant et si soupçonneux, cet homme d'esprit devait garder quelque dignité, que, tout favori qu'il était du prince, il ne s'est pas résigné à encourager indistinctement tous ses caprices, et qu'enfin il n'a pas attendu de mourir pour se montrer plus ferme et plus fier que tous ceux qui servaient et flattaient avec lui.
De tout te que nous venons de dire on peut conclure que l'ouvrage de Pétrone n'était pas une satire directe de la cour de Néron ; mais, que l'auteur le veuille ou non, son livre nous donne du prince et de ses amis l'idée la plus défavorable. Quelle triste opinion on prend, en le lisant, de cette société qui lui a servi de modèle et à laquelle il voulait plaire ! Le Satiricon est de telle nature qu'il faut renoncer à y introduire un lecteur qui se respecte. A l'exception des passages que nous avons cités ou résumés, le reste échappe à l'ana­lyse. Comment faire connaître ces scènes où l'on prend plaisir à décrire tout ce qu'on tient d'ordinaire à cacher, où l'immoralité est comme assaisonnée et relevée par l'élégance, où les passions les plus contraires à la nature sont exprimées d'un ton si vil et si naturel? C'était évi­demment un monde différent du nôtre que celui où ces choses pouvaient se dire et s'écouter sans embarras, je ne veux pas prétendre assurément que tout le monde du temps de Néron vécût comme Encolpe et Ascylte : il est probable qu'alors comme aujourd'hui les romanciers s'attachaient plutôt à dépeindre l'exception que la règle ; mais, si les mœurs que décrivait Pétrone n'étaient pas celles de toute la société de son temps, cette société s'amusait de ses récits, et ils permettent au moins de juger combien elle avait la curiosité malsaine et l'ima­gination dépravée.
    Pétrone marque le point culminant de l'immoralité romaine, puisque Tacite nous dit qu'à partir de Vespasien on prit l'habitude de vivre d'une manière plus simple et que les mœurs devinrent plus réglées. Il restait pourtant encore d'honnêtes gens au milieu de cette corruption, et nous ne devons pas oublier, pour être juste, qu'au moment où Pétrone écrivait son roman obscène, Sénèque composait ses beaux ouvrages philosophiques, en sorte que le remède se trouvait à coté du mal. Cette époque, avec, son mélange singulier de vertus et de fautes, de grandes théories et de petites passions, de morale délicate et de basses immoralités, nous fait songer malgré nous à la société française du siècle dernier. Alors aussi il arrivait « qu'on voyait le bien et qu'on faisait le mal », et la légè­reté des mœurs s'unissait souvent à la sévérité des prin­cipes. Que de frivolité et de sérieux tout ensemble! Quels contrastes dans les propos des gens du monde entre l'élévation des idées et le cynisme des expressions ! Que de faiblesses, que de scandales dans ces réunions où l'on avait toujours à la bouche le nom de la vertu ! Chez ces grands écrivains qui faisaient la leçon à leur siècle, quel désaccord entre la conduite et les doctrines ! Et pourtant cette société qui nous semble quelquefois si futile et si corrompue était peut-être au fond plus morale par le sentiment qu'elle avait de la justice et du droit que celle qui l'a précédée et qu'on trouve si austère; on peut dire en tout cas qu'elle a mieux fait les affaires de l'hu­manité. Il en est de même du monde romain au deuxième siècle; malgré les fautes et les crimes que nous ne voulons pas excuser, et à travers tous ces démentis que la pratique donnait quelquefois aux théories, il s'ache­minait vers un état social meilleur. On songe alors à réparer de vieilles injustices que les siècles, précédents n'avaient pas aperçues ; on se préoccupe d'adoucir le sort de l'esclave, de relever la situation de la femme, de venir au secours des pauvres, de mieux élever les en­fants. Le courant est si fort que les plus mauvais empe­reurs eux-mêmes n'y peuvent pas résister. Depuis Auguste jusqu'à Constantin, la législation devient tous les jours plus juste et plus humaine. Tibère, Néron, Domitien, font des lois excellentes et qui ont pris place dans les codes des princes chrétiens. Ne faut-il pas que le progrès moral soit une nécessité inévitable quand il s'accomplit par des instruments aussi indignes? On ne peut porter sur cette époque un jugement équitable qu'à la condition de tenir compte du bien et du mal qui s'y trouvent, et d'écouter ces voix contraires qui nous disent ses vices et ses vertus. C'est le temps de Pétrone et de Sénèque, ne l'oublions pas. Des deux, Sénèque est assurément celui qui a le plus d'importance : c'est à lui qu'appartient l'avenir, et le monde marchera dans les voies qu'il a suivies. Mais Pétrone non plus ne doit pas être négligé ; quand on connaît la situation qu'il occupait auprès de l'empereur, et dans quelles intentions il écrivait, quand on sait que le Satiricon a dû être là lecture favorite du prince et de ses amis, on est disposé à faire plus d'attention à ces récits légers qu'il renferme ; on s'y instruit de ces mille détails curieux que l'histoire ne daigne pas raconter, on s'en sert pour pé­nétrer dans ces recoins obscurs qu'une époque ne montre pas volontiers à celle qui la suit et qu'on a tant d'intérêt à découvrir quand elle n'est plus; on en tire enfin le même profit que de ces romans de Diderot et de Crébillon qui achèvent de nous donner une idée de la société du dix-huitième siècle.

CHAPITRE VI
LES   ÉCRIVAINS   DE   L'OPPOSITION
La littérature de l'empire fut en général favorable aux empereurs. Les poètes surtout, qui n'avaient d'ordi­naire d'autre moyen de vivre que les libéralités du prince, ne lui ménageaient pas les flatteries. Dans les éloges qu'ils faisaient de lui, ils ne gardaient aucune mesure. Il ne leur en coûtait pas de lui sacrifier tout le passé et de mettre les héros vénérables de la république aux pieds d'un Néron ou d'un Domitien. Les historiens, comme Velléius Paterculus ou Valère-Maxime, n'étaient guère plus réservés, et Sénèque lui-même, le plus populaire des philosophes de ce temps, s'il attaque quelquefois les Césars, accepte entièrement le césarisme. Cependant il y eut aussi des mécontents dans les lettres : trois écrivains surtout, les plus grands que Rome ait alors produits, Lucain, Tacite et Juvénal, pas­sent avec raison pour avoir été fort hostiles aux empe­reurs. Il est sûr qu'on prend, dans leurs ouvrages, des impressions défavorables à l'empire ; mais ils ne lui sont pas tous les trois également contraires, et il y a dans leur opposition des différences marquées. Essayons de savoir, pour chacun d'eux, jusqu'où elle s'étendait, quelle en était l'origine ou le caractère, et ce qu'elle peut nous apprendre sur les dispositions des contem­porains.

I
Lucain. — Caractère des premiers livres de la Pharsale. — Com­ment il se brouilla avec Néron. — Caractère des derniers livres. — La conjuration.
On sait que Lucain n'était pas un républicain de naissance. Au moment où il prit la robe virile, son oncle, Sénèque, qui avait élevé Néron, l'aidait à gou­verner l'empire; son père, Annœus Mela, était «procu­rateur », c'est-à-dire intendant de l'empereur, et il avait gagné une très grande fortune dans les charges de finance. Lui-même fut reçu de bonne heure dans la familiarité du prince : il achevait son éducation à Athènes quand Néron l'en fit revenir pour le mettre au nombre de ses amis. Peut-être voulait-il en faire un confident ou un correcteur des vers qu'il avait la manie d'écrire (1).
Il venait alors de tuer sa mère, et se croyait désor­mais à l'abri de toute inquiétude; il se livrait sans con­trainte à ses caprices : il conduisait des chars dans le cirque, il chantait sur les théâtres, il donnait au peuple des fêtes honteuses où tous les goûts de débauche trou­vaient à se satisfaire. Lucain fut sans doute associé à cette vie de plaisirs.

1. tac., Ann., XIV, 16.

Quels spectacles et quels périls pour un jeune homme de vingt ans, à qui la nature avait donné une imagination fougueuse, un cœur faible et un esprit mal réglé! On a lieu de croire qu'il ne résista guère à ces dangereuses séductions. Quand Néron imagina d'introduire à Rome les jeux crées (Neronia), dans lesquels se livraient des combats de poésie et d'éloquence, Lucain se fit inscrire parmi les concurrents; il parut sur le théâtre de Pompée et disputa le prix avec un poème qui contenait l'éloge du prince (1). En récompense, il fut nommé augure et ques­teur avant l'âge, et l'on nous dit que, dans les jeux qu'il donna en cette qualité, le peuple le salua de ses applaudissements, comme il avait fait autrefois pour Virgile.
C'est à ce moment qu'il commença d'écrire sa Pharsale. Le choix d'un pareil sujet a paru fort surprenant chez un favori du prince, et l'on a cru y surprendre une idée d'opposition. Il nous semble qu'on ne devait alors permettre à personne de toucher à ces souvenirs dange­reux, et qu'il fallait être un ennemi de l'empereur pour oser raconter ces débats sanglants d'où sortit l'empire. C'est une erreur ; on en parlait en réalité plus libre­ment que nous ne le pensons. Les rhéteurs tiraient de ces événements des déclamations pour leurs écoliers, les historiens en écrivaient le récit, et, depuis Auguste, les poètes les chantaient dans leurs vers sans qu'on y trou­vât à redire. Avec le temps, qui calme tout, ces que­relles passionnées s'étaient refroidies. Caligula lui-même avait laissé reparaître l'ouvrage de Crémutius Cordus, jugé si dangereux par Tibère, où il appelait Brutus et Cassius les derniers Romains.

1. Voyez les vies de Lucain recueillies par Reifferscheid (Suetoni reliq., p. 50 et 76), et la dissertation de Genthe, De Lucani vita et icriptis, Berlin, 1859.

On pouvait donc raconter la querelle de Pompée et de César sans paraître un fac­tieux, et même à la cour du prince ce n'était pas une hardiesse inexcusable d'en faire le sujet d'un poème épique. Ce qui achève de le prouver, c'est que la Pharsale était dédiée à Néron et que le poète voulait qu'elle parut sous ses auspices. Cette épopée, qui devait à la fin devenir la glorification de la république, s'ouvre par un éloge scandaleux de l'empereur. Après avoir amèrement déploré la guerre civile, Lucain se ravise tout à coup et déclare solennellement qu'il faut lui pardonner et même lui rendre grâces, puisqu'elle a préparé l'avènement de Néron. « Tous les crimes, dit-il, tous les désastres nous plaisent, payés de ce prix. » Puis il annonce au prince son apothéose et chante d'avance sa divinité. Il le montre remontant vers les astres quand sa tache sera finie, aux applaudissements du ciel, joyeux de le recevoir, tandis que les dieux, empressés autour de leur nouveau collègue et luttant de politesse pour le contenter, se dépouillent en sa faveur, et lui permettent de choisir dans l'Olympe la place qui lui convient et les fondions qu'il préfère (1). Ces flatteries ridicules, qu'on a tant reprochées à Lucain, nous prouvent au moins combien il tenait alors à garder les bonnes grâces de son maître. Assurément il n'aurait pas commis l'imprudence de chanter la guerre civile, s'il avait cru qu'on ne pouvait le faire sans blesser le prince ou ses amis. On doit donc penser que, par lui-même, ce sujet n'était pas suspect et qu'on pouvait le choisir sans se compromettre.
    Il est vrai de dire aussi qu'il était très aisé de se compromettre en le traitant.  La matière prêtait aux

1. Phars., I, 23 et59.

malices et aux allusions ; on n'avait presque rien à faire pour tourner ces souvenirs en épigrammes et attaquer le présent sous prétexte de raconter le passé. C'est un plai­sir que Lucain ne s'est pas refusé, mais seulement dans la seconde partie de son œuvre. Les trois premiers livres, ceux dont Néron accepta la dédicace, dont il écouta sans doute la lecture, n'ont pas tout à fait le même caractère que le reste, et il est plus que probable qu'ils ne con­tenaient rien qui fût de nature à déplaire à l'empereur. Remarquons en effet qu'au début de la Pharsale, quand le poète indique la tendance et l'esprit de son œuvre, il n'a pas dit un mot qui laisse voir en lui un mécontent. Aucun regret n'est donné à la république : il ne reproche pas à César de l'avoir renversée, il ne félicite pas Pompée de l'avoir défendue. Le tableau qu'il nous fait de l'ancien gouvernement, n'est pas d'un homme qui souhaite qu'on le conserve. Il en montre avec force tous les abus, « les lois sans cesse violées, les consuls et les tribuns disputant entre eux d'injus­tices, les faisceaux conquis à prix d'argent, et la brigue, cette peste publique, renouvelant tous les ans au Champ de Mars l'enchère des dignités vénales (1) ». Un peuple qui fait un tel emploi de sa liberté, mérite de la perdre, et il n'est guère possible de désirer qu'il la garde ni d'en vouloir à celui qui la lui ôte. Lucain semble donc s'être désintéressé d'abord de la question politique, et la cause qui met aux prises les combattants lui paraît au fond indifférente. Sans doute, il n'est pas césarien dans ses premiers livres, quoiqu'on l'ait prétendu (2), mais il n'est pas pompéien non plus.

1. Phars., I, 180.
2. Bernhardy, Grundriss der Rœm. litt., p. 487 : anfangt als Caesarianer.

Entre les deux rivaux, il ne veut pas se déclarer. Les portraits qu'il trace d'eux, au début du poème, ne sont pas flattés. Il admire beau­coup l'activité de César, mais il la dépeint comme une activité malfaisante qui ne se plaît qu'à détruire (1) : c'est la foudre qui s'échappe du nuage avec fracas et sème les ruines sur sa route. Les faiblesses de Pompée sont signalées sans complaisance : pendant que César achève la conquête des Gaules, le maladroit est resté à faire la police de Rome; rôle ingrat, qui soulève des haines ardentes contre lui et le diminue en le laissant voir de trop près. A la veille du jour où la guerre va décider de l'empire, « il désapprend le métier des armes ». Il se croit aimer parce qu'il est entouré de flatteurs ; il se croit puissant parce qu'il est applaudi de la populace quand il se montre au théâtre, « mais ce n'est plus que l'ombre d'un grand nom ». Les voilà tous les deux assez malmenés. Ce qui est plus significatif, c'est qu'il ne veut pas décider lequel avait pour lui la justice. — Quis justius induit arma? Scire nefas (2). —Il tient à n'être d'aucun parti, ou plutôt il est contre tous les partis. Il leur fait un crime d'en être venus aux mains, il ne peut leur pardonner « d'avoir donné au monde le spectacle d'un peuple puissant qui tourne le fer contre ses entrailles, d'armées fraternelles qui se combattent avec une fureur impie ». Ainsi, ce qui excite la colère de Lucain, au début de son œuvre, ce n'est pas la perte de la liberté, c'est la guerre civile. Entre les deux partis, qui se combattent avec une fureur impie, l'indignation du poète ne distingue pas, et la faute consistant pour eux à s'être armés les uns contre les autres, le crime lui semble égal des deux côtés.

1.Phars., I, 150 : gaudensque viam fecisse ruina...
2.1-126.

    Ces sentiments ne sont pas propres à Lucain; c'étaient, depuis Auguste, ceux du prince et de la cour. Quoique Auguste dût tout à César, il affectait de n'être pas tout à fait un césarien. Il lui semblait sans doute qu'en con­damnant les vainqueurs et les vaincus il plaçait son pouvoir au-dessus des partis et en dehors des révolu­tions. Il s'était fait révolutionnaire pour arriver à l'em­pire, il se fit conservateur pour le garder : c'est la tactique ordinaire des ambitieux quand ils ont réussi. En réalité, il profitait de la guerre civile qui lui avait conquis un trône ; mais comme il ne voulait pas encou­rager les autres à l'imiter, et qu'il craignait que son exemple ne tournât contre lui, il la condamnait en prin­cipe. Il permettait à ses meilleurs amis de blâmer le passé pour assurer le présent. Il laissait son poète Horace déclarer solennellement que le troisième trium­virat, celui qui l'unit à Lépide et à Antoine, avait été fatal à la république (1) ;il n'était pas fâché que Virgile précipitât dans le Tartare « les soldats qui avaient pris part aux guerres fratricides (2) », c'est-à-dire ceux qui s'étaient fait tuer pour lui à Philippes. Il aurait certaine­ment applaudi à Lucain, s'il l'avait entendu dire aux deux armées qui vont se battre : « Quelle fureur, ô citoyens, quelle passion insensée de combats ! Pourquoi répandre ainsi le sang romain sous les yeux des nations ennemies !

1. Odes, II, 1, 3 : gravesque principium amicitias.
2.Aen. VI, 603.

Quand il faudrait ravir à la fière Babylone les trophées de l'Italie, quand l'ombre de Crassus erre encore sans sépulture et sans vengeance, vous vous plaisez à des luttes qui n'auront jamais de triomphes (1) ! » Voilà ce qu'on pensait ou du moins ce qu'on disait autour du prince ; Lucain, en maudissant les guerres civiles, en condamnant également tous les partis au nom du patriotisme, s'est placé tout à fait au point de vue officiel et impérial.
Il est vrai que ce juste équilibre qu'il prétend tenir entre les deux rivaux se dérange vite, et que, dès le premier livre de la Pharsale, il paraît pencher vers Pompée. Il imagine qu'au moment où César arrive sur les bords du Rubicon, qui sert de limite à sa province, la Patrie lui apparaît et dit à ses soldats : « Arrêtez-vous si vous respectez les lois, si vous êtes encore des citoyens (2) » Puisqu'ils ne l'écoutent pas, ce ne sont plus que des rebelles. Lorsque, après avoir pris Ariminum et chassé devant lui les troupes de son rival, César entre à Rome, qu'il n'a pas vu depuis dix ans, le poète ressent et exprime en beaux vers une douleur honnête : « Dieux de l'Olympe, dit-il, s'il revenait dans sa patrie, vainqueur seulement des peuples de la Gaule et du Nord, quelle fête pour lui! Que d'applaudissements! Quelle pompe !... pour avoir remporté quelques victoires de trop, quel beau triomphe il a perdu ! (3) » II condamne donc ces victoires et les trouve criminelles. Pompée vaincu et forcé de quitter l'Italie lui semble préférable à son rival victorieux. « II s'en va avec sa femme et ses enfants, traînant toute sa maison au combat; il s'en va toujours grand et accompagné par des nations entières dans son exil. (4)»

1. Phars., I, 8.
2. I, 190.
3. III, 73.
4. II, 730.

On voit bien de quel côté sont ses sympathies; il vient à peine  de nous dire « qu'on ne peut savoir quel parti avait pour lui la justice », et il n'hésite pas à se décider ouvertement pour Pompée. Il ne faudrait pas croire que ce brusque revirement qui nous étonne ait surpris ou choqué les contemporains. L'opinion depuis longtemps s'était déclarée : elle était pompéienne et ne cachait pas ses préférences. Les empereurs n'en paraissaient pas mécontents et ne se croyaient pas obligés de proscrire le souvenir de Pompée ou de défendre la gloire de César. Il entrait dans la politique d'Auguste de séparer sa cause de celle de son prédéces­seur. César avait détruit la république. Auguste voulait passer pour l'avoir rétablie.  Il vantait sans cesse le passé, il tendait la main aux vaincus de Pharsale, et, comme pour leur donner un gage de sa réconciliation avec eux, il les laissait traiter assez légèrement leur vain­queur. Ces vaincus composaient à Rome le grand monde, qui, à la longue, fait l'opinion ; leurs sentiments devin­rent bientôt ceux de toute la société intelligente et lettrée. Même dans les cercles officiels on affectait de ne rien dire ou de mal parler de César. Avec le temps il arriva que le grand dictateur ne parut plus être digne de figurer parmi les ancêtres du prince ; son nom ne se retrouve pas dans les inscriptions où Néron étale avec tant de pompe la suite de ses aïeux (1). A la cour même des empereurs, la cause pour laquelle il a combattu est condamnée; c'est celle de Pompée  que deux amis de l'empire, Sénèque et Quintilien, appellent sans hésiter l'a bonne cause (2).

1. Voyez oreli.i, 728, 732 et 5407. La liste des aïeux de Néron, dans toutes ces inscriptions officielles, s'arrête toujours à Auguste.
2. sén., De prov., III, 14 : toto terrarum orbe (Cato) pro causa bona tam pertinaciter quam infeliciter militat. quint., XII, 1,16.

Lucain pouvait parler comme eux sans danger; les dispositions de l'opinion publique étaient telles, que, même dans un poème dédié au successeur de César, il était permis de traiter César sévèrement, et l'on peut affirmer que, malgré la partialité du poète pour Pompée, il n'y a rien dans les trois premiers livres de la Pharsale qui ne soit d'un sujet soumis.
    Dans le reste, le ton  change, et ce sujet soumis devient un adversaire furieux. C'est que, dans l'inter­valle, le poète et l'empereur s'étaient brouillés. La poli­tique fut tout à fait étrangère à leurs querelles, et ce fut la vanité littéraire seule qui les mit aux prises. Quand Lucain eut achevé ses trois premiers livres, il les fit con­naître au  public, et l'on devine de quelle façon ils furent accueillis. Il avait pris le moyen le plus sûr de charmer ses contemporains : il leur plaisait à la fois par ses qualités et par ses défauts. On n'admirait pas seule­ment chez lui ces beaux vers, ces sentiments  éner­giques, cette poésie romaine  qui tranchaient avec les fadeurs mythologiques des imitateurs  de Properce et d'Ovide, mais aussi ces exagérations de force et ces raf­finements d'esprit qu'une école nouvelle avait mis à la mode. Le succès fut si vif qu'il rendit Néron jaloux. On raconte qu'un jour qu'il assistait à l'une de ces lectures triomphantes, il sortit brusquement sans attendre la fin, sous prétexte de prendre l'air (1) ; il était sans doute impa­tienté des applaudissements qu'on prodiguait au jeune poète. Lucain, blessé de cette impertinence, s'en vengea par des railleries. Il osa parodier les vers du prince, il attaqua ses amis, il le poursuivit lui-même de plaisanteries

\. Reifferscheid, Suet. reliq., p. 50 : nulla nisi refrigerandi sui causa.

fallacieuses, qui faisaient peur à ceux qui les écoutaient. Néron, qui le connaissait et savait le meil­leur moyen de le punir, ne répondit à ses bons mots qu'en lui défendant de rien lire et de rien publier à l'avenir. On ne pouvait pas inventer de plus cruel sup­plice pour un homme qui s'était fait une habitude et un besoin de l'admiration publique. Cicéron dit qu'un bon mot qu'on retient brûle la bouche ; la douleur est bien plus vive quand ce sont des vers qu'on empêche de voir le jour. Lucain continua son ouvrage en secret ; à défaut d'autres admirateurs, il s'admirait beaucoup lui-même, mais plus il trouvait ses vers beaux, plus il souffrait d'être seul à les connaître. A la vérité, il annonçait que son œuvre ne périrait pas malgré les efforts qu'on faisait pour la détruire. « Ma Pharsale vivra, disait-il d'un air de triomphe, et l'avenir ne la condamnera pas à l'oubli (1).» Mais un jeune homme épris de popularité ne pouvait guère se contenter de cette gloire tardive. Il ne se conso­lait pas d'avoir perdu les applaudissements des salles de lecture. Le temps ne faisait qu'aigrir sa vanité blessée ; aussi, à mesure qu'on avance dans son poème, le sent-on devenir de plus en plus amer et insultant. Ce sont à chaque pas des allusions perfides ou des railleries san­glantes contre ce pouvoir odieux. Il se moque de ces semblants d'élection qui paraissaient conserver à Rome une ombre de liberté (2); il rit des flatteries honteuses, dont on accable les princes, oubliant qu'il en avait donné l'exemple (3);

1. Phars., IX, 985.
2. V, 398.
3. V, 385.

l'apothéose impériale, dont il s'accommo­dait si aisément dans les premiers vers de la Pharsale, ne lui semble plus qu'une comédie sacrilège depuis que l'empereur est devenu son ennemi (1). Il n'est plus ques­tion, on le comprend, de cette impartialité dont il se piquait au début de son œuvre. César est de plus en plus maltraité, il devient une sorte de maniaque qui cherche à mériter la haine de ses concitoyens et serait bien fâché d'être aimé d'eux (2), un furieux qui s'agite sans motif et court de tous les côtés, « plus rapide qu'une tigresse qui va mettre bas (4), » un sauvage qui se réjouit de voir couler des fleuves de sang, qui contemple avec bonheur « les montagnes entassées de morts et de mourants », et ne s'arrache à ce spectacle que quand l'odeur des cadavres le chasse du champ de bataille (4).
Voilà donc comment Lucain est devenu républicain : c'est la haine de l'empereur qui l'a rendu l'ennemi de l'empire ; mais il faut reconnaître qu'il l'est avec plus de franchise et d'énergie qu'aucun de ses contemporains. Quand il arrive à la défaite de Pharsale, il ne peut con­tenir l'ardeur de ses sentiments; la colère et la dou­leur lui inspirent les plus beaux vers qu'il ait écrits. « C'est alors, dit-il, que la liberté nous a fuis pour ne plus revenir. Elle s'est réfugiée au delà du Tigre et du Rhin, elle est perdue pour nous, c'est le bien des Ger­mains et des Scythes, l'Italie ne la connaît plus. Que je voudrais qu'elle ne l'eût jamais connue ! Rome, que n'es-tu restée esclave depuis le jour où Romulus appela les voleurs dans ton asile jusqu'au désastre de Pharsale! Je ne pardonne pas aux deux Brutus. Pourquoi avons-nous vécu si longtemps sous le règne des lois? Pourquoi nos années ont-elles porté le nom des consuls?

1. Phars., VII, 456.
2. III. 82. .                                           
3. V, .405.
4. VII, 821.

Les Arabes, les Perses et tous les autres peuples de l'Orient sont plus heureux que nous : ils n'ont jamais connu que la tyrannie. De toutes les nations qui servent sous un maître, notre condition est la pire, car nous sommes esclaves en rougissant de l'être! (1) » Que nous sommes loin des sentiments timides de l'opposition de ce temps ; jamais alors la haine du présent et le regret du passé ne se sont exprimés avec tant de vigueur, et pourtant ces paroles amères ne suffisent pas à soulager son cœur. On sent qu'il veut passer des paroles aux actes ; partout il invoque Brutus comme un homme qui en fait son idéal et qui est résolu à suivre son exemple. A Pharsale, quand il le voit se couvrir la tête d'un casque et s'exposer à la mort, il le sollicite de s'épargner. « Honneur de la république, lui dit-il avec un accent plein de passion, espoir suprême du  sénat, le dernier de ce nom illustre entre tous dans tous les siècles, garde-toi de te jeter en téméraire au milieu de la bataille. » Les temps ne sont pas venus; il faut qu'avant de mourir il immole une grande vic­time à la liberté (2). Avec Brutus, Caton est désormais son héros, non pas ce philosophe raide et raisonneur qu'imagine Sénèque et qu'il représente désintéressé des affaires de son pays, mais le Caton véritable, qui s'est tué pour ne pas survivre à la république. Il l'oppose aux Césars auxquels on a prodigué tant de flatteries mensongères et qu'on place si facilement dans le ciel. Ces honneurs, c'est à la victime de César, à Caton seul, qu'ils sont dus : « Le voilà, dit-il, le véritable Père de la patrie, celui dont Rome devenue libre, aujourd'hui, demain,  fera un dieu, nunc, olim, factura deum ! (3)»

1. Phars., VII, 431.
2. VII, 588.
3. IX 601.

    Quand il écrivait ces vers, à la fin de son poème et de sa vie, quand il fixait ainsi le terme rapproché de la délivrance, il savait sans doute qu'il pouvait le faire. Peut-être, dès ce moment, la grande conjuration qui faillit délivrer Rome de Néron existait-elle; peut-être Scévinus aiguisait-il déjà dans l'ombre ce poignard qu'il avait été prendre dans le temple de la Fortune. On nous dit que Lucain fut l'âme de l'entreprise et « qu'il pro­mettait à tout le monde qu'il se chargeait de frapper lui-même le tyran (1)». Quels étaient donc les projets véritables de ce nouveau Brutus? Que voulait ce partisan passionné de l'ancien gouvernement, qui tout à l'heure en pleurait la chute en si beaux vers, qui déclarait so­lennellement « qu'entre les Césars et la liberté, c'était un duel sans merci (2)». Sans doute, puisque l'occasion lui en est offerte, il songe à délivrer pour jamais Rome des Césars et à rétablir la république. —Il n'en est rien ; les conjurés ne sont pas des républicains. Tacite nous les montre qui déplorent les crimes de Néron et la ruine prochaine de l'empire; mais ils ne trouvent pas d'autre remède à cette situation fâcheuse « que de choisir au plus tôt un homme qui répare tous ces désastres  (3). » C'est à peine si l'on en soupçonne un ou deux d'être des ennemis de l'empire (4), les autres n'en voulaient qu'à l'empereur. Néron mort, ils ne songeaient qu'à mettre un autre prince à sa place.

1.C'est au moins ce qu'on peut conclure d'une phrase fort peu claire de la vie de Lucain attribuée à Suétone (Reifferscheid, p. 51) : usque eo intempérans ut Caesaris caput proximo cuique jactaret Peut-être faut-il lire : se obtruncaturum jactaret.
2. Phars., VII, 695.
3. tac., Ann., XV, 50 : deligendum qui fessis rebus succederet.
4. Tacite nomme parmi eux Lateranus et Vestinus ; il ne parle pas de Lucain.

Ainsi le poète patriote, le plus républicain, on pourrait presque dire le seul répu­blicain qu'ait produit l'empire, a perdu la vie dans une entreprise formée pour continuer l'œuvre d'Auguste, pour remplacer Néron par Pison, c'est-à-dire un joueur de cithare par un acteur de tragédie. N'en doit-on pas conclure que la république était regardée comme im­possible par ceux mêmes qui semblaient la regretter le plus?

II
Tacite. — Reproches qu'on fait à ses ouvrages. — Ses opinions politiques. — Tendances contraires qui l'amènent parfois à se contredire. — Idée qu'il faut se faire de lui d'après ses livres.
Encore plus que Lucain, dont les contradictions ne peuvent échapper à personne, Tacite passe pour un ennemi décidé et systématique de l'empire. Est-ce parce qu'il a parlé sévèrement de Tibère et de Néron ? Mais il n'est pas seul à le faire, et les autres écrivains de ce temps ne les ont pas mieux traités. Ni Suétone, qui était un secrétaire d'état, ni Dion Cassius, ce fonctionnaire irréprochable, si bien disposé pour ses maîtres, n'ont fait de ces princes des portraits beaucoup plus flatteurs, et ceux qui prétendent les réhabiliter sont forcés d'admettre qu'il y a eu sur leur compte, dans toute l'antiquité, comme une conspiration de mensonge. Il est vrai que les récits de Tacite s'imposent plus à la mémoire que ceux des autres historiens, et que, même quand il parle comme eux, on ne se souvient que de lui. C'est donc lui seul qu'on rend responsable du mauvais renom des empereurs; et comme il fait de leurs crimes des tableaux si saisissants que ses attaques semblent porter plus loin qu'eux et que la haine qu'il inspire pour les Césars s'étend jusqu'au césarisme, il est devenu l'ennemi par­ticulier de tous ceux qui croient qu'on a calomnié ce régime. Aussi s'est-on donné beaucoup de mal de nos jours pour le rendre suspect et ruiner son autorité.
    Parmi les critiques qu'on lui adresse, et qu'il a quel­quefois méritées, beaucoup ne l'atteignent pas seul : elles lui sont communes avec tous les historiens antiques. Ils ne se sont pas astreints davantage à consulter les actes officiels ; dans le détail et les menus faits, ils n'ont pas eu plus que lui ce souci scrupuleux de l'exactitude que nous réclamons de tous ceux qui entreprennent de ra­conter le passé. Les anciens étaient bien moins exigeants que nous, et on les contentait plus aisément. L'histoire étant avant tout pour eux une œuvre d'éloquence (opus oratorium), ils étaient tentés d'accorder à l'historien les mêmes privilèges qu'à l'orateur : or ces privilèges s'éten­daient très loin. Non seulement celui qui parlait sur le Forum ou au sénat se croyait permis d'arranger les faits à sa fantaisie et de les présenter comme il voulait, mais il s'attribuait le droit d'inventer de petits mensonges agréables qui pouvaient servir ses clients et nuire à ses adversaires (1). On enseignait chez les rhéteurs l'art de les employer à propos, sans que personne songeât à s'en étonner; l'honnête Quintilien cite avec complaisance quelques-uns de ces récits mensongers, et, pourvu qu'ils soient spirituels et vraisemblables, il n'y trouve rien à redire (2). Il est donc certain que la pratique de l'élo­quence ne préparait pas l'esprit au respect religieux de la vérité : c'était une mauvaise école pour l'histoire, et

1. Cic., De orat., II, 59.
2. Inst. orat., IV, 2, 88.

la plupart des historiens anciens en sont sortis. Tacite avait passé quarante ans et il était regardé comme un des maîtres de l'éloquence (1), quand il écrivit la Vie d'Agricola, qui fut sa première œuvre historique : est-il surprenant qu'il ait conservé dans l'âge mûr quelques-unes des habitudes qu'il avait prises dans sa jeunesse ? Aussi n'a-t-on pas eu de peine à faire voir que, dans ses ouvrages d'histoire, l'orateur et même le rhéteur se retrouvent (2). Ils ne sont pas exempts d'un peu de décla­mation et de rhétorique ; il cherche l'effet, il lui arrive de forcer les couleurs pour obtenir des reliefs plus puis­sants, il donne parfois à ses personnages des attitudes trop théâtrales, il groupe les faits à sa convenance pour présenter des tableaux plus dramatiques. Ce sont les défauts de son temps et de son ancienne profession ; il les a subis sans le vouloir, sans le savoir, par l'influence de l'habitude et la contagion de l'exemple. Ils ont pu amener chez lui quelques inexactitudes de détail dont on doit tenir compte quand on se sert de ses livres ; mais il ne faut pas les exagérer, et c'est précisément ce qu'on s'est empressé de faire.
    Ces premières critiques, qui sont justes en partie, ont bientôt conduit à lui adresser un reproche plus grave. Il promettait solennellement, au début de ses ouvrages, de parler sans haine comme sans faveur, sine ira et stu­dio (3); et cette impartialité lui semblait facile : les princes dont il allait raconter l'histoire lui étant tout à fait étrangers, il n'avait aucune raison de les flatter ou d'en médire.

1. Pline raconte que la maison de Tacite était pleine de jeunes gens que sa réputation attirait chez lui, et qui venaient s'instruire par ses exemples et ses leçons.
2. Voyez surtout le mémoire de M. Mommsen sur Tacite et Cluvius Rufus (Hermès, IV, 295).
3. Ann, I,1 .

Il annonçait surtout qu'il aurait soin de se pré­munir contre la malignité « qui risque de séduire par un taux air d'indépendance (1) ». On ne veut pas qu'il ait tenu sa promesse, et la principale raison qu'on en donne, c'est que la passion qui l'anime ne lui permet pas d'être impartial. S'il s'agit de cette passion d'honnête homme qui enflamme tous ses récits, qui l'empêche de dissimu­ler sa pitié pour les victimes et sa haine pour les bour­reaux, je ne veux pas l'en défendre. Son devoir d'histo­rien ne lui commandait pas de raconter froidement ce qu'il regardait comme des folies ou des crimes. Quant à la passion politique qu'on accuse d'avoir troublé son jugement, on peut, je crois, affirmer qu'elle est absente de ses ouvrages. Ce n'est pas, je le sais, l'opinion com­mune. On le regarde ordinairement comme un fana­tique (2) que ses préjugés aveuglent, comme l'homme d'un système et d'un parti, qui en accepte toutes les préventions, qui en partage toutes les rancunes, qui s'est si bien mis sous le joug qu'il ne peut juger saine­ment ni les événements ni les hommes. Voyons jusqu'à quel point ces accusations sont fondées, et si c'est bien l'idée que nous donnent de lui ses ouvrages.
Il a plus d'une fois exposé ses opinions politiques en insistant plutôt sur ses haines que sur ses préférences. Il ne paraît pas d'abord avoir beaucoup de penchant pour le gouvernement populaire. Le peuple est trop incon­stant, il ne sait ce qu'il veut, « il désire et redoute à la fois les révolutions (3)».

1. Hist., I, 1.
2. Cette expression est de Voltaire, qui appelle Tacite « un fana­tique, pétillant d'esprit ». Lettre à Mme du Défiant, 30 juillet 1768.
3. Ann., XV, 46.

Nous ne voyons pas non plus qu'il soit très partisan des régimes aristocratiques : « la domination du petit nombre, dit-il, ressemble au despo­tisme des rois. (1)» Même ce gouvernement tempéré et parlementaire, formé du mélange des autres, qui était l'idéal de Polybe et de Cicéron, ne le satisfait pas tout à fait : « II est plus facile à louer qu'à établir, et fût-il établi, il ne saurait durer (2). » Enfin il ne partage pas l'enthousiasme naïf que ses contemporains éprouvent pour l'ancienne république; l'étude de l'histoire lui a enseigné que cet âge d'or fut trop souvent un temps d'agitations et de violences. Depuis les Douze Tables, on n'a plus fait de lois justes (3) ; avec la conquête du monde commence l'époque des convoitises inassouvies et des ambitions sans frein. « Alors s'allumèrent lespremières discordes du peuple et du sénat. Ce furent tantôt des tribuns factieux, tantôt des consuls trop absolus. La ville et le Forum servirent de théâtre aux essais de la guerre civile (4).» Ces tableaux du passé ne sont certes pas d'un homme qui le regrette beaucoup et veuille y revenir. Reste le gouvernement d'un seul; c'est celui sous lequel les Romains vivent depuis un siècle : Tacite l'accepte et s'y soumet. Ce qui l'aide à l'accepter, c'est qu'il ne le regarde pas comme un de ces régimes d'accident aux­quels le hasard d'une bataille perdue condamne un peuple ; il lui paraît une conséquence inévitable des événements et la suite naturelle des fautes commises par tous les partis. Rome ne pouvait donc pas s'y soustraire; il le reconnaît au début des Histoires.

1. Ann., VI, 42 : paucorum dominatio régiae libidini propior est
2. Ann., IV, 33.
3. Ann., III, 27.
4. Hist., II, 38.

Il lui semble qu'après Actium « l'établissement du pouvoir d'un seul fut une des conditions de la paix publique (1) » Ailleurs il insinue que le monde accueillit bien le ré­gime nouveau, parce que l'ancien l'avait fatigué de dis­cordes (2). Il pense, avec Galba, « que ce corps immense de l'empire a besoin pour se soutenir et garder son équilibre d'une main qui le dirige (3) ». Non seulement il serésigne par raison au régime impérial, mais on peut dire qu'il l'accepte sans regret, et en cela il paraît aller plus loin que beaucoup de ses amis. Même parmi les serviteurs les plus dévoués de l'empire, il devait s'en trouver qui n'arrivaient pas sans quelque peine à oublier le passé. Je me figure que Pline, malgré son affection pour Trajan, ne pouvait s'empêcher de soupirer quand il se rappelait l'éclat de l'éloquence ancienne et les succès des orateurs de la république. Que n'aurait-il pas donné pour vivre en ce temps où l'on gouvernait le peuple par la parole ! Tacite ne paraît pas partager ces sentiments; il n'ignore pas sans doute ce que le talent oratoire a perdu d'influence depuis qu'Auguste a pacifié le Forum, mais il sait aussi ce que la sécurité et la paix ont gagné. Il n'envie pas ces succès payés de tant de fatigues et de périls. Il ne regrette pas le temps « où le peuple, c'est-à-dire les ignorants, pouvait tout ». Il aime mieux un peu moins de gloire et un peu plus de tranquillité. « Puisqu'on ne peut, dit-il, obtenir à la fois une grande renommée et un profond repos, que chacun jouisse des avantages de son siècle, sans décrier le siècle où il n'est pas. (4) »

1. Hist., I, 1 :
2. Ann., l, 1.
3. Hist., I, 16,
4. Orat., 41.

Ce sont là les sentiments d'un sage, mais d'un sage prudent et désabusé, qui est arrivé à cette période de la vie où de tous les biens le repos est celui qu'on préfère. Quand on dit que Tacite était partisan de l'em­pire, on ne veut pas prétendre que ce fut un de ces dé­fenseurs fougueux et intempérants du césarisme qui traitaient d'ennemis publics tous ceux qui ne parta­geaient pas leur enthousiasme.  Ses dispositions étaient plutôt celles des gens qui, ayant traversé beaucoup d'es­sais infructueux et de révolutions inutiles, ne croient plus guère aux gouvernements parfaits et sont décidés à se contenter des médiocres. L'étude de l'histoire et l'expérience de la vie l'empêchent d'être confiant et cré­dule (1); il conserve peu d'illusions sur les divers régimes politiques, même sur celui qu'il préfère; mais enfin il y en a un qu'il met au-dessus des autres, qu'il croit mieux approprié à son temps, auquel il fait profession de se rallier, et c'est le gouvernement des Césars.
    Telles sont, au  moins  en  théorie, les opinions de Tacite, il les a nettement exprimées à plusieurs reprises, et nous n'avons pas de raison de croire qu'en les exprimant il n'était pas sincère. Il faut avouer pourtant, qu'on trouve aussi chez lui des appréciations et des jugements qui ne semblent pas s'accorder tout à fait avec ces principes, et que ce sujet résigné de l'empire en peut paraître par moments un ennemi déguisé. Ces inconséquences lui viennent de son entourage, dont il a subi les préjugés plus qu'il ne le voulait. On n'est pas seul d'ordinaire à disposer de soi dans la vie, on appartient aussi à son temps, à ses amis, à ses relations.

1. De là la grande part qu'il fait au hasard et à la fatalité  dans les affaires du monde. (Ann., III, 18).

L'esprit le plus ferme, et qui fait le plus d'efforts pour rester lui-même, se laisse entamer par les autres quand il a des rapports fréquents avec eux, et il peut se faire que ce qu'il reçoit d'eux contredise ce qu'il tire de lui. C'est un malheur auquel Tacite n'a pas échappé. Quoique de noblesse récente, il a vécu dans le meilleur monde de Rome. Il a fréquenté ces sociétés railleuses où l'on était en général si disposé à traiter sévèrement le maître, où il ne manquait pas de gens qui semblaient décidés à n'être contents de rien et qui cherchaient partout quelque raison de se plaindre. Assurément Tacite n'approuve pas cette opposition ta­quine et implacable. Il l'accuse de crédulité ou de men­songe (1), il la montre se réjouissant des malheurs publics et résignée à risquer la ruine de l'empire pour se déli­vrer de l'empereur (2): et cependant il n'a pas su toujours résister à son influence. Une de ses sources, pour l'his­toire des premiers Césars, c'est le témoignage des sur­vivants de cette époque : il a pris soin de les faire parler et nous transmet leurs souvenirs (3). Ce que lui racontaient ces vieillards, c'étaient précisément ces anecdotes dou­teuses, ces soupçons hasardés, ces méchants bruits de toute nature qui circulaient sans cesse dans cette aris­tocratie mécontente. Tacite les prend rarement à son compte; le plus souvent il les rapporte sans commen­taire, laissant au lecteur le soin de se décider ; quelque­fois même il ne les reproduit que pour les combattre,

1. Ann., III, 19: “alii quoquo modo audita pro compertis habent alii vera in contrarium verlunt.”
2. Ann. III, 44.
3. Ann., III, 16 :« audivi ex senioribus.»

mais il les reproduit, et cette multitude d'hypothèses téméraires et d'interprétations malicieuses dont il se fait l'écho finit par donner à ses histoires un air de malveillance systématique que je crois loin de sa pensée (1). C'était le défaut de cette société comprimée et soupçonneuse de prendre toujours les choses du mauvais côté, de chercher aux événements les plus naturels des causes lointaines et obscures : Tacite le sait et l'en blâme, mais telle est la force de l'exemple et l'influence du milieu qu'il n'a pas pu toujours s'empêcher de faire comme elle.
Il a eu le tort aussi d'en accepter quelquefois les pré­jugés. On a remarqué qu'il est assez dur pour les par­venus, et que quand un homme obscur arrive à une haute fortune, il ne néglige pas de mentionner « la honte de sa naissance (2)». Il n'aime pas les mésalliances, et regarde comme un malheur public le mariage d'une descendante d'Auguste avec le petit-fils d'un chevalier romain (3). Il paraît fort scandalisé de voir qu'une prin­cesse ait choisi pour son amant un homme de petite mai­son et qui venait d'un municipe (4). Lui aurait-elle semblé moins coupable si elle avait fait choix d'un grand sei­gneur? Ce ne sont encore là que des ridicules, mais voici des erreurs plus graves auxquelles l'entraîne sa complaisance pour les opinions des gens qui l'entourent. Ces gens étaient en général des partisans obstinés des anciens usages, de ces conservateurs aveugles, qui ne font pas de choix et veulent tout conserver.

1. M. Karsten, dans son mémoire intitulé De fide Taciti, a relevé les passages nombreux où Tacite a rapporté ces suppositions et ces méchants bruits.
2. Ann., II, 21 : dedecus natalium. C'est à propos de Curtius Rufus, qu'on prétendait fils d'un gladiateur et qui fut consul, que Tacite emploie ce mot dédaigneux. Tibère était plus généreux quand il répondait à ceux qui s'enquéraient de la naissance de Rufus : « II est né de lui-même. »
3. Ann., VI, 27.
4. Ann., IV, 3.

Toutes les pratiques du passé leur étaient chères, et, comme les plus mauvaises étaient naturellement les plus menacée c'étaient celles aussi qu'ils affectaient de plus respecte On était sûr d'irriter ces esprits étroits et craintifs dès qu'on proposait quelque réforme utile. Ils essayèrent de s'opposer à Claude lorsqu'il demandait qu'on permît aux Gaulois d'arriver aux honneurs et d'entrer dans le sénatsous prétexte que leurs aïeux, cinq siècles auparavant avaient failli prendre le Capitole (1). Quand il fut question de faire exécuter ces cinq cents esclaves innocents qui avaient passé la nuit sous le même toit que leur maître assassiné, le peuple voulait l'empêcher, le sénat hésite à y consentir ; ce fut le chef du parti conservateur, le jurisconsulte Cassius, qui fit décider qu'on obéirait à loi, quoiqu'on la sût injuste. « En toute chose, dit-il cette occasion, les anciens ont été mieux inspirés que nous, et toutes les fois qu'on change, c'est pour faire plus mal (2). » Tacite était assez de cette opinion. Il défendait volontiers certains abus, auxquels son bon sens devait répugner, mais qu'il trouvait respectables parce qu'ils avaient la sanction du temps. On ne trouve pas toujours chez lui cette hauteur de pensée, cette générosité d'âme qui élevait Sénèque au-dessus des opinions du vulgaire et l'a mis tant de fois sur le chemin de l'avenir. Le sang des gladiateurs, que Drusus voit coulé avec tant de plaisir, n'est pour Tacite qu'un sang vil vili sanguine (3); quand Tibère déporte en Sardaigne quatre mille affranchis destinés à y mourir de la fièvre, Tacite paraît être de l'avis de ceux qui trouvent que la perte est légère, vile damnum (4).

1. Ann., XI, 23.
2. Ann., XIV, 43.
3. Ann., I, 76.
4. Ann., II, 85.

Au lieu d'être attendri lorsque Néron brûle les chrétiens comme des flambeaux pour éclairer ses fêtes, il dit qu'après tout ils étaient coupables et qu'ils méritaient les derniers supplices, adversus sontes et novissima meritos (1). C'est ce que pen­saient les conservateurs du sénat ; Tacite ne fait ici que reproduire leurs sentiments. Est-ce une raison suffisante pour voir en lui un partisan forcené du parti aristocra­tique, qui n'écrit que sous son inspiration et pour servir ses rancunes? Il lui appartenait sans doute, et l'on vient de voir qu'il en partage souvent les préjugés. Mais il lui arrive aussi d'y résister et de les combattre. On faisait profession, dans les sociétés du grand monde, de n'ad­mirer que le passé ; Tacite trouve quelquefois que le présent vaut mieux, et il ose le dire (2). On s'y piquait d'ordinaire d'un patriotisme étroit et exclusif, qui bor­nait ses admirations aux héros de l'ancienne Rome ; Tacite se permet d'admirer les grands hommes étran­gers, même ceux qui ont arrêté et balancé la fortune romaine; il trouve de nobles paroles pour louer Arminius et Caractacus. Il aime sans doute les grands noms bien portés; mais, s'il est heureux de voir les petits-fils des hommes illustres soutenir la gloire de leurs aïeux, il ne se croit pas obligé de dissimuler leurs fautes, quand ils en commettent. Il nous montre « les plus grands personnages, et qui portent les noms les plus respectés, s'abaissant, sur l'ordre de Tibère, aux plus honteuses délations (3) ». Est-ce là le langage d'un homme qui s'est livré tout à fait au parti de l'aristocratie, et que ses préférences politiques empêchent de connaître ou de dire la vérité?

 1. Ann., XV, 44.
 2. Ann., II, 28. Voyez aussi Ann., III, 55.
3. Ann., VI, 7. Ailleurs, parmi ces délateurs, il nomme un Por­cius Cato (Ann., IV, 68).

Voit-on qu'il se soit mis en peine de l'hon­neur de ces nobles familles auxquelles on le dit si in­féodé? A-t-il au moins cherché à donnera ces grands seigneurs, pendant ces épreuves terribles, une attitude qui leur conservât l'estime publique? Il les représente au contraire humbles et tremblants, luttant de flatteries, résignés à toutes les bassesses pour sauver leurs jours, et l'on peut dire que ce qui ressort le mieux de ses ouvrages, ce qu'il dépeint avec le plus d'énergie, ce qui lui cause le plus de dégoût ou de colère, après la cruauté des Césars, c'est la servilité du sénat.
    Il y a donc parfois chez Tacite des tendances con­traires et qui se combattent : tantôt il cède aux opinions de ceux qui l'entourent, et tantôt il leur résiste; mais ces alternatives mêmes font voir qu'il n'avait pas pris d'avance la résolution de tout approuver chez eux, et que ce n'était pas, comme on le prétend, l'homme d'un parti. En réalité il ne leur cède que par surprise, et il leur résiste par raison. Quand on veut le connaître, le juger, il convient de dégager de ces indécisions et de ces contradictions d'un moment sa physionomie véritable, et il ne me semble pas qu'il soit difficile d'y arriver, quand on lit ses ouvrages sans complaisance et sans préven­tion. L'idée que cette lecture donne de lui n'est pas celle qu'on en a d'ordinaire, et l'on est d'abord frappé des er­reurs de tout genre qui se sont répandues on ne sait comment sur son caractère et ses opinions. On le prend pour un républicain convaincu; il s'est toujours donné pour un partisan résigné de l'empire. Il passe pour un ardent révolutionnaire; nous venons de voir que c'était quelquefois le plus timide des conservateurs. Les gens qui ne l'aiment pas l'appellent un pamphlétaire; jamais nom ne fut plus mal appliqué. Ses Histoires et ses Annales ne ressemblaient en rien à ces livres éphémères destinés à flatter la passion du moment et à disparaître avec elle; ce n'étaient pas de ces écrits anonymes et désavoués qui se glissent furtivement dans le monde et tirent leur intérêt de leur mystère. Ils se sont produits sans gêne, au grand jour; attendus avec impatience, publiés avec éclat, ils furent accueillis sans contestation et regardés dès leur apparition comme des chefs-d'œuvre (1). Loin qu'ils aient nui à sa faveur, on peut être assuré qu'ils l'ont affermie, et que parmi ses lecteurs les plus assidus et ses admirateurs les plus vifs on comptait l'empereur et son entourage. On se le représente volontiers comme une sorte de conspirateur « qui s'est chargé de la vengeance des peuples (2)», qui vit seul et dans l'ombre, épiant le tyran qu'il doit livrer à la haine de la postérité. C'est une grande erreur ; il a vécu au contraire dans les charges publiques, remplissant les plus hautes fonctions de l'État, et servant fidèlement ses maîtres, même les plus méchants. Il avait pris sans doute pour lui ce conseil qu'il met dans la bouche d'un des personnages de son histoire : « II faut souhaiter les bons princes, et se résigner à souffrir les mauvais (3). » II fut préteur sous Domitien, et nous ne voyons pas qu'il

1. pline, Epist., VIII, 33 : « auguror, nec me fallit augurium, historias tuas immortales futuras » M. Mommsen a même conclu d'une lettre de Pline que le succès des livres de son ami fut un peu plus vif qu'il ne l'aurait souhaité. Il se mettait au second rang de bonne grâce, en se comparant à Tacite, mais il lui déplaisait de voir que l'intervalle devenait si grand.
2. Cette expression est de Chateaubriand, dans son fameux article du Mercure, qui souleva la colère de Napoléon.
3. Hist., IV, 8. A la vérité, c'est un délateur que Tacite fait par­ler, mais il a mis la même idée ailleurs, dans la bouche de Cerialis (Hist., IV, 74).

ait senti le besoin d'attirer sur lui la colère de l'empe­reur par des hardiesses inutiles. Il fît partie de ce sénat timide que le « Néron chauve » associait à ses cruautés. Il était parmi ceux dont on observait la pâleur et dont on comptait les soupirs, quand on amenait devant eux quelque victime importante. Il a vu traîner Helvidius en prison, il a été le juge de Sénécion et de Rusticus. As­surément il a dû souffrir beaucoup à ces horribles spec­tacles, mais enfin il les supporta ; et puisqu'il a survécu à Domitien et qu'il a continué d'être en faveur, il faut bien admettre qu'il s'est résigné à faire comme les autres et qu'il ne lui a pas refusé ces hommages sans lesquels on ne conservait alors ni sa position ni sa vie.
De tous ses ouvrages, celui qui prouve le mieux com­bien Tacite appartenait en toute chose au parti de la sagesse et de la soumission, c'est la Vie d'Agricola. On s'est beaucoup demandé, dans ces dernières années, ce qu'il avait voulu faire en l'écrivant (1) : est-ce une imita­tion de ces éloges funèbres qu'on prononçait sur le Fo­rum? Est-ce une simple biographie, comme celle que Rusticus avait composée sur Thraséa, et Sénécion sur Helvidius? C'est, je crois, autre chose encore. Tacite, quand il l'écrivit, avait un dessein tout politique, et la mémoire d'Agricola fut surtout une occasion pour lui d'exposer ses sentiments. Il était arrivé, à la mort de Domitien, ce qui se produit d'ordinaire dans les réactions violentes.

1. Voyez surtout l'article de M. Hübner, Hermès, I, p. 438 et 439. J'ai moi-même émis l'idée que l’Agricola devait être une sorte de pamphlet politique (Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1870). De­puis, M. Gantrelle a développé cette opinion dans la Revue de l'in­struction publique en Belgique, 1 mai 1870, et il ne me semble pas que les discussions auxquelles elle a donné lieu en Allemagne l'aient ébranlée.

On fêtait les victimes du régime déchu (1); parmi ceux qui se vantaient de l'avoir toujours détesté, il est probable qu'on faisait des catégories : il y avait les ennemis de la veille et ceux de l'avant-veille, qui se dis­putaient aigrement la faveur publique ; mais les uns et les autres s'accordaient à poursuivre d'injures et de me­naces tous ceux qui avaient servi le tyran. Tacite trouvait qu'on allait trop loin ; il lui semblait qu'on était injuste pour les gens qui, dans ces temps dangereux, avaient tâché de résoudre le plus honnêtement possible le dif­ficile problème de vivre, et il ne croyait pas qu'on dût les appeler des lâches parce qu'ils se résignaient à souf­frir les maux qu'ils ne pouvaient pas empêcher. Agricola, dont il fait l'éloge, n'était pas seulement son beau-père, mais un héros selon son cœur, patient, modéré, ennemi des provocations et des forfanteries, « qui savait condescendre à propos et mêler l'utile à l'honnête (2) », qui ne courait pas au-devant des dangers et ne s'exposait pas aux colères du maître quand on pouvait les éviter. Cet homme si actif, si résolu devant l'ennemi, se taisait et se cachait à Rome, quand les circonstances le deman­daient. Il se prêta plus d'une fois de bonne grâce aux exigences de Domitien ; à son retour de Bretagne, il consentit à le remercier d'une injustice qu'il en avait reçue, pour ne pas l'irriter davantage, et il lui laissa en mourant une partie de sa fortune, comme à son meil­leur ami, de peur qu'il n'eût la tentation de la prendre tout entière. Tacite l'approuve sans réserve, et il combat par son exemple les partisans des oppositions radicales et des résistances aventureuses.

1. pline, Epist., VIII, 12; voyez aussi IX, 13.
2. Agric., 8 : « peritus obsequi, eruditusque utilia honestis miscere ».

« Que tous les exagérés, dit-il avec une vivacité qui sent la contradiction et la lutte, que les admirateurs de tout ce qui brave le pouvoir apprennent que, même sous de mauvais princes, il peut y avoir de grands hommes, et que la modération et l'obéissance, si le talent et la vigueur les accompa­gnent, méritent autant de gloire que cette témérité qui se précipite au hasard, sans profit pour la république, et court après l'honneur d'une mort qui fasse du bruit (1).» Il est impossible d'être plus éloigné des sentiments d'un révolutionnaire.
    C'est aussi cette répugnance pour tout ce qui lui pa­raît excessif, imprudent, chimérique, qui l'a prévenu contre la philosophie. Ici encore il s'éloigne des opi­nions de ce grand monde auquel on l'accuse de s'être livré tout entier. La philosophie y était en grande faveur, et son ami Pline, qui tient beaucoup à ménager ces gens d'esprit qui font les renommées, ne manque pas une occasion de lui prodiguer ses respects. Tacites au contraire s'en méfie, et ne le cache pas. Il dit ouvertement « qu'il ne convient pas à un Romain et à un sénateur d'avoir un goût trop vif pour elle », et accuse ceux qui la cultivent de passer d'ordinaire la mesure (2) ; il trouve que c'est un beau nom dont les fainéants se servent souvent pour déguiser leur paresse (3). Ceux qui s'y sont acquis le plus de gloire ne lui plaisent pas tout à fait. Il est en général assez sévère pour Sénèque.

1. Agric,, 42. Ce n'est pas non plus sans motif que dans un autre passage il rappelle que tout le monde a été complice des cruauté de Domitien : mox nostrae duxere Helvidium in carcerem magnus, etc. En s'accusant ainsi lui-même, il se donne le droit de rappeler à plusieurs de ceux qui crient le plus fort contre le régime passé qu'ils l'avaient patiemment supporté tant qu'il exista. .
2. Agric., 4.
3. Hist., IV, 5.

Thraséa lui-même n'échappe pas entièrement à ses re­proches (1), et il se moque gaiement du bon Musonius Rufus, qui avait eu l'imprudence de venir faire une leçon sur la paix à deux armées qui allaient se battre, et qui fut forcé, pour se sauver, « de laisser là au plus vite sa morale intempestive (2) ». Il est clair qu'il était de ceux qui accusaient les philosophes de mettre dans leur opposition un peu trop d'entêtement et de vanité. Pour lui, ses visées sont moins hautes et le rôle qu'il ambi­tionne est plus modeste : « Tâchons, dit-il, de trouver entre la résistance qui se perd et la servilité qui se dés­honore une route exempte à la fois de bassesse et de danger (3). » Cette route était difficile à tenir sous un Domitien ; elle devint plus aisée quand l'honnêteté monta sur le trône avec Nerva. L'élection de Trajan surtout combla tous les vœux de Tacite et ne lui laissa rien à regretter dans le passé ou à désirer pour l'avenir (4). Les effusions de joie avec lesquelles il célèbre « l'aurore de ce siècle fortuné (5) » montrent bien qu'il possédait enfin le gouvernement qui lui semblait préférable aux autres, et que sous les plus mauvais empereurs il n'a jamais at­tendu et souhaité que l'avènement d'un bon prince.

1. Ann., XIV, 12 : sibi causam periculi fecit, ceteris initium libertatis non praebuit.
2. Hist., III, 81.         .
3. Ann., IV, 20.
4. Il semble que Tacite voyait une garantie pour le bonheur de Rome dans ce fait que l'empire n'était pas tout à fait héréditaire, et qu'en général l'empereur régnant élisait son successeur et l'adop­tait. Il le fait dire à Galba (Hist., I, 16). Pline exprime la même opinion (Paneg., 7 et 8). Il est certain, que parmi les Antonins, le seul mauvais fut celui qui succéda à son père légitime, le fils de Marc-Aurèle, Commode.
5. Agric., 2 : beatissimi seculi ortu.

III
Juvénal. — Difficulté de le connaître. — Ce qu'il nous dit de sa fortune et de sa situation. — Sa colère contre l'aristocratie qui l'a mal accueilli. — Juvénal peintre des petites gens.
C'est pourtant au début de ces belles années saluées avec tant d'enthousiasme par Tacite, au moment où Rome devait être le plus sensible à ce bonheur, qui ne lui était guère connu, d'être gouvernée par un prince libéral et honnête, qu'une voix discordante et emportée s'élève, celle de Juvénal, qui accuse son temps avec une violence inouïe, et qui voudrait nous faire croire que jamais l'humanité n'a été si criminelle ni si misérable. Juvénal est un problème pour nous. Quand on songe qu'il vivait sous Trajan et sous Hadrien, que le siècle qu'il a si maltraité est celui dont les historiens nous ont fait de si grands éloges, on ne sait comment expliquer son amertume, on ne peut rien comprendre à sa colère. Pourquoi s'est-il mis ainsi en contradiction avec tous ses contemporains ? Comment se décider entre eux et lui? Qui donc trompe la postérité, qui nous a menti, de l'histoire, qui dit tant de bien de cette époque, ou du poète, qui en a laissé des tableaux si repoussants? Ce problème est le plus important de ceux que soulève la lecture du satirique latin. Certes l'écrivain et le poète sont intéressants à étudier chez lui, mais il importe bien plus de connaître ce que valent l'homme et le mora­liste (1).

1. Voyez, dans les Études sur les poètes latins de la décadence, de M. Nisard, les chapitres intéressants qu'il a consacrés à Juvénal. Personne n'a mieux fait connaître le génie du satirique, avec ses grandeurs et ses faiblesses; avant M. Nisard on se contentait d'ordinaire de lui donner quelques éloges vagues. Il a cherché à déter­miner, par une analyse pénétrante, quelle était dans ses vers la part de la sincérité et celle- de la déclamation.

 

Son talent n'a pas de contradicteurs, tandis qu'on hésite sur son caractère, et qu'on discute la valeur de ses jugements. La première question qu'on se pose quand on le lit, c'est de savoir quelle confiance on peut lui accorder et s'il est digne de tenir en échec toutes les affirmations de l'histoire. C'est aussi à cette question que je vais d'abord essayer de répondre.
    Toutes les fois qu'un homme s'arroge le droit de faire le procès à son temps, il convient de le traiter comme on fait d'un témoin en justice : pour savoir ce que vaut sa parole, il faut chercher ce qu'a été sa vie. L'autorité de ses reproches est-elle appuyée sur une conduite aus­tère? N'était-il pas disposé, par sa naissance ou sa for­tune, à juger durement ses contemporains, et, sous pré­texte de défendre la cause de la morale et de la vertu, ne vengeait-il pas des injures privées? La plupart de ces questions restent sans réponse pour Juvénal. Sa biogra­phie nous est très mal connue. L'événement le plus considérable de sa vie, l'exil auquel il fut condamné pour avoir été trop hardi dans ses satires, nous a été raconté avec des circonstances très différentes, et l'on ne sait pas même avec certitude le nom de l'empereur sous lequel il fut exilé. Si, pour suppléer au silence de ses biographes, on s'adresse à l'auteur lui-même, on n'est guère plus satisfait : il nous parle de lui le moins qu'il peut. C'était pourtant une habitude chez les sati­riques latins de se mettre volontiers en scène. La vie de Lucilius, nous dit Horace, était peinte dans ses écrits comme dans un tableau (1) ; Horace aussi nous entretient souvent de la sienne, et il est facile avec ses vers de refaire toute sonhistoire.

1 hor., Sat., II, 1, 34.

Juvénal est plus modeste ou plus prudent, et il se livre rarement au public. Quel qu'ait été le motif de cette réserve, elle n'a pas été inu­tile à sa gloire, il est rare que la personnalité d'un sati­rique, quand elle se fait trop voir, n'enlève pas quelque poids à ses leçons ; la vie la plus pure a toujours ses faiblesses et ses fautes, dont la malveillance s'empare et qu'elle est heureuse d'exagérer, car celui qui est sévère aux autres pousse naturellement les autres à l'être pour lui. Tout le monde se demande alors comment il a eu si peu d'indulgence pour ses contemporains quand il en avait besoin pour lui-même, et où il a pris le droit, n'étant pas irréprochable, de les traiter sans pitié. Juvé­nal, en se cachant, a su échapper à tous ces reproches. Comme on connaît très mal sa vie, rien n'empêche ses admirateurs de lui en imaginer une qui soit tout à fait en rapport avec les sentiments qu'il exprime, de se le figurer, non pas tel qu'il était, mais comme il devait être. C'est ainsi que l'obscurité l'a grandi. Cette main qui sort des ténèbres pour frapper une société coupable a pris quelque chose d'étrange et d'effrayant. Ce n'est plus un satirique ordinaire, un homme dont l'autorité est limitée par les faiblesses de sa vie, c'est la satire elle-même qui venge la morale et la vertu outra­gées.
    Il faut pourtant le faire sortir de ces ombres et jeter, s'il est possible, un rayon de lumière sur cette figure qui nous fuit. Quelque soin qu'il ait eu de parler le moins possible de lui, ses ouvrages laissent échapper de temps en temps des confidences discrètes qu'il importe de recueillir ; elles nous font d'abord entrevoir quelles étaient sa situation et sa fortune. Nous savons par ses biographes qu'il était le fils ou l'enfant adoptif (alumnus) d'un riche affranchi d'Aquinum (1). Il devait donc avoir, à son entrée dans la vie, une certaine aisance, et à la manière dont il parle dans ses dernières satires, qui sont de sa vieillesse, on voit bien qu'il ne l'avait pas compromise. Au retour d'un de ses amis qu'il avait cru perdu, il raconte qu'il a immolé deux brebis à Minerve et à Junon et un veau à Jupiter. « Si j'étais plus riche, ajoute-t-il, si ma fortune répondait à mon affection, je ferais traîner à l'autel une victime plus grasse qu'Hispulla, un  bœuf nourri dans les pâturages de Clitumnes (2).» C'est quelque chose pourtant que de sacrifier des veaux et des brebis; tout le monde n'en pouvait pas faire autant, et Martial aurait bien été forcé de chercher un autre moyen de témoigner aux dieux sa reconnaissance. Ailleurs Juvénal décrit un dîner qu'il compte donner à ses amis. Il a grand soin d'annoncer que le repas ne sera point somptueux, et il profite de l'occasion pour railler les dépenses insensées des grands seigneurs de son temps. Son menu cependant n'est pas trop frugal.  « Le marché ne fera point les frais du dîner, dit-il ; on m'en­verra des environs de Tibur un chevreau gras qui n'a point encore brouté l'herbe, puis des asperges, puis, avec de beaux œufs encore chauds dans leur foin, les mères qui les ont pondus, enfin des raisins conservés pendant une saison et tels encore qu'ils étaient sur leur vigne, des poires de Signia et de Syrie, et dans les mêmes corbeilles des pommes au frais parfum, aussi belles que celles du Picénum (3). »

1. Les diverses biographies de Juvénal ont été réunies par Otto Jahn dans son excellente édition du satirique.
2. XII, 11.
3. XI, 74. Je cite ce morceau et les suivants d'après excellente traduction de M Despois, qui reproduit si bien la verve et le mou­vement du texte.

Ce n'est pas tout à fait, comme on voit, un dîner de Spartiate, et Horace recevait ses amis à moins de frais. Ajoutons que le servie répond au menu. Sans doute on ne trouve pas chez Juvénal de ces maîtres d'hôtel, comme on en rencontre chez Trimalchion, véritables virtuoses qui découpent en mesure, et avec des gestes de pantomime. Il a pourtant plusieurs esclaves : « Mes deux serviteurs ont même costume, cheveux courts et sans frisures, peignés exprès pour ce grand jour ; l'un est le fils de mon pâtre, l'autre est le fils de mon bouvier ; il soupire après sa mère qu’il n'a pas vue depuis longtemps. Il te versera du vin récolté sur les coteaux d'où lui-même il est venu à Rome et au pied desquels il jouait naguère : le vin et l'échanson sont du même cru  (1). » Ainsi Juvénal possède un bouvier et un pâtre, il fait venir un chevreau de Tibur, sa doute de quelque propriété qui lui appartient, et il récolte sa provision de vin chez lui. Il n'eut donc pas besoin de mendier pour vivre, comme la plupart de ses confrères en littérature; il n'était pas réduit au triste sort de Rubrénus Lappa, qui mettait sa pièce d’Atrée engage quand il voulait se payer un manteau, ou de Stace qui serait mort de faim si l'histrion Paris ne lui avait acheté son Agavé. Il ne se trouvait pourtant pas riche et se mettait volontiers parmi ces gens de peu (mediocres) pour qui le monde est si sévère; mais n'a-t-il pas fait remarquer que personne n'est satisfait de son sort ? Dans un passage curieux où il s'élève contre ceux qui sont insatiables, il essaye de fixer la limite où l'on doit raisonnablement s'arrêter dans la recherche de la fortune.

1. XI, 150.

Cette limite est pour lui le revenu de trois chevaliers réunis, c'est-à-dire 12 000 livres de rente (1). C'était mettre assez haut son idéal : un revenu de 12 000 francs était considérable dans une société où les fortunes moyennes n'existaient pas, et qui se composait de mil­lionnaires et de mendiants ; on pouvait ne pas l'attein­dre sans être pauvre pour cela. Il est donc permis de penser que si Juvénal n'était pas aussi riche qu'il l'aurait voulu, s'il ne possédait pas tout à fait les 12 000 francs de rente qui lui semblaient nécessaires pour bien vi­vre, il n'en était pas moins à son aise, et qu'il ne faut pas le ranger parmi ceux dont il a dit avec tant de tris­tesse : « II est bien difficile à l'homme de mérite de se faire un nom quand la misère est à son foyer (2). »
Ce qui achève de le prouver, c'est que lorsqu'il vint d'Aquinum à Rome il ne se mit pas en peine de choisir un métier qui pût le nourrir. Il suivit uniquement ses préférences et se décida pour cette éloquence d'apparat et d'école qu'on appelait la déclamation. Voilà un goût bien étrange chez un esprit qui nous semble de loin si sérieux ! Pendant la moitié de sa vie il déclama, c'est-à-dire qu'à certains jours il convoquait par des lettres et des affiches tous les beaux esprits de Rome à se réunir dans une salle qu'il avait louée, pour l'entendre plaider des causes imaginaires, et trouver des arguments nou­veaux sur des sujets mille fois traités. Son biographe nous dit qu'il déclamait pour son agrément (anïmi causa); mais il est difficile d'admettre qu'en se livrant à ce travail futile il n'ait cherché que le plaisir de don­ner des conseils à Sylla ou de défendre des gens qui n’avait jamais été mis en cause. Il voulait évidemment se faire connaître ;

1. XIV, 322.
2 .111, 164.

il espérait arriver à la réputation et faire parler de lui dans Rome. Y est-il parvenu ? A-t-il acquis, dans ces exercices d'école, un nom qui répondît à son talent? Cela paraît douteux. Martial 1'appelle bien quelque part « l'éloquent Juvénal » ; mais c'est peut-être un de ces compliments d'ami auxquels il ne faut pas trop donner d'importance. Ce qui est sûr c'est que son nom ne se trouve pas une seule fois dans la correspondance de Pline, qui contient tout le mouvement littéraire de ce siècle (1). Dans la suite, quand Juvénal eut quitté son premier métier, il n'en parla jamais sans amertume. « Moi aussi, disait-il, j'ai tendu la main à la férule ; tout comme un autre, j'ai tâché de persuader à Sylla de rentrer dans la vie privée et dormir sur les deux oreilles (2). » Se serait-il servi de termes railleurs, si cette époque lui avait rappelé souvenirs des souvenirs de triomphes? On a remarqué aussi qu'en général il est mal disposé pour ceux qui suivaient la même carrière que lui et qui y avaient mieux réussi. Il ne manque pas une occasion de se moquer de Quintilien ; il plaisante en passant Isée, ce déclamateur grec qui fit courir Rome entière, et auquel Pline a consacré une ses lettres. Cette mauvaise humeur manifeste, ces mots amers qui lui échappent sans cesse contre les déclamateurs et la déclamation, semblent trahir une espérance trompée.

1. M. Mommsen a prouvé que le premier livre des lettres de Pline avait été publié en 97, avant le règne de Trajan. Juvénal n’avait probablement pas encore écrit ses satires, et aucune raison ne pouvait empocher Pline de citer son nom, s'il s'était rendu célèbre par son éloquence. Voyez le mémoire de M. Mommsen sur la Vie de Pline le Jeune, traduit par M. Morel dans la bibliothèque de 1'école des hautes études.
2. 1, 15.

Il débuta dans la vie par un mécompte, et dut être d'abord mal disposé contre cette société qui refusait de le mettre au rang dont il se sentait digne.
    Elle avait pourtant du goût pour les gens de mérite. Les orateurs qui s'étaient fait un nom dans le barreau ou dans les écoles étaient bien accueillis de tout le monde. Cet Isée dont je viens de parler vivait fami­lièrement avec les plus grands personnages, et les lettres de Pline nous apprennent que de simples philo­sophes épousaient souvent des femmes de naissance très distinguée (1). Juvénal ne connut pas ces bonnes fortunes; rien n'indique qu'il ait pénétré dans l'intimité des grands seigneurs; probablement il ne dépassa jamais leurs antichambres. Il faut voir aussi comme il envie le sort de ce Virgile, un petit propriétaire de Mantoue, ou de cet Horace, le fils d'un esclave, qui tous deux arrivèrent à être les protégés de l'empereur et presque les confidents du premier ministre! Gardons-nous de croire, sur la foi de sa réputation, que Juvénal ait mé­prisé ces faveurs; n'allons pas nous le figurer comme un de ces mécontents superbes qui vivent dans une fière solitude, et que les nobles laissent dans leur isolement volontaire parce qu'ils refusent de se courber devant eux. Une indiscrétion piquante de son ami Martial détruirait ces illusions. — Tout le inonde connaît cette étrange institution de la sportule, dont vivait une bonne partie du peuple de Rome. Tous les matins, avant le jour, les pauvres clients des grandes maisons quittaient leurs quartiers lointains, pour venir à la porte des gens riches et y attendre leur réveil, ils voulaient tous arriver les premiers et paraître empressés à remplir leur devoir.

1. Epist., III, 11,5.

On les voyait rangés contre le mur, transis de froid en hiver, étouffant en été sous le poids de la toge, occupés à défendre leur place contre les chiens et les esclave jusqu'au moment où la porte s'ouvrait et où ils étaie successivement introduits dans l'atrium. Ils passaient alors en s'inclinant devant le maître, qui leur répond; par un salut dédaigneux, puis recevaient du trésorier après un examen minutieux, les 10 sesterces (2 francs) qui les faisaient vivre. Ce qu'on sait moins, c'est que Juvénal était de ces clients du matin qui assiégeaient les maisons des riches. On a conservé une pièce de vers très agréable où Martial, de retour enfin dans sa chère Espagne, décrit le repos et le bonheur dont il jouit, vante à son ami ces longs sommeils par lesquels il se rattrape de trente ans de veilles. «A ce moment peut-être,  lui dit-il, tu te promènes sans repos, mon cher Juvénal, dans la bruyante Suburra ou sur la colline de Diane. Couvert de cette lourde toge qui fait suer, tu te présentes chez les grands seigneurs et tu te fatigues à gravir les rampes du grand et du petit Cœlius (1). » Ce n'est pas que Juvénal eût besoin de tendre la main comme les autres ; sa fortune lui permettait de se passer de l'aumône des 10 sesterces, mais il voulait sans doute se faire des protecteurs puissants, il tenait peut-être à se mêler de quelque manière à ce monde somptueux qui n'avait pas d'autre accès pour lui, et ce désir lui faisait braver l'ennui de ces visites matinales. Il a donc supporté toutes ces humiliations qu'il a si souvent dépeintes. Il s'est levé au milieu de la nuit, il s'est habillé en toute hâte de peur d'être devancé par des clients plus zélés, il est parti à moitié vêtu, « il a grimpé au pas de course la montée glaciale des Esquilies,

1. Epigr., XII, 18.

alors que l’air frémissait fouetté par la grêle, et que son pauvre manteau ruisselait sous les giboulées du prin­temps (1) ». Il a subi les insultes de ces esclaves imper­tinents dont les grandes maisons étaient pleines, il s'est présenté humblement devant ce riche qui, encore assoupi par les plaisirs de la veille, s'est contenté de fixer sur lui un regard insolent, sans même daigner ouvrir la bouche.
Ut te respiciat clauso Veiento labello (2)
C'est sans doute alors que, malade et mécontent, mau­dissant Rome et ses ennuis, il prenait la résolution d'échapper à tous ces devoirs humiliants, et il allait se refaire, comme il dit, dans son cher Aquinum. La petite ville ne négligeait rien pour le bien accueillir et pour le garder; ce déclamateur obscur de Rome se retrouvait là un grand personnage dont ses compatriotes étaient fiers. Une inscription nous apprend qu'on l'avait revêtu de la première magistrature du pays, et que même, ce qui est assez singulier pour un sceptique comme lui, il avait accepté d'être le prêtre du dieu Vespasien (3). Il pou­vait donc y vivre heureux et honoré; mais il est pro­bable qu'il n'y restait guère. Dans cette satire célèbre où il décrit avec tant de verve les inconvénients des gran­des villes, il a oublié de nous dire le plus grand de tous : celui qui les a une fois connues ne peut jamais plus se passer d'elles; même quand elles ne le contentent pas, elles le dégoûtent de tout le reste.

1. VII, 76.
2. III, 185.
3. Mommsen, Ins. regni Neap., 4312.

Cette boue et ce bruit, ce mouvement fébrile, cette agitation désordonnée, ce tracas, ces ennuis, ces misères dont on se plaint amèrement quand on est forcé de les subir, forment en réalité un charme étrange et puissant auquel on ne peut plus se soustraire. Quelque tristesse qu'on éprouve à y rester, quelque résolution qu'on prenne de s'éloigner d'elles, il faut toujours qu'on revienne y vivre et y mourir! C'est ainsi que ce grand ennemi de Rome qui ne rêvait pas d'autre bonheur que d'aller vieillir dans un trou de lézard, « amoureux de sa bêche et soignant bien son petit clos (1) », se fatiguait bientôt du calme d'Aquinum, et qu'il revenait au plus vite dans cette ville qu'il détestait s'exposer de nouveau à tous ces mépris qui attendaient les pauvres gens à la porte des grands seigneurs.
    L'aristocratie romaine n'a donc pas fait un bon accueil à Juvénal ; il n'a pas pris chez elle la situation qu'avait Horace à la cour d'Auguste, parmi ces grands person­nages qui le traitaient en ami, qui venaient dîner sans façon chez lui le jour de sa fête, qui le consultaient sur des questions de littérature et de morale, et se tenaient honorés d'une ode ou d'une épître qui leur étaient adres­sées par le poète. Il n'y a pas de traces de familiarités de ce genre dans les satires de Juvénal, et cela ne nous surprend guère. Plus la noblesse romaine avait perdu de sa puissance, plus elle s'attachait à ces distinctions futiles qui la rendaient insupportable; elle se vengeait des outrages dont les Césars l'accablaient en les infligeant à son tour aux pauvres gens; il ne lui restait plus guère qu'un droit, celui d'être insolente avec ses infé­rieurs, et elle se plaisait à en abuser.

1.VIII,154.

Il n'y a rien qui nous blesse plus que ces mépris, surtout lorsqu'ils viennent de personnes qui en réalité n'ont pas plus de pouvoir que nous. Quand l'orgueil est appuyé sur une autorité réelle, il semble avoir sa raison, et on le supporte plus aisément; mais on ne peut pas se résigner à l'impertinence d'une aristocratie lorsqu'elle est à la fois impuissante et vaniteuse. Juvénal a parlé avec beaucoup d'aigreur de celle de Rome. Sa huitième satire semble n'être d'abord que le développement d'une thèse morale à la façon de Sénèque; mais on sent bientôt que d'anciennes blessures se réveillent, et un accent personnel et passionné remplace ces généralités philosophiques. Ce moraliste n'est pas un sage qui discourt à loisir et froidement sur les conditions humaines, c'est un homme qui a souffert de ces distinctions sociales et qui ne l'a pas oublié. Il a supporté les dédains de ce Damasippe, un cocher de grande famille, qui vit dans ses écuries, «qui délie la botte de foin et verse l'orge à ses chevaux (1)», de ce Lentulus, de ce Gracchus, qui se sont faits his­trions ou gladiateurs; il a entendu ce jeune fat, fier d'avoir sa maison pleine de portraits d'ancêtres, dire aux pauvres gens : « Vous autres, vous êtes des misérables, des gueux, la lie de notre populace; nul de vous ne saurait dire de quel pays sort son père. Moi, je descends de Cécrops. — Grand bien te fasse, lui répond-il, et puisses-tu longtemps savourer la gloire d'être descendu de si haut! Pourtant c'est dans cette populace que tu trouveras d'ordinaire le Romain dont la parole protège devant la justice le noble ignorant; c'est de celle canaille que sort le jurisconsulte qui sait résoudre les énigmes de la loi; c'est de là que partent nos jeunes et vaillants soldais pour aller sur l’Euphrate et chez les Bataves rejoindre les aigles qui veillent sur les nations domptées.

1. VIII, 154

Toi, tu es le descendant de Cécrops, voilà tout. Tu me fais l'effet d'un Hermès dans sa gaine ; ton seul avan­tage, c'est qu'un Hermès est de marbre; toi, tu es une statue qui vit (1). » Que de rancunes accumulées laissent entrevoir ces paroles, et comme on y sent la colère que le poète a dû ressentir des mépris de ce grand monde, où son talent semblait devoir lui donner une place, et qui ne voulut pas s'ouvrir pour lui!
    Repoussé par la bonne compagnie, Juvénal se retira dans la mauvaise. Il a pris soin de nous faire connaîtra lui-même quelques-unes des personnes qu'il fréquen­tait: société en vérité fort étrange pour un homme qui faisait profession de prêcher la vertu. Je ne dis rien de Martial, quoiqu'il fût loin d'être exemplaire; son amitié, s'il était seul, ne témoignerait pas trop contre Juvénal. C'était un poète si spirituel; il avait tant d'agrément dans l'esprit, tant de verve et de grâce, qu'on pouvait bien oublier les légèretés de sa conduite et de sa morale pour le charme de son talent. Je veux parler surtout de ceux à qui Juvénal adresse ses satires; ils n'ont pas l'air d'être des personnages imaginaires, et il les traite comme des amis avec lesquels il passait sa vie. Le plus honnête de tous est encore ce pauvre Umbritius, un poète crotté, qui, las de mourir de faim à Rome, se décide un jour à se retirer à Cumes, et dont tout le mobilier tient dans une petite charrette (2); mais que dire des autres?

1.VIII, 44.
2.III.

L'un d'eux est un coureur d'aventures galantes, débauché célèbre (mœchorum notissimus) quele retour imprévu d'un mari a forcé souvent à se cacher dans un coffre (1); l'autre est un parasite éhonté à qui l'espoir d'un dîner fait braver toute sorte d'outrages, qui se résigne aux injures des valets, aux railleries des affranchis, aux impertinences du maître, pour attraper quelque bon morceau et manger un peu mieux qu'il ne fait dans sa mansarde (2); un autre enfin tragique de lui-même et s'attribue de la meilleure grâce du monde le plus ignoble de tous les métiers (3). Voilà pourtant les gens à qui Juvénal adresse ses morales et dont il n'hé­site pas à se dire l'ami ! Il n'a pas cherché à nous faire un mystère de ces liaisons, tant elles lui paraissent naturelles, M. Nisard fait remarquer que chacune des petites pièces que lui adresse Martial contient une obscé­nité; c'était sans doute le ton ordinaire de l'entretien dans cette société, et c'est en la fréquentant que Juvénal a pris l'habitude des plaisanteries grossières et des pro­pos effrontés. Un jour qu'il adresse une invitation à dîner à l'un de ses meilleurs amis, il lui demande d'oublier tous les tracas du ménage: «Ne songe plus, lui dit-il, aux ennuis que te donne ta femme lorsqu'elle rentre le soir au logis, la coiffure dérangée, le teint enflammé, l'oreille rouge, les vêtements froissés d'une façon sus­pecte (4).» Voilà des railleries singulières, et il faut avouer que ce n'était pas un monde délicat et distingué que celui où l'on pouvait se permettre de plaisanter ainsi son ami sans craindre de le fâcher.
    C'est pourtant là ce qui fait l'originalité la plus piquante de la satire de Juvénal; elle nous introduit dans une société où nous ne pénétrerions pas sans elle.

1. VI, 43.
2. V.
3. IX.
4. XI, 186.

C'est la satire des petites gens. Nous sommes avec lui chez les poètes à jeun, chez les professeurs sans élèves, chez les avocats sans cause, chez les négociants ruinés, chez tous ceux qui vivent de privations ou d'aventures, qui frappent le matin à la porte des riches et qui s'en­dorment quelquefois le soir dans la taverne de Syrophœnix, « à côté des matelots, des filous, des esclaves fugitifs, des fabricants de cercueils et des prêtres men­diants de Cybèle (1)». Juvénal parle pour eux; il s'est fait leur interprète et leur défenseur, il connaît toutes leurs misères, il est admirable de force et de vérité quand il les décrit. Il a fréquenté ces poètes « qui font des vers sublimes dans de pauvres galetas (2) », ces rhéteurs, ces grammairiens auxquels on dispute leur maigre salaire, ces avocats qui comptent pour dîner sur le succès de leur plaidoirie, et « dont la faconde ronfle comme un soufflet de forge, tandis que le mensonge écume sur leurs lèvres (3)». Il a vécu parmi ces pauvres clients qui se présentent chez leurs patrons « avec une tunique sale et déchirée, une toge crottée, des souliers béants ou grossièrement rapiécés (4)» ; il les a entendus dire à ceux qui leur reprochent de tendre la main et d'accepter l'au­mône du riche : « Que voulez-vous donc, quand viendra décembre, que je réponde à ces épaules nues qui me demandent un vêtement, à ces pieds qui réclament des chaussures? Puis-je leur dire: Patience, attendez le retour des cigales? (5)» C'est là, je le répète, une grande partie de l'originalité de Juvénal.

1 .VIII, 174
2. VII, 28.
3. VII, 110.
4. III, 148.
5. IX, 66.

Personne encore, dans les lettres latines, n'avait daigné prendre la parole pour ce petit monde besogneux; sans lui, les plaintes de ces misérables ne seraient pas venues jusqu'à nous. Les historiens ne songent à s'apitoyer que sur les malheurs des grands personnages; il faut être sénateur ou che­valier pour avoir des droits à leurs larmes; la pitié de Juvénal descend beaucoup plus bas. Quand il dépeint les malheurs de la société, c'est presque toujours au point de vue des pauvres gens qu'il se place. Il adopte tous leurs préjugés et reproduit leurs plaintes; il juge le monde comme eux et ne s'appesantit que sur les maux dont ils souffrent. Dans cette première satire, où il étale avec tant de complaisance tous les vices de son temps, il en veut aux riches moins peut-être de dévorer leur fortune que de la dévorer tout seuls. Débauchés, avares et solitaires, ils n'appellent plus de compagnons pour les aider à se ruiner plus vite. « Eh quoi! s'écrie Juvénal, il n'y aura donc plus de parasites, nullus jam parasitus erit ! (1) » N'entendez-vous pas ce cri qui sort du cœur des Nœvolus, des Umbritius, des Trébius ? Ce n'est certes pas la morale qui peut être fâchée qu'on supprime ce métier honteux; mais que deviendront ceux qui faisaient profession d'en vivre? Juvénal s'est mis à leur place, et il a parlé en leur nom.
    Un des passages les plus curieux en ce genre et où le poète a le plus subi l'influence de son entourage, c'est celui où il attaque si vigoureusement les Grecs. On est tenté d'abord d'y voir l'expression du plus ardent patrio­tisme. « Citoyens, dit-il d'un ton solennel, je ne puis supporter que Rome soit devenue une ville grecque  (2). » Ne semble-t-il pas qu'on entend la voix de Caton le censeur?

1.I, 139.
2. III, 60.

Aussi que de critiques s'y sont trompés! Ils ont pris ces emportements au sérieux et se représentent Juvénal comme un des derniers défenseurs de la natio­nalité romaine. C'est une erreur profonde : le motif qui le fait gronder est moins élevé qu'on ne pense, et il n'y a au fond de cette colère qu'une rivalité de para­sites. Le vieux client romain, qui s'est habitué à vivre de la générosité des riches, ne peut pas supporter l'idée qu'un étranger va prendre sa place. « Ainsi, dit-il, il signerait avant moi, il aurait à table la place d'honneur, ce drôle jeté ici par le vent qui nous apporte les figues et les pruneaux! Ce n'est donc plus rien que d'avoir dans son enfance respiré l'air du mont Aventin et de s'être nourri des fruits de la Sabine (1). » Quelle étrange bouffée d'orgueil national ! Ne dirait-on pas, à l'enten­dre, que le droit de flatter le maître et de vivre à ses dépens est un privilège qu'on acquiert par la naissance ou le domicile, comme celui de voter les lois et d'élire les consuls? En réalité, ce ne sont pas les moyens em­ployés par les Grecs qui lui répugnent; il essayerait vo­lontiers de s'en servir, s'il pensait le faire avec succès. « Je pourrais bien flatter comme eux, dit-il; mais eux ils savent se faire croire (2) » Comment lutter de com­plaisance et de servilité avec cette race habile et souple? Le Grec naît comédien ; vous riez, il va rire plus fort que vous. Son patron laisse-t-il échapper une larme, le voilà tout en pleurs, sans être plus triste du reste. En hiver, demandez-vous un peu de feu, il endosse son manteau fourré. Il fait bien chaud, dites-vous, la sueur lui coule du front (3).» Voilà ce que le Romain ne sait pas faire.

1. III, 81.
2. III, 92.
3. III, 100.

Malgré ses efforts, il est toujours épais et maladroit: c'est un vice de nature. Ses reparties manquent de finesse, il mange gloutonnement, il a, jusque dans ses plus honteuses complaisances, des brusqueries et des rudesses qui ne peuvent pas se souf­frir ; il ne sait pas mettre autant de grâce et d'invention dans sa bassesse. Aussi, quand le patron a une fois goûté du Grec, qui flatte si bien ses penchants et qui sert si adroitement ses plaisirs, il ne peut plus revenir au lourd client romain.  « La lutte est inégale entre nous, dit tristement .Juvénal, ils ont trop d'avantages (1) ! » Encore s'ils laissaient le pauvre client s'asseoir sans bruit au bout de la table et de temps en temps égayer l'assistance de quelques bons mots  « qui sentent le terroir » ; mais non, ils veulent la maison tout entière.  « Un Romain n'a plus de place là où règnent un Protogène quelconque, un Diphile ou un Erimarque. Ils détestent le partage, le patron tout entier leur appar­tient. Qu'ils disent seulement un mot, toute ma servilité passée ne compte plus: il me faut déguerpir (3). »  C'est ainsi que ce malheureux, chassé de la maison du riche, l'imagination toute pleine des mets espérés ou entrevus, s'en revient tristement manger chez lui son misérable ordinaire (3). Voilà les raisons véritables qu'il a d'en vou­loir aux Grecs, et Juvénal, qui l'a souvent entendu gémir après son maigre dîner, nous a fidèlement trans­mis ses plaintes.

1. III, 104.
2. IlI, 118.
3. C'est ainsi que Pomponius, dans une atellane, décrit le mal­heur du parasite qui n'a pas été invité à dîner.

Ces détails étaient utiles à réunir. Ils nous font con­naître la situation véritable de Juvénal, et, quand on la connaît, on s'explique plus facilement le caractère de ses œuvres. Il en résulte qu'avant de devenir un grand poète, il n'était regardé que comme un de ces parleurs médiocres « qui ébranlaient de leur éloquence les salles de marbre de Fronton », que le grand monde ne l'avait pas accueilli, quoiqu'il eût fait, à ce qu'il semble, quelque effort pour y pénétrer, qu'il fréquentait une assez mauvaise compagnie et vivait volontiers parmi des débauchés et des parasites, bien qu'il fût au-dessus d'eux par sa fortune et par une certaine élévation naturelle de caractère, qu'en un mot, pour me servir d'expressions modernes, c'était un mécontent et un déclassé. Ces dis­positions, il faut l'avouer, n'étaient pas tout à fait celles qui pouvaient faire de lui un poète équitable et un sati­rique impartial.

IV
Pourquoi Juvénal s'est mis à écrire ses satires. — Suites de la révo­lution qui renversa Domitien. — Difficulté de savoir quelles étaient les opinions politiques de Juvénal. — Sa violence contre le passé. — Ses attaques contre les contemporains. — Peu de goût qu'il témoigne pour la bourgeoisie et le peuple. — II sollicite pour les gens de lettres les libéralités du prince.
Juvénal n'a jamais dit d'une manière précise pour­quoi il abandonna la prose et d'où lui vint un jour la pensée d'écrire en vers. Il attribue vaguement cette vo­cation subite à l'indignation que lui cause la vue des ridicules et des crimes dont il est témoin : « Quand je vois la fortune de tous nos patriciens effacée par l'opulence de ce drôle qui jadis, au temps de ma jeunesse, a fait crier ma barbe sous son rasoir, quand un faquin sorti de la canaille d'Egypte ramène fièrement sur son épaule la pourpre tyrienne,  il est difficile de ne pas écrire des satires... Puis-je dire la rage qui me sèche, qui me brûle le foie, lorsqu'un misérable qui a dépouillé son pupille encombre la voie publique de la horde de ses clients?... Comment à cette vue ne pas être tenté de s'arrêter là, en plein carrefour, de prendre ses tablettes et d'y marquer ces monstruosités qui passent? (1) » Sa colère est assurément très légitime, mais comment se fait-il qu'elle lui soit venue si tard? Il avait près de quarante ans quand il s'avisa de composer les premières satires que nous ayons de lui. Aucune d'elles, au moins sous la forme où nous les possédons, n'est antérieure au règne de Trajan. Faut-il croire qu'il n'y avait pas de débauchés ou de voleurs du temps de Domitien, ou qu'à ce moment Juvénal n'avait pas encore songé à s'irriter de leur présence? Pour qu'il soit devenu si violent à l'âge où d'ordinaire les grands emportements se calment, pour qu'il ait, à quarante ans, quand les habitudes de l'esprit sont définitives, quitté tout d'un coup la prose pour les vers, il faut supposer qu'une circonstance par­ticulière alluma sa verve et lui révéla son talent.
    Ce fut sans doute la révolution soudaine qui délivra l'empire de Domitien. Peu de princes ont été plus détestés que celui-là, quoique au premier abord il ne nous semble pas plus détestable que les autres; mais ce qui peut expliquer cette sorte de préférence de haine, c'est que, de Tibère à Néron, Rome n'avait pour ainsi dire pas respiré; la tyrannie y avait été continuelle, elle ne sur

1. I. 55.

prenait plus, et l'on en avait pris l'habitude. L'avène­ment de Vespasien changea ces dispositions. On crut que le mauvais sort de l'empire était conjuré, on attendit l'avenir avec confiance; on s'accoutuma de nouveau au bien-être, à la sécurité, à tous ces agréments de la vie dont il est si naturel de jouir qu'il ne semble plus pos­sible, quand on les possède, qu'on puisse en être jamais privé. Du temps de Vespasien et de Titus, personne ne songeait plus qu'on put revoir un jour Tibère ou Néron; on les revit pourtant tous les deux ensemble avec Domitien, qui semblait les avoir pris pour modèle et qui met­tait sa gloire à leur ressembler. Cette tyrannie parut plus lourde parce qu'elle était moins attendue; on détesta Domitien et pour les crimes qu'il avait commis et pour les espérances qu'il avait trompées. Cette haine furieuse explique l'ivresse de joie qui saisit le monde à la nou­velle de sa mort; on peut s'en faire une idée en lisant les lettres de Pline. « C'étaient, dit-il, de tous les côtés, des cris confus et tumultueux  (1).» Tous ceux qui avaient perdu quelque ami ou quelque parent cherchaient à les venger. Les délateurs tremblaient; ils allaient le soir trouver les gens qu'ils savaient irrités contre eux et s'hu­miliaient pour les désarmer, mais on ne leur accordait pas aisément ce pardon qu'ils sollicitaient. Toute cette jeu­nesse qui était entrée dans la vie politique à la mort de Vespasien, pleine de confiance en elle-même et d'espoir dans l'avenir, et que quinze ans de despotisme avaient condamnée à l'inaction et au silence, était heureuse d'agir et de parler; elle voulait frapper des coups d'éclat en attaquant les grands coupables. Dans ce réveil de la liberté, l'histoire se ranimait comme l'éloquence.

l. Epist., IX, 13 : incondito turbidoque clamore.

Fannius composait l'éloge des victimes de Néron (1); Capiton réunissait ses amis pour leur lire la vie des hommes illustres que Domitien avait fait périr (2). N'était-il pas naturel que la poésie ressentit aussi l'effet de cette réaction violente? Dans ses premières satires, Juvénal parle de la mort de Domitien comme d'un événement récent; elles furent écrites immédiatement après la révolution qui délivra l'empire, pendant ces premiers moments d'agitation et de bruit par lesquels on se dédommageait de quinze ans de silence. C'est donc, on peut le supposer, la haine de ce prince qui lui inspira ses premières poé­sies. Peut-être avait-il des raisons particulières de le haïr; beaucoup ont soupçonné que c'est sous Domitien et par son ordre qu'il fut exilé (3). On comprend alors que l'émotion publique ait excité jusqu'à la fureur ce cœur violent qui avait une injure personnelle à venger, et que la prose, quelque emportée qu'elle fut, ne lui ait pas suffi pour exprimer cette colère qui débordait. A la même époque et sous la même impression, Tacite débutait dans l'histoire en  écrivant  la vie  d'Agricola.  La destinée de ces deux grands écrivains  a été semblable; tous deux ont passé la plus grande partie de leur vie dans des occupations quidevaient être inutiles à leur gloire, tous deux ont été remis dans leur voie  naturelle par le même ébranlement politique, tous deux ont abordé à peu près au même âge le genre littéraire dans lequel ils devaient s'illustrer, où ils étaient maîtres du premier coup.

1.Pline, Epist., V, 5.
2. plise, Epist., VIII, 12.
3. C'est l'opinion de Fréd, Hermann; il l'a exprimée avec beaucoup de force en tête de l'édition qu'il a donné de Juvénal dans la collection de Teubner. Cependant il est plus probable que Juvénal ne fut exilé qu'à la fin de sa vie, sous Hadrien. Voyez la pré­face de Weidner (Juvenalis sat. Leips., 1873).

Sortie d'une révolution, il était naturel que la satire de Juvénal fût avant tout une satire politique; elle s'oc­cupe en effet volontiers des événements contempo­rains ou antérieurs, et dit librement son opinion sur les faits et sur les hommes. Cependant, si l'on se demande, après avoir lu les vers de Juvénal, à quel parti il appar­tient et quelle forme de gouvernement il préfère, la réponse n'est pas facile. C'est bientôt fait de dire avec Victor Hugo qu'il est « la vieille âme libre des républi­ques mortes » ; l'embarras commence quand on veut le prouver. Il n'y a pas un seul passage chez lui qui permette d'affirmer avec certitude que c'était un républicain. On a recours pour l'établir aux raisons les plus futiles. Quand par exemple il se plaint d'un patron qui fait servir à ses convives du vinaigre ou de la piquette, tan­dis qu'on lui verse du vin d'Albe et de Sétia, « du vin comme en buvaient Helvidius et Thraséa, couronnés de fleurs, pour célébrer la fête des deux Brutus (1) » ; — « les beaux vers, s'écrie aussitôt Lemaire, et comme on y voit qu'il aimait la liberté et qu'il détestait la tyran­nie (2)! » — «C'était un Romain de la vieille roche, » ajoute à son tour M. Widal (3). — C'était simplement un railleur qui n'était pas fâché de nous dire en passant que ces républicains terribles buvaient parfois d'excellent vin, et il faut en vérité beaucoup de complaisance pour voir dans cette boutade une profession de foi (4).
Je n'attache pas beaucoup plus d'importance aux éloges qu'il donne partout au passé.

1. V, 36.
2. Lemaire, Juven. sat., I, p.
3. Dans son livre intitulé Juvénal et ses satires.
4. Il ne faut pas oublier que ce n'était pas un crime à la cour de Trajan d'honorer la mémoire de ces héros de la république. Pline raconte que Titinius Capito ne se gênait pas pour avoir chez lui les images de Brutus, de Cassius  et de Caton, et qu'il composait des vers en leur honneur (Epist., l, 17)

C'était l'usage alors; tous les moralistes sont pleins de ces regrets de l'ancien temps, et les empereurs eux-mêmes, quand ils voulaient faire dans leurs édits quelque réprimande vertueuse à leurs sujets, ne manquaient pas de citer avec attendris­sement les exemples des Fabricius et des Cincinnatus. C'est dans le même sens que Juvénal parle de la vieille république; il en rappelle volontiers les vertus, il admire chez elle l'honnêteté des mœurs, la pauvreté des ameu­blements, la frugalité des repas. Au luxe de son temps, à tous ces raffinements de bien-être et d'élégance sans lesquels on ne peut plus vivre, il est heureux d'opposer le tableau d'une famille antique, ces enfants demi-nus qui se roulent dans la poussière, ce mari fatigué des travaux du jour qui se gorge de glands dans un coin, et auprès de lui sa femme, souvent plus sauvage que lui, qui abreuve ses fils à sa mamelle. « Cette dame-là, vous ne lui ressembliez guère, ô Cynthia! Non plus que vous, ô Lesbie, vous qui pour, pleurer un moineau avez compro­mis le doux éclat de vos yeux (1). » C'est donc plutôt en moraliste qu'en politique que Juvénal parle du passé, et il a l'air de regretter bien plus les vertus antiques que l'ancien gouvernement. Il n'a parlé du gouvernement républicain qu'une fois et avec une singulière légèreté : « depuis que nous ne vendons plus notre voix à per­sonne (2) », dit-il; cela signifie : depuis que nous avons cessé d'être libres et d'élire nos magistrats. Cette phrase railleuse n'indique pas, il faut l'avouer, un regret bien profond de la république.

1. VI, 7.
2 X, 77.

Il est vrai que, si Juvénal ne laisse pas trop voir ses préférences, en revanche il ne dissimule point ses haines. On sait de quelle manière cruelle il a traité tous les princes qui ont gouverné Rome depuis Auguste. N'est-ce pas un indice assuré de ses opinions politiques, et n'est-on pas en droit d'en conclure qu'un homme qui dit tant de mal des empereurs est un ennemi décidé de l'empire? Cette conclusion paraît d'abord très naturelle; il semble que des princes qui régnaient sur le même pays et au nom du même principe devaient se croire liés les uns aux autres, et que c'était une façon indirecte d'attaquer leur gouvernement que d'insulter leurs pré­décesseurs. Napoléon entendait de cette manière la soli­darité des rois; il prenait pour lui les compliments qu'on adressait à Charlemagne, et se tenait pour outragé quand on se permettait de dire du mal de Louis XIV; mais les Césars n'avaient pas les mêmes scrupules. Comme chacun d'eux avait été l'ennemi de celui qui régnait avant lui et qu'il s'en était souvent débarrassé pour prendre plus vite sa place, il n'avait aucun intérêt à défendre sa mémoire, et c'était même lui rendre ser­vice et lui faire plaisir que de l'attaquer. Depuis Auguste, qui souffrait que le flatteur Ovide le mît bien au-dessus de César (1), ce fut une tradition chez tous ces princes de permettre qu'on abaissât les autres pour paraître plus grands. Ils se chargeaient quelquefois eux-mêmes de ce soin, et l'on vient de retrouver à Trente un édit de l'empereur Claude où il parle très légèrement de son oncle Tibère et de son neveu Caligula (2).

1. Metam., XV, 745.
2. Voyez Hermès, IV, p. 99. Néron ne se piquait pas non plus de respecter ses prédécesseurs. Tacite dit qu'en nommant des préposés aux revenus publics il profita de l'occasion pour attaquer les princes qui avaient régné avant lui, « cum insectatione priorum principum » (Ann., XV, 18).

Cet exemple nous prouve que la mémoire  des Césars n'était pas re­gardée comme sacrée, et qu'on pouvait maltraiter l'em­pereur mort sans déplaire à l'empereur vivant. Les sé­vérités de Juvénal, quand elles s'adressaient au passé, n'étaient donc pas des crimes ou même des témérités, et beaucoup se les étaient permises, qu'on ne pouvait pas soupçonner d'être des républicains. Il a osé attaquer le chef de la dynastie impériale; mais avant lui Sénèque ne l'avait pas ménagé davantage : ne disait-il pas, dans un ouvrage dédié à Néron, que la clémence d'Auguste n'était qu'une cruauté fatiguée (1) ? Juvénal ne s'est pas fait faute de se moquer de l'apothéose de Claude : il plaisante sur la façon dont Agrippine « le précipita dans le ciel » en lui faisant manger cet excellent plat de champignons « après lequel il ne mangea plus rien (2) » ; mais qui parlait sans rire de ce dieu étrange? Sénèque est bien moins respectueux encore dans cette spirituelle satire qu'il composa quelques jours après la mort du prince, et au moment même où un décret du sénat lui ouvrait le ciel. Il est probable que ce charmant ouvrage fut bien ac­cueilli au Palatin, et qu'Agrippine et Néron, qui détes­taient Claude, s'amusèrent beaucoup en le lisant. Je ne dis rien de la manière dont Juvénal traite Domitien; quelque sévère qu'il soit pour ce prince, il ne l'est pas autant que Pline. Le Panégyrique était pourtant un dis­cours officiel; et si Pline, qui parlait en présence de Trajan, n'a pas cru qu'il fût nécessaire de modérer ses violences, c'est qu'elles étaient sans signification et sans danger, et qu'en disant des empereurs après leur mort ce que tout le monde en pensait pendant leur vie, on ne s'exposait pas à passer pour un ennemi du gouvernement impérial.

1. De clem., I, 11.
2. VI, 622.

    Mais Juvénal n'est-il pas allé beaucoup plus loin? Se­rait-il vrai de dire qu'il n'est sévère que pour le passé et l'empereur vivant échappe-t-il tout à fait à ces outrages qu'il prodigue aux empereurs morts? Quand il attaque la société romaine, de quelle société veut-il parler (1)? Est-ce à celle de son temps que s'applique sa sévérité, ou remonte-t-il plus haut et n'a-t-il l'intention d'atteindre que l'époque de Néron et de Domitien? La réponse parait d'abord douteuse. Juvénal a laissé sur ce point quelque obscurité, et cette obscurité me semble très volontaire. Il prévoyait sans doute le bruit qu'allaient faire ses satires; il en redoutait pour lui les consé­quences; aussi essaya-t-il, au milieu de ces hardiesses, de prendre ses précautions et de se garder une excuse. Si ses contemporains se fâchaient d'être ainsi maltraités, si le prince surtout, qu'on rend si aisément responsable de tous les vices de son temps, trouvait les tableaux trop chargés, il voulait pouvoir lui répondre qu'il s'agis­sait d'une autre époque, et qu'il parlait d'une société qui n'existait plus. Dans sa première satire, qui fut évidem­ment composée pour servir de préface à un recueil de ses œuvres, il veut nous persuader que ses reproches s'adressent, non pas à un siècle en particulier, mais à l'humanité tout entière. 

1. Voyez Borghesi, dans ses Annotazioni a Giovenale (Œuvres, t. V); a essayé d'établir l'époque où vivaient les personnages dont parle Juvénal et de fixer la date des événements auxquels il fait allusion.

« Tout ce qui se pratique dans le monde depuis que Deucalion jeta les cailloux derrière lui, toutes les passions qui agitent l'homme, l'espérance et la crainte, la colère et la volupté, la joie et l'inquié­tude, voilà la matière dont se compose mon petit livre (1) ».  Nous sommes bien avertis, il va remonter au déluge. On dirait pourtant qu'il n'espère pas nous le faire croire, car il reconnaît de bonne grâce, à la fin de la même satire, qu'il n'ira pas prendre ses sujets si loin. Il ne s'a­git plus alors de Deucalion, il nous annonce seulement qu'il n'attaquera que les morts : « Je veux essayer, dit-il, ce qu'il est permis de dire de ceux dont la cendre repose le long de la voie Flaminienne ou de la voie Latine. » Il a mal tenu sa parole, et il lui est arrivé plus d'une fois de maltraiter des gens qui n'étaient pas encore couchés dans leurs tombeaux de marbre le long des voies romaines; seulement il est curieux de voir, quand il ose le faire, les précautions qu'il prend pour nous dérouter. Il présente dans sa XIIIe satire une énumération effrayante des crimes qui se commettent tous les jours à Rome : assassinats, parjures, incendies, sacri­lèges, empoisonnements, parricides. Nous ne doutons pas en le lisant qu'il ne soit question de son époque: on ne décrit avec autant de verve que les spectacles qu'on a sous les yeux ; mais tout à coup il ajoute : « Tout ce que je viens de dire n'est que la moindre partie des crimes qu'on défère tous les jours à Gallicus (2). » Or ce Gallicus, nous le connaissons: c'était un préfet de Rome sous Domitien. Nous pensions que Juvénal parlait de son temps, cette petite phrase vient à propos nous détrom­per. Les contemporains de Trajan et d'Hadrien ne pour­ront pas se plaindre, ce n'est pas d'eux qu'il s'agit : le poète nous a brusquement jetés un quart de siècle en arrière.

1. I, 80.
2.. XIII, 157.

L'artifice est encore plus visible dans la satire contre la noblesse. Au milieu d'un développement, il s'interrompt sans motif pour nous dire : « A qui donc en ai-je en ce moment? C'est avec toi que je veux par­ler, Rubellius Plautus. » Les commentateurs sont assez surpris de cette brusque apostrophe, et, comme c'est leur usage, ils l'admirent beaucoup, faute de pouvoir l'expliquer. Elle me rappelle tout à fait ce mot du bon­homme Chrysale dans les Femmes savantes :
C'est à vous que je parle, ma sœur.
La situation est la même. Chrysale, décidé à faire un éclat, mais toujours tremblant devant sa femme, vou­drait bien lui persuader qu'il ne s'adresse qu'à Bélise. Juvénal, qui se souvient tout d'un coup que les grands seigneurs sont puissants et qu'il peut être dangereux de le prendre de trop haut avec eux, a soin de se choisir un interlocuteur commode et dont il n'ait rien à redouter. Comme Plautus est mort depuis cinquante ans, il n'y a pas à craindre qu'il se fâche, et voilà pourquoi il le prend si résolument à partie. En réalité, c'est à ses contemporains qu'il veut parler, c'est de son époque qu'il est mécontent. Les allusions au temps présent abon­dent dans ses vers, et il y est sans cesse question de personnages vivants (1). Les vices qu'il attaque sont ceux qu'il voit ou croit voir autour de lui. Quand il se de­mandesi jamais aucun siècle fut plus fertile en crimes, quand il dit : « La postérité n'ajoutera rien à nos dépra­vations ; je défie nos descendants de trouver du nouveau,

1. Borghesi (Œuvres, t. V, p. 509) a relevé quelques-unes de ces allusions.

le vice est à son comble, et il ne peut que baisser (1) », il n'y a pas à en douter, c'est de son siècle qu'il se plaint, c'est la société au milieu de laquelle il vit qui lui sem­ble si corrompue, et s'il n'a dit nulle part son opinion sur les empereurs qui rognent alors, c'est qu'il n'ose pas le faire; mais on voit bien à la façon dont il blâme leur temps et dont il parle de leurs actes, aux demi-mots qu'il laisse échapper et aux réticences qu'il s'impose, qu'il ne les met pas beaucoup au-dessus de leurs prédé­cesseurs.
    Parmi ces empereurs se trouve Trajan; il est clair que Trajan lui-même n'a pas désarmé la colère de Juvénal, et que le poète n'a pris aucune part à ces acclama­tions qui saluaient, selon l'expression de Tacite, l'au­rore de ce siècle fortuné. Certes on comprendrait que, tout en rendant justice aux vertus de ce prince honnête, Juvénal eût fait quelques réserves. Il pouvait n'être pas de l'avis de Tacite, qui proclamait que l'alliance était faite entre le principal et la liberté. En réalité, le régime impérial n'était pas changé dans son principe; le pouvoir restait tout entier dans les mains d'un homme, et s'il consentait à en partager quelques attributions avec le sénat et les consuls, c'était une générosité volontaire et qu'il était libre de révoquer. Le fleuve coulait toujours dans le même sens, seulement, nous dit Pline, les magistrats avaient la permission d'y faire quelques saignées à leur profit (quidam ad nos quoque velut rivi ex illo begnissimo fonte decurrunt (2). Ces petits filets de pouvoir suffisaient à Pline, qui se contentait de peu : n'a-t-il pas eu la naïveté de nous dire qu'il réclamait du prince non la liberté elle-même, mais seulement une apparence de liberté?

1.I. 147.
2. Epist., III, 20.

On n'en voudrait pas à Juvénal d'être plus exigeant. Il lui était permis de trouver que, même sous Trajan, la sécurité et la liberté des citoyens n'avaient pas assez de garanties. Le gouvernement res­tait le même, l'empereur seul était changé; la félicité publique ne s'appuyait que sur la vie du prince : ce n'é­tait pas assez, et une nation est en droit de chercher pour son bonheur des assurances plus solides. Voilà les réserves que pouvait légitimement faire Juvénal quand il parlait de Trajan ; mais il est allé plus loin, il ne s'est pas contenté de tempérer ses éloges par des restrictions, il a impitoyablement refusé de donner aucun éloge; c'est là que commence l'injustice. Il affecte de ne mettre aucune différence entre ce gouvernement imparfait sans doute, mais honnête et glorieux, et celui d'un Tibère ou d'un Néron. Il semble même parfois qu'il place l'époque de Néron et de Tibère bien au-dessus de celle de Trajan. N'a-t-il pas prétendu que jamais les provinces n'ont été plus mal gouvernées que de son temps, qu'elles en étaient venues à regretter même Verrès, qu'elles étaient pauvres et ruinées, et que, comme on ne leur avait rien laissé que leurs armes, elles ne tarderaient pas à se révolter contre Rome? Ce sont des exagérations dont l'histoire fait justice (1).

1. A la vérité, Aurélius Victor (Epitome, 43, 21) prétend que Tra­jan avait d'abord montré beaucoup de faiblesse pour les mauvais gouverneurs, et que c'est seulement plus tard, sur les avis de Plotine, qu'il se montra plus sévère. Mais je pense, comme M. de La Berge (Essai sur le règne de Trajan, p. 121), qu'il ne faut pas attacher d'importance à cette affirmation d'un si médiocre chroniqueur. Tout au plus peut-on admettre qu'à la suite de la révolution qui renversa Domitien, il y eut un peu de relâchement dans le gouver­nement de l'empire ; mais dès l'an 100, c'est-à-dire deux ans après

Il suffit pour y répondre de lire la correspondance que Pline entretint avec Trajan pen­dant qu'il gouvernait la Bithynie. On y voit les soins infinis et minutieux que prenait le prince pour assurer le bonheur et la sécurité de ses Etats. Il s'occupe de tout, aucun détail ne lui échappe. Jamais honnêteté plus active et plus scrupuleuse ne veilla au repos des provin­ces, jamais regard plus attentif ne fut jeté du Palatin sur le monde. Comment admettre que le proconsul qui se sentait toujours sous cet œil vigilant fût aussi libre de malverser qu'à l'époque de la république, quand il était jugé par des complices et surveillé par des amis décidés àne rien voir chez les autres pour ne pas les encourager à regarder chez eux? Celte correspondance nous fait connaître et aimer ce vaillant soldat, qui portait dans les affaires politiques un esprit si ferme et si résolu, tant de justice et de bon sens, tant d'énergie et d'huma­nité, qui écrivait à Pline, un jour que celui-ci lui de­mandait s'il fallait punir un jeune homme coupable d'avoir outragé sa statue : « C'est mon dessein de ne pas renouveler les procès de majesté; je ne veux pas avoir recours à la terreur pour obtenir le respect  (1) ». Que nous sommes loin de l'époque où Domitien condamnait une femme à mort parce qu'elle s'était permis de chan­ger de vêlements devant son image!
Ces différences entre les temps et les hommes sont visibles; comment se fait-il qu'elles n'aient pas frappé Juvénal? Comment ne nous laisse-t-il nulle part deviner que le régime sous lequel il vivait valait mieux que celui qui avait précédé? En le supposant sincère, et je

Son avènement, Trajan fit poursuivre Marius Prisens, et nous voyons qu'au même moment Pline lui fait de grands éloges sur la manière dont il surveille l'administration des provinces. (Pan., 70)
1.Pline, Epist., X, 82 (Ed. Keil).

ne vois pas de raison d'en douter, d'où sont venues ses préventions? Sont-elles l'effet d'un système politique arrêté, exclusif, qui, en s'imposant à son esprit, le rend pour tout le reste incapable de justice et d'impartialité ; et, s'il en est ainsi, quel peut être ce système ? Serait:ce, par exemple, un gouvernement où le peuple aurait plus de part? On est tenté de le croire quand on se souvient des beaux vers que j'ai cités, dans lesquels, pour abais­ser la noblesse, il relève les plébéiens, et montre qu'ils sont vraiment la force et l'honneur de l'État; mais faut-il chercher dans ce passage autre chose qu'un admirable élan de colère et la vengeance légitime d'un orgueil blessé? Juvénal demande-t-il en réalité pour ces pauvres gens que les grands seigneurs dédaignent une situation plus avantageuse dans l'empire? A-t-il prévu ou désiré un nouvel état social où l'on tiendrait plus de compte de tous ces déshérités de la naissance et de la fortune, et où les plébéiens reprendraient leurs droits politiques ? Cela paraît difficile à croire quand on le voit partout ailleurs traiter la plèbe de son temps avec le mépris que malheureusement elle méritait. C'est la tourbe des en­fants de Rémus, turba Remi (1), elle est toujours pour le plus fort, elle salue la fortune et déteste les proscrits. Elle forme le cortège ordinaire du vainqueur, et s'em­presse d'aller donner quelques coups de pied à l'ennemi de César quand il est à terre. Elle a perdu le goût du pouvoir, elle ne se soucie plus de la liberté; pourvu qu'on la nourrisse et qu'on l'amuse, le reste lui est indif­férent; elle ne demande à celui qui la gouverne que des spectacles et du pain.

1. X, 72,

Après un jugement aussi sévère, il n'est pas possible de croire que Juvénal voulût ré clamer des droits nouveaux pour un peuple aussi dé­gradé.
    A défaut du peuple, est-ce vers la petite bourgeoisie, vers ce monde actif et affairé de marchands et d'indus­triels de toute sorte, qu'il tourne les yeux? S'est-il fait le défenseur de ces commerçants, affranchis ou fils d'af­franchis, répandus alors dans toutes les villes de l'em­pire,  dont ils faisaient la  fortune? Les a-t-il   vengés des mépris des grands seigneurs, et a-t-il demandé pour eux plus de part dans les affaires de leur pays? C'est ici peut-être la plus grande et la plus curieuse inconsé­quence de Juvénal : ce violent ennemi de la noblesse se trouve en avoir conservé les préjugés les plus étroits. On comprend que, dans une société aristocratique, la première vertu soit l'immobilité. Ceux qui occupent les bonnes places trouvent naturellement qu'il convient que tout le monde reste où il est, et ils n'épargnent ni les railleries ni les insultes à ces fortunes subites qui dé­rangent l'ordre établi et leur créent des rivaux. Par une étrange aberration, la philosophie antique s'était faite, avec une complaisance qui nous surprend, la complice de l'aristocratie et de ses opinions. Sous prétexte qu'il faut être modéré dans ses désirs et se contenter de peu, elle avait fini par décourager l'industrie et l'activité qui s'appliquent aux choses de la vie, et par faire comme un devoir à tout le monde de rester dans sa condition. C'est ce que répètent tous les anciens sages, aussi bien ceux qui vivaient dans  un  tonneau, comme Diogène, que ceux qui, comme Sénèque, habitaient des palais. Horace avait prêché de son temps ces vieilles maximes; Juvénal aussi les accepte sans hésiter. Il s'emporte à tout propos contre ceux qui se donnent du mal pour faire fortune, et, ce qui est plus surprenant, c'est que de toutes les manières de s'enrichir il en veut principale­ment à celle qui nous semble le plus légitime. Jamais la richesse ne nous paraît mieux acquise que quand on l'a gagnée dans des voyages lointains, au prix de son re­pos, au péril de ses jours. Juvénal, au contraire, comme Horace, ne peut comprendre ces gens « qui ont établi leur domicile sur un vaisseau, qui s'y font secouer sans cesse par les vents du nord et du midi, pour rapporter de bien loin quelque marchandise puante », et les pires de tous les fous lui semblent être «ceux qui ne mettent que quelques planches entre la mort et eux (1) ». Il n'a guère plus d'estime pour les commerces moins hasardeux; il faut voir comme le poète affamé qu'il fait parler dans sa IIIe satire se donne des airs de grand seigneur pour se moquer de ces gens « qui prennent l'entreprise des ports et des boues de Rome, et même afferment les pompes funèbres ou les vidanges (2) ». Cette haine du commerce et de l'industrie était un héritage que l'ancienne aris­tocratie avait laissé aux temps nouveaux. Les préjugés survivent souvent aux sociétés qui leur ont donné nais­sance, et ils ne sont jamais plus tenaces que lorsqu'ils n'ont plus de raison d'être. Ils se perpétuent, on ne sait pourquoi, au milieu d'un monde qui repose sur des prin­cipes différents et s'imposent à des gens qui devraient leur échapper par leurs opinions et par leur naissance. Ne voyons-nous pas chez nous La Bruyère, qui avait vieilli dans une situation subalterne, moitié ami, moitié valet, chez ces Condé si durs à leurs serviteurs, ne le voyons-nous pas accepter toutes les antipathies, toutes les rancunes de cette aristocratie qui par moments lui

1.XIV, 289.
2. III, 32.

semblait si sotte et si désagréable? Il juge comme elle les financiers, « ces âmes sales, pétries de boue et d'or­dure, éprises du gain et de l'intérêt». Les spéculations heureuses lui semblent toujours des friponneries. Il rougit de honte à la vue de ces mariages disproportion­nés qui font entrer les filles des traitants dans les plus illustres familles de France, et toutes ces révolutions naturelles de la fortune, qui va des dissipateurs aux intelligents, lui semblent autant de sacrilèges. « Si cer­tains morts revenaient au monde, dit-il, et s'ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux si­tuées avec leurs châteaux et leurs maisons antiques pos­sédés par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle? » Leur opinion nous importe peu ; nous pensons aujourd'hui que la richesse appartient de droit aux plus industrieux, qu'il est naturel qu'elle passe de ceux qui n'ont pas su la conserver à ceux qui savent la con­quérir, que les terres et les domaines doivent aller aux gens qui, en faisant leur fortune, font celle des autres et de l'État, et nous trouvons fort étrange que le plébéien La Bruyère en soit indigné. De même, nous ne pouvons pas comprendre comment Juvénal, un fils d'affranchi, se montre si sévère pour ceux qui essayent de s'enrichir.
Si de pauvres gens, comme Umbritius ou Trébius, re­fusent de hasarder leur vie dans des entreprises lointaines ou de faire à Rome quelque commerce lucratif, quelle ressource leur reste-t-il pour vivre? Ils n'en ont plus qu'une, il faut qu'ils aillent le matin chez les riches solliciter la sportule, ou qu'ils se présentent l'après-midi au portique de Minucius pour recevoir le blé et l'huile que l'empereur accorde aux 200000 pauvres de Rome; en un mot, il faut qu'ils demandent l'aumône aux particuliers ou à l'État.
Juvénal accepte de bon cœur cette extrémité. A tous ces bas métiers qui déshonorent, il préfère ouvertement la charité publique ou privée ; il approuve tout à fait ces mendiants superbes, comme Umbriltius, qui se croiraient humiliés s'ils affermaient les boues ou les vidanges, et qui aiment bien mieux tendre la main. Une société lui semble très bien ordonnée quand une bonne partie des citoyens vit de la générosité des autres, et la principale raison qu'il a de regretter le passé, c'est que les riches étaient alors beaucoup plus généreux. L'heureux temps où l'on donnait sans compter, où la sportule coulait à flots, où les clients étaient toujours bien accueillis le matin et souvent reçus le soir à la table du maître ! Quels grands hommes que les Cotta, les Pison, les Lentulus! « Ils mettaient la gloire de donner bien au-dessus de celle qui leur venait de leur naissance et de leurs triomphes (1) ! » Ce n'est pas de ses beaux ouvrages qu'il faut féliciter Sénèque : on doit l'admirer surtout « parce qu'il envoyait souvent des cadeaux à ses clients pau­vres ». Fidèle à ces principes, Juvénal n'entrevoit aucun autre avenir pour les gens de lettres que d'être protégés par les grands seigneurs. Comme en général « la muse adorée donne plus de génie que de vêtements », il faut bien trouver quelqu'un qui vous nourrisse et vous cou­vre. Malheureusement il n'y a plus de Mécènes. « Où sont les Proculéius, les Fabius? Cotta et Lentulus n'ont pas de successeurs. (2) » Les lettres ne peuvent plus rien espérer des gens riches.

1. V. 110.
2. VII, 94.

Quelques-uns d'entre eux se sont avisés de se faire poètes, et quand on leur dédie un bel ouvrage, au lieu de répondre, comme il convient, en argent comptant, ils s'empressent de payer en vers. Les autres se ruinent en fantaisies coûteuses; ils construi­sent des villas et des portiques, ils dépensent leur for­tune avec des femmes à la mode ou entretiennent chez eux des lions apprivoisés, « comme si, après tout, un lion ne coûtait pas plus à nourrir qu'un poète (1) ». Que faire et à qui s'adresser? Juvénal n'hésite pas; si les ri­ches ferment leur bourse, il tendra résolument la main à l'empereur. « L'empereur, dit-il, tel est l'unique es­poir des lettres aujourd'hui, et leur seule raison d'être. (2)» Du reste, cette démarche ne parait pas lui coûter, et l'on ne peut pas dire qu'il s'y résigne de mauvaise grâce. Au contraire, quand il excite les jeunes poètes à profiter de la protection impériale, il a comme un air de triomphe. «Courage, leur dît-il, César vous regarde et vous anime; sa bonté souveraine ne cherche qu'une occasion de s'exercer. (3) » Voilà pourtant celui qui paraît être quel­quefois un implacable ennemi de l'empire, celui qu'on nous dépeint « comme la vieille âme libre des républi­ques mortes » ! En réalité, il se soucie aussi peu de l'empire que de la république. Ces clients misérables, ces littérateurs affamés dont il s'est fait l'interprète, ne portaient pas leur vue si haut. Comme ils ne trouvaient pas de sort plus souhaitable que de vivre des libéralités d'autrui, la société la plus parfaite leur semblait celle où ces libéralités seraient le plus abondantes. C'était leur idéal, et Juvénal le plus souvent ne parait pas en avoir d'autre.

1. VII, 77.
2. VII, 1.
3. VII, 20.

Ce n'est donc pas au nom d'une opinion politique qu'il s'est montré quelquefois si dur pour les Césars, sa colère était, non pas l'effet d'un système rai­sonné, mais d'un tempérament chagrin. Il était, comme je l'ai fait voir, de ces gens aigrispar la vie, que le sort a placés dans des situations irrégulières, qui, trompés dans leurs espérances, blessés dans leur orgueil, ont perdu l'équité. N'en faisons pas le défenseur convaincu d'une grande cause populaire, l'adversaire systématique et résolu d'un gouvernement odieux; il représentait un caractère plutôt qu'une opinion, il avait plus de passions que de principes, et aucun parti ne peut se prévaloir de son nom, si ce n'est ceux qui n'ont d'autre parti que d'être toujours mécontents.

V
Résumé et conclusion. — Quel était le véritable caractère de l'opposition sous les Césars
L'étude rapide que nous venons de faire des princi­paux écrivains de l'opposition sous l'empire nous montre combien ils étaient loin de s'accorder ensemble. Que d'indécisions, que d'incertitudes il règne dans leurs opi­nions! On ne voit jamais nettement ce qu'ils souhaitent, soit qu'ils n'osent pas le dire, soit qu'ils ne le sachent pas. Celui d'entre eux qui paraît le plus décidé à regret­ter le gouvernement ancien, quand il passe des paroles aux actes, ne travaille pas à le rétablir, et, après avoir dit tant de mal de l'empire, il entre dans un complot où l'on ne se propose que de mettre un empereur à la place d'un autre. Ce caractère hésitant, indécis, me semble celui de l'opposition entière : comme les grands écrivains qui la représentent, elle ne se plaint en général que pour se plaindre ou se soulager, sans avoir de plan politique ou de dessein prémédité; elle se compose de mécontents beaucoup plus que de conspirateurs.
    On a pourtant soutenu et l'on soutient encore le con­traire; on fait de ces mécontents  des politiques  pro­fonds, des ennemis acharnés, qui travaillaient sans relâ­che à la ruine de l'empire. Ce qui apu donner quelque créance à cette opinion, c'est qu'elle est soutenue à la fois par deux partis opposés qui, dans les jugements qu'ils portent, n'ont pas coutume d'être d'accord. Les amis de la république ont tâché d'établir, pour se don­ner des prédécesseurs et grossir leurs rangs, que tous les mécontents de l'époque impériale partageaient leurs principes, que c'étaient des républicains comme eux, et qu'ils avaient tous le dessein avoué ou secret de restau­rer le gouvernement que César avait détruit. Je crois que c'est une grande erreur; mais il s'est trouvé de plus que c'était une grande imprudence : les partisans de l'empire se sont empressés de s'en servir pour justifier les cruautés des Césars. «S'il est vrai, nous disent-ils, que Tibère et ses successeurs rencontraient en face d'eux des factieux armés contre leur pouvoir, des révolution­naires qui voulaient renverser l'ordre établi (et l'on n'en peut douter puisque leurs amis et leurs apologistes le confessent), il n'est plus surprenant qu'ils les aient com­battus avec tant de rigueur; ils avaient le droit et le de­voir de se défendre; ils représentaient l'ordre, l'auto­rité, la paix publique et faisaient bien de les protéger contre des rebelles. Entre eux et leurs adversaires, c'é­tait une lutte sans merci, et les rivaux, ne pouvant s'entendre, étaient bien réduits à se supprimer. » Cet argu­ment est celui dont on se sert le plus volontiers aujourd'hui,  surtout en Allemagne, pour défendre l'empire romain.
    Mais il est aisé d'y répondre, et je crois y avoir suf­fisamment répondu dans les pages qu'on vient de lire. J'ai montré que les républicains de principe n'étaient pas alors aussi nombreux qu'on le pense. D'abord, il ne devait guère s'en trouver hors de Rome. Les provinces se souvenaient de Verrès; et d'ailleurs,que leur impor­tait que l'autorité appartînt au sénat ou au prince, puis­qu'elles n'y avaient aucune part, et que sous tous les régimes il leur fallait obéir à des lois qu'elles n'avaient pas faîtes? Les opinions de l'armée n'étaient pas moins décidées ; c'est elle qui avait donné l'empire à César et jeté la république à terre. Elle ne la regrettait pas, et l'on nous dit que Scribonianus, qui s'était révolté contre Claude, fut abandonné de ses soldats parce qu'on crut qu'il voulait la rétablir (1). A Rome, où la domination des Césars était plus lourde et les souvenirs du passé plus vivants, on devait parfois regretter le temps où le peuple et le sénat faisaient eux-mêmes leurs affaires. Il était donc naturel qu'il y eût à Rome plus de républicains qu'ailleurs, mais même là ils étaient rares. Le peuple était attaché à des maîtres qui prenaient tant de soin de le nourrir et de l'amuser. Dans les classes plus élevées, parmi les lettrés et les riches, beaucoup avaient pris un goût très vif pour les plaisirs et le repos; ils savaient que, selon le mot de Sénèque, la liberté ne se donne pas pour rien (2), et comme ils ne se sentaient pas assez de cœur pour la payer ce qu'elle vaut, ils se consolaient aisément de l'avoir perdue.

1. Dion, LX, 15.
2. Epist., 104,34: « non potest gratis constare libertas.»

Ceux qui formaient des complots contre les Césars étaient d'ordinaire des ambi­tieux qui voulaient prendre leur place, et non des répu­blicains désintéressés qui travaillaient à rétablir le gouvernement ancien (1). Seul, ou presque seul, le tribun des prétoriens Chéréa, qui tua Caligula,  songeait à rendre l'autorité au sénat et au peuple, mais il n'y avait plus de peuple, et quant au sénat il éprouva plus de surprise que de joie de l’honneur qu'on voulait lui faire. On sait par quelle bouffonnerie finit cette tragédie san­glante : les soldats, qui fouillaient le Palatin pour y trouver un empereur, ayant rencontré Claude, qui tremblait entre deux portes, se saisirent de lui et le proclamèrent.
    Il est vrai que ceux mêmes qui ne conspiraient pas contre leurs maîtres ne les épargnaient pas dans leurs propos. « Vous ne faites plus de révoltes armées, leur disait Tertullien, mais vos langues sont toujours re­belles. (2) » II semble que ce soit une habitude et un besoin dans ce grand monde de Rome de n'être jamais content ; toutes les mesures que prend l'empereur sont suspectes, on trouve des raisons de se plaindre ou de se moquer de tout.

1. Les empereurs le savaient bien. Aussi les souvenirs de la répu­blique ne leur faisaient-ils pas peur. Ils semblaient même quel­quefois prendre plaisir à les rappeler. Trajan remit dans la circu­lation des monnaies anciennes où l'on voyait l'effigie des chefs du parti aristocratique : Sylla, Pompée, etc. Parmi ces monnaies se trouvait le fameux denier de la Gens Junia, qui portait d'un côté le nom et l'effigie de la Liberté, de l'autre, le consul Brutus et ses licteurs. « II fallait, dit M. de Witte, chez le prince qui permettait le renouvellement de ces souvenirs républicains, une confiance bien grande dans la force de son gouvernement et dans l'affection de ses sujets » (Revue de numismatique, 1865, p. 173).
2. Ad. nat., 1, 17 : « sinon armis, saltem lingua semper rebelles estis ».

Comme cette opposition qui ne respecte rien ne passe jamais des paroles aux actes et qu'elle est en réalité aussi timide qu'intempérante, il est assez aisé de la tourner en ridicule. C'est un plaisir que quelques historiens de nos jours, ne se sont pas refusé ; elle a pourtant rendu des services dont il faut, se souvenir. Sans elle, aucune protestation ne se serait jamais élevée contre ce pouvoir effrayant, et, se sentant sans contradicteur, il aurait été plus dur encore. Quelques excès qu'il se soit permis, n'oublions pas qu'il pouvait s'en permettre davantage. Aucune institution n'avait assez de force pour résister à l'autorité impériale, elle ne pouvait être retenue que par l'opinion, et il est sur que l'opinion l'a quelquefois arrêtée. Tibère la ménageait, et Néron, après la mort de sa mère, lui faisait l'honneur de la craindre. Si, malgré ses complaisances ordinaires, elle a osé, par moments, faire entendre quelques mur­mures, c'est qu'elle était réveillée de son apathie par ces contradictions timides et ces railleries discrètes des gens du monde. C'est aussi cette opposition qui, après la mort des mauvais princes, imposait à leurs successeurs la conduite qu'ils devaient tenir. On les choisissait natu­rellement parmi ceux que désignait une attitude un peu plus énergique au milieu de la servilité générale. Ils avaient donc fait partie de ces mécontents du grand monde et connaissaient tous leurs griefs. « Vous avez vécu, vous avez tremblé comme nous, disait Pline à Trajan : c'était alors la vie de tous les honnêtes gens. Vous savez par expérience combien les mauvais princes sont détestés; vous vous rappelez encore ce que vous désiriez, ce que vous déploriez avec nous. (1)»

1. Panég., 44.

S'il est vrai que le souvenir de ces plaintes et de ces haines et la crainte de les mériter aient rendu les Vespasien et les Trajan plus fermes dans leur honnêteté, si elle les a sauvés parfois des dangers et des séductions d'un pou­voir sans contrôle, il faut bien reconnaître que cette opposition, si mesquine et si impuissante qu'elle paraisse d'abord, n'a pas été inutile.
    C'est cette habitude qu'elle avait prise de ne rien épargner, de se plaindre ou de railler à tout propos, qui a fait penser qu'elle venait d'ennemis irréconciliables et qui en voulaient au régime même. On l'a crue aussi profonde et radicale qu'elle était tracassière et bruyante. En réalité, ces mécontents détestaient l'empereur, mais d'ordinaire ils acceptaient l'empire. Il suffisait aux plus décidés d'aller chercher dans la famille impériale quelque prince moins connu ou plus aimé, de vanter ses mérites et de se servir de son nom pour contrarier celui qui régnait : c'est ainsi que Drusus et Germanicus devinrent si populaires. Mais il faut convenir que cette idée qu'avait l'opposition de prendre ses héros au Palatin montre combien au fond elle était monarchique. J'ai peine à comprendre comment quelques rêveurs prê­taient à ces princes le dessein de rétablir la république. Ce ne sont pas des idées qui viennent ordinairement aux héritiers d'un trône, et il faut être bien naïf pour les leur supposer. Si un hasard heureux avait donné le pou­voir à Germanicus ou à son père, ils l'auraient gardé. Ils en auraient fait sans doute un meilleur usage que Tibère ; ils auraient écouté plus qu'il ne le faisait les vœux des honnêtes gens, mais ces vœux étaient bien plus modérés qu'on ne le suppose. On ne leur imposait pas de résigner leur autorité, ou même de la partager avec personne ; on voulait la leur laisser entière pour qu'elle pût maintenir la paix publique. On leur demandait seulement de l'exercer avec plus de douceur et d'humanité, de prendre l'avis des gens sages, de res­pecter plus qu'ils ne le faisaient les attributions des magistrats, de consulter plus souvent le sénat, d'écouter l'opinion, de laisser un peu plus de liberté à la parole et aux écrits, et d'être convaincus qu'on ne les rend dan­gereux que quand on a trop l'air de les craindre, d'user avec quelque discrétion de ce pouvoir sans limite qu'on ne songeait pas à leur contester, d'en adoucir les formes extérieures et d'en dissimuler l'étendue, de se contenter d'être les maîtres en réalité sans vouloir trop le paraître. Voilà les souhaits modestes que formait cette opposition qu'on traitait de factieuse, tel était l'idéal de gouvernement qu'elle imaginait, qu'elle appelait de ses vœux pendant le règne d'un Tibère ou d'un Néron, et cet idéal n'était pas une chimère, il a été réalisé par les Antonins.

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