Satires
de
Juvénal
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BIOGRAPHIE DE JUVÉNAL
Nous aurions grand besoin d'être renseignés sur la vie de Juvénal pour éclairer la portée et le sens véritables de son œuvre. Or, il en est peu, parmi les grands écrivains de Rome, dont la biographie soit plus difficile à établir. Les seuls témoignages certains que nous puissions invoquer se tirent soit des satires elles-mêmes, soit des épigrammcs de Martial et ils sont en bien petit nombre, on sait que la manière oratoire de Juvénal exclut les confidences personnelles où se plaisaient Lucilius et Horace, quant à Martial, dans les trois épigrammes où il nomme son ami, il est bref, selon son habitude et les lois du genre.
Nos manuscrits nous ont, il est vrai, conservé une douzaine, au moins, de biographies (1) mais celles-ci remontent toutes à un même original, aujourd'hui perdu, dont la source et la valeur demeurent incertaines. De plus, à côté d'une ou deux indications utiles et de quelques paraphrases aventureuses du texte même des satires, elles n'offrent guère que des variations sur un même thème : l'exil, réel ou légendaire, de Juvénal.
1. J. Dürr (Das Leben Juvenals, progr. d'Ulm, 1888) en donne douze, dont sept déjà publiées par O. Jahn dans son édition de 1851, p. 386 et suiv.
Voici donc tout ce qu'il nous est permis d'affirmer ou de tenir pour probable. Date et lieu
de la naissance
de Juvénal. Notre poète s'appelait, d'après divers manuscrits, "Decimus lunius luuenalis" (1). Les biographies font de lui le fils ou l'enfant adoptif d'un riche affranchi : « lunius luuenalis, lisons-nous dans celle qui paraît être la plus ancienne (2), libertini locupletis incertum est filius an alumnus ». Le témoignage manque de précision, et il a peu de vraisemblance puisque Juvénal, à maintes reprises, parle des affranchis avec un mépris qu'on ne s'expliquerait guère en pareil cas. De plus, le surnom de" luuenalis", porté par des hommes considérables (3), eût été insolite pour un affranchi,
II est impossible de fixer pour la naissance de Juvénal une date précise. Martial écrivait, dans son livre VII, publié vers l'année 92 après J. C. : « Toi qui cherches à me brouiller avec mon cher Juvénal, que n'oseras-tu pas dire, langue perfide? Horreur ! avec tes mensonges, Oreste eût pris en haine Pylade, etc. (4).
1. Le prénom, se trouve notamment dans le Lanrentianus XXXIV, 42 et dans les Vossiani 18 et 64. Le Pithoeanus ne donne que le nom de famille.
2. On la trouve dans le Pithoeanus à la suite des Satire.
3. Par exemple L Cassius Iuuenalis, consul " suffectus " avec Q. Pomponius Musa à l'époque d'Antonin le Pieux.
4. Martial, VII, 24.
Et nous lisons plus loin, dans le même livre : « De mon petit domaine, éloquent Juvénal, je t'envoie, pour les Saturnales,les noix que voici, etc.(1) ». Ainsi donc, dès l'année 92 après J. C., Juvénal était lié avec Martial, c'est-à-dire avec un poète célèbre, et très familièrement, comme on peut en juger par le ton fort libre des deux épigrammes, dès lors, aussi, il s'était fait une réputation d'homme éloquent. Ne devons-nous pas admettre, de toute évidence, qu'il avait, à cette date, vingt-cinq ans, au moins, et, par conséquent, qu'il était né, au plus tard, vers l'année 65 après J. C. ? Mais il se peut aussi qu'il soit né beaucoup plus tôt.
Il nous indique lui-même le lieu de sa naissance quand il fait dire à son ami Umbricius (3,318-321) : « Toutes les fois que Rome te rendra, impatient de te refaire, à ton Aquinum, fais-moi venir de Cumes, vers Cérés Helvina et vers votre Diane ». Aquinum était une ville de la Campanie, municipe, puis colonie, située dans l'ancien pays des Herniques, là où est aujourd'hui la province de Caserte, au sud de la Voie latine, au nord-ouest de Capoue (2). Comme Lucilius, né à Suessa Aurunca, dans le Latium, comme Horace, né à Venouse, en Lucanie, comme Perse, né à Volterra, en Etrurie, notre satirique était donc originaire de la péninsule italienne.
Les études de Juvénal. Sa carrière oratoire.
De ses premières années, Juvénal ne nous a presque rien dit. Il rappelle seulement qu'il a fréquenté l'école du grammairien et celle du rhéteur « Moi aussi; dit-il; j'ai rétracté ma main devant la férule, moi aussi, j'ai conseillé à Sylla d'aller chercher dans la vie privée un sommeil profond » (1, 15-17).
1. Martial, VII, 91 :
2. On y faisait des imitations de la pourpre de Tyr. Horace parle quelque part (Epist. 1,10, 26-27) de l'homme qui ne sait pas faire la différence entre la pourpre de Sidon et les laines teintes à Aquinum.
En revanche, il négligea l'étude de la philosophie : « Ecoute, dit-il à Calvinue (13, 120-123), quelles consolations peut t'apporter là contre un homme qui n'a lu ni les cyniques, ni les dogmes des stoïciens et qui ne révère point Epicure. » De fait, la philosophie théorique de Juvénal se réduit à quelques sentences, à quelques lieux communs, d'inspiration généralement stoïcienne, mais devenus un domaine banal pour les rhéteurs aussi bien que pour les philosophes (1). Je n'oublie point qu'il ne croit pas aux enfers (2, 149-153) et parle sans respect des dieux de l'Olympe (6, 15 et 69 ; 13, 40 et suiv.), auxquels, pourtant, il sacrifie (12, 1 et suiv., 83 et suiv.). Mais, depuis longtemps, la mythologie et le culte traditionnels n'étaient plus, aux yeux des Romains de quelque culture, qu'un symbolisme.
Juvénal n'a commencé à écrire, ou, du moins, à publier, qu'après la mort de Domitien (96 après J. C.) La satire 1, qui sert de préface à son œuvre, est postérieure à l'année 100, puisqu'on y trouve une allusion à la condamnation de Marius Priscus, qui est de cette année-là. Aussi bien le poète y parle-t-il du barbier dont le rasoir, dans sa jeunesse, faisait crier sa barbe (1, 25) : c'est nous dire qu'il n'est plus jeune. Comment avait-il employé la première partie de sa vie et mérité ce renom d'éloquence dont Martial nous est garant? au barreau? dans l'enseignement de la rhétorique? dans les salles de déclamation? Nous serions fort embarrassés pour répondre si nous ne lisions, dans la biographie déjà citée ci-dessus : « Ad mediam fere aetatem declamauit animi magis causa quam quod scholae se aut foro praepararet »,
1. Aussi, malgré les coïncidences nombreuses entre Sénèqoe et Juvénal relevées par Mayor dans son édition et par Schfitze dans son luvenaliê ethicua (dissertation de Greifswald 1906), ne faut-il pas se hâter de conclure à une influence directe du premier sur le second. Notons, cependant, que Juvénal parle de Sénèque avec admiration (8, 212) et qu'il y a plus d'un rapport d'esprit et de manière entre les deux écrivains. Nous savons d'ailleurs par Quinti-lien quelle séduction le génie de Sénèque avait longtemps exercée sur les jeunes gens dans les écoles de rhétorique
c'est-à-dire : « Juvénal se livra à la déclamation jusque vers le milieu de son existence, et cela par goût plutôt que pour se préparer au métier de professeur ou d'avcat » Notre poète aurait donc été, pendant de longues années, un de ces amateurs qui, prolongeant jusqu'à la vieillesse les exercices de l'école, faisaient applaudir par un public de lettrés et d'oisifs les "Controverses" et les "Suasoires" où ils s'efforçaient de rajeunir, par des « couleurs » ingénieuses et des « traits » piquants ou vigoureux, des matières rebattues (1).
L'assertion du biographe anonyme s'accorde parfaitement avec tout ce que nous pouvons connaître ou inférer d'autre part. Il est certain qu'en l'année 100 de notre ère, date approximative des premières satires, Juvénal est au milieu de son existence car celle-ci, commencée au plus tard vers 65 après J.-C., ne sera pas encore terminée sous le consulat d'Emilius Juncus, c'est-à-dire en 127 (cf. 15, 27). Nous savons aussi que le poète n'était pas sans ressources : il nous parle de son bien patrimonial (6, 57), il nous apprend qu'il possédait une maison à Rome (12, 89 et suiv.), et une propriété rurale à Tibur (11, 65 et suiv.). Rien ne l'obligeait, par conséquent, à chercher dans son éloquence un gagne-pain, et il a pu l'exercer pendant de longues années uniquement pour se faire un nom. Enfin, quand on a réservé, dans son oeuvre, la part de l'artiste original, et je ne songe pas à la réduire, il reste un rhéteur qui conçoit l'ensemble de ses satires d'après un plan très artificiel ; qui se soucie peu, chemin faisant, de la juste proportion des parties ; qui abuse des hors-d'œuvre, digressions, parenthèses dont il peut attendre un effet, qui s'attarde aux énumérations d'exemples, notamment d'exemples pris à l'histoire, qui multiplie les gradations, les antithèses, les hyperboles, les apostrophes, les interrogations pathétiques, et, par dessus tout, les « traits » de toute nature. J'ajoute que l'éloquence d'école était une bonne préparation à cette sature presque toujours oratoire et volontiers descriptive dont Juvénal est pour noua le créateur.
1. Voy. J. de Decker : "Juvenalis declamans" : étude sur la rhétorique déclamatoire dans les satires de Juvénal (Recueil de travaux publiés par la Faculté de Philosophie et lettres de l'Université de Gand, 41e fascicule, 1913), p. 15-18,
Combien de foie n'entendons-nous point, dans le recueil de Sénèque le père1, les rhéteurs, opposant le passé au présent, fulminer contre la dépravation de leurs contemporains, des grands et des riches surtout, qu'ils peignent hypocrites, avares, gourmands, cruels, livrés à des penchants hors nature? Ou bien ils prennent à partie, avec une âpreté de misogynes, les femmes de leur temps, qui seraient toutes, à les en croire, impudiques et empoisonneuses. En revanche, ils n'ont jamais assez d'éloges pour la simplicité et la pureté des mœurs antiques. Ailleurs, ils développent longuement des idées morales, prenant pour matière de leurs digressions les caprices de la Fortune, l'influence pernicieuse des richesses, le vrai mérite, qui est la vertu, les haines fratricides qui divisent les hommes, la voix de la conscience et les tortures du remords, etc. Enfin, dans les "Suasoires" surtout, mais aussi dans les Controverses, pour peu que le sujet s'y prête, ils rivalisent avec la poésie pour décrire quelque scène émouvante : incendie, tempête, supplice, etc. Bref, parmi les thèmes généraux traités ou effleurés par notre poète, il n'en est guère qu'on ne trouve déjà chez eux.
Il faut donc tenir pour très vraisemblable que Juvénal, durant la première moitié de sa vie, s'est fait entendre dans les salles de déclamation. On ne comprendrait guère, d'ailleurs, comment et pourquoi les biographes auraient imaginé cette circonstance. Seul, il me semble, le début de la première satire pourrait faire difficulté, "Eh quoi ! s'écrie Juvénal, n'être toujours qu'auditeur !" Mais, comme nous le voyons aussitôt, le passage entier vise les lectures publiques que les poètea faisaient de leurs œuvres, nullement les séances oratoires que donnaient les déclamateurs. Loin d'affaiblir l'affirmation du biographe, il nous prouve que, devant le public tout au moins, les satires ont été réellement le coup d'essai poétique de Juvénal, et un coup d'essai tardif. Les satiresJuvénal n'avait-il obtenu, comme déclamateur, que des succès médiocres et cherchait-il dans la poésie une revanche ? Croirons-nous, d'autre part, qu'entre tous les genres il a choisi la satire parce que, s'y sentant préparé par une longue pratique de l'éloquence d'école, il avait l'espoir de s'y faire applaudir? Jugerons-nous plutôt qu'il y a été poussé par le désir de satisfaire un ressentiment personnel contre la personne et la cour de Domitien ? qu'ayant demandé en vain à la protection des grands les honneurs et la fortune, il était plein de fiel à l'égard des nobles et de leurs favoris plus heureux, plus habiles ou moins scrupuleux que lui, Grecs, Egyptiens, Orientaux, Italiens dégénérés, et qu'ainsi le meilleur de son œuvre est sorti des blessures de son ambition? Ou bien n'était-il simplement, comme il le laisse entendre lui-même, qu'un honnête homme révolté par le spectacle de la corruption romaine et dont l'indignation, à la fin, éclate toute seule? Devant ces questions, auxquelles historiens et critiques ont trop souvent répondu, dans un sens ou dans un autre, avec une belle assurance, une méthode prudente doit se réserver. Disons-le cependant, Juvénal, doué de la puissance verbale qui s'affirme dans les satires, devait être, pour peu qu'il possédât la voix et le geste, un orateur brillant et, s'il est passé de la salle de déclamation à la salle de lecture, ce n'est peut-être que le jour où il a surpris, dans ses moyens physiques, les premiers symptômes d'une décadence. D'un autre côté, nous n'avons aucun indice positif pour faire de lui un ambitieux déçu et mécontent. Si l'on met à part les sorties véhémentes du satirique contre l'avarice des riches, contre leur dédain du client pauvre, de l'écrivain qui n'a que son talent, le roman d'un Juvénal quémandeur, courtisan malheureux de la fortune,prétend se fonder sur l'épigramme que Martial, retiré à Bilbilis, adressait à son ami vers l'année 100 : « Pendant que peut-être, lui diaait-il, tu cours, affairé, dans la bruyante Suburre, que ton pied bat la colline de l'auguste Diane, pendant que tu vas, du seuil d'un grand à celui d'un autre, remuant l'air, de ta toge mouillée de sueur, et te fatigues à errer du grand au petit Cœlius, moi, ma chère Bilbilis, retrouvée après bien des années écoulées, m'a reçu et rendu à la vie rustique, Bilbilis, fière de son or et son fer, etc.» Mais, comme on l'a fait judicieusement remarquer, Martial oppose ici la servitude des relations mondaines, auxquelles Juvénal, demeuré citadin, reste soumis, à la libre existence rurale qu'on mène à Bilbilis. On ne peut, sans forcer la valeur des mots, tirer autre chose de ce texte. Sans doute, Juvénal ne comptait point parmi les riches, cela ressort des deux satires, la onzième et la douzième, ou il nous donne lui-même une idée précise de son aisance modeste mais cette aisance, quelle qu'elle pût être, il savait s'en contenter.
N'avait-il pas toujours eu la même sagesse, ou les mêmes revenus? c'est ce que nous ignorons. Pareillement il est parfois difficile de bien définir la personnalité des amis auxquels Juvénal s'adresse ou qu'il met en scène mais le Catullus de la satire 12 est propriétaire d'une riche cargaison, et le Calvinus de la satire 13 a trop de fortune pour que la perte de dix mille sesterces doive l'émouvoir beaucoup (13,71). Quant à Umbricius {Satire 3), il est vrai qu'il a pu faire tenir tout son mobilier sur une seule voiture (3, 10) mais, propriétaire d'une maison à Cumes, s'il n'a pas assez de revenu pour vivre largement à Rome, il n'est pas pour cela un indigent.
Ainsi nous n'avons aucun motif sérieux de nous figurer Juvénal comme le « bohème » qu'on nous a peint quelquefois. C'est, bien plutôt, un représentant de la classe moyenne de cette classe qui, dans les municipes et les provinces, était encore la force de l'empire, mais qui, à Rome même, se voyant trop souvent évincée par des affranchis, par des intrigants de toute origine, avait sujet de se plaindre d'un ordre social où une naissance simplement honorable, un train de vie sans faste, le mérite uni à l'honnêteté ne trouvaient plus guère d'accueil. Il reste que Juvénal a été liéavecMartial, le poète besogneux. Mais Martial lui-même, que je ne donne point pour un modèle de dignité, n'est-il pas un provincial de bonne famille? n'a-t-il pas reçu une éducation soignée et, à travers lesexpédients d'une existence précaire, gardé, au fond de lui-même, le goût de la vie simple et l'amour de sa petite patrie, où il finit, comme Umbricius, par se retirer? J'admettrais donc volontiers, avec M. Plessis que Juvénal, dans sa sévérité pour les grands de Rome, traduit moins le mécontentement d'un individu que celui d'une classe tout entière. Cela suffirait à faire de lui un témoin passionné. J'ajoute que, n'étant point membre de la haute société, il l'a connue surtout du dehors, par la chronique scandaleuse, par l'éclat des procès d'adultère et d'empoisonnement. On le sait d'ailleurs, il ne s'en prend qu'à ceux dont la cendre repose le long des Voies Flaminienne et Latine (1, 170-171), il va, dès lors, chercher ses originaux jusque sous Néron, ou même sous Claude, et il apporte la même vivacité de touche et de couleurs à poindre les vices des hommes et des femmes de ce temps-là, dont il n'a certainement connu les faits et gestes que par oui-dire, et ceux d'un Crispinus ou d'un Veiento qu'il avait pu observer lui-même sous Domitien. Aussi bien toutes ces peintures sont-elles trop souvent empreintes des exagérations de la rhétorique. Mais ne nous hâtons point, là-dessus, de nous récrier sur le manque de sincérité de Juvénal et de ne plus voir en lui qu'un virtuose de l'invective. Si nous demandons à l'historien et au moraliste le calme et la mesure, n'ayons pas les mêmes exigences pour un poète. Gardons-nous surtout de tomber dans une erreur fréquemment commise et, prenant Juvénal pour un autre Lucilius ou un autre Horace, de chercher dans son œuvre ce qu'il n'y a pas mis et ne se proposait point d'y mettre, une sorte de journal de sa vie morale, une confidence perpétuelle. La satire, avec Perse, s'éloigne déjà de la littérature personnelle : avec Juvénal, le divorce est consommé. Ce que nous découvrons peut-être le mieux chez ce poète qui ne s'est point livré, c'est, dominant le rhéteur, un artiste sensible à la joie littéraire de décrire et de flageller en beaux vers les bassesses, les vices, les passions dégradantes, et de mettre sous nos yeux, dans le pittoresque de leur bigarrure, les aspects multiples de la vie à Rome.
L'œuvre venait à son heure. L'état de l'opinion, après la mort de Domitien, favorisait le succès d'un satirique. On sait, par la Vie d'Agriçola, par les lettres de Pline, par le Panégyrique de Trajan, quelle haine les meilleurs des Romains gardaient à la mémoire du tyran abattu. Il est fort possible que les satires 2 et 4 où le « Néron chauve » (4, 38) est directement attaqué soient les plus anciennes de notre poète (1). Elles forment, avec les satires 1, 3 et 5, le livre I, qui est vraisemblablement, plutôt que l'œuvre entière, le petit livre, "libellus", dont il est parlé au vers 86 de la première satire. La satire 6 remplit à elle seule, avec ses 661 vers2, le livre II.
1. Cependant Juvénal au début de la Satire 4, indique qu'il s'en prend pour la seconde fois à Crispinus, ce qui semble nous renvoyer à 1,26 et suiv. Mais il y a eu peut-être, ici ou là, un remaniement, lors de la publication du premier livre.
Elle nous fournit des indices chronologiques dans le passage (v. 407-412) où Juvénal fait allusion aux campagnes de Trajan en Arménie et contre les Parthes (années 114-116 après J.-C.), à l'apparition d'une comète que les astronomes placent en l'année 115 et au tremblement de terre d'Antioche, qui date, semble-t-il, du 13 décembre 115. Le livre III groupe les satires 7, 8, 9. Quel est l'empereur en qui Juvénal, dans le préambule de la satire 7, salue le protecteur des poètes? Plutôt qu'à Trajan, l'éloge conviendrait à Hadrien, le premier prince, depuis Claude, qui ait porté un intérêt sérieux à la littérature. Mais, comme il y a eu, sous Trajan, un réveil de la vie littéraire attesté par Pline, l'hésitation demeure permise. On ne peut tirer du livre IV (satires 10, 11, 12) aucune indication de date. Dans le livre V et dernier (satires 13, 14, 15, 16), la satire 13 est de l'année 127 puisqu'elle est adressée à Calvinus âgé de 60 ans et né sous le consulat de Fonteius (13, 16-17), c'est-à-dire en 67, après J.-C. (1) et la satire 15 doit se placer entre l'année 128 et l'année 130 puisque Juvénal y raconte un fait qui se serait passé récemment, sous le consulat d'Aemilius Juncus, c'est-à-dire en 127 (15, 27).
Nous ignorons en quelle année mourut Juvénal. Mais, nous venons de le voir, il écrivait encore en 128. On peut dire, par conséquent que, si l'éloquence a occupé la première moitié de sa vie d'homme, la poésie satirique a rempli la dernière. Son inspiration, il est vrai, s'est faite moins virulente à mesure qu'il avançait en âge. La plupart des satires des deux derniers livres se rapprochent, par le sujet et l'allure, de ces exercices qu'on nommait « thèses » dans les écoles et qui consistaient dans le développement d'une idée générale. Nous y voyons le poète éclairé, plus d'une fois, de l'idéal de douceur et d'humanité dont les rayons, sous l'influence toujours grandissante du néostoïcisme, pénétraient de plus en plus l'âme romaine.
(1). On pourrait songer aussi à l'année 59 mais les fastes ne nomment Fonteius Capito, pour cette année-là, que le second or, quand on ne retient, comme Juvénal le fait ici, que le nom d'un seul consul, ce nom est, en règle générale, celui qui figure le premier dans les fastes.
Par malheur, le talent a faibli et, dans le cinquième livre surtout, l'éclat des beautés de premier ordre ne vient plus que de loin en loin, racheter la monotonie des procédés et les défaillances du goût. L'inscription d'Aquinum. Réduite à ces données, la biographie de Juvénal ne jette, on le voit, qu'un jour incertain sur le caractère de l'homme et le sens de l'œuvre. Nous pourrions nous prononcer plus hardiment pour l'hypothèse qui, en le dotant d'une large aisance, voit en lui un interprète et un représentant autorisé de la classe moyenne s'il nous était permis de lui appliquer aveo certitude une inscription découverte à Aquinum, dans le temple de Cérès Helvina (cf. Juv. 3, 320), au commencement du xixe siècle, et souvent citée depuis. En voici le texte, avec les restitutions généralement admises (C. I. L. 10, 5382) : « C[ere] ri sacrum /[D. Iu]nius luuenalis/ [trib.] coh. [I] Delmatarum,/II [uir] quinq., flamen/ diui Vespasiani, /uouit dedica[uitq]ue /sua pec. », c'est-à-dire. « A Cérès, Decimus Junius Juvenalis, tribun de la première cohorte des Dalmates, duumvir quinquennal, flamme du divin Vespasien, a voué et dédié ceci, à ses frais ». Cette dédicace était, semble-t-il, celle d'un autel. Revêtu de la plus haute magistrature locale, flamine d'un empereur défunt, notre Juvénal, s'il s'agit bien de lui, aurait compté parmi les personnages les plus considérables de son municipe. Mais il est permis d'avoir des doutes sur l'authenticité de l'inscription, dont on a cherché l'original en 1846 sans parvenir à le retrouver. Et, d'ailleurs, comme le prénom était effacé, nous manquons d'un indice essentiel pour rapporter ce texte au poète. Mais, dit-on souvent, il est certain que celui-ci a été réellement officier dans l'armée romaine. Umbricius (3,321-322) ne lui promet-il pas plaisamment de venir de Cumes, lorsqu'il composera des satires, pour être son « adjudant » (adiutor) chaussé des gros souliers de la troupe (caligatus) ? Et, d'autre part, tous les biographes ne nous le montrent-ils point evêtu d'un haut grade militaire? Mais, outre qu'au vers 322 de la satire 3, la leçon adiutor n'est pas certaine, caligatus peut aire allusion tout simplement à des chaussures rustiques, Adiutor, même, s'entend bien d'un aide, d'un assistant. Quant aux biographies, on sait qu'elles représentent, selon toute apparence, une source unique et d'autorité douteuse. Aussi bien les indications qu'elles nous donnent sur la carrière militaire de Juvénal semblent-elles liées à l'histoire, ou à la légende, de son exil.
Le problème de l'exil
Sur cet exil, voici la version fournie par la biographie jointe aux satires dans le Pithoeanus : Juvénal aurait inséré dans la satire 7 (v. 87-92) un court morceau composé depuis longtemps contre le pantomime Paris dont l'influence, supérieure à celle des plus grands personnages de Rome, pouvait seule donner aux poètes l'honneur et le bénéfice d'un haut grade dans l'armée, préfecture ou tribunat. Un histrion, favori de l'empereur alors régnant, vit dans ces vers une allusion personnelle, et, par un exil déguisé, le poète, bien qu'octogénaire, reçut le commandement d'une cohorte cantonnée dans la plus haute Egypte. Là, il ne tarda pas à mourir, de chagrin et d'ennui.
On voit combien ce récit manque de précision. Sous quel prince a été composé le morceau satirique contre Paris? comment s'appelait l'acteur qui s'est, ensuite, cru visé, et de quel empereur était-il le favori? Un certain nombre de biographies répondent à ces deux dernières questions : elles s'accordent sur l'acteur qui se serait nommé, lui aussi, Paris quant au prince, c'était selon les unes Domitien. selon d'autres, Trajan, l'une, même, désigne Néron. Or, il est bien vrai que nous trouvons un pantomime du nom de Paris en faveur sous Néron et un autre sous Domitien mais pour en rencontrer un troisième dont l'histoire fasse mention, il faut descendre jusqu'à Lucius Vérus, frère adoptif et collègue de Marc Aurèle. Juvénal n'a publié aucune de ses satires sous Domitien ni, à plus forte raison, sous Néron et, au temps de Vérus, il était certainement mort. Reste que l'acteur ne s'appelât point Paris, et qu'il soit question, par exemple, de Pylade, favori de Trajan, ou d'Antinoüs, favori d'Hadrien. Mais il subsisterait encore plus d'une invraisemblance et d'une difficulté : si Juvénal a été exilé par Trajan, il n'est pas mort en exil puisque ses dernières satires, composées sous Hadrien, ont été écrites à Rome. D'autre part, Hadrien, qui remédia à l'abus des grades militaires donnés à titre honorifique, et prit soin de ne mettre aux frontières que des chefs vigoureux, « n'y eût pas envoyé un vieux poète dont il pouvait se venger autrement». Enfin, le désaccord qui existe entre les biographes sur le nom de l'empereur s'étend an lieu même de l'exil : si, pour les uns, ce lieu fut l'Egypte, ce fut, pour d'autres, la Calédonie.
Et pourtant, la tradition même de l'exil était si bien établie dès le Ve siècle et si répandue, que Sidoine Apollinaire pouvait après avoir rappelé l'exil d'Ovide, désigner notre poète par la périphrase suivante : « Celui qui plus tard, par un malheur semblable, fut, sur un faible bruit circulant dans le public, exilé par la colère d'un histrion». Mais l'on sait quel était alors l'affaiblissement de l'esprit critique : au siècle suivant, le chroniqueur byzantin Jean Malalas ne raconte-t-il pas que Domitien aimait particulièrement un danseur « de la faction des verts », Paris, que « le Sénat de Rome » et le poète Juvénal insultèrent ? L'empereur, poursuit-il, exila le poète dans la Pentapole, aux confins de la Libye puis, confondant Paris avec un de ses homonymes, sans doute le favori de Vérus, Malalas ajoute que Domitien combla le danseur de richesses et l'envoya à Antioche où il mourut après y avoir fait d'importantes constructions. Je crois, pour ma part, que l'exil de Juvénal est une pure légende. Mais cette légende, comment s'est-elle formée? N'aurait-elle point pour origine l'image qu'on s'était façonnée peu à peu d'un Juvénal maniant le fouet de la satire contre les puissants du jour? On savait que, sous les Césars et les Flaviens, il était dangereux, pour un écrivain comme pour un orateur, de critiquer, même par simple allusion, les actes du prince ou de ses favoris. Et lorsque, au IVe siècle, Juvénal fut devenu le poète à la mode, l'opinion a pu se répandre, d'une manière vague tout d'abord, que ces âpres satires avaient, autrefois, attiré sur leur auteur la colère du pouvoir. Là-dessus, un grammairien, sans autre autorité peut-être que le texte même de l'œuvre, sollicité avec adresse, aura, je pense, bâti un roman. Il se rendait compte qu'aucun témoignage direct ne confirmait un exil véritable. Mais, admettant que Juvénal avait recueilli sur les lieux mêmes la matière de sa satire 15 (cf. v. 27-28 ; 44-46), il supposait que le poète se trouvait en Egypte dans les dernières années de sa vie. Comment expliquer qu'il fût alors si loin de Rome? Sans doute avait-il une charge à remplir, et, selon toute apparence, une charge militaire. Qu'il eût été officier, c'est ce qui semblait établi par l'expression d'Umbricius se donnant pour le simple « adjudant» du poète (3,321). D'autre part, nous le savons par l'exemple de Martial, que Domitien nomma tribun militaire, et par le trait de Juvénal lui-même contre Paris, le prince conférait parfois à des poètes un grade élevé dans son armée. Mais les charges, d'ailleurs purement honorifiques, de préfet ou de tribun étaient pour les autres une faveur, au contraire, un commandement effectif, à une pareille distance de l'Italie, ne pouvait être, pour un vieillard, pour un satirique, essentiellement attaché, par goût et par métier, au séjour de Rome, autre chose qu'une disgrâce dont il n'était pas difficile d'attribuer l'invention à un acteur, trop bien en cour, qui se serait reconnu dans le Paris de la satire 7. N'était-ce point, en effet, une vengeance spirituelle que de dire au poète : « Tu te plains qu'un pantomime ait pu, jadis, faire des tribuns. Eh bien ! c'est précisément ce qu'un pantomime va faire de toi (1) » 1 Un autre grammairien, se souvenant de divers passages où Juvénal parle de la Bretagne, et parfois avec une précision assez remarquable, aura substitué à l'Egypte la Calédonie comme représentant un lieu d'exil plus lointain encore et plus sauvage.
Quoi qu'il en soit, l'exil de notre satirique longtemps accueilli comme un fait certain par la critique moderne, a eu sa part dans la conception, qui fut, au XVIIIème siècle surtout et dans la première moitié du XIXème siècle (2), aussi répandue qu'elle était fausse, d'un Juvénal républicain farouche et martyr de la liberté.
1. La biographie E de Jahn (éd. de 1851), dans laquelle nous lisons qu'on signifia à Juvénal son exil déguisé par ces mots « Et te Philomela promouit » tue paraît avoir conservé sur ce point un détail important de la version primitive. 2. Hugo y est resté constamment fidèle : cf Collignon, dans la Revue d'Hist. litt. de la France. 16 (1909), p. 260 et suiv.
LES SOURCES DU TEXTE DE JUVENAL
Les documents les plus anciens sur lesquels puisse se fonder l'histoire du texte de Juvénal ne sont pas antérieure au IVème siècle. Et il n'y a pas lieu d'en être surpris si l'on songe que le satirique devait sembler trop moderne en sa manière à l'école archaïsante du IIème siècle : de fait, Fronton, Aulu-Gelle, Apulée paraissent l'avoir ignoré ou dédaigné. D'autre part, les écrivains ecclésiastiques, au IIème et au IIIème siècles, ont négligé sonœuvre. Mais c'est un chrétien, Lactance, qui nous en fournit, au commencement du IVe siècle, la première citation (1). Désormais, les satires de Juvénal vont être comptées parmi les chefs d'œuvre du genre, à côté de celles de Lucilius, d'Horace, de Perse, de Turnus. La mode même, un moment, s'en mêla : Ammien Marcellin nous atteste que, de son temps, Juvénal partageait la faveur des cercles aristocratiques avec le biographe impérial Marius Maximus3. Mais les lettrés ne s'intéressent pas moins à notre poète : Ausone et Claudien l'imitent, nous le trouvons cité 13 fois chez Servius, et, au siècle suivant, il est un des auteurs chez qui les grammairiens, Priscien notamment, vont chercher leurs exemples. De même, les glossaires grecs-latins, lui empruntent fréquemment des mots.
Les copies des satires durent, dès lors, se multiplier.
1. Sat. 10,305-366, cités par Lactance : Intl. diu. 3, 29, 17.
On peut dater du Vème siècle la récension d'un élève de Servius, Nicaeus, récenaion dont l'existence nous est attestée par la souscriptionsuivante, reproduite dans quelques manuscrits : « Legi ego Niceus Romae apud Seruium magistrum et emendaui ». Nous ne savons rien de précis sur un certain Epicarpius mentionné dans une autre souscription mais le plus ancien manuscrit connu de Juvénal, le palimpseste de Bobbio ou Vaticanus 5750, qui ne contient, du reste, que 52 vers de notre auteur (14, 323-15, 43) avec 52 vers de Perse (1, 53-104), est, au plus tard, du IVe siècle. D'autre part, le commentaire qui a fourni les meilleurs éléments de la plus ancienne de nos collections de scolies n'est pas postérieur à la seconde moitié du IVème siècle puisqu'il y était question de Neratius Cerialis, préfet de la ville en 352-353 (voy. scolie au vers 10, 24) et qu'on y parlait au présent d'usages qui, dès le Ve siècle, appartenaient déjà au passé (voy. scolies aux vers 4, 61 ; 9, 53 ; 10, 74 ; 10,115 ; 11, 195).
Il y a là des sources qu'on ne saurait négliger mais, à elles seules, elles ne nous donneraient du texte des satires, qu'une connaissance très fragmentaire. Ce texte, ce sont les scribes de l'époque carolingienne qui l'ont sauvé pour nous, puisque les plus anciens manuscrits où il se lise sont du IXe siècle. Chaque siècle, ensuite, jusqu'au XVIe, apporte son contingent de copies. Mais la critique moderne est parvenue à répartir en deux classes la plupart des manuscrits collationnés jusqu'à ce jour.
1° La première classe est représentée avant tout par le célèbre Montepessulanus 125 (IXe siècle), plus connu sous le nom de Pithoeanus (P), qui contient aussi les satires de Perse, et où le texte, défiguré plus d'une fois par des fautes de copie, n'est, en revanche, altéré que fort rarement par des interpolations et corrections arbitraires.
II existe, mais seulement pour des fragmenta plus ou moins étendus de l'œuvre, des manuscrits frères du Pithoeanus, qui nous permettent d'en restituer la leçon primitive en des endroits où des grattages ultérieurs l'on fait disparaître. Ce sont :
I° Les lemmes des vieilles scoolies transcrites dans les marges de Pitboeanus, mais, semble-t-il, d'après un manuscrit particulier et données, à part, dans le Sangallensis 870 (autrefois D 476) (IXe s.). Les scolies que Georges Valla a publiées dans son édition de Venise (1486) provenaient d'un manuscrit aujourd'hui perdu, allant jusqu'au vers 198 de la satire 8 et étroitement apparenté aux précédents, mais plus complet en certaine passages.
2° Les feuillets d'Aarau (Schedae Arouienses), du xe siècle, contenant 2, 148-155 ; 3, 6-13 ; 35-92 ; 6, 136-193, 252-310 ; le commencement des vers 6, 311-339 et 427-455 ; la fin des vers 6, 340-368 et 456-484 ; — le commencement des vers 7, 57-85, la fin des vers 7, 86-114, et, en entier, 7, 115-172.
3° Le Parisinus 8072, feuilleta 94-113, (Xème), qui ne dépasse pas 6, 437, et encore y manque-t-il les vers 2,67 à 3, 31, soit deux feuillets.
4° Le Florilège contenu dans le Sangallensis 870 (ixe s.);
5° Les deux feuillets récemment découverts par M. Achille
Ratti dans la bibliothèque Ambrosienne, feuillets qui paraissent
remonter au ve ou au vie siècle et contiennent 14, 250-250;
2(iS-291 ; 303-319.
II° La deuxième classe, généralement désignée par la lettre omega, embrasse les manuscrits, très nombreux (120 ou davantage), qui ont en commun une quantité considérable d'interpolations diverses, dont une seconde main (p) a transporté le plus grand nombre dans le Pithoeanus en les écrivant en marge ou entre les lignes, parfois même en les susbtituant par grattage ou surcharge à la leçon première. Ces interpolations, pour une part tout au moins, sont anciennes, puisque le fragment de Bobbio, mentionné ci-dessus, qui est du ive siècle, et les citations des grammairiens en offrent déjà plusieurs. Mais il faut remarquer que la classe omega ne forme pas, à proprement parler, un tout : en bien des endroits couramment interpolés, un, deux ou plusieurs représentants de cette classe sont d'accord avec P pour donner le texte primitif. Il est probable que, plus d'une fois, les copistes ont eu sous les yeux soit P lui-même, soit un frère de P où l'on avait, de même, reporté les variantes d'omega, et que, tout en préférant, le plus souvent, ces dernières, ils ont parfois conservé la leçon originale. On doit signaler, à ce point de vue, le Vindobonensis 107 ou CXI (ixe siècle), manuscrit mutilé qui ne contient que deux longs fragments des satires (1, 1 à 2, 59 et 2, 107 à 5, 96), et surtout le Parisinus 7900 et le Vaticanus Vrbinas 661 qui s'accordent fréquemment l'un avec l'autre et semblent avoir été copiés tous deux sur un même manuscrit, parent de P mais, probablement, meilleur encore.
Un caractère commun aux deux classes, c'est que la satire 16 y est incomplète, soit que Juvénal l'eût laissée inachevée, soit que tous nos manuscrits remontent à un archétype commun déjà mutilé. Il faut noter en effet, que, dans le Pithoeanus, qui reproduisait peut-être la disposition même de cet archétype, conservée de copie en copie conformément à un usage courant, cette satire finit avec la dernière ligne de la dernière page du dernier quaternion, et sans aucun « explicit ».
La question des sources de notre texte semblait enfin débrouillée et la supériorité du Pithoeanus bien établie lorsqu'une découverte inattendue a ébranlé des fondations en apparence si bien assises. En 1899, M. E. 0. Winstedt1 examinant un manuscrit de la Bodléienne qui n'avait pas encore été colla-tionné sérieusement, l'Oxoniensis Canonicianus 41 (xie s.), y a déchiffré deux fragments inédits de la satire 6, l'un, de 34 vers à la suite du v. 365 de cette satire, l'autre, de 2 vers, à la suite du v. 373. Mais, d'ailleurs, le premier de ces fragments se termine par 5 vers qui, resserrés en 3, se trouvent, dans la tradition commune, suivie en cela par l'Oxoniensis lui-rnënie, après le v. 346 or, à cet endroit, les scolies donnaient déjà, comme variante, une partie de la rédaction développée, et, inversement, au vers 614,elles nous ont conservé, avec quelques manuscrits tels que le Vatieanus Vrbinas 661, une seconde rédaction, celle-ci abrégée, des vers 614-626.
Si les nouveaux fragments sont bien l'œuvre de Juvénal, ce qui n'est plus guère contesté, deux hypothèses s'offrent à nous : ou bien le poète avait donné, de son œuvre, ou tout au moins de la satire 6, deux éditions, et le Pithoeanus, aussi bien que les manuscrits de la classe omega ne reproduisait que la seconde, peut-être posthume, tandis que des fragments de la première, conservés dans de vieux commentaires, auraient été insérés dans tel ou tel de nos manuscrits, l'Oxoniensis notamment; ou bien le fragment, de 34 vers formait une page, ou deux pages de 17 vers chacune se faisant vis-à-vis (1), le copiste de l'archétype aura sauté tout le morceau (2), et l'omission des deux vers qui viennent dans l'Oxoniensia après 373 n'était, elle aussi, dans l'archétype, qu'un pur accident. Il ne semble pas que, dans une hypothèse comme dans l'autre, l'autorité du Pithoeanus se trouve, pour l'ensemble, gravement atteinte.
1. Comme s'attache à l'établir M. F. Nougaret (Omission du fragment Windstedt, Mélanges Chatelain (Paris, 1910, p. 255), partant du fait que le Pariginus 8072, frère du Pithoeanus, a 34 vers à la page et qne le copiste y a interverti les vers 3,134-168 et 169-202, comme s'il avait d'abord tourné deux feuillets à la fois. On pourrait supposer aussi que les deux pages de 17 vers couvraient les deux faces d'un feuillet perdu.
2. Ou, peut-être, une page de 29 vers seulement, comme celles du Pithoeanus. En ce cas, les 5 derniers vers, refaits et déplacés, ont donné 346-348.
Il n'y a pas grand'chose à tirer, pour l'établissement du texte de nos satires, des scolies que donnent nombre de manuscrits de la classe omega, en les attribuant parfois à un certain Cornutus qui aurait été, d'après une scolie au vers 9, 37, disciple d'Héric d'Auxerre et, par conséquent, contemporain de Charles le Chauve.
LES ÉDITIONS
Depuis l'édition princeps, qui paraît être celle que l'imprimeur Ulrich Hahn (Vdalricus Gallus) donna, sans indication d'année ni de lieu, mais certainement à Rome, vers 1470 (luuenalis satyrae et Flacci Persi Volaterrani), l'histoire du texte de Juvénal peut se diviser en cinq périodes :
1° De 1470 à 1585, date de l'édition de Pierre Pithou (Pithoeus), chaque nouvel éditeur reproduit, d'une manière plus ou moins exacte, le manuscrit, ou les manuscrits, qu'il avait sous la main, sans en discuter la valeur ni en déterminer l'âge. Je ne mentionnerai, pour cette période, que l'édition de Georges Valla (Venise, 1486) qui, pour les scolies anciennes, tient lieu d'un manuscrit aujourd'hui perdu.
2° De 1585 à la première édition de Ruperti (Leipzig, 1801), c'est le texte établi par Pierre Pithou (Paris, 1585), principalement, mais non pas uniquement, d'après le Pithoeanus, qui fait autorité et constitue la vulgate ;
3° de 1801 à 1851, date de la première édition d'Otto Jahn, c'est l'éclectisme qui l'emporte. On avait perdu la trace du Pithoeanus, et Ruperti, dans ses deux éditions (Leipzig 1801 et 1819), Achaintre (Paris, 1810),Heinrich (Bonn 1839) fondèrent leur texte sur divers manuscrits de la classe omega dont les leçons fournirent, pour un demi-siècle, la vulgate. En même temps, avec Heinrich surtout, la critique conjecturale s'exerçait hardiment sur notre satirique, et l'on admettait volontiers qu'il s'était glissé dans son œuvre un certain nombre de vers apocryphes ;
4° De 1851 à 1899, le Pithoeanus, heureusement retrouvé, et collationné plusieurs fois, avec une exactitude croissante, a fait prévaloir de nouveau son autorité, affirmée dana toute une série d'éditions critiques, notamment celles d'O. Jahn (1) (éd. de Juvénal,Berlin, 1851 ;éd. des satiriques latins,Berlin, 1868), C. F. Hermann (Leipzig, 1854}, Biicheler (révisions des satiriques latins de Jahn, Berlin 1886 et 1893). Mais, d'ailleurs, on n'a pas négligé, pour autant, l'examen des leçons divergentes fournies par les manuscrits de la classe omega : la première édition d'O. Jahn en donne un choix intéressant, et M. C. Hosius, dans son Appa-ratus crittcus ad luuenalem (Bonn, 1888) a publié des collations très soignées de six manuscrits et de quatre florilèges appartenant à cette classe.
Pendant cette période, la critique conjecturale est devenue, à l'égard de notre auteur, de plus en plus discrète. Pourtant, elle n'a pas renoncé du premier coup à suspecter un certain nombre de vers qui interrompent la suite des idées ou n'offrent que de pures tautologies. Jahn en condamnait encore plusieurs. Et c'est en 1859 que l'hypercritique se dépassa elle-même dans l'édition d'O. Ribbeck (Leipzig, 1859), pour lequel les neuf premières satires et la onzième, dans leur ensemble, sont seules authentiques, toutes les autres (10 ; 12-15} étant l'œuvre d'un déclamateur sans talent qui, après la mort du poète, fit paraître une soi-disant édition posthume des satires, grossie de cinq pièces entièrement supposées et de plusieurs vers ou passages non moins apocryphes insérés dans les satires déj à connues. Cette hypothèse, à laquelle Ribbeck est resté fidèle jusqu'au bout, n'a rencontré qu'un succès médioere, même en Allemagne, où,
1. Jahn a le grand mérite d'avoir, le premier, distingué nettement les deux classes.
d'ailleurs, la critique, dans la seconde moitié du XIXème siècle, s'est faite chaque jour plus conservatrice. Bücheler (éd. de 1893) n'admet qu'une athétèse (9, 119), et Friedlander, en 1895, affirmait que nous possédions un texte de Juvénal presque entièrement pur dans sa leçon et ne contenant aucun vers apocryphe.
5° Mais, en 1899, une nouvelle période s'ouvre avec la découverte des fragments dits fragments Winstedt, découverte qui n'a pas encore développé toutes ses conséquences et incite les philologues à examiner des manuscrits jusqu'ici négligés ou tenus pour secondaires. C'est ainsi que M. Housman, dans l'édition critique qu'il a publiée à Londres en 1905, a bien mis en lumière la valeur du Parisinus 7900 et du Vaticanus Vrbinas 66l, et apporté dans l'examen des leçons du Pithoeanus une indépendance d'esprit qui se serait fait mieux apprécier en s'affirmant d'une manière moins provocante et moins cavalière. D'autre part, F. Léo, dans la quatrième édition des satiriques latins de Jahn-Bücheler (Berlin, 1910), a beaucoup développé l'apparat critique, qui n'était guère, chez Bûcheler, qu'une collation de Pithoeanus, et, admettant que P et w ont pour source une édition posthume de notre auteur, a mis en retrait les passages qu'il considère, avec les deux fragments d'Oxford, comme des vestiges de la première édition.
Le texte des scolies, depuis l'édition d'A. W. Cramer, (Hambourg, 1823) à laquelle il faut encore recourir, n'a fait l'objet que de publications fragmentaires, de ces scolies, Bücheler et Léo, dans leurs éditions, donnent celles dont l'origine ancienne ne semble pas contestable.
L'exégèse de Juvénal s'est faite lentement. Elle a tenu longtemps un compte exagéré des scolies sans les avoir soumises à un examen critique sérieux et sans avoir nettement distingué entre les scolies anciennes et le fatras des scolies médiévales. Cependant, le commentaire de Jean Britannico ou Britannicus (Brescia, 1301) jouit d'une longue faveur. Mais il est singulièrement verbeux et fut dépassé, de fort loin, par le commentaire du Français de la Grange ou Grangaeus (Paris, 1614), encore utile à consulter et qu'on trouve, avec celui de Britannicus et les notes de Pithou et de Rigault (N. Rigaltius, Paris, 1613). dans l'édition de H. Christian de Hennin. En 1684, Desprez. (Prateus) publia, à Paris, dans la collection in usum Delphini, une édition de Juvénal et Perse, avec une paraphrase en prose latine et des notes explicatives : l'œuvre n'est pas sans mérite.
Les deux éditions de Ruperti (Leipzig, 1801 et 1819-1820), joignent au texte un commentaire abondant. La première a été sévèrement jugée par Heinrich. Mais la seconde offre une compilation consciencieuse, et faite avec bon sens, des travaux antérieurs, et, à ce titre, elle pourra toujours rendre des services. Elle est encore très répandue en France, ayant été reproduite par Lemaire dans sa collection.
L'édition posthume de C. F. Heinrich, avec notes en allemand (Bonn, 1839), œuvre d'un véritable érudit et d'un esprit pénétrant, marqua un progrès sérieux sur les précédentes, et il ne faut pas non plus négliger les deux dissertations de Madvig (De lotis aliquot Iuuenalis interpretandisi), publiées en 1830 et en 1837 et recueillis depuis, dans ses Opuscula Academica (2ème éd.. Copenhague, 1887, p. 23 et 533) : c'est une œuvre de jeunesse, mais où s'affirment déjà les plus solides qualités. A. Weidner, dans ses deux éditions (Leipzig 1873 et 1889), avec notes en allemand, s'attacha à bien marquer la suite des idées mais ses interprétations, et surtout les conjectures qu'il n'hésite pas à introduire fréquemment dans le texte, sont, trop souvent, aventureuses.
Le commentaire, en anglais, de J. E. B. Mayor (Londres, 1er vol., 2e éd., 1893 et 2ème vol., 1888), qui laisse malheureusement de côté les satires, 2, 6, 9, est un monument d'érudition patiente et sûre : il groupe, autour de chacun des vers du poète, tous les textes qui ont paru propres à en éclairer le sens. A côté de ce travail, auquel on ne pourra jamais se dispenser d'avoir recours, il existe, en Angleterre, plusieurs éditions estimables, parmi lesquelles il convient de signaler celles de J. D. Lewis (Londres, 1882) et de J. D. Duff (Fourteen sat. of Juvenal, Cambridge, 1898).
En 1895, Friedlander a donné à Leipzig, avec la collaboration d'un certain nombre de philologues, une édition des satires de Juvenal, précédée d'une introduction très développée et accompagnée de notes en allemand qui n'élucident pas toutes les difficultés, mais, à tout prendre, constituent, encore aujourd'hui, le meilleur commentaire de l'œuvre complète de notre auteur (1).
Chez nous, J. Hild a publié la satire 7 avec des notes abondantes et utiles (Paris, 1890). Mais, au demeurant, depuis l'édition d'Achaintre (Paris 1810), dont la valeur est médiocre, Juvenal a eu, en France, plus de traducteurs que d'éditeurs. Encore ne vois-je guère à citer qu'Eugène Despois dont la version ait un mérite littéraire incontestable (dans ses Satiriques latins, Paris, 1864), on la voudrait seulement aussi exacte qu'elle est alerte.
1. Il s'en faut d'ailleurs de beaucoup à l'heure actuelle, que le dernier mot ait été dit sur tous les passages obscurs des satires. Le principal mérite de l'édition de Housman est, i! me semble, d'être très suggestive à cet égard.
PRINCIPES SUIVIS DANS LA PRÉSENTE ÉDITION
Les nouveaux éditeurs ont, bien entendu, inséré dans la satire 6, les fragments Winstedt. Mais il leur a semblé que le moment n'était pas venu, s'il doit jamais venir, de renoncer à fonder le texte de Juvénal, pris dans son ensemble, sur l'autorité de P (1). Ils ne s'en sont écartés que dans le cas d'erreur évidente. Mais qu'on ne cherche point dans leurs notes critiques une collation complète du Pithoeanus : ils n'en ont relevé, en règle générale, ni les fautes grossières qui ont été corrigées de première ou de seconde main, ni les caprices orthographiques. Les autres manuscrits n'entrent en ligne que dans le cas où ils appuient la leçon de P, ou, au contraire, la redressent, ou bien s'ils fournissent une variante vraiment intéressante. Si cette variante est isolée, nous désignons expressément le manuscrit, si elle est commune à plusieurs représentants de la classe omega, nous la faisons suivre de ce sigle. Mais nous n'avons pas jugé oiseux de citer p, c'est-à-dire, la seconde main du Pithoeanus, à côté d'omega, même lorsque, ce qui est le cas le plus fréquent, il y a concordance de l'un à l'autre, l'apparat y gagne en précision : p est, en effet, une source déterminée, omega n'est qu'un signe collectif.
A l'exemple de M. Léo, nous avons fait une place à part non seulement aux manuscrits frères de P, dont chacun est désigné par un sigle particulier, mais encore, pour les raisons indiquées ci-dessus (p. XXIV) au Parisinus 7900 (G) et au Vaticanus Vrbinas 661 (U).
1. M. Owen, lui aussi, demeure fidèle à cette autorité dans ses deux éditions critiques (Orford, 1903 et 1908).
Enfin, nous n'avons pas négligé le témoignage des grammairiens.
Quant aux conjectures d'éditeurs, nous n'en avons fait aucune mention, hors les cas, très rares, où nous les admettions dans notre texte pour rendre intelligible ou correct un passage incontestablement désespéré.
En détaillant, comme il le fait dans cette pièce, les raisons qui l'ont amené à écrire des satires, Juvénal se conforme à une tradition léguée par ses prédécesseurs. Certains fragments du livre XXVI (v. 651 et s. MARX) et du livre XXX (v. 1008 et s.) de Lucilius décèlent chez le premier grand satirique latin une préoccupation du même ordre. Horace s'était lui-même expliqué en plus d'un endroit sur sa propre vocation. Il avait déclaré qu'il voulait se défendre contre ses ennemis (était-ce de leur côté ou du sien que partaient d'ordinaire les agressions, ce n'est pas le moment de discuter ce point litigieux), il convenait ailleurs qu'il aimait à mettre par écrit les réflexions que la vie lui inspirait, et qu'au surplus, parmi les genres littéraires, la satire était le seul où il pût encore espérer d'exceller, étant donnée la prédisposition native de son tempérament. Pareillement Perse avait passé en revue, dans sa première satire, les ridicules littéraires de son temps, les sottises du mauvais goût romain, et il réclamait le droit, dont avaient usé Lucilius et Horace, d'exprimer en toute franchise ses énervements et ses antipathies.
Juvénal allègue une fois le nom d'Horace (v. 51), deux fois celui de Lucilius (v. 20 et 165) : on voit bien que sa pensée est pleine de leur souvenir, et que leur exemple guide son initiative.
Le plan de cette première pièce est facile à tracer. Du vers 1 au vers 18, le poète s'en prend aux banalités, toutes scolaires, dont se nourrit la poésie contemporaine et auxquelles s'assujettissent des talents même distingués (v. 14). Long ennui des lectures publiques, platitudes des lieux communs mythologiques que les poètes se passent l'un à l'autre, voilà ce dont il se plaint. Il présente sa propre tentative comme une revanche — notez le "reponam" au v. I —des tracas que la médiocrité des écrivains de son temps lui a fait tant de fois subir. Puisque la métromanie sévit sans pitié, n'est-il pas en droit de se dédommager des dégoûts qu'il a supportés ? Ce début, plein de verve, abonde en expressions d'une vivacité spirituelle.
Mais le ton va changer, et les vers 19-21 forment transition. Juvénal se met en devoir d'exposer pourquoi, se détournant des pauvretés littéraires en vogue, il se décide à écrire des satires.
Les vers 23 à 80 marquent le point culminant de la pièce. Juvénal y énumére les vices dont l'audace impudente appelle le châtiment de ses vers. La progression oratoire est sensible dès le début — un demi-vers pour le "spado" marié, un vers et demi pour Mévia, la chasseresse effrontée, deux vers pour l'ex-barbier enrichi, quatre vers pour Crispinus et ses indolences hautaines de parvenu. — L'éloquente invective du poète se fait de plus en plus ardente (1). S'il éclate ainsi, ce n'est plus, à l'en croire, pour soulager le trop plein de sa verve, mais parce que les spectacles ridicules ou odieux qui se sont imposés à sa vue l'obligent à exercer la vindicte de l'honnête homme indigné (v. 30 ; 45 ; 51-52 ; 63). C'est au milieu même des carrefours que la tentation l'a saisi de portraicturer au vif les coquins, les faquins, les maris complaisants, les empoisonneuses, dont la vie n'a châtié ni les vilenies, ni les forfaits. Cette rhétorique magnifique, où une sorte de comique puissant et amer met une vibration originale, aboutit au vers fameux "Si natura negat, facit indignatio uersum", tempéré aussitôt, il est vrai, par une épigramme malicieuse.
A partir du vers 81, l'allure du développement se ralentit tout d'un coup et se tranquillise d'une façon assez inattendue. Le poète essaie d'indiquer en quelques mots comment il conçoit la satire mais la définition qu'il en donne s'applique bien mieux à ses satires morales, dont l'idée était sans doute déjà formée dans son esprit, qu'aux pages brûlantes comme celles qu'il est en train d'écrire. De là, un instant d'hésitation chez le lecteur. Au surplus ce léger malaise se dissipe vite. Le thème interrompu assez maladroitement se renoue au vers 87, sous une forme plus générale, plus impersonnelle que précédemment. Une longue description de la sportule, des comédies et petits trafics auxquels cette pratique donnait occasion, vient s'y insérer, et, en dépit de certains traits heureux, y usurpe une place excessive (v. 95-134).
1. Tout ce mouvement a été imité par Victor Hugo, "Feuilles d'Automne", XL (édit. définitive, Poésie, II, 428).
A partir du vers 147, l'élan initial semble reprendre sa vivacité première. Mais voici que Juvénal introduit un interlocuteur fictif qui lui coule des conseils de prudence. Horace (Sat. II 1,60) et Perse (1,107) s'étaient fait donner des avertissements analogues. Toutefois, la menace dont l'interpellateur de Juvénal dresse devant ses yeux l'épouvantail est autrement redoutable (v. 155) que celle qu'Horace et Perse avaient éludée d'un sourire. Ce détail trahit la différence des époques : Juvénal a traversé les "saeua et infesta virtutibus tempora" dont parle Tacite (Agric. I), il a appris de quelles atroces vengeances ont été payées certaines paroles trop hardies. Il se décide finalement à écouter les suggestions sagement pusillanimes qui viennent de lui être insinuées. Sa satire sera rétrospective : elle n'attaquera que les morts.
L'ensemble de cette pièce donne une idée assez complète du talent de Juvénal avec ses supériorités et ses lacunes. On y peut juger du don qu'il avait de créer des visions saisissantes, des maximes bien frappées, des expressions nerveuses et fortes. Il y trahit aussi une certaine faiblesse dans l'art de la composition, il ne sait pas se refuser un détail qu'il juge pittoresque, ce détail fût-il hors de sa place. Enfin sa révolte d'honnêteté, qui paraît sincère, ne va pas jusqu'au bout du chemin où elle s'est engagée si gaillardement, elle s'arrête à mi-route, promène un regard circonspect et se résout, tout compte fait, à mettre une sourdine à des indignations qu'on aurait cru d'abord incoercibles.
L'allusion à Marjus Priscus (I, 47 et s.) prouve que la première satire est postérieure à 99-100. D'autre part, il s'en prend à. la génération de l'époque de Domitien, et il présente cette génération comme déjà défunte (v. 171), cela semble impliquer qu'il écrivait la pièce quinze à vingt ans plus tard, aux environs de 115.
SATIRE I
Faut-il donc n'être qu'auditeur, toujours ? Ne les paierai-je jamais de retour, excédé tant de fois de la Théséide d'un Cordus enroué? Est-ce impunément que l'un m'aura récité ses togatae, (1) l'autre ses élégies ? Impunément qu'aura gâché ma journée un Télèphe interminable ou un Oreste qui remplit jusqu'en haut les marges du volume, sans compter le verso, et qui n'est pas encore fini ? Personne ne connaît mieux sa propre maison que je ne connais, moi, le bois sacré de Mars et l'antre de Vulcain, voisin dea roches éoliennes. La besogne des vents, les ombres que torture Eaque, de quel pays cet autre
emporte furtivement une chétive toison d'or, les ornes prodigieux que lance Monychus, voilà ce que clament sans trêve les platanes de Fronton, ses marbres ébranlés, ses colonnes qui se fendillent sous les éclats de voix d'un sempiternel lecteur Attendez les mêmes rengaines du plus grand comme du plus menu poète.
Et nous aussi, morbleu, nous avons retiré notre main sous la férule ! Nous aussi, nous avons donné à Sylla le conseil de rentrer dans la vie privée et de dormir son somme ! Il serait d'une sotte clémence, lorsqu'on rencontre partout tant de poètes, de faire grâce au papier qu'un autre gâterait.
1. Comédie de technique grecque, mais de sujets latins. A l'époque de Juvéna!, elles n'étaient plus destinées qu'aux lectures publiques.
Pourquoi l'envie m'a pris de me lancer dans la carrière où
déjà l'illustre enfant d'Aurunca (1) dirigea ses chevaux ? — Si vous êtes de loisir, et d'humeur à écouter avec bienveillance mes raisons, je vais voua les dire.
Quand un énervé d'eunuque prend femme, quand Mévia, épieu en main, sein découvert, transperce un sanglier toscan, quand les patriciens se voient tous défiés pat les richesses d'un seul, sous le rasoir duquel crissait ma barbe drue de jeune homme, quand un échappé de la populace du Nil, un esclave de Canope, un Crispinus, rejetant de ses épaules un manteau de pourpre tyricnne évente une bague d'été à ses doigts en sueur, incapable de supporter le poids d'une gemme plus lourde, il est difficile de ne pas écrire de satires ! Qui est assez résigné aux iniquités de Rome, assez bronzé pour se contenir, quand apparaît la litière neuve de l'avocat Mathon, qui la remplit toute et, après Mathon, le délateur d'un illustre ami, tout prêt à se jeter sur les restes de notre noblesse déjà bien entamée, celui que Massa redoute, que Carus essaie d'amadouer avec des cadeaux, et auquel Latinus en panique dépêche subrepticement Thymélé ? Quand il te faut céder la place à ceux qui gagnent des héritages avec leurs nuits et qu'élève au pinacle la route la plus sûre, à l'heure qu'il est, pour pleinement réussir, — la vulve d'une riche vieille ! Proculeius obtient un douzième, et Gillon onze fois autant, chacun reçoit sa part à la mesure de sa vigueur! Qu'il touche donc le prix de son sang, dût-il en pâlir comme celui qui, pieds nus, marche sur un serpent, ou comme le rhéteur prêt àparler devant l'autel de Lyon (2) ! Comment dire la colère qui brûle mon foie desséché, lorsque je vois le peuple bousculé par l'ample cortège d'un spoliateur qui a réduit son pupille à se prostituer, ou de cet autre qu'a condamné un verdict sans efficacité ?
1. Lucilius, né à Suessa Aurunca, au sud du Latium, vers 180 (cette date est, d'ailleurs, conjecturale).
2. Cf. Suétone, "Caligitla. XX". "Caligula donna à Lyon, dans les Gaules, un combat d'éloquence grecque et latine où les vaincus étaient forcés de couronner eux-mêmes leurs vainqueurs... ; ceux qui étaient jugés les plus médiocres devaient effacer leurs écrits avec uneéponge ou avec leur langue, sous peine de recevoir les férules ou d'être jetés dans le fleuve voisin."
Du moment que la caisse est sauve, qu'importé le déshonneur ? Marius exilé se met à boire dès la huitième heure, il jouit du ciel irrité contre lui, toi, ô province, tu as gagné ta cause et c'est toi qui gémis (1) ! Ne dois-je pas croire de tels sujets dignes du flambeau du poète de Venouse ? Je ne pourchasserais pas de si criants abus ? Quelle matière plus tentante ? Des "Héracléides", sans doute, ou des Diomédées ; les mugissements du Labyrinthe ; la mer où s'engouffre à grand bruit le jeune Icare; Dédale le mécanicien volant ; — quand, à défaut de capacité légale chez sa femme, on voit les cadeaux d'un amant acceptés de ce mari complaisant, expert à contempler les solives, expert aussi à ronfler d'un nez vigilant contre son verre ; quand croit pouvoir escompter à bon droit le commandement d'une cohorte ce dilapidateur de son patrimoine prodigué aux écuries, qui, tel le jeune Automédon, fait voler son char à toute vitesse sur la voie Flaminia, guides en mains, pour éblouir sa maîtresse en habit d'homme ? N'est-ce pas une joie que d'emplir de larges tablettes en plein carrefour, quand sur six épaules, en sa chaise à porteurs, béante de deux côtés et presque découverte, se fait véhiculer avec les airs d'un Mécène indolent ce faussaire auquel un bout de testament et un cachet humide ont valu richesse et félicité ? Voici maintenant la grande dame qui présente à son mari altéré un délicieux vin de Calès après y avoir mêlé le venin de la "rubeta" (2); plus habile encore que Locuste, elle enseigne à ses parentes novices l'art de conduire au bûcher leurs maris livides au milieu des rumeurs de la foule. Voulez-vous être quelque chose ?
1. Marins Priscus, proconsul d'Afrique en 98/9 p. C., condamné par le Sénat en 100 pour ses exactions. Pline le Jeune qui, avec Tacite, soutint l'accusation, raconte le procès tout au long dans ses Lettres (Ep. II, 11 et 12). Marius fut condamné à verser au trésor public sept cent mille sesterces, et banni de Rome et de l'Italie mais sa fortune ne lui fut pas confisquée.
2. Grenouille de ronces (rulms).
Osez quelque forfait digne de la petite Gyaros et de la prison. La probité, on la loue, mais elle grelotte. C'est le crime qui donne cea jardins, ces châteaux, ces tables, cette argenterie ancienne, ce bouc qui se détache en relief sur une coupe. Comment s'endormir, quand une bru se laisse séduire par cupidité ; oui, comment., quand on voit des fiancées déjà corrompues, un adultère encore revêtu de la prétexte ? A défaut de génie, c'est l'indignation qui fait les vers, tels quels, du genre des miens ou de ceux de Cluvienus (1!)
Tout ce qui se pratique depuis que Deucalion, porté par les
eaux que soulevait la tempête, monta en barque sur le Parnasse et
y consulta les oracles ; depuis que les cailloux amollis reçurent
peu à peu la chaleur de la vie et que Pyrrha montra aux mâles
des vierges nues ; oui, tout ce qui agite les hommes, vœux, crainte, colère, volupté, joie, intrigues, tout cela vient se mêler dans mon livre. Et quand donc le torrent des vices fut-il plus impétueux ? La cupidité ouvrit-elle jamais plus largement sa poche ? La manie du jeu fut-elle jamais plus dominatrice ? Ce n'est plus avec quelques bourses que l'on s'en va aux hasards de la table de jeu : on y apporte, on y risque son coffre-fort. Quelles batailles devant le croupier dispensateur des munitions ! Est-ce seulement de la folie que de perdre cent mille sesterces et de refuser une tunique à l'esclave qui frissonne ? Qui donc, parmi nos aïeux, construisait tant de villas ? Qui
dînait, en son privé, de sept services ? Aujourd'hui une mince sportule attend à l'entrée du vestibule la foule en toge qui va se jeter dessus. Encore le préposé dévisage-t-il préalablement les gens, dans sa terreur que l'un se substitue à l'autre et réclame sa part sous un nom supposé. Une fois identifié, vous recevrez votre pitance. Il ordonne au crieur de faire l'appel des descendants mêmes des Troyens car, eux aussi, ils assiègent la porte avec nous. — " D'abord au préteur, puis au tribun ! "
1. Poète inconnu.
— Mais un affranchi passe le premier : « Moi d'abord, s'écrie-t-il. Pourquoi hésiterais-je, par peur, à défendre ma place ? Je suis né, c'est vrai, sur les bords de l'Euphrate. Les lucarnes voluptueusement ouvertes dans mes oreilles le décèleraient si je
voulais le nier. Mais les cinq boutiques me procurent les quatre cent mille sesterces (1). Quels avantages procure la large bande de pourpre, puisqu'un Corvinus fait paître dans les champs du Laurentum des troupeaux loués ? J'ai plus d'argent, moi, que Pallas et que les Licini ». Aux tribuns d'attendre, et victoire à
la richesse ! Il ne faut point qu'il cède le pas à la magistrature sacrée, cet homme arrivé naguère en cette ville, les pieds blanchis : la majesté des richesses n'est-elle pas sainte entre toutes parmi nous ? Et pourtant, ô funeste argent, tu n'habites encore aucun temple ; nous n'avons point élevé d'autels aux
gros sous, comme à la Paix, et à la Fidélité, à la Victoire, à la Vertu ou à la Concorde, dont le temple retentit des craquètements de la cigogne, quand elle salue son nid.
Si les plus hauts magistrats supputent au bout de l'année ce que leur rapporte la sportule et de combien elle accroît leurs revenus, que feront les clients qui tirent de là toge,
souliers, pain, et jusqu'aux tisons de leur foyer ? Toute une file de litières vient quêter les cent quarts d'as. A la suite du mari fait aussi sa tournée la femme, malade ou enceinte. Déjà rompu à son stratagème familier, en voici un qui réclame pour l'absente ; il montre au lieu de son épouse la litière vide
et close. — C'est Galla, ma femme, déclare-t-il ; expédiez-moi bien vite... Vous n'avez pas confiance ? Galla, sors ta tête !... Allons, ne la tracassez pas ! Elle dort ! »
Quelle journée bellement ordonnée ! La sportule, puis le forum, Apollon le juriste, les statues triomphales, parmi lesquelles je ne sais quel Egyptien, Arabarque par-dessus le marché, ose avoir son inscription, — il est, d'ailleurs, loisible à chacun d'uriner ]à contre, ou pis encore !
1. L'interprétation de ces hémistiches a été fixée parMAX BONNET (Rev. de Phïlol., 1906, 59). Quinque tabernae désigne ici par métonymie le commerce, qui permet à celui qui l'exerce d'arriver au cens équestre.
Les vieux clients, fatigués, quittent le vestibule; ils disent adieu à leur rêve, si tenace que soit pour l'homme l'espoir du dîner. Il leur faut acheter, les pauvres, du chou et du feu. Pendant ce temps leur patron dévorera les meilleures pièces des forêts et de la mer, et se prélassera, enfin seul, sur son lit désert. Avec tant de beaux et larges plateaux anciens, c'est sur une table solitaire qu'ils mangent leur patrimoine.
— Excellente facon de supprimer les parasites! — Oui, mais le moyen de supporter ces ladreries du luxe ? Quelle voracité que celle qui se fait servir des sangliers entiers, cet animal que la nature même destine aux repas d'amis ? Au surplus, le châtiment te guette quand, bourré de mangeaille, tu déposes ton manteau et portes au bain un paon mal digéré (1) . De là des morts subites, des vieillards" intestat". La nouvelle en court fort gaiement à travers tous les repas. Les amis dépités conduisent le deuil, et trouvent que c'est bien fait.
Non, les générations futures n'ajouteront rien à nos dépravations ! Nos descendants ne feront, ne rêveront rien de plus que nous. Tout vice est à son comble. Déployons nos voiles ! Qu'elles se gonflent toutes au vent !...
« Mais, m'objecterez-vous peut-être, où trouver un génie égal à un pareil sujet ? Où cette franchise qui faisait écrire à nos aïeux tout ce que leur suggéraient les ardeurs de leur âme ? »
— Quel est celui dont je redoute d'articuler le nom î Que
m'importe qu'un Mucius (2) pardonne ou non à mes vers ? » —
"Représente un Tigellin (3) : tu flamberas, torche vivante, comme
ceux qui, debout, la poitrine fixée au poteau, ne sont plus que
1. Le bain se plaçait d'ordinaire avant le repas. Quelquefois aussi on se baignait après avoir mangé.
Z. Mucius, une des victimes de Lucilius; il s'agit, soit de P. Mucius Scaeuola , consul ea 133 av. J.-C., soit de Q. Mucius Scaouola Augur, consul eu 117.
3. Sophonius Tigellinus, le favori de Néron.
flamme et fumée et voici que, cadavre traîné dans l'arène, tu y traces un large sillon !" — « Alors celui qui a administré de l'aconit à ses trois oncles continuera de se faire porter sur de moelleux coussins, et de là-haut abaissera sur nous un regard
dédaigneux ?» — « Quand tu le verras venir, comprime d'un doigt ta lèvre ! Dire ce simple mot « c'est lui » susciterait accusateur. Tu peux, en toute sécurité, mettre aux prises Enée et le fier Rutule ; la mort d'Achille, voilà un sujet qui ne fait de mal à personne, non plus qu'Hylas, si longtemps cherché et qui avait suivi son urne. Mais toutes les fois
que, l'épée haute, gronde l'ardent Lucilius, celui qui l'entend rougit, son aine se glace au souvenir de ses crimes, il sent perler la sueur d'angoisse de sa faibîesse cachée. De là les colères, les larmes. Réfléchis bien à tout cela avant le signal de la trompette ; casque en tête, il est trop tard pour ne plus vouloir se battre.
— Eh bien ! je veux voir ce qu'on peut se permettre contre ceux dont la cendre repose le long de la voie Flaminia et de la voie Latine !
Domitien avait pris, en 84 après J, C., le titre de "cenasr perpétuus" (cf. Dion Cassius, LXVII, 4) et déployé dès lors, dans son rôle de protecteur des moeurs, une rigueur affectée (voy. Suétone : Domit., 8). Juvénal fait ici trois allusions à la censure de Domitien {29-33 ; 63 ; 121), et la satire, dans sa première partie (1-65), a précisément pour thème l'hypocrisie des grands personnages qui étalent un zèle mensonger pour la vertu, ils se proclament philosophes mais leur feint stoïcisme abrite les pires débauches contre nature. Mieux vaut l'immoralité franche, et le vice a la partie trop belle contre des critiques si peu autorisés (1-35). — C'est ainsi qu'une femme dévergondée, une Laronia, peut dire son fait à un de ces farouches champions de la morale et dénoncer les mœurs efféminées des nobles Romains, dans un morceau qui prépare la seconde partie de la satire (36-63). — L'hypocrisie, en effet, va passer au second plan. Nous ne nous en éloignons pas encore, du moins en apparence, avec Créticus, l'avocat qui vient, rêvétu d'une robe transparente, plaider contre des femmes adultères (64-82). — Mais ce personnage ne fournit à Juvénal qu'une transition : bientôt, nous dit le poète, Créticus se fera recevoir dans une de ces confréries formées d'hommes qui célèbrent, comme des femmes, les mystères de la Bonne Déesse : l'une d'elles nous est dépeinte en un long tableau coupé, à propos du miroir que tient un de ces débauchés, par une parenthèse de dix vers (99-109) Sur la mollesse de l'empereur Othon (83-116). — Renchérissant sur cette peinture, le poète noua fait assister aux noces clandestines d'un Gracchus qui prend pour mari un musicien de bas étage. Bientôt, dit-il, on verra ces mariages d'un nouveau genre devenir publics encore est-il heureux que Gracchus et ses pareils ne puissent changer les lois de la nature et meurent stériles (117-142).— Le développement se trouve alors interrompu par une digression de six vers sur le déshonneur dont ce méme Gracchus a souillé sa noblesse en combattant dans l'arène comme rétiaire. C'est la scène brillamment décritedans les vers 199-210 de la satire VIII, vers dont nous n'avons ici qu'une première ébauche ou une réplique affaiblie (143-148}. — Si les enfers existent, conclut le poète, quel accueil les grandes ombres des vieux Romains y font-elles aux morts que Rome dégénérée leur envoie, Rome qui est aujourd'hui l'école du vice pour ce monde qu'elle a conquis, même pour l'Orient (149-170) ?
SATIRE II
Il rne prend envie de m'enfuir d'ici par delà les Sarmates et l'Océan glacial, toutes les fois qu'ils osent un mot sur les mœurs, ceux qui jouent les Curius (1) et dont la vie est une bacchanale. Gens ignorants d'abord, bien qu'on trouve partout chez eux le plâtre de Chrysippe car, pour eux, la perfection, c'est d'acheter un portrait d'Aristote ou de Pittacos, c'est de faire garder à une étagère des Cléanthes originaux. Ne nous fions pas à la mine : quelle rue, en effet, ne regorge point de polissons à l'air austère ? Tu gourmandes l'immoralité, toi, l'égout le plus signalé entre les mignons socratiques ? A vrai dire, tes membres hérissés, les soies rudes semées sur tes bras annoncent une âme indomptable mais, de ton anus épilé, le médecin tranche, en riant, des fics gros comme des marisques (2). Ils ont la parole rare, une grande passion pour le silence, le cheveu plus court que le sourcil (3). Il y a donc plus de vérité, plus d'ingénuité chez un Peribomius : je rends les destins responsables quand je vois cet homme faire par son air et sa démarche l'aveu de son mal.
1. M. Curius Dentatus, consul en 290 et 215 av. J.-C., un des types traditionnels du vieus Romain : cf. Valère Maiime, 4, 3, 5 et 6, 3, 4.
2. Figue de grosse espèce.
3. Les stoïciens portaient la barbe longue, mais les cheveux ras : cf. Perse, 3, 54.
Voilà des gens dont la franchise est digne de pitié, à qui leur égarement même mérite l'indulgence : ils valent moins, ceux qui, contre de tels vices, s'emportent avec des mots d'Hercule et qui, parlant de vertu, remuent le derrière : « Je te révérerais, Sextus, toi qui te tortilles ?» dit l'infâme Varillus, « en quoi suis-je pire que toi ? » Un homme bien planté peut railler un cagneux, un blanc, un Ethiopien mais qui supporterait les Gracques déplorant une sédition ? qui ne mêlerait ciel et terre, mer et ciel, si un voleur n'était pas au gré de Verrès, ou un meurtrier, au gré de Milon ? si Clodius accusait les adultères, ou Catilina, Céthégus ? si les trois disciples de Sylla s'élevaient contre sa table de proscription ? Tel était naguère l'amant (1) souillé d'un inceste de tragédie qui faisait revivre de rigoureuses lois (2), redoutables pour tous, et même pour Vénus et Mars, au moment où Julie délivrait de tant d'avortons sa matrice trop féconde et chassait des foetus qui ressemblaient à son oncle. N'est-ce donc pas un droit bien établi, pour tous les vices, de mépriser nos soi-disant Scaurus (3) et, blâmés par eux, de leur rendre morsure pour morsure ?
Laronia n'a pu supporter d'entendre un de ces individus crier
si souvent, avec un regard farouche : « En quel endroit dors-tu
maintenant, loi julienne ? », et elle lui a dit, avec un sourire :
« Temps heureux qui te dressent en face de nos mœurs ! Que
Rome connaisse maintenant la pudeur : un troisième Caton lui est tombé du ciel. Mais, pourtant, où achètes-tu les parfums qui, de ton cou hérissé, exhalent une senteur de baume ? Ne rougis point de m'indiquer le patron de la boutique. Mais, si l'on réveille les lois et les édits, on doit évoquer, avant tout, la loi Scantinia (4) : regarde, d'abord, et contrôle les hommes
qui en font plus que nous.
1. Domitien, amant de sa nièce Julie : voy. Suétone, Dom., 22.
2. La "lex Iulia de adulteriis et stupro uel de pudicitia", portée par Auguste, l'an 18 avant J.-C., et que Domitien avait remise en vigueur vers 90 après J.-C. (cf. Martial, 6, 2).
3. M. Aemilius Scaurus, cos. en 115 av. J.-C., prince du Sénat, censeur en 109, avait laissé une réputation de rigidité (cf. Val. Max. 5, 8, 4), peut-être usurpée (voy. Salluste, Jug. 15, 4).
4. Loi qui punissait la pédérastie : (voy. Cicéron, Ad fam., 8,12, 14).
Mais eux, leur nombre les protège,
et leurs phalanges, où le bouclier s'unit au bouclier : il y a, entre les efféminés, une parfaite concorde. On ne trouvera pas dans notre sexe un seul exemple aussi détestable : Média ne lèche pas Cluvia, ni Flora, Catulla, tandis qu'Hispo se soumet aux jeunes hommes et pâlit de l'un et l'autre excès. Nous voit-on plaider, nous, connaître le droit civil, faire retentir votre barreau du moindre vacarme ? Elles sont peu nombreuses, celles qui luttent, peu nombreuses, celles qui mangent des boulettes de viande (1) : vous, vous filez la laine, vous rapportez dans des corbeilles la tâche achevée ; vous, pour tourner le fuseau chargé d'un fil ténu, vous êtes plus habiles que Pénélope, plus agiles qu'Arachné : elle ne fait pas mieux, la concubine mal vêtue, accroupie sur sa pièce de bois (2). On sait pourquoi Hister a rempli ses tablettes du nom d'un seul affranchi, pourquoi il a tant donné, de son vivant, à sa jeune femme. Elle sera riche parce qu'elle dort, elle troisième, dans un grand lit. Femme, épouse et tais-toi : la discrétion se paie en pierreries. Et c'est contre nous, après cela, qu'on porte une sentence impitoyable ? La censure est indulgente aux corbeaux, elle s'acharne contre les colombes. »
Ce fut une fuite éperdue des fils du Portique, devant cette voix qui annonçait des vérités manifestes : comment, en effet,
convaincre Laronia de mensonge ? Mais que ne feront pas les autres lorsque toi, Créticus, tu portes des tissus diaphanes et, devant le public qui s'étonne de ce vêtement, pérores contre les Procula et les Pollitta ? Fabulla est adultère : qu'on la condamne, si tu veux, et Carfinia aussi ; condamnées, elles ne prendront pas une toge pareille : « Mais Juillet est embrasé : je bous de chaleur ». Plaide nu : il y a moins de honte dans la folie. Il t'eût fallu, dans cette tenue, porter des lois et des édits devant le peuple saignant encore de ses blessures, au sortir de la victoire, et la foule des montagnards laissant la charrue pour venir t'entendre !
1. Nourriture des athlètes : cf. Martial, 7, 67, 12.
2. Peut-être Antiope persécutée par Dircé : cf. Properce, 3,15,11 et suiv.
Quelles ne seraient pas tes protestations si tu voyais de pareils vêtements sur le corps d'un juge ? Je demande si des tissus diaphanes conviennent à un témoin. Toi, l'homme âpre, intraitable, le professeur de liberté, Créticus, on te voit par transparence ! La contagion a étendu cette épidémie et l'étendra encore, comme on voit, dans les champs, un troupeau tout entier succomber par la
gale d'une seule bête, la teigne atteindre les porcs et le raisin se plomber à la vue du raisin.
Tu oseras un jour quelque chose de plus déshonnête que ce vêtement : nul n'est arrivé d'un seul coup au comble de l'immoralité. Peu à peu tu te feras recevoir parmi ceux qui, entre quatre murs, s'enveloppent le front de longs rubans, mettent
des colliers tout autour de leur cou et se concilient la Bonne Déesse en lui offrant le ventre d'une jeune truie et un grand cratère : mais, renversant le rite, ils chassent au loin la femme et lui interdisent leur seuil, c'est aux seuls mâles que se découvre l'autel de la déesse : « Allez, profanes, crie-t-on, ici, aucune joueuse de flûte ne fait gémir son cornet. » Tels furent les mystères orgiaques que célébraient, à la lueur secrète d'une torche, les Baptes accoutumés, dans la ville de Cécrops, à dégoûter Cotyto elle-même. Celui-là, à l'aide d'une aiguille oblique, allonge son sourcil teint de noir de fumée humide, et il le peint en levant des yeux clignotants. Cet autre boit dans un priape de verre et remplit, de ses cheveux énormes, une résille d'or, vêtu d'une étoffe à carreaux azurée ou d'un tissu lisse vert pâle et son esclave jure par la Junon du maître. Cet autre tient un miroir, l'instrument favori d'Othon le Mignon, « dépouille d'Actor l'Auruncien », où il se regardait armé, quand déjà il donnait l'ordre de lever les étendards : fait à rappeler dans les annales nouvelles et l'histoire contemporaine qu'un miroir dans les bagages d'une guerre civile ! Sans doute, c'est l'acte d'un grand empereur de tuer Galba et de se soigner la peau, c'est la force d'âme d'un grand citoyen d'aspirer, dans les plaines de Bédriac, à faire du Palatin sa proie, et d'étendre sur son visage, avec le doigt, de la mie de pain pressée, ce que ne fit point, dans l'empire assyrien, Sémiramis, le carquois sur l'épaule, ni, sur son vaisseau d'Actium,
Cléopâtre affligée. Ici, aucune pudeur dans les paroles, aucun respect de la table rituelle, ici, la licence de Cybèle et pleine liberté de parler d'une voix lascive, ici, comme prêtre des mystères, un vieux fanatique à cheveux blancs, rare et mémorable échantillon d'un vaste gosier, et maître à payer en ce genre. Qu'attendent-ils, pourtant, ces hommes ? le moment n'était-il pas venu de leur retrancher avec un couteau, à la manière phrygienne, un morceau de chair inutile ?
Gracchus a donné une dot de quatre cent mille sesterces à un joueur de cor, pardon, l'instrument était peut-être un cuivre droit. Les tablettes ont été scellées ; on a dit : " Bonne chance !" D'innombrables convives s'asseyent ; la nouvelle mariée s'est étendue sur les genoux de son époux. O grands ! est-ce du censeur, est-ce de l'haruspice que noua avons besoin ? Mais, peut-être, l'horreur serait plus grande, on croirait le prodige plus terrible si une femme donnait le jour à un veau, ou une vache à un agneau ? II prend les passementeries, et les longs vêtements, et le voile jaune, cet homme qui, portant les anciles, les boucliers sacrés que balance la courroie mystérieuse, a sué sous leurs poids. 0 père de 1a ville, comment les pâtres du Latium en sont-ils venus à ce sacrilège ? Comment, Gradivus, pareille démangeaison a-t-elle mordu tes petits-fils ? Voici qu'un homme, illustre par la naissance et la fortune, se livre à un homme, et tu n'agites pas ton casque, tu n'ébranles pas la terre de ta lance, tu ne te plains pas à ton père ? Va-t'en donc, et renonce aux arpents du Champ austère dont tu ne te soucies plus. « J'ai des devoirs à rendre demain, au lever du soleil, dans le vallon de Quirinus ». Quel est le motif de ces devoirs ? « Tu le demandes ? J'ai un ami qui prend un mari, et
il n'admet que quelques invités ». Que seulement notre vie se prolonge : nous verrons, oui, nous verrons de pareilles choses se faire publiquement, on désirera qu'elles soient inscrites dans les actes. En attendant, un dur supplice s'attache à nos mariées : c'est l'impossibilité d'enfanter et, en enfantant, de fixer leurs maris. Mais la nature fait mieux, qui ne donne point à l'âme de droit sur le corps : elles meurent stériles, elle ne peut rien
pour elles, la grosse Lydé, avec sa boîte à onguents, il ne leur sert
de rien de présenter la paume de leurs mains au luperque agile.
Mais on a vu un prodige plus fort encore : Gracchus en
tunique, le trident à la main, on l'a vu, gladiateur, parcourir en fuyant le milieu de l'arène, lui, plus noble que les Capitolins, que les Marcellus, que les descendants de Catulus et de Paulus, que les Fabius, que tous les spectateurs assis sur le parapet, sans en excepter celui-là même qui donnait les jeux le jour où Gracchus lança le filet.
Qu'il y ait quelque part des mânes et un royaume souterrain
et la perche de Charon et des grenouilles noires dans le gouffre du Styx, et qu'une seule barque puisse suffire pour faire passer l'eau à tant de milliers de morts, les enfants même ne le croient pas, excepté ceux qui n'ont pas encore à payer leur bain. Mais admettons que tout cela soit vrai : quel peut être le sentiment de Curius et des deux Scipions, celui de Fabricius et des mânes
de Camille, celui de la légion de Crémère et de la jeunesse tombée à Cannes et des âmes de tant de guerres, chaque fois que,
d'ici, une ombre comme celle-là, vient vers eux ? Ils voudraient faire une purification s'ils pouvaient disposer d'un peu de soufre avec des torches et s'ils avaient du laurier humide. Là, malheureux que nous sommes, noua défilons sous le mépris. Il est vrai que nous avons porté nos armes au delà des rivages de Juverna (1) et des Orcades, prises naguère (2), et des Bretons, qui se contentent de la plus courte nuit. Mais ce qui se fait maintenant dans la ville du peuple victorieux, ceux que nous avons vaincus ne le font pas. Pourtant, on parie d'un Arménien, un seul, Zalacès, le plus efféminé de tous les éphèbes, qui s'est livré aux ardeurs d'un tribun. Vois ce que produisent ces échanges : il était venu comme otage, ici on devient homme. Car, si ces enfanta ont l'avantage d'un séjour un peu prolongé dans la capitale, il n'y aura plus parfois assez d'amants pour eux. On leur enverra en présent braies, poignards, freins, fouet. Ainsi, voilà qu'ils rapportent à Artaxata les mœurs qu'on apprend sous la prétexte.
1. Ou "Hibernia", l'Erin, autrement dit l'Irlande (cf. Tacite, Agr., 24).
2. Les Orcades avaient été prises par Agricola en 84 après J.-C. (voy. Tac. Agr., 10).
Cette fois Juvénal cède la parole à un ami. Il n'apparaît lui-même qu'au début, dans la scène qui ouvre la pièce. Son vieux camarade Umbricius, déjà grisonnant, mais solide encore, lui fait part de son dessein de quitter Rome, devenue inhabitable pour tout homme d'honneur qui est sans fortune. Il compte se fixer à Cumes. Tandis qu'on charge son pauvre bagage sur une voiture, Umbricius descend avec Juvénal dans la vallée d'Egérie, tout près de la porte Capène (sur la voie Appia) et c'est là qu'en des termes d'une âpreté vengeresse, il lui explique les motifs de sa résolution.
Qui domine à Rome, présentement? Les spéculateurs éhontés (v. 21-40) et tous ceux qui vivent de mensonges et de sales intrigues (41-57) ; les Grecs flagorneurs, avec leur souplesse scélérate experte à évincer quiconque garde des scrupules (58-125) ; la richesse insolente devant qui les servilités s'agenouillent et qui ménage à la pauvreté tant d'humiliations intimes, et même publiques (126-189). Outre ces souffrances morales, que de tracas quotidiens, que d'insécurité pour qui n'a point d'argent ! Ces maisons misérables qui menacent ruine (190-197), ces incendies, où le pauvre perd tout ce qu'il possède, sans espoir de dédommagement (198-222). La vie est tellement plus facile et plus saine dans les petites villes provinciales ! (223-231). A Rome, c'est le sommeil impossible (232-238), la cohue des passants et le péril des lourds chariots (239-267), les tessons et les liquides malodorants jetés des fenêtres (268-277), les fâcheuses rencontres nocturnes (278-301), les voleurs qui, si besoin est, jouent du couteau (302-314).
Les derniers vers de cette riche et pittoresque composition ramènent le lecteur à la tonalité du début. Déjà le soleil baisse, les bêtes s'impatientent, et le muletier aussi. Il est temps de partir. Un bref adieu, et Umbricius, un peu moins ulcéré sans doute d'avoir libéré son âme, s'enfonce dans l'ombre vers une plus clémente destinée.
SATIRE IIII
Tout désemparé que je sois du départ de mon vieil ami, j'approuve sa décision de se fixer à Cumes, vide aujourd'hui, et de faire cadeau au moins d'un concitoyen à la Sibylle. Cumes est la porte de Baies, cette côte charmante offre une délicieuse retraite. Pour ma part, j'aime encore mieux Prochyta que Subure (1). Est-il solitude si désolée qu'on ne doive préférer à la terreur des incendies, aux continuels écroulements de maisons, aux mille périls de cette redoutable Rome, aux poètes débitant leurs vers en plein mois d'août ?
Cependant qu'on installait tout son bagage domestique sur un seul chariot, Umbricius s'arrêta auprès des antiques arcades et de la suintante porte Capène. C'est là que Numa donnait rendez-vous à sa nocturne amie. Maintenant les bosquets de la source sacrée et le sanctuaire sont loués à ces Juifs qui ne possèdent pour tout mobilier que leur corbeille et que leur foin. Car il n'est point d'arbre qui ne paie, par ordre, une redevance au trésor public et voilà qu'elle mendie, cette forêt dont on a chassé les Muses !
Nous descendîmes donc dans la vallée d'Egérie, dans ses grottes, si différentes des grottes naturelles.
1. Prochyta, petite île volcanique sur la côte de Campanie, par contraste avec le vivant et bruyant quartier de Subure, au pied du Caelius et de l'Esquilin.
Comme l'on sentirait mieux la présence de la divinité dans ces eaux, si le gazon les ceignait de sa bordure verdoyante, et si des marbres n'y déshonoraient point le tuf natif !
« Puisqu'il n'y a plus de place à Rome, s'écria alors Umbricius, pour les métiers honnêtes, que l'on y peine sans récompense, que le peu qu'on possède est moindre aujourd'hui qu'hier, et demain ira s'amenuisant encore, j'ai pris le parti de me
rendre en ces lieux où Dédale se dépouilla de ses ailes fatiguées. Mes cheveux grisonnent à peine ; ma vieillesse encore vigoureuse ne fait que commencer ; il reste à Lachesis de quoi filer pour moi ; je me porte sur mes propres jambes sans le secours d'aucun bâton : quittons notre patrie ! Qu'Artorius y vive, et Catulus aussi ; qu'ils y restent ceux qui changent le noir en blanc, qui, sans malaise, soumissionnent pour les temples, les fleuves, les ports, les cloaques à nettoyer, les cadavres à porter au bûcher, et qui exhibent des esclaves à vendre sous la javeline souveraine. Jadis on les voyait jouer du cor ; personnel obligé
des arènes municipales, leurs bajoues gonflées étaient populaires dans les villes. Maintenant ce sont eux qui donnent des jeux, et, quand le peuple l'ordonne en renversant le pouce, ils vous tuent les gens pour se faire bien venir de lui. Après quoi, ils afferment les latrines publiques. Et pourquoi pas ? Ne sont-ils pas tout à fait de ceux que la Fortune tire de leur bassesse pour les élever jusqu'au faîte des honneurs, quand elle est en humeur de badiner ?
« Que ferais-je à Rome ? Je ne sais pas mentir (1). Un livre est-il mauvais ? Je me sens incapable de le louer ni de l'emprunter. Je n'entends rien aux mouvements des astres.
1. Comp. Boileau, Sat. I, 42 et s.
« Mais moi, vivre à Paris ? Eh ! Qu'y voudrais-je faire ?
« Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir,
« Et, quand je le pourrais, je n'y puis consentir, etc.
Déjà Mathurin Régnier s'était inspiré du même passage, dans sa troisième Satire, v. 97 et s.
Promettre à un fils que son père va bientôt mourir, je ne le veux ni ne le puis. Jamais je n'ai examiné les entrailles des grenouilles. A d'autres, de porter à une femme mariée les commissions et les messages de son amant. Jamais je ne prêterai mon aide à un voleur. Voilà pourquoi nul ne me prend comme acolythe, je passe pour un manchot, un bras perclus, un bon à rien. Qui choie-t-on, aujourd'hui, sinon le complice dont le cœur palpitant bouillonne des secrets qu'il doit taire à jamais ? Est-elle honnête, la confidence que vous avez reçue ? Dès lors on ne vous doit rien, vous n'avez rien à attendre. Pour être dans les bonnes grâces de Verrès, il faut pouvoir l'accuser au moment qu'on aura choisi. Tout l'or que roule vers la mer dans ses sables le Tage ombragé, ah ! ne l'estime pas assez haut pour perdre le sommeil, pour recevoir mélancoliquement des présents qu'il te faudra abandonner un jour, et pour inspirer une continuelle défiance à un puissant ami !
« Quelle race est la mieux vue de nos richards et m'inspire le plus d'éloignement, je me hâte de vous le dire, sans aucun respect humain. Je ne puis, ô Quirites, supporter une Rome grecque. Et encore ! Qu'est-ce que représente l'élément proprement achéen, dans cette lie ? Il y a beau temps que le fleuve de Syrie, l'Oronte, se dégorge dans le Tibre, charriant la langue, les mœurs de cette contrée, la harpe aux cordes obliques, les joueurs de flûte, les tambourins exotiques, les filles dont la consigne est de guetter le client près du cirque. Allez à elles, vous qui trouvez à votre goût ces louves barbares à la mitre bariolée. O Quirinus, ce rustre, ton descendant, porte les "trechedipna" (1), il passe des" niceteria" (2) à son cou frotté de "ceroma" (3).
1. Le mot n'apparaît sous sa forme latine que dans ce passage. Il désigne probablement des souliers légers, comme en portaient les parasites dans la comédie grecque.
2. Insignes de victoire athlétique.
3. Graisse spéciale dont se frottaient les athlètes.
L'un quitte la haute Sicyone, l'autre, Amydon, celui-ci, Andros, celui-là Samos, cet autre, Tralles ou Alabanda, pour marcher à la
conquête de l'Esquilin et de la colline à qui le "vimen" a donné son nom. Les voilà en passe de devenir les maîtres, l'âme des grandes maisons. Intelligence vive, audace éhontee, propos volubiles, plus torrentueux que ceux d'Isée, — savez-vous, dites-moi, ce que c'est qu'un Grec? Il nous apporte avec soi un homme à tout faire : grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, augure, funambule, médecin, magicien, un Grec famélique sait tous les métiers. Vous lui commanderiez de monter au ciel, — il y monterait ! Pour tout dire, il n'était point Maure, ni Sarmate, ni Thrace, celui qui s'attacha des ailes : c'est en pleine Athènes qu'il était né.
« Et moi, je ne fuirais pas la pourpre de ces gens-là ? Il mettra son cachet sur les contrats avant moi, il s'installera à table à une place meilleure que la mienne, ce drôle que le vent a poussé vers Rome avec les prunes et lea figues ? Cela ne compte-t-il donc pour rien que mes regards d'enfant se soient emplis du ciel de l'Aventin, que je me sois nourri d'olives de la Sabine ? Merveilleusement experte à aduler, cette race loue le style de l'illettré, la figure de l'ami disgracié, elle compare le cou décharné d'un être débile à l'encolure d'Hercule tenant dans ses bras Antée loin du sol ; elle admire une voix chétive, aussi criarde que celle du coq quand il becquète conjugalement sa poule. Nous pourrions bien débiter semblables flagorneries, mais il n'y a qu'eux pour se faire croire. Où trouver son pareil, quand un Grec, au théâtre, représente Thaïs, qu'il joue une épouse ou une Doris que ne pare aucun pallium ? C'est la femme même qui parle, et non un personnage fictif. On dirait qu'à l'endroit voulu il n'y a rien, que tout est plat, à bonne distance de certaine fissure étroite. Et il ne s'agit pas d'admirer ici un Antiochus, un Stratoclès, un Démétrius ou un Haemus lascif : c'est la nation même qui est née comédienne. Riez-vous ? le Grec éclate. Voit-il couler les larmes d'un ami ? il pleure sans aucun chagrin. Demandez-vous par temps froid un peu de feu ! il prend son manteau. Dites-vous : « J'ai chaud » ? le voilà en sueur. " La partie n'est pas égale. Celui-là a trop d'avantages qui, sans trêve, et le jour et la nuit, peut composer son visage sur celui d'autrui, tout prêt à envoyer des baisers et des éloges si son ami a bien roté, s'il a uriné avec vigueur, si le bassin d'or a résonné quand s'est relevé son fond mobile. Ajoutez qu'il n'y a pour eux rien de sacré, rien qui soit à l'abri de leur lubricité,
ni la mère de famille, ni la fille vierge encore, ni le fiance imberbe, ni le fils jusqu'alors intact. Faute de mieux, ils culbutent la grand'mère de leur ami. Ils veulent savoir les secrets de famille et de cette façon se faire redouter. Et puisque j'ai commencé à parler des Grecs, laisse de côte les gymnases, et écoute le forfait d'un plus prestigieux manteau. C'est un stoïcien qui, par ses délations, tua Barea, son ami, et, vieillard, sacrifia son disciple : il avait été élevé sur ces rives où tomba une plume du cheval de Gorgone. Il n'y a plus de place pour un Romain là où règne un Protogenes, un Diphile, un Hermarque. C'est chez eux un vice de race : jamais ils ne partagent un ami, ils veulent l'avoir pour eux tout seuls. L'un d'eux a-t-il instillé dans une oreille complaisante une seule goutte du venin particulier à sa nature et à son pays, me voici mis à la porte, les longs services ne comptent plus pour rien. Nulle part l'évîncement d'un client n'a moins d'importance. Point d'illusions ! Que valent ici les bons offices, les services d'un pauvre hère, ses courses nocturnes sous la toge, quand on voit un préteur expédier son licteur en vitesse chez telles veuves sans enfants, éveillées depuis longtemps, dans sa terreur que son collègue ne salue avant lui Albina et Modia ? Ici un fils d'homme libre fait escorte à l'esclave d'un riche! Tel autre gratifie Calvina ou Catiena d'une somme équivalente à la solde d'un tribun de légion pour goûter l'extase sur leur sein une fois ou deux mais toi, si 1» figure d'une fille sous ses atours te dit,
tu restes plante là, hésitant à faire descendre Chioné du siège où elle est juchée.
« Produis à Rome devant la justice un témoin aussi honorable que l'hôte qui hébergea la divinité de l'Ida (1); fais comparaître Numa ou celui qui sauva des flammes de son temple Minerve apeurée. Tout de suite la question fortune ! Quand à sa moralité, c'est la dernière chose dont on s'enquiert. Combien nourrit-il d'esclaves ? Combien possède-t-il d'arpents de terre ? Combien de plat? se fait-il servir, et de quelle grandeur ? La confiance qu'obtient chacun est proportionnée à la somme qu'il garde dans son coffre. Tu as beau invoquer par serment les autels des Samothraces et les nôtres, on s'imagine que le pauvre brave la foudre et les dieux, et que les dieux eux-mêmes dédaignent de s'en fâcher !
« Tous ici ne trouvent-ils pas matière et prétexte à railler, dès qu'une "lacerna" est sale et déchirée, une toge un peu défraîchie, dès que bâille le cuir d'un soulier éculé, ou que de multiples cicatrices y laissent voir le gros fil avec lequel les déchirures viennent d'être recousues ? Ce qu'il y a de plus dur dans la lugubre pauvreté, c'est qu'elle rend les gens ridicules. « Hors d'ici ! vous n'avez pas honte !
1. Voy. Tite-Live, XXIX, 11; Pline, Hist. Nat.. VII, XXXIV. Il s'agit de P. Corneliua Scipio Nasica, que le Sénat designa pour recevoir chez lui la pierre noire, symbole de la "Magna Mater", quand elle fut transportée de Pessinus à Rome, on 264.
Allons, qu'il se lève des banquettes réservées aux chevaliers, celui qui n'a pas le cens voulu par la loi ! Qu'il laisse la place aux fils des prostitueurs, nés dans quelque mauvais lieu ! N'a le droit d'applaudir à cette place-là que le fils du pimpant crieur public, parmi l'élégante progéniture de nos rétiaires et celle de nos lanistes ». Tel est le bon plaisir d'Othon le sot, qui a établi ces distinctions entre nous (1). Vit-on jamais ici gendre agréé avec moins d'argent et un moins riche trousseau que la jeune fille ? Vit-on pauvre couché sur un testament ou choisi comme assesseur par les édiles ? Il y a beau temps que les Qurites sans fortune auraient dû émigrer en masse. Ils ont du mal à percer, ceux dont le mérite est paralysé par l'étroitesse de leur vie domestique, mais c'est à Rome que leur effort est le plus douloureux. Tout y coûte si cher, — le réduit misérable, la panse des esclaves, le frugal repas ! On a honte de manger dans de la vaisselle de terre. On ne trouverait cela nullement déshonorant si l'on était subitement transporté chez les Marsea ou à la table des Sabins. Là on se contenterait d'une grossière cape bleue. Il faut bien le constater : dans une grande partie de l'Italie, on ne revêt la toge que quand on est mort. Même, si d'aventure on y célèbre une fête solennelle sur un théâtre de gazon, et que quelque farce populaire remonte enfin aur les tréteaux, avec le masque blême et béant qui terrorise le poupon rustique dans les bras de sa mère, vous constaterez que tout le monde est habillé de même, que l'orchestre et le peuple ont même accoutrement. Comme parure de leur haute dignité, les édiles, grands personnages, se contentent de la tunique blanche.
Ici, au contraire, le faste des habits dépasse les ressources, ici, on emprunte au coffre-fort d'autrui plus qu'il ne serait parfois nécessaire. C'est là notre vice, à tous, oui, tous, nous vivons ici dans une vaniteuse pauvreté. A quoi bon tant de discours ?
1. Allusion à la "Lex Roscia theatralis" que fît passer le tribun du peuple Lucius Roscius Otho, en 67 avant J.-C. Elle réservait aux chevaliers les qnatorze rangs les plus proches de l'"orchestra", derrière les sénateurs, Le cens équestre était rigoureusomeat fxjé à 400.000 sesterces.
A Rome, tout s'achète. Que donnes-tu pour saluer quelquefois Cossus, pour que Veienton jette sur toi un coup d'œil, sans même desserrer les lèvres ? L'un se coupe-t-il la barbe, l'autre fait-il tailler la chevelure d'un favori : voilà la maison pleine de gâteaux à. vendre. Prends-en, et garde pour toi ton dépit. Nous autres, clients, nous sommes obligés de payer tribut et de grossir le pécule de coquets esclaves ! « Qui craint, qui a craint jamais réboulement de sa maison dans la fraîche Préneste, à Volsinie, qu'enferment ses coteaux boisés, dans la simple Gabies, à Tibur, avec sa citadelle qui s'étage ? Mais nous, nous habitons une ville qui n'est en grande partie construite que sur de minces poutres. C'est de cette façon-là que le gérant pare aux écroulements et, quand il a bouché la fissure d'une vieille crevasse, il invite les gens à dormir en toute sécurité — sous la menace du désastre ! Je veux vivre dans un endroit où il n'y ait pas d'incendie, où les nuits soient sans alarme. Déjà Ucalégon réclame de l'eau,déjà il déménage sa camelote, déjà le troisième étage est en feu, et toi, tu n'en sais rien. Depuis le rez-de-chaussée, c'est la bousculade : mais celui qui rôtira le dernier, c'est le locataire qui n'est protégé de la pluie que par la tuile où les colombes langoureuses viennent pondre leurs œufs. " Codrus possédait un lit trop petit pour Procula elle-même, six tasses, ornement de sa table, avec, au-dessous, une petite coupe à anse et un Chiron couché sous le même marbre. Ajoutez-y quelques livres grecs conservés dans un vieux coffret, divins poèmes que rongeaient ces rustres de rats. Codrus, donc, n'avait rien : qui le conteste ? Et pourtant, ce rien, le pauvre l'a perdu tout entier. Pour comble de misère, il a beau être nu et demander quelques menus morceaux, personne ne lui donnera le réconfort d'un peu de nourriture, ni d'un toit hospitalier. Mais que le vaste palais d'Asturicus vienne à s'écrouler, voilà nos matrones qui en oublient leurs atours, nos grands qui prennent le deuil, le préteur qui renvoie les audiences. C'est alors que l'on se lamente sur les catastrophes de Rome, que l'on maudit les incendies. Il brûle encore, et déjà chacun accourt pour lui offrir des marbres, pour l'aider dans sa reconstitution : l'un donnera de blanches statues nues, l'autre, quelque chef-d'œuvre d'Euphranor et de Polyclète ; celui-ci, d'antiques ornements de divinités d'Asie ; celui-là, des livres, des rayons, avec une Minerve à placer au milieu ; cet autre encore, un modium d'argent. Persicus, le plus riche de nos vieillards sans enfants, récupère plus et mieux qu'il n'a perdu : c'est au point qu'il en devient suspect d'avoir mis lui-même le feu à sa maison.
« Si tu as la force de t'arracher aux jeux du Cirque, tu te procureras à Sora, à Fabrateria, à Frusino, une très agréable
maison pour le prix que te coûte à Rome la location annuelle d'un obscur taudis. Tu auras là-bas un jardinet, avec un puits peu profond, d'où, sans avoir besoin de corde, tu puiseras l'eau aisément pour la distribuer à tes légumes naissants. Vis amoureux de ta bêche, soigne toi-même ton jardin et sache en tirer de quoi régaler cent pythagoriciens. En quelque lieu, en quelque coin qu'on vive, c'est quelque chose d'être propriétaire, fût-ce d'un seul lézard !
« A Rome, nombre de malades succombent à l'insomnie. Cette langueur même leur vient d'une nourriture insuffisamment digérée qui séjourne dans l'estomac et y fermente. Dans quel appartement loué le sommeil est-il possible ? Il faut avoir beaucoup d'argent pour dormir dans cette ville. Voilà la. principale cause de nos maladies. Le passage des voitures dans les sinuosités des rues étroites, les jurons du muletier qui n'avance plus, ôteraient le sommeil à Drusus (1) même ou à des veaux marins. Le riche, quand une affaire l'appelle, se fera porter à travers la foule qui s'ouvre devant lui ; il progressera rapidement
au-dessus des têtes dans sa vaste litière liburnienne. Chemin faisant, il lira, écrira, dormira là-dedans, car, fenêtres closes, on y dort le mieux du monde. Et il arrivera tout de même avant nous. Moi, le flot qui me précède fait obstacle à ma hâte ; la
foule pressée qui me suit me comprime les reins. L'un me heurte du coude ; l'autre me choque rudement avec une solive. En voici un qui me cogne la tête avec une poutre ; cet autre, avec un métrète. Mes jambes sont grasses de boue. Une large chaussure m'écrase en plein et un clou de soldat reste fixé dans mon orteil. Voyez-vous cette cohue et cette fumée autour de
la sportule ? Cent convives, suivis chacun de leur batterie de cuisine ! Corbulon aurait peine à soulever tous les vases énormes, tous les ustensiles juchés sur la tête d'un malheureux petit esclave qui les porte, le cou roidi, et de sa course avive le feu. Voilà en lambeaux des tuniques qui venaient d'être reprisées. — Sur un chariot qui s'avance oscille une longue poutre ; sur un autre, c'est un pin. Leur balancement aérien menace la foule. Si l'essieu qui porte des marbres de Ligurie vient à se briser et que, perdant l'équilibre, cette masse se déverse sur les passants, que reste-t-il des corps ? Comment en retrouver
les membres, les os même ? Le cadavre, broyé, disparaît tout entier, tel un souffle. Pendant ce temps, bien tranquille, la maisonnée lave déjà les assiettes, ranime le feu en soufflant dessus. On entend le bruit des strigiles graisseuses ; les linges sont prêts ; le vase à huile est plein.
1. Il s'agit ici de l'empereur Claude, fils de Drusus. Il s'endormait très ordinairement après ses repaa, ce qui donnât occasion à, toutes sortes de bouffonneries de la part d'un entourage peu respectueux {Suétone, Claude, VIII).
Tandis que les esclaves s'activent parmi ces préparatifs, la victime, elle, est déjà, assise sur la rive du Styx ; novice encore, elle frémit devant le sinistre nocher et désespère de pouvoir traverser dans sa barque le gouffre fangeux, faute d'avoir dans la bouche le tiers d'as à lui allonger.
« Considère maintenant la variété des autres périls nocturnes, le vaste espace qui sépare le sol du haut des maisons d'où un tesson vient vous frapper le crâne, combien de fois des vases fêlés et ébrechés tombent des fenêtres, et de quelle trace profonde ils marquent et entament le pavé. C'est s'exposer au reproche de négligence et ne pas prévoir les accidents subits, que de s'en aller souper sans avoir fait son testament. Le passant a autant de chances de mort qu'il rencontre la nuit
de fenêtres ouvertes où l'on ne dort pas. Ne souhaitez qu'une chose, et puisse ce vœu modeste s'accomplir pour vous, c'est qu'on se contente de vous inonder du contenu de larges bassins. « Qu'un ivrogne en gaieté n'ait par hasard encore rompu les os à personne, le voilà en proie aux remords ; il passe une nuit aussi lugubre que celle du fils de Pelée pleurant son ami. Il se
couche sur la face, puis sur le dos. Mais non ! il n'aura de sommeil qu'à ce prix : il y a des gens qu'une bonne querelle fait dormir. Malgré l'effronterie de sa jeunesse qu'échauffé encore le vin, il ne se frotte pas au passant que lui conseillent d'éviter un manteau de pourpre, une nombreuse escorte, quantité de flambeaux et une lampe d'airain. Moi qui n'ai d'ordinaire pour me ramener à la maison que la lune, ou la lueur chétive d'une chandelle dont je règle avec économie la mèche, je ne lui fais pas peur. Écoute comment s'engage la fâcheuse querelle — si querelle il y a quand c'est l'autre qui assène les coups tandis que,
moi, je me contente de les encaisser ! Il se plante devant moi : « Halte-là ! ». Il faut bien obéir ; le moyen de faire autrement quand on a affaire à un forcené qui, en outre, est plus fort que vous ? « D'où viens-tu ? hurle-t-il, chez qui es-tu allé te gorger de piquette et de fèves ? Quel savetier t'a fait partager ses poireaux et son museau de mouton bouilli ?... Tu ne réponds pas ?
Parle, ou bien... un coup de pied ! Où perches-tu ! Dans quelle
synagogue faut-il te chercher ï » Essayer de répondre, faire
retraite sans mot dire, c'est tout un. Ils n'en tapent pas moins
dans les deux cas, ces furieux-la, et encore vous assignent-ils
en justice (1) ! Il ne reste au pauvre hère qu'une issue d'ouverte ; bousculé, meurtri de coups de poings, il sollicite, il implore
d'eux la faveur de s'en tirer avec quelques dents intactes.
" Bien d'autres mésaventures sont à redouter. Il ne manquera pas de gens pour vous dépouiller, une fois les maisons closes, quand partout lea boutiques font silence, volets fixés, chaînes de sûreté en place. Il arrive aussi que surgisse à l'improviste un bandit, qui joue du couteau. Tandis que des patrouilles armées font régner la sécurité dans les marais Pontins et la forêt Gallinaria, les brigands s'abattent de là-bas sur Rome comme sur une proie. Quelle forge, quelle enclume ne fabrique pour eux de pesantes chaînes ? Presque tout ce que nous avons de fer passe à cela : c'est au point que l'on en vient à craindre de manquer de charrues, de marres et de sarcloirs. Heureux les trisaïeuls de nos bisaïeule, heureux les siècles qui, jadis, sous les rois comme sous les tribuns, ont vu Rome se contenter d'une seule prison !
A tous ces motifs de quitter Rome, j'en pourrais ajouter bien d'autres. Mais les bêtes de somme s'impatientent, le soleil baisse, — il faut partir. Voilà longtemps que le muletier agite sa houssine pour m'avertir. Adieu donc ! Pense à moi, et chaque fois que, pressé de réparer tes forces, tu passeras de Rome à Aquinum, fais-moi venir de Cumes auprès de la Cérés Helvina et de la Diane que vous adorez. Je viendrai botté dans ces campagnes frileuses et je te prêterai nia collaboration pour tes satires, si elles veulent bien de moi."
1 Au point de vue strictement juridique, vadimonium facere ne peut s'entendre que du défendeur. C'est la promesse par laquelle le défendeur s'engage à comparaître devant le magistrat à un jour déterminé. II semble qu'ici Juvéna! ait élargi le sens technique de l'expression.
La début de la pièce laisse penser d'abord que Juvénal va s'en prendre au seul Crispinus, dont il a déjà flétri l'impudence dans la Satire I (v. 26 et s.)- Apres une virulente sortie contre les vices de Crispinus, débauché et sacrilège (1-10). Juvénal déclare ne vouloir retenir pour le moment qu'une de ses moins ignominieuses vilenies, l'achat, au prix de 6,000 sesterces, d'un mulet de six livres dont il s'est régalé tout seul (11-27). Les vers 28-33 forment transition : si le bouffon de Domitien se payait de telles lippées, que devait donc engloutir le maître lui-même?
Rejeter ce prologue comme interpolé, y reconnaître une esquisse destinée sans doute à quelque satire inachevée, et que Juvénal n'aurait point voulu laisser perdre, ce sont là des hypothèses dont aucune raison décisive n'impose l'acceptation. On sait du reste que Juvénal est assez peu rigoureux dans la composition de ses piècces : la satire XI est construite selon une formule qui n'est pas très différente de cette satire IV. Le lien est d'ailleurs facile à saisir, entre les vingt-sept premiers vers et ce qui suit, le poète ayant pris soin de marquer lui-même la suture.
L'invocation à Calliope {v. 34} fixe le ton du morceau. Juvénal y parodie le style épique, pour mieux faire ressortir le contraste ridicule entre la solennité de la délibération à laquelle Domitien appelle ses conseillers, et l'infimité de son objet. Il n'est pas improbable qu'il ait visé ironiquement le de Bello Germanico de Stace. De ce poème perdu, une des scholies publiées par G. Valla (sur Juvénal IV, 94) nous a conservé quatre vers où sont nommés Crispus, Veienton, Acilius. Il semble, d'après la contexture de la citation, que Stace, toujours respectueux de Domitien et de ses favoris, avait fait apparaître ceux-ci dans leur office de conseillers du prince. Quoi qu'il en soit, l'imitation du style épique dans toute cette partie de la satire est évidente ( voy. vers 39 ; 65 ; 81 ; 107, etc.). Si le poète invite ses auditeurs à rester assis (v. 34), c'est que la fantaisie poétique sera réduite à un minimum : il prétend raconter un fait authentique, se conformer strictement à la vérité. Or, l'histoire ne revendique point pour soi les marques de déférence que réclame l'inspiration créatrice.
Un turbot d'une grosseur stupéfiante se prend dans les filets d'un pêcheur qui s'empresse de le porter à Domitien, alors dans son palais d'Albe (v. 37-71). Mais on ne trouve pas de plat à la mesure d'un tel poisson. Domitien décide donc de convoquer son conseil. — « Ainsi le Sénat romain délibérera sur le turbot de Domitien », a écrit Victor Hugo dans la Préface de Cromwell. Il arriva plus d'une fois au Sénat romain, sous Domitieu, d'être contraint à se prononcer sur des vétilles (1). Mais, en fait, il ne s'agit point ici du Sénat, il s'agit du Consilium principis (v. 73 ; 145), qui assistait l'empereur dans l'exercice de sa juridiction. Déjà Tibère (cf. Tacite, Ann. III, 10), Néron (ibid. XIV, 62), Titus (Suétone, TU. VII) aimaient à réunir autour d'eux quelques amis de choix pour s'aider de leurs avis dans les affaires délicates. Pline le Jeune se montre tout joyeux dans une de ses lettres (IV, 22) de l'honneur que lui a fait Trajan en l'appelant in consilium à propos d'une initiative administrative dont la correction paraissait douteuse. C'est surtout depuis le principat d'Hadrien que l'institution se stabilisa et prit un caractère nettement officiel. — A mesure que défilent les conseillers qui, le front pâli d'inquiétude, s'empressent d'obéir, Juvénal les caractérise au passage (72-1 18). C'est Pégase, juriconsulte averti, mais d'avance résigné à toutes les abdications ; Crispus, talent aimable, caractère sans énergie, partisan décidé du laisser-faire ; Acilius, avec son fils dont la cruauté du tyran devait faucher la vie en pleine floraison; Rubrius, « plus canaille qu'un pédéraste qui se mettrait à écrire des satires »; Montanus, alourdi par sa pause et encore Crispinus, Pompeius, Fuscus, Veienton, Catulle, " monstre prodigieux,
1. Cf. Pline le Jeune, Ep. VIII.
exceptionel même à notre époque (1)". Chaque silhouette est dessinée en quelques traits précis et frappante. Après les premiers émerveillements polis, la délibération se déroule. Juvénal n'en essuie point le compte rendu détaillé. Il cite seulement l'avis qui a prévalu, celui de Montanus. Un plat sera fabriqué d'urgence pour y faire cuire le turbot (119-143). Le conseil est terminé. Une brève réflexion du poète résume et parachève l'impression qui se dégage de toute cette pièce, où respire l'horreur des temps abominables dont le cauchemar, bien des années plus tard, obsédait encore les Romains.
I. Pline le Jeune écrit de Catulle : " II ne connaissait ni respect, ni bonté, ni pitié. Tel un trait qui porte aveuglément et à l'improviste, Domitien aimait à le lancer contre les meilleurs citoyens."
SATIRE IV
Voici encore une fois Crispinus ! Oui, je veux le prendre souvent à partie, ce monstre dont nulle vertu ne rachète les vices, ce favori énervé qui n'a de vigueur que dans la débauche, cet adultère qui ne dédaigne que 1es veuves ! Qu'importe qu'il ait d'assez vastes portiques pour y fatiguer ses bêtes ; qu'importé l'épaisseur des ombreuses forêts où il se fait véhiculer, l'étendue des terrains ou la splendeur du palais qu'il a achetés près du Forum ? Un méchant ne saurait être heureux ; encore moins un suborneur doublé d'un sacrilège, auprès duquel naguère encore reposait une prêtresse à bandelettes, au risque d'être enterrée vive !
Parlons pour cette fois de moindres méfaits. Encore, un autre s'en fût-il rendu coupable, qu'il eût été déféré au juge des mœurs (1). Mais ce qui eût déshonoré un homme de bien, un Titius, un Seius, chez Crispinus semble tout naturel. Que voulez-vous ? ce sinistre personnage est plus hideux que n'importe quel crime. Il a payé six mille sesterces un mulet, pesant, il est vrai, autant de livres qu'il avait coûté de milliers de sesterces,
(1). C'est-à-dire à Domitien lui-même, censor perpetuus depuis la fin de l'année 85
.—s'il en faut croire ceux qui enflent par leurs propos les grandes
choses. Je louerais ce dessein avisé si par un tel présent il avait
enlevé la première place sur le testament d'un vieillard sans enfants ; ou si, autre raison, il l'avait envoyé à sa maîtresse
du grand monde, qui se fait promener dans une ample litière
fermée par de larges pierres spéculaires. Mais rien de semblable ;
s'il l'a acheté, c'est pour lui seul. Nous voyons aujourd'hui
bien des choses que ne se permettait point le pauvre, le frugal
Apicius. Et c'est toi qui fais cela, Crispinus, toi qui jadis t'habillais du papyrus natal ? C'est toi qui achètes des écailles à
ce prix ? Peut-être aurais-tu obtenu le pêcheur à meilleur
compte que le poisson. Pour pareille somme, la province offre
ses terrains, et l'Apulie en vend de plus grands encore. Quels
festins devons-nous croire qu'engloutissait le Maître lui-même, quand on a vu roter tant de sesterces — appoint modeste, pris
sur le bord d'une table sans faste — à, ce bouffon du grand
Palais drapé dans sa pourpre, au prince de nos chevaliers,
le même qui s'égosillait à vendre au détail les silures de son
pays ?
Commence, ô Calliope. Mais ici l'on peut s'asseoir : ce n'est pas d'une fiction chantée, c'est d'une histoire vraie qu'il s'agit. Racontez-la, ô juvéniles Piérides ! Et assistez-moi, pour vous avoir appelées juvéniles !
Au temps où le dernier des Flaviena déchirait l'univers expirant, où Rome était l'esclave du Néron chauve, devant le temple de Vénus qui domine Ancône, la ville dorienne, un turbot de l'Adriatique, stupéfiant de grosseur, vint se prendre dans un filet qu'il remplit. Accroché là, il ne le cédait point pour la taille à ceux qu'emprisonné la glace des Méotides et qu'une fois dissoute aux rayons du soleil, elle livre, tout engourdis d'oisiveté et engraissés par les longs frimas, aux rives du
Pont impétueux. Le maître de la barque et du filet destine ce monstre au Souverain Pontife (1) : mettre en vente ou acheter une telle pièce, qui l'oserait ? Les rivages mêmes sont peuplés de délateurs. Postés ici et là, les inspecteurs de plage feraient
une méchante affaire au pauvre marin, et n'hésiteraient pas à proclamer qu'il s'agit d'un poisson fugitif, longtemps nourri dans les viviers de César et qui, s'en étant échappé, doit revenir à son ancien propriétaire. A en croire Palfurius ou Armillatus, tout ce qu'il y a de rare et de remarquable dans l'Océan appartient au fisc, en quelque endroit que cela nage. On donnera donc ce poisson, pour ne pas le perdre.
Déjà l'automne malsain faisait place aux frimas, déjà les malades espéraient la fièvre quarte (2) ; la bise lugubre de l'hiver sifflait et assurait la fraîcheur de la récente proie. Cependant le pêcheur se dépêche, comme si l'Auster lui commandait de faire vite.
Bientôt les lacs étaient à ses pieds, là où, quoique détruite, Albe conserve le feu venu de Troie et honore Vesta d'un culte moins pompeux qu'à Rome. La foule émerveillée l'empêcha quelque temps d'entrer. Dès qu'elle lui eut livré passage, les portes tournant sur leurs gonds dociles s'ouvrirent devant lui. Les sénateurs, qu'on laisse dehors, contemplent la friande pièce
qui, elle, est admise. Le cortège s'avance vers le fils d'Atrée. « Daigne agréer, dit le Picentin, une chère trop belle pour le foyer de simples citoyens. Fête aujourd'hui ton génie. Hâte-toi de débarrasser de tout fardeau ton estomac. Engloutis ce turbot, réservé au siècle qui est le tien. C'est lui-même qui a voulu se faire prendre. » Quelle flatterie plus grossière ? Et pourtant la crête s'en dressait d'orgueil à l'empereur.
1. Domitien prit le titre de Pontifex Maximus à l'automne de 81.
2.. Les anciens admettaient qu'il y avait prodrome de guérison, quand la. fièvre ne réapparaissait plus que tous les quatre jours.
Il n'est rien que ne veuille croire de soi-même, quand on la loue, une puissance égale à celle des Dieux.
Mais il n'y avait point de plat à la mesure du poisson. On appelle au Conseil les grands, haïs de Domitien, et dont le front était toujours pâle de cette auguste et effrayante amitié. Au cri du Liburnien : « Dépêchez-vous ! Le prince est déjà en séance ! » Pégase (1), saisissant son abolle, accourt le premier. C'est lui qui venait d'être préposé comme régisseur à Rome abasourdie. Les préfets étaient-ils alors autre chose ? Parmi eux, c'était pourtant le meilleur, le plus loyal interprète des lois, encore qu'il estimât que, dans ces temps abominables, il fallait tout traiter au gré d'une justice sans énergie. — Crispus vint aussi (2), aimable vieillard, d'une éloquence toute pareille à son caractère, talent fait de mansuétude. Au maître des mers et des terres et des peuples, quel conseiller eût été plus utile si, tant que durait un si détestable fléau, il eût été permis de condamner la cruauté et d'ouvrir un avis honnête ? Mais quoi de plus irritable que l'oreille d'un tyran avec qui un ami ne pouvait causer de la pluie, de l'été, des orages du printemps, sans risquer sa tête ? Aussi ne vit-on jamais Crispus se roidir contre le torrent. Il n'était pas citoyen assez hardi pour libérer son âme en ses discours et sacrifier sa vie à la vérité. C'est ainsi qu'il put voir beaucoup d'hivers et quatre-vingts solstices d'été : même dans cette cour, ces armes-là furent sa sauvegarde. — Presque du même âge que Crispus, Acilius se hâtait aussi (3) ; il était accompagné d'un jeune homme qui ne méritait point la mort si cruelle qui l'attendait ni que le glaive du maître en hâtât ainsi l'échéance. Mais il y a beau temps que c'est une sorte de phénomène de vieillir, quand on est noble.
1. Juriste de quelque renom. Il avait déjà été préfet de Rome sous Vespasien.
2. Vibius Crispus, consul pour la troisième fois en 83. Cf. Tacite, Hist. II, 10.
3. M. Acilius Glabrio. Son fils, consul en 91, fut exilé puis mis à mort par Domitien, qui, au cours de son consulat, l'avait obligé à combattre contre un lion dans l'arène d'Albe (Dion Cassius, LXVII, 13 ; Suétone, Dom. X ; Pline le ,1. Ep. I, 14).
Voilà pourquoi j'aimerais mieux être le petit frère du géant ! Il ne lui servit à rien, le pauvre, de percer les ours numides en des combats corps à corps, chasseur nu dans l'arène d'Albe. Qui ne devinerait maintenant les ruses des patriciens ? Qui s'émerveillerait, ô Brutus, de ta dissimulation de type périmé ? En imposer à un roi barbu, la chose était aisée (1) ! — Venait ensuite Rubrius (2); malgré sa basse extraction, il n'avait pas le visage plus rassuré. Sur lui pèse une offense ancienne, de celles dont on ne parle pas ; plus canaille, au demeurant, qu'un pédéraste qui se mettrait à écrire des satires ! — Ce ventre qui arrive, attardé par sa panse, c'est Montanus (3). Voici Crispinus qui, dès le matin, dégoutte d'amome, plus que n'en exhalent deux cadavres. Et voici Pompeius, plus redoutable encore pour ce qui est de faire égorger les gens, d'un petit mot chuchoté ; Fuscus, dont les entrailles étaient réservées aux vautours de Dacie, et qui se prépara à la guerre dans une villa de marbre ; Veienton le circonspect avec ce Catullus l'assassin, qui brûlait d'amour pour une fille qu'il n'avait jamais vue, monstre prodigieux, exceptionnel même de notre temps, adulateur aveugle et impitoyable, digne de mendier, tel un satellite du pont, derrière les chars de la route d'Aricie, et de jeter des baisers reconnaissants aux voitures qui en gravissent la pente.
Personne ne s'émerveilla plus que lui à la vue du turbot. Il débita maints éloges en se tournant à gauche, alors que le poisson était à droite. C'est avec le même à-propos qu'il louait les combats du Cilicien, les coups, la machinerie et les enfants soulevés jusqu'au "velarium". Veienton ne reste pas en arrière. Comme un fanatique saisi du délire que tu inspires, ô Bellone,
il se met à prophétiser : « Voilà, déclare-t-il, le présage magnifique d'un grand et mémorable triomphe.
1. Brutus avait détourné les soupçons de Tarquin le Superbe en jouant la folie (Tite-Live, I. 56, etc.).
2. Sans doute, Rubrius Gallus, légat consulaire de Mésie en 70.
3. Peut-être T. lunius Montanus, consul en 81. La plupart des personnages cités ici sont assez mal connus. Cornélius Fuscus mourut en 88, lors de la seconde expédition contre les Daces. Martial composa pour lui une épitaphe (VI, 76). A. Fabricius Veiento fut consul pour la troisième fois en 83 ou 88. L. Valerius Catullus fut également consul en 73, comme collègue de Domitien. Pline le Jeune (Ep. IV, 22) fait allusion à sa cécité et à son rôle abominable.
Tu feras quelqueroi prisonnier. Ou bien Arviragus tombera de son char breton. Le monstre vient de loin : voyez-vous les écailles qui se hérissent sur son dos ? » Un peu plus, il aurait dit le pays et l'âge du turbot !
— " Qu'en pensez-vous ? Faut-il le couper en morceaux ? " — " Loin de lui un tel affront, s'écrie Montanus. Qu'on fabrique un bassin assez profond pour recevoir dans ses minces parois ces replis gigantesques. Un tel plat veut que s'improvise un fameux Prométhée. Que l'on prépare au plus tôt l'argile et la roue. A compter d'aujourd'hui, ô César, que des potiers suivent ta cour ! "
Cet avis, digne de son auteur, prévalut. Montanus avait connu jadis le luxe impérial, les nuits de Néron prolongées jusqu'au milieu de leur cours, et son appétit renouvelé quand ses poumons s'embrasaient de Falerne. Personne, de mon temps, n'eut une science pareille du bien-manger. Dès la première bouchée, il distinguait une huître de Circéies de celles des rochers de Lucrin ou des domaines de Rutupiae, et du premier coup d'œil il disait le parage d'un hérisson de mer. On se lève. Le Conseil est fini. On fait sortir ces grands que l'illustre général avait convoqués en son haut palais Albain, consternés et se pressant par ordre, comme s'il allait leur apprendre quelque nouvelle relative aux Cattes ou aux farouches Sicambres ; comme si, des extrémités de l'univers, fût arrivée à tire-d'aile une dépêche angoissante.
Plût aux dieux qu'il eût de préférence consacré à de telles niaiseries ces temps affreux où il priva Rome de vies illustres et fameuses, impunément et sans que surgît un vengeur. Il ne périt que du jour où il devint redoutable aux gagne-petit. Voilà ce qui le perdit, tout souillé du sang des Lamiae !
La condition misérable du " client", l'arrogance du " patron" . ce sont là des thèmes favoris de Juvénal. Mais sa pitié pour les assujettissements du premier ne paralyse nullement sa clairvoyance : il sait avec quelle médiocrité d'âme, avec quel espoir honteux de menus profits, le client se plie aux injurieuses fantaisies de son " roi". La vulgarité brutale de l'un ne se donne libre jeu que parce que l'avidité sordide de l'autre accepte tous les affronts. Cet amalgame de vilenies, voilà ce que la satire V met en valeur, dans le cadre d'un repas, où le maître et sea amis font ripaille, tandis que les pauvres héros d'invités ne reçoivent qu'une chétive pitance, servie par des esclaves impudents.
Juvénal s'étonne, dans les première vers, que Trebïus ne préfère pas un pain de misère à celui dont Virron, son patron, le paie de tant de bons offices (1-21). Vient ensuite la description du décevant festin. Le poète ne s'astreint pas à suivre exactement l'ordre des services, tels qu'ils se succédaient dans l'usage romain, et il coupe de réflexions les épisodes où s'opposent la prodigalité de l'amphitryon à son propre bénéfice, et sa ladrerie à l'égard de ceux qu'il fait mine d'héberger ; les vins (24-37), la qualité des coupes (37-48), l'allure et le ton des serviteurs (49-66), le pain même (67-79), tout diffère d'une table à l'autre. Il en va pareillement tout le long du repas (80-155). Est-ce, de la part de Virron, simple souci d'économie ? Non pas. Il veut se donner le divertissement du dépit de son client, de ses gourmandises frustrées. Supporter de pareilles insolences, c'est déceler qu'on est promis à toutes les nasardes et à tous les outrages. On a les repas et les amis que l'on mérite ! (156-173).
SATIRE V
Que tu ne rougisses pas encore de ton plan de vie, et que tes dispositions restent les mêmes ; que tu considères comme le bien suprême de vivre du pain d'autrui ; que tu puisses te résigner à des avanies comme ni Sarmentus, ni l'ignoble Gabba (1) n'en eussent supporté à la table injurieuse d'Auguste, — quand bien même tu me l'attesterais par serment, je ne voudrais pas te croire. Je ne sais rien de si facile à contenter que l'estomac. Admettons que tu n'aies même pas de quoi remplir ton ventre vide : n'y a-t-il donc plus de place libre sur les quais ? sur les ponts ? plus un lambeau de natte ? Un repas qui n'est qu'un outrage a-t-il pour toi tant de prix ? ta faim est-elle si pressante ? Elle aurait plus d'honneur à grelotter là-bas et à mordre dans un pain répugnant, bon pour les chiens.
En premier lieu, persuade-toi bien que l'invitation que tu reçois, est pour toi le salaire intégral d'une longue suite de services rendus. Le bénéfice de l'amitié d'un grand, c'est la nourriture : ton " roi" le porte à ton compte, et, si rare soit-il, il ne l'oublie pas. Donc si la fantaisie lui vient, après deux mois d'oubli, d'inviter son client pour que sur le lit incomplètement rempli le troisième coussin ne reste pas inoccupé : « Dînons ensemble », propose-t-il. Te voilà au comble de tes vœux.
1. Sarmentus était un ancien esclave du sénateur Marcus Fauonius qu'Octave avait fait mettre à mort après l'avoir capturé à la bataille de Philippi. Affranchi par Mécène, il devint le parasite et le bouffon d'Auguste (cf. Plutarque, Vie d'Antoine LIX). - Gabba est mentionné par Martial, Epigr. I, 41 et X, 51. Plutarque (Amatorius, XVI, 22) cite à son propos une anecdote assez divertissante, à laquelle Juvénal fait peut-être allusion Sat. I, 56-57.
Que veux-tu de plus ? Trebius la tient, cette faveur en vue de laquelle il interrompt son somme et prend à peine le temps de nouer ses cordons de souliera, anxieux que la procession des clients ait déjà défilé sous les étoiles douteuses, ou à l'heure où le Bouvier paresseux fait encore décrire un orbe à son chariot glacé.
Quel dîner pourtant ! Un vin dont ne voudrait pas la laine pour se dégraisser et qui transforme à l'œil nu les convives en Corybantes. On prélude par les gros mots. Bientôt, blessé, tu brandis des coupes et essuies tes plaies avec la nappe rougïe, chaque fois qu'entre vous autres, les clients, et la cohorte des affranchis, la bataille s'engage à coups de carafes de Sagonte. Le maître, lui, boit un vin mis en amphores sous un consul encore chevelu ; ce raisin-là a dû être foulé au temps de la guerre sociale. Il se garderait bien d'en faire passer une coupe à un ami qui souffre de l'estomac. Demain il en boira qui sera venu des coteaux d'Albe ou de Setia, si vieux que l'étiquette d'origine disparaît sous l'abondante moisissure qui enveloppe l'antique flacon, — du vin comme Thraseas et Helvidius en buvaient, couronnés de fleurs, à l'anniversaire des Brutus et de Cassius. Lui, Virron, il prend en main d'amples incrustations de cette matière que formèrent les larmes des Héliades (1), des coupes où le béryl fait saillie. A toi on ne te confie aucun ustensile qui soit en or, ou si cela arrive on met à tes côtés un surveillant pour y dénombrer les pierres précieuses et observer tes ongles crochus. Excuse le procédé : il y a là une jaspe fort belle et fort appréciée. Car Virron, comme beaucoup d'autres, transfère de ses doigts à ses coupes des gemmes comme en portait au pommeau de son épée ce jeune guerrier que Didon préféra à Iarbas jaloux.
1. L'ambre.
Toi, tu videras un vase à quatre becs qui porte le nom du savetier de Bénévent (1) : il est déjà cassé et réclame une réparation au soufre. Que l'estomac du maître s'échauffe trop, de vin et de bonne chère, on lui apporte de l'eau bouillie plus froide que les neiges gétiques. Je me plaignais tout à l'heure qu'on vous servît un vin spécial. Mais l'eau même que vous buvez l'est aussi. C'est un coureur de Gétulie qui vous présentera la coupe ou la main osseuse et noire d'un Maure qu'on ne voudrait pas rencontrer vers minuit quand on circule en voiture, le long des tombeaux, sur les pentes de la voie Latine. Devant Virron se tient un jeune esclave, la fleur de l'Asie, qui lui a coûté plus cher que tout le revenu du belliqueux Tullus et d'Ancus, bref, que tout le pauvre mobilier des rois de Rome. Dès lors, quand tu auras soif, tourne les yeux, toi, vers ton Ganymède gétule. Un garçon qui vaut tant de milliers de sesterces ne sait pas faire le mélange pour de pauvres hères. Sa beauté, son âge justifient ses grands airs. S'approche-t-il jamais de toi ? Chargé de distribuer l'eau chaude et l'eau froide, répond-il seulement à tes appels ? Il considère comme au-dessous de lui d'obéir à un vieux client qui ose réclamer | quelque chose et qui est couché quand, lui, il reste debout. Les grandes maisons sont pleines de cette valetaille insolente. Voici qu'un autre esclave te présente, en grognant Dieu sait ; comme, un pain qu'à peine il daigne rompre, morceaux déjà moisis faits d'une farine compacte sur lesquels la mâchoire travaille sans réussir à les entamer. Au maître, on en réserve du tendre, qui est d'un blanc neigeux et fabriqué avec de la fine fleur de froment. N'oublie pas de retenir ta main ; respect au moule à pain ! Joue un peu à l'effronté et tu verras si le préposé te fera lâcher prise : « Veux-tu bien, impudent convive, te remplir la panse à la corbeille accoutumée, et reconnaître ton pain à sa couleur. »
1.Il s'agit de Vatinius : élevé dans une échoppe de savetier, il sut par ses facéties se couler dans la faveur de Néron, et le métier de délateur lui procura de grandes richesses. Il avait donné son nom à une catégorie de vases que Martial appelle des Vatiniï (X, iii, 4).
— « Ainsi c'est pour cela que souvent j'ai laissé ma femme, que j'ai grimpé la pente glaciale des Esquilies sous une grêle abominable qui crépitait dans l'air printanier, avec mon manteau ruisselant de pluie ! » Regarde le bel effet de cette squille énorme dans le plat qu'on apporte au maître. Comme elle nargue les convives, de sa queue entourée d'asperges, quand elle apparaît portée solennellement dans les mains d'un grand coquin d'esclave ! Toi, on te sert sur une petite assiette une écrevisse de mer encastrée dans une moitié d'œuf, chère digne d'une offrande funéraire. Virron arrose son poisson d'huile de Venafrum (1). Toi, le chou blafard qu'on t'apporte, pauvre homme, pue l'huile de lampe : c'est que l'huile qu'on met dans vos saucières est de celle qu'amènent les descendants de Micipsa (2) dans leurs barques en roseaux à la proue aiguë. Comme Boccar s'en sert, personne à Rome ne veut se baigner en même temps que lui, et elle immunise même contre la morsure des serpents noirs !
Pour le maître arrive ensuite un mulet venu de Corse ou des
rochers de Tauromenium (3), car avec la goinfrerie romaine
notre mer s'épuise et ne donne déjà plus rien, tellement,
pour nos marchés, les filets scrutent jusqu'au fond les eaux
qui baignent nos côtes, sans laisser aux poissons de la mer
Tyrrhénienne le temps de grandir. C'est donc la province qui
nous ravitaille ; c'est de là qu'on fait venir ces pièces pour que
les achète Laenas le captateur et qu'Aurélia les revende.
On sert à Virron une murène énorme sortie des gouffres de Sicile ; car dès que l'Auster s'apaise et que, calmé, il sèche dans l'antre d'Eole ses ailes humides, les filets téméraires osent affronter le centre même de Charybde.
1. Ville du Samnium, aux confins de la Campanie. Son huile était très réputée.
2. Roi de Numidie (cf. Salluste, Jugurtha, V).
3. Sur la côte orientale de Sicile, au pied de l'Etna.
Vous autres, ce qui vous attend, c'est une anguille, proche parente de la couleuvre effilée, ou un poisson du Tibre, marqueté par la glace, né sur ses rives mêmes, qui s'est engraissé du flot immonde de l'égout et se faufilait par les galeries souterraines jusqu'au milieu de Subure.
Si Virron consentait à m'écouter, je voudrais lui couler deux mots : " On ne te demande pas, lui dirais-je, des largesses comme celles dont Sénèque, le bon Pison et Cotta gratifiaient leurs moindres amis. La gloire de donner était considérée naguère
comme supérieure à celle des titres et des faisceaux. Tout ce que nous te demandons, c'est un peu de courtoisie dans tes dîners. Consens-y, et puis sois, comme tant d'autres aujourd'hui, oui, sois riche pour toi, pauvre pour tes amis."
Devant le maître fument un énorme foie d'oie, une volaille aussi grosse qu'une oie, un sanglier digne des traits du blond Méléagre. Viennent ensuite des truffes, si l'on est au printemps et que les orages souhaités aient permis cet heureux supplément : " 0 Libye, s'écrie Alledius, garde ton blé pour toi, dételle tes bœufs, mais envoie-nous tes truffes ! "
Pour qu'aucun sujet d'indignation ne te manque, regarde le maître d'hôtel et ses gestes cadencés, l'écuyer tranchant avec son couteau qui semble voler jusqu'à ce que soient parachevés les rites prescrits. Ce n'est assurément pas une petite affaire que de distinguer la manière de découper un lièvre de celle dont on découpe un poulet. Essaie seulement de desserrer les lèvres, comme si tu portais trois noms, et tu seras traîné par
les pieds et déposé dehors, tel Cacus frappé par Hercule. Virron boit-il seulement à ta santé ? Prend-il une coupe que tes lèvres aient effleurée ? Lequel d'entre vous serait assez téméraire, assez impudent pour dire au «roi» : «Bois ! ». Il y a tant de choses qu'on n'ose articuler quand on porte un habit râpé ! Mais qu'un dieu, qu'un simple mortel semblable aux dieux et meilleur que la destinée, te gratifie de 400.000 sesterces, sorti de ton néant quel ami tu deviendrais du coup pour Virron ! « Donnez donc à Trebius ; servez donc Trebius ! Frère, veux-tu un morceau dans le râble même ?» 0 écus, c'est à vous qu'il rend hommage. C'est vous qui êtes ses « frères ».
Pourtant si tu veux être patron, toi aussi, et roi de ton
patron, n'aie pas de petit Enée qui joue dans ta cour, ni de
petite fille plus gentille encore ; une épouse stérile rend un ami agréable et précieux. Mais que Mygale, ta concubine, accouche
et déverse en une fois trois fils dans les bras de leur père,
Virron trouvera délicieux ce nid babillard, il fera apporter une
casaque verte, des noisettes, des pièces de monnaie chaque fois qu'un bébé parasite viendra à sa table (1).
Aux amis de bas étage, on sert des champignons suspects ; au maître, un bolet comme en mangeait Claude avant celui que lui apprêta sa femme et après lequel oncques ne mangea plus rien. Virron se fait apporter pour lui et les autres Virrons des fruits dont tu devras te contenter de humer le parfum, des fruits comme en produisait l'éternel automne des Phéaciens et qu'on croirait dérobés aux sœurs africaines (2). Toi, tu bénéficies d'une pomme gâtée comme en ronge sur le rempart le singe qui, avec son bouclier et son casque, apprend sous la terreur des coups de lanière à lancer le javelot, du haut d'une chèvre velue.
Tu t'imagines peut-être que Virron regarde à la dépense. Non pas : il veut te faire enrager. Quelle comédie, quel mime plus réjouissant qu'une gourmandise dépitée ?
1. Les enfants d'une concubine ne sont pas redoutables, puisqu'ils n'héritent pas ab intestat, et n'accaparent ordinairement que des legs assez modestes.
2. Les Hespérides.
Ils font tout, sais-tu bien, pour t'obliger à répandre ta bile avec tes larmes et à grincer de tes dents longtemps serrées. Tu te crois un homme libre et le convive de ton « roi ». Lui, il te considère comme le prisonnier de la bonne odeur de sa cuisine ; et ce n'est pas si mal vu. Qui, en effet, est assez pauvre hère pour le supporter deux fois, pour peu qu'enfant il ait bénéficié de la balle d'or étrusque, ou seulement d'un collier, d'un insigne en méchant cuir ? C'est l'espoir de bien dîner qui vous dupe. « On va nous passer de ce restant de lièvre, de cet arrière-train de sanglier ; nous allons voir arriver un bout de volaille. » Voilà ce qui vous fait rester cois, le pain tout prêt, inentamé et comme en arrêt. Il a raison de te traiter ainsi, car si tu es capable de tout supporter, c'est que tu le mérites. Un beau jour, tu offriras, crâne tondu, les joues à ses soufflets, tu accepteras la cuisson des coups de fouet : tu seras digne d'un tel festin et d'un tel ami.
Cette sixième satire est la plus longue que Juvénal ait écrite ; elle est aussi la plus riche en tableaux pittoresques, d'une verve et parfois d'un cynisme inégalés. Y chercher une composition exacte serait une tâche vaine, où plus d'un critique a consumé son effort. C'est une suite de morceaux, entre lesquels une même inspiration établit le lien, mais qu'il est impossible de classer d'une façon absolument rigoureuse.
Juvénal ne s'en prend ni à la jeune fille, ni à la courtisane, ni à l'affranchie, mais à la femme mariée. Après un préambule sur l'envol de la pudeur par delà les limites de ce bas monde (1-20), il confesse sa stupeur d'apprendre que son ami Postumus songe aux justes noces. Postumus est-il donc devenu fou ? Les pires solutions vaudraient mieux encore que celle dont sa naïveté accepte la perspective. Où trouver présentement une femme qui soit chaste, et cela non pas seulement à Rome, mais dans les petites cités provinciales, à la campagne même ?(21-59).
Voilà le développement amorcé. A mesure que la pièce se déroule, Postumus semble de plus en plus oublié, sauf en de rares interpellations, par où le poète veut montrer qu'il n'a pas tout à fait perdu de vue sa fiction du début.
Point de femme qui ne soit vicieuse ou insupportable, tel est le thème auquel Juvénal va donner une ample orchestration.
Les comédiens, les gens de théâtre les affolent. Eppia, dont le mari était sénateur, a tout quitté pour suivre un gladiateur plus que mûr et dégoûtant (60-113). Messaline faisait pis encore : elle s'esquivait la nuit du lit de l'empereur Claude pour se prostituer dans le lupanar où une cellule lui était réservée (114-132). Encore la débauche n'est-elle que le moindre de leurs crimes (133-135). Il y a peut-être des maris qui goûtent leur femme : mais ce qu'ils aiment en elle, l'un, c'est la dot, dont elle se prévaut pour suivre sans danger ses fantaisies sentimentales ; l'autre, c'est la beauté, et de combien d'exigences, tant que cette beauté dure, ne lui en fait-elle pas payer l'agrément (136-160) ! Une femme est-elle impeccable — phénomène presque inouï — il faut qu'elle gâte ses qualités par sa fatigante vanité nobiliaire (161-183). Chez d'autres, sévit la manie du grec, dont elles usent jusque dans leurs plus intimes épanchements (184-199). Si on n'est pas sûr de pouvoir aimer sa femme, à quoi bon se marier (200-205). Or, l'homme qui donne à sa femme tout son cœur doit s'attendre à la pire tyrannie, qui, au surplus ne le préservera nullement du divorce ; et sa belle-mère fera tout pour brouiller le ménage (206-231). Que de désobligeantes variétés dans les types féminins : la plaideuse (242-245), la femme de sport (246-267), la jalouse qui dissimule sous ses feintes doléances quelque coupable intrigue! (268-285)
L'antique chasteté des Romaines est chose morte. La luxure et l'argent ont tout gâté (286-299). Chez certaines femmes, la dépravation se porte à d'étranges excès (300-313) auxquels les mystères mêmes de la Bonne Déesse et les cultes publics servent parfois de prétexte et de cadre (314-345). Mettre sa femme sous clé? Elle commencerait par corrompre ses gardiens (346-351). Au surplus, les femmes ne savent pas plus compter qu'elles ne savent se dominer elles-mêmes (352-365).
Ici, se place le fameux fragment d'Oxford, publié pour la première fois par E.-O. Winstedten 1899 d'après le Codex Bodleianus Canoniciamit XLI, du XIe siècle. C'est une des rares découvertes qui aient été faites au xixe siècle dans le domaine de la littérature latine. Elle pose, relativement à la rédaction des satires, divers problèmes critiques qui ont été indiqués dans l'Introduction.
Des êtres équivoques souillent les maisons qui leur sont hospitalières. Ils exercent sur l'esprit des femmes une influence délétère. En dépit de leurs allures déliquescentes, il est sage de se méfier d'eux : ils sont fort capables de jouer le rôle d'amants. Aucune mesure de coercition ne vaut, d'ailleurs, contre une femme décidée à se mal conduire, (365).
Il est des femmes qui font des eunuques leurs délices (366-378). Certaines raffolent des chanteurs (379-397). Portrait de la nouvelliste (398-412), de la brutale, aux sens intempérants (413-433), de la pédante (434-455), de la coquette riche, qui se peint (456-473). La cruauté de certaines maîtresses de maison à l'égard de leurs esclaves est à la mesure de leurs ridicules prétentions de toilette, qui ne visent nullement à séduire les maris, mais à retenir les amants (474-511). La superstitieuse s'asservit sus absurdes pratiques des charlatans qui exploitent sa manie (511-591). Les riches ne veulent plus avoir d'enfants ; et en certains cas cela vaut presque mieux (592-601 ). D'autres trompent le vœu de leur mari, en lui présentant un enfant supposé (602-609). D'autres l'abrutissent en lui faisant absorber des philtres magiques (610-625). A leur beau-fils, elles réservent leur haine, et souvent le poison. Ce n'est point là une imagination de poète. On a. entendu certains aveux ! Et avec quel sang-froid elles perpètrent leurs crimes ! (626-661 ).
SATIRE VI
Je veux bien croire que, du temps du roi Saturne, la Pudeur s'attarda en ce bas monde ; qu'on l'y vit longtemps, alors que la fraîcheur des cavernes fournissait l'humble demeure où s'enfermaient dans la même obscurité le foyer, les dieux lares, les troupeaux et leurs maîtres, alors que l'épouse, errant sur les 16 montagnes, étendait à terre unlit formé de feuillages, de chaume et de la peau des bêtes féroces du voisinage. Bien différente de toi, ô Cynthie (1), — ou de toi dont les jolis yeux s'ennuagèrent de larmes pour la mort d'un moineau (2), — elle abreuvait de ses mamelles gonflées ses nourrissons déjà robustes, souvent plus repoussante que son mari en train de roter ses glands. Oui, dans cette enfance de l'univers, sous un ciel tout récent, elle ne ressemblait guère à la nôtre, la vie de ces hommes qui, pour naître, avaient brisé l'écorce des chênes ou qui, pétris de limon, n'avaient pas eu de parents. — Peut-être quelques vestiges plus ou moins nombreux de l'antique Pudeur subsistaient-il même sous Jupiter, je dis sous un Jupiter encore imberbe, quand les Grecs n'étaient pas encore tout disposés à se parjurer sur la tête d'autrui, quand personne ne craignait de voleur pour ses légumes ni pour ses fruits et que les vergers restaient sans clôture.
1. La maîtresse chantée par Properce, qui la représente comme douée d'une culture raffinée, et habile à composer des vers qu'elle chantait elle-même (I, ii, 27-30 ; II, iii, 17 22).
2. Allusion à la Lesbie de Catulle (III).
Mais ensuite, insensiblement, Astrée a fait retraite vers les dieux, en compagnie de la Pudeur, et les deux sœurs se sont enfuies d'un même vol...
Il y a beau temps, Postumus, qu'on bouscule le lit de son prochain et qu'on se moque du Génie qui préside à la couche nuptiale. L'âge de fer a amené tous les autres crimes : mais déjà l'âge d'argent vit les premiers adultères. Et voilà qu'au temps où nous vivons, tu prépares la cérémonie, le contrat, les fiançailles ; tu vas te faire peigner par un maître coiffeur et peut-être as-tu déjà passé au doigt de ta future le gage de ta foi. Tu avais pourtant ton bon sens. Et tu prends femme, Postumus ? Voyons ! Quelle Tisiphone, quelles couleuvres sont à tes trousses ? Supporter une servitude pareille, quand tant de cordes te restent, quand s'ouvrent pour toi tant de hautes et vertigineuses fenêtres, quand tu as là, tout près, le pont Emilius ? Si de ces multiples formes de trépas aucune ne te convient, pourquoi ne pas faire dormir un mignon auprès de toi ? Avec un mignon, point de querelles nocturnes ; il n'exige de toi, quand il repose à tes côtés, aucun petit cadeau et il ne se plaint pas que tu ménages tes flancs et que tu ne t'essouffles point à son commandement.
— « Mais Ursidius trouve à sa guise la loi Julia (1) ! Il veut soulever de terre un gentil héritier ; il accepte de renoncer aux beaux tourtereaux, aux crêtes de mulets, à toutes les bonnes choses par où on essayait de le gagner. » — Tout est possible, s'il y a une femme pour épouser Ursidius ; si celui qui fut le plus notoire des adultères tend à la muselière conjugale sa bouche inepte, lui qui, tant de fois, se blottit dans un coffre, comme Latinus en péril de mort.
1. Il s'agit de la "lex Iulia de maritandis ordinibus" promulguée par Auguste en 18 av. J.-C. et qui fut complétée en 9 ap. J.-C. par la loi "Papia Poppaea". Ces lois accordaient des privilèges importants aux gens mariés et aux familles nombreuses et imposaient certaines surcharges fiscales aux célibataires.
Bien mieux, le voilà en quête d'une épouse de mœurs antiques. Médecins, ouvrez-lui sa veine trop gonflée !... Ah ! l'amour d'homme ! Si jamais tu tombes sur une femme aux lèvres chastes, tu peux bien te prosterner à l'entrée du Capitole et immoler à Junon une génisse aux cornes dorées ! Il n'y en a pas beaucoup qui soient dignes de toucher les bandelettes de C érés et dont leur père ne redoute les baisers. Oui, tresse des couronnes pour ta porte, suspends un lierre épais à ton seuil ! — « Mais un seul homme ne suffit-il pas à Hiberina ?» — Tu la réduiras plus vite à se contenter d'un seul œil ! — « On dit grand bien d'une telle, qui vit à la campagne, chez son père ». — Qu'elle vive, fût-ce à Gabies ou à Fidènes, comme elle a vécu à la campagne, et je renonce à l'humble domaine de mes aïeux. Au surplus, qui oserait répondre qu'il ne s'est rien passé sur les montagnes ou dans les grottes ? Jupiter et Mars auraient-ils à ce point vieilli (1) ? Est-ce sous nos portiques qu'on te montrera une femme digne que tu la souhaites ? Tous les gradins de nos théâtres t'en offrent-ils une seule que tu puisses aimer sans crainte et choisir en un tel endroit ? Quand, avec des gestes lascifs, Bathylle se met à danser la Léda, Tuccia n'est plus maîtresse de ses sens ; Apula exhale soudain de longs soupirs plaintifs, comme dans l'étreinte ; Thymele est muette d'attention : novice encore, Thymele fait son éducation. Mais pendant la saison où le rideau empaqueté a cessé de fonctionner, où le théâtre étant vide et clos seul retentit le forum, dans l'intervalle qui sépare les jeux mégalésiens des jeux plébéiens, il en est d'autres de nos femmes qui, mélancoliques, veulent manier le masque, le thyrse, le caleçon d'Accius. Urbicus, dans un exode, déchaîne les rires en faisant les gestes d'une Autonoé d'Atella (2).
1. Jupiter et Mars avaient fait plus d'une fois, des montagnes ou des grottes, le théâtre de leurs amoureux exploits. Juvénal soupçonne que bien des amants se contentent encore du même cadre, et que des aventures continuent de s'y dérouler, toutes pareilles à celles que la légende attribuait à ces dieux.
2. L'interprétation de ce passage est fort controversée.
C'est lui qu'adore Aelia, mais elle n'a pas d'argent. Il en faut pour ouvrir la fibule d'un comédien ! D'autres ruinent la voix de Chrysogonus. Hispulla raffole d'un tragédien. Voudrais-tu que ce soit pour Quintilien qu'elles se passionnent ainsi ? Tu prends une femme afin qu'elle rende père un Ephion, le joueur de cithare, un Glaphyrus, un Ambrosius, le joueur de flûte. Dressons de longues estrades dans les rues étroites, ornons d'amples lauriers les montants des portes pour que, sous le voile du berceau incrusté d'écaillé, tu reconnaisses en ton noble rejeton, ô Lentulus, les traits d'un Euryalus ou d'un mirmillon !
Mariée à un sénateur, Eppia a accompagné une école de gladiateurs jusqu'au Pharos, jusqu'au Nil, jusqu'aux remparts mal famés de Lagus (1). Canope même condamnait la monstruosité des mœurs romaines. Quant à elle, oublieuse de sa maison, de son mari, de sa sœur, elle ne garde pas non plus le moindre souci de sa patrie ; elle abandonne ses enfants en pleurs, la scélérate, et, chose plus stupéfiante encore, elle renonce à Paris et aux jeux du cirque. Dès son enfance, elle avait dormi, au milieu de l'opulence paternelle, dans la plume d'un berceau passementé d'or ; et pourtant elle brava la mer comme elle avait bravé l'honneur, dont le sacrifice ne coûte guère à ces habituées des moelleux fauteuils. Elle affronte d'un cœur intrépide les flots tyrrhéniens, les ondes ioniennes au loin retentissantes, toutes ces mers qu'il lui faut successivement traverser. Doivent-elles s'exposer pour une juste et honnête cause, elles ont peur, elles se sentent glacées d'effroi, leur jambes flageolent et se dérobent sous elles. Elles n'ont d'énergie que pour leurs impudences. Qu'il est dur de s'embarquer, quand c'est un époux qui l'ordonne ! L'odeur de la sentine incommode, on sent tout tourner autour de soi.
1. Alexandrie, où régna Ptolémée Ier fils de Lagus.
Mais quand on suit un galant, l'estomac tient bon. Un mari, on vomit dessus ; avec un amant, on mange au milieu des matelots, on circule sur la poupe, on s'amuse à manier les rudes cordages. Quels sont donc les charmes qui enflamment Eppia de la sorte ? Quelle jeunesse la fascine ainsi ? Qu'a-t-elle vu pour supporter d'être appelée la « gladiatrice » ? Voici : Sergiolus avait déjà commencé à se raser le menton, et un bras de moins lui laissait espérer sa retraite ; sa figure était enlaidie par plus d'une misère, — grosse bosse au milieu du nez, toute meurtrie par le casque ; acre humeur découlant continuellement d'un de ses yeux ; — mais c'était un gladiateur ! Cela suffit à les muer en Hyacinthes, à leur donner le pas sur des enfants, sur une patrie, sur une sœur, sur un mari. C'est le fer qu'elles aiment ! Ce même Sergius, s'il eût déjà reçu la baguette, n'aurait plus été à ses yeux qu'un Veienton.
Voilà ce qu'a fait une simple femme, une Eppia. Tu t'en étonnes ? Mais regarde les rivaux des dieux ; écoute ce que Claude a supporté. Dès que sa femme le voyait endormi, osant préférer un grabat à son lit du Palatin, l'Augusta courtisane prenait deux capes de nuit et s'échappait avec une seule suivante. Ses cheveux noirs cachés sous une perruque blonde, elle entre dans la tiédeur du lupanar aux tapisseries usées ; une cellule vide lui est réservée, et là, sous l'inscription mensongère de « Lycisca », les seins maintenus par un réseau d'or, elle prostitue sa nudité et découvre ces flancs qui t'ont porté, ô généreux Britannicus. Elle accueille avec des cajoleries quiconque se présente, et réclame son salaire. Quand le tenancier congédie les filles, elle se retire à regret : tout ce qu'elle peut faire, c'est de clore la dernière sa cellule. Encore ardente du prurit de ses sens tout vibrants, elle s'en va, fatiguée de l'homme, mais rassasiée non pas. Hideuse avec ses joues plombées que souille la suie de la lampe, elle apporte au lit impérial les relents du lupanar !
Parlerai-je de l'hippomane, des formules magiques, du poison qu'on prépare pour l'administrer à l'enfant d'un premier lit ? Sous l'impulsion impérieuse de leur sexe, elles commettent des crimes d'une autre scélératesse et la débauche est le moindre de leurs égarements.
— « Mais alors, pourquoi le mari de Censennia la déclare-t-il si parfaite ?» — Elle lui a apporté un million de sesterces ! Il lui donne des compliments pour son argent. Ce n'est point le carquois de Vénus ni son flambeau qui l'amaigrissent et le brûlent. Non, sa flamme s'allume ailleurs ; c'est d'une dot que partent les flèches. Aussi a-t-elle payé deniers comptants sa liberté. Elle peut, devant lui, communiquer par signes, répondre aux billets : épouser un avare, quand on est riche, c'est être veuve.
— « Et Sertorius n'est-il pas épris passionnément de Bibula? » — Va au fond des choses : c'est la figure de sa femme qu'il aime, non sa femme elle-même. Que trois rides se dessinent, que la peau desséchée se distende, que ses dents noircissent et que ses yeux deviennent plus petits : « Faites votre paquet, lui notifiera un affranchi, et partez. Vous nous assommez, vous vous mouchez tout le temps. Allons, dehors ! et plus vite que cela ! Une autre arrive, qui a le nez sec, elle ! » Pour le moment, en pleine faveur, elle règne despotiquement, elle réclame de son mari des moutons et des pâtres de Canusium, des vignes de Falerne ; — qu'est-ce que cela ? — tous les jeunes esclaves, des ergastules tout entiers, tout ce qu'elle n'a pas chez elle et que possède le voisin. En plein décembre, alors que le marchand Jason s'enferme chez lui et que les boutiques toutes blanches retiennent les marins déjà équipés, elle enlève d'immenses vases de cristal, puis encore de vastes coupes murrhines, puis un diamant célèbre, devenu plus précieux pour avoir orné le doigt de Bérénice. C'est de cette pierre que fit jadis présent un barbare à une incestueuse, je veux dire Agrippa à sa sœur, dans ce pays où les rois observent le sabbat pieds nus (1) et où une clémence traditionnelle laisse les pourceaux mourir de vieillesse.
— « Quoi, dans cette cohue de femmes, pas une ne trouvera grâce devant toi ?» — Suppose une femme belle, bien faite, riche, féconde, qui étale sous ses portiques les images de lointains aïeux, une femme plus chaste que ces Sabines qui, les cheveux épars, se jetèrent entre les combattants — oiseau rare en ce monde et qu'on pourrait comparer à un cygne noir! Elle a tout pour elle : qui la supporterait comme épouse ? J'aimerais, oui, j'aimerais mieux une paysanne de Venouse que vous, ô Cornélie, mère des Gracques, si, avec vos vertus sublimes, vous m'apportez des airs hautains et que les triomphes de vos aïeux fassent partie de votre dot. De grâce, ôtez-moi de là votre Hannibal, votre Syphax forcé dans son camp ; délogez
avec toute votre Carthage ! « Epargne-les, je t'en prie, ô Paean, et toi, déesse, dépose tes flèches ! Mes enfants sont innocents ; transpercez plutôt leur mère de vos traits ! » Malgré les cris d'Amphion, Paean bande son arc. Elle dut ensevelir ses innombrables enfants et leur père lui-même, cette Niobé, qui se croyait plus illustre que la race de Latone, elle, plus féconde qu'une truie blanche. Est-il vertu ou beauté qui vaille de l'entendre continuellement vanter le bonheur de la posséder ?
1. PAUL LEJAY (Rev. d'Hist. et de litt. relig. 1903, p. 317) défend l'authenticité de ce détail contre THÉOD. REINACH (Textes... relatifs au Judaïsme, p. 29l), à condition qu'on l'entende, non de la véritable cérémonie juive, mais des judaïsants païens, qui mêlaient à l'observance du sabbat des rites propres aux cultes magiques : la nudité, partielle ou complète, était un de ces rites.
Le charme de ces rares et précieuses qualités s'évanouit si, gâté par l'orgueil, il nous réserve plus d'amertume que de miel. Quel mari est amoureux au point de ne pas prendre en grippe, de ne pas maudire au moins sept heures par jour, celle que par ailleurs il comble de louanges ?
Voici d'autres petits travers qui n'en sont pas moins insupportables pour les maris. Quoi de plus désagréable qu'une femme qui ne se juge belle que si, née en Toscane, elle s'est faite Grecque et authentique Athénienne, alors qu'elle est de Sulmone ? Toujours du grec, comme s'il n'était pas bien plus honteux pour nos femmes d'ignorer le latin. Frayeurs, colères, joies,
soucis, tous les secrets de leur cœur, c'est en grec qu'elles les exhalent. Bien mieux, c'est en grec qu'elles font l'amour ! Passe encore pour les jeunes femmes ; mais toi à la porte de qui frappe la quatre-vingt-sixième année, du grec encore ? Cette langue là manque de pudeur, chez une vieille. Combien de fois lances-tu ton exclamation lascive, "ma vie ! mon âme !", usant ainsi devant les gens des mots que tu viens de laisser sous ta couverture de lit ? Quels sens n'excite, en efiet, une voix caressante et libertine ? Elle agit comme par le toucher. Heureusement qu'en l'espèce chacun reste fort calme, dusses-tu moduler ce refrain plus voluptueusement qu'un Haemus ou qu'un Carpophore (1) : c'est que ta face porte écrit le nombre de tes années.
Si tu ne dois pas aimer celle qui, ayant reçu ta foi, t'aura été unie par les contrats légaux, alors pourquoi l'épouser, pourquoi perdre un dîner, les gâteaux au vin doux qu'on distribue aux convives gavés à la fin de la cérémonie, le cadeau pour la première nuit, ces pièces d'or à l'effigie du Dacicus ou du Germanicus (2) qui miroitent au fond d'un plat luxueux ?
1. Comédiens en vogue. Molli... Haemo, a déjà dit Juvénal (III, 99).
2. Trajan avait pris le titre de Germanicus en octobre ou novembre 97, celui de Dacicus fin 102.
Mais si, avec la candeur d'un mari débonnaire, tu te voues tout entier à une seule femme, courbe la tête et prépare-toi à porter le joug. Tu n'en trouveras point qui épargne celui qui l'aime : même amoureuse elle-même, elle se fait une joie de le tourmenter,
de le dépouiller. Plus il sera bon et enviable mari, moins elle lui sera source de félicité. Tu ne pourras rien donner sans l'aveu de ta femme, rien vendre si elle s'y oppose, rien acheter si elle ne le veut pas. Elle réglera tes affections : il faudra le chasser, ce vieil ami dont ta porte a vu la première barbe. Un prostitueur, un laniste, un gladiateur font leur testament comme ils l'entendent ; toi, plus d'un de tes rivaux te sera imposé comme héritier. — « Cet esclave en croix !» — Mais quel crime a-t-il commis pour mériter un tel supplice? Où sont les témoins ? le dénonciateur ? Ecoute donc, on ne saurait prendre trop de temps, quand il y va de la mort d'un homme ! » — Oh ! le sot ! un esclave, est-ce donc un homme ? Il n'a rien fait, soit ! Mais je le veux ! je l'ordonne ! comme raison, que ma volonté suffise ! » Elle fait donc la loi à son mari. Mais bientôt elle abandonne ce royaume-là ; elle change d'habitacle, foule aux pieds le voile nuptial. Puis elle s'envole encore, et s'en vient reprendre sa place au lit qu'elle a dédaigné. Elle laisse les portes qui viennent d'être parées, les voiles encore suspendus, les rameaux verdoyants qui décoraient son seuil. C'est ainsi qu'on additionne les maris, jusqu'à huit en cinq automnes : quel beau sujet d'épitaphe !
Renonce à la paix du ménage, tant que vivra la mère de ta femme ; c'est elle qui lui apprend l'art divertissant de te dépouiller, de te ruiner ; c'est elle qui lui apprend à répondre avec adresse et rouerie aux billets doux dépêchés par un séducteur ; c'est elle qui trompe les gardiens ou qui les gagne à prix d'argent. Alors que sa fille est en parfaite santé, elle fait venir Archigène (1) et rejette les couvertures trop pesantes : pendant ce temps, mandé secrètement, l'amant se dissimule dans sa cachette et, impatient d'attendre, se tient coi tout en fourbissant ses armes. T'imagines-tu par hasard que cette mère lui inculquera des principes honnêtes, et différents des siens ? Une vieille canaille a trop d'intérêt à lancer une fille qui lui ressemble !
Il ne se juge presque pas de procès qui n'ait été suscité par une femme. Si Manilia n'est pas accusée, c'est elle qui accuse. Elles composent elles-mêmes et constituent les dossiers, toutes prêtes à dicter à Celse son exorde et ses arguments.
Et leurs endromides tyriens, leur ceroma féminin, qui ne les connaît ? Qui n'a vu les entailles du poteau ? Elles le creusent à grands coups de rapière, elles l'assaillent avec leur bouclier, exactes à remplir tous les numéros du programme. Celle-là mériterait de figurer aux jeux Floraux, parmi les fanfares. Qui sait même si quelque ambition plus haute ne s'agite pas dans son cœur et si elle ne se destine pas à l'arène véritable ? Quelle pudeur peut garder une femme casquée, qui abdique son sexe ? Elle aime la force. Pourtant elle ne voudrait pas devenir homme : la volupté est chez nous si peu de chose! Comme il serait glorieux pour toi, les affaires de ta femme étant mises aux enchères, qu'on exhibât un baudrier, un brassard, une aigrette, une demi-jambière pour la jambe gauche ! Quel agrément aussi, si ta jeune femme, ayant choisi un autre genre d'escrime, s'en allait vendre ses cuissards ? Et ce sont elles qui transpirent sous la robe la plus légère et dont une étoffe de soie accable la délicatesse !
1. Archigène d'Apamée (Syrie), médecin en vogue à l'époque de Domitien, de Nerva et de Trajan. Il avait composé un grand nombre d'ouvrages, en particulier une pharmacologie très réputée.
Vois avec quelle ardeur elle assène les coups qu'on lui enseigne, de quel poids son casque pèse sur elle, comme elle reste ferme sur ses jarrets, de quelle solide écorce ses bandes sont faites ; et ris quand elle dépose tout cet attirail pour prendre certain vase. Dites-moi, ô filles de Lepidus, de Metellus l'aveugle, de Fabius Gurges (1), quelle femme de gladiateur s'est ainsi accoutrée ? Quand la femme d'Asylus (2) ahanne-t-elle ainsi devant le poteau ?
Le lit conjugal est continuellement le théâtre de querelles et de reproches réciproques : impossible d'y dormir. Jamais la femme ne se montre plus odieuse à l'égard de son mari que quand, pire qu'une tigresse privée de ses petits, elle dissimule sous de feints gémissements quelque secrète perfidie qui la travaille. Elle s'emporte contre les mignons, pleurniche à propos d'une maîtresse imaginaire. Elle a toujours une provision de larmes toutes prêtes qui attendent à leur poste qu'elle leur prescrive de quelle façon couler. Tu prends cela pour de l'amour, tu te regorges, et de tes lèvres tu sèches ces pleurs, benêt que tu es ! Tu en lirais des lettres, des billets, si la cassette de cette adultère jalouse s'ouvrait pour toi! La voilà surprise dans les bras d'un esclave ou d'un chevalier. Débite-nous ici, Quintilien, débite-nous, s'il te plaît, quelque argument pour colorer la chose ! — « Nous ne savons que dire. Allons, femme, à toi de parler ! — « II avait été autrefois convenu, déclare-t-elle, que tu ferais ce que tu voudrais et que moi aussi j'obéirais à mes fantaisies. Tu as beau crier, et remuer ciel et terre, je suis une créature humaine. » Rien de plus impudent que les femmes prises sur le fait : elles puisent dans leur crime même leur colère et leur énergie.
1. Les Lepidi étaient au premier plan du patriciat romain, et comptaient plusieurs consuls parmi leurs ancêtres.
L. Caecilius Metellus, pontifex maximus, perdit la vue en sauvant le palladium lors de l'incendie du temple de Vesta en 241 av. J.-O. (Pline, Hist. Nat. VII, 34 ; Ovide, Fastes VI, 437 et s.).
Q. Fabius Maximus Gurges, consul en 275 et en 265, obtint par deux fois les honneurs du triomphe.
2. Le scoliaste dit : nomen gladiatoris.
Tu te demandes d'où viennent ces monstruosités, quelle peut en être la source ? Jadis une humble fortune sauvegardait la chasteté de nos Romaines. Ce qui protégeait leurs modestes maisons des atteintes du vice, c'était le travail, la brièveté des sommeils, leurs mains durcies et gercées par la laine étrusque ; c'était Hannibal, tout proche de Rome, et leurs maris debout sur la tour Colline. Nous souffrons aujourd'hui des maux d'une longue paix. Plus funeste que les armes, la luxure s'est ruée sur nous et venge l'univers asservi. Tous les crimes s'étalent, tous les forfaits de la débauche, depuis qu'a péri la pauvreté romaine. Sur nos collines se sont installées Sybaris, Rhodes, Milet, Tarente humide de vin, avec ses couronnes et ses impudicités. C'est l'obscène argent qui, le premier, importa chez nous les mœurs étrangères ; c'est la richesse corruptrice qui, par son luxe honteux, a brisé l'œuvre des siècles.
Quelle réserve attendre de la passion sensuelle, quand le vin s'y ajoute ? Elle est capable, dans ses caresses, d'étranges confusions, celle qui, jusqu'au milieu des nuits, mord dans d'énormes huîtres, tandis qu'écument les parfums versés dans le Falerne pur et que, buvant à un vase en forme de coquille, elle croit voir le plafond tournoyer et le nombre des flambeaux doubler sur la table. Va-t'en douter, maintenant, de la grimace qu'esquisse Tullia en humant l'air, et des propos que tient Maura. la sœur de lait de la fameuse Maura, quand elle passe près de l'antique autel de la Pudeur. C'est là que, la nuit, elles font
arrêter leurs litières, c'est là qu'elles inondent de longs jets la statue de la déesse ; elles se chevauchent réciproquement et se trémoussent sous les regards de la lune, puis elles regagnent leur logis; et toi, quand tu t'achemines au petit jour chez les grands, tes amis, tu marches dans l'urine de ta femme.
On sait ce qui se passe aux mystères de la bonne déesse (1), lorsque la flûte aiguillonne les reins et que, sous la double
influence de la trompette et du vin, hors d'elles-mêmes, les Ménades de Priape tordent leurs cheveux et poussent des ululements. Quel ardent besoin de l'étreinte se déchaîne alors en elles ! Quels cris dans le bondissement du désir ! quel torrent de vieux vin le long de leurs jambes toutes trempées !
Saufeia défie des filles de bordel ; une couronne est l'enjeu ; elle remporte le prix de la hanche pendante. Elle doit elle-même rendre hommage aux oscillations tumultueuses de Medullina. La palme est partagée entre ces deux dames : une virtuosité de ce genre va de pair avec la naissance. Et ici rien n'est feint, ce n'est pas un jeu, tout est rendu avec un réalisme qui enflammerait le fils de Laomédon, quoique glacé par l'âge, ou Nestor avec sa hernie. Mais la démangeaison voluptueuse n'admet plus de délais ; c'est la femelle dans sa vérité ; un cri retentit et se prolonge sous les voûtes : « C'est maintenant permis, laissez entrer les hommes ! » L'amant dort-il ? On lui prescrit de prendre son manteau et de faire diligence. Point d'amant ? On s'attaque aux esclaves. Point d'escîaves ? On fait venir, à prix convenu, un porteur d'eau. Si elles n'en trouvent pas et que les hommes manquent, elles n'hésiteront pas à se faire couvrir par un âne.
Plût aux dieux que les rites antiques, que le culte public, fussent du moins célébrés sans être souillés de semblables infamies. Mais les Maures eux-mêmes, les Indiens savent tous quelle prétendue joueuse de flûte introduisit un membre plus
1. Les rites de l'antique Bona Dea Fauna s'amalgamèrent au III ème av. J.-C. avec ceux de la déesse Damia qui était honorée en Grèce et à Tarente. La fête de la Bona Dea était célébrée de nuit chaque année, à Rome, au début de décembre, dans la maison d'un magistrat revêtu de l'imperium : les hommes en étaient rigoureusement exclus. Le fameux Clodius osa s'introduire, en 62, sous un déguisement (voy. plus bas, v. 337) chez César, dont la femme Pompeia dirigeait la cérémonie sacrée.
volumineux que les deux Anticatones de César dans ces lieux d'où fuit le rat qui se rend compte qu'il est un mâle, et où la
consigne est de voiler toute peinture qui représente l'autre sexe. Et pourtant, qui, du temps de César, aurait osé mépriser la divinité? Qui se serait moqué de la coupe et du bassin noir de Numa, et des fragiles assiettes fabriquées sur le Vatican ?
Mais maintenant quel autel n'a pas son Clodius ?
J'entends, ô mes vieux amis, le conseil que vous me donnez depuis longtemps : « Mets le verrou ! Empêche-la de sortir ! » Mais les gardiens eux-mêmes, qui les gardera ? Une femme est avisée, et c'est par eux qu'elle commence.
Chez les plus haut placées comme chez les plus humbles, le dévergondage est le même, et celle qui foule du pied le pavé malpropre ne vaut pas mieux que celle qui se fait porter sur les épaules de ses longs Syriens. Pour assister aux jeux, Ogulnia loue une robe, elle loue une escorte, une litière, un coussin, des amies, une nourrice, une blonde soubrette pour les commissions. Ce qui ne l'empêche pas de donner à des athlètes imberbes tout ce qui lui reste de l'héritage paternel, et jusqu'à ses derniers vases. Pour beaucoup, c'est la gêne à la maison, mais aucune n'a la pudeur de sa pauvreté ni ne se renferme dans les limites que cette pauvreté même indique et détermine. On voit tout de même des hommes qui songent à l'utile et qui, à l'exemple de la fourmi, redoutent le froid et la faim. La femme prodigue ne sent pas que sa fortune s'en va. Comme si l'argent toujours renaissant faisait des petits quand le coffre est vide et qu'on pût puiser dans un tas toujours plein, jamais elles ne songeât à ce que leur coûtent leurs plaisirs. Quelle que soit la maison où vit et s'ébat le professionnel de l'obscénité dont la main frissonnante promet tout, vous n'y
trouverez que des êtres corrompus, et pareils à ces infâmes.
C'est à ces gens-là qu'on permet de souiller les mets et de
s'asseoir à la table sacrée. On donne à laver, quand on devrait
les briser, les vases ou a bu une Colocyntha ou une Chélidon
barbue. Plus pur et plus honnête que tes lares est donc l'habitacle du laniste, puisque, dans sa troupe, Psyllus a consigne de
se tenir à bonne distance d'Euhoplius. Bien mieux: les filets
ne s'y mélangent point avec une tunique impure, et celui qui a l'habitude de combattre nu ne dépose pas dans la même cellule
ses épaulières et le trident qui frappe l'adversaire. La partie
la plus reculée de l'école reçoit ces êtres-là, et même en prison
ils ont leurs ceps spéciaux. — Mais toi, ta femme te fait boire
dans le même verre qu'eux, avec qui refuserait de déguster le vin d'Albe et de Sorrente la prostituée fauve du sépulcre
en ruines. C'est d'après leurs conseils qu'elles se rapprochent
de vous, puis subitement s'en éloignent. C'est à eux qu'elles
réservent les langueurs de leur âme et les pensers sérieux de
leur vie. Ils apprennent à leurs maîtresses à jouer de la croupe et des flancs, et ils leur enseignent tout ce qu'ils savent. Il a beau s'agrandir les yeux avec du noir, se parer d'étoffes couleur de safran, se mettre une réaille : c'est un amant ! Qu'il te soit suspect dans la mesure même où sa voix s'effémine et où sa main s'attache à ses reins mollasses : au lit, il saura montrer toute sa valeur! Thaïs a dansé, elle jette son masque, et voici qu'apparaît le docile Triphallus. — «De qui ris-tu? A d'autres, cette farce-là ! Parions. Je soutiens que tu es un homme pour de bon. Oui, je le soutiens. En conviens-tu, ou faut-il que la loge du tortionnaire convoque les servantes? » Vos conseils,
vos avertissements, ô mes vieux amis, me sont connus : « Tire le verrou ! Empêche-la de sortir ! » Mais les gardiens eux-mêmes, qui les gardera ? Aujourd'hui, à ce prix-là, ils taisent les infidélités d'une jeune femme sans mœurs. On dissimule le crime, entre complices. Elle le sent bien, la rouée, et c'est par eux qu'elle commence.
II en est que ravissent les eunuques sans vigueur, et leurs baisers qui ne piquent pas : avec eux, point de barbe à redouter, point d'avortement à préparer. Et la volupté n'y perd rien, car elles ne les livrent au médecin qu'en pleine effervescence de jeunesse, quand leurs organes déjà ombragés sont au point voulu de maturité. C'est alors qu'ayant atteint le poids de deux livres, ces importants testicules, à qui on avait permis leur plein développement, sont opérés par les soins d'Héliodore, au préjudice du seul barbier. Quant aux enfants des trafiquants d'esclaves, c'est d'une impuissance authentique et lamentable qu'ils souffrent, tout honteux de la bourse et du pois chiche qu'on leur a laissés. Celui que sa maîtresse a fait eunuque attire de loin tous les regards et l'universelle attention, quand il entre aux bains ; et il peut défier sans hésitation le dieu de la vigne et du jardin. Qu'il couche donc avec sa maîtresse ! Mais toi, Postumus, garde-toi de confier à cet eunuque ton Bromius qui déjà se virilise et dont on va bientôt couper la chevelure. Aime-t-elle le chant ? Nul ne gardera sa fibule intacte parmi ceux qui vendent leur voix au préteur. Leurs instruments sont constamment entre ses mains. Tout le long de la lyre étincellent les sardoines en rangs pressés, tandis que fait vibrer les cordes l'une après l'autre l'archet dont s'est servi le langoureux Hedymeles. Cet archet, elle le manie, elle y trouve son réconfort, elle prodigue les baisers au plectre, ses délices. Une femme de la race des Lamies, une descendante d'Appius, ne demandait-elle pas à Janus et à Vesta, en leur offrant la farine et le vin, si Pollion pouvait espérer et promettre à sa cithare la couronne de feuilles de chêne aux jeux Capitolins ? Qu'eût-elle pu faire de plus si son mari eût été malade, ou les médecins inquiets de
la santé de son fils chéri ? Debout devant l'autel, elle n'a pas rougi, pour une cithare, de voiler sa tête, d'articuler jusqu'au bout les paroles rituelles, conformément à la tradition, et à l'ouverture de la brebis elle a pâli d'angoisse. Dis-moi donc, je te prie, dis-moi, ô le plus antique des dieux, vénérable Janus, est-ce que tu réponds à ces choses-là ? Alors, c'est que le ciel a du temps à perdre. Vous n'avez pas, je le vois, grand'chose à faire là-haut. L'une te consulte pour des comédiens ; l'autre prétend te recommander un tragédien : l'haruspice finira par avoir des varices.
Mais mieux vaut encore qu'elle chante que de voltiger à travers la ville, audacieuse, osant se mêler aux groupes d'hommes, causant en présence de son mari avec des généraux revêtus du paludamentum, tête haute et sans qu'une goutte de sueur perle sur son sein. Ce type de femme sait ce qui se passe dans le monde entier, ce que font les Sères (1) et les Thraces, les secrètes intrigues de la belle-mère et de l'enfant, les liaisons qui se nouent, l'amant que l'on s'arrache. Elle vous dira de qui cette veuve est enceinte, et depuis quel mois ; les mots etl es postures dont use une telle, au lit.
1. Les Anciens désignaient sous le nom de Seres les populations du Nord et de l'Est de l'Inde, y compris les Chinois.
Elle est la première à voir la comète dont l'apparition menace le roi d'Arménie et le Parthe (1). Elle recueille aux portes les bruits, les rumeurs toutes fraîches, elle en forge elle-même : le Niphatès (2) vient de se ruer sur les populations, un déluge immense couvre là-bas les campagnes, les villes chancellent, le sol s'affaisse ; voilà ce qu'elle raconte dans les carrefours au premier venu.
Encore cette manie n'est-elle pas plus intolérable que celle de cette autre femme qui fait enlever et déchirer à coups d'étrivières, malgré leurs supplications, de pauvres gens, ses voisins. A-t-elle été réveillée d'un profond sommeil par des aboiements ? « Vite, des bâtons, » crie-t-elle, et elle prescrit de rosser d'abord le maître, puis le chien. Rien qu'à la rencontrer, on a peur, tant son visage est effrayant.
Elle se rend aux bains la nuit ; c'est la nuit qu'elle mobilise les vases et tout son attirail de guerre. Elle aime suer à grand fracas. Quand les bras lui tombent, épuisés par la lourdeur des poids, le masseur, qui sait s'y prendre, lui appuie les doigts à l'endroit sensible et provoque vers le haut de la cuisse une détente éruptive. Pendant ce temps, ses malheureux convives sont accablés de sommeil et de fringale. Elle arrive enfin, la figure en feu ; elle boirait, tant elle a soif, tout l'œnophore qui, placé à ses pieds, renferme le contenu d'une pleine urne. Avant de manger, elle en tire un second setier, qui rendra son appétit dévorant, lorsqu'elle l'aura rejeté sur le sol, une fois son estomac bien lavé. Des ruisseaux courent sur le marbre ; le bassin doré exhale une odeur de Falerne. Comme un long serpent tombé au fond d'un tonneau, elle boit et elle vomit. Son mari a la nausée et, les yeux clos, fait ce qu'il peut pour retenir sa bile.
1. Selon l'opinion commune, l'apparition d'une comète annonçait un changement de règne (cf. Tacite, Ann. XIV, 22) ou la mort du prince (Suétone, Nero, XXXVI). Il est probable qu'il y a chez Juvénal une réminiscence d'une plaisanterie de Vespasien à ce propos (Suétone, Vespas. XXIII).
2. Montagne et fleuve, au sud de l'Arménie.
Plus assommante encore est cette autre qui, à peine à table, loue Virgile, justifie Didon prête à mourir, met les poètes en parallèle, les compare, suspend dans la balance Virgile d'un côté, Homère de l'autre. Les grammairiens mettent bas les armes, les rhéteurs s'avouent vaincus, tout le monde fait silence. Impossible à un avocat, à un crieur public, à une femme même, de
placer un mot, tant est dru le flot de ses paroles. On dirait un tintamarre de chaudrons et de clochettes. Plus n'est besoin de tourmenter les trompettes et les cuivres : à elle seule, elle saura secourir la lune en détresse. — Pourtant il est une mesure raisonnable, même dans les choses honnêtes. Celle qui veut se donner des airs de science et d'éloquence doit agrafer sa tunique à mi-jambe, immoler un porc à Silvain et se baigner pour un quart d'as (1). Puisse la femme qui partage ta couche n'avoir pas de style à elle, ne pas décocher en phrases arrondies l'enthymème tortueux, ignorer quelque chose en histoire et ne pas comprendre tout ce qu'elle lit! J'abhorre une femme qui reprend et déroule sans cesse la Méthode de Palaemon, sans manquer jamais aux règles du langage ; qui, éprise d'érudition, me cite des vers que je ne connais pas, et qui relève chez
une amie ignorante des fautes auxquelles des hommes ne feraient pas attention. Je veux qu'un mari puisse se permettre de lâcher un solécisme.
Une femme se passe tout, rien ne lui paraît honteux, du moment qu'elle peut se mettre au cou un collier d'émeraudes et suspendre de grands pendants à ses oreilles distendues.
Rien de plus intolérable qu'une femme riche. Risible et hideuse à voir, sa face est gonflée d'une couche épaisse de mie de pain, ou bien elle exhale l'odeur de la pommade Poppée : c'est à cette glu
1. C'est-à-dire, elle doit, logiquement, faire tout ce que font les hommes. Les femmes étaient totalement éliminées de certains cultes, tels que celui de Silvain, d'Hercule, les cérémonies de l'Ara Maxima.
que se prennent les lèvres du pauvre mari. Pour l'amant, on se lave la figure ! Est-ce qu'on se préoccupe de se faire belle
au logis ? C'est pour les galants que se fabriquent les essences et qu'on achète les parfums que vous nous expédiez, maigres Indiens. Mais, la voici qui débarrasse son visage et met de côté la première couche : on commence à la reconnaître. Ensuite, elle le baigne dans ce lait pour lequel elle se ferait suivre d'une troupe d'ânesses jusqu'au pôle hyperboréen, si elle y était exilée. Je le demande, ce visage sur lequel il faut appliquer et renouveler tous ces ingrédients, ces cataplasmes humides de farine cuite, doit-on l'appeler un visage, ou un ulcère ?
Il n'est pas mauvais de bien connaître ce qu'elles font, ce qu'elles tracassent tout le long du jour. Leur mari leur a-t-ïl tourné le dos, la nuit ? Malheur à l'intendante ! Tunique bas, les cosmetae.(1)! Le Liburnien est accusé de s'être fait attendre, et c'est lui qui paie pour le sommeil du maître. Sur le dos de l'un, les baguettes se brisent ; celui-ci est rouge de coups de fouet ; celui-là de coups d'étrivières. Il y en a qui ont des tortionnaires à l'année. On frappe : pendant ce temps, elle se peint la figure, elle écoute ses amies, elle examine la large bordure d'or d'une robe brodée. On frappe encore : elle relit les lignes transversales d'un long compte journalier. On frappe toujours : la force manque enfin aux bourreaux : « Hors d'ici ! » hurle-t-elle d'une voix de tonnerre. Justice est faite !
Administrer une telle maison, c'est aussi périlleux que la cour du tyran de Sicile (2). Elle a pris un rendez-vous. Elle veut être plus belle que d'ordinaire. Elle se dépêche, car déjà on l'attend aux jardins, ou plutôt au sanctuaire d'Isis, la déesse entremetteuse.
1. Préposées à la garde-robe.
2. Il s'agit de Phalaris : cf. Sat. VIII, 81.
La pauvre Psecas, cheveux arrachés, épaules nues, poitrine découverte, est en train de la coiffer, « Cette boucle est trop haute. Pourquoi cela ?» Le nerf de bœuf punit sans délai ce crime, ce forfait d'un frison manqué. Qu'a donc fait Psecas ? Est-ce sa faute, à cette fille, si ton nez te déplaît ? Une autre, du côté gauche, brosse les cheveux, les peigne, les roule en anneaux. Assiste à la délibération une vieille esclave de famille qui, après de longs services, a passé du peigne à la quenouille. C'est elle qui, la première, donne son avis. Les plus jeunes opineront ensuite, par rang d'âge ou de mérite. On dirait qu'il y va de l'honneur ou de la vie, tant elle a souci d'être belle. Que d'étages superposés, quelles substructures dans cet édifice dont elle charge et surélève sa tête ! Vue de face, on la prendrait pour une Andromaque (1). Vue de dos, sa taille diminue, on dirait une autre femme. Que sera-ce si, n'ayant reçu en partage qu'une taille minuscule, elle ne paraît pas plus haute, sans ses cothurnes, qu'une vierge pygmée et doit se dresser agilement sur la pointe des pieds pour se faire embrasser ?
De son mari, dans tout cela, elle ne se préoccupe aucunement,
non plus que des dépenses qu'elle lui cause. Elle vit comme si elle n'était que sa voisine. La seule chose qui la rapproche de lui, c'est qu'elle déteste ses amis, ses esclaves et pèse lourdément sur son budget.
Voici venir la confrérie de Bellone en fureur et de la Mère | des dieux, avec un immense eunuque, face vénérable à ses obscènes subordonnés. Il y a beau temps qu'il s'est coupé avec un tesson ses testicules amollis. Il a le pas sur cette cohorte enrouée et sur les tambourinaires. Sa tiare phrygienne se noue sous son menton plébéien.
1. La tradition poétique voulait qu'Andromaque eut été de taille élevée "Omnibus Andromache uisa est spatiosior aequo ; Unus, qui modicam diceret, Hector erat." déclare Ovide, qui se prévaut de la même particularité dans un autre passage fort libre de l'Ars Amatoria (II, 645; III, 177).
D'une voix tonnante, il décide qu'il y a lieu de redouter les approches de septembre et de l'Auster, à moins qu'on ne lui donne en manière de purification cent œufs avec de vieilles robes nuance feuille-morte. La menace de ce péril redoutable et subit s'en ira dans leurs plis, et l'année tout entière sera, en une seule fois, exonérée de péché.
Au point du jour, en plein hiver, notre dévote cassera la glace du Tibre pour s'y plonger trois fois et quoiqu'elle n'aime pas l'eau, elle n'en trempera pas moins sa tête dans le courant, puis nue et frissonnante elle se traînera tout le long du champ de Tarquin le Superbe sur ses genoux ensanglantés. Si la blanche Io l'ordonne, elle ira jusqu'au fond de l'Egypte, elle en rapportera de l'eau puisée près de la torride Meroé pour en asperger le temple d'Isis, près de la vieille bergerie. Elle est convaincue
que la déesse elle-même lui en a intimé l'ordre. Voilà avec quelles âmes, avec quelles imaginations les dieux converseraient la nuit !
Or donc, celui qui mérite les suprêmes honneurs, c'est ce personnage qui, escorté de ses prêtres à la tunique de lin et au crâne tondu, parcourt la ville sous le masque d'Anubis, en riant tout bas de la componction du populaire. C'est lui qui intercède pour l'épouse, quand, aux jours sacrés de stricte observance, elle a couché avec son mari. Cette violation du lit conjugal mérite une peine sévère. Le serpent d'argent a remué la tête : on l'a vu. Mais grâce à ses larmes et à ses savantes patenôtres, le prêtre obtient qu'Osiris pardonne. Une oie grasse, un mince gâteau, et le dieu se laissera corrompre.
Dès qu'il s'est retiré, arrive une Juive chevrotante qui, laissant là sa corbeille et son foin, mendie en tapinois à l'oreille. Elle est l'interprète des lois de Solymes, la grande-prêtresse de l'arbre, la messagère fidèle du Ciel suprême. A elle aussi on remplit la main, mais plus parcimonieusement. Pour quelque menue monnaie, les Juifs vous vendent toutes les chimères du monde. Un amant joli garçon, le testament magnifique d'un richard sans enfants, voilà ce que promet, après inspection du poumon d'une colombe chaude encore, un haruspice d'Arménie ou de Commagène. Il scrutera de même le cœur des poulets, les entrailles d'un petit chien, parfois même celles d'un enfant ; il fera ce que, le cas échéant, il pourra lui-même dénoncer !
Plus grande encore est la confiance que les Chaldéens inspirent. Tout ce que dit l'astrologue, elles se figurent que cela émane de la source même d'Hammon, puisque les oracles de Delphes ne se font plus entendre et que l'obscurité qui enveloppe l'avenir est le châtiment du genre humain. Mais le plus haut coté d'entre eux, c'est celui qui fut plusieurs fois exilé et qui, par son amitié et ses computations vénales, fit périr un grand citoyen redouté d'Othon. Son art aura plus de crédit encore, si à ses deux mains se sont entre-choquées les chaînes et s'il a fait un long séjour dans une prison militaire. Un astrologue n'a pas de génie, s'il n'a jamais été condamné. Il faut qu'il ait vu la mort de près, qu'il ait failli avoir la chance d'être relégué aux Cyclades et que finalement il ait été frustré de la petite Seripho. Alors ta Tanaquil le consulte sur la mort trop lente de sa mère, qui a la jaunisse ; mais c'est par toi qu'elle commence ; elle veut savoir aussi pour quand les funérailles de sa sœur, de ses oncles ; si son amant lui survivra : quelles faveurs plus grandes les dieux pourraient-ils lui accorder ? Encore ignorent-elles, celles-là, ce dont les menace l'astre sinistre de Saturne, en quelle conjonction Vénus est favorable, quels sont les mois dommageables ou avantageux. Mais souviens-toi d'éviter jusqu'à la rencontre de celle entre les mains de qui tu aperçois un calendrier qui a pris le poli et le luisant de l'ambre, celle qui ne consulte personne et que déjà l'on consulte, qui ne suivra pas son mari quand il part au camp ou dans sa patrie, si les calculs de Thrasyllus (1) la retiennent. Lui plaît-il de se faire porter jusqu'à la première borne milliaire, elle compulse son manuel, pour savoir à quelle heure. Le coin de son œil la démange-t-il pour l'avoir trop frotté, elle ne demande un collyre qu'après vérification de l'horoscope.
Malade et alitée, elle ne croit pouvoir prendre de nourriture qu'à l'heure fixée par son Petosiris (2). Si elle n'a pas de fortune, elle parcourra l'espace entre les deux bornes, elle tirera au sort, elle tendra le front et la main au devin qui réclame un claquement de lèvres réitéré. A celles qui sont riches, c'est un augure phrygien, amené de là-bas à prix d'argent, un connaisseur des astres et du ciel, qui leur donnera la réponse, ou encore quelque vieillard qui enterre la foudre au nom de l'État. Quant au destin de la plébéienne, il loge dans le Cirque et sur le Mur. Celle qui à son cou nu exhibe une longue parure d'or, consulte devant les tours de bois et les colonnes des dauphins pour
savoir si elle doit quitter le cabaretier et se marier avec le fripier.
Celles-là du moins acceptent les dangers de l'accouchement
et toutes les fatigues d'une nourriture : leur pauvreté les
y oblige. Mais sur un lit doré on ne voit guère de femmes en couches, tant sont efficaces les pratiques et les drogues qui rendent les femmes stériles et tuent à prix fait les enfants dans le sein de leur mère.
1. Thrasyllus, astrologue fameux, dont Tibère faisait le plus grand cas. Voy. Tacite, Ann. VI, 20-22 ; Dion Cassius, LV, 11 ; Suétone, Tibère, XIV. Il mourut en 36 p. C.
2. Petosiris, « mathématicien » et philosophe, d'origine égyptienne. Cf. Pline, Hist. Nat. II, 23 ; VII, 49.
Réjouis-toi, pauvre homme, présente toi-même la potion, quelle qu'elle soit, car si elle voulait bien sentir dans ses flancs distendus le tressaillement douloureux de l'enfant, tu pourrais te trouver père d'un Éthiopien, et bientôt, ce noir héritier, tel que tu ne tiendrais pas à le rencontrer de bon matin, il te faudrait le coucher sur ton testament. Je ne parle pas des enfants supposés, que l'on recueille sur les bords de mares malpropres pour tromper les vœux joyeux d'un mari. De là on voit sortir des pontifes, des prêtres saliens, dont un mensonge parera la personne du nom des Scauri (1). La Fortune malicieuse est là debout, la nuit, qui sourit à ces enfants nus ; elle les réchauffe, elle les enveloppe dans les plia de sa robe, puis elle les présente aux nobles maisons. Elle s'y prépare ainsi une mystérieuse comédie. Ce sont ceux-là ses favoris, elle se jette à leur tête, elle les pousse sans se lasser, ces pupilles de son cœur.
Parmi ces charlatans, l'un apporte des chants magiques, l'autre vend des philtres thessaliens grâce auxquels la femme abrutira son mari et le fessera à coups de savate. Si tu perds le sens, là en est la cause ; c'est de là que te viennent ces nuages qui t'obscurcissent l'esprit, cet oubli complet de tes actions les plus récentes. Passe encore cela, pourvu que tu n'entres pas en folie furieuse comme cet oncle de Néron (2) à qui Caesonia versa toute l'excroissance du front d'un poulain encore mal affermi sur ses pattes. Quelle femme craindrait d'imiter l'épouse du prince ? L'univers était en feu et, tous liens dissous, se précipitait à sa ruine, comme si Junon eût rendu son mari fou. Moins nuisible fut le champignon d'Agrippine: il n'arrêta le cœur que d'un seul vieillard et fit descendre... au ciel cette tête tremblotante, ces lèvres d'où la salive découlait à longs jets.
1. Le nom des Scauri apparaît déjà Sat. II, 35 comme symbole d'une famille romaine d'antique souche.
2. Caligula, à qui sa femme Caesonia administra de l'hippomane, philtre amoureux qui n'eut d'autre effet que de lui faire perdre à demi la raison : Suétone, Calig. L.
Mais l'autre breuvage appelait le fer et le feu, la torture, le sang des sénateurs déchirés se mêlant à celui des chevaliers. Que de maux produits par le petit d'une jument, et par une seule empoisonneuse !
Elles haïssent les enfants d'une concubine. Que personne ne réclame, que personne ne le leur interdise : déjà c'est chose admise que d'assassiner son beau-fils. Jeunes pupilles, qui jouissez d'un riche patrimoine, écoutez mon conseil : veillez sur votre propre vie et n'acceptez d'aucun plat sans vous méfier. Ces pâtisseries blafardes cachent le poison virulent préparé par une mère. Que quelqu'un morde préalablement dans tout ce que vous présente votre marâtre, si elle a eu elle-même un enfant ; que votre pédagogue fasse, point trop rassuré, l'essai de votre coupe.
Sans doute invente-je ces atrocités, sans doute ma satire se juche-t-elle sur le cothurne, et, sortant des limites et des règles fixées par mes devanciers, imaginé-je emphatiquement, tel un Sophocle, de grandes fictions inconnues aux montagnes des Rutules et au ciel latin ? Plût aux dieux que tout cela fût chimère ! Mais voici Pontia qui clame : « Je l'ai fait, je l'avoue, j'ai préparé de l'aconit pour mes propres enfants. On m'a prise sur le fait, la chose est claire, c'est moi qui ai accompli le crime jusqu'au bout. » — « Tes deux enfants, dans un même repas, vipère odieuse, tes deux enfants !» — « Oui, et sept si j'en avais eu sept. » Donc, ajoutons foi à tout ce qu'on raconte de la sinistre Colchidienne et de Progné. Je n'y vois plus d'invraisemblances. Encore ces forfaits qui paraissaient alors effroyables, — quand elles les osaient, ce n'était pas pour de l'argent. Ces crimes fameux méritent moins de stupeur, car lorsque la colère rend ce sexe coupable et que la rage incendie leur foie, un élan furieux les entraîne, comme le roc s'arrache à un sommet quand la montagne se dérobe et que sur la pente à pic son flanc s'affaisse. Mais je ne puis supporter celle qui calcule, qui accomplit son crime de sang-froid. Elles assistent au spectacle d'Alceste mourant à la place de son mari : si une substitution du même genre s'offrait à elles, elles aimeraient mieux sauver la vie de leur chienne au prix de celle de leur mari. Tu rencontreras le matin quantité de Danaïdes et d'Ëriphyles ; il n'est point de rue qui n'ait sa Clytemnestre. Toute la différence est que la fille de Tyndare tenait de ses deux mains une sotte et maladroite hache. Maintenant, avec un tout petit poumon de crapaud, l'affaire est réglée.
Elles n'auront recours au fer que si leur Atride, à l'instar du roi trois fois vaincu (1), s'est prémuni sagement d'un antidote venu du Pont.
1. Mithridate.
II n'y a plus que le prince qui manifeste une bienveillance active aux « intellectuels ». C'est en lui que tout leur espoir repose, et si son appui leur était retiré, ils glisseraient à un découragement et à un dégoût profonds (1-35). Triste condition des poètes (36-97), des historiens (08-104), des avocats (105-149), des rhéteurs (150-214), des grammairiens (215-243).
Le morceau relatif aux historiens est écourté. Il ne comprend que sept vers, alors que Juvénal en consacre soixante et un aux poètes, quarante-cinq aux avocats, soixante-quatre aux rhéteurs, vingt-neuf aux grammairiens. On a expliqué de diverses façons cette brièveté, qui confine à la sécheresse. Observons seulement que Juvénal n'a jamais eu le souci d'établir un équilibre exact entre les diverses parties de ses satires. Au surplus, le plan de la Satire VII est fort net, et moins alourdi de digressions que d'ordinaire.
Lucilius et Horace avaient déjà traité des rapports du public avec les gens de lettres. Mais ils s'étaient placés au point de vue de la liberté de l'écrivain, de son droit de s'émanciper des modèles consacrés, etc. Juvénal aborde son sujet dans un esprit très différent. Il veut montrer que les professions libérales ne paient pas, et que, si le pouvoir n'intervient, tout homme de bon sens devra s'en détourner. Il paraît probable que c'est à Hadrien, grand amateur de littérature, qu'il fait appel, plutôt qu'à Trajan.
La pièce risque de paraître assez déplaisante par cette éternelle plainte sur la question d'argent, et par la disposition qui se trahit chez le poète à accepter les générosités des riches, si seulement les riches voulaient être généreux. Mais il ne faut pas juger ces pratiques avec une délicatesse trop susceptible. La condition des littérateurs était peu favorable dans l'antiquité, beaucoup moins lucrative encore que dans le monde moderne où cependant, sauf exception rare, elle ne l'est guère. Et pour tout écrivain qui n'avait point la sécurité d'un patrimoine assuré, le seul parti à prendre, c'était de tendre la main.
SATIRE VII
La haute culture n'a plus d'espoir, de raison d'être, qu'en César. Lui seul, dans le siècle où nous sommes, a jeté un regard d'intérêt sur les Camènes dolentes ; alors que des poètes déjà connus, célèbres, essayaient de louer un petit établissement de bains à Gabies ou des fours de boulangers à Rome ; alors que d'autres ne considéraient plus comme une honte ni comme un déshonneur de se faire crieurs publics ; alors que Clio, mourant de faim, abandonnait pour les salles de vente les vallées désertes d'Aganippe. Si, à l'ombre des Piérides, vous n'apercevez pas le moindre quart d'as, accommodez-vous du nom et du genre de vie de Machaera et vendez plutôt ce que vend aux badaud l'enchère confiée à ses soins : œnophore, trépieds, armoires, coffrets, l'Alcitheon de Paccius, la Thébaïde et le Térée de Faustus (1). Cela vaut encore mieux que de vous en aller dire devant le juge : « J'ai vu » ce que vous n'avez point vu. Laissez cela aux chevaliers d'Asie, à ceux deCappadoce, à ceux aussi de Bithynie, que l'autre Gaule nous expédie (2), le talon nu.
1. Nous ne possédons aucun autre témoignage sur ces deux poètes.
2. L'autre "Gaule", c'est proprement la Galatie.
Nul désormais ne sera plus forcé d'assumer une tâche indigne des nobles études, parmi ceux qui sur des mètres sonores tissent des mots harmonieux, et qui ont mâché le laurier. Courage, jeunes gens, le prince a l'œil sur vous, il vous encourage, et
sa bienveillance cherche l'occasion de se déployer.
Si tu crois pouvoir compter sur un autre appui, ô Telesinus, et que ce soit pour cela que tu remplis tes feuillets de parchemin jaune, demande bien vite un peu de bois et fais cadeau de tes productions à l'époux de Vénus (1), on bien enferme ces opuscules et, une fois serrés, laisse-les ronger par les mites. Brise ta plume, malheureux, efface les combats, fruits de tes veilles, ô toi qui composes dans un galetas des chants sublimes pour devenir digne du lierre et d'une image émaciée (2). Point d'autre espoir ! Un riche avare ne sait plus qu'admirer et louer le talent, tels des enfants devant l'oiseau de Junon. Cependant, elles s'écoulent, ces années où nous sommes aptes à la mer, au casque, au hoyau. Alors le dégoût envahit l'âme, et la vieillesse, éloquente, mais frustrée de tout, prend en horreur
|; et soi-même et Terpsichore, sa muse.
Apprends maintenant leurs roueries. Pour ne te rien donner, celui que tu cultives au point de négliger le temple des Muses et d'Apollon fait des vers, lui aussi, et ne veut le céder qu'au seul Homère, à cause de ses mille ans. Si, enflammé par la douceur de la renommée, tu veux faire une lecture publique, il te prête un local malpropre. Il fait mettre à ta disposition cette maison depuis longtemps bardée de ferrures, dont l'ouverture ressemble aux portes d'une ville assiégée.
1. C'est-à-dire à Vulcain, symbole du feu.
2. Le lierre, emblème d'immortalité. — Les bustes des écrivains célèbres ornaient les bibliothèques publiques.
Il veut bien te fournir des affranchis qui s'assiéront tout au bout des rangées ; il répartira les voix puissantes de ses clients. Mais aucun de ces personnages ne te remboursera les frais des banquettes, des gradins échafaudés à l'aide de chevrons loués, ni de l'orchestre avec les chaises qu'il faut ensuite remporter. Nous autres, cependant, nous marchons tout de même, nous traçons notre sillon sur la mince poussière, et de notre charrue inféconde nous labourons le sable du rivage. Veut-on s'en évader ? On se sent retenu par les liens d'une habitude ambitieuse et malsaine. Combien restent prisonniers d'une incurable manie d'écrire, qui vieillit dans leur cœur malade !
Mais le poète hors rang, celui dont la veine n'a rien de vulgaire, qui se refuse à tout développement banal, qui ne veut
point marquer d'un coin trop connu un vers sans originalité, ce poète que je ne puis montrer, que je conçois seulement, ce qui le fait tel, c'est une âme exempte d'angoisse, libre de toute amertume, qui aime les forêts et sait s'abreuver aux sources d'Aonie. Chanter sous l'antre des Piérides, toucher le thyrse, la pauvreté lugubre en est incapable, faute des quelques as dont jour et nuit le corps a besoin. Horace a bien dîné quand il crie « Evohé !» Quelle place pour le génie, si la poésie n'est pas l'unique tourment de vos cœurs qui, enivrés des maîtres de Cirrha et de Nysa, ne sauraient se partager entre deux ordres de soucis ? C'est l'œuvre d'un haut esprit que n'hébète point le tracas d'une couverture à acheter, que de se représenter les chars, les chevaux, la silhouette des dieux et Erynnie jetant le désordre dans le cœur du Rutule. Si Virgile n'avait pas eu un petit esclave et un habitacle supportable, la Furie eût perdu tous les serpents de sa chevelure, et la trompette devenue muette n'eût pas fait entendre ses graves résonances. Et l'on veut qu'un Rubrenus Lappa égale le cothurne antique, lui que son Atrée force à mettre en gage ses écuelles et son manteau ? Numitor n'a rien, le pauvre, à envoyer à un ami ; mais il a de quoi faire des cadeaux à Quintilla, et il a trouvé aussi moyen d'acheter un lion apprivoisé qu'il devra gorger de viandes. Sans doute la bête revient-elle moins cher, et l'estomac d'un poète est-il plus exigeant ! Étendu au milieu des marbres de ses jardins, Lucain peut se contenter de sa gloire (1); mais pour Serranus, pour le pauvre Saleius (2), qu'est-ce que la gloire, si grande soit-elle, s'ils n'ont que cela ? L'on court à la voix séduisante de Stace, aux vers de la Thébdide chérie du public quand, à la grande joie de la ville, il a fixé un jour pour une lecture : si grande est la douceur dont il pénètre et conquiert les cœurs, si grand le plaisir que la foule éprouve à l'écou-ter ! Mais quand ses vers ont fait crouler les gradins, il sent la faim, s'il ne vend à Pâris les prémices de son Agavé. C'est Pâris qui, faisant largesse à beaucoup de l'honneur de servir à l'armée, passe au doigt des poètes l'anneau d'or semestriel. Ce que les grands ne donnent point, c'est un histrion qui va le donner. Tu recherches les Camerini et Barea et les vastes atria des nobles ? Mais c'est une Pélopée qui fait les préfets, une Philomèle les tribuns. Pourtant il ne faut pas en vouloir au poète que les tréteaux font vivre.
1. Neveu de Sénèque, Lucain jouissait d'une large aisance, et son mérite de poète ne fut guère contesté. Dans le Dialogue des Orateurs § XX, Tacite le nomme à côté d'Horace et de Virgile.
2. C'est peut-être ce Serranus qui serait cité avec éloges par Quintilien, Inst. Or., X, I, 89, mais le texte n'est pas sûr. — Le nom de Saleius Bassus apparaît plusieurs fois dans le Dia. des Orateurs § V, IX, X
.Qui, aujourd'hui, serait ton Mécène, ton Proculeius, ton Fabius ! Où trouver encore un Cotta, un autre Lentulus ! Alors le salaire égalait le talent ; beaucoup alors avaient intérêt à pâlir et à se passer de vin pendant tout le mois de décembre.
Votre labeur est-il plus fécond, ô vous, les historiens? Il se gâche chez vous plus de temps et plus d'huile. Point de limite :
tous, vous accumulez les pages jusqu'à la millième; vous vous ruinez en papyrus. Ainsi le veut la multiplicité des faits et la loi du genre. Mais que vous en revient-il ? Quelle moisson retirez-vous du sillon ainsi ouvert ? Qui donnera à un historien autant qu'il donnerait à celui qui lui lit les nouvelles ?
« Race de fainéants, dira-t-on, qui n'aime que le lit et l'ombre. » — Voyons donc un peu ce que les avocats retirent des services qu'ils rendent aux citoyens et des grosses liasses de dossiers qui les accompagnent partout. Ils ont le verbe haut, mais principalement quand un créancier les écoute ou qu'ils se sentent poussés du coudo par quelque client plus âpre encore, qui vient avec un grand registre de commerce pour une créance douteuse. Alors du creux de leurs poumons ils expectorent d'énormes mensonges et ils souillent de bave leur poitrine. Si vous voulez vous rendre compte de ce qu'ils récoltent véritablement, mettez d'un côté le patrimoine de cent avocats, d'un autre côté celui du seul Lacerta à la casaque rouge. Les chefs ont pris place et toi, tel Ajax, tu te lèves tout pâle. Tu as pour juge un bouvier, et tu dois plaider une question douteuse d'affranchissement. Malheureux, tends-toi le foie jusqu'à le rompre, et quand tu te seras bien exténué tu verras se garnir de palmes verdoyantes ton glorieux escalier ! Mais quel salaire recueille ta voix ? Un méchant jambon desséché, un pot de thon, ou de vieux oignons, de quoi nourrir pendant un mois des esclaves maures, ou du vin arrivé par le Tibre, cinq cruches en tout. Si tu as plaidé quatre fois et que tu aies eu la chance de recevoir un denier d'or, il faut en déduire ce qui revient aux hommes d'affaires selon les arrangements conclus. A Emilius, on donnera le maximum légal, et pourtant nous avons, nous autres, plaidé mieux que lui. Mais aussi dans son
vestibule se dresse un char d'airain, un attelage de quatre fringants chevaux ; juché lui-même sur un fier coursier, il fait le geste de lancer de loin un javelot recourbé, et sa statue, clignant d'un œil, ne médite que combats. C'est pour ces vanités que Pedo fait banqueroute et que Matho fait faillite. Pareil dénouement attend Tongilius qui s'en va aux bains avec un énorme vase en corne de rhinocéros et les encombre de son cortège crotté, puis tout le long du Forum fait plier ses jeunes Mèdes sous les longs bras de sa litière, avec les airs d'un homme qui va acheter des esclaves, de l'argenterie, des vases myrrhins, des villas. Le tissu tyrien de sa pourpre à faire des dupes lui sert de caution. Tout cet apparat leur est utile. C'est la pourpre, ce sont les habits couleur d'améthyste qui font monter les prix d'un avocat. Il aime à mener le tapage et le train d'une fortune supérieure à celle qu'il a. Mais la prodigalité de Rome dépense sans compter! Faut-il tabler sur l'éloquence ? Actuellement personne ne donnerait à Cicéron deux cents sesterces, si à son doigt une énorme bague ne jetait ses feux. La première chose que regarde un plaideur, c'est si vous avez huit esclaves, dix clients, une litière derrière vous, des gens en toge à vos pieds. Voilà pourquoi Paulus plaidait avec une sardoine qu'il avait louée. Aussi ses plaidoieries étaient-elles plus chères que celles de Gallus
et de Basile. Rare est l'éloquence sous une mince guenille. Permettrait-on à un Basile d'exhiber une mère éplorée ? Qui supporterait le bien-dire d'un Basile ? Réfugie-toi en Gaule o« plutôt en Afrique, terre nourricière des avocats, si tu veux fixer toi-même le prix de ta parole. Tu es professeur de déclamation (1)? Faut-il que Vettius ait le cœur bronzé, quand une classe surpeuplée exécute les cruels tyrans ! Tout ce que l'élève vient de lire assis, il va le rabâcher encore debout, et répéter dans les mêmes termes la même canti-lène. C'est de ce chou cent fois resservi que meurent les malheureux maîtres. Le ton qui convient, le genre auquel la cause appartient, le point cardinal de la question, les traits que pourra peut-être décocher l'adversaire, ils veulent tous savoir tout cela — quant à le payer, personne n'y consent. « Ton salaire ? Qu'est-ce que j'ai donc appris ?» — « Oui, c'est la faute du maître, si rien ne bat sous la mamelle gauche de ce jeune lourdaud, vrai roussin d'Arcadie, qui tous les six jours me bourre ma pauvre tête de son redoutable Hannibal, quel que soit le sujet dont celui-ci délibère, — doit-il, après Cannes, marcher sur Rome ou bien, rendu prudent par les pluies et les coups de tonnerre, va-t-il faire rebrousser chemin à ses cohortes trempées par l'orage? Fixez la somme que vous voudrez et je la paie sur place : combien dois-je donner pour que son père consente à l'écouter autant de fois que je l'ai fait ? »
1. Juvénal passe maintenant au personnel enseignant. L'instruction comportait à Rome une hiérarchie à deux degrés : d'abord le grammairien, puis le rhéteur. Le grammairien prenait l'enfant très jeune encore, et sa tâche consistait à lui apprendre à parler et à écrire correctement : d'où étude de la grammaire, soit pour la morphologie, soit pour la syntaxe. Puis il lisait et commentait les poètes, et l'éducation générale s'acquérait au hasard de cette exégèse littéraire et selon que les textes paraphrasés y donnaient occasion. Plus tard l'adolescent était confié au rhéteur, dont l'ambition principale n'allait à rien de moins qu'à le mettre en état de bien parler. Il assouplissait d'abord ses facultés d'invention par des exercices écrits, puis il l'appliquait à la déclamation proprement dite, aux « controverses » et aux « suasoires ».
Voilà ce que crient à l'unisson six rhéteurs et plus encore ; et les voilà réduits à plaider pour de bon ; il n'est plus question de ravisseur, de poison versé, de mari coupable et ingrat, de drogue qui rend la vue aux vieillards aveugles.
Il prendra donc, de son propre chef, sa retraite si mes conseils sont capables de l'émouvoir, et il cherchera une autre carrière, celui qui, des pacifiques combats de la rhétorique, descend aux luttes du forum pour ne pas perdre la misérable somme dont s'achète un bon de blé au rabais : car tel est le plus riche salaire qu'il reçoit. Regarde un peu ce que gagne à instruire les enfants des riches un Chrysogonus (1) ou un Pollion et tu déchireras la Méthode de Théodore (2). Pour se bâtir des bains, on dépense six cent mille sesterces ; davantage pour un portique où le maître se fera véhiculer en cas de pluie. Voudriez-vous qu'il attendît le beau temps ou qu'il laissât éclabousser ses bêtes de boue toute fraîche ? C'est bien mieux là ; le sabot de sa mule pimpante y reste impeccable. Que d'un autre côté s'élève une salle à manger, soutenue par une longue colonnade en marbre de Numidie, qui recueille les rayons du soleil d'hiver. Si cher que lui revienne la maison, il aura aussi un maître d'hôtel habile à l'aménagement des plats et un cuisinier expert aux ragoûts. A côté de ces prodigalités, deux mille sesterces au plus suffiront à un Quintilien. Ce qui coûtera le moins cher à ce père, c'est son fils.
— « Mais alors, d'où sont venus à Quintilien tant de domaines ?» — Fais abstraction de cette destinée exceptionnelle. Quand on a la chance, on est beau, on est courageux, on est sage, noble, généreux, on adapte le croissant du sénateur au cuir noir de sa chaussure ; quand on a la chance, on est grand orateur, on lance à merveille le javelot. On a beau être enroué, on chante bien tout de même.
1. Joueur de cithare (cf. Sat. VI, 74). De même Pollion (VI, 387).
2. Théodore de Gadara, qui enseigna à Tibère, jeune homme, la rhétorique.
Toute la question est de savoir quelle étoile t'accueille quand, tout rouge encore au sortir de ta, mère, tu pousses les premiers vagissements. Si la fortune le veut, de rhéteur tu deviendras consul. Et si elle le veut encore, d'un consul sortira un rhéteur. L'exemple d'un Ventidius, d'un Tullius (1), prouve-t-il autre chose que le rôle de leur étoile et la puissance étonnante et mystérieuse du destin ? Le destin donne le trône à des esclaves, le triomphe à des captifs. Mais l'homme qui a pour lui la chance est plus rare qu'un corbeau blanc.
Combien n'ont retiré que des soucis de leur chaire infructueuse et stérile ? A preuve, la fin de Lisimaque et de Secundus
Carrinas (2). Tu as vu ce dernier dans l'indigence, ô Athènes, et tu n'as su lui procurer que la froide ciguë. O dieux, faites que la terre soit subtile et légère aux ombres de nos ancêtres ; que s'exhale de leur urne le parfum du safran, un printemps éternel, eux qui voulaient que le précepteur tînt la place d'un père respecté ! Achille déjà grand craignait encore les verges, quand il chantait dans les montagnes de sa patrie, et il n'eût pas été garçon à rire de la queue de son maître, le joueur de cithare. Mais Rufus et d'autres aussi reçoivent les bourrades de leurs élèves, Rufus qu'ils traitèrent tant de fois de Cicéron Allobroge (3).
Qui verse dans la poche de Celadus et du docte Palaemon (4) autant que le mérite leur labeur de grammairiens ? Et cependant, ce mince salaire, inférieur encore à celui du rhéteur, l'inepte surveillant de l'élève commence par prélever dessus sa part, et celui de qui on le touche garde la sienne.
1. Parti de rien, ce P. Ventidius Bossus arriva au consulat en 43 av. J.-C. (cf. Aulu-Gelle, XV, iv). Le roi Servius Tullius passait pour être né d'une esclave.
2. On ne sait au juste qui sont ces deux personnages. Un Secundus Carrinas fut exilé par Caligula pour avoir déclamé dans un gymnase contre les tyrans (Dion Cassius, LIX, 20).
3. Orbilius, qui enseigna à Rome à partir de 03 av. J.-C. et qui devait être le maître d'Horace, écrivit un livra intitulé le Souffre douleur .
4. Celadus, grammairien inconnu.
Cède, Palaemon,s ouffre ces prélèvements, comme celui qui brocante les nattes d'hiver et le cadurque (1) neigeux. Au moins tu ne perdras pas ta séance commencée au milieu de la nuit, à une heure dont ne voudrait ni l'artisan ni celui qui enseigne à effiler la laine avec un fer oblique ; et ce ne sera pas en pure perte que tu auras respiré l'odeur d'autant de lumignons que tu avais devant toi d'enfants, avec leur Horace décoloré et leur Virgile tout noir de suie. Rares sont les honoraires qui s'obtiennent sans une enquête du tribun. Vous autres, parents, vous imposez des conditions sévères. Il faut que le maître soit familier avec les règles de la langue, qu'il sache l'histoire, qu'il connaisse sur le bout du doigt tous les auteurs, qu'interrogé à brûle-pourpoint tandis qu'il s'achemine vers les thermes ou les bains de Phébus, il nomme la nourrice d'Anchise (2), qu'il dise le nom et la patrie de la belle-mère d'Anchemolus (3), combien Aceste vécut d'années, combien il donna aux Phrygiens d'outres de vin de Sicile. Exigez qu'il façonne comme avec le pouce ces caractères souples encore, ainsi qu'on sculpte un visage dans de la cire. Exigez qu'il soit aussi un père pour cette cohue d'enfants, qu'il empêche les jeux déshonnêtes, les libertés réciproques. — « Ce n'est pas chose facile que de surveiller
les gestes de tant d'enfants et leurs yeux qui clignotent vers la fin. » — « C'est votre affaire, lui répond-on ; et l'année révolue,
recevez juste autant d'or que le peuple en fait donner au cocher
victorieux. »
1 Cadurcum (sc. stragulum), couverture de lin tissée au pays des Cadurques (Aquitaine).
2. Tïsiphone, d'après une scolie.
3. Casperia, selon le commentateur Seruius. Anchemolus, un des compagnons de Turnus, est nommé dans l'Enéide X, 389.