LE SIEGE DE JÉRUSALEM
par
ARMAND BIÉCHY
1876
Depuis longtemps Jérusalem et une partie de la Judée
étaient soumises à un gouverneur romain, pendant que
le reste reconnaissait pour roi le juif Agrippa, de la
famille d'Hérode. Florus gouvernait Jérusalem; et sa
tyrannie se faisait durement sentir sur le peuple. Les
Juifs, exaspérés, se soulevèrent. Ni les conseils d'Agrippa,
ni les sollicitations de plusieurs d'entre leurs
frères ne purent les apaiser.
Les Juifs, divisés ainsi entre eux, ne purent plus
tenir contre l'armée romaine : ils se retirèrent vers Jérusalem, et le général romain Ccstius les y suivit. Tel
était le désordre qui régnait dans la place, que si les Romain» l'eussent attaquée sur-le-champ, ils s'en seraient
infailliblement rendus maîtres, ce qui eût évité les horribles calamités qu'entraîna la suite de la guerre, Cestius
demeura quatre jours dans la ville sans donner l'assaut ;
les jours suivants, il tenta en vain d'emporter la place
par escalade : les factieux se défendirent si vaillamment,
que les Romains furent contraints, à plusieurs reprises,
de se retirer avec perte. Ils essayèrent donc d'un derrnier moyen et formèrent ce qu'ils appelaient la tortue, les premiers rangs plaçaient leurs boucliers au-dessus
de leur tôle, en les appuyant en avant contre la muraille ;
ceux du second rang joignirent leurs boucliers aux boucliers
du premier rang et tout le eorps en faisant autant,
formait ainsi une espèce de voûte de fer, sous,
laquelle les soldats, à couvert des projectiles des Juifs,
purent travailler à loisir et battre en brèche les murs et
les portes du temple.
Les factieux, épouvantés à la vue de cette machine
vivante, s'enfuirent hors de la ville, et déjà le peuple
s'apprêtait à en ouvrir les portes à Cestius ; mais Dieu,
irrité contre ces méchants, ne permit pas que la guerre
finît sitôt. En effet, les Romains, mal informés de ce
lui se passait dans la place, levèrent le siège au moment
où ils avaient le plus lieu de compter sur un succès complet. Cette retraite imprévue ranima le courage des
assiégés : ils se mirent à poursuivre les Romains et les
incommodèrent extrêmement. Le chemin par où il fallait
passer était fermé de pieux à travers lesquels les
Juifs accablaient les légionnaires à coups de flèches et de
pierres, suns que ces derniers pussent se défendre,
chargés qu'ils étaient du poids de leurs armes, engagés,
dans des rangs qu'il ne pouvaient rompre et attaqués,
par des ennemis si dispos et si légers, qu'on les voyait
presque partout, en même temps. Ainsi les Romains,
outre un grand nombre de soldats, perdirent-ils plusieurs
des principaux officiers de leur armée. Cette retraite
meurtrière dura jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à Gabaon.
Ccstius y passa deux jours, ne sachant à quoi se
résoudre; mais le troisième jour il s'aperçut que les
ennemis profitaient de cette halte pour faire venir des
secours de toutes parts, et que chaque jour le nombre
en multipliait. Il se délit alors de la plus grande partie de son bagage,
fit tuer presque toutes les bêles de somme, et se remit
en route vers Bethoron. Tant qu'il y avait à traverser
dos contrées spacieuses et découvertes, les Juifs se tenaient
à l'écart ; mais aussitôt qu'ils voyaient les légions,
engagés dans des passages étroits et sur des pentes dîfficîles,
ils les chargeaient en tête pour les empêcher
d'avancer, et en queue pour les pousser dans les gorges des montagnes, où ils les accablaient à coups de flèches.
Les Romains, réduits ainsi à ne pouvoir ni fuir ni combattre, tombèrent dans le désespoir, et se laissèrent emporter
jusqu'aux pleurs et aux gémissements; tandis que
les Juifs poussaient des cris de joie en continuant de les
frapper; si la nuit ne fut enfin survenue, toute l'armée
romaine eût succombé presque sans pouvoir se défendre.
Cestius choisit alors quatre cents hommes qui consentirent à se dévouer pour le salut des légions. Ils se placèrent
aux avant-postes, et, par le bruit qu'ils firent,
donnèrent aux Juifs lieu de penser que toute l'armée était
campée derrière eux. Pendant ce temps, Cestius fil une
extrême diligence, et quand le jour fut venu, il était hors
danger.
Les factieux se jetèrent alors sur ces quatre cents et
les égorgèrent; puis ils se saisirent des machines de
guerre que les Romains avaient abandonnées pour fuir
plus vite, et près avoir dépouillé les morts, ils retournèrent
à Jérusalem, chargés de butin et poussant des
cris de victoire. Mais en même temps qu'ils rentraient
dans la ville, plusieurs principaux Juifs en sortaient,
comme on sort d'un vaisseau qu'on voit sur le point de
faire naufrage, lis se rendirent au camp de Cestius, qui
les envoya à Néron, afin qu'ils lui fissent le récit exact de tout ce qui s'était passé, et qu'ils rejetassent sur Florus la cause de la guerre. A la nouvelle de la défaite de l'armée romaine, les habitants
de Damas résolurent de massacrer les Juifs qui
habitaient leur ville. Ils prirent, pour exécuter ce projet,
le temps où ces malheureux étaient rassemblés dans le
lieu des exercices publics : ils les y surprirent sans armes,
et les tuèrent tous jusqu'au dernier :jl y en avait
dix mille.
Les factieux, fiers de leur victoire et pleins de confiance
en leurs forces, songèrent alors à se donner des
chefs; ils se partagèrent donc le commandement des différentes
provinces : Joseph, fils de Garion et Ananias,
grand pontife, furent préposés à la garde de la ville,
où, en outre, Eléazar, fils do Simon, exerçait une grande
influence, quoiqu'il n'eût pas de commandement spécial ;
Jésus, fils de Saphas, et Eléazar, fils d'Anauios, furent
nommés gouverneurs de la Péraïte; on envoya, avec des
missions semblables, Josèphe, fils de Mathias, dans la
haute et dans la basse Galilée; un autre Josèphe, fils de
Simon, à Jéricho ; les autres gouvernements furent de
même confiés à différents chefs choisis par les factieux
l«s plus ardents.
Quant à Josèphe, fils de Mathias aussitôt qu'il fut arrivé dans sa province, il
s'occupa des moyens de s'y fortifier, en se faisant aimer
des habitants, en relevant les murailles des places fortes, et en donnant des armes à tous ceux, au nombre de plus
de cent mille, qui étaient en âge et en état d'en porter, en les exerçant à manier ces armes, et surtout en leur
faisant, autant que possible, adopter cette tactique
admirable et cette discipline rigoureuse qui donnaient aux Romains la supériorité sur tous les autres peuples
du monde. Par toute la Judée on se préparait, avec une ardeur
exïrôme, à la guerre contre les Romains ; et le pays en
était plein d'agitation et de tumulte. A Jérusalem on relevait
les murailles de la ville, on rassemblait un grand
nombre de machines et presque chaque maisons était
transformée en un atelier, où l'on confectionnait des
flèches et des armes de guerre. Ce n'est pas que tout le
monde entrevit la guerre à laquelle on se préparait avec
les mêmes yeux, et dans les mêmes intentions; les uns,
c'étaient ceux qu'on nommait les zélateurs ou les factieux,
étaient tout de feu et prenaient plaisir à se repaître des
plus chimériques espérances ; les plus sages et les plus
judicieux ne prévoyaient qu'avec épouvante les suites
l'une terrible guerre, et les malheurs où l'on allait s'engager
; il y en avait d'autres enfin qui ne craignaient pas
de spéculer sur le malheur public, et de profiter de ces
rnoments de trouble pour exercer les plus odieux brigandages.
A la nouvelle des revers que ses troupes avaient essuyés en Judée, l'empereur Néron fit éclater sa colère
contre Cestius, gouverneur général de la province, non
parce qu'il avait mal administré, mais parce qu'il s'était
laissé battre par les Juifs : attribuant sa défaite non à la
valeur de ceux-ci, mais à l'incapacité de son général. Il
pensait en effet qu'il convenait à la dignité de l'empire,
et à cette suprême grandeur qui élevait l'empereur si fort
au-dessus des autres princes, de ne témoigner que par
du mépris, dans de telles circonstances, cette fermeté
qui rend l'àme supérieure aux événements. Dans ce
combat entre la crainte et la fierté, dont son âme était le
théâtre, il jeta les yeux autour de lui pour voir quel
serait l'homme auquel il confierait la conduite d'une
guerre où il s'agissait non-seulement de châtier les Juifs,
mais encore de frapper sur cette nation un coup terrible,
et d'en faire un exemple qui épouvanterait à jamais ceux
qui pourraient méditer des projets de révolte.
Il ne trouva que Vcspasien qui lui parût capable de soutenir le poids d'une si grande entreprise. Cet homme
avait vieilli dans la vie des camps : l'empire devait à sa
valeur la poix dont jouissait l'occident, un moment
ébranlé par le soulèvement des Allemands ; et l'empereur
Claude devait à ses travaux la gloire d'avoir triomphé de la résistance de la Grande-Bretagne jusqu'alors
indomptée. En considération de ses glorieux antécédents,
et aussi parce que ce grand capitaine avait des enfants qui étaient des otages de sa fidélité, outre que peut-être
Dieu permettait qu'il en arrivât ainsi pour le bien de
l'empire, Néron résolut de donner à Vespasien le commandement de ses armées de Syrie et tel était le besoin
qu'il sentait qu'il avait de lui, qu'il n'y eut point de
caresseset, de témoignages d'affections et d'estime dont
il n'accompagna ce choix, afin de l'engager davantage à
s'efforcer de réussir dans une affaire aussi importante.
Vespasien était alors près de ce prince, en Achaïe;
aussitôt qu'il eût été chargé de cette mission, il envoya
son fils Titus à Alexandrie, pour y prendre la huitième
et la dixième légion; quant à lui, il traversa l'Hellespont et se rendit par terre en Syrie; il assembla
les forces romaines et les troupes des rois alliés et les
nations voisines de cette province.
Cependant leurs victoires sur Cestius avaient inspiré
aux Juifs un orgueil excessif, qui les poussa à une entreprise funeste. Ils levèrent une armée, et marchèrent
contre Ascaion, ville située à.environ trois journées de
Jérusalem, et où les Romains n'entretenaient alors qu'une
faible garnison, composée d'une cohorte d'infanterie et
de quelque cavalerie, sous le commandement d'un officier nommé Antoine. Celui-ci eut avis de leur marche, quelque
diligence qu'ils eussent faite, il soutint courageusement
le premier choc. Bien que les Juifs surpassassent
de beaucoup les Romains en nombre, ils avaient le désavantage d'avoir affaire à des ennemis aussi savants dans
la science des combats qu'eux-mêmes y étaient ignorants
aussi bien armés qu'ils l'étaient mal, aussi bien disciplinés
qu'ils l'étaient peu, et qui, au lieu de n'agir,
comme eux, que par impétuosité et par colère, obéissaient parfaitement à leurs chefs, et eombinaient tous leurs
mouvements avec un art merveilleux, de manière à multiplier
à l'infini leur puissance, à se rendre présents partout
et à frapper de toutes parts et à l'improviste des masses
sans ordre, sans discipline et qui n'avaient d'autre
guide qu'une aveugle fureur. Antoine en vint ainsi aisément
à bout. Ses soldats dispersèrent les Juifs, les poursuivirent l'épée dans les reins, les foulèrent aux pieds de
leurs chevaux et jonchèrent la plaine de leurs cadavres.
Cette première journée avait coûté dix mille hommes aux
vaincus, les suivantes ne furent guère plus heureuses.
Ils revinrent en effet à la charge contre Ascalon, mais
Antoine leur dressa des embûches dans les montagnes,
les fit environner de tous côtés par sa cavalerie, et,
avant qu'ils n'eussent eu le temps de se mettre en bataille,
il y en avait encore huit mille de tués.
Sur ces entrefaites, Vespasien arriva en Syrie: les
habitants de Séphoris, ville du gouvernement de Josèphe,
lui envoyèrent une députalion pour lui faire savoir qu'ils
désiraient se soumettre aux Romains et recevoir une garnison
de leurs troupes. Vespasien acquiesça à leur désir
avec d'autant plus d'empressement que cette ville était
très forte et presque imprenable, il y plaça une garnison
de six mille hommes de pied et de mille chevaux, qui se
prirent à ravager les campagnes de la Galilée, et à y
mettre tout à feu et à sang. Ce fut en vain que Josèphe esséya
de reprendre cette place, pour mettre un ternue
à ce désordres; il l'avait si bien fortifiée avant de la
perdre, qu'il échoua dans toutes ses tentatives contre
elle et qu'il ne fit qu'en irriter davantage la garnison
contre ceux de son parti.
Selon l'ordre qu'il en avait reçu de son père, Titus
s'était mis à la tête de trois légions qu'il avait trouvées à
Alexandrie, et les avait dirigées vers Ptolémaïs, où campaient
le reste de l'armée romaine. Celle-ci, fortifiée par
les troupes fournies par les provinces et les rois tributaires
de l'Orient, s'élevait à environ soixante mille
hommes.
L'arrivée inopinée et la vue de l'armée romaine remplirent
d'une telle crainte les Juifs de la Galilée, que
Josèphe, qui commandait dans cette contrée, se voyant
abandonné de presque tous ses soldats, crut n'avoir plus
d'autre ressource que de se retirer à Tibériade.
Après quelques courses et quelques ravages dans le
pays, Vespasien se décida à attaquer Jotapat, qui passait
pour la plus forte place de lu Galilée, et où d'ailleurs
un fort grand nombre de Juifs s'étaient retirés.
Josèphe eut hâte de s'y jeter aussi dès qu'il connut la
résolution du général romain ; ce qui confirma ce dernier
dans sa résolution, parce qu'il savait que Josèphe jouissait
d'un grand crédit près des Juifs, et qu'il espérait que, s'il parvenait à le prendre avec la place où il s'était enfermé, cette capture exercerait une heureuse influence
sur l'issue de la guerre. Il bloqua aussitôt la ville par un corps de troupes, et en faisant approcher son armée,
la déploya toute entière à la vue des assiégés, dans l'espoir
de les frapper de terreur et de découragement : ce
qui ne lui réussit point, car les Juifs, loin de se laisser
abattre par la pensée qu'il ne leur restait plus aucune
chance de salut, y puisèrent un sombre désespoir, et la
résolution de vendre chèrement la victoire des Romains.
Vespasien fit mettre pied à terre à l'élite de sa cavalerie,
et, après que ses soldats eurent pris un peu de
repos, il disposa tous ses frondeurs, ses archers et ses
machines, pour qu'ils tirassent en même temps, et fit
donner l'assaut par trois endroits simultanément. Des
ponts, appuyés d'un côté sur la terrasse, s'abattirent de
l'autre sur la brèche, et ouvrirent aux assiégeants des
passages par où ils se précipitèrent, en poussant de grands
cris. Rien ne put résister à leur choc, et les Juifs, succombant
sous la fatigue et sous le nombre, cédaient le
terrain : déjà les premiers rangs des Romains mettaient
le pied sur la brèche, quand, par l'ordre de Josèphe,
des chaudières d'huile bouillante, disposées sur les parties
de la muraille qui étaient encore debout et qui des
deux côtés dominaient la brèche, répandirent sur les
assaillants un déluge de feu. On les vit tomber et se rouler
à terre avec des cris horribles. Mais tout aussitôt de nouveaux îlots de combattants leur succédaient, brûlant
du désir de les venger. Alors Josèphe fit semer sur les
ponts
des graines de sénevé cuites, ce qui les rendit si
glissants, que les Romains ne pouvant plus se tenir debout,
tombaient les uns sur les autres et se foulaient
aux pieds, tandis que les Juifs les perçaient impunément
de traits. Ce que voyant, Vespasien fil sonner la retraite.
C'est par ces prodiges d'héroïsme et d'opiniâtreté que la
garnison de Jotapat put, contre toute apparence, résister,
durant quarante-sept jours. Le quarante-huitième, un
transfuge vint vers Vespasien, et lui dit : « Que tant de
veilles et de combats avaient réduit les Juifs à un fort
petit nombre; que ceux qui survivaient n'étaient plus
en état de soutenir un grand effort, surtout si l'on savait choisir l'instant propice ; qu'il n'y avait pour cela qu'à les attaquer au point du jour, parce que c'était l'heure où ceux qui le pouvaient, prenaient quelque repos après tant de fatigues, et que ceux mêmes qui étaient de garde ne pouvaient résister au sommeil. ». Vespasien hésitait à se fier au témoignage de cet homme
: en effet, quelques jours auparavant un des assiégés,
qu'on avait pris, avait souffert toutes les tortures et même
le feu, plutôt que de donner quelque renseignement sur
la position des assiégés : on le crucifia, et du haut de sa
croix, il continua â se moquer, et de ses bourreaux, et
de ce que la mort a de plus terrible. Cependant, comme il n'y avait pas grand danger à suivre l'avis du transfuge, Vespasien se décida à le faire.
A l'heure indiquée, Titus, suivi de quelques troupes
d'élite, s'avança sur la brèche : ils tuèrent les soldats de
garde, se logèrent sur la muraille, et, de là, pénétrèrent
dans la ville. Mais tel était l'accablement des habitants
que, quoiqu'il fit grand jour, ils furent quelque
temps à s'apercevoir de leur malheur. Les premiers jours
du sac, les Romains ne pardonnèrent à personne : tout
fut passé au fil de l'épéc; quand ils furent las de tuer,
ils épargnèrent les femmes et les enfants, au nombre de
douze cents. Quarante mille personnes avaient péri dans
ce siège.
Josèphe s'était sauvé dans une caverne, où il trouva
quarante de ses soldats. C'était un puits fort profond qui
communiquait avec un souterrain très spacieux, mais
qu'on ne pouvait apercevoir d'en haut. Il y demeurait
tout le jour et n'en sortait que la nuit, pour observer les
gardes des ennemis, et voir s'il n'y aurait pas quelque
moyen de s'échapper. Deux jours se passèrent ainsi, le
troisième il fut découvert. Vespasien lui envoya deux messages
l'un après l'autre, pour l'engager à se rendre, et lui promettant de bien le traiter : il résista d'abord,
puis se souvint des songes qu'il avait eus, dans lesquels
Dieu iui avait fait connaître les malheurs qui arriveraient
aux Juifs, et les heureux succès qu'il réservait aux Romains; ils n'ignorait pas d'ailleurs, en sa qualité de
sacrificateur, les prophéties rapportées dans les livres
saints.
Josèphe s'empressa donc de se rendre à Nicanor, q«i
le mena vers Vespasien. Les soldats romains accoururent
et se pressèrent en foule autour de la tente du général
, pour voir le prisonnier, les uns demandant qu'on
le mît à mort, d'autres témoignant leur joie de ce qu'il
avait été pris, d'autres enfin, se souvenant de ses grandes
actions, admiraient les changements de la fortune.
Mais les chefs, et à leur tête Titus, se sentaient pris de
respect pour tant d'infortune jointe à tant de courage
et inclinaient vers l'indulgence. Vespasien ordonna qu'on
le gardât soigneusement, et annonça que son intention
était de l'envoyer à Néron; mais Josèphe ayant témoigné
le désir de pouvoir l'entretenir devant un petit
nombre de témoins sûrs et discrets, et cette faveur lui
ayant été aussi accordée, il tint ce discours au général
romain :
« Seigneur, je viens par l'ordre de Dieu, vous donner
avis d'une chose on ne peut plus importante ; si je ne
m'étais souvenu que j'étais chargé d'une grave mission
pirès de vous, je savais trop de quelle manière sont
traités par les Romains ceux qui ont l'honneur de commander aux Juifs, pour être tombé vivant entre vos
mains. Vous avez le projet de m'envoyer à l'empereur Néron. Pourquoi, puisque lui el ceux qui sont appelés
à lui succéder ont si peu de temps à vivre. C'est vous
seul et votre fils Titus que je dois regarder comme empereursparce que tous deux vous monterez sur le
trône successivement. Faites-moi donc garder, non
comme le prisonnier d'un autre, mais comme le vôtre,
seigneur.
Vespasien eut d'abord quelque peine à croire que Josèphe ne parlait pas ainsi dans le but de l'intéresser
à sa vie et de se faire bien accueillir ;mais le trouvant
véridique dans tout ce qu'il lui dit d'ailleurs, il se sentit
peu à peu mieux disposé à son égard, d'autant plus que
la Providence, qui le destinait à l'empire, le lui faisait
connaître par d'autres marques encore. Du reste, pour
mettre à l'épreuve ce don de prédiction de son prisonnier,
un des amis du futur empereur lui demanda cornment il se faisait que, si ses prédictions n'étaient pas
de vains songes, il n'eût pas prévu que Jotapal serait
pris par les Romains : Josèphe lui répondit qu'en effet, dès le commencement du siège, il avait annoncé à ses
amis que leur résistance durerait quarante-sept jours,
et que le quarante-huitième, lui-même tomberait vivant
entre les mains des Romains. Le général fit aussitôt
prendre des informations à ce sujet près des autres prisonniers,
et il se trouva que Josèphe avait dit vrai.
Les Romains prirent ensuite leurs quartiers d'hiver, après s'être d'abord emparé de Joppê et l'avoir rasé,
les habitants de cette malheureuse ville s'étaient réfuglis sur leurs vaisseaux, mais une horrible tempête les
surprit, et ils périrent sans exception.
On n'eut d'abord à Jérusalem qu'un bruit vague du
désastre de Jotapat : pas un habitant n'ayant échappa
aux coups ou aux fers des Romains, on ne pouvait avoir
de détails précis sur ce qui s'était passé au siège de cette
place. Plus tard on répandit la nouvelle que Josèphe
avait péri, et l'on en conçut une douleur si vive que
ce fut un deuil public, et qu'il n'y eut pas une famille à
Jérusalem qui n'en témoignât une profonde affliction.
Mais ce sentiment se changea en haine et en malédiction
quand on eut appris qu'il était retenu en vie et bien
traité par les Romuins.
Les officiers de l'armée de Vespasien, non plus que
lui, n'ignoraient pas l'affreuse situation de Jérusalem,
et ils pressaient leur général d'en profiter, et d'attaquer
cette place. Mais il pensait différemment, et leur répondit
qu'une attaque directe des Romains ferait cesser toutes
les divsions des Juifs, qu'il n'y aurait plus d'autre sentiment
chez eux que la haine du joug étranger, et qu'il
valait mieux les laisser se consumer dans des dissensions
intestines.
Vespasien voulut ensuite investir Jérusalem de toutes
parts : il mit donc des garnisons dans les forts de Jéricho, d'Abida et de Cérasa ; en même temps il mit
Annius, un, de ses lieutenanw, ravagea et mît à feu et à
sang toute la campagne. Sur ces entrefaites, Vespasien apprit la mort des empereurs Néron et Galba, et cette nouvelle le décida à ajourner le projet d'assiéger Jerusalem.
Tandis que le feu de la discorde civile désolait ainsi
Jérusalem, Rome souffrait des maux semblables. Vitellius,
récemment proclamé empereur par son armée, y
pénétrait à la tête de soixante-dix mille hommes, et
traitait en ville conquise la capitale du monde. Vespasien
s'indigna en apprenant ces nouvelles; mais ses soldats
en furent encore plus irrités, et se plaignirent hautement
de ce que les troupes qui étaient à Rome se plongeassent
dans les délices sans vouloir entendre parler
des fatigues et des périls de la guerre, et disposassent
à leur gré de l'empire, en le donnant à celui qui leur
promettait le plus d'argent. Eux, cependant, souffrant
tant de maux, vieillis sous les armes, étaient assez lâches
pour se laisser ravir celte autorité, quoiqu'ils eussent
pour chef un homme si digne de commander. Le sénat et
le peuple romain ne pourraient d'ailleurs manquer d'approuver
leur choix et de préférer la valeur, les talents
et les vertus austères de Vespasien et de son fis Titus, à
la débauche de Vitellius. Echauffés par ces discours et
par d'autres semblables, ils se réunirent près de la tente de leur général et le proclamèrent empereur.
Vespasien essaya d'abord de refuser cet honneur mais
une douce violence le contraignit de céder au voeu de
ses troupes.
Cette nouvelle position l'appelait à de nouveaux devoirs,
laissant donc le commandement de son armée de
la Palestine à son fils Titus, il partit pour Rome, où il
trouva toutes les voies au trône applanies par ses lieutenants
et par son frère Sabinus; Vitellius, vaincu,
avait été égorgé par le peuple.
Titus s'avança sur Jérusalem avec toute son armée,
arrivé à Acantholauna, il se porta en avant â la tête
d'environ six cents chevaux pour faire une reconnaissance
autour de la capitale; mais s'étattt aventuré un
peu trop près de la ville, il fut surpris par une furieuse sortie des assiégés et séparé du gros de son armée. Dans
au si grand danger, ce prince, ne comptant que sûr
son courage, fit volte-face, poussa son cheval à travers
les ennemis, il se fraya un passage avec son épéc, en
criant aux siens de le suivre. On vit, aors, avec la dernière
évidence, que les événements de la guerre et la
conservation des princes, dépendent de Dieu; car bien
que Titus ne fût point couvert d'armures défensives, il
ne reçut aucune blessures, quoiqu'une multitude innombrablable de flèches fussent lancées sur lui de toutes
parts, comme si quelque puissance invisible eût pris soin de les détourner de sa personne. Environné d'une nuuée
de flèches, il renversait tout ce qui se présentait devant
lui, et passait sur le ventre de ses ennemis. Les Juifs se
pressaient en foule sur ses pas, s'entreexhortaient et
s'efforçaient d'cmpécher sa retraite; mais, comme s'il
eût porté la foudre dans ses mains, de quelque côté qu'il
frappât, il faisait de larges trouées : c'est ainsi que,
sans être blessé, il rentra dans son camp, n'ayant perdu
que deux de ses compagnons.
Cependant l'imminence du danger et la grandeur de
la guerre qu'ils allaient avoir à soutenir, firent ouvrir
les yeux û ceux qui n'avaient pensé jusqu'alors qu'à
s'entre détruire. Les différents partis qui déchiraient les
entrailles de la capitale de la Judée, voyant les Romains
établir leur camp et se fortifier aux portes de Jérusalem,
songèrent à se réunir et à concerter leurs efforts.
Le premier résultat de cet accord fut une sortie vigoureuse
qu'ils firent contre la dixième légion. Les soldats
de ce corps, étaient en ce moment occupés à construire
un retranchement; ne pouvant croire que les Juifs oseraient
les attaquer et même qu'ils le pourraient s'il le
voulaient, à cause de leurs divisions intestines, la plupart
d'entre eux s'étaient débarrassés de leurs armes et
ne songeaient qu'à leurs travaux. Pris au dépourvu par
cette sortie à laquelle ils n'étaient point préparés, ils
s'enfuirent poursuivis par les Juifs, l'épée dans les reins, et abandonnèrent leur camp. Toute la légion courait le
risque d'être taillée en pièce, si Titus ne fût accouru à
son secours, ne l'eût rallié et ramené au combat. Les
Juifs, repoussés, se retirèrent après avoir laissé quelques-uns des leurs sur le champ de bataille, ils ne rentrèrent
cependant pas en ville, mais s'établirent sur une
colline où Titus ne crut pas devoir essayer de les forcer.
Il retourna donc vers son camp, et la dixième légion à
son travail. Mais la sentinelle qui veillait sur une des
tours de Jérusalem, voyant Titus s'éloigner, crut qu'il
fuyait, et donna le signal de cette fuite aux siens, ils
sortirent en grand nombre et avec une extrême impétuosité,
tels que des bêtes féroces. Les Romains ne purent
soutenir cet effort et se retirèrent vers une colline
du haut de laquelle se trouvait alors Titus. Le général
s'efforça de leur rendre le courage, et, se plaçant au
premier rang, tint tête aux Juifs, lutta contre eux, et,
après des efforts inouïs de valeur, les repoussa au bas
de la montagne. Les Romains, voyant leur général si
fort engagé, reprirent courage, et, revenant à la charge,
mirent les Juifs en fuite et les refoulèrent jusque dans
la ville.
Cependant Titus s'occupait activement des préparatifs
du siège : il fit couper tous les arbres, abattre les clôtures
des jardins, et au moyen de terrasses, aplanir tout
l'espace qui s'étendait de son camp jusqu'au sépulcre d'Hcroile. Quelques-uns d'entre les plus déterminés
parmi les Juifs résolurent de profiter de ces travaux
mêmes que l'on faisait contre eux pour dresser des
embûches aux Romains. Ils s'approchèrent donc des travailleurs,
les plus avancés de la terrasse, et feignant
d'être des habitants paisibles et persécutés, ils assurèrent
les Romains, qu'à part quelques brouillons, toute
la population soupirait après la paix, et qu'il suffirait
que, au lieu de perdre du temps à faire des terrasses,
il|s s'approchassent des portes de Jérusalem et fissent un
acte de vigueur pour que la ville toute entière se déclarôt
en leur faveur.
Ces ouvertures paraissaient suspectes à Titus; aussi
commanda-t-il à ses soldats de ne point quitter leurs
postes. Mais ceux-ci se laissant prendre à cet artifice, se
croyaient déjà maîtres de la ville, et brûlaient d'impatience
d'en venir à l'exécution. C'est pourquoi quelques-uns
de ceux qui.étaient préposés à la garde et à la direction
des travaux, ayant pris les armes, coururent vers
les portes de la ville. Les Juifs qui les avaient attirés
dans le piège, et feignaient d'avoir été chassés de la ville,
les laissèrent passer ; mais dès qu'ils les virent arrivés
près de la porte, ils les attaquèrent par derrière, en
même temps que ceux qui étaient sur les murailles et
sur les remparts les accablaient de flèches et de pierres.
Ce ne fût pas sans uue peine extrême et sans beaucoup de pertes, que ces imprudents parvinrent à se retirer du
mauvais pas duns lequel ils s'élaient engagés. Les Juifs
les poursuivirent de leurs traits et de leurs railleries,
élevant en l'air leurs boucliers pour les faire brlller au
soleil, dansant et sautant de joie. Titus accueillit ces
imprudents avec des reproches et des menaces « Quoi !leur dit-il, les Juifs savent user de stratagèmes, de
prudence, dresser des embûches, et ils réussissent,
parce qu'ils obéissent à leurs chefs et s'unissent contre
nous ; tandis que c'est vous, Romains, dont jusqu'à présent
on avait admiré la pafaite discipline et l'obéissance,
qui vous laissez surprendre, et vous faites battre,
poursuivre! Que dira mon père, lorsqu'il apprendra
cette nouvelle, lui qui durant toute sa vie passée dans
la guerre, n'a jamais rien vu de semblable? Mais ceux
qui n'ont pas craint de manquer ainsi à leur devoir
apprendront bientôt, par leur châtiment, que la victoire
même passe pour un crime parmi les Romains, lorsqu'on
ose aller au combat sans en avoir reçu l'ordre de
ses chefs. »
En entendant ces paroles, tous ceux qui avaient faillis
se crurent perdus, et se préparaient déjà à recevoir la
mort qu'ils avaient méritée, quand les officiers des légions
se présentèrent et supplièrent Titus d'avoir compassion
de ces coupables, et de pardonner leur désobéissance
à un petit nombre, en considération de l'obéissance de tous les autres, et aussi à cause de leur ardent
désir d'effacer le souvenir de leur faute par de si grands
services, qu'il ne put avoir de regret de s'être montré
indulgent! Ces prières adoucirent Titus; il fit grâce, â
condition qu'on ferait tout pour s'en montrer digne
désormais.
Il ne songea donc plus qu'à se venger des Juifs : il
pressa les travaux, et en quatre jours son esplanade
s'étendit jusqu'au pied du mur de la ville. Il en rapprocha
alors son camp; son armée était divisée en trois
corps, dont l'un, celui que commandait Titus en personne, s'établit au nord-ouest de la ville, â environ
cent-soixante toises de la muraille; le second était
campé à la même distance de la tour d'Hyppicos ; et le
troisième sur la montagne des Oliviers.
La ville de Jérusalem était enfermée de toutes parts
dans une triple muraille, excepté du côté des vallées où
il n'y avait qu'un seul retranchement, parce que cet
endroit passait pour inaccessible. Elle était assise sur
deux montagnes opposées et séparées par une vallée
pleine de maisons. Celle de ces montagnes où se trouvait
la ville haute, était beaucoup plus escarpée et plus élevée
que l'autre, c'est cet emplacement que choisit le roi
David pour y bâtir une forteresse à laquelle il donna
son nom. Titus choisit, pour attaquer la place, l'endroit qui en
était le plus faible, vers le sépulcre du grand sacrificateur Jean ; parce qu'il était le plus bas de tous, que le
premier mur n'y était pas défendu par le second, que
l'on avait négligé de fortifier de ce côté-lâ parce qu'il
correspondait à une partie de la ville qui n'était pas encore
bien peuplée, et enfin que l'on pouvait, par cet
endroit, parvenir au troisième mur sans passer par le
second.
Tandis que le général romain s'occupait de ce choix.;
Nicanor, l'un de ses amis, s'approcha de la muraille
avec Josèphe, pour exhorter les Juifs à demander la
paix; mais ils ne lui répondirent qu'en lui envoyant une
flèche qui le blessa à l'épaule. Cette conduite des factieux
envers ceux qui leur parlaient de paix, confirma Titus
dans la résolution d'en venir aux voies de rigueur. Il
permit en conséquence à ses soldats de démolir les maisons
des faubourgs, pour en employer les matériaux à
la construction de leurs terrasses. On travaillait avec
une ardeur extrême, et il n'y avait personne dans toute
l'armée qui ne mît la main â l'oeuvre; les Juifs, de leur
côté, ne négligeaient rien de tout ce qui pouvait contribuer à la sûreté de la place. Cependant le peuple de
Jérusalem commençait à respirer, tandis que les factieux
étaient exclusivement occupés au soin de leur défense,
et ne pouvaient tourner leur fureur contre lui. Simon qui avait à soutenir tout le fort de l'attaque, fit dresser
sur les remparts toutes les machines qu'on avait enlevées
autrefois â Cestius ; mais il n'en tirait qu'un fiable parti,
faute de gens qui sussent en faire usage. Il s'en servait
néanmoins aussi bien qu'il lui était possible de le faire,
lançait sur les assiégeants des pierres et des traits,
faisait des sorties et en venait aux mains avec eux.
Les Romains couvraient leurs travailleurs avec des
claies et des gabions, en plaçant devant eux des frondeurs
et des archers, et en faisant jouer leurs machines
avec un art terrible. La douzième légion se distinguait
entre toutes pour ce dernier exercice : les pierres que
lançaient ces machines étaient plus grosses que celles
de toutes les autres, et avaient une telle impulsion
qu'elles ne renversaient pas seulement ceux qui faisaient
des sorties, mais qu'elles atteignaient jusqu'au sommet
des murs dont elles allaient tuer les défenseurs.
Les Juifs combattaient d'ailleurs avec une rare ardeur
et se précipitaient à l'envi dans le péril pour plaire à
leurs chefs, et surtout à Simon, pour lequel ceux de
son parti professaient tant d'enthousiasme, qu'il n'y en
avait pas un qui ne fût prêt à se tuer sur un signe de sa
tète. Les Romains se sentaient, de leur côté, animés au
combat par le souvenir de leurs victoires précédentes,
par celui de la gloire de leurs armes à soutenir, par la
possession où ils étaient depuis longtemps de vaincre toujours, et surtout par la présence de leur jeune général.
Cet admirable chef était présent partout, ne laissait
aucune belle action sans récompense; la lâcheté eut été
presque impossible, quand on savait quel témoin on
avait de ses actions, et que, par son courage, on pouvait
se rendre digne de l'estime de celui qui, déjà
César, devait être un jour le maître de l'empire.
Les assiégés ne tenaient aucun compte de leurs souffrances,
ils ne songeaient qu'à attaquer les Romains, et
s'estimaient heureux de mourir, pourvu qu'ils en eussent
tué quelqu'un. Titus faisait peu de cas de ce genre
de courage dans les siens : il le considérait comme
l'inspiration du désespoir, et ne mettait pas moins de
soins à ménager la vie de ses soldats qu'à leur procurer
la victoire. Il répétait souvent que le vrai courage consiste
à se conduire avec sang-froid dans les périls, et à ne
jamais rien oublier de ce qui peut préserver du mal et
le faire retomber sur les ennemis. Titus attendit pendant quatre jours les propositions
de paix qu'il pensait que les Juifs lui feraient : mais se
voyant déçu dans cette espérance, il fit dresser deux
batteries à la fois contre le troisième mur, au moyen de
deux terrasses que ses soldats construisirent : l'une près
de la jonction de ce mur avec la forteresse Anlonia ,et
l'autre près du sépulcre du pontife Jean. Les juifs ne
laissaient pas que de les incommoder très fort dans ce travail, surtout au moyen de leurs machines dont ils
avaient peu à peu appris à se servir habilement. IIs
avaient construit trois cents de ces grosses arbalètes
qu'on nommait balistes, et qui lançaient des dards
énormes ; et quarante machines à lancer des pierres.
Bien qu'il ne doutât point que la place ne pouvait
quer de tomber en son pouvoir, Titus désirait surtout
en prévenir la ruine : il se décida en conséquence â
employer la voie de la raison pour convaincre les factieux
de la folie de leur résistance. Il jeta pour cet objet les
yeux sur Josèphe, qu'il jugeait plus propre que tous les
autres à les persuader, parce qu'il était de leur nation
et qu'il partait leur langue. En conséquence de cet ordre,
Josèphe fit le tour de la ville et choisit un lieu
élevé hors de la portée des traits, mais d'où les assiégés
pouvaient l'entendre. De là il les exhorta à avoir compassion
d'eux-mêmes, du peuple, du temple et de leur
patrie ; il leur représenta qu'il serait étrange qu'ils eussent
plus de dureté pour eux-mêmes que n'en avaient
les étrangers, leurs ennemis; que les Romains étaient
si religieux qu'il leur répugnait de profaner ou de détruire
le temple en y portant la guerre ; qu'à plus forte
raison eux qui avaient élé instruits dès leur enfance à le
révérer, devaient-ils s'employer de tout leur pouvoir à
le conserver, et non pas à travailler à le détruire ; que
Ieurs meilleurs remparts étaient au pouvoir de l'ennemi et qu'il ne leur en restait plus que le plus faible, derrière
lequel ils ne pouvaient se flatter de tenir tête aux
Romains; que ceux, auxquels il les engageait à se soumettre,
n'étaient pas une puissance méprisable, mais les
maîtres de la terre, des hommes â la domination desquels
n'avaient échappé que les contrées que leur excèssive chaleur ou leur climat glacé rendaient inhabitables
ou inutiles à ceux qui les conquéraient.
Josèphe promit ensuite, au nom de Titus, que ce
prince oublierait tout le passé, pourvu que les Juifs ne
persistassent pas dans leur opiniâtreté, parce qu'il désirait,
avant tout, sauver la ville, et qu'il préférait cet avantage
à la vaine satisfaction de suivre les mouvements
rfe sa colère. « Cependant, ajouta-l-il, si vous méprisez
ses offres, si, par vos refus, vous insultez cet excellent
prince, vous vous rendez indignes de tout pardon, et
nul d'entre vous ne pourra s'attendre à être épargné. »
En entendant ce discours, bien loin d'être touchés de
la démarche de Josèphe, de ses raisons, de ses promesses
et de l'intérêt que, par sa bouche, Titus témoignait
pour le salut de Jérusalem, les Juifs se mirent à l'insulter,
à se moquer de lui et à lui lancer des flèches cl des
pierres. Mais Josèphe, loin de perdre courage, voyant
bien q'il ne servait à rien de parler â ces furieux au nom de
leurs plus chers intérêts, puisqu'ils les méconnaissaient,
crut devoir leur parler de ce qui s'était passé du temps de leurs pères, espérant que des exemptes aussi vénérables
feraient quelque impression sur ces esprits en
délire.
« Misérables ! leur dit-il, avez-vous donc oublié d'où
vous est venu le secours dans tous les temps ? Est-ce
à vos propres forces que vous devez les victoires que
.vous avez remportées autrefois ? N'est-ce pas en ce Dieu
tout-puissant, qui a créé l'univers, que les Juifs ont en
tout temps trouvé leur force et leur protection? Rentrez en vous-même; considérez l'outrage que vous lui faites
en violant le respect qui lui est dû, et en faisant de son
temple une citadelle d'où vous sortez les armes à la
main, comme d'une place de guerre. J'ai honte de rappeler,
à des oreilles indignes de les entendre, tous les
bienfaits dont le Seigneur nous a comblés, les guerres
dont il nous a délivrés, au nom de son saint temple, et
ses oeuvres admirables. »
Mais au lieu d'écouter ces avis, les factieux vomissaient,
du haut des murailles, mille imprécations contre Vespasien
et contre Titus, criant qu'ils méprisaient la mort,
qu'ils la préféraient â une honteuse servitude, et qu'ils
conserveraient jusqu'au dernier soupir le désir de faire
aux Romains le plus de mal qu'ils le pourraient. Quant à
leur patrie, ils disaient que puisque Titus lui-même la
regardait comme perdue, ils auraient tort de s'en mettre
en peine ; et quant au temple, Dieu en avait un autre infniment plus grand et plus admirable, puisque le monde
entier était son temple: ce qui n'empêchait pas d'ailleurs
qu'il ne pût conserver celui qu'il s'était fait construire
et qu'il avait choisi dans Jérusalem; et qu'ayant Dieu
pour défenseur, ils se moquaient de ces menaces des
Romains.
On commença donc à élever vis-à-vis de la tour Antonia,
quatre terrasses plus grandes que les premières, et
Titus ne quittait pas les travailleurs pour les presser et
accélérer la construction de ces ouvrages qui devaient
enlever aux factieux toute espérance, s'ils étaient assez
insensés pour en nourrir encore quelqu'une. Mais ils
étaient incapables de repentir : insensibles à la douleur
comme si leurs âmes avaient été sans communication
avec leurs corps, ils étaient aussi peu touchés de leurs
propres souffrances que de celles de leurs frères: ils
déchiraient, comme des chiens, les corps morts des
hommes du peuple, et remplissaient les prisons de ceux
qui respiraient encore.
Le sacrificateur Mathias aimait vivement le peuple, et
lui élait entièrement dévoué. Ne pouvant voir, sans une
douleur et une indignation profonde, la tyrannie souslaquelle Jean de Giscala le faisait gémir, et espérant
trouver un appui contre lui en Simon, il usa de son influence
sur le peuple pour faire admettre ce chef, ne songeant
même pas à rien stipuler pour sa sûreté personnelle, et comptant sur la reconnaissance que Simon lui
devrait pour un si grand service. Il se trompa, et ne tarda
pas à s'en apercevoir; car, dès que ce factieux se vit
maître de la ville, il le rangea au nombre de ses ennemis,
et attribuant à sa simplicité le conseil qu'il lui avait
donné de lui ouvrir les portes, il le fit accuser d'avoir
des intelligences avec les Romains, et le condamna à mort
avec trois de ses fils, sans leur permettre seulement de se défendre et de se justifier. La seule grâce que ce vénérable
vieillard demandait, en souvenir de l'obligation que
lui avait Simon, c'était de mourir le premier: elle lui fut
refusée par cet homme plus féroce que les tigres. Ses enfants
furent mis à la question en sa présence; lui-même,
après avoir souffert tout ce que l'imagination féconde des
bourreaux put inventer de tortures, mêla son sang avec
celui de ses fils, à la vue des Romains auxquels les factieux
criaient par raillerie, qu'ils eussent à venir sauver
Mathias, lui qui mourait pour avoir voulu leur livrer la
ville. Pour mettre le comble à leur iniquité, les factieux
refusèrent la sépulture aux corps de ces quatre malheureuses
victimes.
Simon poursuivant ses méfait, fit mourir plusieurs
autres sacrificateurs, un grand nombre de personnages
de distinction, et mettre en prison et maltraiter la mère
de Josèphe.
Judas, l'un des officier, auxquels ce chef avait confié la garde et le commandement de la garnison d'une des
tours de la ville, indigné de tant de cruautés, et poussé
sans doute aussi par le désir de pourvoir à sa propre
sûreté, assembla ceux des soldats qui étaient sous ses
ordres, et auxquels il avait le plus de confiance, au nombre de dix, et leur tint un discours où il leur dépeignit
avec de vives couleurs tout ce que leur position avait de
critique et de désespéré : « La faim nous consume, leur
dit-il; les Romains sont déjà maîtres de presque toute la
ville : qu'est-ce qui nous empêche de leur en remettre le
tout, pour en sauver la partie que nous occupons,
et nous sauver nous-mêmes: ils gardent inviolablement la foi
jurée; tandis que Simon n'est pas seulement ingrat et cruel, mais il est le plus perfide des
hommes. »
Simon eut avis de ce qui se passait: il accourut, fit tuer
Judas et ses complices à la vue des Romains, et jeter
leurs cadavres du haut des murailles.
Josèphe ne cessait pas d'exhorter ses compatriotes à
éviter leur ruine, en rendant une place qu'il leur était
désormais impossible de défendre. Un jour que, longeant
la muraille dans ce but, il s'était trop approché des
postes des assiégés, il fut blessé à la tête d'un coup de
pierre, qui le fit tomber et lui fil perdre connaissance.
Des deux parts on accourut. Les Juifs pour le prendre,
les Romains pour les en empêcher et pour le secourir. Mais, tandis qu'on en était aux mains, on emporta
Josèphe et on le ramena au camp, encore évanoui.
Croyant qu'il était mort, les factieux poussèrent des cris
de joie, et s'empressèrent d'en répandre aussitôt le bruit
dans la ville, ce qui jeta la consternation parmi la partie
paisible de la. population, parce que c'était en son intercession
que mettaient toute leur espérance ceux qui
méditaient de sortir de la place. Sa mère, que les factieux
avaient jetée en.prison, et qu'ils y tourmentaient,
fut plongée dans la désolation en apprenant cette fatale
nouvelle; mais ses pleurs cessèrent bientôt de couler,
car Josèphe ne tarda pas à paraître au pied de la
muraille, menaçant les factieux et encourageant les habitants
à rester fidèles aux Romains. Autant cette réapparition
fut agréable à ceux-ci, autant les premiers en
témoignèrent de déplaisir.
Les infortunés habitants de Jérusalem, en proie à la
famine et aux fureurs des factieux, saisissaient avidement
toutes les occasions, et s'ingéniaient à trouver des
moyens de passer aux Romains : les uns se jetaient du
haut des murailles, les autres feignaient de chercher des pierres, sous prétexte de s'en servir contre les assiégeants,
et se sauvaient dans leur camp. Mais la plupart
d'entre eux, en fuyant un mal, tombaient dans un autre
souvent plus grand encore : les uns, pressés par une
horrible faim, ne prenaient pas avec assez de précaution les aliments qu'ils trouvaient chez les Romains: leurs
organes, épuisés par une longue abstinence ne pouvaient
les digérer, et ils périssaient dans de cruelles douleurs ;
ceux là seuls pouvaient éviter ces accidents qui ne mangeaaient que peu à la fois, et qui habituaient, petit à petit
leurs organes à fonctionner de nouveau. D'autres dangers
les attendaient dans ce cas. Nous avons vu que,
avant de se sauver, les Juifs riches avalaient de l'or : car
il y en avait une telle quantité dans la ville au moment
où le siège commença, que la valeur en baissa subitement
de moitié. Ceux qui s'étaient sauvés ainsi, et qui
survivaient à cette crise que provoquaient les premiers
aliments qu'ils prenaient après une longue abstinence,
retiraient ensuite de leur matières excrémentielles l'or
qu'ils avaient avalé. Il arriva que des Syriens en surprirent
quelques-uns dans cette triste opération ; et le bruit
courut aussitôt dans le camp que les transfuges arrivaient
le corps rempli d'or. Les Syriens et les Arabes se
saisirent de plusieurs de ces malheureux, et leur fendirent
le ventre pour leur fouiller les entrailles, et y chercher
de l'or, quelque grandes qu'aient été les cruautés
et les abominations qui vers cette époque fondirent sur
cette infortunée nation, certes nulle d'elles ne fut comparable
à celle-ci, car, dans une seule nuit, deux mille
Juifs périrent de cette sorte.
Titus en fut informé, et il en conçut une telle horreur quil résolut de faire environner par sa cavalerie tout
ceux qui n'avaient pas craint, poussés par la soif maudite
des richesses, de se rendre coupables d'une telle atrocité :,ce qui seul l'arrêta dans l'exécution de ce juste châtiment
ce fût qu'il se trouva que le nombre des coupables surpassait
de beaucoup celui des morts. Il assembla néanmoins
les chefs des troupes auxiliaires et môme ceux des
légions, car plusieurs soldats romains avaient pris part
à ce crime. Comment peut-il se faire, leur dit-il, qu'il se soit
trouvé parmi vos soldats des hommes qui, plus cruels
que des bêtes sauvages, n'aient pas reculé d'horreur
devant une telle abomination, et qui, dans l'espérance
d'un gain incertain, aient commis un crime si détestable?
Quelle exécrable manière de s'enrichir ! Quoi !les.Arabes
et les Syriens, dans une guerre qui ne les concerne pas,
oseront commettre de telles actions d'inhumanité, et feront rejaillir sur le nom romain l'infamie qu'ils ont
méritée! »
Ne pouvant se résoudre à faire mourir un si grand
nombre de ses soldats, il se contenta de flétrir énergiquement leur crime ; il déclara en outre que si l'un deux
étaient assez méchant pour oser désormais quelque chose
de semblable, il lui en coûterait la vie; il recommanda
en même temps à ses ofilciers de veiller exactement pour
que de pareils faits ne se renouvelassent pas. Mas la crainte du châtiment est bien faible contre la soif lie l'or, on eût dit que Dieu, qui avait condamné ce misérable
peuple à périr, avait tout disposé pour que même les
mesures qui pouvaient ou devaient contribuer à son salut,
tournassent à sa perte. L'ordre donné par Titus empêcha,
à la vérité, que ce crime ne se commit publiquement,
mais il ne put empêcher qu'il ne se commît en secret.
Ces barbares, après s'être bien assurés qu'ils n'étaient
pas aperçus des Romains, allaient au-devant de ceux qui
fuyaient de la ville, et, les attirant à l'écart, leur ouvraient
le ventre pour y chercher de l'or, et satisfaire, par cette
horrible voie, leur ardente soif des richesse ; mais le plus
souvent ils commettaient leur crime sans fruit: ils ne
trouvaient rien, et leurs victimes périssaient en trompant
leurs abominables espérances. Ce nouveau genre de
misère, qui venait s'ajouter à tous ceux qui accablaient
l'infortunée nation juive, empêcha un grand nombre d'assiégés
de sortir de la ville pour se rendre aux Romains.
Les pillages des factieux avaient épuisé les dernières
ressources des habitants: il vint un jour où cette ressource
leur manqua ; ne trouvant plus rien dont ils pussent
dépouiller leurs concitoyens, ils passerent sans scrupule du vol ordinaire au sacrilège. Poussant l'impiété
au-delà de tout ce qu'on avait vu jusqu'alors, ils ne craignaient
pas de s'emparer des dons offerts à Dieu dans le
temple, et de ce qui était destiné à la célébration du service divin, des coupes, des plats, des tables et même
des vases d'or qu'Auguste et l'impératrice, sa femme,
avaient offerts : car les empereurs romains avaient, en
plusieurs circonstances, fait voir qu'ils révéraient ce temple,
et qu'ils se plaisaient à l'enrichir de leurs présents.
On vit donc un Juif, Jean de Giscala, arracher de ce lieu
saint ces marques de respect que lui avaient rendus des
étrangers, et dire à ceux qui osaient se faire ses complices
dans cet acte de suprême impiété, qu'ils ne devaient
point se faire de scrupule d'user des choses consacrées
à Dieu, puisque c'était pour Dieu qu'ils combattaient. Il
n'hésita pas davantage à prendre et à partager avec ses
compagnons le vin et l'huile destinés par les prêtres à
la célébration des sacrifices, et dont on avait amassé une
certaine quantité dans les bâtiments intérieurs du temple.
J'ose le dire dans ma profonde douleur : si les Romains
n'eussent pas été envoyés de Dieu pour punir par
les armes de tels coupables, la terre, je crois, se serait ouverte pour dévorer cette malheurese ville, ou un déluge
l'eût englouti, ou le fen du ciel l'eût consumée, comme
Sodome et.Gomorrhe; car les abominations qui s'y commettaient, et qui en ont enfin amené la ruine, surpassaient
celles qui contraignirent autrefois Dieu à faire éclater sa colère de ces trois manières. J'essaierais en vain,
de rapporter tous les maux qui accablèrent Jérusalem, pendant ce siège, on en pourra cependant juger par ce
qui suit : un officier juif, nommé Manée, qui s'était retiré
chez les Romains, affirma à Titus que, du 14 avril
au 1er juillet, on avait emporté cent quinze mille huit cent
quatre-vingt quinze morts par la porte où il commandait
et pourtant il n'avait compté, non pas tous ceux qui passaient, mais seulement ceux dont il était obligé d'en savoir le nombre, à cause d'une distribution journalière
dont il était chargé : c'étaient ceux que les factieux
avaient fait ensevelir ; quant aux autres, leurs parents
prenaient soin de leur sépulture; c'est-à-dlre de
les porter hors des murs; car c'était toute celle qu'on pouvait
leur accorder. Les récits des autres transfuges n'étaient
pas moins effrayants : ils assuraient que le nombre
de ceux que les factieux avaient fait emporter, s'élevait pas à moins de de six cent mille, qu'il y avait de même
un nombre énorme de gens que leurs parents s'étaient
chargés d'ensevelir; et que, dans les derniers temps, le
nombre des morts était devenu tellement grand, qu'on
avait été réduit, pour toute sépulture, à les accumuler
dans de grandes maisons, dont on fermait ensuite la porte.
Le boisseau de blé valait un talent (6,172 fr.); depuis
la construction du mur de circonvallation, les pauvres ne
pouvant plus chercher d'herbes hors de la ville, étaient
réduits à une telle misère qu'ils allaient jusque dans les
égoùts chercher de vieille fiente de boeuf pour s'en nourrrir et que la faim les poussait à se repaître d'aliments
dont la vue seule soulevait le coeur. Ces récits touchaient
de compassion les Romains ; mais les factieux en
voyaient la réalité, sans se repentir d'en être la cause,
parce que Dieu les aveuglait au point qu'ils n'apercevaient plus même le précipice dans lequel ils allaient
tomber avec cette ville infortunée.
La fureur des factieux croissait avec les maux dont leur
patrie était accablée : c'est que, malgré leurs pillages,
ils n'en souffraient pas moins de cette misère générale,
qui avait déjà dévoré une grande partie du peuple, et
qui réduisait â la dernière extrémité ce qui en restait.
Leurs marches dans la ville et leurs sorties étaient même
retardées par les monceaux de cadavres qui encombraient
les rues, aussi haut et aussi nombreux que
quelque grande bataille eût été donnée dans l'enceinte
de la ville. Mais, dans l'endurcissement de leur coeur, ils
ne se sentaient point émus de cet affreux spectacle; ils
oubliaient même que bientôt eux-mêmes seraient appelés
à augmenter le nombre de ceux qu'ils foulaient ainsi aux
pieds avec autant d'inhumanité. Ils venaient, dans une
guerre civile, de souiller leurs mains dans le sang de
leurs frères, et maintenant ils ne pensaient qu'à faire la
guerre aux Romains.
---tour Antonia, maquette du musée d'Israël.
Jean de Glscala, à la garde duquel était confiée la forteresse Antonio, pour empêcher les Romains de faire
brèche, ne perdit pas de temps à se fortifier et à tenter
toutes les voies avant que des béliers ne fussent en batterie.
Il fit une sortie le premier juillet pour mettre le
feu aux terrasses; mais il fut repoussé faute d'ensemble
dans les mouvements de l'attaque : au lieu de donner
tout à la fois et avec cette audace et cette résolution que
les Romains avaient déjà admirés en eux, les Juifs ne sortirent que par petites trouncs et avec crainte. Ils trouvèrent, au contraire, les assiégeants mieux préparés que
jamais à les recevoir ; ils étaient si pressés les uns contre les autres, ils s'étaient si bien couverts de leurs boucliers
qui transformaient leur premier rang en un mur
de fer, qu'il fut impossible aux Juifs de pénétrer jusqu'aux
terrasses et d'y mettre le feu. Les Romains étaient
d'uilleurs décidés à se laisser tuer sur place plutôt que
avait été vaincu par la témérité et la surprise, l'expérience
par la multitude indisciplinée, et des Romains
par les Juifs ; ils savaient en outre que, s'il laissaient
brûler leurs travaux, il n'y aurait plus pour eux de moyen
de réparer cette perte. Les assiégés rentrèrent donc dans
leur ville, blessés, vaincus, découragés et s'accusanl les
uns les autres de lâcheté. Les Romains profitèrent de cet
instant pour faire avancer les béliers, les mettre en batterie
et attaquer la tour Antonia. Les Juifs avaient une
entière confiance dans la solidité de cette forteresse;
cependant, ne voulant rien négliger pour en éloigner les
machines, ils employèrent à cet effet le fer et le feu. Mais,
d'autre part, les Romoins puisaient, dans cette résistance
même, des motifs de persister dans leurs moyens d'attaque
parce qu'ils croyaient que l'ardeur des Juifs tenaient
à ce qu'ils se défiaient de leurs murailles. Ils ne tardèrent
pas à perdre cette illusion ; quelle que fût la violence,
des béliers, ils ne produisaitent aucun effet : ils résolurent donc d'employer la sape; et, se couvrant de leurs
boucliers en forme de tortue pour se préserver des projectiles
des assiégés, ils travaillèrent avec tant d'opiniâtreté,
en se servant des leviers et de leurs mains, qu'ils
ébranlèrent quatre des pierres des fondements de la
tour. La nuit obligea les uns et les autres à prendre un
peu de repos; mais pendant ce temps, survint un acciclent
imprévu qui amena de grands changements dans
le projet des uns et des autres : la partie du mur sous laquelle
passait la mine au moyen de laquelle Jean avait
ruiné les premières terrasses, se trouvant affaiblie dans les fondements par le passagede la mine, s'ébranla sous
les secousses du bélier et s'écroula vers le milieu de la
nuit. A celte vue, les Romains firent éclater leur joie ;
mais ils ne tardèrent pas à changer de sentiment lorsque
le jour fut venu et qu'ils s'aperçurent que les Juifs, prévoyant
cette chute, avaient construit d'avance un second
mur derrière celui qu'ils voyaient menacer de s'écrouler,
lis espéraient néanmoins que ce second mur, fraichement
construit, et rendu d'ailleurs accessible par les
ruines du premier, ne pouvait résister longtemps. Cependant
telle était l'opinion que la guerre leur avait
donné desJuifs, qu'aucun d'eux n'osait se présenter pour
monter le premier à l'assaut, convaincus qu'ils étaient
tous, qu'aucun soldat des premiers rangs n'en reviendrait.
Titus, pressentant ces dispositions, assembla ceux d'entre eux qui étaient connus pour les plus braves, et
leur adressa une allocution vive et éloquente pour ranimer
leur courage ébranlé par ces luttes si longues, si
sanglantes et de si peu de résultat.
Quelque encourageantes que fussent ces paroles, les
Romains s'étaient fait une telle idée de la grandeur du
péril, qu'aucun d'eux n'osa se présenter pour monter à
l'assaut. Mais un Syréen, nommé Sabinus, s'offrit pour
celte action héroïque : son aspect n'était rien moins que
guerrier; il était maigre, basané, de petite taille et de
faibje complexion ; cependant, sous cette humble apparence,
brillait une âme noble et généreuse. Il s'approcha
de Titus.
" Je m'offre avec joie, grand prince, dit-il, pour monter
le premier à l'assaut et pour exécuter vos ordres ;
puisse votre fortune seconder ma résolution. Mais lors
même que je ne réussirais pas tout-à-fait et que je mourrais
avant d'avoir atteint le haut de la brèche, je n'en
aurais pas moins atteint mon but, puisque je ne me
propose que la gloire et le bonbeur de consacrer ma vie
â votre service."
A ces mots, il saisit son bouclier de la main gauche,
s'en couvrit la tête; et, tenant son épée à la main droite,
il monta à l'assaut, suivi de onze autres qui voulurent
imiter son exemple. Il s'avança néanmoins beaucoup plus
qu eux, avec um audace surhumaine, à travers une grêle de flèches que lui lançaient les ennemis, et de grosses
pierres qu'ils faisaient rouler sur lui; et dont plusieures
renversèrent quelques-uns de ceux qui essayaient de le
suivre. Mais rien ne pouvait ni l'étonner, ni ralentir ses
pas : il marchait toujours et parviut jusqu'au sommet du
mur, les Juifs, ne pouvant croire qu'il fût seul, et s'imaginant
qu'il était suivi d'un corps de troupes nombreux,
effrayés d'ailleurs d'une valeur si prodigieuse,
abandonnèrent la brèche. Malheureusement, par un de
ces revers contre lesquels la divine Providence se plaît
par fois à faire échouer les oeuvres les plus grandes et
lui semblent le mieux assurées du succès, Sabinus, après
avoir si glorieusement commencé son entreprise, rencontra
une pierre qui le fit tomber, Au bruit de sa chute,
quelques ennemis se retournèrent, ils virent qu'il était
seul et renversé par terre : ils l'entourèrent alors et se
mirent à lui lancer des traits, et à le frapper; mais lui,
sans que son grand courage fût en rien abattu, à genoux, toujours couvert de son bouclier et son épée à la
main, se défendit si vigoureusement qu'il blessa plusieurs
de ceux qui avaient osé approcher de lui ; enfin,
accablé de coups, perdant tout son sang par ses blessures,
il s'affaiblit peu à peu jusqu'à ce qu'il ne put plus
tenir son épée : les Juifs se ruèrent alors sur lui et l'achevèrent.
De onze soldats qui l'avaient suivi, trois parvinrent presque ou bout de In broche, où ils périrent sous une
grêle de pierres; quant aux huit autres, Ils furent rapportés
blessés dans le camp.
Deux jours après, c'est-à-dire le 8 juillet, vingt des
soklats qui gardaient les terrasses, une enseigne de la
cinquième légion et deux cavaliers se réunirent, prirent une trompette, et, vers la neuvième heure de la nuit,
montèrent en silence par la brèche du mur jusqu'à la
forteresse Antonia. Ils trouvèrent les soldats du corps
de garde endormis, les égorgèrent, et, se voyant ainsi
maître du mur, sonnèrent de la trompette. A ce bruit,
les autres corps de garde croyant avoir affaire à un
grand nombre d'assaillants, s'enfuirent épouvantés. Dès
que Titus eut avis de cet événement, il se fit suivre de
quelques de ses gardes, et monta sur la brêche, tandis
que les Juifs, pris à l'improvistc et tout déconcertés, se
sauvaient les uns dans le temple, les autres par la mine
que Jean de Giscala avait fait creuser pour ruiner les
plates-formes. Mais ce dernier, ainsi que Simon, comprenant
qu'ils étaient perdus si le temple tombait entre
les mains des Romains, se réunirent avec leurs plus braves
soldats et firent des efforts incroyables pour repousser les Romains. La lutte fut acharnée et la mêlée sanglante
: serrés les uns contre les autres, les combattants
ne pouvaient faire usage de leurs armes de jet; mais
confondant leurs rangs, sans pouvoir se reconnaître par leur langage au milieu du bruit et des cris qui s'élevaient
de toutes parts, ils se battaient à coups d'épée;
et, comme on ne pouvait combattre qu'en foulant aux
pieds les morts et les blessés, et qu'il n'y avait de place
ni pour fuir, ni pour poursuivre, l'on avançait et l'on ne
reculait qu'autant que l'on contrégnait les adversaires de céder
ou que I'on y était contraint par eux. C'était un
flux et un reflux perpétuel d'hommes réduits à tuer ou â être tués; parce que ceux qui suivaient les premiers
rangs les pressaient si fort qu'il ne restait entre eux aucun
intervalle. Le combat se maintint ainsi avec la même
ardeur, durant dix heures de suite, jusqu'à ce qu'enfin
la fureur opiniâtre et le désespoir des Juifs l'emportassent
sur la valeur et sur la discipline romaine. Titus
se retira, se contentant, pour ce jour, de s'être rendu
maître de la forteresse Antonia.
Un capitaine romain, nommé Julien, de Bithynie,
homme d'une valeur, d'une adresse et d'une force de
corps extraordinaire, donna, au moment de cette retraite,
une preuve de ce que peut le courage et de l'ascendant
qu'il exerce sur les hommes. Il s'élança au devant
des ennemi» et milieu d'eux avec une telle impétuosité
qu'il les fit reculer jusqu'au temple. Tous fuyaient
devant lui, croyant avoir affaire à un être surnaturel;
cependant il ne se contentait pas de les écarter de son
épée, mais il tuait tous ceux qu'il pouvait joindre. Les Juifs étaient frappés de terreur, et Titus et les Romains
d'étonnement et d'admiration. Mais il trouva sa perte
dans le même accident que Sabinus : il tomba, et les
Juifs, témoins de sa chute, l'environnèrent dee toutes
parts pour le tuer, tandis que les Romains, retirés dans
la forteresse Antonia, poussaient de grands cris. il s'efiforça,
à différentes reprises, de se lever, mais les Juifs
l'en empêchèrent ; néanmoins, et bien qu'il fût étendu
par terre, il en blessa plusieurs de son épée, et se défendit
longtemps en se couvrant la tête de son bouclier.
Enfin, épuisé par la perte de son sang, il fut tué sans
qu'aucun des siens fût assez osé pour aller le secourir.
Titus ne put voir, sans une douleur profonde, mourir
ainsi devant ses yeux et en présence de son armée, sans
qu'il fûl possible de le secourir, un homme d'une valeur
aussi héroïque. Les Juifs eux-mêmes admirèrent l'action
de Julien, et emportèrent son corps avec honneur.
Puis, après avoir encore une fois repoussé les Romains,
ils les renfermèrent dans la forteresse Antonia.
Les Romains y ouvrirent une large brêche, afin d'en
rendre l'abord plus facile. Cependant le peuple avait été
excessivement affligé de n'avoir pas, le 17 juillet, célébré
la fête qui porte le nom de Endéléchisme, c'est-à-dire
du brisement des tables ; Titus le sut, et il crut
devoir en prendre occasion pour envoyer un nouveau
message aux factieux. Il commanda donc à Josèphe d'aller vers Jean de Giscala, et, dans le cas où il persisterait dans sa folle résolution de résister, de lui proposer
de sortir avec un tel nombre de gens que bon lui
semblerait, et d'en venir à un combat décisif; qu'il devait
être las de profaner le lieu saint et d'offenser Dieu
par tant de sacrilèges ; qu'en attendant, il l'autorisait à
choisir tous ceux de sa nation qu'il voudrait pour reconmencer
d'offrir à Dieu les sacrifices interrompus.
Pour se conformer à cet ordre, Josèphe monta sur un
lieu élevé, d'où il désirait n'être pas entendu seulement
de Jean, mais encore de tous les siens, et leur exposa
l'objet de sa mission. Il n'oublia rien pour les conjurer
d'avoir pitié de leur patrie, d'éviter l'horrible catastrophe
de la ruine du temple que le feu menaçait déjà, et
de penser à rendre de nouveau à Dieu les adorations
qui lui sont dues. Son discours émut le peuple; mais,
personne n'osa ouvrir la bouche pour témoigner sa
sympathie ; quant à Jean de Giscala, il n'y répondit que par
des injures et des malédietions.
Les larmes et les sanglots étouffèrent la voix de Josèphe
: les Romains eurent compassion de sa douleur et
admirèrent son dévouement à la patrie ; mais Jean de
Giscala et les siens n'en furent que plus irrités et plus
désireux de le prendre. Cependant les habitants de
Jérusalem furent vivement touchés de son discours ;
plusieurs d'entre les plus distingués se retirèrent vers les Romains, et il y en aurait eu davantage encore, si,
les corps de garde des factieux ne les en eussent empêchés.
Titus les reçut parfaitement ; et, craignant qu'ils
ne se fissent scrupule de vivre avec des étrangers et
d'une manière différente de celle que prescrivait leur
loi, il leur promit de se retirer à Gophna, et leur promit
même de leur donner des terres aussitôt que la guerre
serait terminée. Ils obéirent avec joie, et furent enchantés
de cet accueil si gracieux. Mais les factieux, auxquels
ce départ déplaisait, firent courir le bruit que les Romains
les avaient fait mourir; et cet artifice empêcha
quelques temps que d'autres s'enfuissent. Aussitôt que
Titus en eut avis, il fit revenir de Gophna les Juifs qu'il
y avait envoyés, et leur fit faire le tour des positions
que les factieux occupaient encore, afin que le peuple
pût les voir, et s'assurer du bon accueil qu'ils avaient
reçu. Il en résulta qu'un grand nombre d'habitants se
retirèrent chez les Romains, et que ceux qui ne purent
le faire conjurèrent les factieux avec des larmes et des
gémissements de sauver la patrie et de sortir du temple
pour empocher les assiégeants d'y mettre le feu, bien
qu'ils eussent promis do ne le faire que dans le cas où
on les y obligerait.
Mais ces scélérats ne leur répondirent que par des
injures; et, plus furieux que jamais, choisirent, pour y
placer les machines avec lesquelles ils lançaient des pierres et des flèches, le dessus même du temple, qn'ils
transformaient ainsi en une place forte.
La faim les tourmentait de jour en jour davantage,
parce que leurs vols produisaient de moins en moins. Le
désespoir leur suggéra une résolution extrême : ce fut
d'attaquer les Romains, et en particulier le camp que
ceux-ci avaient établi sur la montagne des Oliviers. Ils
espéraient le surprendre, parce qu'ils avalent choisi, pour
faire leur sortie, l'heure où les Romains se reposaient.
Mais ils furenl déçus dans leur attente ; car les assiégeants
les virent venir, et eurent le temps de se préparer
à les recevoir. Les Juifs n'en persistèrent pas moins
dans leur attaque ; la lutte fut vivement engagée et vaillamment
soutenue de part et d'autres. Il se fit des actions
merveilleuses de courage : les Romains avaient pour eux,
comme dans tous les combats de cette guerre, l'avantage
que donnent la discipline, l'habitude el la science de
la guerre; et les Juifs une impétuosité sans égale et le
mépris le plus profond du danger et de la mort. La haine animait les uns et l'impérieuse nécessité les autres :
les Romains se seraient crus déshonorés s'ils avaient laissé
les juifs rentrer dans leur ville sans avoir expié leur audace
de les avoir attaqués jusque dans leur camp, et les Juifs
ne voyaient de salut pour eux qu'en les y forçant : mais,
malgré toute leur valeur, ils échouèrent et furent repoussés.
Tandis que les Romains les poursuivaient, un chevalier, nommé Lédanius, fit une action presque incroyable. Il s'était élancé à leur poursuite, et avait poussé son
cheval à toute bride à travers la vallée ; les ayant rejoints,
avec une force et une adresse extraordinaires, il enleva
en passant un jeune Juif fort robuste et fort bien armé
qui fuyait comme les autres, le prit par le pied, et le porta
à Titus comme un présent qu'il lui offrait. Ce prince admira
et loua fort l'action du chevalier ; mais il fit exécuter
le prisonnier, comme on faisait de tous les Juifs qu'on prenait les armes à la main.
Les Romains reprirent ensuite avec une nouvelle ardeur
le travail de la construction des terrasses, afin de
pouvoir se rendre maîtres du temple ; cependant, renonçant
à l'espoir d'empêcher ces travaux affaiblis par
les pertes qu'ils avaient faites dans tant de combats,
voyant d'ailleurs que la guerre devenait de plus en plus
ardente et acharnée, et le péril dont le temple était menacé,
imminent, les assiégés résolurent de ruiner eux-mêmes une partie de cet édifice, pour en sauver et en
pouvoir mieux défendre le reste, de même qu'on sacrifie un membre malade pour préserver le corps entier. Ils
mirent donc le feu à la partie de la galerie qui faisait
communiquer ce temple avec la forteresse Antonia, et en
abattirent ensuite vingt coudées de ce que le feu avait
épargné : ils furent ainsi les premiers qui ruinèrent et
détruisirent ces superbes ouvrages.
Deux jours après, c'est à dire le vingt-quatre juillet,
le feu fut mis une seconde fois, mais par les Romains, à
cette même galerie. Lorsqu'il en eut consumé à peu près
quatorze coudées, les Juifs en abatirent le comble, pour
achever de ruiner tout ce qui mettait en communication
avec le temple, l'emplacement où était autrefois la forteresse
Antonia. Bien loin de songer, comme ils auraient
pu le faire, à éteindre le feu, ils le regardaient d'un oeil
impassible poursuivre ses ravages, pour le faire servir à
leurs desseins, et n'en continuaient pas moins leurs escarmouches
contre les avant-postes des Romains.
Les défenseurs du temple faisaient des efforts inouïs
pour résister à ceux qui les attaquaient du haut des platesformes
: ils résolurent d'unir la ruse à la force. Le
vingt-sept juillet, ils remplirent de bois, de soufre et de
bitume l'espace du portique, du côté de l'occident, entre
les poutres et le comble; puis ils se firent attaquer, et
feignirent de fuir pour attirer les Romains à leur suite.
Les plus téméraires d'entre ceux-ci les suivirent en effet
et prirent des échelles pour escalader ce portioue; mais ceux qui avaient quelque prudence se défièrent de cet
empressement que les Juifs avaient mis à fuir n'imitèrent pas leurs camarades, Aussitôt que ceux-ci furent
parvenus au haut du portique, les assiégés mirent le feu
aux matières inflammables qu'ils avaient préparées : soudain
on vit s'élever une grande flamme qui jeta l'épouvante dans l'âme de ceux des Romains qui n'étalent que
spectateurs; et le trouble et le désespoir dans l'âme des
malheureux qui se virent tout à coup environnés de feu
et de fumée. Les uns se jetaient du haut en bas du portique,
du côté des leurs; les autres se précipitaient du
côté des ennemis; mais ils se brisaient les membres
en touchant le sol ; quelques-uns, pour éviter d'être
brûlés vifs, se perçaient de leur épée. Bien qu'il fût
irrité contre ceux qui périssaient ainsi pour avoir entrepris
une attaque sans en avoir reçu l'ordre, Titus
ne put se défendre d'une compassion extrême pour
leur sort. La vive douleur qu'il manifesta rendi
sans doute la mort moins cruelle pour ceux qui, par
amour pour lui et pour sa gloire, avaient avec joie exposé
leur vie et périssaient maintenant si misérablement.
Ils purent le voir se porter en avant, jeter de grands cris,
conjurer leurs compagnons de les secourir, et leur donner
toutes les preuves qu'il put de sa sympathie et de sa
douleur : ces témoignages, de la part d'un si grand
p rince, tinrent lieu.à ces infortunés de la plus honorable de toutes les sépultures. Quelques-uns d'entre eux purent
gagner la partie la plus spacieuse de la galerie, ou ,
ils se trouvèrent à l'abri de la violence du feu, mais non
des flèches des Juifs, qui les tuèrent tous l'un après l'autre, sans qu'un seul pût se sauver. Mais tous moururent
avec courage et sans honteuses faiblesses; au contraire
jeune Romain nommé Longus, se distingua
particulièrement. Il lutta d'abord avec un courage
héroïque contre les Juifs; ceux-ci, pleins d'admiration
pour ce jeune homme, et voyant d'ailleurs qu'ils ne pouvaient
le tuer, l'exhortèrent à descendre du portique,
lui promettant de l'épargner, Cependant son frère, qui
était à côté de lui, le conjurait de ne pas ternir sa reputation et la gloire du nom romain en paraissant craindre
de mourir. Il le crut, et, levant son épée au-dessus de sa
lête, assez haut pour qu'elle fût vue des deux partis, il
la plongea dans la poitrine. Un autre d'entre eux se
sauva par adresse. Ayant, aperçu un de ses compagnons,
il l'appela et lui promit de le faire son héritier s'il le recevait entre ses bras, au moment où il se jetterait du
haut du portique : celui-ci accepta la proposition, mais
pour son malheur : car, accablé sons le poids de son compagnon,
il mourut sur l'heure même, tandis que le premier
se sauva.
La perte de tant de braves gens affligea les Romains,
rnais leur apprit aussi à mieux se tenir en garde contre les embûches que les Juifs leur tendaient, et où ils s'engageaient
témérairement. Le portique fut dévoré presque
en entier par les flammes, et, le lendemain, les Romains
mirent encore le feu au portique du nord, et le brûlèrent
jusqu'à l'angle oriental du côté de la vallée du Cédron.
Tandis que ces tragiques événements se passaient â
l'entour du temple, la famine faisait d'horribles ravages.dans la ville, et en moissonnait cruellement la malheureuse population. Qui pourrait en dépeindre et en faire
connaître toutes les misères? Sur le moindre soupçon
qu'il restait quelque chose à manger dans une maison,
on lui déclarait la guerre. Les meilleurs amis devenaient
ennemis, pour tâcher de soutenir leur vie avec ce qu'ils
pouvaient se ravir l'un à l'autre. On n'ajoutait pas même
foi au témoignage des mourants, lorsqu'ils affirmaient
qu'il ne leur restait plus rien ; mais, par une horrible
barbarie, on les fouillait pour s'assurer qu'ils n'avaient
point caohé d'aliments, eux qui mouraient parce qu'ils
en manquaient. Et, quand ces hommes auxquels il ne
restait plus d'humain que la forme, reconnaissaient
qu'ils s'étaient trompés en s'attendant à trouver de quoi
se nourrir, ils entraient dans des fureurs telles qu'on
les eût pris pour des chiens enragés; ils tombaient dans
une sorte de délire, et le moindre obstacle qu'ils rencontraient
les faisait chanceler comme des hommes
ivres. Ce n'était pas assez pour eux de fouiller une fois, jusque dans les derniers recoins, les malsons dans lesquelles
ils entraient : ils recommençaient à plusieurs reprises.
L'excès de la faim les poussait à ramasser, pour
se nourrir, ce que les derniers des animaux eussent dédaignés. Ils mangeaient jusqu'au cuir de leurs souliers,
jusqu'aux aux courroies des armes ; une poignée de foin moisi
se vendait quatre attiques. Jamais famine aussi affreuse
ne désola une ville, jamais aussi, ni chez les Grecs, ni
chez les nations les plus barbares, la faim ne poussa à
d'aussi épouvantables extrémités. Ce que j'ai à dire à ce
sujet est tellement horrible, que c'est presque invraisemblable,
et que je n'aurais pu me résoudre à le rapporter,
si je ne l'avais entendu raconter par des gens qui eurent,
le malheur d'en être témoins.
Une femme, nommée Marie, fort riche et de grande
naissance, était venue avec d'autres du bourg de Bathéchor, c'est-à-dire maison d'Hyssope, se réfugier à Jérusalem,
et s'y trouva assiégée. Les factieux qui opprimaient cette malheureuse ville ne se contentèrent pas
d'enlever à cette femme tout ce qu'elle possédait, ils lui
ravirent aussi à plusieurs reprises ce qu'elle avait amassé
pour vivre. La douleur de se voir ainsi traitée la jeta dans
le désespoir ; de sorte qu'après avoir vomi mille imprécations
contre eux, il n'y eut point de paroles outrageantes
dont elle ne les apostrophat, pour les irriter et
les porter à la tuer; mais ils ne daignèrent pas même lui rendre ce triste service, ni témoigner le moindre ressentiment
de ses paroles. Réduite à cette extrémité, et
n'entrevoyant plus aucune lueur d'espérance de quelque
côté qu'elle se tournât, elle céda à la faim qui la dévorait et au feu que la colère avait allumé dans son coeur,
et prit une résolution qui fait horreur à la nature. Arrachant son fils de son sein, elle lui dit : u Malheureux enfant,
né au milieu de la guerre, de la famine et des factions
qui déchirent notre patrie et conspirent à l'envi à
la ruine, pourquoi essaierai-je de te conserver? Seraitt ce pour
que tu devinsses esclave des Romains, dans le
cas où ils voudraient nous sauver? Mais la faim nous
fera mourir avant que nous ne tombions entre leurs
mains. Et d'ailleurs, ces tyrans qui nous oppriment, ne
sont-ils pas mille fols plus redoutables que les Romains
et que la faim? Il vaut mieux que tu meures pour me
servir de nourriture, pour que je puisse braver nos tyrans,
pour frapper de stupeur la postérité par une action
aussi tragique, et pour que rien ne manque désorrnaais
ce qui peut combler la mesure de nos maux, et rendre
les Juifs le peuple le plus malheureux de la terre ».
Elle dit, et égorgeant son fils, le fit cuire, en mangea
une partie et cacha le reste. Il arriva que les factieux
entrèrent peu après dans la maison pour la visiter de
nouveau ; ils sentirent l'odeur de ce mets épouvantable,
et menacèrent cette femme de la tuer, si elle ne leur montrait les aliments qu'elle s'était préparés. Elle leur
répondit qu'elle en avait encore une partie, et leur montra
en même temps les restes du corps de son malheureux
enfant. Bien que leurs coeurs fussent de bronze,
ces hommes, à cet aspect, frémirent d'horreur et semblèrent
être hors d'eux-mêmes. Mais la mère, dans le
transport de sa démence, leur dit d'une voix assurée
" C'est mon fils, oui, c'est mon propre fils ; et c'est
moi-même qui ai trempé mes mains dans son sang.
Vous pouvez bien en manger, puisque j'en ai mangé la
première. Seriez-vous moins hardis qu'une femme, et
nuriez-vous plus de compassion qu'une mère? Que si
votre pitié ne vous permet pas de prendre part à cette
victime que je vous offre, j'achèverai de la manger".
Ces hommes, qui jusqu'alors étaient restés étrangers à
tout sentiment d'humanité, s'en allèrent tout tremblants ;
et quelque grand que fût leur besoin de trouver des aliments, ils laissèrent ce mets abominable à cette mère
infortunée. Cette effroyable action fut bientôt connue par
toute la ville et chacun, en l'apprenant, en conçut la
même horreur que s'il eût lui-même commis le crime;
ceux que la faim tourmentait le plus, souhaitaient d'être
promptement délivrés de la vie, et enviaient le sort de
ceux qui étaient morts avant d'avoir pu ou entendre raconter
une chose aussi exécrable.
La nouvelle de la mort de cet enfant sacrifié par sa ropre mère au désir de se conserver elle-même parvint bientôt au camp des Romains : quelques-uns refu
sèrent d'y croire, les autres en furent profondément
émus; dans tous, elle augmenta la haine qu'ils avaient
déjà vouée aux Juifs. Pour se justifier devant Dieu de
toute part à ce crime, Titus protesta hautement qu'il
avait offert aux Juifs une amnistie générale de tout le
passé, que, par conséquent, s'ils avaient mérité de se
nourrir de ces affreux aliments, c'est qu'ils avaient préféré
la révolte à l'obéissance, la guerre à la paix, la famine à l'abondance, et qu'ils avaient porté l'abomination
de toutes les souillures et enfin l'incendie dans ce temple que lui s'était efforcé de préserver de la ruine ; mais
qu'il ensevelirait cet horrible crime sous les ruines de
leur capitale, afin que le soleil n'eût plus à éclairer une
ville où les mères se nourrissent de la chair de leurs enfants,
et où les pères se rendaient complices de ces crimes,
puisque de si étranges misères ne pouvaient les
résoudre à déposer les armes.
Après de telles preuves d'endurcissements et d'opiniâtreté
dons leur résolution de ne pas se rendre, Titus
ne pouvait plus espérer qu'aucune crainte, aucune considération
ramenât les factieux. Se confirmant de jour
en jour davantage dans la résolution de presser la fin
du siège, il fit, aussitôt que deux des légions eurent
achevé leurs plates-formes, le huit d'août, mettre ses béliers: en batteries contre les parties extérieures du
temple, du côté de l'occident. Mais ces machines battirent
en vain cet édifice pendant six jours de suite et
sans relâche, tant les murailles en étaient solides et à
l'épreuve de tout effort. Cependant les soldats travaillaient
en même temps à en saper les fondements du côté
du nord. Ils se donnèrent une peine extrême, brisèrent
leurs instruments, et tout cela en pure perte, ou pour
n'arriver qu'à enlever quelques pierres du dehors, sans
pouvoir ébranler celles du dedans qui soutenaient toujours
les portes. Désespérant enfin de réussir dans cette
entreprise par ces moyens. Ils se décidèrent à en venir à
l'escalade. Les Juifs, qui ne prévoyaient pas cette résolution,
ne purent les empêcher de planter leurs échelles ;
mais jamais résistance ne fut plus vigoureuse que celle
qu'ils leur opposèrent : ils tuaient à coup d'épée ceux
qui étaient parvenus au haut des échelles, sans leur laisser
le temps de se couvrir de leurs boucliers; renversaient
ceux qui montaient, et faisaient tomber des échelles
toutes couvertes de soldats, ce qui coûta la vie à un
grand nombre de Romains. Mais ce fut surtout autour
des aigles que la mêlée fut sanglante et acharnée, parce
que les assiégeants en considéraient la perte comme une
honte insupportable, et qu'il n'y avait rien que les Juifs
ne fssent pour conserver celles qu'ils avaient enlevées,
plusieurs d'entre elles étaient tombées en leur pouvoir, et ils se battirent si bien qu'ils en restèrent maîtres
et contraignirent les assaillants à se retirer. Mais
quoiqu'ils eussent eu le dessous dans cette affaire, les
Romains ne s'y montrèrent pas moins dignes de leur
réputation et de leur gloire passée, par le rare courage
qu'ils déployèrent.
Cet échec décida leur général à faire mettre le feu au
portique, pour éviter de nouveaux combats et les pertes
d'hommes qu'ils auraient entraînées à leur suite, s'il
avait voulu persister dans son désir de conserver cet
édifice à des étrangers rebelles.
Peu après, deux des plus cruels et des plus criminels
d'entre les factieux, vinrent se rendre à Titus. Ils
comptaient que le dernier avantage remporté par les
Julifs le rendraient indulgent. En effet, bien que Titus
n'ignorât pas les crimes que ces hommes avaient commit,
et qu'il sût que la nécessité seule les contraignait à se
rendre, et encore qu'il ne pensât pas que des gens qui
abandonnaient leur patrie après y avoir allumé le feu
de la guerre civile et de la guerre étrangère, fussent dignes
de pardon, il se fit un scrupule de manquer à la
parole qu'il avait donnée de faire grâce à ceux qui se rendraient, quelque désir qu'il eût de les châtiercomme
ils le méritaient, et quelque grande que fût sa haine contre
eux. Néanmoins, en les laissant aller, il leur témoigna
ses sentiments par l'accueil qu'il leur fit.
Selon l'ordre qu'il leur en avait donné, les Romains
mirent le feu aux portes du temple. L'incendie n'en consuma pas seulement le bois mais il fit fondre des lames
d'argent dont elles étaient recouvertes ; et, s'étendant
plus avant, gagna jusqu'aux galeries. Les Juifs furent
tellement surpris de se voir ainsi environnés de flammes,
qu'ils en demeurèrent sans coeur et sans force. Pas un
d'entre eux ne s'avança pour éteindre le feu ou pour arrèter les Romains mais, comme si le temple eût été
déjà consumé, ils étaient dans une telle stupeur, qu'au
leu de s'occuper à empêcher le reste de brûler, ils se contentaient de maudire leurs ennemis. Cet embrasement
continua ainsi le reste du jour et la nuit suivante,
parce que, quelque actif qu'il fût, il ne pouvait brûler
les galeries que successivement.
Le lendemain, Titus fit éteindre l'incendie, et aplanir
un chemin le long des portiques, afin d'en rendre l'accès
plus facile. Il convoqua ensuite le conseil de ses principaux
officiers, savoir Tibère Alexandre, son lieutenant,
les commandants des légions, et Marc-Antoine Julien,
le gouverneur de Judée. Ils délibérèrent sur ce qu'il y
avait à faire â l'égard du temple : les uns proposèrent d'user du droit de la guerre en lr ruinant ; ils donnaient
pour raison que, tant qu'il subsisterait, les Juifs qui s'y
réuniraient, se révolteraient. D'autres furent d'avis de le
conserver si les Juifs l'abandonnaient, et de le détruire
s'ils persistaient à s'y défendre, parce que, dans ce cas,
on ne devait plus le considérer comme un temple, mais
comme une place forte, et que, d'ailleurs, ce serait à eux
seuls qu'en devrait être attribué la ruine, puisqu'ils en
auraient été la cause. Titus pensait que, bien que les
Juifs se servissent du temple comme d'une place de
guerre pour soutenir leur révolte, il ne serait pas juste
de se venger sur une chose inanimée des fautes commises
par les hommes, en réduisant en cendres un monument
qui serait un des ornements de l'empire. Quand
Titus eut ainsi manifesté son avis, Alexandre et deux
des chefs de légions déclarèrent qu'ils le partageaient.
En conséquence, le conseil fut levé, et le César commanda
que l'on fit reposer toutes les troupes, pour les
mettre en état de se comporter plus énergiqucinent
lorsqu'il en serait besoin. Il préposa ensuite quelques
cohortes au soin d'éteindre le feu, et de frayer un chemin
à travers les ruines. Quant aux Juifs, la stupeur où
ils étaient plongés et la fatigue les empêchèrent de rien
entreprendre ce jour-là.
Mais, le lendemain, ils repriront courage ; et, après
avoir puisé de nouvelles forces dans le repos, ils sortirent vers la seconde heure du jour, par la porte du temple qui donnait du côté de l'est, et attaquèrent le corps
de garde le plus avancé des assiégeants. Les Romains firent
bonne contenance et leur opposèrent le mur de fer
de leurs boucliers, qu'ils élevaient au-dessus de leurs
têtes et serraient les uns contre les autres en forme de
tortue. Ils n'auraient pu néanmoins résister longtemps à
cette multitude en fureur, si Titus, qui observait ce combat
du haut du terrain de la forteresse Antonia, n'était
venu à leur secours avec un corps de troupes d'élite. Il
chargea les Juifs si vivement, que, dès le premier choc
ils lâchèrent pied. Mais ils revinrent presque aussitôt
après au combat, et ramenèrent les Romains; ceux-ci
les repoussèrent de nouveau, puis eurent encore le dessous, et la lutte se prolongea ainsi à travers ce flux et ce
reflux d'avantages et de revers, jusque vers la cinquième
heure du jour, où les Juifs furent enfin refoulés dans le
temple,
Titus entra de son côté dans son quartier, situé sur
l'emplacement de la forteresse Antonia, et résolut d'atlaquer
le lendemain au matin, 10 août, le temple à la tête
de toutes ses forces. On était donc à la veille de ce jour
fatal que Dieu avait désigné, dans sa sagesse éternelle,
pour être celui où le temple devait être brûlé, après
une longue révolution d'années ; le même que celui où il
avait été déjà brûlé par Nabuchodonosor, roi de Bubylonc. Mais cette fois, ce ne furent pas des étrangers, ce
furent les Juifs qui furent la cause de cet épouvantable malheur.
Cependant les factieux, loin de demeurer en repos,
firent une nouvelle sortie sur les assiégeants, et en vinrent
aux mains avec ceux qui, d'après l'ordre de Titus,
éteignaient le feu. Les Romains les repoussèrent vivement
et les poursuivirent jusqu'au temple.
Alors un soldat, n'attendant pas qu'on lui en donnât
l'ordre, et sans reculer devant l'énormiié de son action,
.mais poussé comme par une inspiration divine, se fit
soulever par l'un de ses compagnons, et saisissant un
tison ardent, le jeta par la fenêtre d'or dans le lieu par
où l'on entrait dans les bâtiments qui entouraient le
temple du côté du septentrion. Le feu s'y mit aussitôt ; â
cette vue, les Juifs poussèrent un cri proportionné à l'immensité
de leur douleur. Ils accoururent tous à la fois au
secours, n'ayant plus aucun souci de leur vie, et prodiguant
toutes leurs forces pour ce temple à cause duquel
seul, jusqu'alors, ils les avaient ménagées.
On vint en courant l'annoncer à Titus : il se reposait
alors dans sa tente des fatigues du combat ; il s'élança
dans le costume dans lequel il se trouvait, et courut vers
le temple pour faire arrêter l'incendie : les chefs de l'armée le suivirent, et avec eux, les légions effrayées, avec
tout le bruit et tout le tumulte de si grandes forces se mouvant sans ordre, le César faisait signe de la voix et
du geste à ceux qui combattaient de ne songer qu'à éteindre
le feu ; mais un bruit plus grand empêchait que l'on
entendit sa voix ; et l'ardeur et la colère dont les soldats
étaient animés ne leur permettaient pas de prendre
garde aux signes qu'il leur faisait. Ni les exhortations, ni
la menace ne pouvaient contenir l'impétuosité de ces légions
accourant en foule pressée ; leur seule fureur les
conduisait; et les soldats se pressaient tellement aux
entrées que plusieurs étaient foulés aux pieds, et que
d'autres, tombant dans les ruines brûlantes et toutes fumantes
des portiques, n'étaient pas moins malheureux
que les vaincus.
Quand tous les soldats furent arrivés au temple, feignant
de ne pas entendre les ordres du césar, les derniers
se mirent à exciter les plus avancés à mettre le feu.
Déjà les factieux étaient dans l'impuissance de porter
secours. On ne voyait que fuite et carnage ; la multitude,
faible et sans armes, égorgée dans quelques mains qu'elle
tombât. Autour de l'autel étaient accumulés des monceaux
de cadavres, et sur les degrés par lesquels on y
montait, le sang coulait comme par torrents, en même
temps qu'on y voyait rouler les corps de ceux qu'on y
égorgeait dans les galeries supérieures.
Le César, voyant qu'il ne pouvait plus contenir l'impétuosité
de ses soldats, et que l'incendie prenait d'ailleurs le dessus, entra dans l'intérieur du temple avec les autres
chefs de l'armée, et trouva, après l'avoir considéré, que
le sanctuaire, par sa magnificence, surpassait de beaucoup
ce que la renommée en avait publié parmi les nations
étrangères ; et que ce que les Juifs en avaient dit,
quelque exagération que l'on avait cru y voir, n'était pas
au-dessus de la vérité.
Comme le feu n'était pas encore arrivé jusque-là et
qu'il ne consumait que les bâtiments extérieurs du temple,
Titus, pensant avec raison qu'on pourrait encore le conserver, s'avança vers les siens et essaya lui-même
d'engager les soldats à éteindre le feu ; il commanda en
outre à l'un de ses officiers, nommé Libélarius, capitaine
d'une partie de sa garde, de frapper à coup de bâton et
de contenir ceux qui désobéissaient. Mais la fureur qui
animait les soldats, la haine pour les Juifs, et une sorte
d'exaltation guerrière, les rendaient insensibles à la
crainte du ehâtiment et à la voix de la discipline. La
plupart d'entre eux étaient d'ailleurs poussés par l'espoir
d'un riche pillage, et croyaieni que l'intérieur de l'édifice
recelait d'immenses trésors, parce qu'ils avaient vu
les parois de murs revêtus de lamines d'or. Au moment
même où Titus allait sortir pour contenir les soldats,
l'un d'eux, se glissant dans le sanctuaire, y mit le feu à
une porte, et soudain une grande flamme s'éleva et obligea
le César et ceux qui l'accompagauieut de se retirer, sans que nul de ceux qui étaient au-dehors se mit en
devoir d'éteindre l'incendie.
C'est ainsi que ce superbe édifice fut brûlé, quoique
Titus eût pu faire pour le préservor. Jamais monument
ne fut plus digne d'admiralion, tant par sa structure, sa
magnificence et sa richesse, que par sa sainteté, qui était
comme le comble de sa gloire.
Ce qu'il y a de plus étonnant dans cette ruine du temple,
c'est qu'elle soit arrivée au même mois et au même
jour que les Babyloniens l'avaient autrefois détruit (587
av. J.-C) La second embrasement arriva six cent
qnante sept ans après le premier, six cent trente-neuf
ans et quarante-çinq jours depuis que Zorobabel eût
fait rebâtir le temple, du temps du prophète Aggée,et
onze cent trente ans sept mois quinze jours que le roi
Salomon eût bâti le premier temple, enfin la seconde
année du règne de Vespasion (11 d'août, 70 après
J.C.)
Tandis que le temple brûlait, les soldats pillaient tout
ce qui leur tombait sous la main et faisaient un horrible
carnage : on ne pardonnait ni à l'âge ni au rang; les
enfants, les vieillards, les profanes et les prêles étaient
également égorgés ; la guerre et le carnage environnaient cette foule, ccux qui suppliaient comme ceux qui
se défendaient. La voix hruyanto de l'incendie se mêlait
aux gémissements des mourants. La hauteur des flammes et la grande étendue de l'édifice qu'elles dévoraient,
faisait croire à ceux qui ne le voyaient que de
loin, que toute la ville était en feu.
On ne saurait imaginer rien de plus grandiose et de
plus terrible 'que le bruit qui résultait et des cris de
colère et de vengeance des légions, et des cris de désespoir
des factieux qui se voyaient environnés de fer et de
feu, et des plaintes du peuple qui encombrait les avenues
du temple, et des voix confuses de ceux qui, de la
montagne opposée au temple, voyaient un spectacle si
affreux. Ceux même que la faim avait épuisés et réduits
à la dernière extrémité, apercevant cet embrasement,
rassemblaient tout ce qui leur restait de force pour déplorer
ce malheur; et les échos des montagnes d'alentour
et du pays qui est au-delà du Jourdaiu, redoublaient
encore cet horrible bruit. Mais quelque grand
qu'il fût, les maux qui le causaient l'étaient encore davantage.
Le feu qui dévorait le temple était si grand et
si violent qu'il semblait que la montagne même sur laquelle
il était bâti, brûlât jusque dans ses fondements.
Le sang coulait en telle abondance qu'on eût dit qu'il
disputait avec le feu à qui s'étendrait davantage. Le nombre
des morts et des mourants surpassaient celui de ceux
qui égorgeaient : le sol était couvert de cadavres sur
lesquels passaient les soldats pour poursuivre, par ce
chemin effroyable, ceux qui s'enfuyaient. Cependant les factieux avaient repris l'offensive : ils.
luttaient avec le courage du désespoir, et parvièrent à
fare un si grand effort qu'ils réussirent à repousser les
Romains, à gagner les parties extérieures du temple, et,
de là à se retirer dans la ville. Quelques-uns des sacrirficateurs se servirent, pour se défendre, au lieu de
dards et d'épées, des broches qui étaient dans le temple,
et au lieu de pierres, de leurs sièges qui étaient en
plomb, mais voyant que cela ne leur servait de rien et
que le feu les gagnait de toutes parts, ils se retirèrent
sur le mur qui avait huit coudées d'épaisseur, et s'y
maintinrent quelque temps. D'autres se précipitèrent
dans le feu pour na pas survivre au temple.
Les Romains, une fois le temple brûlé, pensèrent qu'il
serait inutile d'épargner le reste, et mirent, en conséquence, le feu à tous les édifices construits à l'entour :
ils furent consumés avec tout ce qui restait de portiques
et de portes, excepté les deux qui regardaient l'orient
et le midi, qu'ils ruinèrent depuis jusque dans les fondements. Ils mirent ensuite le feu à la trésorerie qui regorgeait d'une énorme quantité de richesses, tant en or
qu'en argent, en superbes vêlements et en toutes sortes de choses précieuses que les plus riches d'entre les Juifs
y avaient mis en dépôt.
Il ytavail néanmoins encore, hors du temple, une galerie que l'incendie avait épargnée jusqu'alors : six mille
personnes du peuple, hommes, femmes et enfants s'y
étaient réfugiés. Mais les soldats, que la colère avait rendus
impitoyables, y mirent aussi le feu sans attendre les
ordres de Titus. Aucun des malheureux qui y avaient
cherché un asile n'échappa, les uns furent brûlés, les,
autres se jetèrent en bas pour éviter de l'être, se tuèrent
eux-mêmes. Un faux prophète fut cause de leur perte :
car ils n'étaient montés dans le temple que parce qu'il
leur avait donné l'assurance qu'ils y trouveraient ce jour-là des preuves et des effets de la protection de
Dieu. Les factieux se servaient de ces gens pour tromper
le peuple ot pour retenir, par de semblables promesses,
ceux qui voulaient s'enfuir vers les Romains, et qui ne
craignaient pas d'affronter le danger et les obstacles
qu'il y avait à le faire, en entreprenant de tromper la
surveillance des gardes, ou de leur faire violence. Ils
réussissaient facilement sur l'esprit de ces infortunés,
affaiblis par la misère ot les privations, et qui saisissaient
avidement la moindre lueur d'espérance; d'autant plus
à plaindre que, ajoutant aisément foi à des imposteurs
qui abusaient de leur crédulité et du nom de Dieu pour
les tromper, ils fermaient les yeux et se bouchaient les
oreilles pour ne point voir et ne point entendre les signes
irrécusables et les avertissements par lesquels Dieu
leur prédisait leur ruine. Il ne sera pas hors de propos de rapporter ici quelques-
uns de ces signes et de ces avertissements.
Une comète, affectant la forme d'une épée, parut sur
Jérusalem durant une année entière.
Avant que la guerre ne fût commencée, le 8 du mois
d'avril, alors que le.peuple était assemblé pour célébrer
la fête de Pâques, on vit, pendant la neuvième heure de
la nuit et durant toute une demi-heure, à l'entour de
l'autel et du temple, une si grande lumière que l'on eût
dit qu'il faisait jour. Les gens sans expérience virent un
prodige de bon augure, mais ceux qui étaient instruits
dans les choses saintes, le considérèrent comme un présage
de ce qui arriva depuis.
Lors de cette même fête, une vache que l'on conduisait pour l'offrir en sacrifice, mit bas un agneau au milieu
même du temple.
Vers la sixième heure de la nuit, à la méme époque,
la porte du temple qui regardait l'orient s'ouvrit d'elle
même quoiqu'elle fût fermée avec de grosses serrures,
avec des barres de fer, des verrous qui entraient profondément
dans le seuil qui était d'une seule pierre, et
quoique cette porle, qui était d'airain, fût tellement pesante,
que vingt hommes pouvaient à peine la mouvoir
quand il fallait l'ouvrir. Les gardes en donnèrent aussitôt
avis au magistrat, qui accourut et eut une peine extrême
à la faire refermer. Les ignorants y virent encore un bon signe, et interprétèrent ce prodige en disart
qu'il signifiait que Dieu ouvrait ses mains libérales pour
les combler de tous les biens. Mais les hommes instruits
déclarèrent, au contraire, que cela signifiait que le
temple se ruinerait de lui-même, et que cette ouverture
d'une des portes devait être considérée comme le présage
le plus favorable que les Romains pussent
désirer.
Un peu après cette même fête, c'est-à-dire le 27 de
mai, il arriva une chose qui pourrait passer pour fabuleuse, si des personnes qui en ont été témoins, n'en
avaient confirmé la vérité. Avant le lever du soleil, on
aperçut dans les airs, par toute cette contrée, des chariots
portant des gens armés, traversant les nues et se
répandant à l'entour des villes comme pour les enfermer.
Le jour de la fête de la Pentecôte, les sacrificateurs
qui passèrent la nuit dans le temple intérieur pour célébrer
le service divin, entendirent du bruit, et aussitôt
une voix qui répéta plusieurs fois : « Sorons
d'ici ».
Quatre ans avant que la guerre ne commençât, lorsque Jérusalem jouissait encore d'une paix profonde et
de l'abondance, Jésus, fils d'Ananus, qui n'était qu'un
simple paysan, vint à la fête des Tabernacles, qui se
célébrait tous les ans dans le temple en l'honneur de
Dieu, et cria : " Voix du côté de l'Orient, voix du côté de
l'occident, voix des côtés du quatre vents, voix contre
Jérusalem et contre le temple, voix contre les nouveaux
mariée et les nouvelles mariées, voix contre tout le peuple".
Et jour et nuit, sans cesse, il parcourait la ville, répétant ces étranges paroles. Quelques hommes puisants ne
pouvant souffrir cela, et le considérant comme d'un
mauvais présage, firent prendre cet hommeet le firent
battre de verges; mais tandis qu'on le traitait si durement, il ne dit rien pour se défendre ni pour se plaindre, mais continua toujours de répéter les mêmes paroles.
Les magistrats, croyant avec raison qu'il y avait en
cela quelque chose de divin, le menèrent vers Albînus,
gouverneur de Judée.Celui-ci ne put lui arracher une
seule parole ni une seulelarme, quoiqu'il le fit fouetter
jusqu'au sang; seulement,à chaque coup qu'on lui donnaitt, il répétait d'une voix plaintive et lamentable :
« Malheur, Malheur sur Jérusalem,» Et quand Albimus
lui demanda qui il était, d'où il était et ce qui le faisait
parler ainsi, il n'obtint pas d'autre réponse; il le renvoya donc comme un fou. Cependant cet hommene ne parlait à personne; et, jusqu'à ce que la guerre commençât, il allait répétant ces mots : « Malheur, malheur sur
Jérusalem», n'injuriant point ceux qui le battaient, et
ne remerciant pas non plus ceux qui lui donnaient à
manger. Tout ce qu'il disait se réduisait à ces mots de
triste présage. Il les proférait d'une voix plus forte les
jours de fête ; il agit ainsi durant, sept ans et cinq mois,
sans relâche, sans aucune intermission, et pourtant sans
que sa voix en parût affaiblie ou enrouée. On vit enfin
l'effet de ses prédictions : Jérusalem fut assiégée, et, alors, faisant le tour des murailles, il se mit encore à
crier : " Malheur, malheur sur la ville, malheur sur le
peuple, malheur sur le temple" ; et, un jour, il ajouta à ces
paroles : " Malheur sur moi ", et à l'instant même une
pierre lancée par une machine, l'abattit, et il expira en
proférant ces mêmes mots : " Malheur, malheur".
Après ce que nous venons de voir, on ne pourra guère
douter que les hommes ne périssent par leur faute : car
il n'est pas de moyens dont Dieu ne se serve pour les
sauver et pour leur faire connaître ce qu'ils doivent faire.
Ainsi, lorsque la forteresse Antonia fut tombée entre les
mains des Romains, les Juifs réduisirent le temple à un
carré, bien qu'ils ne pussent ignorer qu'il est écrit dans
les livres saints que la ville et le temple seraient pris lorsque cette circonstance se présenterait.
Du reste, ce fut l'ambiguité d'un passage de la même
écriture sainte qui les détermina surtout à s'engager
dans cette malheureuse guerre ; le passage portait que
:l'on verrait vers ce temps un homme de leur pays qui commanderait
à la terre, Ils l'interprétèrent en leur faveur, et les plus habiles y furent trompés ; ils pensèrent que
l'oracle désignait Vespasien, qui fut proclamé empereur
lorsqu'il était dans la Judée. Mais ils expliquaient ces
prophéties selon leurs passions ou leur fantaisie, et ne
surent combien ils s'étaient trompés que lorsqu'ils en
eurent été convaincus par leur ruine. Tandis que le lieu saint et les bâtiments qui l'environnaient
brûlaient encore, et aussitôt après que les Juifs
se furent retirés de la ville, les Romains plantèrent leurs
aigle vis-à-vis de la porte du temple qui regardait l'Orient ; puis, après avoir offert des sacrifices à Dieu, ils
donnèrent à Titus, avec de grands cris de joie, le titrtre
d'imperator, titre d'honneur qu'on donnait aux généraux
vainqueurs : le butin qu'ils firent fut tellement considérable,
que sa mise en circulation causa une baisse de
moitié sur le prix de l'or en orient.
Parmi les sacrificateurs qui s'étaient retirés sur le mur
du temple, se trouvait aussi un jeune enfant; se sentant
pressé d'une soif extrême, il supplia les gardes romaines
de lui permettre d'aller boire. Ils eurent pitié de son
âge et de sa souffrance, ils le lui permirent. Il descendit,
et ayant bu autant qu'il le désirait, il remplit d'eau un
vase qu'il avait apporté avec lui et s'en retourna vers les
siens, mais en courant teilement vite, qu'aucun des soldats
de ce corps-de-garde ne put l'atteindre. Ils lui reprochèrent
sa perfidie : il leur répondit : « qu'ils l'accusaient à tort, attendu qu'il ne leur avait pas promis de
rester avec eux, mais uniquement d'aller boire et puiser
de l'eau au milieu d'eux, qu'il l'avait fait ponctuellement,
et n'avait, par conséquent, pas manqué à sa parole.
Cette réponse, si fort au-dessus de son âge, fit admirer sa finesse par ceux-mêmes qu'il avait trompés. Les sacrificateurs
avec lesquels il était se maintinrent pendant
cinq jours sur la muraille, jusqu'à ce qu'enfin la faim le
fit descendre. On les mena vers Titus auquel ils demandèrent
pardon ; mais ce prince leur répondit : " Le
temps de la clémence est passé, puisque ce pourquoi je
vous ferais grâcen est plus : il est juste que les sacrificateurs
périssent avec le temple." Il dit et commanda
qu'on les conduisît au supplice ; ce qui fut fait incontinent.
Jean de Giscala et Simon, ces deux chefs des factienx
qui avaient fait peser une si cruelle oppression sur leurs
malheureux concitoyens, occupaient encore un quartier
de la ville ; mais ils étaient environnés de toutes parts et bloqués par les troupes romaines: n'ayant plus d'espérance
de pouvoir fuir, non plus que de résister, ils songèrent
enfin à traiter. Ils demandèrent donc à parler à
Titus, ce qui leur fut accordé d'abord, tant parce que la
douceur et la bonté naturelles du César le portaient à
prêter les mains à tout ce qui pouvait empêcher la ruine
complète de la ville, que parce que ses conseillers les
plus intimes l'approuvèrent, dans l'espoir que les factieux,
devenus plus sages, éviteraient, en se rendant, une nouvelle
effusion de sang, il les reçut debout, hors du temple, du côté de l'occident, à l'endroit où se trouvait un
pont qui joignait la haute ville au temple. La longueur de ce pont séparait Titus et les factieux ; et il se trouva
de part et d'autre une nombreuse escorte autour des chefs
des deux partis.
Les Juifs, qui accompagnaient Simon et Jean de Giscala, laissaient percer sur leurs visages le trouble et
l'anxiété qui agitaient leurs âmes, dans la crainte qu'ils
avaient de ne pas obtenir le pardon qu'ils sollicitaient.
Les Romains, au contraire, ne paraissaient préoccupés
que du désir de savoir comment Titus recevrait les factieux.
Ce prince, en signe de sa victoire, défendit aux
siens de faire aucun acte d'hostilité, et leur commanda de
contenir leur colère : puis il parla le premier par l'intermédiaire
d'un truchement. "Nêtes-vous pas las enfin, leur dit-il, de tous les maux
qui sont venus fondre sur votre patrie, vous qui, sans
considérer nos forces et votre faiblesse, causez, par votre
démense et vos fureurs aveugles, la destruction de votre
peuple, de votre pays, de votre villo, de votre temple
même, et qui êtes tous prêts à vous ensevelir sous ses
ruines. Depuis que Pompée a pris d'assaut Jérusalem, vous
avez passé d'une révolte à une autre, et vous en êtes
enfin venus à déclarer aux Romains une guerre ouverte.
Sur quoi avez-vous pu vous fonder pour espérer du succes dans une entreprise aussi hardie! Est-ce sur votre
nombre ? Mais une faible partie des armes romaines vous a résisté. Est-ce dans l'attente d'un secours étranger
? Mais quelle nation ne nous est pas soumise, et qui
oserait prendre votre parti contre nous? Est-ce sur la
vigueur de vos corps? Mais les Allemands nous obéissent.
Est-ce sur la solidité de vos murailles ?Mais l'Océan,
qui environne le pays des Bretons, l'Océan, le plus puissant
des remparts, n'a pu les soustraire à nos armes.
Est ce sur le courage, sur la science et sur l'habileté de
vos chefs ? Mais vous ne pouvez avoir oublié que nous
avons vaincu les Carthaginois. Ce ne peut être pour aucun
de ces motifs que vous vous êtes engagés dans une
entreprise si téméraire : ce n'est donc qu'à la trop grande
indulgence des Romains que l'on peut attribuer cet excès
d'audace de votre part.
Nous vous avons concédé les terres que vous pouvez
posséder, nous vous avons donné, pour vous gouverner,
des rois de votre nation, vous n'avez jamais été troublé
par nous dans l'observation de vos lois, vous avez pu vivre
en toute liberté, non-seulement dans vos relations entre
vous, mais encore dans celles que vous avez voulu entretenir
avec les autres nations; nous avons permis que
vous levassiez des contributions pour en consacrer le
produit au culte de votre Dieu, et pour lui offrir des dons
dans votre temple. Mais quoique comblés de tant de bienfaits, vous ne
vous êtes pas fait de scrupule de vous lever contre nous. Comme si nous ne vous avions permis d'amasser des trêsors que pour que vous y trouvassiez des moyens de nous
.faire la guerre. Plus ingrats et plus odieux que les plus
odieux des reptiles, vous couvrez de votre venin ceux qui
vous ont comblés de bienfaits. Vous avez cru pouvoir mépriser
la mollesse de Néron, et, oubliant le repos dont vous
jouissiez, vous avez formé des rêves insensés et crimlnels.
Néanmoins, en venant dans votre contrée, mon
père n'avait pas le dessein de vous punir de votre révolte
contre Cestius; ce qu'il voulait, au contraire, c'était de
vous ramener à la soumission par la douceur. Ce qui le
prouve évidemment, c'est que, s'il eût voulu détruire
votre nation, il aurait, avant tout, assiégé, pris et détruit
cette ville ; mais il se contenta de ravager et de soumettre
la Galilée et les provinces voisines, afin de vous laisser
le loisir de vous repentir. C'est cette honte même, que
vous prîtes pour de la faiblesse, qui augmenta votre
audace.
La nouvelle de ta mort de Néron vous rendit encore
plus hardis et plus insolents; on vous suggéra l'espérance
de profiter des troubles qui allaient agiter l'empire.
Lorsque mon père et moi quittâmes un moment cette
terre, pour passer en Egypte,vous vous empressâtes de
tirer parti de cette absence pour vous préparera la guerre;
et, bien que vous eussiez eu mille preuves de notre douceur
et de notre humanité dans le gouvernement de cette province, vous n'eûtes pas honte de vous déclarer contre
nous, lorsque mon père fut proclamé empereur et
moi césar, vous avez même fait plus, car, lorsque, par
le consentement unanime de tous les peuples, nous fûmes
demeurés paisibles possesseurs de la dignité impériale,
au sein de ce calme heureux, quand tous les autres peuples
nous envoyèrent des ambassadeurs pour nous témoigner leur bonheur et leur joie, vous seuls continuâtes à
vous déclarer nos ennemis. Vos envoyés allèrent jusqu'à
l'Euphrate, pour en ramener des secours et des soutiens
dans votre révolte ; vous élevâtes de nouvelles fortifications;
vous formâtes de nouvelles factions ; ceux qui vous
dirigeaient et vous tyrannisaient se divisèrent et en vinrent
même à la guerre civile, pour savoir qui vous gouvernerait. Qu'avez vous omis de ce que les plus coupables
de tous les hommes peuvent entreprendre et exécuter.
Lorsque, pour châtier enfin une nation aussi ingrate et
aussi coupable, mon père m'envoya avec la mission d'assiéger
cette ville, et avec des ordres qu'il ne put me donner
sans douleur, j'appris avec joie que le peuple désirait
la paix ; et, avant d'employer la force, je vous exhortai
à quitter les armes. Quoique je n'aie pu y réussir, je
ne vous en ai pas moins longtemps épargnés : j'ai promis
sûreté à ceux qui se retireraient vers moi, et j'ai été fidèle
à ma promesse; j'ai pardonné à plusieurs prisonniers,
et n'ai puni que ceux quî poussaient les autres à la guerre. J'ai attendu jusqu'à la dernière extrémité pour me servir de mes machines ; j'ai modéré l'ardeur de mes soldats
pour sauver la vie à plusieurs d'entre vous ; après chaque
avantage que je remportais, je vous exhortais à mettre
un terme à la guerre, agissant ainsi, quoique victorieux,
comme si j'avais été vaincu. Lorsque je fus ainsi arrivé
au pied du temple, usant du droit de la guerre, j'aurais
pu le ruiner ; mais, au lieu de le faire, je vous conjurai
de le conserver, et vous offris même de vous permettre
d'en sortir pour combattre sur un autre terrain, si vous
aviez tant d'amour pour la guerre. Mais vous avez méprisé
toutes ces grâces, vous-mêmes avez mis le feu au temple,
et vous voulez maintenant parler de capitulation, comme
s'il était encore en votre pouvoir de conserver ce que
dans votre impiété, vous n'avez pas craint de détruire;
comme si la ruine du temple ne vous rendait pas indignes
de tout pardon. Et, dans une telle extrémité, quand
il ne devrait plus y avoir pour vous d'autre position que
celle de suppliants, vous osez vous présenter en armes
devant moi!
Sur quoi vous fondez-vous donc, misérables, pour
être encore aujourd'hui aussi audacieux? La guerre,
la famine et votre horrible tyrannie, ont dévoré tout
votre peuple; le temple n'existe plus; la ville est en mon
pouvoir, aussi bien que votre vie ; et vous vous imaginez
encore qu'il dépend de vous de la terminer par une mort honorable ! Mais pourquoi m'abalsscr à entendre
une telle démence ?Mettez bas les armes, livrez-vous à ma discrétion,
Jevous fais grâce de la vie, et, pour le reste je me réserve
d'en user envers vous commeun bon maître, qui ne punit
qu'à regret les crimes mêmes les plus irrémissibles"
Les factieux répondirent qu'ils ne pouvaient se rendre
à lui à ces conditions et malgré la garantie qu'il leur
offrait, parce qu'ils s'étaient engagés par serment à ne
jamais se rendre ; mais qu'ils lui demandaient la permission
de se retirer, avec leurs femmes et leurs enfants,
dans le désert : qu'à cette condition ils lui abandonnaient
la ville.
Titus ne put entendre sans indignation des gens livrés
à sa merci, ayant la hardiesse de lui proposer des conditions,
comme s'ils eussent été victorieux. Il leur fit déclarer
par un hérault, que lors même que désormais ils
voudraient se rendre à discrétion, il ne les recevrait plus,
qu'il ne ferait grâce à aucun d'eux, et qu'ils n'avaient qu'à
bien se défendre pour se sauver, s'ils pouvaient, attendu
qu'ils seraient, à l'avenir, traités avec la dernière rigueur.
ll permit ensuite à ses soldats de piller la ville, puis
d'y mettre le feu, Ils n'usèrent point ce jour-là même de
cette dernière faculté; mais, le lendemain, ils mirent le
feu aux archives, au palais d'Acra, à celui où l'on rendait
la justice et au quartier nommé Ophia. L'incendie gagna jusqu'au palais de la reine Hélène, au milieu de la montagne
d'Acra, et consuma en même temps que les maisons
les cadavres dont, aussi bien que les rues, elles étaient
encombrées.
En ce même jour, les fils et les frères d'Isaïe, roi d'une
partie de cette contrée, et, avec plusieurs Juifs de distinction,
supplièrent Titus de leur permettre de se rendre
à lui, quelque irrité qu'il fût; sa bonté l'emporta, et
il acquiesça à leur prière. Il les fit tous mettre sous bonne
garde, les destinant à être menés à Rome, et à y être
retenus comme otages.
Les factieux se retirèrent dans le palais, où plusieurs avaient
porté leurs biens pour les y mettre en sûreté. Ils
en chassèrent les Romains, et, y étant entrés, tuèrent
huit mille quatre cents hommes du peuple qui y avaient
cherché un asile, pillèrent tout ce qu'ils y trouvèrent, et
y firent prisonniers deux soldats romains, un cavalier et
un fantassin. Ils tuèrent celui-ci, et, pour se venger des
Romains, traînèrent son corps par toute la ville. Le cavalier
leur ayant dit qu'il avait un avis important à leur
donner, ils le menèrent vers Simon. Mais, quand i! fût
en présence de ce chef, il se trouva qu'il n'avait rien à
lui dire : on le condamna donc à mort, ot, après lui avoir bandé les yeux et lié les mains derrière le dos, on le conduisit
en présence des Romains, pour lui trancher la
tête. Déjà l'exécuteur avait tiré l'épée pour le mettre à mort, quand, par un bonheur inoui, il parvint à s'échapper. De retour vers les siens, il n'avait pas échappé à tout
danger, en effet, en se laissant prendre vif, il avait mérité
la mort; cependant Titus lui fit grâce, et se contenta de
le faire désarmer et de le casser ; ce qui, pour un homme
de coeur, est un affront plus insupportable que la mort
elle-même.
Le lendemain, les Romains chassèrent les factieux de
la ville basse,y mirent le feu et la brûlèrent toute entière,
jusqu'à la fontaine Siloé. Ils prenaient plaisir à contempler
l'incendie, mais n'avaient rien à piller, parce que
les factieux, en se retirant dans la haute ville, avaient
tout emporté. Bien loin de se repentir de tant de maux
dont ils avaient été la cause, ils n'étaient pas moins insolents
dans l'extrémité où ils étaient plongés, qu'ils eussent
pu l'être dans la plus grande prospérité. Ils attendaient
la mort avec impatience et joie maintenant que le temple
étant détruit, le peuple exterminé par la famine ou par
te fer, consumé par les flammes, ils ne restait plus rien dont leurs ennemis pussent jouir oprès la vicloire.
Dans ces cisconstances, Josèphe n'épargna rien pour
sauver les tristes restes de cette misérable ville. Il s'efforça
de nouveau d'inspirer à ces factieux de l'horreur
pour leurs crimes et leurs sacrilèges; mais ils ne firent
que se moquer de ses paroles. Ils ne voulaient en aucune faconn entendre parler de se rendre aux Romains, parce
qu'ils s'étaient engagés à ne le faire jamais.
Environnés de toutes parts et ne pouvant plus en venir
eux mains avec les ennemis, ils ne rêvaient que meurtre
et carnage. Ils se répandaient par la ville et se cachaient
derrière les ruines pour surprendre ceux qui voulaient
s'enfuir. Ils les tuaient ainsi d'autant plus facilement, que
ces malheureux étaient si faibles qu'ils pouvaient à peine
se traîner ; la mort étaient d'ailleurs un bienfait pour ces
infortunés en proie aux tortures de la faim. En se sauvant
même, ils n'espéraient point de miséricorde de la part
des Romains ; ils ne fuyaient cependant et ne s'en exposaient pas moinss à la fureur des factieux, tigres altérés
de leur sang. Il n'y avait pas une place dans toute la ville
qui ne fût couverte de cadavres, et qui ne fit voir jusqu'à
quel exès la famine et la rage des factieux avaient porté
la misère effroyable du pauvre peuple.
Le seule espérance, la dernière ressource qui restât à
ces méchants, qui avaient appesanti sur leurs concitoyens
le joug d'une si horrible tyrannie, c'était de pouvoir se
cacher dans quelque égoût, jusqu'à ce que les Romains
se fussent retirés après la ruine entière de cette ville,
et d'en sortir alors sans rien craindre. Dans cette résolution
qui n'était qu'un rêve, puisqu'ils ne pouvaient
échapper à la vigilance des Romains et encore moins à la
justice divine, ils propageaient l'incendie avec plus d'ardeur que les Romains eux-mêmes, massacrant et dépouillant
ceux qui, pour éviter d'être brûlés se réfugiaient
dans des lieux souterrains.
La faim cependant les tourmentait au point qu'ils
dévoraient tout ce qu'ils trouvaient propre à être mangé,
lors même que ces tristes aliments étaient souillés de
sang ; et nul doute que si le siège se fût prolongé davantage,
ils ne se fussent repus de la chair de leurs victimes ;
en attendant, ils s'entr'égorgeaient à propos de la moindre
contestation qui s'élevait entre eux dans le partage
du butin.
Titus commença l'attaque de la ville haute, le 20 du
mois d'août; il fit élever des cavaliers, pour parvenir aux
pieds des murailles, que l'avantage de la position de
cette partie des fortifications pendait inaccessibles. Ces
travaux étaient d'autant plus difficiles et plus pénibles
que tout le bois qui se trouvait à cent stades autour de la
'ville avait été coupé et employé à la confection des ouvrages
précédents. Les différents corps se partagèrent entre
les différents points de la ville que l'on devait attaquer
à la fois ; les légions furent chargées d'attaquer le côté
de la ville qui regardait l'occident, et les troupes auxiliaires
les autres côtés, et principalement la galerie qui
étaient auprès du pont et du fort ;que Simon avait fait construire,
lorsqu'il faisait la guerre à Jean de Gisenla.
Cependant les chefs des Iduméens s'assemblèrent à l'insu des factieux, et, après avoir tenu conseil, résolurent
de traiter avec Titus. Ils envoyèrent donc une députalion vers lui pour le prier de les recevoir, Quoique ce
prince trouvât qu'ils avaient bien tardé à recourir à sa
clémence, il n'en fit pas moins une réponse favorable à
leurs envoyés, et leur promit le pardon: il espérait, en
favorisant par son indulgence cette désertion d'une partie
des forces des factieux décourager les autres, et déterminer
enfin Simon et Jean de Giscala à céder, en les
privant de leurs meilleures troupes. Les Iduméens se
préparaient déjà tous à s'en aller, lorsque Simon eut vent,
de ce projet ; il fil mourir sur-le-champ ceux qu'ils avaient
envoyés en députation, et mettre en prison leurs principaux
chefs. Quoiqu'il ne fût guère vraisemblable que ces
hommes n'ayant plus personne à leur tête pour les diriger,
fussent encore en état de rien entreprendre, il ne
laissa pas de les faire soigneusement observer. Il ne put
néanmoins les empêcher de s'enfuir, et bien qu'il en fit
mettre à mort un certain nombre, la plus grande partie
d'entre eux s'échappa. Ils reçurent fort bon accueil des
Romains, d'abord parce que l'extrême bonté deTitus l'empêchait
de faire exécuter rigoureusement et à la lettre les ordres sévères qu'il avait donnés, après l'incendie du
temple, sur la conduite à tenir désormais à l'égard des
transfuges ; et ensuite parce que les soldats, las de tuer,
en songeaient phus qu'à s'enrichir. Ils vemdaient le menu peuple, trîste débris échappé à tant de malheurs;.mais
ils n'eu liraient qu'un faible bénéfice; car, bien qu'il y
eu eût une énorme quantité, tant en hommes qu'en femmes
et en enfants, il n'y avait que fort peu d'acheteurs.
Titus avait fait publier que nul ne se sauvât de la ville
sans amener sa famille : mais il ne fit pas non plus observer
rigoureusement cette prescription, et n'en reçut pas
moins ceux qui venaient seuls. Après avoir fait mettre à part
ceux qu'il destinait au supplice, il permit à plus de quarante
mille de ces transfuges de se retirer où ils voudraient
: le reste formant une innombrable multitude, fat
vendu.
Un sacrificateur auquel Titus avait promis de lui faire
grâce de la vie s'il lui livrait quelque partie des trésors
du temple, vint lui remettre deux chandeliers, des tables,
des.coupes et plusieurs vases, le tout d'or massif et fort
pesant ; il apporta aussi des habits sacerdotaux, des pierres
précieuses, et plusieurs vaisseaux destinés à servir
dans les sacrifices.
Le même jour, Phînée, garde du trésor, tomba entre
les mains des Romains ; mais, quoiqu'il eùt été pris de
force, il n'en fut pas moins traité comme s'il avait été
pris volontairement, parce qu'il découvrait un lieu où
ce trouvait cachés des objets précieux: des vêtememts,
des ceintures de sacrificateurs, de la pourpre et de l'écarlate,
de la canelle, de le casse et d'autres matières odoriférantes qui devaient entrer dans la composition
des parfums que l'on brûlait sur l'autel des encensements ;
il livra en outre plusieurs objets de grands prix, tant en
présents offerts à Dieu qu'en ornements du temple.
Les cavaliers furent achevés le sept de septembre, et
les Romains s'empressèrent d'y mettre en batterie leurs
machines. Dès lors les factieux virent s'évanouir leur
dernière espérance de pouvoir plus longtemps défendre
la ville ; les uns abandonnèrent aussitôt la ville et se retirèrent sur la montagne d'Arca ; les autres, plus déterminés,
voulurent encore tenter de s'opposer à ceux qui
faisaient avancer les béliers ; mais affaiblis et écrasés
sous le poids de tant de maux, ils ne pouvaient plus opposer une résistance sérieuse aux Romains, qui ,non seutement étaient plus nombreux, mais avaient encore cette
force morale que donne la victoire et la sentiment de
supériorité. Les béliers eurent bientôt fait tomber un pan
de mur, et ébranlé plusieurs tours ; ceux qui les occupaient les abandonnèrent. Quant à Jean de Giscala et à
Simon, saisis d'épouvante, et se figurant le mal encore
plus grand qu'il ne l'était en réalité, ils ne pensèrent plus
qu'à s'enfuir avant que les Romains fussent parvenus à
ce mur. L'orgueil insensé des hommes fit place tout à
coup à une telle consternation que, quelque scélérats qu'ils
fussent d'ailleurs, il était difficile de ne pas se laisser
émouvoir par le spectacle d'un si étrange changement. Puur se sauver, ils résolurent d'attaquer le mur de circonvallation que lesRomains avaient élevé tout autour de la
ville mais ils se virent abandonnés de ceux qui jusqu'alors
leur avalent été les plus fidèles: chacun s'enfuit où il put, la peur leur troublant le jugement, leur faisait voir
des choses qui n'étaient point : chacun admettait ou
répandait les bruits les plus alarmants: les uns venaient
dire que tout le mur occidental avait été renversé ; les
autres, que les Romains étaient déjà entrés dans la ville
et les poursuivaient; d'autres enfin, qu'ils étaient déjà
maîtres des tours. Tous ces faux rapoprts ne contribuaient
pas peu à augmenter leur trouble et leur étonnement ;
aussi, se jetant le visage contre terre, se reprochaient-ils
leur démence ; ou, comme s'ils avaient été frappés de la
foudre, demeuraient-ils immobiles, sans suvoir quel
parti prendre.
Dans cette circonstance, plus peut-être que dans toute
autre, la puissance de Dieu d'une part, et de l'autre, la
bonne fortune des Romains, se manifestèrent avec évidence
par leurs effets : car le trouble des factieux et le
découragement les portèrent à une résolution insensée,
qui les priva du plus grand avantage qui leur restait
encore : ils abandonnèrent des positions où ils n'avaient
d'autre ennemi que la faminee, les tours d'Hippicos, de
Phazaël et de Marianne, et qui étaient assez fortes pour n'avoir rien à craindre des Romains, lors même qu'ils les eussent attaquées
avec toutes leurs machines. Ceux-ci furent assez
heureux pour pouvoir s'en emparer sans coup-férir.
Après donc que Simon et Jean de Giscala les eurent
abandonnées, ou pour mieux dire après que Dieu les
en eût chassés, ils s'enfuirent vers la vallée de Siloé, où
après avoir repris haleine et être un peu revenus de leur
frayeur, ils attaquèrent le mur de circonvallation. Mais
ils étaient épuisés par tout ce qu'ils avaient souffert, la
fatigue, la faim, les veilles et les inquiétudes. Aussi n'attaquèrent
t-ils que mollement les Romains et en furent-
ils facilement repoussés.
Ils se dispersèrent alors et s'en allèrent les uns d'un
côté, les autres de l'autre. Cependant les Romains, se
voyant maîtres de ces dispositions inexpugnables, y
plantèrent leurs aigles avec joie, goûtant un peu de
repos avec un bonheur inexprimable, après les énormes
travauxx qu'ils avaient eu à supporter dans cette guerre
dont ils entrevoyaient enfin le terme. Ils avaient même
peine à croire, quand ils se trouvèrent en possession de
ce dernier mur, qu'il n'y en avait plus quelque autre à
forcer, et qu'ils étaient entièrement maîtres de toutes les
parties de la ville. Ilss s'y répandirent, tuant sans distinction tous ceux qu'ils rencontraient, et brûlant les maisons
avec ceux qui s'y étaient retirés. Ils n'y entraient
guère d'ailleurs, et ceux qui se hasardaient à le faire, pour rechercher quelque butin, les trouvant pleines des
cadavres de familles entières que la famine y avait fait
périr, s empressaient d'en sortir, quoiqu'ils eussent les
mains vides, frappés d'horreur à la vue d'un tel spectacle.
Mais ce sentiment de compassion qu'ils éprouvaient
pour les morts ne les rendait pas plus humains envers
les vivants : ils mettaient impitoyablement à mort tous
ceux qui leur tombaient sous la main; les monceaux de
cadavres encombraient les rues et les rendaient impraticables
; et le sang, qui coulait à grands flots, luttait avec l'incendie, et seul, il en arrêtait les progrès, ou, au moins,
les ralentissait. Le meurtre cessait à la nuit tombante, et
alors l'embrasement reprenait le dessus et s'étendait
sans obstacle.
Ce fut le 8 décembre (70 ans après Jésus Christ), que
Jérusalem périt ainsi dans les flammes, après avoir souffert,
durant le siège, des calamités que l'on ne peut comparer
qu'au bonheur et à la splendeur dont elle avait
joui depuis sa fondation, et qui l'avait rendue digne d'envie.
Mais parmi toutes les misères qui accablèrent cette
ville infortunée, la plus grande fut sans doute celle
d'avoir produit cette race de vipères qui déchirèrent le
sein de leur mère et furent la cause de sa ruine,
Titus entra dans la ville et la parcourut : il en admira
surtout les fortifications, et ne put voir sans étonnement
ces tours si fortes et si belle, que les factieux eu la folie d'abamïonner. Après en avoir considéré attentivement
la hauteur et la largeur, les pierres énormes
avec lesquelles elles avaient été construites, et l'art admirable
avec lequel ces pierres étaient jointes l'une à
l'autre, il s'écria : " Je ne puis douter que Dieu n'ait
combattu pour nous et n'ait lui-même chassé les Juifs
de ces tours; car il n'y a point de forces humaines ni de
machines qui eussent pu les y forcer." Il entretint encore
quelque temps ses amis sur le même sujet, et, étant
entré dans les tours, il mit en liberté ceux que les tyrans
y retenaient prisonniers et qu'ils y avaient abandonnés.
Ce grand prince fit ruiner tout le reste, et ne conserva
d'intact que ces superbes tours, afin qu'elles fussent,
pour la postérité, uu monument du bonheur avec lequel
il s'en était rendu maître, et saus lequel il n'aurait pu le faire.
Malgré tout le carnage qu'on avait fait, il restait encore
une grande multitude de peuple : les soldats s'étant
d'ailleurs rassasiés de pillage et de meurtre, le César fit
publier l'ordre d'épargner ceux qui étaient sans armes et
de ne passer au fil de l'épée que ceux qui se mettaient en
défense. Les soldats n'en tuèrent pas moins les vieillards
et les débiles, et ne laissèrent la vie qu'à ceux qui paraissaient
vigoureux et propres à l'esclavage : ils se renfermèrent dans la partie au temple qui était réservée aux
femmes. Titus les donna à Fronton , l'un de ses affranchis, auquel il avait une grande confiance, et lui donna plein
pouvoir de disposer de chacun d'eux selon qu'il le jugerait
à propos. Fronton fit mettre à mort les voleurs et les
séditieux, qui, dans leur désespoir, s'accusèrent les uns
les autres : les plus jeunes, les plus robustes et ceux qui
avaient le plus d'apparence furent réservés pour le triomphe ; ceux qui avaient plus de dix-sept ans furent envoyés
en Egypte, pour travailler aux ouvrages publics,
ou distribués en grand nombre pour les provinces, pour
servir dans les spectacles en qualité de gladiateurs, ou
pour combattre contre les bêtes ; ceux enfin qui étaients âgés de moins de dix-sept ans furent vendus.
Tandis que l'on disposait ainsi de ces infortunés, onze
mille d'entre eux moururent : les uns, parce que leurs
gardiens, dans l'excès de leur haine, ne leur donnaient
point à manger ; les autres, parce que, dégoûtés de la
vie, ils refusaient les aliments, d'autres enfin, parce
qu'on ne trouvait que difficilement de quoi nourrir une
si grande multitude.
Le nombre de ceux qui furent faits prisonniers durant
cette guerre, monta jusqu'à quatre-vingt-dix-sept mille;
le siège seul de Jérusalem coûta In vie à onze cent mille
hommes, dont la plupart, bien qu'ils fussent Juifs, n'étaient
pas nés et n'habitaient pas dans la Judée, mais y
étaient accourus de toutes les provinces pour solenniser
la fête de Paques, et s'étaient trouvés ainsi enveloppes dans cette horrible guerre, et assiégés dans Jérusalem.
Les logements leur manquèrent dans la ville ; ils furent,
en conséquence, réduits pour la plupart à camper dans
les rues et sur les places publiques; aussi la peste se
mit-elle parmi eux, et fut bientôt suivie de la famine.
Cette affluence extraordinaire de peuple peut paraitre
presque incroyable; peut-être aura-t-on quelque peine à croire qu'une ville si grande ne put y
suffire ; mais tous les doutes seront dissipés, quand on
connaîtra le fait suivant : le gouverncur Cestius, sachant
le mépris profond que Néron affectait de professer pour
les Juifs, pour rectifier l'opinion de ce prince à cet
égard, résolut de lui faire connaître les forces dont ils
pouvaient disposer. Il ordonna donc aux sacrificateurs
de faire le dénombrement du peuple. Ils choisirent pour
cela le temps de la fête de Pâques : de neuf heures à onze
heures, on ne cessait de présenter aux sacrificateurs des
victimes qu'ils immolaient, et dont on mangeait ensuite
la chair en famille. D'après la loi, ces réunions par famille
ne pouvaient être moindre de dix personnes, et
quelques-unes d'entre elles comptaient jusqu'à vingt
convives; or, il se trouva qu'il y avait eu deux cent cinquante
cinq mille six cents victimes présentées aux sacrificatcurs et immolées par eux; ce qui, en comptant
seulement dix personnes par victime, donnerait un tolal
de deux millions cinq cent cinquante-six mille personnes assistant à la fête, et s'y étant purifiées et sanctifiée. A
cela il faut ajouter toutes les personnes qui, bien qu'elles
fussent venues à cette solennité par dévotion, n'étaient
'pas admises à offrir des sacrifices, soït parce que elles
n'étaient pas juives, soit parce qu'elles étaient affligées
de quelqu'une des infirmités que la loi déclarait rendre
impurs ceux qui en étaient atteints. Titus ayant commançé le siège au temps de Pâques, ce fut cette innombrable
multitude d'hommes, la nation juive presque entièrec, accourue de toutes parts pour célébrer la fêle, qui
se trouva enfermée dans Jérusalem, et prise comme
dans le filet d'un pêcheur.
Certes, jamais aucun événoment humain, non plus
qu'aucun fléau envoyé de Dieu, ne causa une telle destruction
d'hommes : jamais le fer, le feu, la peste et la
famine se réunissant, ne firent de tels ravages. Les soldats romains fouillèrent jusque dans les égoûts.
et dans les sépulcres pour tuer tout ce qu'ils y trouvèrent
qui respirât encore ; ils y découvrirent entre autres
les corps de deux mille personnes qui, s'étant réfugiées
dans ces lieux, s'y étaient ou tuées de leur propre main,
ou entretuées, ou qui y avaient péri par la famine. La
puanteur qui s'exhalait de ces horribles retraites était
telle, que plusieurs soldats ne purent la supporter, et
refusèrent d'y pénétrer. II s'en présenta néanmoins d'autres
qui sachant que bien des trésors y étaient enfouis ne
craignirent point de s'y engager, et de fouler aux
pieds les morts pour satisfaire leur soif insatiable de
richesses. Ils en retirèrent plusieurs infortunés, que Simon
et Jean de Giscala y avaient fait jeter tout, enchaînés
; car la cruauté de ces tyrans ne s'étaient en rien
ralentie au milieu des calamités qui, de jour en jour
plus intenses, étaient venues fondre sur Jérusalem.
Mais Dieu leur avait réservé le sort qu'ils méritaient.
Jean, qui s'était caché dans un égoût avec, quelques uns
des siens, se trouva tellement pressé par la faim,
que, ne pouvant plus résister à ses angoisses, il implora
la pitié de ces mêmes Romains qu'il avait tant de fois
insultés. Ils lui firent grâce de la vie, parce qu'ils voulaient
le réserver pour le triomphe; puis ils le condamnèrent
à une prison perpétuelle.
Après que l'incendie eut détruit tout ce qui restait
encore dans la ville, les Romains en abattirent les murailles.
Jérusalem fut prise ainsi, et périt le 8 septembre,
la seconde année du règne de Vespasien. Elle avait déjà
élé prise précédemment cinq fois ; d'abord par Azohéus,
roi d'Egypte, puis par Nabuchodonosor, roi d'Assyrie,
qui la ruina, quatorze cent soixante-huit ans après sa
fondation; une troisième fois pat Antiochus Epiphane,
roi de Syrie ; une quatrième, par Pompée, et enfin par
Hérode, aidé de Sosius ; les Romains la prirent pour sixième fols, et c'est par leurs mains qu'elle se vit détruite pour la seconde fois.
Elle eut pour fondateur Melchisédech, prince des Chananéens,
et surnommé le Juste à cause de sa piété. Ce
fut lui qui consacra le premier cette ville â Dieu, en lui
bâtissant un temple sur cet emplacement, et en changeant
son ancien nom de Solime en celui de Jérusalem.
David, roi des Juifs, vainqueur des Chananéens, s'y établit
avec son peuple, quatre cent soixante-dix sept ans et
six mois avant que le roi de Babylono ne vînt, l'assiéger,
la prendre et la détruire.
Onze cent soixante-dix-neuf ans s'écoulèrent entre le
régne de David et le temps où Titus la prit et la ruina ;
deux mille cent soixante-dix-sept ans, depuis l'époque
de sa fondation.
Rien n'a donc manqué à cette ville, et rien aussi n'a
pu la préserver de la destruction : ni son antiquité, ni
son opulence, ni sa réputation répandue en tous lieux,
ni la gloire que lui avait value la sainteté de sa religion.
Quand la colère des soldats romains ne trouva plus
rien sur quoi elle pût s'exercer, quand il n'y eut plus rien
à piller ni à tuer, le César ordonna que la ville entière
fût ruinée jusque dans ses fondements, à l'exception du
pan de mur qui regardait l'occident, parce qu'il avait résolu
de faire une citadelle de ce côté ; et à l'exception aussi des tours de Phazaêl, d'Hypplcos et de Marianne,
parce que, admirant l'art et la magnificence qui y éclataient,
il voulait conserver, comme des monuments qui
feraient voir à la postérité quelles étaient la valeur et la
science militaire de ceux qui avaient pu s'emparer, de
vive force, d'une ville défendue par de tels ouvrages. Cet
ordre de Titus fut exécuté à la lettre ; et bientôt on ne
put plus même soupçonner, en voyant l'emplacement
de Jérusalem, qu'il y eut eu jamais des habitants.
Telle fut la fin tragique de cette vîlle ; fin dont on ne
peut imputer en ce lieu la responsabilité qu'à la démence
furieuse de ces hommes qui allumèrent à la fois dans la
patrie le feu de la guerre civile et celui de la guerre
étrangère.
Titus, voulant laisser une garnison dans ce qui restait
debout des anciennes fortifications de Jérusalem, choisit
pour ce service la dixième légion, avec un corps de cavalerie,
et un corps de fantassins auxiliaires. Mais, avant
de quitter le théâtre de tant de combats, il crut devoir
donner û son armée des louanges qu'elle avait méritées en
se comportant si courageusement dans tout le cours de
cette guerre, et récompenser cenx qui s'étaient le plms signalés. Il fit dresser à cet effet, au milieu du camp, un
vaste tribunal, sur lequel il monla avec ses principaux
officiers ; le reste de l'armée se concentra tout autour, et quand tous furent à portée de l'entendre, il prit la
parole. Il leur dit qu'il était profondément touché
de
l'affection, du dévouement, de l'obéissance et du courage
dont ils lui avaient donné tant de preuves, au milieu des
dangers de cette guerre, qu'ils avaient étendu les frontières
de l'empire, et fait voir à tout l'univers que ni le
nombre des ennemis, ni l'avantage d'une position fortifiée
par la nature et par l'art, ni la grandeur des villes,
ni le courage de ceux qui les défendaient, ni même quelques
revers éphémères et dus à un concours de circonstances
heureuses pour l'ennemi, ne pouvaient arrêter
l'effort des armes romaines. Il dit encore qu'on ne pouvait
rien ajouter à la gloire qu'ils avaient acquise, en terminant
une guerre commencée depuis plusieurs années non plus qu'à l'honneur qu'ils avaient eu de voir que
tout lr monde avait non-seulement approuvé, mais accueilli
avec reconnaissance le choix qu'ils avaient fait de
son père et de lui pour les élever à la dignité impériale,
et enfin que, bien que tous eussent mérité des éloges, il
désirait distinguer par des faveurs et des honneurs particuliers
ceux qui s'étaient le plus signalés, afin que l'on
sût que, s'il punissait parfois les fautes, ce n'était que
bien à regret, et qu'il avait, au contraire, un plaisir infini
à récompenser le mérite de ceux qui avaient été les
compagnons de ses travaux.
Aptes leur avoir donné à tous en général ces louanges, il ordonna aux officiers de ploclamcr ceux qui s'étaient
le plus distingués. Il les appela ensuite tous, chacun par
son nom, ce qui était un honneur, les loua, les assura
qull n'était pas moins touché et fier de leur gloire que
la sienne propre, et termina, en leur mettant des couronnes
d'or sur la tête, des chaînes d'or au cou, en leur
distribuant des javelots d'honneur à pointe d'or, des médailles
d'argent, des sommes d'or et d'argent monnayés, de
riches vêlements, ainsi qu'une foule de choses précieuses qui
faisaient partie du butin : tous ceux qui avaient
été appelés et désignés comme s'étant le plus signalés,
reçurent ainsi et emportèrent avec joie des marques de
sa magnificence. Lorsque tous eurent été récompensés
selon leur mérite, il descendit de son tribunal, aux acclamaiions unanimes de tous ses soldats, et, accompagné
des voeux qu'ils faisaient pour sa prospérité, il alla offrir
des sacrifices et actions de grâces pour sa victoire. On
immola un grand nombre de.boeufs dont la chair fut distribuée
aux soldats ; pendant trois jours, les principaux
officiers de l'armée furent conviés à des festins par le
César, et eurent l'honneur de manger à sa table.
Il distribua ensuite ses troupes et les envoya aux différents quartiers qui leur étaient assignés : nous avons
vu qu'il laissa la dixième légion, avec quelques troupes
de cavalerie et d'infanterie auxiliaire, en garnison à Jérusalem; la douzième, qui était autrefois en garnison en Palestine, mais qui s'était laissée battre par les Juifs,
du temps de Cestius, fut, en punition de cette faute, envoyée
le long de l'Euphrate, dans les quartiers qu'occupait
autrefois la dixième; il prit avec lui les deux autres,
la cinquième et la quinzième, et partit pour Césarée,
où il laissa provisoirement ses prisonniers et tout le
butin, qui était immense. Pendant son séjour dans cette
ville, il donna des spectacles au peuple; il en coûta la
vie à plusieurs Juifs, dont les uns furent employés à
combattre contre les bêles ; et les autres, à se battre les
uns contre les autres, par grandes troupes, comme
dans une guerre véritable.
Ce fut vers ce temps que Simon, l'un des deux chefs
des factieux, fut pris enfin. Repoussé de la ville haute,
il profita du moment où il vit les Romains occupés exclusivement
du pillage, assembla les plus fidèles de ses
amis, et se munissant d'instruments de maçonnerie et
de vivres pour plusieurs jours, il pénétra avec eux dans
un égoût connu de peu de personnes. Ils s'y enfoncèrent
et se mirent en devoir de le parcourir ; tandis qu'ils ne
rencontraient aucun obstacle, ils avançaient assez rapidément;
s'en présentait-il un, ils se servaient, pour
s'ouvrir un chemin, des instruments dont ils s'étaient
munis. Ils se flattaient de trouver enfin, par ce moyen,
une ouverture par où ils pourraient s'échapper. Mais
ils furent tromnpés dans leur attente; car leur travail marchait lentement, et ils avaient fait à peine moitié
du trajet quand les vivres leur manquèrent, quoiqu'ils
eussent été bien loin de les prodiguer. Il fallut donc
qu'ils retournassent sur leur pas. Pour trompe les Romains
et n'en être pas reconnu, Simon se déguisa en se
couvrant d'un vêtement blanc, sur lequel il mit un manteau
de pourpre, avec une agrafe, et se dirigea, dans ce
costume, vers le lieu où avait été le temple. La garde
romaine, surprise à la vue de cet homme, et ne le reconnaissant
pas, lui demanda qui il était; mais, au lieu
de répondre à ces soldats, il les pria de faire venir leur
officier : celui-ci, qui se nommait Térentius Rufus, vient
aussitôt, et ayant appris de la bouche même de ce misérable
quel était celui qui se livrait à lui, il le fit enchaîner
et mettre en sûre garde, et donna immédiatement avis à Titus de cette importante capture.
De Césaréc, Tytus se rendit à Béryle, ville de Phénicie
et colonie des Romains. Il y demeura quelque
temps, ce qui le mena jusqu'à l'époque du jour anniversaire
de la naissance de son père, qu'il célébra avec
plus de magnificence encore qu'il n'avait fait â celui de
la naissance de son frère, mais également au détriment
des prisonniers juifs qui, au milieu de toutes ces réjouissances
publiques, victimes dévouées aux supplices et à
la mort, eurent à recueillir encore une ample moisson
de douleur. Les Juifs de la Judée n'étaient pas les seuls qui eussent à souffrir : ceux d'Antioche recevaient le contre-coup de la guerre que soutenaient si opiniâtrement leurs
frères. Toute la ville se souleva contre eux ; on les accusa
des crimes les plus odieux. Par suite du voisinage
de la Syrie cl de la Palestine, un grand nombre de Juifs
s'étaient établis dans la première de ces provinces, particulièrement
à Aniioche, tant à cause de la grandeur de
cette ville, que parce que les successeurs du roi Antiochus
l'Illustre, qui saccagea Jérusalem et pilla le temple,
leur avaient concédé la faculté de s'y fixer, en y
jouissant des mêmes droits que les Grecs; ils avaient
même poussé leurs faveurs jusqu'à enrichir la synagogue
de cette ville, en lui faisant don de tous les vases de
cuivre qui avaient été offerts ù Dieu dans le temple de
Jérusalem, et qui en avaient été enlevés lors du pillage.
Cette colonie juive jouît paisiblement de ces droits et
de ces privilèges sous le règne de ce prince et sous celui
de ses successeurs ; elle devint très florissante, très nombreuse,
et, grâce à cette prospérité, enrichit extrêmement
et orna la synagogue, en même temps qu'elle
attirail à sa religion et y convertissait un grand nombre d'idolatres
Au moment où la guerre commença et où Vespasien vint par mer en Syrie,
ils y étaient fort haïs : il advint
que l'un d'eux, nommé Antiochus appartenant à la famille la plus considérable et la plus riche d'Antioche
accusa, en présence de tout le peuple assemblé au théâtre,
son propre pêre et plusieurs de ses coreligionnaires
d'avoir conçu le projet de brûler la ville durant la nuit;
il précisa même davantage son accusation, et nomma,
en outre, plusieurs Juifs étrangers à la ville, en assurant
qu'ils étaient ses complices dans cette conspiration.
Il en résulta une émeute terrible, dans laquelle le
peuple brûla ces malheureux au milieu du théâtre: on
parla même d'exterminer incontinent tous les Juifs de la
ville, tant on se représentait le danger comme iminentt.
Cependant Antiochuss n'oubliait rien pour animer
encore davantage la multitude; il déclara qu'il abjurait
sa religion, et, pour qu'on ne pût en douter, non plus
que l'horreur qu'il prétendait éprouver pour les moeurs
des Juifs, il ne se contenta pas d'offrir des sacrifices selon
le rite des païens, il voulut encore que l'on y contraignît
les autres, et que l'on considérât comme coupables
ceux qui refuseraient de le faire. Le peuple embrassa
avidement cette proposition : quelques Juifs eurent
la faiblesse de céder ; quant à ceux qui demeurèrent
fermes dans la foi de leurs pères, ils furent tous tués.
Mais Antiochus ne s'arrêta pas encore dans l'horrible
voie dans laquelle il s'était engagé ; assisté de quelques
soldats que lui donnait celui qui gouvernait cette provînce pour les Romaine, il fit tout ce qu'il pu pour empécher ceux qui avalent été autrefois ses frères de célébrer le
repos du septième jour, pour les contraindre à
travailler; ces violences furent telles, qu'en peu de
temps le septième jour cessa d'être célébré, nos seulement
dans Antioche, mais encore dans toutes les autres
villes de Syrie.
Ce ne fut pas la seule persécution qu'eurent à subir
les Juifs d'Antioche : leurs marchés, leurs archives, le
greffe où ils conservaient leurs actes et leurs palais furent
brûlés ; et l'embrasement fut si grand que l'on eut
toutes les peines du monde à empêcher que la ville entière
ne fût réduite en cendres. Antiochus s'empressa
d'en rejeter la responsabilité sur les Juifs, et il ne trouva
les habitants que trop disposés à prêter confiance à
ses calomnies, d'autant plus que, lors même qu'ils
n'eussent pas été animés comme les Juifs d'une haine
profonde, les accusations précédentes semblaient avoir
trouvé leur confirmation dans ce terrible incendie.
La passion les aveugla même au point qu'ils s'imaginèrent
avoir vu les Juifs allumer le feu. Ils coururent
en masse pour les égorger, et l'eussent fait sans 1intervention
de Colléga, qui commandait dans la ville en
qualité de lieutenant du gouverneur romain, Césennius
Pison, alors absent ; ce ne fut pas sans une peine extrème qu'il parvint à contenir et à calmer uu peu cette population furieuse, et à lui persuader de s'en remettre
sur ce qui était arrivé, au jugement de Titus. Il fit faire
ensuite une information très exacte, et il se trouva que
les Juifs étaient innocents du crime dont on les accusait,
et qui avait été commis par des gens accablés de
dettes, qui espéraient, par ce moyen, se préserver des
poursuites que l'on pourrait intenter contre eux, parce
que, les dépôts des archives brûlés, leurs créanciers
n'auraient plus de titres à faire valoir contre eux. Cependant,
et quelque innocents qu'ils fussent, les Juifs n'attendaient
qu'avec anxiété quel serait le résultat d'une
accusation si calomnieuse, mais si grave. Les pièces de
l'enquête furent envoyées à Titus: ce prince répondit
qu'avant de rendre son arrêt, il désirait voir les choses
de ses propres yeux, et qu'en conséquence il se rendrait
à Antioche. Quand les habitants surent que Titus venait
vers leur ville, ils en eurent une joie extrême, et le jour
où il devait arriver , ils se rendirent au devant de lui,
avec leurs femmes et leurs enfants, jusqu'à une distance
de trente stades, Au moment où il passa, ils se placèrent
en haie des deux côtés de la route, et,tendant les mains poussaient de grands cris méles d'instantes prières, pour
qu'il chassât les juifs de leur ville. Mais le César les
écouta sans leur répondre. On se ferait difficilement une
idée des craintes des Juifs, durant ce temps, dans l'incertitude où ils étaient de ce qu'il ordonnerait dans une affaire où ils s'agissait de leur ruine entière. Ils ne la
surent point ce jour, non plus que les habitants d'Antioche,
car Titus, sans s'arréter dans leur ville ne fit que la traverser pour pour se rendre à Zugma sur l'Euphrate,
où l'attendaient les ambassadeurs de Vologèse, roi des
Parlhes, qui lui présentèrent une couronne d'or en
témoignage de la part qu'ils prenaient à ses succès sur
les Juifs. Ce ne fut qu'au retour de ce voyage qu'il se
rendit à Antioche, pour terminer le procès pendant
entre les Juifs et le reste dle la population. Le sénat et
les magistrats le prièrent avec instance d'aller au théâtre
où les habitants étaient assemblés. Il y consentit gracieusement, aumoment où il entra, il fut accueilli par de
grandes acclamations, mais aussi par les mêmes prières
de chasser les Juifs. Le César leur répondit qu'il ne voyait
pas où il pourrait reléguer ces malheureux, puisque la
seule ville où il eût pu les envoyer était détruite et on ne
pouvait plus les recevoir, Ils le supplièrent alors de vouloir
au moins faire enlever les tables d'airain sur lesquelles
on avait gravé les privilèges de cette nation, et de
l'en priver; mais il ne leur accorda pas davantage cette
seconde demande, et ne tarda pas à quitter la ville pour
passer en Egypte, laissant la contestation entre les Juifs
et les autres habitants, dans l'état où il l'avait trouvée.
Vcspasicn et son second fils Domitien voulurent aller
au-devant de Titus et recevoir le vainqueur. Ils donnèrent un spectacle à la foule. Puis, Vcspasien, entouré de ses deux fils, Titus et Domitien,
somptueusement vôtus, les deux premiers sur un char,
le dernier à cheval, s'avançaient, en effet, après des statues
et fermaient la marche.
Le cortège se rendît en cet ordre au temple de Jupitcr-Capitolin, où il s'arrêta jusqu'à ce que, selon l'ancienne
coutume, on eût annoncé la mort du chef des
ennemis. Celui que les Romains considérèrent comme
tel fut Simon, fIls de Gioras : il parut d'abord dans le
triomphe, au milieu des autres captifs, puis on le traîna,
la corde au cou, jusqu'au lieu du supplice, sur la place
du Grand-Marché, où on le battit de verges, et on l'exécuta publiquement. Aussitôt que l'on eut annoncé sa
mort et que chacun en eût témoigné sa joie par ses applaudissements,
on offrit les sacrifices usités en pareille
circonstance, en les accompagnant de voeux et de prières. Quand ces cérémonies furent achevées, les empereurs se retirèrent dans le palais où ils firent un grand
festin. Il s'en fit d'autres en même temps dans toute la
ville et partout l'on fêta ce jour, et l'on rendit grâce
ax dieux de la vicloiro remportée sur les ennemis, et
de ce que l'on considérait comme celui de la fin de
la guerre civile et du commencement d'une ère de félicité.
Après ce triomphe, Vcspasien, voyant la paix affermi
dans l'empire, consacra le prix d'une partie du butin
, pris sur les Juifs, à faire construire, avec une rapidité
étonnante, un temple dédié a la paix : il l'orna de tablcaux des plus grands maîtres, et de ceux qui avaient
figuré dans la cérémonie du triomphe; il y plaça aussi
la table d'or, le chandelier aux sept branches et la plus grande partie des riches dépouilles enlevées au temple de Jérusalem
; glorieux trophée destiné à attester aux générations
futures les victoires remportées par lui et par son
fils Titus. Il se réserva cependant le livre de la loi et les
voiles de pourpre du temple, et les fit garder soigneusement
dans son palais.
Quoique les victoires que ces deux princes avaient
remportées sur les Juifs eussent écrasé ce peuple et
l'eussent mis pour longtemps hors d'état de se soulever,
toute la Judée n'était pas encore entièrement pacifiée;
quelques places, occupées par des factieux et des bandes de brigands, tenaient encore. Mais les empereurs, après
avoir terminé en personne la partie la plu» glorieuse
mais aussi la plus difficile de In guorre, crurent devoir
laisser le reste à leurs lieutenants. Lucilius-Bassus fut
en conséquence, envoyé en Palestine : ce général prit
d'abord, par capitulation, le château d'Hérodion; puis,
ayant reçu des renforts, il se prépara à attaquer le chateau de Machéron, forteresse importante et presque
inexpugnable par sa position au sommet d'une haute
montagne hérissée de rochers et environnée de tous cotés
par des vallées profondes et presque infranchissable!».
Celles de ces vallées qui s'étend du côlé de l'occident, à
soixante stades de longueur et se termine au lac Asphalite : c'est de ce côté que la hauteur du châlean frappe
le plus et apparaît le mieux ; les autres vallées qu'il
domine ne sont d'ailleurs ni moins profondes que celles-ci, ni d'un accès plus facile. Frappé de la force de cette assiette, Alexandre, roi des Juifs, y bâtit le premier un château, que Gabinius ruina lors de la guerre qu'il fit à
Arislobulc. Hérode le rétablit pour en faire un boulevard contre les Arabes de cette frontière ; il fit même
plus, il y construisit une ville qu'il couvrit d'une ceinture de fortes murailles et de tours, communiquant avec
le château. Celui-ci dominait la ville et avait des tours de
soixante coudées de haut, à chacun des angles de ses
murailles. Au centre du fort se trouvait un palais non moins admirable par sa beauté que par sa grandeur.
Plusieurs citernes que l'on y avait creusées mettaient
ceux qui y demeuraient à l'abri de toute crainte de manquer jamais d'eau.
Rien, du reste, n'avait été oublié de
tout ce que l'art pouvait ajouter à la force d'une position pour laquelle la nature avait déjà tout fait. Un arsenal
parfaitement approvisionné d'armes de toutes
sortes complétait les ressources que ce château offrait à
ses défenseurs.
Bassus reconnut cette position et se décida à l'attaquer du côté de l'orient. Il fit combler la vallée dans
cette direction ; puis ses soldats se mirent à travailler
avec diligence à élever des terrasses assez hautes pour
que l'on pût aborder et battre le château. Les Juifs qui
en formaient la garnison en obligèrent les habitants à se retirer dans la ville, où ils devaient avoir à soutenir les
premiers efforts des assiégeants, quant à eux, ils se réservaient
pour la défense du château ; outre qu'ils étaient
beaucoup plus forts et plus sûrs, ils espéraient bien,
s'ils ne pouvaient forcer les Romains à lever le siège,
d'obtenir nu moins une capitulation favorable. Ils firent
donc des sorties et essayèrent d'interrompre les assiégeants dans leurs travaux ; mais un accideut imprévu
ne tarda pas à les contraindre à rendre la place. Ils
comptaient dans leurs rangs un jeune homme nommé
Eléazar, vigoureux et très brave. Il se signalait dans
toutes les sorties, incommodait les travailleurs de la terrasse,
soutenait et enflammait, par son exemple, le courage
des assiégés, et, quand il fallait se retirer, après
une sortie, leur en facilitait les moyens en se plaçant à
l'extrême arrière-garde où il soutenait les efforts des ennemis.
Un jour, après une sortie et lorsque ceux qui en
faisaient partie étaient déjà rentrés dans la place, il resta
dehors, s'arrôlant et se mettant à causer avec ceux qui
étaient au haut des murailles, comme pour donner aux
assiégeants un signe énergique de son mépris pour eux,
et leur porter le défi de commencer le combat. En ce
moment, un égyptien, qui servait dans l'armée romaine
en qualité de soldat, sortit de son rang, s'élança en
avant, surprit Eléazar, l'enleva tout armé qu'il était, et
l'emporta dans le camp à la vue des Juifs stupéfaits.
Bassus le fit porter en présence de ses frères assiégés,
dépouiller de ses vêtements, étendre tout nu et battre
de verges. Ils accoururent aussitôt en foule sur la muraille,
et leur douleur remplit l'air de gémissements :
jamais on n'avait vu le malheur d'un simple particulier
soulever de tels cris et de telles plaintes. Pour profiler
de ce mouvement de compassion et l'augmenter même,
et obliger les assiégésà lui livrer la place pour sauver la
vie d'un jeune homme qui leur était si cher, Dassus fit
dresser une croix comme s'il eût voulu le faire crucifier.
L'instrument du supplice ne fut pas plus tôt élevé, que les cris redoublerent : en même temps Eléazarr suppliait
ses compatriotes de ne pas le laisser périr si misérablement et de penser aussi à leur propre salut sans prétendre
résister encore aux Romains, après que tous les autres avaient été contraints de leur céder. Cette prière,
appuyée par les discours que les parents du jeune prisonnier
tenaient aux assiégés pour les émouvoir en sa
faveur, toucha si vivement ceux qui défendaient le château
qu'ils se décidèrent à demander à capituler, ils offrirent donc, pour sauver Eléazar, de rendre la place. A condition qu'ils pourraient se retirer où ils voudraient.
Bassus y consentit avec empressement. Cependant, les habitants et la garnison de la ville, ayant appris ce
traité, fait sans leur participation, résolurent de s'enfuir
pendant la nuit. Mais la garnison du château, soit par
envie, soit qu'ils craignissent que Bassus ne le trouvât
mauvais et ne s'en prît à eux, lui donnèrent avis de ce projet. Ce général en profita, de telle sorte qu'il n'y eut
que ceux qui sortirent les premiers et qui étaient les
plus déterminés qui se sauvèrent ; les autres, au nombre
d'environ dix-sept cents, furent tués, et leurs femmes et
leurs enfanls faits esclaves. Quant à ceux du château,
Bassus tint la parole qu'il leur avait donnée, et toutes
les clauses de la capitulation.
Les Juifs qui s'étaient échappés de Machéron se réfugièrent
dans une forêt voisine; les Romains en eurent connaissance, ils marchèrent contre eux, et environnèrent
la forêt, afin qu'aucun des fugitifs ne pût s'échapper.
Bassus ordonna ensuite à son infauterie de couper
les arbres. Les Juifs, réduits ainsi à essayer de s'ouvrir
un passage par la force, se précipitèrent sur l'ennemi
tous ensemble avec une grande vigueur et en poussant
de grands cris, mais les Romains les accueillirent avec
leur calme et leur courage ordinaires. L'audace des fugitifs d'une part, et la fermeté inébranlable des légionnaires de l'autre, maintinrent longtemps le combat.
Mais enfin les Romains demeurèrent maîtres du champ
de bataille, couvert des corps de trois mille Juifs qui
s'étaient sauvés de Machéron : pas un n'avait échappé.
Ces malheureux étaient commandés par Judas, qui était;
un des chefs des factieux au siége de Jérusalem, et qui
s'était sauvé de cette ville par les égouts.
Nous avons vu que plusieurs de ces misérables occupaient
le fort de Massada sous le commandement d'Eléazar,
leur digne chef, et que le nouveau gouverneur romain,
Sylvia, avait résolu d'attaquer et prendre cette
forteresse, dernier asile de la révolte dans sa province.
Il s'en approcha à la tête d'une petite armée ; occupa, au
moyen de garnisons, tous les ports voisins qui lui parurent
de quelque importance, fil construire autour de la
place un mur de circonvallation pour couper aux assiégés
toute retraite et toute communication avec le dehors et enfin prit lui même son quartier à l'endroit où les
rochers, sur lesquels étaient bâti le château, rejoignaient
la montagne voisine. Un des plus grands obstacles que
les assiégés rencontrassent dans ce siège, c'était l'extrême
difficulté qu'il y avait pour eux à se procurer des
vivres, ce n'était pas seulement des aliments qu'il fallait
aller chercher au loin avec des fatigues mortelles pour
les Juifs qu'on y employait; mais l'eau même, qui manquait
dans cette contrée où il n'y a ni fontaines, ni fleuves, et où il ne pleut que rarement. A
ces difficultés se
joignait celles de la force de la place. Le château était
construit au sommet d'un rocher très haut, à pentes escarpées
et environné de tous côtés de profondes vallées
inaccessible presque de toutes parts, cette forteresse ne
communiquait avee la plaine que par deux chemins rudes et pénibles, dont l'un, du côté de l'orient, monte
vers lui du lac Asphallite, et l'autre, du côté du couchant,
le fait communiquer avec la Palestine. On a donné
à l'un de ces chemins le nom de couleuvre, parce qu'il
forme de nombreux plis et replis, et que les rochers à
travers lesquels il est frayé, l'obligent fréquemment de
tourner autour d'un même point et de revenir presque
sur lui-même pour avancer peu à peu ; l'on n'y marche
qu'à grande peine et avec des précautions continuelles,
car le moindre faux pas serait mortel et précipiterait le
voyageur, du haut des rochers, dans des gorges et des profondeurs que les plus hardis n'osent contempler sans
pâlir. La longueur de ce chemin est de trente stades.
Le sommet du rocher n'est pas terminé en pointe, mais
en une surface plane assez étendue.
Le grand pontife Jonathas avait lui-même autrefois
choisi cet emplacement pour y bâtir un château auquel
il donna le nom de Massada ; après lui, Hérode n'épargna
rien pour ajouter à la force de cette position : il
l'environna d'un mur construit en pierre blanches de
douze coudées de haut et de huit do large. Ce mur avait sept
stades de circonférence, et était flanqué de trente
sept tours, hautes chacune de cinquante coudées. Des
logements spacieux avaient été ménagés dans l'intérieur
de la forteresse pour une nombreuse garnison. On avait
aussi tiré parti de tout le terrain que n'occupaient pas
les bâtiments ; et Hérode l'avait fait cultiver pour qu'il
offrît quelques ressources à ceux qui chercheraient leur
sûreté dans cette place, s'ils ne pouvaient reuouveler
leurs vivres ailleurs. Le même prince avait fait élever,
dans l'enclos de Massada, du côté du nord, un palais
magnifique, dont les quatre angles étaient garnis de
tours hautes de soixautes coudées. Les appartements de
ce palais, les galeries et les bains étaient admirables ;
des colonnes d'une seule pierre les soutenaient, et le pavé
en était de marbre et de mosaïque. De nombreuses citernes,
taillées dans le roc assuraient à la garnison une abonnante provision d'eau. Un chemin creusé dans les
rochers conduisait du palais au château ; mais ce chemin
ne pouvait être vu dehors. A mille coudées en avant de
la place, du côté de l'Orient, dans la partie la plus étroite
du chemin qui menait au château dans cette direction,
une tour fermait le passage et interdisait l'accès du rocher
de ce côté; en outre, tout ce chemin avait été fait
de telle sorte qu'il était difficile d'y marcher, lors même,que l'on n'y eût pas rencontré d'obstacle. L'art et la nature
avaient rendu cette place inexpugnable. On y avait
rassemblé des provisions de toute espèce, et surtout du
blé en telle abondance qu'il y en avait de quoi nourrir
la garnison pendant plusieurs années. Quand Eléazar
surprit ce château et s'en empara, il trouva toutes ses
choses aussi saines que lorsqu'elles y avaient été mises,
quoiqu'il y eût près de cent ans qu'elles y étaient ; ce que
l'on doit attribuer sans doute à ce que ce lieu, étant for
élevé, l'air y était si pur qu'il était difficile que rien s'y
corrompît. Les arsenaux de Massada contenaient, outre
des armes pour dix mille hommes, une grande quantité
de fer, de cuivre et de lingots: tous ces préparatifs avaient
été faits par Hérode, parce que ce prince voulait s'assurer
une retraite dans ce château, au cas où il fût tombé
dans l'un des deux périls qu'il craignait par-dessus tout
une révolte des Juifs, pour rétablir sur le trône la race des rois Asmonéens, ou, ce qu'il appréhendait bien plus encore, une tentative de la reine Cléopâtre pour le faire
tuer, dans le but de s'emparer de son royaume. C'était,
en effet, un des projets de cette princesse; et, comme
Hérode en était informé, il avait mis le château de Massada
en état de lui offrir un refuge assuré, et l'avait si
bien fortifié que, bien que ce fût la seule place insoumise,
les Romains ne pouvaient, avant de l'avoir prise, se flatter
d'avoir terminé la guerre contre les Juifs.
Quand le mur de circonvallation, que Sylva avait fait
élever autour de la place fut achevé, ce général chercha
le côté faible ou le plus accessible par où il pourrait diriger
son attaque. Il n'en trouva qu'un seul qui lui parut propre à cet objet : c'était au-delà de cette tour, qui
barrait le chemin par lequel on montait au palais et au
château, il y avait là un roc nommé Leucé, c'est-à-dire
blanc, plus large, mais moins haut de trois cents coudées
que celui sur lequel était bâti la forteresse. Sylva
n'y établit d'abord de force, puis il y fit apporter de la
terre par ses soldats; ils y travaillèrent avec tant d'activité, qu'ils y élevèrent une masse de cent coudées de
hauteur. Mais ce terre-plein ne parut pas à Sylva suffisament
solide pour soutenir les machines. Il le fit
donc surmonter d'un vaste cavalier construit en grosses
pierres et ayant cinquante coudées de haut et amant de large.
On éleva sur ce cavalier ume tour de soixante coudées de haut, toute revêtue de fer en dehors du sommet
laquelle les Romains lançaient sur les assiégés une grêle
de flèches et de pierres qui les empêchaient de se montrer sur la partie de la muraille qui était exposée. Quand
les défenseurs du château eurent été ainsi écartés du côté
que l'on voulait attaquer, les Romains firent avancer et
jouer un bélier, mais ils éprouvèrent une peine extrême
à faire brêche dans le mur ; et les assiégés construisirent
d'ailleurs, avec une incroyable diligence, derrière
le premier mur, un second qui n'eut plus à craindre
l'effort des machines. En effet, n'étant pas d'une matière
qui résista, il amortissait les coups du bélier, en cédant
à leur violence. Ils avaient disposé des rangs de grosses
poutres emboîtées les unes dans les autres, qui, avec
l'espace qui les séparaient, avaient autant de largeur que
le mur: l'intervalle était remplie de terre soutenue par
d'autres poutres, afin qu'elle ne put s'écrouler. On eût
pris cet ouvrage pour quelque grand bâtiment. Les coups
des machines, en frappant dessus, bien loin d'en rien
ébranler, pressaient et rendaient encore plus compacte
cette terre argileuse.
Mais si ce rempart défiait le bélier, il n'était point à
l'épreuve du feu. Sylva fil amonceler au pied de ces poutres une grande quantité de matières combustibles qu'on
alluma. Le feu prit au bois, gagna jusqu'aù gazon du rempart et bientôt on vit s'élever une grande flamme. Le vent du nord qui soufflait en ce moment poussa d'abord
une poussière embrasée du côté des Romains et menaça
d'Incendier leurs machines. Tout à coup, comme si Dieu
se fût déclaré en leur faveur, le vent changea, et, passant
au midi, fit retourner cette flamme contre le mur des
Juifs, et en augmenta de telle sorte l'embrasement, qu'il
brûla entièrement du haut en bas. Reconnaissant le secours
que Dieu leur prêtait en celte circonstance, les Romains
retournèrent avec grande joie dans leur camps, bien
décidés à donner l'assaut le lendemain, dès la pointe du
jour ; ils doublèrent en outre leurs corps dc-garde, pour
empêcher que les assiégés ne s'échappassent.
Leurs craintes à cet égard étaient mal fondées ; Êléazar était fort éloigné de vouloir se sauver, et même de
permettre à qui que se fût d'y songer. La seule pensée,
qui lui. vint à l'esprit lorsqu'il vit ce dernier rempart
réduit en cendres, et toute espérance du salut évanouie,
ce fut de se délivrer lui et les siens avec leurs femmes
et leurs enfants, des outrages et dcs maux que les Romains
leur feraient subir lorsqu'ils seraient maîtres de la place,
et, par un discours chaleureux, il s'efforça d'exciter ses
compagnons à éviter, par un suicide, qui eût mis le comble
â leurs crimes, les supplices ou l'esclavage qui eussent
été le juste châtiment qu'ils avaient mérité; mais
son discours ne fut pas accueilli de même par tous ses
auditeurs : les uns en furent touchés au point qtt'ils brûlaient d'impatience de terminer leurs jours par une
mort qui leurr paraissait si glorieuse; les autres, émus de compassîon pour leurs femmes, leurs enfants et eux-mêmes,
s'cntre-regardaient, et témoignaient par leurs
larmes qu'ils n'étaient pas de ce sentiment. Eléazar, craignant que la faiblesse des uns n'amollit le courage des
autres, reprit son discours avec plus de force ; et, pour
les toucher tous par la considération de l'immortalité de
l'âme, il le commença en regardant fixement ceux qui
pleuraient ;
" Je vois que je me suis trompé, leur dit-il, en vous
prenant pour des gens de coeur qui aimeraient mieux
mourir glorieusement que de vivre avec infamie. " Le
méchant ne craignit pas ensuite de s'appuyer sur les
saintes écritures et sur le dogme sacré de l'immortalité
de l'âme, pour engager ceux de ses compagnons qui
hésitaient, à commetre un suicide, et pour fortifier dans
leur résolution ceux qui avaient favorablement accueilli
son premier discours.
Il ne réussit que trop bien ; ses paroles émurent profondément
ceux auquels il s'adressait, et ils l'interrompaient
pour le presser d'en venir â l'exécution. Ils étaient
transportés de fureur, et donner la mort à leurs femmes,
à leurs enfants et à eux-mêmes, leur paraissait non-seulcrnent
une action généreuse entre toutes, mais même une
choses désirable. Ils n'avaient qu'une crainte, c'était que quelqu'un ne leur survécût. Ils allèrent vers leurs femmes et leurs enfants, .les embrassèrent, leur firent, en
fondant en larmes, leurs derniers adieux, leur donnèrent
les derniers baisers ; puis, comme si leurs mains eussent
été des mains étrangères, ils exécutèrent leur funeste résolution en leur représentant la dure nécessité où ils
étaient de s'arracher ainsi le coeur à eux-mêmes en leur
arrachant la vie, pour les préserver des outrages qu'ils
auraient eus â subir de la part des ennemis, s'ils étaient
tombés vivants en leur pouvoir. Pas tm seul ne sentit son
courage faiblir dans une oeuvre aussi tragique : tous tuérent leurs femmes et leurs enfants, et dans la persuasion
que l'extrémité à laquelle ils étaient réduits, les y contraignait, cet horrible carnage n'était plus à leurs yeux
que le moindre des maux qu'ils avaient à redouter. Mais ,
ils ne l'eurent pas plutôt achevé que, ne pouvant plus
supporter l'existence après la perte de personnes qui
leur étalent aussi chères, ils se hâtèrent de réunir tout
ce qu'ils possédaient encore, en firent un monceau auquel
il mirent le feu, puis s'en rapportèrent à la voie du sort
pour qu'il en désignât dix d'entre eux qui tueraront tous
les autres.
Alors chacun d'eux alla se placer prés des corps des
siens, et les tenant embrassés, présenta la gorge aux
exécuteurs. Ceux qui avalent été chargés par le sort de
cet épouvantable ministère, s'en acquittèrent froidement et sans témoigner la moindre émotion. Quand ils eurent
fini, ils s'en rapportèrent encore au hasard par le choix
de celui qui devait tuer les neuf autres, et ceux-ci s'offrirent
à leur tour avec la même impassibilité qu'avaient
fait les premiers. Le dixième, se voyant seul, regarda de
tous côtés et s'assura qu'il n'y avait plus personne qui
eût besoin de son horrible assistance, pour être délivré
de ce qui lui restait de vie, quand il eut reconnu que
tous étaient morts, il mit a feu au palais ; et après s'être
rapproché des corps de ceux qui lui avaient été chers, il
acheva, d'un coup qu'il se donna, cette sanglante tragédie.
Ces effroyables calamités avaient été annoncées au
peuple juif longtemps d'avance. Il pouvait s'y attendre
et aussi s'en préserver, s'il n'eût été aveuglé par l'orgueil
et par la chair. Jérusalem et son temple ont été détruits
deux fois, l'une parNabuchodonosor, l'autre par Titus;
mais en ces deux occasions la justice de Dieu s'est manifestée sous des formes différentes : l'un des deux châtiments
devaient être transitoire ; l'autre, à peu prés sans
rémission.
Nous avons vu l'histoire étrange, racontée par Josèphe,
de cet homme qui, pendant sept ans, parcourut la Judée,
criant : Malheur, malheur à Jérusalem, sans que jamais
on entendît de lui que cette terrible parole : Malheur à
Jérusalem, malheur ! Ne dirait-on pas que la vengeance divine s'était comme rendue en cet homme qui ne subsistait
que pour prononcer ses arrêts ; qu'elle l'avait rempli
de sa force, afin qu'il pût égaler les lamentations aux calamités. Ce prophète de malheur s'appelait Jésus : comme
si le nom de Jésus, nom de salut et de paix, devait, lui
aussi, devenir d'un funeste présage pour les Juifs qui,
l'avaient méprisé en la personne de notre Seigneur ; et,
afin que ceux qui avaient rejeté un Jésus qui leur annonçaient la miséricorde et la vie reçussent un autre Jésus,
messager de mort et de malheurs.
FIN DE L'OUVRAGE