Satires

d'

Horace

PANCKOUCKE

1872

Livre premier : sat.1, sat.2, sat.3, sat.4, sat.5, sat.6, sat.7, sat.8, sat.9, sat.10.

Livre second : sat.1, sat.2, sat.3, sat.4, sat.5, sat.6, sat.7, sat.8.

 

LIVRE PREMIER

I

PERSONNE N'EST CONTENT DE SON SORT.

D'où vient, Mécène, que jamais l'homme, quelque état que son choix ou le sort lui ait fait embrasser, ne vit satisfait, et qu'il porte envie à ceux qui suivent une carrière différente ? « Heureux les marchands! » dit en gémissant, sous le.poids de ses armes le soldat dont le corps est brisé de fatigue. A son tour, le marchand, qui voit son navire battu par les Autans : « Le métier des armes est préférable ; car enfin on s'attaque, et, en moins d'une heure, vient une mort prompte ou un joyeux triomphe. » L'homme de loi, lorsqu'au premier chant du coq le client vient frapper à sa porte : envie le sort du laboureur ; et celui-ci, qu'un procès pour lequel il donna caution, arrache à ses .champs pour venir à R.oaie., s'écrie qu'il n'y a d'heureux que les habitants de la ville. Et d'exemples pareils le nombre est si grand, que Fabius le bavard renoncerait à les compter. Sans plus de préambule, écoute, ô Mécène! où je veux en venir. Qu'un dieu dise à ces gens-là : « Me voici prêt à faire ce que vous désirez : toi, soldat, deviens marchand; toi, jurisconsulte, tu seras laboureur. Allons, de part et d'autre, les rôles ainsi changés, prenez chacun vos places. Quoi ! vous ne bougez point! » Ils ne veulent pas. Cependant il ne tient qu'à eux d'obtenir contentement. Qui empêche qu'à bon droit Jupiter, enflant ses joues de colère, ne jure d'être à l'avenir moins facile à prêter l'oreille à leurs voeux ?
Brisons là-dessus, pour ne peint, ainsi qu'un conteur de sornettes, épuiser en riant ce sujet. Cependant, pourquoi non? qui empêche de dire en riant la vérité? Des maîtres indulgents ne donnent-ils pas des friandises aux enfants pour les encourager à bien apprendre les premiers éléments? Mais enfin, cessons de plaisanter, et parlons sérieusement. Celui dont la charrue retourne péniblement la terre, cet hôtelier sans foi, ce soldat, ces navigateurs audacieux qui courent toutes les mers, n'ont, disent-ils, d'autre, but dans tous ces travaux, que de procurer à leur vieillesse une retraite à l'abri du besoin, lorsqu'ils auront amassé de quoi vivre. Ainsi la fourmi (c'est la comparaison obligée), la fourmi, petite de corps, mais grande au travail, emporte tout ce qu'elle peut traîner, pour grossir le magasin qu'elle amasse, par une sage et habile prévoyance de l'avenir. Mais aussi quand le Verseau vient attrister l'année qui recommence son cours, la fourmi ne sort plus de son asile, et jouit prudemment du fruit de ses travaux. Pour toi, rien ne peut te faire renoncer au gain, ni les ardeurs de l'été, ni l'hiver, ni le feu, ni là mer, ni le fer ; rien ne t'arrête enfin, tant que tu crains qu'un autre soit plus riche que toi. Que te s.ert d'aller en cachette déposer, d'une main tremblante, dans le sein de la terre, un immense amas d'or et d'argent? Pour peu que j'y touche, dis-tu, j'en verrai bientôt le dernier sou. Mais si tu n'y touches point, quelle valeur peut avoir ce métal entassé? Cent mille boisseaux de grain seraient dans ton aire tombés sous le fléau, ton estomac en contiendra-t-il plus que le mien? Ainsi, quand tu serais, parmi les esclaves, celui dont l'épaule est chargée de la.provision du pain, tu n'en mangerais que ta part, comme celui qui n'a rien porté. Qu'importe, dis-moi, à l'homme qui se renferme dans les bornes de la nature, d'avoir cent arpents ou mille à labourer? « Mais il est agréable de puiser à un gros tas. »Eh ! si d'un petit tu nous laisses prendre la même quantité, cesse de préférer tes vastes greniers à nos corbeilles. Tu n'as besoin que d'un vase ou seulement d'un verre d'eau, diras-tu : « J'aime mieux l'aller puiser à quelque grand fleuve qu'à cette humble source? » Qu'advient-il à ceux que tente une abondance superflue? avec la rive qui cède sous leurs pieds, l'impétueux Aufide les entraîne. Celui qui ne veut puiser que ce qui lui suffit ne boit pas son eau chargée de limon : il ne risque point de périr dans les flots. J'entends d'ici la plupart des hommes, séduits par une folle avidité : « On n'en a jamais assez, disent-ils, puisque l'on n'est estimé qu'à proportion de son avoir.» Que faire à ces insensés? les abandonner à leur triste sort ,puisqu'il leur plaît d'être malheureux. Cela me remet en mémoire cet Athénien avare et riche, qui bravait ainsi les railleries du public : « Le public me siffle, et moi je m'applaudis, lorsque, rentré chez moi, je contemple mes écus entassés en mon coffre-fort. » Tantale, au milieu d'un fleuve, a soif et poursuit une eau qui fuit de ses lèvres. Tu ris ! change le nom ; cette fable est ton histoire. Sur ces sacs à grand'peine amassés, tu t'endors la bouche béante, tu t'imposes la loi de n'y toucher pas plus que s'ils étaient sacrés, de n'en jouir que comme d'une belle peinture. Tu ne connais donc ni la valeur d'un écu, ni l'emploi qu'on en peut faire? On achète du pain, des légumes, une mesure de vin ; d'autres choses encore qu'on ne peut, sans qu'elle en souffre, refuser à la nature. Mais quoi ! veiller à demi mort de frayeur, jour et nuit redouter les voleurs, le feu, et les esclaves toujours prêts à s'enfuir avec ton trésor! Est-ce donc là ton plaisir ? De tels biens, à ce prix, je fais voeu d'être à jamais pauvre. Mais que la fièvre glace ton corps malade, ou que tout autre accident te cloue dans ton lit, sans doute tu as quelqu'un pour te veiller, pour préparer les médicaments, pour presser le médecin de te remettre sur pied, de te rendre à tes enfants, et à des parents qui te sont chers? Non ; ni ta femme, aï ton fils ne font des voeux pour ta vie : chacun te hait, voisins, valets, servantes, tous ceux qui te connaissent. Tu t'étonnes, toi qui préfères l'argent à tout, que personne ne te porte une affection que tu ne fais rien pour mériter ! Certes, si, sans aucuns frais, tu prétends Rattacher les parents que t'a donnés la nature et conserver des amis, malheureux! tu t'abuses; autant vaudrait, dans le champ de Mars, dresser à la course l'âne soumis autrein. Cesse enfin.d'amasser : devenu plus riche, redouté moins l'indigence, et commence à te reposer de tes peines, puisque tu possèdes ce que tu désirais; ne va pas faire comme un certain Ummidius (son histoire n'est pas longue) si riche qu'il mesurait ses écus au boisseau, si avare qu'il n'était jamais mieux vêtu qu'un esclave. Jusqu'à son dernier jour, mourir de faim fut toute sa crainte. Mais, d'un coup de hache, notre homme fut coupé en deux par une affranchie, plus hardie que les filles de Tyndare. « Que me conseillez-vous donc? de vivre comme Ménius ou comme Nomentahus? » Tu passes toujours d'un excès à un autre. Quand je te défends d'être avare, je n'entends pas que tu deviennes un ivrogne, un débauché. Il est plus d'un degré entre Tanaïs et le beau-père de Visellius. Il est en toutes choses un juste milieu, et des limites tracées, au delà et en deçà desquelles ne peut se trouver la raison. Je reviens à mon dire : Personne donc qui ne fasse comme l'avare, et ne porte envie au sort, qui n'est.pas le sien. Quoi! parce que la chèvre du voisin a le pis mieux rempli que la tienne, sécher de jalousie! Ne se comparer jamais à la foule si nombreuse des plus pauvres ! travailler à surpasser tantôt l'un, tantôt l'autre; et, malgré tant de peine, trouver toujours sur son chemin un plus riche que soi ! Ainsi quand le pied rapide des chevaux entraîne les chars hors de la barrière, chacun pousse ses coursiers sur ceux qui les devancent, et ne s'embarrasse pas de celui qui marche le dernier. Voilà d'où vient que rarement on rencontre un homme qui dise avoir vécu heureux, et qui,satisfait de la carrière qu'il a parcourue, sorte de la vie, ainsi que d'un banquet, convive rassasié. Mais c'en est assez. Vous me soupçonneriez d'avoir pillé les tablettes du chassieux Crispinus, si j'ajoutais un seul mot.
CH. DU ROZOIR

Les jurisnsultes romains, si l'on en croit Cicéron et Ovide, étaient dans l'usage d'ouvrir leurs portes dès l'aube du jour aux clients qui venaient les consulter.

II

EN FUYANT UN EXCÈS, L'HOMME VICIEUX TOMBE DANS L'EXCÈS CONTRAIRE.

Les troupes de musiciennes, les charlatans, les mendiants, les comédiennes, les parasites, tous les gens de cette trempe, sont tristes et désolés de la mort du chanteur Tigellius ; c'est qu'il était libéral. Un autre, au contraire, craignant d'être appelé prodigue, refusera de donner à son ami dans le besoin de quoi se dérober au froid et aux tourments de la faim. Si vous demandez à celui-ci pourquoi, dans sa stérile gloutonnerie, il dissipe follement la brillante fortune de son aïeul et de son père, achetant à force d'emprunts des mets de toutes sortes : « Je ne veux point passer pour un avare, pour une âme rétrécie, » vous répondra-t-il. Les uns le louent, les autres le blâment. Fufidius craint la réputation de débauché, de dissipateur, Fufidius si riche en terres et en argent placé à usure. Il prélève cinq pour cent d'intérêt sur le capital ; plus on est près de sa ruine, plus il s'acharne à vous poursuivre ; il est toujours en quête des noms de ceux qui ont pris récemment la robe virile, et débutent dans le monde sous la tutelle d'un père rigide. « Grand Jupiter ! va s'écrier chacun de ceux qui m'entendent : mais il fait une dépense proportionnée à ses bénéfices. » Vous, auriez peine à croire combien il est son ennemi; c'est à un tel point que ce père, que la comédie de Térence nous représente si malheureux d'avoir banni son fils, ne se tourmentait pas plus cruellement que lui. Si maintenant quelqu'un me demande où. j'en veux venir, le voici : les sots, en voulant éviter un excès, se précipitent dans l'excès opposé : Malthinus marche sur sa tunique ; un autre, au contraire, la relève effrontément jusqu'à la ceinture ; Rufillus sent les parfums et Gorgonius le bouc. On ne sait garder une juste mesure. Il est des gens qui ne veulent de femmes que celles qui traînent sur leurs talons une robe bordée de pourpre ; d'autres, au contraire, ne les cherchent qu'au milieu de la saleté des mauvais lieux. Comme un personnage connu sortait d'un de ces endroits : « Courage, lui dit Caton dans sa sagesse exquise, c'est, là, jeunes gens, c'est là qu'il faut descendre, lorsque la luxure vient irriter vos sens, plutôt que de porter le désordre dans les ménages. » Me préservent les dieux d'un pareil éloge, dit Cupiennus, amateur déclaré des beautés patriciennes. Mais, ô vous qui ne souhaitez que des échecs aux adultères, il est bon de vous apprendre quels accidents les menacent de toutes parts, de quelle multiplicité de peines sont empoisonnées leurs jouissances, et combien souvent, pour un peu de plaisir, ils tombent dans d'affreux dangers. L'un a dû se jeter du haut en bas de la maison, l'autre a expiré sous le fouet; celui-ci, dans sa fuite, est tombé au milieu d'une bande de voleurs; celui-là, pour racheter sa vie, a donné sa bourse; un autre a été livré à la brutalité des valets; et n'est-il pas arrivé à un autre encore que le fer a coupé court à ses ardeurs amoureuses? Tout le monde d'applaudir, sauf pourtant Galba. Mais combien plus de sûreté offrent les intrigues dans la seconde classe! je veux dire avec les affranchies. Salluste(1), vis-à-vis de ces femmes, n'est pas moins fou que les adultères. Sans doute s'il voulait régler ses affections et ses libéralités sur sa fortune, sur la raison et sur les convenances, il ne donnerait que ce qu'il faut, et ne compromettrait ni son avoir, ni son honneur. Mais c'est la seule chose qui le charme, la seule qu'il aime, la seule qu'il prône. «Jamais, dit-il, je ne touche une femme honnête (ainsi parlait jadis Marséus, l'amant d'Origo, qui mange ses terres et sa maison avec une comédienne), jamais on ne me verra avoir de commerce avec les femmes des autres. » Mais il vit avec les comédiennes et les prostituées, ce qui nuit à sa réputation plus encore qu'à sa fortune. Qu'est-ce que d'éviter les personnes, si vous n'évitez aussi tout ce qui peut vous faire tort? Perdre sa réputation, dissiper son patrimoine est toujours un mal ; qu'importe que ce soit avec une matrone, une affranchie ou une courtisane? Villius, que séduisit la seule gloriole de devenir le gendre de Sylla par Fausta, en fut puni autant et plus qu'il ne méritait : le poing ni le fer ne l'épargnèrent; et il se vit jeté à la porte, tandis que Longarenus était maître au logis. Or, si l'esprit, chez lui, devenant l'interprète du Phallus, témoin de tant de calamités, venait lui tenir, ce langage : « Que prétends-tu ? est-ce que je te demande des appas issus du sang illustre d'un consul et enveloppés de la longue robe, lorsqu'il arrive que soudain ma furie s'allume? » que répondrait-il? « Mais, c'est la fille d'un illustre personnage. » Ah ! combien plus sensés et combien autres sont les avis de la nature, toujours riche de son propre fonds, si tu veux seulement vivre d'une manière raisonnable et ne pas confondre ce qu'il faut fuir et rechercher ! Crois-tu qu'il soit indifférent que le mal provienne de ta faute ou de celle des choses? Cesse donc, de peur du repentir, de courir après ces grandes dames, dont le commerce doit produire plus de peine que de jouissance réelle. Pour être chargée de perles et d'émeraudes, quoique ce soit le fait de Cérinthus, la grande dame n'a ni la cuisse plus moelleuse, ni la jambe mieux tournée. Que dis-je?fort souvent on trouve mieux chez les courtisanes. Ajoutons que la marchandise de celles-ci n'est point fardée : elles montrent au grand jour ce qu'elles veulent vendre; et s'il est en elles quelque chose de remarquable, elles n'en font point parade, comme aussi elles ne cherchent point "à cacher ce qu'elles ont de défectueux. C'est une coutume des grands : lorsqu'ils achètent des chevaux, ils veulent les voir à découvert; craignant que si, comme il arrive souvent, leurs formes gracieuses sont assises sur de faibles jambes, l'acquéreur ébahi ne se laisse séduire par la beauté de leur croupe, la petitesse de leur tête et la hardiesse de leur encolure. Cette manière est fort sage : n'ayez pas des yeux de lynx pour voir les qualités d'une femme, et ne soyez pas sur ses défauts plus aveugle qu'Hypsée même. 0 les belles jambes ! o les beaux bras! Mais elle n'a point de hanches ; elle a.un gros nez, la taille courte et le pied long. Tout ce qu'on peut voir d'une matrone, c'est sa figure ; le reste, à moins que ce ne soit Catia (2), la longueur de son vêtement vous le dérobe. Que si tu viens à désirer ce qui est défendu et comme entouré d'un retranchement, car c'est là ce qui te fait perdre la tète, une multitude d'obstacles soudain t'arrêteront : des gardes, une litière, des coiffeurs, des parasites, une robe traînante et un long manteau : mille choses t'empêcheront de voir au naturel l'objet de tes désirs. Avec la courtisane, point de ces embarras : à travers la gaze qui l'habille, on la voit comme si elle était nue ; on distingue si elle a la jambe mal faite ou le pied mal tourné ; on mesure sa taille des yeux. Aimes-tu donc mieux être dupé, ou, en un mot, payer avant d'avoir vu la marchandise? « Le chasseur qui poursuit le lièvre jusqu'au sein de la neige, répond-il, refusera de toucher à celui qu'on lui servira tout cuit. » Puis, à cette citation, il ajoute : « Mon amour est tout à fait de même : il dédaigne ce qui est à tout le monde et court après ce qui le fuit. » Penses-tu donc, au moyeu de ces méchants vers, pouvoir bannir de ton sein les souffrances, les agitations et le poids des soucis? La nature n'a-t-elle pas mis des bornes à nos désirs? et ces bornes, n'est-il pas plus essentiel de chercher à les connaître, afin de savoir ce qu'elle peut ou ne peut pas souffrir qu'on lui refuse, pour faire ensuite la part du superflu et du nécessaire? Lorsque tu éprouves les ardeurs de la soif, ne sais-tu te passer d'une coupe d'or? Quand la faim te presse, n'as-tu de goût que pour le paon et le turbot? Lorsque tu sens les aiguillons de l'amour, et que sous ta main se trouve une servante ou un jeune esclave prêts à soutenir le choc, aimes-tu donc mieux souffrir que d'y toucher ? Quant à moi, je ne suis pas de cette humeur : j'aime des amours faciles et commodes. Ces femmes qui vous disent : « Je serai à vous tout à l'heure, mais vous paierez davantage ; attendez seulement que mon mari soit sorti, » laissons les aux prêtres de Cybèle, dit Philodemus : pour lui, il en veut une qui ne coûte pas cher, qui ne se fasse pas prier quand on l'appelle. Qu'elle soit fraîche et bien faite; qu'elle soit élégante, mais non au point de vouloir paraître plus grande ni plus blanche qu'elle ne l'est naturellement, voilà ce qu'il me faut. Lorsque je me suis étendu sur elle, c'est pour moi une Ilie, une Égérie : je lui donne le nom qui me plaît. Je ne crains pas alors qu'au moment où je suis à l'oeuvre, le mari accoure de la campagne, la porte soit enfoncée, le chien aboie, la maison ébranlée retentisse partout d'un fracas épouvantable; que la femme, pâle d'effroi, se jette en bas du lit, et que la servante complice crie qu'elle est perdue. Or, tandis que celle-ci tremble pour ses jambes, et l'épouse coupable pour sa dot, ce que j'ai de mieux à faire est de songer à moi. Il faut que je m'enfuie, la tunique lâche et les pieds nus, de peur que ma bourse, mon derrière, ou ma réputation enfin n'en pâtissent. Etre surpris est chose déplorable ; je n'en veux d'autre juge que Fabius (3) lui-même. ALPH. TROGNON

(1) On croit que ce Sallustius était petit-neveu du célèbre historien.

(2) Catia, quoique de haut parage, ne faisait pas plus mystère de ses appas que les courtisanes mêmes : c'est cette même dame qui fut surprise dans le temple de Vénus Théatine avec Valerius Siculus, tribun du peuple.

(3) Ce Fabius était un chevalier romain, né à Narbonne, qui avait écrit quelques livres de philosophie : il avait suivi le parti de Pompée ; il était de la secte des stoïciens, et avaitt eu avec Horace plusieurs démêles sur des questions philosoliques (ACRON).

Les Romains interdisaient tout prêt aux mineurs : il résultait de là que les usuriers, n'ayant point d'action contre eux, leur prêtaient à d'énormes intérêts pour s'indemniser des risques que courait leur argent.

III

LYNX ENVERS NOS PAREILS, ET TAUPES ENVERS NOUS, NOUS NOUS PARDONNONS TOUT, ET RIEN AUX AUTRES HOMMES.

Un défaut commun à tous les chanteurs, c'est qu'entre amis ils ne peuvent se résoudre à chanter, quand on les prie, et ne savent plus se taire, quand on ne les prie pas.C'était bien celui du sarde Tigellius. César, qui pouvait parler en maître, l'aurait prié par l'amitié de son père et par la sienne, qu'il n'eût rien obtenu; et notre homme, quand c'était son caprice, faisant tantôt le dessus, tantôt la basse, qu'accompagne le tétracorde, chantait Io Bacchus, depuis les oeufs (1) jusqu'aux fruits. Jamais mortel ne fut plus inégal. Quelquefois il courait comme un fuyard devant l'ennemi. Souvent il marchait comme s'il eût porté les vases sacrés de Junon. Il avait aujourd'hui deux cents esclaves, et demain dix. Tantôt il n'avait dans la bouche que rois, que tétrarques (2), que grands de la terre; tantôt: « Il ne me faut, disait-il, qu'une table à trois pieds, une coquille de sel blanc, et une toge dont l'étoffe, quoique grossière, puisse me défendre du froid. » Mais eussiez-vous donné à ce philosophe, content de si peu, un million de sesterces, trois jours après sa bourse était à sec. La nuit, il veillait jusqu'à l'aurore, et ronflait tout le jour. Jamais on ne vit semblables disparates. « Mais toi, me dira-t-on, n'as-tu donc aucuns défauts? » J'en ai d'autres, sans doute, et non moins graves peut-être. Ménius déchirait Novius absent. « Eh quoi ! lui dit-on, ne te connais-tu pas toi-même? ou penses-tu nous en donner à garder comme si nous ne te connaissions pas?— Mais moi je me pardonne, » reprit Ménius. Quelle sotte et coupable indulgence! combien elle mérite de blâme ! Puisqu'un bandeau couvre tes yeux malades quand tu regardes tes défauts, pourquoi ta vue, pour découvrir ceux de tes amis, est-elle plus perçante que celle de l'aigle, ou du dragon d'Ëpidaure ? Mais aussi il arrive qu'à leur tour ils épluchent les tiens. Il est trop susceptible, il ne sait pas se prêter au persiflage de nos railleurs ; ses cheveux rustiquement taillés, sa robe traînante, et cette large chaussure que son pied retient à peine, prêtent à rire. Mais il est bon, c'est le meilleur des hommes, c'est ton ami ; mais un vaste génie est caché sous cette écorce grossière. D'ailleurs, descends en toi-même, et vois si la nature, si l'habitude n'a pas dès longtemps introduit quelques vices dans ton coeur : car la fougère, destinée au feu, naît d'elle-même dans les champs négligés. Préférons l'exemple des amants qui s'aveuglent sur les défauts les plus choquants de leurs maîtresses, ou même en font des agréments, comme Balbinus du polype d'Hagna. Je voudrais voir les amis se tromper de même, et la vertu donner à cette erreur un nom honnête. Mais du moins, comme un père que ne rebutent point les imperfections de ses enfants, ne dédaignons point un ami, s'il a quelque défaut. Un père trouve que son fils louche a quelque chose dans le regard; un nain ridicule, comme cet avorton de Sisyphe (3), est un enfant mignon ; ce bancal n'est pas très droit ; et le boiteux, on murmure que sa démarche n'est pas assurée. Votre ami vit-il chichement, dites qu'il est économe; est-ce un mauvais plaisant, un peu hâbleur, c'est qu'il cherche à se rendre aimable. Sa rudesse, sa brusquerie, c'est simplicité, c'est franchise ; ses emportements ne sont que des vivacités. Cette indulgence me semble la base et le lien de l'amitié. Mais, loin delà, nous changeons les vertus mêmes en vices : nous nous plaisons à couvrir d'un méchant vernis un vase sans défaut. Trouvons-nous dans notre société un honnête homme, il manque d'énergie; un esprit lent, nous le traitons de lourd. Un autre, dans ce séjour où l'envie, toujours active, sème partout la calomnie, évite tous les pièges et ne donne jamais prise à la malignité; sa prudence, sa prévoyance, ne sont que ruse et astuce. Un maladroit tel que je me suis souvent montré à toi, Mécène, vient-il se jeter à travers nos lectures ou nos méditations : « L'importun, disons-nous, quel être stupide! » Hélas! avec quelle légèreté nous portons contre nous-mêmes un arrêt rigoureux ! Personne ne naît sans défaut : le plus sage est celui qui en a le moins. Un indulgent ami. comme il faut l'être, lorsqu'il pèse mes vices avec mes qualités, penche du côté du bien, pour peu que le bien l'emporte, s'il veut être aimé; à cette condition, je le mettrai dans la même balance. Vous prétendez que votre ami ne voie pas la poutre qui est dans votre oeil : ne voyez point la paille qui est dans le sien. La justice exige qu'on ait pour les autres l'indulgence qu'on réclame pour soi-même. Mais puisqu'enfin la colère ne peut pas, plus que les autres vices, être extirpée du coeur de noire sotte engeance, pourquoi la raison ne se sert-elle point de son poids et de sa mesure pour proportionner le châtiment à la faute ? Le maître qui ferait mettre en croix un esclave pour avoir, en desservant, taté d'un reste de poisson ou trempé son doigt dans la sauce encore tiède, serait regardé par les gens sensés comme plus extravagant que Labéon (4). Notre conduite n'est-elle pas plus folle encore et plus coupable ? Ton ami a-t-il eu un léger tort, tu ne peux lui en faire un crime sans passer pour un homme dur, inflexible; et tu le hais, tu le fuis, comme le débiteur fuit Ruson, quand le malheur veut qu'au fâcheux retour des calendes, il n'ait pu faire argent de rien, et qu'il se voit obligé d'écouter, le cou tendu comme un captif, les amères complaintes de son créancier. Un ami, après avoir bu son soûl, a taché le lit du festin, renversé de dessus la table un vase usé par la main d'Évandre, ou, dans un accès d'appétit, happé un poulet placé de mon côté du plat : et pour cela il me deviendrait moins cher! Que ferai-je donc s'il a commis un vol, trahi mon secret, ou manqué à sa parole? Ces philosophes, qui ont décidé que toutes les fautes étaient à peu près égales, sont fort en peine quand on remonte à la vérité : ils se trouvent en opposition avec le bon sens, avec la morale, même avec l'intérêt, base presque partout de la justice et de l'équité. Quand les hommes, troupeau muet encore et hideux, sortirent de la terre naissante pour ramper à sa surface, ils se servirent de leurs ongles et de leurs poings, puis de bâtons, et enfin des armes qu'avait fabriquées leur expérience, pour se disputer du gland et des tanières ; enfin leur voix trouva des sons et des mots pour rendre leurs pensées. Alors cessa la guerre, alors s'élevèrent des remparts, et les lois vinrent punir le vol, le brigandage et l'adultère ; car, avant Hélène, la possession d'une femelle avait excité déjà de sanglants combats : mais ils périrent d'une mort obscure; ces ravisseurs d'une proie disputée, qu'immolait un plus robuste adversaire, comme le taureau terrasse son rival au milieu du troupeau. La crainte de l'injustice a fait les lois; tu seras contraint de l'avouer, si tu veux remonter jusqu'à l'origine des choses et dérouler les annales du monde. Non, la nature ne peut séparer le juste de l'injuste, comme elle distingue le plaisir de la douleur, ce que nous devons désirer de ce qu'il nous faut fuir. Non, jamais la raison ne persuadera que le crime soit égal de briser sur leur tige les choux naissants d'un voisin, ou de porter la nuit, sur les statues des dieux, une main sacrilège. Il faut une règle pour égaler le châtiment au crime, et ne pas déchirer sous le fouet celui qui ne mérite qu'un coup de lanière. Car je ne crains pas que la férule remplace une punition plus sévère, puisque tu mets sur la même ligne le larcin et le brigandage, puisque tu annonces que vices et défauts tomberaient indifféremment sous la serpe, si jamais les mortels te confiaient le souverain pouvoir. Mais si le sage est riche, s'il est cordonnier habile, si seul il est beau, s'il est roi, pourquoi demander ce que tu possèdes? « Quoi! ne connaissez-vous pas, dis-tu, l'opinion de Chrysippe, du maître :1e sage n'a jamais fait ni brodequins ni sandales, et pourtant le sage est cordonnier. » Comment? Comme Hermogène (5), qui, quand même il se tait, n'en est pas moins un chanteur excellent ; comme le subtil Alfenus, qui, après avoir abandonné ses outils et fermé sa boutique, était toujours barbier : ainsi le sage seul excelle dans tous les arts, le sage est foi. Mais, roi des rois, les enfants voué tirent la barbe ; et, si votre bâton n'écarte ces espiègles, leur foule vous étouffe, malgré les cris qui fatiguent votre poitrine. Pour abréger, tandis que votre majesté, sans autre cortège que l'insipide Crispinus, va sebaigner pour un quart d'as, des amis indulgents me pardonneront les fautes échappées'à ma faiblesse; je supporterai à mon tour leurs défauts; et, dans mon obscurité, je vivrai plus heureux que toi sur ton trône.
J. LIEZ

(1) Les Romains commençaient leurs repas, non comme nous par le potage, mais par des oeufs.

(2) Les tétrarques étaient des princes subordonnés à une puissance supérieure, et dont les Etats étaient censés former la quatrième partie du royaume dont ils possédaient un démembrement.

(3) Sisyphus était un nain de Marc-Antoine : il n'avait que 81 centimètres de haut.

(4) On croit qu'Horace veut faire ici sa cour à Auguste aux dépens de Labéon, jurisconsulte et sénateur, qui ne craignait pas de tenir tête quelquefois au maître du monde.

(5) Cet Hermogène était sans doute un musicien célèbre.

 

IV

JUSTIFICATION D'HORACE EN PARTICULIER, ET EN GÉNÉRAL DES AUTEURS SATIRIQUES.

Eupolis, Cratinus, Aristophane, et tous ces grands auteurs de l'ancienne comédie, trouvaient-ils un original digne de leurs pinceaux satiriques, un méchant,un voleur, un libertin, un coupe- jarret ou quelque autre vaurien fameux, ils le signalaient sans ménagement. Lucile est tout à fait leur disciple, leur imitateur. C'est la même gaieté, la même finesse; il diffère seulement par l'espèce et la mesure des vers, et par leur forme rocailleuse : c'était là son défaut. Il lui arriva souvent, en moins d'une heure, debout sur un pied, de dicter deux cents vers. Belle chose, selon lui! Toutefois, dans le limon du torrent roulaient aussi des grains d'or. Que ne fut-il plus sobre de paroles et moins avare de sa peine pour écrire! pour écrire bien, s'entend; car d'écrire beaucoup, je n'en tiens nul compte. Ne voilà-t-il pas Crispinus qui du petit doigt me provoque? « Prenons, si tu veux, des tablettes; qu'on nous donne un jour, un lieu, des surveillants, et voyons qui saura en écrire davantage. »Moi, je rends grâce aux dieux de m'avoir fait un esprit stérile et terre à terre, peu communicatif, encore moins babillard. A toi donc de rivaliser avec le soufflet laborieux d'où le vent s'échappe incessamment, jusqu'à ce que la flamme ait amolli le fer; c'est ton goût. Que Fannius est content ! les honneurs de la bibliothèque et du portrait viennent le chercher. Mais moi, personne ne connaît mes écrits, dont je n'ose pas faire la lecture; en effet, ce genre d'ouvrages.est peu goûté; il y a trop de gens dignes de blâme. Prenez au hasard dans la foule, vous trouvez un malade d'avarice ou d'ambition dévorante. Celui-ci raffole, des belles mariées, celui-là des imberbes. Une ciselure, d'argent ravit quelques-uns; Albius s'extasie devant un ouvrage d'airain. Cet autre court échanger des marchandises depuis les plages orientales jusqu'aux contrées que le soleil échauffe à son déclin; il se précipite à travers mille maux, comme la poussière qui roule en tourbillon. Pourquoi? de peur de perdre un denier, et pour grossir son avoir. Tous ces gens-là redoutent la poésie et détestent les poëtes. « Fuyez-le, fuyez;.il a du foin aux cornes. Pour rire aux dépens d'autrui, il n'y a pas d'ami qu'il ne sacrifie, et toutes les sottises dont il aura barbouillé son papier, il n'aura jamais de cesse que, jusqu'aux vieilles et aux petits, garçons qui reviennent du four et de la fontaine, tous ne les entendent. » A mon tour, quelques mots de justification. D'abord, je ne veux pas qu'on me range au nombre de ceux que je reconnais poëtes. Pour l'être, il ne suffit pas de tourner un vers et d'écrire, ainsi que moi quelques phrases.rampantes comme la prose. Mais quiconque a reçu du ciel un génie inspiré, une bouche capable de proférer des accents sublimes, à lui appartient ce titre glorieux Aussi à-t-on mis quelquefois en question si la comédie était vraiment un poëme, parce qu'en elle la force et la grandeur de l'enthousiasme n'animent ni le langage ni lesidées. Si elle ne différait de la prose par la mesure du vers, ce serait de la prose toute pure. « Voyez ce père irrité gronder son libertin de fils, qui s'est épris d'un fol amour pour une courtisane; qui refuse une épouse magnifiquement dotée, et qui, pour comble de déshonneur, s'enivre et marche, escorté de flambeaux, avant la nuit. » Voilà les réprimandes sévères que Pomponius entendrait, si son père vivait. Ce n'est donc pas assez d'écrire des vers dans un style tout uni, de manière qu'on n'ait qu'à rompre la mesure, pour que le père sur la scène n'ait point d'autre langage que dans le monde un père en courroux. Qu'on ôte à mes écrits, à ceux du vieux Lucile, le mètre et le rhythme, il n'en sera pas comme si l'on décomposait ces vers :

La Discorde a brisé, de sa sanglante main,
Les portes de Bellone avec leurs gonds d'airain.

On n'y retrouverait pas, comme ici, les membres épars du poëtê. Assez de ce propos. Qu'il y ait chez nous véritable poésie ou non, la question viendra une autre fois. Examinons seulement aujourd'hui si ce genre d'écri tmérite vos préventions Sulcius l'implacable et Caprius vont rôdant avec leur voix rauque et leurs libelles d'accusation, tous deux la terreur et l'effroi des voleurs. Mais pourvu qu'on vive honnêtement, les mains toujours pures, on peut les braver tous deux. Et quand vous ressembleriez aux brigands Célius et Byrrhus, je'ne suis pas, moi, un Sulcius, un Caprius. Pourquoi me redouter? Aucune boutique, aucun pilier ne présente mes livres pour attirer sur eux les mains suantes des oisifs et d'Hermogène Tigellius. Je ne les lis à personne, excepté à mes amis, encore après bien des instances. Tout lieu, tout auditeur ne me convient pas. «Il y a des gens qui lisent leurs ouvrages en plein forum, ou dans les bains; les voûtes répondent à la voix par un agréable écho. » C'est un bonheur pour les esprits futiles, qui s'inquiètent peu de la raison, des convenances.« Mais vous aimez à mordre, me dira-t-on; vous vous en faites un plaisir malin. » D'où vient ce reproche lancé contre moi? Avez-vous, pour le confirmer, un seul de tous ceux avec qui j'ai vécu? Déchirer un ami absent, ne pas le défendre si on l'attaqué, tâcher de provoquer des ris indiscrets et de se faire une réputation de bel esprit railleur, forger des contes sans réalité, ne pas savoir garder le dépôt d'une confidence : c'est agir en infâme. Romains, gardez-vous d'un pareil homme. De douze convives entourant une table à trois lits égaux, il y en a presque toujours un qui se délecte à répandre un torrent de quolibets sur tous, excepté sur celui qui reçoit. Mais, après boire, ce dernier a aussi son tour, quand Bacchus le franc parleur met au jour le fond de l'âme et les pensées secrètes. Vous louerez l'aimable gaieté de cet homme et sa franchise, vous qui détestez les-méchants; et moi, si je me mets à rire de ce que le sot Rufîlus sent les parfums, et Gorgonius le bouc, vous m'appelez hargneux et langue de vipère ; mais que, devant vous, la conversation vienne-à tomber sur les larcins de Petillius Capitolinus, vous le défendrez à votre manière. « Capitolinus est mon ancien camarade, mon ami d'enfance. A ma recommandation, il a rendu beaucoup de services. Je suis charmé qu'il puisse demeurer sans accident à Rome ; mais je ne comprends pas qu'il ait échappé à ce fameux procès. »Voilà de la noirceur plus noire que le calmar; voilà du venin, et du plus subtil. Cette méchanceté ne sera jamais dans mes écrits, encore moins dans mon coeur. Si je puis faire une promesse certaine, c'est bien cette promesse. Mais qu'il m'échappe quelques traits de franchise et de gaieté, il faut me le passer et n'y point trouver à redire. Ainsi, mon père m'accoutumait à fuir les vices en me les signalant par des exemples. S'il me conseillait de vivre d'économie et d'ordre, content du bien qu'il m'aurait acquis: « Vois Albinus, quelle triste vie! Et Barrus, quelle misère! Excellente leçon pour qui serait tenté de dissiper son patrimoine! » Me détournait-il des honteuses liaisons avec les courtisanes :.« N'imite pas Sectanius. » Pour m'éloigner d'un amour adultère, quand il est facile de jouir de plaisirs permis : « Trebonius, pris sur le fait, n'est pas en belle renommée, disait-il. Un philosophe t'expliquera la nature des biens et des maux; je me borne à t'instruire des vertus de nos ancêtres, et à conserver tes moeurs et ta réputation intactes et pures, pendant, que tu as encore besoin de précepteur. Quand l'âge aura fortifié ton corps et ton esprit, on te laissera nager sans liège. » Voilà comme ses discours formaient mon enfance. S'il m'exhortait : « Agis ainsi, tu as une autorité. » Et il me citait entre nos juges un des plus considérables. S'il m'empêchait de mal faire : « Que cela soit honteux, tu n'en saurais douter, quand tu vois tel ou tel en butte à tant de propos médisants. » De même que les funérailles du voisin glacent d'effroi le malade affamé, et le forcent à se rnénager par la peur de mourir, ainsi l'opprobre d'autrui dégoûte du vice les âmes encore tendres. C'est de la sorte qu'exempt de travers funestes, je n'ai que des défauts légers et pardonnables ; et plus d'un me quittera encore avec le temps, grâce à la franchise de l'amitié et âmes propres réflexions; car lorsque je suis seul, au lit ou sous le portique, ce temps n'est pas perdu pour moi. « Cela serait plus sage. En vivant ainsi, je vivrais mieux. Cette conduite me rendrait cher à mes amis. Un tel a eu tort ; l'imiterai-je étourdiment? » Je me parle ainsi abouche close, et au premier instant de.loisir, je jette mes pensées sur le papier, en m'amusant. C'est un de mes légers défauts, et si vous ne le tolérez pas, l'armée des poètes va venir à mon secours; car nous sommes en nombre, et, forcenés comme des juifs, nous vous ferons entrer bon gré mal gré dans nos rangs. NAUDET.

Cassius Nornentanus était un gourmand qui dépensait pour sa table des sommes énormes, et qui avait un cuisinier nommé Damas.

V

HORACE FAIT UNE DESCRIPTION FACETIEUSE DE SON VOYAGE DE ROME A BRINDES.

Au sortir de la grande Rome, Aricie nous reçut dans sa petite hôtellerie : j'avais pour compagnon le rhéteur Héliodore, l'homme le plus docte dans la langue des Grecs. De là nous parvînmes au forum d'Appius, qu'encombrent bateliers et cabaretiers fripons. Notre paresse fit en deux traites cette route, que de plus alertes achèvent en un jour : la voie Appienne est moins pénible en ralentissant le pas. Là, à cause de l'eau, qui était des plus détestables, je lutte contre mon appétit,:attendant, non sans humeur, mes compagnons qui soupaient. Déjà la nuit commençait à répandre ses ombres sur la terre et parsemait le ciel d'étoiles : tout à coup des jurements retentissent et volent des valets aux bateliers, des bateliers aux valets. « Aborde, ici ; tu en empiles trois cents: holà! c'est bien assez. » Tandis qu'on exige le paiement, qu'on attelle la mule, une heure entière s'écoule. Les cousins sans pitié, les grenouilles des marais, ôtent tout sommeil. Ivres de mauvais vin, le batelier et le voyageur chantent à qui mieux mieux, leur bien-aimée absente; enfin, le piéton fatigué commence à s'endormir, et le batelipr paresseux, attachant à une pierre la corde du bateau, laisse paître la mule, et ronfle, couché sur le dos. Et déjà le jour paraissait, lorsque nous sentons que la barque n'avance pas d'une ligne. Alors l'un de nous, à chaude cervelle, saute à terre et caresse rudement la tête et le dos de la mule et du batelier avec une branche de saule. Enfin, nous débarquons à dix heures seulement. Nous nous lavons les mains et la bouche dans les eaux de ta fontaine, ô Féronie! Ensuite, après déjeuner, nous gravissons lentement trois milles, et nous entrons dans Anxur, assise sur des rochers dont la blancheur se voit au loin. Là devaient venir l'excellent Mécène et Cocceius (1), tous deux envoyés en députation pour de grands intérêts, tous deux habiles à rapprocher des amis divisés. Pendant qu'en ce lieu je baigne mes yeux malades dans un noir collyre, arrivent Mécène et Cocceius, et en même, temps Fonteius Capiton (2), l'homme le plus parfait du siècle, ami le plus intime de Marc- Antoine. Nous quittons sans regret Fundi et son préteur Aufidius Luscus, riant du fol orgueil de ce greffier, de sa prétexte, de son laticlave et de sa cassolette pleine de braise. Bien las, nous nous arrêtons dans la ville de Mamurra ; Muréna nous y offre sa maison, Capiton sa cuisine. Le jour suivant se leva beaucoup plus favorable pour nous, car à Sinuesse nous rencontrons Plotius, Varius et Virgile, âmes les plus pures qui soient sur la terre, et auxquelles personne n'est plus tendrement attaché que moi. Aussi quels embrassements ! quelles joies! Jamais, en état de raison, rien ne sera comparable pour moi à un aimable ami ! La petite métairie qu'on voit tout près du pont de Campanie nous offre son abri, et les commissaires nous fournissent le bois et le sel qu'ils doivent aux voyageurs. De là, nos mules déposent leur charge à Capoue. Mécène va jouer à la paume, Virgile et moi nous allons dormir, car la paume est ennemie des yeux et des estomacs malades. Nous fûmes ensuite reçus dans la riche campagne de Cocceius, qui est située au-dessus des hôtelleries de Caudium. Maintenant, muse, je veux que tu publies en peu de mots le défi du bouffon Sarmentus et de Messius Cicerrus; quels furent leurs pères et la cause de leurs querelles. Messius est de l'illustre sang des Osques : la maîtresse que servit Sarmentus existe encore. Sortis de tels aïeux, ils en vinrent aux combats; et d'abord Sarmentus : « Je dis que toi, tu ressembles à un cheval sauvage. » Nous rions. Alors Messius secoue la tète et s'écrie : « J'accepte : si l'on ne t'eût retranché une corne du front, que ne ferais-tu pas, puisqu'ainsi mutilé tu fais de telles menaces?... » En effet, une cicatrice dégoûtante défigurait du côté gauche son front poilu. Sarmentus l'ayant amplement plaisanté sur le mal campanien, sur sa figure, lui proposa de danser le pas des Cyclopes, ajoutant qu'il n'aurait besoin ni de masque ni de cothurnes. Cieerrus ne reste pas muet, et lui demande s'il avait fait hommage de sa chaîne aux dieux lares, en.forme d'ex votô; si, parce qu'il était greffier, sa maîtresse avait rien perdu de ses droits sur lui. Enfin, il le presse de dire pourquoi il avait pris la fuite, puisqu'une livre de farine suffisait pour soutenir son corps d'avorton. C'est ainsi que nous prolongeâmes gaiement notre souper. De là nous allâmes droit à Bénévent, où notre hôte empressé faillit brûler lui et la maison en faisant tourner au feu des grives étiques. En effet, le fourneau s'écroula, et la flamme, se répandant dans cette vieille cuisine, courut embraser le haut du toit. Vous eussiez vu les convives affamés et les valets tremblants s'empresser tous de sauver le souper et d'éteindre l'incendie. Bientôt l'Apulie nous découvrit ses monts si bien connus, que brûle le vent Atabule, et que nous n'aurions jamais gravis, si la métairie voisine de Trévise ne nous eût offert un abri ; son foyer, où l'on entassa du bois vert et des feuilles mouillées, répandit une fumée qui nous tira bien des larmes. C'est en ce séjour que, dans ma trop stupide confiance aux promesses fallacieuses d'une jeune servante, je l'attends jusqu'au milieu de la nuit : enfin le sommeil s'empare de mes sens livrés à Vénus, et un songe lascif livré à un désordre immonde et mon corps et mes vêtements de nuit. De là des chars rapides nous transportent à vingt-quatre milles, et nous déposent dans une petite ville dont le nom se refuse à.la poésie, mais facile à désigner : la plus commune des choses, l'eau, s'y achète; mais le pain est d'une telle beauté, que le voyageur prudent ne manque pas d'en charger ses épaules, car à Canuse le pain est pierreux, et l'urne des Naïades est à sec. Cette ville fut jadis fondée par le vaillant Diomède. Là, Varius, plein d'affliction, se sépara de ses amis en pleurs. Puis, bien fatigués, nous parvenons à Rubi, après un long chemin que les pluies avaient rendu plus détestable. La journée suivante fut meilleure, le chemin pire encore jusqu'aux murs de Bari, abondante en poissons. Ensuite Égnatie, bâtie en dépit des eaux, nous prêta fort à rire et à plaisanter : on voulut nous y persuader que l'encens posé sur le seuil du temple brûle sans le secours du feu. Que le Juif Apella le croie; pas moi, car j'ai appris que les dieux passent au ciel le temps fort tranquillement, et qu'au sommet de la voûte éthérée ils ne s'ennuient pas à ajouter aux merveilles que produit la nature. Brindes est le terme de ma longue épître et de mon voyage.
C.-L.-F. PANCKOUCKE.

(1) Marcus Cocceius Nerva., consul en 718, et aïeul de l'empereur Nerva.

(2) On ne connaît point ce personnage, peut-être était-il fils de ce M. Fonteius qui.se distingua sous César en Afrique.

VI

CE N'EST PAS DANS LA SPLENDEUR DU RANG, C'EST DANS LA VERTU QUE CONSISTE LA VRAIE NOBLESSE.

Vous êtes issu, Mécène, du sang le plus noble de l'Étrurie; vos aïeux ont commandé jadis de puissantes armées; vous n'en mesurez pas pour cela du haut de votre grandeur l'obscur citoyen né, comme moi, d'un simple affranchi. Que vous importe, en effet, de quel père on est le fils, pourvu que ce fils soit un honnête homme? Vous savez mieux que personne qu'avant même le règne de Tullius, sorti de la classe des esclaves, une foule d'autres grands hommes, n'avaient pas eu besoin d'aïeux pour s'illustrer par leurs vertus et s'élever aux plus hautes dignités: tandis qu'un Lévinus, un descendant de ce Valerius qui chassa les Tarquins, n'eût jamais été estimé plus d'un, sou, à l'enchère Thème de ce peuple qui, esclave aveugle d'une renommée souvent usurpée, et stupidement prosterné devant de vaines images, prodigue, vous le savez, les honneurs à ceux qui les méritent le moins. Que nous convient-il donc de faire, à nous qui sommes si loin de penser et d'agir comme le vulgaire? Ëh bien! oui; ce peuple donnerait son suffrage au noble Lévinus, de préférence à Decius, homme nouveau! Le censeur me fermerait la porte du sénat, si ma naissance ne me donnait pas le droit d'y entrer (et je n'aurais que ce que je mérité, pour être sottement sorti de ma sphère). Tout cela n'empêche pas que le char brillant de la gloire n'entraîne à sa suite et le noble et le roturier. Réponds-moi un peu. Que t'a servi, Tillius, de reprendre ce laticlave, que tu avais été forcé de quitter, et de devenir tribun? L'envie, qui eût épargné le simple particulier, s'est déchaînée contre le magistrat ; car dès qu'un homme est assez fou pour chausser le brodequin noir, et pour étendre sûr sa poitrine la pourpre sénatoriale, il entend bientôt demander autour de lui : « Quel est donc cet homme? Son père, quel est-il? » Supposons un homme attaqué, comme le pauvre Barras, de la maladie de passer pour beau ; il ne saurait faire un pas que toutes les jeunes filles ne veuillent savoir si sa figure, sa jambe, son pied, ses dents, ses cheveux justifient ses prétentions. Ainsi, celui qui prend hautement sur lui la responsabilité du salut de Rome, de ses citoyens, de l'Italie, de l'empire tout entier et des dieux mêmes, fait à tous, un devoir de s'enquérir de quel père il est né, et s'il n'a point à rougir d'une mère ignorée. « Comment! c'est le fils d'un Syrus, d'un Damas, d'un Denys, qui précipite les citoyens romains du haut de la roche Tarpéienne, ou qui les livre au licteur Cadmus! — Mais Novius, mon collègue, se trouve d'un degré encore au-dessous de moi, car il est ce que fut mon père.— Fort bien! Et tu te crois pour cela un Paul Émile ou un Messala? Mais ce Novius, dont tu parles, si deux cents chariots et trois pompes funèbres viennent à se rencontrer sur la place, il fera retentir une voix capable d'étouffer le son bruyant des cors et des trompettes. Voilà ce qui s'appelle des titres à nos suffrages ! » Revenons à moi, revenons à ce fils d'affranchi, auquel on ne cesse de rappeler qu'il est le fils d'un affranchi ! Et pourquoi cela? parce que j'ai maintenant l'honneur de m'asseoir à votre table, Mécène, et que j'ai, commandé, autrefois, une. légion romaine. Distinguons cependant. Quant à mes titres militaires, l'envie a peut-être le droit de me les disputer; mais il n'en est pas ainsi du titre de votre ami ! on sait que vous ne le prodiguez pas ; que c'est le mérite, et non l'intrigué, qui l'obtient; et ce rare bonheur, ce n'est point au hasard que j'en suis redevable : ce n'est point lui qui m'offrit à vous. Virgile, le meilleur de mes amis, ensuite Varius, vous parlèrent de moi : admis sur leur recommandation, je bégayai timidement quelques paroles, car le respect ne me permit pas d'en dire davantage. Je ne me vantai auprès de vous ni d'une illustre origine ni du superbe coursier sur lequel je parcourais mes vastes possessions: je me donnai tout simplement pour ce que j'étais. Votre réponse fut laconique, suivant votre usage, et je me retirai neuf mois après, vous me rappelez, et me voilà, par votre ordre exprès, au rang de vos amis. Quel bonheur pour moi d'avoir pu vous plaire, à vous, qui savez si bien distinguer l'honnête homme du bas coquin, et qui mesurez le mérite, non sur le vain prestige de la naissance, mais sur la noblesse réelle des sentiments ! Si je n'ai au surplus, et en petit.nombre encore, que des défauts supportables, et qui ne sont, dans un bon naturel, que des taches légères sur un beau corps; si personne n'est en droit de me reprocher l'avarice et ses turpitudes, ou des vices grossiers ; si (que l'on me pardonne de me rendre cette justice) je n'ai à rougir de rien de honteux; si je suis cher enfin à mes amis, c'est à mon excellent père que je le dois. Quoiqu'il n'eût pour tout bien qu'un très petit domaine, il ne voulut point m'envoyer à l'école publique de Flavius, où se rendaient cependant les nobles fils de nos illusrtres centurions, la bourse et les tablettes suspendues au bras gauche, pour apprendre:à calculer l'intérêt de l'argent à quinze jours de date. Il ne craignit pas de me conduire à Rome dès mon enfance, pour y recevoir l'éducation que donnent à leurs enfants nos chevaliers et nos sénateurs. A mes habits, au cortège d'esclaves qui m'accompagnaient en traversant la ville, on eût cru qu'un riche patrimoine fournissait à tant de dépenses. Sentinelle vigilante et gardien incorruptible de ma jeunesse, il me suivait chez les différents maîtres. Grâce à lui, le soupçon même du vice n'approcha jamais de moi, et mes moeurs conservèrent cette fleur pudique, le premier parfum de la vertu. Il ne craignit pas qu'on lui reprochât un jour de n'avoir fait de moi qu'un huissier, ou moins encore, un collecteur comme il l'était lui-même (et certes je ne m'en fusse pas plaint) ; il n'en est que plus estimable, et je ne lui en dois aujourd'hui que plus de reconnaissance. J'ai trop de bon sens pour ne pas me féliciter d'un tel père ; et je ne ferai. pas comme ceux, qui s'excusent en quelque sorte de ne pas descendre d'aïeux illustres. Combien mon langage et ma façon de penser diffèrent des leurs ! Oui, si la nature permettait de remonter les années écoulées, et que chacun pût alors se choisir des parents au gré de sa vanité, satisfait des miens, je n'irais pas en chercher d'autres parmi les faisceaux et sur les sièges de nos magistrats. Jene serais qu'un sot aux yeux du vulgaire; mais vous m'approuveriez, Mécène, de reculer devant un fardeau trop pesant pour des épaules qui n'y sont point accoutumées. Quel tracas, en effet! il.me faudrait songer d'abord à grossir mon revenu ; faire ma cour à je ne sais combien de gens; traîner à ma suite un nombreux cortège de valets, de chevaux et d'équipages, pour aller à la campagne, ou me mettre en voyage. Aujourd'hui, qu'il me prenne fantaisie d'aller jusqu'à Tarente, j'enfourche mon petit mulet, dont le cavalier et son bagage pressent et écorchent les flancs. On ne me reprochera point la sordide avarice de Tillius, que l'on rencontre, tout préteur qu'il est, sur la route de Tibur, suivi de cinq esclaves qui portent derrière lui la marmite et le baril au vin. Ne t'en déplaise, grand sénateur! ma vie est mille fois plus agréable que la tienne et que celle de beaucoup d'autres. Je vais où je veux, et j'y vais seul. Je veux savoir combien le blé, combien les légumes, je le demande. Je parcours le Cirque pendant le jour, et le soir, la place publique, où je m'arrête aux diseurs de bonne aventure. Je rentre chez moi, où m'attend un.frugal souper, qui se compose d'un plat de poireaux, de pois chiches ou bien de beignets. Trois esclaves suffisent du reste à ces apprêts. Mon petit buffet de marbre blanc est décoré de deux bouteilles, d'un verre, d'une aiguière avec sa cuvette, et tout cela en terre de Campanie. Je me couche ensuite, libre du souci d'avoir à me lever de bonne heure le lendemain, pour me rendre au forum auprès de ce Marsyas, dont la figure annonce assez de quel air il revoit si souvent Novius le jeune. Je reste au lit jusqu'à la quatrième heure du jour ; après quoi je sors, je lis ou j'écris ; je fais enfin ce qui me passe par la tête. Je me fais frotter d'huile, mais ce n'est pas, comme Natta, aux dépens de ma lampe. Quand la fatigue ou la chaleur du jour l'exige, je cours au bain pour me dérober aux fureurs de la Canicule. Un repas léger empêche mon estomac de trouver trop long le reste de la journée, qui s'écoule dans les doux loisirs du foyer domestique. Voilà la vie de ceux qui ont su s'affranchir des tourments de l'ambition; voilà ce qui m'assure les douceurs d'une vie plus heureuse cent fois que si mon aïeul, mon père ou mon oncle, eussent été questeurs du peuple romain. AMAR.

VII

PROCÈS ENTRE RUPILIUS ET UN CERTAIN PERSIUS.

Il n'est, je crois, pas un barbier, pas un coureur de nouvelle, qui ne sache comment le Romain bâtard Persius s'est vengé des invectives dégoûtantes du proscrit Rupilius, qu'on surnommait le roi. Ce Persius, homme riche, qui faisait un gros négoce à Clazomène, était en procès avec Rupilius. C'était, du reste, un brutal, haïssable pour le moins autant que son adversaire, présomptueux, plein de lui-même, et d'une telle acrimonie dans ses discours, qu'il laissait loin derrière lui les Sisenna et les Barras. Mais revenons au fait. Toute transaction était devenue impossible entre eux, car il en est de ces caractères intraitables comme de deux braves qui combattent dans des rangs opposés. Pourquoi entre Hector, fils de Priam, et l'impétueux Achille, l'inimitié fut-elle implacable au point que la mort seule put y mettre un terme? c'est que, chez ces deux héros, la valeur était au suprême degré. Qu'au contraire, la discorde divise deux poltrons, ou que deux guerriers d'un courage inégal aient à se mesurer, comme Diomède et le Lycien Glaucus, le plus faible se retirera et fera des présents au plus fort. Dans le temps donc que Brutus tenait la préture en Asie, nos deux champions en vinrent, aux mains : couple admirable, s'il en fut, qu'on ne peut comparer qu'à celui de Bacchius et Bithus! (1) aussi fut-ce un grand spectacle que de les voir accourir, pleins d'ardeur, pour soutenir leurs droits. Persius parle le premier, il expose l'affaire : éclats de rire universels. Il fait l'éloge de Brutus. il fait l'éloge de sa cohorte ; Brutus est le soleil de l'Asie, et tous ses compagnons sont autant, d'astres favorables : bien entendu qu'il en excepte Rupilius ; pour celui-là, c'est le Grand-Chien, dont l'influence est si funeste aux laboureurs. Enfin, son éloquence roule comme un torrent grossi par les neiges de l'hiver, qui déracine les arbres des forêts, et ne laisse presque plus rien à faire à la cognée. A ce flot de sarcasmes imprégués d'un sel acre, et qui coulaient comme de source, l'homme de Préneste riposte avec la vigueur et la grossièreté d'un vendangeur aguerri qui n'a jamais eu le dernier avec les passants, et qui, tenant tête au plus intrépide, le force à continuer son chemin en l'appelant coucou. Que devient notre pauvre Grec? Perdu, noyé dans ce déluge de railleries latines, il s'écrie : « O Brutus ! je vous en adjure au nom des dieux, vous qui expédiez si lestement les rois, ne pourriez-vous aussi faire étrangler celui-ci? ce serait, croyez-moi, une oeuvre digne de vous. » OUIZILLE.

(1) C'étaient deux gladiateurs renommés.

VIII

IMPRECATIONS DE PRIAPE CONTRE LES SOUCIERES CANIDIE ET SAGANE.

Autrefois j'étais un tronc de figuier, vieil arbre inutile; l'ouvrier ne savait s'il devait me donner la forme d'un banc ou la figure de Priape : il se décida pour le dieu. Me voilà donc devenu une divinité, l'épouvantail des voleurs et des oiseaux; car mon bras, et ce pieu obscène et rouge qui figure au milieu de ma statue, arrêtent les voleurs ; et le roseau qui entoure ma tête effraie les oiseaux incommodes, et les empêche de s'arrêter dans ces nouveaux jardins. C'était naguère en ces lieux que l'esclave venait déposer le cadavre; de son compagnon de servitude, après l'avoir enlevé de son étroite cellule et placé dans une bière ignoble. C'était ici la fosse commune des citoyens morts dans la misère, celle du bouffon Pantolabus et du débauché Nomentanus (1). Ce terrain avait mille pieds le long du chemin, et trois cents sur la campagne; un cippe en consacrait la donation, à l'exclusion de tous les droits des héritiers. Aujourd'hui, les Esquilies (2) sont devenues un lieu sain et habitable, et on peut se promener sur ces superbes terrasses, où l'on n'apercevait jadis qu'un champ hideux et couvert d'ossements desséchés. Quant à moi, les voleurs, et les bêtes dont ces jardins sont infestés ne me donnent pas encore tant de peine et de travail que ces maudites sorcières qui, par leurs prédictions insensées et leurs philtres daugereux, bouleversent es esprits des pauvres humains. Je ne puis les éloigner, et empêcher, aussitôt que la lune vagabonde a montré son éclatant visage, qu'elles ne ramassent des ossements et des plantes vénéneuses. J'ai vu de mes propres yeux Canidie, relevant sa longue robe noire, accourir ici pieds nus. cheveux épars, et hurlant à l'envi avec Sagane l'aînée. La pâleur de leurs visages les rendait horribles à voir. Elles commencèrent à gratter la terre avec leurs ongles, et à déchirer de leurs dents une jeune brebis noire ; le sang en fut versé dans une fosse d'où les mânes devaient sortir pour répondre à leurs questions. Les sorcières tenaient deux petites figures, l'une de laine, l'autre de cire : celle de laine était la plus grande, et avait l'attitude d'un maître menaçant; l'autre, comme un esclave suppliant, semblait attendre la mort. Canidie invoque Hécate; Sagane, la cruelle Tisiphone : on eût pu voir alors errer autour d'elles les serpents et les chiens infernaux, la lune devenir d'un rouge de sang, et bientôt, pour ne pas assister à de pareilles horreurs, disparaître derrière les majestueux tombeaux. Si je mens d'un seul mot, je veux bien que les corbeaux me couvrent la tête de leur fiente blanchâtre, et que Julius, l'infâme Pédiatia, et le voleur Voranus, viennent déposer sur moi leurs plus dégoûtantes saletés ! Mais pourquoi énumérer tant d'infamies? pourquoi redire l'effroyable scène qui se passa entre Sagane et les ombres, et leurs chants aigus et plaintifs? comment ces vieilles sorcières enfouirent furtivement la barbe d'un loup et les dents d'une couleuvre tachetée ? comment parut alors un grand feu pour consumer la figure de cire, et de quelle manière enfin, ne pouvant voir tant d'horreurs sans frémir, je me vengeai des chants et des forfaits de ces deux furies? Mon bois éclata par derrière, et de cette tente sortit un bruit semblable à celui d'une vessie qui crève. Aussitôt mes deux sorcières se mirent à courir vers la ville, et on n'eût pu voir sans rire Canidie perdre ses fausses dents, Sagane sa chevelure postiche, et laisser en chemin leurs simples et leurs bracelets magiques. ERNEST PANCKOUCKE.

Sagane et Canidie passaient à Rome pour magiciennes. Horace, dans ses Épodes, nous les a déjà fait connaître en signalant leurs crimes. Dans cette satire, il se déchaîne contre elles ; et, en mettant la narration dans la bouche de Priape, il se moque des sorcières et du dieu.

(1) On ne connait pas ce Pantolabus : quant à.Nomentanus, Horace en a déjà parlé dans sa première satire, en le citant comme un homme débauché et ayant perdu tout son bien.

(2) L'air y était si sain et si agréable, qu'Auguste s'y faisait transporter quand il était malade. Il fit aussi planter un bois et bâtir une basilique avec de magnifiques galeries pour ses petits-fils, Caïus et Lucius. Tibère se retira à la maison de Mécène, en 755, quand il revint de son exil de Rhodes.

IX

LE FACHEUX.

J'allais un jour le long de la voie Sacrée, occupé, selon mon usage, de je ne sais quelles bagatelles,: et tout absorbé dans ma rêverie. Vient à moi. un quidam dont je sais à peine le nom, et qui me dit, en me prenant la main : :« Comment cela va-t-il, mon cher ami?—- Assez bien pour le moment, lui dis-je, et fort à votre service. » Comme il me suivait, je le prévins, en lui demandant « Désirez-vous quelque chose de moi? —Parbleu, dit-il, nous nous connaissons bien; je suis poëte aussi. » Je lui réponds que je l'en félicite et l'en honore davantage; et, dans l'espoir de lui échapper, je double le pas : je m'arrête tout à coup, je parle à mon valet tout bas sans lui rien dire. J'étais inondé de sueur de la tête aux pieds. Heureux Bolanus, disais-je en moi-même, que n'ai-je une tête comme la tienne ! Cependant mon homme ne cessait de parler, vantait la ville et les faubourgs; et, voyant que je ne lui répondais mot : « Vous voulez m'échapper, dît-il, mais c'est peine perdue, je ne vous lâche point. Où allez-vous de ce pas?—Fort loin d'ici, lui répondis- je; ce n'est pas la peine de vous déranger, je vais chez quelqu'un qui n'est point de votre connaissance, au delà du Tibre, tout près des jardins, de César. —Eh bien ! réplique mon fâcheux, je n'ai rien à faire, j'aime à marcher, me voilà disposé à vous suivre jusqu'au bout. » Le moyen de s'en tirer? Je baisse l'oreille comme un âne sous son fardeau, et mon homme reprend : « Vous êtes l'ami de Viscus, de Varius; mais, si je sais m'y connaître, vous ne ferez pas moins de cas de moi. Vous aimez les vers; qui en fait plus que moi et plus vite? J'ai la danse moelleuse, et la voix! Hermogène crève d'envie lorsque je me mets à chanter. » C'était le moment de l'interrompre : « Avez-vous une mère, lui demandai-je, des parents à qui votre santé soit chère? — Personne répondit-il; j'ai tout enterré. » Qu'ils sont heureux! dis-je en moi-même, et moi, me voilà sous le couteau! Allons, bourreau, achève; je touche au moment fatal que me prédit dans mon enfance une vieille sorcière de Samnite, après avoir fait rouler ses dés dans son cornet : « Cet enfant, dit-elle, n'a rien à craindre du poison ni du fer de l'ennemi ; il peut braver le point de côté, la toux, la goutte; mais, gare les bavards ! s'il est sage, il les évitera quand il sera en âge de raison ; car un fâcheux doit un jour le laisser pour mort. » La quatrième heure du jour s'écoulait, nous étions arrivés près du temple de Vesta ; mon homme s'y trouvait précisément ajourné pour répondre d'une caution donnée, et, faute de comparaître, il allait perdre son procès. »Si vous m'aimez, me dit-il, assistez-moi ici un moment.— Moi ! que je meure, si je puis m'arrèter un instant, et si j'entends un met aux affaires ! je cours où vous savez. —Me voilà fort en peine, reprend-il : que faire? qui dois-je abandonner, de vous ou de mon procès?— Moi, de grâce.— Non, parbleu, ajoute-t-il ; et le voilà qui prend les devants. Que faire contre plus fort que soi? Je le suis. Il reprend la conversation. « Comment Mécène se comporte-t-il avec vous?—Mécène est un esprit sage qui ne s'accommode pas de tout le monde. — Vraiment. Mais vous êtes adroit à saisir lesoccasions. Si vous vouliez-me présenter à lui, vous trouveriez en moi un second qui vous aiderait puissamment; sur ma tête, je vous débarrasserais lestement de tous vos rivaux. — Vous ne connaissez pas cette maison-là; il n'en est pas de mieux ordonnée ; les choses n'y vont pas comme vous croyez: on n'y connaît point les cabales; je n'ai point à craindre d'y être supplanté par un plus riche ou par un plus savant : chacun y est à sa place. — C'est quelque chose de merveilleux ce que vous me contez là; cela est à peine croyable.—Et très vrai pourtant. — Vous enflammez de plus en plus le désir que j'éprouve; d'approcherMécène.-Vous n'avez qu'à vouloir, rien ne saurait résister à votre mérite. Mécène peut être d'un abord difficile, mais il n'est point inexpugable.,— Je ne me manquerai pas à moi-même ; ses gens seront bientôt gagnés: éconduit aujourd'hui, je ne me rebuterai pas; j'épierai les moments, je me trouverai sur son passage, e me mettrai à sa suite; on n'obtient rien sans peine : telle est la condition des mortels. » Il en était là, lorsque Fuscus Aristius vint à notre rencontre; il est de mes amis, et connaissait fort bien mon homme. Nous nous arrêtons. « D'où venez-vous? où allez-vous? » Il interroge et répond à son tour, et moi je roule de grands yeux ; je lui pince le bras, qui reste sans mouvement; je lui fais des signes, pour qu'il me tire d'affaire; le malin rit sous cape, et fait semblant de ne pas me comprendre. Ma tête s'échauffait : « A propos, lui dis-je, vous avez à m'entretenir d'un secret, de je ne sais quoi, n'est ce pas? — Oui, je m'en souviens, répond-il, mais je vous le dirai dans un moment plus opportun : c'est aujourd'hui le trentième sabbat, vous ne voudriez pas manquer aux Juifs. — Oh ! je n'ai point de scrupule. — Eh bien, moi, reprend-il, je ne suis pas un esprit fort comme vous, je ressemble aux petites gens. Excusez ma faiblesse, nous parlerons une autre fois. » Fût-il un jour plus fatal? Le perfide fuit, et me lâche le couteau sur la gorge. Par bonheur, au détour d'une rue, mon fâcheux et son adversaire se rencontrent nez à nez : « Ah! te voilà, coquin! où vas-tu?» crie celui-ci d'une voix terrible. Et ensuite, se tournant vers moi : « Voulez-vous être témoin? — Très-volontiers. » Il entraîne mon homme à l'audience. Grand vacarme, la foule s'amasse, et je m'esquive, sauvé par Apollon.. DARU.

X

SUR LE POÈTE LUCILIUS.

Oui, j'ai accusé de négligence la muse facile de Lucilius. Quel sot admirateur de ce poète n'en tomberait d'accord? Mais, à la même page, je le loue d'avoir semé dans Rome le sel à pleines mains-; non toutefois que, pour lui accorder ce mérite, je lui; donne tous les autres ; car, à ce compte, je devrais admirer comme des poèmes parfaits les mimes (1) de Laberius. Ce n'est donc pas assez de faire rire aux éclats son auditoire, quoique ce talent soit bien quelque chose; il faut encore que la précision donne des ailes à la pensée, pour qu'elle ne s'empêtre pas dans un verbiage dont se lasse l'oreille fatiguée : il faut savoir passer du sévère au gracieux, se montrer tantôt orateur, tantôt poète et quelquefois, avec le tact d'un homme du monde, ménager ses forces et en cacher à dessein la moitié. Une plaisanterie tranche souvent les questions difficiles avec plus de vigueur et de netteté que la véhémence. C'était là ce qui faisait vivre nos vieux comiques : voilà ce qu'il faut imiter dans ces auteurs que n'a lus jamais ni le bel Hermogène, ni ce singe qui ne sait que fredonner et Calvus et Catulle. — Mais c'est un grand mérite à Lucilius de mêler des mots grecs dans ses vers; — Ignorants ! trouvez-vous donc si difficile et si merveilleux ce qu'a fait le Rhodien Pitholéon? — Ce mélange heureux des deux langues a bien plus de charmes; c'est du vin de Chio mêlé au Falerne. — Tu es poète, et c'est à toi que je veux m'en rapporter. Si tu avais à défendre la cause difficile de Petilius, irais-tu, oubliant ta patrie et ton père, quand Pedîus Publicola; et Corvinus se tuent à plaider en latin, irais-tu chercher bien loin des mots étrangers, pour les mêler, au langage de tes concitoyens, et parler, comme à Canuse, deux langues en une seule? Et moi aussi, moi, né de ce côté-ci de la mer, je faisais des vers grecs, lorsque le fils de Mars m'apparut vers le matin, à l'heure où les songes ne sont plus trompeurs, et me les interdit en ces mots : « Porter de l'eau à la rivière ne serait pas plus fou que de vouloir grossir la troupe innombrable des poètes grecs. » Aussi, tandis que l'emphatique Alpinus égorge Memnon et barbouille de fange la tête du Rhin, je me joue en ces vers, qui n'iront point faire retentir le temple d'Apollon, pour disputer le prix au tribunal de Tarpa, et qu'on ne verra point redemander et redemander encore sur la scène. Nul de tes contemporains ne pourrait, Fundanius, égaler ton talent pour peindre les ruses d'une courtisane, et Dave escroquant le vieux Chrèmes. Pollion, en vers senaires, chante les exploits des héros : le fier Varius efface peut-être tous ses rivaux dans la poésie épique ; et les Muses, amies des champs, ont donné à Virgile la douceur et la grâce. La satire, après les vaines tentatives de Varron, né sur les rives de l'Atace, et de quelques autres, était le genre où je pouvais m'exercer avec le plus de succès, sans toutefois égaler l'inventeur, car je ne prétends pas lui arracher la brillante couronne dont la gloire a paré son front; mais j'ai dit que son onde n'était pas toujours limpide; que souvent il y avait plus à retrancher qu'à laisser. Et toi, docteur, ne trouves-tu rien à reprendre dans le grand Homère? Lucilius lui-même est-il toujours indulgent pour les tragédies d'Accius? Ne rit-il pas des vers indignes de la majesté d'Ennius? Cependant, quand il parle de lui-même, il ne se met pas au-dessus de ceux qu'il critique. Et qui nous défend, quand nous lisons ses poésies, de chercher si la nature de son talent ou la difficulté du sujet l'a empêché de faire des vers mieux tournés et plus coulants? si un auteur, satisfait d'ajuster six pieds ensemble, peut s'applaudir de composer à jeun deux cents vers, et autant après souper? Telle fut la verve de l'Étrurien Cassius, dont les vers, comme un fleuve intarissable, coulaient avec tant d'abondance, qu'il fut, dit-on, brûlé sur un bûcher composé de ses oeuvres.J'accorde à Lucilius la grâce, l'élégance et plus de politesse qu'on n'en devait attendre de l'inventeur encore novice d'un genre inconnu à la Grèce, plus qu'on n'en trouve dans la foule de nos vieux poètes ; mais si les destins l'eussent réservé pour notre siècle, on le verrait polir ses ouvrages, retrancher tout ce qui dépasse le but, et, dans le feu de la composition, gratter son front et ronger ses ongles jusqu'au vif. Effacez souvent, si vous voulez qu'on relise vos écrits. Satisfait d'un petit nombre de lecteurs, ne cherchez pas les applaudissements de la foule. Auriez-vous la sotte envie de voir dicter vos vers dans les plus obscures écoles? Non pas moi : les applaudissements des chevaliers me suffisent, comme l'osait dire Arbuscula, quand elle bravait les sifflets du peuple. Serais-je sensible aux critiques du punais Pantilius? Irais-je me tourmenter des sarcasmes dont, en mon absence, me déchire Démétrius, ou des morsures de l'imbécile Fannius, ce parasite d'Hermogène Tigellius (2)? Je recherche le suffrage de Plotius, de Varius, de Mécène, de Virgile; deValgius, de l'excellent Octave, et de Fuscus. Puissent mes vers plaire aux deux Viscus! Je puis sans ambition vous nommer encore, Pollion, toi, Messala, et ton frère, avec les Bibulus, les Servius, et toi, sincère Furnius. J'omets à dessein les noms d'autres amis, dont le talent égale la tendresse pour moi ; c'est à leur plaire que mes vers, quels qu'ils soient, doivent aspirer. Malheureux si je n'y puis réussir autant que je l'espère ! Pour vous, Démétrius et Tigellius, je vous laisse roucouler vos vers à votre auditoire féminin. Allons, esclave, hâte-toi d'ajouter cette pièce à mon volume.

(1) Les mimes étaient une sorte de poésie dramatique dont la bouffonnerie et l'obscénité formaient le principal caractère. Ce genre, emprunté aux Grecs, plaisait beaucoup aux Romains.On a conservé les noms de quelques-uns des auteurs qui s'y distinguèrent. Au premier rang, on voit Laberius, et son rival Publius Syrus. Macron nous a conservé du premier un prologue plein de grâce et de délicatesses.

(2) Hermogène Tigellius, musicien d'Auguste, admirateur de Lucius, qu'il défendait contre Horace.

LIVRE SECOND

I

HORACE DÉLIBÈRE AVEC UN DE SES AMIS S'IL DOIT S'ABSTENIR DE COMPOSEE DES SATYRES.

HORACE.

Les uns m'accusent d'être trop mordant et d'outre-passer les bornes de la satire; les autres prétendent que tous mes ouvrages manquent de nerf, et qu'on pourrait aligner par jour mille vers comme les miens. Trebatius, que faire? prononcez.

TREBATIUS.

Rester tranquille.

HORACE.

Qui? moi! ne plus composer un seul vers ! dites-vous?.

TREBATIUS.

Sans doute.

HORACE.

Je veux mourir, si ce n'est là le plus sage parti ! mais je ne saurais dormir.

TREBATIUS.

Eli bien, ceux qui veulent jouir d'un profond sommeil, doivent, après s'être frottés d'huile, traverser trois fois le Tibre à la nage, et, le soir, arroser leur estomac des flots d'un vin généreux; ou, si vous êtes possédé,d'une telle fureur d'écrire, osez chanter les exploits de l'invincible César; de si nobles travaux obtiendront une digne récompense.

HORACE.

O mon cher.patron! mes forces trahiraient mes désirs; car il n'est pas donné à tout le monde de peindre les bataillons hérissés de dards, les Gaulois expirants sous les lances brisées, et le Parthe qui tombe couvert de blessures aux pieds de son coursier.

TREBATIUS.

Du moins vous pourriez célébrer la justice et la magnanimité de César, comme le sage Lucilius chanta les vertus de Scipion.

HORACE.

C'est un devoir, et je n'y manquerai pas, quand l'occasion s'en présentera. Mais, si je ne trouve ce moment favorable, les vers d'Horace n'iront point fatiguer l'oreille préoccupée de César. Quand on le caresse maladroitement, il se cabre contre la louange, tant il se tient toujours sur ses gardes!

TREBATIUS.

Combien cela vaudrait mieux que de déchirer d'un vers cruel le bouffon Pantolabus, et Nomentanus le débauché ! Quiconque tremble pour soi, déteste ceux même dont les traits ne l'ont pas atteint.

HORACE.

Puis-je m'en défendre? Milon se met à danser, dès que les fumées du vin lui montent à la tête, et multiplient à ses yeux le nombre des lumières. Castor aime à dompter les chevaux; son frère, éclos du même oeuf, se plaît aux combats du ceste. Autant de têtes, autant de goûts différents. Mon plaisir est d'emprisonner mes paroles dans la mesure d'un vers, comme l'a fait Lucilius, plus raisonnable que vous et moi. Autrefois Lucilius confiait ses plus secrètes pensées à ses tablettes comme à de fidèles amis; dans le bonheur, dans le malheur, il ne cherchait pas d'autre confident; aussi sa vie se trouve-t-elle peinte dans ses ouvrages comme dans un tableau votif. Je suis son exemple, moi, né dans la Lucanie ou dans l'Apulie, ce que je ne saurais décider: car Vénouse voit ses habitants labourer le sol de l'une et l'autre de ces deux contrées; c'est là que, selon une vieille tradition, Rome, après l'expulsion des Sabins, établit notre colonie, pour empêcher l'ennemi de fondre, par un pays désert, sur son territoire, si l'Apulie ou la Lucanie nous déclarait à l'improviste quelque guerre terrible. Toutefois, ma plume n'attaquera jamais volontairement âme qui vive : elle me protégera seulement comme un glaive dans son fourreau Pourquoi l'en tirer tant que je serai à l'abri de l'insulte? O père et souverain du monde! ô Jupiter! fais que ce glaive délaissé périsse rongé de rouille, et que personne ne trouble un repos qui m'est si cher!.Mais malheur à qui me provoquera ! (je le déclare, il aurait mieux fait de me laisser tranquille). Il lui en coûtera plus d'une larme, et son nom retentira bafoué dans toute la ville. Cervius, en courroux, invoque la justice et la rigueur des lois ; la fille d'Albutius, Canidie, menace du poison ses ennemis; Turius, du haut de son tribunal, médite des arrêts formidables. Tout être emploie les armes qui lui sont propres pour effrayer ceux dont il se défie : telle est l'impérieuse loi de la nature; voyez les animaux! le loup attaque avec ses dents, le taureau avec ses cornes. Pourquoi? c'est leur instinct. Confiez au libertin Scéva sa mère encore pleine de vie; ses pieuses mains ne s'armeront pas pour l'assassiner. O merveille! le loup pour attaquer n'a point recours à ses pieds, ni le boeuf à des morsures. Mais la pauvre vieille sera enlevée au monde par un perfide breuvage de ciguë et de miel. Pour en finir, que je sois réservé à une paisible vieillesse, ou que déjà la mort aux sombres ailes voltige à mes côtés; riche ou pauvre, à Rome ou dans l'exil, si le sort l'ordonne, quelle que soit ma destinée, je ferai des vers.

TREBATIUS.

Mon pauvre garçon! je crains bien que vous ne viviez pas longtemps, et qu'un ami puissant ne vous frappe de mort par un accueil glacé.

HORACE.

Pourquoi donc? Lorsque Lucilius osa le premier composer des ouvrages dans le genre des miens, et démasquer ces fourbes, qui, bravant tous les regards, couvraient de brillants dehors la turpitude de leur âme ; Lélius, et le héros qui tira de Carthage vaincue un surnom mérité, furent-ils scandalisés de ses satires? lui reprochèrent- ils d'avoir déchiré Metellus, d'avoir accablé Lupus du poids de ses vers flétrissants? Pourtant il attaquait toutes les classes, les grands comme le peuple, n'épargnant que la vertu et ses fidèles sectateurs. Que dis-je? quand le magnanime Scipion, et Lélius, cet aimable sage, s'arrachaient, pour la retraite, au bruit de la foule et à la scène du monde, dépouillés de leur toge, ils aimaient à badiner et à se délasser avec lui, tandis qu'on leur préparait un modeste plat de légumes. Tel que je suis, quoique moins bien traité que Lucilius par la fortune et par les muses, j'ai toujours vécu dans la familiarité de nos plus illustres personnages; l'envie sera forcée d'en convenir ; et ses dents, en cherchant à mordre sur mon endroit faible, se briseront plutôt, à moins que vous n'ayez encore quelque raison a m'opposer, docte Trebatius!

TREBATIUS.

En vérité, je n'ai rien à répondre. Cependant, tenez-vous sur vos gardes; craignez que l'ignorance de nos saintes lois ne vous attire quelque fâcheuse affaire ; sachez que, « si un auteur a composé contre quelqu'un des vers méchants, il y a recours en justice et condamnation. »

HORACE.

De méchants vers, soit ! mais si un poëte en a fait de bons, et a su mériter, l'approbation de César ; si un écrivain irréprochable a poursuivi de ses clameurs flétrissantes un homme déshonoré, qu'en résultera-t-il?

TREBATIUS.

On rira; les juges briseront leurs tablettes, et vous serez renvoyé absous.
A. BIGNAN

II.

L'AUTEUR ENUMERE ET CENSURE LES MANIES ET LES DEPRAVATIONS DE LA GOURMADISE.

Quelle vertu, mes bons amis, quelle chose nécessaire que de vivre de peu! Ce n'est pas moi qui vous rapprendrai : je répète les leçons d'Ofellus, rustique sage, philosophe sans maître, esprit sans fard. Venez, écoutez-moi, non parmi ces brillants buffets et ces tables de marbre dont l'éclat insensé éblouit les yeux et enivre l'âme, non dans ces soupers splendides qui ouvrent nos sens à l'erreur et nous font repousser la vérité et la vertu. Restez à jeun et venez m'entendre. Pourquoi à jeun? Peut-être vas-tu le comprendre. Quand un juge s'est laissé corrompre, la vérité lui échappe.
Chasse le lièvre; qu'un cheval indompté te harasse; ou bien, les exercices guerriers, dignes de Rome, répugnent-ils à tes habitudes grecques, saisis la balle rapide, trompe par le plaisir du jeu la lassitude qui t'accablerait; prends le disque, si tu le préfères, et lance-le dans l'air qui cède à son poids. Que la fatigue du corps arrache l'ennui de ton âme; puis, affamé, le gosier sec, méprise, si tu l'oses, un mets grossier, un vin de Falerne que le miel de l'Hymette n'adoucit pas. Ton maître d'hôtel est sorti; l'hiver règne; les poissons, dans leur prison noire et glacée, défient les ruses du pêcheur : que t'importe? du pain et du sel vont te suffire, les cris de ton estomac vont s'apaiser, tu seras heureux. D'où vient ce miracle? c'est que la source des voluptés réside en toi-même, non dans ce fumet que tu paies si cher. Cherche dans la fatigue et l'appétit l'assaisonnement de tes repas. Gastronome indolent, pâle de jouissances, tu ne trouverais de goût ni dans les huîtres, ni dans le sarget, ni dans l'oiseau des bords étrangers. Mes arguments t'empêcheront-ils, si un paon est servi devant toi, de le dévorer et de dédaigner le chapon son voisin? Non. l'inutile et le faux te séduisent. Cet oiseau se vend au poids de l'or: il est rare; les plus riches couleurs brillent sur sa queue déployée : tu le préfères. Que t'importe cependant, à toi, qui veux t'en nourrir? les manges-tu, ces plumes si vantées? la cuisson ne leur enlève-t-elle pas leur éclat? et la chair des deux oiseaux n'a-t-elle pas même saveur? Tu l'avoues ; et tu conviens que l'apparence t'a déçu. O science profonde ! ton goût t'apprend donc si ce bar, à la gueule béante, fut citoyen du Tibre ou de l'Océan; si les vagues qui le portaient coulèrent entre les deux ponts ou près de l'embouchure du fleuve Toscan ! Tes éloges, ô fou ! tu les réserves au barbeau qui pèse trois livres ; et tu ne peux le manger sans le mettre en morceaux. Ce qui te charme, est-ce donc sa grosseur? non, un gros bar te déplaît. Pourquoi ce caprice? c'est que la nature a voulu que le bar fût vaste et le barbeau léger. A jeun, ton estomac aurait peu de dédain pour les mets populaires. « Envahissant un plat immense, qu'un immense barbeau serait un beau spectacle ! » s'écrie cette gueule vorace, digne d'appartenir aux Harpies gloutonnes. Ah ! venez, Austers brûlants, soufflez sur les mets de ces hommes, et chargez-vous de leur cuisine! Mais non! la plus délicate chair devient immonde; sanglier et turbot frais, tout se corrompt pour l'estomac malade que les aliments accumulés fatiguent; il lui faut la rave, il lui faut l'aunée et son acide saveur. Cependant l'aliment du pauvre n'est pas encore rejeté du festin des rois; l'oeuf vulgaire et la noire olive y trouvent leur place. Naguère encore Gallonius le héraut rendit sa table infâme, en y servant un esturgeon. Quoi! l'Océan, moins vaste alors, ne nourrissait-il pas de turbots? Le turbot y nageait paisible: paisible était le nid de la cigogne. Un prétorien vint nous révéler leur mérite. Que l'édit d'un autre savant proclame l'excellence du plongeon grillé, aussitôt, docile à toutes les folies, notre jeunesse va lui obéir. Vivre sordidement et vivre modérément, ce sont choses différentes, suivant Ofellus. A quoi bon éviter un défaut, si vous vous jetez dans l'excès contraire? Il est un homme qui porte et qui mérite le surnom de Chien: c'est Avidienus; des clives, vieilles de cinq ans, et des cornouilles sauvages, composent son repas. Il attend que son vin soit tourné pour le verser en libation; l'odeur de l'huile qu'il emploie vous causerait un insurmontable dégoût ; fût-ce un lendemain de noces, un jour natal ou quelque fête qu'il célèbre, on le voit.en robe blanche arroser ses choux de cette huile rance que contient une corne de deux livres : mais le vieux vinaigre, il ne l'épargne pas. Comment vivra donc le sage? lequel de ces deux hommes prendra-t-il.pour modèle? Le voilà placé entre deux périls, dit le proverbe, entre chien et loup ! Soyez propre avant tout, n'offensez point le goût et les sens : que votre table ne soit ni magnifique ni sordide. N'imitez ni ce vieux Albucius, dont la sévérité ne passait pas une faute aux esclaves chargés des soins du repas; ni Névius l'indolent, qui fait servir à ses convives de l'eau grasse : défauts également condamnables. Je veux t'apprendre la frugalité : vois quels avantages la suivent! D'abord tu te porteras bien : la diversité des mets nuit à l'homme ; souviens-toi que tu t'es trouvé dispos toutes les fois que tu t'es nourri d'un seul plat: mais à peine as-tu confondu les viandes rôties et les viandes bouillies, les huîtres et les grives, les plus douces saveurs s'altèrent, deviennent bile; ton estomac, livré à la guerre intestine, se charge d'une pituite qui le torture lentement. Vois cet homme pâle qui se lève d'un festin ambigu; son corps plie sous le faix de son vice; demain encore, écrasée par les excès d'hier, son âme rampera dans la fange : son âme, parcelle divine de l'intelligence universelle! L'homme sobre abandonne au sommeil ses membres, dont un repas rapide a réparé les forces. Alerte et vigoureux, il se réveille et vaque a ses devoirs. Ce n'est pas qu'il ne fasse quelquefois meilleure chère, aux jours de fêtes que l'année ramène dans son cycle, dans ces moments de lassitude où le corps veut des forces nouvelles, sous le poids de l'âge, et quand la vieillesse débile réclame un traitement plus doux. Mais toi, qu'ajouteras-tu donc à cette mollesse que tu t'arroges, jeune encore et valide? Comment feras-tu quand viendront la cruelle maladie et la triste décrépitude? Le sanglier rance était vanté par nos aïeux, non que leur odorat fût moins fin que le nôtre; mais un convive pouvait arriver le soir Cette viande, même coriace, satisfaisait son appétit : que lui fût-il resté, si la voracité du maître l'avait absorbée fraîche, et entière? Héros rustiques des vieux âges, ô fils du monde primitif, que ne suis-je né l'un des vôtres! Tu ne méprises pas la renommée, bruit plus doux à l'oreille humaine que ne l'est l'harmonie des sons. Eh bien, ces gigantesques turbots et cette riche vaisselle t'apportent, avec la ruine, l'infamie. Tes parents se courroucent, tes voisins te raillent; toi-même, tu te détestes. Et cette mort, que tu désires en vain, tu n'as pas, misérable, un as pour acheter le lacet qui peut te la donner. « Adresse, me dis-tu, ces gronderies à Thrasius! mes revenus sont immenses; moi, j'ai de l'or pour trois monarques.» Quoi ! ce superflu, ne peux-tu en faire meilleur usage? pourquoi y a-t-il encore un seul homme honnête et pauvre, quand tu es riche? pourquoi laisses-tu crouler les vieux sanctuaires? pourquoi, homme sans âme, ne pas consacrer à la chère patrie une parcelle de cet énorme monceau? Seul, parmi les humains, espères-tu prospérer toujours? Oh! comme ils riront un jour, tes ennemis! Dis-moi quel homme trouve le plus de ressources en lui-même quand sa fortune chancelle, ou celui dont l'âme énervée, dont le corps superbe, sont accoutumés à. mille délices; ou celui qui, content de peu, redoutant l'avenir, sage, s'est armé pour la guerre pendant la paix? Écoutez ces leçons; j'ai vu Ofellus les mettre en pratique. Enfant, je l'ai connu : il jouissait de sa richesse avec la modération qui guide aujourd'hui l'emploi de ses revenus écourtés. Il fallait le voir dans son petit champ confisqué par l'État, et dont il n'était plus que le fermier, cet homme de coeur, entouré de ses troupeaux et de ses enfants. « Moi, disait-il à ces derniers; jamais je n'osai manger, un jour ordinaire, d'autres mets que des légumes et le pied de cochon fumé; mais s'il m'arrivait un hôte longtemps attendu ; si, libre enfin, je voyais, pendant la pluie, un voisin s'asseoir à ma table, c'était plaisir de leur présenter, non le poisson acheté à la ville, mais mon chapon et mon chevreau. Puis on détachait le raisin du plafond, et la noix et la double figue ornaient le second service. On buvait sec, et la grande coupe passait de main en main. On buvait à Cérès; on implorait d'elle ces beaux épis dont la haute cime se couronne de grains pesants; et le vin chassait les soucis, déridait les fronts, épanouissait les coeurs. Fureurs du sort, nouveaux orages, que pouvez-vous m'enlever? Vous ou.moi, mes enfants, avons-nous maigri, depuis qu'un nouveau maître s'est emparé de mon champ? Il en est le locataire, non le possesseur ; la terre n'appartient ni à lui, ni à moi, ni à personne. Celui-ci nous chasse, il sera chassé à son tour par ses vices, ou par une chicane tortueuse et qu'il ignore. En tout cas, un héritier plus vivace viendra le supplanter. C'est le champ d'Umbrenus aujourd'hui; hier, c'était le champ d'Ofellus; vaines désignations ! il n'est à personne, ce champ ; je l'ai cultivé, il en recueille les fruits; d'autres l'exploiteront un jour. Soyez donc sages, enfants, vivez en hommes, et que les coups du sort trouvent dans vos âmes vigoureuses un inexpugnable rempart! »
PH. CHASLES.

La note de l'ancien scoliaste, reproduite par les éditions classique, est loin de donner une idée juste et complète du but que le poëte s'est proposé dans cette satire, l'une de celles qui offrent le plus de difficultés au lecteur moderne. Ce n'est pas seulement un traité de gastronomie, mais un traité de tempérance et de modération, attribué à un bon fermier, Ofellus, jadis riche, aujourd'hui pauvre, prédicateur de vertu simple et sans faste, qui ne suit aucune école de philosophie (abnormis), et qui ne se contente pas de donner de sages leçons, mais qui les appuie de son exemple.

On connaît la recherche et l' incroyables raffinement de la gourmandise romaine. Le loup-de-mer ou le bar avait plus ou moins de valeur pour le gastronome, selon qu'on l'avait péché entre deux ponts, dans l'eau douce, ou à l'embouchure du Tibre, dans le voisinage de la mer.

III.

TOUS LES HOMMES SONT ÉGALEMENT FOUS, MAIS CHACUN A SA FOLIE.

DAMASIPPE.

Occupé sans cesse de remanier tes vers, tu écris si rarement, que tu ne demandes pas le parchemin quatre fois dans l'année. Tu t'irrites contre toi-même de ce que ton faible pour le vin et pour le sommeil t'empêche de rien produire qui soit digne d'éloges. Qu'en résultera-t-il? échappé à jeun des Saturnales, tu es venu chercher ici un asile. Allons, lis donc quelque chose qui réponde à.tes promesses. :Commence..Quoi ! rien? C'est ,en vain que tu accuses ta plume, cette muraille, objet du courroux des dieux et des poètes, n'en peut mais; et pourtant on lisait sur ton front de brillantes promesses, quand ta chère campagne ouvrirai à tes loisirs sa tiède enceinte. Pourquoi entasser Platon sur Ménandre, traîner à ta suite et Eupolis et Archiloque? Penses-tu apaiser l'envie, en abandonnant la vertu? Malheureux! tu ne recueilleras que le mépris. Évite la paresse, cette dangereuse sirène, ou résigne-toi à perdre l'honneur que t'avait acquis une vie meilleure.

HORACE

Que les dieux et les déesses, Damasippe, pour prix de ce sage conseil, t'envoient un barbier (1). Mais d'où me connais-tu si bien?

(1) Lucien a plus d'une fois raillé les stoïciens de son temps sur l'importance ridicule qu'ils attachaient à leur barbe. Le travers n'avait pas le mérite de la nouveauté.

DAMASIPPE.

Depuis que ma fortune.a fait naufrage au Janus du milieu, débarrassé du soin de mes affaires, je m'occupe de celles des autres. Autrefois je recherchais ces vases où le fripon de Sisyphe avait pu laver ses pieds, tout ce que le statuaire avait sculpté de plus raide ou coulé de plus dur : en connaisseur, je mettais cent mille sesterces sur' une pareille statue./Personne ne s'entendait comme moi à spéculer sur les jardins et les palais; aussi les habitués des carrefours m'avaient surnommé le favori de Mercure.

HORACE.

Je le savais, et m'étonne que tu aies pu guérir de cette maladie.

DAMASIPPE.

Tout le prodige se réduit à ce qu'une nouvelle a chassé l'ancienne : ainsi la douleur passe du côté, ou de la tête dans la poitrine ; ainsi le délire succède à la léthargie, et le malade tombe à coups de poing sur son médecin.

HORACE.

Pourvu qu'il ne t'en arrive pas autant, sois ce que tu voudras.

DAMASIPPE.

Ne t'y trompe pas, mon cher; et toi aussi, tu es fou, ainsi que tous les mortels, s'il est un mot de vrai dans les leçons de Stertinius : c'est à lui que ma docilité doit ces merveilleuses maximes, depuis le jour où ses consolations me décidèrent à nourrir une barbe de sage, et me ramenèrent sans tristesse du pont Fabricius. Mal dans mes affaires, j'allais, ma robe sur la tête, me jeter dans le fleuve, quand mon bon génie l'amena près de moi : « Prends garde, me dit-il, de rien faire d'indigne de toi. Quelle fausse honte te tourmente? Tu crains de passer pour fou au milieu des fous? Et d'abord, qu'est-ce que la folie? Si toi seul en es atteint, je ne dis plus mot, saute bravement le pas. » Tout mortel que l'erreur ou l'ignorance égarent, Chrysippe et sa cabale le déclarent fou. Cet arrêt frappe les peuples, les rois puissants ; le sage seul en est excepté. Maintenant, veux-tu savoir comment eux, qui te traitent de fou, sont fous eux-mêmes? Vois cette forêt, où les voyageurs égarés s'écartent incessamment du droit chemin ; l'un prend à gauche, l'autre à droite : l'égarement est le même, et l'illusion différente. Crois que tu es fou, j'y consens; mais songe que celui qui te raille n'est pas plus sage, et traîne aussi une queue derrière lui. Il est une folie qui redoute ce qui n'offre aucun danger, qui se plaint de trouver sur son passage des feux, des rochers, des fleuves, au milieu d'une plaine. Une autre toute différente, mais aussi loin de la sagesse, se jette à travers l'eau et la flamme. En vain une tendre mère, une chaste soeur, en vain père, épouse, parents,.lui crient : « Là est un vaste fossé, ici un roc énorme; prends garde! » Il ne les écoute pas plus que Fusius, ronflant dans son ivresse sous le masque d'Ilione, n'entendit deux cent mille Catienus lui crier : « Ma mère, à mon secours ! » Je vais te prouver que le vulgaire des hommes est travaillé du même mal. La folie de Damasippe est d'acheter de vieilles statues. Mais son vendeur a-t-il le cerveau bien sain? Voyons : que je te dise, prends cet argent que tu ne me rendras jamais ; seras-tu fou de l'accepter? ne le serais-tu pas davantage de rejeter un présent que t'offre.la faveur de Mercure? Écris : reçu de Nerius dix mille sesterces; ce n'est point assez, ajoute les cent formules du captieux Cicuta; serre bien ces mille noeuds, tu verras ce Protée sans foi se dérober à tous les liens. Quand tu le traîneras devant le juge, il ne se gênera pas pour rire à tes dépens ; il se fera sanglier, oiseau, arbre ou rocher. Si la folie consiste à faire mal ses affaires, et la sagesse à en faire de bonnes, le cerveau le plus malade est, crois-moi, celui de Perillus, qui te dicte un engagement que tu ne pourras jamais remplir. Écoutez et disposez commodément votre toge, vous tous dont une funeste ambition ou l'avarice pâlit le front, vous qu'en flamme la soif des plaisirs, la triste superstition ou toute autre maladie de l'âme; approchez chacun à votre tour, tandis que je prouve que vous êtes tous atteints de folie. La plus forte dose d'ellébore appartient aux avares; je ne sais pas même si la raison ne leur réserve pas Anticyre tout entière. Les héritiers de Staberius gravèrent sur sa tombe le montant de sa succession. S'ils y eussent manqué, ils étaient condamnés à donner au peuple cent couples de gladiateurs, un festin dont Arius eût été l'ordonnateur,et autant de blé qu'en moissonne l'Afrique. «A tort ou à raison, telle est ma volonté, ne vous avisez point de vous ériger en censeur. » Je crois que la prudence de Staberius prévoyait...

DAMASIPPE.

Quelle était son idée, de vouloir que ses héritiers gravassent sur la pierre le montant de sa fortune?

STERTINIUS.

Tant qu'il vécut, il regarda la pauvreté comme le plus grand des vices, il s'en défendit avec vigueur. S'il fût mort plus pauvre ;d'un quart d'as, il se serait cru moins honnête homme; car vertu, réputation, honneur, le ciel et la terre, tout obéit à l'or; des monceaux d'or donnent la gloire, le courage et la justice.

DAMASIPPE.

Et la sagesse ?

STERTINIUS.

Oui, et la royauté, et tout ce qu'on désire. Staberius pensa que sa fortune, en prouvant son mérite, lui donnerait l'immortalité.

DAMASIPPE.

Qu'a de commun avec lui le Grec Aristippe, qui commande à ses esclaves de jeter au milieu de la Libye son or, dont le poids ralentissait leur marche? Quel est le plus fou des deux?

STERTINIUS.

Un exemple qui ne vide une question que par une autre, ne prouve rien. Qu'un homme sans disposition pour la musique, sans goût pour aucune des Muses, achète des cithares et s'en forme un magasin, ou s'entoure de tranchets et de formes sans être cordonnier, pu enfin de voiles et d'agrès quand il est étranger au commerce, on criera de toutes parts au fou, à l'insensé, et ce n'est pas à tort. Mais ne leur ressemble-t-il pas, l'avare qui enfouit ses écus et son or; qui, sans savoir se servir des trésors qu'il accumule, se croirait sacrilège d'y toucher? Qu'un homme armé d'un long bâton veille sans cesse auprès d'un immense monceau de blé, et, pressé par la faim, n'ose toucher un de ces grains dont il est possesseur, et aime mieux se nourrir d'herbes amères; si, comptant dans ses celliers mille, que dis-je? trois cent mille tonnes de Chio et de vieux Falerne, il ne boit qu'une aigre piquette; si, presque octogénaire, il couche sur la dure, quand il laisse des coussins précieux pourrir au fond de ses coffres, à la merci des mites et des vers, il paraîtra fou à bien peu de gens, car la plupart des mortels sont travaillés du même mal. Est-ce pour qu'un fils, pour qu'un affranchi le dévore, que tu gardes cet héritage, vieillard que poursuit le courroux des dieux? Est-ce peur de n'avoir point assez? De combien peu chaque jour diminuerait ton trésor, si tu essayais d'employer une huile meilleure pour assaisonner tes légumes, pour oindre ton front souillé d'une crasse impure? Pourquoi, si un rien te suffit, tous ces parjures, ces vols, ces larcins? es-tu dans ton bon sens? Si tu te mets à poursuivre à coups de pierres les passants ou les esclaves achetés de ton argent, tous les enfants, garçons et filles, vont crier à la folie; mais si tu abrèges par un lacet les jours de ta femme, ceux de ta mère par le poison, ta tête est-elle bien saine? car enfin, ce n'est pas dans Argos que tu commets ce crime, ce n'est point par le fer, comme Oreste dans l'égarement de son délire, que tu fais périr celle qui t'a donné le jour. Penses-tu que sa folie n'ait commencé qu'après le meurtre de celle qui l'avait enfanté? n'était-il pas poursuivi par le ressentiment des Furies, avant de plonger le fer dans le sein maternel? J'irai plus loin: depuis l'instant où le cerveau d'Oreste passe pour détraqué, quelle action blâmable lui peut-on reprocher? il ne tourna point son glaive homicide contre Pylade ou contre sa soeur Electre; il se borne à les maudire tous deux, à traiter l'une de Furie, à poursuivre l'autre de toutes les injures que lui dicte son aveugle courroux. Pauvre au milieu de ses monceaux d'argent et d'or, Opimius, habitué à boire dans un pot de terre du vin de Veïes aux jours de fêtes, et du vin éventé pour son ordinaire , tomba dans une léthargie profonde : déjà l'héritier, ivre de joie, courait aux coffres et aux clefs. Un médecin fidèle et empressé trouve moyen de réveiller le malade : il fait, dresser une table, vider dessus ses sacs d'écus, que plusieurs mains se mettent à compter. Notre homme revient à lui. « Si tu ne veilles sur ton argent, ajoute le médecin, ton avide héritier va s'en emparer. — Moi, vivant?— Si tu veux vivre, éveille-toi; allons. — Que faire pour cela? —- Les forces vont te manquer, si quelque nourriture restaurante ne vient soutenir ton estomac défaillant. Tu hésites ! allons, prends moi cette eau de riz. —Qui coûte? — Peu de chose.—Combien encore? — Huit as. — Hélas ! qu'importe de mourir de maladie, ou ruiné par des fripons et des voleurs? »

DAMASIPPE.

Mais qui donc est sage ?

STERTINIUS.

Celui qui n'est pas fou.

DAMASIPPE.

Et l'avare?

STERTINIUS.

Fou,insensé.

DAMASIPPE.

Mais qui n'est point avare, est-il raisonnable?

STERTINIUS.

Non.

DAMASIPPE.

Eh! pourquoi, stoïcien?

STERTINIUS.

Je vais te le dire. Suppose que Cratère dise qu'un malade a l'estomac bon ; vas-tu en conclure qu'il se porte bien et peut se lever?Non, répondra le médecin, car une douleur aiguë déchire son flanc ou ses reins. Tel n'est ni parjure ni avare: il peut donc immoler un porc à ses Lares propices. Mais il est dévoré d'une ardente ambition: qu'il s'embarque pour Anticyre. Jeter dans un gouffre ce qu'on possède, ou n'en pas faire usage, n'est-ce pas même chose? Possesseur d'un antique patrimoine, le riche Servius Oppidius partagea, dit-on, entre ses deux fils deux terres situées près de Canuse; et, les faisant approcher de son lit de mort, il leur tint ce discours : « Quand je t'ai vu, Aulus, porter tes osselets et tes noix dans la robe entr'ouverte, les donner, les prêter avec indifférence, et toi, Tiberius, les compter et les enfouir d'un air sombre, j'ai tremblé de vous voir donner dans des travers opposés; j'ai craint que vous ne suivissiez, l'un Nomentanus, et l'autre Cicuta : ainsi, je vous en conjure, au nom de nos dieux. Pénates, gardez-vous, toi de diminuer, toi d'accroître ce bien que votre père trouve suffisant, et dont se contente la nature. D'ailleurs, pour éviter que la gloire ne vienne chatouiller votre coeur, je vous lierai tous deux par un serment. Celui de vous qui sera édile ou préteur, le maudis et le prive de ses droits civils. Irais-tu consumer ton patrimoine en pois, en fèves et en lupins, pour voir la foule s'ouvrir devant toi dans le Cirque, ou pour figurer en airain, quand la folie t'aurait dépouillé de l'héritage paternel? Sans doute tu te flatterais d'obtenir les mêmes applaudissements qu'Agrippa; mais est ce à toi, cauteleux renard, d'imiter le noble lion? » Tu défends, fils d'Atrée, de couvrir Ajax d'un peu de terre : et pourquoi? — Je suis roi, — Voilà qui me ferme la bouche, à moi plébéien.—Et je n'ordonne rien que de juste; si pourtant quelqu'un y trouve à redire, il peut impunément donner son avis, je le lui permets. — Roi des rois, que les dieux t'accordent de ramener dans la Grèce la flotte victorieuse d'Ilion! Ainsi je puis l'interroger, et te répondre ensuite? — Interroge. — Pourquoi lonc Ajax, après Achille, le premier des héros, pourrit-il sans honneur, lui qui a la gloire d'avoir tant de fois sauvé les Grecs ? - Est-ce pour donner à Priam et à son peuple la joie de voir sans sépulture un guerrier dont le bras a privé des honneurs du tombeau tant de jeunes Troyens? — Le fou ! n'a-t-il pas tué un millier de moutons, en criant qu'il immolait le grand Ulysse, Ménélas et moi-même?—Mais toi, lorsqu'en Aulide, tu présentas, au lieu d'une génisse, ta fille chérie aux autels ; que tu répandis sur sa tête l'orge et le sel, dis-moi, misérable, étais-tu dans ton bon sens?— Comment?—Ajax, dans son délire, a égorgé un troupeau ; mais sa fureur, quoiqu'elle ait éclaté en invectives contre les Atrides, a respecté son épouse et son fils : il ne l'a tournée ni contre Téucer, ni même contre Ulysse. —Moi, c'est pour arracher à une rive funeste mes vaisseaux immobiles, que ma sagesse a, par du sang, fléchi l'inclémence des dieux.—-Mais c'était le tien, insensé !— Le mien! oui, mais je n'étais.pas insensé.—Se faire de fausses idées des choses ,et. confondre le crime avec l'innocence, n'est-ce pas avoir le cerveau dérangé? que ce désordre naisse de l'ignorance ou de la fureur, peu importe. Ajax, qui égorge d'innocents agneaux, est.un fou ; et toi, qui, sur de frivoles prétextes, te souilles de, sang-froid d'un crime odieux, tu jouiras de ta raison, et ton coeur, enflé d'orgueil, serait pur de tout vice ! Qu'un homme se plaise à porter dans sa litière une jeune brebis, à la parer comme son enfant, à lui donner des suivantes et de l'or, qu'il la traite de fille et de mignonne, qu'il lui réserve un mari de bon aloi ; bientôt un arrêt du préteur va le priver de tous ses droits, et le mettre sous la tutelle de sages parents. Et, quand on immole sa fille au lieu d'un agneau stupide, on a la tête saine! tu ne l'oserais dire. Ainsi, la perversité, jointe à la sottise, est le dernier degré de la démence : tout scélérat est un fou furieux ; et le mortel qu'éblouit le vain éclat de la gloire, a entendu gronder à son oreille le tonnerre de la sanguinaire Bellone. Viens maintenant draper avec moi la mollesse et Nomentanus ; car la raison te convaincra que les dissipateurs sont des fous. L'un, à peine maître d'un patrimoine de mille talents, mande le pêcheur, le fruitier, le chasseur, le parfumeur, et la troupe impure de la rue de Toscane, le rôtisseur avec les bouffons, le corps des boucliers avec le Vélabre : ordre d'arriver de grand matin ; eh bien, aucun n'y manque. Leur maître prend la parole : « Tout ce que je possède, ainsi que ces braves gens, regarde-le comme à toi, tu peux en disposer aujourd'hui, demain, quand tu voudras. » Écoule la réponse de notre équitable jeune homme : «Tu dors tout botté sur la neige de Lucanie, pour que je mange du sanglier; toi, tu vas, malgré la tempête, me chercher des poissons en pleine mer : moi, paresseux, je suis indigne de jouir, au sein de la mollesse, d'une si grande fortune. Empoche donc, toi, un million de sesterces, toi autant, toi le triple; mais que ton épouse s'empresse d'accourir près de moi au milieu de la nuit. » Pour avaler d'un seul coup un million de sesterces, le fils d'Ésopus détache la perle qui brillait à l'oreille de Metella, et la fait dissoudre dans du vinaigre. Est-il plus sensé que s'il l'eût jetée dans le courant d'un fleuve ou dans un égout? Les deux fils d'Arrius, ce couple fameux, si bien assorti par sa dépravation, sa frivolité et ses goûts bizarres, se font servir tous les jours des rossignols achetés à grands frais : où les placer? sont-ils sages? faut-il les marquer de noir ou de blanc? Se plaire à construire de petites maisons, atteler des souris à un chariot, jouer à pair ou non, monter à cheval sur un roseau quand on porte barbe au menton, c'est être en proie à la folie ; mais si la raison parvient à te prouver que l'amour est plus puéril encore, et que se jouer dans la poussière comme tu le faisais à trois ans, ou pleurer d'amour aux genoux d'une courtisane, est même chose, voyons, feras-tu comme le converti Polémon? quitteras- tu les livrées de ta folie, tes brodequins, ton court manteau et ta cravate, comme on dit qu'après boire noire homme effeuilla furtivement la couronne qui parait son cou, quand la voix d'un maître à jeun vint gourmander son intempérance ? Tu présentes des fruits à un enfant en colère, il n'en veut pas : « Prends, mon petit chat! » il refuse; ne les donne pas, il en demandera. En quoi diffère-t-il de l'amant qui, chassé par sa belle, délibère s'il doit rentrer dans cette maison, où il serait déjà revenu de lui-même si on ne l'y rappelait, et ne se peut arracher à cette porte odieuse? « N'irai-je point, à présent qu'elle me rappelle? ou plutôt, ne prendrai-je point le parti de finir mon tourment? Elle m'a chassé, elle me rappelle : irai-je? non, dût elle m'en supplier. » Son esclave, bien plus sage, lui dit : « O maître ! ce qui n'admet ni mesure ni sagesse, ne peut se traiter par les règles de la raison. Telle est la nature de l'amour : la guerre, et puis la paix. Vouloir fixer ce que la nature a fait plus mobile que la tempête, et livré à toute l'inconstance de l'aveugle hasard, c'est vouloir mettre de la raison et de la mesure dans le délire de la folie. » Quoi ! lorsque tu t'applaudis si le pépin que tu retires d'une pomme, pressé par tes doigts, va frapper le plafond, es-tu dans ton bon sens? Quoi ! si tu parles d'amour, quand la parole expire sur ta gencive édentée, es-tu plus sage que si tu construisais de petits châteaux? Ajoute le meurtre à la folie, et attise le feu avec l'épée. Par exemple, quand Marius, après avoir tué la malheureuse Hellas, s'est jeté du haut d'un rocher; n'était-il qu'insensé? ou , pour l'absoudre du reproche de folie, le condamneras- tu comme un scélérat, en employant, suivant l'usage, des mots différents, quoique synonymes? Il y avait un affranchi qui, déjà parvenu à la vieillesse, courait, à jeun et les mains purifiées, par tous les carrefours, en criant: «Moi seul, est-ce tant demander?moi seul, dérobez moi au trépas: dieux! ce vous est chose facile. » Il avait l'ouïe et la vue fort bonnes; mais, en le vendant, son maître n'aurait pu, à moins d'aimer les procès, garantir sa cervelle, Chrysippe veut encore que pareil bétail aille grossir la bande des Menenius. « Jupiter, qui donnes et ôtes les grandes douleurs, » dit la mère d'un enfant alité depuis cinq mois, « si le frisson de la fièvre quarte abandonne mon fiis, le matin du jour où tu nous imposes le jeûne, je le plongerai nu dans le Tibre. » Que le hasard ou la médecine arrache ce pauvre enfant à la tombe entr'ouverte, sa mère, en délire, va le tuer, en le retenant sur la rive glacée, et lui rendre sa fièvre. Quelle maladie a frappé son cerveau? la superstition.

DAMASIPPE.

Voilà les armes que l'amitié de Stertinius, ce huitième sage, m'a données pour ne plus me laisser impunément insulter. Quiconque me traitera de fou, s'entendra donner le même nom, et apprendra de moi à regarder la besace que, sans le savoir, il porte sur son dos.

HORACE.

Stoïcien, puisses-tu, après ton naufrage, vendre aussi avantageusement toute ta pacotille! Mais, parmi tant de genres de folie, quel est celui qui me travaille? car, pour moi, je me trouve raisonnable.

DAMASIPPE.

Lorsque Agave, dans son délire, porte la tête sanglante de son malheureux fils, connaît-elle son état?

HORACE.

Eh bien, je suis fou, j'en conviens; je cède à l'évidence, je suis même insensé : apprends-moi seulement quelle est ma folie.

DAMASIPPE.

Écoute. D'abord, tu bâtis, c'est-à-dire tu imites les géants, toi, qui n'as pas en tout deux pieds de haut (1). Tu es encore le premier à railler l'air martial de Turbon, qui se redresse sous les armes, et Turbon est plus grand que toi : es-tu moins ridicule? N'est-il pas vrai aussi que tu veux singer en tout Mécène, auquel tu ressembles si peu? Mécène, qui t'accable de sa supériorité ! Un boeuf avait broyé sous ses pieds les petits d'une grenouille absente : un seul s'échappe, et va raconter à sa mère qu'un monstre énorme a écrasé ses frères. « De quelle taille? » demande-t-elle. Et elle ajoute en se gonflant : « Était-il aussi gros que cela? — Plus gros de la moitié. — Comme ceci (et elle s'enflait toujours)? — Tu crèverais avant de l'égaler. » L'allusion te touche et le portrait ressemble. Ajoute maintenant tes vers, c'est-à-dirè jette de l'huile sur le feu. Si' jamais poëte eut le sens commun, je te tiens fort sensé. Je passe sous silence ces horribles emportements..........

(1) Horace était d'une petitesse que son embonpoint rendait encore plus sensible.

HORACE

Assez, assez.

DAMASIPPE.

Cette parure au-dessus de tes moyens

HORACE.

Mêle-toi, Damasippe, de tes affaires.

DAMASIPPE.

Ces amours effrénées pour tant de filles et de jeunes garçons.

HORACE.

O mon ainé en folie, ménage ton cadet. LIEZ.

IV

HORACE TOURNE EN RIDICULE LES PRÉCEPTES DES ÉPICURIENS SUR L'ART CULINAIRE ET LEURS METS RECHERCHÉS.

HORACE.

D'où vient, où va Catius?

CATIUS.

Je n'ai pas le temps: j'ai hâte de fixer dans ma mémoire des préceptes qui laissent bien loin Pythagore, la victime d'Anytus et le docte Platon.

HORACE.

J'ai tort, je l'avoue, d'avoir pris si mal mon temps pour vous interrompre : de grâce, excusez-moi. Que si quelque chose peut maintenant vous échapper, vous vous le rappellerez bientôt; en cela, la nature et l'art ont fait de vous un prodige.

CATIUS.

Justement je cherchais comment faire pour ne rien oublier car ce sont choses fines, exprimées dans un style délicat.

HORACE.

Dites-moi le nom de l'auteur : est-il romain ou étranger?

CATIUS.

Plein de ses leçons, je vais vous les redire: quant au nom de l'auteur, je dois vous le cacher. Les oeufs de forme allongée, souvenez-vous-en, ont un goût plus délicat, un lait plus blanc que les ronds ; servez-les de préférence : car c'est un germe mâle que contient leur coque plus fermé. Le chou maraîcher a moins de saveur que celui qui croît en pleine terre ; rien de plus fade que les fruits d'un jardin trop arrosé. Si, le soir, un convive vient tout à coup vous surprendre, pour que le poulet fraîchement tué ne résiste point à sa dent, apprenez qu'il faut le plonger vivant dans du Falerne pur : ce procédé rend sa chair plus tendre. Les champignons des prés sont d'une excellente qualité : mal en prend de se fier aux autres. Voulez-vous sans maladie passer vos étés? mangez à la fin de votre dîner des mûres noires que, sur l'arbre, on cueillit avant la chaleur du soleil. Aufidius mêlait, le miel avec du fort vin de Falerne : il avait tort. Il ne faut, quand l'estomac est vide, l'humecter que des breuvages les plus doux. Votre ventre paresseux est-il obstrué, les moules et d'autres menus coquillages vous feront évacuer; usez aussi de petite oseille, sans oublier le vin de Cos. Les nouvelles lunes remplissent les coquillages rafraîchissants ; mais toute mer n'en produit point d'un égal renom. Au murex de Baïes, il faut préférer la palourde du Lucrin. Les huîtres se trouvent à Circé, les hérissons à Misène, et les larges pétoncles font l'orgueil de la voluptueuse Tarente. Qu'il ne se flatte point d'exceller dans l'art des festins, celui qui n'a pas su déguster à fond les diverses saveurs des mets. C'est peu d'enlever de l'étal les poissons les plus chers, si l'on ignore lequel vaut mieux, servi avec une sauce, lequel, étant grillé, doit réveiller l'appétit languissant du convive. Que le sanglier d'Ombrie, nourri du gland des forêts, fasse plier sous son poids la table de celui qui n'aime point une chair insipide ; car ceux de Laurente, engraissés de roseaux et d'herbes marécageuses, ont mauvais goût. Les pays vignobles ne fournissent pas toujours des chevreuils bons à manger. C'est à l'épaule d'une hase féconde que l'homme de goût donnera la préférence. Quel peut être le pays, l'âge des poissons et du gibier? Avant moi, personne n'avait cherché à le reconnaître à la seule inspection du palais. Il en est dont le génie ne se déploie que dans l'invention de quelques pâtisseries : c'est trop peu que de borner ses soins à un seul objet. Ainsi, tel veille exclusivement à ce que le vin ne soit pas mauvais, et ne s'embarrasse point de l'huile qui doit arroser le poisson. Si, par un beau temps, vous exposez le massique en plein air, l'air de la nuit le dépouillera de sa rudesse, et fera vaporer cette odeur qui attaque les nerfs ; mais, passé par le n, il perdra sa force et sa qualité. Le gourmet, qui mélange le vin de Sorrente à la lie de Falerne, le clarifiera parfaitement avec un oeuf de pigeon, dont le jaune, en se précipitant, entraîne au fond du vase tout élément impur. D'un buveur qui s'endort vous ranimerez la langueur avec des squilles rôties et des escargots d'Afrique : car la laitue, après le vin, surnage dans l'estomac, y provoque des aigreurs ; c'est surtout au jambon et aux cervelas qu'il demande le réveil de son appétit; il donnera même la préférence à ces mets qu'on apporte tout brûlants des plus viles tavernes. Il est essentiel de connaître à fond deux espècesde sauces : la première, simple, a pour base l'huile d'olive douce, qu'il faudra mêler avec du gros vin et de la saumure, mais pas autre que celle qui a vieilli dans un pot de byzance. Quant à la seconde, dès qu'elle aura bouilli avec un mélange d'herbes hachées, saupoudrez-la de safran de Coryque, puis versez sur le tout de l'huile sortie des pressoirs de Vénafre. Les fruits de Tibur le cèdent à ceux du Picénum, bien qu'ils aient une plus belle apparence. Les raisins de Venoncle se conservent dans des pots; mais ceux d'Albe se dessèchent mieux à la fumée. Oui, moi, je puis le dire, ce raisiné avec des pommes, et de la lie, et de la saumure, et du poivre blanc mêlé à du sel gris, c'est moi qui le premier ai fait servir tout cela sur table, dans de petits plats bien nets. C'est une monstruosité que de porter au marché trois mille sesterces, pour entasser au hasard les poissons dans un plat trop petit. De quel dégoût, le coeur se soulève, lorsqu'un valet applique sur un gobelet ses doigts gras de la sauce qu'il lèche à la dérobée, ou lorsqu'une lasse porte l'empreinte de la crasse amassée par le temps! Des balais communs, des nattes, de la sciure de bois, sont-ils donc d'un achat ruineux? S'en faire faute est un tort impardonnable. Te verra-t-on promener une bruyère fangeuse sur un pavé richement incrusté, et prodiguer la pourpre de Tyr pour couvrir des coussins qu'on n'a jamais lavés? Oublies-tu que moins ces menus détails exigent de soin et de dépense, plus on est répréhensible quand on les néglige? car il ne s'agit point ici d'un luxe réservé seulement à la table du riche.

HORACE.

Docte Catius, au nom des dieux et de l'amitié, menez-moi partout où vous irez, entendre ce sage : car bien que votre mémoin me reproduise fidèlement tous ses préceptes, vous ne pouvez simple interprète, me procurer le même plaisir. Joignez-y l'avantage de contempler les traits et le maintien de l'homme. Pour vous, heureux mortel qui l'avez vu, vous prisez peu ce bonheur. Mais moi, je n'ai pas une médiocre envie d'approcher de cette source ignorée du vulgaire, et de pouvoir y puiser les règles l'une heureuse vie. CH. DU ROZOIR.

V

L'ART DE S'ENRICHIR.

ULYSSE.

Ajoute encore un mot à ton discours, Tirésias; réponds à cette question : Quels secrets, quels moyens pourront réparer ma fortune détruite?... Tu ris!

TIRÉSIAS.

Quoi, artificieux Ulysse, ce n'est déjà plus assez de retourner à Ithaque, et de revoir tes pénates paternels?

ULYSSE.
Infaillible devin, tu vois comme tes prédictions me ramènent pauvre et nu dans mon palais. Les prétendants n'y ont respecté ni mes greniers ni mes troupeaux : or, sans argent, la naissance et le mérite sont plus méprisés que l'herbe du rivage.

TIRÉSIAS.

Puisque, sans périphrases, tu redoutes la pauvreté, apprends le moyen de t'enrichir. Si tu reçois une grive ou tout autre présent, dirige son vol sur quelque maison où brille une grande opulence,et dont le maître est vieux. Les fruits les plus délicieux, l'honneur de ton verger, que ce riche, plus vénérable pour toi que les dieux Lares, en goûte avant eux les prémices. Fût-il sans foi, sans naissance, dégouttant du sang d'un frère, échappé de l'esclavage, n'hésite point, s'il le demande, à l'accompagner en public, à lui céder le pas.

ULYSSE.

Moi, escorter un impur Danna! Ce n'est pas ainsi que je me suis montré à Troie, où je marchais l'égal des héros.

TIRÉSIAS.

Eh bien, tu seras pauvre.

ULYSSE.

Allons, j'y saurai plier mon noble coeur. Il est vrai que j'en ai vu bien d'autres. Continue donc, savant augure, à m'apprendre d'où je pourrai tirer des richesses, des monceaux d'or.

TIRÉSIAS.

Je te l'ai dit, je te le répète encore : que ton adresse capte partout les testaments des vieillards; et si quelque vieux routier, en dévorant l'appât, échappe à l'hameçon, ne va pas te décourager, ou, par dépit d'un échec, renoncer au métier. Qu'un procès plus ou moins important se plaide au Forum, vois quel est le riche sans enfants, dont la perverse audace traîne devant les juges un homme meilleur, que lui ; déclare-toi son défenseur. Laisse là, malgré la bonté de sa cause, le plus honorable des deux adversaires, s'il a des enfants ou une épouse féconde. « Quinctus, diras-tu, ou Publius (un.prénom flatte les oreilles délicates), ton mérite t'a fait en moi un ami. Je connais tous les détours de la chicane; je puis défendre une cause, et l'on m'arrachera les yeux avant que je te laisse berner et appauvrir d'une coque de noix. Je fais mon affaire de ne pas souffrir qu'on te vole ou qu'on te joue.» Invite-le à retourner chez lui pour prendre soin de sa chère personne; deviens son homme d'affaires; montre un courage à l'épreuve de toutes les fatigues, soit que l'ardente Canicule fende les muettes statues, soit que l'énorme panse de Furius crache de blancs flocons de neige sur les Alpes glacées. «Voyez-vous, dirat-on en poussant du coude son voisin, voyez-vous quelle patience ! quel dévouement pour ses amis! quelle ardeur! » Et les poissons d'arriver, et ton vivier de se remplir. Vois-tu encore élever dans une maison opulente un fils d'une santé débile ; pour ne pas te trahir par une assiduité trop exclusive près des célibataires, que l'empressement de tes services t'ouvre doucement la route de l'espérance. Tâche de te faire inscrire pour second héritier; et, si quelque accident précipite l'enfant dans la tombe, tu rempliras le vide : cette chance échappe rarement. Veut-on te donner à lire un testament, île manque pas de refurser, de repousser les tablettes, de manière pourtant à saisir du coin de l'oeil la deuxième ligne, de la première page, à voir d'un regard rapide si tu es seul ou si tu comptes plusieurs cohéritiers. Il arrivera parfois qu'un vieux routier, parvenu de quinquévir (1) au rang de greffier, laissera le corbeau le bec ouvert, et le coureur d'héritages Nasica deviendra la risée de Coranus.

(1) Les quinquévirs étaient les magistrats des petites villes. Horace désigne ici un homme madré, recoctus, de quinquévir devenu greffier.

ULYSSE.

Quel transport te saisit? ou, si tu es de sang-froid, te fais-tu un jeu de me chanter des énigmes?

TIRESIAS.

O fils de Laërte ! tout ce que je dis doit arriver, ou non; car le puissant Apollon m'a donné de lire dans l'avenir.

ULYSSE.

Explique-moi pourtant,: si tu le peux: le sens de cette fable.

TIRÉSIAS.

Au temps où, rejetton du grand Énée, un jeune héros, la terreur du Parthe, étendra sa puissance sur la terre et sur les mers, Nasica, fort en peine de payer ses dettes, donnera sa grande fille au brave Coranus: le gendre alors présentera au beau-père son testament, avec prière d'en faire la lecture. Après de longs refus, Nasica finira par le prendre et le lire tout bas; mais il trouvera qu'on ne laisse à lui et aux siens que les yeux pour pleurer. J'ai encore un conseil à te donner. Si une adroite friponne et un affranchi s'entendent pour mener en laisse un vieux radoteur, entre dans leurs projets; vante-les, pour qu'ils te vantent en.ton absence : c'est encore un bon moyen ; mais l'important, c'est de t'emparer de l'esprit du vieillard. Sa folie est de composer de méchants vers : n'hésite pas à les admirer. Est-il libertin, n'attends pas sa demande, et viens complaisamment offrir ta Pénélope à un plus digne.

ULYSSE.

Et crois-tu que j'y puisse amener une vertu si chaste, que ses amants n'ont pu détourner du droit chemin?

TIRÉSIAS.

Toute cette jeunesse hésitait à donner largement, et s'occupait moins d'amour que de cuisine : c'est là ce qui fait toute la vertu de Pénélope (1); mais qu'elle tâte une fois d'un vieillard pour te mettre en moitié dans ses bénéfices, et elle sera aussi âpre à la curée qu'un chien de chasse. Écoute un fait dont ma vieillesse fut témoin. Une maudite vieille, deThèbes, régla par testament ses funérailles : l'héritier fut obligé de prendre sur ses épaules nues le cadavre largement frotté d'huile. Elle espérait sans doute lui glisser entre les mains après sa mort, parce qu'il l'avait serrée de trop près pendant sa vie. Mets-y donc de la mesure : point de négligence, mais point d'excès dans tes soins. Trop de babil fatigue un vieillard chagrin et morose : ne va pas cependant jusqu'à devenir muet. Tiens-toi comme un valet de comédie, le cou tendu, dans l'attitude de la crainte. Sois aux petits soins. Le vent vient-il à fraîchir, engage-le à couvrir une tête si chère; tire-le de la foule, en le couvrant de ton corps; prête l'oreille à son bavardage. Aime-t-il les éloges sans les mériter, enfle sa vanité du vent de tes louanges; gorge-le d'encens, jusqu'à ce que, les mains levées au ciel, il te dise : Assez. Enfin, quand il t'aura délivré des soins de ce long esclavage, et que, bien éveillé, tu entendras lire : « Je laisse à Ulysse le quart de ma succession, » laisse échapper ces mots par intervalle : « Hélas ! mon cher Dama n'est donc plus ! qui me rendra un ami si courageux, si fidèle? » même, si tu le peux, verse quelques larmes. La prudence t'ordonne de dissimuler ta joie. Élève, sans mesquinerie, le tombeau laissé à la discrétion; que tout le voisinage loue la pompe des funérailles. Un vieillard, ton cohéritier, a-t-il une mauvaise toux; s'il veut se rendre acquéreur du fonds ou de la maison, offre-lui ta part pour le prix qu'il en donnera. Mais l'impérieuse Proserpine m'entraîne. Je te souhaite vie et santé. J. LIEZ

(1) Ce trait semble dirigé contre Homère lui-même : en effet, au XVIII livre de l'Odyssée, Pénélope se plaint que ses amants mangent son bien, au lieu de lui faire des présents, suivant l'usage.

VI.

PARALLÈLE DE LA VIE PAISIBLE DE LA CAMPAGNE ET DES TOURMENTS DE LA VILLE.

Tels sont les voeux auxquels je bornais toute mon ambition : un champ d'une médiocre étendue, et, dans son enceinte, un jardin, avec une source d'eau vive auprès de la maison. Les dieux m'en ont donné davantage : je leur rends grâce. O fils de Mars, je ne vous demande plus rien, si ce n'est de me conserver ces dons! Si je n'ai point accru ma fortune par des voies que réprouvent la probité et la délicatesse; si on ne la voit point décroître par ma négligence ou mes dissipations ; si jamais on n'a entendu sortir de ma bouche aucun de ces voeux avares et insensés : Oh! que ne puis-je avoir le coin de terre qui arrondirait si bien ma propriété! oh! pourquoi le sort ne m'offre-t-il pas un vase plein d'or, comme à ce bon villageois qui, tout à coup devenu riche par la protection d'Hercule, acheta le champ où il avait, fait cette heureuse découverte, et le laboura pour lui-même, après l'avoir longtemps labouré pour un autre ! Si enfin je suis heureux et reconnaissant de ce que je possède, exaucez, ô Mercure, des demandes plus modestes ; engraissez mes troupeaux et tout ce que je possède, excepté mon esprit, et soyez toujours pour moi un dieu propice et tutélaire. Ainsi donc, retiré dans ma maison des cbamps, heureusement située sur une colline, comme dans un fort où je ne suis assiégé ni par les tourments de l'ambition, ni par les craintes des vents contagieux du midi, ou du mauvais air de l'automne, triste pourvoyeur de la mort, pourquoi ne m'occuperais-je pas gaiement à composer des satires aux vers faciles et familiers? O père du matin, ou si ce nom vous plaît davantage, ô Janus ! vous qui, par l'ordre des dieux, présidez chaque jour aux premiers travaux des hommes, vous présiderez aussi à celui-ci ; c'est par vous que je commencerai ces vers. Suis-je à Rome, aussitôt vous me poussez hors de chez moi, quelque temps qu'il fasse, soit que l'Aquilon glace la terre, ou que la neige la couvre pendant ces jours renfermés dans un cercle si étroit, et raccourcis encore par le brouillard; il s'agit de servir de caution à un ami. Prenez garde, dites-vous, de vous laisser prévenir par un autre. Ce service rendu, et l'engagement pris en termes nets et clairs dont je serai peut-être victime un jour, il faut m'ouvrir une route à travers la foule; je pousse les paresseux qui, n'avançant pas, m'empêchent d'avancer : ceux-ci me poussent à leur tour : « Où va cet étourdi? s'écrie, en me maudissant, le plus impatient d'entre eux; qu'a-t-il donc de si pressé et de si important à faire? faut-il qu'il renverse tout le monde sur son passage, pour arriver le premier chez Mécène, et lui parler de sa reconnaissance? » Cette dernière injure, je l'avouerai, m'est douce et me flatte. Arrivé au mont Esquilin, je suis assailli, à droite et à gauche, d'importuns par centaines, qui tous veulent me charger d'affaires qui ne m'intéressent en rien. « Roscius, mon cher Horace, compte sur votre assistance demain de bonne heure, au tribunal du préteur. Les secrétaires du trésor vous prient de ne pas manquer de revenir aujourd'hui pour une affaire qui les regarde et qui est très importante. Faites, je vous en conjure, signer ceci à Mécène.— Je m'y emploierai de mon mieux. — Oh ! la chose est faite, si vous voulez, et les instances redoublent. Voilà bientôt huit ans que Mécène m'a fait l'honneur de m'admettre parmi ses amis. Je suis celui qu'il prend le plus volontiers dans son carrosse quand il voyage, pour me dire des secrets pareils à ceux-ci : « Quelle heure est-il? Le gladiateur de Thrace Gallina peut-il se mesurer avec celui de Syrie? Les matinées commencent à être froides et pourraient enrhumer ceux qui s'exposent sans précaution ; » et autres mystères de ce genre qu'on peut confier à l'oreille la moins fidèle dépositaire d'un secret. Depuis ce temps, l'envie me poursuit, et s'accroît pour ainsi dire dejour enjour, d'heure en heure: «Cet homme, dit-on, va au spectacle avec Mécène; il s'exerce au Champ de Mars avec Mécène! c'est l'enfant chéri de la fortune.» Se répand-il quelque bruit sinistre dans la ville, aussitôt on m'interroge : « Dites-moi, mou ami, car vous, savez tout, vous qui approchez des dieux, que dit-on des Daces?— Je n'en sais rien en vérité. — Vous plaisantez donc toujours? — Puissent tous les dieux me tourmenter, si je ne parle très sérieusement! — Mais vous savez du moins qu'Auguste va faire des distributions de terres aux soldats: sera-ce en Italie, sera-ce en Sicile? » Nouvelles protestations de mon entière ignorance. Alors on se récrie, et l'on me regarde comme le plus discret et le plus mystérieux des hommes C'est à travers toutes ces misères que s'écoule la journée entière, mais non assurément sans que plus d'une fois ce voeu ne m'échappe : O ma chère maison des champs ! quand vous reverrai- je? quand pourrai-je dans cet heureux asile, passant tour à tour de la lecture des livres des anciens aux douceurs de l'oisiveté et d'un tranquille sommeil, oublier toutes les tracasseries de cette vie agitée et tumultueuse? Quand y verrai-je apporter sur une table frugale la fève chère à Pythagore, et des légumes de mon jardin, assaisonnés d'un lard savoureux! O soirées délicieuses! banquets dignes d'être enviés par les dieux mêmes! assis sous la protection des divinités du foyer, au milieu de mes amis, je prends un joyeux repas qu'égaie encore la familiarité libre et franche de mes domestiques, qui prennent eux-mêmes leur part de ce festin champêtre. Chaque convive, affranchi des sottes lois de la table et de l'étiquette, vide, à son choix, des coupes grandes ou petites, suivant qu'il lui convient de s'abreuver largement ou de boire avec modération. Là s'engage une conversation, non sur nos voisins pour en médire, ni sur leurs propriétés pour les envier, ni sur le talent plus ou moins grand de Lépos dans l'art de la danse ; nous nous entretenons des sujets qui nous intéressent davantage et qu'il est honteux d'ignorer : Est-ce la vertu, sont-ce les richesses qui rendent l'homme heureux? faut-il, dans ses liaisons, se régler sur ce qui est utile, ou sur ce qui est honnête? Quelle est la nature du bien? en quoi consiste le souverain bien? Cependant, avec à-propos, Cervius mêle à ces graves entretiens quelque conte de bonne femme.Qu'un convive, par exemple, vante les richesses qui causent à Arellius tant de soucis, aussitôt Cervius commence en ces termes : Un rat qui habitait les champs reçut un jour dans son trou un rat citadin : ils étaient dès longtemps unis par les liens de l'hospitalité et de l'amitié. Le premier était un rat dur à lui-même, extrêmement économe, mais qui, dans l'occasion, et pour fêter un ami, savait se relâcher de sa parcimonie habituelle. Il lui offre donc, sans mesure et sans regret, l'avoine et les pois qu'une longue prévoyance lui avait fait mettre en réserve. Il lui apporte tantôt des grains de raisin sec, tantôt des morceaux de lard, présentables encore, quoique un peu rongés, espérant, par la variété des mets, triompher des superbes dégoûts d'un convive qui semblait ne toucher à tout que d'un air dédaigneux. Cependant le maître du logis, étendu sur de la paille fraîche, se contentait discrètement de quelques grains de blé et d'orge, laissant à son hôte les morceaux les plus délicats. Tout à coup le rat de ville prend la parole et dit à son hôte : « Quel plaisir trouvez-vous à mener cette triste vie dans ce lieu désert et presque inaccessible? pourquoi ne pas préférer la ville et les hommes aux forêts et aux bêtes sauvages? Suivez mon conseil, et venez avec moi. Tout ce qui respire sur la terre est condamné à la mort : grands et petits, nul n'échappe à cet arrêt fatal. Ainsi, mon cher, profitez du temps qui vous est accordé, passez joyeusement la vie, et songez qu'elle est courte! » Ce discours frappe le rat des champs; d'un saut léger, il s'élance hors de son trou : tous deux trottent de concert vers la ville, méditant de s'y glisser par-dessous les murailles et à la faveur des ténèbres. Déjà la nuit était au milieu de sa course, lorsqu'ils arrivent et s'introduisent dans un palais où leurs regards sont frappés par des lits d'ivoire couverts de tapis de pourpre, et des corbeilles où des viandes, restes du souper de la veille, s'élèvent en pyramides. Le rat de ville commence d'abord par établir le rat des champs sur un de ces magnifiques tapis; puis, comme un valet diligent, il court çà et là pour chercher des provisions qu'il fait succéder sans interruption ; en maître d'hôtel attentif, il goûte d'abord de tous les mets qu'il apporte. Le rat champêtre, mollement étendu, se réjouit de l'heureux changement de sa fortune, et témoigne sa satisfaction en bon et joyeux convive. Mais tout à coup les portes s'ouvrent avec fracas; ce bruit terrible fait sauter les deux rats hors des lits : ils courent dans la salle, éperdus et à demi morts; d'énormes chiens, qui font retentir la maison de leurs aboiements, redoublent leur frayeur: «Mon ami, dit alors le rat des champs, ce genre de vie ne me convient point du tout; je lui dis adieu ainsi qu'à vous : la sécurité dont je jouis dans ma forêt et dans mon trou me console de la frugalité de mes repas. » FÉLÉTZ.

VII.

DAVUS, USANT DE LA LIBERTES DES SATURNALES, ADRESSE DE FORTES RÉPRIMANDES A SON MAITRE.

DAVE.

Depuis longtemps j'écoute, et, quoique esclave, je désirerais vous dire quelques mots; mais je n'ose.

HORACE.

Est-ce Dave que j'entends?

DAVE.

Oui, c'est Dave lui-même, ce serviteur attaché à son maître, et honnête autant qu'il le faut, c'est-à-dire assez pour que vous trouviez juste de le laisser vivre.

HORACE.

Allons, profite de la liberté de ces jours de décembre, puisque nos ancêtres l'ont ainsi voulu. Parle.

DAVE.

Une partie de l'espèce humaine se plaît constamment dans le vice, et s'y attache avec persévérance. Un plus grand nombre flotte dans l'incertitude, tantôt saisissant le bien, tantôt s'abandonnant au mai. On a remarqué que Priscus portait souvent trois anneaux, et que sa main était quelquefois dégarnie de toute parure. Sa manière de vivre était si inégale, qu'il changeait de robe d'heure en heure. A peine avait-il quitté un vaste palais, qu'il allait se cacher dans un réduit, d'où un affranchi un peu honnête rougirait presque, de sortir. Tantôt libertin à Rome, tantôt préférant vivre en philosophe dans Athènes, il semblait né sous le courroux de toutes les divinités les plus capricieuses. Le bouffon Volanerius, quand une goutte bien méritée eut paralysé tous ses doigts, nourrissait et payait, à tant par jour, un homme pour lui ramasser ses dés et les jeter dans le cornet. Plus on persévère dans ses vices, moins on est malheureux. On est moins à plaindre que l'homme qui danse sur une corde tour à tour lâche et tendue.

HORACE.

Ne me diras-tu-pas aujourd'hui; à. qui s'adressent toutes ces impertinences, bourreau?

DAVE.

A vous-même, vous dis-je.

HORACE.

Comment cela, coquin?

DAVE.

Sans cesse vous vantez la condition et les moeurs du vieux peuple ; et si quelque dieu voulait vous y ramener à l'instant, vous n'y consentiriez jamais, soit parce que vous ne sentez pas tous les avantages de cette vie que vous louez si haut, soit parce que vous ne défendez pas la vertu avec assez de fermeté, et que vous restez les pieds enfoncés dans la fange, malgré tout votre désir de les en retirer. A Rome, vous soupirez après la campagne; à la campagne, c'est le séjour de la ville absente que vous portez jusqu'aux nues : tant votre humeur est changeante ! Si, par aventure, vous n'êtes invité nulle part, vous vous félicitez de manger tranquillement vos légumes, et, comme si vous ne sortiez jamais que pieds et poings liés, vous vous dites heureux et semblez content de vous-même, parce que vous n'êtes pas contraint de souper dehors. Mais que Mécène vous fasse prévenir qu'il vous attend pour convive à l'heure où l'on allume les premiers flambeaux : « Holà ! personne ne m'apportera-t-il au plus vite mes parfums? quelqu'un m'a-t-il entendu? » Voilà ce que vous braillez à grands cris, et puis vous vous échappez. Alors Milvius et tous vos bouffons se retirent, en vous jetant des imprécations qu'on a soin de ne pas vous rapporter. Quant à moi, j'en conviens, on peut me reprocher mon penchant à la gourmandise; l'odeur d'un bon repas me fait lever le nez. Je suis un être faible, un paresseux; ajoutez même, si vous le voulez, un ivrogne. Mais vous, qui êtes tout ce que je suis, et qui peut-être valez moins encore, serez-vous toujours prêt à me gronder, comme si vous étiez meilleur? vos belles paroles serviront-elles à couvrir vos défauts ? Que diriez-vous, si l'on vous prouvait que vous êtes plus insensé que moi, votre esclave, qui vous ai coûté seulement cinq cents drachmes? Mais ne m'effrayez plus par ce regard menaçant: point de gestes! point de courroux! ce que j'ai appris du portier de Crispinus, laissez-moi vous le répéter. Vous aimez l'épouse de votre voisin, et Dave n'aime que les courtisanes : qui de nous deux mérite le mieux d'être pendu? La nature m'enflamme-t-elle de ses violents désirs ; quelle que soit la femme qui, toute nue; à la clarté d'une lampe, ait éprouvé la première fougue de mes sens, et agité tout mon corps par se mouvements lascifs, je pars sans avoir compromis ma réputation, sans craindre qu'un rival plus riche ou plus beau vienne me remplacer. Mais vous, lorsque, rejetant-toutes vos marques d'honneur, votre anneau de chevalier et votre toge romaine, de juge respectable devenu un vil esclave, vous sortez en cachant sous un mauvais manteau votre tête parfumée, n'êtes-vous pas le personnage même dont vous jouez le rôle? Ce n'est qu'en tremblani que vous êtes introduit chez votre belle ; et la frayeur, qui lutte encore contre le désir, fait frissonner tous vos membres. Qu'importe que vous soyez meurtri de verges ou égorgé par le fer ! qu'importe que vous reveniez privé de votre liberté, ou renfermé dans le coffre honteux où vous a caché l'esclave confidente des fautes de sa maîtresse, et où vous restez accroupi, la tête appuyée sur vos genoux? Le mari de la femme criminelle a-t-il un égal pouvoir sur vous et sur elle, ou plutôt n'a-t-il pas plus de droit contre son séducteur? Votre complice ne change ni de costume ni de demeure; elle, ne se prête pas à votre lubricité, parée qu'elle vous redoute et se défie de votre amour. Homme prudent, vous passerez sous la fourche, et vous abandonnerez au caprice d'un maître irrité toute votre fortune, votre vie et votre réputation, avec votre .personne. Vous êtes-vous retiré sain et sauf? j'aime à croire que vous deviendrez plus craintif, et que l'expérience vous fera tenir sur vos gardes. Mais non ; vous chercherez de nouvelles occasions d'avoir peur, vous courrez à de nouveaux dangers. Oh.! que de rechutes dans votre esclavage! cependant quelle bête sauvage, lorsqu'elle s'est échappée, vient reprendre la chaîne qu'elle a rompue! Je ne suis point un débauché, dites-vous ; et moi, en vérité, je ne suis point un voleur, puisque j'ai assez d'honnêteté pour passer devant votre argenterie sans y toucher. Otez la crainte du péril, et bientôt, libre de tout frein, la nature s'élancera par bonds désordonnés. Ètes-vous réellement mon maître, vous, l'esclave de tant d'affaires importantes et de tant de puissants personnages, vous, que le préteur, quand il vous toucherait trois et quatre fois de sa baguette, n'affranchirait jamais de vos misérables frayeurs? A toutes ces réflexions, ajoutez-en une qui n'a pas moins de prix. Si l'esclave qui obéit?à un autre esclave est, comme le veulent vos usages, son remplaçant ou son compagnon, que suis-je, moi, à votre égard? vous me commandez, il est vrai ; mais vous obéissez honteusement à d'autres maîtres, et vous vous laissez conduire comme le bois mobile que dirigent des ressorts étrangers. Quel est donc l'homme libre? c'est le sage qui a de l'empire sur son propre coeur; qui ne s'épouvante ni de la pauvreté, ni de la mort, ni des fers; qui possède assez de courage pour résister aux passions et pour dédaigner les honneurs; qui, ramassé tout entier en lui-même, ressemble à un objet roulant dont aucun choc étranger ne peut suspendre le mouvement, ni altérer la forme ronde et polie; c'est l'homme enfin sur qui la fortune précipite vainement :le poids de son courroux. Eh bien, pouvez-vous vous reconnaître à l'un des traits de ce tableau? Une femme vous demande cinq talents, vous maltraite, vous pousse à la porte et vous inonde d'eau froide. Bientôt elle vous rappelle. Arrachez votre tête à ce joug honteux. Allons, dites: « Je suis libre, qui, je le suis..... » Mais vous n'avez pas ce courage. Un cruel tyran asservit votre coeur; il.vous fatigue, il vous presse de ses mordants aiguillons, et, malgré votre résistance, vous tourmente sans relâche. Lorsque, dans votre folle manie, vous demeurez cloué devant un tableau de Pausias, êtes-vous moins déraisonnable que moi, quand, le jarret tendu, je regarde les combats de Fulvius, de Rutuba et de Placideianus; ces combats, si fidèlement tracés avec de la couleur rouge ou du charbon, que les hommes semblent se battre, se frapper et se remuer véritablement pour détourner les coups? Cependant Dave est un maraud, un fainéant, tandis que vous passez pour un juge subtil, pour un habile connaisseur en fait d'ouvrages antiques. Je ne suis qu'un vaurien, si je me laisse allécher par l'odeur d'un gâteau fumant; quant à vous, votre haute sagesseet votre courage résistent aux festins les plus splendides. Ma gourmandise m'est souvent fatale. Pourquoi?, parce que c'est mon pauvre dos qui en souffre. Mais vous, êtes-vous moins puni, lorsque vous savourez ces mets délicats qu'on ne peut acheter à bas prix? tant d'aliments entassés sans mesure s'aigrissent dans votre estomac, et vos pieds chancelants refusent de porter un corps affaibli par l'intempérance. Si l'esclave est répréhensible, lorsque le soir il échange furtivenent une vieille étrille contre une grappe de raisin, le maître qui vend ses domaines pour satisfaire sa gourmandise ne se conduit-il pas un peu comme un esclave? Ajoutez que vous ne pouvez rester une heure seul avec vous; que vous ne savez pas bien jmployer vos loisirs ; que vous ne songez qu'à vous échapper à vous-même, comme un fugitif et comme un vagabond ; qu'enfin vous cherchez, pour tromper votre ennui, une ressource tantôt dans le vin, tantôt dans le sommeil. Inutiles efforts! l'ennui vous assiége, et, compagnon impitoyable, s'attache à votre poursuite.

HORACE.

Qui me donnera une pierre?

DAVE.

A quoi bon?

HORACE.

Qui m'apportera des flèches?

DAVE, à part.

Cet homme est fou, ou bien il fait des vers.

HORACE.

Si tu ne t'arraches d'ici au plus vite, tu iras, neuvième esclave, travailler à ma terre de Sabine. A. DIGNAN

VIII

DESCRIPTION PLAISANTE DU SOUPER DE NASIDIENUS .

HORACE.

Vous vous êtes donc bien amusé hier, au souper du splendide Nasidienus! car lorsque j'envoyai chez vous pour vous inviter, on me répondit que vous y teniez table depuis le milieu du jour.

FUNDANIUS.

Oh ! de ma vie encore, je ne m'étais autant amusé.

HORACE.

Puis-je, sans indiscrétion, vous demander ce qu'on servit d'abord pour apaiser la grosse faim?

FUNDANIUS.

Un sanglier de Lucarne. Il avait été pris, nous dit notre hôte, par un petit vent du midi. Aussi l'avait-on entouré de raves, de laitues, de racines, de tout ce qu'il y avait de plus propre à stimuler la paresse d'un estomac blasé;:puis encore du chervis, de la saumure et de la lie de Cos. Ce premier service enlevé, un esclave, retroussé jusqu'à la ceinture, vint essuyer, avec une serviette de pourpre, la table, qui était du bois le plus commun, tandis qu'un autre ramassait soigneusement tout ce qui aurait blessé la délicatesse des convives. D'un pas aussi solennel d'une jeune vierge d'Athènes qui porte les corbeilles aux fêtes de Cérès, s'avance alors le noir Hydaspe, portant du Cécube : un autre le suivait, avec du Chio qui n'avait jamais vu la mer, quand notre hôte, avisant Mécène : « Préférez-vous, dit-il, le vin d'Albe ou le Falerne? parlez :j'en ai à vous offrir. »

HORACE.

Il y avait là de quoi se vanter! Mais quels étaient, dites-moi, les heureux convives appelés à partager avec vous ce délicieux festin?

FUNDANIUS.

J'occupais le haut bout de la table ; j'avais à côté de moi Vistus Thurinus, et, un peu au-dessous, Varius, si je ne me trompe; venait ensuite Mécène, placé entre Servilius Balatron et Vibidius, deux ombres qui l'avaient suivi; puis enfin Nasidienus, entre Nomentanus et Porcius. Ce dernier nous faisait tous pouffer de rire, à le voir avaler d'une bouchée des gâteaux tout entiers, quant à Nomentanus, sa fonction était de nous signaler du doigt les bons morceaux dont nous ne nous fussions pas doutés; car nous mangions, convives vulgaires, gibier, poissons, coquillages, sans leur trouver un goût différent de celui que nous leur connaissions. Je m'en aperçus pourtant lorsqu'il me fit passer du carrelet et du turbot, comme je n'en avais jamais mangé. Il m'aprit encore que les pommes de paradis sont plus vermeilles, cueillies au déclin de la lune : quant à la raison du phénomène, c'est à Nomentanus qu'il faut la demander. " C'est un guet-apens, dit alors Vibidius à Balatron ; et nous n'avons pas de coeur si nous si nous vengeons amplement sur les bouteilles; » et il demande de plus grands verres. Notre hôte pâlit à ces mots; car ce qu'il redoute le plus au monde, ce sont les buveurs intrépides:, soit parce que le vin permet plus de liberté, soit parce qu'il émousse la délicatesse du palais. Avec leurs larges coupes d'Alliphe, Vibidius et Balatron mettent bientôt les brocs à sec; tous les convives les imitent, à l'exception toutefois de ceux du dernier lit, qui ne firent pas grand tort aux flacons". Cependant on apporte une lamproie, dressée dans un énorme bassin, et escortée de squilles qui se perdaient, dans la sauce « Elle était pleine quand on la prit, nous dit Nasidienus : un peu plus tard sà.chair eût été bien moins délicate. La sauce est.fait avec la plus fine huile de Vénafre, de la saumure d'Espagne, du vin de cinq ans, et du cru d'Italie. Voila pour la cuisson; mais quand elle est cuite, ce qu'il y a de mieux, c'est le vin de Chio, du poivre blanc et du vinaigre de Lesbos. C'est à moi que l'on doit la manière de faire cuire l'aunée et la roquette dans la saumure du coquillage marin ; mais la découverte appartient à Curtillus, qui fit cuire ainsi le hérisson de mer sans le laver à l'eau douce. » Il en était là de son érudition, quand un vieux dais : mal suspendu, se détache du plafond, tombe sur la table, et nous ensevelit dans un nuage de poussière, tel que l'Aquilon n'en soulève pas de plus épais dans les plaines de la Campanie. Grand effroi parmi les convives, qui, pourtant, se remirent bientôt, quand ils virent qu'il n'y avait pas de danger. Pour Nasidienus, la tête baissée, il se mit à pleurer aussi amèrement que s'il eût perdu un fils à la fleur de son âge. Peut-être même pleurerait-il encore, si Nomenlanus n'eût relevé, par ces mots, le courage de son a mi : « O fortune, s'écria-t-il, quel dieu nous traiterait avec plus de cruauté que toi? voilà donc comme tu te plais à te jouer des malleureux humains ! » Varius s'efforçait d'étouffer avec sa serviette le rire qui lui échappait malgré lui ; mais Balatron, d'un ton comiquement grave : « Telle est la condition de l'homme sur la terre ! jamais les uccès ne répond à nos efforts. Quelles peines, par exemple, s'est données notre hôte pour nous bien recevoir! quelle sollicitude pour que le pain soit cuit à propos, les sauces assaisonnées à point! pour que les valets soient propres et lestes ! Ajoutez à cela e chapitre des accidents : un dais tombe, comme tout à l'heure; le pied glisse à un lourdaud, et voilà un verre cassé ! Mais il en est de l'hôte qui donne un repas comme d'un général d'armée : ce sont les revers qui mettent dans tout, son jour un génie qu'on ne lui soupçonnait pas dans sa prospérité.Oh! le brave liomme! oh ! l'aimable convive ! lui dit Nasidienus. Puissent les dieux combler tous vos désirs! » Il demande ses pantoufles, et il sort. Ce fut alors un bourdonnement, une confusion de voix autour de la table!

HORACE.

Ma foi, il n'y a pas de comédie que j'eusse préférée à un pareil spectacle. Voyons, que vous offrit-il encore de plaisant?

FUNDANIUS.

Tandis que Vibidius s'informe des valets si les bouteilles sont aussi cassées, puisqu'il demande vainement à boire, et que, bien secondé par Balatron, il nous amuse de ses contes, tu reparais Nasidienus, le front serein, et avec l'air satisfait d'un homme dont l'habileté va réparer les torts de la fortune. Il était suivi de deux esclaves, qui portaient, dans un grand bassin, une grue largement saupoudrée de sel et de farine ; des foies d'oie blanche farcis de figues, et des filets de lièvres, dont on avait retranché le râble, pour rendre sans, doute le mets plus délicat. Arrivèrent ensuite des merles, ou plutôt leurs squelettes brûlés, et de demi-pigeons. Mets exquis ! s'il ne nous eût fallu subir le Iong commentaire du maître sur chacun d'eux; et, pour toute vengeance, nous primes la fuite sans rien goûter de ce nouveau service, comme si Canidie l'eût infecté de son haleine, plus venimeuse que celle des serpents d'Afrique.

FIN DE L'OUVRAGE

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