Les Saturnales

de

Macrobe

Nisard

1854

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PREFACE. 

La nature, ô mon fils Eustathe, nous attache dans cette vie, à des objets nombreux et divers; mais aucun lien n'est plus fort que l'amour qui nous unit à ceux auxquels nous avons donné l'existence. Afin que nous prenions soin d'élever et d'instruire nos enfants, la nature a voulu que le soin des parents à cet égard devînt leur plus douce volupté, et que, dans le cas contraire, ils dussent éprouver un égal chagrin. Aussi rien ne m'a été plus à coeur que ton éducation. Impatient de tout retard, et abrégeant de longs détours pour la perfectionner, je ne me contente point de tes progrès dans les matières qui sont l'objetde ton étude constante et spéciale; mais je m'applique encore à te rendre mes propres lectures utiles, en formant pour toi, de tout ce que j'ai lu, soit avant, soit après ta naissance, en divers ouvrages écrits dans les langues de la Grèce et de Rome, un répertoire de connaissances, où, comme dans un trésor littéraire, il te soit facile de trouver et de puiser, au besoin, les narrations perdues dans la masse d'écrits qui ont été publiés; les faits et les paroles qui méritent d'être retenus.  Toutes ces choses dignes de mémoire, je ne les ai point ramassées sans ordre, et comme entassées; mais de cette variété de matériaux pris en divers auteurs et à des époques diverses, que j'avais d'abord recueillis çà et là indistinctement, pour le soulagement de ma mémoire, j'en ai formé un certain corps. 
Réunissant ceux qui se convenaient entre eux, je les ai organisés, pour être comme les membres de ce corps. Si, pour développer les sujets que j'emprunterai à mes différentes lectures, il m'arrive de me servir souvent des propres paroles qu'ont employées les auteurs eux.-mêmes, ne m'en fais point de reproche, puisque cet ouvrage n'a pas pour but de faire montre d'éloquence, mais seulement de t'offrir un faisceau de connaissances utiles. Tu dois donc être satisfait si tu trouves la science de l'antiquité clairement exposée, tantôt par mes propres paroles, tantôt par les expressions des anciens eux-mêmes, selon qu'il y aura lieu, ou à les analyser, ou à les transcrire.  Nous devons, en effet, imiter en quelque sorte les abeilles, qui parcourent différentes fleurs pour en pomper le suc. Elles apportent et distribuent ensuite en rayons, tout ce qu'elles ont recueilli, donnant par une certaine combinaison, et par une propriété particulière de leur souffle, une saveur unique, à ce suc formé d'éléments divers. Nous aussi, nous mettrons par écrit ce que nous aurons retenu de nos diverses lectures, pour en former un tout, digéré dans une même combinaison. De cette façon, les choses se conservent plus distinctement dans l'esprit; et cette netteté de chacun de ces matériaux, combinés ensemble par une sorte de ciment homogène, laisse une saveur unique à ces essences diverses. En telle sorte que si l'on reconnaît où chaque chose est puisée, on reconnaît cependant aussi que chacune diffère de sa source. C'est de la même manière que la nature agit en nos corps, sans aucune coopération de notre part. Les aliments que nous consommons pèsent sur notre estomac tant qu'ils y surnagent, en conservant leur qualité et leur solidité; mais en changeant de substance, ils se transforment en sang et alimentent nos forces.  Qu'il en soit de même des aliments de notre esprit. Ne les laissons pas entiers et hétérogènes, mais digérons-les en une seule substance. Sans cela, ils peuvent bien entrer dans la mémoire, mais non dans l'entendement. Rassemblons-les tous, pour en former un tout; comme de plusieurs nombres on en compose un seul. Que notre esprit agisse de façon à montrer ce qui s'opère, en cachant ce dont il s'est servi pour opérer : comme ceux qui confectionnent des liniments odorants ont soin avant tout, que leurs préparations n'affectent aucune odeur particulière, voulant en former une spéciale du suc mêlé de tous leurs parfums. Considère de combien de voix un chœur est composé: cependant toutes ces voix n'en forment ensemble qu'une seule. L'une est aiguë, l'autre grave, l'autre moyenne; les voix d'hommes et de femmes se mêlent au son de la flûte; de cette sorte, la voix de chaque individu se trouve couverte, et cependant celle de tous s'élève; et l'harmonie résulte de la dissonance elle-même.  Je veux qu'il en soit ainsi du présent ouvrage; je veux qu'il renferme les notions de diverses sciences, des préceptes divers, des exemples de diverses époques; mais qu'il forme un travail homogène, dans lequel, en ne dédaignant point de revoir ce que tu connais déjà, et en ne négligeant pas d'apprendre ce que tu ignores, tu trouveras plusieurs choses agréables à lire, propres à orner l'esprit et utiles à retenir. Car jecrois n'avoir fait entrer dans cet ouvrage rien d'inutile à connaître, ou de difficile à comprendre; mais tout ce qui pourra servir à rendre ton intelligence plus forte, ta mémoire plus riche, ta parole plus diserte, ton langage plus pur : à moins toutefois que, né sous un autre ciel, l'idiome latin ne m'ait pas favorablement servi.  C'est pourquoi, si jamais quelqu'un a le loisir ou la volonté de lire cet ouvrage, d'avance nous réclamons son indulgence, s'il trouve à désirer dans notre style l'élégance native du langage romain. Mais ne vais-je point encourir imprudemment l'ingénieux reproche qu'adressa jadis M. Caton à Aulus Albinus, qui fut consul avec L. Lucullus ? Cet Albinus écrivit en grec l'histoire romaine. Au commencement de cette histoire, on rencontre cette pensée : que personne n'a droit de reprocher à l'auteur ce qu'il pourrait y avoir d'inexact ou d'inélégant dans son ouvrage; car, dit-il, je suis Romain, né dans le Latium, et la langue grecque m'est tout à fait étrangère. C'est pourquoi il demande grâce s'il a pu quelquefois errer. Tu es par trop plaisant, Aulus, s'écria M. Caton en lisant ces mots, d'avoir mieux aimé demander pardon d'une faute, que de t'abstenir de la commettre. Car on ne demande pardon que pour les erreurs où l'ignorance nous a entraînés, et pour les fautes auxquelles la nécessité nous a contraints. Mais toi, ajoute Caton, qui avant d'agir demandes qu'on te pardonne ta faute, qui t'a condamné, je te prie, à la commettre? Maintenant nous allons exposer, en forme de prologue, le plan que nous avons adopté pour cet ouvrage.

 LIVRE PREMIER

CHAPITRE I.

Plan de l'ensemble de l'ouvrage. 
Pendant les Saturnales, les personnes les plus distinguées de la noblesse romaine, et d'autres hommes instruits, se réunissent chez Vettius Praetextatus, et consacrent, à des entretiens sur les arts libéraux, les jours solennellement fériés. Ils se donnent aussi des repas avec une mutuelle politesse, et ne se retirent chez eux que pour aller prendre le repos de la nuit. Ainsi, pendant tout le temps des féries, après que la meilleure partie du jour a été remplie par des discussions sérieuses, la conversation roule, durant le repas, sur des sujets convenables à la table; en sorte qu'il n'y a pas un moment, dans la journée, qui, ne soit rempli par quelque chose d'instructif ou d'agréable.  Cependant la conversation de la table aura toujours plus d'agrément qu'aucune autre, parce qu'elle a moins de sévérité et plus de licence. Ainsi, dans le Banquet de Platon, comme dans tous les auteurs qui ont décrit des repas, la conversation ne roule sur aucun sujet austère, mais elle forme un traité agréable et varié de l'amour. Socrate lui-même, dans cet ouvrage, n'enlace point, selon sa coutume, et ne presse point son adversaire, dans des nœuds de plus en plus resserrés; mais il le circonvient de manière qu'il puisse éluder et revenir au combat, lui fournissant lui-même l'occasion de s'esquiver et de fuir. La conversation, à table, doit donc être irréprochable sous le rapport de la décence, autant qu'attrayante par ses agréments; tandis que, le matin, elle sera toujours plus grave, et telle qu'elle convient à d'illustres et doctes personnages. Or, si les Cotta, les Lélius, les Scipion ont pu, dans les ouvrages des anciens, disserter sur tous les sujets les plus importants de la littérature romaine, ne sera-t-il pas permis aux Flavien, aux Albin, aux Symmaque, aux Eustathe, qui leur sont égaux en gloire et ne leur sont pas inférieurs en vertu, de disserter aussi sur quelque sujet du même genre? Qu'on ne me reproche point que la vieillesse de quelques-uns de mes personnages est postérieure au siècle de Praetextatus, car les dialogues de Platon sont une autorité en faveur de cette licence. En effet, Parménide est si antérieur à Socrate, que l'enfance de celui-ci aura à peine touché la vieillesse de celui-là; et cependant ils disputent entre eux sur des matières très ardues. Un dialogue célèbre est rempli par une discussion entre Socrate et Timée, qu'on sait n'avoir pas été contemporains. Paralus et Xanthippe, fils de Périclès, dissertent aussi, dans Platon, avec Protagoras, à l'époque de son second séjour à Athènes; quoique la fameuse peste les eût enlevés aux Athéniens longtemps auparavant.  Ainsi donc, autorisés par l'exemple de Platon, l'âge où vécurent les personnes que l'on a réunies a été compté pour rien. Afin qu'on pût reconnaître et distinguer facilement ce que dit chacun d'eux, nous avons fait interroger Postumien par Décius, touchant le fond de ces entretiens et touchant les personnes entre lesquelles ils s'agitent; et, pour ne pas suspendre plus longtemps l'impatience du lecteur, un dialogue entre Décius et Postumien va exposer quelle fut l'origine de ces colloques, et quel en fut le développement.

 CHAPITRE II.

Quelle fut l'origine de ces colloques de table, et quel en fut le développement. 
DÉCIUS Les féries que nous accorde une grande partie du mois consacré à Janus me permettent d'aller chez toi, Postumien, et d'y rencontrer des moments favorables pour t'entretenir; car presque tous les autres jours opportuns à la plaidoirie, on pe peut trouver un seul instant que tu ne sois occupé, soit à défendre au forum les causes de tes clients, soit à les étudier chez toi. Si donc tu as maintenant le loisir de répondre à mes interrogations (car je sais que tu ne remplis point les jours fériés par des frivolités, mais par des occupations sérieuses), tu me procureras un très grand plaisir, lequel, je pense, ne sera pas non plus sans agrémentpour toi. Je te demande d'abord si tu as assisté personnellement à ces festins qu'une politesse réciproque prolongeait durant plusieurs jours; ainsi qu'à ces entretiens que tu vantes, dit-on, si fort, et dont tu fais partout les plus grands éloges. J'aurais dû les entendre raconter par mon propre père, s'il n'était parti de Rome aussitôt après ces festins, pour aller demeurer à Naples.  J'assistais dernièrement à d'autres festins où l'on admirait les forces de ta mémoire, qui te permirent souvent de répéter tout ce qui fut dit dans les circonstances dont il s'agit, et de le reproduire dans le même ordre.  POSTUMIEN Durant tout le cours de ma vie, Décius, rien ne m'a paru mieux (comme tu as pu le voir toi-même, autant que te te permet ta jeunesse, ou comme tu as pu l'entendre dire à ton père Albin) que d'employer les loisirs que me laisse la plaidoirie, à converser dans la société d'hommes érudits, et tels, par exemple, que toi. En effet , un esprit qui a été bien dirigé ne saurait trouver de délassement plus utile et plus honnête, qu'un entretien où la politesse orne l'interrogation aussi bien que la réponse. Mais de quel banquet veux-tu parler? Sans nul doute tu veux parler de celui qui eut lieu d'abord chez Vettius Praetextatus, composé des plus doctes et des plus illustres, et qui, rendu ensuite par chacun des convies, s'embellit encore du charme de la variété. 
DÉCIUS C'est là précisément le but de mon interrogation. Veuille bien m'apprendre quel fut ce festin, auquel l'amitié particulière de chacun des convives pour toi me fait penser que tu as dû assister. 
POSTUMIEN Certes je l'aurais bien désiré, et je pense que ma présence n'y eût pas été désagréable. Mais comme, ces jours-là précisément, j'avais à m'occuper des causes de plusieurs de mes amis, invité à ces repas, je répondis que j'étais forcé d'employer mon temps, non en festins, mais à étudier mes causes; et je priai que l'on cherchât quelqu'un, libre de tout soin et de toute autre affaire. On le fit; et Praetextatus invita en ma place le rhéteur Eusèbe, homme érudit et éloquent, supérieur dans son art à tous les Grecs de notre âge, et, de plus, versé dans la littérature latine. 
DÉCIUS Comment donc sont parvenus à ta connaissance ces entretiens où, avec tant de grâce et de charme, sont tracés les meilleurs exemples pour régler la vie, riches, à ce que j'entends dire, de faits nombreux et d'instructions variées? 
POSTUMIEN Le jour du solstice, qui suivit immédiatement les fêtes des Saturnales, durant lesquelles eurent lieu ces banquets, j'étais chez moi, heureux de me trouver libre des affaires du barreau. Eusèbe y vint avec un petit nombre de ses disciples, et il me dit en souriant : - Postumien, j'avoue que je t'ai de grandes obligations pour bien des choses, mais surtout à raison de ce qu'en t'excusant auprès de Praetextatus, tu as laissé une place pour moi à son festin. Si bien que je m'imagine que, d'accord avec ta bienveillance pour moi, la fortune elle-même la seconde, et conspire avec elle pour que je reçoive des bienfaits de toi. Veux-tu, lui dis-je, me restituer cette dette, que tu avoues si gratuitement et si bénévolement? employons ce loisir dont il m'est si rare de jouir, à me faire assister à mon tour, en quelque façon, à ce repas que tu as partagé. Je le veux bien, me dit-il; toutefois je ne te donnerai point le détail des mets et des boissons, encore qu'on en ait servi en abondance, quoique sans superfluité; mais, autant qu'il me sera possible, je rapporterai ce que dirent en ces jours-là les convives, soit pendant, soit principalement après les repas.  En les écoutant, il me semblait que je me rapprochais de la vie de ceux que les sages proclamèrent heureux. Ce qui avait été dit la veille du jour auquel je vins m'asseoir au milieu d'eux m'est connu par la communication que m'en a faite Aviénus; et je l'ai entièrement mis par écrit, afin de n'en rien oublier. Si tu désires l'entendre de ma bouche, sache qu'un seul jour ne suffira pas pour répéter des entretiens qui ont rempli plusieurs journées. 
DÉCIUS Quels étaient, Postumien, ces entretiens dont te parlait Aviénus? quels en étaient les interlocuteurs, et quelle en fut l'origine? Je t'écoute infatigablement. 
POSTUMIEN Eusèbe commença ainsi : La veille du jour de la fête des Saturnales, vers le soir, Vettius Praetextatus ayant mis sa maison à la disposition des personnes qui désiraient s'y réunir, Aurélius, Symmaque et Coecina Albin, très liés ensemble par leur âge, leurs moeurs et leurs goûts, s'y rendirent, Servius, nouvellement reçu docteur parmi les grammairiens, homme étonnant par sa science et d'une aimable modestie, les suivait, tenant les yeux baissés, et dans l'attitude de quelqu'un qui semble chercher à se cacher. Aussitôt que Praetextatus les eut aperçus, il alla au-devant d'eux, et les salua affectueusement; puis, s'étant tourné vers Furius Albin, qui se trouvait là par hasard, à côté d'Aviénus : Veux-tu, lui dit-il, mon cher Albin, que nous communiquions à ces personnes qui surviennent si fort à propos, et que nous pourrions justement appeller les lumières de notre cité, le sujet dont nous avions commencé de disserter entre nous? - Pourquoi ne le voudrais-je pas, dit Albin, puisque rien ne peut être plus agréable, et à nous et à eux, que de nous entretenir de savantes discussions? Chacun s'étant assis, Caecina prit la parole : J'ignore encore, mon cher Praetextatus, ce dont il s'agit; cependant je ne saurais douter que ce ne soit très bon à connaître, puisque cela a pu être entre vous un sujet de conversation, et que vous ne voulez pas nous le laisser ignorer. Il faut donc que vous sachiez, reprit Praetextatus, que nous dissertions entre nous, vu que c'est demain le premier jour consacré aux fêtes de Saturne, pour savoir à quelle époque on peut dire que commencent les Saturnales : autrement dit, à quel moment commencera le jour de demain. Nous avions déjà effleuré quelque chose de cette question. Ainsi, comme ton érudition est trop connue pour que ta modestie puisse s'en défendre, je veux que tu commences à nous faire part de tout ce que tu as appris et retenu sur le sujet qui nous occupe.

 CHAPITRE III.

Du commencement et de la division du jour civil. 
Alors Caecina parla en ces termes : Puisque ni l'ignorance ni l'oubli n'ont dérobé, à aucun de vous tous qui m'engagez à parler sur cette matière, rien de ce que les anciens en ont écrit, il me parait superflu de vous répéter des choses que vous connaissez. Mais, pour que personne ne pense que l'honneur d'être interrogé me soit à charge, je vais résumer en peu de mots tout ce que ma faible mémoire me fournira sur ce sujet. - Après ces paroles, voyant tout le monde attentif et disposé à l'écouter, il poursuivit en ces termes : M. Varron, dans son livre "Des choses humaines", en traitant des jours, dit: "Ceux qui naissent dans les vingt quatre heures qui s'écoulent depuis le milieu de la nuit jusqu'au milieu de la nuit suivante, sont dits nés le même jour". Par ces paroles, Varron parait avoir fixé la division du jour de telle sorte que celui qui est né après le coucher du soleil , mais avant minuit, appartient au jour qui a précédé la nuit; et qu'au contraire, celui qui est né dans les six heures postérieures de la nuit appartient au jour qui succède à la nuit.  Le même Varron nous apprend, dans le même livre, que les Athéniens observaient la chose autrement, et qu'ils comptaient pour un jour la distance d'un coucher du soleil à l'autre; que les Babyloniens en usaient encore différemment, et qu'ils donnaient le nom de jour à l'espace de temps qui se trouve compris entre deux soleils levants ; tandis que les Umbres appelaient jour la distance d'un midi à l'autre : "Ce qui est trop absurde", continue Varron; "car celui qui est né chez les Umbres à la sixième heure de la journée des calendes, devra avoir son jour natal partagé entre le jour des calendes et les six premières heures de la journée du lendemain des calendes". Le peuple romain, comme le dit Varron, a plusieurs motifs pour compter ses jours depuis le milieu de la nuit jusqu'au milieu de la nuit suivante; car ses solennités sont en partie diurnes, et en partie nocturnes. Les diurnes se prolongent depuis le commencement du jour jusqu'au milieu de la nuit, et les nocturnes commencent à la sixième heure de la nuit qui suit ce même jour. On observe la même division dans les cérémonies qui se pratiquent pour la consultation des augures. En effet, lorsque les magistrats doivent, en un même jour, consulter les augures, et accomplir l'action pour laquelle ils les consultent, ils consultent après minuit et agissent après le soleil levé; et cependant ils ont consulté et agi en un même jour. Pareillement, les tribuns du peuple, auxquels il n'est pas permis de passer jamais un jour entier hors de Rome, ne sont pas réputés avoir violé cette loi lorsque, partis après minuit, ils sont revenus après l'heure du premier flambeau, mais avant minuit suivant; parce qu'étant revenus avant la sixième heure de la nuit, ils passent une partie de cette nuit dans la ville. Le jurisconsulte Mucius soutenait encore qu'une femme n'aurait point accompli la formalité légale de l'usurpation, si, après avoir commencé aux calendes de janvier à cohabiter avec un homme pour cause de mariage, elle le quittait afin d'interrompre l'usurpation le 4 suivant des calendes de janvier; car on ne saurait compléter dans cet espace de temps, les trois nuits que la femme devait passer, durant l'année, éloignée de son mari, d'après la loi des Douze Tables, pour faire acte d'usurpation; puisque les six heures postérieures de la troisième nuit appartiendraient à l'année qui aurait commencé aux calendes.  On retrouve la même observation concernant la division du jour, exprimée dans Virgile; mais placée, comme il convenait à un poète, sous le voile d'une antique croyance religieuse.  "La nuit humide", dit-il, "est au milieu de sa carrière, et déjà je sens l'haleine enflammée des chevaux du Soleil".  Par ces paroles, Virgile nous indique que le jour civil (selon l'expression des Romains) commence à la sixième heure de la nuit.  Le même poëte, dans son sixième livre, a indiqué l'époque où commence la nuit. Car après avoir dit : "Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, déjà l'astre du jour avait sur son char lumineux, fourni plus de la moitié de sa carrière"; la Sybille ajoute bientôt :  "La nuit s'approche, Énée; et nous perdons le temps à verser des larmes".  Voilà comment Virgile a su décrire le commencement du jour et celui de la nuit, en se conformant avec la plus grande exactitude aux divisions civiles. Or, voici quelles sont ces différentes divisions. Le premier moment de la journée s'appelle inclination du milieu de la nuit, ("media noctis inclinatio") ; vient ensuite le chant du coq ("gallicinium"), plus le moment du silence ("conticinium"), quand les coqs se taisent, en même temps que les hommes se livrent au sommeil; ensuite le point du jour ("diluculum"), c'est-à-dire, le moment où le jour commence à paraître; enfin le matin ("mane"), ainsi appelé, ou parce que le jour s'élève des mânes c'est-à-dire, des lieux inférieurs, ou bien, ce qui me parait plus vrai, comme étant de bon augure. En effet, les Lanuviens disent "mane", pour "bonum"; et chez nous, au contraire, "immane" est l'opposé de "bonum"; comme dans "immanis bellua", ou "immane facinus", et d'autres mots de ce genre, où "immane" a la signification de "non bonum". Vient ensuite le temps appelé du matin à midi ("a mane ad meridiem"), qui est le milieu du jour. Le temps qui suit s'appelle le couchant ("conticinium"); le suivant, "suprema tempestas", c'est-à-dire la dernière période du jour, selon qu'il est dit expressément dans les Douze Tables: SOLIS. OCCASUS. SUPREMA. TEMPESTAS. ESTO. (Que le coucher du soleil soit la dernière période (légale) du jour). Ici succède "vesper" (le soir), mot tiré du grec ; car les Grecs appellent ce moment g-espera à cause de l'étoile Hesper; et c'est aussi pour le même motif que l'Italie est nommée Hespérie, comme étant située vers l'occident. Le moment qui suit est appelé premier flambeau ("prima fax") ; celui qui vient après, l'heure du coucher ("concubia"); et enfin le dernier, "intempestas", c'est-à-dire le temps où l'on ne s'occupe point d'affaires. Telle est, chez les Romains, la division du jour civil. Ainsi donc les Saturnales s'inaugureront au milieu de la nuit prochaine ("noctu futura"), quoiqu'on ne soit dans l'usage d'en commencer la célébration qu'au jour de demain ("die crastini").

CHAPITRE IV.

Qu'on dit en latin "Saturnaliorum, noctu futura", et "die crastini".
Ici, après que chacun se fut mis à louer la mémoire d'Albin comme étant un vrai répertoire de l'antiquité, Praetextatus, apercevant Aviénus qui parlait bas à Furius Albin : Qu'est-ce, lui dit-il, mon cher Aviénus, que tu indiques au seul Albin, et que tu laisses ignorer à tous les autres? - Celui-ci répliqua : - L'autorité de Caecina m'impose sans doute du respect, et je n'ignore pas que l'erreur ne saurait se mêler à tant de savoir; cependant la nouveauté de ses expressions a surpris mon oreille. Car, au lieu de dire "nocte futura" et "die crastino", comme les règles l'eussent exigé, il a préféré dire "noctu futura" et "die crastini". Or noctu n'est point un substantif, mais un adverbe; or "futura", qui est un adjectif, ne peut s'accorder avec un adverbe, et il n'est pas douteux que "noctu" et "nocte" sont, relativement, comme "diu" et "die". D'un autre côté, "die" et "crastini" ne sont pas au même cas; or, dans ce tour de phrase, ce n'est que l'identité du cas qui unit les deux mots ensemble. Je désirerais savoir aussi pourquoi nous dirions "Saturnaliorum" plutôt que "Saturnalium"? A ces questions, comme Caecina se taisait, ne faisant qu'en sourire, Servius, interrogé par Symmaque, répondit: Quoique j'aie beaucoup plus à apprendre qu'à enseigner dans cette réunion, non moins respectable par l'illustration de ceux qui la composent que par leur science, je céderai cependant à la volonté de celui qui m'interroge; et j'indiquerai d'abord, quant au mot "Saturnalium", puis relativement aux autres expressions dont il s'agit, d'où vient, je ne dis pas la nouveauté mais la vétusté de ces locutions. Celui qui dit "Satumalium" suit la règle; car les noms qui ont le datif pluriel en "bus" n'accroissent jamais d'une syllabe au génitif de ce même nombre. En effet, ou le génitif a autant de syllabes que le datif, comme "monilibus, monilium"; "sedilibus, sedilium"; ou il en a une de moins, comme "carminibus, carminum"; luminibus, luminum" : de même donc "Saturnalibus, Saturnalium", qui est plus régulier que "Saturnaliorum". Mais ceux qui disent "Saturnaliorum" ont pour eux l'autorité de grands écrivains car Salluste, dans son troisième livre dit : "Bacchanaliorum"; et Masurius, dans son second livre des Fastes, dit : "Le jour des Vinales ("Vinaliorum") est consacré à Jupiter, non à Vénus, comme le pensent quelques-uns" et (pour citer aussi le témoignage des grammairiens eux-mêmes) Verrius Flaccus, dans le livre intitulé Saturne, dit : "Les Grecs aussi solennisent les jours des Saturnales ("Saturnaliorum")". Il dit encore, dans le même livre : "Je pense avoir expliqué clairement l'institution des Saturnales ("Saturnaliorum")". Julius Modestus, Traité des Féries, dit aussi : "feriae Saturnaliorum"; et, dans le même livre, il ajoute : "Antias attribue à Numa Pompilius l'institution des Agonales ("Agonaliorum")". Mais, direz-vous, ces autorités peuvent-elles être soutenues par quelques raisons? Certainement; et, puisque l'analogie est tout à fait du ressort de la grammaire, je tâcherai de faire ressortir de diverses présomptions le motif qui a pu déterminer ceux qui écrivent de préférence "Saturnaliorum", au lieu d'employer l'expression ordinaire "Saturnalium". D'abord j'estime que de ces noms neutres de fêtes qui n'ont point de singulier, ils ont voulu faire une classe distincte des autres noms, qui se déclinent dans les deux nombres; car les noms "Compitalia, Bacchanalia, Agonalia, Vinalia", et autres semblables, sont des noms de fêtes, et n'ont point de singulier; ou si vous faites, usage de leur singulier, il n'a plus alors la même signification, à moins qu'on n'ajoute le mot fête; comme "Bacchanalefestum, Agonale festum", et ainsi des autres en sorte que ce ne sont plus, dans ces cas, des noms positifs, mais des adjectifs, que les Grecs appellent épithètes. Ceux donc qui ont déterminé d'introduire l'exception dont il s'agit, au génitif, ont eu l'intention de caractériser, par cette terminaison, le nom des jours solennels. Ils n'ignoraient pas d'ailleurs que, dans la plupart des mots qui ont leur datif en "-bus", le génitif se termine en "-rum" : comme "domibus, domorum; duobus, duorum; ambobus, amborum". Ainsi encore, "viridia", lorsqu'il est employé comme épithète, forme son génitif en "-ium"; "viridia prata, viridium pratorum"; tandis que, lorsque nous voulons exprimer la verdure même d'un lieu, nous disons "viridiorum"; comme dans "formosa facies viridiorum" (l'agréable aspect de la verdure). Dans ce dernier cas, "viridia" est employé comme positif, et non comme adjectif. Les anciens ont tellement usé de la licence de ce génitif, qu'Asinius Pollion emploie souvent le génitif "vectigaliorum", quoique "vectigal" ne soit pas moins usité que "vectigalia"; et de même, quoique nous trouvions le singulier "ancile laeuaque" ancile "gerebat "(il portait le bouclier du bras gauche), on trouve aussi "anciliorum". En sorte qu'il reste encore à examiner s'il est rigoureusement vrai qu'on ait affecté cette terminaison aux dénominations des jours de fêtes, ou si ce n'est pas plutôt l'amour de la variété qui aura charmé les anciens; car enfin, outre les noms des jours de fêtes, nous en trouvons d'autres déclinés de la même façon, comme nous l'avons fait voir plus haut : "viridiorum, vectigaliorum, anciliorum". Il y a plus : je trouve les noms mêmes des fêtes déclinés régulièrement dans les auteurs anciens. Varron dit: "Le jour des fériales ("Ferialium diem") est ainsi appelé de l'usage de porter ("ferendis") des mets dans les tombeaux". On voit qu'il ne dit point "Ferialiorum". Il dit ailleurs "floralium" et non "floraliorum", parlant en cet endroit non des jeux, mais des fêtes mêmes de Flore. Masurius dit aussi, dans le second livre des Fastes. "Le jour des Libérales ("Liberalium dies") est appelé par les pontifes, "agonium martiale" (lutte martiale)". Et dans le même livre il dit encore: "La nuit qui vient après le jour des Lucaries ("Lucarium")" et non "Lucariorum". De même aussi plusieurs auteurs ont dit : "Liberalium", et non pas "Liberaliorum". De tout cela il faut conclure que les anciens se sont prêtés à ces variations par amour de la diversité : c'est ainsi qu'ils disaient "Exanimos" et "Exanimes", "inermos" et "inermes", "hilaros" et "hilares". Il n'est donc pas douteux qu'on dit également bien "Saturnalium" et "Saturnaliorum"; l'un a pour lui et la règle et l'autorité de l'exemple; l'autre n'a que la seule autorité de l'exemple, mais il est donné par un très grand nombre d'auteurs. Il nous reste maintenant à appuyer du témoignage des anciens les autres expressions qui ont paru étranges à notre ami Aviénus. Ennius, que, malgré l'élégance raffinée de notre siècle, je ne pense pas que nous devions mépriser, a employé "noctu concubia" dans les vers suivants : "Vers le milieu de cette nuit ("noctu concubia"), les Gaulois ayant attaqué furtivement les murs de la citadelle, massacrent les sentinelles surprises". En cet endroit, il est à remarquer qu'il a dit non seulement, "noctu concubia", mais même "qua noctu". Ennius a employé aussi la même désinence dans le quatrième livre de ses Annales; et d'une manière plus frappante encore, dans le troisième où il dit : "Cette nuit ("hac noctu") le sort de l'Étrurie tiendra à un fil". Claudius Quadrigarius dit aussi, dans le troisième livre de ses Annales. "Le sénat s'assembla comme il était déjà nuit ("de noctu"), et ne se sépara que la nuit bien avancée ("noctu multa")". Je ne crois pas non plus étranger à mon sujet de remarquer ici que les décemvirs, dans les Douze Tables, ont, contre l'usage, employé "nox" pour "noctu". Voici les paroles de la loi: SI UN VOL EST FAIT DE NUIT. ("Sei nox furtum factum esit") ; SI QUELQU'UN TUE LE (voleur), IL SERA TUÉ LÉGALEMENT. Dans ces paroles, il faut aussi remarquer qu'à l'accusatif du mot "is" ("sei- im- aliquis- occisit-") les décemvirs ont dit "im" et non "eum". L'expression "die crastini" n'a pas été employée non plus, par un homme aussi savant que Cœcina, sans qu'il y ait été autorisé par l'exemple des anciens, lesquels étaient dans l'usage d'écrire copulativement et d'employer adverbialement, tantôt "diequinti", tantôt "diequinte"; ce qu'on reconnaît à la seconde syllabe qu'on fait brève, dans ce cas, tandis qu'elle est longue de sa nature lorsqu'on dit seulement "die". Ce que nous disons de la dernière syllabe de ce mot, qu'elle est tantôt en "-e", tantôt en "-i", fut un usage des anciens qui employaient indifféremment ces deux lettres à la fin des mots : comme "praefiscine" et "praefiscini", "procliue" et "procliui". Voici un vers de Pomponius qui me revient dans la mémoire; il est tiré de l'Attellane intitulée Maevia: Voilà le sixième jour que je n'ai rien fait : je serai mort de faim dans quatre jours" ("die quarte"). On disait de même "die pristine", ce qui signifiait la même chose que "die pristino", c'est-à-dire la veille. On l'écrit aujourd'hui (en changeant l'ordre de la composition des mots) "pridie", abrégé de "pristino die". N'objectez point qu'on trouve dans les anciens "die quarto", car on ne le trouve qu'au passé, et non point au futur. Voici comment le savant Cnz.. Mattrius exprime, dans ces vers de ses comédies ïambiques, notre "nudius quartus" ; ("nunc dies quartus") "Dernièrement, il y a quatre jours ("die quarto"), je m'en souviens fort bien , il a cassé le seul vase à eau qu'il y eût dans la maison". Il en résultera donc qu'il faudra dire "die quarto" au passé, et "die quarti" au futur.
Pour n'avoir rien omis sur l'expression "die crastini", il nous reste à rapporter ce passage du livre second de l'Histoire de Caelius : "Si tu veux me confier la cavalerie et me suivre toi-même avec le reste de l'armée, dans cinq jours ("die quinti") je te ferai apprêter ton souper à Rome, au Capitole". En cet endroit Symmaque dit à Servius : Ton Caelius a pris et le fait et l'expression dans les Origines de M. Caton, où l'on trouve ce passage : "Or, le maitre de la cavalerie dit au dictateur des Carthaginois : Envoie-moi à Rome avec la cavalerie, et dans cinq jours ("die quinti") ton souper sera préparé au Capitole". Praetextatus ajouta: Les expressions dont se sert le préteur, et par lesquelles il promulgue dans le langage de nos ancêtres les fêtes appelées "Compitales", me paraissent venir en aide pour démontrer quel fut l'usage des anciens sur la question dont il s'agit. Voici ces expressions: LE NEUVIÈME JOUR ("die noni") (des calendes de janvier), LE PEUPLE ROMAIN CÉLÉBRERA LES COMPITALES ; LESQUELLES COMMENCÉES, TOUTES AFFAIRES SERONT SUSPENDUES.

CHAPITRE V.

Des mots vieillis et inusités.
Que l'expression : "mille uerborum" est latine et correcte. Alors Aviénus s'adressant à Servius, lui dit : - Curius, Fabricius et Coruncanius, ces hommes des temps reculés, ou même les trois Horaces, ces jumeaux plus anciens qu'eux tous, parlaient à leurs contemporains intelligiblement, clairement, et ils n'employaient point le langage des Arunces, des Sicaniens, ou des Pélasges, qu'on dit avoir les premiers habité l'Italie ; mais ils se servaient de la langue de leur siècle : tandis que toi, comme si tu conversais avec la mère d'Évandre, tu veux nous rendre des termes déjà depuis plusieurs siècles tombés en désuétude. Tu entraînes même à les recueillir des hommes distingués, qui ornent leur mémoire par l'habitude continue de la lecture. Si c'est pour ses vertus, son austérité, sa simplicité, que vous vous vantez d'aimer l'antiquité, vivons selon les moeurs anciennes, mais parlons le langage de notre temps. Pour moi, j'ai toujours dans l'esprit et dans la mémoire ce que C. César, ce génie si supérieur et si sage, a écrit dans son livre premier, De l'Analogie : "J'évite un terme extraordinaire ou inusité, comme sur mer on évite un écueil". Enfin, il est mille de ces expressions ("mille uerborum est") qui, bien que fréquemment appuyées de l'autorité.de l'antiquité, ont été répudiées et proscrites par les âges suivants. Je pourrais en citer une foule, si la nuit qui s'approche ne nous avertissait qu'il faut nous retirer. - Arrêtez, je vous prie, répliqua aussitôt Praetextatus avec sa gravité ordinaire; ne blessons point audacieusement le respect dû à l'antiquité, mère des arts, pour laquelle, Aviénus, tu trahis toi-même ton amour, au moment où tu veux le dissimuler. Car lorsque tu dis "mille uerborum est" (il est mille de ces mots) n'est-ce pas là une locution antique? En effet, si M. Cicéron, dans l'oraison qu'il a composée pour Milon, a écrit "mille hominem uersabatur" : "devant la terre de Clodius, où, pour ses folles constructions, il employait au moins mille travailleurs"; et non "uersabantur", qu'on trouve dans les manuscrits moins corrects; et si dans son sixième discours contre Antoine, il a écrit "mille nummum" : "A-t-on jamais trouvé dans cette rue de Janus quelqu'un qui voulût prêter à Antoine mille sesterces"; si enfin Varron, contemporain de Cicéron, a dit aussi, dans son dix-septième livre Des choses humaines, "plus mille et centum annorum" est (il y a plus de onze cents ans); toutefois, ces écrivains n'ont osé employer une telle construction que sur l'autorité des anciens. Car Quadrigarius a écrit, dans le troisième livre de ses Annales: Là furent tués mille hommes ("mille hominum") ; et Lucile, dans le troisième livre de ses Satyres : "ad portam mille" (Il y a mille ("mille") de distance jusqu'à la porte, et puis six, de la porte à Salerne"; tandis qu'ailleurs il décline ce mot; car il a dit, dans son dix-huitième livre : "milli passum". "Le cheval campanien qui, dans une course, aura gagné celui-ci de trois mille pas, ne sera suivi de plus près par aucun autre coursier, et même il paraîtra courir à part". Et dans le livre neuvième, "milli nummum": "Avec mille sesterces tu peux en acquérir cent mille", il écrit "milli passum" pour "mille passibus", et "milli nummum" pour "mille nummis"; et par là il montre évidemment que "mille" est un nom substantif usité au singulier, lequel prend un ablatif, et dont le pluriel est "millia". Car "mille" ne correspond point au mot grec g-chilia, mais au mot g-chilias. Et comme on dit : une chiliade et deux chiliades, de même les anciens disaient avec beaucoup de justesse et par analogie : "unum mille" et "duo millia". Eh quoi ! Aviénus, voudrais-tu dans les comices littéraires refuser le droit de suffrage à ces hommes si doctes, dont M. Cicéron et Varron se glorifiaient d'être les imitateurs, et les précipiter en bas du pont, comme des ultra-sexagénaires? Nous en dirions davantage sur ce sujet, si l'heure avancée ne nous forçait, malgré nous, de nous séparer. Mais voulez-vous que la journée de demain, que la plupart des gens perdent autour des tables et des pièces de jeu, nous la consacrions, depuis le commencement du jour jusqu'au repas du soir, à des entretiens graves, et que le repas lui-même ne soit point noyé dans des boissons, ni souillé par l'effervescence des festins; mais qu'il soit décemment employé en conversations instructives, et à nous communiquer mutuellement le fruit de nos lectures? En agissant ainsi, nous expérimenterons qu'on peut recueillir autant de fruit du repos des féries que de mille autres occupations, en ne donnant pas, comme on dit, relàche à notre esprit (car l'abandonner, suivant Musonius, c'est presque le perdre), mais en le soulageant et le récréant un peu, par les charmes d'une conversation agréable et décente. Si vous l'adoptez ainsi, votre réunion en ce lieu sera très agréable à mes dieux pénates.
Symmaque répondit : - Il n'est personne, à moins qu'il ne se sentit indigne de faire partie de cette réunion, qui en puisse récuser ou les membres ou le chef. Mais pour qu'il ne manque rien à sa perfection, j'estime qu'il convient d'y inviter, ainsi qu'au repas, Flavien, dont les qualités gracieuses sont supérieures même à ce que fut son père, et qui se fait encore admirer autant par l'élégance de ses moeurs et la sagesse de sa vie, que par sa profonde érudition ; Postumien, qui ennoblit le forum par la dignité de ses plaidoiries; et enfin Eustathe, philosophe si versé dans tout genre de philosophie, qu'il fait revivre en lui seul le génie de trois philosophes qui ont illustré nos vieilles annales. Je veux parler de ceux que les Athéniens envoyèrent jadis au sénat, pour obtenir la remise de l'amende à laquelle il avait condamné leur ville, en punition du saccagement d'Orope. L'amende était d'environ cinq cents talents. Les trois philosophes étaient : Carnéade, académicien; Diogène, stoïcien; et Critolaüs, péripatéticien. On rapporte que, pour montrer leur éloquence, ils discoururent séparément dans les lieux les plus fréquentés de la ville, en présence d'un grand concours de peuple. L'éloquence de Carnéade fut, à ce qu'on raconte, rapide et fougueuse; celle de Critolaüs, subtile et diserte; celle de Diogène, simple et sévère. Mais; introduits dans le sénat, ils durent prendre pour interprète le sénateur Coelius. Quant à notre ami Eustathe, quoiqu'il ait étudié toutes les sectes, et embrassé celle qui offre le plus de probabilités, quoiqu'il rassemble en lui seul toutes les qualités qui caractérisaient l'éloquence de chacun des trois Grecs, il s'exprime néanmoins dans notre idiome avec une telle richesse, qu'il est difficile de décider quelle langue il parle avec plus d'élégance ou de facilité. Tout le monde approuva les choix proposés par Symmaque, pour composer la réunion; et les choses étant ainsi réglées, on prit d'abord congé de Praetextatus, puis on se sépara réciproquement, et chacun s'en retourna chez soi.

CHAPITRE VI.

Origine et usage de la prétexte; comment ce mot est devenu un nom propre; et de l'origine de plusieurs autres noms propres.
Le lendemain, tous ceux qui avaient accédé aux conventions de la veille se rendirent, dès le matin, chez Praetextatus, qui les ayant reçus dans sa bibliothèque, disposée pour la réunion leur dit: - Je vois que ce jour sera brillant pour moi, puisque vous voilà présents, et que ceux qu'il vous a plu d'inviter à nos réunions, ont promis de s'y rendre. Le seul Postumien a cru devoir préférer le soin de préparer ses plaidoiries. Sur son refus, je l'ai remplacé par Eusèbe, rhéteur, distingué par sa science et sa faconde helléniques. J'ai pris soin d'engager chacun à vouloir bien se donner à nous dès le commencement de la journée, puisqu'il n'est permis aujourd'hui de vaquer à aucun devoir public : car certainement on ne verra personne en ce jour porter la toge, la trabée, le paludamentum ou la prétexte ("praetextatus"). Alors Aviénus interrogeant Praetextatus, comme c'était sa coutume, lui dit : Puisque tu prononces ton nom, Praetextatus, révéré par moi, ainsi que par la république entière, parmi ceux consacrés à désigner l'un de nos divers costumes, ceci me donne l'idée de poser une question que je ne crois point du tout puérile. Ni la toge, ni la trabée, ni le paludamentum, n'ont prêté leur dénomination pour former des noms propres. Je te demande maintenant pourquoi l'antiquité a emprunté un nom propre au seul nom de la robe prétexte, et quelle est l'origine de ce nom? Pendant ces dernières paroles d'Aviénus, l'arrivée des deux illustres amis Flavien et Eustathe, et bientôt après celle d'Eusèbe, vint réjouir l'assemblée. Ceux-ci ayant reçu et rendu le salut, s'assirent, en s'informant du sujet de la conversation. Praetextatus leur dit : Vous êtes arrivés bien à propos pour m'aider à répondre à mon interrogateur; car notre ami Aviénus porte la discussion sur mon nom propre, et demande à connaître son origine, comme s'il s'agissait de vérifier son extraction. Parce qu'il n'est personne qui porte le nom de Togatus, de Trabeatus, ou de Paludatus, il veut qu'on lui explique pourquoi on porte celui de Praetextatus. Or, puisqu'il était écrit sur la porte du temple de Delphes : "Connais-toi toi-même", ce qui était aussi la devise de l'un des sept sages; que devrait-on penser de mon savoir, si je ne pouvais rendre raison de l'origine et de l'étymologie de mon propre nom? Tullus Hostilius, troisième roi des Romains, fils d'Hostus, ayant vaincu les Etrusques, introduisit chez les Romains la chaise curule, les licteurs, la toge colorée, et la prétexte, qui étaient les insignes des magistrats étrusques. A cette époque, la prétexte n'était point portée par les enfants; mais, comme les autres objets que je viens d'énumérer, elle était un insigne honorifique. Dans la suite, Tarquin l'Ancien, qu'on dit aussi avoir été nommé Lucumon, fils de l'exilé corinthien Démarate, le troisième roi depuis Hostilius, le cinquième depuis Romulus, ayant vaincu les Sabins; et, dans cette guerre, son fils, âgé de quatorze ans, ayant tué un ennemi de sa propre main, Tarquin fit son éloge devant l'assemblée du peuple, et lui accorda la bulle d'or et la prétexte; décorant ainsi cet enfant, qui montrait une valeur au-dessus de son âge, des attributs de l'âge viril et des honneurs publics. Car, de même que la prétexte était la marque distinctive des magistrats, de même aussi la bulle était celle des triomphateurs. Ils la portaient sur leur poitrine, dans la cérémonie de leur triomphe, après y avoir renfermé des préservatifs réputés très efficaces contre l'envie. C'est de ces circonstances qu'est dérivée la coutume de faire porter aux enfants nobles la prétexte et la bulle, pour être comme le voeu et l'augure d'un courage pareil à celui de l'enfant qui, dès ses premières années, obtint de telles récompenses. D'autres pensent que le même Tarquin l'Ancien, voulant fixer, avec l'habileté d'un prince prévoyant, l'état des citoyens, et considérant le costume des enfants nés libres comme un des objets les plus importants, avait établi que ceux d'entre les patriciens dont les pères auraient rempli des magistratures curules porteraient la bulle d'or, avec la toge bordée de pourpre; et qu'il serait permis aux autres de porter seulement la prétexte, pourvu cependant que leurs parents eussent servi, dans la cavalerie, le temps légal. Quant aux affranchis, il ne leur était permis par aucune loi de porter la prétexte; encore moins aux étrangers, qu'aucun lieu n'attachait à la nation romaine. Mais, dans la suite, la prétexte fut aussi accordée aux enfants des affranchis, pour le motif rapporté par l'augure M. Lélius. Il dit qu'en vertu d'un sénatus-consulte rendu durant la seconde guerre Punique, les décemvirs recoururent aux livres Sibyllins, à raison de divers prodiges; et qu'après leur examen, ils déclarèrent qu'il fallait faire des prières supplicatoires au Capitole et dresser un lectisterne du produit d'une collecte à laquelle devaient contribuer, comme les autres, les femmes affranchies, lesquelles seraient autorisées à porter des robes longues. Ces prières solennelles eurent lieu, et les hymnes furent chantés par de jeunes garçons, les uns ingénus, les autres fils d'affranchis; et par des vierges, ayant encore leur père et leur mère. C'est depuis cette époque qu'il fut permis aux enfants des affranchis, mais seulement à ceux qui étaient nés d'une femme légitime, de porter la robe prétexte, et une lanière de cuir au cou, au lieu de l'ornement de la bulle. Verrius Flaccus rapporte que, lors d'une épidémie qui affligea Rome, l'oracle ayant répondu que cet événement était arrivé parce que les dieux étaient vus de haut en bas ("despicerentur"), toute la ville se trouva dans une grande anxiété, ne comprenant pas le sens de ces paroles de l'oracle. Or il était arrivé que, le jour des jeux du cirque, un enfant avait plongé le regard ("despiceret") du cénacle sur la pompe religieuse, et avait rapporté à son père l'ordre dans lequel il avait vu que les bulletins sacrés étaient placés secrètement dans l'arche portée sur le char. Le père ayant dénoncé au sénat ce qui s'était passé, on décida de voiler les lieux par où passerait la pompe religieuse. L'épidémie ayant été calmée par ce moyen, l'enfant qui avait expliqué l'ambiguïté de l'oracle reçut, en récompense, le droit de porter la toge et la prétexte. Des personnes très versées dans la connaissance de l'antiquité racontent que, lors de l'enlèvement des Sabines, une femme nommée Hersilie se trouvant auprès de sa fille, fut enlevée avec elle. Romulus l'ayant donnée pour épouse à un nommé Hostus, du Latium, homme distingué par son courage, et qui était venu se réfugier dans son asile, elle mit au monde un fils avant qu'aucune autre Sabine fût devenue mère, et lui donna le nom d'Hostus Hostilius, comme étant le premier né sur le territoire ennemi; Romulus le décora de la bulle d'or et de la prétexte. On rapporte en effet qu'ayant fait appeler les Sabines enlevées, pour leur donner des consolations, Romulus s'était engagé à accorder une illustre prérogative au fils de la première qui donnerait le jour à un citoyen romain. D'autres croient qu'on fit porter aux enfants de condition libre une bulle, sur laquelle était une figure suspendue à leur cou, afin qu'en la regardant ils se crussent déjà des hommes, si leur courage les en rendait capables; et qu'on y ajouta la robe prétexte, afin que la rougeur de la pourpre leur apprit à rougir de toute conduite indigne de leur naissance. Je viens de dire l'origine de la prétexte; j'ai ajouté quels sont les motifs pour lesquels on croit qu'elle fut attribuée à l'enfance : il me reste maintenant à expliquer, en peu de mots, comment le nom de ce vêtement est devenu un nom propre. C'était autrefois l'usage que les sénateurs fissent entrer avec eux, dans le sénat, leurs fils encore revêtus de la prétexte. Un jour qu'une affaire importante, après avoir été discutée, fut renvoyée au lendemain, on décida que personne n'en parlerait avant qu'elle eût été décrétée. La mère du jeune Papirius, lequel avait accompagné son père au sénat, interrogea son fils sur ce qui avait occupé les pères conscrits. L'enfant répond qu'il doit le taire, parce qu'il a été interdit de le dire. La mère en devient plus curieuse d'être instruite du secret de l'affaire : le silence de son fils stimule sa curiosité. Elle l'interroge donc avec plus d'empressement et d'instance. L'enfant, pressé par sa mère, prend le parti de faire un mensonge spirituel et plaisant. Il dit qu'on avait agité dans le sénat cette question : Lequel serait le plus utile à la république, ou que chaque homme fût marié à deux femmes, ou que chaque femme fût mariée à deux hommes. Dès que cette femme entend ceci, elle prend l'épouvante, sort tremblante de chez elle, et va porter la nouvelle aux autres mères de famille. Le lendemain, une grande foule de mères de famille afflue au sénat, et elles supplient en pleurant qu'on les marie chacune à deux hommes, plutôt que de donner deux d'entre elles à un seul. Les sénateurs, à mesure qu'ils arrivaient dans le lieu de leur assemblée, s'étonnaient de ce dévergondage des femmes, et ne concevaient rien à une aussi étrange pétition. Ils s'alarmaient même, comme d'un prodige, de la folle impudeur d'un sexe naturellement retenu. Le jeune Papirius fit bientôt cesser l'inquiétude publique. Il s'avance au milieu du sénat, raconte les curieuses sollicitations de sa mère, et la feinte dont il a usé à son égard. Le sénat admire la fidélité ingénieuse de l'enfant; mais il décrète que désormais les enfants n'entreront plus avec leurs pères dans le sénat, à l'exception du seul Papirius. Ensuite il accorda par un décret, à ce même enfant, le surnom honorable de Praetextatus, à raison de son habileté à savoir parler et se taire, à l'âge où l'on porte encore la prétexte. Ce surnom se joignit par la suite au nom de notre famille. Pareillement les Scipions ont reçu leur surnom de ce que Cornélius, qui servait comme de bâton à un père aveugle, de même nom que lui, fut surnommé Scipio (bâton), surnom qu'il a transmis à ses descendants. Il en est de même, Aviénus, de ton ami Messala, qui a reçu ce surnom de Valérius Maximus, l'un de ses aïeux, auquel il fut donné après qu'il eut pris Messine, l'une des principales villes de la Sicile. Au reste, il n'est pas étonnant que les surnoms soient devenus des noms, puisque souvent ils sont dérivés des noms eux-mêmes; comme, par exemple, Aemilianus d'Aemilius, Servilianus de Servilius.
Eusèbe répliqua : Messala et Scipion ont reçu, comme tu l'as raconté, leurs surnoms, l'un de son courage, et l'autre de sa piété filiale; mais les surnoms de Scropha et d'Asina, qui sont ceux d'hommes d'un rare mérite, et qui cependant sont plutôt injurieux qu'honorables, je voudrais que tu me disses d'où ils sont venus?
Praetextatus lui répondit. Ce n'est ni par injure ni par honneur, mais par hasard, qu'ont été créés ces surnoms. Car celui d'Asina a été donné aux Cornélius, parce que le chef de cette famille ayant acheté une terre, ou marié une de ses filles, amena dans le forum, au lieu des garants légaux qui lui avaient été demandés, un âne chargé d'or; remplaçant ainsi les cautionneurs par la chose cautionnée. Voici maintenant à quelle occasion Trémellius a été surnommé Seropha. Ce Trémellius était à sa maison des champs, avec sa famille et ses enfants. La truie (scropha) d'un voisin étant venue errer chez lui, ses esclaves s'en saisissent et la tuent. Le voisin fait entourer la maison de surveillants, pourqu'on ne puisse soustraire l'animal d'aucun côté; et il somme ensuite le maître de la maison de lui restituer le quadrupède. Trémellius, qui avait été instruit par un paysan, cache le cadavre de la truie sous la couverture de la couche de sa femme, et permet ensuite la recherche au voisin. Lorsque celui-ci fut arrivé à la chambre où était le lit, Trémellius lui jura qu'il n'avait dans sa maison des champs aucune truie, si ce n'est celle, dit-il en montrant le lit, qui est étendue sous ces couvertures. C'est ce facétieux serment qui fit donner à Trémellius le surnom de Scropha.

CHAPITRE VII.

De l'origine et de l'antiquité des Saturnales, et, en passant, de quelques autres sujets.
Pendant ces récits, un des serviteurs, celui qui était chargé d'introduire ceux qui venaient visiter le maître de la maison, annonça Évangélus, avec Dysaire, lequel passait alors pour le premier de ceux qui exerçaient à Rome l'art de guérir. Plusieurs des assistants laissèrent voir, par le mouvement de leur visage, que la survenance d'Évangélus allait troubler le calme dont ils jouissaient, et que sa présence convenait peu dans leur paisible réunion. Car c'était un railleur amer, un homme dont la langue mordante, et audacieuse au mensonge, s'inquiétait peu des inimitiés que lui attiraient les paroles offensantes qu'il lançait indistinctement contre ses amis et ses ennemis. Mais Praetextatus, qui était également doux et facile pour tout le monde, envoya au-devant d'eux afin qu'on les introduisît. Horus se trouva arriver en même temps, et entra avec eux. C'était un homme pareillement robuste de corps et d'esprit, qui, après avoir remporté un grand nombre de palmes au pugilat, s'était tourné vers les études philosophiques, et qui, ayant embrassé la secte d'Antisthène, de Cratès et de Diogène lui-même, était devenu célèbre parmi les cyniques. Évangélus fut à peine entré, qu'il offensa l'honorable assemblée, qui se levait à son arrivée. Est-ce le hasard, dit-il, Praetextatus, qui a rassemblé autour de toi toutes ces personnes? Ou bien est-ce pour quelque affaire importante qu'ayant besoin d'être sans témoins, vous vous êtes réunis, afin d'en traiter à votre aise? S'il en est ainsi, comme je le pense, je m'en irai, plutôt que de m'immiscer dans vos secrets. C'est le hasard seul qui m'a amené au milieu de vous, et je consentirai bien volontiers à m'en retirer. Praetextatus, malgré la douceur de son caractère et son calme inaltérable, un peu ému par cette impertinente apostrophe, lui répondit : Si tu avais songé, Évangélus, que c'est de moi qu'il s'agissait, ou de ces personnes d'une éclatante vertu, tu n'aurais jamais soupçonné qu'il y eût entre nous un tel secret qui ne pût être connu de toi, ou même publiquement divulgué. Car je n'ai pas oublié, et je ne crois pas que personne d'entre nous ignore ce précepte sacré de la philosophie : Qu'il faut toujours parler aux hommes comme étant entendus des dieux, et aux dieux, comme si les hommes nous entendaient. La seconde partie de cet axiome consacre que nous ne devons jamais rien demander aux dieux, dont nous aurions honte d'avouer le désir devant les hommes. Quant à nous, afin de célébrer les féries sacrées, et d'éviter cependant l'ennui de l'oisiveté en occupant notre loisir, nous nous sommes rassemblés pour la journée entière, que nous devons consacrer, chacun pour sa part, à des discours instructifs. Car puisque "aucun précepte de la religion ne défend de curer les fossés les jours de fêtes solennelles", et que les lois divines et les lois humaines permettent "de faire baigner les brebis dans les eaux salubres des fleuves"; pourquoi l'honneur même de la religion ne nous permettrait-il pas de penser qu'elle a voulu consacrer les jours de fêtes à l'étude sacrée des lettres? Or, puisque quelque dieu sans doute vous a réunis à nous, veuillez, si cela vous convient, en passant avec nous cette journée, partager nos repas et nos entretiens. Je me tiens assuré du consentement de tous ceux qui sont ici rassemblés. Évangélus répondit : Survenir dans un entretien sans y avoir été appelé, il n'y a là rien d'inconvenant; mais se jeter spontanément sur un festin préparé pour autrui, Homère le blâme, même de la part d'un frère. Vois d'ailleurs si, tandis qu'un aussi grand roi qu'Agamemnon n'a reçu à sa table, sans l'avoir attendu, qu'un seul Ménélas, il n'y aurait pas de la présomption à toi de vouloir en recevoir trois à la tienne? Alors tous les assistants, venant en aide à Praetextatus, se mirent à prier et à presser d'une manière flatteuse Évangélus, et ceux qui étaient venus avec lui, de partager avec eux le sort de la journée. Mais leurs invitations s'adressaient plus fréquemment et plus instamment à Évangélus. Cet empressement unanime l'ayant radouci, il leur dit : - Je ne crois pas que le livre de M. Varron, intitulé "Tu ne sais pas ce que t'apporte le soir", et qui fait partie des "satyres Ménippées", soit inconnu à aucun de vous; dans cet ouvrage, l'auteur établit cette règle : Que le nombre des convives d'un festin ne doit pas être moindre que celui des Grâces, ni plus élevé que celui des Muses. Ici, déduisez le roi du festin, je vois que vous êtes le même nombre que les Muses. Pourquoi cherchez-vous donc à ajouter â ce nombre parfait? Praetextatus lui répondit : Nous retirerons de votre présence cet avantage, d'égaler à la fois le nombre des Muses et celui des Grâces, qu'il est juste de réunir à la fête du premier de tous les dieux. Alors tous s'étant assis, Horus s'adressant à Avienus, qu'il connaissait plus particulièrement, lui dit : - Vos rites quant au culte de Saturne, que vous appelez le premier des dieux, diffèrent de ceux de la religieuse nation des Égyptiens; car ceux-ci n'avaient admis, dans les mystères de leurs temples, ni Saturne, ni Sérapis lui-même, jusqu'à la mort d'Alexandre, roi de Macédoine. A cette époque, contraints par la tyrannie des Ptolémées, ils furent forcés d'admettre ces dieux dans leur culte, conformément aux moeurs des Alexandrins, qui les honoraient spécialement. Ils obéirent; mais de manière cependant à ne point laisser confondre ce culte avec les autres cultes de leur religion. Ainsi, comme les Égyptiens n'ont jamais offert à leurs dieux le sang des animaux, mais seulement l'encens et les prières, et qu'il fallait pour suivre l'usage, immoler des victimes aux deux divinités étrangères, ils leur bâtirent des temples à l'extérieur de l'enceinte des villes, afin de pouvoir les honorer par les immolations des sacrifices solennels, sans cependant souiller par le meurtre des animaux les autres temples situés dans l'intérieur des villes. Aussi, aucune ville d'Égypte n'éleva de temple, dans ses murs, à Saturne ou à Sérapis. Je sais que vous avez à peine admis et reconnu le second de ces dieux. Quant à Saturne, vous l'honorez, entre tous les autres, d'un culte solennel. Je désire donc, si rien ne le prohibe, qu'on m'instruise sur ce sujet. Avienus renvoya à Praetextatus le soin de répondre à la demande d'Horus : - Quoique tous ceux qui sont ici, dit-il, soient également doctes, le seul Praetextatus, initié dans les mystères sacrés, peut te dévoiler et l'origine du culte qu'on rend à Saturne, et les motifs des solennités de sa fête. - Praetextatus ayant tenté de rejeter ce soin sur quelque autre, tous lui firent des instances pour qu'il s'en chargeât. C'est pourquoi, ayant obtenu du silence, il commença ainsi : Il m'est permis de vous découvrir, non cette origine des Saturnales qui se rapporte à la nature secrète de la divinité, maïs celle qui est mêlée à des traits fabuleux, ou celle que les physiciens enseignent publiquement. Car, pour les explications occultes et qui découlent de la source pure de la vérité, il n'est pas permis de les raconter, même au milieu des fêtes sacrées : que si quelqu'un en obtient la connaissance, ce n'est qu'à la condition de les tenir ensevelies au fond de sa conscience. Voici donc, de tout ce qu'il est permis de faire connaître, les détails que notre ami Horus pourra parcourir avec moi. Janus régna sur ce pays qu'on appelle maintenant l'Italie; et, selon le témoignage d'Hygin, qui suit en cela Protarchus Trallianus, il partagea son pouvoir sur cette région avec Camèse, qui, comme lui, en était originaire; en telle sorte que la contrée prit le nom de Camésène, et la ville le nom de Janicule. Dans la suite, la puissance royale resta au seul Janus, qu'on croit avoir eu deux visages, de manière à voir ce qui se passait devant et derrière lui; ce qui certainement doit être interprété par la prudence et l'habileté de ce roi, qui connaissait le passé et prévoyait l'avenir; de la même manière que les déesses Antevorta et Postvorta, que les Romains honorent comme les fidèles compagnes de la divinité. Or Janus ayant donné l'hospitalité à Saturne, qu'un vaisseau amena dans son pays, et ayant appris de lui l'art de l'agriculture et celui de perfectionner les aliments, qui étaient grossiers et sauvages avant que l'on connût l'usage des productions de la terre, partagea avec lui la couronne. Janus fut aussi le premier qui frappa des monnaies de cuivre; et il témoigna dans cette institution un tel respect pour Saturne, qu'il fit frapper d'un côté un navire, parce que Saturne était arrivé monté sur un navire, et de l'autre l'effigie de la tête du dieu, pour transmettre sa mémoire à la postérité. On trouve une preuve de l'authenticité de cette empreinte de la monnaie de cuivre, dans cette espèce de jeu de hasard où les enfants jettent un denier en l'air, en disant : "Tête ou vaisseau". On s'accorde à dire que Saturne et Janus régnèrent en paix, ensemble, et qu'ils bâtirent en commun, dans le même pays, deux villes voisines; ce qui est non seulement établi par le témoignage de Virgile, qui dit : "L'une fut nommée Janicule, et l'autre Saturnia" mais encore confirmé par la postérité, qui consacra à ces deux personnages deux mois consécutifs, décembre à Saturne, et janvier, à qui l'on donna le nom de Janus. Saturne ayant tout à coup disparu, Janus imagina de lui faire rendre les plus grands honneurs. Il donna d'abord à la contrée sur laquelle il régnait le nom de Saturnie; puis il consacra à Saturne, comme à un dieu, un autel, et des fêtes qu'il nomma Saturnales. C'est depuis ces siècles reculés que les Saturnales précèdent la fondation de Rome. Janus ordonna donc que Saturne fût honoré d'un culte religieux, comme ayant amélioré le sort de la vie. La statue de ce dieu est distinguée par une faux, que Janus lui donna comme l'emblème de la moisson. On lui attribue l'invention de la greffe, l'éducation des arbres fruitiers, et toutes les pratiques d'agriculture de ce genre. Les Cyréniens, qui regardent Saturne comme l'inventeur de l'usage d'extraire le miel et de cultiver les fruits, célèbrent son culte en se couronnant de jeunes branches de figuier, et en s'envoyant mutuellement des gâteaux. Les Romains l'appellent Sterculus, parce qu'il a le premier fertilisé les champs par le moyen du fumier. Les années de son règne passent pour avoir été très fortunées, soit à raison de l'abondance de toutes choses, soit parce que les hommes n'étaient point encore distingués par les conditions de liberté et d'esclavage; ce qu'on peut regarder comme l'origine de l'usage où l'on est, pendant les Saturnales, d'accorder toute licence aux esclaves. D'autres racontent ainsi l'origine des Saturnales. Ceux qu'Hercule avait délaissés en Italie, en punition, comme le disent les uns, de ce qu'ils n'avaient pas soigneusement gardé ses troupeaux, ou, comme d'autres le rapportent, dans le dessein de laisser des défenseurs à son autel et à son temple contre les incursions des étrangers, se voyant infestés de voleurs, se retirèrent sur une colline élevée, où ils prirent le nom de Saturniens, de celui que portait déjà la colline. S'étant aperçus qu'ils étaient protégés en ce lieu par le nom du dieu et par le respect qu'on lui gardait, ils instituèrent les Saturnales, afin, dit-on, d'inspirer, par la célébration de ces fêtes, aux esprits grossiers de leurs voisins, une plus grande vénération pour le dieu. Je n'ignore pas non plus cette autre origine qu'on assigne aux Saturnales, et que rapporte Varron, savoir : que les Pélasges, chassés de leurs foyers, errèrent en diverses contrées, et se réunirent presque tous à Dodone, où, incertains du lieu dans lequel ils devaient se fixer, ils reçurent de l'oracle cette réponse : "Allez chercher la terre des Siciliens, consacrée à Saturne et à Kotyla des Aborigènes, où flotte une île; et quand vous en aurez pris possession, offrez la dîme à Phébus, offrez des têtes à Adès, et à son père des hommes ( g-phohta)". Ils acceptèrent ce sort; et après avoir longtemps erré, ils abordèrent dans le Latium, et découvrirent une île née dans le lac Cutyliensis. Ce fut d'abord une large étendue de gazon, ou plutôt une alluvion de marais, coagulée par la réunion de broussailles et d'arbres qui, agglomérés ensemble et enlacés au hasard, erraient battus par les flots; de la même sorte qu'on peut le croire de l'île de Délos, qui flottait sur les mers, quoique couverte de montagnes élevées et de vastes plaines. Ayant donc aperçu ce prodige, les Pélasges reconnurent le pays qui leur avait été prédit; ils dépouillèrent les habitants de la Sicile, s'emparèrent de leur pays; et, après avoir consacré la dixième partie de leur butin à Apollon, conformément à sa réponse, ils élevèrent à Dis (Pluton) un petit temple, à Saturne un autel, et la fête de cette fondation fut appelée les Saturnales. On rapporte qu'ils crurent longtemps honorer Dis en lui offrant des têtes d'hommes, et Saturne en lui offrant des victimes humaines, à cause de ces mots de l'oracle : "Offrez des têtes à Adès, et à son père des hommes, (g-phohta)". Mais Hercule, passant par l'Italie en ramenant le troupeau de Géryon, persuada à leurs descendants de changer ces sacrifices funestes en d'autres plus propices, en offrant à Pluton, non des têtes d'hommes, mais de petits simulacres de têtes humaines, et en honorant les autels de Saturne, non par des sacrifices humains, mais en y allumant des flambeaux; attendu que le mot g-phohta signifie non seulement homme, mais aussi flambeau. De là vint la coutume de s'envoyer, pendant les Saturnales, des flambeaux de cire. Il en est cependant qui pensent que cette dernière coutume provient, uniquement de ce que, sous le règne de Saturne, les hommes furent évoqués des ténèbres d'une vie inculte à ce qu'on peut appeler la lumière de la connaissance des arts utiles. Je trouve aussi dans certains écrits que comme plusieurs personnes, à l'occasion des Saturnales, arrachaient par avarice des présents à leurs clients, fardeau qui devenait onéreux pour les gens d'une modique fortune, le tribun du peuple Publicius décréta qu'on ne devait envoyer aux gens plus riches que soi que des flambeaux de cire. Ici, Albinus Caecina prit la parole : Malgré cette permutation des sacrifices humains, que Praetextatus vient de mentionner tout à l'heure, je les retrouve, dit-il, postérieurement, durant les Compitales, pendant les jeux qu'on célébrait dans les carrefours de la ville, et rétablis par Tarquin le Superbe en l'honneur des Lares et de Mania, conformes à l'oracle d'Apollon, qui avait prescrit "d'intercéder pour les têtes avec des têtes". Et en effet, durant un certain temps l'on immola des enfants pour le salut des familles à la déesse Mania, mère des Lares; sacrifices, qu'après l'expulsion de Tarquin, le consul Iunius Brutus ordonna qu'on célébrât d'une autre manière. Il prescrivit, qu'au lieu de commettre le crime d'une sacrilège immolation, on offrit des têtes d'ail et de pavot, pour satisfaire l'oracle d'Apollon sur le mot tête. La coutume s'établit, lorsqu'une famille était menacée de quelque danger, de suspendre pour le conjurer, l'effigie de Mania devant la porte de la maison. Et comme c'était dans les carrefours qu'on célébrait des jeux en son honneur, ces jeux prirent de là le nom de "Compitalia". Mais poursuis ton discours, Praetextatus. Et celui-ci continua en ces termes : Cette réforme dans les sacrifices est exacte et citée à propos. Quant aux Saturnales, il parait, d'après les causes qu'on assigne à leur origine, qu'elles sont plus anciennes que la ville de Rome : si bien que L. Accius, dans les vers suivants de ses Annales, rapporte que cette solennité avait déjà commencé d'être célébrée en Grèce avant la fondation de Rome : "Une très grande partie des Grecs, et principalement les Athéniens, célèbrent en l'honneur de Saturne des fêtes qu'ils appellent Cronia. Ils célèbrent ces jours à la ville et à la campagne, par de joyeux festins, dans lesquels chacun sert ses esclaves. Nous faisons de même; et c'est d'eux que nous est venue la coutume que les maîtres, en ce jour, mangent avec les esclaves".

CHAPITRE VIII.

Du temple de Saturne; des attributs du temple et de la statue du dieu. Comment il faut entendre les choses fabulemes qu'on raconte de ce dieu.
Il reste maintenant quelque chose à dire du temple même de Saturne. J'ai lu que Tullus Hostilius, ayant triomphé deux fois des Albins et une fois des Sabins, consacra, par suite d'un voeu, un temple à Saturne, et que c'est alors, pour la première fois, que furent instituées à Rome les Saturnales. Cépendant Varron, dans son sixième livre, qui traite des édifices sacrés, dit que ce fut le roi L. Tarquin qui passa un marché pour la construction d'un temple de Saturne dans le forum, et que le dictateur T. Largius le consacra pendant les Saturnales. Je n'oublie pas non plus ce que dit Gellius, que le sénat décréta un temple à Saturne; et que L. Furius, tribun militaire, fut chargé de l'exécution. Ce temple a un autel, et au-devant un lieu de réunion pour le sénat. On y sacrifie la tête découverte, selon le rite grec, parce qu'on pense que cela fut ainsi pratiqué, dès le principe, par les Pélasges, et ensuite par Hercule. Les Romains voulurent que le temple de Saturne fût le dépôt du trésor public, parce qu'on raconte que, tout le temps que Saturne habita l'Italie, aucun vol ne fut commis dans ces contrées; ou bien parce que, sous lui, il n'existait point encore de propriété privée. "Il n'était permis, ni de marquer les champs, ni de les diviser par des limites : on prenait au milieu du terrain". Voilà pourquoi on déposa le trésor du peuple chez celui sous lequel tout avait été commun à tous. J'ajouterai qu'on posait sur le faîte des temples de Saturne des Tritons, la trompette en bouche; parce que, depuis son époque jusqu'à la nôtre, l'histoire est claire et comme parlante; tandis qu'elle était auparavant muette, obscure et mal connue; ce qui est figuré par la queue des tritons, plongée et cachée dans l'eau. Verrius Flaccus dit qu'il ignore pourquoi Saturne est représenté dans des entraves. Voici la raison que m'en donne Apollodore. Il dit que Saturne est enchaîné durant l'année, d'un lien de laine, qu'on délie le jour de sa fête, au mois de décembre, où nous nous trouvons; et que de là est venu le proverbe que : "les dieux ont les pieds de laine". Cette allégorie désigne le foetus, qui, animé dans le sein de la mère, où il est retenu par les doux liens de la nature, grandit jusqu'au dixième mois, qu'il naît à la lumière. G-Kronos (Saturne), et g-Chronos (le temps), ne sont qu'un même dieu. Autant les mythologues enveloppent Saturne de fictions, autant les physiciens cherchent à ramener son histoire à une certaine vraisem- blance. Ainsi, disent-ils, Saturne ayant coupé les parties naturelles de son père Coelus, et les ayant jetées dans la mer, Vénus en fut procréée, qui, du nom de l'écume dont elle fut formée, prit le nom d'Aphrodite; et voici leur interprétation : Lorsque tout était chaos, le temps n'existait point encore. Car le temps est une mesure, prise des révolutions du ciel; donc le temps est né du ciel; donc c'est du ciel qu'est né g-Kronos (Saturne), qui, ainsi que nous l'avons dit, est le même que g-Chronos (le temps) : et comme les divers principes de tout ce qui a dû être formé après le ciel découlaient du ciel lui-même, et que les divers éléments qui composent l'universalité du monde découlaient de ces principes, sitôt que le monde fut parfaitement terminé dans l'ensemble de ses parties et dans chacun de ses membres, le moment arriva où les principes générateurs des éléments durent cesser de découler du ciel, car la création de ces éléments était désormais accomplie. Depuis lors, pour perpétuer sans cesse la propagation des animaux, la faculté d'engendrer par le fluide fut transportée à l'action vénérienne; en sorte que, de ce moment, tous les êtres vivants furent produits par le coït du mâle avec la femelle. A raison de la fable de l'amputation des parties naturelles, nos physiciens donnèrent au dieu le nom de Saturnus, pour Sathimus, dérivant de g-satheh, qui signifie le membre viril. On croit que de là aussi vient le nom des Satyres, pour Sathimni, à cause que les Satyres sont enclins à la lubricité. Quelquesuns pensent que l'on donne une faux à Saturne, parce que le temps coupe, tranche et moissonne tout. On dit que Saturne est dans l'usage de dévorer ses enfants, et de les vomir ensuite. C'est encore afin de désigner qu'il est le temps, par lequel toutes choses sont tour à tour produites et anéanties, pour renaître ensuite de nouveau. Lorsqu'on dit que Saturne a été chassé par son fils, qu'est-ce que cela signifie, sinon que les temps qui viennent de s'écouler sont refoulés par ceux qui leur succèdent? On dit qu'il est lié, parce que les diverses portions du temps sont unies ensemble par les lois régulières de la nature; ou bien parce que la substance des fruits est formée de noeuds et de fibres enlacés. Enfin, la fable veut que sa faux soit tombée en Sicile, parce que cette contrée est très fertile.

CHAPITRE IX.

Du dieu Janus, de ses divers noms, et de sa puissance.
Nous avons dit que Janus régna avec Saturne, et nous avons déjà rapporté tout ce que les mythologues et les physiciens pensent touchant Saturne: disons maintenant ce qu'ils enseignent de Janus. Les mythologues racontent que, sous son règne, chaque maison fut habitée par la religion et par la vertu; et que, pour cette raison, l'on décerna à Janus les honneurs divins; et l'on voulut, pour reconnaître ses mérites, que l'entrée et l'issue des maisons lui fussent consacrées. Xénon, dans le premier livre de son "Italicon", rapporte que Janus fut le premier qui éleva en Italie des temples aux dieux, et qui institua des rites sacrés ce qui lui valut d'être invoqué au commencement de tous les sacrifices. Quelques-uns pensent qu'on lui attribue deux visages, parce qu'il connut les choses passées et prévit les choses futures. Mais les physiciens établissent sa divinité sur des bases d'une plus haute importance: car il en est qui disent que Janus est le même à la fois qu'Apollon et Diane, et que ces deux divinités sont voilées sous son seul nom. En effet, comme le rapporte Nigidius, les Grecs honorent Apollon sous le nom de Thyréen, dont ils dressent les autels devant leurs portes, pour montrer qu'il préside aux entrées et aux issues. Ce même Apollon est encore appelé chez eux Agyieus, c'est-à-dire celui qui préside aux rues des villes; car ils appellent "agyia" les rues qui sont dans la circonférence de l'enceinte des villes. Les Grecs reconnaissent aussi Diane, sous le nom de Trivia, pour la divinité des divers chemins. Chez nous le nom de Janus indique qu'il est aussi le dieu des portes, puisque son nom latin est l'équivalent du mot grec g-Thuraios mais on le représente avec une clef et une baguette, comme étant à la fois le gardien des portes et le guide des routes. Nigidius a dit expressément qu'Apollon est Janus et Diane, Jana, au nom de laquelle l'on a ajouté la lettre D, qu'on met souvent par euphonie devant l'i ; comme dans "reditur, redhibetur, redintegratur", et autres mots semblables.
D'autres prétendent démontrer que Janus est le soleil; on lui donne deux visages, parce que les deux portes du ciel sont soumises à son pouvoir, et qu'il ouvre le jour en se levant et le ferme en se couchant. On commence d'abord par l'invoquer toutes les fois qu'on sacrifie à quelque autre dieu; afin de s'ouvrir, par son moyen, l'accès auprès du dieu auquel on offre le sacrifice, et pour qu'il lui transmette, en les faisant pour ainsi dire passer par ses portes, les prières des suppliants. Suivant la même opinion, sa statue est souvent représentée tenant de la main droite le nombre de 300, et de la gauche celui de 65, pour désigner la mesure de l'année; ce qui est la principale action du soleil. D'autres veulent que Janus soit le monde, c'est-à-dire le ciel, et que le nom de Janus vienne du mot "eundo" (allant), parce que le monde va toujours roulant sur lui-même, sous sa forme de globe. Ainsi Cornificius, dans son troisième livre des "Étymologies", dit : "Cicéron l'appelle, non Janus, mais "Eanus", dérivant de "eundo". De là vient aussi que les Phéniciens l'ont représenté dans leurs temples sous la figure d'un dragon roulé en cercle, et dévorant sa queue; pour désigner que le monde s'alimente de lui-même, et se replie sur lui-même. Nous avons un Janus regardant vers les quatre parties du monde; telle est la statue apportée de Falère. Gavius Bassus, dans son traité "des Dieux", dit qu'on représente Janus avec deux visages, comme étant le portier du ciel et de l'enfer; et avec quatre, comme remplissant tous les climats de sa majesté. Il est célébré dans les très anciens chants des Saliens, comme le dieu des dieux. Marcus Messala, collègue, dans le consulat, de Cn. Domitius, et qui fut augure pendant cinquante cinq ans, parle ainsi de Janus : "Celui qui a créé toutes choses, et qui les gouverne toutes, a combiné ensemble l'eau et la terre, pesantes par leur nature, et dont l'impulsion les précipite en bas, avec l'air et le feu, substances légères et qui s'échappent vers l'immensité d'en haut, en les enveloppant du ciel, dont la pression supérieure a relié ensemble ces deux forces contraires". Dans nos cérémonies sacrées, nous invoquons aussi Janus-Géminus (à deux faces), Janus père, Janus Junoniùs, Janus Consivius, Janus Quirinus, Janus Patulcius et Clusivius. J'ai dit plus haut pourquoi nous l'invoquons sous le nom de Géminus. Nous l'invoquons sous le nom de Père, comme étant le dieu des dieux; sous celui de Junonius, comme présidant non seulement au commencement de janvier, mais encore au commencement de tous les mois dont les calendes sont dédiées à Junon. Aussi Varron, dans le cinquième livre "Des choses divines", dit qu'il y a douze autels dediés à Janus, pour chacun des douze mois. Nous l'appelons Consivius, de "conserendo" (ensemençant), par rapport à la propagation du genre humain, dont Janus est l'auteur; Quirinus, comme dieu de la guerre, nom dérivé de celui de la lance que les Sabins appellent "curis"; Patuléius et Clusivius, parce que les portes de son temple sont ouvertes pendant la guerre et fermées pendant la paix. Voici comment on raconte l'origine de cette coutume. Pendant la guerre contre les Sabins, à l'occasion de l'enlèvement de leurs filles, les Romains s'étaient hâtés de fermer la porte qui était au pied de la colline Viminale (à laquelle l'événement qui suivit fit donner le nom de Janicule), parce que les ennemis s'y précipitaient: mais à peine fut-elle fermée, qu'elle s'ouvrit bientôt d'elle-même; ce qui survint une seconde et une troisième fois. Les Romains, voyant qu'ils ne pouvaient la fermer, restèrent en armes et en grand nombre sur le seuil de la porte pour la garder, tandis qu'un combat très vif avait lieu d'un autre côté. Tout à coup, le bruit se répand que Tatius a mis nos armées en fuite. Les Romains qui gardaient la porte s'enfuient épouvantés; mais lorsque les Sabins étaient prêts à faire irruption par la porte ouverte, on raconte que, par cette porte, il sortit du temple de Janus des torrents d'eau jaillissant avec une grande force, et que plusieurs groupes ennemis périrent ou brûlés par l'eau, qui était bouillante, ou engloutis par eon impétuosité. En raison de cet événement, il fut établi qu'en temps de guerre les portes du temple de Janus seraient ouvertes, comme pour attendre ce dieu secourable à Rome. Voilà tout sur Janus.

CHAPITRE X.

Quel jour il fut en usage de célébrer les Saturnales: on ne les a d'abord célébrées que durant un seul jour, mais ensuite durant plusieurs jours.
Maintenant revenons aux Saturnales. La religion défend de commencer la guerre durant ces fêtes; et on ne pourrait, sans expiation, supplicier en ces jours un criminel. Au temps de nos ancêtres, les Saturnales furent limitées à un jour, qui était le 14 des calendes de janvier; mais depuis que C. César eut ajouté deux jours à ce mois, on commença à les célébrer dès le 16. Il arriva de là que le commun des gens ne se trouvait pas fixé sur le jour précis des Saturnales. Les uns les célébraient suivant l'addition de César, les autres suivant l'ancien usage; ce qui les faisait prolonger durant plusieurs jours. C'était d'ailleurs une opinion reçue chez les anciens, que les Saturnales duraient sept jours; si toutefois il est permis de qualifier de simple opinion ce qui est appuyé sur l'autorité des meilleurs auteurs. En effet, Novius, auteur très estimé d'Atellanes dit : "Les sept jours des Saturnales, longtemps attendus, arrivent enfin.
Memmius, qui ressuscita la comédie atellane, longtemps perdue après Novius et Pomponius, dit aussi: "Nos ancêtres instituèrent fort bien une foule de choses: ce qu'ils ont fait de mieux, c'est de fixer durant les plus grands froids les sept jours des Saturnales". Cependant Mallius rapporte que ceux qui, comme nous l'avons dit plus haut, se placèrent sous la protection du nom et du culte de Saturne, instituèrent trois jours de fêtes, qu'ils appelèrent Saturnales: "c'est pourquoi", dit-il, "Auguste, conformément à cette opinion, ordonna, dans ses lois judiciaires, de les férier pendant trois jours". Masurius et d'autres ont cru que les Saturnales ne durent qu'un jour, savoir, le 14 des calendes de janvier. Fenestella confirme cette opinion, en disant que la vestale Aemilia fut condamnée le 15 des calendes de janvier, jour pendant lequel on n'aurait pas même plaidé une cause, si l'on eût célébré les Saturnales. Il ajoute immédiatement : "Les Saturnales suivaient ce jour"; et bientôt après: "Le surlendemain, qui était le 13 des calendes de janvier, la vestale Licinia fut citée pour être jugée". Par où il montre que le 13 des calendes est un jour non férié. Le 12 des calendes de janvier, c'est la fête de la déesse Angeronia, à laquelle les pontifes sacrifient dans le temple de Volupia. Verrius Flaccus fait venir son nom Angeronia, de ce qu'elle délivre des angoisses ("angores") et des inquiétudes de l'âme ceux qui se la rendent propice. Masurius ajoute que la statue de cette déesse est placée sur l'autel de Volupia, la bouche liée et scellée; parce que ceux qui dissimulent leurs douleurs physiques et morales parviennent, par le bénéfice de la patience, à une grande félicité. Julius Modestus dit qu'on sacrifie à cette divinité, parce que le peuple romain fut délivré, par un voeu qu'il lui adressa, de la maladie appelée "angina" (esquinancie). Le 11 des calendes (de janvier) est consacré à la fête des Lares, auxquels le préteur Émillus Régillus, pendant la guerre contre Antiochus, fit voeu d'élever un temple dans le champ de Mars. Au 10 des calendes sont fixées les féries de Jupiter, appelées Larentinales, sur lesquelles, puisqu'il m'est permis de m'étendre, voici les diverses opinions. On raconte que, sous le règne d'Ancus, le gardien du temple d'Hercule, se trouvant oisif durant ces féries, provoqua le dieu à jouer aux essères, lui-même tenant les deux mains, sous la condition que celui qui perdrait payerait les frais d'un souper et d'une courtisane. Hercule ayant gagné, le gardien du temple y fit renfermer, avec un souper, Acca Larentia, célèbre courtisane de ce temps-là. Le lendemain, cette femme répandit le bruit qu'après avoir couché avec le dieu, elle en avait reçu pour récompense l'avis de ne point mépriser la première occasion qui s'offrirait à elle en rentrant dans sa maison. Or, il arriva que, peu après sa sortie du temple, Carucius, épris de sa beauté, l'appela. Elle se rendit à ses désirs, et il l'épousa. A la mort de son mari, Acca étant entrée en possession de ses biens, institua le peuple romain son héritier, après son décès. Pour ce motif, Ancus la fit ensevelir dans le Vélabre, lieu très notable de la ville, où l'on institua un sacrifice solennel, qu'un flamine offrait aux dieux mânes d'Acca. Le jour de ce sacrifice fut férié en l'honneur de Jupiter, parce que les anciens crurent que les âmes émanent de Jupiter, et qu'elles reviennent à lui après la mort. Caton dit que Larentia s'étant enrichie au métier de courtisane, laissa après son décès, au peuple romain, les champs appelés Turax, Semurium, Lutirium, Solinium, et qu'à cause de cela elle fut honorée d'un tombeau magnifique et d'une cérémonie funèbre annuelle. Macer Licinius, dans le premier livre de ses "Histoires", affirme qu'Acca Larentia, femme de Faustulus, fut nourrice de Rémus et de Romulus; que, sous le règne de Romulus, elle fut mariée à un certain Carucius, riche Toscan, dont elle hérita, et qu'elle laissa dans la suite ce patrimoine à Romulus, qu'elle avait élevé, et dont la piété institua en son honneur une cérémonie funèbre et un jour de fête. De tout ce qui vient d'être dit, l'on peut conclure que les Saturnales n'étaient célébrées que pendant un jour, et que ce jour est le 14 des calendes de janvier, durant lequel, au milieu, d'un festin dréssé dans le temple de Saturne, on proclamait les Saturnales. Ce même jour, qui fut jadis consacré à la fois à Saturne et à Ops, est maintenant entre les jours des Saturnales, spécialement consacré aux Opalies. La déesse Ops était regardée. comme l'épouse de Saturne: l'on célèbre ensemble, dans ce mois-ci, les Saturnales et les Opalies, parce que Saturne et son épouse étaient considérés comme ceux qui les premiers avaient su obtenir les grains de la terre et les fruits des arbres. C'est pourquoi, après qu'ils ont recueilli tous les divers produits des champs, les hommes célèbrent le culte de ces divinités comme étant les auteurs des premières améliorations de la vie, et qui suivant certains témoignages, ne sont autres que le Ciel et la Terre. Saturne ainsi appelé de "satus" (génération), dont le ciel est le principe; et Ops, de la terre, par l'assistance ("ope") de laquelle s'obtiennent les aliments de la vie humaine; ou bien du mot "opus" (travail), par le moyen duquel naissent les fruits des arbres et les grains de la terre. On offre des veaux à cette déesse assis et touchant la terre, pour montrer que la terre est une mère que les mortels doivent chérir. Philochore, dit que Cécrops fut le premier qui éleva dans l'Attique un autel à Saturne et à Ops, qu'il les honora comme étant Jupiter et la Terre, et qu'il établit que, le jour de leur fête, les pères de famille mangeraient des fruits et des grains de la terre, par eux récoltés, ensemble avec les esclaves qui auraient partagé avec eux les fatigues des travaux de l'agriculture. Car le dieu agrée le culte que lui rendent les esclaves, en considération de leurs travaux. C'est par suite de cette origine étrangère que nous sacrifions à ce dieu la tête découverte. Je crois avoir prouvé plus que suffisamment qu'on n'était dans l'usage de célébrer les Saturnales que durant un seul jour, qui était le 14 des calendes de janvier. Dans la suite, elles furent prolongées durant trois jours, d'abord à raison de ceux que César ajouta à ce même mois, ensuite en vertu d'un édit d'Auguste, qui déclara féries les trois jours des Saturnales. Elles commencent donc le 16 des calendes de janvier, et finissent le 14, qui était primitivement leur jour unique. Mais la célébration de la fête des Sigillaires leur étant adjointe, l'allégresse religieuse et le concours du peuple prolongea les Saturnales durant sept jours.

CHAPITRE XI.

Qu'il ne faut point mépriser la condition des esclaves, et parce que les dieux prennent soin d'eux, et parce qu'il est certain que plusieurs d'entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux, et même philosophes ; quelle a été l'origine des Sigillaires. Je ne puis pas supporter, dit alors Évangélus, que notre ami Praetextatus, pour faire briller son esprit et démontrer sa faconde, ait prétendu tout à l'heure honorer quelque dieu en faisant manger les esclaves avec les maîtres; comme si les dieux s'inquiétaient des esclaves, ou comme si aucune personne de sens voulût souffrir chez elle la honte d'une aussi ignoble société. Il prétend aussi mettre au nombre des pratiques religieuses les Sigillaires, ces petites figures de terre dont s'amusent les plus jeunes enfants. Ne serait-il donc jamais permis de douter des superstitions qu'il mêle à la religion, parce qu'il est réputé le prince des sciences religieuses? - A ces paroles, tous furent saisis d'indignation. Mais Praetextatus souriant répliqua : Je veux, Évangélus, que tu m'estimes un homme superstitieux et indigne de toute croyance, si de solides raisons ne te démontrent la certitude de mes deux assertions. Et, pour parler d'abord des esclaves, est-ce plaisanterie, ou bien penses-tu sérieusement qu'il y ait une espèce d'hommes que les dieux immortels ne jugent pas dignes de leur providence et de leurs soins? ou bien, par hasard, voudrais-tu ne pas souffrir les esclaves au nombre des hommes? Apprends donc de quelle indignation le supplice d'un esclave pénétra le ciel. L'an deux cent soixante-quatre de la fondation de Rome, un certain Autronius Maximus, après avoir fait battre de verges son esclave, le fit promener dans le cirque, avant l'ouverture des jeux publics, lié à un gibet. Jupiter, indigné de cette conduite, ordonna à un nommé Annius, pendant son sommeil, d'annoncer au sénat que cette action pleine de cruauté lui avait déplu. Celui-ci ne l'ayant pas révélé, son fils fut frappé d'une mort subite; et, après un second avertissement, il fut puni de sa négligence réitérée par une atonie corporelle, dont lui-même fut atteint subitement. Enfin, par le conseil de ses amis, il se fit porter en litière en cet état, et fit sa déclaration au sénat. A peine eut-il achevé de parler, qu'il recouvra immédiatement la santé, et sortit à pied du lieu de l'assemblée. C'est pourquoi, et pour apaiser Jupiter, un sénatus-consulte et la loi Maevia ajoutèrent, aux jours des fêtes du cirque, le jour appelé "instauratitius", ainsi nommé, non, comme le pensent quelques-uns, du nom grec de l'instrument patibulaire g-stauros, fourche ou croix; mais à raison de la réintégration d'Annius, conformément à l'opinion de Varron, qui dit qu'"instaurare" est formé de "instar nouare". Tu vois quelle sollicitude le plus grand des dieux eut pour un esclave. Qu'est-ce donc qui a pu t'inspirer un si profond et si étrange mépris pour les esclaves? comme s'ils n'étaient pas formés et nourris des mêmes éléments que toi, comme s'ils n'étaient pas animés du même souffle, dérivant du même principe ! Songe que ceux que tu appelles ta propriété sont issus des mêmes principes que toi, jouissent du même ciel, vivent et meurent comme toi. Ils sont esclaves, mais ils sont hommes. Ils sont esclaves, mais ne le sommes-nous pas aussi? Si tu réfléchis que la fortune a autant de pouvoir sur nous que sur eux, il peut arriver que tu les voies libres, et qu'à leur tour ils te voient esclave. Ne sais-tu pas à quel âge le devinrent Hécube, Crésus, la mère de Darius, Diogène, Platon lui-même? Enfin, pourquoi aurions-nous tant d'horreur de ce nom d'esclave ? On n'est esclave que par l'empire de la nécessité; mais un esclave peut avoir une âme libre. Tu auras rabaissé l'esclave, si tu peux me montrer qui ne l'est pas. L'un est esclave de la débauche, l'autre de l'avarice, l'autre de l'ambition; tous le sont de l'espérance et de la crainte. Certainement, nulle servitude n'est plus honteuse que celle qui est volontaire; et cependant nous foulons aux pieds, comme un être méprisable, le malheureux que la fortune a placé sous le joug; et nous ne voulons pas rectifier nos préjugés à cet égard. Vous en trouverez parmi les esclaves qui sont inaccessibles à la corruption, tandis que vous trouverez tel maître à qui l'espoir du gain fait couvrir de baisers les mains des esclaves d'autrui. Ce ne sera donc point d'après leur condition que j'apprécierai les hommes, mais d'après leur caractère. Chacun se fait son caractère; c'est le hasard qui assigne les conditions. De même que celui qui ayant à acheter un cheval n'en considérerait que la housse et le frein, serait peu sensé; de même le plus insensé de tous les hommes est celui qui croit devoir apprécier son semblable d'après son habit ou d'après sa condition, qui l'enveloppe comme un vêtement. Ce n'est point seulement, mon cher Évangélus, dans le sénat ou dans le forum qu'il faut chercher des amis. Si tu y prends garde soigneusement, tu en trouveras dans ta propre maison. Traite donc ton esclave avec douceur; admets-le gracieusement dans ta conversation, et accepte quelquefois de lui un conseil nécessaire. Observe nos ancêtres, qui, pour sauver aux maîtres l'odieux de la domination, et aux esclaves l'humiliation de la servitude, dénommèrent les uns "patresfamilias" (pères de famille), et les autres "familiares" (membres de la famille). Ainsi donc, crois-moi, fais-toi révérer plutôt que craindre de tes esclaves. Quelqu'un m'accusera peut-être de faire descendre les maîtres de leur rang, et d'appeler en quelque sorte les esclaves à la liberté, parce que j'ai dit qu'ils doivent plutôt révérer leurs maîtres que les craindre. Celui qui penserait ainsi oublierait que c'est assez faire pour les maîtres, que de leur accorder ce qui suffit bien aux dieux. D'ailleurs, on aime celui qu'on respecte; mais l'amour ne saurait être uni à la crainte. D'où penses-tu que vienne ce proverbe insolent : "Autant d'esclaves, autant d'ennemis"? Non, ils ne sont point nos ennemis; mais nous les rendons tels, quand nous sommes à leur égard superbes, insultants, cruels. L'habitude d'une vie de délices nous pousse à un tel excès d'extravagance, que tout ce qui ne répond point sur-le-champ à notre volonté, excite en nous la colère et la fureur. Nous devenons de vrais tyrans dans nos maisons, et nous voulons exercer toute l'étendue de notre autorité sur les esclaves, sans aucune considération de justice. En effet, indépendamment de divers autres genres de cruauté, il est des maîtres qui, tandis qu'ils se remplissent avidement en face de l'abondance de leurs tables, ne permettent pas à leurs esclaves, rangés debout alentour, de remuer les lèvres pour dire un seul mot. Le moindre murmure est réprimé par la verge : les cas fortuits eux-mêmes n'échappent pas au châtiment. La toux, un éternument, un hoquet, sont sévèrement punis. Il arrive de là que ceux à qui il n'est pas permis de parler devant leur maître parlent beaucoup de lui; tandis que ceux qui non seulement n'ont pas la bouche close devant leur maître, mais même qui ont pu parler avec lui, ont été prêts à périr avec lui, et à détourner sur leur propre tête les dangers qui le menaçaient. Ces esclaves-ci parlaient pendant les repas, mais ils se taisaient dans les tortures. Veux-tu que nous parcourions les actes généreux dus à des esclaves? Le premier qui se présente concerne Urbinus. Condamné à mort, il se cachait à Réatinum. Sa retraite ayant été découverte, un de ses esclaves se coucha à sa place, portant son anneau et ses vêtements, dans le lit vers lequel se précipitaient ceux qui le poursuivaient, présenta sa tête aux soldats, et reçut le coup fatal comme s'il était Urbinus. Dans la suite, Urbinus, réhabilité, érigea à cet esclave un monument, avec une inscription qui attestait un si grand dévouement. Ésope, affranchi de Démosthène, instruit de l'adultère que son patron avait commis avec Julie, longtemps torturé, persévéra à ne point trahir son maître; jusqu'à ce que Démosthène lui-même, pressé par les autres témoins, eût avoué le crime. Si tu penses qu'il est toujours facile de celer le secret d'un seul individu, sache que les affranchis de Labiénus, qui l'avaient caché, ne purent être contraints à le découvrir par aucun genre de tourment. Et pour que personne ne dise que cette fidélité des affranchis a été due plutôt à la reconnaissance du bienfait de la liberté qu'à leur bon naturel, écoute un trait de bienveillance d'un esclave à l'égard de son maître, alors même que celui-ci le punissait. Antius Restion, proscrit, fuyait seul de nuit. Tandis que ses ésclaves pillaient ses biens, l'un d'eux, qu'il avait fait mettre aux fers et marquer au front, se trouvant, après la condamnation de son maître, délivré par la compassion d'un autre, se mit à la recherche du fugitif, l'engagea à ne point le redouter, disant qu'il savait que c'était à la fortune et non à son maître qu'il devait imputer son affront. Cet esclave vint porter des vivres à Restion pendant tout le temps qu'il fut caché. Lorsque ensuite il sentit que ceux qui le poursuivaient approchaient, il égorgea un vieillard que le hasard lui offrit, construisit un bûcher sur lequel il jeta le cadavre; et y ayant mis le feu, il vint au-devant de ceux qui cherchaient Restion, en leur disant qu'il s'était fait justice du proscrit, et l'avait châtié plus cruellement qu'il n'en avait été châtié lui-même. On le crut, et Restion fut sauvé. Caepion, qui avait conspiré contre les jours d'Auguste, ayant été découvert et condamné, un esclave le porta de nuit dans une corbeille jusqu'au Tibre : descendu à Ostie, de là il le conduisit de nuit à la maison de campagne de son père, sur le territoire de Laurente. Repoussé de Cumes par un naufrage, il se cacha avec son maître à Naples. Là, ayant été pris par un centurion, ni l'argent, ni les menaces, ne purent l'amener à trahir son maître. Asinius Pollion voulant forcer impitoyablement les habitants de Padoue à livrer leurs armes et leur argent, ceux-ci se cachèrent. Alors il promit la liberté et une récompense aux esclaves qui découvriraient leurs maîtres. Mais on sait qu'il n'y en eut aucun qui, séduit par la récompense, ait voulu trahir son maître. Écoute encore un trait qui est de la part des esclaves non seulement un acte de fidélité, mais même une invention ingénieuse et tournée au bien. Pendant le siége de Grumentum, des esclaves ayant quitté leur maîtresse, s'en furent vers l'ennemi. La ville prise, d'accord entre eux, ils se précipitèrent dans la maison de leur maîtresse, et l'entrainèrent d'un air menaçant, disant à ceux qu'ils rencontraient qu'ils avaient enfin le pouvoir de punir leur cruelle maîtresse. L'ayant ainsi enlevée, comme pour la conduire au supplice, ils la mirent en sûreté avec une respectueuse piété. Voyez, dans cette autre occurrence, un esclave ayant la magnanimité de donner la préférence à la mort sur l'ignominie. L'esclave de C. Vettius, de la contrée des Pélignes, en Italie, le voyant saisi par ses propres cohortes, le tua afin qu'il ne fût point livré à Pompée, et se donna ensuite la mort pour ne pas survivre à son maître. Euporus, ou, comme d'autres le racontent, Philocratès, esclave de C. Gracchus, le suivit inséparablement, fuyant du mont Aventin, tant qu'il y eut quelque espoir de le sauver, et le défendit tant qu'il put; quand Gracchus eut été tué, l'esclave se tua lui-même sur le cadavre de son maître. L'esclave de Publ. Scipion, père de l'Africain, plaça sur un cheval son maître, qui venait d'être blessé dans un combat contre Annibal, et, tandis que tous l'abandonnaient, le ramena lui seul dans le camp. Mais c'est peu d'avoir servi leurs maîtres vivants; les esclaves feront plus : on les retrouvera ardents à les venger. Un esclave du roi Séleucus devenu l'esclave d'un des amis de ce roi, et qui avait été son meurtrier, vengea la mort de son premier maître en tuant le second, pendant qu'il soupait. Que veut-on de plus? Veut-on voir réunies dans un esclave les deux plus nobles vertus, l'habileté à gouverner et la magnanimité de mépriser le trône? Messénius Anaxilaüs, qui fonda Messine en Sicile, et qui fut tyran des Reggiens, ayant laissé des enfants en bas âge, se contenta de les recommander à son esclave Mycithus, lequel géra religieusement cette tutelle,. et gouverna avec tant de modération, que les Reggiens ne s'indignèrent pas d'être régis par un esclave. Dans la suite, Micithus remit aux enfants devenus grands, leurs biens avec le gouvernement, et se retira muni d'une modique somme, à Olympie, où il atteignit la vieillesse dans une tranquillité profonde. Divers exemples nous apprennent aussi de quelle utilité ont été les esclaves à l'intérêt public. Lors de la guerre Punique, comme on manquait de citoyens à enrôler, les esclaves, ayant offert de combattre pour leurs maîtres, furent admis au rang des citoyens; et, à raison de ce qu'ils s'étaient offerts volontairement, ils furent appelés "uolones" (volontaires). Après la bataille de Cannes, les Romains vaincus prirent pour soldats huit mille esclaves achetés; et quoiqu'il en eût moins coûté de racheter les prisonniers, la république, dans cette violente crise, préféra se confier aux esclaves. Après la fameuse défaite de Thrasymène, les affranchis furent aussi appelés au serment militaire. Durant la guerre Sociale, douze cohortes, levées parmi les affranchis, firent des actions d'une mémorable valeur. On sait que C. César, pour remplacer les soldats qu'il avait perdus, accepta les esclaves de ses amis, et retira d'eux un très bon service. César Auguste forma, en Germanie et en Illyrie, plusieurs cohortes d'affranchis, sous la dénomination de volontaires. Ne crois pas que de pareils faits ne soient arrivés que dans notre république. Les Borysthéniens, attaqués par Zopyrion, affranchirent les esclaves, donnèrent aux étrangers le droit de cité, abolirent les titres des dettes; et purent ainsi résister à l'ennemi. Il ne restait plus que quinze cents Lacédémoniens en état de porter les armes; lorsque Cléomène, avec des esclaves affranchis, recruta neuf mille combattants. Les Athéniens aussi, ayant épuisé les ressources publiques, donnèrent la liberté aux esclaves. Pour que tu ne penses pas qu'il n'y aurait eu de vertu chez les esclaves que parmi les hommes, écoute une action des femmes esclaves, non moins mémorable que les précédentes, et plus utile à la république qu'aucune que tu puisses trouver dans les classes nobles: La fête des servantes, qu'on célèbre le jour des nones de juillet, est si connue, que personne n'ignore ni son origine, ni la cause de sa célébrité. Ce jour-là, les femmes libres et les esclaves sacrifient à Junon Caprotine sous un figuier sauvage, en mémoire du précieux dévouement que manifestèrent les femmes esclaves pour la conservation de l'honneur national. A la suite de cette irruption des Gaulois, où Rome fut prise par eux, la république se trouva extrêmement affaiblie. Les peuples voisins, voulant saisir l'occasion d'anéantir le nom romain, se donnèrent pour dictateur Livius Postumius, de Fidènes, lequel fit savoir au sénat que, s'il voulait conserver les restes de la ville, il fallait lui livrer les mères de famille avec leurs filles. Pendant que les pères conscrits délibéraient, incertains du parti à prendre, une servante, nommée Tutela ou Philotia , s'offrit pour aller à l'ennemi avec les autres servantes, sous le nom de leurs maîtresses. Ayant pris le costume des mères et des filles de famille, les servantes furent conduites aux ennemis, suivies de personnes éplorées qui simulaient la douleur. Livius les ayant distribuées dans le camp, elles provoquèrent les hommes à boire, feignant que ce fût pour elles un jour de fête. Lorsque ceux-ci furent endormis, du haut d'un figuier sauvage qui était proche du camp, elles donnèrent un signal aux Romains , qui furent vainqueurs en attaquant à l'improviste. Le sénat reconnaissant fit donner la liberté à toutes les servantes, les dota aux frais de l'état, leur permit de porter le costume dont elles s'étaient servies en cette occasion, et donna à cette journée la dénomination de Nones Caprotines, à cause du figuier sauvage ("caprificus") d'où les Romains reçurent te signal de la victoire. Il ordonna encore qu'en mémoire de l'action que je viens de raconter, on solenniserait annuellement ce jour par un sacrifice dans lequel on ferait usage du lait, parce que le lait découle du figuier sauvage.
Il s'est aussi trouvé chez les esclaves des esprits assez élevés pour atteindre à la science philosophique. Phédon, de l'école de Socrate, et son ami, et l'ami de Platon au point que ce dernier consacra à son nom ce divin traité "De l'immortalité de l'âme", fut un esclave qui eut l'extérieur et l'âme d'un homme libre. On dit que Cébès, disciple de Socrate, l'acheta par le conseil de son maître, et qu'il fut formé par lui aux exercices de la philosophie. Phédon devint par la suite un philosophe illustre, et il a écrit sur Socrate des entretiens pleins de goût. Depuis Cébès, on trouve un grand nombre d'esclaves qui furent des philosophes distingués. Parmi eux, on compte Ménippus, dont M. Varron a voulu imiter les ouvrages dans ses satires, que d'autres appellent cyniques, et qu'il appelle lui-même Ménippées. A la même époque vécurent Pompolus, esclave du péripatéticien Philostrate; Persée, esclave du stoïcien Zénon, et Mys, esclave d'Épicure, lesquels furent chacun de célèbres philosophes. Parmi eux, on peut aussi comprendre Diogène le cynique, quoique né libre, il ne soit devenu esclave que pour avoir été vendu. Xéniade Corinthien voulant l'acheter, lui demanda quel art il savait : Je sais, répondit Diogène, commander aux hommes libres ("liberis"). Xéniade, admirant sa réponse, l'acheta, l'affranchit, et, lui confiant ses enfants, lui dit : Voici mes enfants ("liberos"), à qui vous commanderez. La mémoire de l'illustre philosophe Épictète est trop récente pour qu'il soit possible de rappeler, comme une chose oubliée, qu'il fut esclave. On cite deux vers de lui sur lui-même, dont le sens intime est : qu'il ne faut pas croire que ceux qui luttent contre la diversité des maux de cette vie soient nullement haïs des dieux; mais qu'il faut en chercher la raison dans des causes secrètes, que la sagacité de peu d'hommes est à portée de pénétrer."Épictète est né esclave, son corps est mutilé; il est pauvre comme Irus; et néanmoins il est cher aux immortels". Maintenant tu es convaincu, je pense, qu'il ne faut point mépriser les esclaves sur le titre de leur condition, puisqu'ils ont été l'objet de la sollicitude de Jupiter, et qu'il est certain que plusieurs d'entre eux ont été fidèles, prévoyants, courageux, et même philosophes. Il me reste maintenant quelque chose à dire sur les Sigillaires, pour que tu restes convaincu que j'ai parlé d'objets sacrés, et non de choses puériles. Epicadus rapporte qu'Hercule, après avoir tué Géryon, ramenant en vainqueur, à travers l'Italie, les troupeaux de boeufs qu'il lui avait enlevés, jeta dans le Tibre, sur le pont maintenant appelé Sublicius, et qui fut construit à cette époque, un nombre de simulacres d'hommes égal au nombre de ceux de ses compagnons qu'il avait perdus durant son voyage; afin que ces figures, portées dans la mer par le cours propice des eaux, fussent rendues par elles à la terre paternelle des défunts, à la place de leurs corps. C'est de là que l'usage de faire de telles figures serait devenu une pratique religieuse. Quant à moi, l'origine de cette coutume me paraît plus vraisemblable telle que je l'ai racontée plus haut, savoir : que les Pélasges, instruits par une favorable interprétation qu'on pouvait entendre par le mot (tête), non des têtes humaines, mais des têtes d'argile, et que le mot g-phohtos signifiait non seulement un homme, mais encore un flambeau, se mirent à allumer des flambeaux de cire en l'honneur de Saturne, et consacrèrent des figurines, au lieu de leurs propres têtes, sur l'autel de Saturne, contigu au "sacellum" de Dis. De là est venue la coutume de s'envoyer, pendant les Saturnales, des flambeaux de cire, et celle de fabriquer et de vendre des figurines d'argile sculptée, qu'on offrait en sacrifice expiatoire, pour soi et pour les siens, à Dis-Saturne. Le commerce de ces objets s'étant établi durant les Saturnales, la vente se prolongea durant sept jours, qui sont fériés, quoiqu'ils ne soient pas tous fêtés; mais seulement le jour du milieu des Saturnales, c'est-à-dire, le 13 des calendes, comme nous l'avons déjà prouvé. La même chose est encore constatée par le témoignage de ceux qui ont traité plus complétement de la division de l'année, des mois et des jours, et de l'organisation adoptée par C. César.

CHAPITRE XII.

De la division de l'année par Romulus.
Comme Praetextatus voulait terminer son diseours en cet endroit, Aurélius Symmaque lui dit : Continue, Praetextatus, à nous parler avec tant d'intérêt sur la division de l'année, si tu veux éviter l'importunité des interrogations. Peut-être est-il quelqu'un de ceux ici présents, qui ignore quelle fut chez les anciens la division de l'année, et quelles furent les innovations qu'on introduisit par la suite, d'après des règles plus certaines. Je crois qu'en parlant des jours ajoutés à l'un des mois; tu as excité dans l'esprit de ceux qui t'écoutaient l'envie d'être instruits de cette question. Alors Praetextatus, reprenant son discours, continua dans les termes qui suivent : - Les Égyptiens sont les seuls qui eurent toujours un mode fixe de régler l'année. Les supputations des autres nations, quoique différentes entre elles, furent pareillement erronées. Je me contenterai de rapporter celles de quelques contrées. Les Arcadiens divisaient leur année en trois mois; les Acarnaniens, en six : les autres Grecs comptaient dans leur année trois cent cinquante-quatre jours. Il n'est donc pas étonnant qu'au milieu de ces variations, Romulus ait autrefois divisé l'année des Romains en dix mois. Cette année commençait au mois de mars, et comprenait trois cent quatre jours, en sorte que six mois, savoir, avril, juin, sextilis, septembre, novembre, décembre, étaient de trente jours; et quatre mois, savoir, mars, mai, quintilis, octobre, étaient de trente-un jours. Ces derniers ont encore aujourd'hui leurs nones au septième jour, tandis que les autres les ont au cinquième. Les mois qui avaient les nones au septième jour comptaient dix-sept jours d'intervalle des ides aux calendes; ceux qui avaient les nones au cinquième jour en comptaient dix-huit, depuis les ides jusqu'aux kalendes.
Telle fut la division de Romulus. Il consacra le premier mois de l'année à son père Mars. L'ordre de primauté de ce mois est prouvé par la dénomination de quintilis, qui est le cinquième depuis mars, et par la dénomination des autres mois qui suivent quintilis, et qui portent la dénomination de leur rang numérique. Le premier jour de ce mois, on allumait le feu nouveau sur les autels de Vesta, afin qu'avec l'année recommençât le soin de le conserver. Au début de ce même mois; on remplaçait les vieilles branches de laurier par de nouvelles, autour de la maison du roi, aux curies, et aux maisons des flamines. Au commencement de ce même mois, on sacrifiait en public et en particulier à Anna Pérenna, pour obtenir de passer heureusement l'année et d'en voir plusieurs autres. Dans ce même mois, on payait aux professeurs leurs salaires que l'année expirée avait fait échoir. Les comices s'ouvraient; on affermait les revenus publics; les dames romaines servaient leurs esclaves à table, comme les maîtres faisaient pendant les Saturnales; les femmes, pour exciter les esclaves par cet honneur, en commençant l'année, à une prompte obéissance; les hommes, pour les récompenser des services qu'ils avaient déjà rendus précédemment.
Romulus nomma le second mois, Avril, ou plutôt, comme quelques-uns pensent, "Aphril", avec aspiration, du mot écume, que les Grecs disent g-aphron, de laquelle on croit que Vénus est née; et voici le motif qu'on prête à Romulus. Ayant nommé Mars le premier mois de l'année, du nom de son père, il voulut que le second mois prît son nom de Vénus, mère d'Énée, afin que ceux à qui les Romains devaient leur origine occupassent les premiers rangs au commencement de l'année. En effet, encore aujourd'hui, dans les rites sacrés, nous appelons Mars notre père, et Vénus notre mère. D'autres pensent que Romulus, ou par une haute prévision, ou par une préscience divine, assigna leurs dénominations aux deux premiers mois, afin que, le premier étant dédié à Mars, ce grand meurtrier des hommes, selon ce que dit Homère, confident de la nature : "0 Mars, sanglant fléau des humains et destructeur des murailles", le second fût dédié à Vénus, dont l'influence bienfaisante pût neutraliser l'action de Mars. Ainsi, parmi les douze signes du zodiaque, qu'on croit être chacun le domicile d'une divinité particulière, le premier, qui est le Bélier, est assigné à Mars; et le suivant, qui est le Taureau, à Vénus. Le Scorpion est placé en regard et en retour de ces deux signes, de telle sorte qu'il est commun aux deux divinités. On ne pense pas que cette disposition soit étrangère à l'ordination céleste : car la partie postérieure du Scorpion, armée d'un aiguillon pareil à un trait redoutable, forme le second domicile de Mars; tandis que Vénus, qui, comme sous un joug en équilibre, assortit les amours et les mariages, a pour partage la portion antérieure, que les Grecs appellent g-zugos et nous "libra" (flèche de la balance). D'autre part, Cincius, dans son "Traité des Fastes", dit que mal à propos aucuns pensent que les anciens ont dénommé le mois d'avril du nom de Vénus, puisqu'ils n'ont établi, durant ce mois, aucun jour de fête, ni aucun sacrifice solennel en l'honneur de cette déesse; et que, même dans les chants des Saliens, Vénus n'est point célébrée comme le sont tous les autres dieux. Varron est d'accord sur ce point avec Cincius. Il affirme que le nom de Vénus n'a été connu des Romains, au temps des rois, ni en grec ni en latin; et qu'ainsi le mois d'avril n'a pas pu en tirer sa dénomination. Mais, poursuit-il, comme jusqu'à l'équinoxe du printemps le ciel est triste et voilé de nuages, la mer fermée aux navigateurs, la terre elle-même couverte par les eaux, les glaces ou les neiges, tandis que le printemps, survenant dans le mois d'avril, ouvre toutes les voies, et que les arbres commencent alors à se développer, ainsi que tous les germes que la terre renferme; on peut croire que c'est de toutes ces circonstances que ce mois a pris son nom d'avril, comme qui dirait "aperilis". C'est ainsi que, chez les Athéniens, le même mois est appelé "anthestérion", parce qu'à cette même époque toutes les plantes fleurissent. Toutefois Verrius Flaccus convient qu'il fut établi, plus tard, que les dames romaines célébreraient, le jour des calendes de ce mois, une fête en l'honneur de Vénus; institution dont je me dispenserai de rapporter la cause, comme étant étrangère à mon sujet.
Romulus plaça au troisième rang le mois de mai, dont le nom a donné lieu à une grande diversité d'opinions chez les auteurs. Fulvius Nobilior, dans les Fastes qu'il inscrivit dans le temple de l'Hercule des Muses, dit que Romulus ayant divisé son peuple en deux classes, les anciens ("maiores") et les jeunes gens ("iuniores"), les uns destinés à servir l'État par leurs conseils, les autres en portant les armes, donna, en l'honneur de ces deux classes de citoyens, le nom de mai au mois dont il s'agit, et le nom de juin au mois suivant. D'autres prétendent que le mois de mai a passé dans nos Fastes, de ceux des Tusculains, parmi lesquels Jupiter est encore appelé "Deus Maius", à cause de sa grandeur et de sa majesté. Cincius pense que ce mois a pris son nom de Maïa, qu'il dit l'épouse de Vulcain; s'appuyant sur ce que le flamine de ce dieu sacrifie à cette déesse, aux calendes de mai. Mais Pison soutient que l'épouse de Vulcain s'appelle Maïesta,et non Maïa. D'autres prétendent que c'est Maïa, mère de Mercure, qui a donné son nom au mois dont nous parlons, se fondant principalement sur ce que c'est pendant sa durée que les diverses classes de marchands sacrifient également à Maïa et à Mercure. D'autres, et parmi eux Cornélius Labéo, affirment que cette Maïa, à laquelle on sacrifie pendant le mois de mai, est la Terre, qui aurait pris ce nom à raison de sa grande étendue, et qu'on nomme effectivement dans les sacrifices "Mater magna". Ils fondent encore leur assertion sur ce qu'on offre à Maïa une truie pleine, victime spécialement consacrée à la Terre; et ils disent que Mercure lui est adjoint, dans ces sacrifices, parce que c'est le contact de la Terre qui donne la voix à l'homme naissant; or nous savons que Mercure est le dieu de la voix et de l'éloquence. Cornélius Labéo dit encore qu'à l'époque des calendes de mai, on consacra un temple à cette Maïa, sous le nom de Bonne Déesse. Il ajoute qu'on peut se convaincre, par les mystères les plus sacrés de la religion, que cette Bonne Déesse est la même que la Terre, et que les livres des pontifes la désignent sous les noms de Fauna, Ops et Fatua. Elle est nommée Bona, comme étant la cause productrice de tout ce qui est bon pour notre nourriture; Fauna, parce qu'elle favorise ("fauens") tout ce qui est utile aux êtres animés; Ops (secours), parce que la vie n'est que par son secours; Fatua, de "fando" (parlant), parce que, comme nous l'avons dit plus haut, les enfants nouveau-nés n'acquièrent la voix qu'après avoir touché la terre. Les uns disent que cette déesse possède la puissance de Junon; et que c'est pour cela qu'on lui met le sceptre royal dans la main gauche. D'autres croient qu'elle est la même que Péoserpine, et qu'on lui sacrifie une truie, parce que cet animal dévore les moissons que Cérès départit aux mortels. D'autres la croient l'Hécate des enfers. Les Béotiens la prennent pour Sémélé et la font fille de Faunus. Elle résista à la volonté de son père, devenu amoureux d'elle, qui la fustigea avec une branche de myrte, et qui, même en l'enivrant, ne put la faire céder à ses désirs. On croit cependant que le père, s'étant métamorphosé en serpent, eut commerce avec sa fille. A l'appui de ces circonstances on produit les indices suivants; les branches de myrte sont interdites dans son temple; on ombrage sa tête des feuilles de la vigne, dont le fruit fut employé par son père comme principal moyen de la séduire; le vin n'est pas apporté dans son temple sous son nom ordinaire; le vase dans lequel il est contenu porte la dénomination de vase à miel ("mellarium"); le vin lui-même y est appelé du lait; enfin, les serpents ne sont représentés dans son temple ni comme effrayant les hommes, ni comme effrayés par eux. Quelques-uns croient que cette déesse est Médée, parce qu'on trouve dans son temple toutes sortes d'herbes, dont les prêtres composent un grand nombre de remèdes; et parce qu'il n'est pas permis aux hommes d'y entrer, à cause de l'injure qu'elle éprouva de l'ingrat Jason. Chez les Grecs elle est appelée la divinité des femmes, que Varron dit être fille de Faunus; et tellement pudique, qu'elle ne sortit jamais du gynécée, que son nom ne fut jamais prononcé en public, qu'elle ne vit jamais aucun homme et ne fut jamais vue par aucun : c'est pourquoi aucun n'entre dans son temple. Voici maintenant d'où est venu qu'en Italie il n'est pas permis aux femmes d'assister aux sacrifices d'Hercule. Ce dieu ayant eu soif pendant qu'il conduisait à travers l'Italie les boeufs de Géryon, une femme lui dit qu'elle ne pouvait en ce jour lui donner de l'eau, parce qu'on célébrait la fête de la déesse des femmes, et qu'il n'était pas permis aux hommes d'en goûter les apprêts. En représailles, Hercule, devant offrir un sacrifice, repoussa la présence des femmes, et ordonna à Potitius et à Pinarius, gardiens des objets sacrés, d'empêcher qu'aucune femme y fût présente. Voilà donc qu'à l'occasion du nom de Maïa, que nous avons dit être la même que la Terre et que la Bonne Déesse, nous avons été entraînés à dire tout ce que nous connaissons sur cette dernière.
Après le mois de mai vient celui de juin, ainsi nommé, ou, comme nous l'avons dit plus haut, du nom d'une portion du peuple ("iuniores"), ou, comme le pense Cincius, de ce que primitivement nommé Iunonius chez les Latins, et après avoir longtemps porté ce nom chez les Ariciens et les Prénestiens, il passa ensuite dans nos fastes, où il prit le nom de Iunius; en sorte que, comme le dit Nisus dans ses commentaires des Fastes, le nom de Iunonius a été longtemps en usage chez nos ancêtres. Dans la suite, par la suppression de quelques lettres, de Iunonius on forma Iunius. En effet, un temple fut consacré à Iunon Moneta, le jour des calendes de juin. Quelques-uns ont pensé que le mois de juin a pris son nom de Iunius Brutus, qui fut le premier consul de Rome. Tarquin ayant été chassé durant ce mois, c'est-à-dire le jour des calendes, Brutus, pour s'acquitter d'un voeu qu'il avait fait, sacrifia à la déesse Carna, sur le mont Caelius. On regarde Carna comme la déesse des viscères du corps humain; ce qui fait qu'on l'intercède pour la conservation du foie, du coeur, et de tous les viscères qui sont dans l'intérieur du corps. Et comme ce fut la dissimulation de ce qu'il avait dans le coeur qui mit Brutus en état d'opérer le bienfait de la restauration publique, il consacra un temple à la déesse Carna, comme étant celle qui préside aux viscères. On lui offre de la purée de fèves avec du lard, aliments qui restaurent puissamment les forces du corps. Les calendes de juin sont aussi appelées "Fabariae", parce que les fèves, mûres durant ce mois, sont offertes dans les sacrifices.
Au mois de juin succède celui de juillet, qui, se trouvant le cinquième selon la division de Romulus, d'après laquelle l'année commence par le mois de mars, est appelé quintilis, et qui, après que Numa eut placé avant mars, janvier et février, ne se trouvant plus le cinquième, mais le septième, conserva néanmoins sa dénomination. Mais dans la suite, d'après une loi portée par le consul M. Antonius, fils de Marcus (Marc-Antoine), ce mois fut appelé Julius, en l'honneur du dictateur Jules César, qui naquit dans le même mois, le quatrième jour des ides quintiles.
Vient ensuite Augustus (août), qui fut appelé sextilis, jusqu'à ce qu'il eût été consacré à Auguste, par un sénatus-consulte dont voici le texte :
L'EMPEREUR CÉSAR AUGUSTE ÉTANT ENTRÉ DANS SON PREMIER CONSULAT AU MOIS DE SEXTILIS, AYANT TROIS FOIS TRIOMPHÉ DANS ROME, ÉTANT TROIS FOIS PARTI DU PIED DU JANICULE, CONDUISANT LES LÉGIONS SOUS SA FOI ET SOUS SES AUSPICES, AYANT, DANS CE MÉME MOIS, SOUMIS L'ÉGYPTE A LA PUISSANCE DU PEUPLE ROMAIN, ET MIS FIN DANS CE MÊME MOIS A LA GUERRE CIVILE; TOUTES CES CAUSES AYANT RENDU ET RENDANT CE MOIS TRÈS HEUREUX POUR CET EMPIRE, IL PLAÎT AU SÉNAT QUE CE MOIS SOIT APPELÉ AUGUSTE.
Un plébiscite fut porté pour le même objet, sur la motion de Sextus Pacubius, tribun du peuple.
Le mois de septembre, auquel Domitien avait donné le nom de Germanicus, tandis qu'il avait donné le sien propre au mois d'octobre, retint son premier nom. Par la suite, quand on effaça du marbre et de l'airain le nom odieux de Domitien, ces deux mois furent aussi dépouillés des dénominations que la tyrannie leur avait imposées; et désormais les princes, redoutant de funestes présages, eurent la circonspection de laisser aux mois leurs anciens noms, qu'ils conservèrent depuis septembre jusqu'à décembre.
Telle fut la division de l'année établie par Romulus, laquelle, comme nous l'avons déjà dit, était de dix mois, et de trois cent quatre jours; six mois étant de trente jours, et quatre de trente-un. Mais comme cette division n'était d'accord ni avec le cours du soleil, ni avec les phases de la lune, il arrivait souvent que les froids survenaient durant les mois de l'été, et les chaleurs, au contraire, durant les mois de l'hiver. Quand cela arrivait, on cessait de compter les mois, et on laissait s'écouler les jours, en attendant d'être arrivé à cette époque de l'année où le mois dans lequel on se trouvait devait coïncider avec l'état du ciel.

CHAPITRE XIII.

De la division de l'année par Numa; quelle fut la cause de l'intercalation; et à quelle époque elle commença.
Numa, qui suivit immédiatement Romulus, ajouta cinquante jours à l'année, suivant tout ce qu'il avait pu connaître, n'ayant d'autre maître que son génie, dans un pays sauvage, et dans un siècle qui n'était pas encore civilisé, ou peut-être parce qu'il était instruit de la pratique des Grecs. En sorte que l'année fut portée à trois cent cinquante-quatre jours, espace qu'il crut devoir embrasser les douze révolutions de la lune. Aux cinquantejours qu'il avait additionnés à l'année, Numa en joignit encore six autres, retranchés aux six mois de trente jours, un jour à chacun d'eux; et ayant ainsi formé cinquante-six jours, il les distribua en deux mois égaux. Il appela le premier des deux Ianuarius (janvier), et voulut qu'il fût le premier mois de l'année, parce qu'étant consacré au dieu à la double face, il voit la fin de l'année qui vient de s'écouler, et regarde le commencement de celle qui s'ouvre. Numa consacra le second mois à Februus, qui est regardé comme le dieu des lustrations. Or la ville devait être purifiée durant ce mois, dans le cours duquel Numa institua aussi les sacrifices aux dieux Mânes.
Bientôt les peuples voisins, adoptant la division de Numa, commencèrent à compter dans leur année le nombre de mois et de jours réglé par Pompilius; mais ils différaient en ce qu'ils comptaient leurs mois alternativement de vingt-neuf et de trente jours. Peu de temps après, en l'honneur du nombre impair, dont la nature avait révélé le mystère avant Pythagore, Numa ajouta à l'année un jour, qu'il donna au mois de janvier, afin de conserver l'imparité tant dans l'année que dans les mois, celui de février seul excepté. En effet, douze mois, s'ils étaient tous pairs ou impairs, produiraient nécessairement un nombre pair; au lieu qu'un seul mois pair rend le nombre total des jours de l'année impairs. Ainsi donc janvier, avril, juin, sextilis, septembre, novembre, comptaient vingt-neuf jours; ils avaient leurs nones le 5 , et comptaient dix-sept jours, depuis les ides jusqu'aux calendes; tandis que mai, quintilis et octobre comptaient chacun trente jours; ils avaient leurs nones le 7, et, comme les précédents, comptaient dix-sept jours depuis les ides jusqu'aux calendes qui les suivent. Le seul février resta formé de vingt-huit jours; comme si l'infériorité et la parité du nombre fussent appropriés aux dieux infernaux.
Les Romains ayant donc, d'après cette division de Numa, conforme au cours de la lune, supputé leur année comme les Grecs, durent nécessairement établir comme eux un mois intercalaire. Car les Grecs s'étant aperçus que c'était inconsidérément qu'ils avaient divisé l'annéeen trois cent cinquante-quatre jours (puisqu'il résultait du cours du soleil, qui parcourt te zodiaque en trois cent soixante-cinq jours et un quart, qu'il manquait à leur année onze jours et un quart), ils établirent les intercalations, qu'ils soumirent à une règle fixe. Ils intercalèrent donc, chaque huitième année, quatre-vingt-dix jours, qu'ils divisèrent en trois mois de trente jours chacun. Les Grecs en usèrent ainsi, parce qu'il était incommode et malaisé d'intercaler, chaque année, onze jours et un quart. Ils préférèrent donc prendre ce nombre huit fois, et de ces quatre-vingt-dix jours, qui sont le produit de onze jours et un quart multipliés par huit, en former trois mois, divisés ainsi que nous l'avons dit. Ils appelaient ces jours g-huperbainontes (surabondants), et ces mois g-embolimous; (intercalés). Les Romains voulurent adopter cet arrangement; mais ce fut sans utilité, parce qu'ils ne tinrent pas compte du jour qui, ajouté en faveur du nombre impair, comme nous l'avons dit plus haut, se trouvait en sus de la supputation des Grecs. Par l'effet de cet accident, l'intercalation octennaire ne pouvait rétablir la régularité ni dans l'ordre ni dans le nombre des jours. Comme l'erreur ne fut pas d'abord aperçue, on se mit à compter à l'exempte des Grecs, en ajoutant quatre-vingt-dix jours de supplément pour chaque huit ans. On les divisait en quatre intercalations, dont deux de vingt-deux jours, et deux de vingt-trois, qu'on plaçait après chaque deux ans. Mais l'année des Romains ayant un jour de plus que celle des Grecs, comme nous l'avons dit, chaque année se trouvait avoir un jour de reste; ce qui, au bout de huit ans, formait un excédant de huit jours intercalaires. Cette erreur ayant été reconnue à son tour, voici quelle espèce de correction fut adoptée. Chaque vingt-quatre ans, au lieu de quatre-vingt-dix jours, on n'en intercala que soixante-dix. Par ce retranchement de vingt-quatre jours, opéré chaque vingt-quatre ans, l'excédant de vingt-quatre jours, produit par le jour ajouté à l'année des Grecs, se trouvait exactement compensé.
Toutes les intercalations furent attribuées au mois de février, parce qu'il était le dernier mois de l'année; ce qu'on faisait encore à l'imitation des Grecs. Car eux aussi ils intercalaient leurs jours surnuméraires après le dernier mois de l'année, comme le rapporte Glaucippe, qui a écrit sur les coutumes religieuses des Athéniens. Les Romains différaient des Grecs en un point : en effet, ceux-ci intercalaient à la fin de leur dernier mois, et les Romains le vingt-troisième jour de février, après la célébration des Terminales; et ils plaçaient ensuite, après l'intercalation, les cinq jours qui étaient restés du mois de février. Je crois qu'il entrait dans leurs antiques coutumes religieuses que le mois de mars suivît immédiatemeut celui de février. Mais comme il arrivait souvent que les "nundines" (jours des marchés publics) tombaient, tantôt le premier jour de l'an, tantôt le jour des nones (deux circonstances réputées pernicieuses à la république), on imagina un moyen de les écarter toutes deux; ce que nous expliquerons quand nous aurons dit auparavant pourquoi l'on évitait que la tenue des marchés se rencontrât, soit le jour des premières calendes, soit en aucun de ceux des nones.
Toutes les fois que l'année s'était trouvée commencer un jour consacré aux "nundines", elle avait été fatalement marquée par de déplorables événements; observation qui fut surtout fortement confirmée par la sédition de Lépidus. D'un autre côté, on croyait devoir éviter les rassemblements généraux de la multitude le jour des nones, parce que le peuple romain, même après l'expulsion des rois, célébrait solennellement le jour des nones, qu'il regardait comme celui de la naissance de Servius Tullius. Or, comme il était incertain dans quel mois Servius était né, et qu'on savait cependant qu'il était né un jour des nones, d'après cette donnée populaire on les célébrait toutes. Ceux donc qui présidaient à la disposition des jours, craignant que la multitude, rassemblée les jours de marché public, ne fit quelque innovation en faveur de la royauté, prirent garde que les marchés fussent écartés des nones. C'est pourquoi le jour que nous avons dit avoir été surnuméraire dans l'année fut laissé à la disposition de ceux qui présidaient aux fastes, pour être intercalé à leur gré, soit au milieu des Terminales, soit au milieu du mois intercalaire, de façon que la tenue des nundines fût écartée des jours suspects.
Les opinions sont partagées sur l'époque où l'on commença d'intercaler. Macer Licinius la fait remonter jusqu'à Romulus. Antias, livre second, soutient que Numa Pompilius imagina ce procédé à raison des institutions religieuses. Junius dit que ce fut le roi Servius Tullius qui intercala le premier. Varron lui attribue aussi l'institution des nundines. Tuditanus, au livre trois du traité Des magistrats, rapporte que ce furent les mêmes décemvirs qui ajoutèrent deux tables aux dix premières, qui provoquèrent un plébiscite pour l'intercalation. Cassius désigne les mêmes auteurs. Fulvius dit que ce fut le consul Manius qui introduisit cette opération l'an 562 de la fondation de Rome, peu avant la guerre Étolique. Mais Varron infirme ce témoignage en rapportant qu'une très ancienne loi, où il est fait mention de l'intercalation, fut gravée sur une colonne d'airain par les consuls L. Pinarius et Furius. Mais en voilà assez sur l'époque où commença l'intercalation.

CHAPITRE XIV.

Des corrections faites successivement à la division de l'année par les deux Césars Jules et Auguste.
On vit des temps où, par superstition, l'intercalation fut totalement omise; mais ce fut aussi quelquefois par l'intervention des prêtres, qui, en faveur des publicains, voulant tantôt raccourcir, tantôt allonger l'année, lui faisaient subir une augmentation ou une diminution de jours; en sorte que le motif de l'exactitude fournissait le prétexte d'introduire la plus grande confusion. Parla suite, C. César établit dans la nomenclature du temps, vague encore, changeante et incertaine, un ordre fixe , avec l'assistance du scribe M. Flavius, qui présenta au dictateur un tableau où chacun des jours était inscrit dans un ordre tel, qu'on pouvait le retrouver très facilement, et qu'une fois trouvé, il restait constamment fixé en sa place.
César, voulant donc entreprendre une nouvelle réglementation de l'année, laissa d'abord s'écouler tous les jours qui pouvaient encore produire de la confusion : ce qui fit que cette année, la dernière de l'état de désordre, s'étendit à quatre cent quarante-trois jours. Après cela, à l'imitation des Égyptiens, les seuls peuples instruits de l'économie céleste, il s'efforça de modeler l'année sur la révolution du soleil, laquelle termine son cours dans l'espace de trois cent soixante-cinq jours et un quart.
En effet, de même qu'un mois est l'année lunaire, parce que la lune emploie un peu moins d'un mois à faire le tour du zodiaque ; de même on doit prendre, pour l'année du soleil, le nombre de jours qu'il emploie à revenir au signe d'où il est parti. Delà vient que l'année reçoit les épithètes de "uertens" (retournant), et de "magnus" (grand); tandis que la révolution de la lune est l' "annus breuis" (la petite année). Virgile les indique toutes deux en disant : "Cependant le soleil parcourt le cercle de la grande année". C'est pourquoi Atéius Capiton pense que le mot année signifie circuit du temps; car les anciens employèrent an pour "circum". Ainsi Caton, dans ses "Origines", dit "an terminum" pour "circum terminum" (autour de la limite); et "ambire" pour "circumire" (aller autour).
Jules César ajouta donc dix jours à l'ancienne année, pour que l'année embrassât les trois cent soixante-cinq jours que le soleil emploie à parcourir le zodiaque; et, afin de ne pas négliger le quart de journée restant, il établit que, chaque quatre ans, les prêtres qui présidaient aux mois et aux jours intercaleraient un jour dans le même mois et au même lieu où les anciens intercalaient, c'est-à-dire avant les cinq derniers jours de février; et il appela cette opération le "bisextum". Quant aux dix jours que nous avons dit avoir été ajoutés par lui, voici dans quel ordre il les distribua. Il ajouta deux jours aux mois de janvier, sextilis et décembre, et un jour aux mois d'avril, juin , septembre et novembre - mais il n'ajouta point de jour au mois de février, pour ne pas porter atteinte au culte des dieux infernaux. Mars, mai, quintilis et octobre restèrent dans leur ancien état, comme ayant un nombre suffisant de jours, c'est-à-dire trente et un. César n'ayant rien changé à ces mois, leurs nones restèrent au septième jour, comme Numa l'avait établi : janvier, sextilis et décembre, auxquels il ajouta deux jours, quoique depuis cette époque ils en eussent trente et un, continuèrent à compter cinq jours de nones. Les calendes qui les suivent sont fixées dix-neuf jours après leurs ides, parce que César ne voulut insérer les jours qu'il ajouta, ni avant les nones, ni avant les ides, pour ne pas troubler, par une nouvelle énumération, le rite religieux fixé à ces époques. Il ne voulut pas non plus placer ces jours immédiatement après les ides, pour n'avoir à troubler aucune férie dans le rang qui lui était assigné; mais il plaça ces jours nouveaux après toutes les féries de chaque mois écoulées. Ainsi, les deux jours que nous avons dits donnés à janvier devinrent le quatre et le trois d'avant les calendes de février; le jour donné au mois d'avril devint le trois d'avant les calendes de mai; celui de juin devint le trois d'avant les calendes de juillet; ceux d'août devinrent les quatre et trois d'avant les calendes de septembre; celui de septembre devint le trois d'avant les calendes d'octobre; celui de novembre, devint le trois d'avant les kalendes de décembre; ceux de décembre devinrent les quatre et trois d'avant les kalendes de janvier : en sorte qu'il arriva que tous ces mois qui furent augmentés, et dont les jours, avant cet arrangement, commençaient à remonter vers les calendes du mois suivant, le dix-septième jour, depuis cette augmentation commencèrent à remonter vers les kalendes suivantes, savoir : ceux qui avaient reçu une augmentation de deux jours, le dix-neuvième jour; et ceux qui n'avaient reçu qu'un seul jour d'augmentation, le dix-huitième jour. Cependant les féries de chaque mois conservèrent leur ordre. Ainsi, par exemple, si l'on fêtait ou si l'on fériait le troisième jour après les ides d'un mois, ce jour était dit le seizième d'avant les calendes. Après l'augmentation de l'année, on conserva encore ces rites au même jour, savoir, le troisième après les ides, quoique, depuis l'augmentation, il ne fût plus le seizième d'avant les calendes, mais le dix-septième ou le dix-huitième, selon qu'on avait ajouté au mois un ou deux jours. César établit que ces nouveaux jours, insérés à la fin de chaque mois après toutes les féries qui s'y étaient rencontrées, seraient jours fastes, afin de les laisser libres pour le commerce de la vie ; et non seulement il ne voulut pas les férier, mais même il ne voulut y fixer aucune assemblée publique, pour ne pas fournir de nouvelles occasions à l'ambition des magistrats.
César ayant ainsi organisé la division civile de l'année, qu'il mit en concordance avec les révolutions de la lune, en fit la promulgation publique par un édit. L'erreur aurait pu s'arrêter là, si les prêtres ne s'en étaient pas formé une nouvelle de la correction même. Mais tandis qu'il aurait fallu n'intercaler le jour produit par les quatre quarts de jours qu'après quatre années révolues, et avant le commencement de la cinquième, eux intercalaient, non après, mais au commencement de la quatrième année. Cette erreur dura trente-six ans, durant lesquels on intercala douze jours, tandis qu'on n'en aurait dû intercaler que neuf. Mais on s'en aperçut enfin, et Auguste la corrigea, en ordonnant de laisser écouler douze ans sans intercaler; afin que ces trois jours surnuméraires, produits par la trop grande hâte des prêtres durant trente-six ans, se trouvassent consommés par les douze années suivantes privées d'intercalation. Au bout de ce terme, il ordonna qu'on intercalât un jour au commencement de chaque cinquième année, comme César l'avait réglé; et il fit graver l'ensemble de cette division de l'année sur une table d'airain, pour la conserver à perpétuité.

CHAPITRE XV.

Des calendes, des ides et des nones.
Ici Horus, prenant la parole, dit: La coutume de placer le jour intercalaire avant le commencement de la cinquième année s'accorde avec celle de l'Égypte, la mère des sciences; mais il n'y a rien de compliqué dans la disposition des mois des Égyptiens. Tous sont de trente jours. Au bout de douze de ces mois, c'est-à-dire au bout de trois cent soixante jours, ils ajoutent à leur année cinq jours qui restent, et qu'ils placent entre août et septembre. C'est là qu'ils placent aussi, après chaque quatre ans, le jour intercalaire produit par les quatre quarts de jour. Chez vous on ne compte pas les jours du mois, depuis le premier jusqu'au dernier, suivant l'ordre croissant et continu de la numération. Mais, des calendes, la numération des jours se dirige vers les nones; ensuite elle décline vers ce que je vous entends appeler les ides; ensuite, si j'ai bien compris ce que vous rapportiez tout à l'heure, la numération des jours décline de nouveau vers les calendes du mois suivant. Or, je voudrais bien connaître la signification de ces divers mots; et cependant je ne puis me flatter de parvenir à comprendre ces dénominations que vous donnez à vos différents jours, comme celles de fastes et d'autres diverses. J'avoue aussi que je ne sais ce que c'est que vos "nundines", dont l'observation comporte tant d'exactitude et de précaution. Étant étranger, je n'ai point à rougir d'ignorer tout cela; mais même un citoyen romain ne souffrirait pas de l'apprendre de toi, Prétextatus.
Prétextatus lui répondit : Non seulement tu ne dois point rougir, Horus, toi qui es Égyptien d'origine; mais nous-mêmes qui sommes d'origine romaine, je ne pense pas que nous devions rougir de nous instruire sur ce que tous les anciens ont jugé digne de leurs investigations. Or les calendes, les nones, les ides, et l'observation des différentes féries, sont des sujets qui ont exercé la plume d'un nombre infini d'auteurs, dont nous allons recueillir brièvement les diverses opinions.
Romulus, ayant organisé son empire d'après l'instinct de son génie énergique, mais inculte, commençait chaque mois le jour qu'apparaissait la nouvelle lune. Mais comme il n'arrive pas régulièrement qu'elle revienne à pareil jour, et qu'au contraire son apparition est retardée ou accélérée par des causes fixes, il s'ensuivit que, lorsque la lune retarda son apparition, on ajouta plusieurs jours au mois, et qu'on en retrancha lorsqu'elle l'accéléra. En sorte que le nombre de jours qui fut attribué, à perpétuité, à chaque mois, se trouva fixé la première fois par le hasard. De là il arriva que, parmi les mois, les uns furent detrente-un jours, les autres de vingt-neuf. Mais cependant on voulut que, chaque mois, il y eût neuf jours des nones aux ides; et l'on régla aussi qu'entre les ides et les calendes du mois suivant, on compterait seize jours. Ainsi les mois les plus longs avaient leurs deux jours de surplus, placés entre les calendes et les nones. De là vient que les mois ont leurs nones, les uns le cinquième jour après les calendes, et les autres le septième. Cependant César, comme nous l'avons dit plus haut, respectant la fixité des institutions religieuses, ne voulut pas transposer l'ordre des nones, même dans les mois auxquels il ajouta deux jours, parce que, sans toucher aux institutions sacrées, il put ajouter ces jours après toutes les féries du mois.
Anciennement, avant que les Fastes eussent été divulgués au public, contre le gré du sénat, par le scribe Cn. Flavius, un pontife mineur était chargé d'observer l'apparition de la nouvelle lune; et, aussitôt après l'avoir aperçue, de la notifier au roi des sacrifices, lequel offrait aussitôt un sacrifice conjointement avec celui-ci. Après quoi le pontife mineur convoquait le peuple ("kalabat") dans la curie ("kalabra") qui est proche de la cabane qu'habita Romulus : il proclamait combien de jours devaient s'écouler depuis les calendes jusqu'aux nones, et annonçait, en répétant cinq fois le mot grec g-kaloh, que les nones devaient être le cinquième jour ou le septième jour, en répétant sept fois ce même mot. Le mot g-kaloh est grec, et signifie j'appelle. De là vient qu'on appelle calende le premier des jours qu'on proclamait de cette manière, et qu'on a appelé "kalabra" la curie où on les proclamait. Or le pontife mineur faisait cette proclamation du nombre des jours qui devaient s'écouler jusqu'aux nones, parce qu'après la nouvelle lune, les habitants des campagnes devaient se rendre à la ville le jour des nones, pour apprendre du roi des sacrifices le motif des féries, et tout ce qu'il y aurait à observer durant le cours du mois. De là vient que quelques-uns pensent que les nones ont pris leur nom de ce qu'elles sont le commencement d'un nouvel ordre d'observation, "noua"; ou bien de ce qu'on suppose qu'il y a toujours neuf jours des nones aux ides. Chez les Toscans, les nones étaient plus fréquentes; car chaque neuf jours ils venaient conférer de leurs affaires privées, et saluer leur roi.
Quant au nom des ides, il est pris des Toscans, chez lesquels ce jour est appelé "itis". Chez eux, le mot "item" signifie : gage de Jupiter. En effet, nous tenons Jupiter pour l'auteur de la lumière; c'est pourquoi les Saliens le célèbrent dans leurs chants sous le nom de Lucetius; les Crétois le nomment le dieu du jour; les Romains eux-mêmes l'appellent Diespiter, mot composé de "diei pater" (père du jour) : ce n'est donc pas sans raison que le jour des ides est appelé foi de Jupiter; parce qu'en ce jour la lumière ne se trouve point éteinte par le coucher du soleil, la nuit étant éclairée comme le jour par la clarté de la lune; ce qui n'arrive que dans la pleine lune, c'est-à-dire ordinairement à moitié du mois. On nomme foi de Jupiter, en se servant de l'expression toscane, le jour dont la nuit n'a point de ténèbres; et c'est pourquoi aussi l'antiquité a consacré les ides de tous les mois comme féries de Jupiter.
D'autres pensent que le mot idus est le même que "uidus", lequel vient de "uidere" (voir), parce qu'en ce jour la lune se voit en son plein. Dans la suite, on retrancha du mot la lettre V; comme, par contraire, quand les Grecs disent g-idein (voir), nous disons, en ajoutant un V, "uidere". D'autres aiment mieux faire venir le mot ides de l'expression grecque g-eidos (forme), parce qu'en ce jour la lune découvre sa forme tout entière. Il en est qui pensent que les ides ont été ainsi appelées d'Idulis, mot par lequel les Toscans désignent la brebis qu'ils font immoler à Jupiter par un flamine, aux ides de chaque mois. Pour nous, l'étymologie qui nous paraît la plus exacte, c'est que nous appelons ides le jour qui partage le mois; car "iduare", en langue étrusque, veut dire diviser. Ainsi l'on dit "uidua" (veuve), pour "ualde idua", c'est-à-dire "ualde divisa" (fortement séparée); ou bien l'on dit "uidua", pour "a uiro diuisa" (séparée de son mari).
De même que les ides étaient consacrées à Jupiter, ainsi nous savons, par les témoignages de Varron et du livre Pontifical, que les kalendes étaient dédiées à Junon. C'est pourquoi les Laurentins, fidèles aux pratiques religieuses de leurs pères, conservent à Junon le nom de "Kalendaris", que ceux-ci lui donnèrent dans son culte. De plus, ils invoquent cette déesse le jour des calendes de chaque mois, depuis mars jusqu'à décembre. Les Romains font de même : outre le sacrifice offert à Junon dans la curie "kalabra" par le pontife mineur, la reine des sacrifices lui offre dans sa demeure royale une truie ou une brebis. C'est de cette déesse que Janus, comme nous l'avons dit, tire son nom de "Junonius"; parce que, tandis que toutes les entrées sont consacrées à ce dieu, les jours des calendes de chaque mois paraissent devoir être attribués à Junon. En effet, puisque les anciens observaient de commencer leurs mois avec la nouvelle lune, et qu'ils croyaient que la lune était la même que Junon, c'est à juste titre qu'ils auraient consacré les calendes à cette déesse; ou bien, puisque la lune sillonne l'air (aussi les Grecs l'appelèrent Artémis, c'est-à-dire qui fend les airs), et que Junon préside à cet élément, c'est à bon droit qu'on lui aurait consacré les commencements des mois, c'est-à-dire les calendes.
Je ne dois pas passer sous silence que les calendes, les nones et les ides étaient des jours religieux relativement à la consommation du mariage, c'est-à-dire pendant lesquels on pensait devoir s'en abstenir; car ces jours, à l'exception des nones, sont fériés. Or il. est sacrilége de faire violence à qui que ce soit les jours fériés; c'est pourquoi l'on évite, ces jours-là, de célébrer les mariages, dans lesquels il est censé qu'on fait violence aux vierges. Sur quoi Varron rapporte que Verrius Flaccus, très versé dans le droit pontifical, avait coutume de dire que puisque les jours de féries il était permis de recreuser les anciens fossés, mais non d'en creuser de nouveaux, de même, l'on pouvait licitement, ces jours-là, célébrer les mariages des veuves et non ceux des vierges. Mais, dira-t-on, les nones n'étaient point jours fériés: pourquoi donc était-il aussi défendu de célébrer les noces ce jour-là ? La raison en est claire. Le premier jour des noces est donné à la pudeur. Le lendemain, la nouvelle mariée doit être mise en possession de son autorité dans la maison de son mari, et offrir un sacrifice : mais les lendemains, soit des calendes, soit des nones, soit des ides, sont également considérés comme jours funestes; c'est pourquoi l'on a établi que les jours des nones seraient impropres au mariage, afin que l'épousée n'entrât point en possession de la liberté que lui donne sa nouvelle condition, sous les auspices funestes du lendemain; ou afin qu'elle n'offrit point son sacrifice en un jour funeste, ce qui serait néfaste.

CHAPITRE XVI.

Des diverses sortes de jours chez les Romains et des différences qui furent entre eux.
Mais puisque l'ordre naturel du sujet nous a conduits à parler des jours, il nous faut dire aussi quelque chose sur ce point, qui est compris dans l'interrogation de notre ami Horus. Comme il avait divisé l'année en mois, ainsi Numa divisa chaque mois en jours ; et tous les jours furent dénommés, ou "festi" (fêtés), ou "profesti" (non fêtés) ou "intercisi" (entrecoupés). Les jours furent consacrés aux dieux. Les jours non fêtés furent laissés aux hommes, pour traiter les affaires publiques et privées. Les jours entrecoupés furent communs aux dieux et aux hommes. Aux jours fêtés appartiennent les sacrifices, les festins religieux, les jeux publics et les féries; et aux jours non fêtés, les fastes, les assemblées comitiales, les "comperendini", les "stati", les "proeliales". Quant aux jours entrecoupés, ils se subdivisent non entre eux, mais chacun en soi-même: car à certaines heures de ces jours il est permis, à d'autres heures il est interdit, de rendre la justice. Pendant l'immolation de la victime, il y a interdiction; entre l'immolation et l'oblation, l'interdiction est levée; et elle est de nouveau rétablie pendant qu'on brûle la victime. Il y a donc lieu de parler principalement de la division des jours fêtés et non fêtés.
Un jour est solennellement célébré, ou par des sacrifices offerts aux dieux, ou par des festins religieux, ou par des jeux en l'honneur des dieux, ou par l'observation des féries. Or il y a quatre sortes de féries publiques : les statives, les conceptives, les impératives et les "nundines.
Les statives sont communes à tout le peuple, placées à des jours et à des mois déterminés et invariables, et marquées dans les fastes par des observances définies. Les principales de ces féries sont : les agonales, les carmentales, les lupercales. Les féries conceptives sont celles qui sont promulguées chaque année par les magistrats ou par les prêtres, soit à des jours fixes, soit même à des jours indéterminés : comme sont les latines, les sémentives, les paganales, les compitales. Les féries impératives sont celles que les consuls ou les préteurs établissent au gré de leur autorité. Les nundines sont consacrées aux habitants des villages et des campagnes, durant lesquelles ils se rassemblent pour traiter de leurs affaires privées ou de leur négoce. En outre, il est des féries particulières à chaque famille, comme celles des familles Claudia, AEmilia, Julia, Cornélia , et toutes autres féries particulières que chaque famille célèbre selon ses usages domestiques.
Il est des féries particulières aux individus, comme les jours de naissance, de la foudre, des funérailles, des expiations. Chez les anciens, celui qui avait prononcé les noms de "Salus, Semonia, Seia, Segetia, Tutilina", observait férie. La femme du flamine, chaque fois qu'elle entendait le tonnerre, était en férie jusqu'à ce qu'elle eût apaisé les dieux. Les prêtres enseignaient que les féries étaient profanées, si on se livrait à quelque travail après qu'elles avaient été promulguées et commencées. Bien plus, il n'était pas même permis au roi des sacrifices et aux flamines, de voir travailler pendant les féries. C'est pourquoi on faisait annoncer par un crieur public qu'on eût à s'abstenir du travail, et une amende était infligée à celui qui négligeait de se conformer à ce précepte. Les prêtres enseignaient encore que celui qui, en ces jours, avait travaillé par mégarde, devait offrir, outre l'amende, un porc en expiation; et le pontife Scévola soutenait qu'il n'y avait point d'expiation pour celui qui aurait travaillé sciemment. Cependant Umbro affirme que celui qui aurait fait un travail relatif aux dieux ou aux choses sacrées, ou pour quelque utilité pressante de la vie, ne contracte aucune souillure. Enfin Scévola, consulté sur ce qu'il était permis de faire les jours de férie, répondit : qu'on pouvait faire ce dont l'omission serait nuisible. Ainsi donc, si un boeuf était tombé dans un précipice et qu'un père de famille eût employé ses soins pour l'en retirer, ce père de famille n'était pas considéré comme ayant profané la férie; non plus que celui qui, étayant la poutre rompue de son toit, l'a préservé d'une ruine imminente. C'est pourquoi Virgile, profondément versé en toute doctrine, sachant qu'on lave les brebis, ou pour nettoyer leur laine ou pour les guérir de la gale, prononce qu'il est licite de plonger les brebis dans l'eau durant les féries, lorsque c'est pour cause de remède. "(Nulle ordonnance des pontifes ne défend) dit-il, de plonger le troupeau bélant dans l'eau salubre du fleuve".
En employant le mot salubre, il montre que la permission se rapporte seulement au motif de préserver de la maladie, et non point à celui de faire du gain, en nettoyant la laine.
Voilà pour ce qui regarde les jours fêtés, ainsi que ceux qui en dérivent et qu'on appelle aussi nefastes. Parlons maintenant des jours non fêtés ("profesti"), et de tous ceux qui en procèdent, c'est-à-dire des jours "fasti, comitiales, comperendini, stati, proeliales". Les jours fastes sont les jours auxquels il est permis au préteur de prononcer ("fari") les trois paroles sacramentelles : "Do, dico, addico" (je donne, je prononce, j'adjuge). Les jours néfastes, au contraire, sont ceux où cette même faculté est interdite au préteur. Les jours "comitiales" sont ceux où l'on peut faire voter le peuple. Pendant les jours fastes, on peut actionner en vertu de la loi, mais non faire voter la loi par le peuple; tandis que, pendant les jours "comitiales", on peut faire l'un et l'autre. Les jours "comperendini" sont les jours auxquels il est permis d'ajourner à comparaître sous caution personnelle. Les jours "stati" sont les jours fixés pour le jugement des causes avec les étrangers;
Ainsi Plaute a dit, dans le Curculion : "Si le jour fixé ("status condictus") pour plaider contre l'étranger ("cum hoste") est échu".
"Hoste", en cet endroit, signifie, selon l'usage des anciens, l'étranger. Je ne distinguerai point les jours "proeliales" des jours appelés "iusti", qui sont trente jours consécutifs, pendant lesquels l'armée étant convoquée, un drapeau de couleur rousse est placé au Capitole.
Durant tous les jours "proeliales", il est également permis et de répéter sa chose en justice, et d'attaquer l'ennemi. Mais lorsque le "Latiar", c'est-à-dire la solennité des fêtes latines, est promulgué, ainsi que durant les jours des Saturnales, et lorsque le "mundus" est ouvert, il n'est pas permis d'engager le combat: pendant les fêtes latines, parce qu'il n'eût pas été convenable de commencer la guerre à l'époque où fut jadis publiquement sanctionnée la trêve entre le peuple romain et les Latins; pendant les fêtes de Saturne, parce qu'on croit que son règne ne fut jamais troublé par le tumulte de la guerre; enfin pendant que le "mundus" consacré à Dispater et à Proserpine est ouvert, parce qu'on a pensé qu'il valait mieux, pour aller au combat, prendre le temps où la gueule de Pluton est fermée. C'est ce qui a fait dire à Varron : "Lorsque le mundus est ouvert, la porte des divinités du malheur et de l'enfer peut être aussi considérée comme ouverte; c'est pourquoi il est irréligieux, en ces jours-là, non seulement d'engager un combat, mais aussi de faire des levées de soldats, ou de les faire partir pour l'armée, ou de lever l'ancre, ou d'épouser une femme légitime dans la vue d'en avoir des enfants". Les anciens évitaient, pour appeler des citoyens à l'armée, les jours signalés par des malheurs : ils évitaient même les féries, comme l'a dit Varron dans son traité des Augures, où il s'exprime en ces termes : "Il ne faut point appeler les citoyens à l'armée pendant les féries. Si on l'a fait, il y a lieu à expiation". Remarquons cependant que les Romains devaient choisir le jour du combat, lorsqu'ils étaient assaillants; mais lorsqu'ils étaient attaqués, aucun jour ne les empêchait de défendre, ou leur propre sûreté, ou la dignité publique. Quel moyen en effet d'être fidèle à aucune observation, lorsqu'on n'a pas la faculté de choisir?
Nos ancêtres ont en toutes choses considéré les lendemains (des féries) comme impropices; aussi les ont-ils marqués de la qualification funeste d' "atri". Quelques-uns cependant, comme par mitigation, les appelèrent jours communs.
Voici la raison qu'en rapporte Aulu-Gelle, dans le quinzième livre de ses Annales, et Cassius Hemina, dans le second livre de ses Histoires : L'an trois cent soixante-trois de la fondation de Rome, les tribuns militaires Virginius, Manlius, Aemilius, Postumius et leurs collègues, discutant dans le sénat quelle était la cause pour laquelle la république venait d'être affligée de si grands malheurs dans l'espace d'un petit nombre d'années, l'aruspice Aquinius ayant été mandé par ordre des pères conscrits, pour consulter la religion sur ce point; il dit que Q. Sulpicius, tribun militaire, prêt à combattre les Gaulois sur l'Allia, avait offert un sacrifice, à cette intention, le lendemain des ides Quintiles; que de même, auprès de Créméra et dans plusieurs autres lieux et circonstances, le combat avait eu une issue malheureuse après un sacrifice offert un lendemain (de férie). Alors les pères conscrits décidèrent qu'il serait référé au collège des pontifes, touchant cette observation religieuse; et les pontifes prononcèrent que tous les lendemains des calendes, des nones et des ides devaient être regardés comme jours funestes ("atri"), et n'étaient ni "proeliales", ni "puri", ni "comitiales".
Le pontife Fabius Maximus Servilianus prétend, au livre douzième, qu'on ne doit point offrir des sacrifices funéraires pour ses parents, en un jour "ater", parce que, dans ces cas, il faut invoquer Jupiter et Janus, dont les noms ne doivent pas être prononcés en de pareils jours. Plusieurs évitent aussi, comme innominal, le quatrième jour avant les calendes, les nones, ou les ides. On demande si quelque tradition religieuse nous a transmis cette observation? nous ne trouvons rien dans les auteurs sur ce sujet, si ce n'est que Q. Claudius (Quadrigarius), dans le cinquième livre de ses Annales, place l'effroyable carnage de la bataille de Cannes au quatrième jour avant les nones sextiles. Varron observe qu'il n'importe rien dans les choses purement militaires, que le jour soit faste ou néfaste; et que cela ne concerne que les seules actions privées.
J'ai placé les "nundines" parmi les féries; cette assertion peut être infirmée, puisque Titius, écrivant sur les féries, ne range point les "nundines" dans leur nombre, il les appelle seulement des jours solennels; puisque encore Julius Modestus assure que l'augure Messala ayant consulté les pontifes pour savoir si les jours des nones et des "nundines" romaines devaient être considérés comme féries, ils répondirent que la négative leur paraissait devoir être prononcée pour les "nundines", puisque Trébatius, dans son premier livre des Observances religieuses, dit que les magistrats, aux jours des "nundines", peuvent affranchir les esclaves et prononcer des jugements. Mais, d'un autre côté, Jules César, dans son sixième livre du Traité des auspices, nie qu'on puisse, pendant les "nundines", convoquer les assemblées pour faire voter le peuple; et, par conséquent, que les comices puissent avoir lieu ces jours-là chez les Romains. Cornélius Labéo prononce aussi, au livre premier des Fastes, que les "nundines" sont des féries. Le lecteur attentif découvrira la cause de cette variété d'opinion dans Granius Licinianus, au livre second ; cet auteur dit qu'en effet les "nundines" sont des féries consacrées à Jupiter, puisque la femme du flamine est dans l'usage, à toutes les nundines, d'immoler dans sa demeure royale un bélier à Jupiter; mais la loi Hortensia a rendu ces jours fastes, dans l'intention que les habitants des campagnes qui venaient dans la ville tenir les marchés pussent aussi suivre leurs affaires judiciaires : car, les jours néfastes, le préteur ne pouvait prononcer judiciairement ("fari"). Ainsi donc ceux qui soutiennent que les "nundines" sont des féries restent à l'abri de fausse allégation, par l'autorité de l'antiquité; et ceux qui pensent le contraire disent la vérité relativement à l'époque qui a suivi la loi précitée. Quelques-uns attribuent l'origine des "nundines" à Romulus, lequel ayant associé C. Tatius au gouvernement, aurait institué des sacrifices et le collége des prêtres Sodales pour accompagner l'institution des "nundines": ainsi l'affirme Tuditanus. Mais Cassius (Hemina) attribue cette institution a Servius Tullius, dans la vue de rassembler à Rome les habitants des campagnes, poury régler les affaires tant de la ville que des champs. Géminus dit qu'on ne commença de célébrer les "nundines" qu'après l'expulsion des rois, à l'occasion de ce que plusieurs d'entre le peuple, pour rappeler la mémoire de Servius Tullius, offraient en son honneur des sacrifices f unéraires pendent les "nundines". Varron adhère à cette opinion. Rutilius dit que les Romains instituèrent les "nundines", afin que les habitants des campagnes, après s'être livrés dans les champs pendant huit jours aux travaux rustiques, quittassent les champs le neuvième jour, et vinssent à Rome pour tenir les marchés, et recevoir notification des lois, afin que les actes du sénat et des magistrats fussent déférés à une plus nombreuse assemblée du peuple, et que, proposés pendant trois "nundines" consécutives, ils fussent facilement connus de tous et de chacun. De là vient aussi la coutume de promulguer les lois pendant trois "nundines".
Par là pareillement s'introduisit l'usage que les candidats vinssent dans le lieu de la réunion des comices pendant les "nundines", et se plaçassent sur une éminence, d'où ils pussent être vus de tous. Mais ces usages commencèrent d'abord à être négligés, et furent dans la suite abolis, lorsque l'accroissement de la population fit que, les jours d'intervalle entre les marchés le concours du peuple ne fut pas moins considérable.
Les Romains ont aussi une déesse Nundina, ainsi nommée du neuvième jour des nouveau-nés, qui est appelé "lustricus" (purificatoire); ce jour est celui où ils sont purifiés par l'eau lustrale et reçoivent un nom. Mais ce jour, qui est le neuvième pour les hommes est le huitième pour les femmes.
Telle est la constitution des mois et de l'année; et je pense qu'il est pleinement, satisfait aux questions de notre ami Horus touchant les dénominations des jours et leurs observances. Je désirerais savoir à mon tour, s'il est quelque chose dans l'organisation de l'année romaine qui provoque le sourire de l'ingénieux riverain du Nil, voisin de la nation qui excelle dans le calcul (l'Arabe); ou s'il ne désavoue pas ce que les Toscans riverains du Tibre ont puisé dans les institutions de son pays.
Eustathe prit alors la parole : - Je ne dis pas seulement notre ami Horus, homme grave et d'un esprit orné, mais même qui que ce soit, quelque futile que fût son jugement, ne saurait, je pense, refuser son approbation à l'organisation rectifiée de l'année romaine; taillée, ainsi qu'on dit, comme l'ongle; organisation qui a reçu un nouveau lustre de l'imperturbable mémoire et de l'éloquence lumineuse de celui qui nous l'a expliquée. Au reste, il n'est pas surprenant que cette organisation échappe aux morsures de la critique, puisque sa dernière réformation est appuyée sur l'autorité dé l'Égypte. En effet, Jules César, qui apprit plusieurs choses des Égyptiens, notamment les mouvements des astres, sur lesquels il a laissé de savants ouvrages, puisa à la même source l'idée de fixer la durée de l'année sur la durée de la course du soleil; tandis que les anciens habitants du Latium, qui, n'ayant aucun moyen de communiquer avec les Égyptiens, ne pouvaient rien apprendre d'eux, ont adopté, dans la computation des jours de leurs mois, la manière des Grecs, qui allaient comptant à rebours du plus au moins. Ainsi nous disons le dixième jour, puis le neuvième et puis le huitième, comme tes Athéniens comptaient, en déclinant, dix et puis neuf. Ainsi encore dans ce vers d'Homère : "Un mois sur son déclin (g-phtinontos), et l'autre s'approchant (g-histamenoio)".
L'expression g-phthinontos ne désigne-t-elle pas la supputation du mois courant, qui va s'amoindrissant peu à peu en terminant par le nom du mois qui succède? tandis que le mot g-histamenosindique cette autre numération prête à succéder à celle qui s'éteint. C'est de même ainsi que votre Homère de Mantoue, considérant comme fixe tout but vers lequel on tend, a dit : "Chacun a son jour fixe".
On voit qu'il considère comme fixe le dernier jour, lequel est en effet celui qui arrête le rang de tous les autres. Le même poète, non moins illustre par sa science que par sa piété, sachant que les anciens Romains avaient réglé la durée de l'année sur le cours de la lune, tandis que leurs descendants l'avaient réglé sur celui du soleil, et voulant rendre hommage aux opinions de ces deux époques, a dit :
"O vous, Liber, et vous, bienfaisante Cérès, flambeaux éclatants du monde, qui dirigez dans le ciel la course décroissante de l'année!" Dans cette invocation, le soleil et la lune sont tous deux pareillement désignés comme étant les régulateurs de l'année.

CHAPITRE XVII.

Que tous les dieux se rapportent au soleil et qu'il est démontré par les divers noms d'Apollon, qu'il est lui aussi le même dieu que le soleil. 
Ici Aviénus prit la parole. 
- J'ai souvent et longtemps réfléchi à part moi pourquoi nous honorons le soleil, tantôt sous le nom d'Apollon, tantôt sous le nom de Liber, tantôt sous diverses autres dénominations. Or puisque les dieux ont voulu, ô Vettius Praetextatus, que vous exerciez les suprêmes fonctions de notre culte, continuez, je vous prie, de parler, pour m'expliquer la raison d'une si grande diversité de noms donnés à la même divinité. 
- Croyez, cher Avienus, répondit alors Praetextatus, que lorsque les poètes parlent des dieux, ils puisent ordinairement leurs sujets dans les mystères de la philosophie. Aussi ce n'est point une vaine superstition, mais c'est une raison divine, qui ramène au soleil presque tous les dieux, du moins ceux qui sont sous le ciel. En effet, si le soleil, comme l'ont pensé les anciens, est le conducteur et le modérateur des autres lumières célestes; si lui seul préside aux étoiles errantes, et si la course de ces étoiles, ainsi que quelquesuns le croient, est la puissance qui règle l'ordre des choses humaines, ou bien qui la pronostique, comme il est certain que Plotin l'a pensé; il faut bien que nous reconnaissions le soleil pour l'auteur de tout ce qui se meut autour de nous, puisqu'il est le régulateur de nos régulateurs eux-mêmes. Ainsi donc, de même que Virgile, lorsqu'il a dit, en parlant de la seule Junon : "Par l'offense de quelle divinité ---" a montré que les divers attributs du même dieu devaient être considérés comme autant de divinités; pareillement les différentes vertus du soleil ont produit les noms d'autant de dieux : ceci a conduit les princes de la science à admettre un seul tout. Donc on appela la vertu divinatoire et médicinale du soleil, Apollon. La vertu, source de la parole, reçut le nom de Mercure; car la parole étant l'interprète des secrets de la pensée, Hermès a reçu, du grec g-hermehneuein (interpréter), le nom qui lui est approprié. C'est la vertu et la puissance du soleil qui produit les plantes et les fruits de la terre; et de là sont nés les noms des dieux qui président à ces objets, comme de tous ceux qui ont un rapport mystérieux, mais certain, avec le soleil. Et pour qu'une révélation si importante- ne repose pas sur une assertion isolée, consultons, touchant chacun des noms du soleil, l'autorité des anciens. 
Différentes manières d'interpréter le nom d'Apollon le font rapporter au soleil. Je vais les dévoiler successivement. Platon dit que le soleil est surnommé Apollon, d' g-aei g-pallein g-tas g-aktinas, lancer continuellement des rayons. Chrysippe dit qu'Apollon est ainsi nommé, parce que le feu du soleil n'est pas de la substance commune des autres feux. En effet, la première lettre de cenom (A) ayant en grec une signification, privative (g-a g-polloi), indique qu'il s'agit d'une qualité unique, et que d'autres ne partagent point avec le soleil. Ainsi il a été appelé, en latin, "sol" (seul), à cause du grand éclat qui lui est exclusivement propre. 
Speusippe dit que le nom d'Apollon signifie que c'est par la diversité et la quantité de ses feux qu'est produite sa force. Cléanthe dit que ce nom signifie que le point du lever du soleil est variable. Cornificius pense que le nom d'Apollon vient d' g-anapolein; c'est-à-dire que le soleil, lancé par son mouvement naturel dans les limites du cercle du monde, que les Grecs appellent pôles, est toujours ramené au point d'où il est parti. 
D'autres croient que le nom d'Apollon vient d' g-apollunta, faisant périr les êtres vivants. Il fait périr en effet les êtres animés, lorsque, par une chaleur excessive, il produit la peste. C'est pourquoi Euripide dit, dans Phaëthon : "Soleil aux rayons dorés, puisque tu m'as donné la mort, tu mérites bien le nom d'Apollon que te décernent les mortels". Archiloque dit de même: "O puissant Apollon, punis les coupables et fais-les périr, comme tu en as le pouvoir". 
Enfin on désigne ceux que la maladie consume, par les mots d' g-apollohnablehtoi (frappés par Apollon) et d' g-hehlioblehtoi (frappés par le soleil). Et comme les effets bienfaisants ou nuisibles, du soleil et ceux de la lune sont semblables entre eux, les femmes affectées de leurs maladies périodiques sont dites frappées par Sélène, et frappées par Arthemis (la Lune). Les simulacresd'Apollon. sont ornés d'un arc et de flèches, lesquelles figurent la force des rayons que lance le soleil. Ce qui a fait dire à Homère: "Mais ensuite Apollon les frappe (les Grecs), en leur lançant un trait mortel". 
Le soleil est aussi l'auteur de la santé publique, que l'on considère comme produite par l'effet de sa température sur les êtres animés. Et attendu que le soleil n'est pestilentiel qu'accidentellement et rarement, et qu'au contraire il est le principe de la salubrité habituelle, les statues d'Apollon portent les Grâces dans la main droite, et tiennent de la gauche l'arc et les flèches; ce qui indique que le soleil est lent à nuire, et qu'il prodigue la santé d'une main plus prompte. On attribue à Apollon le pouvoir de guérir, parce que la chaleur modérée du soleil fait fuir toutes les maladies. Aussi en est-il qui croient que son nom vient d' g-apelaunonta g-tas g-nosous (détournant les maladies), dont on aurait fait g-apollohna pour g-apellohna. Cette interprétation, qui concorde avec la signification latine de ce mot, nous a dispensés de traduire du grec le nom du dieu; en sorte que, quand nous disons Apollon, il faut entendre "aspellens mala" (repoussant les maux), dans le même sens que les Athéniens appellent ce dieu Alexikakos (Sauveur du mal). Les Indiens honorent Apollon Loïmios, surnom qu'ils lui donnèrent après la cessation d'une peste. 
Nos rites sacrés favorisent aussi l'opinion qui considère Apollon comme le dieu de la salubrité et de la médecine; car, les vierges vestales l'invoquent en ces termes : Apollon médecin, Apollon Paean. Le soleil ayant deux effets principaux; la chaleur tempérée propice à la vie des mortels, et un virus pestilentiel qu'il lance quelquefois, avec ses rayons, on donne à ce dieu deux surnoms dont la double signification convient à ces deux effets, savoir : g-iehios et g-paian; dans le premier dérivant de g-iasthai (guérir), et de g-pauein g-tas g-anias (faire cesser les chagrins), ou bien dans le second cas, dérivant g-iehios, de g-hienai (envoyer des traits mortels); et g-paian, de g-paiein (frapper). 
Cependant l'usage s'établit que, lorsqu'on priait Apollon pour demander la santé, on disait g-iehpaian, par un g-eh, c'est-à-dire, Guéris, Paean ; mais que lorsqu'on disait g-hie g-pian par un g-e, et l' g-i étant aspiré, cela avait le sens d'une imprécation contre quelqu'un, comme si l'on eût dit, Frappe, Paean. C'est de cette expression qu'on dit que se servit Latone, lorsqu'elle invita Apollon à s'opposer avec ses flèches à la fureur de Python : ce dont je donnerai en son lieu l'interprétation naturelle. On rapporte aussi que l'oracle de Delphesconsacra l'expression g-hie g-paian, en répondant aux Athéniens qui, sous le règne de Thésée, invoquaient l'assistance du dieu contre les Amazones. Il prescrivit qu'avant de commencer la guerre on invoquât son secours, par ces mêmes expressions. 
Apollodore, au livre quatorze de son "Traité des Dieux", dit qu'Apollon considéré comme le soleil est appelé g-hiehion, de g-hiesthai g-kai h-hienai, à raison de l'impulsion qui le pousse autour du globe. Timothée s'exprime ainsi: "Et toi, Soleil (g-Hehlie), qui toujours éclaires le ciel par tes rayons; darde et lance contre tes ennemis un trait de ton arc qui frappe au loin". 
Ce même dieu considéré comme présidant aux causes de la salubrité est appelé Oulios, c'est-à-dire principe de la santé; nom dérivé d'une expression d'Homère, salut et grande joie (g-oule g-te g-kai g-mada g-chaire). Méandre dit que les Milésiens sacrifiaient pour leur santé à Apollon Oulios (auteur de la santé). Phérécyde rapporte que Thésée, lorsqu'il était conduit en Crète vers le Minotaure, fit des vœux pour sa conservation et pour son rtour à Apollon Oulios et à Artémide (Diane) Oulia. Or, il n'est pas surprenant que deux effets géminés soient célébrés sous divers noms; puisque nous savons que, par un procédé contraire, on attribue à d'autres dieux une double puissance et un double nom à l'égard d'une même chose. Ainsi Neptune tantôt est appelég-enosichthona, c'est-à-dire ébranlant la terre; et tantôt g-asphaliohna, c'est-à-dire, affermissant la terre. De même Mercure assoupit ou bien réveille les esprits et les yeux des mortels ; "Il prend sa verge, dit Homère, et fascine les yeux des mortels". 
C'est ainsi et de même que nous adorons Apollon, c'est-à-dire le soleil, sous des noms qui signifient tantôt la salubrité, tantôt la contagion. Néanmoins c'est aux méchants qu'il envoie la contagion, ce qui prouve évidemment que ce dieu protège les bons. De là vient qu'on rend à Apollon Libystinus un culte solennel à Pachynum, promontoire de Sicile. La flotte des Libyens ayant abordé ce promontoire pour envahir la Sicile, imploré parles habitants, Apollon, qui y est honoré, envoya chez les ennemis une peste qui les fit périr presque tous subitement; ce qui le fit surnommer Libystinus. Dans nos propres annales est aussi consigné un pareil effet de la puissance de ce dieu. Pendant qu'on célébrait à Rome pour la première fois les jeux Apollinaires, d'après les vaticinations du devin Marcius, et d'après les vers Sibyllins, une attaque subite de l'ennemi fit courir, le peuple aux armes, et marcher au combat. Dans ce même temps, on vit une nuée de flèches fondre sur les assaillants, les mettre en fuite, et les Romains vainqueurs retourner aux fêtes du dieu qui venait de les sauver. C'est d'après cette version qu'on croit que les jeux Apollinaires ont été institués à cause de cette victoire, et non à cause d'une peste , comme quelques-uns le pensent. Voici quel est le fondement de cette dernière opinion. Le soleil, à l'époque de ces jeux, darde à plomb sur nos demeures; car le signe du Cancer est situé dans le tropique d'été. Pendant que le soleil parcourt ce signe, ce n'est plus de loin que les rayons de cet astre atteignent notre climat, mais ils sont dardés directement au-dessus de nos têtes. Voilà ce qui a fait croire à quelquesuns qu'on célébrait à cette époque les jeux Apollinaires pour se rendre propice alors surtout, le dieu de la chaleur. Mais je trouve dans divers écrits que ces jeux ont été établis à raison d'une victoire, et non pour des causes sanitaires, comme le rapportent certains annalistes. C'est en effet pendant la guerre punique que la première institution de ces jeux fut prise des livres Sibyllins, sur l'avis du décemvir Cornélius Rufus, lequel, à raison de cela, fut surnommé Sibylla, dont on fit depuis, par corruption, le nom de Sylla, qu'il fut le premier à porter. On dit qu'on trouva les paroles suivantes écrites dans les textes du devin Marcius, dont deux volumes furent portés dans le sénat: "Romains, si vous voulez chasser l'ennemi du territoire et repousser l'inondation des peuples lointains, je suis d'avis qu'il faut voter en l'honneur d'Apollon des jeux qui soient célébrés annuellement aux frais de l'État; qu'à la célébration de ces jeux préside le même préteur qui rend souverainement la justice au peuple; que les décemvirs offrent des sacrifices selon le rite grec. Si vous faites cela exactement, vous vous en réjouirez; et la république prospérera toujours de plus en plus; car le dieu exterminera vos ennemis qui dévorent tranquillement vos campagnes". Pour obéir à ces textes prophétiques, un jour fut d'abord consacré à des cérémonies religieuses. Ensuite il intervint un sénatus-consulte qui ordonnait aux décemvirs de consulter les livres Sibyllins, pour se mieux instruire touchant la célébration des jeux d'Apollon, et de la manière dont il convenait d'organiser cette fête. Ces livres ayant dit la même chose que ceux de Marcius, les pères conscrits délibérèrent qu'il serait voté et célébré en l'honneur d'Apollon des jeux pour lesquels on mettrait à la disposition du préteur douze mille (livres) de cuivre et deux hosties majeures. Avec ces deux hosties, il fut ordonné aux décemvirs d'offrir un sacrifice selon le rite grec, savoir : à Apollon un boeuf et deux chèvres blanches ayant les cornes dorées, et à Latone une vache ayant aussi les cornes dorées ; il fut ordonné au peuple d'assister à ces jeux, dans le cirque, la tète couronnée. Telle est l'origine la plus accréditée des jeux Apollinaires. 
Maintenant prouvons encore, par les autres noms d'Apollon, que ce dieu est le même que le soleil. Il est surnommé Loxias, comme dit Oenopides, de g-loxos (oblique), parce que de l'orient à l'occident le soleil parcourt une ligne circulaire oblique; ou, comme le dit Cléanthe, parce qu'il suit le même mouvement que l'hélice, et que l'un et l'autre ont une course oblique (g-loxai), ou bien parce que, situés au septentrion relativement au soleil, ses.sayons nous vientient transversalement (g-loxas g-aktinas) du midi. 
Apollon est surnommé Délius, de g-dehlos, clair, qui éclaire et illumine l'œil; parce que c'est la lumière qui nous fait voir toutes choses. Il est appelé g-phoibos, dit Cornificius, de g-phoitan g-bia (force énergique), à raison de la force de son mouvement. D'autres croient que ce nom de Phébus vient de la purété et de l'éclat de son aspect. On l'appelle aussi Phaneta, de g-phainein (briller) et Phanaïos, de g-phainetai g-neos, parce qu'il éclaire en se renouvelant chaque jour : ce qui a fait dire à Virgile : "mane nouum" (le matin nouveau). Les Camérienses, qui habitent une île consacrée au soleil, sacrifient à Apollon g-Aeigennehtehs (toujours engendré et qui engendre toujours), parce qu'en effet il est toujours engendré chaque fois qu'il se lève, et qu'il engendre lui-même toutes choses, en les semant, en les échauffant, en les produisant, en les alimentant, en les développant. 
Nous connaissons plusieurs origines du. surnom d'Apollon. Lycius Antipater le stoïque dit qu'Apollon est appelé Lycius, de g-leukainein (blanchir), parce que le soleil blanchit toutes choses en les éclairant. Cléanthe observe qu'Apollon est appelé Lycius, parce que, de même que les loups (g-lukoi) enlèvent les brebis, de même le soleil enlève l'humidité avec ses rayons. Les anciens Grecs appelèrent la première lueur qui précède le lever du soleil, g-lukeh, c'est-à-dire temps clair : on l'appelle aujourd'hui Lycophos; C'est de ce moment qu'Homère a dit : "Lorsque l'aurore n'a pas commencé à briller, et que la nuit domine encore le crépuscule". Ailleurs, le même Homère dit encore : "J'invoque Apollon générateur de la lumière (g-lukehgenei), et célèbre par son arc". Comme qui dirait : celui qui par son lever engendre la lumière. En effet, la splendeur des rayons qui précèdent dans tous les sens l'approche du soleil, dissipe peu à peu l'épaisseur des ténèbres, et engendre la lumière. Les Romains, qui ont pris plusieurs choses des Grecs, paraissent avoir emprunté d'eux l'usage de représenter la lumière sous la figure d'un loup. Aussi les plus anciens écrivains grecs ont-ils donné à l'année l'épithète de g-lukabanta (marchant comme le loup), mot composé de g-lukos (le loup) qui est le soleil, et de g-bainomenos g-kai g-metroumenos (qui marche et qui mesure). Une autre preuve que le soleil reçoit le nom de Lycos, c'est que Lycopolis, ville de Thébaïde, rend un culte pareil à Apollon et au loup (g-lukos), adorant le soleil dans tous les deux : parce qu'en effet cet animal enlève et dévore tout, comme fait le soleil, et, par son regard pénètrant, triomphe presque entièrement, comme cet astre, des ténèbres de la nuit. Quelques-uns pensent aussi que le loup tire son nom g-lukos de g-lukeh, c'est-à-dire la lumière du crépuscule; parce que cet animal choisit ce moment comme le plus favorable pour enlever les troupeaux, que le jeûne de la nuit fait sortir de leurs étables avant le jour, pour aller paître. 
Apollon reçut aussi le nom de g-patrohos (paternel), non de la piété particulière d'une nation ou d'une ville, mais comme l'auteur de la génération de toutes choses; car le soleil en absorbant les eaux devint la cause efficiente de toutes les générations. Aussi Orphée a dit en parlant du soleil : "Père ayant la sagesse et le bon conseil". 
A notre tour, nous disons "Janus pater", adorant le soleil sous ce nom. On a aussi surnommé Apollon g-nomios (berger), non parce qu'il aurait exercé l'état de berger, ou à raison de la fable qui feint qu'il fut pasteur des troupeaux du roi Admète, mais parce que le soleil nourrit toutes les productions de la terre; ce qui lui a valu d'être célébré, non comme le pasteur de quelque espèce particulière, mais comme le pasteur de toutes les espèces de troupeaux. Ainsi, dans Homère, Neptune dit : "Phébus, tu faisais paître les boeufs qui courbent, en marchant, leur pied à forme de croissant". Cependant le même est encore désigné, dans le même poète, comme pasteur de juments, en ces termes : "Apollon, ce dieu armé d'un arc d'argent, a nourri sur le mont Piéris deux juments portant la terreur de Mars". 
De plus, Apollon a un temple, comme pasteur des brebis, chez les Camirenses, sous le nom de Épimélios (qui préside aux brebis) ; et chez les Naxiens, sous celui de Poïmnios (berger de brebis). Il est aussi honoré chez les Lesbiens sous les noms d'Arnocomès (toison de brebis), et de Napaïos (habitant des bois). Il porte encore, dans différentes villes, divers autres surnoms, ayant tous rapport à l'office d'un dieu pasteur. Aussi il est universellement reconnu comme le pasteur et le gardien de toute espèce de troupeau. 
Apollon est encore appelé Eléléus, de g-elittesthai (tourner autour), parce qu'un continuel mouvement parait entraîner le soleil à rouler circulairement autour de la terre: "O soleil," dit Euripide : "dont les rapides coursiers répandent circulairement la lumière" par allusion et à la direction circulaire de sa course, et à la masse de feu dont il est formé; et, comme dit Empédocle : "Ainsi formé de ces substances réunies (g-analistheis), ils parcourt circulairement la vaste étendue des cieux". D'autres voient dans le mot g-analistheis la propriété qu'a le soleil de convoquer en se levant et de réunir les hommes. 
Apollon est nommé Chrysocomès, à cause de la splendeur de ses rayons, qu'on appelle les cheveux d'or du Soleil. C'est encore par rapport à ses rayons qu'il est appelé Akersekomès, parce qu'ils ne peuvent jamais être arrachés de la source de leur lumière. Il est aussi appelé Argyrotoxus (arc d'argent), parce qu'à son lever il parait à l'extrémité de l'horizon du globe comme un arc d'un argent éclatant, qui lance des rayons brillants, semblables à des flèches. Le soleil est surnommé Smyntheus, de g-zeohn g-thei, qui court enflammé, et Carnéios, parce qu'il paraît toujours brûlant (g-kaiomenos), et toujours jeune (g-neos), ou parce que, tandis que tout ce qui brûle se consume, lui, par son incandescence, ne fait que renouveler son éclat. Apollon a aussi été surnommé Skiallios, de g-alloias g-poiein g-skiallios (produire l'ombre ailleurs), parce que le soleil court constamment du midi vers nous, et projette l'ombre du côté opposé. On appelle Apollon Thymbraïos, parce qu'il est le dieu de la pluie. On l'appelle Philesios (aimable), parce qu'à son lever nous saluons sa clarté chérie avec une tendre vénération. Les physiciens pensent qu'Apollon est surnommé Pythios, non de g-peusis (interrogation) , c'est-à-dire non à cause des consultations qu'on adresse à ses oracles, mais de g-puthein, qui est la même chose que g-sehpein (pourrir), effet qui n'est jamais produit sans une forte chaleur. C'est de là qu'on estime qu'il a pris le nom de Pythios, malgré la fiction des Grecs qui fait venir ce surnom du dieu du meurtre d'un dragon, fiction qui cependant n'est point contradictoire avec le sens du mystère de la nature: ce qui va paraître évident, si nous parcourons la série des faits qui concernent la naissance d'Apollon, comme je me suis engagé à le faireun peu plus haut. 
On raconte que Junon voulut s'opposer à l'enfantement de Latone, prête à mettreau monde Apollon et Diane; et l'on ajoute qu'à peine ceux-ci eurent vu le jour, qu'un serpent nommé Python attaqua leur berceau; et qu'Apollon, dans sa première enfance, tua le monstre à coups deflèches: ce que la raison naturelle explique ainsi qu'il suit : Après le chaos, quand, pour la première fois, la matière informe, et confuse commença à prendre les formes des corps divers; quand les éléments parurent, et que la terre, substance encore humide, vacillait sur sa base instable et molle; quand la chaleur éthéréenne, augmentant peu à peu répandait sur elle des semences enflammées; c'est alors, comme on le croit, que les deux astres dont nous parlons furent produits; le soleil fût enlevé dans les régions supérieures par un très grand degré de chaleur; tandis que la lune, appesantie par une tiédeur humide, semblable à celle qui est naturelle au sexe féminin, resta dans des régions inférieures, comme si l'un eût participé de la substance du père et l'autre de celle de la mère. Les physiciens veulent que Latone soit la terre. Junon s'opposa longtemps à ce qu'elle mit au monde les divinités dont nous venons de parler; c'est-à-dire que l'air, qui alors était encore humide et pesant, empêchait que l'éclat des feux de l'éther pût rayonner, comme par une sorte d'enfantement, à travers son humide épaisseur. Mais la, Providence divine favorisait, ajoute-t-on, cet enfantement; et sa puissance triompha. Ce qui confirme la vérité de cette manière d'expliquer la fiction, c'est qu'on a élevé dans l'île de Délos un temple à la Providence, qu'on appelle le temple de la prescience d'Athéna. On lui rend un culte approprié à la nature de sa divinité. On dit que l'enfantement a eu lieu dans une île, parce que les deux astres nous paraissent sortir de la mer. Cette île est appelée Délos, parce que le lever, et, pour ainsi dire, l'enfantement des deux astres, fait apparaître clairement (g-dehla) tous les objets. 
Voici maintenant l'explication physique du meurtre du dragon, telle qu'elle est donnée par Antipater le stoïque. Les exhalaisons de la terre encore humide s'élevaient en haut par tourbillons, et puis après s'être échauffées se repliaient sinueusement en bas comme un serpent venimeux, corrompaient toutes choses par l'action de la putréfaction, laquelle est produite par la combinaison de la chaleur et de l'humidité, et, voilant le soleil lui-même par leur épaisse vapeur, paraissaient en quelque sorte anéantir sa lumière. Mais enfin ces exhalaisons furent aspirées, desséchées, absorbées par l'ardeur des rayons célestes, pareils à des flèches; ce qui donna lieu à la fable du dragon tué par Apollon. Il est encore une autre interprétation du meurtre du dragon. Le cours du soleil, quoiqu'il ne s'écarte jamais de la ligne de l'écliptique, est sinueux comme le corps d'un dragon, s'élevant et s'abaissant alternativement, et variant ainsi, par une certaine inflexion, les alternatives des vents. Ce qui fait dire à Euripide : "Le dragon enflammé conduit les quatre saisons; et son char, sous les pas duquel naissent les fruits, roule avec harmonie". 
On exprimait donc, sous cette dénomination de dragon, cette route céleste du soleil; et lorsque cet astre l'avait accomplie ("confecisset"), on disait qu'il avait tué le dragon ("draconem confecisset"); et de là est venue la fable du meurtre du dragon. Les flèches indiquent les rayons que lance le soleil, lesquels paraissent les plus longs à l'époque où le soleil, parvenu à la plus grande élévation de son parcours annuel, donne lieu aux plus longs jours du solstice d'été. De là vient que le soleil est appelé Hékebolos et Hécatebolos, noms formés de g-hekathen g-tas g-aktinas g-ballohn, c'est-à-dire lançant ses rayons sur la terre de très haut et de très loin. Nous en aurions assez dit sur le surnom de Python, s'il ne s'en offrait encore une autre origine. Le soleil accomplit le solstice d'été lorsqu'il est parvenu dans le signe du Cancer, qui est le terme des jours les plus longs, et le commencement de l'inclinaison graduelle vers les jours les plus courts. A cette époque, le soleil est appelé Pythius, de g-pumaton g-theohn (le dieu qui finit); ce qui signifie qu'il est parvenu à l'extrémité de sa carrière. Ce même nom lui convient aussi, lorsque, rentrant dans le Capricorne, il a terminé la course du jour le plus bref et, par conséquent, le parcours de sa carrière annuelle dans l'un et l'autre signe. C'est pourquoi on dit qu'Apollon a tué le dragon, c'est-à-dire qu'il a terminé en cet endroit sa course sinueuse. Cornificius rapporte cette autre opinion dans ses Étymologies. Les deux signes appelés portes du soleil ont reçu le nom de Cancer (écrevisse) et de Capricorne (chèvre) : l'un, parce que le cancer est un animal qui marche obliquement et à reculons, et que le soleil commence dans ce signe sa course rétrograde et oblique; l'autre, parce que l'habitude des chèvres paraît être de gagner toujours les hauteurs en paissant, et que le soleil, dans le Capricorne, commence à remonter de haut en bas. 
On appelle Apollon Didyme (Jumeau ), parce qu'il reproduit une seconde image de sa divinité, en illuminant et en rendant visible la lune; et que ces deux astres éclairent les jours et les nuits par une double lumière qui découle de la même source. C'est pourquoi les Romains honorent le soleil sous le nom et sous la figure de Janus et d'Apollon Didyme. On appelle Apollon Delphien, parce que le soleil fait apparaître, par la clarté de sa lumière, les choses obscures: ce nom dérive de g-dehloun g-aphaneh (manifestant ce qui est obscur); ou bien ce nom signifie, ainsi que le veut Numénius, que le soleil est seul et unique. Car, dit cet auteur, en vieux grec, un se dit g-delphos : "c'est pourquoi frère se dit g-adelphos, c'est-à-dire qui n'est pas un". 
Les Hiérapolitains, qui sont de la nation des Assyriens, ramènent toutes les vertus et tous les attributs du soleil à un simulacre barbu, qu'ils appellent Apollon. Sa tête, d'une forme allongée, est terminée par une barbe pointue, et surmontée d'un "calathus". Son corps est couvert d'une cuirasse. De la main droite il élève une pique, au-dessus de laquelle est placée une petite statue de la Victoire; et de la gauche il présente l'effigie d'une fleur. Du haut de ses épaules pend un voile bordé de serpents, comme ceux des Gorgones, qui le couvre par derrière. Auprès de lui sont des aigles qui semblent prêts à s'envoler. A ses pieds est l'image d'une femme, avec deux autres figures, de femmes, placées l'une à sa droite et l'autre à sa gauche. Un dragon les entoure des replis de son corps. La barbe pendante désigne que les rayons sont lancés d'en haut sur la terre. Le "calathus", qui s'élève au-dessus de la tête, désigne la masse de l'éther, qu'on croit être la substance du soleil. Par la pique et la cuirasse, on veut représenter Mars, que nous prouverons, dans la suite, être le même que le soleil. L'image de la Victoire témoigne que toutes choses sont soumises à la puissance du soleil. L'effigie de la fleur figure les fleurs de toutes les plantes, que ce dieu ensemence et fait germer, développe, nourrit, et fait mûrir. La figure de femme est l'image de la terre, que le soleil éclaire d'en haut. Les deux autres statues de femmes qui l'environnent sont la Nature et la Matière, qui servent ensemble la Terre : le dragon représente la carrière sinueuse que parcourt le soleil. Les aigles, par la vélocité et la hauteur de leur vol, désignent la hauteur du soleil. La statue porte un vêtement de Gorgone, parce que, comme on sait, c'est l'attribut de Minerve, laquelle est une vertu du soleil. En effet, Porphyre dit que Minerve est cette vertu du soleil qui donne la prudence à l'esprit humain. C'est à cause de cela qu'on la dit sortie de la tête de Jupiter; c'est-à-dire de la partie la plus élevée de l'éther, d'où le soleil aussi tire son origine.

CHAPITRE XVIII.

Que le dieu appelé Liber "pater" est le même que le soleil. 
Ce que nous avons dit d'Apollon peut être considéré comme si nous l'avions dit de "Liber pater". En effet, Aristote qui a écrit les "Théologumènes", entre plusieurs arguments par lesquels il prouve qu'Apollon et "Liber pater" ne sont qu'un seul et même dieu, raconte qu'il y a en Thrace, chez les Ligyréens, un temple consacré à "Liber", où l'on rend des oracles. Dans ce temple, les vaticinateurs ne proclament l'avenir qu'après avoir bu beaucoup de vin; de même que, dans celui d'Apollon de Claros, c'est après avoir bu beaucoup d'eau. 
Les Lacédémoniens, pendant les fêtes appelées Hyacinthia, qu'ils célèbrent en l'honneur d'ApolIon, se couronnent de lierre, comme il se pratique dans le culte de Bacchus. Les Béotiens, tout en reconnaissant que le Parnasse est une montagne consacrée à Apollon, y révèrent à la fois, comme étant consacrés au même dieu, et l'oracle de Delphes et les cavernes bachiques: c'est pourquoi on sacrifie sur le Parnasse à Apollon et à "Pater-Liber". C'est ce qu'affirment Varron et Granius Flaccus, et ce qu'Euripide nous apprend avec eux. "Bacchus, portant des thyrses et des peaux de faon, danse sur le Parnasse, au milieu des torches d'arbres résineux". 
C'est sur ce mont Parnasse, qu'une fois chaque deux ans se célèbrent les Bacchanales, où l'on voit, à ce qu'on assure, de nombreux rassemblements de Satyres, et où souvent l'on entend leurs voix. Un retentissement de cymbales vient aussi, de cette montagne, frapper souvent les oreilles des hommes. Et que personne ne croie que le Parnasse est consacré à des dieux différents; car le même Euripide (cité plus haut) nous apprend, dans ce vers de Licyninius, qu'Apollon et "Liber" ne désignent qu'un seul et même dieu: "O dieu amant du laurier, Bacchus, Païan, Apollon habile à jouer de la lyre". Eschyle dit, dans le même sens : "O Apollon qui portes le lierre, O Cabaïos, O devin". 
Puis donc qu'il a été prouvé peu auparavant, qu'Apollon et le soleil ne font qu'un, et que nous apprenons après cela que "Pater-Liber" est le même qu'Apollon, on ne doit nullement douter que le soleil et Pater-Liber ne soient la même divinité; ce qui va être positivement prouvé par des arguments encore plus clairs. 
C'est une pratique mystérieuse de la religion, dans les cérémonies sacrées, que tandis que le soleil est dans l'hémisphère supérieur, c'est-à-dire pendant le jour, on l'appelle Apollon, et que, tandis qu'il est dans l'hémisphère inférieur, c'est-à-dire pendant la nuit, on l'appelle Dionysius, qui est le même que "Liber-Pater". De plus, les simulacres de "Pater-Liber" sont représentés les uns sous la figure d'un enfant, ou d'un adolescent; et d'autres sous celle d'un homme barbu, et même d'un vieillard; tels que ceux des Grecs, qui l'appellent Bassarea et Brisea, et ceux des Napolitains dans la Campanie, qui l'honorent sous le nom d'Hélion. 
Ces diversités d'àges se rapportent au soleil. Il est en effet considéré comme un enfant au solstice d'hiver, époque à laquelle les Égyptiens le portent sous cette figure hors de son temple. Alors en effet, à cause de la brièveté du jour, le soleil parait être dans son enfance. Ensuite, lorsque, vers l'équinoxe du printemps, les journées augmentent, semblable à un adolescent, il acquiert des forces, et on le représente sous la figure d'un jeune homme. Enfin, au solstice d'été, il entre dans la plénitude de l'àge, figurée par la barbe; et alors aussi le jour est parvenu à son plus grand accroissement. Les diminutions des jours le font ensuite ressembler à un homme qui vieillit; ce qui est la quatrième figure sous laquelle on représente le dieu. 
Nous savons aussi que, chez les Thraces, le soleil est regardé comme étant le même que Liber. Ils l'appellent Sébadius, et ils l'honorent, au rapport d'Alexandre, avec la plus grande solennité. Un temple de forme ronde, éclairé par le milieu du toit, lui est consacré sur la colline Zilmissus. La rondeur de cet édifice figure la forme de l'astre. Il est éclairé par le sommet de la voûte, pour indiquer que le soleil éclaire tout par la lumière qu'il lance du haut du ciel, et que son lever rend perceptibles tous les objets. Orphée, voulant parler du soleil, dit, entre autres choses : "Dios (Jupiter), ayant liquéfié l'Éther, qui était auparavant solide, rendit visible aux dieux le plus beau phénomène qu'on puisse voir. On l'a appelé Phanès Dionysos, seigneur, sage conseiller, éclatant procréateur de soi-même; enfin, les hommes lui donnent des dénominations diverses. Il fut le premier qui se montra avec la lumière; et s'avança sous le nom de Dionysos, pour parcourir le contour sans bornes de l'Olympe. Mais il change ses dénominations et ses formes, selon les époques et les saisons". 
Orphée appelle le soleil Phanès de g-phohtos et de g-phaneros, c'est-à-dire lumière et illumination; parce qu'en effet, voyant tout, il est vu partout. Orphée l'appelle encore Dionysos, de g-dineisthai et de g-peripheresthai, à cause de sa marche circulaire; ce qui a fait dire à Cléanthe que le soleil était surnommé Dionysius, de g-dianusai (qui termine une marche) ; parce que, dans sa course quotidienne de l'orient à l'occident, qui forme le jour et la nuit, il parcourt le contour du ciel. Les physiciens l'ont appelé Dionysos, de g-dios g-noun (intelligence divine), parce qu'ils disent que le soleil est l'âme du monde. Par le monde, ils entendent le ciel, auquel ils donnent le nom de Jupiter. C'est pourquoi Aratus, s'apprêtant à chanter le ciel, a dit : "Commençons par Dios". Les Romains appellent le soleil Liber, parce qu'il est libre et vagabond ("vagus"). Comme dit Naevius : 
Le soleil vagabond retire à soi ses rênes de feu, et dirige son char vers la terre". 
Les vers d'Orphée que nous avons cités, en donnant à Apollon l'épithète d' g-eubouleha (qui conseille bien), prouvent que ce dieu préside aux bons conseils. Car si les conseils naissent des conceptions de l'esprit, et si le soleil, comme le pensent les auteurs, est cette âme du monde d'où émane le principe de l'intelligence humaine, c'est avec raison qu'on a cru que le soleil présidait aux bons conseils. 
Orphée prononce clairement, dans le vers suivant, que le soleil est le même que Liber : "Le soleil, qu'on a appelé du surnom de Dionysos". Ce vers est positif. En voici un du même poète, dont le sens est plus difficile:
"Un Zeus, un Adès, un Soleil, un Dionysos". Ce vers est fondé sur l'autorité de l'oracle d'Apollon de Claros, dont les vers sacrés ajoutent aux autres noms du soleil celui d' g-iaoh. Car Apollon de Claros, consulté pour savoir quel était ce dieu appelé g-iaoh, répondit ainsi : 
"Il faut, après avoir été initié dans les mystères, les tenir cachés sans en parler à personne; car l'intelligence (de l'homme) est étroite, sujette à l'erreur, et son esprit est faible. Je déclare que le plus grand de tous les dieux est "Iao", lequel est Aïdès (le dieu de l'enfer) , en hiver; au commencement du printemps, Dia (Jupiter); en été, Hélios (le soleil); et en automne, le glorieux "Iad". 
Cornélius Labéo, dans son livre intitulé "De l'oracle d'Apollon de Claros", s'est conformé à l'autorité divine de cette réponse de l'oracle, et à l'explication qu'il donne de la signification du nom d'"Iaô"; d'où il résulte qu'il est le même dieu que "Liber-Pater" et le soleil. Orphée, en démontrant que Liber et le soleil ne font qu'un seul et même dieu, a décrit ainsi ses ornements et son costume pendant les fêtes appelées Libérales : 
"Voici les vêtements sacrés dont on doit revêtir la statue éclatante du soleil. D'abord un péplos couleur de pourpre et de feu, et, sur l'épaule droite, la peau tachetée d'un faon aux diverses couleurs, à l'imitation de l'admirable disposition des étoiles et du sacré firmament. Ensuite il faut mettre, par-dessus la peau du faon, une ceinture d'or brillant, passée autour de la poitrine de la statue, symbole du soleil; qui, lorsqu'il vient à paraître et à briller aux extrémités de la terre, frappe de ses rayons d'or les ondes de l'Océan. Dans cet instant, sa splendeur immense, se mêlant avec la rosée, fait rouler devant lui la lumière en tourbillons; et alors (chose merveilleuse à voir!) la vaste circonférence de la mer paraît une ceinture placée sous sa poitrine". 
Virgile sachant que "Pater-Liber" est le soleil, et Cérès la lune, lesquels influent également et sur la fertilité de la terre et sur la maturité des fruits, l'un par la température douce de la nuit, et l'autre par la chaleur du jour, a dit: "Si par vos bienfaits l'épi fertile a remplacé au sein de la terre le gland de Chaonie". Le même poète prouve bientôt après, par un exemple puisé hors de la religion, que le soleil est le principe de la fécondité de la terre, lorsqu'il dit: "Souvent il est utile d'incendier les champs stériles". En effet, si l'emploi du feu imaginé par l'homme est d'une grande utilité, que ne doit-on pas attribuer à la chaleur éthérée du soleil ?

 CHAPITRE XIX.

Que Mars aussi, ainsi que Mercure, sont la même divinité que le soleil. 
Ce qui vient d'être dit sur "Pater-Liber" démontre que Mars aussi est le même que le soleil; car on les réunit quelquefois comme n'étantqu'un même dieu. En effet, Bacchus est surnommé g-enualios (meurtrier), ce qui est un des noms propres à Mars. Chez les Lacédémoniens, la statue de Liber est représentée avec une pique, et non point avec un thyrse. Mais-même lorsqu'elle tient ce thyrse, qu'est-ce que ce thyrse, sinon une lance déguisée, dont le fer est couvert par le lierre qui l'entortille? Ce qui signifie que la modération doit servir comme un lien pour modifier l'impétuosité guerrière. Or, d'un côté le lierre a la propriété de lier et d'étreindre; tandis que, d'un autre côté, la chaleur du vin, dont "Liber-Pater" est le principe, pousse souvent les hommes à la fureur des combats. C'est donc à cause du rapport qui existe entre ces deux effets, qu'on n'a voulu faire qu'un même dieu de Mars et de Liber. Aussi les Romains les honoraient tous deux du nom de père, appelant l'un "Liber-Pater", et l'autre "Marspiter", c'est-à-dire Mars père. Ce qui prouve encore que "Liber-Pater" est le dieu de la guerre, c'est qu'on le regarde comme le premier inventeur de la cérémonie du triomphe. Puis donc que "Liber-Pater" est le même que le soleil, et que Mars est le même que "Liber-Pater", qui peut douter que Mars ne soit le même que le soleil? Les Accitains, nation espagnole, honorent très religieusement, sous le nom de Néton, le simulacre de Mars orné de rayons. 
D'ailleurs, la raison veut que les dieux, principes de la céleste chaleur, s'ils sont distingués par le nom, ne soient en effet qu'une même chose et une même substance. Ainsi, on a nommé Mars cette ardeur qui, lorsque l'âme en est embrasée, l'excite tantôt à la colère, tantôt au courage, tantôt aux excès passagers de la fureur, sentiments d'où naissent les combats. C'est pour exprimer cette force qu'Homère, en la comparant au feu, a dit:
"La fureur (d'Hector) était semblable à celle de Mars lorsqu'il fait vibrer sa lance, ou bien « à celle du feu destructeur". 
De tout cela on peut conclure qu'on appelle Mars cet effet du soleil qui produit l'ardeur des esprits et excite la chaleur du sang. Des autorités d'un grand poids prouvent aussi que Mercure est le même que le soleil. En effet, on peut croire qu'Apollon est le même que Mercure, soit parce que, chez plusieurs nations, l'astre de Mercure porte le nom d'Apollon, soit parce qu'Apollon préside le choeur des Muses, et que Mercure est le dieu de la parole, qui est l'attribut des Muses. Il est en outre plusieurs motifs de croire que Mercure est pris pour le soleil.
D'abord les statues de Mercure ont des ailes, ce qui fait allusion à la vélocité du soleil. En effet, nous regardons Mercure comme le dieu de l'intelligence, et nous pensons que son nom vient de h-ermehneuein (interpréter). D'un autre côté, le soleil est l'intelligence du monde et la vélocité de l'intelligence est extrême.  Elle est, ainsi que le dit Homère, "Rapide comme l'oiseau". 
Voilà pourquoi on donne des ailes à Mercure, comme pour indiquer la nature du soleil. Les Égyptiens rendent cette preuve plus évidente, en représentant le soleil sous la forme d'une statue ailée. Ces simulacres n'ont pas tous la même couleur. Les uns sont bleus, les autres d'une couleur claire. Des Égyptiens appellent ceux de couleur claire, supérieurs; et ceux de couleur bleue, inférieurs. Or le soleil est qualifié inférieur, lorsqu'il parcourt l'hémisphère inférieur, c'est-à-dire les signes de l'hiver; et il est qualifié supérieur, lorsqu'il parcourt dans le zodiaque les signes de l'été. La même fiction, sous une autre forme, existe à l'égard de Mercure, considéré comme ministre et messager entre les dieux du ciel et ceux des enfers. De plus, il est surnommé Argiphontès, non pour avoir tué Argus, qui, dit-on, ayant la tête pourvue d'yeux dans tout son contour, gardait, par ordre de Junon, Io, fille d'Inachus, sa rivale, métamorphosée en vache; mais parce que, dans cette fiction, Argus figure le ciel qui est parsemé d'étoiles, lesquelles paraissent en quelque sorte être ses yeux. Le ciel a été appelé Argus, des mots grecs g-leukos et g-tachu, qui signifient éclat et vélocité. Par sa position supérieure, il semble considérer la terre, que les Égyptiens désignent, dans leurs caractères hiéroglyphiques, sous la figure d'une vache. Argus tué par Mercure signifie la voûte du ciel ornée d'étoiles, que le soleil tue, pour ainsi parler, en les obscurcissant, et en les dérobant par l'éclat de sa lumière aux yeux des mortels. 
On représente aussi Mercure sous la forme d'un bloc carré, n'ayant de modelé que la tête, et le membre viril en érection. Cette figure signifie que le soleil est la tête du monde et le procréateur des choses, et que toute sa force réside dans l'intelligence; dont la tête est le siége, et non dans les fonctions réparties entre les divers membres. 
On donne à cette figure quatre côtés, par la même raison pour laquelle on place le tétrachorde au nombre des attributs de Mercure. Le nombre quatre fait allusion, ou au nombre pareil des parties du monde, ou bien aux quatre saisons qui embrassent la durée de l'année, ou enfin à la division du zodiaque en deux équinoxes et en deux solstices. 
C'est ainsi que la lyre à sept cordes d'Apollon est considérée comme l'emblème du mouvement des sphères célestes, à qui la nature a donné le soleil pour modérateur. 
Il est encore évident que c'est le soleil qu'on honore sous le nom de Mercure, d'après le caducée que les Égyptiens ont consacré à ce dieu, sous la figure de deux serpents, mâle et femelle, entrelacés. Ces serpents se tiennent ensemble par le milieu du corps, au moyen d'un nœud dit nœud d'Hercule. Leurs extrémités supérieures se replient en rond, et, se baisant mutuellement, forment un cercle; tandis que leurs queues, après avoir formé le noeud, viennent aboutir au manche du caducée, et sont garnies d'ailes qui partent de ce même point. 
Les Egyptiens appliquent la fiction du caducée à la génération des hommes, appelée (en grec) g-gennehsis.  Ils disent qu'il y a quatre dieux qui président à la naissance de l'homme: g-daimohn (le génie individuel), g-tucheh (la fortune), g-erohs (l'amour), g-anagkeh (la nécessité). Par les deux premiers, ils entendent le soleil et la lune. Le soleil, étant le principe de la chaleur et de la lumière, est l'auteur et le conservateur de la vie humaine : c'est pourquoi il est regardé comme le démon, c'est-à-dire le dieu du nouveau-né. La lune est appelée g-tucheh (la fortune), parce qu'elle est la divinité des corps, lesquels sont sujets aux chances fortuites des événements. L'amour est figuré par le baisement des serpents; la nécessité, par le nœud qu'ils forment. Nous avons expliqué plus haut pourquoi on leur donne des ailes. En suivant cette interprétation, le motif qui avait fait choisir pour allégorie des serpents au corps onduleux doit être le cours sinueux des deux astres.

 CHAPITRE XX.

Qu'Esculape, Hercule, Salas, ainsi qu'Isis et Sérapis, sont la même divinité que le soleil. 
C'est parce qu'Esculape et Salus sont les mêmes divinités que le soleil et la lune, qu'on donne un serpent pour attribut à leurs statues. Esculape est cette force salutaire, émanant de la substance du soleil, qui soutient les esprits et les corps des mortels. 
Salus est cet effet propre à la lune, qui maintient les corps animés dans un état de santé. On joint à leurs statues des figures de serpents, parce que ce sont ces divinités qui font que le corps humain, dépouillant, pour ainsi parler, la peau de la maladie, recouvre sa primitive verdeur; de même que les serpents rajeunissent chaque année, en se dépouillant de leur peau. 
C'est aussi par la même raison que le serpent représente le soleil, parce que cet astre est toujours ramené du point de sa plus grande déclinaison, qui est en quelque sorte sa vieillesse, à celui de sa plus grande hauteur, où il semble recouvrer la force de la jeunesse. On prouve aussi que le serpent ("draco") est un des principaux emblèmes du soleil, par son nom formé de g-derkein, qui signifie voir. Son oeil perçant et vigilant participe, dit-on, de la nature du soleil. Aussi désigne-t-on le dragon comme gardien des temples, des oracles, des édifices publics et des trésors. 
Quant à Esculape, ce qui prouve qu'il est le même qu'Apollon, c'est non seulement qu'il est regardé comme son fils, mais encore qu'il partage avec lui la prérogative de la divination. Car Apollodore, dans l'ouvrage intitulé "Des Dieux", dit qu'Esculape préside aux divinations et aux augures. Et cela n'est point surprenant, puisque l'art de la médecine et celui de la divination ont des principes communs. 
En effet, le médecin prévoit les biens et les maux qui doivent survenir au corps. 
Aussi, dit Hippocrate, le médecin doit pouvoir dire du malade : "Ce qui est, ce qui a été, ce qui doit être" Cela est rendu par ce vers de Virgile:. 
"(Embrasse) le passé, le présent, l'avenir". 
Et cela correspond aussi à la science de la divination, qui fait connaitre les choses présentes, futures et passées. 
Hercule n'est pas non plus une divinité autre que le soleil ; car Hercule est cette vertu du soleil qui donne à l'espèce humaine un courage qui l'élève à la ressemblance des dieux. Et ne croyez pas que le fils d'Alcmène, né à Thèbes en Béotie, soit le seul ou le premier, qui ait porté le nom d'Hercule. Au contraire, il fut le dernier qui ait été jugé digne et honoré de ce nom, après plusieurs autres, pour avoir mérité par son grand courage, de porter le nom du dieu qui préside aux actes de la force. Hercule est religieusement honoré comme dieu à Tyr. Les Égyptiens lui rendent un culte des plus solennels et des plus sacrés; et, quelle que soit la. haute antiquité où remontent leurs traditions, ils l'honorent comme n'ayant point eu de commencement, du moins en deçà de la mémoire des hommes. Hercule est la valeur des dieux; et c'est pourquoi on croit que ce fut lui qui tua les Géants, en défendant le ciel contre eux. Mais que doit-on penser que furent les Géants, si ce n'est une race d'hommes impies, qui méconnaissait les dieux? Voilà ce qui a fait croire qu'ils ont voulu les chasser des célestes demeures. Les pieds des Géants se terminaient roulés sur eux-mêmes, dans la forme du corps des serpents : ce qui signifle qu'ils n'ont eu aucun sentiment droit ni élevé, et que toutes les actions de leur vie se sont traînées dans la bassesse. Le soleil punit avec justice cette race, par le violent effet d'une chaleur pestilentielle. Le nom même d'Hercule montre aussi clairement qu'il n'est autre que le soleil. 
Car `g-Hehraklehs n'est-il pas formé de g-hehras g-kleos (gloire de l'air)? Or, qu'est-ce que la gloire de l'air, si ce n'est la lumière du soleil, en l'absence de laquelle l'air est couvert de ténèbres profondes? Les cérémonies sacrées des Égyptiens représentent, dans leurs divers détails, les diverses puissances du dieu, et prouvent qu'Hercule est cet Hélios (soleil) qui est partout et dans tout. Un autre argument, qui n'est point à mépriser, se tire d'un événement arrivé dans une contrée étrangère aux nôtres. Théron, roi de l'Espagne citérieure, équipa une flotte, poussé par la fureur de détruire le temple d'Hercule. Les Gaditains vinrent à sa rencontre, montés sur des vaisseaux longs. Le combat était engagé et se soutenait avec des succès balancés, lorsque tout à coup les navires de l'armée du roi furent mis en fuite, et se trouvèrent envahis en même temps par un subit incendie, qui les consuma. Le peu d'ennemis qui se sauvèrent. furent pris, et déclarèrent que des lions leur étaient apparus sur la proue des vaisseaux gaditains, et qu'au même instant leurs vaisseaux avaient été brûlés par des rayons tels que ceux qu'on figure autour de la tête du soleil. 
Une ville adjacente à l'Égypte, et qui se glorifie d'avoir pour fondateur Alexandre le Macédonien, rend un culte qu'on peut dire extraordinaire à Sérapis et à Isis, mais elle témoigne que, sous ces noms, tout ce culte se rapporte au soleil; soit lorsqu'elle place sur la tête de la statue un calathus, soit lorsqu'elle place auprès de ce simulacre l'image d'un animal à trois têtes: celle du milieu, qui est aussi la plus élevée, appartient à un lion; celle de droite est d'un chien, à l'air doux et caressant; et celle de gauche est d'un loup rapace. Un serpent entoure de ses noeuds le corps de ces animaux, et sa tête vient s'abaisser sous la main droite du dieu. Or, la tête du lion figure le temps présent, qui, placé entre le passé et l'avenir, jouit d'une force énergique par le fait de son action actuelle. Le temps passé est figuré par la tête du loup, parce que le souvenir des choses passées est enlevé et dévoré. La tête caressante du chien désigne les événements futurs à l'égard desquels l'espérance nous flatte, bien qu'incertaine à qui cependant le temps obéirait-il, si ce n'est à celui qui en est l'auteur? Le calathus qui surmonte la tête de la statue figure la hauteur du soleil et la puissance de sa capacité, qui est telle que tous les éléments terrestres reviennent en lui, enlevés par la force de la chaleur qui émane de son sein. Voici maintenant ce qu'un oracle a prononcé touchant le soleil, ou Sérapis. Sérapis, que les Égyptiens proclamèrent le plus grand des dieux, consulté par Nicocréonte, roi de Chypre; pour savoir quelle divinité il était, satisfit par les vers suivants à la religieuse curiosité de ce roi: 
"La nature de ma divinité est celle que je vais te faire connaître. Ma tête est l'ornement du ciel, mon ventre est la mer, mes pieds sont la terre, mes oreilles sont l'air, et mon oeil resplendissant au loin est la lumière brillante du soleil."  
D'après cela il est clair que Sérapis et le soleil sont une seule et même divinité. On joint à son culte celui d'Isis, qui est, ou la terre, ou la nature des choses qui sont sous le soleil. De là vient que tout le corps de la déesse est couvert de mamelles, serrées l'une sur l'autre, parce que la nature ou la terre nourrit toutes choses.

 CHAPITRE XXI.

Qu'Adonis, Attis, Osiris, et Horus, ne sont autres que le soleil; et que les douze signes du zodiaque se rapportent à la nature du soleil. 
On ne doutera pas non plus qu'Adonis ne soitle soleil„ si l'on considère la religion des Assyriens, chez lesquels florissait autrefois le culte de Vénus Architis et d'Adonis, lequel est passé maintenant chez les Phéniciens. Or les physiciens ont attribué le nom de Vénus à la partie supérieure, que nous habitons, de l'hémisphère terrestre; et ils ont appelé Proserpine la partie inférieure de cet hémisphère. Voilà pourquoi Vénus, chez les Assyriens et chez les Phéniciens, est en pleurs lorsque le soleil, parcourant dans sa course annuelle les douze signes du zodiaque, entre dans la partie inférieure de l'hémisphère; car, des douze signes du zodiaque, six sont réputés inférieurs, et six supérieurs. Lorsque le soleil est dans les signes inférieurs, et que, par conséquent, les jours sont plus courts, la déesse est censée pleurer la mort temporaire et la privation du soleil, enlevé et retenu par Proserpine, que nous regardons comme la divinité de l'hémisphère inférieur, appelé par nous antipodes. 
On veut qu'Adonis soit rendu à Vénus, lorsque le soleil, ayant accompli la traversée annuelle des six signes inférieurs, commence à parcourir le circuit de ceux de notre hémisphère, avec accroissement de lumière et prolongement du jour. On dit qu'Adonis fut tué par un sanglier : c'est qu'on veut figurer l'hiver par cet animal au poil rude et hérissé, qui se plaît dans les lieux humides, fangeux, couverts de gelée, et qui se nourrit de gland, fruit particulier à l'hiver. Or l'hiver est comme une blessure pour le soleil, dont il diminue pour nous la lumière et la chaleur; ce qui est aussi l'effet que produit la mort sur les êtres animés. Vénus est représentée sur le mont Liban, la tête voilée, l'attitude affligée, soutenant son visage dans les plis de sa robe, avec la main droite, et paraissant verser des larmes. Cette image, outre qu'elle représente la déesse pleurant pour le motif que nous avons dit plus haut, figure aussi la terre pendant l'hiver, époque à laquelle, voilée par les nuages et privée du soleil, elle est dans l'engourdissement. Les fontaines, qui sont comme les yeux de la terre, coulent abondamment, et les champs dépouillés de leurs ornements n'offrent qu'un triste aspect. Mais lorsque le soleil s'élève au-dessus des régions inférieures de la terre, lorsqu'il franchit l'équinoxe du printemps et prolonge la durée du jour, alors Vénus est dans la joie. Les champs s'embellissent de leurs moissons, les prés de leurs herbes, les arbres de leur feuillage.  C'est pourquoi nos ancêtres consacrèrent le mois d'avril à Vénus. 
Les traditions et les diverses cérémonies religieuses qui existèrent jadis chez les Phrygiens, bien que différentes de celles qui précèdent, donnent les mêmes choses à entendre à l'égard de la mère des dieux et d'Attis. Qui doute en effet que cette mère des dieux ne soit la terre? La déesse est portée par des lions, animaux d'une force ardente et impétueuse, ce qui est aussi la nature du ciel, dans le contour duquel est contenu l'air qui porte la terre. On donne pour attribut au soleil, sous le nom d'Attis, une verge et une flûte. La flûte comporte une série de souffles inégaux; ce qui désigne l'inégalité des vents, dont la substance émane de celle du soleil. La verge témoigne la puissance du soleil, qui régit toutes choses. Parmi toutes les cérémonies des Phrygiens, la principale circonstance dont on peut conclure qu'elles se rapportent au soleil, c'est que, d'après les rites de ce peuple, la fin du déclin de l'astre étant arrivée, et avec elle la simulation du deuil ayant cessé, on célèbre la renaissance de la joie le 8 des calendes d'avril, jour qu'ils appellent des Hilaries, et qui est le premier que le soleil fait plus long que la nuit. 
La cérémonie qui a lieu chez les Égyptiens lorsqu'ils pleurent Osiris, est la même chose sous d'autres noms; car on n'ignore pas qu'Osiris n'est autre que le soleil, et Isis, comme nous l'avons dit, la terre, ou la nature. Pour les mêmes motifs que ceux qui concernent Adonis et Attis, la religion de l'Égypte prend aussi alternativement, suivant les phases de l'année, les marques de la joie, ou du deuil. De plus les Égyptiens, toutes les fois qu'ils veulent exprimer dans leur écriture hiéroglyphique qu'Osiris est le soleil, gravent un sceptre, sur lequel est sculptée la figure d'un oeil. Cet emblème représente Osiris, et signifie que ce dieu est le soleil, lequel voit de sa région sublime toutes les choses sur lesquelles il exerce son souverain pouvoir. Et en effet, l'antiquité appela le soleil l'oeil de Jupiter. Chez les mêmes Égyptiens, Apollon, c'est-à-dire le soleil, est appelé Horus, d'où les vingt-quatre parties dont le jour et la nuit sont composés ont tiré leur nom; ainsi que les quatre saisons qui forment le cercle de l'année, et qui sont aussi appelées heures. Ces mêmes Égyptiens, voulant consacrer au soleil une statue sous son propre nom, le figurèrent la tête rase, à laquelle il ne restait des cheveux que du côté droit. Ces cheveux qui restent indiquent que le soleil n'est jamais caché à la nature; les cheveux coupés, mais dont cependant la racine existe, désignent que cet astre, même lorsqu'il n'est pas visible pour nous, conserve, comme les cheveux, la propriété de reparaître. Cette fiction désigne encore l'époque des jours les plus brefs, alors que, privée de tous ses accroissements, la journée se trouve réduite à sa plus courte durée, parce que le soleil est parvenu au point le plus étroit de sa carrière diurne. 
C'est cette époque que les anciens appelèrent solstice brumal; car le nom de l'hiver (bruma), est dérivé de g-brachu (court), g-hehmar (jour), à raison de la brièveté des jours.  
Mais ensuite, sortant de son étroite et obscure prison, le soleil s'élève vers l'hémisphère de l'été, et semble renaître par ses accroissements progressifs. C'est alors qu'il est réputé parvenu dans son empire. Aussi les Égyptiens lui consacrèrent un animal dans le zodiaque, et dans cette partie du ciel où sa course annuelle est animée de la chaleur la plus ardente. 
Ils appelèrent cette demeure du soleil le signe du Lion, parce que la nature de cet animal parait émaner de la substance du soleil, et qu'il est au-dessus de tous les autres animaux par son ardeur et son impétuosité, de la même façon que le soleil est au-dessus des autres astres. 
Le lion est robuste principalement de la poitrine et de la partie antérieure du corps, tandis que ses membres inférieurs dégénèrent; de même la force du soleil va toujours croissant, soit pendant la première partie du jour, jusqu'à midi; soit pendant la première partie de l'année, depuis le printemps jusqu'à l'été; tandis qu'ensuite il va s'affaiblissant, soit jusqu'au couchant, qui parait être la partie inférieure du jour, soit jusqu'à l'hiver, qui parait être la partie inférieure de l'année. L'oeil du lion est toujours ouvert et enflammé : ainsi l'oeil toujours ouvert et enflammé du soleil embrasse la terre d'un regard perpétuel et infatigable. 
Ce n'est pas seulement le lion, mais encore tous les signes du zodiaque, qu'on peut a bon droit rapporter à la nature du soleil. Et, pour commencer par le bélier, ne lui trouve-t-on pas un grand rapport avec cet astre ? car cet animal, pendant les six mois de l'hiver, se couche sur le côté gauche; tandis qu'il se couche sur le côté droit, à partir dé l'équinoxe du printemps. De même le soleil, pendant la première de ces époques, parcourt le côté droit de l'hémisphère, et, pendant la seconde, l'hémisphère gauche. C'est pour cela que les Libyens représentent Hammon, qu'ils regardent comme le soleil couchant, avec les cornes du bélier, dans lesquelles réside la principale force de cet animal, de même que celle du soleil réside dans des rayons. Aussi est-il appelé chez les Grecs corne de bélier. La religion des Égyptiens fournit aussi plusieurs preuves du rapport qui existe entre le taureau et le soleil, soit parce qu'ils rendent un culte solennel, dans la ville d'Héliopolis, à un taureau consacré au soleil et qu'ils appellent Néton, soit parce que le boeuf Apis est honoré à Memphis, comme étant le soleil ; soit enfin parce qu'en la ville d'Hermunthis, dans un magnifique temple d'Apollon, on honore un taureau nommé Pacin, célèbre par des prodiges qui ont rapport à la nature du soleil. Caron assure qu'à chaque heure il change de couleur, et que son poil est disposé en sens contraire de celui de tous les autres animaux; ce qui le rend en quelque sorte l'image du soleil, qui brille dans la partie du monde qui lui est opposée. Les Gémeaux, dont la vie se compose de morts alternatives, que figurent-ils, sinon le soleil, qui seul et toujours le même, tantôt descend au point le plus bas du monde, et tantôt remonte au point le plus élevé? Que signifie la démarche oblique du cancer, si ce n'est la route du soleil, qui n'est jamais directe, puisqu'il est toujours obligé : "De se plier à la disposition oblique des signes?" Et c'est principalement dans le signe du Cancer que le soleil commence à dériver obliquement de la partie supérieure. Nous avons déjà parlé du Lion. Que signifie la Vierge, qui dans sa main tient un épi, si ce n'est cette puissance du soleil qui préside aux produits de la terre? C'est pourquoi l'on croit aussi que la Vierge figure la justice, qui seule permet de conserver pour l'usage des hommes les fruits que la terre produit. Le Scorpion, dans lequel est contenue la Balance, est une image complète de la nature du soleil; car, engourdi pendant l'hiver, après cette saison il relève son aiguillon par la force qui lui est propre, sans avoir éprouvé aucun détriment de cette torpeur passagère. 
Le Sagittaire est la plus basse des douze demeures du zodiaque. Aussi la partie supérieure de son corps est de forme humaine, tandis que les parties inférieures dégénèrent en la forme d'un animal, comme si les parties supérieures de son corps refoulaient les parties inférieures dans les basses régions. Il lance cependant sa flèche, ce qui indique que tout puise la vie dans les rayons du soleil, alors même qu'ils viennent du point le plus abaissé. Le Capricorne, qui ramène le soleil des signes inférieurs vers les signes supérieurs, paraît imiter le caractère de la chèvre, qui, en paissant, tend toujours des lieux les plus bas vers la cime des rochers les plus élevés. Le Verseau désigne spécialement la puissance du soleil; car d'où la pluie tomberait-elle sur la terre, si la chaleur du soleil n'attirait en haut les vapeurs humides, dont la réfusion forme la pluie? Au dernier rang dans l'ordre du zodiaque, sont placés les Poissons, consacrés au soleil, non pour quelque similititude à sa nature, comme les autres signes; mais en témoignage de la puissance de cet astre qui donne la vie, non seulement aux animaux de l'air et de la terre, mais même à ceux dont le séjour, étant au fond des eaux, sont comme exilés de sa présence : tant est grande la puissance du soleil, qu'il vivifie même les choses qui lui sont cachées, en pénétrant dans elles !

 CHAPITRE XXII.

Que Némésis, Pan (qu'on appelle aussi Inuus), et Saturne, ne sont autres que le soleil. 
Je reviens aux divers effets de la puissance du soleil. Nemésis, qu'on invoque contre l'orgueil, qu'est-ce autre chose que la puissance du soleil, qui est de telle nature qu'elle obscurcit et dérobe à la vue les objets brillants, tandis qu'elle illumine et fait ressortir à la vue ceux qui sont dans l'obscurité? Les esprits les plus avisés doivent aussi reconnaître le soleil dans les formes sous lesquelles on représente Pan, surnommé Inuus. Les Arcadiens honorent ce dieu sous le nom de seigneur de la matière; n'entendant pas par le mot g-hulehs les forêts, mais la matière universelle, dont ils veulent dire qu'il est la divinité: c'est-à-dire cette substance qui constitue l'essence de tous les corps, soit terrestres, soit célestes. Ainsi les cornes d'Inuus et sa longue barbe pendante figurent la lumière du soleil ; qui éclaire et la voûte élevée des cieux et les parties inférieures du monde. Ce qui a fait dire à Homère, en parlant du soleil: "Qu'il se levait pour porter la lumière aux mortels comme aux immortels". 
Nous avons dit plus haut, en parlant des attributs d'Attis, ce que signifient la flûte et la verge. Voici l'explication des pieds de chèvre qu'on donne à la statue de Pan. La matière qui, par l'intermédiaire du soleil, entre dans la composition de toutes les substances, après avoir donné naissance aux corps divins, a fini par former l'élément de la terre. On a choisi, pour figurer cette dernière destination de la nature, les pieds de la chèvre, parce que, quoiqu'elle soit un animal terrestre, néanmoins en paissant elle tend toujours vers les lieux élevés : à l'exemple du soleil , qui tantôt lance ses rayons du haut du ciel, et tantôt, lorsqu'il se couche, paraît se montrer sur les montagnes. L'invisible Écho passe pour être l'amour et les délices d'Inuus. C'est l'emblème de l'harmonie céleste, qui est l'amie du soleil, comme du modérateur des sphères qui la produisent, en même temps que cette harmonie n'est jamais perceptible pour nos sens. Saturne lui-même, qui est le principe du temps, et qui, à cause de cela, est appelé par les Grecs g-chronos (le temps), avec le changement d'une lettre, quel autre serait-il que le soleil, si l'on considère cet ordre constant des éléments, que divisent les périodes du temps, éclairé par la lumière, dont l'éternité enchaîne le noeud, et qui n'est pas accessible à notre vue? toutes choses où se manifeste l'action du soleil.

 CHAPITRE XXIII.

Que Jupiter lui-même, et l'Adad des Assyriens, ne sont autres que le soleil; et qu'on peut prouver par l'autorité d'Orphée, aussi bien que des autres théologiens, que tous les dieux se rapportent au soleil.  Jupiter lui-même, le roi des dieux, n'est point un être supérieur au soleil : mais, au contraire, il est des preuves évidentes qu'ils ne sont tous deux qu'un même dieu. Quand, par exemple, Homère dit .  "Hier Jupiter, suivi de tous les autres dieux, est allé dans l'Océan souper chez les vaillants Éthiopiens, et dans douze (heures) il retournera dans le ciel". Cornificius écrit que, sous le nom de Jupiter, il faut entendre le soleil, auquel l'Océan fournit ses ondes, afin de lui servir comme d'aliment. C'est pour cette cause que la carrière du soleil, ainsi que l'affirment Possidonius et Cléanthe, ne s'écarte pas de la zone dite torride ; parce que l'Océan, qui embrasse et divise la terre, coule dans cette partie. Or il est certain, d'après le témoignage de tous les physiciens, que la chaleur s'alimente de l'humidité.  Quand Homère dit : "Jupiter suivi de tous les autres dieux" (g-theoi), il désigne les astres, qui, avec le soleil, sont portés, par le mouvement diurne du ciel, vers le levant envers le couchant, et, comme lui, s'alimentent de la même substance humide. Car par g-theous on entend les étoiles et les astres en général : ce mot est dérivé de g-theein, qui est la même chose que g-trechein (courir), parce que les astres sont toujours en course; ou bien il est dérivé de g-theohreisthai (être contemplé). Quand le poëte dit : g-Dohdekateh, (douze), il entend parler, non du nombre des jours, mais de celui des heures, qui ramènent les astres au-dessus de l'hémisphère supérieur.  Les paroles suivantes du Timée de Platon nous conduisent à la même opinion touchant le soleil : "Jupiter, le grand souverain des cieux, s'avance le premier, conduisant un char ailé, gouvernant et embellissant toutes choses. Le cortége des dieux et des démons (génies), rangés en onze groupes, le suit. Hestia seule reste dans la demeure des dieux". Par ces paroles, Platon établit que le soleil, sur un char ailé qui désigne la vélocité de l'astre, est le souverain régulateur du ciel, sous le nom de Jupiter. En effet, comme, dans quelque signe qu'il se trouve, il éclipse tous les signes et tous les astres, ainsi que les dieux qui y président, on a pensé qu'il marche au-devant de tous les dieux et les conduit, en ordonnant et embellissant toutes choses. Et parce qu'en quelque signe qu'il se trouve, il occupe le douzième rang à cause de leur disposition circulaire, les autres dieux, distribués dans les diverses parties des autres signes, paraissent former son armée. Platon joint à l'énonciation de la dénomination des dieux, celle des démons; ou parce que les dieux sont instruits de l'avenir (g-daehmones) ou bien, comme l'a dit Possidonius dans l'ouvrage intitulé "Des dieux et des Héros", parce qu'ils ont été admis à la participation de la substance éthérée; ce qui ferait dériver leur dénomination, ou de g-deomenos, qui signifie la même chose que g-kaiomenos (enflammé), ou de g-daiomenos, qui signifie la même chose que g-merizomenos (divisé). Ce que Platon ajoute ensuite : "Qu'Hestia reste seule dans la demeure des dieux", signifie que la terre, que nous savons être cette Hestia, demeure seule immobile dans la maison des dieux, c'est-à-dire dans le monde. Cela est conforme à ce que dit Euripide : 
"O terre, notre mère, que les sages d'entres les mortels appellent Hestia, et qui es assise dans l'éther!"  Nous apprenons aussi, dans les deux passages suivants, ce qu'il faut penser du soleil et de Jupiter. On lit dans le premier que "L'oeil de Jupiter voit et pénètre toutes choses". Dans l'autre : "Que le soleil voit et entend toutes choses". Il résulte de ces deux passages, que le soleil et Jupiter sont tous deux une même puissance. Aussi les Assyriens rendent au soleil, dans la ville d'Héliopolis, un culte solennel, sous le nom de Jupiter, qu'ils nomment "Dia Heliopolites". La statue de ce dieu fut tirée, sous le règne de Sénémure, qui est peut-être le même que Sénépos, d'une ville d'Égypte nommée aussi Héliopolis..Elle y avait été primitivement apportée par Opia, ambassadeur de Déléboris, roi des Assyriens, et par des prêtres Égyptiens, dont le chef se nommait Partémétis. Après avoir longtemps séjourné chez les Assyriens, elle fut de nouveau transférée à Héliopolis. Je remets à un autre moment, parce que cela est étranger au sujet actuel, de dire comment tout cela arriva; comment cette statue est venue de l'Égypte au lieu où elle est maintenant, et pourquoi elle y est honorée conformément aux rites du culte des Assyriens, plutôt que selon ceux des Égyptiens. Mais on reconnaît, aux cérémonies de son culte et à ses attributs, que ce dieu est le même que Jupiter et le soleil. En effet, sa statue est d'or, sans barbe, la main droite levée et tenant un fouet, dans l'attitude du conducteur d'un char; sa main gauche tient la foudre et des épis : toutes choses qui figurent la puissance réunie du soleil et de Jupiter. Le temple du dieu est principalement consacré à la divination, objet qui rentre dans les attributions du pouvoir d'Apollon, qui est le même que le soleil. Le simulacre du dieu d'Héliopolis est promené sur un brancard, de la même manière qu'on promène ceux des autres dieux, dans la pompe des jeux du cirque. Les personnes les plus distinguées de la province, la tête rasée, et purifiées par une longue continence , le portent sur leurs épaules. Agitées par l'esprit divin, elles ne transportent point le simulacre au gré de leur propre pensée, mais là où elles sont poussées par le dieu : comme nous voyons à Antium les statues de la Fortune se mouvoir pour donner leurs réponses. Les absents consultent aussi le dieu par des écrits cachetés, auxquels il répond en suivant l'ordre des demandes qui y sont consignées.  Ainsi l'empereur Trajan, près de passer, avec une armée, de l'Assyrie dans la Parthie, engagé par des amis d'une ferme religion, qui avaient grandement expérimenté la puissance du dieu, à le consulter sur le sort futur de son entreprise, voulut auparavant, de l'avis de son conseil romain, mettre à l'épreuve l'authenticité de ce culte, de peur qu'il ne couvrît quelque fraude de la part des hommes. C'est pourquoi il envoya d'abord des lettres cachetées, auxquelles il demandait qu'il fût répondu. Le dieu ordonna qu'on apportât un papier, qu'on le scellât en blanc et qu'on l'envoyât en cet état, au grand étonnement des prêtres, qui ignoraient le contenu des lettres de l'empereur. Trajan reçut cette réponse avec une grande admiration, car il avait lui-même envoyé au dieu des tablettes en blanc. Alors il écrivit et scella d'autres lettres, dans lesquelles il demanda s'il était destiné à retourner à Rome après la fin de la guerre. Le dieu ordonna qu'on prit, parmi les objets consacrés dans le temple, un sarment de centurion, et qu'après l'avoir divisé en plusieurs morceaux, on l'enveloppât dans un suaire, et qu'on l'envoyât à l'empereur. Le sens de cette allégorie fut expliqué par la mort de Trajan et la translation à Rome de ses os. Les sarments divisés en morceaux désignaient l'état des restes de Trajan; et la vigne, l'époque de l'événement.  Maintenant, sans parcourir les noms de tous les dieux, je vais dire quelle était l'opinion des Assyriens sur la puissance du soleil. Ils ont donné le nom d'Adad au dieu qu'ils honorent comme le premier et le plus grand de tous. Ce mot signifie unique. Ils honorent donc ce dieu comme le plus puissant; mais ils lui adjoignent une déesse nommée Adargatis, et attribuent à ces deux divinités toute puissance sur toute chose entendant par elles, le soleil et la terre. Sans énoncer par une multitude de noms, les divers effets de leur puissance, ils en expriment la multiple prééminence par les attributs dont ils décorent les deux divinités. Ces attributs désignent le soleil. Car la statue d'Adad est entourée de rayons inclinés qui indiquent que la force du ciel réside dans les rayons que le soleil envoie sur la terre. Les rayons de la statue d'Adargatis s'élèvent en haut, ce qui marque que c'est par la force des rayons envoyés d'en haut, que naît tout ce que produit la terre. Au-dessus de cette même statue sont des figures de lions, qui désignent la terre, par la même raison que les Phrygiens représentèrent la mère des dieux, c'est-à-dire la terre, portée par des lions. Enfin les théologiens enseignent que la suprématie de toute puissance se rapporte à la puissance du soleil, d'après cette courte invocation qu'on prononce dans les sacrifices: "O Soleil tout puissant, âme du monde, puissance du monde, flambeau du monde". Orphée aussi, dans les vers suivants, rend témoignage que le soleil est tout: "Écoute-moi, ô toi qui parcours dans l'espace un cercle brillant autour des sphères célestes, et qui poursuis ta course immense, brillant Jupiter, Dionysos, père de la mer, père de la terre, Soleil à la lumière dorée et aux couleurs diverses, toi qui as tout engendré ---".

 CHAPITRE XXIV. 
Éloge de Virgile et son érudition variée. De l'ordre des matières qui doivent être traitées dans les livres suivants.  Ici Praetextatus ayant cessé de parler, les assistants, les yeux fixés sur lui, témoignaient leur admiration par leur silencieux étonnement. Ensuite l'un se mit à louer sa mémoire, l'autre sa science, tous son instruction religieuse, chacun proclamant que lui seul était initié au secret de la nature des dieux, et que seul il avait l'intélligence pour pénétrer les choses divines, et le génie pour en parler. Sur ces entrefaites, Évangélus prenant la parole, dit: J'admire, je l'avoue, que Praetextatus ait pu discerner le genre de puissance de tant de divinités différentes. Mais si, toutes les fois qu'il s'agit de religion, vous appelez en témoignage notre poète de Mantoue, je pense que c'est plutôt pour l'agrément du discours, que pour un motif très judicieux. Croirai-je que lorsqu'il a dit: "Liber, et vous bienfaisante Cérès" pour le soleil et la lune, il n'ait pas écrit cela à l'imitation de quelque autre poète ; sachant sans doute qu'on l'avait dit avant lui, mais ignorant pourquoi? A moins que nous ne voulions imiter les Grecs, qui, en parlant de tout ce qui leur appartient, exagèrent toujours à l'excès, et qu'à leur exemple, nous ne voulions aussi faire des philosophes de nos poètes : alors que Cicéron lui-même, qui cultiva avec une égale application la philosophie et l'art de la parole, toutes les fois qu'il traite ou de la nature des dieux, ou du destin, ou de la divination, affaiblit par l'incohérence de ses raisonnements la gloire qu'il tira de son éloquence.  Symmaque répliqua - : Plus tard nous nous occuperons de Cicéron, qui d'ailleurs, Évangélus, est au-dessus du blâme. Maintenant, puisqu'il s'agit de Virgile, je veux que tu me dises si tu penses que les ouvrages de ce poète ne sont propres seulement qu'à instruire les enfants, ou si tu avoues qu'ils contiennent des choses au-dessus de cet âge. Car il me paraît que les vers de Virgile sont encore pour toi ce qu'ils étaient pour nous, lorsque dans notre enfance nous les récitions d'après nos maîtres. Évangélus lui répondit: - Lorsque nous étions enfants, Symmaque, nous admirions Virgile sans connaissance de cause; car ni nos maîtres, ni notre âge, ne nous permettaient d'apercevoir ses défauts. Qui oserait cependant les nier, alors que l'auteur lui-même les a avoués? En léguant, avant de mourir, son poème aux flammes, n'a-t-il pas voulu sauver sa mémoire des affronts de la postérité? Et certes l'on s'aperçoit que ce n'est pas sans raison qu'il a redouté le jugement de l'avenir; quand on lit, ou le passage dans lequel Vénus demande des armes pour son fils au seul mari qu'elle avait épousé, et dont elle savait bien qu'elle n'avait point eu d'enfant, ou mille autres choses bien plus honteuses pour le poète; soit en ce qui concerne les expressions tantôt grecques, tantôt barbares; soit dans la disposition même de l'ouvrage. A ces paroles, qui faisaient frémir l'assemblée, Symmaque répondit :  Évangélus, telle est la gloire de Virgile, qu'aucune louange ne peut l'accroître, qu'aucune critique ne peut l'affaiblir. Quant à tes tranchantes assertions, le moindre des grammairiens est en état d'y répondre, sans qu'il soit besoin de faire l'injure à notre ami Servius (lequel, à mon avis, surpasse en savoir tous les maîtres anciens), d'avoir recours à lui pour réfuter de telles inculpations. Mais enfin, puisque les vers d'un si grand poète t'ont déplu, je te demanderai si du moins la force de l'éloquence, portée chez lui à un si haut degré, est digne de te plaire.  Évangelus accueillit d'abord cette question par un sourire. Il répondit ensuite : - En vérité, il nevous reste plus qu'à proclamer encore que Virgile est un orateur. Au reste, ce n'est pas surprenant, après que, tout à l'heure, vous aviez l'ambition de le placer aussi au rang des philosophes. - Puisque tu as l'opinion, répliqua Symmaque, que Virgile n'a rien envisagé que comme poète, quoique tu lui envies encore ce titre, écoute ce qu'il dit lui-même des connaissances variées qu'exigeait son ouvrage. Une de ses lettres, adressée à Auguste, commence ainsi :  "Je reçois de fréquentes lettres de toi". Et plus bas : "Quant à mon Énée, certainement si je le jugeais digne de t'être lu, je te l'enverrais volontiers; mais l'ouvrage est encore tellement ébauché, que, par suite de mon incapacité, un si grand travail me parait à peine commencé; surtout depuis que j'y consacre, comme tu le sais, de nouvelles études d'une grande importance". 
Ces paroles de Virgile sont concordantes avec l'abondance des choses que renferme son ouvrage, sur lesquelles la plupart des littérateurs passent légèrement; comme si les grammairiens n'avaient autre chose à connaître que d'épiloguer sur les mots. Ces beaux diseurs ont posé des bornes à la science, et lui ont tracé comme une enceinte consacrée, que nul ne peut avoir l'audace de franchir, sans être accusé d'avoir porté des regards dans l'intérieur du temple de la déesse dont les mâles sont repoussés. Pour nous, à qui cette sagesse grossière ne saurait convenir, nous ne souffrirons pas que les mystères du poème sacré restent voilés; mais, par l'investigation du sens qui s'y trouve caché, nous offrirons au culte des savants la connaissance de choses qui n'avaient pas encore été pénétrées. Et afin qu'on ne croie pas que je veuille moi seul tout embrasser, je ne m'engage qu'à démontrer, dans l'ouvrage de Virgile, les plus fortes conceptions et les plus puissants artifices de la rhétorique. Mais je n'enlève point à Eusèbe, le plus éloquent de nos orateurs, le soin de le considérer sous le rapport de l'art oratoire: il s'en acquittera mieux que moi par son savoir, et par l'habitude qu'il a d'enseigner. Vous tous enfin qui êtes ici présent, je vous conjure instamment de mettre en commun, chacun pour sa part, vos observations particulières sur le génie de Virgile.  Ces. paroles causèrent un vif plaisir à tous les assistants. Chacun eût désiré entendre parler les autres, sans qu'aucun voulût se charger de prendre la parole. Après s'être engagés d'abord mutuellement à parler, on tomba d'accord, avec facilité et de bonne grâce. Tout le monde ayant d'abord jeté les yeux sur Praetextatus, on le pria de donner le premier son opinion; après quoi chacun parlerait à son tour, dans l'ordre où le hasard les avait fait trouver assis.  Praetextatus dit aussitôt : Parmi tant de choses dans lesquelles brille le mérite de Virgile, dont je suis le lecteur assidu, ce que j'y admire le plus, c'est qu'en plusieurs parties de son ouvrage il a aussi savamment observé les règles du droit pontifical que s'il l'eût professé spécialement. Si la conversation permet de traiter une matière si importante, je m'engage à démontrer que Virgile est le plus grand de tous nos pontifes.  Flavien dit à son tour. Je trouve notre poète si profondément versé dans la science du droit augural, que, quand même il manquerait de savoir en d'autres sciences , celle-là seule suffirait pour le placer à un rang élevé. Quant à moi, dit Eusthate, je vanterais principalement avec quelle adresse et quel art il a su profiter des ouvrages des Grecs, tantôt en dissimulant avec habileté, tantôt par une imitation avouée, si je n'admirais encore davantage sa philosophie en général, et en particulier les connaissances astronomiques qu'il a semées dans son ouvrage, avec une sobriété qui n'encourt jamais le blâme. Furius Albin, placé à l'autre côté de Praetextatus, et auprès de lui Cécina Albin, louèrent tous deux, dans Virgile, le goût de l'antiquité, l'un dans la versification, l'autre dans les expressions.  Pour moi, dit Aviénus, je ne me chargerai de démontrer. en particulier aucune des qualités de Virgile; mais en vous entendant parler, soit que je trouve quelque chose à observer dans ce que vous direz, soit que j'aie déjà fait mon observation en lisant, je vous la produirai dans l'occasion; pourvu que vous n'oubliiez pas d'exiger de notre ami Servius qu'il nous explique, lui, qui est le premier des grammairiens, tout ce qui paraîtra obscur.  Après ces discours, qui obtinrent l'adhésion universelle, Praetextatus, voyant tous les yeux fixés sur lui, dit : La philosophie, qui est le don unique des dieux et l'art des arts, doit obtenir l'honneur de la première dissertation. C'est pourquoi Eusthate se souviendra qu'il est le premier à parler, toute autre question devant céder à la sienne.  Tu lui succéderas, mon cher Flavien, et pour que je jouisse du plaisir de vous entendre tous deux, et afin que, par un moment de silence, je reprenne des forces pour parler. Sur ces entrefaites, le chef du service des esclaves, chargé de brûler l'encens aux Pénates, de dresser les mets sur la table et de diriger les actes du service domestique, vient avertir le maître que ses serviteurs ont terminé le repas d'usage en cette solennité annuelle. Car en cetté fête (les Saturnales) on fait l'honneur aux esclaves, dans les maisons religieuses, de les servir les premiers, et à des tables disposées comme pour les maîtres.  On renouvelle ensuite le service de la table pour le repas des maîtres. Celui qui avait présidé à ce repas des esclaves venait donc avertir que le moment du repas des maîtres était arrivé. Alors Praetextatus dit : Il faut réserver notre Virgile pour un moment plus favorable de la journée, et lui consacrer une autre matinée, où nous parcourrons avec ordre son poëme. Maintenant l'heure nous avertit de venir honorer cette table de votre présence. Mais Eustathe, et après lui Nicomaque, se souviendront qu'ils ont le premier rang pour nos dissertations de demain.  D'après votre consentement, dit Flavien, je suis convenu avec vous que, le jour suivant, mes Pénates auront le bonheur et l'honneur d'offrir l'hospitalité à une réunion si distinguée. Tous en ayant été d'accord, ils allèrent prendre le repas du soir avec beaucoup de gaieté, chacun se rappelant et confirmant quelqu'une des questions qu'ils avaient traitées entre eux.

LIVRE DEUX.

 CHAPITRE I.

A quelle occasion la conversation des convives tomba sur les plaisanteries et les bons mots des anciens. Après un frugal repas, quand la gaieté commença à naître avec les petites coupes, Aviénus prit la parole : - Notre Virgile, dit- il, a caractérisé avec autant de justesse que d'intelligence un repas bruyant et un repas sobre, par un seul et même vers, au moyen du changement d'un petit nombre d'expressions. Ainsi, lorsqu'il s'agit du fracas occasionné par le déploiement d'un luxe royal, il dit "Postquam prima, inquit, quies epulis" « Après qu'un premier calme eut succédé aux mets. » Mais lorsqu'il fait asseoir ses héros à une table modeste, il ne ramène point parmi eux le calme, puisque le tumulte n'a pas précédé; mais il se contente de dire "Postquam exempta fames epulis". « Après que les mets eurent apaisé leur faim. » Quant à notre repas, puisqu'il réunit à la modestie des temps héroïques l'élégance de moeurs de notre siècle, puisqu'on y rencontre la sobriété à côté du luxe et l'abondance auprès de l'économie, dois je craindre non de le comparer, mais de le mettre au-dessus de celui d'Agathon, même après le magnifique éloge que Platon a fait de ce dernier? En effet, le roi de notre festin n'est pas inférieur à Socrate par son caractère moral; et comme philosophe, il n'a pas moins d'influence que lui sur sa patrie. Quant à vous tous qui êtes ici présents, vos vertus sont trop éminentes pour que personne puisse vous comparer à des poètes comiques, à cet Alcibiade qui fut si fort pour le crime, et à tous ceux enfin qui fréquentaient la table d'Agathon. - Parle mieux, je te prie, dit Praetextatus ; plus de révérence pour la gloire de Socrate ! car pour tous les autres qui assistèrent à ce banquet, qui pourrait contester leur infériorité respectivement à des hommes aussi éclairés que le sont nos convives? Mais dis-moi, Aviénus, à quoi tend ta comparaison? C'est pour en venir, répondit-il, à dire qu'il y en eut parmi ceux-là qui ne craignirent pas de proposer d'introduire une de ces joueuses d'instruments à cordes, formées artificiellement à une souplesse plus que naturelle, qui par les charmes de la mélodie et les attraits de la danse vint récréer nos philosophes. Cela se fit pour célébrer la victoire d'Agathon. Quant à nous, nous ne cherchons point à rendre honneur au dieu dont nous célébrons la fête, en y mêlant la volupté. Et toutefois je n'ignore pas que vous ne placez point au rang des biens la tristesse et un front obscurci de nuages, et que vous n'êtes pas grands admirateurs de ce Crassus qui, comme l'écrit Cicéron d'après Lucilius, ne rit qu'une seule fois dans sa vie. - Praetextatus ayant répondu à ce discours que ses Pénates n'étaient point accoutumés aux plaisirs folâtres, qui d'ailleurs ne devaient point être introduits au milieu d'une aussi grave réunion, Symmaque repartit : Puisque pendant les Saturnales, « les meilleurs des jours, » ainsi que le dit le poète de Vérone, nous ne devons ni proscrire le plaisir comme un ennemi, à l'exemple des stoïciens, ni, comme les épicuriens, y placer le souverain bonheur, imaginons des récréations d'où l'indécence soit bannie. Je crois les avoir découvertes, si je ne me trompe: elles consisteront à nous raconter mutuellement les plaisanteries des hommes illustres de l'antiquité, recueillies de nos diverses lectures. Que ces doctes jeux, que ces amusements littéraires nous tiennent lieu de ces bateleurs, de ces acteurs planipèdes, qui profèrent des paroles déshonnêtes et équivoques, couvertes des apparences de la modestie et de la pudeur. Cet exercice a paru à nos pères digne de leur étude et de leur application. En effet, j'observerai d'abord que deux des hommes les plus éloquents de l'antiquité, le poète comique Plaute et l'orateur Tullius, se distinguèrent tous deux par la finesse de leurs plaisanteries. Plaute se signala tellement dans ce genre, qu'après sa mort on le reconnut, à la profusion des saillies, dans des comédies dont l'auteur était incertain. Quant à Cicéron, ceux qui ont lu le recueil qu'a composé son affranchi, des bons mots de son maître, recueil que quelques-uns lui attribuent à lui-même, savent combien il a excellé en ce genre. Qui ignore aussi que ses ennemis l'appelaient bouffon consulaire, expression que Vatinius introduisit dans son oraison ? Si je ne craignais d'être trop long, je rapporterais dans quelles causes défendant des accusés très gravement incriminés, il les sauva avec des plaisanteries, comme par exemple L. Flaccus, qu'il fit absoudre des concussions les plus manifestes par un bon mot placé à propos. Ce mot ne se trouve point dans l'oraison de Cicéron : il m'est connu par un ouvrage de Fusius Bibaculus, où il est célébré entre tous les autres bons mots (dicteria) de Cicéron. Je n'ai point employé l'expression "dicteria" par hasard, je l'ai bien proférée à dessein : car c'était là le nom que nos ancêtres donnaient à ce genre de plaisanterie témoin ce même Cicéron qui, dans le second livre de ses lettres à Cornélius Népos, s'exprime de la manière suivante : « Ainsi, quoique tout ce que nous disons soit des mots (dicta), nos ancêtres ont néanmoins voulu consacrer spécialement l'expression "dicteria" aux mots courts, facétieux et piquants. » Ainsi parle Cicéron; Nonius et Pomponius appellent souvent aussi les plaisanteries du nom de "dicteria". Marcus Caton le Censeur était lui-même dans l'habitude de plaisanter subtilement. L'autorité de ces hommes, quand même nous dirions des plaisanteries de notre propre fonds, nous mettrait à l'abri de tout reproche; mais lorsque nous ne faisons que rapporter les bons mots des anciens, la gravité de leurs auteurs nous sert encore de défense. Si donc vous approuvez mon idée, mettez-la à exécution : que chacun de nous recherche dans sa mémoire, pour les rapporter à son tour, les bons mots qui lui viendront dans la pensée. Le caractère modéré de cet amusement le fit approuver de tout le monde, et l'on invita Praetextatus à commencer de l'autoriser par son exemple.

CHAPITRE II.

Plaisanteries et bons mots de divers personnages. Alors Praetextatus commença en ces termes - Je veux vous rapporter le mot d'un ennemi, mais d'un ennemi vaincu, et dont le nom rappelle les triomphes des Romains. Le Carthaginois Annibal, réfugié auprès du roi Antiochus, dit une plaisanterie remplie de finesse; la voici : Antiochus lui montrait, rangées en bataille, des troupes nombreuses qu'il avait rassemblées pour faire la guerre au peuple romain; il faisait manoeuvrer cette armée, dont les étendards brillaient d'or et d'argent; il faisait défiler devant lui les chariots armés de faux, les éléphants chargés de tours, la cavalerie, dont les harnais, les mors, les colliers, les caparaçons, brillaient du plus grand éclat. Enflé d'orgueil à la vue d'une armée si nombreuse et si magnifique, le roi se tourne vers Annibal, et lui dit : « Pensez-vous que tout cela soit assez pour les Romains? » Alors le Carthaginois, raillant la mollesse et la lâcheté de ces soldats si richement armés, répondit : "Plane, inquit, satis esse credo Romanis haec, etsi avarissimi sunt" « Oui, je crois que tout cela c'est assez pour les Romains, quelque avares qu'ils soient. » Certainement on ne peut rien dire de plus spirituel et en même temps de plus mordant. Le roi, dans son interrogation, parlait du grand nombre de ses soldats et de leurs précieux équipements : la réponse d'Annibal faisait allusion au butin qu'ils allaient fournir. Flavien dit après Praatextatus : - Un sacrifice était usité chez les anciens, appelé "propteruia" : c'était l'usage, s'il restait quelque chose des viandes qui y avaient été offertes, de le consumer par le feu. De là le mot suivant de Caton. Il disait d'un certain Q. Albidius qui, après avoir mangé son bien, perdit dans un incendie une maison qui lui restait, qu'il avait fait un "propteruia", puisqu'il avait brûlé ce qu'il n'avait pu manger. Symmaque : - Servilia, mère de M. Brutus, ayant obtenu de César, lorsqu'il faisait vendre aux enchères les biens des citoyens, un riche fonds de terre à vil prix, ne put éviter l'épigramme suivante de Cicéron : "Equidem, quo melius emptum sciatis, conparauit Servilia hunc fundum tertia deducta". « Il faut que vous sachiez que Servilia a acheté ce fonds d'autant meilleur marché, que Tertia (ou le tiers) en a été déduite. » Or la fille de Servilia, épouse de C. Cassius, se nommait Junia Tertia, et était, ainsi que sa mère, l'objet des amours impudiques du dictateur. Les propos et les plaisanteries de la ville tombaient sur les débauches de l'adultère vieillard, et venaient égayer un peu les malheurs publics. Cécina Albin : Planeus, dans le jugement d'un de ses amis, voulant détruire un témoignage incommode, et sachant que le témoin était cordonnier, lui demanda de quel métier il vivait. Celui-ci répondit élégamment. "Gallam subigo" « Je travaille ma Galla. » On sait que "galla" est un ustensile du cordonnier. L'ambiguité de l'expression lançait très ingénieusement l'incrimination d'adultère contre Planeus, qui était inculpé de vivre avec Mœvia Galla, femme mariée. Furius : Après la déroute de Modène, on rapporte qu'un serviteur d'Antoine avait répondu à ceux qui lui demandaient ce que faisait son maître: "Quod canis in Aegypto: bibit et fugit" « II fait comme font les chiens en Égypte, il boit en fuyant. » Il est certain en effet que, dans ce pays, les chiens, redoutant d'être enlevés par les crocodiles, boivent en courant. Eusthate : - Publius ayant aperçu Mucius, homme d'un caractère malveillant, plus triste qu'à l'ordinaire, dit : "Aut Mucio nescio quid incommodi accessit, aut nescio cui aliquid boni". « Je ne sais quel mal est arrivé à Mucius, ou quel bien est arrivé à un autre. » Aviénus : - Faustus, fils de Sylla, avait une soeur qui avait en même temps deux amants Fulvius, fils d'un foulon, et Pompéius Macula (tache); ce qui lui faisait dire : "Miror sororem meam habere maculam, cum fullonem habeat". « Je m'étonne que ma soeur conserve une tache lorsqu'elle a un foulon. » Évangélus: Servilius Géminus soupait un jour chez L. Mallius, qui était à Rome le meilleur peintre de son temps; et s'apercevant que ses enfants étaient mal conformés : "Non similiter, Malli, fingis et pingis". « Mallius, lui dit-il, tu ne sais pas aussi bien sculpter que peindre; » à quoi Mallius répondit : "In tenebris enim fingo luce pingo". « C'est que je sculpte dans les ténèbres, au lieu que je peins de jour. » Eusèbe : Démosthène, attiré par la réputation de Lais, dont toute la Grèce admirait de son temps la beauté, se mit sur les rangs pour obtenir ses faveurs si vantées; mais dès qu'il sut qu'il en coûtait un demi-talent pour une nuit, il se retira, en disant : « Je ne veux pas acheter si cher un repentir. » C'était à Servius de parler, mais il se taisait par modestie : c'est nous accuser tous grammaticalement d'impudeur, lui dit Évangélus, que de prétendre en pareille matière garder le silence par modestie : c'est pourquoi, ni toi, ni Disaire, ni Horus, vous ne serez exempts du reproche d'orgueil, si vous refusez d'imiter Praetextatus et nous tous. Alors Servius, voyant qu'il serait plus blâmable de se taire que de parler, s'enhardit à prendre la liberté d'une narration analogue. « Marcus Otacilius Pitholaüs, dit-il, à propos de ce que Caninius Révillus n'avait été consul qu'un jour, disait : "Ante flamines, nunc consules diales fiunt". « On avait jadis les flamines du jour (Diales); maintenant ce sont les Consuls qui deviennent diales. » Pour Disaire, sans attendre qu'on lui reprochât son silence, il dit : - - -. Après lui, Horus dit à son tour : - Je vous apporte un distique de Platon, qu'il s'amusa à faire dans sa jeunesse, au même âge où il s'essayait à composer des tragédies. « Quand j'embrassais Agathon, mon âme accourait sur mes lèvres, et semblait, dans son délire, vouloir s'envoler. » Ces propos firent naître la gaieté; on passa de nouveau en revue ces traits exquis de plaisanterie antique qui venaient d'être rapportés, et on les soumit tour à tour à un examen critique. Symmaque prenant la parole dit : Je me souviens d'avoir lu de petits vers de Platon, dans lesquels on ne pourrait dire ce qu'il faut admirer davantage de la grâce ou de la précision : je me rappelle les avoir lus traduits en latin, avec toute la liberté qu'exige notre idiome pauvre et borné, comparativement à celui des Grecs. Voici ces vers : "Dum semiulco sauio Meum puellum sauior, Dulcemque florem spiritus Duco ex aperto tramite: Anima aegra et saucia Cucurrit ad labias mihi Rictumque in oris peruium, Et labra pueri mollia Rimata itiner transitus Ut transire nititur! Tum si morae quid plusculae Fuisset in coetu osculi, Amoris igne percita Transisset et me linqueret: Et mira prosum res fieret, Ut ad me fierem mortuus, Ad puerum intus uiuerem". « Quand je savoure un demi-baiser sur les lèvres demi-closes de mon adolescent, et que de sa bouche entr'ouverte je respire la douce fleur de son haleine, mon âme blessée et malade d'amour accourt sur mes lèvres, et s'efforce de trouver un passage entre l'ouverture de ma bouche et les douces lèvres de mon adolescent pour passer en lui. Alors, si je tenais tant soit peu plus longtemps mes lèvres attachées sur les siennes, mon âme, chassée par la flamme de l'amour, m'abandonnerait et passerait en lui; en sorte qu'il arriverait une chose vraiment merveilleuse : que j'aurais expiré, pour aller vivre dans l'adolescent. »

 CHAPITRE III.

Les plaisanteries de M. Tullius Cicéron. Mais je étonne que vous ayez tous passé sous silence les plaisanteries de Cicéron, qui cependant n'excella pas moins en ce genre que dans tous les autres; je vais donc, si vous le trouvez bon, vous rapporter tous ceux de ses bons mots qui me reviendront dans la mémoire, à peu près comme l'aedituus d'un temple répète les réponses de l'oracle qui y réside. Tout le monde à ces mots redoublant d'attention, Symmaque commença ainsi : M. Cicéron soupait chez Damasippe; celui-ci ayant servi du vin médiocre, disait : "Bibite Falernum hoc, annorum quadraginta est: Bene, inquit, aetatem fert" « Buvez de ce Falerne, il a quarante ans. Il porte bien son âge, » repartit Cicéron. Une autre fois voyant Lentulus son gendre, homme d'une petite taille, ceint d'une longue épée, il dit: "Quis generum meum ad gladium alligauit?" « Qui a attaché mon gendre à cette épée? » Il n'épargna pas non plus un trait de causticité du même genre à son frère Q. Cicéron. Ayant aperçu, dans la province que celui-ci avait gouvernée, l'image de son frère ornée d'un bouclier, et modelée comme il est d'usage dans de grandes proportions (or son frère Quintus était aussi de petite taille) il dit : "Frater meus dimidius maior est quam totus" « La moitié de mon frère est plus grande que son tout. » On a beaucoup parlé des bons mots que Cicéron laissa échapper durant le consulat de quelques jours de Vatinius. "Magnum ostentum anno Vatinii factum est, quod illo consule nec bruma nec ver nec aestas nec autumnus fuit" « II est arrivé, disait-il, un grand prodige dans l'année de Vatinius : c'est qu'il n'y a eu, durant son consulat, ni hiver, ni printemps, ni été, ni automne. » Une autre fois Vatinius se plaignant de qu'il n'était pas venu chez lui pendant qu'il était malade, Cicéron lui répondit : "Volui in consulatu tuo venire, sed nox me conprehendit" « Je voulais t'aller voir durant ton consulat, mais la nuit m'a surpris en route. » Cicéron semblait parler ainsi par un sentiment de vengeance, se ressouvenant que lorsqu'il se vantait d'être revenu de son exil porté sur les épaules du peuple, Vatinius lui avait répondu : "Unde ergo tibi varices?" « D'où sont donc venues tes varices? » Caninius Révilius, qui, comme Servius l'a déjà dit, ne fut consul qu'un jour, monta à la tribune aux harangues pour y recevoir les honneurs du consulat et les y déposer en même temps; ce que Cicéron, qui saisissait avec plaisir toutes les occasions de plaisanter, releva en disant: "g-Logothehorehtos est Caninius consul", « Caninius est un consul logothéorète.» Il disait aussi : "Hoc consecutus est Revilus, ut quaereretur quibus consulibus consul fuerit" « Révilius a si bien fait, qu'on est obligé de chercher sous quels consuls il a été consul; » ce qui ne l'empêcha pas d'ajouter encore : "Vigilantem habemus consulem Caninium, qui in consulatu suo somnum non vidit" « Nous avons dans Caninius un consul vigilant, qui n'a point goûté le sommeil de tout son consulat. » Pompée supportait impatiemment les plaisanteries de Cicéron; voici ce que celui-ci disait sur son compte : "Ego uero quem fugiam habeo, quem sequar non habeo." « J'ai bien qui fuir, mais je n'ai pas qui suivre. » Cependant il vint trouver Pompée; et comme on lui reprochait qu'il venait tard: "Minime sero ueni: nam nihil hic paratum uideo." « Nullement, puisque je ne vois ici rien de prêt. » Il répondit ensuite à Pompée, qui lui demandait où était son gendre Dolabella : "Cum socero tuo." « Il est avec votre beau-père (César). » Une autre fois Pompée ayant accordé à un transfuge les droits de citoyen romain : "Hominem bellum Gallis ciuitatem promittit alienam, qui nobis nostram non potest reddere." « Un bel homme, dit Cicéron, peut promettre aux Gaulois les droits de citoyen chez les autres, lui qui ne peut pas nous les rendre à nous-mêmes dans notre patrie. » Ces mots paraissent justifier celui que dit Pompée : "Cupio ad hostes Cicero transeat, ut nos timeat" « Je souhaite que Cicéron passe à nos ennemis, pour qu'il nous craigne. » La mordante causticité de Cicéron s'exerça aussi sur César lui-même. Interrogé, peu après la victoire de César, comment il s'était trompé dans le choix d'un parti, il répondit : "Praecinctura me decepit" « La ceinture m'a trompé; » voulant par là railler César, qui ceignait sa toge de manière qu'en laissant traîner le pan, il avait la démarche d'un homme efféminé; ce qui même fut cause que Sylla avait dit presque prophétiquement à Pompée : "Caue tibi illum puerum male praecinctum." « Prenez garde à ce jeune homme mal ceint. » Une autre fois, Labérius, à la fin des jeux publics, après avoir reçu les honneurs de l'anneau d'or de la main de César, passa aussitôt après, du théâtre parmi les spectateurs, aux siéges du quatorzième rang, comme étant réhabilité dans l'ordre des chevaliers, dont il avait dérogé en jouant un rôle de comédien. Cicéron lui dit, au moment où il passait devant lui pour chercher un siège : "Recepissem te, nisi anguste sederem", « Je te recevrais si je n'étais assis trop à l'étroit. » Par ces mots, en même temps qu'il le repoussait, il raillait le nouveau sénat, que César avait porté au delà du nombre légal. Mais son sarcasme ne resta pas impuni, car Labérius lui répondit : "Mirum, si anguste sedes, qui soles duabus sellis sedere" « Il est merveilleux que tu soies assis à l'étroit, toi qui as l'habitude de siéger sur deux bancs. » II censurait par ces mots la mobilité de Cicéron, imputation qui pesait injustement sur cet excellent citoyen. Le même Cicéron railla publiquement, dans une autre occasion, la facilité de César pour la nomination des sénateurs. L. Mallius, hôte du dictateur, le sollicitant de nommer décurion le fils de sa femme, Cicéron dit, en présence d'un grand nombre de personnes : "Romae, si uis, habebit: Pompeis difficile est." « Il le sera à Rome; si tu veux; mais c'est difficile à Pompéium. » Sa causticité ne s'arrêta pas là. Un Laodicéen nommé Andron étant venu le saluer, il lui demanda la cause de sa venue, et apprit de lui qu'il était député vers César pour solliciter la liberté de sa patrie; ce qui lui donna occasion de s'expliquer ainsi sur la servitude publique : « Si vous obtenez, négociez aussi pour nous. » Il avait aussi un genre de causticité sérieuse et qui passait la plaisanterie, comme par exemple lorsque il écrivait à C. Cassius, un des meurtriers de César : "Vellem Idibus Martiis me ad coenam inuitasses, profecto reliquiarum nihil fuisset: nunc me reliquiae uestrae exercent" « J'aurais désiré que vous m'eussiez invité au souper des ides de mars: certainement il n'y aurait point eu de restes; tandis que maintenant vos restes me donnent de l'exercice. » Il a fait encore une plaisanterie très piquante sur son gendre Pison et sur M. Lépidus. Symmaque parlait, et paraissait avoir encore plusieurs choses à dire, lorsque Aviénus lui coupant la parole, comme cela arrive quelquefois dans les conversations de table, dit: -César Auguste ne fut inférieur à personne dans le genre de la plaisanterie satirique, pas même peut-être à Tullius; et, si vous l'agréez, je vous rapporterai quelques traits de lui que ma mémoire me fournira. Morus lui répliqua: -Permettez, Aviénus, que, Symmaque nous apprenne les bons mots de Cicéron sur ceux dont il avait déjà prononcé le nom; et après cela succédera plus à propos ce que vous voulez nous raconter d'Auguste. Aviénus se taisant, Symmaque reprit : - Je disais que Cicéron voyant la démarche abandonnée de son gendre Pison et la démarche alerte de sa fille, dit au premier: « Marche comme une femme; » et à l'autre: "Ambula tamquam vir" « Marche comme un homme. » J'allais raconter encore que M. Lépidus ayant dit dans le sénat, aux pères conscrits : « Je n'aurais point donné tant d'importance à un pareil fait » Cicéron répliqua: Ego non tanti fecissem g-omoiopoiehton. « Et moi je n'aurais point donné tant d'importance à un homoïopoète » (un jeu de mots.) Mais poursuis, Aviénus, et que je ne t'empêche pas plus longtemps de parler.

 CHAPITRE IV.

Des plaisanteries d'Auguste à l'égard d'autres personnes, et de celles d'autres personnes à son égard. Aviénus commença ainsi : - César Auguste, disais-je, aima beaucoup les plaisanteries, en respectant toujours néanmoins les bornes posées par l'honnêteté et par les convenances de son rang, et sans tomber jamais dans la bouffonnerie. Il avait écrit une tragédie d'Ajax; n'en étant plus satisfait, il l'effaça. Dans la suite, Lucius, auteur tragique estimable, lui demandait ce que devenait son Ajax ; il lui répondit : "In spongiam incubuit" « Il est tombé sur l'éponge. » Quelqu'un, qui lui présentait un placet en tremblant, avançait à la fois et retirait la main "Putas te assem elephanto dare?" « Crois-tu, dit-il, présenter un as à un éléphant? » Pacuvius Taurus lui demandait un congiaire, disant qu'on racontait dans le public qu'il lui avait donné une somme considérable. "Sed tu noli credere." « Quant à toi, n'en crois rien, » lui répliqua-t-il. Quelqu'un qui fut destitué de la charge de préfet de la cavalerie demandait qu'on lui accordât au moins une gratification. « Je ne sollicite point ce don, disait-il, par amour du gain, mais pour qu'il paraisse que je n'aie quitté mon emploi qu'après avoir mérité de recevoir une récompense. » Auguste lui ferma la bouche par ces mots : "Tu te accepisse apud omnes affirma, et ego dedisse me non negabo." « Affirme à tout le monde que tu l'as reçue, et je ne nierai point de te l'avoir donnée. » Son urbanité se manifesta à l'égard d'Hérennius, jeune homme adonné au vice, et auquel il avait prescrit de quitter son camp. Celui-ci le suppliait, en disant : « Comment reviendrai-je dans mes foyers? que dirai-je à mon père? "Dic me tibi displicuisse." « Tu lui diras, répondit-il, que je t'ai déplu. » Un soldat blessé à l'armée d'un coup de pierre, et défiguré par une cicatrice apparente au front, mais qui cependant vantait trop ses actions, fut légèrement réprimandé par lui en ces termes "At tu, cum fugies, inquit, numquam post te respexeris." « Ne t'est-il jamais arrivé en fuyant de regarder derrière toi? » Il répondit à un bossu nommé Galba, qui plaidait une cause devant lui, et qui répétait fréquemment : « Si tu trouves en moi quelque chose de répréhensible, redresse-moi." "Ego te monere possum, corrigere non possum." "Je puis t'avertir, mais non te redresser. » Plusieurs individus que Cassius Sévérus avait accusés ayant été absous (absoluti) , tandis que l'architecte du forum d'Auguste traînait cet ouvrage en longueur; Auguste joua sur le mot, en disant : "Vellem Cassius et meum forum accuset." « Je voudrais que Cassius accusât aussi mon forum. » Vettius ayant labouré le lieu de la sépulture de son père "Hoc est vere monumentum patris colere." « C'est là véritablement, dit Auguste, cultiver (colere) le tombeau de son père. » Ayant appris que, parmi les enfants de deux ans et au-dessous qu'Hérode, roi des Juifs, avait fait massacrer en Syrie, était compris le propre fils de ce roi, il dit : "Melius est Herodis porcum esse quam filium." « Il vaut mieux être le porc d'Hérode que son fils. » N'ignorant pas que le style de son ami Mécène était négligé, lâche et sans nerf, il y conformait le sien la plupart du temps, dans les lettres qu'il lui écrivait : c'est ainsi que, dans une épître familière à Mécène, il cache sous un débordement de plaisanteries cette pureté sévère qu'il se prescrivait en écrivant à d'autres. « Porte-toi bien, miel des nations, mon petit miel, ivoire d'Étrurie, laser d'Arétium, diamant des mers supérieures, perle du Tibre, émeraude des Cilniens, jaspe des potiers, bérylle de Porsena; puisses-tu avoir un escarboucle, et en résumé les charmes artificiels des prostituées ! » Quelqu'un le reçut un jour avec un souper assez mesquin, et d'un ordinaire journalier; car il ne refusait presque aucune invitation. Après le repas, comme il se retirait l'estomac vide et sans appareil, il se contenta de murmurer ces mots, après la salutation de son hôte : "Non putabam me tibi tam familiarem." « Je ne pensais pas d'être autant de tes familiers. » Comme il se plaignait de la couleur terne d'une étoffe pourpre de Tyr dont il avait ordonné l'achat: « Regarde-la » lui dit le vendeur en la tenant plus élevée; à quoi il répondit : "Quid? ego, ut me populus Romanus dicat bene cultum, in solario ambulaturus sum?" « Faudra-t-il donc, pour que le peuple romain me trouve bien vêtu, que je me promène sur la terrasse de ma maison? » Il avait à se plaindre des oublis de son nomenclateur : "Numquid ad forum mandas? Accipe, inquit, commendatitias, quia illic neminem nosti" « Est-ce au forum que tu m'envoies? » lui disait un jour celui-ci? - Oui, répondit-il; et voilà des lettres de recommandation, car tu n'y connais personne. » Jeune encore, il persifla finement Vatinius. Cet homme, cassé par la goutte, voulait cependant avoir l'air d'être délivré de cette infirmité, et se vantait de faire mille pas. "Non miror, inquit: dies aliquanto sunt longiores." « Je rien suis point surpris, repartit Auguste, car les jours sont devenus un peu plus longs. » Ayant appris qu'un chevalier romain avait tenu cachées, durant sa vie, de grandes dettes excédant vingt millions de sesterces, il ordonna qu'on achetât à son encan le coussin de son lit, donnant pour raison de cet ordre, à ceux qui s'en étonnaient, qu'il fallait avoir pour son sommeil un coussin sur lequel cet homme avait pu dormir avec tant de dettes. Il ne faut point passer sous silence ce qu'il dit en l'honneur de Caton. Il eut un jour occasion de venir dans la maison qu'il avait habitée; au sortir de là, comme Strabon, pour le flatter, parlait mal de l'opiniâtre fermeté de Caton, Auguste dit : "Quisquis praesentem statum civitatis conmutari non volet, et civis et vir bonus est" « Quiconque veut empêcher le changement du gouvernement actuel de sa patrie est un honnête homme et un bon citoyen.» Donnant ainsi à Caton de sincères louanges, sans néanmoins encourager contre son intérêt à changer l'état présent des choses. Toutefois j'admire davantage en Auguste les plaisanteries qu'il a supportées que celles qu'il a dites, parce qu'il y a plus de mérite d'avoir de la tolérance que d'avoir de l'esprit; voyez donc l'égalité d'âme avec laquelle il a supporté les traits les plus mordants. On connaît la cruelle plaisanterie d'un habitant des provinces. Cet homme, qui ressemblait beaucoup à Auguste, était venu à Rome et attirait sur lui tous les regards. L'empereur se le fit amener, et lui adressa, en le voyant, la question suivante: "Dic mihi, adolescens, fuit aliquando mater tua Romae?" « Dis-moi, jeune homme, ta mère est-elle jamais venue à Rome? - Non, lui répondit-il; mais, ajouta-t-il, "Sed pater meus saepe" mon père y est venu souvent. » Du temps du triumvirat, Auguste écrivit contre Pollion des vers fescennins; ce qui fit dire à celui-ci : "At ego taceo. Non est enim facile in eum scribere qui potest proscribere" « Pour moi, je me tais; car il n'est pas facile d'écrire contre celui qui peut proscrire. » Curtius, chevalier romain, homme accoutumé à nager dans les plaisirs, ayant rencontré, dans un repas qu'il prenait chez Auguste, une grive maigre, lui demanda s'il pouvait la renvoyer (mittere). Le prince ayant répondu: "Quidni liceat?" « Pourquoi pas? » Curtius la fit aussitôt passer par la fenêtre (misit). Auguste avait payé, sans en être sollicité, les dettes d'un sénateur qu'il chérissait, montant à quatre millions de sesterces : celui-ci, pour tout remerciement, ne lui écrivit que ces mots : "Mihi nihil" « Tu ne m'as rien donné pour moi. » Lorsqu'il entreprenait quelque bâtiment, Licinius, son affranchi, était dans l'usage de lui apporter de grandes sommes d'argent; dans une de ces occasions, Licinius lui fit un billet d'une somme de cent. Une ligne était tracée au-dessus des caractères qui exprimaient cette somme, et s'étendait un peu au delà, laissant ainsi un espace vide au-dessous d'elle. Auguste, profitant de l'occasion, ajouta une centaine à la première, et remplit soigneusement l'espace vide de sa propre main, en imitant le reste de l'écriture : l'affranchi dissimula, et paya la somme ainsi doublée. Dans la suite, Auguste ayant commencé quelque autre entreprise, Licinius lui fit sentir avec douceur le tort de cette conduite, en lui donnant un autre billet conçu en ces termes : "Confero tibi, domine, ad noui operis impensam quod uidebitur." « Je t'offre, seigneur, pour les frais de cette nouvelle entreprise, tout ce que tu jugeras nécessaire. » La patience d'Auguste dans les fonctions de censeur est aussi louable que renommée. Il accusait un chevalier romain , comme ayant détérioré sa fortune; mais celui-ci prouva publiquement qu'il l'avait au contraire augmentée. peu après, il lui reprocha de n'avoir pas obéi aux lois qui ordonnaient de contracter mariage; à quoi le chevalier répondit qu'il avait une femme et trois enfants, et il ajouta ensuite : "Posthac, Caesar, cum de honestis hominibus inquiris, honestis mandato." « Désormais, César, lorsque tu auras à scruter la conduite des honnêtes gens, charges-en des gens honnêtes.» Il supporta aussi, je ne dirai pas seulement la liberté, mais même la témérité d'un soldat. Il se trouvait à la campagne, où les chants nocturnes d'un hibou, interrompant fréquemment son sommeil, lui faisaient passer des nuits troublées. Il ordonna qu'on tâchât de prendre le hibou. Un soldat habile dans la chasse aux oiseaux, et espérant une grande récompense, lui apporta l'oiseau. L'empereur l'en loua, et donna ordre de lui compter mille petits sesterces; mais celui-ci eut l'audace de dire : "Malo uiuat" « J'aime mieux qu'il vive, » et de lâcher l'oiseau. Qui ne s'étonnera qu'Auguste, sans s'offenser de ce trait, ait laissé aller le soldat impuni? Un vétéran avait un procès : le jour indiqué pour le jugement avançait; il aborda César en public, et le pria de se charger de sa cause. Celui-ci lui donna aussitôt un avocat de sa suite, auquel il recommanda le plaideur. Alors le vétéran s'écria d'une voix forte "At non ego, Caesar, periclitante te Actiaco bello vicarium quaesiui, sed pro te ipse pugnaui," « César, quand tes destins se décidaient au combat d'Actium, je ne cherchai point un remplaçant, mais je combattis moi-même pour toi. » Et en disant ces mots le soldat découvrit ses cicatrices. Auguste rougit et vint plaider pour lui, dans la crainte non pas tant de paraître superbe que de paraître ingrat. II avait entendu avec plaisir pendant son souper les musiciens de Toronius Flaccus, marchand d'esclaves, et les avait payés avec du blé, tandis qu'il en avait plus libéralement payé d'autres avec de l'argent. Ayant de nouveau demandé à Toronius ses mêmes musiciens pour jouer pendant son souper, celui-ci s'excusa, en disant, "Ad molas sunt" « Ils sont au moulin. » Lorsqu'il retournait triomphant, après la victoire d'Actium, parmi ceux qui venaient le féliciter, se présenta un individu qui lui offrit un corbeau qu'il avait dressé à dire ces mots "Aue, Caesar uictor imperator." « Salut, César, victorieux empereur. » Auguste, agréablement surpris, acheta l'ingénieux oiseau vingt mille petits sesterces. Un camarade du précepteur de l'oiseau, auquel il ne revenait rien de cette libéralité, dit à l'empereur qu'il avait encore un autre corbeau semblable à celui-là. Auguste demanda qu'on le lui amenât : quand l'oiseau fut en sa présence, il récita les mots qu'on lui avait appris: "Aue, uictor imperator Antoni." « Salut, Antoine, victorieux empereur. » Auguste, sans s'offenser nullement, ordonna que les vingt mille pièces fussent partagées entre les deux camarades. Une autre fois, salué de la même façon par un perroquet, il le fit acheter. Il fit aussi acheter une pie dressée de la même manière. Ces exemples engagèrent un pauvre cordonnier à instruire un corbeau à répéter une pareille salutation. Le cordonnier, fatigué des soins qu'il se donnait, disait souvent à l'oiseau, qui restait muet : "Opera et impensa periit" « J'ai perdu mon argent et ma peine. » Cependant le corbeau vint enfin à bout de répéter la salutation: on le plaça sur le passage d'Auguste, qui, l'ayant entendu, dit. "Satis domi salutatorum talium habeo" « J'ai chez moi assez d'oiseaux qui saluent de la sorte. » Le corbeau eut assez de mémoire pour ajouter aussitôt cette phrase, qu'il avait entendu dire à son maitre lorsqu'il se plaignait : « J'ai perdu mon argent et ma peine. » A ces mots, Auguste sourit, et fit acheter l'oiseau plus chèrement qu'il n'avait payé aucun autre. Un pauvre Grec avait pris l'habitude de présenter à Auguste, quand il descendait de son palais, une épigramme en son honneur. Après qu'il l'eut fait plusieurs fois vainement, l'empereur, voyant qu'il s'apprêtait à le faire encore, traça rapidement de sa main, sur un feuillet, une épigramme grecque, et la lui fit remettre comme il venait au-devant de lui. Celui-ci de la louer après l'avoir lue, de témoigner son admiration de la voix et du geste; et s'étant rapproché du siège de l'empereur, il mit la main dans une misérable bourse dont il tira quelques deniers, qu'il lui présenta, en ajoutant: « Cela n'est point sans doute proportionné à ta fortune, ô César; je te donnerais plus, si je possédais davantage. » Ce trait provoqua un rire universel, et Auguste, ayant appelé son trésorier, fit compter à ce pauvre Grec cent mille petits sesterces.

 CHAPITRE V.

Des plaisanteries et des mœurs de Julie, fille d'Auguste. Voulez-vous que je vous rapporte quelques uns des mots de Julie, fille d'Auguste? Mais auparavant, si je ne dois point passer pour un trop discoureur, je voudrais dire quelques mots des moeurs de cette femme, à moins qu'aucun de vous n'ait à dire autre chose de plus utile et de plus sérieux. Tout le monde l'ayant invité à poursuivre, il commença ainsi : - Julie, parvenue à l'âge de trente-huit ans, aurait, avec plus de bon sens, considéré cette époque comme celle de son déclin vers la vieillesse; mais elle abusa de l'indulgence de la fortune, comme de celle de son père. Néanmoins son amour pour les lettres, et l'instruction qu'il lui avait été si facile d'acquérir dans sa maison, le tout joint à un caractère rempli de douceur et de bonté, faisaient encore d'elle une femme pleine de grâces, au grand étonnement de ceux qui, connaissant ses vices, ne concevaient pas comment ils pouvaient s'allier avec des qualités si disparates. Plus d'une fois son père lui avait prescrit, en des termes dont l'indulgence tempérait la gravité, qu'elle eût à modérer le faste de ses ornements et l'appareil de ses cortéges. Lorsqu'il considérait la ressemblance de physionomie de ses nombreux petits-fils avec Agrippa, il rougissait de douter de la vertu de sa fille; puis il se flattait que son caractère léger et pétulant lui donnait l'apparence du vice sans qu'elle en eût réellement la culpabilité, et il osait croire qu'elle était telle que, parmi ses ancêtres, avait été Claudia; ce qui lui faisait dire à ses amis qu'il avait deux filles qui demandaient les plus grands ménagements, et dont il devait tout supporter : la république, et Julie. Julie était venue voir Auguste dans un costume dont l'indécence offensait les yeux de son père, qui néanmoins garda le silence. Le lendemain elle changea de tenue, et elle vint embrasser son père, joyeux de la voir dans un costume d'une sévérité remarquable. Celui-ci, qui la veille avait comprimé sa douleur, ne put retenir sa joie, et dit. "Quantum hic in filia Augusti probabilior est cultus?" « Combien ce costume est plus convenable à la fille d'Auguste ! » Mais Julie sans se déconcerter répliqua: "Hodie enim me patris oculis ornavi, heri viri" « En effet, je me suis parée aujourd'hui pour les yeux de mon père; et hier, pour ceux de mon mari. » On connaît le trait suivant. Livie et Julie avaient attiré sur elles les regards du public, dans un spectacle de gladiateurs, par la dissimilitude de leur suite. Livie était entourée d'hommes graves, Julie d'une foule de jeunes gens, et même de libertins. Son père lui écrivit, pour lui faire remarquer cette différence de conduite entre deux femmes d'un rang également élevé: elle répondit ingénieusement : "Et hi mecum senes fient" « Ces jeunes gens deviendront vieux avec moi. » II lui était survenu de bonne heure des cheveux blancs, qu'elle se faisait secrètement arracher : l'arrivée inopinée de son père surprit une fois ses coiffeuses. Auguste aperçut des cheveux blancs sur les vêtements de sa fille, mais n'en témoigna rien. Quelque temps après, au milieu de plusieurs autres propos, il amena la conversation sur l'âge, et demande à à sa fille si, en vieillissant, elle préférait voir ses cheveux blanchir ou tomber: elle répondit: "Ego, pater, cana esse malo" « J'aime mieux les voir blanchir. » Alors il la convainquit de mensonge, en lui disant "Quid ergo istae te caluam tam cito faciunt?" « Pourquoi donc tes femmes te font-elles chauve de si bonne heure? » Une autre fois, Julie entendant un de ses amis, homme d'un caractère grave, qui s'efforçait de lui persuader qu'elle ferait mieux de régler sa conduite sur l'exemple de la simplicité de son père, elle dit : "Ille obliviscitur Caesarem se esse: ego memini me Caesaris filiam" « Il oublie qu'il est César, et moi je me souviens que je suis la fille de César. » Comme les confidents de ses débauches s'étonnaient de ce que, se livrant à tant de gens, elle donnait à Agrippa des enfants qui lui ressemblaient: "Numquam enim nisi naui plena tollo uectorem" « C'est, dit-elle, que je ne prends point de passager que le navire ne soit plein. » Il existe un propos de ce genre de Populia, fille de Marcus, laquelle répondit à quelqu'un qui s'étonnait de ce que les femelles des animaux ne désirent le mâle qu'à l'époque où elles doivent concevoir : "Bestiae enim sunt." « C'est qu'elles sont des bêtes. »

CHAPITRE VI.

Autres plaisanteries et réponses ingénieuses de divers personnages. Mais revenons des femmes aux hommes, et des plaisanteries lascives à d'autres plus décentes. Cascellius était un jurisconsulte d'une grâce et d'une liberté d'esprit également admirables. On a beaucoup cité de lui le trait suivant. Vatinius, assailli à coups de pierres par le peuple, auquel il donnait un spectacle de gladiateurs, avait obtenu des édiles qu'ils défendissent de lancer rien autre chose dans l'arène que des pommes. Cascellius, consulté par quelqu'un dans cette occasion, pour savoir si le fruit du pin était une pomme, répondit : "Si in Vatinium missurus es, pomum est" « Si c'est pour lancer contre Vatinius, c'est une pomme. » Un marchand lui demandait comment il devait partager un vaisseau avec son associé : on rapporte qu'il lui répondit : "Navem si diuidis, nec tu nec socius habebitis." « Si vous le partagez, vous ne l'aurez ni l'un ni l'autre. » On raconte le mot suivant de M. Lollius sur Galba, homme, distingué par son éloquence, mais qui en détruisait l'effet par sa difformité corporelle, dont j'ai parlé plus haut. "Ingenium Galbae male habitat" « Le génie de Galba, disait-il, est mal logé. » Le grammairien Orbilius railla ce même Galba d'une manière encore plus piquante. Orbillus déposait contre un accusé. Galba, pour confondre le témoin, se met à l'interroger en feignant d'ignorer sa profession: "Quid artium facis ?" « Quel est votre métier? lui dit-il. - "In sole gibbos soleo fricare" « De gratter des bosses au soleil, » répondit celui-ci. C. César faisait compter cent mille sesterces à ceux qui jouaient à la paume avec lui, tandis qu'il n'en faisait compter que cinquante à L. Cécilius. "Quid? ego, inquit, una manu ludo?" « Qu'est-ce donc? dit celui-ci; est-ce qu'au lieu de jouer des deux mains, je ne joue que d'une seule, pour que je ne puisse recevoir davantage? » On disait à Décimas Labérius que P. Clodius était irrité contre lui, parce qu'il lui avait refusé de composer un mime. "Quid amplius, inquit, mihi facturus es, nisi ut Dyrrhachium eam et redeam?" « Que peut-il me faire de plus, répliqua-t-il, que de me faire alter à Dyrrachium et revenir? » faisant allusion à l'exil de Cicéron.

CHAPITRE VII.

Des mots et maximes de Labérius et de Publius, mimographes, et de Pylade et Hylas, comédiens. Mais puisqu'Aurélius Symmaque a parlé naguère de Labérius, et que j'en fais moi-même actuellement mention, si je rapportais ici quelques mots de lui ainsi que de Publius, nous aurions introduit en quelque sorte, à notre festin, l'appareil de fête que semble permettre la présence des comédiens, en évitant le reproche de libertinage qu'elle attire. César invita Labérius, chevalier romain, homme d'une âpre liberté de parole, à monter sur le théàtre moyennant la somme de cinq cent mille petits sesterces, et à jouer lui-même les mimes qu'il composait. Or, l'homme puissant commande non seulement lorsqu'il invite, mais lors même qu'il prie. Aussi Labérius témoigne la contrainte que César lui fit subir, dans les vers du prologue suivant. "Necessitas, cuius cursus transversi impetum Voluerunt multi effugere, pauci potuerunt, Quo me detrusit paene extremis sensibus? Quem nulla ambitio, nulla umquam largitio, Nullus timor, uis nulla, nulla auctoritas, Mouere potuit in iuuenta de statu, Ecce in senecta ut facile labefecit loco Viri excellentis mente clemente edita Summissa placide blandiloquens oratio? Etenim ipsi di negare cui nihil potuerunt, Hominem me denegare quis posset pati? Ego bis tricenis annis actis sine nota Eques Romanus e Lare egressus meo Domum reuertar mimus: nimirum hoc die Uno plus uixi mihi quam uiuendum fuit. Fortuna inmoderata in bono aeque atque in malo Si tibi erat libitum litterarum laudibus Floris cacumen nostrae famae frangere, Cur, cum uigebam membris praeuridantibus, Satisfacere populo et tali cum poteram uiro, Non flexibilem me concuruasti ut carperes? Nuncine me deiecis? quo? Quid ad scenam adfero? Decorem formae an dignitatem corporis, Animi uirtutem an uocis iocundae sonum? Ut hedera serpens uires arboreas necat, Ita me vetustas amplexu annorum enecat. Sepulchri similis nihil nisi nomen retineo." « Où m'a précipité, vers la fin de mon existence, la force adverse de la nécessité, que tant d'hommes ont voulu éluder, et que si peu ont pu fuir? Moi, que dans ma jeunesse aucune ambition, aucune largesse, aucune crainte, aucune force, aucune autorité, ne purent faire déchoir de mon rang, voilà que dans ma vieillesse la parole flatteuse; douce et clémente d'un homme illustre, m'en fait descendre avec facilité. Car qui aurait toléré que moi, mortel, j'eusse refusé à celui auquel les dieux ne purent rien refuser? Ainsi donc après avoir vécu soixante ans sans reproche, je quitte mes lares chevalier romain, et je rentre dans ma maison comédien. Dès cet instant j'ai vécu trop d'un jour. O fortune immodérée dans la prospérité comme dans le malheur, si l'un de tes caprices devait être de faire servir la gloire des lettres à briser vers son terme une renommée honorable, pourquoi ne m'as-tu pas rendu flexible à accomplir tes desseins, alors que mes membres pleins de vigueur me permettaient de plaire au peuple et à cet homme illustre? Mais maintenant où me précipites-tu? Qu'apporté je sur la scène? est-ce la beauté, ou la dignité du corps? l'énergie de l'âme, ou le son gracieux de la voix? De même que le lierre épuise les forces de l'arbre autour duquel il serpente, de même la vieillesse m'énerve, en m'entourant de ses étreintes annuelles; et, semblable au tombeau, il ne reste plus de moi qu'un nom. » Dans cette même pièce Labérius se vengeait comme il le pouvait, dans le rôle d'un Syrien battu de verges, sous le masque duquel il s'écriait "Porro Quirites! libertatem perdimus" « Désormais, Romains, nous avons perdu la liberté ! » Et il ajoutait peu après "Necesse est multos timeat quem multi timent." « Il faut qu'il craigne beaucoup de gens, celui que beaucoup de gens craignent. » A ces derniers mots, tout le peuple fixa les yeux sur César, et se complut à le voir dans l'impuissance de repousser ce trait qui le frappait. Cette circonstance fut cause que le dictateur transporta ses faveurs à Publius. Ce Publius, Syrien de nation, ayant été présenté adolescent au patron de son maître, s'attira ses bonnes grâces, non moins par sa beauté que par les agréments de son esprit. Ce dernier, apercevant un de ses esclaves hydropique qui était couché par terre, et lui reprochant ce qu'il faisait au soleil : "Aquam calefacit" « Il fait chauffer son eau, » repartit Publius. Pendant le souper, on agita en plaisantant la question de savoir quel genre de repos était le plus déplaisant: les opinions étaient partagées : "Podagrici pedes" « C'est celui des pieds goutteux, » dit Publius. A cause de ces traits et de plusieurs autres, il fut affranchi, et instruit avec beaucoup de soin. Ayant composé des mimes qui obtinrent de grands succès dans les villes d'Italie, il parut à Rome durant des jeux que César y donna, et défia tous ceux qui, à cette époque, exposaient leurs ouvrages sur la scène, à concourir avec lui sur pu sujet donné, et pendant un espace de temps déterminé. Il vainquit tous ceux qui se présentèrent; de ce nombre fut Labérius, ce qui fit dire à César, en souriant : "Favente tibi me victus es, Laberi, a Syro" « Malgré ma protection, Labérius, tu es vaincu par Syrus. » Aussitôt il donna une palme à Publius, et à Labérius un anneau d'or avec cinq cent mille sesterces. Comme ce dernier se retirait, Publius lui dit: "Quicum contendisti scriptor, hunc spectator subleva." « Sois favorable, comme spectateur, à celui que tu as combattu comme écrivain. » Et Labérius, à la première représentation théâtrale qui eut lieu, fit entrer les vers suivants dans un de ses mimes: "Non possunt primi esse omnes omni in tempore. Summum ad gradum cum claritatis veneris, Consistes aegre, *ne me citius decidas. Cecidi ego, cadet qui sequitur: laus est publica." « On ne peut pas toujours occuper le premier rang. Lorsque tu seras parvenu au dernier degré de l'illustration, tu t'arrêteras avec douleur; et tu tomberas, avant d'avoir songé à descendre. Je suis tombé; celui qui me succède tombera aussi : la gloire est une propriété publique. » Quant à Publius, on connaît de lui des sentences ingénieuses, et d'une application très fréquente; je ne me souviens que de celles-ci, renfermées chacune dans un seul vers : "Beneficium dando accepit qui digno dedit. Feras, non culpes, quod mutari non potest. Cui plus licet quam par est plus uult quam licet. Comes facundus in uia pro uehiculo est. Frugalitas miseria est rumoris boni. Heredis fletus sub persona risus est. Furor fit laesa saepius patientia. Inprobe Neptunum accusat qui iterum naufragium facit. Nimium altercando ueritas amittitur. Pars beneficii est, quod petitur si cito neges. Ita amicum habeas, posse ut fieri hunc inimicum putes. Veterem ferendo iniuriam inuites novam. Numquam periclum sine periclo vincitur. « C'est un méchant avis, celui dont on ne peut changer. » « Celui qui donne à qui en est digne, reçoit un bienfait en donnant. » « Au lieu de récriminer, supporte ce qui ne peut être changé. » « Celui à qui on permet plus qu'il n'est raisonnable, veut plus qu'on ne lui permet. » « Un compagnon de voyage, d'une conversation agréable, tient lieu de véhicule en chemin. » « La frugalité est la broderie d'une bonne réputation. » « Les larmes d'un héritier sont le rire sous le masque. » « La colère s'attire plus de mal que la patience. » « Celui qui fait un second naufrage accuse Neptune à tort. » « Trop de contestation fait perdre la vérité. » « C'est un demi-bienfait de refuser vite ce qui est demandé. » « Sois avec ton ami en songeant qu'il peut devenir ton ennemi. » « Supporter une ancienne injure, c'est en quêter une nouvelle. » « On ne triomphe jamais d'un danger, sans danger. » Mais puisque je suis venu à parler du théàtre, je ne dois oublier ni le comédien Pylade, qui s'illustra dans son art du temps d'Auguste, ni Hylas son disciple, qu'il instruisit jusqu'au point de devenir son rival. Les suffrages du peuple étaient divisés entre eux. Hylas exécutait un jour une pantomime musicale, dont la finale était : « Le grand Agamemnon : » et en disant ces mots, il se redressait comme pour dessiner une haute stature. Pylade ne pouvant supporter cela, lui cria de sa loge - « Tu le fais long, et non pas grand. » Alors le peuple l'obligea à exécuter la même pantomime; et lorsqu'il en fut venu à l'endroit qu'il avait relevé, il prit l'air d'un homme qui réfléchit, persuadé que le principal caractère d'un grand général est de penser pour tout le monde. Hylas jouait le rôle d'OEdipe; Pylade le reprit sur la sécurité qu'il y montrait, en lui disant : « Songe que tu es aveugle. » Dans le rôle d'Hercule furieux, plusieurs personnes trouvaient que Pylade ne conservait pas assez la démarche qui convient à un acteur : alors quittant son masque, il gourmanda ses critiques en ces termes : « Insensés, songez que je joue un fou ; » et en même temps il jeta ses flèches au milieu du peuple. Jouant le même rôle par ordre d'Auguste dans fine salle particulière, il banda son arc et lança sa flèche; et l'empereur ne fut point offensé que Pylade fît avec lui comme il avait fait avec le peuple romain. On lui attribuait d'avoir remplacé la pantomime sans art de nos ancêtres, par une nouvelle pantomime beaucoup plus gracieuse. Auguste lui ayant demandé quel avait été son procédé, il répondit : « Qu'il avait substitué la flûte à la voix humaine. » Sa rivalité avec Hylas ayant occasionné une sédition parmi le peuple, excita l'indignation d'Auguste; ce que Pylade apprenant, il s'écria : « Tu es un ingrat, ô prince! Laisse-les s'occuper de nous. »

CHAPITRE VIII.

Préceptes de Platon touchant l'usage du vin; et combien il est honteux et même dangereux d'être sujet aux plaisirs de la bouche et du tact. Cette conversation provoqua la gaieté; et tandis qu'on louait la mémoire ornée et l'aménité d'esprit d'Aviénus, un serviteur avança les secondes tables. Alors Flavien prenant la parole, dit : - Bien des gens, je pense, ne sont pas de l'avis de Varron, qui, dans son ingénieuse satire Ménippée intitulée : « Tu ne sais ce que t'apporte le soir, » bannit les mets raffinés du second service. Mais toi, Cécina, qui as une meilleure mémoire, répète-nous, je te prie, les propres paroles de Varron, si tu les as retenues. Albin répondit: - Voici le passage de Varron que tu me demandes: « Les bellaria les plus doux sont ceux où l'on ne met point de miel; car le miel ne souffre point la cuisson. Le mot bellaria signifie toute espèce de mets du second service : c'est le nom que nos ancêtres ont donné à ce que les Grecs appelèrent g-pemmat ou g-tragehmata. Les vins les plus doux sont aussi désignés sous cette dénomination dans de très anciennes comédies, où ils sont appelés bellaria, de liber. » - Allons, reprit alors Évangelus, livrons-nous un peu au vin, avant de nous lever de table; et ceci d'après l'autorité de Platon, qui pense que le vin est un excitant, et une sorte de feu qui renouvelle les forces de l'esprit et du corps de l'homme qui s'y adonne. - Quoi donc, Évangelus, répliqua Eusthate, crois-tu que Platon ait voulu conseiller de faire un fréquent usage du vin? Ce qu'il a paru ne pas improuver, n'est-ce pas plutôt ces festins libres et joyeux, où l'on boit dans de petites coupes, et où des hommes sobres président? Ce sont de tels repas qu'il déclare pouvoir être utiles à l'homme, dans les livres l et 2 de son traité Des lois. Il pense que la boisson modérée, au sein d'honnêtes délassements, rafraîchit l'esprit, et le dispose à reprendre les exercices ordinaires d'une vie sobre; et qu'un moment de gaieté le rend plus propre à poursuivre ses travaux accoutumés. En même temps, si quelqu'un est entraîné par sa cupidité et ses passions dans des erreurs que la honte lui fait tenir cachées, la liberté qui naît du vin les fait découvrir sans inconvénients et les rend plus faciles à corriger et à guérir. Platon dit aussi, dans le même endroit, qu'on ne doit pas craindre de s'habituer à supporter la force du vin, puisqu'il n'est personne de si sobre ou de si tempérant, dont la vie ne s'écoule à travers les dangers de l'erreur ou les amorces de la volupté. Car qui n'a pas connu les Grâces et les Plaisirs, divinités des festins? Et s'il était quelqu'un qui ne se fût pas trouvé dans ce cas, aussitôt que sa propre volonté, la nécessité ou l'occasion, les lui auront fait connaître, il se laissera bientôt attirer et subjuguer, sans que son esprit ni son coeur puissent résister. Il faut donc combattre et entrer pour ainsi dire en lutte avec les voluptés, et principalement avec les effets licencieux que produit le vin; non par la fuite ou par l'éloignement, mais par la vigueur de l'âme et en les affrontant avec constance. Qu'un usage modéré entretienne la tempérance et la continence, et cependant que notre esprit, animé et réchauffé, repousse et la froide tristesse et la craintive timidité. Nous venons de parler des voluptés : Aristote nous apprend quelles sont celles qu'on doit éviter. L'homme a cinq sens, que les Grecs appellent g-aisthehseis, par le canal desquels l'âme et le corps perçoivent le plaisir. Ces sens sont : le tact, le goût, l'odorat, la vue, l'ouïe. Tout plaisir pris immodérément est déréglé et honteux, mais principalement ceux du tact et du goût; ces deux genres de volupté, de l'avis des hommes sages, sont ce qu'il y a de plus honteux. Les Grecs ont donné à ceux qui se livrent à ces vices graves les noms de g-akrateis ou d' g-akolastous, et nous les appelons incontinents ou intempérants. Ces deux plaisirs du goût et du tact, c'est-à-dire du manger et du coït, sont les seuls que l'homme ait de commun avec les bêtes; et c'est pourquoi l'on dit que celui qui est dominé par ces voluptés brutales se ravale au rang des animaux sans raison les plaisirs qui nous viennent par les trois autres sens ne sont propres qu'à l'homme. Je vais rapporter un passage d'Aristote sur ce sujet, afin qu'on sache ce que pensait cet homme illustre touchant ces infâmes voluptés. « Pourquoi appelons-nous incontinents et ceux qui s'abandonnent aux plaisirs du tact, et ceux qui s'abandonnent aux plaisirs du goût? car nous donnons également cette qualification et à ceux qui abusent des faveurs de Vénus, et à ceux qui se complaisent dans la recherche des mets. Or il y a différentes sortes de mets : les uns qui affectent agréablement la langue, et d'autres le gosier; ce qui faisait souhaiter à Philoxène que les dieux immortels lui accordassent un cou de grue. Mais nous ne donnons point cette qualification d'incontinents à ceux qui excèdent les bornes de la modération dans les jouissances de la vue et de l'ouïe. Serait-ce parce que nous partageons avec les autres êtres animés les voluptés que procurent les deux premiers sens, que nous les méprisons comme abjectes, et que nous les avons notées d'infamie entre toutes les autres? Serait-ce pour cela que nous blâmons l'homme qui y est adonné, et que nous l'appelons incontinent et intempérant, parce qu'il se laisse subjuguer et conduire par la plus basse espèce de plaisirs? Car sur les cinq sens, les deux dont je viens de parler sont les seuls par lesquels les animaux goûtent des plaisirs; les autres ne leur en procurent point, ou du moins ce n'est qu'accidentellement. » Quel est donc celui, pour si peu qu'il ait de pudeur, qui pourra se complaire dans les plaisirs de la bouche et du coït, que l'homme partage avec l'âne et le pourceau? Socrate disait que beaucoup de gens ne désiraient de vivre que pour manger et boire; mais que lui, il ne mangeait et buvait que pour vivre. Hippocrate, cet homme d'un savoir divin, pensait que l'action vénérienne était une sorte de maladie affreuse que nous appelons comitiale; voici ses paroles « Le coït est une petite épilepsie. »

LIVRE III.

CHAPITRE 1.

Les personnes attendues se trouvant réunies, à l'heure fixée avant le repas du soir, dans la maison de Praetextatus, Evangelus commença par lui adresser la parole en ces termes: -Tu nous as dit, mon cher Praetextatus, qu'entre les mérites divers de Virgile, dont tu es le lecteur assidu, celui que tu admires le plus, c'est la science profonde du droit pontifical qu'il montre dans plusieurs parties de ses ouvrages, comme si cette science eût été le principal objet de ses études. Tu t'es engagé, si l'occasion se présentait de traiter un sujet aussi important, à prouver que Virgile devait être considéré comme le premier de nos pontifes : remplis donc maintenant ta promesse; sans quoi je devrai croire ou que tu as oublié ton engagement, ou plutôt que le président du collège de nos pontifes ignore le mérite de Virgile considéré comme pontife. Le visage de Praetextatus se couvrit d'une rougeur modeste, et il répondit : Je vais prouver, et que je n'oublie point mes engagements, et que Virgile ne fut pas ignorant des rites sacrés. Je le ferai, Évangelus, non à cause de tes paroles, beaucoup plus inconsidérées que vraies, mais par égard pour cette réunion, qui, je le sais, m'écoutera avec empressement. La première chose par laquelle je crois devoir commencer, c'est la cérémonie de la purification, par où doit toujours commencer quiconque veut offrir aux dieux du ciel un sacrifice régulier. C'est ce que Virgile démontre clairement, lorsque introduisant Énée en qualité de pontife, il lui fait adresser à son père les paroles suivantes : « Toi, mon père, prends dans tes mains les ustensiles sacrés et nos pénates domestiques; sortant d'un si terrible combat, et la main encore fraîchement ensanglantée, je serais sacrilège de les toucher avant de m'être lavé dans l'eau vive du fleuve. » Après la sépulture de sa nourrice Caïète, où tend la navigation d'Énée? « Vers les lieux riants par où coule le Tibre pour se précipiter dans la mer;» afin qu'aussitôt qu'il aura mis le pied sur le seul de l'Italie, lavé dans les ondes du fleuve, il puisse invoquer avec pureté Jupiter, « Et sa mère Vénus, qui lui donna le jour en Phrygie. » Et pourquoi tout cela? parce qu'il navigue sur le Tibre pour aller joindre Évandre, et que, devant le trouver occupé à célébrer les fêtes d'Hercule, il veut être purifié, afin de pouvoir participer aux sacrifices de son hôte. Aussi Junon ne se plaint-elle pas tant de ce que contre sa volonté Énée est parvenu en Italie, que « de ce qu'il est entré dans le lit désiré du Tibre, » parce qu'elle savait qu'une fois purifié dans ce fleuve, il pouvait régulièrement sacrifier à elle-même, et qu'elle ne voulait pas seulement être intercédée par lui. Maintenant que nous avons démontré, par l'autorité de Virgile, que la purification est une cérémonie essentielle aux sacrifices que l'on offre aux dieux du ciel, voyons si ce poète a observé la même exactitude de rites à l'égard du culte des dieux des enfers. Lorsqu'on veut sacrifier aux dieux du Ciel, il faut se purifier par l'ablution de tout le corps; mais lorsqu'on veut sacrifier aux dieux des enfers, il suffit seulement de l'aspersion. Énée veut donc parler de sacrifices à faire aux dieux du ciel, lorsqu'il dit : « Jusqu'à ce que je me sois lavé dans l'eau vive du fleuve. » Mais lorsque Didon veut sacrifier aux dieux infernaux, elle dit « O ma chère nourrice, fais venir ici ma soeur Anne; dis-lui qu'elle se hâte d'asperger son corps de l'eau du fleuve. » Et dans un autre endroit le poète dit : « Didon avait répandu (sparserat) l'eau, à l'imitation de la fontaine de l'Averne. » En racontant la cérémonie de la sépulture de Misène, le poète dit : « Il (le prêtre Corynée) tourne trois fois autour de ses compagnons, portant une onde pure, dont il les aspergeait légèrement. » De même, lorsque dans les enfers Virgile peint Énée prêt à consacrer un rameau à Proserpine, il s'exprime ainsi « Énée s'arrête à l'entrée, et asperge son corps avec de l’eau fraîchement puisée. »

 CHAPITRE II.

La propriété des termes est si familière à Virgile, que cette observation, à son égard, paraît cesser d'être un éloge. Néanmoins il ne l'a nulle part poussée plus loin qu'en fait de sacrifices et de choses sacrées. Et d'abord je ferai une remarque sur un terme à propos duquel on s'est plusieurs fois trompé. Virgile dit: « Je vous offrirai (porriciam) ses entrailles dans les flots amers. » II ne faut point lire porriciam (je jetterai), comme le font quelques uns, à cause des mots in fluctus, dans lesquels on croit que Virgile a voulu dire : je jetterai les entrailles. Mais il n'en est point ainsi; car, selon la doctrine des haruspices et les maximes des pontifes, le mot porriciam est sacramentel dans les sacrifices. Véranius, sur le Ier livre de Pictor, discute ainsi cette expression: « Les entrailles des victimes (exta) sont présentées (porriciunto) et données (danto) aux dieux, ou sur l'altare, ou sur l'ara, ou sur le focus, ou en quelqu'un des lieux où l'on doit faire ces offrandes. » L'expression technique des sacrifices est donc porricere, et non proiicere: et quant à la dernière partie des paroles de Véranius, « ou sur l'ara, ou sur le focus, ou en quelqu'un des lieux où l'on doit faire ces offrandes, » il faut observer que la mer, dans le passage de Virgile, tient lieu de l'ara ou du focus; car c'est aux dieux de la mer qu'est offert le sacrifice. Voici le passage « Dieux qui régnez sur cette mer dont je parcours les plaines, je fais vœu avec joie de vous immoler sur ce rivage un taureau blanc, je vous offrirai (porriciam) ses entrailles (exta) dans les flots amers, et j'y répandrai le vin liquide. » De là il résulte que, suivant les rites sacrés, les entrailles des victimes peuvent porrici (être offertes), et non proiici (être jetées). J'amènerai devant vos autels, engagé par voeu : ce sont les mots sacramentels des sacrifices: celui qui s'engage envers les dieux par un vœu est appelé reus; et celui qui ne remplit pas son vœu est appelé damnatus. Mais je n'ai pas besoin d'en dire davantage sur ce sujet, puisque le savant Eustathe naguère l'a traité à fond. C'est une chose particulière à remarquer dans Virgile, qu'il emploie souvent, avec une profonde intelligence, tel mot que le vulgaire pourrait plus d'une fois croire placé au hasard. Ainsi, nous lisons en plusieurs endroits qu'on ne peut sacrifier par la simple oraison, si en outre celui qui prie les dieux ne tient en priant leurs autels embrassés. Varron, dans le cinquième livre de son traité Des choses divines, dit que : les autels (arae) s'appelaient anciennement anses parce qu'il fallait qu'ils fussent tenus, par ceux qui offraient les sacrifices, de la même façon qu'on tient les vases par les anses. Au moyen d'un changement de lettre, d'asa on aura fait ara, comme de Valesius et de Fusius qui se disaient anciennement, on a fait aujourd'hui les noms de Valérius et de Furius. Virgile, dans le vers suivant, n'a pas négligé nos observations « Le dieu tout-puissant entendit les prières qu'Iarbe lui adressait en tenant ses autels embrassés. » Ne croirait-on pas qu'Iarbe est écouté, non pas tant parce qu'il priait, que parce qu'il tenait les autels embrassés? Lorsque Virgile dit ailleurs « Énée priait la Sibylle en ces termes, et tenait embrassé l'autel; » Et dans un autre endroit, lorsque le poète fait dire à Latinus « Je touche les autels, j'atteste les dieux, et les feux qui y brûlent en leur honneur », Il entend donner une signification analogue au terme qui exprime l'action de saisir l'autel (tango). Le même poète, savant aussi profond qu'esprit ingénieux, a usé de certains vieux mots qu'il savait appartenir spécialement aux rites sacrés, de manière qu'en changeant le son du mot, la signification restât tout entière. Ainsi dans le premier livre de Pictor, du Droit pontifical, on trouve le mot vitulari, dont Titus explique ainsi la signification: « Vitulari, c'est se réjouir de la voix. » Varron, dans le livre quinzième Des choses divines, dit que « dans certains sacrifices le prêtre fait éclater sa joie (vitulatur); ce que les Grecs appellent g-paianizein. » Virgile, avec sa docte élégance, rend en peu de mots cette interprétation compliquée « Ils chantent en choeur des hymnes d'allégresse (paeana) ; » car puisque vitulari, qui n'est autre chose que voce laetari, s'exprime par g-paianizein, pour désigner ceux qui sont joyeux en chantant, peut-on trouver un terme plus propre que l'adjectif g-paianizein. Arrêtons-nous un moment sur le mot vitulari. Hyllus, dans le livre qu'il a composé sur les dieux, dit qu'on appelait Vitula la déesse qui préside à la joie, Pison dit que c'est la victoire qu'on appelle Vitula, et voici la raison qu'il en donne : Le lendemain des nones de juillet, les Romains ayant mis en fuite les Toscans qui les avaient battus la veille, ce qui a fait donner à ces nones le surnom de Populifugia (fuite du peuple), après la victoire, l'on offrit certains sacrifices appelés Vitulations. D'autres pensent que le nom de Vitula vient de ce que cette déesse a le pouvoir de nous faire soutenir la vie (vita) ; c'est pourquoi on lui offre des sacrifices pour la remercier des productions de la terre, parce que ces productions servent à soutenir la vie de l'homme. De là vient que Virgile a dit : « Viens te joindre à moi lorsque je sacrifierai une génisse (cum faciam vitula) pour les fruits de la terre. » II a dit vitula pour vitulatione, qui, ainsi que nous venons de le voir, est la dénomination d'un sacrifice offert en signe de joie. Observons de plus qu'il faut lire à l'ablatif, cum faciam vitula : c'est comme si le poète avait dit, cum faciam rem divinam (lorsque j'offrirai un sacrifice), non avec une brebis, non avec une chèvre, mais, vitula, avec une génisse; employant, au moyen d'une ellipse, l'ablatif, au lieu de l'accusatif. Virgile signale la qualité de pontife dans Énée, jusque dans la qualification qu'il donne au récit de ses labeurs. Les pontifes avaient la prérogative d'écrire sur des tables le récit des événements publics; on appelait ces tables annales maximi, pour désigner qu'elles étaient l'ouvrage des souverains pontifes; c'est à cause de cela que Virgile fait dire par Énée (à Didon) : « Si vous avez le loisir d'écouter les annales de nos malheurs, si grands et si nombreux. »

 CHAPITRE III.

On demande souvent ce que signifient dans les décrets des pontifes les expressions de sacré, de profane, de saint, de religieux. Voyons si Virgile a employé ces mots d'une manière conforme à leur définition, et si, selon son usage, il a conservé à chacun sa signification propre. Trébatius au livre premier Des choses religieuses, s'exprime ainsi : « La chose sacrée est celle qui appartient aux dieux.» Le poète, ayant cette définition présente à la mémoire, a prononcé à peine le mot de sacré, qu'il fait suivre presque aussitôt le nom de la divinité « Je sacrifiais (sacra ferebam) aux dieux et à ma mère, fille de Dionée. » Ailleurs « Le sacrifice (sacra) que j'ai disposé pour être, suivant les rites religieux, à Jupiter Stygien.» Ailleurs « C'est à toi, puissante Junon, qu'il l'immole en sacrifice (mactat sacra). » Tout le monde convient à peu près que la chose profane est celle qui n'a aucun rapport avec le temple, ni avec nulle autre partie du culte religieux. Virgile, en parlant d'un bois sacré et de l'entrée des enfers, également sacrée, nous fournit un exemple de la signification de ce mot « Loin d'ici, profanes, s'écria la Sibylle; loin d'ici; sortez de ce bois sacré. » C'est ici le lieu de remarquer que Trébatius dit que la chose profane est proprement celle qui, d'un usage religieux et sacré, a été transportée à l'usage et à la propriété de l'homme. Virgile a parfaitement observé cette nuance, lorsqu'il a dit: « Divinités, s'écrie Turnus, dont j'ai toujours respecté le culte, que les soldats d'Épée ont profané durant cette guerre, ô Faune, secoure-moi, je t'implore! et toi, Terre protectrice des hommes, retiens son javelot! » Et en effet, le poète venait de dire plus haut : « Que les Troyens, sans aucun respect, avaient coupé le tronc d'un arbre sacré. » Par où il est démontré que la chose profane est proprement celle qui est transportée d'un usage sacré, aux actes communs de la vie humaine. La chose sainte, d'après la définition du même Trébatius, liv. X Des choses religieuses, « est, ou la même que la chose sacrée, ou la même que la chose religieuse, ou différente de l'une et de l'autre. » Voici un exemple de cette dernière espèce « Mon âme sainte et exempte de faute descendra vers vous. » Par l'expression sainte, Virgile n'a pas voulu dire que l'âme de Turnus fût sacrée ou religieuse, mais pure. De même aussi dans l'exemple suivant « Et toi, ô très sainte épouse, heureuse de n'être plus, » par le mot sanctissima Évandre a voulu rendre hommage à l'incorruptible chasteté de son épouse. C'est ainsi qu'on appelle saintes lois (sanctae leges) celles qu'aucune disposition pénale ne doit entacher. Venons-en maintenant à la première partie de la définition de la chose sainte, c'est-à-dire considérée comme synonyme de la chose sacrée et de la chose religieuse. Le poète dit : « Voilà que nous voyons sortir, du haut de la tête d'Iule, comme un épi lumineux. » Il ajoute peu après : « Effrayés, nous tremblons de crainte, nous secouons la chevelure de l'enfant, et nous nous efforçons d'éteindre Ces feux saints (sanctos ignes) en y versant de l'eau. » Dans ce passage, l'épithète de saints est donnée aux feux, pour celle de sacrés, parce qu'ils étaient produits par la divinité. De même dans cet autre passage: « Et vous, prophétesse très sainte (sanctissima), qui connaissez l'avenir, » l'épithète de très sainte est donnée à la Sibylle pour celle de sacrée, parce qu'elle était prêtresse, et remplie de la divinité. Il nous reste maintenant à reconnaître dans Virgile quelle est la chose religieuse. Servius Sulpicius nous apprend que la religion a été ainsi nommée, comme étant une chose que sa sainteté sépare et éloigne de l'homme; et il fait dériver ce mot du participe relinquendo, de même que celui de cérémonie de carendo. Virgile, se conformant à cette étymologie, a dit : « Il est un vaste bois, près de la fraîche rivière de Cérète, dont la religion de nos pères consacra les terres environnantes à une grande distance (religione patrum late sacer: ») Ce qu'il ajoute caractérise spécialement cette religieuse consécration « De tous les côtés il est entouré de collines caverneuses, et ceint d'une forêt de noirs sapins. » Ces diverses circonstances locales nous dépeignent ce bois comme éloigné de la fréquentation des peuples; et il ne l'est pas seulement par les difficultés de son accès, mais encore par la sainteté du lieu. « On dit, ajoute le poète, que les antiques Pélages le consacrèrent à Silvain, dieu des champs et des troupeaux. » Selon Pompéius Festus, « Les hommes religieux sont ceux qui discernent ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter. » Ainsi Virgile a pu dire : « Aucun précepte religieux ne défend de nettoyer (deducere) les fossés. » Deducere est pour detergere, nettoyer, désobstruer; car il est bien permis, les jours de fêtes, d'écurer les fossés encombrés, mais non d'en creuser de nouveaux. Remarquons, en passant, un éclaircissement que le poète jette, comme en glissant, sur la signification d'un mot. Le droit pontifical, prévoyant qu'on lave les brebis pour deux motifs, ou pour les guérir de la gale, ou pour nettoyer leur laine, a interdit de les laver les jours de fête pour le premier motif; et il a permis de le faire pour le second. Aussi le poète a-t-il compté cette action de plonger dans le fleuve les troupeaux bêlants au nombre des choses permises. S'il se fût arrêté là, il eût confondu la chose permise avec la chose prohibée; mais en ajoutant à la fin du vers le mot salubre, (fluvio mersare salubri) il donne à entendre le cas qui rend l'ablution permise.

CHAPITRE IV.

C'est une partie de la science pontificale, de donner aux lieux sacrés les dénominations qui leur sont propres. Voyons donc ce que les pontifes appellent proprement delubrum, et dans quel sens Virgile a employé ce mot. Varron, liv. VIII des choses divines, dit: « Les uns pensent que le delubrum est cet emplacement qui, dans les édifices sacrés, est plus particulièrement consacré au dieu, comme celui qui dans le cirque Flaminien est consacré à Jupiter Stator ; d'autres croient que c'est le lieu même où est placé le simulacre du dieu. » Et il ajoute « De même qu'on appelle candelabrum l'instrument qui reçoit la chandelle (candela), de même on appelle delubrum le lieu où est posé le dieu. » De ce passage de Varron, on peut conclure que, selon l'opinion pour laquelle il penche, et qu'il est dans l'usage d'émettre la dernière, le mot delubrum dérive de dei dedicatum simulacro (dédié à la statue d'un dieu). Virgile s'est conformé tour à tour à l'une et à l'autre opinion. Pour commencer par la seconde, voici un exemple où il prend le mot delubrum comme étant le nom du simulacre de dieu, ou au moins du lieu sur lequel il est posé. « Cependant les deux serpents fuient vers les parties les plus élevées de la citadelle sacrée » (delubra ad summa). Et aussitôt, pour désigner la divinité dont elle renferme la statue, le poète ajoute : « ils gagnent le sanctuaire de la cruelle Pallas, ils se réfugient aux pieds de la déesse, et se mettent à couvert sous l'égide de son bouclier: » Ailleurs il a dit : « Malheureux ! c'était notre dernier jour, et nous ornons (delubra) de festons de feuillage les sanctuaires des dieux de notre ville! » Virgile a employé aussi le mot delubrum suivant la dernière acception énoncée par Varron, qui le fait synonyme d'area (l'aire où repose l'autel) « Anne et Didon vont d'abord dans le sanctuaire (delubra) chercher la paix au pied des autels; » et peu après le poète ajoute : « Didon porte ses pas (spatiatur) devant les statues des dieux (ante ora deum) et aux pieds de leurs autels arrosés de sang. » Or, que signifie le mot spatiatur, si ce n'est qu'elle parcourt un certain espace. Ad aras, que le poète ajoute ensuite, indique que cet espace est celui qui entoure le simulacre de la divinité. C'est ainsi que, selon son usage, sans avoir l'air de s'en occuper, Virgile ne néglige pas de se conformer aux mystères sacrés. On trouve çà et là, dans les ouvrages de Virgile, des éclaircissements précieux sur les dieux particuliers aux Romains, c'est-à-dire sur les Pénates. Nigidius, dans son traité Des dieux, livre XIX, demande si les dieux pénates ne sont point l'Apollon et le Neptune des Troyens, qui bâtirent, à ce qu'on dit, les murs de leur ville; et si ce n'est pas Énée qui les apporta en Italie. Cornélius Labéo exprime la même opinion sur les dieux pénates. C'est celle que Virgile a suivie, lorsqu'il a dit : « Anchise, ayant ainsi parlé, rendit aux autels les honneurs ordinaires; il immola un taureau à Neptune, et un autre à toi, ô bel Apollon. » Varron, dans son traité Des choses humaines, livre second, rapporte que Dardanus transporta les Pénates de Samothrace en Phrygie, et Énée de Phrygie en Italie. Il ne s'explique point sur les dieux pénates; mais ceux qui ont fait des recherches plus approfondies disent que les Pénates sont les dieux par lesquels nous respirons, par lesquels nous avons un corps et une âme raisonnable: ils disent de plus que Jupiter est l'air mitoyen, Junon la terre et la partie inférieure de l'air, et Minerve la partie la plus élevée de l'atmosphère : ils tirent un argument en faveur de cette opinion, de ce que Tarquin, fils de Démarate de Corinthe, instruit des secrets mystères du culte des Samothraces, consacra un même temple, sous les noms réunis de ces trois divinités. Cassius Hemina dit que les dieux des Samothraces, qui sont les mêmes que les Pénates des Romains, étaient spécialement qualifiés de dieux grands, dieux bons, dieux puissants. Virgile, instruit de ces particularités, fait dire à Anchise. « J'amène avec moi mon fils, mes compagnons, nos Pénates, et les grands dieux; » ce qui rend g-theous g-megalous. Dans des passages divers, il donne les trois épithètes à une seule des divinités nommées plus haut; ce qui démontre pleinement sa manière de voir à l'égard de l'opinion ci-dessus émise. Ainsi, lorsqu'il dit « Commencez par adresser vos prières et vos adorations à la grande Junon, » il lui donne l'épithète de g-tehn g-megalehn. Lorsqu'il dit « Que Bacchus qui inspire la joie, que la bonne Junon, président à cette fête, » il emploie pour la déesse l'épithète de g-tehn g-chrehstehn. Ailleurs il lui donne celle de dominamque potentem, qui correspond à g-tehn g-dynatehn (puissante). Virgile a aussi donné la même épithète à Vesta, laquelle, au reste, fut certainement du nombre des dieux pénates, ou leur fut au moins associée; si bien que les consuls, les préteurs et les dictateurs, au commencement de leur magistrature, allaient à Lavinium sacrifier aux Pénates et en même temps à Vesta; aussi Virgile à peine a-t-il dit, en faisant parler Hector : « Troie vous recommande son culte et ses pénates, » qu'il ajoute bientôt après : « Il dit; et aussitôt il enlève du sanctuaire de la puissante Vesta la statue de la déesse, ses ornements, et le feu éternel. » Higin, dans son traité Des dieux pénates, ajoute qu'on les appelait aussi g-theous g-patroous, dieux paternels ou de la patrie. Virgile ne l'a pas ignoré » « Dieux paternels, a-t-il fait dire à Anchise, conservez ma maison, conservez mon petit-fils ! » Patriosque Penates (Pénates paternels), dit-il encore ailleurs.

CHAPITRE V.

L'exactitude de Virgile ne se montré pas moins dans les rites des sacrifices que dans la science spéciale des dieux. Trébatius, livre I Des choses religieuses, nous apprend qu'il y a deux sortes de victimes : les unes dans les entrailles desquelles on consulte la volonté des dieux, les autres dont la vie (anima) est purement offerte en sacrifice à la divinité; ce qui leur fait donner par les haruspices le nom d'animales. Virgile, dans ses vers, a spécifié des deux espèces de victimes la première, c'est-à-dire l'espèce de victimes dans les entrailles desquelles se manifeste la volonté des dieux, en ces termes « Énée immole deux brebis, choisies selon l'usage, n'ayant encore que deux ans. » Et peu après « Didon consulte avec attention l'intérieur des entrailles palpitantes des victimes. » Il désigne la seconde espèce, c'est-à-dire celle dans laquelle la victime est appelée animale, parce que son immolation n'a d'autre but que d'offrir sa vie à la divinité, lorsqu'il fait sacrifier un taureau par Entelle, vainqueur d'Éryx; car, dans cette occasion, voulant spécifier l'objet de la victime animale, il s'est servi du mot technique « Je m'acquitte envers toi en t'immolant cette âme, moins vile que celle de Darès: » C'est pour caractériser le voeu qu'il emploie le verbe persolvo (j'acquitte), qui est le terme sacramentel. De même, quelques vers plus haut, voulant aussi faire entendre que le taureau (abattu par Darès) était immolé, pour l'acquitter envers les dieux, il avait dit « Le taureau est abattu, et tombe par terre tremblant, inanimé. » Virgile n'a-t-il pas aussi, en cet autre endroit, voulu parler de la victime animale « O Grecs, lorsque jadis vous avez abordé sur les côtes d'Ilion, c'est avec du sang et par le sacrifice d'une vierge que vous avez apaisé les vents ce n'est que par le sang que vous obtiendrez le retour, et en sacrifiant la vie d'un Grec (animaque litandum Argolica); » car il a employé le mot animam pour caractériser le genre de la victime; et le verbe litare, qui signifie un sacrifice offert pour apaiser la divinité. Parmi ces deux espèces de victimes, soit animales, soit consultatoires, on distinguait encore celles appelées injuges, c'est-à-dire qui n'ont jamais été domptées ou placées sous le joug; notre poète les mentionne en ces termes « Il conviendra maintenant d'immoler sept taureaux qui n'aient jamais porté le joug (grege de intacto) ; autant de brebis, choisies, selon l'usage, parmi celles qui n'ont encore que deux ans. » Et dans un autre endroit il désigne encore plus clairement les injuges, lorsqu'il dit Des génisses dont la tête n'ait jamais porté le joug. » De même aussi l'adjectif eximius (choisi), en matière de sacrifices, n'est point une épithète, mais un terme sacramentel; car Véranius, dans ses Questions pontificales, nous apprend qu'on appelle hostiae eximiae (victimes choisies) celles qui, étant destinées pour le sacrifice, sont séparées du troupeau (eximuntur); ou bien qui, à cause de leur belle espèce (eximia specie), sont choisies pour être offertes aux dieux; c'est ce qui a fait dire à Virgile « Quatre taureaux choisis, et d'une grande espèce. » Il dit choisis (eximios), parce qu'ils sont séparés du troupeau (eximuntur); praestanti corpore, d'une grande espèce, pour indiquer la qualité qui a déterminé le choix. La victime ambarvale est, comme le dit Pompéius Festus, celle que promènent autour des champs ceux qui sacrifient pour les fruits de la terre. Virgile fait mention de cette espèce de sacrifice dans les Bucoliques, en parlant de l'apothéose de Daphnis « Tels sont les honneurs qui te seront toujours rendus, soit lorsque nous solenniserons la fête des nymphes, soit lorsque nous ferons le tour (lustrabimus) des champs. » Dans ce passage, le verbe lustrare est synonyme de circumire (aller autour), et c'est de là qu'est venu le nom d'ambarvales, ab ambiendis agris, aller alentour des champs; et en effet on trouve dans le IIIe livre des Géorgiques le passage suivant « Que l'heureuse victime fasse trois fois le tour des champs nouvellement ensemencés. » Ceux qui offraient des sacrifices avaient le soin d'observer que si la victime que l'on conduisait aux autels résistait avec violence, et témoignait par là qu'on l'y traînait contre son gré, elle devait en être écartée, parce qu'ils pensaient qu'alors le dieu ne l'agréait pas : que si, au contraire, elle se laissait offrir paisiblement, ils pensaient que le dieu l'avait pour agréable; de là notre poète a dit « Le bouc sacré, conduit par la corne, restera (stabit) au pied des autels. » Et ailleurs « Je placerai (statuam) devant vos autels un taureau dont la corne sera dorée. » Il fait tellement consister toute la piété dans les sacrifices qu'on doit offrir aux dieux, qu'il qualifie Mézence de contempteur des dieux, pour une cause diamétralement opposée. En effet, ce n'est point, comme le pense Asper, pour avoir été sans pitié envers les hommes et sans aucun rapport aux dieux, que Virgile a donné ce surnom à Mézence; car alors il l'aurait plutôt donné à Busiris, qu'il s'est contenté de qualifier, quoiqu'il fût bien plus cruel, d'illaudatum, indigne de louange. Mais le lecteur attentif trouvera le motif véritable d'une épithète qui caractérise l'orgueilleuse impiété de Mézence dans le Ier livre des Origines de Caton. Cet auteur raconte en effet que Mézence ayant ordonné aux Rutules de lui offrir les prémices qu'ils offraient aux dieux, tous les peuples latins, craignant un pareil ordre de sa part, avaient fait le voeu suivant : « Jupiter, si tu as à coeur que nous t'offrions ces prémices plutôt qu'à Mézence, fais-nous vainqueurs de lui. » C'est donc pour s'être arrogé les honneurs divins, que Mézence a été justement qualifié par Virgile de contempteur des dieux. De là cette pieuse et pontificale imprécation « Voilà les dépouilles et les prémices d'un roi superbe. » Par cette dernière expression il fait rejaillir, sur les dépouilles enlevées à Mézence, la dénomination du fait pour lequel il subit sa peine.

CHAPITRE VI.

Science admirable de Virgile dans la doctrine sacrée tant des Romains que des peuples étrangers; ce qui est démontré par les rites sacrés d'Apollon Délien et d'Hercule vainqueur. La science de Virgile touchant les doctrines sacrées tant de notre nation que des peuples étrangers est digne, d'admiration. Ainsi ce n'est pas sans motif qu'Enée, à son arrivée à Délos, n'immole aucune victime, et, qu'à son départ il sacrifie à Apollon et à Neptune; car il est à Délos un autel, comme nous l'apprend Cloatius Vérus au second livre des Origines (grecques), sur lequel on n'immole point de victime, mais où l'on honore le dieu seulement par des prières solennelles. Voici les expressions de Cloatius : « Il est à Délos un autel consacré à Apollon g-Genetoris (Géniteur), sur lequel on n'immole aucun animal, et sur lequel on dit encore que Pythagore voulut adorer le dieu, parce que l'autel n'avait jamais été souillé du sang d'aucun être vivant. » C'est sur cet autel que le poète a voulu faire entendre qu'Énée sacrifia à Apollon Géniteur; car, aussitôt entré dans le temple, Énée commence sa prière, sans avoir fait auparavant aucun sacrifice. Pour désigner plus clairement la qualité d'Apollon considéré comme procréateur, cette prière contient ces mots « O notre père, accorde-nous un présage ! » En sorte que, lorsque dans la suite Énée immole un taureau à Apollon et à Neptune, nous ne devons pas douter que ce ne soit sur un autre autel. En effet, Virgile se sert alors du nom ordinaire d'Apollon, tandis que plus haut il l'a appelé Père, ce qui était cette fois le terme propre. Caton, De l'éducation des enfants, parle de cet autel en ces termes: « Ta nourrice offrait ce sacrifice sans immoler de victime, mais seulement en offrant de la verveine, et au son des trompettes, comme on le pratique à Délos, à l'autel d'Apollon Géniteur. » Je ne crois pas non plus devoir omettre de remarquer pourquoi dans le même passage Virgile a dit que le temple était bâti (saxo vetusto) de pierre antique. Vélius Longus dit: « que c'est une transposition d'épithète, et qu'il veut exprimer par là l'antiquité du temple. » Plusieurs commentateurs, après lui, ont embrassé cette opinion; ce pendant il n'y a pas intérêt à exprimer ainsi l'âge d'un édifice. Epaphus, homme d'une grande érudition, nous apprend, livre XVII, qu'à une certaine époque le temple de Delphes, qui jusqu'a lors était resté inviolable et sacré, fut pillé et incendié; il ajoute que plusieurs villes et îles voisines de Corinthe furent englouties par un tremblement de terre; tandis que Délos n'a rien souffert, ni avant ni depuis ces événements; et par conséquent son temple est resté toujours construit des mêmes pierres. Thucydide, dans le livre III de son Histoire, nous apprend la même chose. Il n'est donc pas étonnant que Virgile voulant offrir à la vénération publique cette île, conservée par la protection du ciel, il signale l'antique solidité de ses constructions; ce qui implique simultanément la stabilité de l'île elle-même. De même que le poète conserve à Apollon l'épithète de père pour marquer ses attributions, c'est dans une intention analogue qu'il donne à Hercule celle de victorieux. Voici, dit Évandre, la maison où est entré « Alcide victorieux. » Varron, au livre IV Des choses divines, pense qu'Hercule a été surnommé victorieux, parce qu'il a vaincu toutes espèces d'animaux. Et en effet, il y a à Rome deux temples consacrés à Hercule vainqueur, l'un près de la porte Trigemina, et l'autre au marché des bœufs. Mais Masurius Sabinus, au livre II de ses Mémorables, assigne une autre origine à ce surnom. « Marcus Octavius Herennius, dit-il, après avoir été dans sa première adolescence joueur de flûte, se dégoûta de cette profession, et entreprit un négoce: ayant heureusement réussi, il consacra à Hercule la dixième partie de ses gains. Dans la suite, naviguant pour son commerce, il fut attaqué par des pirates, les combattit vaillamment et demeura vainqueur. Hercule lui apprit en songe que c'était à lui qu'il devait son salut. Alors Octavius, ayant obtenu un emplacement des magistrats, consacra au dieu un temple et un étendard, et lui donna le surnom de Victorieux dans une inscription qu'il fit graver. Il choisit cette épithète comme renfermant tout à la fois et le témoignage des anciennes victoires d'Hercule, et le souvenir du nouvel événement qui avait donné lieu de lui élever un temple à Rome. » Ce n'est pas sans motif non plus que dans le même endroit Virgile dit : « La famille des Pinariens, gardienne du temple d'Hercule. » On rapporte en effet que l'autel appelé maxima, étant menacé d'un incendie, fut sauvé par les Pinariens, et c'est la raison pour laquelle le poète donne à cette famille la qualité de gardienne du temple. Asper prétend que c'est pour les distinguer des Potitiens qui, corrompus par les présents d'Appius Claudius, abandonnèrent les fonctions sacrées à des esclaves publics. Mais Vératius Pontificalis, dans le livre qu'il a composé sur les supplications, s'exprime ainsi: « Les Pinariens étant arrivés les derniers, lorsque le repas était déjà achevé, et au moment où les convives se lavaient les mains, Hercule ordonna qu'à l'avenir ni eux, ni leur race, ne goûteraient la moindre portion du dixième qu'on lui consacrait, et qu'ils ne viendraient plus désormais que pour servir dans le temple, et non pour prendre part aux festins. » C'est sous ce rapport que Virgile les appelle gardiens du temple, c'est-à-dire ministres servants, dans le même sens qu'il dit ailleurs « Depuis longtemps Opis, gardienne de Trivia, était sur les montagnes. » Gardienne est synonyme de prêtresse servante. Peut-être Virgile donne l'épithète de custos à la famille Pinaria, pour faire allusion à l'interdiction des sacrifices qu'elle s'est elle-même attirée, dans le même sens qu'il dit ailleurs « Qu'un gardien, une branche de saule à la main, préserve des voleurs et des oiseaux la statue de Priape, né dans l'Hellespont. » Dans ce dernier passage, le mot gardien signifie sans aucun doute celui qui repousse les oiseaux et les voleurs. « Après avoir ainsi parlé, Évandre fait rapporter les mets et les coupes qu'on avait enlevés, et fait placer les Troyens sur des sièges de gazon (sedili.) » Virgile n'a pas employé sans motif le mot sedili (siége); car c'est une observation particulière aux sacrifices d'Hercule, de manger assis. Cornélius Balbus, livre XVIII de ses Exegétiques, dit que jamais on ne faisait de lectisterne à l'ara maxima. Un autre rite particulier au temple d'Hercule, c'est de n'y sacrifier jamais que la tête découverte. Cela se pratique ainsi, pour ne pas se rencontrer dans la même situation que le dieu, lequel y est représenté la tête couverte. Varron dit que c'est un usage grec, qui vient de ce que ou le dieu, ou ceux de ses compagnons qu'il laissa en Italie et qui bâtirent l'ara maxima, sacrifièrent selon le rite grec. Gavius Bassus ajoute encore que cela se pratique ainsi, parce que l''ara maxima était bâtie avant la venue d'Énée en Italie, qui y trouva établi l'usage de voiler la tête du dieu.

CHAPITRE VII.

Une foule de choses que le commun des lecteurs ne remarque pas dans Virgile ont une grande profondeur. Ainsi, lorsqu'il parle du fils de Pollion, comme en cet endroit il fait allusion à son prince, il ajoute « Le bélier dont la toison est déjà d'un pourpre suave, pendant qu'il paît dans la prairie, la changera en un jaune doré. » Or, on trouve dans le livre (Sibyllin) des Etrusques que si la laine du bélier est d'une couleur insolite, cela présage au chef de l'État un gouvernement heureux en tout. Il existe là-dessus un ouvrage de Tarquitius, extrait de l'Ostentaire toscan, où l'on trouve ce passage : « Si un bélier ou une brebis est tachée de couleur pourpre ou or, cela promet au prince un très grand bonheur, par l'augmentation de sa puissance et par une nombreuse postérité; cela promet à sa race une longue succession comblée de gloire et de félicité. » C'est donc une pareille destinée que le poète en passant prophétise à l'empereur. On peut remarquer aussi, dans le passage suivant, comment, par le moyen d'une seule expression prise du rite sacré, Virgile exprime des conséquences extrêmement éloignées « Les Parques mirent la main sur Halésus, et le dévouèrent (sacrarunt) aux traits d'Évandre. » Tout ce qui est destiné aux dieux est qualifié sacré; or l'âme ne peut parvenir à eux, si elle n'a été délivrée du poids du corps, ce qui ne peut arriver que par la mort: c'est donc avec justesse que Virgile donne à Halésus la qualité de sacré, puisqu'il était sur le point de mourir. Au reste, il satisfait également dans ce passage aux lois divines et aux lois humaines : aux premières, par la consécration d'Halésus; aux secondes, par l'imposition des mains des Parques; ce qui est une sorte de mancipation. C'est ici le lieu de parler de la condition de ces hommes que les lois consacrent à certains dieux, parce que je sais qu'on trouve étonnant que, tandis qu'il serait sacrilége de voler une chose sacrée, le meurtre d'un homme sacré soit légalement autorisé: en voici le motif. Les anciens ne souffraient pas qu'un animal sacré vint paître sur leurs terres, mais ils le repoussaient sur les terres du dieu auquel il était consacré. Ils pensaient aussi que les âmes des hommes sacrés, que les Grecs appellent zanas, étaient dues aux dieux. De même donc qu'ils n'hésitaient pas à chasser de chez eux les animaux consacrés aux dieux, quand même ils n'auraient pas pu les conduire dans leur temple, de même aussi ils pensaient qu'ils pouvaient envoyer dans les cieux les âmes des hommes sacrés, qu'ils croyaient devoir y aller aussitôt après leur séparation d'avec leur corps. Trebatius, livre IX des (Observances) religieuses, discute cet usage; je ne cite point le passage, pour éviter la prolixité; il suffira, pour ceux qui aiment à lire, que je leur aie indiqué l'auteur et l'endroit de l'ouvrage.

CHAPITRE VIII.

On a défiguré certains passages de Virgile, en altérant des expressions qu'il avait employées avec une profonde science. Ainsi certaines personnes lisent « Je me retire, et sous la conduite de la déesse (ducente dea) je traverse la flamme et les ennemis, » tandis que le savant poète a dit : ducente deo (sous la conduite du dieu), et non dea (de la déesse). Actérianus affirme qu'on doit aussi lire dans Calvus, Vénus dieu puissant, et non déesse. En effet, dans l'île de Chypre l'effigie de Vénus est représentée ayant du poil, avec la stature d'un homme habillé en femme, et tenant un sceptre à la main. Aristophane l'appelle Aphroditon (au neutre). Lévinus s'exprime de la manière suivante : « Ainsi donc, adorant le bienfaisant (almum) Vénus, qui est mâle ou femelle, comme est aussi la bienfaisante noctiluca » (la lune). Philochore, dans son Athis, assure que Vénus est la même que la Lune, et que les hommes lui sacrifiaient avec des habits de femme, et les femmes avec des habits d'homme, parce qu'elle est réputée mâle et femelle. Le passage suivant montre encore l'exactitude de Virgile en matière de religion « (La colombe) tombe inanimée (exanimis), et laisse la vie parmi les astres aériens. » Or Hygin, dans son traité Des dieux, parlant des astres et des étoiles, dit qu'on doit leur immoler des oiseaux. C'est donc avec une profonde science que Virgile fait rester l'âme de l'oiseau chez les dieux, qu'elle est destinée à apaiser. La moindre expression, qu'on pourrait croire placée fortuitement, a chez lui son intention particulière. Exemple : « Et du nom de Casmille sa mère il l'appela, par un léger changement, Camille. » Or, Statius Tullianus, livre Ier de son Vocabulaire, nous apprend que l'on trouve, dans Callimaque, que les Toscans surnommaient Mercure Camillus, c'est-à-dire premier ministre des dieux; de même Virgile fait donner par Métabus à sa fille le nom de Camilla, c'est-à-dire prêtresse de Diane. C'est ainsi que Pacuvius, faisant parler Médée, dit : « Vous m'attendez : me voici, moi la servante: (Camilla) des habitants des cieux ! - Salut! soyez la bienvenue. » C'est ainsi encore que les Romains appellent Camilli et Camillae, les jeunes gens nobles de l'un et de l'autre sexe, qui n'ayant point vêtu la robe de puberté, servaient auprès des prêtres et des prêtresses flamines. Il est à propos de ne pas négliger non plus une autre remarque: on trouve dans Virgile le passage suivant « Il existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume (mos) que les Albains continuèrent d'observer comme sacrée, et que Rome, la maîtresse du monde, observe encore aujourd'hui. » Varron, traité des Coutumes, dit que l'expression mos (coutume) exprime, à son avis, ce qui précède consuetudo (l'usage). Julius Festus, liv. XIII De la signification des mots, dit : « Par mos, on entend une institution de nos ancêtres relative aux cérémonies religieuses de nos pères.» Ainsi donc Virgile a rempli le sens des deux auteurs, d'abord celui de Varron, qui dit que mos précède et que consuetudo suit; puisque après avoir dit : « Il existait une coutume, » il ajoute aussitôt « que les Albains continuèrent d'observer... que Rome, la maîtresse du monde, observe encore aujourd'hui. » Par où il exprime la persévérance de l'usage. Virgile satisfait ensuite au sens de Festus, qui dit que mos est une expression religieuse, en ajoutant l'épithète de sacrée: « que les Albains continuèrent d'observer comme sacrée. » On voit, dans sa phrase, que la coutume précède, et que la pratique de la coutume, qui est précisément l'usage, vient ensuite. Il a donc rempli la définition de Varron; et par l'épithète de sacrée, il a montré que mos était une expression qui appartenait aux cérémonies religieuses; ce qui satisfait à l'assertion de Festus. Virgile s'y est encore conformé dans le XIIe livre de son poème, lorsqu'il dit « Je suivrai la coutume et les rites sacrés (morem ritusque sacrorum). » En quoi il montre clairement que par coutume il entend une cérémonie religieuse. De plus, il s'est conformé à l'histoire dans le passage dont nous parlons : « II existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume, etc. » En cela il a suivi la succession des divers gouvernements. En effet, ce furent d'abord les Latins qui régnèrent, puis les Albains, et enfin les Romains. C'est pourquoi il commence par dire « Il existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume; » il ajoute ensuite: « Que les Albains continuèrent d'observer, comme un usage sacré. » Et enfin : « Que Rome, la maîtresse du monde, observe encore aujourd'hui. »

CHAPITRE IX.

« Ils se sont tous retirés de leurs sanctuaires; ils ont abandonné leurs autels, les dieux qui jusqu'à ce jour avaient maintenu cet empire. » Ces expressions de Virgile sont tirées d'une coutume très ancienne des Romains, et de leurs mystères sacrés les plus secrets. En effet, il est certain que chaque ville a un dieu sous la tutelle duquel elle est placée, et qu'une coutume mystérieuse des Romains, longtemps ignorée de plusieurs, lorsqu'ils assiégeaient une ville ennemie et qu'ils pensaient être sur le point de la prendre, était d'en évoquer les dieux tutélaires au moyen d'une certaine formule. Ils ne croyaient pas que sans cela la ville pût être prise, ou du moins ils auraient regardé comme un sacrilège de faire ses dieux captifs. C'est pour cette raison que les Romains ont tenu caché le nom du dieu protecteur de Rome, et même le nom latin de leur ville. Cependant tel nom de ce dieu se trouve dans quelques ouvrages anciens, qui néanmoins ne sont pas d'accord entre eux: les diverses opinions sur ce sujet sont connues des investigateurs de l'antiquité. Les uns ont cru que ce dieu était Jupiter, d'autres la Lune, d'autres la déesse Angerona, qui, tenant le doigt sur la bouche, indique le silence. D'autres enfin, dont l'opinion me parait la plus digne de confiance, ont dit que ce fut Ops-Consivia. Quant au nom latin de Rome, il est demeuré inconnu, même aux plus érudits, les Romains appréhendant que, si leur nom tutélaire venait à être connu, ils n'eussent à éprouver de la part de leurs ennemis une évocation pareille à celle dont on savait qu'ils avaient usé à l'égard des villes de ces derniers. Mais prenons garde de ne pas tomber dans l'erreur qui en a égaré d'autres, en nous persuadant qu'il n'y eut qu'une seule et même formule et pour évoquer les dieux d'une ville, et pour la dévouer : car dans le livre V du traité Des choses cachées, de Sammonieus Serenus, je trouve ces deux formules, qu'il avoue avoir tirées d'un ouvrage très ancien d'un certain Furias. Voici la formule par laquelle on évoque les dieux d'une ville dont on fait le siége : « S'il est un dieu, s'il est une déesse sous la tutelle de qui soit la ville et le peuple de Carthage, je te prie, je te conjure et je te demande en grâce, ô grand dieu qui as pris cette ville et a ce peuple sous ta tutelle, d'abandonner le peuple et la ville de Carthage, de déserter toutes ses maisons, temples et lieux sacrés, et de t'éloigner d'eux; d'inspirer à ce peuple et à cette ville la crainte, la terreur et l'oubli, et après les avoir abandonnés, de venir à Rome chez moi et les miens. Que nos maisons, nos temples, nos objets sacrés et notre ville, te soient plus agréables et plus convenables; en sorte que nous sachions et que nous comprenions que désormais tu es mon protecteur, celui du peuple romain et de mes soldats. Si tu le fais ainsi, je fais voeu de fonder des temples et d'instituer des jeux en ton honneur. » En prononçant ces paroles, il faut immoler des victimes, et il faut que l'inspection de leurs entrailles proibette l'accomplissement de ces évocations. Voici maintenant comment on dévoue les villes et les armées, après en avoir auparavant évoqué les dieux; mais les dictateurs et les empereurs peuvent seuls employer cette formule de dévouement. « Dis-Père, Vejovis, Mânes, ou de quelque nom qu'il soit permis de vous appeler, je vous prie vous tous de remplir de crainte, de terreur, d'épouvante cette ville de Carthage, et cette a armée dont je veux parler. Que ces hommes, que ces ennemis, que cette armée qui porte les armes et lance des traits contre nos légions et contre notre armée, que leurs villes, que leurs champs, et que ceux qui habitent dans leurs maisons, dans leurs villes et dans leurs champs, soient par vous mis en déroute et privés de la lumière du ciel; que l'armée des ennemis, que leurs villes, que leurs champs dont je veux parler, que la tête des individus de tous les âges, vous soient dévoués et consacrés, selon les lois par lesquelles les plus grands ennemis vous sont consacrés. En vertu de ma magistrature, je les dévoue en notre place, je les substitue pour moi, pour le peuple romain, pour nos légions et nos armées, afin que vous conserviez, au milieu de l'entreprise que nous avons à conduire, ma personne, ma dignité, mon pouvoir, nos légions et notre armée. Si je sais, si je sens, si je comprends que vous l'ayez fait ainsi, alors que quiconque a fait le voeu de vous immoler trois brebis noires, en quelque lieu qu'il l'ait fait, se trouve valablement engagé. Terre notre mère, et toi Jupiter, je t'atteste ! » En prononçant le mot Terre, on touche la terre de la main. En disant le mot Jupiter, on élève les mains au ciel; en faisant le voeu, on porte les mains à la poitrine. Je trouve dans l'antiquité qu'on a dévoué les villes des Toniens, des Frégelles, des Gabiens, des Véiens, des Fidénates en Italie; et hors de ce pays, Corinthe, sans compter plusieurs villes et armées ennemies, des Gaulois, des Espagnols, des Africains, des Maures, et d'autres nations dont parlent les anciennes annales. C'est donc cette évocation des dieux et leur retraite qui a fait dire à Virgile : « Les dieux se sont tous retirés de leurs sanctuaires, ils ont abandonné leurs autels. » C'est pour marquer leur qualité de protecteurs qu'il ajoute : « Les dieux qui jusqu'à ce jour avaient maintenu cet empire. » Et enfin, pour montrer, outre l'évocation des dieux, l'effet de la cérémonie du dévouement d'une ville, comme c'est Jupiter, ainsi que nous l'avons dit, qui y est principalement invoqué, le poëte dit « Le cruel Jupiter a tout transporté à Argos. » Maintenant vous paraît-il prouvé qu'on peut à peine concevoir la profondeur de la science de Virgile tant dans le droit divin que dans le droit profane?

CHAPITRE X.

Après que Praetextatus eut parlé, tous, d'une voix unanime, s'accordaient à reconnaître un égal degré de science dans Virgile et dans son interprète, lorsque Évangelus s'écrie que sa patience est à bout, et qu'il ne tardera pas davantage à montrer le côté faible de la science de Virgile. - Et moi aussi, continua-t-il, jadis je subis la férule, je commençai à suivre un cours de droit pontifical; et, d'après la connaissance que j'en ai, il sera prouvé que Virgile a ignoré les règles de cette science. En effet, quand il disait : « J'immolai sur le rivage un taureau à Jupiter, » savait-il alors qu'il était prohibé d'immoler le taureau à ce dieu? et était-il pénétré de ce principe qu'Attélus Capito, dans le livre Ier de son traité Du droit des sacrifices, exprime en ces termes « Ainsi donc il n'est pas permis d'immoler à Jupiter, ni le taureau, ni le verrat, ni le bélier? » Labéo soutient aussi, livre LXVIII, qu'on ne peut immoler le taureau qu'à Neptune, Apollon et Mars. Voilà donc ton pontife qui ignore quelles victimes on doit immoler sur les autels, chose qui n'a pas échappé aux connaissances des anciens, et qui est connue même des gardiens des temples. Praetextatus répondit en souriant : Si tu veux te donner la peine de consulter Virgile, il t'apprendra lui-même, dans le vers suivant, à quel dieu on immole le taureau « Anchise immola un taureau à Neptune, et un autre à toi, ô bel Apollon! » Tu vois que tu retrouves les expressions de Labeo dans les vers du poète. L'un a parlé savamment, l'autre habilement; car il a voulu montrer que c'est parce que ce sacrifice n'avait point apaisé le dieu, qu'il fut suivi « d'un prodige étonnant et horrible. » C'est en considération des événements subséquents que Virgile fait immoler une hostie impropre. Mais il n'ignorait pas que cette erreur n'était pas inexpiable. En effet, Attéius Capito, que tu as placé en opposition avec Virgile, ajoute ces paroles : « Si quelqu'un par hasard avait immolé un taureau à Jupiter, qu'il offre un sacrifice expiatoire. » Ce sacrifice est donc inusité, mais il n'est pas inexpiable; et Virgile l'a fait offrir, non par ignorance, mais pour donner lieu au prodige qui devait suivre.

 CHAPITRE XI.

Évangelus répliqua : Si une chose illicite doit être excusée par l'événement, dis-moi, je te prie, Praetextatus, quel prodige devait survenir lorsque Virgile fait faire des libations de vin à Cérès, ce qui est prohibé pour tous les rites sacrés? « Offre-lui, dit-il, des rayons de miel détrempés dans du lait et du vin doux (mulsum).» Au moins aurait-il dû apprendre de Plaute qu'on ne fait point à Cérès des libations de vin; car on trouve dans l'Aululaire le passage suivant « STAPHYLA. Ces gens-là, mon cher Strobile, vont-ils faire les noces de Cérès? STROBILE. Pourquoi? STAPHYLA. Parce que je ne vois point qu'on ait apporté du vin. » Voilà donc votre flamine, votre pontife, également ignorant et sur l'objet de l'immolation et sur celui de la libation. Il tombe toujours dans l'erreur relativement à cette dernière cérémonie dans le VIIIe livre de l'Énéide, il dit : « Joyeux, ils font sur la table des libations de vin invoquant les dieux; » tandis que suivant la coutume sacrée ils auraient dû (les Troyens) faire des libations non sur la table, mais sur l'autel. Avant de répondre, dit Praetextatus, à ta seconde objection, j'avouerai que ce n'est point sans raison que tu critiques cette libation indignement faite sur la table ; et tu aurais aggravé la difficulté si tu avais signalé le vers suivant, où Didon fait une pareille libation. « A ces mots, elle répandit sur la table quelques gouttes de vin. » Car Tertius, dissertant sur plusieurs points des rites sacrés, s'objecte ce passage, et après l'avoir discuté ne petit en trouver la solution. Je vais vous communiquer l'interprétation que j'a trouvée dans un grand maître. Il est clairement énoncé, dans le droit Papirien, qu'une table consacrée peut tenir lieu d'autel : « Il y a, dit Papirien, dans le temple de Junon Populonia, une table consacrée. Or, dans un temple, il faut distinguer les vases et ustensiles sacrés, et les simples ornements. Les instruments qui servent à consommer le sacrifice doivent être assimilés aux vases; et parmi eux, la table sur laquelle on place les viandes, les libations et les offrandes en monnaie, tient le premier rang. Les ornements sont les boucliers, les couronnés, et les autres offrandes de ce genre ; or ces offrandes ne sont pas consacrées en même temps que le temple, tandis que la table et les petits autels sont consacrés ordinairement le même jour que le temple. La table consacrée de la sorte sert d'autel, et reçoit les mêmes honneurs religieux que le temple lui-même. » C'est donc régulièrement que les Troyens font des libations chez Évandre, puisqu'elles se font dans un bois sacré, dans lequel on mangeait sur une table qui avait été consacrée avec l'ara maxima, et certainement avec toutes les cérémonies religieuses. Quant au repas de Didon, comme c'était un repas royal et non religieux, fait sur une table profane, dans une salle, et non dans un temple; que cette libation n'était point proprement religieuse, mais seulement imitée de la religion, Virgile ne la fait faire que par la reine, en la personne de laquelle il n'était tenu à aucune observation, et dont le rang, au contraire, l'autorisait à user de beaucoup de latitude; tandis que, dans le repas d'Évandre, ce sont « tous les Troyens joyeux qui font sur la table des libations de vin et invoquent les dieux,» parce que, dans ce cas, il a voulu remémorer un acte que le poète savait pouvoir être fait licitement par tous ceux qui mangent ensemble dans un temple et sont assis à une table sacrée. Quant au vers « Offre à Cerès des rayons de miel détrempés dans du lait et dans du vin doux, » je justifierai Virgile en peu de mots, parce que c'est à tort que tu l'accuses; car ce poète, également amoureux et de l'élégance dans les expressions et de la science dans le fond des choses, sachant d'ailleurs qu'on faisait des libations à Cérès avec du vin miellé, a dit : « Délayez des rayons de miel dans du vin doux; » voulant faire entendre par là que le vin n'est véritablement du mulsum que lorsqu'il est miellé. C'est dans ce même sens qu'il avait dit ailleurs : « Le miel corrigera l'àpreté du vin. » Or on sait, tu en conviendras, que, le 12 des calendes de janvier, on offre à Hercule et à Cérès une truie pleine, des pains, et du vin miellé.

CHAPITRE XII.

(Évangelus) : En vérité, Praetextatus, c'est bien à propos que tu viens de mentionner Hercule; car précisément votre poète a commis deux erreurs au sujet de son culte. En effet, dans ce passage « Alors les Saliens, la tête couronnée de branches de peuplier, viennent chanter autour des autels où brûle l'encens. » Virgile a attribué des Saliens à Hercule, tandis que l'antiquité les a consacrés exclusivement à Mars. Il parle aussi de couronnes de peuplier, tandis qu'on n'en pottait jamais d'autres autour de l'ara maxima que celles faites avec des feuilles de laurier. Nous voyons d'ailleurs que le préteur urbain porte une couronne de laurier lorsqu'il sacrifie à Hercule. Térentius Varron, dans sa satire intitulée De la foudre, atteste que les anciens étaient dans l'usage d'offrir la dîme à Hercule; qu'ils faisaient cette oblation de dix en dix jours, en donnant un festin et une couronne de laurier à ceux d'entre le peuple qui ne pouvaient rien offrir. C'est donc là, répondit Praetextatus, ta double erreur de Virgile? Eh bien ! je soutiens qu'il n'y a erreur dans aucune des deux circonstances et, pour parler d'abord du genre de feuillage dont il forme les couronnes, il est incontestable que ceux qui sacrifient aujourd'hui sur l'ara maxima sont couronnés de laurier; mais cet usage n'a pris naissance que longtemps après la fondation de Rome, depuis que le bois de laurier qui est sur le mont Aventin a commencé à croître, comme nous l'apprend Varron, livre II Des choses humaines. C'est donc la proximité de cette montagne qui fit que ceux qui sacrifiaient sur l'ara maxima prirent l'habitude d'aller y couper du laurier. Le passage de Virgile est donc exact, puisqu'il se rapporte à ces temps où Évandre sacrifiait sur l'ara maxima, avant la fondation de Rome, et où il se servait du peuplier, arbre spécialement consacré à Alcide. Quant aux Saliens que le poète attribue à Hercule, c'est une suite de la profondeur abondante de son savoir. En effet, ce dieu est considéré par les pontifes comme étant le même que Mars. C'est ce qu'atteste la Ménippée de Varron, intitulée l'autre Hercule, dans laquelle, après avoir disserté sur ce dieu, il prouve qu'il est le même que Mars. Les Chaldéens donnent le nom d'Hercule à l'astre que tous les autres peuples nomment Mars. II existe un ouvrage d'Octavius Hersennius, intitulé Des rites des Saliens de Tibur, dans lequel il nous apprend que les Saliens consacrés à Hercule, lui sacrifiaient à certains jours fixes, et sous de certains auspices. De plus, le savant Antonius Gnipho, dont Cicéron fréquentait l'école après les travaux du forum, prouve qu'on donne des Saliens à Hercule, dans le traité où il discute ce qu'on doit entendre par festra. Ce mot désigne une petite ouverture pratiquée dans le sacrarium; Ennius l'a employé. Je crois avoir défendu, par de graves auteurs et par d'invincibles raisons, les deux passages mal à propos qualifiés d'erreur. Si quelqu'un a encore des doutes; qu'il nous en fasse part, afin que nous en conférions pour dissiper nos erreurs, mais non pas celles de Virgile. Ne t'est-il jamais venu dans l'esprit, dit Évangelus à Praetextatus, que Virgile a, pour ainsi dire, bouleversé les rangs des habitants des cieux, lorsque, faisant offrir par Didon un sacrifice pour ses noces, il dit : « Elle immole des brebis choisies selon l'usage, n'ayant encore que deux ans, à Cérès Législatrice, à Phébus; et au père Lyieus. » Et il ajoute aussitôt après, comme quelqu'un qui s'éveille d'un sommeil profond « Mais avant tout à Junon qui préside aux liens du mariage. » Servius, prié de répondre, s'exprima en ces termes : - Cérès est regardée comme l'inventrice des lois, car ses fêtes sont appelées Themisféries; mais c'est une fiction, qui provient de ce qu'avant la découverte de l'usage du blé par Cérès, les hommes erraient sans lois; cette découverte mit un terme à leur barbarie, car après s'être partagé la propriété des terres, on en vint à faire des lois. Phébus préside aux auspices: Lyœus ou Liber est le dieu des villes libres; son ministre Marsias y est l'emblème de la liberté. Le sens naturel de ce passage est que Didon, se mariant en quelque sorte pour l'utilité publique, sacrifiait aux divinités qui président aux villes; et elle sacrifiait ensuite à Junon, qui préside aux liens du mariage. Mais il existe encore un autre sens plus profond: en effet, il est d'usage, avant d'entreprendre quelque chose, d'apaiser les dieux adverses et de supplier ensuite les dieux propices. C'est ainsi qu'on offre une brebis noire à l'Hiver, et aux heureux Zéphyrs une brebis blanche. De même aussi Didon, avant de se marier, commence par apaiser Cérès, laquelle, à cause de l'enlèvement de sa fille, a les noces en horreur; ensuite Apollon, dieu qui n'est point marié, et enfin Liber, qui ne put avoir une femme qu'en l'enlevant. - C'est ainsi que Servius expliqua le (dernier) rang où Virgile place Junon. Tout le monde applaudit à cette interprétation, et après cela on désira d'entendre Eusèbe développer la supériorité de notre poète, considéré comme rhéteur.

 LIVRE IV.

CHAPITRE 1.

Du pathétique résultant de l'état extérieur des personnes. Alors Eusèbe commença en ces termes : Il ne sera pas difficile de trouver dans Virgile de nombreux exemples de ce pathétique que tous les rhéteurs ambitionnent dans leurs discours. Ainsi, après avoir introduit Énée dans les enfers, adressant à Didon qui le fuit les paroles suivantes : « O reine, c'est malgré moi que j'ai quitté vos rivages... Mais les ordres des dieux... me contraignirent. Arrête et ne te dérobe pas à ma vue. » il ajoute : « Mais ce discours faisait sur son visage aussi peu d'impression que si elle fût un dur rocher ou un bloc de Marpésie; elle se dérobe enfin, et s'enfuit d'un air courroucé. » Voici un autre exemple : « Je demeurai stupéfait; les cheveux se dressèrent sur ma tête, et ma voix s'arrêta dans mon gosier. » Ailleurs, l'état de fatigue de Darès est dépeint complètement par la description de l'attitude extérieure « Ses fidèles camarades le conduisent. Il traînait avec peine ses genoux affaiblis; sa tête se laissait aller à droite et à gauche, il rejetait par la bouche un sang épais. » Ensuite le poète indique rapidement la consternation des camarades de Darès : « Appelés (par Énée), ils reçoivent de lui le casque et l'épée. » « Appelés (par Énée) » indique qu'ils ne vont point volontairement chercher une récompense, un don qui n'était en effet que le signe d'une défaite humiliante. Le passage suivant est du même genre « Tandis que Turnus parle, les étincelles jaillissent de sa bouche, et ses yeux brillent de feux ardents. » Comme dans l'ensemble de la description de la peste, qu'on trouve dans Thucydide, Virgile dépeint aussi l'état extérieur de langueur. « Le cheval victorieux tombe, infortuné ! oubliant ses exercices et ses pâturages. » Et : « Ses oreilles sont abattues, une sueur intermittente couvre son corps; elle se refroidit aux approches de la mort. » Au sentiment du pathétique se mêle celui de la honte, lorsqu'il peint: « Déiphobe tremblant... et cherchant à dissimuler son atroce supplice. » Le désespoir est peint par l'attitude extérieure, lorsque la mère d'Euryale apprend la mort de son fils. « Ses fuseaux échappent de ses mains. Elle rejette son ouvrage; elle vole, la malheureuse ! » Si Latinus est dans l'étonnement : « Sa bouche est immobile. » Quand Vénus s'apprête à intercéder (Jupiter) : « Son visage est triste, et ses yeux ne brillent qu'à travers les larmes qui les offusquent. » Quand le délire s'empare de la Sibylle : « Aussitôt son visage change de traits et de couleur, et ses cheveux se dressent sur sa tête. »

CHAPITRE II.

Comment le pathétique s'exprime par la teneur du discours. Considérons maintenant le pathétique produit par la teneur du discours; et d'abord consultons sur cette matière les préceptes de l'art des rhéteurs. Nous y apprendrons que tout discours pathétique doit avoir pour but de provoquer ou l'indignation ou la compassion; ce que les Grecs expriment par les mots g-oiktos g-kai g-deinohsis (terreur et pitié). L'un de ces sentiments est nécessaire au discours de l'accusé, l'autre à celui de l'accusateur. Ce dernier doit entrer brusquement en matière, car celui que l'indignation agite ne saurait procéder avec lenteur. Aussi, dans Virgile, Junon commence-t-elle ainsi . « Pourquoi me forces-tu à rompre un silence profond? » Et dans un autre endroit : « Faut-il donc que, vaincue, j'abandonne mon entreprise? » Et ailleurs : « O race odieuse, ô destins des Phrygiens contraires aux nôtres ! » Didon s'écrie : « Mourrons-nous donc sans vengeance? N'importe, mourons, dit-elle. » « O Jupiter, il partira donc s'écrie-t-elle. » Priam s'écrie ailleurs (en s'adressant à Pyrrhus) : « Que les dieux (récompensent) dignement ton crime et tes excès ! » Le pathétique ne doit point s'arrêter au début ; il doit, s'il est possible, animer le discours entier. Les phrases doivent être courtes, et les figures du style changer fréquemment, en sorte que celui-ci paraisse agité par les flots de la colère. Qu'un même discours de Virgile nous serve encore d'exemple. Il débute par une ecphonèse (exclamation) : « O race odieuse ! » suivent aussitôt de brèves interrogations : « Quoi! ils n'ont pas péri dans les champs de Sigée? ils n'ont pas été pris et retenus captifs? Troie embrasée n'a donc pu brûler ses habitants ! » Vient ensuite la figure appelée hyperbole : « Ils ont su se frayer un chemin à travers les bataillons, et même à travers les flammes. » Puis l'ironie : « Je crois que ma puissance divine est tombée de fatigue, ou que je me suis reposée rassasiée de ma haine. » Junon se plaint ensuite de l'inutilité de ses efforts : « J'ai osé les poursuivre sur les ondes, et m'opposer à leur fuite sur toutes les mers. » Ici succède une (seconde) hyperbole : « Les forces du ciel et de la mer ont été épuisées contre les Troyens. » Maintenant les plaintes de Junon recommencent : « A quoi m'ont servi les écueils des Sirtes et de Scylla? à quoi m'a servi le vaste gouffre de Charybde? » Ici, pour accroître le pathétique, intervient l'argument a minore : « Mars a bien pu exterminer la terrible nation des Lapithes. » Mars, c'est-à-dire une personne inférieure à Junon. Aussi ajoute-t-elle aussitôt : « Tandis que moi, l'épouse du grand Jupiter. » Après avoir récapitulé les causes qui devaient la faire réussir, avec quel accent la déesse s'écrie : « Infortunée, j'ai tout tourné contre moi-même. » Remarquez qu'elle ne dit point, « Je ne puis perdre Énée », mais, « Je suis vaincue par Énée ». Elle se confirme ensuite dans le dessein de lui nuire, et, par un sentiment naturel à la colère, quoiqu'elle désespère de réussir complètement, elle est satisfaite de pouvoir au moins l'entraver : « Si je ne puis fléchir les divinités du ciel, je pourrai émouvoir celles de l'Achéron. Je veux qu'il ne me soit pas possible d'empêcher la naissance de l'empire des Latins; mais on peut traîner en longueur et retarder cet événement; on peut faire s'entre-déchirer les peuples des deux rois. » Enfin elle profère des malédictions. Elles s'échappent volontiers d'un coeur irrité : « Le sang du Troyen et du Rutule servira de dot à Lavinie. » Et aussitôt elle fait valoir un argument a simili, tiré des événements antécédents. « La fille de Cyssée (Hécube) ne sera pas la seule qui aura porté dans son sein un flambeau ardent. » Vous voyez comment Virgile coupe fréquemment ses phrases, et les varie par de nombreuses figures; c'est qu'en effet la colère, qui n’est qu'une courte folie, ne saurait continuer longtemps ses discours dans le même sens. On trouve aussi dans Virgile un grand nombre de discours ayant pour but d'exciter la compassion. Exemple, celui de Turnus à Juturne : « Viens-tu pour être témoin de la mort cruelle d'un frère infortuné? » Il veut faire sentir ce qui lui rend plus sensible la perte de ses amis tués en combattant pour sa cause : « J'ai vu de mes propres yeux tomber Murrhanus, dont la voix m'invoquait. » Pour être épargné du vainqueur, le même Turnus dépeint son misérable sort : « Tu es vainqueur, et les Ausoniens m'ont vu, vaincu, te tendre les mains. » C'est-à-dire, faire ce que je voudrais le moins faire. Voici un autre exemple, entre plusieurs semblables, des prières de ceux qui intercèdent pour leur vie. « Je t'en conjure par toi-même, par les parents qui donnèrent le jour à un (héros) tel que toi. »

 CHAPITRE III.

Du pathétique tiré de l'âge, de la fortune, de la faiblesse, du lieu, du temps. Parlons maintenant du pathétique tiré de l'âge, de la faiblesse, etc. Nous trouverons dans Virgile des exemples ingénieux du parti qu'il a su tirer de tous les âges de la vie de l'homme, pour émouvoir la compassion. De l'enfance : « Les âmes des enfants pleurant sur le seuil « (des enfers). » De l'adolescence. « Ce malheureux adolescent (Troile) incapable de lutter contre Achille. » Ou (Créuse) : « Présente le jeune Iule à son père. » En sorte que la pitié est émue par le péril non seulement du fils, mais encore de l'enfant. « Créuse, ton épouse, vit-elle encore? et le jeune Ascagne? » Ailleurs (Énée se représente) : « les dangers que court le jeune Iule. » Virgile parle-t-il de la jeunesse? Orphée aperçoit : « Les cadavres des jeunes gens, portés sur le bûcher sous les yeux de leurs parents. » Ailleurs : « Les joues (de Turnus) s'altèrent, et la pâleur envahit la jeunesse de son corps. » Parle-t-il de la vieillesse? « Ayez pitié (dit Turnus) de la vieillesse de Daunus. » Ailleurs c'est : « l'infortuné Alétès accablé par l'âge, qui est conduit (à la pompe funèbre). » Ou bien c'est (Mézence) : « Qui souille de poussière ses cheveux blancs. » Virgile se sert de la fortune de ses personnages pour exciter, tantôt l'indignation, tantôt la pitié. C'est la pitié (alors qu'il dit de Priam) : « Jadis monarque superbe de tant de contrées et de peuples de l'Asie. » Lorsque Sinon s'écrie : « Je ne fus point alors sans quelque honneur et sans quelque nom. » Et (lorsque le poète parle de Galésus) : « Le plus riche cultivateur qui fut jadis dans l'Ausonie. » C'est l'indignation que Virgile provoque par ces paroles de Didon : « Quoi ! cet étranger sera venu m'insulter dans mes États ! » Elle aggrave son injure en ravalant Énée. Lorsqu'Amate s'écrie: « Lavinie sera-t-elle donnée pour épouse à quelque Troyen exilé? » Lorsque Numanus s'écrie : « Ces Phrygiens deux fois prisonniers. » Le poète excite le sentiment de la compassion par la faiblesse (de ses personnages) : « Depuis que le père des dieux et le roi des humains souffla sur moi le vent de la foudre et m'atteignit de ses feux » (Anchise). Ailleurs (c'est Déïphobe) : "horriblement blessé par l'amputation du nez". Et Mézence, « Qui se soulève sur sa cuisse blessée. » Et (Pindarus) : « dont la tête partagée pend sur ses deux épaules. » Et : « le bras de Laris qui cherche encore le tronc dont il vient d'être séparé. » Et (Hector) : « le visage noirci de poussière; et les pieds enflés par les courroies dont ils furent transpercés.» Le poète provoque souvent le sentiment de la compassion, par (la circonstance) des lieux (exemples). « Depuis que je traîne mon existence dans les forêts désertes et parmi les repaires des bêtes féroces (dit Achéménide). » Et : « Je parcours les déserts de la Lybie. » (Énée.) Et : « Pour nous, nous irons les uns chez l'Africain altéré, les autres en Scythie, les autres en Crête sur les bords du rapide Oaxès. » (Mélibée.) Et ce vers remarquable par sa beauté et par son énergie : « (Achille) avait traîné trois fois Hector autour des murs d'ilion. » « D'Ilion », c'est-à-dire de sa patrie, de ces remparts qu'il avait défendus, et pour lesquels il avait combattu efficacement durant l'espace de dix années : et cet autre vers : « Nous fuyons notre patrie » ( Mélibée. ) Et : « Je quitte en pleurant le port et les rivages de ma patrie. » (Énée. ) Et: « (Anthore) en mourant rappelle à sa mémoire les doux souvenirs d'Argos. » Et: « Laurente reçoit les derniers soupirs de Minas qui lui est inconnu. » « (Éole.) Tu avais un palais à Lyrnesse, tu n'as qu'un sépulcre à Laurente. » Pour marquer l'atrocité du meurtre d'Agamemnon, il choisit le lieu où il tombe sous les coups de son épouse, « sur le seuil de son palais. » Et ailleurs : « C'est dans leurs murs paternels et à l'abri de leurs maisons » (que les Rutules sont massacrés). La sainteté des lieux est un motif spécial de pathétique. Virgile dépeint le meurtre d'Orphée, et le rend plus déplorable en raison des lieux. « C'est au milieu des fêtes sacrées et des orgies nocturnes de Bacchus. » Lors de la ruine de Troie (il peint les cadavres entassés) : « dans les maisons, et jusque dans les parvis des dieux. » Le lieu sacré d'où Cassandre fut enlevée pour être réduite en esclavage n'aggrave-t-il pas son malheur? « On la traînait hors du temple et du sanctuaire de Minerve. » Ailleurs : (Corèbe ) « est renversé au pied de l'autel de la guerrière (Minerve). » Lorsqu'Andromaque raconte le meurtre de Pyrrhus, pour exprimer la fureur du meurtrier, (elle dit qu'il) : « le surprit à l'improviste, et le massacra sur les autels paternels. » La colère de Junon poursuit Énée sur les mers. Vénus s'en plaint à Neptune, et trouve dans la nature des lieux un motif d'exciter la jalousie du dieu: « Quoi ! c'est dans votre empire qu'elle a osé cela? » Virgile tire le pathétique des circonstances de temps. « (Les coursiers de Rhésus sont enlevés) avant qu'ils eussent goûté des pâturages de Troie et bu ( des eaux) du Xanthe. » La longueur de la douleur d'Orphée le fait plus digne de pitié : « On le montre sept mois consécutifs (sous un rocher en plein air.) » Et Palinure (racontant son naufrage.) : « Le quatrième jour, quand à peine il commençait d'apercevoir l'Italie. Achéménide : « La lune a trois fois rempli son croissant (depuis qu'il traîne sa misérable vie.) » Ailleurs : « Le septième été s'écoule, depuis que Troie est renversée. »

CHAPITRE IV.

Du pathétique tiré de la cause, du mode et de la matière. Le pathétique qui résulte de la cause n'est pas rare dans Virgile. C'est souvent la cause par laquelle une chose est produite, qui la rend déplorable ou atroce. Ainsi, quand Cicéron contre Verrès dit: « II exigeait les prières des parents pour la sépulture de ceux qu'il avait fait périr dans les prisons ; » ce n'est pas tant d'être intercédé ou d'exiger de l'argent qui excite l'indignation, que la cause du cas dont il s'agit. Ainsi encore, quand Démosthène se plaint de Midias, qui avait suborné un individu, il aggrave l'indignation du délit, par la cause qu'il lui attribue « II a suborné, dit-il, un arbitre qui avait jugé avec intégrité entre lui et moi. » C'est aussi avec succès que Virgile use souvent de ce moyen oratoire pour provoquer le pathétique : « Galésus, dit-il, est tué dans le combat. » Cet événement, en temps de guerre, n'a rien en soi qui doive émouvoir le pathétique ; mais il n'en est pas de même de la cause qui l'a produit, car « c'est tandis qu'il s'offrait pour médiateur de la paix. » Autre exemple : « L'infortuné Anthore est renversé. » Et voici le motif qui rend cette mort déplorable : « Par un trait lancé contre un autre. » Veut-il faire sentir l'injustice de la mort de Palamède : « Les Grecs, sur de fausses inculpations et sur des indices menteurs, le condamnèrent à mort, quoique innocent, parce qu'il désapprouvait la guerre. » Énée, pour faire sentir la grandeur de ses craintes, en indique les objets : « II craint également pour celui qui l'accompagne et pour celui qu'il porte ( son père et son fils). » Pourquoi Iapix renonce-t-il aux arts pour une carrière sans gloire, ainsi que le dit le poète ? « C'est afin de prolonger les jours d'un père expirant » Autre exemple du même genre : « Imprudent, ta piété t'abuse. » Et voilà la cause qui le rend (Lausus) un objet de compassion même pour ses ennemis. Lorsqu'Enée exhorte ses compagnons à ensevelir les morts, quel motif en donne-t-il ? « C'est eux qui, au prix de leur sang, nous ont acquis cette patrie. » Aussi bien que la pitié, l'indignation naît de la cause signalée. Exemple: « (Le taureau vaincu) gémit de sa honte, des blessures qu'il a reçues de son superbe vainqueur, de la perte, sans vengeance, de l'objet de ses amours. » Dans les passages suivants, le pathétique provient de la cause qui provoque le sentiment de celui qui s'indigne: « Cette douleur n'atteint pas seulement les Atrides ; et Mycènes n'est pas la seule ville à qui il soit permis de recourir aux armes. » Et: « Albain, que ne restais-tu fidèle à tes paroles? » « Celui-ci a vendu sa patrie pour de l'or. » « Ceux qui ont été punis de mort pour cause d'adultère. » « Ceux qui n'ont point fait part de leurs trésors à leur famille. » (Habitants des enfers.) Virgile n'a eu garde d'omettre, pour exciter le pathétique, ces deux lieux communs que les rhéteurs appellent le mode et la matière. Le mode, c'est lorsque je dis: Il a tué publiquement ou secrètement ; la matière, c'est lorsque je dis Par le fer, ou par le poison. Démosthène emploie le premier de ces moyens pour provoquer l'indignation contre Midias, qui l'avait frappé avec son cothurne. Cicéron l'emploie contre Verrès, lorsqu'il raconte qu'il avait fait attacher quelqu'un tout nu à une statue. Voici des exemples non moins sensibles, tirés de Virgile : « (Pyrrhos) traîne à (autel (Priam ) tremblant, et glissant dans les flots du sang de son fils. » Dans tous les passages suivants, le pathétique est tiré du mode : « Un effroyable vautour déchire avec son bec crochu le foie (de Tityus) sans cesse renaissant, » etc. Et: « Sur leur tête est suspendu un noir rocher, prêt à se détacher, et qui semble les menacer sans cesse de sa chute. » Virgile excite souvent, la pitié par le mode, comme en parlant d'Orphée. « Jeune encore, dont (les femmes de Thrace) dispersèrent les lambeaux dans les champs. » Et comme dans les passages suivants : « L'Auster enveloppe et engloutit dans les eaux le navire et les passagers. » Et: « D'autres roulent un énorme rocher. » Et : « Il liait des hommes vivants à des cadavres. » (Mézence.) Et, dans les Géorgiques, cette description de l'épizootie, qui commence ainsi : « La mort ne les atteignait point par un seul chemin..... » L'autre lieu commun, usité chez les rhéteurs pour exciter le pathétique, se tire de la matière. C'est celui qu'emploie Cicéron, lorsqu'il déplore la mort de cet individu étouffé par le moyen de la fumée d'un tas de bois vert, auquel on avait mis le feu. Le pathétique est tiré de la matière, parce que la fumée fut la matière dont on se servit en cette occasion pour commettre le meurtre, comme d'autres foi on emploie l'épée ou le poison; et même c'est cette circonstance qui porte le pathétique au plus haut degré. Il en est de même lorsque l'orateur déplore le sort de ce citoyen romain que Verrès fit battre de verges. Voici maintenant un exemple tiré de Virgile : « Mais le père tout-puissant lança (sur Salmonée), du milieu des nuées, un trait de sa foudre, dont les feux brûlent sans aliment et sans fumée , etc. » Dans ce passage, le poète se dispense habilement de décrire la matière de la foudre, en même temps qu'il y trouve un moyen vrai et énergique de peindre la colère du dieu. Nous avons successivement énuméré les moyens usités par les rhéteurs pour faire naître le pathétique, et nous avons démontré que Virgile les a tous employés. Nous ajouterons que souvent, pour l'accroitre, il se sert, dans la même circonstance, de deux ou plusieurs de ces moyens simultanément. Ainsi, à l'égard de Turnus, il tire un premier moyen de l'âge de son père : « Aie pitié de ton vieux père. » Et un second moyen du lieu. « Qui gémit loin de toi dans Ardée, sa patrie. » A l'égard de Cassandre, le poète tire le pathétique du mode : « On la trainait. » De l'état de sou corps: « La fille de Priam avait les cheveux épars. » Du lieu : « C'était dans le temple et jusque dans le sanctuaire de Minerve. » A l'égard d'Agamemnon, le poète tire le pathétique de sa patrie: « Le Mycénéen. » De sa haute fortune: « L'illustre chef des rois de la Grèce. » De sa famille : « C'est une épouse criminelle. » Du lieu (où il reçoit la mort) : « Sur le seuil de son palais. » De la cause qui l'attire: « Il tombe dans les piéges d'un adultère. » Quelquefois Virgile provoque le pathétique implicitement, et par une simple indication; comme lorsqu'il ne désigne pas nettement l'objet qui provoque la pitié, mais qu'il le fait seulement entendre. Ainsi, lorsque Mézence dit: « Je sens maintenant ma blessure profondément cachée. » Que vent-il exprimer par là, sinon que la perte d'un fils (Lausus) est une blessure bien cruelle? Aussi ajoute-t-il peu après (s'adressant à Énée) : « C'était le seul moyen que tu avais de me perdre. » Ce qui veut dire que c'est périr que de perdre un fils. Juturne, déplorant son impuissance à secourir son frère, s'écrie: « Moi! immortelle! » Exclamation dont la conséquence est : que ce n'est point être immortel que de vivre dans le deuil. Ces indications ont la force d'une définition, et le poète les emploie par élégance.

CHAPITRE V.

Du pathétique tiré des arguments (a simili). L'art des rhéteurs leur fournit encore ces lieux communs qu'ils appellent circa rem (relatifs au sujet), et qui sont très propres à exciter le pathhétique. Le premier de tous est l'argument a simili, et on en distingue trois espèces : l'exemple, la parabole, l'image; en grec, g-paradeigma g-paraboleh g-eikohn. Commençons par l'exemple, et prenons-le dans Virgile : « Orphée, avec le secours de sa lyre thréicienne (de Thrace) et de l'harmonie de ses cordes, a bien pu évoquer des enfers les mânes de son épouse. » « Pollux a bien pu racheter son frère de la mort, en l'alternant avec lui. » « Rappellerai je Thésée? rappellerai-je le grand Alcide? » « Anténor a bien pu échapper du milieu des Grecs. » Toutes ces comparaisons ont pour but de provoquer la pitié : car il paraît cruel de refuser à celui qui prie, ce qui fut accordé à d'autres. Voyez ensuite comment le poète accroît ce sentiment, par la différence des causes : pour Orphée, il s'agit des mânes de son épouse; pour Énée, il s'agit de son père. Pour Orphée, de rappeler l'une; pour Énée, de voir simplement l'autre: L'épithète de thréicienne, donnée à la lyre d'Orphée, est employée par dérision. « Pollux a bien pu racheter son frère de la mort, en alternant avec lui. « Il quitte et reprend autant de fois la vie. » Voilà un argument a modo : assez est beaucoup plus qu'une seule fois. « Rappellerai-je Thésée? rappellerai-je le grand Alcide? » Ceux-ci sont des héros trop illustres pour que le poète puisse les rabaisser, ou élever Énée au-dessus d'eux; mais il ne manque pas de se glorifier de ce qu'il partage avec eux. « Et moi aussi, je suis de la race du grand Jupiter. » L'exemple qui suit est pareil, quoique afférent à l'indignation: « Quoi ! dit Junon, Pallas a pu brûler la flotte des Grecs ! » C'était une flotte victorieuse, bien au-dessus de ces restes fugitifs que la déesse poursuit. Elle atténue ensuite la cause : Unius ob noxam et furias Aiacis Oilei, « Pour la faute d'un seul, et les fureurs d'Ajax, fils d'Oïlée. » Le poète emploie l'expression noxam, qui signifie proprement une faute légère. C'était la faute d'un seul; ce qui peut se pardonner aisément; et encore le coupable était dans un état de fureur: en sorte qu'il n'y avait pas même faute. Autre exemple : « Mars a bien pu exterminer la monstrueuse nation des Lapithes ». Remarquez des combinaisons analogues: c'est une nation, et elle est monstrueuse (immanem). Poursuivons : « Le père des dieux a livré aux fureurs de Diane l'antique Calydonie. » Antique est là pour rehausser le prix de l'objet. Maintenant Junon va atténuer les causes (du ressentiment des deux dïvinités) : « Quel si grand crime avait donc commis le Lapithe ou le malheureux Calydonien? » La parabole est une figure qui appartient spécialement à la poésie. Aussi Virgile s'en sert fréquemment pour exciter le pathétique, soit qu'il veuille peindre l'infortune, soit qu'il veuille peindre la colère. S'agit-il de l'infortune: (exemples tirés de Virgile.) « Ainsi pleure Philomèle à l'ombre d'un peuplier. » « Telle qu'une bacchante qui entre en fureur à la vue des objets sacrés. » « Semblable à la fleur que la main de la jeune vierge a cueillie. » Et plusieurs autres paraboles semblables, par lesquelles Virgile sollicite les sentiments de la pitié. S'agit-il au contraire de peindre la colère (exemple) : «Tel qu'un loup qui rôde en frémissant autour de la bergerie. » Et: « Tels sont les gémissements du taureau, lorsqu'il s'échappe du pied de l'autel où il a été frappé. » Et plusieurs autres exemples semblables, que celui qui les recherche trouvera facilement. L'image est la troisième espèce d'ornement à simili. Elle est aussi très propre à remuer les passions. Elle consiste, ou à décrire les formes d'un objet absent, ou à créer la forme d'un objet qui n'existe point. Virgile s'est servi de l'une et de l'autre avec une égale élégance. Il emploie la première à l'égard d'Ascagne : « O chère et unique image de mon Astyanax. Ce sont ses yeux, ses mains, son visage. » Il emploie la seconde dans la fiction suivante : « Il dépeignit ensuite la Renommée éclatante, dont la ceinture est formée de monstres aboyant. » La première de ces deux images convient mieux pour exciter la pitié. Aussi les Grecs l'appellent g-oikton(pitié); et l'autre convient mieux pour provoquer l'horreur, et ils l'appellent g-deinohsin (force). Voici des exemples de cette dernière : « La Discorde y accourt avec joie, traînant sa robe déchirée, et Bellone la suit, armée d'un fouet sanglant ». On pourrait citer tous les passages où Virgile décrit la forme des personnes; mais nul n'est plus beau que le suivant : « La Fureur impie frémira au-dedans du temple, la bouche sanglante, assise sur des armes cruelles, et les mains liées derrière le dos par cent noeuds d'airain. »

CHAPITRE VI.

Du pathétique a majore et a minore. Nous venons de parler du pathétique a simili, parlons du pathétique tiré par le poète de l'argument a minore. Je cite une grande infortune; si je fais voir ensuite qu'elle est encore au-dessous de celle que je veux peindre, il en résultera certainement un effet très pathétique. Exemple : « Heureuse entre toutes, la fille de Priam, condamnée à périr devant les murs fameux de Troie et sur le tombeau d'un ennemi ! » Andromaque appelle Polyxène heureuse en se comparant à elle, malgré le mode rigoureux de sa mort (jussa mori), malgré le lieu où elle la reçut, sur le tombeau d'un ennemi : comme si elle disait : « Quoiqu'on ait fait parler un oracle pour prononcer son arrêt, quoiqu'elle ait reçu la mort sur le tombeau d'un ennemi, elle est cependant plus heureuse que moi, puisqu'elle n'eut point à supporter de devenir le prix du sort. » C'est dans une disposition semblable qu'Énée s'écrie : « O trois et quatre fois heureux ! » C'est ainsi encore que Virgile dit de Pasiphaé : « Les filles de Prétus ont bien rempli les campagnes de leurs faux mugissements; » puis il ajoute, pour faire sentir que cette monstruosité est au-dessous de celle de Pasiphaé : « Mais on ne les vit point rechercher les amours infâmes des taureaux. » Voici encore un exemple bien marqué du pathétique a minore : « Ni le devin Hélénus, ni la cruelle Céléon, parmi tant d'horribles prédictions, ne m'avaient annoncé ce désastre. » Ce qui nous fait comprendre que la mort de son père était un événement plus cruel pour Énée que tous ceux qu'il avait soufferts. On a nié qu'il fût possible d'agrandir une chose par la comparaison d'une autre plus grande (a majore); mais Virgile a employé ce moyen avec beaucoup d'habileté, à l'occasion de la mort de Didon. « La consternation est la même que si Carthage ou l'antique Tyr fussent tombées sous les coups d'un ennemi vainqueur. » Par où il fait voir que la seule mort de Didon causa une aussi grande désolation que si la ville entière eût été détruite; ce qui, néanmoins, aurait été indubitablement une plus grande calamité. Homère a employé la même figure: g-Hohs g-ei g-apasa g-Ilios g-ophruoessa g-puri g-smehchoito g-kat' g-arkas « Il semblait que l'altière Ilion fût devenue tout entière la proie des flammes.» Il est un autre lieu commun, usité chez les orateurs pour produire le pathétique. On le rencontre fréquemment dans Virgile. C'est celui qu'on appelle praeter spem (qui trompe l'espérance). (Exemple) « Et nous qui sommes votre race, nous à qui vous accordez les célestes demeures, » etc. Autre exemple: c'est Didon qui parle: « Si j'ai pu prévoir un coup si cruel, je pourrai bien, ma soeur, le supporter. » (Autre) : Énée parlant d'Évandre (à (occasion de la mort de son fils Pallas) « Peut-être que, séduit par une espérance, hélas ! trop vaine, il forme à présent des voeux... » Autre: « Un étranger (chose que nous n'aurions jamais pu croire), possesseur de notre petit champ, nous dit : Partez, anciens colons ! ces terres sont à moi. » On peut aussi tirer un moyen de pathétique d'un espoir déçu; comme lorsqu'Évandre dit (en parlant de son fils) : « Je n'ignorais pas combien est douce la gloire qui s'acquiert dans les premiers combats. » Les orateurs appellent g-homoiopatheian (homéopathée), cette figure qui produit le pathétique par la similitude des sentiments, comme dans ces passages de Virgile « Tel fut jadis Anchise votre père. » Et : « Ce tableau de piété filiale pénétra l'âme (d'Iule). » « L'image chérie de mon père s'offrit à mes yeux. » Didon (aux Troyens) : « Une fortune pareille à la vôtre m'a soumise à mille épreuves. » Il est un lieu commun, dans lequel, pour produire le pathétique, on s'adresse aux êtres inanimés ou muets; les orateurs l'emploient fréquemment. Dans les deux cas, Virgile a tiré un grand parti de l'un et de l'autre, soit lorsque Didon s'écrie : « Dépouilles qui me fûtes chères, tant que les destins et un dieu l'ont permis; » soit lorsque Turnus (fait cette prière) : « O terre, retiens le dard d'Énée ! » soit lorsqu'il s'écrie : « O lance qui ne fus jamais sourde à ma voix, voici le moment; » soit lorsque Mézence s'adressant à son cheval, lui dit : « Rhèbe, nous avons vécu longtemps, si toutefois il est permis de dire que quelque chose soit long pour les mortels. » L'addubitation, que les Grecs appellent aporèse, est encore un moyen de pathétique employé par les orateurs. Car il est dans le caractère de celui qui se plaint, comme de celui qui s'irrite, d'hésiter sur ce qu'il doit faire. «Que vais je faire? Irai-je, après avoir été dédaignée, rechercher mes premiers amants? » Dans cet autre vers il s'agit d'Orphée : « Que fera-t-il? Que deviendra-t-il, après s'être vu deux fois enlever son épouse? » Dans cet autre il s'agit de Nisus : Eripere? « Que fera-t-il? Entreprendra-t-il d'enlever son ami par la force et par les armes? » Ailleurs, Anne désolée dit (à Didon) : « Abandonnée par toi, de quoi commencerai je à me plaindre ? Sera-ce de ce que tu n'as pas voulu avoir ta soeur pour compagne? » La description de la chose vue est encore un moyen employé par les rhéteurs pour produire le pathétique. En voici des exemples pris dans Virgile : « Énée lui-même, à la vue du beau Pallas dont on soutenait la tête, et de son jeune sein qui découvrait sa blessure... » « Le sein (de Lausus) fut inondé de sang. » « (Eunée) expire en se roulant dans son sang. » « (Énée) aperçoit (Éryphile) montrant les coups qu'elle a reçus de son cruel fils. » « Là (à la porte de l'antre de Cacus), étaient suspendues des têtes humaines, pâles et horriblement sanglantes. » « Euryale tombe mourant, et ses beaux membres sont inondés de sang. » « J'ai vu moi-même (Polyphème) saisir deux des nôtres. » L'hyperbole, ce qui veut dire exagération, produit aussi le pathétique. Elle sert d'expression à la colère, ou à la pitié; à la colère, lors, par exemple, que nous disons : « II eût dû périr mille fois; » tournure qu'on trouve dans Virgile : « J'aurais moi-même livré à toutes les morts ma coupable vie. » A la pitié, lorsque le même poète dit : « Les lions de l'Afrique eux-mêmes pleurèrent ton trépas, ô Daphnis ! » L'hyperbole s'emploie encore pour peindre l'amour ou toute autre passion. (Par exemple) : « Ce jour que j'ai passé sans voir Galatée m'a semblé plus long qu'une année entière ». Voici d'autres exemples encore plus remarquables: « Il sera plutôt donné à Turnus d'embraser les mers, que ces vaisseaux qui me sont consacrés. » « Quand la terre serait noyée dans les eaux. » L'exclamation, que les Grecs appellent g-ekphohnehsis (ecphonèse), est encore une figure qui produit le pathétique. Elle part, tantôt de la bouche du poète, tantôt de celle du personnage qu'il fait parler. Exemples des exclamations du poète : « Malheur à toi, ô Mantoue, trop voisine de l'infortunée Crémone ! » « Père infortuné (Brutus), peu t'importe le jugement de la postérité. » « Crimes de l'amour dans votre famille l » Et plusieurs autres passages semblables. Exemples des exclamations du personnage que le poète fait parler : « Puissent les dieux réserver (de pareils supplices) à lui (Mézence) et à sa race ! » « Dieux ! faites éprouver aux Grecs de semblables traitements (ceux qu'avait éprouvés Déiphobe), si la vengeance que j'implore a rien qui ne soit juste. » « Dieux ! délivrez la terre d'un tel fléaul (Polyphème) » La figure opposée à l'exclamation est celle que les Grecs appellent ?p?s??p?s?? (aposiopèse), qui consiste dans la réticence. Dans la précédente, la pensée s'exprimait par une exclamation; dans celle-ci, on la fait ressortir par un silence ménagé de telle sorte qu'il puisse être compris par l'auditeur. Comme Neptune dans Virgile : « Je vous... Mais auparavant, il faut calmer l'agitation des flots. » Comme Mnesthée : « Je ne prétends pas vaincre, quoique pourtant...... Mais enfin, qu'ils triomphent, ceux que tu protèges, ô Neptune l » Comme Turnus : « Mais que dis-je? ... le ferions-nous, pour peu qu'il nous restât quelque chose de notre antique vertu? » Et dans les Bucoliques : « Nous pourrions nommer les témoins et le lieu sacré où.... Mais il suffit de dire que les boucs même en furent indignés, quoique les Nymphes indulgentes n'aient fait qu'en rire. » Sinon emploie cette figure, pour exciter la compassion en sa faveur : « Jusqu'à ce que, par le ministère de Calchas...... Mais pourquoi vous fatiguer du récit de mes malheurs? » Le pathétique se produit encore par la répétition, que les Grecs appellent g-epanaphoran (épanaphore). Cette figure consiste à répéter le même mot dans plusieurs phrases consécutives. Exemples de Virgile « La voix d'Orphée et sa langue glacée appelaient Eurydice; son âme en s'enfuyant invoquait Eurydice ; et les rives du fleuve répétaient le nom d'Eurydice. » Ailleurs : « C'était toi qu'il chantait, ô tendre épouse ! il te chantait sur la plage déserte, il te chantait au lever du jour, il te chantait à son déclin. » Et dans un autre en droit : « La forêt d'Angitie te pleura, (Umbron) les ondes transparentes du lac Fucin te pleurèrent; et les ruisseaux limpides te pleurèrent aussi. » Enfin, une dernière figure employée pour produire le pathétique est l'objurgation, en grec g-Epitimehsis, qui consiste à réfuter les objections par les mêmes termes dans lesquels elles sont produites (exemple) : « Énée est absent, et l'ignore; eh bien ! qu'il l'ignore et qu'il soit absent. »

LIVRE CINQ.

Ne possédant pas une police de caractères greques et les mots grecs étant très nombreux dans ce livre, à l'image du site "itinera electronica", je les ai remplacé par les mots "uerba graeca"mis entre crochets.

CHAPITRE I.

Que Virgile est supérieur à Cicéron, sinon sous tous les rapports, du moins en ce qu'il excelle dans tous les genres de style; tandis que Cicéron n'a excelle que dans un seul. De la division du style en quatre et en deux genres. Eusèbe s'étant arrêté en cet endroit, afin de prendre un peu de repos, toute l'assemblée fut d'accord pour reconnaître dans Virgile l'orateur aussi bien que le poète, et l'observation aussi exacte des règles de l'art oratoire que de celles de la rhétorique. - Dis-moi, ô le premier des docteurs, dit Aviénus à Eusèbe, si l'on consent, comme il le faut bien, à mettre Virgile au rang des orateurs, maintenant, l’homme qui étudie l'art oratoire, lequel devra-t-il préférer, de Virgile ou de Cicéron? - Je vois, dit Eusèbe, ton intention, où tu prétends venir et m'amener c'est à établir, entre les deux écrivains, un parallèle que je veux éviter. Tu me demandes simplement lequel est supérieur à l'autre, afin que, de ma réponse à cette question, il en résulte nécessairement que l'un doive être plus étudié que l'autre. Mais je veux que tu me dispenses d'une décision si difficile et si grave. Il ne m'appartient pas de prononcer sur de si grandes questions; et quelle que dût être mon opinion, j'en appréhenderais également la responsabilité. J'oserai dire seulement, en considérant la fécondité si variée du poète de Mantoue, qu'il embrasse tous les genres d'éloquence, tandis que Cicéron n'a qu'une manière : son éloquence est un torrent abondant et inépuisable. Cependant, il est plusieurs manières d'être orateur. L'un coule et surabonde; l'autre, au contraire, affecte d'être bref et concis; l'un aime en quelque sorte la frugalité dans son style; il est simple, et d'une sobriété d'ornements qui va jusqu'à la sécheresse; l'autre ce complaît dans un discours brillant, riche et fleuri. Toutes ces qualités si opposées, Virgile les réunit; son éloquence embrasse tous les genres. - Je voudrais, dit Aviénus, que tu me fisses sentir plus clairement ces diversités, en me nommant des modèles. Eusèbe répondit: Il est quatre genres d'éloquence, le genre abondant dans lequel Cicéron n'a point d'égal; le genre concis, dans lequel Salluste est au-dessus de tous; le genre sec, dont Fronton est désigné comme le modèle; enfin le genre riche et fleuri, qui abonde dans les écrits de Pline le jeune, et de nos jours, dans ceux de notre ami Symmaque, qui ne le cède, sous ce rapport, à aucun des anciens : or ces quatre genres, on les retrouve dans Virgile. Voulez-vous l'entendre s'exprimer avec une concision qu'il est impossible de surpasser : « Les champs où fut Troie. » Voilà comment, en peu de paroles, il détruit, il efface une grande cité, il n'en, laisse pas seulement un débris. Voulez-vous l'entendre exprimer la même idée avec de longs développements : « Le dernier jour est arrivé, que l'inévitable destin assigna à la race de Dardanus ! Il n'est plus de Troyens; Ilion, qui fut leur gloire, a passé. Le cruel Jupiter a tout livré à Argos; les Grecs sont maîtres de la ville, que la flamme « consume.... O patrie ! ô Ilion, demeure des dieux ! ô remparts célèbres partant d'assauts que leur livrèrent les fils de Danaüs!... Qui pourrait raconter le deuil et les désastres de cette nuit? Quelles larmes pourront égaler de telles douleurs? Elle croule cette cité antique, qui fut reine pendant tant d'années ! » Quelle source, quel fleuve, quelle mer répandirent jamais plus de flots, que Virgile en cet endroit répand d'expressions? Je passe maintenant à un modèle de simplicité dans l'élocution : « Turnus, qui volait, pour ainsi dire, au-devant de son armée, à son gré trop tardive, arrive à l'improviste devant la ville, suivi de vingt cavaliers d'élite : il monte un cheval thrace, tacheté de blanc; il porte un casque doré, surmonté d'un panache rouge. » Voyez maintenant avec quels ornements, avec quelle richesse il sait exprimer, quand il veut, les mêmes choses : « Choré, consacré à Cybèle, et qui en fut autrefois le prêtre, se faisait remarquer au loin par l'éclat de ses armes phrygiennes; son cheval écumant s'agitait sous lui, décoré d'une peau brodée d'or, et garnie d'écailles de bronze, posées les unes sur les autres, comme les plumes sont sur l'oiseau; le fer étranger et la pourpre brillaient sur lui; il lançait des traits « fabriqués à Cortyne, avec un arc travaillé en Lycie. Il portait aussi une tunique brodée et des brodequins, à la manière des peuples barbares. » Vous venez de voir séparément des modèles de chaque genre de style en particulier. Voulez-vous voir maintenant comment Virgile sait les allier tous quatre, et former un tout admirable de leurs diversités : « Souvent il convient de mettre le feu aux champs stériles, et de livrer le petit chaume aux flammes pétillantes; soit que cette opération communique actuellement à la terre de nouvelles forces et produise un abondant engrais, soit que le feu consume les substances délétères et fasse exhaler l'humidité superflue, soit que la chaleur élargisse les pores et les filtres secrets à travers lesquels les plantes renouvellent leurs sucs; soit enfin qu'au contraire la terre, par l'action du feu, s'endurcisse et resserre ses fissures, en sorte que ni les pluies, ni l'action rapide et puissante du soleil, ni le souffle glacial et pénétrant de Borée, ne lui enlèvent sa substance. » Voilà un genre de style que vous ne trouverez nulle part ailleurs. Il réunit tout: concision sans négligence, abondance sans vide, simplicité sans maigreur, richesse sans redondance. Il est encore deux autres genres de style différents dans leur couleur : l'un est sérieux et grave, c'est le caractère de celui de Crassus. Virgile l'a employé dans la réponse de Latinus à Turnus : « Jeune homme, votre âme est élevée ; mais plus votre courage est ardent, plus il me convient à moi de réfléchir mûrement, etc. » L'autre genre de style, au contraire, est audacieux, ardent, offensif. C'était celui d'Antoine; il n'est pas inusité dans Virgile : « Ce n'est pas ainsi que naguère tu parlais. Meurs, et va rejoindre ton frère. » Vous voyez que l'éloquence de Virgile se distingue par la réunion de la variété de tous les genres, que le poète opère avec tant d'habileté, que je ne puis m'empêcher d'imaginer qu'une sorte de prescience divine lui révélait qu'il était destiné à servir de modèle à tous. Aussi n'a-t-il suivi aucun autre modèle que la nature, mère de toutes choses, en la voilant; comme dans la musique l'harmonie couvre la diversité des sons. En effet, si l'on considère attentivement le monde, on reconnaîtra une grande analogie entre son organisation divine, et l'organisation divine aussi du poème de Virgile. Car, de même que l'éloquence du poète réunit toutes les qualités, tantôt concise, tantôt abondante, tantôt simple, tantôt fleurie, tantôt calme ou rapide, tout ensemble; de même aussi la terre, ici est ornée de moissons et de prairies, là hérissée de rochers et de forêts; ailleurs desséchée par les sables, plus loin arrosée par les sources, ou couverte en partie par la vaste mer. Pardonnez-moi cette comparaison; elle n'a rien d'exagéré; car si je prends dix rhéteurs parmi ceux qui fleurirent dans Athènes, cette capitale de l'Attique, je trouverai dans le style de chacun des qualités différentes; tandis que Virgile les aura réunies toutes en lui.

CHAPITRE II.

Des emprunts que Virgile a faits aux Grecs; et que le plan de l'Énéide est modelé sur ceux de l'Iliade, et de l'Odyssée d'Homère. Évangelus prenant la parole dit ironiquement : - C'est très-bien, certainement, d'attribuer à quelque main divine l'ouvrage du paysan de Mantoue; car je ne craindrais pas d'assurer qu'il n'avait lu aucun de ces rhéteurs grecs dont tu as parlé tout à l'heure. Comment en effet un habitant du pays des Vénètes, né de parents rustiques, élevé au milieu des broussailles et des forêts, aurait-il pu acquérir la plus légère connaissance de la littérature grecque? - Eustathe - Prends garde, Évangelus, qu'il n'est aucun des auteurs grecs, même parmi les plus distingués, qui ait puisé dans les trésors de savoir de cette nation avec autant d'abondance que Virgile, ou qui ait su les mettre en oeuvre avec autant d'habileté qu'il a fait dans son poème. - Praetextatus - Eustathe, tu es prié de nous communiquer, sur ce sujet, tout ce que ta mémoire te fournira à l'instant. Tout le monde se joignit à Praetextatus pour adresser à Eustathe les mêmes sollicitations, et il commença en ces termes : Vous vous attendez peut-être à m'entendre répéter des choses déjà connues : que Virgile, dans ses Bucoliques, a imité Théocrite, et dans les Géorgiques, Hésiode; que, dans ce dernier ouvrage, il a tiré ses pronostics dés orages et de la sérénité, du livre des Phénomènes d'Aratus; qu'il a transcrit, presque mot à mot, de Pisandre, la description de la ruine de Troie, l'épisode de Sinon et du cheval de bois, et enfin tout ce qui remplit le second livre de l'Énéide. L'ouvrage de Pisandre a cela de remarquable entre tous ceux des poètes de sa nation, que, commençant aux noces de Jupiter et de Junon, il renferme toute la série des événements qui ont eu lieu depuis cette époque jusqu'au siècle de l'auteur, et qu'il forme un corps de ces nombreux épisodes historiques. Le récit de la ruine de Troie est de ce nombre, et l'on suppose que celui de Virgile n'est qu'une traduction littérale de celui de Pisandre. Cependant je passe sous silence ces observations et quelques autres encore, qui ne sont que des déclamations d'écolier. Mais, par exemple, les combats de l'Énéide ne sont-ils pas pris de l'Iliade, et les voyages d'Énée ne sont-ils pas imités de ceux d'Ulysse? Seulement le plan des deux ouvrages a nécessité une différence dans la disposition des parties; car tandis qu'Homère ne fait voyager Ulysse que lorsqu'il revient de la prise de Troie, et après que la guerre est terminée ; dans Virgile, la navigation d'Énée précède les combats qu'il va livrer en Italie. Homère, dans son premier livre, donne Apollon pour ennemi aux Grecs, et il place le motif de sa haine dans l'injure faite à son pontife. Virgile donne Junon pour ennemie aux Troyens; mais les motifs de la haine de la déesse sont de la création du poète. Une observation que je ferai sans y attacher beaucoup d'importance, quoique tout le monde, je crois, ne l'ait pas signalée, c'est que Virgile, après avoir promis, dès le premier vers, de prendre Énée à son départ des rivages troyens : - « (Je chante) celui qui, poursuivi par le destin, arriva le premier des bords troyens en Italie, et atteignit les rivages latins; » - lorsqu'il en vient à commencer sa narration, ce n'est point de Troie, mais de la Sicile qu'il fait appareiller la flotte d'Énée : « A peine leurs voiles joyeuses, perdant de vue la terre de Sicile, commençaient à cingler vers la haute mer. » - Ce qui est entièrement imité d'Homère, lequel évitant dans son poème de suivre la marche de l'histoire, dont la première loi consiste à prendre les faits à leur origine et à les conduire jusqu'à leur fin par une narration non interrompue, entre en matière par le milieu de l'action, pour revenir ensuite vers son commencement ; artifice usité par les poètes. Ainsi, il ne commence point par montrer Ulysse quittant le rivage troyen; mais il nous le fait voir s'échappant de l'île de Calypso, et abordant chez les Phéaciens. C'est là qu'à la table du roi Alcinoüs, Ulysse raconte lui-même sa traversée de Troie chez Calypso. Après cela, le poète reprend de nouveau la parole en son propre nom, pour nous raconter la navigation de son héros, de chez les Phéaciens jusqu'à Ithaque. Virgile, à l'imitation d'Homère, prend Énée en Sicile, et le conduit par mer jusqu'en Libye. Là, dans un festin que lui donne Didon, c'est Énée lui-même qui raconte sa navigation depuis Troie jusqu'en Sicile, en résumant en un seul vers, ce que le poète avait décrit longuement: « C'est de là que je suis parti pour venir, poussé par quelque dieu, aborder sur vos côtes. » Après cela le poète décrit de nouveau, en son propre nom, la route de la flotte, depuis l'Afrique jusqu'en Italie : « Cependant la flotte d'Énée poursuivait sa route sans obstacles. » Que dirai-je enfin? le poème de Virgile n'est presque qu'un miroir fidèle de celui d'Homère. L'imitation est frappante dans la description de la tempête. On peut, si l'on veut, comparer les vers des deux poèmes. Vénus remplit le rôle de Nausicaa, fille du roi Alcinoüs ; Didon, dans son festin, celui d'Alcinoüs lui-même. Elle participe aussi du caractère de Scylla, de Charybde et de Circé. La fiction des îles Strophades remplace celle des troupeaux du Soleil. Dans les deux poèmes, la descente aux enfers, pour interroger l'avenir, est introduite avec l'accompagnement d'un prêtre. On retrouve Épanor dans Palinure; Ajax en courroux, dans Didon irritée; et les conseils d'Anchise correspondent à ceux de Tirésias. Voyez les batailles de l'Iliade, et celles de l'Énéide, où l'on trouve peut-être plus d'art; voyez, dans les deux poèmes, l'énumération des auxiliaires, la fabrication des armes, les divers exercices gymnastiques, les combats entre les rois, les traités rompus, les complots nocturnes; Diomède, à l'imitation d'Achille, repoussant la députation qui lui est envoyée; Énée se lamentant sur Pallas, comme Achille sur Patrocle; l'altercation de Drancès et de Turnus, pareille à celle d'Agamemnon et d'Achille, (quoique, dans l'un des deux poèmes, l'un soit poussé par son intérêt, et dans l'autre par l'amour du bien public) ; le combat singulier entre Énée et Turnus, dans lequel, comme dans celui d'Achille et d'Hector, des captifs sont dévoués, dans l'un aux mânes de Patrocle, dans l'autre à ceux de Pallas : « En ce moment Énée saisit, pour les immoler aux ombres infernales, quatre jeunes gens fils de Sulmuni et quatre autres qu'élevait Ufens. » Poursuivons. Lycaon, dans Homère, atteint dans sa fuite, a recours aux prières pour fléchir Achille, qui ne fait grâce à personne, dans la douleur qu'il ressent de la mort de Patrocle; dans Virgile, Magus, au milieu de la mêlée, se trouve dans une position semblable. « Énée avait lancé de loin à Magus un javelot meurtrier. » Et lorsqu'il lui demande la vie en embrassant ses genoux, Énée lui répond : « Turnus a le premier banni de nos combats les échanges de guerre, lorsqu'il a tué Pallas. » Les insultes qu'Achille adresse au cadavre de Lycaon, Virgile les a traduites par celles qu'Énée adresse à Tarquitius. Homère avait dit : {uerba graeca} « Va au milieu des poissons, qui ne craindront pas de boire le sang qui coule de tes blessures; Ta mère ne te déposera point sur un lit pour t'arroser de ses larmes; mais les gouffres du Scamandre t'entraîneront dans le vaste sein de la mer. » Après lui le poète latin a dit : « Maintenant, guerrier redoutable, reste là étendu, etc. »

CHAPITRE III.

Des divers passages de Virgile traduits d'Homère. Je rapporterai, si vous le voulez, les vers que Virgile a traduits d'Homère, presque mot pour mot. Ma mémoire ne me les rappellera pas tous, mais je signalerai tous ceux qui viendront s'offrir à moi : {uerba graeca} « Il retire la corde vers sa poitrine, et place le fer sur l'arc. » Homère a exprimé toute l'action en aussi peu de mots que lui a permis la richesse de son idiome. Votre poète dit la même chose, mais en employant une période : « Camille tend fortement son arc, au point que la courbure des deux extrémités les fit se rencontrer; ses deux mains sont à une égale distance du milieu de l'arc; la gauche dirige le fer, la droite tire le nerf vers sa poitrine. » Homère a dit : {uerba graeca} « On n'apercevait plus la terre, on ne voyait plus que le ciel et la mer. Alors Saturne abaissa sur le navire une nuée sombre, qui obscurcit la surface de la mer. » (Virgile) « On n'apercevait plus aucune terre; de tous côtés on ne voyait que cieux et mers. » (Homère) {uerba graeca} « Pareil à une montagne, le flot azuré les enveloppe de ses plis. » (Virgile) « L'eau s'arrête autour (d'Aristée), et se courbe en forme de montagne. » Homère a dit, en parlant du Tartare : {uerba graeca} « L'enfer est autant au-dessous de la terre, que le ciel au-dessus. » (Virgile) « Le Tartare est deux fois aussi profondément enfoncé vers les ombres, que l'Olympe est suspendu au loin dans les hauteurs de l'Éther. » (Homère) {uerba graeca} « Après qu'ils eurent satisfait leur faim et leur soif. » (Virgile) « Après qu'on eut apaisé la faim et éteint l'appétit. » (Homère) {uerba graeca} « Telle fut la prière (d'Achille). Jupiter l'entendit, et, dans sa sagesse, l'exauça en partie, mais lui refusa l'autre partie - il voulut bien lai accorder de repousser la guerre de dessus les vaisseaux des Grecs; mais il lui refusa de revenir sauf du combat. » (Virgile) « Phébus entendit la prière (d'Arruns), et il résolut d'en exaucer la moitié, mais il laissa l'autre se perdre dans les airs. » (Homère) {uerba graeca} « Énée doit désormais régner sur les Troyens, ainsi que les enfants de ses enfants et leur postérité. » (Virgile) « C'est de là que la maison d'Énée dominera surtout le monde, ainsi que les enfants de ses enfants, et leur postérité. » Dans un autre endroit, Homère a dit : {uerba graeca} « Alors Ulysse sentit ses genoux fléchir sous lui, son courage l'abandonner; et s'adressant à son coeur magnanime, il se disait à lui-même. » De ces deux vers, Virgile n'en a fait qu'un : « A cette vue les membres d'Énée sont glacés par l'effroi. » (Homère) {uerba graeca} « Auguste Minerve, gardienne de la ville, la plus excellente des déesses, brise la hache de Diomède, et qu'il soit lui-même précipité devant les portes de Scée. » (Virgile) « Toute puissante modératrice de la guerre, chaste Minerve; brise de ta propre main le fer du ravisseur phrygien; renverse-le lui-même sur la poussière, et étends-le devant les portes (de la ville). » (Homère) {uerba graeca} « (La Discorde) se montre d'abord d'une petite stature ; mais bientôt elle porte sa tête dans les cieux, tandis que ses pieds foulent la terre. » (Virgile) « (La Renommée) marche sur la terre, et cache sa tête parmi les nuages. » Homère a dit, en parlant du sommeil : {uerba graeca} « Un doux sommeil, profond, délicieux, image de la mort, s'appesantit sur les paupières (d'Ulysse). » Virgile a dit à son tour : « Un sommeil doux et profond, semblable à une mort paisible. » (Homère) {uerba graeca} « Je te le promets, je t'en fais le plus grand des serments; par ce sceptre qui ne produira plus de rameaux ni de feuilles, puisqu'il a été séparé du tronc de l'arbre des montagnes qui le porta; par ce sceptre qui ne repoussera plus, puisque la hache l'a émondé de ses feuilles et dépouillé de son écorce, et que les juges des Grecs le tiennent dans leurs mains, lorsqu'ils rendent la justice au nom de Jupiter. » (Virgile) « Mon serment est aussi infaillible qu'il est certain que ce sceptre (Latinus portait alors le « sien) ne poussera jamais la moindre branche ni la moindre feuille qui puisse donner de l'ombrage, puisqu'il a été retranché du tronc maternel de l'arbre de la forêt, et dépouillé par le feu de ses feuilles et de ses branches, alors que la main de l'ouvrier osa le revêtir d'un métal précieux, pour être porté par les princes latins. » Maintenant, si vous le trouvez bon, je vais cesser la comparaison des vers traduits d'Homère par Virgile. Un récit si monotone produirait à la fin la satiété et le dégoût, tandis que le discours peut se porter sur d'autres points non moins convenables au sujet. Continue, dit Aviénus, à faire l'investigation de tout ce que Virgile a soustrait à Homère. Quoi de plus agréable en effet que d'entendre les deux premiers des poètes exprimant les mêmes idées? Trois choses sont regardées comme également impossibles: dérober à Jupiter sa foudre, à Hercule sa massue, à Homère, son vers; et quand même on y parviendrait, quel autre que Jupiter saurait lancer la foudre? qui pourrait lutter avec Hercule? qui oserait chanter de nouveau ce qu'Homère a déjà chanté? Et néanmoins Virgile a transporté dans son ouvrage, avec tant de bonheur, ce que le poète grec avait dit avant lui, qu'il a pu faire croire qu'il en était le véritable auteur. Tu rempliras donc les voeux de toute l'assemblée, si tu veux bien lui faire connaître tout ce que notre poète a emprunté au vôtre. - Je prends donc, dit Eustathe, un exemplaire de Virgile, parce que l'inspection de chacun de ses passages me rappellera plus promptement les vers d'Homère qui y correspondent. - Par ordre de Symmaque, un serviteur alla chercher dans la bibliothèque le livre demandé. Eustathe l'ouvre au hasard, et jetant les yeux sur le premier endroit qu'il rencontre ; - Voyez, dit-il, la description du port d'Ithaque transportée à la cité de Didon : « Là, dans une rade enfoncée, se trouve un port formé naturellement par les côtes d'une île; les vagues qui viennent de la haute mer se brisent contre cette île, et, se divisant, entrent dans le port par deux passages étroits : à droite et à gauche s'élèvent deux roches dont les sommités menacent le ciel, et à l'abri desquelles la mer silencieuse jouit du calme dans un grand espace; leur cime est chargée d'une forêt d'arbres touffus, qui répandent sur le port une ombre épaisse et sombre. Derrière la forêt, un antre est creusé dans les cavités des rochers suspendus; on y trouve des eaux douces, et des sièges taillés dans le roc vif. C'est là la « demeure des Nymphes; là, les vaisseaux battus par la tempête trouvent le repos, sans être attachés par aucun câble, ni fixés par des ancres. » (Virgile.) {uerba graeca} « Sur la côte d'Ithaque, il est un port consacré au vieillard Phorcus, dieu marin. Ce port est produit par la disposition de la côte escarpée, qui s'ouvre entre deux lignes parallèles pour former un canal où la mer est à l'abri de la fureur des vents qui l'agitent au dehors; les vaisseaux bien construits peuvent séjourner dans l'intérieur de ce port, sans être attachés; l'olivier touffu orne le sommet de la côte - non loin est située une caverne gracieuse et profonde, consacrée aux Nymphes des eaux, dans l'intérieur de laquelle on trouve des urnes et des coupes formées par le roc, et où l'abeille fabrique son miel. » (Homère.)

CHAPITRE IV .

Des passages du premier livre de l'Énéide, traduits d'Homère. Aviénus pria Eustathe de ne point faire ses remarques sur des passages pris çà et là, mais de suivre un ordre méthodique, en partant du commencement du poème. Eustathe ayant donc retourné les feuilles jusqu'au talon, commença ainsi : (Virgile) « Éole ; toi à qui le père des dieux et des hommes a donné le pouvoir d'apaiser les flots, ou de les soulever par les vents. » (Homère) (uerba graeca) « Saturne a constitué (Éole) le gardien des vents, qu'il peut apaiser ou déchaîner à son gré. » (Virgile) « J'ai quatorze Nymphes d'une beauté parfaite; Déiopée est la plus belle d'entre elles ; elle sera à toi, unie par les liens durables du mariage. » (Homère) (uerba graeca) « Ainsi donc, agis en ma faveur; et je te donnerai pour épouse la plus jeune des Grâces, Pasithée, pour laquelle tu brûles tous les jours de ta vie. » La tempête qu'Éole excite contre Énée, ainsi que le discours que celui-ci adresse à ses compagnons sur leur situation, sont imités de la tempête et du discours d'Ulysse, à l'égard duquel Neptune remplit le même office qu'Éole. Comme ce passage est long dans les deux poètes, je ne le rapporte point; j'en indiquerai le commencement pour ceux qui voudront le lire dans le livre de l'Énéide; c'est à ce vers : « Il dit, et tourne son sceptre contre la montagne caverneuse. » Et dans Homère, au cinquième livre de l’Odyssée : (uerba graeca) « Il dit; et prenant son trident, il rassemble les nuages et trouble la mer, en déchaînant les vents avec toutes leurs tempêtes. » (Virgile) « Dès que le jour secourable parut, il résolut de sortir pour aller reconnaître sur quelles nouvelles côtes il avait été jeté par les vents, et si ce pays, qui lui paraissait inculte, était habité par dès hommes ou par des bêtes, afin d'en instruire ensuite ses compagnons. » (Homère) (uerba graeca) « Mais l'aurore du troisième jour s'étant levée radieuse, je prends ma lance et mon épée, et je m'élance hors du vaisseau, pour aller à la découverte, désirant d'entendre la voix d'un mortel et d'apercevoir quelques travaux de sa main. » (Virgile) « Qui es-tu, ô vierge, toi dont je n'ai jamais vu ni entendu la soeur, toi qui n'as ni le visage ni la voix d'une mortelle, toi qui es certainement une déesse? Es-tu la soeur de Phébus, ou l'une de ses nymphes? » (Homère) (uerba graeca) « Je te supplie, ô reine, que tu sois une divinité, ou bien une mortelle. Mais non, tu es une de ces divinités qui habitent la vaste étendue des cieux; ta beauté, ta stature, tes traits, me portent à te prendre pour Diane, fille du grand Jupiter ». (Virgile) « O déesse, si je reprenais les événements à leur origine, et que tu eusses le loisir d'écouter les annales de nos malheurs, Vesper aurait auparavant borné dans le ciel la carrière du jour. » (Homère) (uerba graeca) « Quel mortel pourrait raconter toutes ces choses? cinq ou six ans ne suffiraient pas pour raconter tous les malheurs qu'ont éprouvés les généreux Grecs. » (Virgile) « Tandis qu'ils étaient en marche, Vénus répandit autour d'eux un brouillard épais dont ils furent enveloppés, afin que personne ne pût les apercevoir, ou retarder leurs pas, ou s'informer des causes de leur venue. » (Homère) (uerba graeca) « Alors Ulysse se mit en chemin pour aller vers la ville; et Pallas, qui le protégeait, répandit autour de lui une grande obscurité, afin qu'aucun des audacieux Phéaciens qu'il pourrait rencontrer ne l'insultât, et ne lui demandât même qui il était. » (Virgile) « Telle sur les rives de l'Eurotas, ou sur les sommets du Cynthus, Diane conduit les choeurs des Oréades, qui dansent en groupes et par milliers à sa suite; elle marche le carquois sur l'épaule, et sa tête dépasse celles de ses compagnes; Latone, sa mère, en a le coeur ému d'une secrète joie. Telle était Didon; telle elle marchait joyeuse. » (Homère) (uerba graeca) « Telle que Diane, qui, la flèche à la main, parcourt l'Erymanthe ou le Taygète escarpé, se plaisant à poursuivre les chèvres sauvages et les cerfs agiles: les Nymphes des champs, filles de Jupiter, partagent ses jeux; elles sont toutes belles, mais la déesse se fait encore distinguer facilement parmi elles, outre qu'elle les dépasse de toute la tête. Cette vue inspire à Latone, sa mère, une joie secrète. Telle était Nausicaa parmi ses compagnes ». (Virgile) « Énée parut environné d'une lumière éclatante, ayant le port et la physionomie d'un dieu; car sa mère elle-même avait embelli sa chevelure, et répandu dans ses yeux l'éclat brillant de la jeunesse, la majesté et le bonheur; tel est l'éclat que la main de l'ouvrier sait donner à l'ivoire, ou à l'argent, ou à la pierre de Paros, qu'il enchâsse dans l'or. » (Homère) (uerba graeca) « Minerve donna à Ulysse l'aspect de la grandeur et de la prospérité; elle répandit la beauté sur son visage; elle forma de sa chevelure des boucles d'une couleur semblable à la fleur de l'hyacinthe. Tel l'ouvrier habile qui, instruit par Vulcain et Pallas, connaît tous les secrets de l'art de travailler ensemble l'or et l'argent, et d'en former des ouvrages élégants, de même la déesse répandit la grâce sur le visage et sur toute la personne d'Ulysse. » (Virgile) « Il est devant toi, celui que tu cherches; le voici. C'est moi qui suis le Troyen Énée, sauvé des mers de Libye. » (Homère) (uerba graeca) « Me voici revenu, après vingt années de malheurs, sur les rivages de ma patrie. »

 CHAPITRE V .

Des passages du second livre de l'Énéide, traduits d'Homère. (Virgile) « Tout le monde se tut, et attacha ses regards sur Énée. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi parla Hector, et tout le monde resta dans le silence. » (Virgile) « Tu m'ordonnes, ô reine, de renouveler des douleurs inouïes, en racontant comment les Grecs ont détruit les richesses de Troie et son lamentable empire. » (Homère) {uerba graeca} « Il est difficile, ô reine, de te raconter sur-le-champ les malheurs si nombreux dont les célestes dieux m'ont accablé. » (Virgile) « Les uns fixent leurs regards sur le présent fatal offert à la chaste Minerve, et admirent l'énorme grandeur du cheval; Thymètes le premier, soit perfidie de sa part, soit que tels fussent les destins de Troie, Thymètes propose e de l'introduire dans l’enceinte des murs, et de le placer dans la citadelle: mais Capys et ceux qui jugeaient le mieux voulaient qu'on précipitât dans la mer, ou qu'on livrât aux flammes ce don suspect des Grecs insidieux, ou du moins qu'on entrouvrit ses entrailles et qu'on en visitât les cavités. La multitude incertaine se partage entre ces avis opposés. » (Homère) {uerba graeca} « Les Troyens, assis autour du cheval, tenaient un grand nombre de propos confus; trois avis obtiennent des partisans: de percer avec le fer le colosse de bois creux, de le précipiter du haut de la citadelle escarpée où on l'avait traîné; ou bien enfin, de l'y conserver pour être consacré aux dieux. Ce dernier avis dut être suivi; car il était arrêté par le destin que Troie devait périr dès qu'elle aurait reçu dans ses murs cet énorme cheval de bois, où étaient renfermés les chefs des Grecs qui apportaient aux Troyens le carnage et la mort. » (Virgile) « Cependant le soleil achève sa carrière, et la nuit enveloppe de ses vastes ombres les cieux, la terre et la mer. » (Homère) {uerba graeca} « Le soleil plonge dans l'Océan sa lumière éclatante, et en fait sortir la nuit sombre qui apparaît sur la terre. » (Virgile) « Hélas ! qu'il était défiguré! Qu'il était différent de ce même Hector lorsqu'il revint du combat chargé des dépouilles d'Achille, ou le jour qu'il venait de lancer la flamme sur les vaisseaux phrygiens. » (Homère) {uerba graeca} « Certes, voilà Hector devenu maintenant moins redoutable que lorsqu'il incendiait nos vaisseaux ». (Virgile) « Le jeune Mygdonien Chorèbe, brûlant d'un fol amour pour Cassandre, était venu à Troie quelques jours auparavant, proposer à Priam de devenir son gendre, et aux Phrygiens d'accepter ses secours. » (Homère) {uerba graeca} « Idoménée rencontre et tue Othryon de Cabèse, qui était venu depuis peu à Troie, pour y obtenir une réputation guerrière. Il demandait, mais il n'avait point encore obtenu, la main de Cassandre, la plus belle des filles de Priam; il s'était engagé à chasser les Grecs de devant Troie; et, à cette condition, le vieux Priam lui avait promis sa fille. C'était dans l'espoir de remplir son engagement, qu'il se présentait au combat. » (Virgile) « Les paroles d'Énée changent en fureur le courage des jeunes Troyens : semblables à des loups ravisseurs que la faim intolérable et l'aveugle rage animent pendant la nuit sombre, tandis que leurs petits délaissés attendent vainement leur pâture; ainsi, au milieu des traits et des ennemis, nous courons à une mort certaine, en traversant la ville par son centre, tandis que la nuit obscure et profonde l'enveloppe de son ombre ». (Homère) {uerba graeca} « (Sarpédon) résolut de marcher contre les Grecs; il était semblable au lion nourri dans les montagnes, et à qui la pâture manque trop longtemps; son coeur généreux lui commande d'aller attaquer les brebis, jusque dans les bergeries les mieux gardées; c'est en vain qu'il trouve les bergers armés de piques, faisant la garde avec leurs chiens : il ne reviendra pas sans avoir fait une tentative; et, ou il enlèvera sa proie d'un premier bond, ou il sera blessé lui-même par un trait lancé d'une main rapide. » (Virgile) « Tel que celui qui, sans y songer, ayant marché sur un serpent caché sous des ronces, s'éloigne rapidement et en tremblant du reptile qui élève son cou bleuâtre, enflé par la colère tel, à peu près, Androgée, saisi de frayeur, reculait à notre aspect. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi celui qui aperçoit un serpent s'enfuit à travers les broussailles de la montagne; il recule, la crainte engourdit ses membres, la pâleur couvre ses joues; ainsi Alexandre doué d'une divine beauté, se sauve au milieu des superbes Troyens, par la crainte que lui inspire lé fils d'Atrée. » (Virgile) « Semblable au serpent qui sort de sa retraite humide et obscure, où, à l'abri de l'hiver, il dévorait sous la terre sa vénéneuse nourriture; revêtu maintenant d'une nouvelle peau et brillant de jeunesse, il déroule au soleil sa robe écailleuse, et, placé sur un lieu escarpé, il fait vibrer sa langue armée d'un triple dard. » (Homère) {uerba graeca} « Comme le serpent féroce, enflammé de colère et rassasié de nourritures venimeuses, attend l'homme, se tenant placé dans un creux et se roulant dans cette obscure retraite, ainsi Hector, dans l'ardeur de son courage, refusait de se retirer. » (Virgile) « C'est avec moins de fureur que le fleuve écumant renverse ses bords, et, abandonnant son lit, triomphe des digues énormes qui lui a furent opposées, pour aller porter sa rage dans les campagnes, et entraîner les troupeaux avec les étables où ils sont renfermés. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi, lorsque Jupiter fait tomber des torrents de pluie du haut des montagnes, le fleuve inonde la campagne, et entraîne avec lui, jusqu'à la mer, des chênes desséchés et des larys, avec une grande quantité de limon. » (Virgile) « Trois fois il tenta de le serrer entre ses bras, trois fois il n'embrassa qu'une ombre vaine qui s'échappait de ses mains, aussi légère que le vent, aussi volatile que la fumée. » (Homère) {uerba graeca} « Trois fois je me sentis le désir et je tentai de l'embrasser, et trois fois elle échappa de mes mains, comme une ombre ou comme un songe; et chaque fois je sentais la douleur s'aigrir davantage dans mon âme. »

CHAPITRE VI .

Des passages du troisième et du quatrième livre de l'Énéide, qui sont pris dans Homère. Une seconde tempête que subit Énée, et celle que subit Ulysse, sont toutes deux décrites longuement dans les deux poètes; mais elles commencent ainsi qu'il suit : Dans Virgile : « Lorsque nos vaisseaux tinrent la haute mer, et que déjà aucunes terres..... » Et dans Homère : {uerba graeca} « Quand nous eûmes perdu de vue l'île, qu'on n'aperçut plus la terre, qu'on ne vit que le ciel et la mer, qui tous deux environnaient le vaisseau de leur sombre profondeur. » (Virgile) « Reçois de moi, jeune homme, ces dons, ouvrages de mes mains. » (Homère) {uerba graeca} « Fils chéri, je te fais ce don : il est l'ouvrage d'Hélène, conserve-le en sa mémoire. » (Virgile) « Les matelots déploient les voiles, nous fuyons à travers les vagues écumantes, là où les vents et le pilote dirigent notre course. » (Homère) {uerba graeca} « Pour nous, nous déposons nos armes et nous nous asseyons, tandis que les vents et le pilote dirigent le vaisseau. » (Virgile) « A droite est placée Scylla, à gauche l'implacable Charybde; trois fois celle-ci engloutit les flots dans un profond abîme, et trois fois elle les revomit dans les airs et les fait jaillir jusqu'aux astres. Scylla, enfoncée dans le creux d'une caverne obscure, avance la tête hors de son antre, et attire les vaisseaux sur ces rochers. Ce monstre, depuis la tète jusqu'à la ceinture, est une femme d'une beauté séduisante; poisson monstrueux du reste de son corps, son ventre est celui d'un loup, et il se termine par une queue de dauphin. Il vaut mieux, en prenant un long détour, doubler le promontoire sicilien de Pachynum, que de voir seulement dans son antre profond la hideuse Scylla, et les rochers bleuâtres qui retentissent des hurlements de ses chiens. » En parlant de Charybde, Homère dit : {uerba graeca} « Le gouffre de Scylla d'un côté, de l'autre le gouffre immense de Charybde absorbaient les flots de la mer. Ces gouffres ressemblaient ; lorsqu'ils les vomissaient, à la chaudière placée sur un grand feu, dont l'eau murmure et s'agite jusqu'au fond; et la colonne d'eau qu'ils lançaient dans les airs allait se briser contre la pointe des rochers : mais quand ils engloutissaient de nouveau l'onde amère, la mer paraissait ébranlée jusque dans ses fondements, et mugissait horriblement autour du rocher, au pied duquel on apercevait un banc de sable bleuâtre; à cette vue les compagnons d’Ulysse pâlirent de crainte. » Il dit, en parlant de Scylla : {uerba graeca} « C'est là qu'habite Scylla, et qu'elle pousse ses vociférations. La voix de ce monstre affreux ressemble à celle de plusieurs chiens encore à la mamelle, et la présence même d'un dieu ne pourrait adoucir la tristesse de son aspect. Il a douze pieds, tous également difformes; six têtes horribles, placées chacune sur un cou allongé, et armées d'une triple rangée de dents nombreuses, serrées, et qui menacent de la mort; la moitié de son corps est cachée dans un antre, mais il porte la tête hors de cet horrible gouffre, et, parcourant les alentours du rocher, il pêche des dauphins, des chiens de mer, et les plus grands poissons que la bruyante Amphitrite nourrit en cet endroit. » (Virgile) « O chère et unique image de mon fils Astyanax, voilà ses yeux, voilà ses mains, voilà le port de sa tête. » (Homère) {uerba graeca} « Tels étaient ses pieds, ses mains; tel était son regard, son visage, sa chevelure. » (Virgile) « Trois fois les écueils firent retentir le creux des rochers, et trois fois l'écume brisée nous fit voir les astres dégoûtants de rosée. » (Homère) {uerba graeca} « Au pied de ce rocher, trois fois par jour Charybde engloutit l'onde noirâtre, et trois fois elle la vomit. » (Virgile) « Telle la biche qui errait sans précaution dans les forêts de Crète, est frappée par la flèche du pasteur qui s'exerçait à lancer des traits, et qui l’a atteinte à son insu ; elle fuit à travers les bois et les détours du mont Dictys, mais le trait mortel reste fixé dans ses flancs. » (Homère) {uerba graeca} « Le cerf blessé par la flèche du chasseur fuit tant qu'il conserve de la chaleur dans le sang, et de la force dans les membres. » (Virgile) « Jupiter a parlé, et déjà Mercure se dispose à exécuter les ordres de son auguste père. Il ajuste d'abord à ses pieds ses brodequins d'or, dont les ailes le soutiennent dans les airs, et le portent avec la rapidité de la flamme au-dessus des terres et des mers. Il prend ensuite son caducée, dont il se sert pour évoquer des enfers les pâles ombres, ou pour les y conduire; pour donner et ôter le sommeil, et pour fermer la paupière des morts. Avec son secours, il gouverne les vents et traverse les plus épais nuages. » (Homère) {uerba graeca} « Jupiter parla ainsi, et le meurtrier d'Argus n'a garde de lui désobéir; il s'empresse de chausser ses magnifiques, ses divins brodequins d'or, qui le portent, aussi rapide que les vents, au-dessus de la mer, comme au-dessus de la vaste étendue de la terre; il prend cette verge avec laquelle il appesantit ou excite à son gré les yeux des mortels, et il fend les airs, la tenant dans les mains. » (Virgile) « Ainsi, lorsque, soufflant du haut des Alpes, les Aquilons attaquent de toutes parts le vieux chêne endurci par l'âge, et se disputent entre eux pour l'arracher, l'air siffle, et le tronc secoué couvre au loin la terre de ses feuilles; néanmoins l'arbre demeure attaché aux rochers, et autant sa cime s'élève vers le ciel, autant ses racines plongent vers les enfers. » (Homère) {uerba graeca} « Tel l'olivier cultivé par l'agriculteur, dans un terrain préparé avec soin, où l'eau coule avec abondance, accessible au souffle de tous les vents, pousse, grandit, étend au loin son feuillage bleu; mais tout à coup le vent survient en tourbillonnant, renverse la tranchée qui l'environne, et le couche sur la terre. » (Virgile) « Déjà l'Aurore, quittant le lit pourpré de Tithon, répandait sur la terre ses premiers feux. » (Homère) {uerba graeca} « L'Aurore quittait le lit du beau Tithon, pour apporter la lumière aux dieux et aux mortels. » (Le même) {uerba graeca} « Cependant l'Aurore, revêtue d'un manteau de pourpre, répandait ses feux sur la terre. »

CHAPITRE VII .

Des emprunts que Virgile a faits à Homère, dans les cinquième et sixième livres de l’Énéide. (Virgile) « Dès que les vaisseaux eurent gagné la haute mer, et qu'on n'aperçut plus autour de soi que le ciel et les eaux, un nuage grisâtre, chargé de ténèbres et de frimas, se forma au-dessus de nous, et vint épouvanter les ondes de son obscurité. » (Homère) {uerba graeca} « Quand nous eûmes perdu de vue l'île, qu'on n'aperçut plus la terre, qu'on ne vit plus que la mer et les cieux, qui se chargeaient de sombres nuées. » (Virgile) « Énée répand des coupes remplies de vin; il évoque la grande âme d'Anchise, et ses mânes qui dorment dans l'Achéron. » (Homère) {uerba graeca} « Achille arrosait la terre de vin, en invoquant l'âme de l'infortuné Patrocle. » (Virgile) « Il reçoit pour récompense une cuirasse formée d'un triple tissu de chaînes d'or entrelacées, qu'Enée lui-même, vainqueur dans un combat sur les bords du Simoïs, avait enlevées à Démolée, au pied des murs de Troie. » (Homère) {uerba graeca} « Je lui donnerai (et j'espère qu'il appréciera ce présent) une cuirasse d'airain que j'ai enlevée à Astérope, et dont le contour est revêtu d'ornements d'étain poli. » La lutte des coureurs est semblable dans les deux poètes. Comme elle comprend dans chacun, un grand nombre de vers, le lecteur pourra comparer ces deux morceaux semblables. Elle commence comme il suit (Virgile) « Énée ayant ainsi parlé, ils prennent place; et au signal donné... » (Homère) {uerba graeca} « Ils se rangèrent en ordre; Achille leur montra les bornes de la carrière... » La lutte du pugilat commence ainsi dans Virgile : « A l'instant, chacun se dresse sur la pointe des pieds. » Et dans Homère : {uerba graeca} « Alors les deux champions, levant ensemble l'un contre l'autre leurs mains robustes , s'accrochent en même temps, et entrelacent leurs doigts nerveux. » Si l'on veut comparer la lutte à l'exercice de l'arc, voici où elle commence dans les deux poètes: (Virgile) « Aussitôt Énée invite ceux qui voudront disputer d'adresse à tirer de l'arc. » (Homère) {uerba graeca} « Il fait distribuer aux tireurs d'arc un fer propre à servir de trait, dix haches à deux tranchants, et autant de demi-haches. » Il aura suffi d'indiquer le commencement de ces narrations étendues, pour mettre le lecteur à même de vérifier les imitations. (Virgile) « Il dit et disparaît, comme la fumée légère s'efface dans les cieux. » « Où courez-vous? où fuyez-vous? lui dit Énée; Pourquoi m'évitez-vous, et qui vous arrache à mes embrassements? » « Trois fois il tenta de le serrer entre ses bras, trois fois il n'embrassa qu'une ombre vaine qui s'échappait de ses mains. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi parla (Anticlée). Moi, j'eus la pensée d'embrasser l'âme de ma mère défunte; trois fois je le tentai , et trois fois elle échappa de mes mains, comme une ombre ou comme un songe. » « Son âme rentra sous la terre en gémissant, et disparut comme la fumée. » La sépulture de Palinure est imitée de celle de Patrocle. L'une commence par ce vers (dans Virgile) : « D'abord ils élevèrent un bûcher formé de bois résineux et de chênes fendus. » L'autre, par celui-ci (dans Homère) : {uerba graeca} « Ils allèrent avec des haches couper le bois nécessaire. » Et plus loin : {uerba graeca} « Ils élevèrent un bûcher de cent pieds carrés, et, la douleur dans le coeur, ils placèrent dessus le cadavre de Patrocle. » Quelle similitude dans les insignes des deux tombeaux ! (Virgile): « Énée fit élever un grand tertre-au-dessus du tombeau de Misène ; il le décora de ses armes, d'une rame et d'une trompette. Ce monument a donné son nom à la haute montagne sur laquelle il est placé, et elle le conservera dans tous les siècles. » (Homère) {uerba graeca} « Après que le cadavre et les armes d'Elpénor eurent été brûlés, qu'on eut formé un tertre sur son tombeau et érigé une colonne au-dessus, nous posâmes encore en haut un monument, et une rame artistement travaillée. » (Virgile) « Alors le Sommeil, frère de la Mort... » (Homère) {uerba graeca} « Junon joignit en cet endroit le Sommeil, frère de la Mort. » (Virgile) « Je t'en conjure au nom de la douce lumière du ciel et de l'air que tu respires, au nom de ton père et de ton fils Iule, ta plus douce espérance, tire-moi, ô héros, de l'état où je suis, et fais jeter un peu de terre sur mon corps; tu le peux facilement, en allant la chercher au port de Véïes. » (Homère) {uerba graeca} « Je te conjure au nom de tes ancêtres qui ne sont plus, au nom de ton épouse et du père qui a pris soin de ton enfance, au nom de Télémaque ton fils unique, que tu as laissé dans ton palais; je te conjure, ô roi, de te souvenir de moi lorsque tu seras parvenu dans l'île d'Ea, où je sais que tu vas diriger ton vaisseau, en quittant le domaine de Pluton; ne me laisse plus désormais sans deuil et sans sépulture, de peur que je n'attire sur toi la colère des dieux, mais brûle mon cadavre avec toutes les armes qui m'ont appartenu; sur les bords de la mer écumeuse, élève-moi un tombeau qui apprenne mes malheurs à la postérité, et place au-dessus une rame, instrument dont je me servais, quand je partageais l'existence avec mes compagnons. » (Virgile) « On voyait aussi dans ce lieu Tityus, fils de la Terre, dont le corps étendu couvre neuf arpents de surface. Un insatiable vautour déchire avec son bec crochu, son foie indestructible, ses entrailles sans cesse renaissantes pour son supplice; et, se repaissant dans l'ouverture de sa poitrine, qui lui sert d'asile, il en dévore incessamment les chairs à mesure qu'elles se reproduisent. » (Homère) {uerba graeca} « J'ai vu Tityus, fils orgueilleux de la Terre, renversé sur le sol dont il couvrait neuf arpents; des vautours l'entouraient de tous côtés, et, pénétrant dans ses entrailles, allaient lui ronger le foie, sans que ses mains pussent les repousser. C'était en punition de ce qu'il avait osé faire violence à Latone, illustre épouse de Jupiter, lorsqu'elle traversait les riantes campagnes de Panope pour se rendre à Delphes... » (Virgile) « Quand j'aurais cent bouches et cent langues, avec une voix de fer, je ne pourrais vous décrire leurs diverses espèces de crimes, et raconter, seulement en les nommant, leurs divers supplices. » (Homère) {uerba graeca} « Je ne pourrais nommer seulement les nombreux chefs des Grecs, quand j'aurais dix langues et dix bouches, une voix infatigable et une poitrine d'airain. »

CHAPITRE VIII .

Des vers des septième et huitième livres de l'Énéide qui sont pris dans Homère. (Virgile) « On entendait gémir dans son île des lions furieux qui luttaient contre leurs liens, et rugissaient dans l'horreur des ténèbres; des sangliers et des ours qui poussaient des hurlements monstrueux, semblables à ceux des loups, dans les étables où ils étaient renfermés : c'étaient des hommes que la cruelle Circé avait dépouillés de leur forme, pour les métamorphoser en animaux féroces. » (Homère) (verba graeca) « Dans un vallon agréable, ils trouvèrent la maison de Circé, bâtie en pierres polies, autour de laquelle erraient des lions et des loups des montagnes, que la magicienne avait apprivoisés par ses enchantements. » (Virgile) « Que demandez-vous? quels motifs ou quels besoins vous ont conduits, à travers tant de mers, sur les rivages de l'Ausonie? Vous seriez-vous égarés de votre route, ou bien quelque tempête telle qu'on en essuie souvent sur mer..... » (Homère) (verba graeca) « O étranger ! qui êtes-vous? Quel est le but de votre navigation? est-ce quelque affaire? ou bien errez-vous à l'aventure, comme les pirates qui vont exposant leur vie, pour nuire à autrui? » (Virgile) « Ainsi, au retour du pâturage, les cygnes au plumage blanc font retentir les nues qu'ils traversent de leurs chants mélodieux, que répètent au loin les bords du Caïstre et du lac Asia. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi de grandes troupes d'oiseaux, d'oies sauvages, de grues ou de cygnes au long col et au blanc plumage, voltigent, en déployant leurs ailes, sur les prairies de l'Asia et sur les bords du fleuve Caïstre, et font retentir la campagne de leurs nombreux gazouillements. » (Virgile) « Elle aurait pu voler sur la surface d'un champ couvert d'une riche moisson, sans blesser dans sa course les fragiles épis; ou courir au milieu des mers, en glissant sur les vagues, sans mouiller seulement la plante de son pied rapide. » (Homère) « Tantôt ces cavales bondissaient sur la terre féconde, tantôt elles couraient dans les champs au-dessus des épis mûrs, sans les briser, et tantôt elles s'abattaient sur la vaste surface des ondes amères. » (Virgile) « On sert à Énée et aux Troyens, ses compagnons, le dos entier d'un boeuf, et des viandes offertes sur l'autel. » « Lorsqu'on fut rassasié et qu'on eut cessé de manger; le roi Évandre prit la parole. » (Homère) {uerba graeca} « Le roi Agamemnon leur donna un boeuf de cinq ans, consacré à Saturne. » « Le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, fit à Ajax l'honneur de servir le dos tout entier; et après qu'on eut apaisé la faim et la soif, le vieux Nestor ouvrit le premier un avis. » (Virgile) « Évandre est éveillé dans son humble habitation par le retour heureux de la lumière, et par le chant matinal des oiseaux nichés sous son toit. Le vieillard, se lève, couvre son corps d'une tunique, et attache à ses pieds les cordons de la chaussure tyrrhénienne; il met ensuite sur son épaule un baudrier, d'où pend à son côté une épée d'Arcadie; une peau de panthère tombe de son épaule gauche sur sa poitrine; deux chiens, ses fidèles gardiens, sortent avec lui de la maison, et accompagnent leur maître. » (Homère) {uerba graeca} « Il s'assied, il revêt une tunique neuve et brillante, et par-dessus un vaste manteau, il attache sur ses jambes lavées une chaussure élégante, et il ceint son épée ornée d'anneaux d'argent. » (Le même) {uerba graeca} « Il s'avance vers l'assemblée, tenant sa lance à la main; il n'était pas seul, ses deux chiens blancs le suivaient. » (Virgile) « Oh! si Jupiter me rendait mes premières années, alors que pour la première fois, vainqueur sous les murs de Préneste, je détruisis une armée et je brûlai des monceaux de boucliers, après avoir de ma propre main envoyé dans les enfers le roi Hérilus, auquel Féronie, sa mère, par un prodige étonnant, avait donné trois vies. Il fallut le vaincre trois fois et trois fois lui donner la mort, ce que mon bras sut accomplir. » (Homère) (uerba graeca) « Plût aux dieux que je fusse jeune et vigoureux, comme lorsque la guerre s'alluma entre nous et les Éléens, à l'occasion de l'enlèvement d'un troupeau de boeufs: je tuai Itymon et le vaillant Hypirochide, habitant de l'Elide, qui les amenait chez lui; ce dernier, en les défendant, tomba des premiers, frappé par un trait lancé de ma main. » (Virgile) « Telle l'étoile du matin, dont Vénus chérit particulièrement les feux, élève dans les cieux son disque sacré, et dissipe les ténèbres. » (Homère) {uerba graeca} « Telle Vesper, la plus brillante étoile du firmament, se distingue entre toutes les autres pendant une nuit calme. » (Virgile) « Voici le don précieux que je t’ai promis, les armes faites de la main de mon époux : désormais ne crains pas, ô mon fils, de défier au combat les superbes Laurentins et l'audacieux Turnus. Vénus dit; et embrassant son fils, elle dépose devant lui, au pied d'un chêne, les armes étincelantes. » (Homère) {uerba graeca} « Vulcain, après avoir fabriqué pour Achille un vaste et solide bouclier, lui fit encore une cuirasse plus éclatante que la flamme; il lui fit aussi un casque pesant, et qui s'adaptait exactement sur la tempe; il était d'ailleurs habilement ciselé en or; il lui fit encore des brodequins d'étain ductile : après qu’il eut terminé toutes ces armes, il vint les apporter à la mère d'Achille. » (Virgile) « Le héros, charmé de l'insigne honneur que lui font les présents de la déesse, ne peut se rassasier de les regarder, de les examiner en détail, et de les tenir dans ses mains. » (Homère) {uerba graeca} « Il jouissait de tenir dans ses mains les dons magnifiques du dieu; et après en avoir admiré à son gré l'admirable fabrication... »

CHAPITRE IX .

Des passages du neuvième livre de l'Énéide qui sont pris dans Homère. (Virgile) « Iris, vous l'ornement de l'Olympe, quelle divinité vous fait traverser les airs, pour descendre vers moi sur la terre? » (Homère) (verba graeca) « O déesse Iris, quel dieu vous a envoyée vers moi? » (Virgile) « Les Atrides ne sont pas les seuls qui aient essuyé un pareil outrage. » (Homère) (verba graeca) « La belle Hélène n'est-elle pas la cause pour laquelle les Atrides ont amené ici l'armée des Grecs? Mais les Atrides ne sont pas les seuls des humains qui aiment leurs femmes. » (Virgile) « Quels sont les braves qui s'apprêtent à briser ce faible retranchement, et à pénétrer avec moi dans un camp déjà épouvanté? » (Homère) (verba graeca) « Avancez hardiment, cavaliers troyens; renversez le mur qui défend les Grecs, et jetez la flamme dévorante sur leurs vaisseaux. » (Virgile) « Employez soigneusement ce qui reste du jour à réparer vos forces, après de si heureux succès, et préparez-vous à donner l'assaut demain. » (Homère) {verba graeca} « Allez maintenant prendre votre repos, pont vous disposer à combattre. » (Virgile) « Ainsi parle Ascagne, les larmes aux yeux ; en même temps il délie de dessus son épaule son épée d'or, renfermée dans un fourreau d'ivoire, ouvrage admirable de Lycaon, artiste de Gnosse. Mnestée donne à Nisus la peau velue d'un lion, et le fidèle Aléthès échange son casque avec lui. » (Homère) {uerba graeca} « Le fils de Tydée avait laissé sur la flotte son épée et son bouclier; le puissant guerrier Thrasymède lui donne la sienne, qui était à deux tranchants, et le couvre de son casque, qui avait la forme d'une tête de taureau, mais sans ornement ni crinière. Ulysse, d'un autre côté, donne à Mérion son carquois, son arc et son épée. » (Virgile) « Ces deux guerriers ainsi armés partent, accompagnés jusqu'aux portes par l'élite des jeunes gens et des vieillards, qui forment des voeux pour eux ainsi que le bel Iule. » (Homère) {uerba graeca} « Après les avoir revêtus de ces armes redoutables, les chefs de l'armée les laissèrent partir. » (Virgile) « Au sortir des portes, ils franchissent les fossés, et, à la faveur des ombres de la nuit, ils entrent dans le camp ennemi, où ils commencent par donner la mort à un grand nombre de guerriers; ils trouvent les soldats étendus çà et là sur l'herbe, et plongés dans le vin et dans le sommeil; ils voient les chars dételés le long du rivage, et les conducteurs couchés au milieu des harnais et des roues; des armes étaient par terre, à côté de vases remplis de vin. Le fils d'Hyrtacide prenant le premier la parole : Euryale, dit-il, il faut signaler notre audace; en voilà l'occasion, en voici le moment. Toi, prends garde, et observe au loin, qu'aucune troupe ne vienne nous prendre par derrière; moi, je vais ravager ce quartier, et t'ouvrir un large passage. » (Homère) {uerba graeca} « Ils s'avancent à travers les armes et le sang; ils arrivent d'abord dans les rangs des Thraces, qui dormaient accablés de fatigue; à côté d'eux étaient posées à terre et sur trois rangs leurs armes brillantes. » Et peu après : « Les chevaux de Rhésus étaient rangés en demi-cercle, et attachés par la bride autour du siège où il dormait. Ulysse l'aperçut le premier, et le fit voir à Diomède. Diomède, lui dit-il, voilà celui que nous a désigné Dolon, que nous avons tué; voilà ses chevaux; c'est le moment d'user de ta force; mais avant d'employer les armes, il faut délier les chevaux; ou bien je vais le faire, tandis que tu frapperas leur maitre. » (Virgile) « Mais la connaissance qu'il avait de l'art des augures ne put garantir Rhamnès de la mort. » (Homère) {uerba graeca} « La science des augures ne servit point à Eunomus pour éviter la cruelle mort ». (Virgile) « Déjà l'Aurore, quittant le lit pourpré de Tithon, répandait sur la terre ses premiers feux. » (Homère) {verba graeca} « L'Aurore quittait le lit du beau Tithon pour porter la lumière aux dieux et aux mortels.» La mère d'Euryale, qui, à l'affreuse nouvelle de la mort de son fils, jette sa quenouille et ses fuseaux, et court, échevelée et poussant des hurlements, vers les remparts et vers l'armée, pour y répandre sa douleur en plaintes et en lamentations, est une imitation complète d'Andromaque pleurant la mort de son époux. (Homère) « Andromaque ayant ainsi parlé se mit à courir dans le palais, essoufflée et hors d'elle-même; ses servantes la suivaient; mais lorsque, parvenue, à là tour où étaient les soldats, elle jeta les yeux en bas de la muraille, et qu'elle aperçut Hector, que les rapides coursiers traînaient autour de la ville... » (Virgile) « Allez, Phrygienne (car vous ne méritez point le nom de Phrygien), allez sur la montagne. » (Homère) {uerba graeca} « O lâcheté, ô honte! Femmes! car vous ne méritez pas le nom de Grecs. » (Virgile) « Quels murs, quels autres remparts avez-vous? Quoi ! un homme, ô mes concitoyens, enfermé de toute part dans vos retranchements aura fait impunément un tel massacre dans la ville, et précipité dans les enfers tant de jeunes guerriers? Votre malheureuse patrie, vos antiques dieux, le grand Énée, lâches, ne réveilleront-ils pas en vous la honte et la douleur? » (Homère) {uerba graeca} « Pensez-vous que nous ayons des auxiliaires derrière nous, ou quelque mur inébranlable qui repousse les attaques de nos ennemis? Nous n'avons pas près de nous une ville fortifiée, où nous puissions nous défendre, secourus par une population entière; nous sommes au contraire renfermés par la mer dans le pays des Troyens, qui le défendent bien armés. »

 CHAPITRE X .

Des emprunts que Virgile a faits à Homère dans les autres livres de l'Énéide. (Virgile) « Ils lancent leurs traits, et tels que les grues, regagnant les bords du Strymon, se donnent entre elles des signaux au milieu des nuées épaisses, et, traversant les airs avec bruit, fuient les vents du midi en poussant des cris d'allégresse. » (Homère) {uerba graeca} « Les Troyens s'avançaient en poussant des cris, semblables aux troupes de grues qui, après avoir fui l'hiver et ses longues pluies, retournent en criant vers l'embouchure des fleuves qui descendent dans l'Océan. » (Virgile) « Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat étincelant; la crinière s'agite, semblable à la flamme, et son bouclier d'or vomit au loin des éclairs. Telle une comète lugubre lance ses feux rougeâtres au sein d'une nuit sans nuage; ou tel le brûlant Sirius se lève pour apporter aux mortels consternés la sécheresse et les maladies, et attriste le ciel même de sa funeste lumière. » (Homère) {uerba graeca} « Le casque et le bouclier de Diomède jetaient autour de lui la flamme, semblables, à l'étoile d'automne, qui brille davantage alors qu'elle se plonge dans l'Océan. Ainsi rayonnaient sa tête et sa poitrine. » (Le même) « Achille s'avançait, semblable à l'étoile brillante d'automne, appelée le Chien d'Orion, dont les rayons étincellent entre ceux de tous les autres astres, au milieu d'une nuit sereine; mais cette lumière brillante est un signe de deuil, qui ne promet que la mort aux tristes mortels. » (Virgile) « Chacun a son jour marqué; le temps de la vie est court et irréparable. » (Homère) {uerba graeca} « Il n'est, je pense, aucun des humains, et le fort pas plus que le faible, qui évite le destin qui lui fut assigné en naissant. » (Le même) « Quelles paroles inconsidérées dis-tu, ô fils de Saturne? Veux-tu soustraire un mortel à la triste mort qui lui est depuis longtemps réservée par le destin : » (Virgile) « Ses destinées l'appellent, Turnus touche à la borne des jours qui lui furent accordés. » (Homère) {uerba graeca} « Le destin funeste de Pésandre le conduisit à la mort ». (Virgile) « Au nom des mânes de votre père, au nom d'Iule, votre espoir naissant, conservez-moi la vie pour mon père et pour mon fils. Je possède une belle maison; des objets en argent ciselé, de la valeur de plusieurs talents y sont enfouis; j'ai encore beaucoup d'or brut et ouvré. La victoire des Troyens n'est pas attachée à mon existence, et un homme de plus ne changera rien aux événements. A ces paroles de Magus Énée répond : Garde pour tes enfants ces talents d'or et d'argent dont tu me parles; Turnus a le premier, en tuant Pallas, banni de cette guerre ces sortes de transactions ; ainsi le veut Iule, ainsi le veulent les mânes de mon père Anchise. En disant ces mots, il lui saisit le casque de la main gauche, et, renversant eu arrière la tête du suppliant, il lui enfonce dans le sein son épée jusqu'à là garde. » (Homère) {uerba graeca} « Fils d'Atrée, fais-moi prisonnier, et accepte pour ma délivrance une rançon convenable. II y a de grandes richesses et des objets précieux dans la maison de mon père; de l'or, de l'airain, des ouvrages en fer, dont mon père te donnera certainement une grande quantité, s'il apprend que je vis encore sur les vaisseaux des Grecs. » (Virgile) « Tel, souvent, le lion parcourt à jeun de vastes pâturages, entraîné par la faim dévorante : s'il aperçoit un chevreuil timide ou un cerf qui dresse son bois, il ouvre, dans le transport de sa joie, une gueule effrayante, hérisse sa crinière, et, fondant sur sa proie, lui déchire les entrailles et s'abreuve de son sang. C'est avec une pareille impétuosité que Mézence se précipité sur les épais bataillons de l'ennemi. » (Homère) {uerba graeca} « Comme le lion affamé se réjouit à la vue d'une proie considérable, telle qu'un cerf ou qu'un chevreuil, et la dévore avidement, malgré qu'il soit poursuivi par des chiens rapides et par des jeunes gens courageux; ainsi tressaillit de joie Ménélas en apercevant le bel Alexandre, sur lequel il se promettait de venger son injure. » (Le même) {uerba graeca} « Sarpédon résolut de marcher contre les Grecs. Il était semblable au lion nourri dans les montagnes, et à qui la pâture manqua trop longtemps : son coeur généreux lui commande d'aller attaquer les brebis jusque dans les bergeries lés mieux gardées; c'est en vain qu'il trouve les bergers armés de piques, faisant la garde avec leurs chiens : il ne reviendra pas sans avoir essayé une tentative, et ou bien il enlèvera la proie du premier bond, ou bien il sera blessé lui-même par un trait lancé d'une main rapide. Un pareil mouvement de courage poussait dans ce moment Sarpédon à attaquer la muraille, et à se précipiter dans les retranchements. » (Virgile) « La terre et leurs armes sont mouillées de leurs pleurs.» (Homère) (uerba graeca) « Leurs armes et le rivage étaient arrosés de leurs larmes. » (Virgile) « Le bouillant Turnus s'empresse aussi de s'armer pour le combat; déjà il avait revêtu une cuirasse rutule, formée d'écailles d'airain, et il avait chaussé ses brodequins dorés; déjà son épée traînait à son côté; et, la tête encore découverte, il accourait du haut de la citadelle tout éclatant d'or. » (Homère) {verba graeca} « Ainsi parla Achille, et cependant Patrocle se revêtait d'un airain brillant; il commença par chausser des brodequins magnifiques, attachés par des crochets d'argent; après cela il couvrit sa poitrine de la cuirasse brillante et semée d'étoiles du fils bouillant d'Éacus; il suspendit à son épaule son épée d'airain, ornée d'anneaux d'argent, son bouclier solide et vaste et plaça sur sa tête son casque artistement travaillé, orné d'une crinière de cheval et d'une aigrette menaçante. » (Virgile) « Ainsi se fane et meurt la fleur pourprée, déchirée par le tranchant de la charrue; ou telle la tige fatiguée du pavot plie sous le poids des gouttes de la pluie. » (Homère) {uerba graeca} « Comme le pavot des jardins fléchit sa tête altière sous le poids de ses graines et des eaux pluviales, ainsi Gorgythion incline sa tête frappée. »

 CHAPITRE XI .

Des passages de Virgile empruntés à Homère, et où il semble être resté supérieur. Je laisse au jugement des lecteurs à décider ce qu'ils doivent prononcer après la comparaison des passages des deux auteurs que je viens de citer. Pour moi, si l'on me consulte, j'avouerai que je trouve que Virgile a été quelquefois plus développé en traduisant, comme dans le passage suivant : (Virgile) « Telle est, dans les campagnes fleuries, l'active ardeur que déploient les abeilles aux premiers rayons du soleil de l'été, lorsqu'elles traînent leurs nymphes hors de la ruche, ou qu'elles travaillent à épaissir leur miel trop liquide, et qu'elles distribuent dans leurs cellules ce doux nectar. Les unes reçoivent les fardeaux de celles qui arrivent, d'autres se réunissent en troupe pour repousser loin de leurs ruches des essaims paresseux de frelons. Le travail se poursuit avec ardeur, et le miel embaume l'air de l'odeur du thym dont il est composé. » (Homère) {uerba graeca} « Comme on voit entrer et sortir incessamment un grand nombre d'abeilles, à l’ouverture du creux de la pierre où s'est fixé leur essaim, tandis que d'autres volent en groupe sur des fleurs printanières, et que d'autres errent dispersées; ainsi de nombreuses troupes de Grecs sortaient de leurs tentes et de leurs vaisseaux, et se répandaient sur la vaste étendue du rivage, se rendant à l'assemblée. » Vous voyez que Virgile a décrit les abeilles au travail, qu'Homère les a dépeintes errantes; l'un s'est contenté de dépeindre le vol incertain et égaré de leurs essaims , tandis que l'autre exprime l'art admirable que leur enseigna la nature. Virgile me paraît aussi, dans le passage suivant, plus riche que celui dont il est l'interprète. (Virgile) « O mes compagnons, le ciel, qui permit autrefois que nous éprouvassions le malheur, donnera un terme à celui que nous subissons aujourd'hui, comme à ceux, plus grands encore, dont il nous a délivrés. Vous avez évité les rochers des Cyclopes, vous avez entendu les fureurs de Scylla, et vous avez approché de ses écueils mugissants : ranimez donc votre courage, repoussez les tristes frayeurs; peut-être un jour vous éprouverez quelque volupté à rappeler ces choses. » (Homère) {verba graeca} « O mes amis, sans doute rien ne nous garantit que nous échapperons au danger; mais nous en avons vu de plus grands lorsque le Cyclope redoutable nous enfermait dans cette sombre caverne, d'où mon courage, ma prudence et mon adresse nous ont retirés; j'espère que quelque jour nous nous en ressouviendrons. » Ulysse ne rappelle à ses compagnons qu'une seule infortune; Énée leur fait espérer la fin de leur souffrance présente, par l'exemple d'une double délivrance. D'ailleurs Homère a dit d'une manière un peu obscure : {uerba graeca} « J'espère que quelque jour nous nous en ressouviendrons. » Tandis que Virgile a dit plus clairement : « Peut-être un jour vous éprouverez quelque volupté à rappeler ces choses: » Ce que votre poète ajoute ensuite offre des motifs de consolation bien plus puissants. Il encourage ses compagnons, non seulement par des exemples de salut, mais encore par l'espoir d'un bonheur futur, en leur promettant pour récompense de leurs travaux, non pas seulement des demeures paisibles, mais encore un empire. Remarquons encore les passages suivants (Virgile) « Tel, au haut de nos montagnes, l'orme antique résiste aux coups redoublés des bûcherons qui s'efforcent de l'arracher; il conserve encore son attitude superbe, et agite seulement les branches qui forment sa cime; mais enfin, miné peu à peu par les coups, il fait entendre a lé dernier craquement, et déchire par sa chute le sein de la montagne. » (Homère) {uerba graeca} « Asius tombe, semblable au chêne, ou au peuplier à la feuille blanchâtre, ou au pin élevé que les charpentiers abattent pour en faire des bois de construction, avec des haches fraîchement aiguisées. » Votre poète a exprimé avec beaucoup de soin la difficulté de couper un gros arbre, tandis que l'arbre d'Homère est coupé sans qu'il soit question d'aucun effort. (Virgile) « Le diligent Palinure se lève polir observer les vents; et prête l'oreille à leur bruit; il explore les astres qui déclinent silencieusement sur l'horizon, l'Arcture, les Hyades pluvieuse; les deux Ourses, et l'armure dorée d'Arion. » (Homère) {uerba graeca} « Assis au gouvernail, Ulysse le dirigeait lui-même avec habileté; le sommeil n'appesantissait point ses paupières; mais il observait les Pléiades, le Bootès qui se couche à l'occident, l'Arctos (l'Ourse), surnommée encore le Char, qui roule du même côté et qui regarde Orion, laquelle est la seule des constellations qui soit sur l'Océan, un infaillible garant contre les tempêtes. » Le pilote qui étudie le ciel doit lever fréquemment la tête, pour chercher des signes de sécurité dans les diverses régions d'un horizon serein. Virgile a rendu admirablement, il a pour ainsi dire, peint et coloré cette action: En effet, l'Arcture est située vers le septentrion; le Taureau. dans lequel sont placées les Hyades, est situé, ainsi qu'Orion, dans la partie méridionale du ciel. Virgile indique les divers mouvements de tête de Palinure, par l'ordre dans lequel il énumère ces constellations. Il nomme d'abord l'Arcture; Palinure est donc tourné vers le septentrion; les Hyades pluvieuses, Palinure se tourne vers le midi; les deux Ourses, il se retourne vers le septentrion. Enfin, il observe (circumspicit) l'armure dorée d'Orlon : Palinure se tourne de nouveau vers le midi. De plus, le mot circumspicit (il regarde autour) peint un homme qui se tourne alternativement de différents côtés. Homère se contente de fixer une seule fois les yeux de son pilote sur les Pléiades, qui sont situées dans la région australe, et sur le Bootès et l'Arctos; qui sont placés au pôle septentrional. (Virgile) « Non, perfide, tu n'es point le fils d'une déesse, et Dardanus ne fut point ton père; mais le Caucase t'enfanta dans ses affreux rochers, et tu as sucé le lait des tigresses d'Hyrcanie. » (Homère) {uerba graeca} « Cruel, certainement Pélée ne fut point ton père, ni Thétis ta mère; mais c'est la mer qui t'a engendré. » Virgile, dans ce passage, ne se contente point, comme le poëte dont il l'a imité, de reprocher à Énée sa naissance; mais encore il l'accuse d'avoir sucé le lait sauvage d'une bête féroce; il ajoute de son propre fonds : « .... Tu as sucé le lait des tigresses d'Hyrcanie. » Parce qu'en effet, le caractère de la nourrice et la nature de son lait concourent ensemble pour former le tempérament. Le lait se mêle au sang que l'enfant, si tendre encore, a reçu de ses parents, et ces deux substances exercent une grande influence sur les moeurs. De là vient que la nature prévoyante, et qui voulut que l'enfant trouvât dans sa première nourriture une nouvelle cause de participation à la substance de sa mère, produit l'affluence du lait à l'époque de l'enfantement. En effet, le sang, après avoir formé et nourri le foetus dans ses parties les plus intimes, lorsqu'arrive l'époque de l'enfantement, s'élève vers les parties supérieures du corps de la mère, blanchit en devenant lait, pour servir de nourriture au nouveau-né, dont il fut déjà le premier élément. Aussi ce n'est pas sans raison que l'on pense que, comme la semence a naturellement la propriété de former un être ayant des similitudes, quant au corps et quant à l'âme, avec celui dont elle émane, de même le lait, par sa nature et par ses propriétés, exerce une pareille influence. Cette observation ne s'applique point exclusivement à l'homme, mais encore aux animaux. Car si l'on fait allaiter un bouc par une brebis, ou un agneau par une chèvre, il est constant que la laine du premier deviendra plus rude, et le poil du second plus doux. De même, la nature des eaux et des terres dont se nourrissent les plantes et les fruits a plus d'influence sur leur bonne ou mauvaise qualité, que la semence qui les a produits; et l'on voit souvent un arbre vigoureux et florissant languir, transplanté dans un terrain de mauvaise qualité. Concluons de tout cela qu'Homère a négligé, dans la peinture des moeurs féroces, un trait que Virgile a recueilli. (Virgile) « Les chars qui disputent le prix aux combats du cirque partent de la barrière et s'élancent dans la lice avec moins de vitesse; et leurs a conducteurs, secouant les rênes flottantes, ne montrent pas tant d'ardeur lorsque, penchés sur leurs coursiers, ils les animent du fouet. » (Homère) {uerba graeca} « Tels des chevaux qui traînent un char dans la lice, excités tous ensemble par les atteintes du fouet, relèvent la tête, et parcourent rapidement la carrière ». Le poète grec ne fait mention que du fouet qui anime les chevaux à la course, quoique cependant, par l'expression {uerba graeca}, il ait rendu avec autant d'élégance qu'il est possible la rapidité de leur course. Mais Virgile décrit admirablement, et tout à la fois, et les chars s'élançant de la barrière, et dévorant l'arène avec une incroyable rapidité; et s'emparant de la circonstance du fouet, indiquée seulement par Homère, il peint les conducteurs secouant les rênes flottantes, frappant du fouet avec rapidité et sans intervalle; enfin il n'a omis aucune partie de l'équipage d'un quadrige, pour parvenir à la description complète d'une de ces lices où ils concourent. (Virgile) « Ainsi, lorsqu'on entretient activement la flamme avec des branchages placés sous le ventre d'une chaudière pleine d'eau, la chaleur soulève intérieurement les entrailles du liquide courroucé; un nuage de fumée et d'écume s'élève au-dessus de la chaudière, d'où bientôt l'eau s'échappe en lançant dans l'air une noire vapeur. » (Homère) (verba graeca} « Comme une chaudière où l'on fait fondre la graisse d'un porc, bouillonne en tout sens, excitée par l'ardeur du feu entretenu avec du bois sec; ainsi bouillonnaient enflammées les ondes du Scamandre. » Le poète grec peint une chaudière bouillonnante sur un grand feu, et l'on remarque dans ses vers l'expression {uerba graeca}, qui imite avec beaucoup de justesse le bruit des globules d'air s'échappant de toutes parts. Dans le poëte latin, la description est plus com-plète et plus achevée. C'est d'abord le bruit dela flamme : {uerba graeca} est rendu par exultant astu latices. Il peint ensuite un nuage de fumée et d'écume s'élevant au-dessus de la chaudière. Enfin, ne trouvant pas de mot exactement juste pour peindre la fureur concentrée du liquide, il y supplée par un équivalent : nec jam se capit unda; ce qui rend bien l'effet produit sur l'eau par la grande intensité du feu placé au-dessous. Virgile a donc réuni tout l'effet de la trompette poétique dans cette description, qui renferme avec exactitude toutes les circonstances du phénomène qu'il a voulu peindre (Virgile) « (Pandarus et Bitias), s'en reposant sur leurs armes, ouvrent la porte que leur chef leur a confiée, et invitent l'ennemi à s'approcher du mur. Semblables à deux tours, ils se postent en dedans, à droite et, à gauche. Ils sont hérissés de fer, et l'aigrette de leur casque s'agite fièrement sur leur tête. Tels sur les bords du Pô, ou du riant Athésis (Adige), deux chênes pareils portent vers les cieux leur tête chargée de feuilles, et agitent leur cime élevée. » (Homère) {uerba graeca} « Insensés ! ils trouveront aux portes du camp deux enfants généreux des belliqueux Lapithes le valeureux Polypeetès fils de Pirithoüs, et Léontéus non moins terrible que Mars. Ces deux guerriers s'étaient placés devant les portes, et, semblables au chêne élevé qui, fixé sur la montagne par des racines profondes, résiste chaque jour aux vents et aux tempêtes, ils attendaient sans fuir le brave Asius, remplis de confiance en leur courage et en leurs armes. » Les soldats grecs Polypeetès et Léontéus, placés aux portes du camp, attendent, immobiles comme des arbres, l'arrivée du guerrier ennemi Asius. Là s'arrête la description d'Homère. Dans Virgile, Bitias et Pandarus ouvrent la porte du camp, comme pour se mettre en la puissance de l'ennemi, et lui offrir toutes les facilités qu'il pouvait désirer, afin de s'emparer du camp. Tantôt le porte Compare les deux héros à des tours, tantôt il peint l'éclat brillant de leurs aigrettes. Il n'a pas négligé néanmoins la comparaison des arbres, employée par Homère; mais il l'a, développée avec plus de pompe et d'étendue. Je conviendrai encore que le passage suivant est un de ceux dans lesquels Virgile a su mettre plus d'art qu'Homère (Virgile) « Une cruelle léthargie, un sommeil pénible appesantissent les paupières d'Orode, et l’éternelle nuit vient ouvrir ses yeux. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi tomba Iphidamas en cet endroit, et il s'y endormit d'un sommeil d'airain. »

 CHAPITRE XII .

Des passages dans lesquels les deux poètes sont d'une égale beauté. Il est certains passages dans lesquels les deux poètes sont à peu près d'une égale beauté, comme les suivants (Virgile) « Les pieds rapides des chevaux (de Turnus) font jaillir le sang, en foulant la terre qui en est imprégnée. » (Homère) {uerba graeca} « L'essieu du char et les roues, jusqu'à la hauteur du siège étaient souillés du sang que faisaient jaillir les pieds des chevaux. » (Virgile) « ... l'éclat brillant des casques d'airain. » (Homère) {uerba graeca} « La splendeur brillante de leurs casques d'airain. » (Virgile) « Les uns cherchent des semences de feu. » (Homère) {uerba graeca} « .... conservant la semence du feu. » (Virgile) « Semblable à l'ivoire qu'on aurait plongé dans une teinture de pourpre. » (Homère) {uerba graeca} « Semblable à l'ivoire qu'une femme de Méanie teint avec de la pourpre. » (Virgile) « S'il faut que celui que je ne peux nommer a touche au port et qu'il gagne la terre, si Jupiter l'a ainsi arrêté, et que cette destinée soit irrévocable, que du moins, troublé par un peuple belliqueux, chassé des lieux où il aura abordé, séparé de son fils Iule, il soit réduit à implorer le secours de l'étranger, après avoir vu périr misérablement ses compagnons; qu'après s'être soumis au joug d'une honteuse paix, il ne jouisse pas longtemps de cet empire objet de ses désirs, mais qu'il périsse prématurément, et que son corps reste sur l'arène, privé de sépulture. » (Homère) {uerba graeca} « Exauce-moi, ô Neptune, toi dont la noire chevelure enveloppe la terre: si tu es réellement mon père et que tu ne me désavoues point pour ton fils, fais que le fils de Laërte, cet Ulysse destructeur des cités, ne revienne point dans Ithaque, sa patrie; ou si les destins ont arrêté qu'il doit revoir ses amis, sa maison, les bords qui l'ont vu naître, qu'il n'y parvienne que tard et sous de malheureux auspices, sur un vaisseau étranger, après avoir perdu tous ses compagnons; et qu'enfin il trouve sa famille en proie aux calamités. » (Virgile) « Bientôt la flotte rase les rivages du pays qu'habite Circé, lieux inaccessibles que la puissante fille du Soleil fait retentir de ses chants continuels, palais superbe qu'elle éclaire la nuit par la flamme du cèdre odorant, tandis qu'elle fait glisser la navette rapide entre des fils déliés. » (Homère) {uerba graeca} « Mercure ne s'arrêta que lorsqu'il fut parvenu à la vaste caverne qu'habitait la Nymphe aux cheveux bouclés; et, comme elle se trouvait dedans, il s'y abattit. Un grand feu était allumé au foyer, et l'île était embaumée au loin de l'odeur du cèdre et des éclats de thye qui y brûlaient. Calypso elle-même chantait d'une voix agréable au-dedans de la caverne, en parcourant des doigts la toile qu'elle tissait d'un fil d'or. » (Virgile) « (Hélénor était fils) du roi de Méonie; l'esclave Licinia, sa mère, l'avait fait partir secrètement pour Troie, muni des armes interdites à sa condition. » (Homère) {uerba graeca} « Bucolion était le plus âgé des fils de l'illustre Laomédon; et sa mère l'avait mis au monde hors du mariage. » (Virgile) « Quel que tu sois, dit (Orode à Mézence) en expirant, tu n'auras pas été impunément mon vainqueur, tu ne t'en réjouiras pas longtemps. De pareilles destinées t'attendent aussi, et tu seras bientôt couché sur ce même champ. Mézence lui répondit, avec un sourire mêlé de colère : Meurs en attendant; le père des dieux et le roi des hommes verra ce qu'il a à faire de moi. » (Homère) {uerba graeca} « Je te dirai une autre chose, que tu peux renfermer en ton âme. Toi non plus, tu ne poursuivras pas longtemps le cours de la vie; déjà la mort s'apprête à paraître à tes côtés, suivie du destin tout-puissant qui te livre aux mânes de l'illustre Achille fils d'Éacus. » Et ailleurs :{uerba graeca} « Le divin Achille parla ainsi (à Hector) déjà expiré : Meurs. Pour moi, j'accepterai mon destin, alors qu'il plaira à Jupiter et aux autres dieux immortels de le terminer. » (Virgile) « Tel l'oiseau qui porte la foudre de Jupiter s'élance vers les cieux, enlevant dans ses griffes crochues un lièvre, ou un cygne au blanc plumage; ou tel un loup terrible enlève de l'étable un agneau, que redemandent les bêlements multipliés de sa mère. Un cri s'élève de tous côtés : l'ennemi envahit le camp, et en comble les fossés. » (Homère) {uerba graeca} « Il se retourne et se précipite, semblable à l'aigle qui, de son vol élevé, descend sur un champ, à travers les sombres nuées, pour enlever le tendre agneau ou le lièvre timide; ainsi se précipitait Hector, brandissant son épée aiguë. »

CHAPITRE XIII .

Des passages dans lesquels Virgile n'atteint pas à la majesté du vers d'Homère. Puisque Virgile n'aurait pas à rougir de s'avouer lui-même inférieur à Homère, je vais dire en quels passages il m'a semblé plus faible que son modèle : « Alors (Énée), sans écouter les prières (de Tarquitus) et tout ce qu'il se disposait à lui dire , « abat la tête par terre et la sépare du tronc, » Ces deux vers de Virgile sont traduits de ce vers d'Homère : {uerba graeca} « (Dolon) parlait encore, que sa tête roulait dans la poussière. » Quelle rapidité d'expression, sans rien ôter à la plénitude de l'image! Les efforts de Virgile n'ont pu atteindre jusque-là. Dans la course des chars, de quelles couleurs Homère peint l'un d'eux qui devance d'un peu celui qui le suit, et qui presque l'atteint ! {uerba graeca} « (Les chevaux de Diomède) échauffaient leurs vastes flancs au souffle d'Eumélus, et volaient, la tête tendue vers lui. » (Virgile) « Ils mouillent de leur souffle et de leur écume ceux qui les suivent. » Homère est plus admirable encore dans la peinture de la rapidité de celui qui suit immédiatement le premier dans la course à pied : {uerba graeca} « Les pieds (d'Ulysse) foulaient la trace de ceux (d'Ajax) avant qu'ils eussent soulevé la poussière. » Voici quel est le sens de ce vers : Si quelqu'un court sur un sol poudreux aussitôt que son pied aura quitté la terre, on en découvre infailliblement l'empreinte; et cependant la poussière que le coup du pied a soulevée est retombée sur l'empreinte plus vite que la pensée. Le divin poète dit donc que le second des coureurs suivait de si près le premier, qu'il occupait la trace. de son pied avant que la poussière fût retombée. Pour exprimer la même chose, que dit le poète latin? «... Déjà le pied de Diorès foule celui (d'Hélymus). » Remarquez dans cet autre vers l'exactitude d'Homère : (verba graeca} « (Polyphème) était couché, laissant pencher sa lourde tête. » Virgile a dit : « (Polyphème) reposa sa tête penchée. » Comparons encore, si vous voulez, les vers suivants (Homère) (uerba graeca} « Les chars tantôt touchaient la terre, et tantôt voltigeaient en l'air. » (Virgile) : « (Des chevaux) paraissaient tantôt raser la terre, et tantôt s'élancer en haut, portés dans le vide des airs, » (Homère) {uerba graeca} « Diane surpasse de la tête toutes les Nymphes, au-dessus desquelles apparaissait son front. » (Virgile) « (Diane) marchant au milieu des Nymphes, élève sa tête au-dessus de toutes. » (Homère) {uerba graeca} « (Muses) vous êtes ciel déesses, vous êtes présentes; vous savez toutes choses, » (Virgile) « Vous vous en souvenez, ô Muses, et vous pouvez le remémorer. » (Homère) {uerba graeca} « (Hippodamante) mugissait en rendant l'esprit, comme mugit un taureau que des adolescents traînent avec violence au pied du dieu d'Hélicon, sacrifice qui réjouit Neptune. » (Virgile) « En même temps (Laocoon) pousse vers le ciel d'horribles cris; tels sont les mugissements du taureau lorsqu'il s'enfuit blessé de l'autel, et qu'il dérobe sa tête à la hache mal assurée. » Si l'on compare la contexture des deux morceaux, quelle grande distance l'on apercevra entre eux ! C'est avec beaucoup de justesse qu'en parlant du taureau traîné à l'autel, Homère fait mention d'Apollon : {uerba graeca} « Au pied du dieu d'Hélicon. » Et aussi de Neptune : {uerba graeca} « Sacrifice qui réjouit Neptune. » Car Virgile lui-même nous fournit la preuve qu'on immolait principalement le taureau dans les sacrifices que l'on offrait à ces deux divinités, lorsqu'il dit : « J'offrirai un taureau à Neptune, un taureau à toi, ô bel Apollon ! » (Virgile) « Ainsi lorsque par un vent furieux la flamme vient à se manifester au milieu des moissons; ou lorsque le torrent rapide, tombant du haut de la montagne, bouleverse les champs et les labeurs du boeuf, renverse les joyeuses moissons et entraîne les forêts déracinées; placé sur la cime d'un roc escarpé, le pâtre reste dans la stupeur, en entendant cet étrange fracas. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi, lorsque le feu dévorant vient à se manifester dans une forêt sauvage, partout où le porte le vent qui tourbillonne, les branches tombent sur les troncs, renversées par la violence du feu. » Et ailleurs : {uerba graeca} « (Diomède) courait furieux : semblable au torrent qui inonde la campagne, renverse subitement les ponts qu'il rencontre dans son cours, sans que les ouvrages dont ils sont munis puissent le contenir, sans qu'il puisse être retenu dans son arrivée subite, quand se précipite la pluie de Jupiter, par les clôtures répandues çà et là dans les champs verdoyants ; ainsi par le fils de Tydée étaient dispersées les phalanges épaisses des Troyens. » En réunissant ces deux comparaisons de la flamme et du torrent, Virgile les a altérées et n'a atteint la majesté d'aucune d'elles. (Virgile) « Ainsi, lorsque les vents contraires se précipitent déchaînés; lorsque Zéphyre, Notus, Eurus qui souffle du côté du char riant de l'Aurore, s'entre-choquent entre eux; les forêts frémissent, et l'empire écumeux de Nérée, agité par le trident, vomit les mers du fond de ses abîmes. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi deux vents, Borée et Zéphyre, qui soufflent du côté de la Thrace, par leur soudaine arrivée émeuvent la mer poissonneuse; et aussitôt l'onde noire s'élève en monceaux, et une grande quantité d'algue est dispersée hors de la mer. » Et ailleurs : {uerba graeca} « Ainsi, lorsque le vent d'occident et le vent du midi combattent entre eux, dans les gorges des montagnes, la forêt profonde en est ébranlée; le hêtre, le frêne, le cornouiller à l'épaisse écorce, maltraitent réciproquement et tumultueusement leurs longs rameaux, qui latent avec fracas; ainsi les Troyens et les Grecs se livraient de mutuels assauts, sans qu'aucun d'eux songeât à la fuite désastreuse. » En formant des deux comparaisons du poète grec une seule plus lumineuse, Virgile a racheté le tort que nous lui avons reproché plus haut. (Virgile) « Cependant le vent qui s'élève à la poupe seconde les navigateurs. » (Homère) {uerba graeca} « (Circé) envoie de nouveau sur l'arrière du vaisseau, dont la proue est peinte, un vent favorable et ami, qui remplit la voile et seconde la marche. » Virgile a heureusement rendu {uerba graeca} par surgens a puppi; mais Homère excelle par les épithètes nombreuses qu'il applique au vent avec tant de justesse. (Virgile) « (Polyphème) se repaît du sang et des entrailles des malheureux qui tombent entre ses mains. Je l'ai vu moi-même, couché sur le dos, au milieu de son antre, saisir avec son énorme main deux de nos compagnons, et les briser contre le rocher. » (Homère) {uerba graeca} « (Polyphème) se jetant sur mes compagnons, saisit de la main deux d'entre eux, les brisa contre terre, comme de petits chiens ; et les lambeaux de leur cervelle jaillirent sur le sol. Ayant ensuite séparé les membres, il les disposa pour son repas. Il se mit à les dévorer comme eut fait le lion des montagnes, et il ne laissa rien de leurs chairs, ni de leurs intestins, ni même de leurs os. Pour nous, en voyant ces lamentables atrocités, nous élevâmes en pleurant nos mains vers Jupiter, tandis que le désespoir s'emparait de notre âme. » Dans Virgile, la narration du fait est concise et nue; Homère, au contraire, a mêlé à la sienne un pathétique égal à l'atrocité de l'action qu'il raconte. (Virgile) « Là, je vis les deux fils d'Aloéus, ces deux monstrueux géants qui tentèrent d'enfoncer de leurs mains la voûte céleste, et de précipiter Jupiter de son trône sublime. » (Homère) {uerba graeca} « Oton comparable aux dieux, et le glorieux Éphialte, géants que la terre nourrit, et plus beaux encore que le bel Orion. Dès l'âge de neuf ans, ils avaient neuf coudées de circonférence et neuf brasses de hauteur. Ils menaçaient les immortels de porter jusque dans les cieux l’effort tumultueux de la guerre; et, pour s'y frayer un accès, ils avaient tenté d'entasser l’Ossa sur l'Olympe, et le Pélion chargé de forêts sur l'Ossa. » Homère décrit les membres des géants, et mesure en long et en large, les vastes dimensions de leurs corps. Votre poète se contente de dire, monstrueux géants, sans ajouter rien autre chose, et sans oser employer les termes métriques. S'agit-il de ces montagnes entassées pour l'entreprise insensée des géants? il se contente de dire : qui tentèrent d'enfoncer de leurs mains la voûte céleste. Enfin, si l'on compare chaque point l'un après l'autre, on y trouvera une différence fâcheuse pour le poète latin. (Virgile) « Ainsi, lorsque le premier souffle du vent commence à faire blanchir le flot, la mer s'enfle peu à peu, et soulève les ondes, et bientôt elle surgit depuis le fond de ses abîmes jusqu'aux cieux. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi, lorsque sur le rivage sonore le flot de la mer est ému par l'arrivée soudaine du zéphyr, il commence d'abord à s'élever; mais, bientôt brisé contre la terre, il frémit avec grand bruit, se gonfle, et s'élance contre les promontoires, et vomit l'écume de la mer. » Homère décrit jusqu'aux premiers mouvements de la mer, et jusqu'à ces premiers flots qui naissent sur le rivage. Virgile a négligé ces choses-là. Il traduit : {uerba graeca}, par : paulatim sese tollit mare. Tandis qu'il se borne à soulever le flot depuis le fond des abîmes jusqu'aux nues, Homère le décrit avec une vérité qu'aucune peinture ne saurait égaler, s'enflant, s'élevant, se recourbant, se brisant contre le rivage, qu'il couvre des immondices qu'il a ramassées. (Virgile) « Après avoir parlé, (Jupiter) confirme son serment par le Styx où règne son frère, par les torrents de poix et les gouffres de ses rives; et l'Olympe entier tressaille d'un mouvement de son front. » (Homère) {uerba graeca} « Le fils de Saturne confirme ses paroles d'un mouvement de ses noirs sourcils; son immortelle chevelure s'agite sur son front immortel, et le vaste Olympe en est ébranlé. » Et ailleurs : {uerba graeca} « Que l'eau du Styx reçoive ma promesse; ce qui est le serment le plus grand et le plus grave que puissent faire les heureux immortels. » Lorsque Phidias exécutait la statue de Jupiter Olympien, interrogé où il prendrait le modèle de l'effigie du dieu, il répondit qu'il avait trouvé le type primitif de Jupiter dans les trois vers d'Homère (que nous venons de citer) : {uerba graeca} « Le fils de Saturne confirme ses paroles, etc. » ; et que c'était des sourcils et de la chevelure décrits par Homère qu'il avait tiré le visage entier de son Jupiter. Virgile, comme vous l'avez vu, a négligé ces deux objets; mais il n'a pas omis, il est vrai, l'Olympe ébranlé par un mouvement du front majestueux du dieu. Quant au serment, il l'a pris dans un autre endroit d'Homère, pour compenser sans doute, par cette addition, la stérilité de sa traduction. (Virgile) « Le visage du jeune homme décelait une adolescence encore imberbe. » (Homère) {uerba graeca} « Entrant dans l'âge de puberté, époque la plus gracieuse de la jeunesse. » Pour avoir omis de rendre {uerba graeca}, qui exprime la puberté naissante, la description du poète latin est moins gracieuse. (Virgile) « Comme une bête féroce qui, entourée d'une foule de chasseurs, tourne sa fureur contre leurs traits, et, se jetant au-devant d'une mort certaine, s'enfonce elle-même dans leurs épieux, » (Homère) {uerba graeca} « Le fils de Pélée se précipitait contre lui, semblable au lion meurtrier qu'une foule de chasseurs rassemblés ambitionne de mettre à mort; il va d'abord les méprisant; mais si quelque jeune homme impatient du combat le frappe de sa lance, il se retourne en rugissant, l'écume naît entre ses dents, le naturel indompté se réveille en lui : il frappe de sa queue ses cuisses et ses flancs, il s'excite au combat, et, les regardant d'un air menaçant, il se précipite le premier sur les chasseurs, pour tuer quelqu'un d'entre eux; ainsi Achille incitait sa force et son grand coeur à marcher contre le magnanime Énée. » Vous voyez que la comparaison latine est réduite à la plus grande maigreur qu'il soit possible; la comparaison grecque au contraire, et par l'abondance des mots et par celle des tableaux, égale l'appareil d'une chasse réelle. Cette fois, la différence est si grande, qu'il y aurait presque à rougir d'établir la comparaison. (Virgile) « Ainsi s'entre-choquent l'armée troyenne et l'armée latine; l'on combat pied à pied, corps à corps. » (Homère) {uerba graeca} « Le bouclier était pressé contre le bouclier, le casque contre le casque, le soldat contre le soldat. » Je laisse au lecteur à juger toute la différence qui existe entre ces deux passages. (Virgile) « Ainsi l'aigle sauvage, au vol élevé, enlève un serpent qui s'attache aux griffes qui le blessent, entoure les jambes de l'oiseau de ses replis sinueux, hérisse ses horribles écailles, et siffle en dressant sa tête; et néanmoins, malgré la lutte, l'aigle le presse de son bec crochu, en même temps qu'il frappe l'air de ses ailes. » (Homère) {uerba graeca} « Un oiseau était venu à passer, conformément à leur désir. C'était un aigle au vol élevé, qui, se dirigeant à gauche, rappelait les troupes du combat. Il portait dans ses serres un énorme serpent ensanglanté, mais encore palpitant de vie, et qui lui résistait encore; car s'étant replié en arrière, il frappa l'aigle à la poitrine, près du cou : la douleur fit que l'oiseau lâcha le serpent à terre; et celui-ci vint tomber au milieu de la troupe, tandis que l'aigle, en poussant des cris, s'envola dans la direction du vent. » Virgile reproduit l'action de l'aigle qui saisit une proie; et il ne parait pas avoir remarqué les présages qui l'accompagnent dans Homère. L'arrivée de l'aigle du côté gauche, qui semblait interdire aux vainqueurs d'avancer davantage, la morsure qu'il reçoit du serpent qu'il tient dans ses serres, ce tressaillement d'un augure non équivoque, la douleur qui fui fait abandonner sa proie et s'envoler en poussant un cri; ce sont autant de circonstances qui animent la comparaison, et dont l'omission laisse aux vers du poëte latin l'apparence d'un corps sans âme. (Virgile) « (La Renommée) est d'abord faible et timide, mais bientôt elle s'élève dans les airs; et tandis qu'elle marche sur la terre, elle cache sa tête dans les nues. » (Homère) (uerba graeca} « (La Discorde) s'élève faible d'abord; mais bientôt elle cache sa tête dans le ciel, et marche sur la terre. » Homère dit qu'Éris, c'est-à-dire la Discorde, est d'abord faible dans ses commencements, et s'accroît ensuite au point de toucher jusqu'au ciel. Virgile a dit la même chose de la Renommée, mais c'est avec moins de justesse; car les accroissements de la discorde et ceux de la renommée ne sont pas les mêmes. En effet, la discorde, lors même qu'elle est parvenue à produire des guerres et des dévastations réciproques, demeure toujours la discorde, telle qu'elle fut dans le principe; tandis que la renommée, lorsqu'elle est parvenue à un immense accroissement, cesse d'être elle-même, et devient notoriété publique. Qui s'aviserait, en effet, de parler de renommée, s'il s'agissait d'une chose connue dans le ciel et sur la terre? En second lieu, Virgile n'a pas même pu atteindre l'hyperbole d'Homère. Celui-ci a dit jusqu'au ciel {uerba graeca}, l'autre dit jusqu'à la région des vents et des nuages (auras et nubila ). La cause pour laquelle Virgile n'a pas toujours égalé les passages qu'il traduisait, c'est la continuité avec laquelle il s'efforce de faire passer, dans toutes les parties de son ouvrage, des imitations d'Homère. Or il ne pouvait pas toujours être donné aux forces humaines d'atteindre jusqu'à cette divinité poétique. Prenons pour exemple le passage suivant, dont je désire soumettre l'appréciation à votre jugement. Minerve, protectrice de Diomède, lui prête dans le combat des flammes ardentes, dont l'éclat rejaillissant de son casque et de ses armes lui sert d'auxiliaire contre l'ennemi. {uerba graeca} « La flamme jaillissait avec abondance du bouclier et du casque (de Diomède). » Virgile, trop émerveillé cette fiction, en use immodérément; tantôt il dit de Turnus : « Une aigrette couleur de sang s'agite au haut de son casque, et des éclairs étincelants partent de son bouclier. » Tantôt il dit la même chose d'Épée : « Son casque brille sur sa tête, au-dessus de laquelle une aigrette se déploie en forme de flamme; son bouclier d'or vomit de vastes feux. » Ceci est d'autant plus déplacé en cet endroit, qu'Épée ne combattait pas encore, et ne faisait que d'arriver sur un vaisseau. Ailleurs : « Le casque (de Turnus ), décoré d'une triple crinière, supporte une Chimère, dont la gueule vomit les feux de l'Etna. » Veut-il faire admirer les armes que Vulcain vient d'apporter sur la terre à Énée, Virgile dit : « Son casque terrible est armé d'une aigrette, et vomit des flammes. » Veut-on un autre exemple de cet abus de l'imitation? Séduit par l'éclat de ce passage (d'Homère) que nous avons cité plus haut : {uerba graeca} « Le fils de Saturne confirme ses paroles, etc. » Virgile a voulu tardivement attribuer aux paroles de Jupiter une semblable révérence. Après l'avoir fait parler sans fracas, dans le premier, le quatrième et le neuvième livre, il dit (dans le dixième), lorsqu'après les débats de Jupiter et de Vénus, Jupiter va prendre la parole : « La demeure sublime des dieux est dans le silence; la terre tremble sur sa base; l'air immobile se tait ; les zéphyrs s'arrêtent, et les mers paisibles calment leur surface ». Comme si ce n'était pas le même Jupiter, qui peu auparavant a parlé, sans que l'univers manifestât sa vénération. Une pareille inopportunité se remarque dans l'emploi que fait le poète, de la balance de Jupiter, emprunté de ce vers (d'Homère) : {uerba graeca} « En ce moment le père des dieux soulevait ses balances d'or. » Car Junon ayant déjà dit, en parlant de Turnus : « Maintenant je vois ce jeune homme prêt à venir lutter contre des destins inégaux; le jour des Parques approche, avec la force ennemie. » Il était manifeste qu'il devait infailliblement périr; cependant le poète ajoute tardivement : « Jupiter tient lui-même deux balances en équilibre, et place dans leurs bassins les destinées diverses des deux combattants. » Mais il faut pardonner à Virgile ces fautes, et d'autres, où l'a fait tomber une admiration excessive pour Homère. D'ailleurs, il était difficile qu'il ne fût pas quelquefois inférieur à celui que , dans tout le cours de son ouvrage, il se propose constamment pour modèle. Car il a toujours les yeux fixés sur Homère, pour tâcher d'imiter sa simplicité, sa grandeur, l'élévation et la majesté calme de son style. C'est chez lui qu'il a puisé les traits magnifiques et variés de ses héros, l'intervention des dieux, les autorités mythologiques, l'expression des sentiments de la nature; la recherche des souvenirs , la prodigalité des comparaisons, l'harmonie d'une éloquence entraînante, et enfin l'ensemble imposant des diverses parties.

 CHAPITRE XIV. Que Virgile s'est tellement complu dans l'imitation d'Homère, qu'il a voulu imiter quelques-uns de ses défauts. Avec quel soin il a imité les épithètes ainsi que les autres ornements du discours. Virgile se complaît tellement à imiter Homère, qu'il imite même des défauts mal à propos reprochés à ses vers. Ainsi, il approuve dans la versification d'Homère ces sortes de vers que les Grecs appellent {uerba graeca} (acéphales), {uerba graeca}(lâches),{uerba graeca} (hypercataleptiques), et il ne craint pas de les imiter. Exemples de vers acéphales.... « (frappe de la tête contre les portes »). (« chemin tissu de murailles aveugles;) » et autres vers semblables. » Exemples de vers lâches, c'est-à-dire qui ont dans le milieu des syllabes brèves pour des longues... («.... Les portes affermies par des barrières »), (« Latinus lui-même sort du conseil, (et renonce) à son Important dessein. ), Exemples de vers hypercatalepliques, c'est-à-dire, trop longs d'une syllabe..... («.... fait cuire le liquide sur le feu.») (« ils mêlent l'écume d'argent et le soufre vif. ») (« .... l'arbousier épineux) » On trouve aussi dans Homère des vers nus et sans ornements, qui ne diffèrent en rien du langage ordinaire de la conversation. Virgile parait affectionner en eux une noble négligence. (Homère) {uerba graeca} « ........ Cent cinquante juments rousses toutes saillies. » (Virgile) « L'amour triomphe de tout; cédons, nous aussi, à l'amour. » « O Palinure, tu seras jeté nu sur quelque plage inconnue. » Il est aussi des répétitions gracieuses, que Virgile ne redoute pas. « Pan lui-même, s'il voulait entrer en lice avec moi, au jugement de l'Arcadie; Pan lui-même, au jugement de l'Arcadie, s'avouerait vaincu. » Virgile, en les imitant, nous a révélé son admiration pour les épithètes homériques: {uerba graeca} (né sous un astre heureux) , {uerba graeca} (heureux génie), {uerba graeca} (cuirasse d'airain), {uerba graeca} (les boucliers qui couvrent le nombril ou qui en offrent les formes), {uerba graeca} (cuirasse nouvellement polie), {uerba graeca} (chevelure noire), {uerba graeca} (qui ébranle la terre), {uerba graeca} (qui rassemble les nuages), {uerba graeca} (les montagnes ombragées), {uerba graeca} (la mer mugissante), {uerba graeca} (couleur d'azur), et mille autres expressions du même genre, qui sont comme des étoiles brillantes dont l'éclat divin répand la variété sur la majestueuse poésie d'Homère. A ces épithètes répondent, dans Virgile, celles de malesuada fames (la faim mauvaise conseillère), auricomi rami (les branches à la chevelure dorée), centumgeminus Briareus (Briarée aux cent bras), fumiferam noctem (la nuit fumeuse), et tant d'autres qu'un lecteur attentif remarquera presque à chaque vers. Souvent Homère, dans le cours de sa narration, semble adresser la parole à quelqu'un : {uerba graeca} « Vous auriez dit un homme à la fois irrité et en démence. » {uerba graeca} « Vous auriez vu alors le divin Agamemnon veillant. » Virgile n'a pas négligé non plus d'imiter cette tournure de phrase : « Vous les auriez vus déménageant, et se précipitant hors de la ville. » « Vous auriez vu ces armées rangées en bataille animer toute la côte de Leucate. » « Vous auriez vu les Cyclades déracinées flotter sur la mer. » « Vous voyez (les oiseaux aquatiques) se laver dans l'eau sans se mouiller. » Le divin Homère sait rattacher très à propos au fil de sa narration les événements soit récents, soit écoulés depuis longtemps, sans néanmoins les disposer par ordre chronologique ; et de cette manière, en ne laissant rien ignorer des événements passés, il évite les formes du style historique. Achille, avant sa colère, avait déjà renversé Thèbes d'Asie et plusieurs autres cités. Mais le poème d'Homère ne commence qu'avec cette colère. Toutefois, pour ne pas nous laisser ignorer les faits antérieurs, la narration en est amenée à propos : {uerba graeca} « Nous sommes allés à Thèbes, la ville sacrée d'Éétion : nous l'avons dévastée, et nous avons amené ici toutes ses dépouilles. » Et ailleurs : {uerba graeca} « J'ai dévasté douze villes avec la flotte, et onze dans les champs troyens avec l'armée de terre » De même, lorsqu'il est question de Calchas, le poète saisit l'occasion de nous faire connaître quel est celui qui dirigea la flotte des Grecs vers les rivages troyens qui leur étaient inconnus : {uerba graeca} « (Calchas) avait dirigé vers Ilion les vaisseaux des Grecs, au moyen de l'art de la divination qu'Apollon lui avait donné. » Calchas raconte encore le présage que donna aux Grecs, durant leur navigation, ce serpent qui dévora des passereaux; ce qui leur annonçait que leur armée aurait dix ans à passer dans le pays ennemi. Dans un autre endroit, c'est un vieillard qui raconte d'anciens événements. Or, on sait que la vieillesse est verbeuse, et se plaît à faire des narrations (Nestor :) {uerba graeca} « Pour moi, j'ai eu affaire jadis avec des hommes plus vaillants que vous, etc. » et ailleurs (Nestor :) {uerba graeca} « Ah ! si j'étais aussi jeune, et si j'avais encore toutes mes forces, etc. » Virgile a très bien imité ces divers artifices (Évandre :) « Je m'en souviens, lorsque Priam, fils de Laomédon, vint visiter les États de sa soeur Hésione. » (Didon :) « Je me souviens même que Teucer vint autrefois à Sidon. » (Évandre :) « Tel que j'étais lorsque, pour la première fois, je mis en déroute une armée sous les murs mêmes de Préneste. » Voyez aussi le récit tout entier du vol et de la punition de Cacus. Enfin Virgile n'a jamais négligé, à l'exemple de son modèle, de nous instruire des faits anciens. Exemple : « Car on dit que Cygnus, pleurant son bien-aimé Phaéton. » Et plusieurs autres exemples semblables.

CHAPITRE XV.

Des diversités qu'on observe dans les dénombrements de troupes chez Virgile et chez Homère. Dans les énumérations de soldats auxiliaires (ce que les Grecs appellent catalogues), Virgile continue à s'efforcer d'imiter Homère; mais néanmoins il s'éloigne un peu quelquefois de sa méthode, pleine de noblesse. Homère, omettant les Lacédémoniens, les Athéniens et même les Mycéniens, auxquels appartenait le chef de l'armée, commence son énumération par la Béotie. Ce n'est point par un motif pris de la dignité du rang de cette province, mais parce qu'elle lui offre un promontoire très connu pour point de départ. C'est de là qu'il s'avance, parcourant successivement les pays alliés, tant insulaires que littoraux. Les régions qu'il rencontre sur sa route, limitrophes les unes des autres, le ramènent progressivement au point d'où il est parti, sans qu'aucun écart l'ait fait dévier. Mais, fidèle à son ordre méthodique, quand son énumération est terminée, il se retrouve au lieu où il l'avait commencée. Virgile au contraire, n'observant aucune méthode dans la mention qu'il fait des divers pays, bouleverse par de fréquentes divagations la disposition des lieux. Le premier individu qu'il nomme est Massicus, chef des guerriers de Clusium et de Cose : après lui vient Abas, accompagné des soldats de Populonie et d'Ilva (l'île d'Elbe); ensuite Asilas, envoyé par les habitants de Pise, dont la situation, très éloignée de l'Étrurie, est trop connue pour qu'il soit besoin de la faire remarquer. Il revient ensuite à Cose, à Pyrges et à Gravisca, villes situées non loin de Rome, aux contingents desquelles il assigne pour chef Astur. De là Cygnus l'entraine en Ligurie, et Ocnus à Mantoue. Si l'on parcourt ensuite l'énumération des auxiliaires de Turnus, et la situation des régions auxquelles ils appartiennent, l'on verra que Virgile n'a pas mieux suivi cette fois l'ordre de la disposition des lieux. D'autre part, Homère a soin de ramener dans la suite de la guerre, pour y venir éprouver un sort heureux ou fatal , tous ceux dont il a prononcé le nom dans son énumération. Lorsqu'il veut mentionner la mort de ceux qui n'y ont point été compris, il introduit une dénomination collective, au lieu d'un nom d'homme. Lorsqu'il veut parler de la mort d'un grand nombre d'individus, il appelle cela une moisson d'hommes. En un mot, il ne se permet pas facilement de prononcer ou d'omettre, dans le combat, tout nom en dehors ou en dedans de son catalogue. Virgile s'est affranchi de ces difficultés; car il omet de reparler, dans le courant de la guerre, de quelques-uns de ceux qu'il a nommés dans son énumération, tandis qu'il en nomme d'autres dont il n'avait point parlé jusque-là. Il dit que, sous la conduite de Massiens, « vinrent mille jeunes gens des villes de Clusium et de Cose. » Et, dans la suite, il fait fuir Turnus : « sur le vaisseau qui avait amené Osinius, roi de Clusium. » Cet Osinius n'avait point encore été nommé. D'ailleurs; n'est-il pas absurde de mettre le roi sous les ordres de Massicus? Enfin, ni Massicus, ni Osinius, ne jouent aucun rôle durant le cours de la guerre. Il en est de même : « Des courageux Gyas et Séreste, du bel Équitolus, du belliqueux Hémon, du vaillant Umbron, de Virbius, brillant rejeton d'Hippolyte. » Ils n'ont obtenu, parmi la foule des combattants, aucune mention, soit glorieuse, soit honteuse. Astur, Cupanon et Cygnus, célèbres par les fables de Cygnus et de Phaéton, ne font rien dans le combat; tandisque les noms obscurs d'Alésus et de Saratus y figurent, ainsi qu'Atinas, qui n'avait point été nommé auparavant. De plus, par défaut d'attention, Virgile introduit la confusion parmi les personnages qu'il nomme. Ainsi, dans le neuvième livre, Asilas terrasse Corinée, lequel reparaît dans le douzième pour tuer Ébuse : « Corinée, qui se trouvait là, saisit sur l'autel un tison ardent, et le porte au visage d'Ébuse, qui venait le frapper. » De même Numa, après avoir été tué par Nisus, se trouve ensuite poursuivi par Énée. Celui-ci tue Camerte, dans le dixième livre; et, dans le douzième, « Juturne prend la forme de Camerte. » Clorée est tué dans le onzième livre par Camille, et dans le douzième, par Turnus. Je me demande si Palinure-Jasides et Japix-Jasides sont deux frères. Hippocoon est qualifié fils d'Hyrtacide, tandis que je retrouve ailleurs « Asilas, fils d'Hyrtacide, renverse Corinée. » A la vérité, il est possible que deux individus aient porté le même nom; mais voyez l'exactitude d'Homère dans de pareils cas. Comme il a deux Ajax dans son poème, il appelle l'un : {uerba graeca} « le « fils de Télamon; » et l'autre : {uerba graeca} « le bouillant fils d'Oïlée. » Il dit ailleurs que ces deux héros : {uerba graeca} « avaient le même nom et le même courage. » C'est ainsi qu'il a soin de séparer par des insignes spéciaux ceux qui portent un nom semblable, afin que les différents prénoms ne jettent point le lecteur dans l'incertitude. Virgile, dans son énumération, a tâché d'éviter la monotonie. Homère a eu ses motifs pour répéter souvent la même tournure : {uerba graeca} « Les habitants d'Asplédos ; » {uerba graeca} «Ceux de l'Eubée; {uerba graeca} et ceux d'Argos; {uerba graeca} « Ceux de la grande Lacédémone, entourée de montagnes. » Virgile, au contraire, varie ses tournures, ayant l'air d'appréhender les répétitions, comme des fautes ou comme des taches : « Le cruel Mézenee, du pays des Tyrrhéiiens, commence le premier la guerre. » « A ses côtés marche son fils Lausus. » « Après eux (Aventinus montre) dans la plaine son char décoré d'une palme. » « Ensuite les deux frères. » « Et le fondateur de Préneste. » « Et Messape, dompteur de chevaux. » « Voici l'antique sang des Sabins. » « Le fils d'Agamemnon. » « Et toi venu des montagnes. » « Le prêtre de la nation des Marrubiens vint aussi; » « le fils d'Hippolyte marchait aussi. » Peut-être quelques personnes penseront que la variété de l'un est préférable à la divine simplicité de l'autre. Pour moi, je ne sais comment il se fait qu'Homère soit le seul chez qui ces répétitions ne me paraissent point déplacées. Elles me semblent convenables au génie antique du poète et à la nature même de l'énumération. N'ayant dans ce morceau que des noms à relater, il n'a point voulu se donner la peine de tourmenter minutieusement son style, pour y répandre de la variété; mais, à l'exemple de celui qui passe effectivement une armée en revue, il se sert simplement des expressions numériques; ce qui n'empêche pas qu'il ne sache, quand il le faut, ajouter d'ingénieuses circonstances aux noms des chefs de l'armée : {uerba graeca} « Schédius et Épistrophus commandaient aux Locriens. » {uerba graeca} « Le chef des Locriens était le bouillant Ajax, fils d'Oïlée. » {uerba graeca} « Niréus d'Ésyma conduisait trois vaisseaux pareils. » Virgile lui-même admirait les énumérations accumulées d'Homère, qu'il a traduites avec une grâce que j'oserais presque dire supérieure à celle de l'original : {uerba graeca} « Ceux qui habitent Gnosse, Gortyne qui est bien enceinte de murs, Lyctum, Milet, la blanche Lycaste, et Phaste. » (Homère). C'est à l'exemple de ce passage, et d'autres semblables, que Virgile a dit : « Les campagnes sont couvertes de troupes les jeunes descendants des Argiens, les batailIons des Arunces, les Rutules, les vieux Sicaniens, et auprès d'eux le corps des Gauranes,et les Labiens qui portent des boucliers peints; les peuples qui habitent les bords du Tibre, et ceux qui cultivent la rive sacrée du Numicus, qui labourent les collines Rutules et la montagne de Circé, champs que protège Jupiter Anxur etc. »

CHAPITRE XVI.

Des ressemblances qui se rencontrent dans les dénombrements (de troupes) de Virgile et dans ceux d'Homère; des maximes fréquentes qui se trouvent dans leurs ouvrages; des passages dans lesquels Virgile, soit par hasard, soit à dessein, s'éloigne d'Homère; et de ceux dans lesquels il dissimule ses imitations. Nos deux poètes ont soin, dans leurs dénombrements de troupes, après des détails arides et des catalogues de noms propres, de placer un récit d'une poésie agréable, pour délasser l'esprit du lecteur. Homère sait amener, parmi les énumérations des noms de pays et de villes, des récits qui rompent la monotonie. {uerba graeca} « Ceux qui habitaient Pylos et la riante Arénée, et Thryon où est un gué de l'Alphée, et Apys qui est bien bâtie; Cyparisse, Amphigénée, Plétée, Élos, Dorion, où les Muses privèrent le Thrace Thamyris de l'art du chant ce Thamyris, fils d'Eurytus, natif d'Oechalie, assurait orgueilleusement qu'il triompherait, au chant, des Muses elles-mêmes, filles de Jupiter; mais, celles-ci irritées l'aveuglèrent, lui enlevèrent l'art divin du chant, et lui firent perdre le souvenir de fart de jouer de la cithare. » Et ailleurs : {uerba graeca} « Le chef de ces peuples était Tlépolème, que sa lance avait rendu célèbre. Hercule l'eut d'Astyochée, qu'il amena d'Éphyre, ville située sur les bords du fleuve Sellente, après avoir dévasté plusieurs villes habitées par les enfants de Jupiter. Tlépolème, après avoir été nourri dans l'abondance, tua bientôt l'oncle chéri de son père, le vieux Licymnius, fils de Mars. » Voyez aussi ce qui suit et les ornements, dont Homère l'embellit. Virgile, fidèle à suivre son modèle, intercale dans son premier dénombrement l'épisode d'Aventin et celui d'Hippolyte, et dans le second l'épisode de Cygnus. Ce sont ces ornements mêlés à la narration qui en détruisent la monotonie. Virgile observe la même chose, avec beaucoup d'élégance, dans tous ses livres des Géorgiques. Ainsi, après les préceptes, arides de leur nature, pour soulager l'esprit et l'oreille du lecteur, il termine chacun de ses livres par un épisode qui en est déduit. Dans le premier livre, ce sont les signes précurseurs des orages; dans le deuxième, l'éloge de la vie champêtre; dans les troisième, la description de l'épidémie des troupeaux; le quatrième enfin est terminé par l'épisode, bien amené, d'Orphée et d'Aristée. C'est ainsi que, dans tous les ouvrages de Virgile, reluit l'imitation d'Homère. La poésie d'Homère est remplie de sentences et chacun de ses apophtegmes est devenu proverbe, et a passé dans la bouche de tout le monde. {uerba graeca} « Mais comment les dieux protégeraient-ils tous les hommes ensemble? » {uerba graeca} « Il faut bien accueillir l'hôte qui se présente, et le laisser partir quand il veut. » {uerba graeca} « La modération est excellente en toutes choses. » {uerba graeca} « La plupart des hommes sont méchants. » {uerba graeca} « Ce sont les faibles qui exigent des faibles des gages pour les engager. » {uerba graeca} « Insensés ceux qui veulent s'opposer à de plus puissants qu'eux!» Voyez aussi plusieurs autres vers en forme de maximes. Il ne manque pas non plus de ceux-là dans Virgile. « Nous ne sommes pas tous capables de toutes choses. » « L'amour subjugue tout. » « Le travail opiniâtre triomphe de tout. » « Mourir est-il donc si malheureux? » « Chacun a son jour, qui est fixé. » « Qu'exiger de l'ennemi, le courage plutôt que la ruse? » « Les productions propres à chaque contrée, et celles que chaque contrée refuse. » « Faim sacrilége de l'or. » On trouve dans Virgile mille autres maximes pareilles, qu'il deviendrait fastidieux de rapporter, puisqu'elles sont dans la bouche de tout le monde, et qu'elles se présentent d'elles-mêmes à l'esprit du lecteur. Quelquefois cependant, soit fortuitement, soit spontanément, Virgile s'écarte des principes d'Homère. Ainsi, le poète grec ne reconnaît point la Fortune; il attribue la direction universelle de toutes choses à un seul dieu qu'il appelle Moira; et le mot g-moira (le hasard) ne se trouve nulle part dans son poème. Virgile, au contraire, non seulement reconnaît et mentionne le hasard, mais il lui attribue encore la toute puissance; tandis que les philosophes qui ont prononcé son nom reconnaissent qu'il n'a par lui-même aucune force, mais qu'il est seulement le ministre du destin ou de la providence. Dans les fables, comme dans les narrations historiques, Virgile s'écarte aussi quelquefois d'Homère. Ainsi, chez ce dernier, Égéon combat pour Jupiter, tandis que, chez l'autre, il combat contre lui. Virgile nous représente Eumèdes, fils de Dolon, comme un guerrier courageux qui a hérité de la bravoure et de la vigueur de son père, tandis qu'Homère fait de Dolon un lâche. Le poète grec ne fait pas la moindre mention du jugement de Pâris ; il ne fait point de Ganymède le rival de Junon enlevé par Jupiter, mais l'échanson de Jupiter enlevé dans le ciel par les dieux, pour les servir. Virgile attribue le ressentiment de la déesse Junon à ce qu'elle n'obtint pas, au jugement de Pâris, le prix de la beauté, motif qui serait honteux pour toute femme honnête; et il prétend que c'est à cause de cet adultère débauché qu'elle persécuta toute sa nation. D'autres fois, c'est avec une sorte de dissimulation que Virgile imite son modèle. II changera la disposition d'un lieu qu'Homère aura décrit, pour empêcher qu'on ne le reconnaisse. Homère, par une grande idée, suppose que le bouleversement de la terre arrache des enfers Pluton lui-même, poussant des cris d'épouvante. {uerba graeca} « Le père des dieux et des hommes fit entendre son tonnerre au haut du ciel, d'une manière effroyable, tandis que Neptune ébranla les fondements immenses de la terre et les sommets élevés des montagnes. Les racines et les sommets de l'Iida, qu'arrosent de nombreuses sources, furent ébranlés, ensemble avec la ville des Troyens et les vaisseaux des Grecs. Pluton lui-même fut effrayé au fond de son royaume infernal; il se leva de son trône et s'écria d'épouvante, redoutant que Neptune, en ébranlant la terre, ne la fît entrouvrir au-dessus de lui, et que ces demeures hideuses et terribles, qui font frémir les dieux eux-mêmes, ne fussent ouvertes aux regards des mortels et des immortels. » Virgile a profité de cette conception; mais pour la faire paraître neuve, au lieu de la mettre en récit, il en fait une comparaison : « Telle à peu près la terre, si, profondément déchirée, elle découvrait les demeures infernales et les royaumes sombres, détestés des dieux; si on apercevait d'en haut l'abîme sans mesure, et les mânes tremblants, à l'immission de la lumière. » Voici un autre exemple de ces larcins dissimulés. Homère avait dit que le travail ne trouble point la vie des immortels : {uerba graeca} « Les dieux vivent paisiblement. » Virgile répète la même chose d'une façon détournée « Les dieux, dans le palais de Jupiter, déplorent les malheurs inutiles des deux peuples, et la condition des mortels, condamnés à tant de travaux, » dont, par conséquent, ils sont eux-mêmes exempts.

CHAPITRE XVII.

Que Virgile n'a pas suffisamment motivé l'origine de la guerre qui s'élève entre les Troyens et les Latins. Des morceaux qu'il a traduits d'Apollonios et de Pindare; et qu'il s'est plu non seulement à employer des noms grecs, mais encore des désinences helléniques. Ce qui fait ressortir évidemment le secours qu'Homère a prêté à Virgile, ce sont les moyens que celui-ci a imaginés lorsque la nécessité l'a contraint à inventer des motifs de guerre, dont Homère n'avait pas eu besoin, puisque la colère d'Achille, qui donne sujet à son poème, n'eut lieu que la dixième année de la guerre de Troie. C'est d'un cerf, blessé par hasard, que Virgile fait un motif de guerre; mais sentant que ce moyen est faible et même puéril, il le renforce de la douleur que cet événement occasionne aux habitants de la campagne, dont les agressions suffisent pour amener les hostilités. Mais il ne fallait pas que les serviteurs de Latinus, et surtout ceux qui étaient attachés au service des écuries royales, et qui, par conséquent, n'ignoraient pas l'alliance que le roi avait contractée avec les Troyens, les dons qu'il leur avait faits de plusieurs chevaux et d'un char attelé, vinssent attaquer le fils d'une déesse (Énée). Qu'importe, après cela, que la plus grande de toutes descende du ciel, et que la plus horrible des Furies soit évoquée du Tartare; que des serpents viennent, comme au théâtre, répandre l'horreur sur la scène; que la reine, non contente de sortir de la retraite que la bienséance impose aux femmes, et de parcourir les rues de la ville, associant à ses fureurs d'autres mères de famille, prenne l'essor vers les bois, et que cette troupe de femmes, jusqu'alors pudiques, devienne un chœur de Bacchantes qui célèbre de folles orgies? qu'importe, dis-je, tout cela? J'avoue que j'eusse mieux aimé que, dans cet endroit comme en d'autres, Virgile eût trouvé quelque chose à imiter dans son modèle ordinaire, ou dans quelque autre des écrivains grecs. Ce n'est pas sans motif que je dis "dans quelque autre des écrivains grecs"; car Virgile ne s'est pas borné à moissonner dans un seul champ; mais partout où il a trouvé quelque chose de bon à imiter, il se l'est approprié. Ainsi, c'est avec le quatrième livre de l'Argonautique dont Apollonius est l'auteur, qu'il a composé presque entièrement le quatrième livre de l'Énéide, en transportant entre Énée et Didon les chastes amours de Médée et de Jason. Mais il a tellement effacé son original, que la fable des amours de Didon, dont tout le monde connaît la fausseté, a pris depuis tant de siècles les couleurs de la vérité, et est tellement répandue dans tous les esprits, que les peintres, les sculpteurs, et ceux qui exécutent des sujets de tragédies puisent principalement dans cet épisode comme dans un type unique de décoration, tous les sujets de leurs travaux, tandis que, de leur côté, les comédiens le reproduisent continuellement dans leurs pantomimes et dans leurs chants. Le charme de la poésie a tellement prévalu, que, encore que l'on connaisse fort bien la chasteté de Didon, et qu'on sache qu'elle se donna la mort de ses propres mains, pour mettre sa pudeur à l'abri de toute atteinte, on cède cependant à la fiction; et, étouffant en soi la conscience du vrai, on se plaît à voir célébrer comme véritables les fables que les séductions du poète ont glissées dans les esprits. Voyons maintenant si Virgile aura pu atteindre Pindare, qu'Horace avoue inaccessible à l'imitation. J'omets d'abord quelques légers larcins, pour examiner avec vous un passage que Virgile a tenté de traduire presque intégralement, et qui mérite d'être discuté avec attention. C'est avec les vers de Pindare sur la description des éruptions de l'Etna, qu'il veut lutter; et, pour cela, il essaye de s'approprier ses pensées et même ses expressions, à un tel point qu'il est plus abondant et plus enflé que Pindare lui-même, à qui l'on a reproché cette redondance et cette enflure. Pour vous mettre à portée de juger par vous-mêmes de ce que j'avance, je vais placer sous vos yeux ceux des vers du lyrique grec, sur l'Etna, que ma mémoire me suggère : {uerba graeca} « (L'Etna) dont l'abîme vomit les sources sacrées d'un feu inaccessible. Ces fleuves brûlants ne semblent, dans l'éclat du jour, que des torrents de fumée rougis par la flamme; dans l'obscurité de la nuit, c'est la flamme elle-même, roulant des rochers qu'elle fait tomber avec fracas sur la profonde étendue des mers. Typhée, ce reptile énorme, vomit ces sources embrasées; prodige affreux dont l'aspect imprime l'épouvante, et dont on ne peut sans frayeur se rappeler le souvenir. » Écoutez maintenant les vers de Virgile, qui paraissent une ébauche plutôt qu'un tableau : « Le port où nous abordâmes est vaste, et tout à fait à l'abri des vents; mais on entend tonner auprès les horribles éruptions de l'Etna. Tantôt il vomit dans les airs une sombre nuée, où brille l'étincelle, où fument des tourbillons de poix, d'où partent des globes de feu qui s'élèvent jusqu'aux astres; tantôt il décharge et lance dans les airs des rochers arrachés des entrailles de la montagne, où ses profonds bouillonnements font rejaillir avec fracas les pierres liquéfiées, et agglomérées en une seule masse. » Fidèle à la vérité, Pindare commence à peindre l'Etna tel qu'il se montre réellement, exhalant la fumée pendant le jour, et laissant échapper des flammes durant la nuit. Virgile, tout occupé à faire du fracas, en rassemblant des expressions retentissantes, n'a fait aucune distinction entre ces deux moments. Le poète grec peint magnifiquement l'éruption des sources embrasées, les torrents de fumée, et ces colonnes tortueuses de flamme qui, semblables à des serpents de feu, sont portées jusqu'à la mer. Mais lorsque, pour rendre {uerba graeca} {uerba graeca} (un torrent de fumée rougie par la flamme), le poète latin emploie les mots atram nubem, turbine piceo, favilla fumante, il tombe dans de grossières redondances; globes flammarum rend bien mal {uerba graeca} (sources de flammes) : mais ce qui n'a pas de qualification, c'est de dire que la nuée sombre et fumeuse lance de noirs tourbillons et des étincelles; car les matières incandescentes ne produisent ni noirceur ni fumée. Peut-être Virgile a-t-il employé le mot candente pour brûlant et non pour brillant, ce qui est une manière de parler grossière et impropre; car candens dérive de candor, et non de calor. Quant à ce que Virgile ajoute, que le volcan soulève et vomit les rochers, tandis qu'il dit aussitôt après que, fondus en une seule masse, ils sont lancés en l'air avec fracas, rien de semblable n'a été écrit par Pindare, ni articulé par qui que ce soit; et c'est la plus grande des monstruosités. Maintenant, jugez de l'affection de Virgile pour la langue grecque, d'après les mots nombreux qu'il lui a empruntés : « Le cruel (dirus) Ulysse. » « Antre (spelaea) des bêtes féroces. « Dédale de loges (des abeilles). » « Les sommets du Rhodope. » « Les hautes montagnes de Panchée. » « Les Gètes, l'Hèbre, l'Actienne Orithye. » « Telle qu'une bacchante (Thyas) que fait entrer en fureur le bruit des orgies triennales de Bacchus, et dont les cris nocturnes invoquent le Cythéron. » « Ne t'irrite point contre le visage de la Laconienne (Latence), fille de Tyndare. » (Hélène). « Accourez ensemble, Faunes et jeunes Dryades. » « Les Oréades forment des groupes çà et là. » « Les uns forment des chœurs (choreas) de danse. » « Ses nymphes travaillaient les toisons de Milet, teintes en couleur d'un vert transparent. » « Dryme, Xanthe, Lygée, Phyllodoce, Nise, Spio, Thalie, Cymodoce.... » « Alcandre, Halius, Noémon, Prytanis. » « Amphion de Dircé, sur les côtes de l'Aracinthe. » « Le choeur du vieux Glaucus, et Palémon fils d'Inoo. » Voici un vers du grammairien Parthénlus, lequel parmi les Grecs a été quelquefois utile à Virgile . « A Glaucus, à Nérée, à Mélicerte fils d'Inoo. » Virgile a dit : « A Glaucus, à Panopée, à Mélicerte fils d'Inoo. » (Et ailleurs) « Les Tritons légers, et les énormes cétacés. » Il aime jusqu'aux déclinaisons des Grecs, en sorte qu'il dit Mnesthea, au lieu de Mnestheum. car lui-même avait dit ailleurs: nec fratre Mnestheo. Au lieu d'Orpheo, il préfère décliner à la manière des Grecs Orphi, comme dans ce vers: « Orphée fils de Calliope, (Orphi Calliopea) le bel Apollon, père de Linus. » Et (dans celui-ci) : - « Nous avons vu; citoyens, Diomède (Diomedon).» Cet accusatif en en est grec; car si quelqu'un pense qu'il a dit Diomedem en latin, la mesure du vers n'existera plus. Enfin, Virgile s'est complu à donner à tous ses poèmes des titres grecs, Bucolica, Georgica, Aeneis, noms qui sont tous d'une forme étrangère à la langue latine.

CHAPITRE XVIII.

Des passages que Virgile a traduits des Grecs, si clandestinement qu'on peut à peine reconnaître où il les a puisés. Nous n'avons parlé jusqu'ici que des emprunts de Virgile qui sont connus de tout le monde, et de quelques-uns qui ne sont pas ignorés des Romains. J'en viens maintenant à ceux qui, provenant d'une connaissance profonde des lettres grecques, ne peuvent par conséquent être connus que des personnes qui ont fait de cette littérature l'objet d'une étude approfondie. Car, de même que la science de ce poète se montre scrupuleuse et circonspecte, de même elle se tient dissimulée et à demi voilée; tellement qu'il est plusieurs des passages qu'il a traduits, dont il n'est pas facile de reconnaître la source. Dans l'exorde des Géorgiques, on trouve les vers suivants : « Liber, et vous bienfaisante Cérès, si la terre vous doit d'avoir échangé le gland de Chaonie pour l'épi nourrissant des blés, et d'avoir mêlé dans les coupes d'Achéloüs (pocula Acheloïa) la liqueur tirée du raisin. » La foule des grammairiens ne fait remarquer rien autre chose à ses disciples, au sujet de ces vers, sinon que c'est Cérès qui a fait abandonner aux hommes leur antique nourriture, et qui leur a appris à substituer le blé au gland; et que Liber découvrit la vigne et en retira le vin, pour, former, mêlé avec l'eau, la boisson de l'homme. Mais pourquoi Virgile, afin de désigner l'eau, nomme-t-il précisément le fleuve Achéloüs? C'est ce dont personne ne s'informe, car on ne soupçonne même pas qu'un sens érudit soit caché sous ce passage. Pour nous, après l'avoir profondément médité, nous avons reconnu que le docte poète s'est conformé, en cet endroit, aux idées des plus anciens auteurs grecs,, chez lesquels, comme nous en donnerons la preuve, le nom d'Achéloüs était employé spécialement pour désigner l'eau. Et ce n'était point sans raison; car le motif de cet usage nous a été soigneusement transmis : mais, avant de l'exposer, je veux prouver, par l'exemple d'un ancien poète, que c'était une locution usuelle, de désigner l'eau en général sous le nom d'Achéloüs. L'ancien comique Aristophane, dans la comédie intitulée Cocalus, s'exprime ainsi : {uerba graeca} « Je me sentais pesant. » « C'était du vin, bu sans être mêlé avec de l'eau {uerba graeca}. » C'est-à-dire du vin pur, en latin merum. Maintenant, voici dans quels termes Éphore, historien très connu, nous apprend , dans le livre second de son Histoire, les causes de cette locution : « Les fleuves sont adorés seulement par les peuples qui habitent sur leurs bords; mais le fleuve Achéloüs, lui seul , est adoré par tous les hommes. Il ne partage pas la dénomination commune des fleuves; mais c'est de lui qu'elle leur a été transportée dans le langage commun. Ainsi, au lieu d'appeler l'eau de son nom spécial, nous lui donnons le surnom d'Achéloüs, emprunté à ce fleuve; tandis que souvent, dans d'autres circonstances, nous employons le nom commun, au lieu du nom spécial. Par exemple, on appelle les Athéniens Hellènes, et les Lacédémoniens, Péloponnésiens. Je ne saurais assigner d'autre cause à l'exception dont il s'agit, que les paroles de l'oracle de Dodone, lequel donnait presque toujours pour réponse : Sacrifiez à Achéloüs. De sorte que plusieurs personnes, pensant que l'oracle n'entendait pas désigner exclusivement par le nom d'Achéloüs le fleuve qui coule chez les Acarnaniens, mais toute espèce d'eau en général, attribuèrent ce surnom à l'eau des fleuves de leur pays, et leur donnèrent par suite le nom du dieu, qui est passé après, dans le langage ordinaire, surtout quand il s'agit de l'eau qu'on offre à l'occasion des sacrifices, des prières, des serments, et de tout ce qui concerne les dieux. » Il n'est pas possible de démontrer plus clairement que, dans les temps les plus reculés de la Grèce, le nom d'Achéloüs était employé pour désigner l'eau en général. Virgile s'est donc exprimé d'une manière savante, lorsqu'il a dit que Liber mêla le vin avec Achéloüs. Il ne serait pas besoin d'autres témoignages en faveur de cette assertion, après ceux du poète comique Aristophane et de l'historien Éphore. Cependant ne nous en contentons point. Didyme, incontestablement le plus savant des grammairiens, après avoir donné la raison rapportée ci-dessus par Éphore, en ajoute encore une autre, qu'il déduit en ces termes : « Peut-être serait-il mieux de dire que c'est parce qu'Achéloüs est le plus ancien des fleuves, que les hommes lui font l'honneur de donner son nom à toutes les eaux en général. Car Agésilas, dans le premier livre de son Histoire, nous instruit du droit d'aînesse du fleuve Achéloüs. L'Océan, dit-il, ayant épousé Téthys, sa soeur, il naquit de cette union trois mille fleuves, et Achéloüs fut l'aîné de tous; c'est pourquoi il est le plus révéré. » Quoique ces témoignages soient plus que suffisants pour prouver que ce fut une locution familière aux anciens, d'employer le nom d'Achéloüs pour désigner génériquement l'eau; j'y ajouterai encore celui de l'illustre tragique Euripide, que le même grammairien Didyme expose en ces termes, dans son ouvrage intitulé « Du style de la tragédie. » Euripide nous dit, dans Hypsipyle, {uerba graeca} « qu'Achéloüs signifie toute eau en général; car, en parlant d'un fleuve très éloigné de l'Acarnanie, province dans laquelle coule le fleuve Achéloüs, il dit « Je montrerai le cours de l'Achéloüs. » On lit dans le septième livre (de l'Énéide) les vers suivants, où il est question des Berniques et de leur principale ville, qui était alors Ananie «... Les fils du fleuve Amasène, que nourrit la « riche Anagnie. Tous n'ont pas des armes, un bouclier, ou un char retentissant. La plupart font pleuvoir des balles de plomb mortel; d'autres portent un épieu à chaque main, et sur la tête un bonnet de la peau fauve du loup. Ils ont le pied gauche nu, et l'autre est recouvert d'une chaussure faite de cuir cru. » On ne trouve nulle part, que je sache, que cet usage d'aller au combat, un pied chaussé et l'autre nu, ait jamais existé en Italie; mais je prouverai bientôt, par le témoignage d'un auteur grave, que cet usage a été celui de certains peuples de la Grèce. Il faut admirer ici l'idée qui a dirigé secrètement le poète. Car ayant lu que les Herniques, dont la capitale est Anagnie, étaient des descendants des Pélasges, et de plus qu'ils tiraient même leur nom d'un de leurs anciens chefs, Pélasge de nation, nommé Hernicus, il a imaginé d'attribuer aux Herniques, qui sont une ancienne colonie des Pélasges, une coutume qu'il avait lu être celle des Étoliens. Or, Julius Higin, au second livre de son traité des Villes (d'Italie), prouve longuement que les Herniques ont eu pour chef un Pélasge nommé Hernicus. Quant à la coutume des Étoliens, d'aller au combat un pied chaussé et l'autre nu, l'illustre poète Euripide nous l'atteste. Dans sa tragédie de Méléagre, un messager paraît sur la scène, et décrit le costume des chefs qui s'étaient réunis pour aller à la poursuite du sanglier (de Calydon). Voici le passage : « Un aigle d'or brille sur le bouclier que Télamon oppose au sanglier; des feuilles de vigne couronnent la tête de ce héros, honneur de Salamine, sa patrie chérie; l'Arcadienne Atalante, haïe de Vénus, conduit ses chiens; elle est vêtue élégamment; elle porte un arc et une hache à deux tranchants. Les fils de Thestius ont le pied gauche nu, et l'autre chaussé d'un brodequin ; costume qui rend léger à la course, et qui est d'un usage général chez les Étoliens.... » Remarquez que Virgile a conservé soigneusement le texte d'Euripide, car celui-ci avait dit : {uerba graeca} « Ils ont le pied gauche nu. » Et c'est bien le même pied qui est nu dans Virgile : « .... La trace de leur pied gauche marque le sol. » Toutefois, pour vous prouver l'attention que nous avons donnée à cette question, nous vous ferons là-dessus une observation qui n'est connue que de peu de monde. Euripide a encouru, à cette occasion, le reproche d'ignorance de la part d'Aristote, lequel soutient que c'était le pied droit, et non le gauche, qui était nu chez les Étoliens. A l'appui de ce que j'avance, je vais citer les expressions d'Aristote dans le livre second de sa Poétique, où il dit, en parlant d'Euripide : {uerba graeca} « Euripide dit que les fils de Thestius vinrent « (à la chasse) ayant le pied gauche nu. Voici ses expressions : « Ils ont le pied gauche nu, et l'autre chaussé d'un brodequin, ce qui rend léger à la course. » Tandis que la coutume des Étoliens était, tout au contraire, de chausser le pied gauche et d'avoir le pied droit nu; ce qui me paraît plus convenable pour rendre rapide à la course. » Vous voyez, d'après cela, que Virgile a préféré l'autorité d'Euripide à celle d'Aristote; car je me refuse à croire que ce poète, si profondément instruit, ait ignoré ce passage d'Aristote; et il doit avoir eu ses motifs pour donner la préférence à Euripide; car les ouvrages des tragiques grecs lui étaient très familiers, comme il est facile de s'en convaincre d'après ce que nous avons déjà dit, et d'après ce que nous dirons bientôt.

 CHAPITRE XIX.

Des autres passages que Virgile a pris chez les Grecs, dans les quatrième et neuvième livres de l'Énéide. Dans la description de la mort de Didon, au quatrième livre de l'Énéide, Virgile emploie les deux vers suivants, pour nous apprendre que le cheveu (fatal) n'avait point encore été tranché : « Proserpine ne lui avait point encore enlevé son cheveu blond, ni dévoué sa tête à Orcus et au Styx. » Bientôt Iris est envoyée par Junon pour couper ce cheveu, et l'apporte à Orcus. Cette fiction n'est point adoptée par Virgile sans quelque fondement, ainsi que le suppose Cornutus, homme d'ailleurs très savant, qui fait sur ces vers la remarque suivante : « On ignore d'où est tirée cette histoire du cheveu coupé aux mourants; mais on sait que Virgile, conformément aux usages de la poésie, invente des fictions, comme, par exemple, celle du rameau d'or. » Ainsi s'exprime Cornutus. Je suis fâché qu'un homme si savant, particulièrement versé dans les lettres grecques, n'ait pas connu le beau poème d'Euripide, dans lequel Orcus est mis en scène, le glaive à la main, pour couper les cheveux d'Alceste, et où il parle en ces termes : {uerba graeca} « Cette femme se présente pour entrer dans le royaume d'Adès (Pluton). Je vais à elle, afin de la consacrer par le glaive; car il est consacré aux dieux des enfers celui dont ce glaive aura coupé le cheveu. » Il est évident, je pense, quelle est l'autorité d'après laquelle Virgile a admis la fiction du cheveu coupé. Les Grecs emploient le mot {uerba graeca}, pour désigner l'action de consacrer aux dieux. C'est pourquoi Virgile fait dire à Iris « Je vais, selon qu'il m'est prescrit, apporter ce cheveu à Dis, auquel il est consacré; et toi, je te délie de ce corps. » Je viens de prouver que la plupart des passages cités plus haut sont appuyés sur l'autorité des poètes tragiques; maintenant, je vais signaler ce que Virgile a pris à Sophocle. Dans le quatrième livre (de l'Énéide), Elisse, (Didon) abandonnée par Énée, a recours aux prières des pontifes et aux invocations des magiciennes ; et, entre autres pratiques qu'elle met en usage pour calmer son amour, Virgile dit qu'elle se fait apporter des herbes coupées avec des faux d'airain. Ne semble-t-il pas naturel de se demander ici comment les faux d'airain sont venues dans l'esprit de Virgile? Je vais mettre sous vos yeux les vers du poète, et ceux de Sophocle qu'il a imités : « On apporte des herbes couvertes de leur duvet, coupées au clair de la lune, avec des faux d'airain, et qui distillent un suc noir et venimeux. » Une tragédie de Sophocle porte, jusque dans son titre, l'indication de ce qui fait l'objet de nos recherches. Elle est intitulée {uerba graeca} : (ceux qui coupent des racines). Médée y est représentée cueillant des herbes vénéneuses, la tête tournée derrière le dos, pour ne pas être victime elle-même de la violence de l'odeur léthifère, et exprimant leur suc dans des vases d'airain, après les avoir coupées avec des faux du même métal. Voici les vers de Sophocle : {uerba graeca} «Celle-ci , le visage tourné par derrière, reçoit dans des vases d'airain le suc qui découle de l'incision ». Et peu après : {uerba graeca} « Elle recueillait dans des paniers couverts les racines qu'elle avait coupées avec des faux d'airain, en criant et poussant des hurlements. » C'est indubitablement de ce passage de Sophocle, que Virgile a tiré ses faux d'airain. On a d'ailleurs plusieurs preuves qu'on employait très souvent des instruments d'airain dans les sacrifices, et principalement lorsqu'il s'agissait ou de calmer quelqu'un, ou de le dévouer, ou de dissiper des maladies. Je ne dis rien de ce vers de Plaute : "Mecum habet patagus morbus aes" Ni de cet autre de Virgile : « Les sons des Curètes et l'airain retentissant. » Mais je veux rapporter les paroles de Carminius, dans le livre second de son savant et curieux ouvrage sur l'Italie : « Jadis les Toscans se servaient de charrues à soc d'airain, pour tracer les fondements des villes; ils s'en servaient aussi dans le culte qu'ils rendaient à Tagès. Chez les Sabins, on se servait de lames d'airain pour couper les cheveux des prêtres. » Il serait trop long de passer en revue les nombreux passages des plus anciens auteurs grecs, qui attestent la grande vertu qu'ils attribuaient aux sons de l'airain. Il suffit, pour le moment, d'avoir prouvé que c'est d'après les écrivains grecs que Virgile a parlé des faux d'airain. On trouve, dans le neuvième livre de l'Énéide, les vers suivants : « Le fils d'Arcens se faisait remarquer par « l'éclat de ses armes, par sa chlamyde brodée en couleur, et teinte de rouge ibérique. Il était beau de visage, et son père, qui l'avait envoyé à cette guerre, l'avait élevé dans un bois consacré à Mars, auprès du fleuve Symèthe, où est situé l'autel engraissé (pinguis) et placable de Palicus. » Quel est ce dieu Palicus, ou plutôt quels sont ces dieux Paliques (car ils sont deux), dont il n'est fait mention, que je sache, dans aucun écrivain latin? C'est dans les sources les plus profondes de la littérature grecque que Virgile les a trouvés. D'abord le fleuve Symèthe, dont Virgi le fait mention dans ces vers, est situé en Sicile; et c'est aussi en Sicile que les dieux Paliques sont honorés. Le premier écrivain qui en ait parlé est le tragique Eschyle, Sicilien de naissance, qui donne dans ses vers la signification, ou, comme disent les Grecs, l'étymologie de leur nom. Mais avant de rapporter les vers d'Eschyle, il convient d'exposer en peu de mots l'histoire des Paliques. Sur les bords du fleuve Symèthe, qui coule en Sicile, Jupiter rendit mère la nymphe Thalie, qui, par crainte de Junon, souhaita que la terre l'engloutît; ce qui arriva : mais à l'époque où les enfants qu'elle avait portés dans son sein eurent atteint leur terme, la terre se rouvrit, et les deux enfants parurent sortant du sein de Thalie, et furent appelés Palici, de ?p? t?? p???? ???s?a?, parce qu'ils étaient revenus de la terre dans laquelle ils avaient été engloutis. Non loin de là sont des lacs de peu d'étendue, mais d'une immense profondeur, et où l'eau surgit à gros bouillons. Les habitants du pays les appellent des cratères, et les nomment Delloï. Ils pensent que ce sont des frères des dieux Paliques : ils les honorent d'un culte solennel, à cause d'une divinité qui manifeste sur leurs bords, relativement aux serments, sa présence et son action. En effet, lorsqu'on veut savoir la vérité touchant un larcin nié ou quelque action de cette nature, on exige le serment de la personne suspecte ; celui qui l'a provoquée s'approche avec elle des cratères, après qu'ils se sont lavés tous deux de toute souillure, et après que l'inculpé a garanti par une caution personnelle qu'il restituera l'objet réclamé, si l'événement vient à le condamner. Invoquant ensuite la divinité du lieu, le défendeur la prenait à témoin de son serment. S'il parlait conformément à la vérité, il se retirait sans qu'il lui fût arrivé aucun mal; mais s'il jurait contre sa conscience , il ne tardait pas à trouver dans les eaux du lac la mort due au parjure. Ces circonstances recommandaient tellement les deux frères à la piété publique, qu'on les surnommait placables, tandis que les cratères étaient surnommés implacables. De plus, le temple des dieux Paliques est favorisé d'un oracle. En effet, une année que la sécheresse avait rendu la Sicile stérile, ses habitants, avertis par un avis miraculeux des dieux Paliques, offrirent à un certain héros un sacrifice particulier, et l'abondance revint. Les Siciliens, par reconnaissance, entassèrent sur l'autel des Paliques des fruits de toute espèce; ce qui fit donner à leur autel lui-même la qualification de pinguis. Voilà toute l'histoire des Paliques et de leurs frères, qui ne se trouve que dans les écrivains grecs, chez lesquels Virgile n'a pas moins puisé que chez les Latins. Maintenant il faut rapporter des autorités en faveur de ce que nous avons raconté. Il est une tragédie d'Eschyle, intitulée Etna, dans laquelle il s'exprime ainsi, en parlant des Paliques : {uerba graeca} « Quel nom leur donnent les mortels? Jupiter veut qu'on les nomme Paliques, et ce nom leur est attribué avec justice, puisqu'ils sont retournés des ténèbres à la lumière. » Voici maintenant un passage de Callias, livre septième de son histoire de Sicile : {uerba graeca} « Éryx est éloigné de Géla d'environ quatre-« vingt-dix stades. C'est une montagne aujourd'hui entièrement déserte, et jadis ce fut une ville de la Sicile. Là sont situés deux gouffres que les Siciliens appellent Delloï, qu'ils croient frères des Paliques et dont les eaux sont continuellement bouillonnantes. » Voici actuellement un passage de l'ouvrage de Palémon, intitulé Des fleuves merveilleux de la Sicile : {uerba graeca} « Les dieux, dit-il, que (les Siciliens) appellent Paliques, sont regardés comme étant originaires de l'île; ils ont pour frères deux gouffres très profonds, dont on ne doit s'approcher, afin de leur rendre les honneurs religieux, que revêtu de vêtements nouveaux et purifié de toute souillure charnelle. Il s'exhale de ces gouffres une forte odeur de soufre, qui excite une ivresse effrayante dans ceux qui s'approchent de leurs bords. Leurs eaux sont troublées, et d'une couleur très ressemblante à celle d'une flamme blanchâtre; elles s'agitent et font le même bruit que si elles bouillonnaient modérément. On dit que la profondeur de ces gouffres est incommensurable, tellement que des boeufs y étant tombés y disparurent, ainsi qu'un chariot attelé de mulets, et des cavales qui étaient sautées dedans. Il est, chez les Siciliens, une sorte de serment qui est la plus solennelle des justifications que l'on puisse exiger. Les juges du serment lisent sur un billet, à ceux qui doivent le prêter, le serment qu'on exige d'eux; ceux-ci , brandissant une branche d'arbre, ayant à la tête couronnée, le corps sans ceinture et ne portant qu'un seul vêtement, s'approchent du gouffre et font le serment requis. S'ils retournent chez eux sains et saufs, leur serment est confirmé; mais s'ils sont parjures, ils expirent aux pieds des dieux. Au reste, (ceux qui jurent ) sont tenus de constituer entre les mains des prêtres des cautions qui leur garantissent, en cas d'événement, les frais des purifications qui doivent être pratiquées à l'égard des assistants. Auprès de ces gouffres habitèrent les Paliciens, dont la ville fut surnommée Palicina, du nom de ces divinités. » Ainsi s'exprime Polémon. Xénagore, dans le troisième livre de son Histoire des lieux où existent des oracles, dit ce qui suit : {uerba graeca} « La Sicile ayant été affligée de stérilité, ses habitants, par l'ordre de l'oracle des Paliques, sacrifièrent à un certain héros; et après « le retour de la fertilité, ils comblèrent d'offrandes le temple des Paliques. » Voilà, je pense, pleinement terminée, et appuyée sur de graves autorités, l'explication d'un passage de Virgile, que nos littérateurs ne regardent pas même comme obscur, et sur lequel ils se contentent de savoir et d'apprendre à leurs disciples que Palicus est le nom d'une certaine divinité. Mais quelle est cette divinité, et d'où vient son nom? Ils l'ignorent et ils ne cherchent pas à le savoir, ne soupçonnant pas même où ils pourraient le trouver, dans l'ignorance où ils sont des ouvrages grecs.

 CHAPITRE XX.

Des Gargares et de la Mysie, d'après le premier livre des Géorgiques. N'omettons pas de parler des vers suivants, que nous trouvons dans le premier livre des Géorgiques : « Agriculteurs , invoquez des solstices humides et des hivers sereins; la poussière de l'hiver réjouit les champs où croissent les céréales. Rien n'enorgueillit davantage les champs de la Mysie, et c'est alors que les Gargares s'étonnent eux-« mêmes de leurs propres moissons. » Dans ce passage, outre que le sens du poète paraît plus obscur et plus complexe qu'à son ordinaire, il se présente encore une question, qui tient à l'antiquité grecque. Qu'est-ce que ces Gargares que Virgile cite comme un exemple de fertilité? Ils sont situés dans la Mysie, qui est une province de l'Hellespont; et le mot est au pluriel, parce qu'en effet il est deux points qui portent ce nom; savoir : le sommet du mont Ida, et une ville située sur cette même montagne. C'est du sommet de la montagne qu'Homère veut parler, lorsqu'il dit : {uerba graeca} « Il vient sur l'Ida qu'arrosent de nombreuses « fontaines, à Gargare qui nourrit des animaux « sauvages. » Dans ce passage, le sens indique assez que par le mot Gargare il faut entendre le sommet le plus élevé de l'Ida; car c'est de Jupiter que parle le poète. Ce sens est encore plus manifeste dans un autre passage du même poète : {uerba graeca} « Ainsi le père (des dieux) reposait paisiblement au sommet du Gargare. » Le vieux écrivain Epicharme, dans sa pièce intitulée les Troyens, a dit: {uerba graeca} « Le tout-puissant Jupiter, habitant du Gargare « neigeux. » D'après ces passages, il est clair que la cime du mont Ida porte le nom de Gargare. Je vais maintenant passer en revue ceux qui ont parlé d'une ville nommée Gargare. Éphore, historien très-célèbre, dit dans son livre cinquième : {uerba graeca} « Gargare est une ville située près d'Assos. » Il n'est pas le seul qui en fasse mention. Un ancien écrivain nommé Philéas, dans son livre intitulé l'Asie, en parle en ces termes : {uerba graeca} « Auprès « d'Assos est une ville nommée Gargare, proche d'Antandros. » On attribue à Aratus un livre d'Élégies; où il a dit, en parlant d'un poète nommé Diotime: {uerba graeca} « Je pleure Diotime qui, assis sur des pierres, enseignait (alphabet aux enfants des Gargaréens. » Ces vers nous apprennent même le nom des citoyens de cette ville, qui y sont nommés Gargaréens. Il est donc constant que le nom de Gargare désigne tantôt le sommet d'une montagne, tantôt une ville située sur cette même montagne. Ce n'est point du sommet, mais de la ville, que Virgile a voulu parler. Recherchons maintenant pourquoi il a cité Gargare comme un lieu d'une grande fertilité. D'abord c'est un fait connu que la Mysie tout entière produit de riches moissons, qu'elle doit à l'humidité de son sol; ce qui fait que Virgile, dans les vers cités, après avoir parlé des solstices humides, ajoute : « Rien n'enorgueillit davantage les champs de la Mysie. » Comme s'il disait : Tout pays qui sera convenablement humecté égalera en fécondité les champs de la Mysie. Lorsque Homère dit : {uerba graeca} « Il vint sur l'Ida qu'arrosent de nombreuses fontaines,» il veut parler du territoire situé au pied de la montagne; car {uerba graeca} signifie, arrosé par beaucoup de fontaines; ce qui communiquait une si grande fertilité au Gargare, que son nom était passé en proverbe, pour exprimer un grand nombre, une immense multitude. Témoin Alcée, qui s'exprime ainsi dans sa tragédie de Alcaeus {uerba graeca} « Je rencontrai dans la campagne un grand nombre d'hommes qui se rendaient à la fête, au nombre de vingt environ. D'un lieu élevé, je vois une grande multitude d'hommes {uerba graeca} rangés en cercle. » Il est évident, comme vous voyez, que le poète a employé le mot Gargare, pour multitude. C'est ainsi que, dans ses fables, Aristomène a dit : {uerba graeca} « Il y a une multitude d'hommes {uerba graeca} ici dedans. » Le poète Aristophane, dans sa comédie des Acharnes, fabrique un mot composé de celui de Gargare et du mot grec qui signifie sable, pour exprimer, avec sa gaieté ordinaire, un nombre innombrable : ce mot est {uerba graeca}. {uerba graeca} « Mes douleurs sont innombrables. » Varron, dans ses satires Ménippées, a plusieurs fois employé le mot. D'après tout cela, le sens des vers de Virgile est donc celui-ci : Lorsque la température de l'année amène un hiver serein et un été humide, les fruits réussissent parfaitement; et cette température est tellement nécessaire à la terre, que, sans elle, les champs féconds de la Mysie pourraient soutenir la réputation de fertilité dont lis jouissent. Après la Mysie, le poète désigne encore nominativement Gargare; parce que cette ville, située au pied du mont Ida, et arrosée par les eaux qui en descendent, semblerait pouvoir se passer des pluies de l'été. On peut encore invoquer, relativement à ce passage, le témoignage d'Eschyle, pour prouver que le territoire de Gargare, voisin du mont Ida, n'était pas lui seul arrosé, mais encore le terrain tout entier de la Mysie: {uerba graeca} « O vous aussi, courant d'eau de la Mysie. » Nous avons indiqué les auteurs grecs chez lesquels Virgile a puisé pour ce passage; faisons voir encore, et pour l'agrément du sujet, et pour démontrer que votre poète a recueilli des ornements de tous côtés chez les divers auteurs de l'antiquité, faisons voir d'où il a tiré : « La poussière de l'hiver réjouit les champs où croissent les céréales. » On trouve, dans un très ancien livre de poésies qu'on croit composées avant toutes celles que nous avons en latin, ce vieux et rustique chant: « Avec un hiver poudreux et un printemps « boueux, tu moissonneras, ô Camille, une grande quantité de grains. »

CHAPITRE XXI.

Des diverses sortes de coupes. Souvent Virgile donne aux coupes des noms grecs, comme carchesia, cymbia, cantharos, scyphos. Exemple de la première dénomination: « Prends ce carchésion, rempli de vin de Méonie, et faisons, dit (Cyrène), des libations à l'Océan. » Ailleurs: « Ici, il répandit, suivant le rite religieux, deux carchésions remplis de vin pur, dont il fit des libations à Bacchus. » Exemple de la seconde : « Nous déposâmes sur le tombeau (de Polydore) des cymbia remplies de lait encore fumant. » Exemple de la troisième : « Un lourd cantharus pendait à la ceinture (de Silène) par son anse brisée. » Exemple de la quatrième: « Évandre prend dans sa main un scyphus sacré. » On se contente de savoir que ce sont là des dénominations de coupes; mais quelle fut leur forme, et quels auteurs en ont parlé? C'est ce que personne ne recherche. Cette négligence est tolérable à l'égard des scyphes et des canthares, dont les noms sont vulgairement connus; mais quant aux cymbes et aux carchésions, dont les noms ne se trouvent jamais, que je sache, dans les écrivains latins, et ne se voient que fort rarement dans les écrivains grecs, je ne comprends pas pourquoi on ne se détermine pas à faire des recherches sur la signification de ces dénominations nouvelles et étrangères. Le carchésion est une coupe qui ne fut connue que des Grecs. Phérécydes en fait mention dans son Histoire, où il dit que Jupiter acheta les faveurs d'Alcmène par le don d'un carchésion d'or. Plaute, dans sa comédie d'Amphitryon, a répudié ce nom étranger, pour lui substituer celui de patère, qui, comme le mot l'indique, est une coupe plate et découverte (planum ac patens); tandis que le carchésion est d'une forme haute, resserrée vers le milieu, avec des anses peu saillantes, mais qui descendent depuis le haut jusqu'au pied de la coupe. Asclépiade, écrivain grec des plus distingués par sa science et par son exactitude, dit que le carchésion tire son nom d'un agrès de marine. En effet, dit-il, la partie inférieure de la voile s'appelle {uerba graeca} , le milieu {uerba graeca} ; et le haut, d'où partent les deux côtés de la voue, ce qu'on appelle les cornes, est nommé carchésion. Asclépiade n'est pas le seul qui ait parlé de ce genre de coupe. Nous pouvons citer encore plusieurs autres poètes illustres qui en ont fait mention, tels que Sapho, qui dit: {uerba graeca} « ils firent tous des libations avec des carchélions, et formèrent des voeux pour le bonheur « du genre humain. » Cratinus, dans Bacchus Alexandre : {uerba graeca} « Il portait un vêtement tout d'une même cou« leur, un thyrse, une robe jaune, et un carchésion peint de diverses couleurs. » Sophocle, dans sa pièce intitulée Tyro : {uerba graeca} « Il se place au milieu de la table, et parmi les mets et les carchésions. » Voilà pour ce qui concerne le carchésion inconnu aux Latins, et mentionné seulement par les écrivains grecs. On en peut dire autant du cymbion, sorte de coupe sur laquelle même les Grecs ne nous ont transmis que peu de chose. Philémon, auteur comique très connu, dit dans le Fantôme : {uerba graeca} « Après que la rose a couronné pour nous un cymbion de vin pur. » Le poète Anaxandride, dans sa comédie intitulée les Campagnards, dit : {uerba graeca} « Buvons de grands cymbia, et qu'un vin pur nous désaltère. » Démosthène lui-même fait mention du cymbion dans son discours contre Midias : {uerba graeca} « Vous êtes parti d'Argyre en Eubée, monté sur une voiture commode, et traînant avec vous des manteaux et des cymbia, objets soumis aux pentecostologues (les cinquante percepteurs de l'impôt). » Cymbia, comme l'indique la contexture du mot, est un diminutif de cymba, mot qui désigne chez vous, comme chez les Grecs, de qui vous le tenez, une espèce de navire. Et en effet, j'ai remarqué que, chez les Grecs, plusieurs sortes de coupes ont reçu leur dénomination de quelques agrès de marine; comme le carchésion, ainsi que je l'ai dit plus haut, et le cymbion, deux coupes de forme haute, et qui ont quelque ressemblance avec un navire. Le savant Ératosthène fait mention de cette dernière coupe, dans une lettre adressée au Lacédémonien Hagétor, où l'on trouve les paroles suivantes : {uerba graeca} « Ils avaient consacré aux dieux une coupe qui n'était ni d'argent ni enrichie de pierres précieuses, mais fabriquée à Colla; et lorsqu'on la remplissait, l'on faisait des libations aux dieux, en vidant successivement la coupe dans un cymbion. » Quelques-uns ont pensé que cymbium était un mot syncopé de cissybium, duquel plusieurs auteurs font mention, entre autres Homère, qui dit que c'est une coupe de cette sorte qui fut donnée par Ulysse au Cyclope. Il en est qui prétendent que cissybium est proprement une coupe faite avec le bois du lierre, ??ss??.. Nicandre de Colophon, dans le premier livre de l'Étolique, s'exprime ainsi : {uerba graeca} « Lorsqu'on offre un sacrifice à Jupiter Didyme, l'on fait des aspersions avec des feuilles de lierre; de là vient que les anciennes coupes ont été appelées cissybies. » Callimaque fait aussi mention de cette sorte de coupe : {uerba graeca} « Il refusa de boire tout d'un trait, à la manière des Thraces, une amyste de vin pur; il préféra le petit cissybion. » Ceux qui pensent que le mot cissybium est formé de{uerba graeca} fait de lierre, s'appuient de l'autorité d'Euripide, qui dans Andromède s'exprime ainsi qu'il suit : {uerba graeca} « La foule des pasteurs accourt, portant une coupe faite de bois de lierre, remplie ou de lait, onde la liqueur délicieuse, honneur de la vigne, et qui étouffe le chagrin. » Après avoir terminé ce qui concerne le cymbion, il nous reste à prouver par des exemples que le cantharus est tout ensemble une espèce de coupe et une espèce de navire. Le cantharus est une coupe; c'est un fait qui résulte des vers mêmes de Virgile, qui l'attribue à Silène, comme étant proprement la coupe de Liber-Pater. Il nous reste encore, pour remplir nos engagements, à prouver que ce mot signifie aussi une espèce de navire. Ménandre a dit dans le Pilote : {uerba graeca} « Ô Straton ! voici enfin Théophile qui arrive, après avoir traversé la mer Égée. Quel bonheur pour moi de t'annoncer le premier l'heureuse arrivée de ce fils, et celle du canthare doré.- STRAT. Quel canthare? - Le vaisseau. » « Évandre prend dans sa main un scyphus sacré. » Comme le canthare est la coupe de Bacchus, le scyphus est la coupe d'Hercule. Ce n'est pas sans motif que les sculpteurs anciens ont représenté ce dieu une coupe à la main, et quelquefois ivre et chancelant; car, d'après d'anciennes traditions, Hercule poussé par les vents aurait traversé d'immenses mers dans une coupe, en guise de nacelle. Je ne prendrai que peu de chose à l'antiquité grecque, concernant ces deux circonstances. Une preuve non obscure (sans parler de celles qui sont plus connues) que ce héros était un grand buveur, c'est ce que lui fait dire Éphippus, dans Busiris : {uerba graeca} « Ne sais-tu pas, par Dieu! que je suis Tirynthus d'Argos? Les ivrognes se mêlent dans toutes les querelles, et y sont toujours vainqueurs. » Un autre fait qui est de même peu connu, c'est l'existenee, proche d'Héraclée, ville fondée par Hercule, de la nation des Cylicranes, nom formé{uerba graeca}, espèce de coupe qu'au moyen du changement d'une lettre nous avons nommée calix. Phérécyde et Panyasis, ce dernier écrivain grec d'un grand mérite, disent qu'Hercule traversa les mers sur une coupe, et vint aborder à Érythée, île de la côte d'Espagne. Je ne rapporte point leurs paroles, parce que je regarde ce fait moins comme une histoire que comme une fable; et je présume qu'Hercule aura navigué, non sur une coupe, mais sur un navire du nom de scyphus; en sorte qu'il en aura été de même à l'égard du cymbion, dérivé de cymba (barque), que pour le cantharus et le carchésion, que nous avons démontré être des termes de navigation.

 CHAPITRE XXII.

De quelques autres passages de Virgile. Virgile emprunte quelquefois des noms propres aux histoires les plus anciennes des Grecs. Vous savez qu'il nomme une compagne de Diane Opis. Ce nom, que des gens peu instruits croient pris au hasard par le poète, il l'a ingénieusement attribué à l'une des compagnes de Diane, sachant que les anciens écrivains grecs l'avaient donné à la déesse elle-même. Voici le passage de Virgile: « Cependant la fille de Saturne, qui était alors dans les demeures célestes, appelait la légère Opis, l'une des vierges ses compagnes qui composent son cortége sacré. Voici les paroles qu'elle lui adressait avec tristesse. » Et plus bas : « Cependant Opis, fidèle gardienne de Trivia (était assise) depuis longtemps au haut de la montagne. » Voilà donc, selon Virgile, Opis compagne et suivante de Diane. Apprenez maintenant d'où il a tiré ce nom, lequel, comme je vous le disais, est un surnom qu'il avait vu attribué à la déesse elle-même, et qu'il transporte à sa compagne. Alexandre Étolien, poète distingué, dans son ouvrage intitulé Les Muses, rapporte avec quel zèle le peuple d'Éphèse, après avoir consacré un temple à Diane, invita, en leur proposant des récompenses, les poètes les plus célèbres de l'époque, à composer différents ouvrages en vers, en l'honneur de la déesse. Dans ce passage, le nom d'Opis est donné, non pas à la compagne de Diane, mais à la déesse elle-même. Le poète, comme je l'ai dit, parle des Éphésiens. {uerba graeca} « Ce peuple, sachant que Timothée fils de Thersandre, habile dans la musique et dans la poésie, excitait universellement l'admiration des Grecs, l'honora d'un don sacré de mille sicles d'or, afin qu'il célébrât Opis qui lance des flèches rapides, et qui a un temple célèbre à Cenchrée. » Et peu après: {uerba graeca} « ... Afin qu'il ne laissât pas sans gloire les actions de la fille de Latone. » Il est prouvé, si je ne me trompe, qu'Opis est un surnom de Diane, et que C'est l'érudition de Virgile qui lui à suggéré de transporter ce nom à la compagne de la déesse. « Tous les Dieux quittèrent leurs autels et abandonnèrent leurs sanctuaires. » Personne ne recherche où Virgile a pris cette idée. Il est constant toutefois que c'est dans Euripide, qui, dans sa Troade, fait dire à Apollon, quand Troie va être prise, les paroles suivantes : {uerba graeca} « Vaincu par Junon et par Minerve, qui renversent de concert les murs phrygiens, j'abandonne l'illustre Ilion, et les temples qu'on m'y a élevés; car lorsque la triste solitude s'est emparée d'une ville, le culte des dieux y est négligé, et ils n'y sont plus honorés. » Ce passage nous apprend d'où Virgile a tiré que les dieux abandonnent une ville au moment qu'elle va être prise. Ce n'est pas non plus sans quelque autorité de la vieille Grèce qu'il a dit: « (Junon ) elle-même du haut du ciel lança la foudre rapide de Jupiter. » Car Euripide met en scène Minerve, sollicitant de Neptune des vents contraires à la flotte des Grecs, et lui disant qu'il doit faire le même usage de la foudre contre les Grecs, qu'en aurait fait Jupiter de qui il la tient. Dans Virgile, Pan séduit la Lune par le charme d'une toison blanche comme la neige: « Il l'entraîne dans les forêts profondes... (s'il faut croire ce qu'on en dit) par le charme d'une toison plus blanche que la neige. » Valérius Probus, homme très savant, remarque, sur ce passage, qu'il ignore d'où le poète a tiré cette fable ou cette histoire. Cette ignorance m'étonne de la part d'un tel homme. C'est le poète Nicandre qui est l'auteur de cette histoire. Didyme, le plus savant des grammairiens qui ont existé jusqu'ici, donne a ce fait l'épithète de fabuleux. C'est parce que Virgile n'ignorait pas cette circonstance qu'il a ajouté : « S'il faut croire ce qu'on en dit; » comme pour prévenir qu'il s'appuyait sur un auteur fabuleux. On parcourt le troisième livre (de l'Énéide) sans s'informer d'où est tiré ceci: « Phébus l'apprit du dieu tout-puissant; à son tour, Phébus Apollon me l'a révélé. » A de tels passages les grammairiens, pour excuser leur ignorance, attribuent ces fictions au génie de Virgile, plutôt qu'à son savoir; et ils ne disent pas même qu'il les a empruntées à d'autres, pour ne pas se trouver contraints à nommer les auteurs. Mais j'atteste que dans ce passage, le savant poète n'a fait que suivre l'illustre tragique Eschyle, qui, dans la pièce intitulée en latin Sacerdotes (les Prêtres), dit : {uerba graeca} « Il faut partir le plus promptement possible, car voici les oracles que Jupiter dicte à Loxias (Apollon), » Et ailleurs : « Jupiter est le père prophétique de Loxias (Apollon). » N'est-il pas évident que c'est de là que Virgile a tiré qu'Apollon répète les oracles que lui dicte Jupiter? Après cela, ne reste-t-il pas prouvé pour nous que, de même que Virgile ne peut pas être compris par celui qui n'entend pas la langue latine, il ne peut pas l'être non plus par celui qui n'a pas approfondi jusqu'au dernier degré de l'érudition grecque? Car si je ne craignais de devenir fatigant, je pourrais remplir de gros volumes de ce que ce poète a puisé dans les parties les moins connues de l'érudition des Grecs; mais ce que j'en ai rapporté suffit pour établir ma proposition.

 LIVRE SIX

CHAPITRE I.

Des vers que Virgile a pris à moitié, ou même en entier, dans d'anciens poètes latins. Eusthate nous a tracé un admirable tableau, dit ici Praetextatus, des emprunts que Virgile a faits à l'antiquité grecque, pour les transporter dans ses poèmes; mais nous n'avons pas oublié pour cela que des hommes que l'on compte parmi les plus savants de notre âge, Furius Albinus et Cécina Albinus, nous ont promis de dévoiler les emprunts que Virgile a faits en outre aux anciens écrivains romains, le moment est arrivé d'exécuter cette promesse. Tout le monde ayant approuvé la proposition, Furius Albiuus parla en ces termes - Tandis que je désire montrer combien Virgile a su mettre à profit la lecture des anciens, et recueillir dans leurs divers ouvrages des fleurs et des ornements dont il a embelli ses poèmes, j'appréhende de fournir aux ignorants ou aux mal intentionnés l'occasion d'accuser de plagiat un si grand poète, sans faire attention que le fruit qu'on espère de ses lectures, c'est de parvenir à imiter ce que l'on trouve de bon dans les autres, et à s'approprier ce qu'on admire le plus en eux. C'est ce qu'ont fait réciproquement entre eux les écrivains grecs les plus distingués : c'est ce qu'ont fait les nôtres réciproquement entre eux, autant qu'à l'égard de ces derniers. Sans parler des étrangers, il me serait facile de vous démontrer combien les écrivains de notre ancienne littérature se sont fait de mutuels emprunts; ce que je pourrai exécuter plus opportunément dans une autre occasion, si cela vous convient. Je n'en citerai pour le moment qu'un exemple, qui doit suffire à prouver mon assertion. Afranius, auteur de comédies à toge, dans celle qui est intitulée les « Compitales», répond très convenablement à ceux qui lui reprochaient d'avoir pris plusieurs choses dans Ménandre. J'avoue, dit-il, que j'ai puisé non seulement chez lui, mais encore chez tous les écrivains, même latins, dans lesquels j'ai trouvé quelque chose qui m'a convenu; et, en cela, j'ai cru agir on ne peut mieux. Si donc une telle société, une pareille communauté est permise et établie entre les poètes, et généralement entre tous les écrivains, qui accusera Virgile de plagiat, parce qu'il a fait des emprunts aux écrivains qui l'ont précédé, pour en orner ses ouvrages? Ne lui doit-on pas plutôt de la reconnaissance de ce qu'en transportant quelques-uns de leurs morceaux dans ses vers qui doivent demeurer éternellement, il a préservé d'un entier oubli la mémoire de ces anciens auteurs, que notre siècle ne se contente pas de vouer à l'oubli, mais qu'il commence même à condamner au mépris? D'ailleurs, Virgile choisit avec tant de discernement, ou il imite d'une telle manière, que lorsque nous lisons ses emprunts, nous nous plaisons à les trouver dans ses mains; et nous sommes dans l'admiration de les voir y produire plus d'effet qu'en leur place primitive. Je signalerai donc d'abord les demi-vers, puis les vers presque entiers, que Virgile a pris à d'autres poètes. Je passerai ensuite aux morceaux qu'il a translatés intégralement, avec de légères mutations; à ceux dont il a saisi le sens, en laissant clairement en apercevoir l'origine; à ceux enfin auxquels il a fait des changements qui n'ont pas empêché d'en découvrir la source. Après cela, je prouverai que quelques-unes des choses qu'il a prises dans Homère, il ne les y a point puisées directement, mais que d'autres les y avaient prises avant lui; et que c'est de ces auteurs qu'il les a transportées dans ses ouvrages, puisqu'il les avait lus indubitablement. Virgile Vertitur interea caelum, et ruit oceano nox. « Cependant le ciel opère sa révolution, et la nuit s'élànce hors de l'Océan. » Ennius, livre sixième Vertitur interea caelum cum ingentibus signis « Cependant le ciel et ses vastes constellations opèrent leur révolution. » Virgile :Axem humero torquet stellis ardentibus aptum. « (Atlas) soutient sur ses épaules le ciel orné d'étoiles ardentes. » Ennius, livre premier : Qui caelum versat stellis fulgentibus aptum « Il parcourt le ciel orné d'étoiles brillantes. » Livre troisième : Caelum prospexit stellis fulgentibus aptum « Il considère le ciel orné d'étoiles brillantes. » Et livre dixième : Hinc nox processit stellis ardentibus apta « La nuit s'avance ornée d'étoiles brillantes. » Virgile : Conciliumque vocat divum pater atque hominum rex. « Le père des dieux et le roi des humains convoque l'assemblée. » Ennius, livre sixième : Tum cum corde suo divum pater atque hominum rex Effatur. « Alors le père des dieux et le roi des humains dit en son coeur. » Virgile : Est locus, Hesperiam Grai cognomine dicunt. « Il est un pays que les Grecs nomment Hespérie. » Ennius, livre premier : Est locus, Hesperiam quam mortales perhibebant « Il est un pays que les mortels nommaient Hespérie. » Virgile : Tuque o Thybri tuo genitor cum flumine sancto. « Et toi, ô père du Tibre, avec ton fleuve sacré. » Ennius, livre premier : Teque, pater Thyberine, tuo cum flumine sancto « Et toi, ô père du Tibre, avec ton fleuve sacré. » Virgile : Accipe, daque fidem: sunt nobis fortia bello Pectora. « Reçois ma foi et donne-moi la tienne; car nous avons tous deux de vaillants guerriers. » Ennius, livre premier : Accipe, daque fidem, foedusque feri bene firmum « Reçois ma foi et donne-moi la tienne et formons une alliance durable. » Virgile : Et lunam in nimbo nox intempesta tenebat. « La nuit orageuse tenait la lune cachée derrière les nuages. » Ennius, livre premier : Cum superum lumen nox intempesta teneret « La nuit orageuse voilait la lumière céleste. » Virgile : Tu tamen interea calido mihi sanguine poenas persolves. « En attendant, ton sang fumant va porter la peine.... » Ennius, livre premier : Non pol homo quisquam faciet inpune animatus Hoc, nisi tu: nam mi calido das sanguine poenas. « Je jure qu'aucun homme vivant n'aura fait ceci impunément; pas même toi, car ton sang fumant va me le payer. » Virgile : — Concurrunt undique telis Indomiti agricolae. « De tous côtés les indomptables campagnards accourent, armés de traits. » Ennius, livre troisième : Postquam defessi sunt, stant, et spargere sese Hastis: ansatis concurrunt undique telis. « Après s'être fatigués, ils s'arrêtent et s'appuient sur leurs lances; de tous côtés volent leurs traits recourbés. » Virgile : — Summa nituntur opum vi. « Ils font les plus grands efforts.... » Ennius, livre quatrième : Romani scalis summa nituntur opum vi « Les Romains font les plus grands efforts avec leurs échelles. » Et dans le seizième : Reges per regem statuasque sepulchraque quaerunt; Aedificant nomen: summa nituntur opum vi. « Les rois font les plus grands efforts pour « obtenir dans leur empire des statues et des mausolées, et pour se faire un nom. » Virgile : Et mecum ingentes oras evolvite belli. « Développer avec moi le vaste tableau de cette guerre ». Ennius, livre sixième : Quis potis ingentes oras evolvere belli? « Qui pourra développer le vaste tableau de la guerre? » Virgile : Ne qua meis dictis esto mora: Iuppiter hac stat. « Que mes ordres soient exécutés sans aucun délai. Jupiter est pour nous.» Ennius, livre septième : Non semper vestra evertit: nunc Iuppiter hac stat « Jupiter ne renverse pas toujours vos entreprises; maintenant il est pour nous. » Virgile : Invadunt urbem somno vinoque sepultam. « Ils envahissent la ville ensevelie dans le vin et dans le sommeil. » Ennius, livre huitième : Nunc hostes vino domiti somnoque sepulti « Les ennemis sont maintenant domptés par le vin et ensevelis dans le sommeil. » Virgile : Tollitur in caelum clamor, cunctique Latini. « Un cri s'élève jusqu'au ciel, et tous les Latins.... » Ennius, livre dix-septième : Tollitur in caelum clamor exortus utrisque « Un cri s'élève jusqu'au ciel, parti des deux côtés. » Virgile : Quadripedante putrem sonitu quatit ungula campum. « Le cheval frappe de son ongle avec fracas la poussière du sol. » Ennius, livre sixième : Explorant Numidae: totum quatit ungula terram « Les Numides vont à la découverte; la terre retentit sous l'ongle du cheval. » Le même, dans le livre huitième : Consequitur, summo sonitu quatit ungula terram « Le cheval poursuit, en frappant fortement la terre de son ongle, » Et dans le livre dix-septième : It eques, et plausu cava concutit ungula terram « Le cheval court et au bruit des applaudissements frappe la terre de son pied concave. » Virgile : Unus qui nobis cunctando restituit rem. « Un seul homme, en temporisant, releva nos destinées. » Ennius, livre douzième : Unus homo nobis cunctando restituit rem « Un seul homme, en temporisant, releva nos destinées. » Virgile : Conruit in vulnus: sonitum super arma dederunt. « Pallas tombe sur la blessure, et ses armes retentissent de sa chute. » Ennius, livre seizième : Concidit, et sonitum simul insuper arma dederunt « Il tombe, et ses armes retentissent de sa chute. » Virgile : Et iam prima novo spargebat lumine terras. « Déjà les premiers feux de l'aurore naissante se répandaient sur la terre. » Lucrèce, livre second : Cum primum aurora respergit lumine terras « Lorsque l'aurore commence à arroser la terre de sa lumière. » Virgile : Flammarum longos a tergo involvere tractus. « Rouler après soi de longs traits de flamme ». Lucrèce, livre second : Nonne vides longos flammarum ducere tractus? « Ne vois-tu pas traîner de longs traits de flamme? » Virgile : — Ingeminant abruptis nubibus ignes. « La foudre gronde, et déchire la nue. » Lucrèce, livre second : Nunc hinc, nunc illinc abruptis nubibus ignes « La foudre déchire la nue à droite et à gauche. » Virgile : — Belli simulachra ciebat. « Ils exécutaient des simulacres de combats. » Lucrèce, livre second : Conponunt, conplent; belli simulachra cientur « Ils s'organisent, ils se complètent, ils exécutant des simulacres de combats. » Virgile : — Simulachraque luce carentum. « Des fantômes privés de la lumière ». Lucrèce, livre quatrième : — Cum saepe figuras Contuimur miras, simulachraque luce carentum. « Il s'étonne, en considérant ces figures, de voir des fantômes privés de la lumière. » Virgile : Asper acerba tuens retro redit. « (Le lion) sauvage recule à cet aspect terrible. » Lucrèce, livre cinquième : Asper acerba tuens inmani corpore serpens « A cet aspect terrible, un serpent sauvage, d'un corps monstrueux. » Virgile : Tithoni croceum linquens Aurora cubile. « L'aurore abandonnant le lit pourpré de Tithon. » Furius, dans le premier livre de ses Annales Interea Oceani linquens Aurora cubile « Cependant l'aurore quittant le lit de l'Océan. » Virgile : Quod genus hoc hominum, quaeve hunc tam barbara morem?. « Quelle est cette espèce d'hommes, et quelles sont ces moeurs barbares? » Furius, livre sixième: Quod genus hoc hominum Saturno sancte create? « Quelle est cette espèce d'hommes, ô divin fils de Saturne? » Virgile : Rumoresque serit varios, ac talia fatur. « (Juturne) sème dans l'armée différents bruits, et parle de la sorte. » Furius, livre dixième : Rumoresque serunt varios, et multa requirunt « Ils répandent et recueillent différents bruits. » Virgile : Nomine quemque vocans, reficitque ad praelia pulsos. « En les appelant chacun par son nom, il ramène les fuyards au combat. » Furius, livre onzième : Nomine quemque ciet: dictorum tempus adesse Commemorat, « Il ramène chacun en l'appelant par son nom; il rappelle que le moment de l'accomplissement des oracles est arrivé. » Et plus bas : Confirmat dictis, simul atque exuscitat acris Ad bellandum animos, reficitque ad praelia mentes. « Il les encourage par ses paroles, il ranime dans leur coeur l'ardeur guerrière; il les dispose à revenir au combat. » Virgile : Dicite, Pierides, non omnia possumus omnes. « Dites, ô Piérides: nous ne pouvons pas tous toutes choses. » Lucile, livre cinquième: Maior erat natu: non omnia possumus omnes « Il était l'aîné; nous ne pouvons pas tous toutes choses. » Virgile : Diversi circumspiciunt: hoc acrior idem. « Chacun regarde de tous côtés : (Nisus) que le succès enflamme. » Pacuvius, dans Médée : Diversi circumspicimus, horror percipit « Chacun regarde autour de soi; l'horreur s'empare de nous. » Virgile : Ergo iter inceptum peragunt rumore secundo. « Sous ces favorables auspices, ils poursuivent le voyage commencé. » Suévius, livre cinquième : — Redeunt, referunt petita rumore secundo. « Ils reviennent, et rapportent les bruits favorables qu'ils ont recueillis. » Virgile : Numquam hodie effugies, veniam quocumque vocaris. « Certainement tu ne m'échapperas pas aujourd'hui; j'irai partout où tu m'appelleras. » Naevius, dans le Cheval de Troie : Numquam hodie effugies, quin mea manu moriare « Tu n'éviteras jamais de mourir aujourd'hui de ma main. » Virgile : Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem Inposuit: fixit leges pretio atque refixit. « Celui-ci a vendu sa patrie pour de l'or, et lui a imposé le joug d'un maître; au gré de son avarice, il a dicté et abrogé des lois. » Varius, de la Mort : Vendidit hic Latium populis, agrosque Quiritum Eripuit: fixit leges pretio atque refixit. « Cet homme a vendu le Latium aux étrangers, il a dépouillé chaque citoyen de ses champs; pour de l'argent, il a fait et abrogé des lois. » Virgile : Ut gemma bibat et Sarrano dormiat ostro. « Pour boire dans des coupes enrichies de pierreries, et dormir sur la pourpre de Sarra. » Varius, dans la Mort : Incubet et Tyriis, atque ex solido bibat auro « Pour coucher sur des tapis de pourpre et boire dans l'or massif. » Virgile : Talia secla suis dixerunt currite fusis. « Filez de pareils siècles, ont dit (les Parques) à leurs fuseaux. » Catulle : Currite ducenti subtegmine, currite fusi « Courez, fuseaux , courez cent et cent fois votre trame. » Virgile : Felix heu, nimium felix, si litora tantum Numquam Dardaniae tetigissent nostra carinae. « Heureuse, hélas ! mille fois heureuse, si jamais les vaisseaux troyens n'eussent touché nos rivages! » Catulle : Iuppiter omnipotens, utinam non tempore primo Gnosia Cecropiae tetigissent litora puppes. « Plût au ciel, ô tout-puissant Jupiter, que les vaisseaux troyens n'eussent jamais touché les rivages de Crète! » Virgile : Magna ossa lacertosque Extulit. « Il met à nu ses os et ses bras puissants. » Lucile, livre dix-septième : Magna ossa lacertique Adparent homini. « Cet homme met à nu ses os et ses membres énormes. » Virgile : Placidam per membra quietem Inrigat. « (Vénus) fait couler un doux sommeil dans les veines ( d'Ascagne ). » Furius, livre premier : Mitemque rigat per pectora somnum. « .... Et répand le doux sommeil dans son sein. » Et Lucrèce, livre quatrième : Nunc quibus ille modis somnus per membra quietem Inrigat. « .... Comment le sommeil verse le repos sur les membres. » Virgile : Camposque liquentes. « .... Les champs liquides. » Lucrèce, livre sixième, parlant pareillement de la mer Et liquidam molem, camposque natantes « La masse liquide et les plaines flottantes. » Virgile : Et geminos, duo fulmina belli, Scipiadas. « Les Scipions, ces deux foudres de guerre. » Lucrèce, livre troisième : Scipiadas, belli fulmen, Carthaginis horror « Les Scipions, foudres de guerre et terreur de Carthage. » Virgile : Et ora Tristia tentantum sensu torquebit amaro. « (Cette eau) laissera dans la bouche de ceux qui la goûteront une amertume désagréable. » Lucrèce, livre second : Foedo pertorquent ora sapore. « ... Infectent le palais d'une saveur dégoûtante. » Virgile : Morte obita quales fama est volitare figuras. « Telles sont ces figures inanimées des morts qui voltigent (dit-on) sur la terre. » Lucrèce, livre premier : Cernere uti videamur eos, audireque coram, Morte obita quorum tellus amplectitur ossa. « Ainsi nous croyons voir et entendre devant nous des morts, dont la terre embrasse les os. » C'est aussi de là qu'est imité ce vers de Virgile : Et patris Anchisae gremio conplectitur ossa « La terre qui renferme dans son sein les os de mon père Anchise. » Virgile : Ora modis adtollens pallida miris. « Présentant son image empreinte d'une étrange pâleur. » Lucrèce, livre premier : Sed quaedam simulachra modis pallentia miris « Des fantômes d'une paleur étrange. » Virgile : Tum gelidus toto manabat corpore sudor. « Une sueur glacée découlait alors de tout mon corps. » Ennius, livre seizième : Tunc timido manat ex omni corpore sudor « La sueur humide découle alors de tout mon corps. » Virgile : Labitur uncta vadis abies. « Le bois du navire glisse sur l'onde humide. » Ennius, livre quatorzième : Labitur uncta carina, volat super impetus undas « La carène du navire glisse et vole impétueusement sur l'onde. » Virgile : Ac ferreus ingruit imber. « Il tombe une pluie de fer. » Ennius, livre huitième : Hastati spargunt hastas, fit ferreus imber « Les archers lancent leurs javelots, qui forment une pluie de fer. » Virgile : Apicem tamen incita summum Hasta tulit. « Cependant le dard rapidement lancé atteignit le cimier de son casque. » Ennius, livre seizième : Tamen induvolans secum abstulit hasta Insigne. « Cependant le javelot, en fendant l'air, emporte avec soi le cimier. » Virgile : Pulverulentus eques furit: omnes arma requirunt. « Le cheval poudreux s'anime; tous saisissent leurs armes. » Ennius, livre sixième : Balantum pecudes quatit: omnes arma requirunt « Ils dispersent le troupeau bêlant. Chacun court aux armes. » Virgile : Nec visu facilis, nec dictu adfabilis ulli. « On ne peut le voir, ni parler de lui, sans horreur. » Accius, dans Philoctète : Quem neque tueri contra nec adfari queas « On ne peut le considérer, ni lui parler. » Virgile : Aut spoliis ego iam raptis laudabor opimis, Aut leto insigni. « Je vais m'illustrer, ou par les dépouilles opimes que je remporterai sur vous, ou par une mort glorieuse. » Accius, dans le Jugement des armes : Nam tropaeum ferre me a forti viro Pulchrum est: si autem vincar, vinci a tali nullum est probrum. « Il serait beau pour moi de gagner un trophée sur un homme courageux; mais si je suis vaincu, il n'y aura point de honte à l'être par un homme tel que lui. » Virgile : Nec, si miserum fortuna Sinonem Finxit, vanum etiam mendacemque inproba finget. « Et si la fortune cruelle a pu rendre Sinon malheureux, elle n'en fera jamais un fourbe et un menteur. » Accius, dans Télèphe : Nam si a me regnum fortuna atque opes Eripere quivit, at virtutem nequiit. « Et si la fortune a pu m'enlever mon empire et mes richesses, elle n'a pu m'enlever ma vertu. » Virgile : Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem. « O mon fils, apprends de moi le courage et le travail : d'autres t'apprendront à capter la fortune. » Accius, dans le Jugement des armes : Virtuti sis par, dispar fortunis patris « Il égale le courage de son père, mais non pas ses destinées. » Virgile : Iamiam nec maxima Iuno, Nec Saturnius haec oculis pater adspicit aequis. « Non, ni la puissante Junon, ni le fils de Saturne, ne voient que d'un oeil indifférent ce qui se passe ici-bas. » Accius, dans Antigone : Iamiam neque di regunt, Neque profecto deum summus rex omnibus curat. « Non certainement, ni les dieux, ni le roi des dieux, ne s'occupent à gouverner le monde. » Virgile : Num capti potuere capi? num incensa cremavit Troia viros? « Les captifs ne pourront-ils donc être prisonniers? Et Troie en feu n'aura-t-elle donc pas dévoré ses habitants? Ennius, livre onzième, en parlant des Troyens: Quae neque Dardaniis campis potuere perire; Nec, cum capta, capi nec, cum combusta, cremari. « Ils n'auront donc pu périr dans les champs troyens? Ils ne seront point restés prisonniers de celui qui les a pris? Ils n'auront point été consumés par l'incendie qui les a brûlés? » Virgile : Multi praeterea, quos fama obscura recondit. « Et plusieurs autres encore que cache une obscure renommée. » Ennius, dans Alexandre : Multi alii adventant, paupertas quorum obscurat nomina « Il en arrive plusieurs autres, dont la pauvreté obscurcit le nom. » Virgile : Audentes fortuna iuvat. « La fortune seconde les audacieux. » Ennius, livre septième : Fortibus est fortuna viris data « La fortune est donnée aux hommes courageux. » Virgile : Recoquunt patrios fornacibus enses; Et curvae rigidum falces conflantur in ensem. « Ils retrempent au fourneau les épées de leurs pères, et la faux recourbée se redresse pour former une épée. » Lucrèce, livre cinquième : Inde minutatim processit ferreus ensis; Versaque in obscenum species est falcis aenae. «Insensiblement le fer se convertit en épée, et la faux d'airain fut rejetée avec mépris. » Virgile : Pocula sunt fontes liquidi atque exercita cursu Flumina. « Leurs coupes sont les fontaines liquides et les fleuves battus par leur cours. » Lucrèce, livre cinquième : Ad sedare sitim fluvii fontesque vocabant « Pour apaiser leur soif, ils n'invoquaient que les fleuves ou les fontaines. » Virgile : Quos rami fructus, quos ipsa volentia rura Sponte tulere sua, carpit. « Il cueille les fruits que les arbres et les champs produisent spontanément. » Lucrèce, livre cinquième : Quod sol atque imbres dederant, quod terra crearat Sponte sua, satis id placabat pectora donum. « Ce que le soleil et les pluies leur accordaient, ce que la terre produisait spontanément, suffisait pour apaiser leur faim. »

CHAPITRE Il.

Des passages que Virgile a translatés des anciens écrivains latins, ou intégralement, ou avec de légers changements ; et de ceux qu'il a transformés de manière néanmoins à en laisser facilement découvrir l'origine. Après avoir parlé des vers que Virgile a transportés dans ses ouvrages, soit intégralement, soit en partie, ou avec le changement de quelques mots, comme pour leur donner une couleur nouvelle, je veux maintenant établir la comparaison entre des passages entiers, afin qu'on puisse considérer, comme dans un miroir, d'où ils ont été tirés. Virgile : Nec sum animi dubius, verbis ea vincere magnum Quam sit, et angustis hunc addere rebus honorem. Sed me Parnasi deserta per ardua dulcis Raptat amor: iuvat ire iugis qua nulla priorum Castaliam molli devertitur orbita clivo. « Je n'ignore pas combien il est difficile dans ce sujet, de triompher des expressions, et de prêter quelque importance à des objets si légers; mais un doux plaisir m'entraîne vers les sentiers difficiles et déserts du Parnasse, et je me plais à m'ouvrir vers la source de Castalie un chemin qui n'ait été frayé par aucun autre avant moi. » Lucrèce, livre premier : Nec me animi fallit, quam sint obscura, sed acri Percussit thyrso laudis spes magna meum cor, Et simul incussit suavem mi in pectus amorem Musarum: quo nunc instinctus mente vigenti, Avia Pieridum peragro loca nullius ante Trita solo. « Je n'ignore pas qu'une nuit épaisse en dérobe la connaissance (de la vérité); mais l'espérance de la gloire aiguillonne mon courage, et verse dans mon âme la passion des Muses : cet enthousiasme divin qui m'élève sur la cime du Parnasse, dans des lieux jusqu'alors interdits aux mortels ». Comparez cet autre passage de Virgile, avec celui d'où il l'a tiré, et vous y retrouverez la même couleur, et presque les mêmes formes de la phrase. Si non ingentem foribus domus alta superbis Mane salutantum totis vomit aedibus undam; Nec varios inhiant pulchra testudine postes. « S'ils n'habitent point de palais superbes, qui regorgent chaque jour des flots de la multitude qui vient les saluer; si leurs lambris ne sont point revêtus de superbes reliefs......» Et peu après : At secura quies, et nescia fallere vita, Dives opum variarum: at latis otia fundis, Speluncae vivique lacus: at frigida Tempe Mugitusque boum mollesque sub arbore somni Non absunt: ilic saltus ac lustra ferarum, Et patiens operum exiguoque adsueta iuventus. « Du moins au sein de la sécurité, ils jouissent d'une vie qui n'est point sujette aux tourments de la déception, et qui abonde en toute sorte de biens; du moins, sans sortir de leur joyeux héritage, ils trouvent des retraites paisibles, des eaux vives,de fraîches vallées; ils entendent les mugissements des troupeaux; ils goûtent un doux sommeil à l'ombre de leurs arbres; ils ont sous les yeux des forêts, des pâturages; et ils jouissent d'une jeunesse endurcie au travail et accoutumée à se contenter de peu. » Lucrèce, livre second : Si non aurea sunt iuvenum simulachra per aedes, Lampadas igniferas manibus retinentia dextris, Lumina nocturnis epulis ut subpeditentur, Nec domus argento fulgens auroque renidens, Nec citharam reboant laqueata aurataque templa: Cum tamen inter se prostrati in gramine molli Propter aquae rivum sub ramis arboris altae, Non magnis opibus iucunde corpora curant: Praesertim cum tempestas adridet et anni Tempora conspergunt viridantes floribus herbas. « Si vos festins nocturnes ne sont point éclairés par des flambeaux que soutiennent de magnifiques statues; si l'or et l'argent ne brillent point dans vos palais; si le son de la lyre ne retentit point sous vos lambris; vous en êtes dédommagés par la fraîcheur des gazons, le cristal des fontaines, et l'ombrage des arbres, au pied desquels vous goûtez des plaisirs qui coûtent peu, surtout dans la riante saison, quand le printemps sème à pleines mains les fleurs sur la verdure. » Virgile, dans les Géorgiques : Non umbrae altorum nemorum, non mollia possunt Prata movere animum: non qui per saxa volutus Purior electro campum petit amnis. « Ni l'ombre des hautes forêts, ni la molle verdure des prés, ni la fraîcheur des ruisseaux, dont l'onde plus pure que le cristal roule sur les cailloux à travers les campagnes, ne peuvent ranimer leurs esprits. » Lucrèce, livre second : Nec tenerae salices atque herbae rore virentes Fluminaque ulla queunt summis labentia ripis Oblectare animum subitamque avertere curam. « Les tendres saules, les herbes rajeunies par la rosée, les bords riants des larges fleuves, n'ont plus de charme, et ne peuvent écarter l'invasion subite du mal. » La couleur générale et les traits particuliers du tableau de la peste, dans le troisième livre des Géorgiques, sont tirés presque en entier de la description de la peste qui se trouve dans le sixième livre de Lucrèce. Virgile commence ainsi. Hic quondam morbo caeli miseranda coorta est Tempestas totoque auctumni incanduit aestu, Et genus omne neci pecudum dedit, omne ferarum. « Là, s'éleva jadis une maladie, déplorable fléau du ciel, qui fit de grands ravages tout le temps que durèrent les chaleurs de l'automne; elle fit périr toutes les diverses espèces d'animaux domestiques ou sauvages. » Lucrèce commence de la manière suivante : Haec ratio quondam morborum et mortifer aestus Finibus in Cecropis funestos reddidit agros, Vastavitque vias, exhausit civibus urbem. « Une maladie de cette espèce, causée par des vapeurs mortelles, désola jadis les contrées où régna Cécrops, rendit les chemins déserts, et épuisa Athènes d'habitants. » Comme il serait trop long de retracer en entier le tableau de chacun des deux poètes, j'en prendrai seulement quelques passages, qui feront ressortir les similitudes des deux descriptions. Virgile dit : Tum vero ardentes oculi atque adtractus ab alto Spiritus, interdum gemitu gravis, imaque longo Ilia singultu tendunt: it naribus ater Sanguis, et oppressas fauces premit aspera lingua. « Les yeux alors devenaient ardents, la respiration pénible, et entrecoupée de hoquets profonds; les flancs étaient haletants, une humeur noire découlait des narines, et la langue devenue rude obstruait le gosier engorgé. » Lucrèce : Principio caput incensum fervore gerebant, Et duplices oculos suffusa luce rubentes: Sudabant etiam fauces intrinsecus artae Sanguine, et ulceribus via saepta coibat: Atque animi interpres manabat lingua cruore, Debilitata malis, motu gravis, aspera tactu. « Le mal s'annonçait par un feu dévorant qui se portait à la tête; les yeux devenaient rouges et enflammés; l'intérieur du gosier était humecté d'une transpiration de sang noir; le canal de la voix, fermé et resserré par des ulcères; et la langue, cette interprète de l'âme, souillée de sang, affaiblie par la douleur, pesante, immobile, rude au toucher. » Virgile : Haec ante exitium primis dant signa diebus « Tels étaient les symptômes qui se manifestalent pendant les premiers jours de la maladie. » (Il a rapporté plus haut quels étaient les symptômes.) Demissae aures, incertus ibidem Sudor, et ille quidem morituris frigidus; aret Pellis et adtactu tractanti dura resistit. « Les oreilles abattues; une sueur intermittente, qui devenait froide aux approches de la mort; la peau sèche et rude au toucher. » Lucrèce : Multaque praeterea mortis tunc signa dabantur: Perturbati animi, mens in maerore metuque, Triste supercilium, furiosus vultus et acer, Sollicitae porro plenaeque sonoribus aures, Creber spiritus aut ingens raroque coortus, Sudorisque madens per collum splendidus humor, Tenuia sputa, minuta, croci contacta colore, Salsoque per fauces raucas vix edita tussis. « On remarquait encore en eux plusieurs autres symptômes de mort: leur âme était troublée par le chagrin et par la crainte, leurs sourcils froncés, leurs yeux hagards et furieux, leurs oreilles inquiétées par des tintements continuels, leur respiration tantôt vive et précipitée, tantôt forte et lente; leur,cou baigné d'une sueur livide, leur salive appauvrie, teinte d'une couleur de safran, salée, et chassée avec peine de leur gosier par une toux violente. » Virgile : Profuit inserto latices infundere cornu Lenaeos: ea visa salus morientibus una. Mox erat hoc ipsum exitio. « Le vin qu'on faisait avaler aux (animaux) mourants, par le creux d'une corne, parut être d'abord un moyen unique de salut; mais bientôt ce remède lui-même devint funeste. » Lucrèce : Nec ratio remedi communis certa dabatur. Nam quod alis dederat vitalis aeris auras Volvere in ore licere et caeli templa tueri, Hoc aliis erat exitio letumque parabat. « Il n'y avait point de remède sûr, ni général ; et le même breuvage qui avait prolongé la vie aux uns était dangereux et mortel pour les autres. » Virgile : Praeterea nec mutari iam pabula refert: Quaesitaeque nocent artes, cessere magistri. « Il fut inutile de changer de pâturages ; les remèdes même auxquels on eut recours devinrent nuisibles; le mal triompha des médecins. » Lucrèce : Nec requies erat ulla mali: defessa iacebant Corpora, mussabat tacio medicina timore. « La douleur ne leur laissait aucun repos. Leurs membres étendus ne suffisaient point à ses assauts continuels; et la médecine balbutiait en tremblant à leurs côtés. » Virgile : Ipsis est aer avibus non aequus, et illae Praecipites alta vitam sub nube relinquunt. « L'air devint contagieux aux oiseaux eux-mêmes; ils périssaient au milieu des nues, et tombaient morts sur la terre. » Lucrèce : Nec tamen omnino temere illis sedibus ulla Conparebat avis: nec tristia secla ferarum Exuperant silvis: languebant pleraque morbo, Et moriebantur. « Les oiseaux ne se montraient jamais de jour impunément, et pendant la nuit les bêtes féroces ne quittaient point leurs forêts. On les voyait presque tous succomber à la contagion et mourir. » Ne vous semble-t-il pas que les diverses parties de cette description dérivent d'une même source? Mais comparons encore d'autres passages. Virgile : Gaudent perfusi sanguine fratrum, Exilioque domos et dulcia limina mutant. « On voit des hommes qui se plaisent à se baigner dans le sang de leurs frères, ou à les proscrire de leur foyer et de leur douce patrie. » Lucrèce, livre troisième : Sanguine civili rem conflant, divitiasque Conduplicant avidi, caedem caede adcumulantes, Crudeles gaudent in tristi funere fratris. « L'homme cimente sa fortune du sang de ses concitoyens, accumule des trésors en accumulant des crimes, suit avec joie les funérailles de son frère. » Virgile : Multa dies variusque labor mutabilis aevi Retulit in melius: multos alterna revisens Lusit et in solido rursus fortuna locavit. « La marche inconstante du temps et des circonstances a souvent amélioré les choses, et la fortune s'est fait un jeu de passer d'un parti à l'autre, et de raffermir celui qu'elle avait ébranlé. » Ennius, livre huitième : Multa dies in bello conficit unus: Et rursus multae fortunae forte recumbunt. Haudquaquam quemquam semper fortuna secuta est. « Un seul jour, dans la guerre, détruit bien des choses, et fait tout à coup crouler de brillantes destinées. Jamais la fortune ne fut constamment fidèle à qui que ce soit. » Virgile : O praestans animi iuvenis, quantum ipse feroci Virtute exuperas, tanto me inpensius aequum est Consulere atque omnes metuentem expendere causas. « Ô prince généreux, plus tu déploies un courage bouillant, plus il me convient de considérer mûrement les choses, et de peser tous les dangers que je crains. » Accius, dans Antigone : Quanto magis te istiusmodi esse intellego, Tanto, Antigona, magis me par est tibi consulere {et} parcere. « Plus je te vois dans ces dispositions, ô Antigone, plus je dois t'épargner et te protéger. » Virgile : O lux Dardaniae, spes o fidissima Teucrum, « Ô toi la gloire des Troyens et leur plus ferme appui. » Ennius, dans Alexandre : O lux Troiae, germane Hector, quid ita cum tuo lacerato Corpore miser? aut qui te sic respectantibus tractavere Nobis? « Ô cher Hector! ô toi la gloire d'Ilion! pourquoi me faut-il voir ton corps indignement déchiré? Qui t'a traité de la sorte, et à nos yeux? » Virgile : Frena Pelethronii Lapithae gyrosque dedere Inpositi dorso atque equitem docuere sub armis Insultare solo et gressus glomerare superbos. « L'art de monter les chevaux, de les rendre dociles au frein et souples à tous les mouvements, fut inventé par les Lapithes de Péléthronium, qui les formèrent aussi à marcher fièrement, et à bondir avec orgueil sous un cavalier armé. » Varius, dans la Mort : Quem non ille sinit lentae moderator habenae Qua velit ire sed angusto prius ore coercens Insultare docet campis, fingitque morando. « Le cavalier, à l'aide de ses rênes, empêche doucement le cheval de dévier selon son caprice; et, au moyen du frein qui lui presse la bouche; il le forme peu à peu à marcher superbement, » Virgile : Talis amor Daphnin, qualis cum fessa iuvencum Per nemora atque altos quaerendo bucula lucos Propter aquae rivum viridi procumbit in ulva Perdita, nec serae meminit decedere nocti. « Une génisse éprise d'amour pour un jeune taureau le suit à travers les bois, et, lasse enfin de le chercher, tombe de fatigue au bord d'un ruisseau et se couche sur le gazon, sans que la nuit obscure lui fasse songer à se retirer : que Daphnis éprouve le même amour, sans que je m'inquiète de soulager sa peine! » Varius, dans la Mort : Ceu canis umbrosam lustrans Gortynia vallem, Si veteris potuit cervae conprendere lustra, Saevit in absentem, et circum vestigia lustrans, Aethera per nitidum tenues sectatur odores. Non amnes illam medii, non ardua tardant; Perdita nec serae meminit decedere nocti. « Ainsi, dans la vallée ombreuse de Gortyne, si le chien découvre la trace effacée de la biche, s'échauffe après la proie absente et parcourt les lieux où elle a passé, guidé par les molécules déliées qui flottent dans l'atmosphère limpide; tandis que la biche n'est arrêtée dans sa course, ni par les rivières, ni par les escarpements, et qu'à la nuit tardive elle oublie, encore éperdue, de se retirer dans sa retraite. » Virgile : Nec te tua funera mater Produxi pressive oculos aut vulnera lavi. « . . . Moi ta mère, je n'ai pas seulement accompagné tes funérailles, je n'ai pas fermé tes yeux, je n'ai pas lavé tes blessures. » Ennius, dans Ctésiphonte : Neque terram inicere neque cruenta convestire corpora Mihi licuit, neque miserae lavere lacrimae salsum sanguinem. « Il n'a point été permis à mes larmes douloureuses d'étancher ton sang; il ne m'a point été permis d'envelopper ton corps ensanglanté, et de le couvrir de terre. » Virgile : Namque canebat uti magnum per inane coacta Semina terrarumque animaeque marisque fuissent, Et liquidi simul ignis, ut his exordia primis Omnia et ipse tener mundi concreverit orbis: Tum durare solum, et discludere Nerea ponto Coeperit, et rerum paulatim sumere formas, Iamque novum terrae stupeant lucescere solem. « Orphée chantait comment les atomes semés dans un vide immense et se mêlant confusément formèrent d'abord la terre, l'air, l'eau et le feu; et comment de ces premiers éléments furent formés tous les êtres, et notre globe lui-même; comment ensuite ce globe que nous habitons devint une masse solide et resserra la mer dans ses bornes, tandis que chaque objet prenait peu à peu sa forme actuelle : il peignait l'étonnement de la terre, lorsque le soleil naissant vint luire pour la première fois sur elle. » Lucrèce, livre cinquième : (II parle du chaos dans lequel se trouvait le globe avant son organisation actuelle) : His neque tum solis rota cerni lumine claro Altivolans poterat, neque magni sidera mundi; Nec mare nec caelum, nec denique terra nec aer, Nec similis nostris rebus res ulla videri. Sed nova tempestas quaedam molesque coorta. Diffugere inde loci partes coepere, paresque Cum paribus iungi res et discludere mundum, Membraque dividere et magnas disponere partes. « On ne voyait pas encore dans les airs le char éclatant du soleil, ni les flambeaux du monde, ni la mer, ni le ciel, ni la terre, ni rien de semblable aux objets qui nous environnent; mais un assemblage orageux d'éléments confondus. Ensuite, quelques parties commencèrent à se dégager de cette masse; les atomes homogènes se rapprochèrent, le monde se développa, ses vastes membres se formèrent, et ses vastes parties se coordonnèrent. » Et plus bas : Hoc est a terris magnum secernere caelum, Et seorsum mare uti secreto humore pateret, Seorsus item puri secretque aetheris ignes. « Ainsi le ciel se sépara de la terre, la mer attira toutes ses eaux dans ses réservoirs; et les feux altérés allèrent briller à part dans toute leur pureté. » Et plus bas : Omnia enim magis haec ex levibus atque rotundis « En effet, ces corps sont formés des éléments les plus sphériques et les plus légers. » Virgile : Cum fatalis equus saltu super ardua venit Pergama, et armatum peditem gravis attulit alvo. « Lorsque le funeste cheval fut parvenu dans la citadelle de Troie, avec les hommes armés qu'il portait dans ses flancs. » Ennius,dans Alexandre Nam maximo saltu superabit gravidus armatis equus, Qui suo partu ardua perdat Pergama. « Il a franchi le grand fossé, le cheval dont les flancs sont pleins d'hommes armés, et dont l'enfantement doit perdre la citadelle de Pergame.» Virgile : Tum pater omnipotens, rerum cui summa potestas, Infit: eo dicente deum domus alta silescit, Et tremefacta solo tellus, silet arduus aether. Tum venti posuere, premit placida aequora pontus. « Alors le père tout-puissant, celui dans lequel réside le pouvoir souverain sur toute chose, prend la parole, et à sa voix la voûte céleste écoute en silence, la terre est ébranlée sur ses fondements, les vents se taisent, l'air demeure immobile, et la mer domptée calme ses flots. » Ennius, dans Scipion Mundus caeli vastus constitit silentio, Et Neptunus saevus undis asperis pausam dedit. Sol equis iter repressit ungulis volantibus: Constitere amnes perennes, arbores vento vacant. « Le vaste abîme des cieux s'arrêta en silence; le sévère Neptune accorda un instant de repos aux ondes irritées; le soleil comprima le vol de ses chevaux; les fleuves suspendirent leur cours éternel; et les vents laissèrent les arbres en repos. » Virgile : Itur in antiquam silvam, stabula alta ferarum. Procumbunt piceae, sonat icta securibus ilex, Fraxineaeque trabes, cuneis et fissile robur Scinditur: advolvunt ingentes montibus ornos. « On va dans une antique forêt, profonde retraite des bêtes sauvages; les sapins sont abattus, les troncs des chênes et des frênes retentissent sous les coups de la hache, les coins fendent les bois les plus durs, et de vastes ormeaux roulent du haut des montagnes. » Ennius, livre sixième : Incedunt arbusta per alta, securibus caedunt, Percellunt magnas quercus, exciditur ilex, Fraxinus frangitur, atque abies consternitur alta: Pinus proceras pervortunt: omne sonabat Arbustum fremitu silvai frondosai. « Ils marchent au milieu des arbres élevés, et les font tomber sous la hache; ils renversent les vastes chênes; l'yeuse est coupée, le frêne rompu; le sapin élancé est couché sur le sol; le pin altier est abattu; tous les arbres de la forêt ombreuse retentissent de frémissements. » Virgile : Diversi magno ceu quondam turbine venti Confligunt, zephyrusque notusque et laetus Eois Eurus equis. « Ainsi Zéphyr, Notus, le vent d'orient et l'Eurus, joyeux compagnon des chevaux d'Eoo, se heurtent, déchaînés en tourbillons. » Ennius, livre dix-septième : Concurrunt, veluti venti, cum spiritus austri Imbricitor, aquiloque suo cum flamine contra, Indu mari magno fluctus extollere certant. « Ils accourent, tels qu'accourent l'un contre l'autre le vent du midi, chargé de pluie, et l'Aquilon au souffle opposé, dont la lutte soulève les vastes flots de la mer. » Virgile : Nec tamen, haec cum sint hominumque boumque labores Versando terram experti, nihil inprobus anser. « Et cependant, après tant de travaux de la part des hommes et des boeufs, l'oie sauvage enlève tout. » Lucrèce, livre cinquième : Sed tamen interdum magno quaesita labore, Cum iam per terras frondent, atque omnia florent, Aut nimiis torrens fervoribus aethereus sol, Aut subiti perimunt imbres gelidaeque pruinae, Flabraque ventorum violento turbine vexant. « Encore, trop souvent, ces fruits que la terre accorde si difficilement à nos travaux, à peine en herbe ou en fleurs, sont brûlés par des chaleurs excessives, emportés par des orages subits, détruits par des gelées fréquentes, ou tourmentés par le souffle violent des aquilons. » Il est encore d'autres passages de plusieurs vers, que Virgile a pris aux anciens pour les transporter dans ses ouvrages, en n'y changeant que quelques paroles; et comme il serait trop long de citer en entier ces morceaux et leur imitation , je ne ferai qu'indiquer les vieux ouvrages dans lesquels ils se trouvent, afin que ceux qui voudront les y aller lire puissent en vérifier la singulière conformité. La description d'une tempête est placée au commencement de l'Énéide. Vénus vient se plaindre à Jupiter des périls auxquels son fils est exposé. Jupiter la console par le tableau de la prospérité que lui promet l'avenir. Tout cela est pris à Nœvius, dans le premier livre de son poème de la Guerre Punique; car là aussi, Vénus vient se plaindre à Jupiter de la tempête qu'éprouvent les Troyens; et Jupiter adresse la parole à sa fille pour la consoler, en lui montrant l'avenir. Le morceau de Pandarus et Bitias, qui ouvrent les portes du camp, est pris du quinzième livre d'Ennius, lequel fait faire aux deux Hister, durant le siège, une sortie par une porte de la ville, et effectuer un grand carnage des assiégeants. Virgile n'a pas même hésité à prendre dans Cicéron, quand il y a trouvé des beautés dont il a pu s'accommoder : O fama ingens, ingentior armis, Vir Troiane. « Ô prince des Troyens, dont les faits belliqueux sont encore au-dessus de leur vaste renommée. » Ce qui signifie que, bien que la réputation d'Énée soit au-dessus de toute expression, ses hauts faits la surpassent encore. La même pensée se retrouve dans le Caton de Cicéron, exprimée par les paroles qui suivent : Contingebat in eo, quod plerisque contra solet, ut maiora omnia re quam fama viderentur: id quod non saepe evenit, ut expectatio cognitione, aures ab oculis vincerentur. « Il arrivait de lui le contraire de ce qui arrive ordinairement des autres hommes, que ses actions se trouvaient au-dessus de leur renommée ; en sorte que, chose bien rare ! ce qu'on voyait de ses yeux surpassait l'attente qu'avait fait naître ce que l'on avait ouÏ dire. » Virgile dit ailleurs : Proximus huic longo, sed proximus, intervallo « Près de lui; mais encore à une grande distance. » Cicéron avait dit dans Brutus : Duobus igitur summis, Crasso et Antonio, L. Philippus proximus accedebat, sed longo intervallo tamen proximus. « L. Philippe approchait de deux hommes de première distinction, Crassus et Antoine; mais il n'en approchait toutefois qu'à une distance considérable. »

 CHAPITRE III.

De quelques passages que d'autres poètes avaient les premiers pris dans Homère, et que Virgile a transportés ensuite de chez eux dans son poème. Il est des passages de Virgile qu'on croit qu'il a pris dans Homère; mais je prouverai que certains de nos poètes les avaient transportés avant lui dans leurs vers. Cette espèce de guerre faite par un grand nombre, cette coalition pour dérober à Homère, est le comble de l'éloge qu'on ait pu faire de lui; et toutefois Ille velut pelagi rupes inmota resistit « Il est resté inébranlable comme le rocher qui résiste à la mer. » Homère avait dit, en parlant du vaillant combat d'Ajax {uerba graeca} « Cependant Ajax ne pouvait plus tenir; il était accablé par les traits que lui lançaient les plus illustres des guerriers troyens; il était vaincu par la volonté de Jupiter. Le casque brillant qui lui couvrait la tête retentissait horriblement sous les coups répétés qu'on lui portait; son bras gauche , quoique toujours ferme, se fatiguait sous le poids d'un bouclier chargé d'ornements; néanmoins ceux qui l'entouraient; et qui le pressaient de la pointe de leurs traits, ne pouvaient le faire reculer : mais il était accablé par un essoufflement violent; une sueur abondante découlait de tous ses membres; tout venait aggraver sa situation, sans qu'il pût obtenir un instant de relâche. » Ennius a traduit ce passage dans le livre douzième, où l'on trouve les vers suivants sur le combat du tribun Coelius : Undique conveniunt, velut imber, tela tribuno: Configunt parmam, tinnit hastilibus umbo, Aerato sonitu galeae: sed nec pote quisquam Undique nitendo corpus discerpere ferro. Semper abundantes hastas frangitque quatitque. Totum sudor habet corpus, multumque laborat, Nec respirandi fit copia: praepete ferro Histri tela manu iacientes sollicitabant. « De tous les côtés une grêle de traits pleut sur le tribun et vient frapper son bouclier, dont la croupe d'airain retentit sous leurs coups, sans que le fer d'aucun des combattants parvienne à déchirer le corps de Caelius. Il brise ou repousse ces traits nombreux; cependant il est tout couvert de sueur, et accablé de fatigue par les javelots que lui lancent les Istriens, sans le laisser respirer un instant. » C'est de ce passage d'Ennius que Virgile, en l'embellissant, a tiré ces vers, où, parlant de Turnus entré dans le camp des Troyens, il dit : Ergo nec clypeo iuvenis subsistere tantum, Nec dextra valet, obiectis sic undique telis Obruitur: strepit adsiduo cava tempora circum Tinnitu galea et saxis solida aera fatiscunt: Discussaeque iubae capiti, nec sufficit umbo Ictibus: ingeminant hastis et Troes et ipse Fulmineus Mnestheus: tum toto corpore sudor Liquitur, et piceum (nec respirare potestas) Fulmen agit, fessos quatit aeger anhelitus artus. « Son bouclier ni son bras ne peuvent donc plus parer les coups qu'on lui porte; il est accablé sous les traits qu'on lui lance de toutes parts, son casque en retentit sans cesse, et les pierres font plier l'airain solide de son armure; sa crinière est emportée, et son bouclier cède à tant d'atteintes. Les Troyens et le terrible Mnesthée redoublent leurs traits; alors une sueur de poussière et de sang mouille tout son corps; il ne peut reprendre haleine, et l'essoufflement oppresse ses membres fatigués. » Homère a dit : {uerba graeca} « Le bouclier soutenait le bouclier, le casque s'appuyait contre le casque, le soldat contre le soldat. » Furius, dans le quatrième livre de ses Annales Pressatur pede pes, mucro mucrone, viro vir. « Le pied est pressé par le pied, la pointe du fer par le fer, le soldat par le soldat. » De là Virgile a dit : Haeret pede pes, densusque viro vir. « L'on combat pied à pied, homme serré contre homme. » De ce vers d'Homère : {uerba greaca} « Quand j'aurais dix langues et dix bouches. » Le poète Hostius, dans le deuxième livre de la guerre d'Istrie, a fait : Non si mihi linguae Centum, atque ora sient totidem, vocesque liquatae. « Je ne le pourrais, quand j'aurais cent langues , autant de bouches et autant de voix. » Et Virgile après lui : Non mihi si linguae centum sint, oraque centum « Je ne le pourrais, quand j'aurais cent langues et cent bouches. » Homère a fait la description suivante du cheval échappé : {uerba graeca} « Ainsi le cheval qui, renfermé dans l'étable, mangeait l'orge au râtelier, s'il vient à rompre ses liens, court, en bondissant à travers la campagne, vers le fleuve limpide où il est accoutumé à se laver : superbe et la tête dressée, sa crinière flotte sur ses épaules; il se dirige ensuite avec assurance et fierté vers ses pâturages ordinaires, et vers ceux que fréquentent les cavales. » D'où Ennius a tiré celle-ci : Et tum sicut equus qui de praesepibus fartus Vincla suis magnis animis abrupit, et inde Fert sese campi per caerula laetaqua prata Celso pectore, saepe iubam quassat simul altam, Spiritus ex anima calida spumas agit albas. « Et tel alors que le cheval qui, après s'être rassasié à la crèche, rompt ses liens, animé d'une brûlante ardeur, et s'échappe à travers la campagne joyeuse et verdoyante, la tête haute, agitant fréquemment sa crinière hérissée, et lancent de ses naseaux enflammés un souffle mêlé d'écume blanchâtre. » Et Virgile après lui : Qualis ubi abruptis fugit praesepia vinclis etc. « Tel un coursier s'enfuit, après avoir rompu les liens qui l'attachent à la crèche, etc. » Que personne ne croie devoir dédaigner les anciens poètes, parce que leurs vers aujourd'hui nous paraissent durs. Leur style était celui qui plaisait aux hommes du siècle d'Ennius; et il fallut de longs travaux dans l'âge qui suivit, pour lui donner des formes plus polies. Mais je ne veux pas empêcher Cécina de nous révéler, à son tour, les emprunts faits à l'antiquité, qu'il a observés dans Virgile:

 CHAPITRE IV.

De certains mots latins, grecs et barbares, dont on pourrait croire que Virgile a usé le premier, tandis que les anciens les ont employés avant lui. Alors Cécina parla en ces termes : - Furius Albin vient de vous signaler, en homme qui possède pleinement les auteurs anciens et modernes, les vers, ou même les passages entiers, que Virgile a puisés dans l'antiquité : moi, je veux m'attacher à vous démontrer que ce savant poète a su apprécier avec beaucoup de justesse les expressions employées par les anciens, et qu'il en est quelques-unes qu'il a choisies pour en faire usage dans ses vers, où elles nous paraissent nouvelles, à cause de notre négligence à étudier l'antiquité: Ainsi, lorsqu'il a employé addita pour inimica et infesta qui ne croirait que le poète a eu la fantaisie purement arbitraire de fabriquer du nouveau mot? Mais il n'en est point ainsi; car s'il a dit : Nec Teucris addita Iuno Usquam aberit, « .... Et Junon, acharnée (addita) contre les « Troyens, les poursuivra partout », employant addita pour adfixa (acharnée), c'est-à-dire ennemie, Lucile avait, avant Virgile, employé la même expression, dans les vers suivants de son quatorzième livre : Si mihi non praetor siet additus atque agitet me: Non male sic ille, ut dico, me extenderat unus. « Si le préteur n'était point acharné (additus) après moi, et s'il. ne me tourmentait point, cet homme n'aurait pas si mal parlé de moi seul. » Virgile : Mane salutantum totis vomit aedibus undam. « ... des palais qui, chaque matin, vomissent des flots (vomit undam) de clients qui viennent saluer. » Vomit undam est une belle mais antique expression; car Ennius a dit Et Tiberis flumen vomit in mare salsum, « Le fleuve du Tibre vomit ses eaux dans la mer salée. » C'est ainsi que nous appelons aujourd'hui vomitoires le lieu par où la foule se précipite, pour se répandre sur les bancs du théâtre. Agmen est employé élégamment par Virgile pour actus et ductus, comme Leni fluit agmine Thybris. « Le Tibre au cours (agmine) lent. » C'est aussi une expression antique; car Ennius a dit, livre cinquième : Quod per amoenam urbem leni fluit agmine flumen « Le fleuve traverse d'un cours (agmine) « lent l'intérieur riant de la ville. » Quand Virgile a dit : Crepitantibus urere flammis, « Brûler d'une flamme pétillante » (crepitantibus flammis), il n'a pas employé une expression nouvelle; car Lucrèce, avant lui, avait dit dans le livre sixième : Nec res ulla magis quam Phoebi Delphica laurus Terribili sonitu flamma crepitante crematur. « Il n'y a pas de corps que la flamme pétillante (flamma crepitante) consume avec un bruit plus terrible que le laurier de Delphes consacré à Phébus. » (Virgile): Tum ferreus hastis Horret ager. « Le champ est horriblement hérissé (horret) de fers de lances. » Horret est admirable sans doute; mais Ennius l'avait dit dans le livre quatorzième Horrescit telis exercitus asper utrimque « De tous côtés l'armée est horriblement hérissée (horrescit) de traits. » Et dans Érechthée : Arma arrigunt: horrescunt tela « Les armes sont levées , les traits présentent leurs horribles pointes (horrescunt); » Et dans Scipion : Sparsis hastis longis campus splendet et horret « La campagne brille horriblement (splendet et horret) dès traits dont elle est parsemée au loin. » D'ailleurs Homère avait dit avant tous : {uerba graeca} « Le champ de bataille est horriblement hérissé de javelots meurtriers enfoncés dans des cadavres. » (Virgile) : Splendet tremulo sub lumine pontus. « La lune réfléchit sur la mer une lueur tremblante (tremulo lumine). » Tremulum lumen est une expression fournie par la nature elle-même; mais Ennius l'avait déjà employée dans Ménalippe : Lumine sic tremulo terra, et cava caerula candent « Ainsi la terre et la cavité du ciel brillent d'une lueur tremblante (lumine tremulo). » Et Lucrèce, dans le livre sixième : Praeterea solis radiis iactatur aquai Humor, et in lucem tremulo rarescit ab aestu. « D'ailleurs l'eau est frappée par les rayons du soleil, et raréfiée par ses feux tremblants (tremulo aestu ). » (Virgile) : Hic candida populus antro Imminet et lentae texunt umbracula vites. « Un peuplier blanc s'élève au-dessus de ma grotte, et la vigne flexible lui forme un léger ombrage (umbracula). » Quelques personnes sont dans la croyance que le mot umbracula a été inventé par Virgile, tandis que Varron a dit, dans le dixième livre Des choses divines: Nonnullis magistratibus in oppido id genus umbraculi concessum « On a accordé à certains magistrats le droit de jouir de ce genre d'ombrage » (umbracula). Et Cicéron, dans le cinquième livre de son traité Des lois : Visne igitur (quoniam sol paululum a meridie iam devexus videtur, nequedum satis ab his novellis arboribus omnis hic locus opacatur) descendatur ad Lirim, eaque quae restant in illis alnorum umbraculis persequamur? « Puisque le soleil commence à s'abaisser sur l'horizon, et que ces arbres encore jeunes n'ombragent pas suffisamment ce lieu, veux-tu que nous descendions vers le Liris, et que nous achevions ce qui reste à l'ombre légère (umbraculis) de ces aunes? » Il dit pareillement dans Brutus : Sed ut et Theophrasti doctissimi hominis umbraculis. « Les ombrages (umbracula) du très-savant Théophraste. » (Virgile) : Transmittunt cursu campos, atque agmina cervi Pulverulenta fuga glomerant. « Des troupeaux de cerfs traversent (transmittunt) les champs, et soulèvent dans leur fuite des tourbillons de poussière. » Transmittunt est ingénieusement employé au lieu de transeunt, comme l'avait fait Lucrèce, livre second : Et circumvolitant equites, mediosque repente Transmittunt valido quatientes impete campos. « Les cavaliers, tantôt voltigent autour des légions, tantôt d'une course subite et énergique se transportent ( transmittunt ) au milieu des campagnes. » (Cicéron dit aussi) : Pedibus equos transmisimus « Nous passâmes (transmisimus pour transivimus) avec un vent favorable les deux bras de mer de Pestum et de Vibo. » (Virgile) : Quam tota cohors imitata relictis Ad terram defluxit equis. « Toute sa troupe l'imite, et se laisse couler à terre (ad terram adfluit.) » Furius avait dit, livre premier : Ille gravi subito devinctus vulnere habenas Misit equi, lapsusque in humum defluxit et armis Reddidit aeratis sonitum. « Atteint subitement d'une blessure grave, il lâche les rênes de son cheval, tombe, coule à terre (in humum defluxit), et ses armes d'airain retentissent de sa chute. » (Virgile) : Tum durare solum et discludere Nerea ponto Coeperit. « Alors la terre commença à s'endurcir, et à renfermer ( discludere) la mer dans ses limites » Le verbe discludere paraît nouveau à notre oreille; cependant Lucrèce l'avait déjà employé dans son cinquième livre : Diffugere inde loci partes coepere, paresque Cum paribus iungi res et discludere mundum. « Ensuite quelques parties commencèrent à se dégager de cette masse, les atomes homogènes se rapprochèrent, et le monde commença à se former à part ( discludere). » (Virgile) : Pastorem, Tityre, pingues Pascere oportet oves, deductum dicere carmen. « Tityre, un berger doit faire paître ses brebis grasses, et répéter un chant simple (deductum). » Deducturn est une expression élégante, pour tenuis ou subtilis. Afranius, dans la Vierge, l'a employé dans le même sens : Verbis pauculis respondit, tristis, voce Deducta, malleque se non quiesse dixit. « Triste, elle répondit en peu de mots, et d'une voix faible (voce deducta), qu'elle eût mieux aimé ne s'être pas reposée. » On trouve aussi dans Cornificius : Deducta mihi voce garrienti. « Babillant d'une voix aiguë (deducta voce). » Tous ces auteurs ont tiré cette expression de Pomponius, qui, dans l'Atellane intitulée les Calendes de Mars, dit : Vocem deducas oportet, ut mulieris videantur Verba. Iube modo adferatur munus: ego vocem reddam Tenuem et tinnulam, « Il faut que tu modifies (deducas) ta voix, afin que l'on croie que c'est une femme qui parle. Va, fais apporter le présent; moi, je rendrai ma voix douce et légère. » Et plus bas : Etiam nunc vocem deducam. « Je vais maintenant modifier ma voix (deducam.) » (Virgile) : Proiectaque saxa Pachyni Radimus. « Nous rasâmes les rochers qui se projettent (projecta) devant le promontoire de Pachynum. » Si projecta doit être pris dans le sens ordinaire, il est synonyme d'abjecta (jeté à terre); mais dans le sens où le prenaient les anciens, il est synonyme de jacta (placé devant), comme Virgile l'a dit ailleurs : Proiecto dum pede laevo Aptat se pugnae. « Tandis qu'en avançant le pied gauche (projecto pede) il se dispose au combat. » Et comme Sisenna l'avait dit dans son livre second : Et Marsi propius succedunt: atque ita scutis proiectis tecti saxa certatim lenta manibus coniciunt in hostes « Les Marses approchent de plus près; et s'étant fait un toit de leurs boucliers mis en avant (projecta), ils lancent à l'envi des pierres contre l'ennemi. » Et ailleurs, dans le même livre : Vetus atque ingens erat arbor ilex, quae circum proiectis ramis maiorem partem loci summi tegebat « Il était un antique et vaste chêne, dont les rameaux projetés (projectis) en cercle ombrageaient une grande partie de ce vaste espace. » Lucrèce dit aussi, dans le troisième livre : Quamlibet inmani proiectu corporis extet « Quelque énorme que soit la projection (projectu) de son corps. » (Virgile) : Et tempestivam silvis evertere pinum. « Abattre tempestivement le pin de la forêt. » Cette épithète tempestiva, à propos du pin, est prise dans Caton, qui dit : Pineam nuceam cum effodies, luna decrescente eximito post meridiem, sine vento austro: tum vero erit tempestiva, cum semen suum maturum erit. « Cueillez la pomme de pin, à la lune décroissante, après midi, et quand le vent du midi ne souffle point : c'est l'époque opportune (tempestiva), lorsque la semence est mûre. » Virgile a employé, dans ses vers, des mots grecs : mais il n'est pas le premier qui ait osé prendre cette licence; il n'a fait en cela que suivre l'exemple d'auteurs plus anciens. Dependent lychni laquearibus aureis, « Des lustres (lychni) sont suspendus aux plafonds dorés. » Avant lui Ennius avait dit, livre neuvième : Lychnorum lumina bis sex « Douze lustres allumés (lychnorum lumina) » Et Lucrèce, livre cinquième Quin etiam nocturna tibi terrestria quae sunt Lumina, pendentes lychni, « Ces lumières terrestres qui éclairent pendant la nuit, suspendues à des lustres (lychi) » Et Lucile, livre premier : Porro clinopodas lychnosque Diximus g-chenopode ante pedes lecti atque lucernas. « Nous nommons chénopode (pied d'oie), clinopode (pied de lit), et lychni (lustres), ce que nous nommions précédemment ornements de pieds de lit, et lampes. ». Quand Virgile a dit : Nec lucidus aethra Siderea polus, « La voûte éthérée (aethra) n'était point éclairée par les astres, » Ennius avait dit avant lui, livre seizième : Interea fax Occidit, oceanumque rubra tractim obruit aethra « Cependant le soleil se couche, et l'Océan absorbe la rougeur éthérée (aethra ) des cieux. » Et Ilius, dans la Theutrante : Flammeam per aethram alte fervidam ferri facem « L'astre brûlant qui rouleau haut des cieux enflammés (flammeam aethram). » (Virgile a dit) : Daedala Circe « L'artificieuse (daedala) Circé, » parce que Lucrèce avait dit: Daedala tellus. « La terre ingénieuse (daedala tellus) , » il a dit : Reboant silvaeque et longus Olympus, « La forêt et les échos de l'Olympe retentissent (reboant ), » parce qu'on trouvait dans Lucrèce Nec cithara reboant laqueata aurataque tecta « Nos palais dorés et lambrissés ne retentissent point (reboant) du son de la cithare. » Mais ce sont là des licences dont Virgile a usé beaucoup plus sobrement que les anciens poètes; car ils ont dit encore pausa (pause), machoera (espèce de glaive), asotia (intempérance,) malacen (mauve), et autres mots semblables. Les anciens poètes ont aussi employé quelquefois des mots puniques ou osques, et, à leur imitation, Virgile a accueilli quelquefois ces mots étrangers, comme dans ce vers : Silvestres uri adsidue « assidûment les boeufs (uri) des forêts. » Le mot (uri) est une expression gauloise qui signifie boeuf sauvage; et encore dans le vers suivant : Camuris hirtae sub cornibus aures. « Les oreilles velues sous les cornes recourbées » (camuris). Camuris est un mot étranger qui signifie replié sur soi-même; et c'est peut-être de là que nous avons formé figurément le mot camara (voûte).

CHAPITRE V.

De certaines épithètes qui nous paraissent nouvelles dans Virgile, et que les anciens ont employées avant lui. Il est dans Virgile plusieurs épithètes qu'on regarde comme créées par lui; mais je prouverai qu'il les a tirées des anciens. Les unes sont simples, comme Gradivus, Mulciber; d'autres composées, comme arquitenens, vitisator. Je parlerai d'abord des épithètes simples : Et distinctos Mulciber Afros. « Mulciber avait représenté les Africains, qui ne portent point de ceinture. » Mulciber est Vulcain, c'est-à-dire le feu, qui dompte tout et amollit tout (mulceat). Accius avait dit dans Philoctète : Heu Mulciber Arma ignavo invicta fabricatus es manu, « Hélas ! ô Mulciber, ta main a fabriqué des armes pour ce lâche. » Et Egnatius livre premier, De la nature des choses : Denique Mulciber, et ipse ferens altissima caeli, *Contingunt. « Enfin, portés par Mulciber lui-même, ils atteignent les plus hautes régions du ciel. » (Virgile) : Haedique petulci Floribus insultent. « Que les chevreaux qui frappent des cornes (petulci) n'insultent point aux fleurs. » Lucrèce, livre second : Praeterea teneri tremulis in vocibus haedi Corniferas norunt matres agnique petulci. « Les tendres chevreaux à la voix tremblante, et les agneaux qui frappent des cornes (petulci), « reconnaissent leurs mères qui portent des cornes. » On pourrait regarder comme une grande audace que Virgile ait parlé, dans les Bucoliques, du feu liquide (liquidi) pour puri, lucidi ou pour effusi, abundantis, si Lucrèce n'avait déjà employé cette épithète dans son sixième livre : Hac etiam fit uti de causa mobilis ille Devolet in terram liquidi calor aureus ignis. « C'est cette même cause qui fait voltiger sur la terre ces flammes mobiles, ce feu liquide (liquidi ignis) et doré. » Tristis au lieu d'amarus, est une permutation d'expression très convenable, comme : Tristisque lupini. « L'amer lupin (tristesque lupini ). » C'est ainsi qu'Ennius, dans le quatrième livre des Sabines, avait dit : Neque triste quaeritat sinapi, Neque cepe maestum. « Il ne recherche ni le sénevé piquant (triste), ni l'oignon à la saveur forte. » Ce n'est pas Virgile qui a dit le premier auritos lepores (les lièvres aux grandes oreilles). Il n'a fait en ceci que suivre Afranius, qui, dans un prologue où il fait parler Priape, dit : Nam quod vulgo praedicant Aurito me parente natum, non ita est. « Ce qu'on débite communément, que je suis fils d'un père à longues oreilles (aurito), n'est pas vrai. » Je passe maintenant aux épithètes composées, employées par Virgile : Vidit turicremis cum dona inponeret aris « (Didon) voit, lorsqu'elle déposait ses offrandes sur l'autel à brûler l'encens (turicremis.)... » Lucrèce avait déjà dit, dans son second livre : Nam saepe ante deum vitulus delubra decora Turicremas propter mactatus concidit aras. « Souvent un jeune taureau, frappé dans le sanctuaire de la divinité, tombe au pied des autels où brûle l'encens (turicremas.) » (Virgile) : Quam pius Arquitenes. « Le pieux archer (arquitenens). » Naevius avait employé cette épithète, dans le second livre de la Guerre punique : Deinde pollens sagittis inclytis arquitenes Sanctusque Delphis prognatus Pythius Apollo. « Ensuite le divin archer (arquitenens) puis sant par ses flèches, Apollon pythien, né et honoré à Delphes. » Et ailleurs : cum tu arquitenes sagittis Pollens dea. « Et toi, déesse armée de l'arc (arquitenens) (Diane) et de flèches redoutables. » Hostius, dans son second livre de la Guerre d'Istrie, dit aussi : Dia Minerva, simul autem invictus Apollo Arquitenens Latonius. « La divine Minerve et l'invincible Apollon, fils de Latone, qui est armé d'un arc ( arquitenens). » (Virgile) : Silvicolae Fauni. « Les faunes, habitants des forêts (silvicolae). » Naevius, livre premier de la Guerre punique : Silvicolae homines bellique inertes « Les hommes, habitants des forêts (silvicolae), et ignorant encore la guerre. » Aecius, dans les Bacchantes : Silvicolae ignota invisentes loca. « Maintenant habitants des forêts (silvicolae), parcourant des lieux inconnus.... » (Virgile) : Despiciens mare velivolum, « Considérant la mer, où volent les voiles. (mare velivolum). » Livius, dans Hélène : Tu qui permensus ponti maria alta velivola « Toi qui as parcouru la vaste surface des mers, où volent les voiles (maria velivola ). » Ennius, livre quatorzième : Cum procul aspiciunt hostes accedere ventis Navibus velivolis. « Lorsqu'ils aperçoivent de loin l'ennemi approcher sur ses vaisseaux, dont les vents, font voler les voiles (navibus velivolis ). » Le même, dans Andromaque : Rapit ex alto naves velivolas « Il enlève dans la haute mer les navires aux voiles ailées (naves velivolas). » (Virgile) : Vitisator curvam servans sub imagine falcem. « Le planteur de la vigne (vitisator) est représenté tenant une faux recourbée. » Accius dans les Bacchantes : O Dionyse Pater optime vitisator, Semela *Genitus Euhia. « Ô Dionysos, père excellent, planteur de la vigne (vitisator), fils de Sémélé Euthyia. » (Virgile) : Almaque curru Noctivago Phoebe. « La divine Phébé, dans son char qui roule la nuit (noctivago ). » Egnatius, de la Nature des choses, livre premier : Roscida noctivagis astris labentibus Phoebe, Pulsa loco cessit concedens lucibus altis. « Phébé, humide de rosée, chassée de sa place, la cède aux astres élevés qui roulent durant la nuit (noctivagis ). » (Virgile) : Tu nubigenas, invicte, bimembres. « Héros invincible, tu domptes les (centaures) aux doubles membres (bimembres), fils de la nuée. » Corniflius, dans Glaucus : Centauros foedare bimembres. « Souiller les centaures aux doubles membres, (bimembres). » (Virgile) : Caprigenumque pecus nullo custode per herbas. « Un troupeau de l'espèce des chèvres (caprigenus), paissant l'herbe sans gardien. » Pacuvius, dans Paulus : *Quamvis caprigeno pecori grandior gressio 'st. « Quoique la trace du pas d'un animal de l'espèce des chèvres (caprigena) soit plus ailongée. » Accius, dans Philoctète : Caprigenum trita ungulis « ...brisés par les ongles de la race des chèvres (caprigenum.) » Le Même, dans le Minotaure : Taurigeno semine ortum fuisse an humano? « Est-il issu de la semence humaine, ou de celle de l'espèce des taureaux (taurigeno) ? » Virgile a employé avec justesse les épithètes suivantes: (volatile ferrum), pour flèche; et gens togata, pour les Romains. Mais avant lui Suévius avait employé la première; et Labérius, la seconde. En effet, Suévius a dit, livre cinquième : Volucrumque volatile telum. « Le trait qui vole (telum volatile), garni de plumes d'oiseaux. » Et Labérius, dans Éphébus : Licentium ac libidinem ut tollam petis Togatae stirpis. « Tu demandes que, du milieu de la race qui porte la toge (togatae stirpis), je fasse disparaître la licence et la débauche. » Et plus bas : Idcirco ope nostra dilatatum est dominium Togatae gentis. « Ainsi donc, par notre secours, la domination de la nation qui porte la toge (togatae gentis) a été étendue. »

CHAPITRE VI.

De certaines figures qui sont tellement particulières à Virgile, qu'on ne les trouve point du tout, ou très rarement, chez d'autres que chez lui. J'énumérerai, si cela vous convient, à mesure que ma mémoire me servira à cet égard, les figures que Virgile a empruntées à l'antiquité. Mais pour le moment je veux que Servius nous signale celles qu'il a remarquées comme étant de la création du poète, et que, par conséquent, il n'a point reçues des anciens; mais qu'il a innovées lui-même, par une audace poétique toujours contenue dans de justes bornes. Les explications quotidiennes que Servius fait aux Romains de ce poète ont dû nécessairement lui faciliter ces observations. Le choix de ce nouveau sujet convint à tout le monde, et l'on engagea Servius à faire part de ses observations. Il commença en ces termes : Virgile, ce poète digne de notre vénération, a beaucoup ajouté aux grâces de la langue latine, en y introduisant différentes figures, soit de mots, soit de pensées. En voici des exemples : Subposita de matre nothos furta creavit « Elle créa une race de chevaux croisés, en dérobant furtivement leur mère à son père. » Aux termes de ce vers, Circé aurait créé, tandis qu'en effet, elle a seulement fait créer : Tepidaque recentem Caede locum, « Le terrain tiède encore d'un récent carnage. » Locus recens caede est une expression employée pour la première fois par Virgile. Haec ait, et socii cesserunt aequore iusso « Il dit, et ses compagnons lui cédèrent le terrain prescrit (cesserunt aequore jusso). » Pour iussi cesserunt. Caeso sparsurus sanguine flammas, « De leur sang répandu arrosèrent les flammes. » Caeso sanguine, pour, ex caesis. Vota deum primo victor solvebat Eoo, pro quae dis vota sunt « Le vainqueur, dès l'aurore, acquittait les voeux des dieux (vota deum). » Pour, quae diis vota sunt. Et me consortem nati concede sepulchro « Accorde-moi de partager le sépulcre de mon fils (nati concede sepulcro).» Un autre aurait dit : nato concede sepulcri. Illa viam celerans per mille coloribus arcum « (Iris) accélère la route en décrivant l'arc aux mille couleurs (per mille coloribus arcum).» C'est-à-dire, per arcum mille colorum. Hic alii spolia occisis derepta Latinis Coniciunt igni, « Les uns jettent au feu (conjiciunt igni) les « dépouilles enlevées aux Latins égorgés » pour, in ignem. Corpore tela modo atque oculis vigilantibus exit : « Le mouvement de son corps et la vigilance de son regard lui font éviter les traits (tela exit) ..... » Tela exit, pour vitat. Senior leto canentia lumina solvit, « La mort abaissa les yeux blanchissants du vieillard (canentia lumina); pour, vetustate senilia. Exesaeque arboris antro « Le creux (antro) d'un arbre rongé; » pour caverna. Frontem obscoenam rugis arat. « Sillonne (arat) de rides son front odieux. » Arat est une belle expression, et qui n'a rien d'exagéré. Ter secum aerato circumfert tegmine silvam « Trois fois (Énée) reçoit, sur le contour de son bouclier d'airain, cette forêt (silvam) (de traits). » Silvam, pour jaculis. Vir gregis (le mâle du troupeau) , pour caper (le bouc); et tant d'autres expressions, comme aquae mons, telorum seges, ferreus imber « Une montagne d'eau, une moisson de traits, une pluie de fer. » C'est ainsi qu'Homère a dit : « Plût au ciel que tu fusses revêtu d'une tunique de pierre, en récompense de tous les maux que tu m'as occasionnés ! » (Virgile) : Dona laboratae Cereris « Dons de Cérès laborieuse (laboratae Cereris). » Oculisque aut pectore noctem Accipit, « Il ne reçoit la nuit (noctem accipit ), ni dans ses yeux, ni dans son coeur. » Vocisque offensa resultat imago « Du choc de la voix contre le rocher, résulte sa propre image (vocisque offensa resultat imago).» Pacemque per aras Exquirunt. « Elles cherchent la paix au pied des autels. » Paulatim abolere Sychaeum Incipit. « Il commence à effacer peu à peu Sychée. » Souvent Virgile emploie avec beaucoup de bonheur une expression à la place d'une autre : Oraque corticibus sumunt horrenda cavatis « Ils prennent d'horribles visages (ora), faits d'écorce d'arbres creusés ». Ora, pour personas (masques). Discolor unde auri per ramos aura refulsit « L'éclat particulier de l'or brille à travers les rameaux (aura auri refulsit). » Qu'est-ce que aura auri? et comment peut-on dire aura refulget (l'éclat brille) ? Cependant ces innovations sont belles. Simili frondescit virga metallo. « La branche se charge de feuilles du même métal. » Frondescere metallo n'est-il pas une heureuse expression? Nigri cum lacte veneni. « Un lait noir et venimeux. » Remarquez L'épithète noir, rapprochée du mot lait. Haud aliter iustae quibus est Mezentius irae « Ceux qu'une juste colère anime contre Mézence (justae quibus est Mezentius irae).» Odio esse aliquem, est usité; irae esse est une tournure de phrase inventée par Virgile. Ailleurs il commence la phrase en parlant de deux individus, et la termine en ne parlant que d'un seul Interea reges, ingenti mole Latinus Quadriiugo vehitur curru, « Cependant les rois arrivent. Latinus est monté sur un énorme char à quatre chevaux. » C'est ainsi qu'Homère avait dit: {uerba graeca} « Des deux rochers, l'un touche par son sommet à la hauteur des cieux; les nuées l'environnent. » Et (Virgile ) : Protinus Orsilochum et Buten, duo maxima Teucrum Corpora, sed Buten aversum cuspide fixit, etc. Aussitôt (Camille) renverse Orsiloque et Butés, les deux plus remarquables des Troyens par la taille; et, de plus, elle cloue Butés d'un trait, etc. » Iuturnam, fateor, misero succurrere fratri Suasi, « Je l'avoue, j'ai conseillé à Juturne (Juturnam suasi) de secourir son malheureux frère. » La tournure ordinaire eût été Juturnae suasi. Urbem quam statuo, vestra est « La ville que je fonde (Urbem quam statuo) est la vôtre; » pour urbs. Tu modo quos in spem statues submittere gentis, Praecipuum iam inde a teneris inpende laborem, « Quant aux chevaux que vous destinez à être l'espoir de leur race (in spem statues submittere gentis), commencez dès leurs tendres années à leur consacrer des soins particuliers (impende laborem). » (a teneris impende laborem) sous-entendu, in eos impende. Virgile fait usage des répétitions avec beaucoup de grâce Nam neque Parnassi vobis iuga, nam neque Pindi Ulla moram fecere. « Car ni les sommets du Parnasse, ni ceux du Pinde, ne vous retenaient. » Quae vobis, quae digna, viri, pro talibus ausis? « Quelle récompense sera digne de vous? quelle récompense sera digne d'hommes qui osèrent de telles choses? » Vidisti quo Turnus equo, quibus ibat in armis. « Vous avez vu le cheval de Turnus, vous avez vu ses armes. » Les parenthèses du poète ne sont jamais vicieuses. Si te nulla movet tantarum gloria rerum, At ramum hunc (aperit ramum, qui forte latebat) Agnoscis. « Si la gloire de si hautes destinées ne te touche point, reconnais du moins ce rameau (elle lui montre celui qu'elle tenait caché). » Ut sceptrum hoc (dextra sceptrum nam forte gerebat) Numquam fronde levi. « Que ce sceptre (car en cet instant il se trouvait le tenir à la main) ne pousse jamais la plus légère feuille. » Quelquefois, par une transposition pleine d'élégance, il adresse tout à coup la parole à celui dont il parlait Ut bello egregias idem disiecerit urbes, Troiamque Oechaliamque et duros mille labores Rege sub Eurystheo, fatis Iunonis iniquae, Pertulerit: tu nubigenas, invicte, bimembres, et reliqua. « De même que tu ruinas les deux illustres villes de Troie et d'Oechalie; de même que tu supportas mille durs travaux sous le roi Lurysthée, auquel l'inique Junon soumit ses destins; de même, ô héros invaincu, tu tuas (les centaures) aux doubles membres, fils de la nuée, etc. » Cette réticence, Quos ego: — sed motos praestat conponere fluctus « Je vous.... Mais il faut d'abord calmer les flots agités. » est prise de Démosthène : « Pour moi.... Mais je ne veux rien dire de fâcheux en commençant mon discours. » Ici, quelle poétique indignation ! Pro Iuppiter! ibit Hic, ait, « O Jupiter, il partira donc ! s'écria Didon. » Ici, c'est le pathétique : O patria, o rapti nequicquam ex hoste Penates! « O patrie ! ô pénates vainement sauvés de l'ennemi ! » Ailleurs, le sentiment de l'effroi Ferte citi ferrum, date tela, et scandite muros: Hostis adest, « Apportez promptement le fer, lancez les traits, gravissez les murs : l'ennemi est là. » Là, c'est la plainte : Mene igitur socium tantis adiungere rebus, Nise, fugis? « Quoi donc! Nisus, tu m'évites pour compagnon en de si grandes entreprises? » Que dirons-nous encore de ces créations nouvelles, comme Mentitaque tela, « Des traits imposteurs. » Ferrumque armare veneno « Armer le fer de venin. » Cultusque feros mollire colendo, Exuerint silvestrem animum « Adoucir par la culture des moeurs sauvages les auront dépouillé leur essence sauvage (silvestrem animum).» Virgineumque alte bibit acta cruorem, « (Le trait) va s'abreuver profondément du sang. » C'est ainsi «Homère avait dit en parlant de javelots : {uerba graeca} « Désirent se rassasier du corps. » Pomaque degenerant sucos oblita priores « Les fruits dégénèrent, et oublient leurs premiers sucs. » Glacie cursus frenaret aquarum, « La glace mettait un frein au cours des eaux. » Mixtaque ridenti colocasia fundit acantho « Elle répandra le colocase mêlé au riant acanthe. » Est mollis flamma medullas Interea, et tacitum vivit sub pectore vulnus, « Cependant une noble flamme dévore sa moelle, et une blessure secrète vit dans son coeur. » Duro sub robore vivit Stuppa vomens tardum fumum, « Sous le dur chêne vit l'étoupe vomissant une lente fumée. » Saevitque canum latratus in auras, « L'aboiement des chiens tourmente (saevit) les airs. » Caelataque amnem fundens pater Inachus urna « Son père Inachus vidant un fleuve (amnem fundens) hors, de son urne ciselée. » Adfixae venis, animasque in vulnera ponunt « L'aiguillon une fois fiché dans les veines, (les abeilles) laissent leur vie (animas) dans les blessures. » Ajoutez tout ce que dit Virgile sur le sujet des abeilles, qu'il traite avec autant d'importance qu'une nation vaillante, en décrivant leurs mœurs, leurs goûts, leurs associations, leurs guerres; et enfin, pour tout dire, en leur donnant le nom de Quirites. La journée entière ne me suffirait pas, si je voulais passer en revue toutes les figures créées par Virgile ; mais, au moyen de celles que j'ai indiquées, le lecteur attentif pourra remarquer toutes celles qui leur ressemblent.

 CHAPITRE VII.

De la signification qu'ont dans Virgile les mots vexare, illaudalus, et squalere. Après que Servius eut cessé de parler, Praetextatus apercevant Aviénus qui chuchotait à l'oreille d'Eusthate, lui dit : - Voudrais-tu, Eusthate, aider à la timidité du jeune et excellent Aviénus, et nous faire part publiquement de ce qu'il te communique tout bas? - Eusthate : Il désirerait beaucoup interroger Servius sur plusieurs endroits de Virgile, dont l'explication appartient au domaine de la littérature. Il souhaite en conséquence qu'on lui permette d'apprendre, de la bouche d'un plus savant que lui, à fixer ses incertitudes et à éclaircir ses doutes. - Praetextatus : J'approuve, mon cher Aviénus, ta volonté de ne pas rester dans l'ignorance, relativement à ces questions douteuses; c'est pourquoi nous prions tous notre très savant docteur de vouloir bien répondre à ta demande; car ce que tu souhaites d'apprendre nous sera utile à tous; et je t'exhorte à ne pas négliger à l'avenir les occasions de mettre Servius sur la voie de nous parler de Virgile. - Alors Aviénus s'adressant à Servius : Je voudrais, dit-il, ô le premier des docteurs, qu'on m'expliquât pourquoi Virgile, toujours si exact, si scrupuleux dans l'emploi des termes, selon le mérite ou la criminalité des actions, a placé improprement un mot dans les vers suivants : Candida succinctam latrantibus inguina monstris Dulichias vexasse rates. « Ses flancs blanchissants, ceints de monstres aboyants, ont tourmenté (vexasse) les vaisseaux de Dulichium. » Vexasse est un mot qui n'exprime qu'un accident petit et léger, et qui n'est point du tout en rapport avec la circonstance atroce d'hommes enlevés et déchirés par un monstre effroyable. J'ai encore une autre observation du même genre : Quis aut Eurysthea durum Aut inlaudati nescit Busiridis aras? « Qui ne tonnait le dur Eurysthée, ou les autels de l'indigne Busiris? (illaudati). » Ce mot illaudati n'est pas du tout propre à exprimer l'horreur qu'inspire un scélérat qui immole les étrangers de toutes les nations. Un pareil homme n'est pas seulement indigne de louange, mais même il est digne de la haine et de l'exécration de tout le genre humain. Voici encore une expression qui ne me paraît pas choisie avec l'exactitude ordinaire de Virgile : Per tunicam squalentem auro « A travers sa tunique écaillée, d'or. » Il ne convient pas de dire auro squalentem, car l'éclat et le brillant de l'or sont incompatibles avec l'idée de souillure et de saleté. Servius. Voici, je crois, ce qu'on peut répondre relativement au mot vexasse. Ce mot a une signification très énergique, puisqu'il paraît qu'il est dérivé du verbe vehere (porter), qui exprime déjà l'influence du pouvoir d'un autre, car celui qui est porté n'est pas maître de soi. Or, vexasse exprime un mouvement et une force incomparablement plus grande que son radical : donc on peut dire proprement vexatur, de celui qui est porté, enlevé, déchiré, et traîné çà et là. C'est ainsi que taxare exprime une action plus énergique et plus fréquente que tangere, dont il est dérivé incontestablement. Jactare exprime un gisement plus complet et plus étendu que jacere, son primitif; et c'est ainsi que quassare (ébranler) emporte ridée de plus de force et de violence que quatere (secouer) : donc, quoi qu'on dise vulgairement vexatur, en parlant de celui qui est incommodé par la fumée, par le vent ou par la poussière, néanmoins la nature et la force véritable de ce mot ne doivent point dépérir, puisque d'ailleurs elles ont été soigneusement conservées, comme elles le devaient être, par ceux des anciens qui ont écrit avec exactitude et justesse. M. Caton, dans son discours sur les Achéens, a dit: Cumque Hannibal terram Italiam laceraret atque vexaret. « Lorsqu'Annibal déchirait et ravageait (vexaret) la terre d'Italie.» On voit que Caton dit, en parlant d'Annibal, vexatam, alors qu'il n'est aucune espèce de calamité, de cruauté, d'atrocité, que l'Italie n'ait eu à souffrir du temps de ce dernier. Cicéron, dans son quatrième discours contre Verrès, dit aussi : Quae ab isto sic spoliata atque direpta est, ut non ab hoste aliquo, qui tamen in bello religionem et consuetudinis iura retineret, sed ut a barbaris praedonibus vexata esse videatur « (La Sicile) a été pillée et dépouillée par lui; non comme par un ennemi qui respecterait, du moins durant la guerre, la religion et le droit des gens ; mais d'une telle façon qu'on dirait qu'elle a été ravagée (vexata) par de féroces brigands. » Il y a deux réponses à faire sur le mot illaudatus. La première est celle-ci : Il n'est personne de si pervers, qui ne fasse ou ne dise quelquefois quelque chose de digne d'éloge. De là ce vers très ancien, aujourd'hui devenu proverbe: « Un fou dit souvent très juste. » Mais celui-là est illaudatus, qui, en toute chose et en toute circonstance, se montre indigne d'éloge; et il est par conséquent le plus méchant, le pire de tous les hommes. Ainsi l'absence de toute faute fera qu'un individu sera inculpatus; ce qui exprimera une vertu parfaite, comme illaudatus désigne le comble de la plus extrême méchanceté. C'est ainsi qu'Homère a coutume de combler ses éloges, non par l'attribution des qualités, mais par la privation des défauts. Ainsi il dira : {uerba graeca} « Et ce n'était point malgré eux qu'ils volaient (au combat). » Et ailleurs : {uerba graeca} « Vous n'auriez point vu alors l'illustre Agamemnon sommeillant, ou tremblant, ou évitant le combat. » C'est par une tournure semblable qu'Épicure a défini la souveraine volupté, l'absence et la privation de toute douleur. Voici ses expressions : {uerba graeca} « Le plus haut degré de volupté est l'absence de toute douleur. » C'est encore dans le même sens que Virgile qualifie le marais du Styx, inamabilis. Car comme illaudatus exprime l'absence de qualités dignes d'éloges, inamabilis exprime l'absence de qualités dignes d'amour. Voici maintenant la seconde manière de défendre l'expression illaudatus. Laudare, en vieux langage, signifie nommer, appeler. Ainsi, dans le langage ordinaire, l'on dit : auctor laudatur, pour nominatur. Dans ce sens, illaudatus sera synonyme d'illaudabilis, c'est-à-dire qu'on ne doit pas nommer. C'est ainsi que, d'un commun accord, les habitants de l'Asie résolurent jadis que personne ne prononcerait jamais le nom de celui qui avait incendié le temple de Diane d'Éphèse. Il est encore une troisième expression critiquée dans Virgile; c'est lorsqu'il a dit: tunicam squalentem auro. Cela signifie que l'or était tissu serré dans l'étoffe, et sous la forme d'écailles (squamarum) ; car le verbe squalere se dit pour exprimer l'aspérité et la multitude des écailles qui se voient sur la peau des poissons et des serpents. C'est ce que prouvent des passages de différents poètes, et de Virgile lui-même; il a dit : Quem pellis aenis In plumam squamis auro conserta tegebat, « Une peau le couvrait, sur laquelle des écailles (squamis) d'airain étaient tissues avec de l'or, posées en manière de plumes. » Et dans un autre endroit : Iamque adeo rutilum thoraca indutus aenis Horrebat squamis. Déjà (Turnus) avait endossé sa cuirasse étincelante, hérissée d'écailles d'airain (aenis horrebat squamis). » Accius a dit, dans les Pélopides : Eiu serpentis squamae squalido auro et purpura praetextae « Les écailles de ce serpent étaient tissues d'or (squalido auro) et de pourpre. » Ainsi donc on disait squalere de tout objet sur lequel une autre matière était tissue et incrustée avec surabondance, de manière à frapper l'œil d'un aspect nouveau. De là vint que l'on appela squalor l'accumulation considérable d'ordures qui se forme sur les corps écailleux et raboteux; signification qui, par un usage très fréquent, a tellement envahi le sens de ce mot, que désormais squalor ne s'est plus dit exclusivement qu'en parlant de l'ordure.

 CHAPITRE VIII.

Explication de trois autres passages de Virgile. Je vous remercie, dit Aviénus, d'avoir redressé la fausse opinion que je m'étais formée sur quelques expressions parfaitement justes. Mais voici un vers où il me semble qu'il manque quelque chose : Ipse Quirinali lituo parvaque sedebat Succinctus trabea. « Il était assis, revêtu d'une courte trabée et du lituus quirinal. » Car si l'on veut soutenir qu'il n'y manque rien, il faudra convenir qu'on peut dire, (lituo et trabea succinctus) vêtu du, lituus et de la trabée; ce qui serait par trop absurde, puisque le lituus est un bâton court, à l'usage des augures, recourbé par sa plus grosse extrémité; et certes, je ne vois pas comment l'on pourrait être vêtu du lituus (lituo succinctus). Servius répondit : C'est ici une tournure elliptique, comme lorsque l'on dit : M. Cicéron, homme d'une grande éloquence (homo magna eloquentia) Roscius, comédien plein de grâce (histrio summa venustate), phrases certainement incomplètes et inachevées, que cependant on emploie comme complètes et achevées. C'est ainsi que Virgile a dit, dans un autre endroit : Victorem Buten inmani corpore « Le vainqueur Butès, d'une stature énorme » (Buten immani corpore) sous-entendu habentem. Et ailleurs In medium geminos inmani pondere cestus Proiecit, « Il jette au milieu de l'assemblée deux cestes d'un poids énorme » (inmani pondere cestus.) » Et pareillement: Domus sanie dapibusque cruentis. « L'intérieur de, cette sombre demeure est souillé de sang et de mets sanglants. » On doit donc expliquer : Quirinali lituo succinctus, par lituum Quirinalem tenens. Il ne serait pas plus étrange que le poète eût dit Picus Quirinali lituo erat; puisque nous disons bien: statua grandi capite erat. (Il y avait une statue d'une tête élevée). Les mots est, erat, fuit, se suppriment souvent par élégance, sans nuire pour cela au sens de la phrase. Mais puisque nous parlons du lituus, je ne passerai pas sous silence une question qu'on peut faire à ce sujet, savoir : si le bâton augural a emprunté de la trompette (tuba) le nom de lituus, ou bien si c'est la trompette qui a emprunté du bâton augural le nom de lituus, qu'on lui a donné; car les deux instruments sont d'une forme semblable, et tous deux pareillement recourbés par le bout. Si, comme quelques personnes le conjecturent, d'après l'expression d'Homère {uerba graeca} (la vie frémit), c'est le son que produit la trompette qui a donné naissance au mot lituus, il en faudra conclure que le bâton augural, à son tour, aura reçu ce nom à cause de sa ressemblance avec la trompette. Ainsi, dans le vers suivant, Virgile emploie lituus pour tuba Et lituo pugnas insignis obibat et hasta « Il se faisait remarquer dans les combats par sa lance et par sa trompette (lituo). » Aviénus : Je ne comprends pas clairement l'expression, maturate fugam (mûrissez la fuite) ; car l'idée de fuite me paraît opposée à celle exprimée par le verbe maturare. Je vous prie de vouloir bien m'apprendre ce que je dois penser de ceci. - Servius : Nigidius, homme très versé dans la connaissance des règles des beaux arts, définit l'adverbe mature: Mature, est quod neque citius neque serius, sed medium quiddam et temperatum est. « ce qui n'est ni trop prompt, ni trop tardif, mais qui est dans un certain milieu et tempérament. » Cette définition est parfaitement juste; car l'on dit des grains et des fruits, qu'ils sont mûrs, lorsque, n'étant ni crus, ni âpres, ni pourris, ni desséchés, ils sont parvenus en leur temps au degré précis de la maturité. L'empereur Auguste rendait élégamment par deux mots grecs cette définition de Nigidius; car l'on dit qu'il avait la coutume de dire dans la conversation, et d'écrire dans ses lettres: « Hâte-toi lentement; » par où il avertissait qu'on apportât dans l'action, et cette célérité que produit l'habileté, et cette lenteur qui naît du soin; deux qualités opposées, qui sont les éléments de la maturité. Ainsi donc Virgile introduit Neptune commandant aux vents de se retirer, ce qui doit être exécuté avec la promptitude d'une fuite; mais en même temps ils doivent, en se retirant, modérer la violence de leur souffle, ce qui est exprimé par le mot maturate; comme s'il disait : Tempérez votre fuite; car le dieu craint encore que, même en fuyant, s'ils le faisaient avec trop de violence, ils ne nuisent à la flotte (d'Énée). Virgile, parfaitement instruit de la signification entièrement opposée des mots properare et maturare, les a employés distinctement dans les vers suivants : Frigidus agricolas si quando continet imber, Multa, forent quae mox caelo properanda sereno, Maturare datur. « S'il arrive qu'une pluie froide retienne le laboureur chez lui, il peut travailler à loisir (maturare) à des ouvrages qu'il lui faudrait bientôt précipiter (properanda) par un ciel serein. » Cette distinction est juste, et élégamment exprimée; car dans ce qui concerne les travaux champêtres, lorsque les frimas et les pluies condamnent au repos, l'on peut travailler à loisir (maturari); mais dans les jours sereins il faut se hâter (properari), parce que le temps presse. D'une chose faite avec trop de précipitation et de hâte, l'on dit qu'elle a été faite prématurément, et non pas mûrement. C'est ainsi qu'Afranius, dans sa comédie la Toge, intitulée Nomos (loi), a dit : Adpetis dominatum petens praemature praecocem. « Insensé, tu convoites prématurément une domination précoce. » Remarquez qu'il dit praecocem, et non pas praecoquem; en effet, le nominatif de ce mot est non pas praecoquis, mais praecox. Ici Aviénus interrogea de nouveau Servius : - Pourquoi, lui dit-il, Virgile, qui a affranchi son pieux Enée de l'affreux spectacle des enfers, et qui s'est contenté de lui faire entendre les gémissements des coupables, sans lui faire voir leurs tourments, tandis qu'il ne fait aucune difficulté de l'introduire dans les champs qu'habitent les justes; pourquoi, dis-je, ne lui fait-il voir, dans ce seul vers, qu'une partie des lieux où sont renfermés les impies? Vestibulum ante ipsum primisque in faucibus Orci? « ... Devant le vestibule et aux premières gorges (faucibus) de l'enfer. » Car celui qui voit le vestibule et les gorges (fauces) d'un édifice, incontestablement a déjà pénétré dans l'intérieur; à moins qu'il ne faille entendre autrement le mot vestibule; ce que je désirerais savoir. - Servius répondit: Il est plusieurs termes dont nous nous servons vulgairement, sans en apprécier clairement la juste valeur. Tel est le mot vestibule; très connu et très usité dans la conversation, mais peu clairement compris par ceux, même qui l'emploient le plus volontiers. L'on pense, en effet, que le vestibule est la même chose que cette première partie de l'habitation qu'on appelle atrium. Mais le savant Cécilius Gallus, dans son traité de la Signification des termes qui appartiennent au droit civil, livre second, dit que le vestibule n'est point situé dans l'intérieur de l'édifice, et n'en fait point partie; mais que c'est un espace vide, situé devant l'entrée de la maison, à travers lequel on parvient de la voie publique aux portes de l'édifice. Et en effet, autrefois les maisons étaient séparées de cette voie par une aire vacante. Quant à l'étymologie du mot, elle a donné lieu à beaucoup de recherches . Je ne me refuse pas à vous rapporter ce que j'en ai lu dans les bons auteurs. La particule ve, ainsi que quelques autres, exprime tantôt l'intensité, tantôt l'atténuation : ainsi vetus et vehemens sont des mots composés pour exprimer, l'un, avec élision, l'accumulation des années, l'autre, une excessive force et impétuosité de l'âme; tandis que vecors et vesanus expriment privation de cœur (cor), ou de santé. Nous avons dit plus haut que ceux qui construisaient anciennement de vastes maisons étaient dans l'usage de laisser au-devant de l'entrée un espace vide, qui séparait la porte de la voie publique. C'était là que s'arrêtaient, en attendant d'être introduits, ceux qui venaient saluer le maître de la maison : en sorte qu'ils ne se trouvaient ni dans l'intérieur de l'édifice, ni sur la voie publique. Or, c'est à raison du séjour qu'on faisait dans ces vastes espaces, et du mot stabulatio (lieu où l'on séjourne), que l'on a formé celui de vestibula, que l'on appliqua à ces lieux où séjournaient, longtemps avant d'être introduits, ceux qui venaient dans la maison. D'autres personnes, d'accord avec nous sur le lieu désigné par le nom de vestibule, diffèrent de nous sur la signification du mot; le faisant rapporter, non à ceux qui viennent à la maison, mais à ceux qui l'habitent, lesquels ne s'arrêtent jamais dans ce lieu, mais ne font qu'y passer, tant pour entrer que pour sortir. Ainsi donc, soit qu'on l'entende dans un sens augmentatif, comme les premiers, soit qu'on l'entende dans un sens atténuatif, comme les seconds, il reste toujours constant qu'on appelle vestibule cet espace qui sépare la maison de la voie publique. Fauces est cet étroit sentier qui conduit de la voie publique au vestibule; donc, quand Énée voit fauces et vestibulum (la gorge et le vestibule) du séjour des impies, il n'est point dans l'intérieur, il ne s'est point souillé par l'horrible contact de cet exécrable séjour; il n'a fait qu'apercevoir du chemin les lieux situés entre ce dernier et la demeure elle-même.

CHAPITRE IX.

De la signification et de l'étymologie du mot bidentes; et que le mot equitem a quelquefois la même signification que le mot eques. Aviénus. - J'ai demandé à un individu du commun des grammairiens, ce que c'était que les hosties bidentes. Il me répondit que c'étaient les brebis, et que c'est pour cette raison qu'on trouve jointe à ce mot l'épithète lanigeras, qui les désigne plus clairement. Soit, lui dis-je; mais je voudrais savoir encore pour quelle raison l'on a qualifié les brebis de bidentes. Et lui, sans hésiter, de répondre: Parce qu'elles n'ont que deux dents. En quel lieu du monde, lui répliquai-je, avez-vous vu les brebis n'avoir naturellement que deux dents? Ce serait là un prodige qui réclamerait des sacrifices expiatoires. Alors celui-ci, ému et irrité contre moi, me dit : Interrogez-moi sur ce qui est, du ressort d'un grammairien; et interrogez les pâtres touchant les dents des brebis. Je ris de la facétie du pédant, et je le laissai là; mais je m'adresse aujourd'hui à vous, qui connaissez la valeur des termes.- Servius : Je n'ai rien à dire des deux dents de votre grammairien, puisque votre rire en a fait justice; mais je ne dois pas laisser passer l'opinion que le mot bidentes soit une épithète particulière aux brebis. Car Pomponius, auteur distingué de comédies atellanes, a dit, dans celle intitulée, les Gaulois transalpins: Mars, tibi voveo facturum, si unquam rediero, Bidente verre. « Mars, si jamais je reviens, je fais voeu de t'immoler un vérat bidens. » P. Nigidius, dans le traité qu'il a composé sur les entrailles des victimes (extis) , dit qu'on donnait la qualification de bidentes, non pas seulement aux brebis, mais à toutes les bêtes âgées de deux ans. Il n'en donne point la raison; mais j'ai lu, dans des commentaires sur le droit pontifical, qu'on avait dit d'abord bidennes, mot dans lequel la lettre d se trouve superflue, comme cela arrive souvent : ainsi l'on dit : redire, pour reire; redamare, pour reamare; redarquere, pour rearguere. Cette lettre s'interpose afin d'éviter l'hiatus de deux voyelles. Ainsi donc l'on commença par dire bidennes, pour biennes; le mot se corrompit encore à la longue, et se transforma, par l'usage, de bidennes en bidentes. Cependant Higinus, qui n'a pas ignoré le droit pontifical, dans le cinquième livre de son ouvrage sur Virgile, écrit qu'on appelle hosties bidentes, celles qui, à cause de leur âge, ont deux dents plus longues que les autres, et d'après la longueur desquelles on juge qu'elles ont passé le jeune âge, et sont parvenues à un âge avancé. Aviénus demanda encore pourquoi, dans les vers suivants Frena Pelethronii Lapithae gyrosque dedere Inpositi dorso, atque equitem docuere sub armis Insultare solo et gressus glomerare superbos, « L'art de monter le cheval et de le rendre docile au frein fut inventé par les Lapithes de Péléthronium, qui formèrent aussi le cheval (equitem) à insulter au sol, et à marcher fièrement sous les armes et à bondir avec orgueil. » Virgile avait attribué au cavalier (equitem) ce qui ne peut concerner que le cheval (equum). Car insulter au sol, marcher fièrement, sont le fait du cheval, et non point du cavalier. - Cette observation, répondit Servius, résulte naturellement de l'ignorance d'une ancienne manière de s'exprimer. Car notre siècle ayant oublié Ennius et toute la vieille bibliothèque, il s'ensuit que nous ignorons beaucoup de choses que nous connaîtrions, si la lecture des anciens nous était plus familière. En effet, tous les vieux auteurs ont nommé eques le cheval qui porte l'homme, aussi bien que l'homme qui le monte; et ils ont employé le verbe equitare, aussi bien en parlant du cheval qu'en parlant de l'homme. Ennius dit, dans ses Annales, livre huitième : Denique vi magna quadrupes eques atque elephanti Proiciunt esse. « Enfin le cheval (quadrupes eques) et les éléphants se précipitent avec une grande violence.» Peut-il y avoir le moindre doute qu'en cet endroit c'est le cheval que le poète a voulu désigner par eques, puisqu'il ajoute l'épithète quadrupes? Je dis de plus que le mot equitare, formé d'eques, s'employait, tant en parlant de l'homme qui est monté sur le cheval, que du cheval qui marche sous lui. Et en effet, Lucilius, l'un des hommes qui ont le mieux connu la langue latine, emploie à la fois en parlant du cheval, dans le vers suivant, les mots currere et equitare : Nempe hunc currere equum nos atque equitare videmus « Alors nous voyons ce cheval courir, et chevaucher (equitare). » Ainsi donc dans Virgile, qui eut un goût si prononcé pour la latinité antique, l'on doit entendre par l'equitem du passage cité plus haut : Equitem docuere sub armis, le cheval qui porte le cavalier. Aviénus ajouta : Quand Virgile a dit Cum iam trabibus contextus acernis Staret equus. « Lorsque ce cheval, construit de planches d'érable, fut dressé sur ses pieds; » je voudrais savoir si c'est sans motif, ou avec quelque dessein, qu'il a spécifié cette qualité de bois. Car, bien que la licence de la poésie permette de nommer un bois pour un autre, néanmoins Virgile n'affecte guère ces témérités, et c'est une raison positive qui le détermine ordinairement dans le choix des noms et des choses. Servius : Ce n'est pas sans raison que Virgile parle en cet endroit du sapin, ainsi que de d'érable et du pin peu après; car le sapin, que frappe la foudre, signifiait la mort d'une femme; et en effet, Troie périt par une femme. Quant à l'érable, il est consacré à la divinité de la stupeur; et l'on sait que les Troyens, à la vue du cheval, demeurèrent stupéfaits, selon que le dit Virgile: « Les uns demeurent stupéfaits à la vue du don fatal de la vierge Minerve. » Quant au pin, il est à la vérité sous la protection de la mère des dieux; mais il est aussi consacré aux fraudes et aux embûches, parce que ses pommes tuent en tombant à l'improviste. Or, le cheval de bois était rempli d'embûches. Servius ayant ainsi parlé, on convint d'entendre parler Flavien, le lendemain, sur la science que Virgile a fait briller touchant le droit augural.

LIVRE SEPTIÈME.

CHAPITRE I.

A quelle époque du repas il convient de philosopher et, sur quelles matières.  Après l'enlèvement du premier service, et au moment ou les petites coupes viennent suspendre l'activité du repas, Praetextatus parla en ces termes : - Pendant qu'on prend la nourriture, l'on est d'ordinaire silencieux; mais les boissons provoquent la conversation. Quant à nous, nous gardons le silence le verre en main, comme si d'un repas tel que le nôtre devaient être bannis les entretiens sérieux et philosophiques.  Symmaque. - Penses-tu réellement qu'il convienne à la philosophie de se mêler à des festins? Ne doit-elle pas plutôt, pareille à une pudique mère de famille, réserver ses censures pour l'intérieur de la maison, sans se compromettre avec Bacchus, auquel le tumulte est trop familier; tandis que celle-ci professe une telle modération, qu'elle n'admet point dans le calme de son sanctuaire, non seulement la fougue des paroles, mais même celle des pensées ? Prenons exemple d'une institution étrangère, d'une coutume des Parthes, lesquels sont dans l'usage d'appeler à leurs festins leurs concubines, mais non pas leurs épouses, pensant qu'il peut être permis de produire en public les premières et de les faire intervenir dans leurs plaisirs, mais que les lois de la pudeur prescrivent de tenir les autres cachées sous le toit domestique. Faudra-t-il que la philosophie recherche une popularité que la rhétorique a dédaignée? En effet, l'ora- teur grec Isocrate, qui 1e premier soumit aux lois du nombre les mots placés jusqu'alors au hasard, prié dans un repas par les convives de leur communiquer quelques-uns des trésors de son éloquence, s'en excusa en ces termes : "Je n'ai pas les talents du genre qu'exigent le lieu et la circonstance; et les talents que je possède ne conviennent ni au lieu ni à la circonstance actuelle".  Eustathe. - Je pense ainsi que toi, Symmaque, que la philosophie, que tu vénères comme la première des sciences, ne doit être adorée que dans son sanctuaire. Mais si, en conséquence de cela, tu l'exiles de nos festins, il faudra en exiler aussi ses filles; je veux dire, l'honnêteté et la modestie, aussi bien que la sobriété et la piété : car, de ces vertus, laquelle est la moins vénérable? Faut-il que nos réunions proscrivant leur respectable cortège, comme des mères de famille, elles ne s'ouvrent que pour les concubines; c'est-à-dire, pour les vices et pour les crimes? Mais non : la philosophie, qui dans ses écoles traite avec soin des devoirs qui nous sont imposés dans les festins, ne craint pas non plus de s'y asseoir; comme si elle ne pouvait confirmer par la pratique ce que ses paroles enseignent, ou y conserver cette retenue dont elle-même a posé les bornes pour tous les actes de la vie humaine. Car ne croyez pas que j'invite la philosophie à venir s'asseoir à nos tables sans y amener avec elle la modération, elle dont les instructions tendent à nous apprendre à l'observer en toutes choses. Voici donc le jugement que je prononce, me rendant en quelque sorte arbitre entre toi et Praetextatus : Je veux bien consentir à ouvrir à la philosophie les portes de nos salles de festins; mais je veux qu'elle et ses sectateurs s'y fassent remarquer par la sagesse de leur conduite.  Furius Albin. - Eusthate, toi que, dans notre siècle, la philosophie compte pour son premier adepte, tu es prié de nous expliquer quelle est cette sagesse que tu exiges de ton convive. Eustathe. - La première observation à faire relativement à la philosophie, c'est de considérer le caractère des convives, et de savoir si le plus grand nombre de ceux qui composent la réunion, savants, ou du moins amateurs de ses doctrines, permettront de la voir devenir le sujet de la conversation. Car, de même que quel- ques lettres muettes (consonnes), mêlées avec plusieurs voyelles, s'adoucissent facilement dans la composition des mots, de même des personnes, en petit nombre, privées d'instruction, ou s'estiment heureuses de se trouver en la société de gens instruits, ou participent en ce qu'elles peuvent à leur conversation, ou bien se laissent entraîner au charme de l'entendre. Que si des sages se trouvent dans une réunion où la majorité soit étrangère aux connaissances philosophiques, ils devront se dissimuler et avoir la patience de se mêler au bavardage, accessible au plus grand nombre, afin d'éviter que le petit nombre d'hommes distingués qui se rencontrent dans la société ne devienne victime de la multitude tumultueuse. Et c'est ici un privilége particulier à la philosophie : car tandis que l'orateur ne peut persuader qu'en parlant, le philosophe met son art en pratique, autant en se taisant à propos qu'en parlant. Ainsi donc, lorsqu'un petit nombre d'hommes doctes se rencontreront dans une société d'hommes sans culture, ils devront se renfermer en eux-mêmes, et y conserver dans le silence la connaissance de la vérité, afin d'éloigner jusqu'au soupçon de toute discordance. Cette conduite n'a rien d'étrange; elle ressemble à celle que tint jadis Pisistrate, tyran d'Athènes. Celui-ci ayant donné à ses fils un conseil juste auquel ils ne s'étaient point conformés, ce qui l'avait mis en mésintelligence avec eux, n'eut pas plutôt appris que ses rivaux concevaient de la joie de cet accident, dans l'espoir que ces divisions pourraient amener quelques changements dans la maison régnante, qu'il s'empressa aussitôt de convoquer l'assemblée des citoyens, auxquels il dit : qu'à la vérité il avait donné à ses fils des conseils auxquels ils n'avaient point acquiescé; mais qu'ensuite il avait reconnu qu'il était plus convenable à la piété paternelle de céder au désir de ses enfants; qu'ainsi la ville ne devait pas ignorer que la concorde régnait entre le roi et sa famille. Par cette explication, il ôta toute espérance à ceux qui intriguaient contre la tranquillité de celui qui régissait l'État. C'est ainsi que dans toutes les circonstances de la vie, et principalement dans la joie des festins, tout ce qui pourrait choquer les autres doit être sacrifié à la concorde, sans toutefois blesser la vertu. Ainsi, dans le banquet d'Agathon, où Socrate, Phèdre, Pausanias, Érisymaque, furent les convives; dans celui que donna le très savant Callias, où assistèrent Charmade, Antisthène, Hermogène, et d'autres personnages du même caractère, on ne parla exclusivement que de philosophie; mais à la table d'Alcinoüs et à celle de Didon, consacrées uniquement au plaisir, furent appelés à l'une Iopas, à l'autre Démodocus, pour chanter en s'accompagnant sur la cithare. La première fut entourée de danseurs; et à celle de Didon, Bitias but du vin avec tant d'avidité, qu'il s'inonda lui-même de celui qu'il ne put avaler. Si quelqu'un parmi les Phéaciens, ou parmi les Carthaginois, eût été jeter à travers les propos de la table des discours sur la sagesse, n'est-il pas vrai qu'il aurait détruit tout le charme propre à ce genre de festin, et qu'il se serait attiré des moqueries assurément bien méritées? Concluons de toùt cela que la première considération à laquelle doit avoir égard un philosophe qui assiste à un repas, c'est d'apprécier ses convives. Après avoir reconnu l'opportunité des circonstances, ce ne seront point des questions obscures, abstraites, compliquées, difficiles, qu'il devra agiter le verre en main, mais des questions faciles, quoique utiles. Car si quelqu'un de ceux qui sont appelés dans les festins pour s'y livrer à la danse allait, pour se faire valoir davantage, provoquer ses camarades à la course ou au pugilat, son extravagance le ferait congédier par la société, dont elle exciterait les dérisions. Il en est pareillement, alors même qu'il pourra être permis de philosopher à table: ce doit être sur des matières analogues à la circonstance; en sorte que les Muses viennent se joindre aux nymphes, afin de mêler leur sagesse à la gaieté produite par la liqueur qui coule dans les coupes. Or, puisqu'il est nécessaire de convenir de l'une de ces deux choses, ou qu'il faut se taire, ou qu'il faut parler dans les festins, voyons laquelle est la plus convenable, ou le silence, ou une conversation opportune. S'il faut être silencieux au milieu des mets, comme le sont à Athènes les juges de l'Aréopage, il est inutile de discuter s'il convient ou non de philosopher à table : mais si nos repas ne doivent pas être muets, pourquoi, puisque la parole y est permise, serait-elle interdite sur des sujets honnêtes, alors surtout que la conversation contribue autant que le vin au charme d'un festin? En effet, si l'on veut sonder le sens caché qu'Homère avait en vue, en parlant de ce baume : "--- Qui apaise la colère et le chagrin, et qui verse l'oubli de tous les maux", l'on verra que ce n'est ni une herbe, ni un suc de l'Inde, mais la douceur de la narration, qui rappelle au bonheur l'étranger plongé dans le chagrin; car c'étaient les hauts faits d'Ulysse que Hélène racontait devant son fils, "Et tout ce que fit et tout ce qu'eut à supporter cet homme courageux". Parce qu'en lui parlant de la gloire et de chacun des hauts faits de son père, Hélène rappela le bonheur dans l'àme de Télémaque, on a cru qu'elle aurait mêlé, au vin qu'elle lui versait, un remède contre le chagrin. Que fait cela, direz-vous, à la philosophie? C'est que rien n'a plus de connexité avec la sagesse que d'approprier ses discours aux lieux, et au caractère des personnes qui doivent les entendre. L'émulation des uns est excitée par des exemples de courage; d'autres le sont par des exemples de modestie ; d'autres par le tableau des bienfaits : de pareils discours font souvent s'amender ceux qui les entendent, et qui jusque-là agissaient tout différemment.  Toutefois; à table, la philosophie ne doit frapper l'homme vicieux qu'en lui dissimulant ses coups, comme Bacchus frappe de son thyrse, dont le fer est caché au sein du lierre qui l'embrasse de ses replis. En effet, la censure qui, au milieu des festins, attaquerait ouvertement le vice, n'obtiendrait point de succès; car celui qui se verrait attaqué se défendrait, et le festin serait en proie à un tumulte qui permettrait d'adresser aux convives invités à de pareils repas, ces paroles: "Compagnons, joyeux des succès que vous avez obtenus, employez le temps qui vous reste à réparer vos forces, et tenez-vous prêts pour le combat". Ou, comme Homère l'a dit, avec plus de précision et d'énergie: "Maintenant allez souper, afin que nous marchions au combat". 
Si donc l'occasion se présente d'une répréhension indispensable, le philosophe la fera de manière qu'elle soit juste et efficace. Qu'on ne s'étonne pas si j'ai dit qu'il doit frapper en dissimulant son coup, puisque souvent il reprend, à la satisfaction de celui-là même auquel il s'adresse. Il doit aussi faire briller l'ascendant de la philosophie, non seulement dans ses discours, mais même dans ses questions, en faisant voir qu'elle ne dit jamais rien de puéril. Ainsi donc n'excluons la philosophie d'aucun lieu, d'aucune réunion, d'aucun acte honnête; puisque, partout où elle parait, elle se montre si nécessaire, que son absence paraîtrait impie.

CHAPITRE II.

Des sujets sur lesquels chacun aime à être interrogé.  Aviénus. - Tu m'as indiqué deux manières nouvelles d'instruire: l'interrogation et la correction, chacune employée de façon à exciter la gaieté de ceux à qui elle s'adresse; tandis qu'ordinairement une sensation pénible est l'effet de la répréhension, même la plus juste. Développe, je te prie, cette matière, que tu n'as fait que toucher légèrement. 
Eustathe. - Tu dois d'abord remarquer que ce que j'ai dit, je n'ai pas entendu le dire de cette répréhension qui ressemble à une accusation, mais de celle-là qui n'est qu'un simple blâme. C'est celle que les Grecs appellent g-skohmma (sarcasme) : non moins amer que l'accusation directe, sil est lancé sans ménagement; mais qui, parti d'une main habile, ne manque pas même d'une certaine douceur. Je répondrai d'abord à ta demande au sujet de l'interrogation : Celui qui veut faire à autrui des questions qui lui soient agréables n'en doit faire que de celles auxquelles il est facile de répondre, et sur des matières qu'une longue habitude a rendues familières à son interlocuteur. Chacun, en effet, aime à se voir provoqué à étaler son savoir, parce que personne ne veut tenir caché ce qu'il a appris; surtout si la connaissance de la science qui fit l'objet de ses travaux ne lui est commune qu'avec un petit nombre de gens, et qu'elle soit ignorée de la multitude; telles sont l'astronomie, la dialectique, et autres sciences semblables. Car on croit recueillir le fruit de ses labeurs, lorsqu'on trouve l'occasion de montrer en public le résultat de ses études sans encourir le reproche d'ostentation, qu'évite celui qui ne s'est pas mis en avant de lui-même, mais qui a été invité à parler. Tout au contraire, l'on occasionne une amère souffrance, si, en présence de plusieurs personnes, l'on interroge quelqu'un sur un sujet qu'il n'a pas bien approfondi; car alors l'on est obligé ou d'avouer son ignorance (ce que certaines gens considèrent comme le comble de la honte), ou de répondre témérairement, et de s'exposer ainsi aux chances du hasard, qui peut faire rencontrer l'erreur aussi bien que la vérité. Ainsi souvent est trahie l'impéritie du répondant, qui impute à son interrogateur les infortunes de son amour-propre. Celui qui a parcouru la terre et les mers aime à être interrogé sur la position inconnue de quelque golfe ou de quelque contrée, qu'il se plait à décrire de la voix et de la main, trouvant je ne sais quelle gloire à placer sous les yeux des autres, Ies lieux qu'il a vus. Que faut-il demander à des généraux et à des soldats qui brûlent de raconter leurs actes de courage, et qui se taisent cependant, pour ne point paraître orgueilleux ? Si on les invite à raconter ces actes de courage, ne se croient-ils pas assez payés de leurs travaux, considérant comme une récompense de rapporter ce qu'ils ont fait, devant des personnes qui veulent en écouter le récit? Ces narrations leur font tellement goûter les délices de la gloire, que si quelques-uns de leurs rivaux ou de leurs émules s'y trouvent présents, ceux-ci tâchent de faire écarter ces questions, et s'efforcent de supplanter par d'autres récits ceux qui mettraient au jour la gloire du narrateur. On se voit encore provoquer avec beaucoup de plaisir à raconter des périls, pourvu qu'ils soient passés, ou des douleurs, lorsqu'elles sont entièrement apaisées; car si l'on ressent encore tant soit peu l'atteinte des uns ou des autres, l'on redoute de se les voir rappeler, on appréhende de les raconter. C'est le premier de ces sentiments qu'Euripide a exprimé en ces termes : "Combien est doux le souvenir des dangers auxquels on est échappé"! Le poète dit : "auxquels on est échappé", a pour faire sentir que ce n'est qu'après qu'ils ne sont plus, que commence la douceur de raconter ses maux. Votre poète lui-méme n'a-t-il pas employé le mot "olim", pour exprimer que ce n'est que lorsque l'infortune est effacée, qu'il vient un temps où l'on se plait à rappeler la mémoire des fatigues passées? "Un jour peut-étre vous aimerez à rappeler ces choses".  J'avouerai cependant qu'il est certains genres de malheurs que celui qui les a éprouvés aime à oublier, alors même qu'ils sont entièrement écoulés. Ainsi, celui qui a éprouvé dans ses membres les tortures des bourreaux, celui qui a subi des pertes déplorables, celui qui a été autrefois noté par les censeurs, ne souffre guère moins lorsqu'on l'interroge sur ses infortunes, qu'alors même qu'il les éprouvait. Gardez-vous de pareilles interrogations, qui ressembleraient trop à des récriminations. Au contraire, provoquez souvent, si l'occasion s'en présente, à vous raconter sa bonne fortune, celui que le public écouta favorablement; celui qui s'acquitta heureusement et libéralement de sa mission; celui que l'empereur a accueilli avec faveur et bonté; celui qui, d'une flotte tombée presque tout entière dans les mains des pirates, à échappé seul, par son adresse ou par son courage. Dans ces cas, la plus longue narration doit suffire à peine au plaisir des narrateurs. Vous ferez plaisir aussi à celui que vous inviterez à raconter la fortune qui vient de combler subitement son ami, et qu'il n'osait ni taire, ni annoncer spontanément, dans la crainte de se voir accuser ou de jactance ou d'envie. Interrogez le chasseur sur les détours de la forêt, sur les circuits de la bête fauve, sur les succès de sa chasse. A l'homme religieux, fournissez l'occasion de décrire par quelles pieuses pratiques il a su mériter la protection des dieux, et les fruits qu'il en a recueillis; car il croit faire un nouvel acte de religion, en publiant les bienfaits de la Divinité; ajoutons qu'il aime qu'on le considère comme un ami des dieux. Si un vieillard est présent, vous avez trouvé l'occasion de lui rendre un grand service, quand même vous l'interrogeriez sur des matières qui ne sont nullement de son ressort, car la loquacité est un défaut ordinaire à cet âge. C'est parce que Homère le savait, qu'il adresse à Nestor des interrogations accumulées: "O Nestor, ô fils de Nélée, dis-moi comment est mort le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon? Où était Ménélas? --- N'était-il pas à Argos, dans l'Achaïe?" Le poète accumule dans ces interrogations tant de motifs de parler, pour satisfaire à la démangeaison qu'éprouve la vieillesse. Dans Virgile, Énée, désirant se rendre agréable à Évandre en toute manière, lui fournit diverses occasions de raconter; il ne se contente pas de l'interroger sur ce sujet ou sur cet autre; "Mais il s'enquiert de tout avec bonheur, et écoute les narrations des premiers hommes (de la contrée.)" Captivé par ces questions, vous savez tout ce qu'Evandre raconta.

CHAPITRE III. Des divers genres du sarcasme, et avec quel ménagement il faut l'employer entre convives.  Ces discours d'Eusthate furent accueillis par une approbation universelle, et tout aussitôt Aviénus dit : Je vous prierai, vous tous qui êtes ici présents, vous les doctes entre tous les doctes, d'engager Eustathe à nous développer ce qu'il disait naguère du sarcasme; et Eustathe, déférant à leur voeu unanime, parla en ces termes : Outre le mot g-psogos (inculpation) et g-diaboleh (accusation), les Grecs ont encore deux autres expressions, g-loidoria et g-skohmma pour lesquelles je ne trouve point de synonymes latins. Par la première, il faut entendre un blâme avec affront direct : je dirai volontiers du second, que c'est une morsure déguisée; et en effet, le sarcasme se couvre souvent de dissimulation ou même d'urbanité, en sorte qu'il dit autre chose qu'il ne veut faire entendre. Cependant il ne vise pas toujours à l'amertume; et certaines fois même il renferme quelque chose d'agréable pour celui contre lequel il est lancé. C'est ce dernier genre qu'emploiera l'homme sage et poli, surtout à table et au milieu des coupes, qui rendent plus facile la provocation à la colère. Car, de même qu'une légère impulsion suffit pour précipiter celui qui est au bord d'un escarpement, de même la plus légère blessure suffit pour faire entrer en fureur celui qui est plongé dans le vin. On doit donc s'abstenir soigneusement de lancer à table le sarcasme qui cache une injure; car des traits de cette espèce restent plus profondément fixés qu'un outrage direct, comme un hameçon crochu reste enfoncé avec plus de ténacité qu'une lame droite. D'ailleurs, ces sarcasmes excitent le rire des personnes qui les entendent, lesquelles paraissent ainsi confirmer l'insulte, en lui donnant leur assentiment. Voici un exemple du sarcasme injurieux: - "As-tu donc oublié que tu vendais des apprêts de cuisine?" Voici un exemple de cette espèce de sarcasme, que nous avons dit être souvent une injure déguisée: - "Nous nous souvenons du temps où tu te mouchais au bras". Là même pensée a été exprimée par les deux interlocuteurs; mais le prèmier a proféré une insulte, parceque ce qu'il reproche est entièrement nu et à découvert; le second a lancé un sarcasme, parce qu'il a déguisé l'outrage. Octave, qui passait pour être d'origine noble, dit un jour à Cicéron, qui lisait en sa présence: "Je n'entends pas ce que tu dis". - "Cependant, lui répondit celui-ci, je te savais les oreilles bien ouvertes" : ce qui fait allusion à l'opinion d'après laquelle Octave aurait été originaire de Libye, où c'est l'usage de percer les oreilles. Le même Cicéron repoussa Labérius, qui venait s'asseoir auprès de lui, en lui disant: "Je te recevrais bien, si je n'étais assis à l'étroit". - A quoi Labérius fit cette réponse tout aussi mordante : - Cependant tu occupes ordinairement deux siéges", voulant par là reprocher à ce grand homme la mobilité de sa foi politique. Le mot de Cicéron, "si je n'étais assis trop à l'étroit", était un sarcasme lancé contre César, qui faisait fréquemment, dans le sénat, des promotions si nombreuses, que les quatorze rangs de banquettes ne pouvaient suffire à contenir les sénateurs. On doit donc éviter, dans les festins, ce dernier genre de sarcasme, qui renferme en soi l'outrage; et le sage doit l'éviter toujours.  Il est d'autres sarcasmes moins amers, qu'on pourrait comparer à la morsure d'un animal féroce, à qui l'on aurait arraché les dents. Tel est celui de Cicéron à l'égard de ce consul dont les fonctions ne durèrent qu'un jour : "Jadis nous avions, disait-il, des flamines diales; maintenant nous avons des consuls diales". Et cet autre sarcasme, lancé contre le même personnage: "Nous avons un consul très vigilant, puisqu'il n'a point goûté le sommeil pendant toute la durée de son consulat". - Comme ce même consul reprochait à Cicéron qu'il n'était point venu lui rendre visite, celui-ci lui répondit : - "J'étais en route, lorsque la nuit m'a surpris". Des sarcasmes de ce genre emportent plus d'agrément que d'amertume. De même ceux qui sont relatifs à ces défauts corporels qui n'occasionnent que peu ou point de chagrin : comme si l'on plaisante sur une tête chauve, ou sur un nez aquilin, ou sur un nez comprimé à la Socrate. Ce sont là de petits malheurs qui ne peuvent occasionner qu'un chagrin proportionné. Au contraire, la perte des yeux ne saurait être reprochée sans occasionner quelque émotion. En effet, le roi Antigone, qui avait juré d'épargner Théocrite de Chios, le fit mourir ensuite, à cause d'un sarcasme que ce dernier avait lancé contre lui. On le conduisait vers Antigone, comme pour être condamné; ses amis le consolaient, et lui donnaient l'assurance qu'il éprouverait la clémence du roi, lorsqu'il serait devant ses yeux. - "C'est donc me dire, répliqua-t-il, que tout espoir de salut m'est interdit". Or Antigone était borgne. Ce Bon mot hors de saison coûta la vie au mauvais plaisant. Cependant je ne dissimulerai point que l'indignation a quelquefois poussé des philosophes à employer ce genre de sarcasme. Nouvellement enrichi, l'affranchi d'un roi avait rassemblé plusieurs philosophes dans un festin, et les interrogeait en raillant sur des niaiseries. - "Pourquoi, avec des fèves "noires et des fèves blanches, produit-on une purée d'une seule couleur? - Et toi, lui répondit avec indignation le philosophe Aridice, tu nous expliqueras pourquoi les lanières de cuir noir et celles de cuir blanc laissent des cicatrices semblables?" 
Il est des sarcasmes qui ont l'apparence de l'insulte, et qui néanmoins ne choquent point ceux à qui ils sont adressés; tandis qu'ils déchireraient cruellement, s'ils étaient lancés contre quelqu'un qui les eût mérités. Il en est d'autres, au contraire, qui ont l'apparence de la louange, et qui cependant outragent gravement celui à qui ils sont adressés. Je donnerai d'abord un exemple du premier : L. Quintius venait de retourner d'une province où il avait exercé la préture avec la plus grande intégrité; ce que vous admirerez, puisque c'était sous l'empire de Domitien. Se trouvant malade, il disait à un ami qui était auprès de lui, qu'il avait les mains froides. "Cependant, lui répondit celui-ci en plaisantant, tu viens naguère de les rapporter bien chaudes de ta province". Quintius sourit et fut même flatté de ce propos, tant le soupçon de toute malversation était loin de planer sur lui. Si, au contraire, ce propos eût été tenu à un homme mal avec sa conscience, et poursuivi par le souvenir de ses rapines, celui-ci en eût été fortement irrité.  Socrate plaisantait et ne prétendait point rabaisser Critobule, lorsqu'il provoquait ce jeune homme, fameux par sa beauté, à faire la comparaison de leurs agréments physiques. Certainement si vous dites à un homme très riche : "Je vais donner l'éveil à vos créanciers"; ou à un homme très chaste : "Vous aimez les courtisanes, vous les enrichissez par vos largesses; » ils en souriront tous deux, sachant bien que leur conscience est tranquille à cet égard. A ce genre de sarcasme est opposé celui qui blesse sous l'apparence de la louange, comme je l'ai établi plus haut. Si je dis à un homme très timide : "Vous êtes comparable à Achille ou à Hercule"; à un homme fameux par ses iniquités : "Je mets votre équité au-dessus de celle d'Aristide; » assurément ils ne manqueront pas de prendre pour des outrages ces propos louangeurs. Il est tel sarcasme qui peut plaire ou offenser, selon les personnes en présence desquelles il est prononcé. Il est des reproches que nous pouvons écouter sans peine, s'ils nous sont faits devant nos amis; et il en est que nous ne voulons pas entendre devant notre femme, nos enfants, ou nos maîtres; à moins que ces reproches ne soient d'une telle nature, que la censure qui en résulte soit flatteuse pour nous : comme, par exemple, si quelqu'un reprochait à un jeune homme, devant ses parents ou devant ses maîtres, qu'il risque de perdre la raison par ses veilles continuelles et ses lectures nocturnes; ou à un époux, devant sa femme, qu'il est insensé de se montrer bon mari, et de ne pas prendre les moeurs du bon ton. De pareils reproches n'occasionnent que de l'hilarité et à ceux à qui on les adresse, et à ceux devant qui ils sont proférés.  Le sarcasme est encore adouci, si la position de celui qui le lance est la même que celle de celui contre qui il est lancé; comme si, par exemple, un indigent, un homme d'une naissance obscure, en raille un autre sur la pauvreté, ou sur l'obscurité de sa naissance. Ainsi, Tharsius Amphias, qui tenait sa fortune d'un jardinier, après avoir dit quelques mots contre un ami auquel il semblait reprocher sa dégénération, ajouta aussitôt : "Au reste, nous venons tous deux de la même graine"; propos qui ne fit qu'égayer chacun d'eux. Voici maintenant un genre de sarcasme dont l'effet direct est de combler de joie ceux à qui on l'adresse : si l'on reproche, par exemple, à un homme courageux d'être prodigue de sa vie, et de vouloir mourir pour autrui; à un homme libéral, qu'il répand ses richesses, en s'inquiétant plus des autres que de lui-même. C'est ainsi que, sous l'apparence du blâme, Diogène avait coutume de louer Antisthène le Cynique, son maitre: "Il m'a rendu, disait-il, mendiant, de riche que j'étais auparavant; et au lieu d'une vaste maison, il m'a donné un tonneau pour habitation". C'était le louer mieux, de parler de la sorte, que s'il eût dit : "Je lui suis reconnaissant de ce qu'il m'a rendu philosophe, et de ce qu'il a fait de moi un homme d'une vertu consommée".  De tout cela concluons que ce que l'on comprend sous le nom générique de sarcasme produit des effets bien divers. Parmi les institutions par lesquelles Lycurgue forma les moeurs sévères des Lacédémoniens, on doit remarquer celle qui prescrivait aux jeunes gens de lancer des sarcasmes sans injurier, et de supporter ceux qu'on lançait contre eux. Si quelqu'un d'eux se fût mis en colère à propos d'un mot de ce genre, il lui était interdit d'en dire désormais aux autres. Donc, mon cher Aviénus, toi dont la jeunesse docile mérite et réclame l'instruction, puisque tu vois que toute espèce de sarcasme peut avoir un double effet, je t'engage à les éviter à table, où la colère dresse sans cesse des embûches à la gaieté, ' et à proposer de préférence, ou à résoudre des questions relatives à la circonstance; exercice que les anciens n'ont pas jugé tellement puéril, qu'Aristote n'en ait fait l'objet d'un de ses écrits, ainsi que Plutarque, et votre Apulée. Il ne faut donc point dédaigner ce qui a pu mériter l'attention de tant de philosophes.

CHAPITRE IV.

Qu'une nourriture simple est préférable à une nourriture composée, comme étant de plus facile digestion.  Praetextatus. - Pourquoi proposer exclusivement à un jeune homme de s'exercer sur des questions de ce genre, qui ne conviennent pas moins aux hommes âgés? Bien plus; vous tous qui êtes ici, pourquoi n'engageriez-vous pas la discussion sur des sujets relatifs au repas; et non point seulement sur la nourriture, mais encore sur la nature des corps, et autres questions de ce genre, puisque nous avons ici notre ami Disaire, dont les connaissances relatives aux objets de sa profession pourront nous être si utiles dans ce genre de discussions?  Tout le monde fut de l'avis de Praetextatus, et on l'invita à parler le premier, afin que les autres pussent se régler sur son exemple relativement à la manière d'interroger. - Je demanderai donc, dit-il, laquelle est d'une digestion plus facile, de la nourriture simple ou de la nourriture composée? car nous voyons que la plupart des gens usent de la dernière, et un petit nombre de l'autre. La sobriété est une qualité fière, sévère, et en quelque sorte glorieuse d'elle-même : la gourmandise, au contraire, est un vice agréable, qui a même des prétentions au bon ton. Je voudrais donc savoir lequel de ces deux régimes, l'un austère et l'autre délicat, est plus propre à maintenir la santé. Je n'aurai pas à chercher bien loin mon répondant, puisque Disaire est présent ici, lui qui connaît aussi bien ce qui convient au corps humain, qu'il connaît l'essence productrice et nourricière de son orga- nisation. Je voudrais donc, Disaire, t'entendre dire ce que les principes de la médecine indiquent sur cette question.  - Si quelqu'un, répliqua Disaire, de la troupe commune des hommes sans instruction m'eût consulté sur cette question, attendu que les esprits vulgaires sont plus frappés des exemples que des raisonnements, je me serais contenté de l'instruire en lui faisant remarquer les moeurs des animaux, qui, usant d'une nourriture simple et uniforme, jouissent d'un tempérament beaucoup plus sain que l'homme; et que parmi eux, ceux-là seulement sont sujets à des maladies, qu'on gorge et qu'on engraisse avec une nourriture préparée, et dans la composition de laquelle il entre plusieurs ingrédients. Certainement, en considérant que les animaux qui usent d'une nourriture simple jouissent ordinairement de la santé, et que ceux qu'on soumet, pour les engraisser, à une nourriture variée et composée sont malades, il ne douterait pas que ce dernier régime ne soit aussi indigeste par sa variété que par son abondance. Peut-être l'aurais-je frappé . encore davantage par un autre exemple, en lui faisant remarquer qu'il ne fut jamais de médecin assez imprudent ou assez audacieux pour permettre à un malade fébricitant d'user de la nourriture composée, au lieu de la nourriture simple; tant il est constant qu'une nourriture uniforme est d'une facile digestion puisque même un tempérament malade y peut suffire ! Un troisième exemple pourrait encore être apporté, pour prouver qu'on doit éviter la variété des mets comme on évite celle des vins. Qui ignore, en effet, que celui qui boit de diverses sortes de vins est bientôt saisi par l'ivresse, sans qu'il soit nécessaire pour cela d'en avoir bu une grande quantité? Mais avec toi, Praetextatus, toi à qui seul il est donné d'atteindre au plus haut degré de toutes les sciences, cette question, qui n'aurait pas besoin de mes discours pour t'être éclaircie, doit être traitée par le raisonnement plutôt que par les exemples. Les indigestions résultent, ou de la qualité du suc dans lequel la nourriture se résout, s'il n'est point approprié à l'humeur qui domine le tempérament, ou de la trop grande quantité de nourriture, dont la nature ne peut opérer la digestion complète. Parlons d'abord de la qualité du suc : celui qui se nourrit d'aliments simples reconnaîtra facilement par expérience ceux dont la substance lui est favorable ou pernicieuse car n'en ayant pris que d'une seule espèce, il ne peut être dans le doute sur celui qui lui est nuisible; et, par suite, il devient facile d'éviter une incommodité dont on connaît la cause. Mais celui qui se nourrit d'aliments divers doit éprouver des effets divers, résultant de la diversité des sucs qu'ils produisent. Les humeurs engendrées par des matières si variées n'ont point d'homogénéité entre elles; le sang, qui en est formé par le ministère du foie, au lieu de passer dans les veines pur et liquide, y porte avec lui cette discordance : de là, la source des maladies qui naissent du trouble des humeurs antipathiques. D'ailleurs, comme les différentes nourritures qui ont été consommées ne sont pas de même nature, elles ne sont pas toutes digérées simultanément; les unes le sont avec célérité, d'autres avec lenteur; ce qui trouble l'ordre des digestions subséquentes. Car la nourriture que nous prenons n'est pas soumise à une seule digetion; mais, pour alimenter le corps, elle doit en avoir subi quatre, dont une seule est sensible à tous, même aux plus grossiers; et les autres, plus occultes, ont été découvertes par le raisonnement. Pour expliquer ceci plus clairement, je dois reprendre la chose de plus haut. Nous avons en nous quatre forces destinées à agir sur les aliments. La première, appelée "cathectique", est celle qui attire en bas les aliments broyés par les mâchoires. Car comment une matière aussi épaisse que celle-là pourrait-elle pénétrer à travers le défilé de notre gosier, si une force naturelle secrète ne l'attirait ? La nourriture une fois avalée, il fallait éviter que, par une chute continue à travers les cavités qui se succèdent dans l'intérieur de notre corps, elle ne parvînt jusqu'aux dernières issues, et n'en fût expulsée telle qu'elle avait été reçue, au lieu d'attendre l'opération salutaire de la digestion. C'est à quoi pourvoit la seconde force, qu'à cause de sa puissance retentrice les Grecs ont nommée "catadectique". La troisième force par laquelle est opérée la transmutation de la nourriture s'appelle "alloïotique"; de celle-là dépendent toutes les autres, parce qu'elle est le mobile de la digestion. Le ventre a deux orifices : l'un dirigé vers le haut, qui reçoit les matières consommées et les entasse dans la cavité du ventre; cette cavité est l'estomac, qui a mérité d'être surnommé le père de famille, comme gouvernant lui seul toute l'organisation de l'animal : aussi, s'il souffre, la vie entière est attaquée, par suite du désordre qu'éprouve le conduit alimentaire. La nature a en quelque sorte doué l'estomac de raison, en lui donnant la capacité de vouloir et de ne pas vouloir. Par l'orifice inférieur, la nourriture est transmise dans les intestins qui y sont adjacents, où elle trouve le canal par où elle est expulsée. Une première digestion est donc opérée dans le ventre par la force alloïotique, qui transforme en suc toutes les matières qui ont été consommées. Le résidu forme un mare, qui tombe par l'orifice inférieur à travers les intestins, hors desquels, par la puissance de la quatrième propriété dite "apocritique", s'effectue son éjection. Maintenant que la nourriture est réduite en un suc, commencent les fonctions du foie. Le foie n'est autre chose qu'un amas de sang concret; la chaleur naturelle dont il est doué lui fait convertir en sang le suc qui vient d'être formé par la première digestion; et la transformation de ce suc en sang constitue la seconde digestion. Le sang ainsi préparé par la chaleur du foie est refoulé par elle dans les canaux des veines, qui le distribuent par tous les membres; tandis que la portion la plus froide de la substance digérée est rejetée dans la rate, laquelle est le centre de la froideur, comme le foie est celui de la chaleur : et voilà pourquoi toutes les parties droites sont les plus fortes, et les parties gauches les plus faibles; c'est que les unes sont dominées par la chaleur du viscère de droite, tandis que les autres sont engourdies par l'influence du viscère de gauche qu'elles avoisinent. La troisième digestion s'opère dans les artères et dans les veines, qui sont le réceptacle du sang et des esprits vitaux. Les veines et les artères font subir une espèce d'épuration au sang qu'elles reçoivent, et déversent dans la vessie toute la partie aqueuse, tandis qu'elles distribuent dans les diverses parties des membres de notre corps le sang liquide, pur et nutritif. Voilà comment de la nourriture que le ventre seul reçoit, il se forme une substance qui, distribuée par les canaux de tous nos membres, nourrit les os et la moelle, les ongles même et les cheveux. C'est ici la quatrième digestion, au moyen de laquelle chaque membre se nourrit de ce qui lui a été départi. Cette substance tant de fois épurée a cependant encore sa portion grossière, qui, lorsque notre corps est dans un parfait état de santé, se dissipe par des conduits secrets; mais lorsque quelqu'une de ses parties est malade, c'est sur elle, à cause de sa faiblesse, que cette dernière portion se précipite : voilà quelle est l'origine de ces maladies que les médecins appellent fluxions. En effet, si la quantité du suc résultant de la dernière nourriture se trouve être trop copieuse, la partie du corps qui est la plus saine en repousse l'excédant, lequel retombe infailliblement sur la partie la plus faible, qui n'a pas la force de le repousser. Ces matières étrangères font éprouver une tension à la partie sur laquelle elles se portent, et cela occasionne de la souffrance. Voilà donc quelles sont les trois causes de la goutte et des autres maladies d'engorgement : la surabondance des humeurs, l'énergie d'une partie qui les repousse, et la débilité d'une autre qui les reçoit. 
Nous avons avancé qu'il se fait dans notre corps quatre digestions, qui dépendent l'une de l'autre; en telle sorte que si l'une est entravée, la suivante ne peut être effectuée. Reportons-nous maintenant à la première, qui s'opère dans le ventre, et nous reconnaîtrons les obstacles qu'y apporte une nourriture de nature diverse. Les divers aliments ont chacun leur nature particulière : les uns se digèrent promptement, les autres avec plus de lenteur : l'effet de cette opération est de les convertir en un suc; et quoiqu'ils aient été consommés en même temps, comme cette opération ne s'effectue pas simultanément, ceux des aliments qui ne l'ont pas encore subie aigrissent le suc déjà produit; ce dont nous sommes souvent avertis par l'effet des éructations. Certains aliments ne se soumettent que tardivement à l'action digestive; or, de même que l'action du feu sur le bois humide produit de la fumée, ainsi la chaleur naturelle fait exhaler une fumée de ces aliments, que cette chaleur ne consume que tardivement ; c'est encore un effet que font éprouver les éructations. Au contraire, une nourriture uniforme n'éprouve point ce trouble produit par les retards de la digestion, puisqu'elle est simultanément convertie en un suc d'une nature simple; et aucune des digestions n'est intervertie, puisqu'elles se succèdent chacune à leurs époques déterminées. Si quelqu'un cependant dédaignait d'admettre ces raisonnements (car l'on sait que rien n'est plus intraitable que l'ignorance), et persistait à penser que c'est la trop grande abondance de nourriture qui entrave la digestion, sans considération de sa qualité, je trouverais encore dans cette thèse la preuve qu'une nourriture multiforme est une cause de maladie; car la variété des ragoûts exige différents ingrédients, au moyen desquels on irrite l'appétit au delà du voeu de la nature. Cette irritation fait qu'on mange des mets une seconde fois, ou du moins qu'on goûte un peu de chacun; ce qui produit une pléthore. Aussi Socrate avait-il coutume d'exhorter à éviter les mets et les boissons qui prolongent l'appétence au delà de ce qu'il faut pour apaiser la faim et la soif. Finalement, il faut éviter la variété dans les mets, parce que c'est un raffinement de volupté, dont un homme grave et studieux doit s'abstenir. Car qu'y a-t-il de plus opposé à la vertu que la volupté? Mais je ne pousse pas plus loin cette discussion, de peur d'avoir l'air d'incriminer le repas auquel nous assistons, et qui, encore que sobre, est composé cependant de mets variés.

 CHAPITRE V.

Qu'au contraire une nourriture composée nous est plus appropriée qu'une nourriture simple. Praetextatus et les autres convives s'empressaient d'applaudir à ces discours, lorsqu'Evangelus s'écria : Rien ne mérite moins d'être toléré que cet empire qu'obtient sur nos oreilles le charme de l'élocution, qui soumet l'opinion par l'harmonie des paroles, qui nous surprend par la volubilité du discours, et arrache la croyance des auditeurs en exerçant sur eux une véritable tyrannie. Comme je m'avoue incapable de débrouiller un pareil labyrinthe, Praetextatus, invite Eustathe, en notre nom, à s'emparer de la thèse contraire à celle qui vient d'être soutenue, et à nous communiquer tous les arguments qu'on peut produire en faveur de la nourriture multiforme; et qu'ainsi une langue fougueuse succombe sous ses propres traits, qu'un Grec enlève à un autre Grec nos applaudissements, comme on voit la corneille arracher les yeux à la corneille. Symmaque. - Évangelus, tu viens de solliciter avec amertume une chose très agréable; car ce sera un plaisir utile que d'entendre combattre un discours qui fut si fécond, et paré de tant d'élégance. Mais ce n'est point pour tendre des pièges à des pensées ingénieuses, ce n'est point par envie contre des développements brillants, que nous devons désirer de les voir combattre. Pour mon compte, je ne nierai pas d'avoir quelquefois chanté cette espèce de palinodie; car on sait que c'est un exercice de rhétorique, de traiter les deux côtés des lieux communs, en soutenant alternativement le pour et le contre. Mais comme les arguments apportés par les Grecs en faveur d'une thèse ont sans doute trouvé leur réponse chez eux plus facilement qu'ailleurs, nous te prions tous, Eustathe, de repousser les raisonnements et les observations de Disaire, en restituant pleinement aux festins les attraits dont il les a dépouillés. Eustathe se fit solliciter longtemps, avant de se charger de l'office réclamé de lui; mais il céda enfin aux prières réitérées de tant de personnes illustres, auxquelles il n'était pas possible de résister. Me voilà donc forcé, dit-il, à déclarer la guerre à deux objets qui me sont bien chers, à Disaire et à la frugalité; mais justifié par votre autorisation, comme par un édit du préteur, je me déclarerai, puisqu'il le faut, le patron de la gueule. D'abord, c'est par des exemples plus spécieux que justes que notre ami Disaire a commencé, comme je le prouverai, à s'emparer de nos esprits; car il a prétendu que les animaux usent d'une nourriture uniforme, et que c'est pour cela que leur santé est plus robuste que celle de l'homme. Je prouverai la fausseté de ces deux assertions; car je démontrerai que l'animal sans raison ne se contente point d'une nourriture uniforme, et qu'il n'est pas plus que nous à l'abri des maladies. Le premier fait est attesté par la seule variété des prés où il paît, et dans lesquels croissent ensemble des herbes amères et des herbes douces, les unes à sucs chauds et les autres à sucs froids; en sorte que tout l'art du cuisinier ne pourrait composer aucun mets aussi diversifié que tous les herbages dont les espèces furent si diversifiées par la nature. Eupolis est reconnu par tous comme l'un des plus élégants des anciens poètes comiques. Dans sa pièce intitulée "les Chèvres", il introduit ces animaux parlant eux-mêmes de leur nourriture en ces termes:  Nous nous nourrissons de toute sorte De plantes que la terre porte, Du sapin les tendres rejetons  Et du chêne verd nous broutons, Du cythise, de l'arboisier, Genievres odorants et laurier, De l'if au dru menu-feuillage, Du pin, de l'olivier sauvage, Du lierre, lentisque, et du fresne, Du tamarin, bruyere et chesne, Du fouteau et du groselier, Du cistre, saule et prunelier, Des aphrodilles (asphodèles), du bouillon, De la sarriette. Reconnaissez-vous dans cette énumération de branchages et d'arbrisseaux, dont les sucs ne sont pas moins divers que les noms, cette simplicité de nourriture dont on vous a parlé? Pour prouver que les animaux ne sont pas moins sujets que les hommes à être attaqués par les maladies, je me contenterai d'invoquer le témoignage d'Homère, qui parle d'une maladie pestilentielle, laquelle se manifesta d'abord chez les animaux, et qui faisait déjà des ravages parmi les troupeaux, avant qu'elle eût fait aucun progrès parmi les hommes.  La brièveté de leur vie est encore une preuve des infirmités auxquelles beaucoup d'animaux sont sujets. Quel est, en effet, parmi ceux que nous connaissons bien, celui dont les années égalent celles de l'homme; à moins qu'on n'aille recourir aux choses fabuleuses qu'on raconte des corbeaux et des corneilles? Et ces animaux-là eux-mêmes, ne les voit-on pas rechercher avec avidité toute espèce de cadavres, de graines et de fruits ? car leur voracité n'est pas moins excessive que ce qu'on raconte de leur longévité.  Le second exemple allégué, si je m'en souviens bien, c'est l'usage où sont les médecins de faire prendre aux malades une nourriture uniforme, et non point des aliments diversifiés. En cela vous avez pour motif, je pense, non que cette nourriture soit plus facile à digérer, mais qu'elle est moins appétissante; en sorte que le dégoût de cette uniformité émousse le désir de manger, dans les circonstances où l'infirmité de la nature lui enlève les forces nécessaires pour opérer la digestion d'une grande quantité d'aliments. Cela est si vrai, que si quelque malade voulait manger une trop grande quantité de cette nourriture, même uniforme, vous la refusez à son appétit. Ce n'est donc là qu'une ruse relative à la quantité et non à la qualité de la nourriture.  Quand tu essayes de persuader d'éviter la variété dans le manger, comme on l'évite dans le boire, ce n'est encore qu'un sophisme insidieusement caché, sous la couleur d'une similitude de mots; car les résultats de la boisson sont bien différents de ceux de là manducation. En effet, qui jamais, en mangeant beaucoup, a ébranlé sa raison? ce qui peut arriver par suite de la boisson. La réplétion de la nourriture appesantit le ventre et l'estomac, tandis que l'homme plongé dans le vin devient semblable à un insensé. Pour moi, je pense que la nourriture, par son poids naturel, se réunit en un seul endroit, où elle attend l'action de la digestion, qui, après l'avoir dissoute insensiblement, la distribue aux divers membres; tandis que la boisson, plus légère de sa nature, s'élève tout de suite, et va frapper des gouttes d'une fumée chaude le cerveau, qui est placé au sommet de notre corps. Voilà donc pourquoi l'on évite la variété des vins; c'est afin que cette fumée, dont la chaleur subite et diversifiée dans ses degrés court s'emparer de la tête, n'aille point troubler ce siége de la raison; crainte que nul motif, que rien de semblable ne saurait inspirer relativement à la variété des aliments.  Quant à la discussion dans laquelle tu as décrit avec beaucoup de clarté l'organisation compliquée des différentes digestions, je n'ai que des éloges à donner à l'éloquence de tout ce que tu as dit concernant le corps humain; mais cela ne nuit en rien à la question actuelle. La seule chose à laquelle je ne puis accorder mon assentiment, c'est lorsque tu dis que les sucs divers, produits par des aliments variés, sont contraires à nos corps, tandis que nos corps eux-mêmes sont un composé de qualités contraires. Car nous avons en nous les principes de la chaleur et du froid, du sec et de l'humide. Or, une nourriture uniforme ne saurait produire qu'un suc d'une seule qualité. D'un autre côté, nous savons qu'un semblable ne peut se nourrir que par son semblable. Maintenant, je te demanderai comment s'alimenteront trois des principes différents de notre corps. Je trouve dans Empédocle un témoignage que chaque substance attire son semblable. Il dit: Le doulx saisit ce qu'il y a de doulx, L'amer s'en court se joindre à l'amer roux; L'aigre s'attache à l'aigre; et la partie Qui est bruslée, aussi à la rostie.Je t'entends citer toi-même souvent avec admiration ces paroles de ton Hippocrate : "Si l'homme était un corps simple, il ne souffrirait pas; or il souffre, donc il est composé". Concluons de là que, puisque l'homme n'est pas une substance simple, il ne doit pas être alimenté d'une substance unique. Et en effet, le Dieu créateur de toutes choses n'a pas fait d'une substance simple cet air que nous respirons, et dans lequel nous sommes plongés, en sorte qu'il soit toujours froid ou toujours chaud; il ne l'a point livré non plus à une continuelle sécheresse, ni à une perpétuelle humidité; parce qu'étant composé de quatre principes, un seul n'eût pas été propre à nous alimenter. Il a donc fait le printemps à la fois humide et chaud ; l'été, chaud et sec ; l'automne, sec et froid; l'hiver, froid et humide. De même aussi les éléments, qui sont nos principes constitutifs, possèdent des propriétés diverses qu'ils nous communiquent en nous alimentant. Le feu est à la fois chaud et sec; l'air, humide et chaud; l'eau, froide et humide; la terre, sèche et froide. Pourquoi donc nous condamnes-tu à une nourriture simple, alors que rien n'est simple, ni en nous, ni autour de nous, ni dans les principes d'où nous provenons? Relativement à ces aigreurs et à ces exhalaisons que la nourriture produit quelquefois dans l'estomac, et que tu veux attribuer à la variété des aliments, il faut que tu déclares, pour que nous t'en croyions, ou que celui qui use d'une nourriture multiforme éprouve toujours ces effets, ou que celui qui use d'une nourriture uniforme ne les éprouve jamais. Mais si, au contraire, celui qui s'asseoit à une table abondamment servie est souvent affranchi du désordre que tu signales, tandis que celui qui ne se nourrit que d'une seule qualité d'aliments l'éprouve quelquefois, pourquoi ne pas l'attribuer plutôt à la voracité qu'à la variété? car celui qui mange gloutonnement une nourriture simple est sujet aux indigestions, tandis que celui qui use avec modération d'une nourriture variée jouit d'une digestion facile. Mais, diras-tu, l'excès est le résultat de la variété des mets, qui irrite la gourmandise, et excite à manger plus qu'il n'est nécessaire. Je reviens à ce que j'ai déjà dit. Les indigestions proviennent. de la quantité de nourriture, et non de la qualité. Celui qui sait se commander à lui-même observe la tempérance, même lorsqu'il est assis à une table sicilienne on asiatique; tandis que l'homme vorace la viole, en ne mangeant que des olives ou des légumes. Celui qui use avec sobriété de l'abondance conserve la santé; comme celui-là lui porte atteinte, qui n'use d'autres assaisonnements que de sel, mais qui s'en gorge voracement. Enfin, si tu crois nuisible la variété des matières que tu consommes, pourquoi composez-vous les remèdes que nous avalons, et, qui par conséquent descendent dans nos entrailles, de substances si diverses et même si opposées entre elles? Vous mêlez l'euphorbe au suc du pavot; vous mitigez, au moyen du poivre, la mandragore, et d'autres herbes dont les propriétés sont fortement réfrigérantes. Ne faites-vous pas usage de viandes monstrueuses, telles que des testicules de castor et des chairs venimeuses des vipères, que vous plongez dans des boissons, concurremment avec les productions de l'Inde, et avec les herbes si nombreuses que produit la fertile Crète? Puis donc que les remèdes font, pour la conservation de la vie, la même chose que la nourriture, les premiers en la ranimant, la seconde en l'entretenant, pourquoi vous efforcez-vous d'introduire la variété parmi les uns, tandis que vous condamnez l'autre aux dégoûts de l'uniformité? Après toutes ces objections, tu as déclamé pompeusement contre la volupté, comme si la volupté était toujours l'ennemie de la vertu; tandis qu'elle ne devient telle que lorsque, dédaignant la modération, elle se précipite dans les excès. Et en effet, l'esclave qui ne mange que lorsqu'il est pressé par la faim, et qui ne boit que pour se désaltérer, ne recherche-t-il pas le plaisir dans ces deux actes? Ce n'est donc pas le nom de la volupté qui est honteux, car elle ne devient honnête ou blâmable que selon l'usage qu'on en fait. Mais ce serait peu de l'excuser, il faut encore lui donner l'éloge qu'elle mérite. En effet, la nourriture qui est prise avec plaisir est reçue et attirée dans le ventre qui la désirait; elle y trouve libre la place qui l'y attendait; il s'en alimente avec activité, et bientôt il en a opéré la digestion; ce qui ne s'exécute pas aussi bien à l'égard de la nourriture qui ne nous provoque par aucun attrait. Pourquoi donc faire un crime à la variété d'exciter à manger, puisque là vivacité de l'appétit constitue la santé de l'homme, qui languit et souvent court des risques, si l'appétit vient à s'évanouir? Ainsi, si le vent souffle trop fortement sur la mer, le pilote s'en abrite, et neutralise sa trop grande impétuosité en pliant entièrement ses voiles; mais il n'a aucun moyen de l'exciter lorsqu'il est assoupi de même, lorsque l'appétit nous provoque et s'accroît trop, on peut le modérer par le gouvernail de la raison; mais si une fois il s'anéantit, la vie s'éteint avec lui. Donc, puisque c'est la nourriture qui nous fait vivre ; et que l'appétit peut seul nous en prescrire l'usage, nous devons avoir soin de l'exciter en nous au moyen de la variété, puisque la raison est toujours là pour le tenir renfermé dans les bornes de la modération. N'oubliez pas cependant que je parle assis à un repas d'agrément, et non à un repas d'apparat; et que je n'admets point la variété comme un moyen d'étaler du luxe, ainsi que font ceux qui recherchent les neiges de l'été et les roses de l'hiver, et qui, plus par ostentation que pour l'usage, font fouiller les plus secrets asiles des forêts et fatiguer les mers étrangères; car alors, quand même la tempérance des convives mettrait à l'abri leur santé, ce luxe lui seul est déjà une atteinte portée aux moeurs. Disaire accueillit fort bien bette réplique : - Tu as parlé, Eustathe, lui dit-il, en dialecticien, et moi en médecin. Que celui qui voudra faire un choix relatif à sa conduite consulte son expérience, et elle lui apprendra ce qui est le plus utile à la santé.

 CHAPITRE VI.

Que le vin, de sa nature, est plutôt froid que chaud ; et pourquoi les femmes s'enivrent rarement, et les vieillards fréquemment. Flavien: J'ai entendu, j'en conviens, tous les médecins comprendre le vin au nombre des substances échauffantes; et tout à l'heure Eustathe, en traitant des causes de l'ivresse, parlait de la chaleur du vin. Quant à moi, en réfléchissant plus d'une fois sur ce point, il m'a semblé que la nature du vin était plus froide que chaude ; et je vais exposer les raisons qui me déterminent à penser ainsi, pour que vous prononciez votre jugement sur cette opinion. Le vin, selon mon sentiment, est une substance froide, mais susceptible, lorsqu'elle est mise en contact avec des substances chaudes, de recevoir on même d'attirer la chaleur. Ainsi le fer est froid au tact : "Il saisit avec les dents le fer glacé" (a dit Homère ) cependant il s'échauffe étant exposé au soleil; et la chaleur qui lui est étrangère détruit le froid qui lui est naturel. Voyons si le raisonnement ne nous conduira pas à dire la même chose du vin. Le vin, ou est absorbé dans notre intérieur par voie de boisson, ou est employé extérieurement par voie de friction curative. Dans ce dernier cas, les médecins eux-mêmes ne nient pas sa froideur; mais ils disent qu'il est échauffant pris à l'intérieur, non point par sa nature, mais par son mélange avec des substances chaudes. Qu'ils me disent donc pourquoi ils l'administrent à l'estomac malade et affaibli, afin d'en réparer les forces par ses propriétés astringentes, si ce n'est parce que sa froideur donne de l'énergie aux parties relâchées, et rétablit celles qui se désorganisent. Qu'ils me disent encore pourquoi, tandis qu'ils ne laissent prendre rien d'échauffant aux estomacs fatigués, pour ne pas augmenter leur lassitude, sachant tirer par ce traitement un principe de force d'une privation, le vin n'est point au nombre des choses dont ils interdisent l'usage? Voici encore une autre preuve que la chaleur n'est point innée dans le vin, mais qu'elle lui est seulement accidentelle. Si quelqu'un, sans le savoir, a bu de l'aconit, je n'ignore pas qu'on le guérit ordinairement en lui faisant avaler beaucoup de vin pur, qui, se répandant dans les entrailles, attire à soi la chaleur, et, comme s'il était naturellement échauffant, combat le froid du poison : mais si l'aconit est avalé étant exprimé dans le vin, aucun remède ne peut préserver de la mort celui qui en a bu de la sorte; car alors le vin, froid de sa nature, par son mélange avec le poison en augmente la froideur; et il ne s'échauffe point dans l'intérieur du corps, parce qu'il n'est point parvenu pur dans les entrailles, mais mêlé ou plutôt transformé en une autre substance. De plus, on prescrit le vin aux personnes affaiblies par des sueurs trop abondantes, ou par un relâchement intestinal, pour, dans les deux cas, resserrer les conduits. Les médecins calment les insomnies avec du jus de pavot, ou de la mandragore, ou d'autres remèdes de cette espèce, dans lesquels il entre du vin; car le vin a la propriété de rappeler le sommeil, ce qui est la preuve de la froideur de sa substance. Tous les échauffants provoquent l'action vénérienne, excitent la semence et favorisent l'acte de la génération, tandis que celui qui a bu beaucoup de vin n'est point porté au coït. Il paraît même que cette liqueur est contraire au principe de la génération; car, prise en trop grande quantité, sa froideur appauvrit ou énerve la semence. Ce qui vient encore manifestement à l'appui de mon opinion, c'est que les mêmes symptômes se manifestent chez les hommes qui sont dans l'ivresse , et chez ceux qui sont d'un tempérament froid. Les uns et les autres sont pâles, appesantis, tremblants; leurs esprits vitaux, . s'agitant par secousses tumultueuses, ébranlent leurs membres et les diverses parties de leurs corps; les uns et les autres éprouvent le même engourdissement, le même bégayement. Chez plusieurs personnes, cette maladie que les Grecs appellent paralysie est produite par l'excès du vin, comme par un trop grand refroidissement. Considérez encore quel genre de remède on emploie pour guérir ceux qui sont atteints de l'ivresse. On les fait coucher sous beaucoup de couvertures, afin de ranimer la chaleur éteinte; on leur fait prendre des bains chauds, on excite la chaleur du corps par des onctions chaudes; enfin ceux qui s'enivrent fréquemment vieillissent bientôt; d'autres, avant l'âge compétent, voient leur tête blanchir ou se dépouiller, signes de l'appauvrissement de la chaleur. Quoi de plus froid que le vinaigre, qui n'est autre chose que du vin altéré? car de tous les liquides, c'est le seul qui éteint une flamme très ardente, parce que sa froideur triomphe de la chaleur de l'élément. N'omettons pas non plus de remarquer que, parmi les fruits que produisent les arbres, ceux-là sont les plus froids, dont le suc imite la saveur du vin ; comme les pommes ordinaires, la grenade et la pomme cydonienne, que Caton appelle coing. Au reste, je n'oublie point que j'ai à faire une interrogation. Je te prierai donc, Disaire, de m'expliquer ce que je vais te demander. Je me souviens d'avoir lu dans un philosophe grec (si je ne me trompe, c'est dans le traité d'Aristote sur l'ivresse) que les femmes s'enivrent rarement, et les vieillards fréquemment; mais il ne donne point les raisons de cette fréquence chez les uns, et de cette rareté chez les autres. Comme cette question appartient entièrement à la nature de nos corps, dont tes études et ta profession te commandent la connaissance, je voudrais que tu nous révélasses les causes de ce phénomène que le philosophe a exprimé en forme d'axiome, si d'ailleurs tu partages son opinion. Disaire. - Aristote a dit vrai en cela, comme dans tout le reste; et je ne saurais n'être pas de l'avis d'un homme dont la nature elle-même a confirmé les découvertes. Les femmes, dit-il, s'enivrent rarement, les vieillards fréquemment. Ce double axiome est plein de justesse, et l'un découle de l'autre; car lorsque nous saurons ce qui préserve les femmes de l'ivresse, nous aurons appris en même temps ce qui y plonge fréquemment les vieillards. En effet, le tempérament du corps de la femme et celui du corps du vieillard sont d'une nature opposée : celui de la femme est très humide; la beauté et la finesse de sa peau nous en avertissent, et surtout ces évacuations assidues qui déchargent son corps du superflu des humeurs. Lors donc que les femmes boivent du vin, précipité au milieu de cette abondance d'humeurs, il s'y délaye et y perd sa force; et c'est cet affaiblissement qui met obstacle à ce qu'il puisse aller frapper le siége du cerveau. Voici encore une autre raison en faveur du principe. Le corps de la femme, destiné à de fréquentes évacuations, contient un grand nombre de conduits, qui sont autant de canaux et de voies qui offrent à l'affluence des humeurs des passages pour s'évacuer au dehors; or la vapeur du vin se dissipe promptement à travers ces conduits. Le corps des vieillards, au contraire, est sec; ce que prouvent et l'aspérité et les écailles de leur peau. Les larmes sont rares à cet âge, ce qui est encore un signe de siccité. Chez eux, le vin n'est point neutralisé par des humeurs qui lui soient contraires; il s'empare avec toute son énergie d'un corps desséché, et bientôt il a atteint le lieu où siège l'intelligence de l'homme. Nul doute aussi que le corps des vieillards ne soit endurci; ce qui fait que les pores de leurs membres sont resserrés par l'effet de cette roideur; en sorte qu'il ne s'échappe aucune exhalation du vin qu'ils ont bu, mais il s'élève tout entier vers le siège de l'intelligence. C'est à cause de cette dernière raison que les vieillards, sains d'ailleurs, éprouvent les mêmes infirmités que les vieillards ivres; le tremblement des membres, le bégayement, l'abondance des paroles, la propension à la colère : toutes choses auxquelles les jeunes gens ivres sont sujets, ainsi que les vieillards sobres. Si donc ceux-ci se donnent au moyen du vin la plus légère incitation, ce n'est pas de cette boisson qu'ils reçoivent tous ces maux qui déjà les ont atteints par l'effet de l'âge; mais seulement le vin les réveille en eux.

 CHAPITRE VII.

Si le tempérament de la femme est plus froid ou plus chaud que celui de l'homme; et pourquoi le moût n'enivre pas. Le raisonnement de Disaire fut approuvé de tout le monde; et Symmaque ajouta : - On a senti toute la justesse des arguments de Disaire sur la rareté de l'ivresse chez les femmes, mais il en a négligé un : c'est que la grande froideur qui règne dans leurs corps refroidit le vin qu'elles boivent; en sorte que sa force languissante ne peut point produire cette chaleur d'où, résulte l'ivresse. - Horus lui répondit : C'est à tort que tu penses que le tempérament de la femme est froid; je te prouverai facilement, si tu le veux, qu'il est plus chaud que celui de l'homme. Les humeurs naturelles de notre corps, quand nous avons dépassé l'âge de l'enfance, durcissent, et donnent naissance au poil dont se couvrent le pubis, les joues et d'autres parties du corps; mais chez la femme ce poil se réduit à peu de chose, parce que la chaleur naturelle suffit pour dessécher les humeurs de son corps, ce qui fait que la peau conserve sa beauté et sa finesse. Un autre indice de chaleur chez la femme, c'est l'abondance du sang, qui, ardent de sa nature, doit s'évacuer par de fréquentes purgations, pour ne pas brûler le corps en y faisant stagnation. Comment donc pourrait-on dire que les femmes sont d'un tempérament froid, puisque si elles sont pleines de sang, elles doivent être aussi pleines de chaleur? L'usage de brûler les cadavres des morts n'existe plus dans notre siècle; mais nous lisons que lorsqu'on regardait comme un honneur à leur rendre de livrer leurs corps aux flammes, s'il se rencontrait qu'on en eût à brûler plusieurs à la fois, les ministres des funérailles joignaient à dix cadavres masculins le corps d'une seule femme, par l'aide duquel on parvenait à allumer les autres; parce qu'étant d'une nature inflammable, il devenait promptement ardent. Ainsi donc, la chaleur du tempérament de la femme ne fut pas ignorée des anciens. Je remarquerai encore que, la chaleur étant le principe de la génération, les femmes deviennent capables d'en exercer l'acte plutôt que les jeunes hommes, parce qu'elles sont d'un tempérament plus chaud; aussi notre législation fixe l'âge de puberté à quatorze ans pour l'homme, et à douze ans pour la femme. Qu'ajouter encore de plus? Ne voyons-nous pas les femmes, pendant les plus grands froids, au lieu de s'envelopper comme les hommes dans de nombreux habits, se contenter de légers vêtements, à cause de leur chaleur naturelle, qui résiste au froid répandu dans l'air? A cela Symmaque répondit en souriant : - Notre ami Horus vient de s'essayer heureusement à passer du rôle de cynique à celui d'orateur, en détournant toutes les preuves qui peuvent servir à démontrer la froideur du tempérament de la femme, vers la proposition contraire. D'abord, c'est le défaut de chaleur qui fait que les femmes n'ont point de poil, comme les hommes; car c'est la chaleur qui le produit : aussi il manque chez les eunuques, dont personne n'a contesté que le tempérament ne fût plus froid que celui des hommes. En outre, dans le corps humain, ce sont les parties où la chaleur abonde le plus qui sont revêtues de plus de poil. Les chairs de la femme sont d'une grande finesse, parce qu'elles sont condensées par leur froideur naturelle; car la condensation est la suite de la froideur, et le poli des surfaces est une suite de la condensation. Les fréquentes évacuations des femmes ne sont pas le symptôme d'une humeur abondante, mais d'une humeur vicieuse. En effet, ce qui est expulsé est une substance crue, indigeste, et dont l'écoulement peut être considéré comme une infirmité. Cette matière n'a point de siège qui lui soit propre; mais la nature la repousse, parce qu'elle est nuisible, et surtout parce qu'elle est froide ce qui est prouvé principalement par le sentiment de froid qu'il arrive aux femmes d'éprouver pendant cette évacuation : d'où l'on peut inférer que la matière qui s'écoule est une matière froide, et que, l'absence de la chaleur la laissant inanimée, elle ne peut plus séjourner dans un corps vivant. Quant à l'exemple cité, du cadavre féminin qui aidait à brûler les cadavres masculins, ce n'était point par l'effet du calorique, mais par celui de la nature graisseuse et en quelque sorte oléagineuse du corps de la femme. La promptitude avec laquelle la femme devient apte à la génération est le résultat de la faiblesse, et non de la grande chaleur de sa constitution : c'est ainsi que les fruits tendres mûrissent plus promptement que les fruits durs. Mais si tu veux apprécier, par l'acte de la génération, la véritable mesure de la chaleur, considère combien les hommes conservent plus longtemps la faculté d'engendrer que les femmes celle de concevoir; et que ce soit pour toi une mesure certaine de la chaleur ou du froid qui domine dans chaque sexe. Car cette puissance commune à chacun d'eux s'éteint plus promptement dans le corps le plus froid, et persévère plus longtemps dans celui qui est le plus chaud. C'est encore le froid naturel aux femmes qui fait qu'elles supportent plus facilement que les hommes la froideur de l'atmosphère; car les semblables se conviennent réciproquement. C'est donc le tempérament froid qu'elles ont reçu de la nature qui fait que leur corps ne redoute point le froid. Au reste, que chacun là-dessus pense ce qu'il voudra. Je passe maintenant au rôle d'interrogateur, et c'est encore à Disaire que je m'adresse, comme à un de mes amis les plus tendres, et comme à un des plus savants hommes généralement, et spécialement comme à l'un des plus savants d'entre ceux qui sont présents ici. Dernièrement, je suis allé à mon domaine de Tusculum, à l'époque solennelle où l'on faisait la récolte annuelle des fruits de la vendange. Il fallait voir les esclaves, mêlés avec les paysans, boire du moût qui coulait spontanément ou qu'ils exprimaient, et cependant n'être point saisis par l'ivresse : ce qui m'étonnait surtout de la part de ceux en qui j'avais remarqué qu'une petite quantité de vin suffisait pour leur faire perdre la raison. Je demande donc pourquoi le moût produit si difficilement l'ivresse, ou ne la produit point du tout. Disaire lui répondit : - Tout ce qui est doux a bientôt rassasié; on n'en conserve pas longtemps le désir, et à la satiété succède le dégoût. Or, le moût n'a que de la douceur, et il n'a aucune suavité. En effet, le vin est doux quand il est jeune; mais en vieillissant, il devient suave. On peut citer le témoignage d'Homère, en preuve qu'il existe une nuance entre ces deux qualités; car il a donné au miel l'épithète de doux, g-glukeroh, et au vin celle de suave, g-ehdei. Ainsi, le moût n'étant encore que doux, sans aucune suavité, par le dégoût qu'il inspire ne permet pas d'en boire une quantité suffisante pour enivrer. Voici une autre preuve, prise dans la nature, que la douceur est contraire à l'ivresse. Les médecins provoquent au vomissement ceux qui ont pris une quantité de vin assez grande pour les mettre en péril; et après le vomissement, afin de combattre les fumées du vin qui est resté dans les veines, ils leur font prendre du pain trempé dans du miel, dont la douceur préserve l'individu des atteintes de l'ivresse. Ainsi donc le moût, qui n'a d'autre propriété que la douceur, ne doit point enivrer. Cela découle encore de la cause naturelle de la pesanteur du moût, mélange d'air et d'eau, qui par son propre poids tombe et coule bientôt travers les intestins, sans séjourner dans les, lieux où peut se produire l'ivresse. Sans doute que, pendant sa chute, il dépose dans le corps les deux substances qui composent sa nature, l'air et l'eau; mais l'air, étant suffisamment pesant, tombe dans les parties inférieures : quant à l'eau, non seulement elle n'a point la propriété de troubler la raison; mais même, si quelque partie de la force vineuse tombe dans le corps, elle la délaye et l'éteint. Ce qui prouve qu'il y a de l'eau dans le moût, c'est qu'en vieillissant son volume diminue, tandis que son énergie augmente; parce que, l'eau qui l'adoucissait s'étant évaporée, il ne reste que la pure substance du vin dans toute sa force, sans mélange d'aucune humeur délayante et adoucissante.

CHAPITRE VIII.

De la facilité ou de la difficulté de la digestion de certains aliments; et de quelques autres petites questions extrêmement subtiles. Furius Albin. - Je veux aussi, pour ma part, donner de l'exercice à notre ami Disaire : Dis-moi, je te prie, pourquoi la saucisse est-elle d'une digestion difficile? la saucisse cependant à été nommée "insicium" (mot formé d'"insectio", avec retranchement d'une lettre), à cause de la trituration extrêmement menue à laquelle on la soumet, qui doit détruire toutes les parties pesantes de la viande, et avancer en grande partie sa décomposition.  Disaire. - Ce qui rend cette espèce d'aliment difficile à digérer, c'est précisément ce que tel croyais en devoir préparer la digestion. Car la légèreté que lui donne la trituration fait qu'elle surnage au-dessus de la nourriture délayée qu'elle trouve dans l'estomac, et qu'elle n'adhère pas aux parois de celui-ci, dont la chaleur aide la digestion. C'est ainsi que si l'on jette dans l'eau une matière broyée et pétrie, elle y surnage; d'où l'on peut inférer que la nourriture, faisant la même chose au sein du liquide qui se trouve dans l'estomac, se soustrait à l'action de la digestion; et que sa coction est retardée d'autant que la dissolution opérée par la vapeur de l'eau est plus tardive que celle qui est opérée par le feu. D'ailleurs, à proportion que la nourriture est plus broyée, elle renferme plus d'air, lequel doit être épuisé avant que les parties de la chair qu'il laissera libres puissent être dissoutes.  - Je voudrais beaucoup encore, dit Furius, savoir pourquoi certaines viandes compactes sont plus faciles à digérer que d'autres plus légères. 
Par exemple, la digestion des ragoûts de boeuf est bientôt opérée; tandis que celle de certains poissons est laborieuse. Disaire lui répondit: - La raison de ceci est la force surabondante de la chaleur qui est dans l'homme, laquelle, si elle rencontre une quantité suffisante de matière, s'en empare facilement, agit sur elle; et par ses efforts parvient bientôt à la dissoudre. Mais si cette matière est trop peu considérable, elle la néglige comme si elle lui échappait, ou bien elle la réduit en cendre plutôt qu'en suc. Ainsi, le feu réduit de gros chênes en charbons ardents, tandis que la paille ne laisse après elle qu'un peu de cendre: Un exemple qui revient encore à notre sujet, c'est celui d'une forte meule qui broie les grains les plus gros, tandis qu'elle laisse passer tout entiers les plus petits. Le chêne et le sapin sont arrachés par les grands vents, tandis que le roseau résiste facilement à toutes les tempêtes. Furius, enchanté des ingénieuses réponses de Disaire, voulait encore lui faire plusieurs autres questions, lorsqu'Albinus Caecina prit la parole : - Je veux aussi, dit-il, obtenir quelque chose des trésors de l'érudition de Disaire : dis-moi, je te prie, pourquoi le sénevé et le poivre, qui, appliqués sur la peau, la percent et produisent une blessure, lorsqu'ils sont avalés n'occasionnent aucune lésion dans l'estomac et dans l'intérieur du corps? Disaire : - Les substances échauffantes et âcres irritent la surface sur laquelle on les applique, parce que leur force n'étant mitigée par le mélange d'aucune autre substance, produit des ravages; au lieu que dans l'estomac cette force est neutralisée au sein des liquides, où ses substances sont délayées. D'ailleurs, elles sont converties en suc par la chaleur de l'estomac, avant d'avoir le temps de produire un effet nuisible. Caecina ajouta : - Puisque nous parlons de chaleur, je me souviens d'une chose que j'ai toujours regardée comme méritant une explication. Pourquoi en Égypte, qui est un des pays les plus chauds, le vin, au lieu d'avoir une vertu échauffante, a-t-il naturellement une vertu, je dirais presque refroidissante? - Disaire répondit : Caecina, tu sais par ta propre expérience que l'eau qu'on puise dans des puits ou dans des fontaines fume en hiver, et qu'elle est très fraîche en été; ce qui arrive ainsi, parce que l'air répandu autour de nous, échauffé par la température de l'atmosphère, refoule le froid dans les parties inférieures de la terre, et en pénètre les eaux, dont les sources sont profondes. Au contraire, lorsque l'air subit la température de l'hiver, la chaleur concentrée dans l'intérieur de la terre fait fumer les eaux qui naissent à une grande profondeur. Ce qui partout subit des alternatives, à cause de la variété de la température, est permanent en Égypte, dont l'air est toujours échauffé. Or, le froid pénétrant dans l'intérieur de la terre, enveloppe les racines de la vigne, et communique sa qualité au suc auquel elles donnent naissance. Voilà pourquoi les vins d'un pays chaud se trouvent privés de chaleur. La discussion étant entamée sur la chaleur, dit Caecina, nous ne la quittons pas facilement. Je voudrais que tu m'expliquasses pourquoi celui qui se plonge dans l'eau chaude est peu tourmenté s'il demeure immobile, tandis que s'il agite l'eau en se remuant, le sentiment de la chaleur devient plus fort? - Disaire : Le contact de l'eau chaude, qui adhère à notre corps, devient bientôt moins vif; ou parce que nous lui communiquons quelque chose de la froideur qui est en nous, ou parce que la peau s'y accoutume; tandis que le mouvement met sans cesse en contact avec notre corps une eau nouvelle, ce qui interrompt l'habitude dont je parlais tout à l'heure; et ce renouvellement augmente chaque fois le sentiment de la chaleur. Pourquoi donc, dit Caecina, lorsque, pendant l'été, l'air échauffé est mis en mouvement par un éventail, en résulte-t-il de la fraîcheur, et non pas de la chaleur ? car dans ce cas-ci, par la même raison, le mouvement devrait augmenter la chaleur. - Cela est ainsi, répondit Disaire, parce que, dans l'eau et dans l'air, la chaleur ne se trouve point dans les mêmes conditions ; ici, c'est la chaleur d'un corps matériel, et une matière intense, lorsqu'elle est en mouvement, envahit de toute sa puissance la surface du corps vers lequel elle est poussée; tandis que là, par suite de l'agitation, l'air devient du vent; le mouvement le liquéfie et en fait du souffle. Ce souffle éloigne ce qui était autour de nous, or c'était de la chaleur, la chaleur étant donc éloignée par le souffle, l'agitation extérieure doit produire la sensation de la fraîcheur.

CHAPITRE IX.

Pourquoi ceux qui roulent circulairement sur eux-mêmes éprouvent un tournement de tête? comment le cerveau, qui est privé de sentiment, en est cependant le régulateur dans tous les autres membres; l'on indique en même temps quelles sont les parties du corps humain privées de sensibilité. Évangelus continuant la série des interrogations : A mon tour, dit-il, je donnerai de l'exercice à notre ami Disaire, si toutefois ses courtes et légères réponses peuvent satisfaire à mes interrogations. Dis-moi, Disaire, pourquoi ceux qui roulent en tournant circulairement sur eux-mêmes éprouvent-ils un tournement de tête et un obscurcissement de la vue, tels que, s'ils continuent, ils finissent par tomber, sans que leur chute soit déterminée par aucun autre mouvement de leur corps ? Disaire répondit : Il est sept mouvements que peut faire le corps: ou il se porte en avant, ou il recule en arrière, ou il se détourne à droite ou à gauche, ou il est poussé en haut ou en bas, ou il tourne circulairement. De ces sept mouvements un seul, le mouvement sphérique, dont le ciel, les astres et les autres éléments éprouvent aussi l'impulsion, se rencontre dans les corps divins, tandis que les six premiers sont spécialement familiers aux êtres vivants de la terre. Cependant ceux-ci font quelquefois le septième mouvement. Les six autres mouvements, à raison de leur nature directe, sont incapables de produire d'effet nuisible ; mais le septième, c'est-à-dire le mouvement sphérique, par suite de ses fréquentes conversions, trouble et submerge dans les humeurs de la tête l'esprit, qui communique la vie au cerveau, comme au régulateur de toutes les sensations du corps. C'est cet esprit qui, enveloppant le cerveau, communique à chacun des sens son action; c'est lui qui donne la force aux nerfs et aux muscles. Lors donc qu'il est troublé par le mouvement circulaire, et que les humeurs agitées le compriment, il souffre, et cesse ses fonctions; et de là vient que, chez celui qui tourne circulairement, l'ouïe s'émousse et la vue s'obscurcit. Enfin, les nerfs et les muscles ne recevant plus aucune énergie de l'esprit qui doit la leur communiquer, et dont l'action se trouve annulée, le corps entier qu'ils soutiennent, et qui leur doit sa force, croule, privé de son appui. Néanmoins, l'habitude, qu'on appelle ordinairement une seconde nature, fait triompher de tous ces obstacles ceux qui s'exercent fréquemment au mouvement circulaire. Car cet esprit cérébral, dont nous avons parlé plus haut, une fois accoutumé à un mouvement qui n'est plus nouveau pour lui;continue ses fonctions sans être troublé; en sorte que ce mouvement-là même ne produit aucun effet nuisible sur ceux qui s'y sont habitués. Évangélus : - Je te tiens, Disaire, dans mes filets; et, si je ne me trompe, cette fois tu ne m'échapperas pas. J'ai entendu souvent tes collègues dans ton art, et toi-même, dire qu'il n'y avait point de sensibilité dans le cerveau, mais que, comme les os, les dents, les cheveux, il était privé de sentiment. Est-il vrai que vous le soutenez ainsi, ou bien le nies-tu? - Cela est vrai, répondit Disaire. - Te voilà donc pris. Car, même en t'accordant (ce qui est pourtant difficile à se persuader) qu'il y ait dans l'homme, autre chose que les cheveux qui soit privé de sentiment, comment as-tu pu dire tout à l'heure que le cerveau est le régulateur de tous les sens, puisque tu avoues toi-même qu'il n'existe point en lui de sensation? Peut-on excuser l'audace d'une telle contradiction, ou la légèreté frappante de tes discours ? Disaire répondit en souriant : - Les filets dans lesquels tu me tiens enveloppé, Évangélus, sont trop lâches, et leurs mailles trop écartées; car tu m'en verras échapper sans efforts. La nature a voulu que les parties qui sont très sèches on très humides ne fussent pas susceptibles de sensibilité. Les os, les dents, les ongles, les cheveux, sont tellement condensés par une grande siccité, qu'ils ne sont point accessibles aux impressions de cet esprit qui communique la sensibilité. La graisse, la moelle et le cerveau sont tellement amollis et plongés dans l'humidité, que cette même impression, que la siccité repousse, ne peut être retenue au sein de cet amollissement. C'est ce qui fait que la sensibilité n'a pu exister dans la graisse, dans la moelle et dans le cerveau, tout comme dans les dents, les ongles, les os et les cheveux; et de même que l'amputation des cheveux n'occasionne aucune douleur, de même il n'en éprouverait pas la sensation celui à qui l'on trancherait une dent, un os, une portion de graisse, de moelle, ou de cerveau. Cependant nous voyons, diras-tu, ceux à qui l'on coupe des os éprouver des tourments; et les hommes sont souvent torturés par des douleurs aux dents. Personne ne nie cela. Mais, pour couper un os, il faut couper la membrane qui l'enveloppe; et c'est cette section qui fait éprouver de la douleur. Quand la main du médecin a franchi cette partie, l'os et la moelle que celui-ci contient subissent l'amputation avec la même insensibilité que les cheveux. Lorsqu'on souffre des maux de dents, le sentiment de la douleur n'est point dans l'os de la dent, mais dans la chair où elle est emboitée. Toute la partie de l'ongle excroissante hors de la chair peut être coupée sans aucune sensation; mais celle qui est adhérente à la chair occasionne de la douleur, si elle est tranchée, non en elle-même, mais dans la partie où elle est fixée. De même aussi le cheveu dont on coupe la partie extérieure, est insensible à la douleur; mais, si on l'arrache il communique une sensation à la chair dont il est séparé. De même enfin, l'attouchement du cerveau fait éprouver à l'homme de la souffrance, et souvent lui donne la mort, non par sa propre sensation, mais par celle de la membrane qui l'enveloppe, laquelle donne lieu à la douleur. J'ai dit quelles sont les parties du corps humain qui sont privées de sentiment, et j'en ai indiqué les causes. Le reste de ma tâche consiste à expliquer comment le cerveau, qui est privé de sentiment, est cependant le régulateur des sensations. Les sens, dont nous avons à parler, sont au nombre de cinq : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, et le tact. Ces sens sont inhérents aux corps, et ils ne sont propres qu'aux seuls corps périssables : car les corps divins n'ont aucune espèce de sens, tandis que tous les corps, même les divins, ont une âme plus divine encore. Si donc l'excellence des corps divins rend les sens indignes d'eux, comme n'étant convenables qu'à des corps périssables, combien plus l'âme se trouvera-t-elle trop élevée pour avoir besoin des sens? Or, pour constituer un homme et en faire un être vivant, il faut une âme qui illumine un corps. Elle l'illumine en habitant en lui; et sa résidence est dans le cerveau. Sphérique de sa nature et nous venant d'en haut, l'âme occupe aussi la partie sphérique et la plus élevée du corps humain, laquelle est en même temps privée de sensibilité, dont l'âme n'a pas besoin. Mais comme la sensibilité est nécessaire à la partie animale, un esprit est placé dans les cavités du cerveau, esprit au moyen duquel l'âme communique ses effets, et dont les fonctions sont de produire et de gouverner les sensations. De ces cavités, que les anciens médecins ont appelées ventricules du cerveau, naissent sept paires de nerfs, auxquelles vous donnerez en latin le nom qu'il vous plaira. Pour nous, nous appelons en grec syzygie l'assemblage de deux nerfs qui partent ensemble du même lieu, et viennent aboutir au même point. Les sept paires de nerfs partant donc de la cavité du cerveau remplissent les fonctions de canaux, qui vont distribuer, chacun en son lieu, d'après les lois de la nature, le souffle et la sensation, et communiquent ainsi cette propriété aux membres les plus rapprochés, comme à ceux qui s'écartent le plus de l'esprit animal. La première paire de ces nerfs se dirige vers les yeux, et leur donne la faculté de distinguer les divers objets et de discerner les couleurs; la seconde se dirige en se partageant vers les deux oreilles, dans lesquelles elle produit la notion des sons ; la troisième entre dans le nez, et lui communique la vertu de l'odorat ; la quatrième va occuper le palais, par où nous apprécions le goût des choses; la cinquième communique son action à tout le corps, car toutes les parties du corps discernent les objets mous d'avec les objets durs, ceux qui sont froids d'avec ceux qui sont chauds. La sixième paire de nerfs partant du cerveau vient aboutir à l'estomac, auquel la sensibilité est essentiellement nécessaire pour invoquer ce dont il a besoin, repousser le superflu, et pour être enfin à lui-même, dans l'homme sobre, son propre modérateur. La septième paire de nerfs répand le sentiment dans la moelle épinière, qui est chez l'animal ce qu'est la quille dans le navire, et qui joue un rôle si utile et si important, que les médecins l'on appelée le long cerveau. De là aussi, comme du cerveau, partent divers canaux qui concourent aux trois actes que se propose l'âme. Car il est trois choses que l'âme a pour but de procurer au corps animal: qu'il vive; que sa vie soit bien organisée ; et que, par la succession, l'immortalité lui soit assurée. L'action de l'âme pour ces trois objets est communiquée, comme je l'ai dit, par la moelle épinière, qui fournit la force, suivant les moyens dont j'ai parlé, au cœur, au foie, et aux organes de la respiration ; trois objets qui appartiennent à l'essence de la vie. C'est aussi par ces canaux que reçoivent des forces les nerfs des mains et des pieds, et des autres parties du corps qui constituent l'organisation régulière de la vie; et c'est enfin pour assurer au corps une succession, que, de cette même moelle épinière, d'autres nerfs se dirigent vers les parties naturelles ou vers la matrice, afin de les rendre capables de remplir leur fonction. C'est ainsi qu'aucune partie du corps humain n'est privée de l'influence de la moelle épinière, ou de celle de l'esprit qui est placée dans la cavité du cerveau ; et voilà comment on explique que le cerveau, qui est privé de sentiment, soit néanmoins le point d'où il se répand dans tout le corps. - C'est très-bien, dit Évangélus; notre petit Grec nous a expliqué si clairement les choses que la nature avait couvertes de ses voiles, que nous croyons voir de nos yeux ce que ses discours n'ont fait que nous décrire. Mais je cède la parole à Eusthate, auquel j'ai usurpé son tour d'interroger. - Eusthate : qu'Eusèbe, le plus disert des hommes, ou que tout autre qui le désirera, s'empare maintenant de l'interrogation; pour moi, j'y vaquerai par la suite, dans un moment plus loisible.

 CHAPITRE X.

Pourquoi la calvitie et la blancheur des cheveux commencent toujours par envahir la partie antérieure de la tête; et pourquoi les femmes et les eunuques ont la voix plus grêle que les hommes. 
Disaire, nous disserterons donc ensemble, dit Eusèbe, sur cet âge à la porte duquel nous sommes près de frapper tous deux. Lorsqu'Homère dit des vieillards qu'ils ont les tempes blanches, je demande si, à la manière des poètes, il prend cette partie pour la tête entière , ou bien s'il a eu quelque motif d'attribuer la blancheur à cette partie spécialement. - Disaire : En cela, comme dans tout le reste, éclate l'exactitude du poète divin; car la partie antérieure de la tête est plus humide que l'occiput, et c'est à cause de cela que la blancheur commence par cet endroit à se manifester. - Si la partie antérieure, répliqua Eusèbe, est la plus humide, pourquoi est-elle si exposée à la calvitie, qui n'est produite que par la siccité? - L'objection, dit Disaire, est faite à propos; mais la solution n'en est pas moins claire. La nature a fait les parties antérieures de la tête les moins compactes, afin que les émanations fumeuses ou superflues du cerveau pussent s'évaporer par un plus grand nombre de voies. De là vient qu'on remarque sur les crânes desséchés des hommes une espèce de suture, par laquelle, si j'ose m'exprimer ainsi, sont liés ensemble les deux hémisphères dont est formée la tête. Or, l'humidité fait place à la siccité dans les individus chez lesquels ces voies sont les plus ouvertes; et si leurs cheveux blanchissent plus tard, ils n'échappent point à la calvitie. - Eusèbe: Si c'est la siccité qui produit la calvitie, et que les parties postérieures de la tête soient, comme tu l'as dit, les plus sèches, pourquoi ne voyons- nous jamais l'occiput devenir chauve? - Disaire répondit : La siccité de l'occiput n'est point un vice, c'est une chose naturelle; car il est tel chez tous les individus. Or la calvitie n'est produite que par la siccité qui résulte de cette mauvaise complexion, que les Grecs appellent dyscratie. Ainsi, ceux qui ont les cheveux crépus, ce qui est un effet de la sécheresse de leur tête, blanchissent tardivement, mais deviennent bientôt chauves; au contraire, ceux dont les cheveux sont rares ne les perdent pas facilement, parce qu'ils sont nourris par le fluide appelé flegme; mais ils blanchissent bientôt, et cela parce qu'ils se teignent de la couleur du fluide qui les nourrit. - Eusèbe : Si c'est à cause de l'abondance des humeurs que blanchissent les cheveux des vieillards, pourquoi attribue-t-on à la vieillesse une si grande siccité? - Parce que pendant la vieillesse, répondit Disaire, la chaleur naturelle se trouvant éteinte par le temps, le tempérament devient froid, ce qui donne naissance à des humeurs froides et superflues. D'ailleurs, le fluide vital se dessèche par la longévité. Ainsi la vieillesse est affectée de la sécheresse, en ce sens qu'elle manque de ce fluide naturel, et que son humidité ne consiste qu'en une abondance d'humeurs vicieuses, procréées par la froidure du tempérament. C'est aussi la raison pour laquelle l'âge avancé est sujet aux insomnies, parce que le sommeil, qui est produit principalement par l'humidité du corps, ne saurait l'être par l'humidité qui n'est point naturelle. La constitution de l'enfance est humide, parce qu'il y a abondance de fluide naturel, mais non superfluité. C'est à cause de cette grande humidité que les cheveux des enfants ne blanchissent jamais, parce que leur flegme n'est point alimenté par la froidure, mais par le fluide vital et naturel. Car tout fluide qui résulte du froid de l'âge, ou qui est produit par quelque autre vice, est superflu, et par conséquent nuisible. Nous voyons les dangers extrêmes auxquels une pareille humidité expose les femmes, si elle n'est pas fréquemment évacuée. C'est elle qui affaiblit les jambes des eunuques, dont les os nageant toujours, pour ainsi dire, dans une humidité surabondante, sont privés de la vigueur naturelle, et plient facilement, parce qu'ils ne peuvent supporter le poids du corps dont ils sont chargés, comme le jonc se courbe sous le faix qu'on lui impose. Èusèbe : - Puisque la discussion sur la superfluité des humeurs nous a conduits des vieillards aux eunuques, je veux que tu me dises pourquoi la voix de ces derniers est si aiguë, que, lorsqu'on ne les voit pas, on peut la confondre avec celle des femmes? - C'est encore, répondit Disaire; l'abondance superflue de l'humidité qui produit cet effet. Car cette humidité, épaississant l'artère par laquelle monte le son de la voix, en rétrécit le passage; et voilà pourquoi la voix des femmes et celle des eunuques est aiguë, tandis que celle des hommes est grave, parce qu'elle trouve une ouverture libre et béante dans toute la capacité de l'artère. Une semblable froidure de tempérament produit dans les femmes et dans les eunuques une pareille abondance d'humeurs superflues; c'est ce que prouve l'embonpoint qu'ils acquièrent également, et le développement presque égal qu'atteignent les mamelles chez les uns comme chez les autres.

 CHAPITRE XI.

Pourquoi la honte et la joie font rougir, et pourquoi la crainte fait pâlir. Quand Disaire eut cessé de parler, c'était au tour de Servius d'interroger, lorsque sa timidité naturelle alla jusqu'au point de le faire rougir et Disaire lui dit: - Courage, Servius, rasséréne ton front ! Puisque tu surpasses en science, non seulement tous les jeunes gens de ton âge , mais même tous les vieillards, bannis cette pudeur qu'atteste la rougeur de ton visage, et disserte librement avec nous sur ce qui te viendra dans l'esprit. Tu ne nous instruiras pas moins par tes interrogations, que si tu répondais toi-même à celles d'autrui. - Comme il garda le silence encore quelque temps, Disaire l'excita à le rompre par de pressantes invitations. - Eh bien! dit Servius, je t'interroge sur ce que tu dis qui vient de m'arriver : pourquoi la pudeur que l'âme éprouve produit la rougeur de la surface du corps? - Disaire : Lorsque quelque chose excite en nous une honnête pudeur, la nature, en se portant vers les extrémités, pénètre dans notre sang qui se trouble, et l'agite de manière à ce que la peau en est colorée; et voilà ce qui produit la rougeur. Les physiciens disent encore que la nature, lorsqu'elle éprouve le sentiment de la pudeur, se couvre du sang, comme d'un voile; et c'est pourquoi nous voyons souvent celui qui rougit mettre sa main devant son visage. Tu ne douteras point de cette raison , lorsque tu sauras que la rougeur n'est autre chose que la couleur du sang. Servius répliqua: - Et ceux qui éprouvent un sentiment de joie, pourquoi rougissent-ils? - Disaire : La joie vient du dehors de nous; la nature se porte avec impétuosité vers elle; le sang la suit, comme partageant le sentiment de son bonheur, et colore la peau. C'est ce qui produit, ainsi que dans le cas précédent, la rougeur du teint. Servius. - Pourquoi, au contraire, ceux qui éprouvent le sentiment de la crainte pâlissent-ils? - Ceci n'est point obscur, répondit Disaire; car lorsqu'elle craint quelque chose de l'extérieur, la nature se retire dans son intérieur. C'est ainsi que nous-mêmes, lorsque nous appréhendons quelque chose, nous cherchons les ténèbres et les lieux qui peuvent nous cacher. Ainsi donc, la nature, tendant à descendre pour trouver à se cacher, entraîne avec soi le sang, qui lui sert comme de char pour la transporter : sa retraite laisse sur la peau un fluide plus clair, et c'est ce qui fait que celle-ci pâlit. C'est par une raison analogue que ceux qui craignent tremblent. La force vitale, se concentrant dans l'intérieur, abandonne les nerfs qui la communiquaient aux membres; et ceux-ci sont agités par les secousses de la crainte. C'est encore ainsi que le relâchement du ventre accompagne la frayeur, parce que les muscles, qui tenaient fermés les conduits des excréments, abandonnés par la force vitale qui se concentre intérieurement, lâchent les liens qui devaient retenir les excréments jusqu'à l'opportunité de la digestion. Servius donna son assentiment à ces réponses par un respectueux silence.

 CHAPITRE XII.

De quinze questions proposées par Aviénus à Disaire. Aviénus : - Puisque mon tour est venu de faire, comme les autres, des interrogations, je veux ramener sur des sujets relatifs aux festins la conversation, qui s'était beaucoup écartée de la table pour passer à d'autres questions. En voyant servir de la viande salée, que nous appelons lard ("laridum"), mot composé, je pense, de "large aridum" (très-sec), je me suis proposé souvent de rechercher pourquoi le mélange du sel avec la viande la conserve pendant si longtemps; et quoique je puisse en entrevoir de moi-même la cause, j'aime mieux en acquérir la certitude de celui qui s'occupe de l'étude de la nature du corps. Disaire : - Tout corps tend par sa propre nature à se flétrir et à se dissoudre; et, à moins qu'il ne soit retenu par quelque lien, il se désorganise facilement. Ce lien existe tant que dure la vie, au moyen du renouvellement de l'air, par lequel les poumons qui engendrent le souffle s'alimentent continuellement, en en aspirant sans cesse de nouveau. L'absence de la vie ayant fait cesser cet acte, les membres se flétrissent, le corps s'affaisse, cédant à son propre poids. Alors aussi le sang, qui, tant qu'il a été doué de chaleur donnait de la vigueur aux membres, se putréfie par l'absence de cette chaleur. Ne se contenant plus dans les veines, il s'écoule au dehors; et, de leurs canaux ainsi relâchés, dégoutte un pus fétide. Ce sont ces effets que prévient le mélange du sel dans les corps. En effet, le sel est de sa nature sec et chaud; sa chaleur empêche la dissolution du corps; sa siccité comprime ou absorbe l'humidité. Ce dernier point est facile à démontrer par l'exemple suivant :  Faites deux pains d'une pareille grandeur, l'un salé et l'autre sans sel, vous trouverez le second plus pesant que le premier; ce qui est l'effet de l'humidité, que la privation du sel y laisse séjourner.  Aviénus. Je veux demander à mon ami Disaire "pourquoi, tandis que le vin clarifié est plus vigoureux, il a cependant moins de force pour se conserver; et en même temps pourquoi il trouble si promptement celui qui le boit, tandis qu'il tourne facilement, si on le conserve"?  - Ce vin trouble promptement, répondit Disaire, celui qui le boit, parce qu'il pénètre plus facilement dans ses veines, à proportion qu'il a été liquéfié par l'épuration de la lie; d'un autre côté, il se tourne facilement, parce que, ne trouvant à s'appuyer sur aucun soutien, il est exposé de toutes parts à ce qui peut lui nuire; car la lie est comme la racine du vin, qu'elle maintient, alimente, et auquel elle fournit des forces.  Je te demande maintenant, dit Aviénus, "pourquoi en toutes choses, excepté dans le miel, la lie tombe au fond, et pourquoi le miel seul décharge sa lie par en haut"? - Disaire répondit:  La lie, étant une substance épaisse et terreuse, est plus pesante que tous les liquides, le miel excepté. Aussi, chez les premiers, sa pesanteur la fait couler à fond, tandis que, se trouvant plus légère que ce dernier, elle est chassée du lieu où elle se trouve vers la surface. Aviénus. - De ce qui vient d'être dit naissent des questions du même genre. "Pourquoi, Disaire, le vin et le miel sont-ils réputés meilleurs à des époques différentes? le miel, lorsqu'il est plus récent; le vin, lorsqu'il est plus vieux"? 
De là est venu ce proverbe des gourmets : Pour bien faire le "mulsum" (vin doux), il faut mêler de l'Hymette nouveau avec du vieux Falerne. - La raison de ceci, répondit Disaire, c'est la nature différente des deux liquides. Le vin est humide, et le miel sec. Si tu doutes de mon assertion, considère leur emploi en médecine. On prépare avec du vin les remèdes destinés à humecter le corps; et l'on épure avec du miel ceux qui sont destinés à le dessécher. Ainsi donc, le temps absorbant incessamment quelque chose de ces deux substances, le vin devient plus pur et le miel plus aride, l'un se déchargeant de l'eau, l'autre perdant son suc. Aviénus : - Tu ne trouveras pas non plus la demande suivante étrangère à notre sujet : "Pourquoi, si l'on conserve du vin ou de l'huile dans des vases à demi remplis, le vin dégénère-t-il en tournant vers l'aigreur, tandis que l'huile, au contraire, acquiert une saveur plus douce"? - Ces deux observations sont justes; dit Disaire. La partie supérieure du vase de vin qui se trouve vide est remplie par un air qui lui est étranger, et qui pompe et absorbe jusqu'aux moindres portions d'humidité. Par l'effet de cette dessiccation, le vin, pour ainsi dire dépouillé de ses forces, ou s'aigrit, ou perd tout son agrément, selon qu'il est d'une qualité faible ou spiritueuse. L'huile, au contraire, par suite de l'épuisement du fluide muqueux qu'elle renferme, et qui est produit par la dessiccation du superflu de son humidité, acquiert un goût d'une nouvelle suavité. Aviénus, insistant sur le même sujet, reprit : - Hésiode dit que, lorsqu'on est arrivé à moitié du tonneau, il faut ménager le vin; mais qu'on peut abuser jusqu'à la satiété des autres parties. Infailliblement, il veut dire par là que le meilleur vin est celui qui se trouve vers le milieu du tonneau. D'un autre côté, il est constaté par l'expérience que la meilleure portion de l'huile est celle qui surnage; et la meilleure portion du miel, celle qui se trouve au fond. Je demande donc "pourquoi on répute comme la meilleure, la portion qui se trouve à la surface dans l'huile; au milieu, dans le vin ; au fond, dans le miel"? - Disaire répondit sans hésiter : Ce qu'il y a de meilleur dans le miel est plus pesant que le reste. Ainsi, dans un vase de miel, la partie du fond est certainement la plus pesante; elle est donc meilleure que celle qui surnage. Dans un vase de vin, au contraire, la partie inférieure, à cause du mélange de la lie, est non seulement trouble, mais même d'une mauvaise saveur; la partie supérieure s'altère par la contiguïté de l'air, dont le mélange l'affaiblit. C'est pourquoi les agriculteurs, non contents d'avoir abrité les tonneaux sous leurs toits, les enfouissent et les couvrent par des enduits extérieurs, éloignant ainsi de leur vin, autant qu'il est possible, le contact de l'air, qui lui est si manifestement nuisible, que le vin a de la peine à se conserver même dans un vase plein, par conséquent moins accessible à l'air. Ainsi donc, si l'on vient à y puiser, et qu'on ouvre par là une voie au mélange de l'air, tout ce qui reste s'altérera. Donc le milieu du tonneau, parce qu'il est également distant de ses deux extrémités, est préservé de toute détérioration, n'étant ni troublé, ni affaibli. Aviénus ajouta : - "Pourquoi la même boisson parait-elle plus pure à celui qui est à jeun qu'à celui qui a mangé"? - Disaire : L'abstinence épuise les veines, la saturation les obstrue; ainsi donc, lorsque la boisson coule dans un vide complet, ne trouvant point les veines obstruées par de la nourriture, elle n'est affaiblie par aucun mélange, et parait plus forte au goût, à cause de la vacuité des lieux qu'elle traverse. Je voudrais savoir encore, dit Aviénus, "pourquoi celui qui boit lorsqu'il a faim apaise un peu la faim; tandis que celui qui prend de la nourriture lorsqu'il a soif, non seulement n'apaise pas la soif, mais au contraire l'augmente de plus en plus"? - La cause en est connue, répondit Disaire : lorsqu'on a consommé quelque liquide, rien ne l'arrête en aucun endroit, et ne l'empêche de se distribuer vers toutes les parties du corps et d'aller remplir les veines. Aussi, lorsqu'on remédie par la boisson à la vacuité produite par l'abstinence, cette vacuité ne se reproduit pas entièrement; tandis que la nourriture, dont le volume est plus considérable et plus dense, ne parvient dans les veines qu'après avoir été dissoute peu à peu. Ainsi, elle n'apporte aucun soulagement à la soif actuelle. Loin de là, elle absorbe toute l'humidité extérieure qu'elle rencontre, et par là elle augmente l'ardeur de la soif. - Je ne veux pas non plus, dit Aviénus, rester dans l'ignorance de ceci : "Pourquoi on éprouve plus de plaisir à se désaltérer qu'à se rassasier"? - Disaire : Ceci s'explique par ce que j'ai déjà dit. La boisson pénètre tout d'un trait dans l'ensemble du corps, et le sentiment qu'éprouvent toutes ses parties produit une volupté unique, sensible et très grande; tandis que la nourriture, n'étant prise qu'à petites portions, n'apaise la faim que peu à peu; et la volupté qu'elle occasionne, étant plusieurs fois répétée, doit par cela même être moindre. (Aviénus). - Si tu le trouves bon, j'ajouterai encore ceci à mes autres demandes: "Pourquoi la satiété a-t-elle plutôt atteint celui qui dévore avec avidité, que celui qui mangerait lentement la même quantité"? - La réponse est courte, dit Disaire. Lorsqu'on dévore avidement, beaucoup d'air s'introduit avec les aliments, en ouvrant la bouche et par les fréquentes aspirations; cet air remplit les veines, et contribue, comme la nourriture, à procurer la satiété. 
(Aviénus). - Si je ne dois pas te fatiguer, Disaire, souffre l'excès de paroles que m'inspire l'ardeur de m'instruire; et dis-moi, je te prie, "pourquoi nous serrons dans la bouche des aliments très chauds, plus facilement que nous ne pourrions les supporter sur la main; et s'ils sont encore trop chauds pour que nous puissions les mâcher plus longtemps, pourquoi les avalons-nous sur-le-champ, sans que le ventre en éprouve une brûlure pernicieuse"? - Disaire : La chaleur intérieure qui se trouve dans le ventre, beaucoup plus forte et plus véhémente que celle des objets qu'il peut recevoir, enveloppe celle-ci, et la détruit par sa puissance. Aussi, si tu as mis dans la bouche quelque chose de brûlant, il ne faut point ouvrir les lèvres, comme font certaines personnes; car l'air renouvelé ne fait que prêter de nouvelles forces à la chaleur; mais il faut fermer un peu la bouche, afin que la chaleur plus forte, que le ventre communique jusqu'à la bouche, comprime la chaleur moindre de la nourriture. Quant à la main, il n'est aucune chaleur qui lui soit propre, qui l'aide à supporter un objet brûlant. - Depuis longtemps, dit Aviénus, je désire de savoir "pourquoi l'eau qu'on a amenée à la température de la neige, en y recueillant des grêlons, est moins nuisible à boire que celle qui provient de la neige fondue"? - Disaire : J'ajouterai quelque chose à ce que tu me demandes. L'eau qui provient de la neige fondue, quand même on la mettrait devant le feu pour la boire chaude, est aussi nuisible que si on la buvait froide. Ce n'est donc pas le froid de la neige qui lui communique cette qualité pernicieuse; mais il en existe une autre cause, que je ne craindrai pas de rechercher sur les traces d'Aristote. Il l'établit ainsi dans ses Questions physiques, et la résout, si je ne me trompe, de la manière suivante : Toute eau renferme en soi une portion d'un air extrêmement léger, qui la rend salutaire; elle renferme aussi une lie terreuse, qui la rend, après la terre, l'élément le plus matériel. Lors donc que, condensée par le froid de l'air et par la gelée, elle se prend, il faut bien que cet air extrêmement léger qu'elle renferme soit expulsé par l'évaporation, qui lui permet de se coaguler, en ne conservant en elle que sa partie terreuse. Ce qui le prouve, c'est que si ce même volume d'eau vient à être dissous par la chaleur du soleil, sa quantité se trouvera moindre qu'avant qu'elle se fût coagulée : c'est parce qu'il manque la partie salubre, que l'évaporation a consommée. Or la neige, qui n'est autre chose que l'eau condensée dans l'air, a perdu, en se condensant, sa légèreté; et, par conséquent, la boisson qu'on en peut tirer, en la faisant dissoudre, porte dans les intestins le germe de diverses sortes de maladies. Aviénus. - En parlant de la congélation, tu m'as fait souvenir d'une question qui m'a souvent préoccupé : "Pourquoi les vins ne se gèlent-ils point, ou très rarement, tandis que la « rigueur du froid fait prendre la plus grande partie des autres liquides? n'est-ce pas parce que le vin a en lui certains principes de chaleur, à cause desquels Homère lui donne l'épithète d'ardent; et non, comme le pensent quelques personnes, à cause de sa chaleur? ou bien existe-t-il quelque autre raison de cela"? C'est ce que j'ignore, et ce que je désire savoir. - Disaire répondit: Je veux que le vin possède une chaleur qui lui soit naturelle; mais l'huile ne la possède-t-elle pas aussi, et a-t-elle moins de force pour réchauffer les corps? Néanmoins la gelée la fige. Certainement, si tu penses que les substances les plus chaudes sont celles qui doivent se congeler le plus difficilement, il s'ensuivrait que l'huile ne devrait point se geler; et si tu penses aussi que les substances les plus froides sont celles qui se congèlent le plus facilement, comment le vinaigre, qui est la plus frigorifique de toutes, n'est-il jamais pris par la gelée? La cause qui rend l'huile si prompte à se prendre ne serait-elle pas plutôt son épaisseur et sa densité? car le vin est beaucoup plus sec et beaucoup plus liquide que l'huile; le vinaigre est le plus liquide de tous les fluides, comme il en est le plus acerbe par son aigreur désagréable. A l'exemple de l'eau de mer, que son amertume ne rend pas moins désagréable, il n'est jamais coagulé par l'effet de la gelée. Car ce qu'a écrit l'historien Hérodote, contre l'opinion presque universelle, que le Bosphore qu'il appelle Cimmérien, ainsi que toutes les plages qu'on nomme la mer Scythique, sont sujets à se geler et à prendre de la consistance, est autre chose que ce qu'il croit. En effet, ce n'est point l'eau de mer qui se congèle; mais comme, dans ces régions, il est beaucoup de fleuves et de marais qui affluent dans ces mers, la superficie de la mer, au-dessus de laquelle surnagent les eaux douces, se congèle; et l'on distingue l'eau marine qui reste intacte, au milieu de cette congélation d'eaux qui lui sont étrangères. C'est ce que nous voyons arriver aussi dans le Pont, où des quartiers de glaces provenant des fleuves, et de la grande quantité d'eaux marécageuses qui s'y rendent, flottent, quoique fortement coagulés, à la surface des eaux marines, qui sont plus pesantes qu'eux. C'est à raison de cette grande quantité d'eaux qui affluent dans le Pont et qui inondent d'eau douce sa surface, que Salluste a dit que cette mer est moins amère que les autres. Ce qui prouve encore ce fait, c'est que, si l'on jette dans la mer de Pont des morceaux de bois, des brins de paille, ou tout autre corps flottant, il est entraîné hors de cette mer vers la Propontide, et par conséquent sur les côtes de l'Asie; tandis qu'il est certain que l'eau ne coule point hors du Pont, mais au contraire qu'elle y afflue, de l'autre mer. Car le seul courant qui déverse dans nos mers les eaux de l'Océan; est le détroit de Gadès, situé entre l'Afrique et l'Espagne, dont le courant se prolonge incontestablement jusqu'à la mer Tyrrhénienne, en suivant les côtes de l'Espagne et de la Gaule. Il forme ensuite la mer Adriatique; puis à droite, la mer de Parthénium; à gauche, la mer Ionienne; et en face, la mer Égée, d'où il entre dans le Pont. Or donc, quelle est la cause par laquelle les courants d'eau sortent du Pont, tandis que cette mer reçoit ses eaux du dehors? Chacun de ces effets a son explication. La surface de la mer du Pont coule en dehors, à cause de la grande quantité d'eaux douces qu'elle reçoit de la terre; tandis que, dans le fond, l'écoulement des eaux a lieu en dedans. C'est pour cela que, comme je l'ai dit, les objets flottants que l'on jette dans cette mer sont portés à l'extérieur; tandis que si une colonne est jetée au fond, elle est roulée vers l'intérieur. Et en effet, il a été souvent expérimenté que des objets pesants, jetés au fond de la mer de Propontide, avaient été entraînés dans l'intérieur de la mer du Pont. Aviénus. Encore une seule question, et je me tais. "Pourquoi toute substance douce le paraît-elle davantage lorsqu'elle est froide que lorsqu'elle est chaude"? 
- Disaire répondit: La chaleur absorbe la sensation, et son ardeur émousse le goût sur la langue. Le sentiment pénible qu'elle commence par produire dans la bouche en bannit la volupté. Que si, au contraire, la bouche n'est point affectée par le sentiment de la chaleur, la langue peut alors apprécier sans obstacle la douceur d'un aliment agréable. En outre, les sucs rendus doux par le moyen de la chaleur ne pénètrent point dans nos veines impunément, et cette qualité nuisible endiminue la volupté.

 CHAPITRE XIII.

De trois questions proposées à Disaire par Horus. Horus, succédant à Aviénus, dit : En faisant plusieurs questions relatives à la boisson et à la nourriture, Aviénus a négligé la plus essentielle; j'ignore si c'est par oubli ou volontairement. "Pourquoi ceux qui sont à jeun ont-ils plus de "soif que de faim"? Disaire, résous, s'il te plaît, pour nous tous cette question. - Disaire : Tu m'interroges, Horus, sur un sujet qui mérite bien d'être traité, mais dont l'explication est évidente. L'animal est un composé de divers éléments; mais entre les éléments qui constituent le corps, il en est un qui exige seul, ou du moins beaucoup plus que les autres, l'aliment qui lui est exclusivement propre; je veux parler de la chaleur, qui réclame sans cesse qu'on lui fournisse du liquide. Hors de nous, nous ne voyons, parmi les quatre éléments, ni l'eau, ni l'air, ni la terre, porter aucune atteinte aux objets placés dans leur voisinage ou dans leur contact, pour les consommer ou pour s'en nourrir. Le feu lui seul, par un effet de sa tendance perpétuelle à s'alimenter, dévore tout ce qu'il rencontre. Considère le premier âge de l'enfance, et vois quelle quantité de nourriture il consomme, par l'effet de l'abondance du calorique. Vois, au contraire, les vieillards supporter facilement l'abstinence, parce que la chaleur, que la nourriture sert à alimenter, est chez eux presque éteinte; tandis que l'âge intermédiaire, s'il excite par beaucoup d'exercice sa chaleur naturelle, désire la nourriture avec plus de vivacité. Remarquons aussi que les animaux privés de sang ne prennent aucune nourriture, à cause de l'absence de la chaleur.  Si donc l'appétit contient toujours un principe de chaleur, et que le liquide soit l'aliment propre à la chaleur, il en résulte que, lorsque notre corps se trouve privé par le jeûne des objets de sa nutrition, la chaleur réclame spécialement le sien, lequel une fois obtenu restaure le corps entier, et lui permet d'attendre plus patiemment une nourriture solide. Comme Disaire eut achevé de parler, Aviénus ramassa sur la table son anneau, qui venait de tomber du petit doigt de sa main droite; et les assistants lui ayant demandé pourquoi il le mettait à une autre main et à un autre doigt qu'à celui qui est consacré à le porter, il leur montra sa main gauche enflée par suite d'une blessure. Cette circonstance fournit à Horus le sujet d'une question. - "Pourquoi, dit-il, Disaire (car la connaissance de la disposition des parties du corps appartient à la médecine : et d'ailleurs, tu possèdes cette connaissance au delà de ce qu'on exige d'un médecin), dis-moi pourquoi l'on s'est généralement accordé à porter les anneaux principalement à la main gauche, et au doigt qui est à côté du plus petit, et qu'on appelle médicinal"? - Disaire. L'explication de cette question m'était venue de chez les Égyptiens, et je doutais encore si elle était fabuleuse ou réelle, lorsqu'ayant consulté depuis des ouvrages anatomiques, j'ai découvert qu'effectivement un nerf parti du coeur se prolonge jusqu'au doigt de la main gauche qui est à côté du plus petit, et qu'il s'y termine en s'enlacant dans les autres nerfs du même doigt. Voilà pourquoi les anciens voulurent que ce doigt fût entouré d'un anneau, comme d'une couronne. - Horus. Ce que tu dis de l'opinion des Égyptiens, Disaire, est si vrai, qu'ayant vu dans leurs temples leurs prêtres, qu'ils appellent prophètes, parcourir les simulacres de leurs dieux pour oindre ce seul doigt d'essences odoriférantes, et leur en ayant demandé le motif, j'appris de leur premier pontife que c'était à cause du nerf dont tu viens de parler, et de plus, à cause du nombre qui est signifié par ce doigt; car étant plié, il désigne le nombre six, nombre entièrement plein, parfait et divin. Le pontife me démontra par plusieurs arguments les causes qui constituent la perfection de ce nombre. Je les passe sous silence, comme étant peu appropriés à notre conversation actuelle ; mais voilà ce que j'ai appris dans cette Égypte, dépositaire de toutes les connaissances sacrées, sur le motif qui a fait affecter l'anneau à un doigt plutôt qu'à un autre.  Alors Cécina Albin, prenant la parole, dit : Si vous le trouvez bon, je vais vous rapporter ce que je me souviens d'avoir lu sur ce même sujet dans Atéius Capito, l'un des hommes les plus instruits du droit pontifical. Capito, après avoir établi que la religion défend de sculpter les statues des dieux avec des anneaux aux doigts, passe à l'explication du motif pour lequel on porte l'anneau à ce doigt et à cette main. "Les anciens, dit-il, portaient l'anneau autour de leur doigt, comme sceau et non comme ornement; c'est pourquoi il n'était permis d'en porter qu'un seul; et encore ce droit n'appartenait qu'aux hommes libres, à qui seuls pouvait être accordée cette confiance qu'on attache à un sceau. Ainsi, les esclaves ne jouissaient point du droit de porter l'anneau. Soit qu'il fût de fer, soit qu'il fût d'or, l'anneau était orné de ciselures, et chacun le portait à son gré, à quelque main ou à quelque doigt que ce fût. Dans la suite, ajoute-t-il, un siècle de luxe amena l'usage d'inciser les sceaux sur des pierres précieuses. Cet usage devint bientôt universel; en sorte qu'il s'établit une émulation de vanité, pour élever de plus en plus le prix des pierres destinées à être ciselées. De là, il arriva que la main droite, qui agit beaucoup, fut affranchie de l'usage de porter des anneaux, usage qui fut transporté à la main gauche, laquelle reste plus oisive; et ceci pour éviter que la fréquence de l'usage et du mouvement de la main droite n'exposât les pierres précieuses à être brisées. De plus, ajoute encore Capito, on choisit parmi les doigts de la main gauche celui qui est à côté du petit, parce qu'il fut trouvé plus apte que les autres à recevoir la garde précieuse de l'anneau. En effet, le pouce ("pollex"), ainsi nommé à cause de l'influence qu'il exerce, ("qui pollet"), ne reste pas oisif, même à la main gauche.  Il est toujours en activité de service, autant que la main tout entière; aussi est-il appelé par les Grecs g-anticheir (avant-main), comme s'il était une seconde main. Le doigt qui est placé à côté du pouce fut trouvé trop nu, puisqu'il n'est point défendu par la juxtaposition d'un autre doigt; car le pouce est placé tellement au-dessous, que c'est tout au plus s'il dépasse sa racine. Le doigt du milieu, ajoute encore Capito, et le plus petit furent négligés, comme peu convenables, l'un, à cause de sa longueur, l'autre, à cause de sa courte taille, et l'on choisit celui qui est enclavé entre ces deux, et qui fait peu de service, comme étant, à cause de cela, le plus convenablement disposé pour la garde de l'anneau". Telle est la version du droit pontifical; que chacun suive à son gré l'opinion des Étrusques, ou celle des Égyptiens. Ici Horus reprenant le cours de ses interrogations : - Tu sais, Disaire, dit-il, que je ne possède rien autre chose que cet habit qui me couvre; ainsi je n'ai ni ne désire d'avoir d'esclave, mais je me rends à moi-même tous les services qui sont nécessaires à un homme vivant. Dernièrement donc, séjournant dans la ville d'Ostie, je lavai quelque peu dans la mer mon manteau sali, et je le mis sécher au soleil sur le rivage; et néanmoins, après cette ablution, les taches de ses saletés reparurent. Comme cela m'étonnait, un marin qui se trouvait là me dit : Que ne vas-tu laver ton manteau dans le fleuve, si tu veux le rendre propre? Je le fis pour éprouver la vérité de son assertion; et en effet, après l'avoir lavé dans l'eau douce et fait sécher, je vis mon manteau rendu à sa propreté naturelle. Je demande donc l'explication de ce fait, et pourquoi l'eau douce est plus propre que l'eau salée à laver les souillures? - Depuis longtemps, dit Disaire, cette question a été posée et résolue par Aristote. Il dit que l'eau marine est beaucoup plus épaisse que l'eau douce; bien plus, que l'une est féculente, tandis que l'autre est pure et légère. De là vient que l'eau de la mer soutient facilement ceux même qui ne savent pas nager, tandis que l'eau des fleuves offre peu de résistance, parce qu'elle n'est renforcée par aucun mélange étranger; elle cède tout de suite, et laisse aller à fond les fardeaux qu'elle reçoit. C'est pourquoi il conclut que l'eau douce, étant d'une nature plus légère, pénètre plus promptement dans les objets qu'elle lave, et emporte avec soi, en séchant, les taches et les saletés, tandis que l'eau de mer, étant plus épaisse, trouve dans sa densité un obstacle qui l'empêche de pénétrer facilement les objets qu'elle doit laver; et comme elle ne sèche qu'avec difficulté, elle n'entraîne avec soi que peu de saletés. - Horus paraissait satisfait de cette explication, lorsqu'Eusthate dit: - N'abuse point, Disaire, de la confiance de celui qui a soumis ses doutes à ta décision. Aristote, en cela comme en plusieurs autres choses, raisonne avec plus de subtilité que de justesse. La densité de l'eau nuit si peu à l'opération du lavage, que souvent, pour laver certains objets que l'eau douce pure elle-même nettoyerait trop tardivement, on y mêle de la cendre, ou, à son défaut, de la terre, afin que, devenue plus crasse, elle opère plus promptement l'ablution. Ce n'est donc point son épaisseur qui rend l'eau de la mer moins propre au lavage; ce n'est pas non plus sa salure; car le propre du sel étant de séparer et d'ouvrir les pores, elle devrait au contraire nettoyer mieux ce qu'on veut laver : mais la seule cause qui rend l'eau de la mer moins propre au lavage, c'est sa qualité graisseuse, qu'Aristote lui-même a souvent reconnue, et qui est attestée d'ailleurs par la présence du sel, dans lequel personne n'ignore qu'il existe une substance grasse. Un autre indice de la qualité graisseuse de l'eau de mer, c'est que lorsqu'on en jette sur la flamme, elle l'attise au lieu de l'éteindre, parce que sa graisse fournit de l'aliment au feu. Enfin, croyons-en Homère, que la nature admit seul dans ses secrets. Quoique Nausicaa, fille d'Alcinoüs , se trouvât au bord de la mer, le poète lui fait laver ses vêtements, non dans la mer, mais dans un fleuve. Dans ce même passage, Homère nous apprend qu'il existe dans l'eau de la mer une partie graisseuse. Ulysse, parvenu à s'échapper des flots et à se sécher le corps, dit aux servantes de Nausica"Restez à l'écart, afin que je purifie mes épaules de la salure des eaux". Après cela, il descend dans le fleuve, et  s'y purifie de la tète aux pieds de la souillure de la mer". Le divin poète, qui en toute chose suit la nature, peint ici ce qui arrive à ceux qui, au sortir de la mer, s'exposent au soleil. La chaleur a bientôt desséché l'eau; mais il reste sur la surface du corps comme une espèce de fleur, dont on reconnaît la présence en se frottant : et cet effet est produit par la graisse qui se trouve dans l'eau marine, et qui seule la rend impropre au lavage.

CHAPITRE XIV.

Pourquoi les objets paraissent plus grands sous l'eau, qu'ils ne le sont en effet; et en général comment s'opère la vision : est-ce par la susception d'atomes qui émanent des objets vers nos yeux, ou est-ce plutôt par une émission de rayons hors de nos yeux? Puisque tu as terminé avec les autres personnes de la société, continua Eusthate, consacre-moi donc un instant. Nous parlions tout à l'heure de l'eau. Je demande : "Pourquoi les objets paraissent plus grands dans l'eau qu'ils ne le sont effectivement"? Ainsi, chez les traiteurs, certains mets délicats nous sont présentés, qui nous semblent d'un volume plus considérable qu'ils ne sont en effet. Nous voyons, par exemple, dans des vaisseaux de verre en forme de petits tonneaux, remplis d'eau, des oeufs dont le volume paraît considérablement augmenté; des foies dont les fibres paraissent très gonflées, et des oignons dont les zones orbiculaires sont très agrandies. Enfin, les objets nous semblent alors tout différents de ce qu'ils sont réellement; c'est pourquoi certaines personnes ont là-dessus des idées fausses et hors de vraisemblance. - Disaire : L'eau est plus épaisse que l'air, c'est pourquoi la vue la pénètre plus lentement. Sa résistance repousse le trait visuel, qui est brisé et se replie sur lui-même. Ce retour ne s'effectue point en ligne directe; mais le trait visuel rompu se replie en débordant en tout sens les contours de l'objet; et c'est ainsi que l'image de celui-ci se représente plus grande que son archétype. Ainsi, le disque du soleil nous apparaît le matin plus grand qu'à l'ordinaire, parce qu'entre lui et nous se trouve placé l'air, encore surchargé de l'humidité de la nuit, qui agrandit l'image du soleil, comme si on la voyait dans le miroir des eaux. Quant à la nature même de la vision, Épicure l'a profondément étudiée; et son opinion, à mon sens, doit être d'autant moins repoussée, qu'elle est fortement appuyée par Démocrite, qui, en cela comme en tout le reste, est du même sentiment que lui. Épicure pense donc qu'il s'échappe continuellement de tous les corps une émanation de certains atomes, et que cette émission spontanée de particules d'un volume imperceptible, dont les corps se dépouillent, ne cesse pas un seul instant. Ces atomes trouvent un asile dans nos yeux, vers lesquels les attire le siège du sens auquel la nature les a appropriés. Voilà ce que soutient Épicure. Si tu es opposé à son opinion, j'attends ce que tu auras à lui répliquer. - A cela Eusthate répondit en souriant : Il est facile d'apercevoir ce qui a trompé Épicure. En effet, il s'est écarté de la vérité, en se réglant sur l'analogie des quatre autres sens. Car, dans l'ouïe, dans le goût, dans l'odorat, dans le toucher, rien n'émane de nous; mais nous recevons du dehors ce qui provoque l'exercice de chacun de ces sens. Ainsi, la voix entre dans les oreilles; l'air coule dans les narines; c'est ce que nous faisons entrer dans le palais, qui engendre les saveurs; et c'est en appliquant les objets contre notre corps qu'ils deviennent sensibles au tact. C'est par analogie qu'Épicure a pensé qu'il ne s'échappe rien de nos yeux , mais que l'image des objets vient s'y placer spontanément. Cette opinion est contredite par l'expérience du miroir, qui représente à celui qui s'y regarde son image tournée vers lui, tandis qu'elle devrait, si elle émanait de nous en ligne directe, nous montrer en s'échappant sa partie postérieure; en sorte que la gauche et la droite de l'image se trouvassent placées dans le même sens que la gauche et la droite du corps réel. C'est ainsi que l'histrion qui s'ôte le masque le voit du côté qui lui couvrait le visage; c'est-à-dire, par le creux du revers et non par la face. D'ailleurs, je voudrais demander à Épicure si les images ne se détachent des objets que lorsque quelqu'un a la volonté de voir, ou si, lorsque personne ne les considère, les atomes continuent d'en émaner en tout sens. S'il soutient le premier système, je demande quel pouvoir commande aux atomes de se tenir prêts à obéir à celui qui regarde, et de se déplacer autant de fois qu'il voudra mouvoir son visage. S'il s'en tient au second, et qu'il dise qu'il émane de tous les objets un flux perpétuel d'atomes, je demanderai combien de temps ils demeurent adhérents à nos yeux, auxquels rien ne les retient liés? Ou si j'accorde leur adhérence, comment transmettront-ils les couleurs, lesquelles, bien qu'incorporelles de leur nature, ne peuvent néanmoins jamais exister sans corps. D'ailleurs, qui peut concevoir qu'aussitôt que vous tournez vos yeux, accourent les images du ciel, de la mer, de son rivage, des prés, des vaisseaux, des troupeaux, et de ces innombrables objets que nous apercevons d'un coup d'oeil, surtout lorsque c'est dans le très petit espace de notre prunelle que réside la faculté de la vue? Et de quelle manière s'effectue la vision d'une armée? Est-ce que les atomes, sortis de chaque soldat, se réunissent, et, ainsi agglomérés par milliers, pénètrent dans l'œil de celui qui regarde? Mais pourquoi prendre la peine de discourir, afin de détruire une opinion qui se réfute elle-même par sa propre futilité? Or, il est certain que c'est par le mécanisme suivant que s'opère en nous la vision. Un trait de lumière s'échappe en ligne directe de nos deux prunelles, de quelque côté qu'on les tourne. Si cette émanation naturelle de l'oeil rencontre la lumière dans l'air qui est autour de nous, elle lui sert de conduit direct, jusqu'à ce qu'elle ait rencontré un corps ; quoique l'on tourne le visage pour regarder autour de soi, le rayon visuel s'échappe toujours directement. Ce trait, que nous avons dit parti de nos yeux, après avoir été délié à sa racine, s'élargit vers son extrémité, en la manière que les peintres représentent les rayons. C'est pour cela qu'un oeil qui regarde par un très petit trou embrasse la profondeur des cieux. Ainsi donc, trois choses nous sont nécessaires pour opérer la vision : qu'un trait de lumière émane de nous, que l'air qu'il trouve sur son passage soit éclairé, et que le rayon rencontre un corps dont le choc arrête son cours; car s'il le prolonge trop longtemps, ce cours cesse d'être direct, le trait se fatigue, il se déchire et se déverse à droite et à gauche. De là vient qu'en quelque endroit de la terre qu'on se trouve, on croit apercevoir les bornes du ciel, et c'est là ce que les anciens nommèrent horizon. Leurs observations ont constaté avec exactitude que le rayon visuel ne se prolonge pas horizontalement au delà de cent quatre-vingts stades, et qu'à cette distance il commence à se diviser en lignes courbes. J'ai dit horizontalement, car notre vue atteint très loin en hauteur, puisque nous voyons le ciel. Celui qui regarde est toujours placé au centre du cercle que forme son horizon; et, d'après la mesure que nous avons donnée de la longueur du rayon visuel, depuis le centre jusqu'à la circonférence du cercle, il résulte évidemment que le diamètre du cercle horizontal est de trois cent soixante stades; et, soit qu'il avance, soit qu'il recule, l'eeil découvrira toujours autour de soi un cercle de cette même grandeur. Ainsi donc, comme nous l'avons dit, lorsque le rayon qui émane de nous traverse un air éclairé et vient frapper un corps, le phénomène de la vision est opéré; et afin que l'objet vu soit connu de nous, le sens de la vue instruit notre intelligence de sa forme extérieure, et l'intelligence le reconnaît à l'aide de la mémoire; par conséquent les yeux voient, l'intelligence juge, la mémoire se souvient. Trois agents sont nécessaires pour compléter par la vue la connaissance de la forme d'un objet ; le sens, l'intelligence, la mémoire : le sens transmet à l'intelligence l'objet vu, et celle-ci reconnaît par le souvenir quel il est. La coopération du raisonnement est tellement nécessaire dans l'acte de la vision, que souvent, par ce sens seul, l'intelligence nous fait reconnaître une autre sensation que la mémoire nous suggère. Car si j'aperçois du feu, ma raison sait, avant que je l'aie touché, qu'il est chaud. Si c'est de la neige que j'aperçois, ma raison sait aussitôt que son contact est froid. En l'absence de la raison, la vue est inefficace; tellement que si l'on néglige de la consulter, une rame vue dans l'eau paraît rompue, ou une tour anguleuse paraît ronde, étant vue de loin. Mais si la raison veut s'y appliquer, elle reconnaît les angles de la tour et l'intégrité de la rame. En un mot, la raison discerne toutes ces erreurs qui ont fourni à la secte des académiciens des prétextes pour condamner le témoignage des sens. Le témoignage d'un seul sens, accompagné du raisonnement, peut être compté parmi les choses les plus certaines; mais le témoignage d'un seul sens ne suffit pas toujours à la raison, pour reconnaître la nature des objets. Car si j'aperçois de loin la figure de ce fruit qu'on appelle pomme, il n'est pas certain, sous tous les rapports, que ce soit là une pomme; car on aura pu en former la figure avec quelque matière. Il faut donc invoquer un autre sens, pour décider l'odeur de l'objet; mais cet objet, placé au sein d'un tas de pommes, aura pu en retenir leur exhalaison; il faudra donc consulter le tact, qui peut juger de son poids : mais on peut craindre que le poids ne nous trompe à son tour, si l'ouvrier a eu l'artifice de choisir une matière dont le poids fût pareil à celui du fruit ; il faut donc recourir au goût; et s'il est d'accord avec la forme, il n'y a plus de doute que l'objet ne soit une pomme. C'est ainsi qu'il est démontré que l'efficacité des sens dépend du raisonnement; et c'est pourquoi le Dieu qui nous a faits a placé tous nos sens dans la tête, c'est-à-dire, autour du siège de la raison.

CHAPITRE XV.

Si Platon est exact lorsqu'il écrit que la nourriture se rend dans l'estomac, et que la boisson coule dans les vaisseaux du poumon par l'artère appelée trachée. Quand Disaire eut ainsi, parlé, il s'éleva touchant la solidité de ses raisonnements, un murmure universel d'approbation qu'Évangélus lui-même ne rougit point de partager; après quoi, Disaire reprit en ces termes : - Ce sont des applaudissements semblables qui ont provoqué la philosophie à usurper la discussion d'un art qui lui est étranger, ce qui a donné lieu plus d'une fois à de manifestes erreurs. Ainsi votre Platon s'est livré à la risée de la postérité, en voulant toucher à l'anatomie, qui est une branche de la médecine. Il dit en effet que la nourriture et la boisson que nous consommons rencontrent deux voies; que la nourriture se rend dans l'estomac, et que la boisson coule dans les vaisseaux des poumons, par l'artère appelée trachée. Il faut s'étonner, ou plutôt s'affliger, qu'un si grand homme ait pu penser et rapporter dans ses ouvrages de pareilles choses. Aussi Erasistrate, médecin trés distingué de l'antiquité, l'attaque avec justice, en disant qu'il avance là des faits très différents de ceux que l'observation nous enseigne. En effet, il existe deux tuyaux, pareils à des canaux, qui partent du fond de la bouche et descendent en bas. Par l'un, sont transmises et précipitées dans l'estomac toutes les matières qui composent, tant la nourriture que la boisson : elles sont portées de là dans un ventricule que les Grecs appellent le ventre inférieur, où elles sont réduites et digérées. Ensuite, la partie la plus aride du résidu de ces matières se rend dans l'intestin appelé en grec colon, tandis que la partie humide coule à travers les reins dans la vessie. Par le second des deux premiers tuyaux dont nous avons parlé, appelé par les Grecs trachée-artère, l'air descend de la bouche dans le poumon, et retourne de là dans la bouche et dans les narines. C'est par ce même canal que passe la voix. Afin d'empêcher que la boisson et la nourriture non liquide, qui doit aller dans l'estomac, ne vienne tomber de la bouche dans ce tuyau où l'air est respiré, et que sa présence n'aille encombrer le canal de la respiration, la nature a eu soin de placer ingénieusement, entre les deux canaux disposés l'un à côté de l'autre, l'épiglotte, qui leur sert réciproquement de cloison. Pendant qu'on mange et qu'on boit, cette épiglotte couvre et ferme la trachée-artère, et empêche qu'aucune portion de la nourriture ou de la boisson ne tombe dans le canal, toujours en activité, de la respiration. Il résulte de là qu'aucune partie liquide ne coule dans le poumon, qui est protégé par la disposition de l'orifice de l'artère. Tel est le système d'Érasistrate, conforme, je pense, à la vérité. En effet, la nourriture ne doit point parvenir dans le ventre sous forme de parties sèches et indigestes , mais amollie et réduite sous forme liquide. Il faut donc que la même voie soit ouverte à la nourriture et à la boisson, afin que la première, modifiée par l'autre, puisse en cet état être transmise au ventre par l'estomac. Sans cette condition, la nature ne saurait produire ce qui est nécessaire à la conservation de la vie animale. D'ailleurs, le poumon offrant une forme solide et polie, si un corps dense était entraîné vers lui, comment pourrait-il y pénétrer, ou être transmis au lieu où s'opère la digestion; tandis que nous voyons que, si par hasard quelque chose, tant soit peu dense, tombe dans le poumon, entraîné par la force de la respiration, il s'ensuit aussitôt une toux violente et des secousses qui peuvent aller jusqu'à altérer la santé. Or, si une voie naturelle conduisait la boisson au poumon, il ne devrait pas redouter les liquides épaissis par des farines, par des graines, ou par toute autre matière dense. Pour quelle fonction la nature a-t-elle disposé l'épiglotte, qui bouche l'artère lorsque nous avalons la nourriture, si ce n'est pour empêcher que par le canal de celle-ci il ne tombât quelque portion de cette dernière dans le poumon, par l'effet de l'attraction irrégulière de l'aspiration? Lorsque nous voulons émettre la parole, l'épiglotte s'incline d'un autre côté pour fermer la route de l'estomac, et laisser à la voix un libre passage dans l'artère. Un résultat constaté par l'expérience, c'est que ceux qui avalent peu à peu la boisson en ont les intestins plus humectés, parce que le liquide, ainsi bu lentement, y fait un plus long séjour; tandis que, si l'on boit avec avidité, le liquide passe dans la vessie avec la même précipitation qu'il a été avalé; et la nourriture restant dans un état très sec, il en résulte une digestion plus tardive. Or cette différence n'existerait point, si, dès le principe, la nourriture et la boisson avaient suivi des routes différentes. Quant à ce qu'a dit le poète Alcée, et qu'on répète vulgairement: "Arrose ton poumon de vin, car la canicule opère sa révolution"; cela doit s'entendre du bien-être que l'humectation occasionne au poumon, mais en tant qu'il n'attire du liquide qu'à proportion de son besoin. Tu vois maintenant que le prince des philosophes eût fait sagement de s'abstenir de parler de choses qui lui étaient étrangères, plutôt que de traiter des sujets qui lui étaient trop peu connus. Eusthate un peu ému répliqua en ces termes: - Disaire, je te comptais autant parmi les philosophes que parmi les médecins; cependant, tu m'as paru tout à l'heure oublier une chose généralement crue et proclamée par le consentement universel de tous les hommes: c'est que la philosophie est l'art des arts et la science des sciences; et voilà que, par une audace parricide, la médecine se déchaîne contre elle. Toutefois, la partie rationnelle, c'est-à-dire celle qui traite des objets incorporels, n'est que la portion la plus étroite du domaine de la philosophie; tandis qu'elle s'étend principalement vers la physique, laquelle traite des corps divins, soit du ciel soit des astres. Quant à la médecine, elle n'est que la partie la plus grossière de la physique; elle ne raisonne que sur des corps terrestres et pétris de limon. Mais que parlé-je de raisonnement, dans un art où les conjectures dominent bien plutôt? Ainsi donc, la science qui consiste à former des conjectures sur une chair de boue ose s'égaler à la philosophie, qui, d'après des raisonnements certains, traite d'objets incorporels et véritablement divins. Mais pour que cette défense générale ne paraisse point un subterfuge, afin d'éluder ce qui concerne le poumon, écoute les motifs qui ont déterminé l'opinion du sublime Platon. L'épiglotte, dont tu as parlé, a été disposée par la nature pour ouvrir et fermer, par une alternative régulière, les deux conduits de la nourriture et de la boisson; de manière que la première soit transmise à l'estomac, et que le poumon reçoive ta seconde par les nombreux canaux qui traversent le poumon. Les ouvertures qui s'y rencontrent ne sont pas destinées à permettre la sortie du souffle, pour lequel une exhalation occulte eût été suffisante, mais à laisser, dans le cas où quelque portion de la nourriture viendrait à tomber dans le poumon, un passage au suc qui en résulte, afin qu'il puisse se rendre au siège de la digestion. Si, par quelque accident, l'artère vient à être coupée, nous n'avalons plus la boisson; car son canal se trouvant percé, elle s'échappe au dehors, sans arriver à l'estomac : ce qui n'aurait pas lieu, si l'artère n'était le canal des liquides. Voici encore qui prouve évidemment ce fait c'est que ceux qui ont le poumon malade éprouvent une ardente soif, ce qui n'arriverait pas non plus, si le poumon n'était le réceptacle de la boisson. Remarquez aussi que les animaux qui n'ont point de poumon ne connaissent pas la soif; et en effet, il n'y a rien de superflu dans la nature, mais elle a prédestiné chaque membre à quelqu'une des fonctions de la vie. Lors donc que l'un d'eux manque, c'est que ses fonctions seraient superflues. Réfléchis encore que, si l'estomac recevait la boisson et la nourriture, les fonctions de la vessie deviendraient inutiles; car l'estomac aurait pu livrer aux intestins le résidu de chacune d'elles, taudis qu'il se borne à livrer celui de la nourriture; et il ne serait pas besoin de divers conduits pour donner passage à chacune de ces deux substances, mais un seul suffirait à toutes deux, pour les évacuer du même lieu. Au lieu de cela, la vessie et les intestins coopérent, chacun séparément, à l'entretien de notre organisation : la première, en évacuant le poumon; la seconde, en évacuant l'estomac. Il ne faut pas non plus négliger de remarquer qu'on ne trouve dans l'urine, qui est le résidu de la boisson, aucun vestige de la nourriture, et même qu'elle n'est nullement empreinte de la couleur ou de l'odeur de cette dernière. Si cependant celle-ci eût été mêlée dans le ventre avec la boisson, l'urine conserverait quelque impression de la substance de leur commun excrément. Enfin, les pierres que la boisson produit dans la vessie, et que la boisson seule a la propriété de former, pourquoi ne se forment-elles jamais dans le ventre? ce qui devrait être cependant, s'il était le réceptacle de la boisson. Le fait de l'écoulement de la boisson dans le poumon n'a pas été ignoré de plusieurs poètes distingués. Eupolis, dans la pièce intitulée "les Parasites", dit: "Protagoras prescrivait de boire à l'époque de la canicule, afin de se tenir le poumon humecté". Nous trouvons dans Ératosthène un témoignage semblable : "Inondant son poumon de vin". Euripide vient encore manifestement à l'appui de ce même fait: "Le vin parcourant les canaux du poumon". Puis donc que le système de l'organisation de notre corps et l'autorité des plus illustres témoins viennent appuyer celle de Platon y n'est-il pas absurde de penser le contraire?

CHAPITRE XVI.

Si l'œuf a été avant la poule, ou la poule avant l'oeuf. Sur ces entrefaites, Évangélus, qui voyait avec envie la gloire qu'obtenaient les deux Grecs, leur dit en se moquant : Quittez ces questions, que vous n'agitez entre vous que pour faire parade de votre loquacité. J'aimerais mieux encore, si votre science y peut quelque chose, que vous voulussiez m'apprendre "si l'oeuf a été avant la poule, ou la poule avant l'oeuf"? - Tu crois te moquer, lui répondit Disaire; et néanmoins, la question que tu viens de toucher est très digne d'être approfondie et résolue. Car pourquoi m'as-tu demandé, en critiquant l'utilité de cette discussion, si l'oeuf a été avant la poule, ou la poule avant l'oeuf? Mais sache que cette question doit être rangée parmi les plus sérieuses, et discutée avec beaucoup de soin. Je vais dire ce qui me paraîtra susceptible d'être allégué en faveur de chacune des deux opinions, te laissant le choix de celle qui te paraitra la plus vraie. Si nous accordons que tout ce qui existe a eu un commencement, il est juste de décider que la nature a commencé par produire l'oeuf. Car tout ce qui commence est d'abord informe, imparfait, et ne marche vers son perfectionnement qu'à l'aide du temps et de l'art. Ainsi donc, pour faire l'oiseau, la nature a commencé par un rudiment informe; elle a produit l'oeuf, dans lequel n'existe pas encore la forme extérieure de l'animal, mais dont est provenu un oiseau complétement organisé, par l'effet de l'accomplissement de son développement progressif. D'ailleurs, tout ce que la nature a décoré d'ornements divers a commencé indubitablement par être simple, et est devenu postérieurement compliqué, par l'accession de choses qui y ont été réunies. Ainsi l'oeuf a été créé d'une forme simple, et qui est la même dans tous les sens. Il est le germe d'où se sont développés les ornements divers qui complètent le corps de l'oiseau. De même que les éléments ont d'abord préexisté, et que de leur mélange ont été formés les autres corps, de même, si l'on peut permettre la comparaison, les principes séminaux qui se, trouvent dans l'oeuf peuvent être considérés, en quelque sorte, comme étant les éléments de la poule. Non, elle n'est pas inopportune la comparaison de l'oeuf avec les éléments dont toutes les choses sont composées ; car, dans toutes les classes d'animaux qui se reproduisent par le coït, vous en trouverez quelques-uns dont l'oeuf est le principe et comme l'élément. En effet, tous les animaux ou marchent, ou rampent, ou nagent, ou volent. Parmi ceux qui marchent, les lézards et tous les animaux de cette famille sont reproduits par des oeufs. Il en est de même des reptiles. Tous les animaux qui volent sont ovipares; un seul excepté, dont la condition est incertaine : car la chauve-souris vole, il est vrai, au moyen d'ailes formées de pellicules, mais ne doit pas être comptée parmi les oiseaux, puisqu'elle marche sur quatre pieds, qu'elle met au monde ses petits entièrement conformés, et qu'elle les allaite. Tous les animaux nageants sortent d'un oeuf particulier à leur espèce, excepté le crocodile, qui, comme les oiseaux, provient d'un oeuf à écaille. Et pour que je ne te paraisse pas avoir trop relevé la condition de l'oeuf, en le nommant un, élément, consulte les initiés aux mystères de Liber Pater, dans lesquels l'oeuf n'est honoré avec tant de vénération qu'en raison de sa forme ovale et presque sphérique, qui ne présente d'ouverture en aucun sens et parce qu'il renferme en soi la vie, on l'appelle le symbole du monde. Or, d'après l'opinion unanime, le monde est le principe de toutes choses. Maintenant, produisons l'opinion qui soutient la préexistence de la poule; et voici comment nous tâcherons de la défendre. L'oeuf n'est ni le commencement ni la fin de l'animal; car son commencement est la semence, sa fin est l'oiseau développé. L'oeuf n'est donc que la digestion de la semence. Or, puisque la semence contient l'animal et que l'oeuf contient la semence, l'oeuf n'a pu être avant l'animal; de même que la digestion de la nourriture ne peut avoir lieu sans que quelqu'un ait mangé. Dire que l'oeuf a été fait avant la poule, c'est comme si l'on disait que la matrice a été faite avant la femme; et celui qui demande comment la poule a pu venir sans oeuf est semblable à celui qui demanderait comment l'homme a pu être créé avant les parties naturelles, par lesquelles il se reproduit. Ainsi comme il ne serait pas exact de dire que l'homme est le produit de la semence, puisque la semence émane de l'homme; de même on ne peut pas dire que la poule est le produit de l'oeuf, puisque l'oeuf émane de la poule. Maintenant, si l'on accorde ce qui a été dit en faveur de la thèse opposée, que tout ce qui existe a commencé à quelque époque, nous répondrons que la nature a commencé d'abord par former chacun des animaux dans toute sa perfection, et qu'ensuite elle a soumis à des lois perpétuelles la succession continue de leur procréation. Un grand nombre d'animaux que la terre et la pluie produisent encore, tout conformés, sont une preuve que la nature a bien pu en agir ainsi dès le commencement. Tels sont les rats en Égypte, et en d'autres lieux les grenouilles, les serpents, et autres animaux de cette espèce. Car la terre ne produit jamais des oeufs, qui sont des êtres absolument imparfaits, parce que la nature ne forme que des êtres parfaits, et qui procèdent de principes parfaits, d'un tout, dont ils sont les parties. Accordons maintenant que l'oeuf est la semence de l'oiseau, et voyons ce que nous apprend la définition que les philosophes ont donnée de la semence. Cette définition établit que la semence est une production d'une substance pareille à la substance de celui dont elle émane. Or, il ne peut pas exister de similitude avec une chose qui n'est pas encore; de même qu'il n'émane pas de semence de celui qui n'existe pas. Concluons de là que, dès la première origine des choses, et à l'exemple des autres animaux qui sont reproduits seulement par la semence, et dont on n'a pas mis en question la préexistence à leur semence, les oiseaux, eux aussi, sont sortis complétement formés des mains de la nature. Chaque animal ayant été doté de la puissance de se reproduire, tous les animaux sont descendus des premiers, suivant les divers modes de naissance, que la nature a diversifiés selon la variété des espèces. Voilà, Évangelus, ce qu'on peut alléguer des deux côtés. Contiens un peu tes dérisions, et considère en toi-même lequel tu dois embrasser. Évangélus. - Puisque la force de la conversation nous entraîne de la plaisanterie au sérieux, je veux que vous m'expliquiez ceci, dont la solution exacte m'a longtemps exercé. Dernièrement des chasseurs ont relancé des sangliers de la forêt de mon domaine de Tibur ; et comme la chasse se prolongea assez longtemps, les uns me furent apportés durant le jour, et les autres pendant la nuit. La chair de ceux qu'on apporta de jour se conserva parfaitement saine; tandis que ceux qu'on apporta de nuit, la lune étant dans son plein, se putréfièrent : ce qui ayant été observé, les personnes qui apportèrent des sangliers la nuit suivante enfoncèrent des pointes d'airain dans chacune des parties de leur corps, et surent par ce moyen nous conserver leur chair parfaitement saine. Je demande donc pourquoi la lumière de la lune a produit sur les corps de ces animaux un effet pernicieux, que n'ont pas produit les rayons du soleil. - La réponse est simple et facile, dit Disaire. Rien ne se corrompt que par le concours simultané de l'humidité et de la chaleur. La putréfaction des corps des animaux n'est autre chose qu'un écoulement latent qui convertit en liquide les chairs solides. Si la chaleur est médiocre et tempérée, elle entretient l'humidité; si au contraire elle est forte, elle dessèche et réduit le volume des chairs. Ainsi, le soleil, par sa grande chaleur, épuise l'humidité des corps morts, tandis que la lumière de la lune, dont la chaleur est insensible, mais qui renferme une tiédeur cachée, accroît la liquéfaction des parties humides, et produit ainsi la putréfaction, en injectant la tiédeur et en augmentant l'humidité. - Après ce discours, Évangélus, s'adressant à Eustathe, lui dit : Si tu accèdes à cette explication, tu dois le témoigner; ou si elle te répugne en quelque chose, tu ne dois pas négliger de nous en faire part, car vos discours ont eu la puissance de vous faire écouter volontiers par moi. - Tout ce qu'a dit Disaire, répondit Eustathe, est lumineux et vrai : mais il faut examiner brièvement si le degré de la chaleur est réellement la cause de la putréfaction; en sorte qu'on puisse dire qu'une grande chaleur ne la produit point, mais qu'elle est produite par une chaleur légère et modérée. Or, la chaleur du soleil, qui n'est jamais plus ardente durant l'année qu'à l'époque de l'été, et qui s'attiédit pendant l'hiver, putréfie cependant les chairs pendant l'été et non pendant l'hiver. Ce n'est donc pas à cause de la douce température de sa chaleur, que la lune augmente la liquéfaction des substances humides; mais il est dans la nature de la lumière qui émane de cet astre, je ne sais quelle propriété que les Grecs appellent idiotique, laquelle humecte les corps, et les baigne, pour ainsi dire, d'une imperceptible rosée, et qui, jointe à la chaleur propre à la lune, putréfie les chairs qu'elle a pénétrées un instant. En effet, toute chaleur n'est pas d'une quantité uniforme, en sorte qu'elle ne varie que du plus au moins; mais il est démontré, par des expériences évidentes, qu'il est des qualités de feu très diverses qui n'ont aucune parité entre elles. Ainsi les orfévres n'emploient, pour travailler l'or, que du feu de paille, parce que tout autre serait impropre à fondre ce métal. Les médecins emploient le feu du sarment, préférablement à celui de tout autre bois, pour faire cuire les remèdes. Ceux qui fondent ou coulent le verre alimentent leur fourneau avec l'arbre appelé bruyère. La chaleur produite par le bois de l'olivier est salutaire aux corps, mais elle est nuisible dans les bains, et d'ailleurs elle a beaucoup d'efficacité pour séparer les jointures du marbre. Il n'est donc pas étrange qu'en raison des propriétés particulières à chaque sorte de chaleur, celle du soleil dessèche, tandis que celle de la lune humecte. Voilà pourquoi les nourrices couvrent soigneusement leurs nourrissons lorsqu'elles passent sous les rayons de la lune, de crainte que sa lumière n'augmente l'humidité naturelle qui abonde à cet âge, et qu'à l'exemple du bois vert, que la chaleur fait contourner parce qu'il contient encore des sucs humides, cet accroissement d'humidité ne fasse contourner les membres des enfants. L'on sait aussi que celui qui s'endort pendant longtemps au clair de la lune s'éveille péniblement et comme hébété, oppressé sous le poids de la substance humide que la lumière de la lune a la propriété de disperser et de répandre dans le corps, dont elle ouvre et relâche tous les conduits, en pénétrant dans son intérieur. De là vient que Diane, qui est la même que la lune, est appelée Artémis, mot formé d' g-aerotemis, c'est-à-dire qui fend l'air. Elle est invoquée sous le nom de Lucine par les fémmes en travail d'enfant, parce qu'elle a la propriété spéciale de distendre les ouvertures du corps et d'ouvrir les voies aux écoulements, ce qui est favorable à accélérer les accouchements. C'est ce que le poète Timothée a élégamment exprimé en ces termes: Par le ciel où brillent les astres, par la lune qui facilite les accouchements".  L'action de la lune ne se fait pas moins sentir à l'égard des corps inanimés. Ainsi, les arbres coupés pendant la lune pleine ou même croissante sont impropres aux constructions, comme ayant été ramollis par l'influence de l'humidité. Les agriculteurs ont soin de ne ramasser le froment sur l'aire que pendant la lune décroissante, afin qu'il se conserve sec. Faites au contraire, pendant la lune croissante, les choses pour lesquelles vous désirez de l'humidité. C'est alors qu'il conviendra de planter les arbres, surtout pendant que la lune éclaire la terre; parce que l'humidité est un aliment nécessaire à la croissance des racines. L'air éprouve aussi et manifeste les effets de l'humidité lunaire; car lorsque la lune est dans son plein, lorsqu'elle est naissante (et dans ce dernier cas elle est pleine dans sa partie supérieure), l'air, ou se résout en pluie, ou, s'il reste serein, produit beaucoup de rosée. C'est pourquoi le poète lyrique Alcman dit "que la rosée est fille de l'air et de la lune". Ainsi il est prouvé de toute manière que la lumière de la lune possède la propriété d'humecter et de dissoudre les chairs, ce que l'expérience démontre encore mieux que le raisonnement. Quant à ce que tu as dit, Évangélus, concernant l'aiguille d'airain, voici ma conjecture, qui, si je ne me trompe, ne s'écarte point de la vérité. Il y a dans le cuivre une vertu âcre, que les médecins appellent stiptique : c'est pourquoi ils usent de ses écaillures dans des remèdes qu'ils emploient contre les ravages de la pourriture: En second lieu; ceux qui vivent dans des mines de cuivre ont toujours les yeux dans un excellent état de santé; et leurs paupières s'y regarnissent de poils, s'ils les avaient perdus auparavant. C'est que l'exhalaison qui émane du cuivre, entrant dans les yeux, épuise et dessèche les humeurs pernicieuses. Homère, en se rapportant à ces effets, donne au cuivre les épithètes de fortifiant et éclatant. C'est Aristote qui a découvert que les blessures faites avec une pointe de cuivre sont moins dangereuses que celles qui sont faites avec une pointe de fer, et se guérissent plus facilement; parce qu'il y a, dit-il, dans le cuivre une vertu médicinale et desséchante, qu'il dépose dans la blessure. C'est par la même raison qu'une pointe d'airain, enfoncée dans le corps d'un ani- mal, le préserve de l'humidité lunaire.

FIN DE L'OUVRAGE

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