Inscriptions inédites de la Corse

 

par Etienne Michon

 

001

 

« La Corse, écrivait en 1883  M. Mommsen au tome X du Corpus (1), si l’on excepte le territoire des colonies d’Aleria et de Mariana, était, suivant Pomponius Mela (2) que confirment Diodore et Strabon (3), habitée par des barbares. L’absence même d’inscriptions le prouve. Les colonies elles-mêmes en effet n’occupent pas dans le recueil des inscriptions latines la place qu’elles devraient avoir : Mariana n’a encore donné aucune inscription (4). Aleria en a donné quatre seulement. Quant aux régions occupées par les indigènes, elles n’ont fourni jusqu’ici, ou peu s’en faut que le décret de l’empereur Vespasien (5),  de telle sorte que l’on peut supposer à bon droit qu’ils ne parlaient même pas bien le latin. L’état actuel de l’île, encore barbare, est assurément pour quelque chose dans la rareté des monuments ; mais ce n’est certes pas un effet du hasard si, parmi les provinces de l’empire romain, la Maurétanie Tingitane et la Corse n’occupent au Corpus par leur épigraphie qu’une page chacune. Nous n’avions pas à nous arrêter à faire la chorographie d’une île toute dépourvue d’inscriptions.

                                                                          Les deux provinces ainsi condamnées en quelque sorte par M. Mommsen ont, depuis, trouvé des défenseurs.

 

  1. C.I.L., X, pars II, p. 838.
  2. II, 7, 122
  3.  Diodore, V, 11 1 ; Srabon, V, 2, 7.
  4. Une inscription de Mariana, publiée d’abord par M. Perelli dans le Bulletin de la société des sciences historiques et naturelles de la Corse, 1881, p.26 puis par M. Lafaye (Bulletin épigraphique, 1881, p. 230) figure aux Additamenta du tome X sous le n° 8329.
  5. C.I.L., X, pars II, 8038.

 

Les recherches entreprises par M. de la Martinère, les fouilles qu’il a sur divers points pratiquées, ont seulement éclairci la géographie, mais encore accru le nombre des inscriptions de la Tingitane (1), et il revient à un ancien membre de l’Ecole française de Rome, M. Lafaye, d’avoir quelque peu réformé la sévérité du jugement de M. Mommsen en ce qui touche la Corse. Un court voyage qu’il fut amené à faire dans cette île lui permit de recueillir sept inscriptions nouvelles qu’il publia successivement dans le Bulletin épigraphique (2).

                                                                          Le butin épigraphique de la Corse se trouva doublé. Aussi M. Lafaye, après avoir rapporté au début de ses articles les lignes de M. Mommsen citées plus haut, ajoutait-il : « En dépit des autorités puissantes qu’allègue M. Mommsen, je me demande si ce n’est pas par la fautes des modernes que le recueil des inscriptions de la Corse fait si triste figure dans le Corpus.  M. Mommsen est sévère pour notre administration lorsqu’il parle de l’état de barbarie dans lequel l’île se trouve encore aujourd’hui ; cependant, avant d’attribuer à la barbarie antique la pauvreté de la moisson que les archéologues ont faite, il faudrait voir si des explorations plus fréquentes et mieux conduites ne nous rendraient pas plus riches. Les lecteurs du Bulletin me sauront gré sans doute d’avoir tenté l’expérience. J’espère leur montrer par mon propre exemple qu’on pourrait grossir la liste des inscriptions de la Corse plus aisément qu’on ne serait disposé à le croire si l’on s’en rapportait au Corpus (3).

                                                                          Je ne sais si M. Lafaye n’était pas un peu optimiste. J’ai eu l’occasion, au cours d’une mission entreprise pendant mon séjour à l’Ecole de Rome, non seulement de visiter en détail

 

(1) Voit notamment Revue archéologique, 1887, t. X p.282.

(2) Inscriptions inédites de la Corse, 1883, p.191 et 286 ; 1884, p.18 et 296 ; 1886, p. 182.

(3) Bulletin épigraphique, 1883, p. 192.     

 

presque toute la Corse, mais encore d’exécuter des fouilles à Aleria, sans trouver que fort peu de textes nouveaux. Il faut noter que M. Lafaye avait recueilli la moisson d’une vingtaine d’années. Le Corpus s’arrêtait à l’année1865, époque où parut une histoire de l’abbé Galletti (1) qui contenait les inscriptions trouvées jusqu’alors. L’absence dans la période suivante de tout ouvrage où pussent puiser les rédacteurs du Corpus a permis à M. Lafaye d’être aussi heureux. Il a rendu par lui-même la tâche plus difficile à ses successeurs.

                                                                          Je ne crois donc pas, malgré son exemple, que la Corse donne jamais une abondante récolte épigraphique. Les remarques de M. Mommsen en ce qui touche la rareté même des inscriptions restent et risquent de rester toujours vraies. Non toutefois qu’il faille exagérer la barbarie de l’île dans l’antiquité. La domination romaine (on en pourrait donner de nombreuses preuves) ne s’est nullement bornée , ainsi qu’on le croit trop volontiers, aux deux colonies d’Aleria et de Mariana ; mais la Corse a été pendant treize siècles, de la chute de l’empire d’occident à la conquête française, le théâtre de trop de guerres, elle est restée jusqu’à nos jours, autant de la part des savants indigènes que des savants français ou étrangers, trop à l’écart de toute étude d’érudition, pour que des monuments aussi fragiles que le sont le plus souvent les inscriptions n’aient pas irrémédiablement péri. A l’époque même où quelques unes auraient pu être copiées et étudiées, nul ne s’en est soucié et une partie de celles qui avaient échappé à la barbarie a du disparaître dans les quelques grands travaux et percements de routes exécutés depuis l’occupation française Là est sans doute la cause de la pauvreté épigraphique de la Corse, pauvreté qui peut donner quelque intérêt à la publication des moindres fragments recueillis.

 

(1) L’abbé J. A. Galletti, Histoire illustrée de la Corse, 4°, 1865.

 

 

 

                                                                          Aleria

                                                                                                  I

 

                                                                          Je ne tardai pas à apprendre, en arrivant à Aleria, que le clocher de l’église, élevé il y a huit ou neuf ans, avait été construit avec des pierres tirées du sol même de l’ancienne ville. Les blocs avaient été recoupés et maçonnés au milieu d’autres matériaux, de telle sorte qu’une visite dans le clocher ne me put rien apprendre ni sur leurs dimensions primitives, ni sur la construction à laquelle ils avaient appartenu ; mais quelques uns, laissés sur place, et la trace de l’ancienne tranchée, que les éboulements n’avaient pas encore complètement nivelée, indiquaient assez exactement le lieu d’où avait été extraite la pierre. Je résolue de faire commencer mes fouilles sur ce point.

                                                                          L’emplacement se trouve à 218 m. au sud de l’angle sud-est du Fort. Une tranchée, poussée par endroits jusqu’à six mètres de profondeur, y mit au jour d’importantes substructions en blocs rectangulaires de calcaire superposés sans mortier ni crampons de métal, qui supportaient un édifice de 10 m.55 de façade et sont peut-être antérieures à la colonisation romaine d’Aleria.

                                                                          La plaque de bronze, sur laquelle est gravée l’inscription ci-après, a été retrouvée à 1 m. de profondeur, au-dessus de l’un des murs. Le fragment mesure 14 centimètres de large sur 20 de haut et 1 millimètre seulement d’épaisseur : la plaque était donc appliquée sur un fond, sans doute en bois. On y voit les lettres suivantes en beaux caractères droits de la meilleure époque :

002              

 

 ……eto…(Vesp)asiano Aug…Africa ...d   

 

La dimension des lettres est de deux centimètres, un intervalle de même hauteur sépare les lignes, sauf entre la troisième, qui était la dernière, et la lettre gravée au-dessous, où il est de quatre centimètres. L’espace libre à gauche de la troisième ligne montre qu’elle commençait par Africa…Il est donc vraisemblable que quelques lettres seulement manquent au début de la seconde et que rien n’y précédait les mots (Vesp)asiano Aug(usto), dont la lecture est certaine. Quant à la dernière lettre, qui se trouve sur la limite même de la cassure, elle n’a pu être qu’un D, un  P, ou un R,  et appelle évidement une autre lettre placée symétriquement à l’autre extrémité.

                                                                          Je ne sais si, sauf les mots Vespasiano Augusto, il est possible d’interpréter l’inscription. La première pensée serait de voir dans le nom de l’empereur à l’ablatif et le nom suivant Africa(no ?) l’indication d’une date consulaire mais Vespasien, consul suffectus avant son élévation à l’empire en 51, n’a jamais ensuite été consul qu’avec son fils, Titus, et avec Nerva en 71. Titus, à qui l’inscription pourrait également convenir, ne l’a été, étant empereur, qu’une seule fois avec Domitien. Il ne peut donc être question d’une date consulaire. A quel titre intervient alors le nom de l’empereur ? L’inscription est-elle une plaque votive en son honneur, ainsi que pourrait le faire supposer le D final, dedicat, on ne saurait expliquer la place qu’occupe le nom entre les premières lettres  et le mot Africa ou Africano, où l’on ne peut voir un surnom de l’empereur. La provenance de l’inscription défend d’autre part en lisant Africa d’y voir un hommage rendu au prince par la province d’Afrique. Peut-on davantage, reconnaissant à l’inscription un caractère votif, supposer qu’elle était dédiée  à un autre personnage ? On comprendra mal qu’il y soit question de l’empereur au datif ou à l’ablatif et à cette place. L’explication  du D par decreto decurionum ne donne pas davantage une solution. Il ne semble pas possible, par exemple, quoique les dimensions de la plaque, que la grandeur des lettres montre avoir été assez considérables, s’y prêtassent assez bien, de voir ici une de ces tables de patronat par où les villes rappelaient le souvenir  de l’illustre protecteur qu’elles s’étaient donné. La dernière lettre enfin n’est-elle pas un D et faut-il lire P comme pecunia publica, ou R, il reste toujours difficile d’expliquer le rapprochement de (Vesp)asiano Aug(usto) et de Africa dans une inscription d’Aleria. Je ne crois donc pas qu’on puisse, dans l’état mutilé où elle se trouve et en l’absence d’autres fragments que j’ai cherché en vain, reconstituer d’une manière probable la nature de l’inscription. Mais, quel qu’ait été au juste son objet, les fragments de deux clous que j’ai trouvés en même temps, les débris de charbon avoisinant la plaque, qui porte encore les traces évidentes du feu, sont la preuve  qu’elle était suspendue dans le lieu même où je l’ai découverte ; et le monument où elle était fixée ne peut guère avoir été qu’un temple.

                                                                          Il n’est pas inutile de remarquer que la plaque d’Aleria est la seconde dans le petit nombre d’inscriptions de la Corse publiées, où se lit le nom de Vespasien. On sait que Vespasien est l’auteur du rescrit aux Vanacini (1), la plus importante des inscriptions de l’île et la seule avec la nôtre qui soit gravée sur bronze.

 

(1) C.I.L., X, pars II, 8038. 

 

          

Il y a peut-être là plus qu’une simple coïncidence. La Corse avait été mêle aux guerres civiles des années 68 et 69. « Le bruit de la victoire de la flotte, rapporte Tacite, retint dans le parti d’Othon la Corse et la Sardaigne ainsi que les îles de cette mer. Toutefois le procurateur Decimus Pacarius faillit bouleverser la Corse par une témérité qui, sans pouvoir jamais influer sur l’issue d’une si grande guerre, aboutit à la perdre » (1). Par haine d’Othon, Pacarius avait résolu de soutenir Vitellius avec une armée levée en Corse. Il réunit en conseil les principaux personnages de l’île et fit mettre à mort les opposants ; mais au moment de s’enrôler, les Corses redoutèrent les conséquences d’une intervention ; abandonné des siens, Pacarius fut surpris et tué, et l’on porta sa tête à Othon.

                                                                          Il est à croire que la tentative de Decimus Pacarius n’avait pas été sans diviser profondément les Corses. Le retour au calme ne fut certes pas l’œuvre d’un jour. Vespasien, qui en mainte province dut rétablir l’ordre, eut sans doute plus d’une fois à intervenir en Corse.

 

                                                                               II

 

                                                          003
D(is) M(anibus)………dio………cla(ssis).

                                                                          Fragment de marbre de 14 cent. de haut sur 11 de largeur et 25 millimètres d’épaisseur. Trouvé à 80 centimètres de profondeur près d’un mur appartenant au groupe de ruines que les habitants d’Aleria décorent du nom pompeux de Palazzi.

 

(1) Histoires, II, 16.

 

Les caractères sont de très basse époque ; les lignes et les lettres mêmes entre elles ne sont pas rigoureusement parallèles. L’inscription est une épitaphe, ainsi que le montrent les lettes D. M, D(is) M(anibus) de la première ligne. Les trois dernières lettres seules …dio du gentilice du défunt subsistent ; son cognomen semble avoir débuté par M. Quant aux lettres CLA de la troisième ligne, elles proviennent sans aucun doute du mot classis et nous montrent qu’il s’agit d’un soldat de marine. 

                                                                          L’existence d’un détachement de la flotte de Misène  en Corse, détachement que commandait au temps de Vespasien le triérarque Decimus Pacarius dont Tacite a raconté l’histoire, est aujourd’hui démontrée. Quelques navires tenaient garnison devant Mariana, où a été trouvé l’épitaphe du soldat L. Gellius Niger, publié par M. Lafaye (1). Une station au moins égale défendait Aleria. Les tombeaux situés sur le versant de la colline qui domine la rivière du Tagnone ont déjà fourni deux épitaphes, également publiées par M. Lafaye (2), l’une du simple soldat Marius Fuscianus, l’autre de Iunia Tertulla, femme d’Apronius Felix, qui semble avoir occupé dans la flotte la fonction non encore signalée de praeco. On lit en effet :

                                                    004

 

 « Le préteur auprès duquel Apronius Felix a rempli les fonctions de héraut, écrit M. Lafaye,

 

(1)Bulletin épigraphique, 1881, p. 230 ; C.I.L., X, pars II, Additamenta, 8329. ; de Laurière, Bulletin de la Société des Antiquaires de France, 1887, p. 153.

(2) Bulletin épigraphique, 1883, p. 290 ; 1884, p. 18 ; de Laurière, l.c.    

 

n’est évidement pas le gouverneur de la province. Quoique les vicissitudes qu’a subies le régime administratif de la Corse à l’époque impériale aient donné lieu à des discussions, on s’accorda à reconnaître qu’à partir de Commode, tout au moins, l’île fut confiée à l’empereur et placée sous la direction d’un procurator (1). Dès lors elle ne fut plus jamais province prétorienne. Le préteur dont il s’agit ici ne peut être qu’un magistrat municipal d’Aleria, analogue à ceux que nous trouvons dans d’autres colonies, sous le nom de praetores jure dicundo, praetores II viri ou IIII viri (2) ».  L’inscription d’Apronius Felix a été republiée depuis par M. Ferrero dans ses Iscrizioni e ricerche nuove intorno all’ordinamento delle armate romane (3),et par M. Camille Jullian dans les Inscriptions romaines de Bordeaux (4). L’un et l’autre adoptent l’interprétation de M. Lafaye. M. Ferrero n’y ajoute aucun commentaire et ne fait pas figurer le praeco sur la liste des différents emplois de grades inférieurs dans la marine. M. Julien, après avoir quelque peu corrigé la lecture de M. Lafaye, se borne à expliquer à quel titre ce marbre, donné d’abord à M. Waltz, ancien vice-recteur de la Corse et depuis professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux, entré ensuite dans sa propre collection, se trouve ainsi avoir le droit de figurer dans le recueil des Inscriptions de Bordeaux. 

                                                                          Il me semble, malgré ces autorités, qu’il y aurait peut-être lieu à une autre explication. Il faut remarquer tout d’abord, quoique ce ne soit là qu’un argument indirect, que les préteurs municipaux se trouvent plutôt à l’époque républicaine et qu’à partir de l’empire les magistrats supérieurs des colonies portent presque partout le titre de II viri.     

 

(1) J’ai essayé de montrer (Mélanges, 1888, p. 41 et suiv.) que lorsque Néron céda la Sardaigne au sénat, la Corse resta province impériale et eut un gouvernement particulier. Depuis, une inscription d’un proconsul de Sardaigne , trouvée en Asie Mineure à Missirli et publiée dans les Papers of the American school of classical studies of Athens, vol. III, p.125 n° 365, apporte un nouveau document en faveur de la séparation des deux îles.

(2) L.c.

(3) Turin, 1884, n° 639.

(4) T. II, p. 267. 

 

 Une objection plus grave vient de la difficulté de concilier les deux qualités de marin et de héraut du magistrat municipal d’Aleria. Les exigences du service et de la discipline  sembleraient s’y opposer. Aleria, de plus, n’est pas sur le bord de la mer. Son port ne se trouvait pas même au plus près, à l’embouchure du Tavignano ; il n’était autre que le magnifique bassin naturel qui forme aujourd’hui l’étang de Diane, mais que Ptolémée appelle le port de Diane (1), distant de quatre ou cinq kilomètres : la nature seule des lieux suffirait à l’indiquer. J’ai de plus retrouvé sur toute l’étendue des rives les plus visibles d’Aleria des fragments de briques en grande quantité provenant des constructions romaines et peut-être les restes des scellements d’anneaux de fer destinés à amarrer les navires (2).

                                                                          La distance qui séparait le port de la ville rendrait donc moins compatibles encore les deux fonctions qu’on prête à Apronius Felix. J’ajoute qu’on s’expliquerait aisément qu’il y eût eu dans la flotte des praecones  chargés de transmettre les commandements, de publier les proclamations, de donner lecture des ordres du jour, si l’on peut ainsi parler, au besoin de faire des appels d’embarquement. Le titre de miles que donne tout d’abord l’inscription n’est pas un obstacle à ce que la fonction de praeco, mentionnée plus loin, se rapporte également à la flotte : de même qu’il n’y avait que le seul mot de veteranus pour désigner les militaires et marins libérés, qu’ils eussent été centurions ou simple soldats, de même s’appelait miles quiconque servait à quelques titres que ce fût ; si les rameurs et les matelots s’en prévalent, se sentant plus honorés de l’appellation de milites que celle de remiges ou de nautae, une inscription de Misène nous montre aussi un pilote,

 

(1) III, 2, 5.

(2) Une tradition constante, répétée par tous les auteurs, assure que ces anneaux étaient visibles, il y a peu d’année encore.

 

Sex. Sallutius Fautus, qualifié dans son épitaphe de miles gub(ernator) (1). Tel peut avoir été le cas d’Apronius Felix.

                                                                          Il reste, il est vrai, à expliquer les lettres P R qui suivent le titre de praeco. Mais, il convient de rapprocher de l’inscription de statores, où le titre STATOR PR, qui ne peut signifier que stator pr(aetorii) (2), remplace l’appellation plus fréquent de stator Aug(usti) (3), l’une et l’autre désignation marquant que le stator était d’une manière toute spéciale et directe au service impérial. Les flottes, de même, étaient censées être sous le commandement direct de l’empereur ; de là leur titre de praetoriae et, plus tard les surnoms éphémères qu’elles tirèrent du nom de l’empereur régnant : un fonctionnaire de la flotte  n’a-t-il pas pu être appelé praetorius au même titre que la flotte elle-même ? Il n’y aurait rien de plus dans la qualification de praeco pr(aetori) que dans celle de tr(ierarchus) Aug(usti) que prennent deux triérarques, M. Cocceius Stephanus et M. Plotius Paulus (4).

                                                                          Il serait possible d’ailleurs que PR dût être interprété, ainsi qu’il y en a des exemples, par pr(aefecti), et le titre de praeco praefecti n’offrirait pas de difficulté.

 

(1) C.I.L., X, 3436 ;  Ferrero, Ordinamento delle armate romane, n° 64.

(2) Telle est l’opinion de M. Mommsen au Corpus, IX, 4923.

(3) Voir sur les statores C.I.L., VI, 2944-2958.

(4) C.I.L., X, 3356 ; VI, 3621 ; Ferrero Ordinamento, n° 40 et 549.

                                                                               III

                                                                    005

 

                                                                          Fragment de marbre. Hauteur, 18 centimètres ; largeur, 19 ; épaisseur, 25 millimètres. Trouvé à 70 centimètres de profondeur à l’entrée de la voûte de la Sala Reale. Les caractères, hauts et grêles, ont 65 millimètres à la première ligne, 55 à la seconde.

                                                                          L’extrémité gauche du fragment est l’extrémité de la plaque, ainsi que l’atteste un léger rebord ; les lettres subsistantes sont donc les lettres initiales des lignes. Un espace vide se voit au début de la première ligne en retrait sur la seconde. La dernière lettre de la première ligne semble plutôt être L que E. La seconde ligne COL.A … suggère la lecture col(onia) A(leria), qui pourrait donner quelque prix au fragment. Le titre de colonia en effet ne figure pas encore sur les monuments épigraphiques d’Aleria ou du moins n’est que conjectural sur une inscription aujourd’hui à la Bibliothèque de Bastia dont la dernière ligne DEC.ET.C.C.V.P.R….a été lue par Léon Renier dec(uriones) et c(oloni) c(oloniae) V(eneriae) P(acenbsis) R(estitutae) Aleriae (1). Une autre inscription fort curieuse, publiée par M. Lafaye (2) et malheureusement perdue, qui mentionne des travaux faits sur les remparts d’après les ordres du sénat d’Aleria, distingue les habitants en citoyens et alliés, civibus sociis, mais ne parle pas de colons.

 

                                                                               IV

 

                                                                          Il n’est pas difficile de reconnaître à peu de distances des Palazzi, quoique les murs n’en atteignent que par place le niveau du sol, une sorte de plate forme d’environ 25 mètres sur 20, dont l’angle sud ouest se trouve à 12 mètres à l’ouest du pilier d’appareil réticulé signalé par Mérimée (3). L’intérieur était couvert de constructions dont les débris subsistent à peu de profondeur, mais tellement bouleversés qu’on n’en saurait fixer la nature. De là

 

(1) C.I.L, X, pars II, 8035.

(2) Bulletin épigraphique, 1886, p. 182.

(3) Notes d’un voyage en Corse, p. 72.

 

provient une grande tuile de 64 centimètres sur 62, aujourd’hui conservée dans une maison appartenant à M. Angelini, négociant au Fort, où l’on reconnaît la marque suivante imprimée en très faible relief dans un timbre rectangulaire :

        .                                                    006 

                                                                          L’inscription, qui se complète aisément  [F]av[or] Cn(aei) Domiti(i) s(ervus) f(ecit) est précieuse en ce qu’elle permet de dater, sinon les constructions mêmes dont on retrouve aujourd’hui les restes (la tuile peut en effet, étant jusqu’ici isolée, provenir de bâtiments antérieurs), du moins des constructions romaines qui s’élevaient à Aleria.

                                                                          Il est à noter que la marque de Favor est le seul timbre daté qui ait été trouvé en Corse. Une brique de Sari d’Orcino que je reproduis ici, avait d’abord été publiée par M. Lafaye (1), d’après une copie inexacte, comme portant la double marque LMCF LMC,

                                                                          007  

et attribuée à L. Munatius Cressens, affranchi de Domitia Lucilla ; mais depuis M. Lafaye a reconnu que la première lettre pouvait difficilement être un L, et que la dernière de la première empreinte était non un F mais un : l’attribution à Munatius Crescens ne lui semble donc pas devoir être maintenu,

 

(1) Bulletin épigraphique, 1884, p. 296.

 

à moins qu’on ne lise L(ucii) M(unatii Cr(escentis) (1). Il est encore moins possible de dater un autre fragment de même provenance où M. Lafaye a su déchiffrer une indication gravée en caractères cursifs avant le feu, relative à l’époque de la cuisson (2).

                                                                        008

                                                                          La marque F(avour) Cn(aei) Domiti(i) s(ervus) f(ecit) au contraire se retrouve sur des exemplaires conservés à Parme, au musée Borgia à Velletri, au musée du Vatican, au musée Kircher (3). La seule différence est dans la disposition des lettres, la lette N de Cn(aeus) se trouvant parfois au dessous de la lette F de F(avor), parfois comme dans notre exemplaire, au dessous de la lettre A. Le même Favor est encore mentionné sur d’autres timbres, notamment sur une brique de l’ancienne Tusculum :

                                                                  009       

 

(1) Bulletin de la Société des antiquaires de France, 1887, p. 185.

(2) L. c. Le fac-simile ci-dessus a été reproduit d’après une copie fidèle que M. Lafaye a bien voulu me communiquer.

(3) Descemet, Inscriptions doliaires, p. 37, n° 117.  

 

comme esclave de Lucilla. Aussi Borghesi (1) d’après le commentaire de Marini publié depuis (2), identifiait-il le Cn. Domitius de la marque avec Cn. Domitius Tullus, frère de Cn. Domitius Lucanus, oncle et père adoptif de Domitia Lucilla qui hérita de ses immenses richesses et de ses nombreuses briqueteries. M. Descemet, qui a repris la question dans ses Inscriptions doliaires (3), montre que Tullia hérita d’abord de son frère et que, partant , Lucilla peut avoir recueilli l’esclave Favor aussi bien dans la succession de l’un que de l’autre des deux Cnaei Domitii. Il penche même plutôt pour Cn. Domitius Lucanus, dont le surnom est plus souvent omis dans les timbres de fabrique que celui de Domitius Tullus.

                                                                          Le timbre de Favor, quoiqu’il en soit, date de la fin du premier siècle ou, au plus tard, des premières années du deuxième. Cn. Domitius Lucanus et Cn. Domitius Tullus en effet étaient fils d’un certain Sex. Titius que le célèbre orateur Cn. Domitius Afer fit condamner à mort. Ils furent ensuite adoptés par ce même Afer, qui, à sa mort en 59, les institua ses héritiers : tous deux parcoururent une brillante carrière, parvinrent au consulat et amassèrent une grande fortune dont ils jouissaient en commun. Lucanus mourut en 95 ; Tellus, à qui il avait fait adopter sa fille, en 110 ou 111. Domien Lucia fut, on le sait, mère de la seconde Domien Lucia, Publiai Calvi filial, dont le fils Marc-Aurèle par son avènement au trône, réunit au domaine impérial les propriétés des Domitii (4).

 

(1) Figuline letterate del museo ducale di Parma, n° 42, Annali dell’Instituto, 1840, p. 243.

(2) Marini, Iscrizioni  antiche doliari, publicate dal Comm. G. B. de Rossi con annotazioni del Dott. Enrico Dressel, Roma, 1884, p. 274, n° 850.

(3) P. 37 et 38.

(4) Voir sur cette généalogie de la gens Domitia, Descemet, p. 1-5.

 

                                                                               V       

 

                                                                          Les fouilles faites à Aleria m’ont permis de relever sur des briques, des poteries, des lampes, un certain nombre de marques de fabrique :

   1° Au fond d’une lampe, trouvée au-dessus du massif de maçonnerie d’un tombeau sur le versant du Tagnono et représentant deux poissons ; en creux :

                                                            010

 

La marque L. CAESAE ou ses variantes L. CAES., CAESAE, CAES. F., est celle d’un des fabricants de lampes les plus connus. On l’a retrouvée en Italie, en Suisse, en France, en Belgique. Elle figure notamment sur une lampe de Sardaigne au musée de Cagliari (1), mais n’avait jamais été signalée en Corse, où elle se trouve également sur une lampe de l’Ile Rousse. Le sujet représenté, deux poissons, pourrait donner à croire que la lampe est chrétienne, si sa forme ronde et sa queue, aujourd’hui cassée, qui était presque certainement, ne s’y opposaient : la marque L. Caesae, quoique le fabricant ne soit connu que par des lampes païennes, ne serait pas à elle seule une objection (2).

   2° Au fond d’une lampe trouvée au-dessus d’un mur en pierres de taille au sud-ouest du Fort ; en creux :

                                                              011

 L’inscription est trop incomplète pour qu’on puisse en tenter l’interprétation.

 

(1) C.I.L. X, pars II, Instrumentum, 8053, 1.i.

(2) Voir Le Blant, D’une lampe chrétienne portant la marque ANNISER, Rev. archéol., 1875, t. XXIX, p. 1.

 

   3° Au fond d’une lampe, trouvée dans un couloir donnant accès à la voûte appelée Sala Reale ; sur la face supérieure se voit un Amour ou génie ailé, semblant hermaphrodite, tenant une coquille et une couronne ; en caractères cursifs.

                                                           012   

L’inscription est sans doute une variante de la marque précédente, la dernière lettre pouvant être un A retourné. Il y aurait aussi lieu de la rapprocher de la marque LASAVCV lue sur une lampe de l’ancienne collection Beugnot (1).

   4° Au fond d’une lampe de la même provenance, portant un scorpion en relief : V.

   5° Au fond d’une coupe de poterie rouge fine, marque en forme de pied ; en relief :

                                                                      013  

Chres(i) ou Chres(ti) (2). La troisième lettre pourrait être douteuse, la haste de l’ R se voyant peu.

   6° Au fond d’une petite coupe de poterie rouge vernissée, marque de forme ovoïde dont la moitié seule subsiste ; en relief :

                                                                         014

Pr(imi) ou Pr(isci) ? | … ?

   7° Au fond d’une grande coupe en poterie rouge vernissée ; marque en forme de pied, lettres rétrogrades de droite à gauche, en relief de 5 millimètres de haut :

                                                               015   

S(exti) ou S(ecundi) un(anus) fe(cit).

 

(1) De Witte, Catalogue, n° 270.

(2) Voir Schuermans, Sigles figulins, n° 1334, 1335, 1337.                 

 

L’E final n’est peut-être que l’indication des doigts du pied.

   8° Au fond d’une petite coupe en poterie rouge vernissée, marque en forme de pied, les doigts indiqués ; en relief :

                                                                  016

Le P n’est pas certain ; sans doute variante de la marque précédente.

   9° Au fond d’une grande coupe en poterie rouge assez commune, marque en forme de pied ; en relief :

                                                                  017

Les lettres sont presque effacées.

   10° Au fond d’une coupe en poterie rouge vernissée, marque en forme de pied ; en relief :

                                                                  018

Le premier L est douteux peut-être C ou E.

   11° Au fond d’une coupe en poterie rouge vernissée, marque de pied ; en relief :

                                                                        019

Le D n’est pas certain ; provient sans doute d’une fabrique de Cn(aeus) D(omitius).

   12° Au dessous de l’anse d’une amphore, timbre rectangulaire ; lettes en creux de 7 millimètres de hauteur :

                                                                      020 

   13° Sur une brique, timbre rectangulaire ; lettres en relief d’un centimètre :

                                                                         021 

N(…) f(ecit).

   14° Sur une brique, grande palme en relief de 11 centimètres de long sur 25 millimètres de large.

   15° Sur une brique, dans deux cercles concentriques de 55 et de 20 millimètres de diamètre, en creux :

                                                             022  

La moitié de droite est entièrement effacée ; il semble qu’il faille lire Publius Felix. Le centre était occupé par un monogramme dont les quelques traits encore visibles donneraient à première vue l’idée du monogramme constantinien.

 

                                                                               VI

 

                                                                          Poids byzantin en bronze, ayant la forme d’une olive tronquée à ses deux extrémités. Sur l’une des deux faces planes :

                                                        023 

024

Les lettres sont incrustées en argent. Appartient à M. le Marquis L. de Ruolz. 

 

                                                                       Calenzana
                                                               VII

                                                                          L’existence d’une inscription latine à Calenzana m’avait été signalée par M. le Dr Perelli de Bastia, dont tous ceux qui ont eu recours à lui ont été à même d’apprécier l’obligeance et l’érudition sur tout ce qui touche à l’histoire de la Corse. J’ai tenu d’autant plus à m’en assurer que la partie occidentale de la Corse, la région d’au-delà des monts, n’a fourni jusqu’à présent, en fait d’épigraphie, que deux briques avec inscriptions. « Si peu important que soient ces fragments, ajoutait avec raisons M. Lafaye en les publiant, ils montrent combien on a eu tort de croire que, sauf à Aleria et à Mariana, il n’y a aucun vestige de l’époque romaine à trouver dans l’île. Il faudrait seulement se donner la peine de chercher, ce que personne n’a jamais songé à faire » (1).
                                                                          L’inscription trouvée auprès de l’oratoire de Santa Restituta, où, d’après la tradition, quelques vestiges de constructions antiques auraient autrefois été visibles, est aujourd’hui conservée dans une maison du village :
                                                  25                
                                                                                                                    Copie. Estampage.

(1) Bulletin épigraphique, 1881, p. 298.                                                       

D(is) M(anibus). | C. Caninius Germanus | veteranus Aug. Excent(urione) cl(assis)| p(raetoriae) R(avennatis), vixit an(nis) LXXX fecit| C. CaniniusCarpus | patr[i] b(ene) m(erenti)| et sibi libertis liber tabusque posterisq(ue)| e[o]rum.
                                                                          L’épitaphe de C. Caninius Germanus est gravée sur une plaque de marbre de 87 centimètres de hauteur sur 45 de large et 5 d’épaisseur : une double rainure l’encadre, sauf en bas où la pierre a été quelque peu cassée, sur laquelle empiètent les dernières lettes, us à la seconde ligne, l à la troisième, r à la septième. Les lettres de 3 centimètres, sont d’assez basse époque, les jambages des A et des M sinueux, les barres des E courtes et contournées.   
                                                                          La lecture peut au premier abord présenter quelques difficultés par suite des fautes du lapicide. Il y a, par exemple, à la troisième ligne  un point entre les lettres EXCEN et le T suivant, qui, de plus n’a qu’une barre transversale très courte et ressemble au chiffre I. Il n’est pas douteux toutefois, les centuries de la flotte n’étant pas numérotées mais portant le nom du navire qui les composait ou de son commandant, qu’il faille rétablir ex cent(urione), quoique le mot centurion soit plus souvent écrit en entier ou rendu par le signe > (1). Un très léger point, qui, s’il est intentionnel, a été rajouté après coup, se voit sur la pierre après EX, mais son  omission n’aurait rien de surprenant : la préposition dans ces locutions forme en effet presque corps avec le mot suivant et extrierarch(o) sans séparation se lit notamment sur l’épitaphe de L. Domitius Domitianus, ex-triérarque de la flotte de Germanie, trouvée à Arles (2). Le titre de veteranus Aug(usti) donné à C. Caninius Germanus n’a été signalé jusqu’ici par M. Ferrero, dans son Ordinamento et le supplément, que deux fois, dans deux épitaphes de marins de la flotte de Misène, C. Domitius Pollio, veter(anus) Augusti ex classe praetoria Misenat(i), et M. Iulius Marinus  veteranus  Aug. N(ostri) (1).
                                                                          L’interprétation des deux lettres P.R. de la quatrième ligne peut davantage prêter à discussion. Il se pourrait qu’il y eût là encore une ponctuation fautive, et qu’on se trouvât devant l’abréviation ordinaire PR de pr(aetoria) (2). Je ne crois pas toutefois que cette explication, la plus simple en apparence, doive être admise. Il est fort rare que les marins, s’ils ne prennent pas simplement le titre de miles, n’indiquent pas à quelle flotte ils appartiennent : des quatre exemples de miles classis praetoriae, sans autre désignation, que j’ai relevés, trois appartiennent à des inscriptions incomplètes ou corrompues et ne sont pas probants (3) ; il ne reste que le seul exemple de L. Valerius Germanus, miles classis praetori(ae) (4). Il faut donc suppléer plutôt veteranus Aug(usti) ex cent(urione) cl(assis) p(raetoriae) R(avennatis). Sans parler en effet de plusieurs exemples où PM signifie p(raetoriae) M(isenatis) (5), exemples tout à fait similaires, il est au moins une inscription où nous lisons p(raetoria) R(avennas) : c’est l’épitaphe de C. Trebonius Lupus, Na(tione) [B]essu(s) mil(es) ex c(lasse) p(raetoria) R(avennati) (6).
                                                                          Il n’est pas sans exemple enfin, quoique sans doute les Corses aient été plus généralement affectés à la flotte de Misène, que quelques uns d’entre eux  aient servi dans la flotte de Ravenne, L. Numisius Liberalis, simple soldat de la trirème Mars, dont l’épitaphe est aujourd’hui conservée à Tortose, était embarqué dans cette flotte (7). 

(1) N° 216 et 668, 669 ; C.I.L., XIV, 8212 et 8213.
(2) Un exemple de ponctuation analogue est fournie par l’inscription de Thessalonique (Eph. Epigr. 5, 208) : T.F. S [a] BESTIANO MIL | C.L.P.R. MIS. etc. 
(3) C.I.L. X, 3343, 3369; VI, 3168 où les éditeurs ajoutent : « litteris PR ANN fortasse latent corrupta verba | (raetoriae) Ravennatis ».
(4) C.I.L. X 3649.
(5) C.I.L. VI, 3115 ; X, 3579 : Eph. Epigr. IV, 918.
(6) C.I.L. XI, 103.
(7) C.I.L. II, 4063.    

                                                                          Il reste encore à signaler deux fautes purement matérielles patro pour patri, que l’on peut rapprocher de praestito pour praestiti dans une inscription de Pettau en Pannonie, récemment republiée (1), et eqrum pour eorum.
                                                                          Les inscriptions nous ont conservé les noms de quelques uns de ces marins que la Corse fournissait en assez grand nombre aux flottes romaines : sur les dix-neuf provinces d’où M. Ferrero relevé des marins originaires, elle vient en effet, malgré sa faible étendue au onzième rang (2). M. Lafaye en a donné la liste à propos de l’inscription d’Apronius Felix (3) : L. Numisius Liberalis, de la trirème Mars, T. Dinnius Celer de la Vesta, L. Cattius Viator de l’Aquila, L. Valerius, Cainenis filius, Tarvius natif d’Opinum, M. Numisius, Saionis filius, Nomasius, des Vanacini (4). Il y faut ajouter L. Vicerius Tarsa de la trirème Esculape (5), sans compter deux Corses dont le nom a disparu, l’un de l’équipage de la Diane (6), l’autre dont l’épitaphe est publié plus haut. L’inscription de Calenzana apporte un nom de plus à la liste, le nom du seul avec T. Dinnius Celer qui fût centurion ; et les tria nomina de C. Caninius Germanus nous sont témoins qu’il s’agit, non pas d’un de ces pérégrins à peine romanisé dont quelques uns des noms cités ici même nous fournissent des exemples, mais d’un citoyen façonné aux mœurs romaines, ayant ses affranchis, auxquels, suivant l’habitude romaine, il réserve une place dans son tombeau de famille.

(1) C.I.L. III, 4037 ; Arch.epigr.Mittheil.aus Oesterreich, 1888, p. 131 ; Cagnat, Rev. archéologique, 1889. t.XIV, p. 167.
(2) Iscrizioni e ricerche nuevo, etc, p. 17
(3) Bulletin épigraphique, 1883, p. 291.
(4) C.I.L. II, 4063 ; X, 3572, 3562 ; V, 4092 et 4091.
(5) C.I.L. XI, 109.
(6) C.I.L. VI, 3172.

                                                                                                                     Ile Rousse
                                                                                             VIII

                                                                          L’inscription suivante vient de la région d’au-delà des monts. Trouvée à l’Ile Rousse à la fin du siècle dernier, aujourd’hui perdue, elle est reproduite dans l’ouvrage de Pascal de Kerenveyer, intitulé Recherches sur la Corse. Papiers, ordres, lettres, instructions, etc., concernant la Corse, Receuil fait en Corse pendant les années 1771, 1772 1773 par P¨de K, major du régiment de Berry, ayant rang de colonel, manuscrit grand in-quarto de la bibliothèque de Bastia. J’en dois aussi l’indication à M. le docteur Perelli.
                                                                    26 
« Ce fragment d’épitaphe, écrit Pascal de Kerenveyer, est un morceaux d’albâtre qui couvrait la tombe trouvée auprès de la batterie hors de l’enceinte de l’Ile Rousse, le 26 mars 1773 ».
                                                                          Il semble qu’on doive reconnaître dans la première lettre l’M de D(is) M(anibus) quelque peu défigurée ; mais les lignes suivantes n’offrent aucun sens et présentent même des rapprochements de lettres et des abréviations si peu conformes aux habitudes de l’épigraphie romaine que, malgré la bonne foi et la fidélité scrupuleuse de P. de Kerenveyer, qui s’est astreint à reproduire dans le dernier détail une longue série de monnaies, il est difficile de ne pas croire à une profonde altération du texte. L’ R tout d’abord ne peut guère avoir eu la longue haste recourbée que lui prête Kerenveyer. Je ne vois guère que le mot MEIS à la quatrième ligne qui puisse peut-être être reconnu. Il faut toutefois signaler encore les lettres I F dont la place isolée à la fin conviendrait bien à la formule I(n) F(ronte) [passus…].
                                                                          Le tombeau contenait deux crânes, des monnaies, dont une de Faustine et une de Lucille en argent, et les deux lampes suivantes, dont les marques de fabrique ont également été reproduites par Pascal de Kerenveyer.

                                                                                      IX

   1° Au fond d’une lampe ayant pour emblème Apollon jouant de la lyre :
                                                              27
Erinis f(ecit).
   2° Au fond d’une lampe  sur laquelle est représenté un buste à long cheveux pendants, peut-être le soleil :
                                                                  28  
Il faut évidement rétablir la marque bien connue  L. CAESAE, signalée plus haut sur une lampe d’Aleria.
                                                                          Les objets recueillis par Pascal de Kerenveyer comprenaient encore un petit chapiteau dorique et des fragments de marbre trouvés dans des tombeaux, une lampe décorée de simples stries sans marque, une lampe portant au centre une croix, la seule lampe chrétienne, à ma connaissance, trouvée en Corse et intéressante à signaler à ce titre ; un robinet de bains en bronze formé par un personnage assis de sexe masculin dont la tête a été cassée (l’antiquité de ce morceau me parait douteuse) et de nombreuses monnaies impériales de Trajan à Justinien.

                                                                               X

                                                                          Le cachet suivant appartient à M. Nicoli, avocat à Ajaccio, dont l’aimable accueil a droit à tous mes remerciements. Il a été trouvé en Corse, presque certainement dans l’arrondissement d’Ajaccio mais la provenance exacte en est aujourd’hui ignorée. Il se compose d’une plaque rectangulaire de bronze de six centimètres sur quatre, à l’angle légèrement arrondis, munis à sa partie supérieure d’un anneau formant poignée. La face inférieure porte en relief, et de droite à gauche, l’inscription :
                                                                   29   
Il me semble que l’interprétation la plus simple, quoique les sceaux de ce genre ne portent d’ordinaire qu’un nom propre au génitif et que je ne connaisse point d’exemple analogue, est de lire 30  et d’y voir une sorte d’enseigne, A la belle cire. L’emploi du grec est à noter. Il n’a en effet été découvert jusqu’ici en Corse d’autres inscriptions grecques qu’un fragment inintelligible de quelques lettres provenant d’Aleria, publié par M. Lafaye d’après une copie (1). L’original a été aussitôt perdu et je n’ai pu, à Aleria, recueillir même le souvenir de son existence. L’usage d’une devise, la forme de l’31, la liaison de l’32avec l’33dans le monogramme 34, semblent attester une assez basse époque.

(1) Bulletin épigraphique, 1883, p. 289.
    
                                                                          La petite collection de M. Nicoli, dont M. Arthur Engel-Dollfus, ancien membre de l’Ecole française de Rome, a donné dans le Bulletin de la Société Nationale de France (1) une description sommaire, est formée surtout d’objets dits préhistoriques. Il convient pourtant de signaler ici une remarquable lampe antique en bronze, provenant de l’ancienne ville épiscopale de Sagone : de dimensions assez considérables (10 centimètres de long sur 7 de large), elle est munie d’une haute queue dont la tige verticale se recourbe en avant et se termine par une tête de cheval de fort belle expression.

(1) Année 1885, p. 135.
     
ETINNE MICHON
Mélanges d’archéologie et d’histoire, 1891.