Histoire de Jules César

Jules César de Napoléon III, Volume II

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CHAPITRE PREMIER.
614-684.
I. Vers l'époque où Marius, par ses victoires sur les Cimbres et les Teutons, sauvait l'Italie d'une formidable invasion, naissait à Rome celui qui devait un jour, en domptant de nouveau les Gaulois et les Germains, retarder de plusieurs siècles l'irruption des Barbares, donner aux peuples opprimés la conscience de leurs droits, assurer à la civilisation romaine sa durée, et léguer aux chefs futurs des nations son nom comme emblème consacré du pouvoir. Caius Julius César naquit à Rome le 4 des ides de quintilis (12 juillet) 654 (1), et, en son honneur, le mois de quintilis, appelé Julius, porte depuis 1900 ans le nom du grand homme. Il était fils de C. Julius César (2), préteur, mort subitement à Pisé vers 670 (1), et d'Aurélia, issue d'une illustre famille plébéienne.

(1) Le célèbre auteur allemand Mommsen (Histoire romaine, III, 15) n'admet pas la date de 654. Il propose, mais avec réserve, la date de 652, par la raison que, depuis Sylla, l'âge requis pour les grandes magistratures était trente-sept ans pour l'édilité, quarante pour la préture, quarante-trois pour le consulat, et comme César avait été édile curule en 689, préteur en 692, consul en 695, il aurait, s'il était né en 654, exercé chacune de ces magistratures deux ans avant l'âge légal. Cette objection, certes assez grave, disparaît à nos yeux devant d'autres témoignages historiques. D'ailleurs, on sait qu'à Rome on n'observait guère la loi, quand il s'agissait d'hommes éminents. Lucullus fut élevé à la première magistrature avant l'âge exigé, et Pompée était consul à trente - quatre ans. (Appien, Guerres civiles, I, xiv.) — Tacite, à ce sujet, s'exprime en ces termes : « Chez nos ancêtres cette magistrature (la questure) était le prix du mérite seul, car alors tout citoyen avec du talent avait le droit de prétendre aux honneurs ; on distinguait même si peut l’âge qu'une extrême jeunesse n'excluait ni du consulat ni de la dictature. » (Annales, XI, xxii) — Dans tous les cas, si l'on admettait l'opinion de M. Mommsen, il faudrait porter la naissance de César non pas en 652, mais en 651. En effet, s'il était né au mois de juillet 652, il ne pouvait avoir quarante-trois ans qu'au mois de juillet 695; et, comme la nomination des consuls précédait de six mois leur entrée en charge, c'est au mois de juillet 694 qu'il aurait dû atteindre l'âge légal, ce qui reporterait à l'année 651 la date de sa naissance. Mais Plutarque (César, lxix), Suétone (César, lxxxviii), Appien (Guerres civiles, II, cxlix), s'accordent à dire que César avait cinquante-six ans lorsqu'il fut assassiné, le 15 mars 710, ce qui fixe sa naissance à l'année 654. — D'un autre côté, suivant Velleius Paterculus (II, xliii), César, sortant à peine de l'enfance, fut désigné flamine de Jupiter par Marius et Cinna; or, à Rome, l'enfance finissait à quatorze ans environ, et le consulat de Marius et de Cinna étant de 668, César, suivant notre calcul, serait alors entré en effet dans sa quatorzième année. Le même auteur ajoute qu'il, avait environ dix-huit ans lorsqu'on 672 il s'éloigna de Rome pour échapper aux proscriptions de Sylla ; nouvelle raison de s'en tenir à la date précédente.
César fit ses premières armes en Asie, à la prise de Mitylène, en 674 (Tite-Live, Epitome, LXXXIX), ce qui donne vingt ans comme date de son entrée au service. D'après Salluste (Catilina, xlix), lorsque César fut nommé grand pontife, en concurrence avec Catulus, il était presque adolescent (adolescentulus), et Dion-Cassius le dit à peu près dans les mêmes termes. Sans doute ils s'expriment ainsi à cause de la grande disproportion d'âge des deux candidats. L'expression de ces auteurs, quoique impropre, convient mieux néanmoins à notre système, qui attribue trente-sept ans à César, tandis que l'autre lui en donne trente-neuf. Tacite également, comme on le verra dans la note 4 de la page 266, en parlant de l'accusation contre Dolabella, tend à rajeunir César plutôt qu'à le vieillir.
(2) La famille des Julii était très-ancienne, et l'on trouve des personnages portant ce surnom dès le iii ème siècle de Rome. Le premier dont l'histoire fasse mention est C. Julius Julus, consul en 265. Il y eut d'autres consuls de la même famille, en 272, 281, en 307, 324; des tribuns consulaires en 330, 351, 362, 367, et un dictateur, C. Julius Julus, en 402; mais leur filiation est peu connue. La généalogie de César ne commence en ligne directe qu'à partir de
Sextus Julius Cesar, préteur en 546. Nous empruntons à l'histoire de Rome par familles, du savant professeur W. Drumann (t. III, p. 120; Koenigsberg, 1837), la généalogie de la famille des Jules, en y introduisant une seule variante, expliquée dans la note 2 de la page 260


.
; Sex. Jul. Caesar, L. Jul. Caesar. Praetor 546.
 

 
 

 
 

L. Jul. Caesar. Sex. Jul. Caesar. Praetor 571. Trib. mil. 573.
 
 
 

L. Jul. Caesar. Sex. Jul. Caesar. C. Praetor 588. Cos. 597.
Sex. Jul. Caesar. L. Jul. Caesar. C. Praetor 631. — Popillia.
 

Jul. Caesar.
Jul. Caesar. Marcia.
 
 

L. Jul. Caesar. C. Jul. Caesar. C. Jul. Caesar. Cos. — 664. Strabon. Praetor. — Censor. Edil. cur. — 664. — Aurélia. — Fulvia.
 

Julia. Sex. Jul C. Marius. Cos. -
 

. Caesar. -663.
. Caesar.
quirin.
. Caesar 708.
 

Ij- Jul. Cœsar. Julia. C. Jul. Cœsar. Julîa major. ï Cos. — 690, — M, Antonius. Dictator, — L. Pinarius. — P. Lentulus. — Cornelia. —— ——— t — Q. Pedius. Julia. f L. Jul. Caesar. — Cn.Pomp.Mag.
Cn. Pompeius.
— Pompeîa.
•— Calpurnia.
 

Julia minor. Sex. Ju M. Atius Balbns. Flam.
At a Sex. Ju
(mère d'Auguste). —
 
 

L'opinion la plus accréditée, chez les anciens, sur l'origine du nom de César, c'est que Julius tua un éléphant dans un combat. En langue punique, caesar signifie éléphant. Les médailles de César, grand pontife, confirment cette hypo­thèse : au revers se trouve un éléphant foulant aux pieds un serpent. (Cohen, Médailles consulaires, pl. XX, 10.) On sait que quelques symboles des mé­dailles romaines sont des espèces d'armes parlantes. Pline donne une autre étymologie du nom de César : « Primusque Caesarum a caeso matris utero dictus, qua de causa et Cœsones appellati. » (Histoire naturelle, VII, ix.) — Festus (p. 57) s'exprime ainsi : « Cœsar a cœsarie dictus est : qui scilicet cum caesarie » natus est, » et p. 45 : « cœsariati (comati). » — Enfin Spartianus ( Vie d'Aelius Verus, n) résume en ces termes la plupart des étymologies : « Cœsarem vel ab elephanto (qui lingua Maurorum cœsar dicitur) in prselio cseso, eum » qui primus sic appellatus est, doctissimi et eruditissimi viri putant dictum; vel quia mortua matre, ventre cœso sit natus ; vel quod cum magnis crinibus » sit utero parentis effusus ; vel quod oculis caesiis et ultra humanum morem « viguerit. » — (Voir Isidore, Origines, IX, m, 12. — Servais, Commentaire sur L’Énéide, I, 290, et Constantin Manassès, p. 71.)

(1) Pline, Histoire naturelle, VII, lui. — « César était dans sa seizième année lorsqu'il perdit son père. » (Suétone, I.)
 
Par ses ancêtres comme par ses alliances, César avait hérité du double prestige que donnent une origine ancienne et une illustration récente.
D'un côté, il prétendait descendre d'Anchise et de Vénus (l) ; de l'autre, il était neveu du célèbre Marius, qui avait épousé sa tante Julie. Lorsque la veuve de ce grand capitaine mou­rut, en 686, César prononça son oraison funèbre, et traça ainsi sa propre généalogie : « Ma tante Julie, par le côté maternel, est issue des rois; par le côté paternel, elle descend des dieux immortels, car sa mère était une Marcia (2), et les Marcius Rex sont issus d'Ancus Marcius. La famille Julia, à laquelle j'appartiens, descend de Vénus elle-même. Ainsi notre maison réunit au caractère sacré » des rois, qui sont les plus puissants parmi les hommes, la sainteté révérée des dieux, qui tiennent les rois eux- mêmes dans leur dépendance (3). »
Cette orgueilleuse glorification de sa race atteste le prix qu'on mettait, à Rome, à l'ancienneté de l'origine ; mais César, issu de cette aristocratie qui avait produit tant d'hommes illustres, et impatient de marcher sur leurs traces, montra, dès son jeune âge, que noblesse oblige, au lieu d'imiter ceux dont la conduite laissait croire que noblesse dispense.
Aurélia, femme d'un caractère élevé et de mœurs sé­vères (4), contribua surtout à développer,

(1) « II était issu de la noble famille des Jules, et, suivant une opinion accréditée depuis longtemps, il tirait son origine de Vénus et d'Anchise. « (Velleius Paterculus, II, xii.)
(2) En effet, la gens Marcia, une des plus illustres familles patriciennes de Rome, comptait parmi ses ancêtres Numa Marcius, qui avait épousé Pompilia fille de Numa Pompilius, dont il avait eu Ancus Marcius, qui fut roi de Rome après la mort de Tullus Hostilius. (Plutarque, Coriolan,1; Numa, xxvi.)
(3) Suétone, César, vi. Ce passage, tel qu'on le traduit ordinairement est inintelligible, parce que les traducteurs ont rendu les mots Martii Reges par les rois Martius, au lieu de la famille des Marcius Rex.
(4) Plutarque, César, x.

  par une direction sage et éclairée, ses heureuses dispositions, et le prépara à se rendre digne du rôle que lui réservait la destinée (1) cette première éducation, donnée par une mère tendre et ver­tueuse, a toujours autant d'influence sur notre avenir que les qualités naturelles les plus précieuses. César en recueillit les fruits. Il reçut aussi des leçons du Gaulois M. Antonius Gniphon, philosophe et maître d'éloquence, d'un esprit distingué, d'une vaste érudition, très-versé dans les lettres grecques et latines, qu'il avait cultivées à Alexandrie (2). La Grèce était toujours la patrie des sciences et des arts, et la langue de Démosthène familière à tout Romain lettré (3). Aussi le grec et le latin pouvaient-ils être appelés les deux langues de l'Italie, comme ils le furent plus tard par l'empereur Claude (4). César les parlait toutes les deux avec la même facilité, et, en tombant sous le poignard de Brutus, il prononça en grec les derniers mots sortis de sa bouche (6). Quoique avide de plaisirs, il ne négligea rien, dit Suétone, pour acquérir les talents qui conduisaient aux honneurs publics. Or, selon les habitudes romaines, on ne parvenait aux premières magistratures que par la réunion des mérites les plus divers. La jeunesse patricienne, digne encore de ses ancêtres, ne restait pas oisive ; elle recherchait les charges religieuses pour dominer les consciences, les emplois administratifs pour agir sur les intérêts, les discussions et les discours publics pour capter les esprits par l'éloquence


  (1) « Ainsi Cornélie, mère des Gracques; ainsi Aurélie, mère de César; ainsi Atia, mère d'Auguste, présidèrent, nous dit-on, à l'éducation de leurs enfants dont elles firent de grands hommes. » (Tacite, Dialogue des orateurs, XXVII.)
(2) « Ingenii magni, mémorise singularis, née minus graece quam latine
doctus. » (Suétone, Sur les grammairiens illustres, vii)

 (3) « A sermone graeco puerum incipere malo, » (Quintilien, Institution ora­toire, I, i.)
(4) Claude, s'adressant à un étranger qui parlait grec et latin, lui dit : « Puisque tu possèdes nos deux langues. » (Suétone, Claude,LXXXII.)
enfin les travaux militaires pour frapper les imaginations par l'éclat de la gloire. Jaloux de se distinguer entre tous, César ne s'était pas borné à l'étude des lettres : il avait composé de bonne heure des ouvrages, parmi lesquels on cite les Louanges d'Hercule, une tragédie à Edipe, un Recueil de mots choisis (1), un livre sur la Divination (2). Il paraît que ces ouvrages étaient écrits d'un style si pur et si correct, qu'ils lui valurent la réputation d'écrivain éminent, gravis auctor linguœ latinae( 3). Il fut moins heureux dans l'art de la poésie, si l'on en croit Tacite (4). Cependant il nous est resté quelques vers adressés à la mémoire de Térence qui ne manquent pas d'élégance (5).


L'éducation avait donc fait de César un homme distingué, avant qu'il fût un grand homme. Il réunissait à la bonté du cœur une haute intelligence, à un courage invincible (6) une éloquence entraînante (7), une mémoire remarquable (8), une générosité sans bornes ;
(1) Suétone, César, lvi.

(2) « Fort jeune encore, il paraît s'être attache au genre d'éloquence adopté par Strabon César, et même il a fait entrer mot à mot, dans sa Divination, plusieurs passages du discours de cet orateur pour les Sardiens. » (Suétone, César, lv.)
(3) Aulu-Gelle, IV, xvi.
(4) « Car César et Brutus ont aussi fait des vers et les ont placés dans les » bibliothèques publiques. Poètes aussi faibles que Cicéron, mais plus heureux » que lui, parce que moins de personnes surent qu'ils en firent. » (Tacite, Dialogue des orateurs, xxi.)
(5) Tu quoque, tu in summis, o dimidiate Menander,
Poneris, et merito, puri sermonis amator.
Lenibus atque utinam scriptis adjuncta foret vis,
Comica ut aequato virtus polleret honore
Cum Graecis; neque in bac despectus parte jaceres !
Unum boc maceror et doleo tibi déesse, Terenti. (Suétone, Vie de Térence, III, V.)

(6) « Libéral jusqu'à la profusion et d'un courage au-dessus de la nature humaine et même de l'imagination. » (Velleius Paterculus, II, xli.)
(7) « II tenait, sans contredit, le second rang parmi les orateurs de Rome. » (Plutarque, César, iii)
(8) « Nam  cui Hortensio, Lucullove, vel Cœsari, tam parata unquam adfuit recordatio, quam tibi sacra mens tua loco momentoque, quo jusseris, reddit omne depositum ? » (Latinus Pacatus, Panegyricus in Theodosium, xviii, 3.) — Pline, Histoire naturelle, VII, xxv.


  enfin il possédait une qualité bien rare, le calme dans la colère (1). « Son affabilité, dit Plu tarque, sa politesse, son accueil gracieux, qualités qu'il avait à un degré au-dessus de son âge, lui méritaient l'affection du peuple (2). »
Deux anecdotes d'une date postérieure doivent trouver ici leur place. Plutarque rapporte que César, pendant ses cam­pagnes, surpris un jour par un violent orage, se réfugia dans une chaumière où se trouvait une seule chambre, trop petite pour plusieurs personnes. Il s'empressa de l'offrir à Oppius, l'un de ses officiers, malade, et lui-même passa la nuit en plein air, disant à ceux qui l'accompagnaient : « Il faut laisser aux grands les places d'honneur, mais céder aux malades celles qui leur sont nécessaires. Une autre fois, Valerius Léo, chez lequel il dînait à Milan, lui ayant fait servir un plat mal assaisonné, les compagnons de César se récrièrent, mais il leur reprocha vivement ce défaut d'égards envers son hôte, disant « qu'ils étaient libres de ne pas manger d'un plat qui leur déplaisait, mais que s'en plaindre hautement était un manque de savoir-vivre (3). »
Ces faits, peu importants en eux-mêmes, témoignent cependant et du bon cœur de César et de cette délicatesse de l'homme bien élevé, qui observe partout les convenances.
A ses qualités .naturelles, développées par une éducation brillante, venaient s’ajouter des avantages physiques.


(1) « Quamvis moderate soleret irasci, maluit tamen non posse. » (Sénèque, Traité de la colère, II, xxiii.)
(2) Plutarque, César, iv.
(3) Plutarque, César, xix.


Sa taille élevée, ses membres arrondis et bien proportionnés, imprimaient à sa personne une grâce qui le distinguait de tous (l). Il avait les yeux noirs, le regard pénétrant, le teint d'une couleur mate, le nez droit et assez fort. Sa bouche, petite et régulière, mais avec des lèvres un peu grosses, donnait au bas de sa figure un caractère de bienveillance, tandis que la largeur de son front annonçait le développe­ment des facultés intellectuelles. Son visage était plein, du moins dans sa jeunesse, car sur les bustes, faits sans doute vers la fin de sa vie, ses traits sont plus amaigris et portent des traces de fatigue (2). Il avait la voix sonore et vibrante, le geste noble et un air de dignité régnait dans toute sa per­sonne (3). Son tempérament, d'abord délicat, devint robuste par un régime frugal, et par l'habitude de s'exposer à l'in­tempérie des saisons (4). Adonné, dès sa jeunesse, à tous les exercices du corps, il montait à cheval avec hardiesse (5), et supportait sans peine les privations et les fatigues (8). Sobre dans sa vie habituelle, sa santé n'était altérée ni par l'excès du travail ni par l'excès des plaisirs. Cependant dans deux occasions, la première à Cordoue, la seconde à Thapsus, il fut pris d'attaques nerveuses, confondues à tort avec l'épilepsie. (7)


(1) A  des avantages extérieurs qui le distinguaient de tous les autres citoyens, César joignait une âme impétueuse et forte, » (Velleius Paterculus, II, xli.)
(2) Suétone, César, xlv.
(3) « II tient de sa voix, de son geste, de l'air grand et noble de sa personne, une certaine manière de dire toute brillante et sans le moindre artifice. » (Cicéron, Brutus, lxxv, copié par Suétone, César, lv.)
(4) Plutarque, César, xviii.
(5) « II eut, dès sa première jeunesse, une grande habitude du cheval, et il avait acquis la facilité de courir bride abattue, les mains jointes derrière le dos. » (Plutarque, César, xviii.)
(6) « II prenait ses repas et cédait au sommeil sans en goûter le plaisir, et seulement pour obéir à la nécessité. » (Velleius Paterculus, II, xli.)
(7) Suétone, César,liii. — Plutarque, César, xviii et lviii.


Il portait une attention particulière à toute sa personne, se rasait avec soin ou se faisait épiler la barbe, ramenait artistement ses cheveux sur le devant de la tête, ce qui lui servit, dans un âge plus avancé, à cacher son front devenu chauve. On lui reprochait comme une affectation de se gratter la tête avec un seul doigt, de peur de déranger sa coiffure (1). Sa mise était recherchée ; sa toge était garnie ordinairement d'un laticlave orné de franges jusqu'aux mains et retenu par une ceinture nouée nonchalamment autour dès reins, costume qui distinguait la jeunesse élé­gante et efféminée de cette époque. Mais Sylla ne se trom­pait pas à ces apparences de frivolité, et répétait qu'il fallait prendre garde à ce jeune homme à la ceinture relâchée (2). Il avait le goût des tableaux, des statues, des bijoux, et portait toujours au doigt, en souvenir de son origine, un anneau sur lequel était gravée la figure de Vénus armée (3). En résumé, au physique et au moral, on trouvait dans César deux natures rarement réunies dans la même per­sonne. Il joignait la délicatesse aristocratique du corps au tempérament nerveux de l'homme de guerre, les grâces de l'esprit à la profondeur des pensées, l'amour du luxe et des arts à la passion de la vie militaire dans toute sa simplicité et sa rudesse; en un mot, il alliait l'élégance des formes, qui séduit, à l'énergie du caractère, qui commande.
II. Tel était César à l'âge de dix-huit ans, quand Sylla s'empara de la dictature (4). Déjà il attirait les regards à Rome par son nom, son esprit, ses manières affables, qui plaisaient aux hommes, et peut-être encore plus aux femmes.


(1) «...Et quand je regarde, disait Cicéron, ses cheveux si artistement disposés, et quand je le vois se gratter la tête d'un seul doigt, je ne saurais croire qu'un tel homme puisse concevoir un dessein si noir, de renverser la République romaine. » (Plutarque, César, iv.)
(2) Suétone, César, xi.v. — Cicéron disait également : « Je me suis laissé prendre à sa manière de se ceindre, » faisant allusion à sa robe traînante, qui lui donnait l'apparence efféminée. (Macrobe, Saturnales, II, ni.)
(3) Dion-Cassius, XLiii, xliii.
(4) Velleius Paterculus, II, xli.


L'influence de son oncle Marius l'avait fait nommer, à l'âge de quatorze ans, prêtre de Jupiter, flamen dialis (1). Fiancé à seize ans, sans doute malgré lui, à Cossutia, fille d'un riche chevalier, il s'était dégagé de sa promesse (2) dès la mort de son père, pour resserrer, une année après, son alliance avec le parti populaire, en épousant, en 671,Cor nelia, fille de L. Cornélius Cinna, ancien collègue de Marius et le représentant de sa cause. De ce mariage na­quit, l'année suivante, Julie, qui plus tard fut la femme de Pompée (3).
Sylla vit avec ombrage ce jeune homme, dont on s'occu­ pait déjà, quoiqu'il n'eût encore rien fait, se lier plus étroi tement à ceux qui lui étaient opposés. Il voulut le contraindre à répudier Cornelia, mais il le trouva inébranlable. Lorsque tout fléchissait devant sa volonté, que, par son ordre, Pison se séparait d'Annia, veuve de Cinna (4), et que Pompée chassait ignominieusement sa femme, fille d'Antistius,


(1) Suétone (César, i) dit que César fut désigné (destinatus) flamine; Velleius Paterculus (II, xliii) qu'il fut créé flamine. A notre avis, il avait été créé, mais non inauguré flamine; or, tant qu'on n'avait pas accompli cette formalité, on n'était que flamine désigné. Ce qui prouve qu'il n'avait jamais été inauguré, c'est que Sylla put le révoquer; et, d'un autre côté, Tacite dit (Annales, III, lviii) qu'après la mort de Cornélius Merula le flaminat de Jupiter était resté vacant pendant soixante et douze années, sans que le culte spécial de ce dieu eût été interrompu. — Ainsi on ne comptait pas évidemment comme un flaminat réel celui de César, puisqu'il n'était jamais entré en charge.
(2) « Dimissa Cossutia..... quae prastextato desponsata fuerat. » (Suétone, César, i.) Le passage de Suétone indique clairement qu'il était fiancé et non marié à Cossutia, car Suétone se sert du mot dimittere, qui veut dire libérer, et non du mot repudiare, avec son véritable sens; de plus, desponsata, qui signifie fiancée. — Plutarque dit que Cornelia fut la première femme de César, quoiqu'il prétende qu'il épousa Pompeia en troisièmes noces. (Plutarque, César, v.)
(3) Plutarque, César, v.
(4) Velleius Paterculus, II, xli.


mort à cause de lui (1), pour épouser Emilie, belle-fille du dicta­teur, César maintenait son indépendance au prix de sa sûreté personnelle.
Devenu suspect, il fut privé de son sacerdoce (2), de la dot de sa femme, et déclaré incapable d'hériter de sa famille. Obligé de se cacher aux environs de Rome pour se sous­traire aux persécutions, il changeait de retraite chaque nuit, quoique malade de la fièvre; mais, arrêté par une bande d'assassins aux gages de Sylla, il gagna le chef, Cornélius Phagita, en lui donnant deux talents (environ 12,000 fr.) (3), et sa vie fut préservée. Notons ici que, parvenu à la souve­raine puissance, César rencontra ce même Phagita, et le traita avec indulgence, sans se souvenir du passé (4). Cepen­dant il errait toujours dans la Sabine. Son courage, sa constance, sa naissance illustre, son ancienne qualité de flamine, excitèrent un intérêt général. Bientôt des person­nages importants, tels qu'Aurelius Cotta, frère de sa mère, et Mamercus Lepidus, allié de sa famille, intercédèrent en sa faveur (5). Les vestales aussi, dont la seule intervention empêchait toute violence, n'épargnèrent pas leurs prières (6).


(1) « Quelle indignité d'introduire dans sa maison une femme enceinte, du vivant même de son mari, et d'en chasser ignominieusement, cruellement, Antistia, dont le père venait de périr pour le mari qui la répudiait! » (Plutarque, Pompée, viii.)
(2) Suétone, César, i.
(3) Plutarque, César, i. — Suétone, César, lxxiv.
(4) Suétone, César, lxxiv.
(5) Suétone, César, i.
(6) Les vestales jouissaient de grands privilèges; venaient-elles à rencontrer fortuitement un criminel qu'on menait au supplice, celui-ci était mis en liberté. (Plutarque, Numa, xiv.) Valère Maxime (V, iv, 6) rapporte le fait suivant : «  La vestale Claudia, voyant qu'un tribun du peuple s'apprêtait à arracher par violence son père, Appius Claudius Pulcher, de son char de triomphe, s'inter­ posa entre le tribun et ce dernier, en vertu du droit qu'elle avait de s'opposer aux violences. » — Cicéron (Discours pour Cœliust, xiv) fait également allusion à cette anecdote célèbre.


  Vaincu par tant de sollicitations, Sylla céda enfin, en s'écriant: « Eh bien, soit, vous le voulez; mais sachez que celui dont vous demandez la grâce causera un jour la perte du parti des grands, pour lequel nous avons combattu ensemble, car, croyez-moi, il y a dans ce jeune homme plusieurs Marius (1). »
Sylla avait deviné juste; plusieurs Marius en effet se ren­contraient dans César; Marius grand capitaine, mais avec un plus vaste génie militaire ; Marius ennemi de l'oligarchie, mais sans passions haineuses et sans

cruauté ; Marius enfin non plus l'homme d'une faction, mais l'homme de son siècle.
III. César ne voulut pas rester froid spectateur du règne sanguinaire de Sylla, et partit pour l’Asie, où il reçut l’hos­pitalité de Nicomède, roi de Bithynie. Peu de temps après, il prit part aux hostilités qui continuaient contre Mithridate. Les jeunes gens de grande famille qui désiraient faire leur apprentissage militaire suivaient un général à l'armée. Admis dans son intimité, sous le nom de contubernales, ils étaient attachés à sa personne. C'est en cette qualité que César accompagna le préteur M. Minucius Thermus (2), qui l'en­voya vers Nicomède, pour réclamer sa coopération au siège de Mitylène, occupée par les troupes de Mithridate. César réussit dans sa mission, et, à son retour, il concourut à la prise de la ville. Ayant sauvé la vie à un soldat romain, il reçut de Thermus une couronne civique (3). Peu de temps après, il retourna en Bithynie pour y défendre la cause d'un de ses clients. Sa présence fréquente à la cour de Nicomède servit de prétexte à une accusation de honteuse condescendance.


(1) Suétone, César, i.
(2) Suétone, César, n.
(3) Suétone, César,ii, — Pline, XVI, iv. — Aulu-Gelle, V, vi.


Cependant les relations de César avec les Bithyniens s'expliquent naturellement par les sentiments de reconnaissance pour l'hospitalité qu'il en avait reçue : ce fut cette raison qui l'engagea à défendre toujours leurs intérêts et plus tard à devenir leur patron, comme il résulte du fragment d'un discours conservé par Aulu-Gelle (1). Les motifs de sa conduite furent néanmoins tellement déna­turés, que des allusions injurieuses se retrouvent dans cer­tains débats du sénat et jusque dans les chansons des soldats qui suivaient son char de triomphe (2).


(1) C. César, grand pontife, dans son discours pour les Bithyniens, s'exprime ainsi dans son exorde : « L'hospitalité que j'ai reçue du roi Nicomède, le lien d'amitié qui m'unit à ceux dont la cause est débattue, ne m'ont pas permis, Marcus Juncus, de décliner cette charge (celle d'être l'avocat des Bithyniens); car la mort ne doit pas effacer chez leurs proches la mémoire de ceux qui ont vécu, et l'on ne saurait, sans la dernière des hontes, abandonner ses clients, eux à qui nous devons appui, immédiatement après nos proches. » (Aulu-Gelle, V, xiii.)
(2) « Rien ne porta préjudice à sa réputation sous le rapport de la pudicité, dit Suétone, excepté son séjour chez Nicomède; mais l'opprobre qui en rejaillit sur lui fut grave et durable; il l'exposa aux railleries de tous. Je ne dirai rien de ces vers si connus de Calvus Licinius :
.............. Bithynia quidquid
Et pedicator Caesaris unquam habuit.
« Je tairai les discours de Dolabella et de Curion le père... Je ne m'arrêterai pas non plus aux édits par lesquels Bibulus affichait publiquement son collègue, en le taxant de reine de Bithynie... M. Brutus nous apprend qu'un certain Octavius, que le dérangement de sa tête autorisait à tout dire, se trouvant un jour dans une assemblée nombreuse, appela Pompée roi, puis salua César du nom de reine. C. Memmius aussi lui reproche de s'être mêlé avec d'autres débauchés pour présenter à Nicomède les vases et le vin de la table ; et il cite le nom de plusieurs négociants romains qui étaient au nombre des convives... Cicéron l'apostropha un jour en plein sénat. César y défendait la cause de Nysa, fille de Nicomède ; il rappelait les obligations qu'il avait à ce roi. « Passons sur tout cela, je te prie, s'écria Cicéron ; on ne sait que trop ce qu'il t'a donné et ce qu'il a reçu de toi. » A son triomphe sur les Gaules, les soldats, parmi les vers satiriques qu'ils ont coutume de chanter en suivant le char du général, répétèrent ceux-ci, qui sont fort connus : Gallias Caesar subegit, Nicomedes Caesarem. Ecce Caesar nunc triumphat, qui subegit Gallias : INicomedes non triumphat, qui subegit Caesarem. » (Suétone, César, XLIX.)


Mais ces sarcasmes, où perçait plus de haine que de vérité, comme dit Cicéron lui-même, magis odio firmata quam prœsidio(1) ne furent répandus par ses adversaires que bien plus tard, c'est-à- dire à une de ces époques d'effervescence où les partis poli­tiques, pour se décrier mutuellement, ne reculent devant aucune calomnie (2). Malgré le relâchement des moeurs, rien n'était plus capable de nuire à la réputation de César que cette accusation, car une semblable impudicité non-seule­ment était frappée de réprobation dans les rangs de l'ar­mée (3) mais, commise avec un étranger, elle eût été l'oubli le plus dégradant de la dignité romaine. Aussi César, que son amour pour les femmes devait mettre à l'abri d'un pareil soupçon, le repoussait-il avec une juste indignation (4).
Après avoir fait ses premières armes au siège de Mitylène, César servit sur la flotte du proconsul P. Servilius (676), chargé de faire la guerre aux pirates ciliciens, et qui reçut plus tard le surnom d'Isauricus pour s'être emparé d'Isaura, leur principal repaire (5), et avoir fait la conquête d'une partie de la Cilicie. Cependant il resta peu de temps avec Servilius, et, ayant appris la mort de Sylla, il retourna à Rome (8).


(1) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xix.
(2) Ces bruits, comme d'autres calomnies, furent propagés par les ennemis de César, tels que Curion et Bibulus, et répétés dans les annales ridicules de Tanusius Geminus (Suétone, César, ix), dont Sénèque infirmait l'autorité. « Tu sais que l'on ne fait pas cas de ces annales de Tanusius et comment on les appelle.» (Sénèque, Epure 93.) Catulle (xxxvi, 1) nous donne ce terme de mépris, auquel Sénèque fait allusion (cacata charta).
(3) « Marius avait dans son armée un neveu nommé Gaius Lucius, qui, épris d'une passion honteuse pour un de ses subordonnés, se porta sur lui à un acte de violence. Celui-ci tira son épée et le tua. Cité devant le tribunal de Marius, au lieu d'être puni, il fut comblé d'éloges par le consul, qui lui donna une de ces couronnes récompense ordinaire du courage. » (Plutarque, Marius, xv.)
(4) « César n'était pas fâché qu'on l'accusât d'avoir aimé Cléopâtre, mais il ne pouvait souffrir qu'on publiât qu'il avait été aimé de Nicomède. Il jurait que c'était une calomnie. » (Xiphilin, Jules César, p. 30, édit. Paris, 1678.)
(5) Orose, V, xxiii.
(6) Suétone, César,iii.


IV. La République, divisée entre deux partis, était à la veille de retomber dans la guerre civile, que suscitait la divergence d'opinions des deux consuls, Lepidus et Catulus. Ils étaient prêts à en venir aux mains. Le premier, élevé au consulat contre l'avis de Sylla, mais par l'influence de Pom­ pée, fomentait une insurrection. « II alluma, dit Florus, le feu de la guerre civile au bûcher même du dictateur (1) ». II voulait abroger les lois Cornéliennes, rendre aux tribuns leur puissance, aux proscrits leurs droits, aux alliés leurs terres (2). Ces tentatives contre le régime établi par le dicta­teur s'accordaient avec les idées de César, et on chercha par des offres séduisantes à le mêler aux intrigues qui se tramaient alors, mais il refusa (3).
Le sénat parvint à faire jurer aux consuls de se récon­cilier, et crut assurer la paix en donnant à chacun d'eux un commandement militaire. Catulus reçut le gouvernement de l'Italie, et Lepidus celui de la Gaule cisalpine. Ce dernier, avant de se rendre dans sa province, parcourut l'Etrurie, où les partisans de Marius vinrent se joindre à lui. Le sénat, instruit de ces tentatives, le rappela à Rome, vers la fin de l'année, pour tenir les comices (4). Lepidus, laissant le pré­teur Brutus campé sous Modène, marcha sur Rome à la tête de son armée. Battu au pont Milvius par Catulus et Pompée, il se retira sur les côtes de l'Etrurie, et, après une nouvelle défaite, s'enfuit en Sardaigne, où il termina misérablement sa carrière (5). Perpenna, son lieutenant, alla, avec les débris de ses troupes, rejoindre Sertorius en Espagne,
César avait eu raison de rester étranger à ces mouve­ments, car non-seulement le caractère de Lepidus ne lui inspirait aucune confiance (1), mais il devait penser que la dictature de Sylla était trop récente, qu'elle avait inspiré trop de craintes, créé trop d'intérêts nouveaux, pour que la réaction, incomplète dans les esprits, pût déjà réussir par les armes. Il fallait, pour le moment, se borner à agir sur l'opinion publique, en flétrissant par la parole les instru­ ments de la tyrannie passée.
Le moyen le plus ordinaire d'entrer dans la carrière poli­ tique était de susciter un procès à de hauts personnages (2) ; le succès importait peu; l'essentiel était de se mettre en évi­dence par quelque discours remarquable et de faire preuve de patriotisme.
Cornélius Dolabella, un des amis de Sylla, honoré du consulat et du triomphe, et deux ans auparavant gouverneur de la Macédoine, fut alors accusé par César d'excès commis dans son gouvernement (677). Il fut absous par le tribunal, composé des créatures du dictateur (8) ; l'opinion publique n'en loua pas moins César d'avoir osé attaquer un homme que soutenaient des personnages éminents et que défen­ daient des orateurs tels que Hortensius et L. Aurelius Cotta. D'ailleurs, il déploya une telle éloquence, que ce premier discours lui valut tout d'abord une véritable célébrité (4).


(1) Suétone, César,iii.
(2) « Les Romains regardaient comme honorables les accusations qui n'avaient pas pour motif des ressentiments particuliers, et l'on aimait que les jeunes gens s'attachassent à la poursuite des coupables comme des chiens généreux s'achar­ nent sur les bêtes sauvages. » (Plutarque, Lucullus, i.)
(3) Plutarque, César, iv . — Asconius, Discours pour Scaurus, XVI, ii, 245, éd. Schutz.
(4) Valère Maxime, viii, ix, § 3. « César avait vingt et un ans lorsqu'il attaqua Dolabella par un discours que nous lisons encore aujourd'hui avec admiration. » (Tacite, Dialogue sur les orateurs, xxxiv.) — D'après l'ordre chronologique que nous avons adopté, César, au lieu de vingt et un ans, aurait eu vingt-trois ans; mais comme Tacite, dans la même citation, se trompe aussi de deux ans en donnant à Crassus, qui avait accusé Carbon, dix-neuf ans au lieu de vingt et un, on peut admettre qu'il a commis la même erreur pour César. En effet, Crassus dit lui-même son âge dansCicéron (De l’orateur, III, xx, 74) : Quippe qui omnium maturrime ad publicascausas accesserim annosque natus unum et viginti nobilissimumhominem in judicium vocar im. L'ora­ teur Crassus était né en 614. Il accusa Carbon en 635, date donnée par Cicéron. (De l’orateur, I, xxvi, 121.)


  Encouragé par ce succès, César cita, devant le préteur M. Lucullus, C. Antonius Hybrida, pour avoir, à la tête d'un corps de cavalerie, pillé quelques parties de la Grèce lorsque Sylla revenait d'Asie (1), L'accusé fut également absous, mais la popularité de l'accusateur augmenta encore. Il prit aussi probablement la parole dans d'autres causes demeurées inconnues. Tacite parle d'un plaidoyer de César en faveur d'un certain Decius le Samnite (2), le même sans doute que nomme Cicéron, et qui, fuyant la proscription de Sylla, avait été accueilli avec bienveillance par Aulus Cluentius (3). Ainsi César se présentait hardiment comme le défen­seur des opprimés grecs ou samnites, qui avaient tant souffert du régime précédent. Il s'était surtout attiré la bienveillance des premiers, dont l'opinion, d'une grande influence à Rome, contribuait à faire les réputations.
Ces attaques étaient bien un moyen d'attirer sur lui l'attention publique, mais elles annonçaient aussi du courage, puisque les partisans de Sylla étaient encore tous au pouvoir.
V. Malgré la célébrité acquise comme orateur, César, décidé à rester étranger aux troubles qui agitaient l'Italie, jugea sans doute sa présence à Rome inutile à sa cause et gênante pour lui-même. Souvent il est avantageux aux hommes politiques de disparaître momentanément de la scène;


(1) Plutarque, César, iii. — Asconius, Commentaires sur te discours « In toga candida, > p. 84, 89, edit. Orelli.
(2) Dialogue sur les orateurs, xxi.
(3) Cicéron, Discours pour Cluentius, lix. Les manuscrits de Cicéron portent Cn. Decitius.


ils évitent ainsi de se compromettre dans des luttes journalières sans portée, et leur réputation, au lieu de s'affaiblir, grandit par l’absence. Pendant l'hiver de 678, César quitta donc de nouveau l'Italie, dans l'intention d'aller à Rhodes perfectionner ses études. Cette île, alors le centre des lumières, le séjour des philosophes les plus célèbres, était l'école des jeunes gens de bonne famille; Cicéron lui-même était allé y chercher des leçons quelques années auparavant.
Pendant la traversée, César fut pris par des pirates près de Pharmacuse, petite île de l'archipel des Sporades, à l'entrée du golfe d'Iassus (1) Ces pirates, malgré la campagne de P. Servilius Isauricus, infestaient toujours la mer avec des flottes nombreuses ; ils lui demandèrent vingt talents (116,420 francs) pour sa rançon. Il en offrit cinquante (291,000 francs), ce qui devait naturellement leur donner une haute idée de leur prisonnier et lui assurer un meilleur trai­tement; il envoya ses affidés, et entre autres Epicrate, l'un de ses esclaves milésiens, chercher cette somme dans les villes voisines (2). Quoique les provinces et les villes alliées fussent, en ce cas, obligées de fournir la rançon, il n'en est pas moins curieux de voir, comme preuve de la richesse de ces pays, un jeune homme de vingt-quatre ans, arrêté dans une petite île de l'Asie Mineure, trouver immédiatement à emprunter une somme considérable.
Resté seul avec un médecin et deux esclaves (3) au milieu de ces brigands farouches, il leur imposa par son ascendant et passa près de quarante jours à leur bord sans défaire


(1) Cette île, appelée aujourd'hui Fermaco, est à l'entrée du golfe d'Assem- Kalessi. Pline et Etienne de Byzance sont les seuls géographes qui la mention­nent, et le dernier nous apprend en outre que c'est là qu'Attale, le célèbre lieutenant de Philippe de Macédoine, fut tué par ordre d'Alexandre.
(2) Polyen, Stratagèmes, VII, xxiii.
(3) Suétone, César, iv.


jamais ni sa chaussure ni sa ceinture, pour éviter tout soupçon de vouloir s'échapper à la nage (1). Il semblait moins un captif, dit Plutarque, qu'un prince entouré de ses gardes; tantôt jouant avec eux, tantôt leur récitant des poèmes, il s'en faisait aimer et craindre, et leur disait en riant qu'une fois libre il les ferait mettre en croix (2). Cependant le souvenir de Rome revenait à son esprit et lui rap­ pelait les luttes et les inimitiés qu'il y avait laissées. Souvent on l'entendait dire : « Quel plaisir aura Crassus de me savoir » en cet état (3) ! »
Dès qu'il eut reçu de Milet et d'autres villes sa rançon, il la paya. Débarqué sur la côte, il s'empressa d'équiper des navires, impatient de se venger. Les pirates, surpris à l'ancre dans la rade de l'île, furent presque tous faits pri­sonniers, et leur butin tomba entre ses mains. Il les remit en dépôt dans la prison de Pergame, pour les livrer à Junius Silanus, proconsul d'Asie, auquel il appartenait de les punir. Mais, voulant les vendre pour en tirer profit, Junius répon­dit d'une manière évasive. César retourna à Pergame et les fit mettre en croix (4).
Il alla ensuite à Rhodes suivre les leçons d'Apollonius Molon, le plus illustre des maîtres d'éloquence de cette époque, qui déjà était venu à Rome, en 672, comme ambas­sadeur des Rhodiens. Vers le même temps, le proconsul M. Aurelius Cotta, un de ses oncles, avait été nommé gou­verneur de la Bithynie, léguée par Nicomède au peuple romain, et chargé avec Lucullus de s'opposer aux nouveaux envahissements de Mithridate. Cotta, battu sur terre et sur mer près de Chalcédoine, se trouvait dans de grands em­barras, et Mithridate s'avançait contre Cyzique, ville alliée que délivra plus tard Lucullus.


(1) Velleius Paterculus, II, xli.
(2) Plutarque, César, ii
(3) Plutarque, Crassus, viii.
(4) Suétone signale comme un acte d'humanité que leurs cadavres seuls aient été mis en croix, César les ayant fait étrangler auparavant pour abréger leur agonie. (Suétone, César, lxxiv. —Velleius Paterculus, II, xlii.)


D'un autre côté, un lieute­nant du roi de Pont, Eumaque, ravageait la Phrygie, où il massacrait tous les Romains, et s'emparait dé plusieurs pro­vinces méridionales de l'Asie Mineure. Les bruits de guerre, les périls que couraient les alliés, enlevèrent César à ses études. Il passa en Asie, leva des troupes de sa propre auto­rité, chassa de la province le gouverneur du Roi, et retint dans l'obéissance les cités dont la foi était douteuse ou ébranlée (1)
VI. Pendant qu'il guerroyait sur les côtes d'Asie, à Rome ses amis ne l'oubliaient pas, et, pénétrés de l'importance pour César d'être revêtu d'un caractère sacré, ils le firent nommer pontife à la place de son oncle L. Aurelius Cotta, consul en 680, mort subitement en Gaule l'année suivante (2).
Cette circonstance l'obligea de retourner à Rome. La mer continuait à être parcourue par les pirates, qui devaient lui en vouloir de la mort de leurs compagnons. Pour leur échapper plus facilement, il traversa le golfe Adriatique sur une barque à quatre rames, accompagné seulement de deux amis et de dix esclaves (3). Durant le trajet, croyant apercevoir des voiles à l'horizon, il saisit son épée, prêt à vendre chèrement sa vie ; mais ses craintes ne se justifièrent pas, et il aborda sain et sauf en Italie.
A peine de retour à Rome, il fut élu tribun militaire, et il l'emporta à une grande majorité sur son concurrent, C. Popilius (4).


(1) Suétone, César, iv.
(2) Velleius Paterculus, II, xliii. — Asconius, Sur le discours de Cicéron » In Pisonem, » éd. Orelli.
(3) Velleius Paterculus, ii, liii
(4) Suétone, CésarI, . — Plutarque, César, v.


Ce grade déjà élevé, puisqu'il donnait le commandement d'environ mille nommes, était le premier échelon, auquel arrivaient facilement les jeunes gens de la noblesse, soit par l'élection, soit par le choix des géné­raux (l). César ne semble pas avoir profité de cette nouvelle position pour prendre pari aux guerres importantes dans lesquelles était engagée la République. Et cependant le bruit des armes retentissait de toutes parts.
En Espagne, Sertorius continuait avec succès la guerre commencée depuis 674 contre les lieutenants de Sylla. Rejoint, en 677, par Perpenna, à la tête de trente cohortes (1), il avait formé une armée redoutable, maintenu avec énergie le drapeau de Marius, et donné à une réunion de 300 Romains le nom de Sénat. Vainqueur de Metellus pendant plusieurs années, Sertorius, doué d'un vaste génie militaire, exerçant sur les Celtibériens et les Lusitaniens une grande influence, maître des défilés (3), songeait alors à franchir les Alpes. Déjà les Espagnols lui donnaient le nom de second Annibal. Mais Pompée, envoyé en toute hâte en Espagne, vint ren­forcer l'armée de Metellus, enlever à Sertorius tout espoir de pénétrer eu Italie et le repousser même loin des Pyré­nées. Les efforts réunis des deux généraux ne réussirent pas cependant à soumettre l'Espagne, qui, en 680, avait été presque entièrement reconquise par Sertorius. Mais, peu après cette époque, ses lieutenants essuyèrent des revers, les désertions se mirent dans son armée, et lui-même perdit de son assurance. Il aurait néanmoins résisté encore longtemps, si, par une infâme trahison, Perpenna ne l'eût fait assassiner.


(1) Les tribuns à la nomination du général s’appelaient ordinairement rufuli, parce qu’ils avaient été établis par la loi Rutilius Rufus ; les tribuns militaires élus par le peuple se nommaient comitiati ; ils étaient réputés de véritables magistrats. (Pseudo-Asconius, Commentaire sur le premier discours de Cicéron contre Verrès, p.142, éd.Orelli ; et Festus, au mot Rufuli, p.261, Müller.)
(2) Plutarque, Sertorius, xv, xvi
(3) « L’ennemi était déjà maître des défilés qui mènent en Italie ; du pied des Alpes, il (Pompée) l’avait refoulé en Espagne. » (Salluste, Lettre de Pompée au Sénat.)


Le meurtre ne profita pas à son auteur. Quoique Perpenna eût succédé à Sertorius dans le commandement des troupes, il se trouva en butte à leur haine et à leur mépris. Bientôt, défait et pris par Pompée, il fut égorgé. Ainsi se termina, en 682, la guerre d'Espagne.
En Asie, Lucullus continuait avec succès la campagne contre Mithridate, qui soutenait courageusement la lutte et était parvenu à nouer des intelligences avec Sertorius. Lucullus le battit en Cappadoce (683), et le força de se réfugier auprès de Tigrane, son gendre, roi d'Arménie, qui bientôt essuya une sanglante défaite et perdit sa capitale, Ti granocerte.
En Orient, les barbares infestaient les frontières de la Macédoine; les pirates de la Cilicie parcouraient impuné­ ment toutes les mers, et les Crétois prenaient les armes pour défendre leur indépendance.
L'Italie était déchirée par la guerre des esclaves. Cette classe déshéritée se soulevait de nouveau, malgré la répres­sion sanglante de l'insurrection de Sicile, de 620 à 623. Elle avait acquis le sentiment de sa force par cela surtout que, dans les troubles civils, chaque parti, pour augmenter le nombre de ses adhérents, l'avait tour à tour appelée à la liberté. En 681, soixante et dix gladiateurs, entretenus à Capoue, se révoltèrent; leur chef était Spartacus, ancien soldat fait prisonnier, puis vendu comme esclave. En moins d'un an, sa troupe s'était tellement grossie, qu'il fallut des armées consulaires pour le combattre, et que, vainqueur dans le Picenum, il eut un moment la pensée de marcher sur Rome à la tête de quarante mille hommes (1). Forcé néanmoins de se retirer dans le midi de l'Italie,


(1) Velleius Paterculus, II, xxx; et 100,000 selon Appien, Guerres civiles, I, cxvii.


il lutta deux ans avec succès contre les forces romaines, lorsque enfin, en 683, Licinius Crassus, à la tête de huit légions, le défit en Apulie. Spartacus périt dans le combat; le reste de l'ar­mée des esclaves se partagea en quatre corps, dont l'un, en se retirant vers la Gaule, fut facilement dispersé par Pompée, qui revenait d'Espagne. Les six mille prisonniers faits dans la bataille livrée en Apulie furent pendus tout le long de la route de Capoue à Rome.
Les occasions de se perfectionner dans le métier des armes ne manquaient donc pas à César; mais on comprend son inaction, car les partisans de Sylla étaient seuls à la tête des armées : en Espagne, Metellus et Pompée; le premier, beau-frère du dictateur; le second, autrefois son meilleur lieutenant; en Italie, Crassus, ennemi de César, également dévoué au parti de Sylla; en Asie, Lucullus, ancien ami du dictateur, qui lui avait dédié ses Mémoires (1). César trouvait donc partout ou une cause qu'il ne voulait pas défendre, ou un général sous lequel il ne voulait pas servir. En Espagne, cependant, Sertorius représentait le parti qu'il eût le plus volontiers embrassé; mais César avait horreur des guerres civiles. Tout en demeurant fidèle à ses convictions, il semble, dans les premières années de sa carrière, avoir évité avec soin de mettre entre ses adversaires et lui cette barrière infranchissable qui sépare toujours, après le sang versé, les enfants d'une même patrie. Il avait à cœur de conserver à ses hautes destinées un passé pur de toute violence, afin que, dans l'avenir, au lieu d'être l'homme d'un parti, il pût rallier à lui tous les bons citoyens.
La République avait triomphé partout, mais il lui restait à compter avec les généraux vainqueurs; elle se trouvait en présence de Crassus et de Pompée, qui, fiers de leurs succès, s'avançaient vers Rome, à la tête de leurs armées pour y demander ou y saisir le pouvoir.


(1) Plutarque, Lucullus, viii.


Le sénat devait être peu rassuré sur les intentions de ce dernier, qui naguère avait envoyé d'Espagne une lettre arrogante, dans laquelle il menaçait sa patrie de son épée, si on ne lui envoyait pas les ressources nécessaires pour soutenir la guerre contre Sertorius (l). La même ambition animait Pompée et Crassus; aucun des deux ne voulait être le premier à congédier son armée. Chacun, en effet, amena la sienne aux portes de la ville. Élus consuls l'un et l'autre, admis au triomphe et forcés par les augures et l'opinion publique de se récon­cilier, ils se tendirent la main, licencièrent leurs troupes, et, pour quelque temps, la République recouvra un calme inespéré (2).


(1) Salluste, Fragments, III, 258.
(2) Appien, Guerres civiles, I, xiv, 121.


CHAPITRE DEUXIÈME.
684-691.
I- Lorsque Pompée et Crassus arrivèrent au consulat, il y avait soixante-trois ans que l'Italie était en proie à des luttes intestines. Mais, malgré le repos que réclamait la société et que la réconciliation de ces deux rivaux semblait lui promettre, bien des passions et des intérêts contraires fermentaient encore dans son sein (1).
Sylla avait cru rétablir la République sur ses anciennes bases, cependant il avait tout remis en question. La pro­priété, la vie même de chaque citoyen étaient à la merci du plus fort; le peuple avait perdu le droit d'appel et sa part légitime dans les élections ; le pauvre, les distributions de blé; le tribunat, ses privilèges séculaires; l'ordre si influent des chevaliers, son importance politique et financière.
A Rome, plus de garantie pour la justice; en Italie, plus de sécurité pour le droit de cité, si chèrement conquis ; dans les provinces, plus de ménagements pour les sujets et les alliés. Sylla avait rendu à la haute classe ses prérogatives, sans pouvoir lui rendre son ancien prestige ; n'ayant mis en œuvre que des éléments corrompus et fait appel qu'à des passions sordides, il laissait après lui une oligarchie impuis­sante et un peuple profondément divisé.


(1) « La République, pour ainsi dire blessée et malade, avait besoin de repos, n'importe à quel prix. » (Salluste, Fragments, I, 68.)


 Le pays se partageait entre ceux que la tyrannie avait enrichis et ceux qu'elle avait dépouillés : les uns craignant de perdre ce qu'ils venaient d'acquérir, les autres espérant ressaisir ce qu'ils avaient perdu.
L'aristocratie, fière de ses richesses et de ses ancêtres, absorbée par toutes les jouissances du luxe, écartait des premières fonctions les hommes nouveaux (1), et, par un long exercice du pouvoir, regardait les hautes magistratures comme sa propriété. Caton, dans un discours au sénat, s'écriait : « Au lieu des vertus de nos ancêtres, nous avons le « luxe et l'avarice; la pauvreté de l'Etat, l'opulence des par­ticuliers; nous vantons la richesse, nous chérissons l'oisiveté ; entre les bons et les méchants, nulle distinction ; » toutes les récompenses dues au mérite sont le prix de l'intrigue. Pourquoi s'en étonner, puisque chacun, s'isolant des autres, ne consulte que son intérêt? Chez soi, esclaves des voluptés; ici, des richesses ou de la faveur (2). »
Les élections étaient depuis longtemps le résultat d'un trafic sans pudeur, et pour parvenir tout moyen paraissait bon. Lucullus lui-même, pour obtenir le gouvernement de l'Asie, ne rougit pas de recourir à l'entremise d'une courti­ sane, maîtresse de Cethegus (3). L'achat des consciences était tellement passé dans les mœurs, que les divers instruments de la corruption électorale avaient des fonctions et des titres presque reconnus :


(1) « Nous voyons jusqu'où vont la jalousie et l'animosité qu'allument dans le cœur de certains nobles la vertu et l'activité des hommes nouveaux. Pour peu que nous détournions les yeux, que de pièges ils nous tendent!... On dirait qu'ils sont d'une autre nature, d'une autre espèce, tant leurs sentiments et leurs volontés sont en opposition avec les nôtres. » (Cicéron, Deuxième action contre Verres, V, 71.) — « La noblesse se transmettait de main en main cette dignité suprême (le consulat), dont elle était exclusivement en possession. Tout homme nouveau, quels que fussent sa renommée et l'éclat de ses actions, paraissait indigne de cet honneur; il était comme souillé par la tache de sa naissance. » (Salluste, Jugurtha, lxiii.)
(2) Salluste, Catilina, lii.
(3) Plutarque, Lucullus, ix.


 on appelait divisores ceux qui se chargeaient d'acheter les voix; interprètes, les entremetteurs; se­questres, ceux chez lesquels on déposait la somme à payer (1). Il s'était formé de nombreuses sociétés secrètes pour l'exploi­ tation du droit de suffrage; elles se divisaient en décuries, dont les chefs particuliers obéissaient à un chef suprême, qui traitait avec les candidats et leur vendait les votes de ses associés, soit pour de l'argent, soit en stipulant à leur profit ou au sien certains avantages. Ces sociétés faisaient la plu­ part des élections, et Cicéron lui-même, qui se vanta si sou (2).
Toutes les sentences des tribunaux composés de sénateurs étaient dictées par une vénalité si flagrante, que Cicéron la flétrit en ces termes : « Je démontrerai par des preuves certaines les coupables intrigues, les infamies qui ont souillé les pouvoirs judiciaires depuis dix ans qu'ils sont confiés au sénat. Le peuple romain apprendra de moi comment l'ordre des chevaliers a rendu la justice pendant près de cinquante années consécutives, sans que le plus léger soupçon d'avoir reçu de l'argent pour un jugement pro noncé ait pesé sur aucun de ses membres ;


(1) Cicéron, Première action contre Verres, 8,9, 12; Deuxième action, I, 29. — Pseudo-Asconius, Sur la première action contre Verres, p. 145, éd. Orelli. Les discours de Cicéron sont remplis d'allusions à ces agents pour l'achat des votes et des juges.
(2) « Dans ces dernières années, des hommes qui font métier d'intriguer dans les élections sont parvenus, à force de soins et d'adresse, à se faire accorder par les citoyens de leurs tribus tout ce qu'ils pourraient leur demander. Tâchez, par quelque moyen que ce soit, d'obtenir que ces hommes vous servent sincè­rement et avec la ferme volonté de réussir. Vous l'obtiendriez si l'on était aussi reconnaissant qu'on doit l'être; et vous l'obtiendrez, j'en suis assuré, car, depuis deux ans, quatre sociétés des plus influentes dans les élections, celles de Marcus Fundanius, de Quintus Gallius, de Gaius Cornélius et de Gains Orci vius, se sont engagées avec vous. J'étais présent lorsqu'on vous confia les causes de ces hommes, et je sais ce qui vous a été promis et quelles garanties vous ont été données par leurs associés. » (Su la pétition au Consulat adressée à Cicéron par son frère Quintus, v.)


comment, depuis que les sénateurs seuls composent nos tribunaux, depuis qu'on a dépouillé le peuple du droit qu'il avait sur chacun de nous, Q. Calidius a pu dire, après sa condamnation, qu'on ne pouvait honnêtement, pour condamner un préteur, exiger moins de 300,000 sesterces; comment, le sénateur P. Septimius reconnu coupable de concussion devant le préteur Hortensius, on comprit dans l'amende l'argent qu'il avait reçu en qualité de juge ; comment G. Herennius et G. Popilius, tous deux sénateurs, ayant été convaincus du crime de péculat, et M. Atilius du crime de lèse-majesté, il fut prouvé qu'ils avaient reçu de l'ar gent pour prix d'une de leurs sentences ; comment il s'est trouvé des sénateurs qui, dès que leur nom fut sorti de l'urne que tenait C. Verres, alors préteur urbain, allèrent sur-le-champ donner leur voix contre l'accusé, sans avoir entendu la cause ; comment enfin on a vu un sénateur- juge dans cette même cause, recevoir l'argent de l'accusé pour le distribuer aux autres juges, et l'argent de l'accusateur pour condamner l'accusé. Pourrai-je alors assez déplorer cette tache, cette honte, cette calamité qui pèse sur l'ordre entier (1) ? »
Malgré la sévérité des lois contre l'avidité des généraux et des publicains, malgré le patronage des grands de Rome, les peuples soumis (2) étaient toujours en butte aux exactions des magistrats, et Verres fut le type de l'immoralité la plus éhontée, ce qui arrache à Cicéron cette exclamation : «Toutes les provinces gémissent; tous les peuples libres se plaignent ; tous les royaumes réclament contre notre cupidité et nos violences. Il n'est pas, entre l'Océan et nous, un lieu si éloigné, ou si peu connu, dans lequel de


(1) Cicéron, Première action contre Verres, 13.
(2) « Toutes les cités des peuples soumis ont un patron à Rome. » (Appien, Guerres civiles, II, iv.)


nos jours l'injustice et la tyrannie de nos concitoyens n 'aient pénétré (1). » Les habitants des pays étrangers, soit pour satisfaire aux exigences immodérées des gouver­neurs et de leur suite, soit pour payer les fermiers des revenus publics, étaient obligés d'emprunter. Or, les capi­taux se trouvant seulement à Rome, ils ne pouvaient se les procurer qu'à un taux excessif; et les grands, se livrant à l'usure, tenaient les provinces dans leur dépendance.
L'armée elle-même avait été démoralisée par les guerres civiles, et les chefs ne faisaient plus observer la discipline : «Flamininus, Aquilius, Paul-Emile, dit Dion-Cassius, commandaient à des hommes bien disciplinés et qui avaient appris à exécuter en silence les ordres de leurs généraux. La loi était leur règle : avec une âme royale, simples dans leur vie, renfermant leurs dépenses dans des limites raisonnables, ils regardaient comme plus honteux de flatter les soldats que de craindre les ennemis. Du temps de Sylla, au contraire, les généraux, redevables du premier rang à la violence et non au mérite, forcés de tourner leurs armes les uns contre les autres plutôt que contre les ennemis, étaient réduits à courir après la popularité. Chargés du commandement, ils prodiguaient l'or pour procurer des jouissances à une armée dont ils payaient cher les fatigues : ils rendaient leur patrie vénale, sans y prendre garde, et se faisaient eux-mêmes les esclaves des hommes les plus pervers, pour soumettre à leur autorité ceux qui valaient mieux qu'eux.


(1) Cicéron, Deuxième action contre Verres, III, 89. Cicéron ajoute dans une lettre : « On peut juger, par les souffrances de nos propres concitoyens, de ce que les habitants des provinces ont à endurer de la part des fermiers publics. Lorsqu'on supprima plusieurs péages en Italie, les réclamations s'adressaient moins au principe de l'impôt qu'aux abus de la perception, et les cris des Romains sur le sol de la patrie ne disent que trop ce que doit être le sort des alliés aux extrémités de l'empire. » (Lettres à Quintus, I, i -ii.)


Voilà ce qui chassa Marius de Rome et ce qui l'y ramena contre Sylla ; voilà ce qui fit de Cinna le meurtrier d'Octavius, et de Fimbria le meurtrier de Flaccus. Sylla fut la principale cause de ces maux, lui qui, pour séduire les soldats enrôlés sous d'autres chefs et les attirer sous ses drapeaux, répandit l'or à pleines mains dans son armée (1). »
On était loin de ces temps où le soldat, après une courte campagne, déposait ses armes pour reprendre la charrue; mais depuis, retenu sous les drapeaux pendant de longues années, et revenant, à la suite d'un général victorieux, voter dans le Champ-de-Mars, le citoyen avait disparu ; restait l'homme de guerre avec la seule inspiration des camps. Au terme des expéditions, on licenciait les armées, et l'Italie se trouvait ainsi couverte d'un nombre immense de vétérans, réunis en colonies ou dispersés sur le territoire, plus disposés à suivre un homme qu'à obéir à la loi. C'était par centaines de mille qu'il fallait compter les vétérans des anciennes légions de Marius et de Sylla.
Un État, d'ailleurs, s'affaiblit souvent par l'exagération du principe sur lequel il repose. Et, comme à Rome la guerre était la principale préoccupation, toutes les institu­tions avaient, dès l'origine, un caractère militaire. Les consuls, premiers magistrats de la République, élus par les centuries, c'est-à-dire par le peuple votant sous les armes, commandaient les troupes. L'armée, composée de ce qu'il y avait de plus honorable dans la nation, ne prêtait pas serment à la République, mais au chef qui la recrutait et la conduisait à l'ennemi; ce serment, tenu religieusement, rendait les généraux maîtres absolus de leurs soldats, qui, à leur tour, après une victoire, leur décernaient le titre d’Imperator.


(1) Dion-Cassius, i.xxxvi,Fragm. ccci, éd. Gros.


Quoi donc de plus naturel, même après la transformation de la société, que ces soldats se crussent toujours le vrai peuple, et les généraux élus par eux les chefs légitimes de la République? Tout abus a de longues racines dans le passé, et on peut retrouver la cause origi­ nelle de la puissance des prétoriens sous les empereurs dans l'organisation primitive et les attributions des centuries établies par Servius Tullius.
Quoique l'armée n'eût pas encore acquis cette prépondérance, elle pesait pourtant d'un grand poids dans les décisions du Forum. A côté des hommes habitués aux nobles hasards des combats, existait une véritable armée de l'émeute, entretenue aux frais de l'État ou des parti­culiers, dans les villes principales de l'Italie, surtout à Capoue : c'étaient les gladiateurs, prêts sans cesse a tout entreprendre en faveur de ceux qui les payaient, soit dans les luttes électorales (1), soit comme soldats, en temps de guerre civile (2).
Ainsi tout était frappé de décadence. La force brutale donnait le pouvoir, et la corruption les magistratures. L'empire n'appartenait plus au sénat, mais aux comman­dants des armées ; les armées n'appartenaient plus à la République, mais aux chefs qui les conduisaient à la vic­toire. De nombreux éléments de dissolution travaillaient la société : la vénalité des juges, le trafic des élections, l'arbi­traire du sénat, la tyrannie de la richesse, qui opprimait le pauvre par l'usure et bravait la loi par l'impunité.
Rome se trouvait divisée en deux opinions bien tranchées : les uns, ne voyant de salut que dans le passé, s'attachaient aux abus par la crainte que le déplacement d'une seule pierre ne fit écrouler l'édifice; les autres voulaient le con­solider en rendant la base plus large et le sommet moins chancelant. Le premier parti s'appuyait sur les institutions de Sylla ; le second avait pris le nom de Marius comme symbole de ses espérances.

(1) Cicéron, Des Devoirs, i i; — Lettres à Quintius, II, vi. — Plutarque, Brutus, xiv.
(2) Florus, III, x xi.

Il faut aux grandes causes une figure historique qui per­sonnifie leurs intérêts et leurs tendances. L'homme une fois adopté, on oublie ses défauts, ses crimes mêmes, pour ne se souvenir que de ses grandes actions. Ainsi, à Rome, les vengeances et les massacres de Marius étaient sortis de la mémoire. On se rappelait seulement ses victoires, qui avaient préservé l'Italie de l'invasion des Cimbres et des Teutons ; on plaignait ses malheurs, on vantait sa haine contre l'aristocratie. Les préférences de l'opinion publique se manifestaient clairement par le langage des orateurs, même les plus favorables au sénat. Ainsi Catulus et Cicéron, venant à parler de Sylla ou de Marius, dont au fond la tyrannie avait été presque également cruelle, se croyaient obligés de glorifier l'un et de flétrir l'autre (1); cependant la législation de Sylla était encore en vigueur, son parti tout- puissant, celui de Marius dispersé et sans force (2).
La lutte qui depuis soixante-trois ans continuait contre le sénat avec la même persévérance n'avait jamais réussi, parce que la défense du peuple ne s'était jamais trouvée dans des mains ou assez fermes ou assez pures. Aux Gracques avait manqué une armée, à Marius un pouvoir moins avili par les excès, à la guerre des alliés un caractère moins hostile à l'unité nationale dont Rome était le représentant.


(1) « Le nom de C. Marius, de ce grand homme que nous pouvons à juste titre appeler le père de la patrie, le régénérateur de notre liberté, le sauveur de la République. » (Cicéron, Discours pour Rabirius, x.) «J'en ai pour garant votre indignation contre Sylla. » (Dion-Cassius, XXXVI, xvii, Discours de Catulus au Sénat.} « Où trouverait-on un personnage (Marius) plus grave, plus ferme, plus distingué par son courage, sa circonspection, sa conscience? » (Cicéron, Discours pour Balbus, xx.) « Non-seulement nous subissons ses actes (de Sylla), mais, pour prévenir de pires inconvénients, de plus grands maux, nous leur donnons la sanction de l'autorité publique. » (Cicéron, Deuxième action contre Verres, III, 35.)
(2) Plutarque, César, vi.


 Quant à Spartacus, soulevant les esclaves, il allait au delà du but, et son succès menaçait la société tout entière : il fut anéanti. Pour triompher des préjugés accumulés contre elle depuis si longtemps, il fallait à la cause populaire un chef d'un mérite transcendant et un concours de circonstances difficiles à prévoir. Mais alors le génie de César ne s'était pas encore révélé, et le vainqueur de Sertorius était le seul qui dominât la situation par ses antécédents et ses hauts faits.
II. Par une conduite tout opposée à celle de César, Pom­pée avait grandi dans les guerres civiles. Dès l'âge de vingt-trois ans, il avait reçu de Sylla le titre d’Imperator et le nom de Grand (l) ; il passait pour le premier homme de guerre de son temps, et s'était distingué en Italie, en Sicile et en Afrique, contre les partisans de Marius, qu'il fit mas­sacrer impitoyablement (2). Le sort l'avait sans cesse favo­risé. En Espagne, la mort de Sertorius lui avait rendu la victoire facile ; à son retour, la défaite fortuite des restes fugitifs de l'armée de Spartacus lui permit de s'attribuer l'honneur d'avoir mis fin à cette redoutable insurrection ; bientôt, contre Mithridate, il profitera des succès déjà ob­tenus par Lucullus. Aussi un écrivain distingué a-t-il pu dire, avec raison, que Pompée arrivait toujours à temps pour terminer à sa propre gloire les guerres qui allaient finir à la gloire d'autrui (3).
Le vulgaire, qui salue le bonheur à l'égal du génie, entourait alors le vainqueur de l'Espagne de ses hommages,


(1) Plutarque, Pompée, xii.
(2) Pompée fit tuer Carbon, Perpenna et Brutus, le père de l'assassin de César, qui s'étaient rendus à lui ; le premier avait protégé sa jeunesse et sauvé son patrimoine. (Valère Maxime, V, iii, 5.)
(3) C le Franz de Champagny, Les Césars, t. I er, p. 50.


et lui-même, d'un esprit médiocre et vaniteux, rapportait à son seul mérite les faveurs de la fortune. Recherchant le pouvoir pour s'en parer plutôt que pour s'en servir, il le convoitait, non dans l'espoir de faire triompher une cause ou un principe, mais afin d'en jouir paisiblement en ména­geant les différents partis. Ainsi, tandis que pour César la puissance était un moyen, pour lui elle n'était qu'un but. Honnête, mais indécis, il était, sans le savoir, l'instrument de ceux qui le flattaient. Ses manières prévenantes, les apparences du désintéressement, qui déguisaient son ambi­ tion, éloignaient de lui tout soupçon d'aspirer au pouvoir suprême (1). Général habile dans les temps ordinaires, il fut grand tant que les événements ne furent pas plus grands que lui. Néanmoins il jouissait alors à Rome de la plus haute renommée. Par ses antécédents, il était plutôt le représen­tant du parti de l'aristocratie, mais le désir de se concilier la faveur publique et sa propre intelligence lui faisaient comprendre la nécessité de certaines modifications dans les lois ; aussi, avant d'entrer dans Rome pour célébrer son triomphe sur les Celtibères, il manifesta l'intention de réta­blir les prérogatives des tribuns, de faire cesser la dévasta­tion et l'oppression des provinces, de rendre à la justice son impartialité, aux juges leur considération (2).

(1) « II était dans son caractère de témoigner peu d'empressement pour ce qu'il ambitionnait. » (Dion-Cassius, XXXVI, vii.) « Pompée, au cœur aussi pervers que son visage était modeste. » (Salluste, Fragm. II, 176.)
(2) « Enfin, lorsque Pompée, haranguant pour la première fois le peuple aux portes de la ville, en qualité de consul désigné, vint à traiter le point qui sem­blait devoir être le plus vivement attendu, et fit comprendre qu'il rétablirait la puissance tribunitienne, il fut accueilli par un léger bruit, un léger murmure d'assentiment ; mais quand il ajouta que les provinces étaient dévastées et opprimées, les tribunaux flétris, les juges sans pudeur, qu'il voulait veiller à ces abus et y mettre ordre, alors ce ne fat pas par un simple murmure, mais par des acclamations unanimes, que le peuple témoigna ses désirs. » (Cicéron, Première action contre Verres, 15.)

Il était alors consul désigné; ses promesses excitèrent le plus vif enthousiasme, car c'était surtout la mauvaise administration des provinces et la vénalité des sénateurs dans leurs fonctions judiciaires qui faisaient redemander si vivement par le peuple le rétablissement des privilèges du tribunal, malgré les abus qu'ils avaient amenés (1). Des excès du pou­voir naît toujours un désir immodéré de liberté.
En faisant connaître, avant son entrée dans Rome et de son propre mouvement, le programme de sa conduite, Pom­pée ne céda pas, comme l'ont prétendu plusieurs historiens, à une séduction habilement exercée par César : il obéissait à une impulsion plus forte, celle de l'opinion publique. Les grands lui reprochèrent d'abandonner leur cause (2), mais le parti populaire fut satisfait, et César, voyant le nouveau consul prendre à cœur ses idées et ses sentiments, résolut de le soutenir avec énergie (3). Il jugea sans doute qu'avec tant d'éléments de corruption, tant de mépris des lois, tant de rivalités jalouses et d'ambitions démesurées, l'ascendant de celui que la fortune élevait si haut pouvait seul, pour le moment, assurer les destinées de la République. Etait-ce un concours loyal? Nous le croyons, mais il n'excluait pas une noble rivalité, et César n'avait pas à craindre d'aplanir à Pompée le terrain sur lequel ils devaient se rencontrer un jour. L'homme qui a la conscience de sa valeur n'éprouve pas un sentiment perfide de jalousie contre ceux qui l'ont devancé dans la carrière; il leur vient plutôt en aide, car alors il a plus de gloire à les rejoindre. Où serait l'émulation de la lutte si l'on était seul à pouvoir atteindre au but ?

(1) Catulus, à qui on demandait son avis sur le rétablissement de la puis­ sance tribunicienne, commença par ces paroles pleines d'autorité : « Les pères conscrits administrent mal et scandaleusement la justice; et s'ils eussent, dans les tribunaux, voulu répondre à l'attente du peuple romain, la puissance des tribuns n'aurait pas été ni vivement regrettée. • (Cicéron, Première action contre Verres, 15.)
(2) «  Ses ennemis n'eurent plus à lui reprocher que la préférence qu'il don­nait au peuple sur le sénat. » (Plutarque, Pompée, xx.)
(3) » Il seconda de tout son pouvoir ceux qui voulurent rétablir la puissance tribunitienne . »   (Suétone, César, V)

  Pompée avait pour collègue M. Licinius Crassus. Cet homme remarquable, on l'a vu, s'était distingué comme général, mais son influence lui venait bien plus de ses richesses et de son caractère aimable et prévenant. Enrichi sous Sylla par l'achat des biens des proscrits, il possédait des quartiers entiers de la ville de Rome, reconstruits après plusieurs incendies ; sa fortune s'élevait à plus de quarante millions de francs (1), et il prétendait que, pour être riche, il fallait pouvoir entretenir à ses frais une armée (2). Quoique sa première passion fût l'amour de l'or, l'avarice n'excluait pas chez lui la libéralité. Il prêtait sans intérêts à tous ses amis, et répandait quelquefois ses largesses avec profusion. Versé dans les lettres, doué d'une rare éloquence, il se chargeait avec empressement de toutes les causes que Pom­pée, César et Cicéron dédaignaient de défendre; par son empressement à obliger tous ceux qui réclamaient ses ser­vices, soit pour emprunter, soit pour parvenir à quelques charges, il acquit une puissance qui balançait celle de Pompée. Celui-ci avait accompli de plus grands exploits; mais ses airs de grandeur et de dignité, son habitude de fuir la foule et les spectacles, lui aliénaient la multitude; tandis que Crassus, d'un accès facile, toujours au milieu du public et des affaires, l'emportait par ses manières affa­bles (3). On ne trouvait en lui de sentiments bien arrêtés ni dans la vie politique, ni dans la vie privée ; et il n'était ni ami constant, ni ennemi irréconciliable (4).

(1) 7,100 talents. (Plutarque, Crassus, i.)
(2) Plutarque, Crassus, h. — Cicéron, Des Devoirs, I, viii.
(3) Plutarque, Crassus, vii.
(4) Plutarque, Crassus, viii

Plus propre à servir d'instrument à l'élévation d'un autre qu'à s'élever lui-même au premier rang, il fut très utile à César, qui mit tous ses soins à gagner sa confiance. « II existait alors à Rome, dit Plutarque, trois factions, qui avaient pour chefs Pompée, César et Crassus; Caton, dont le pouvoir n'égalait pas la gloire, était plus admiré que suivi. La partie sage et modérée des citoyens était pour Pompée ; les gens vifs, entreprenants et hardis s'attachaient aux espérances de César ; Crassus, qui tenait le milieu entre ces deux factions, se servait de l'une et de l'autre (l). »
Pendant son premier consulat, Crassus semble ne s'être occupé que d'extravagantes dépenses et avoir conservé une neutralité prudente. Il fit un grand sacrifice à Hercule et lui consacra la dixième partie de ses revenus; il offrit au peuple un immense festin dressé sur dix mille tables, et donna à chaque citoyen du blé pour trois mois (2).
Pompée s'occupa de choses plus sérieuses, et, soutenu par César, il favorisa l'adoption de plusieurs lois, qui toutes annonçaient une réaction contre le système de Sylla.
La première eut pour effet de donner de nouveau aux tribuns le droit de présenter des lois et d'en appeler au peuple; déjà on leur avait rendu, en 679, la faculté de par­ venir aux autres magistratures.
La seconde avait rapport à la justice. Au lieu de laisser au sénat seul le pouvoir judiciaire, le préteur Aurelius Cotta, oncle de César, proposa une loi qui devait concilier tous les intérêts, en autorisant à prendre les juges par tiers dans les trois classes, c'est-à-dire dans le sénat, dans l'ordre équestre et parmi les tribuns du trésor, la plupart plébéiens (3).

(1) Plutarque, Crassus, viii.
(2) Plutarque, Crassus, i et xvi.
(3) « Dotta judicandi munus, quod G. Gracchus ereptum senatui, ad equites, Sylla ab illis ad senatum transtulerat, aequaliter inter utrumque ordinem par­ ti titus est. » (Velleius Paterculus, II, xxxii.)

Mais la mesure qui contribua le plus à cicatriser les plaies de la République fut le projet d'amnistie du tribun Plotius en faveur de tous ceux qui avaient pris part à la guerre civile. Dans ce nombre étaient compris les débris de l'armée de Lepidus restés en Espagne depuis la défaite de Sertorius, et parmi lesquels se trouvait L. Cornélius Cinna, beau-frère de César. Ce dernier, dans des discours qui ne nous sont pas parvenus, mais cités par différents auteurs, n'é­pargna rien pour assurer devant le peuple le succès de la proposition (1). « II insista sur la convenance de décider promp tement cette mesure de réconciliation, et fit observer que le moment de la prendre ne pouvait être plus opportun (2). » Elle fut adoptée sans difficulté. Tout semblait favoriser le retour aux institutions anciennes. La censure, interrompue pen­dant dix-sept ans, fut rétablie, et L. Gellius et G. Lentulus, nommés censeurs, exercèrent leur charge avec tant de sé­vérité, qu'ils rayèrent du sénat soixante-quatre de ses mem­ bres, probablement créatures de Sylla. Au nombre des exclus figurèrent Caius Antonius, précédemment accusé par César, et Publius Lentulus Sura, consul de l'année.683.
Tous ces changements avaient été proposés ou acceptés par Pompée, bien plus pour plaire à la multitude que pour obéir à des convictions arrêtées. Il avait par là perdu ses véritables appuis, résidant dans les hautes classes, sans acquérir dans le parti opposé la première place, déjà occu­pée par César. Mais Pompée, aveuglé sur sa propre valeur, s'imaginait alors que nul ne pouvait l'emporter sur lui en influence; toujours favorisé par les événements,

(1) « Equidem mihi videor pro nostra necessitate, non labore, non opéra, non industria defuisse. » (Certes, je crois avoir déployé tout le zèle, tous les efforts, toute l'habileté que réclamait notre parenté.) César cité par Aulu-Gelle, XIII, iii. — Nonius Marcellus, De la signification diverse des mots, au mot Necessitas.
(2) Salluste,Fragments, I, 68.

il avait été habitué à voir céder devant lui et l'arrogance de Sylla et la majesté des lois. Malgré un premier refus du dictateur, il avait obtenu à vingt-six ans les honneurs du triomphe, sans avoir rempli aucune des conditions légales. Malgré les lois, un second triomphe lui avait été accordé, ainsi que le con­sulat, quoique hors de Rome et sans avoir suivi la hiérar­chie obligée des magistratures. Plein de présomption par les exemples du passé, plein de confiance dans l'avenir par les adulations du présent, il pensait pouvoir blesser les grands dans leurs intérêts sans se les aliéner, et flatter les goûts et les passions du peuple sans rien perdre de sa di­gnité. Vers la fin de son consulat, lui, le premier magistrat de la République, lui qui se croyait au-dessus de tous, il se présenta comme simple soldat à la revue annuelle des cheva­liers. L'effet momentané fut immense lorsque les censeurs, assis sur leur tribunal, virent Pompée traverser la foule, précédé de tout l'appareil du pouvoir consulaire, et amener devant eux son cheval, qu'il tenait par la bride. La foule, silencieuse jusque-là, éclata en transports, saisie d'admira­tion à l'aspect d'un si grand homme se glorifiant d'être simple chevalier et se soumettant modestement aux pres­criptions légales. Mais à la demande des censeurs, s'il avait fait toutes les campagnes exigées par la loi, il répondit : « Oui, je les ai toutes faites, n'ayant jamais eu que moi pour général (1). » L'ostentation de la réponse montre que la démarche de Pompée était une fausse modestie, forme la plus insupportable de l'orgueil, suivant l'expression de Marc-Aurèle.

(1) Plutarque, pompée, xxi.

III. César ne dédaignait point non plus les cérémonies, mais il cherchait à leur donner une signification qui fit impression sur les esprits. L'occasion se présenta bientôt.
Peu de temps après avoir été nommé questeur et admis au sénat, il perdit sa tante Julie et sa femme Cornélie, et s'empressa de faire de leur oraison funèbre une véritable manifestation politique (1). C'était la coutume à Rome de prononcer l'éloge des femmes, mais seulement lorsqu'elles mouraient dans un âge avancé. César, en dérogeant à l'usage à l'égard de sa jeune femme, obtint l'approbation publique; on y vit, selon Plutarque (2), une preuve de sensi­bilité et de douceur de mœurs ; mais on n'applaudissait pas seulement au sentiment de famille, on glorifiait bien plus l'inspiration de l'homme politique qui avait ose faire le pa­négyrique du mari de Julie, le célèbre Marius, dont l'image en cire, portée par l'ordre de César dans la procession fu­nèbre, reparaissait pour la première fois depuis les pro­scriptions de Sylla (3).
Après avoir rendu les derniers devoirs à sa femme, il accompagna, en qualité de questeur, le préteur Antistius Vetus, envoyé dans l'Espagne ultérieure (4). La Péninsule était alors divisée en deux grandes provinces : l'Espagne citérieure, appelée depuis Tarraconnaise, et l'Espagne ultérieure, comprenant la Bétique et la Lusitauie (5). Les limites des frontières, on le pense bien, n'étaient pas exactement déterminées, mais, à cette époque, on considérait comme telles entre ces deux provinces le saltus Castulo-nensis, qui répond aux sierras Nevada et Cazorla (6). Au nord, la délimitation ne pouvait pas être plus précise, les Astures n'ayant point été encore complètement soumis.

(1) Plutarque,César,I . — Suétone, César, vi.
(2) Plutarque, César, v.
(3) Les images d'Enée, de Romulus et des rois d'Albe la Longue figuraient aussi aux convois funèbres de la famille Julia. (Tacite, Ànnales, IV, ix.)
(4) Plutarque, César,v . — Velleius Paterculus, II, xliii
(5) Cicéron, Discours pour la loi Manilia, xii ; — pour Fonteius,ii.
(6) César, Guerre civile, I, xxxviii.

La capitale de l'Espagne ultérieure était Cordoue, où résidait le préteur (1).
Les villes principales, liées sans doute déjà entre elles par des routes militaires, formaient autant de centres de réunions générales, qui tenaient des assises pour le juge­ ment des affaires. Ces réunions s'appelaient conventus civium romanorum (2) , parce que les membres qui les composaient étaient des citoyens romains résidant dans le pays. Le pré­ teur ou son délégué les présidait une fois par an (3). Chaque province de l'Espagne en avait plusieurs. Au I er siècle de notre ère, il s'en trouvait trois pour la Lusitanie, et quatre pour la Bétique (4).
César, délégué du préteur, parcourut ces villes, présidant les assemblées et rendant la justice. Il se fit remarquer par son esprit de conciliation et d'équité (5), et montra aux Es­ pagnols une vive sollicitude pour leurs intérêts (6). Comme le caractère des hommes illustres se révèle dans les moin­dres actions, il n'est pas indifférent de signaler la recon­naissance que conserva César pour les bons procédés de Vetus. Plutarque nous apprend qu'une étroite union régna depuis constamment entre eux, et César s'empressa de nommer le fils de Vetus questeur,

(1) « Sextus Pompeius Cordubam tenebat, quod ejus provinciae caput esse existimabatur. » (César, Guerre d’Espagne, iii.) — Plutarque, César, xvii.
(2) Cicéron, Deuxième action contre Verres, II, 13. — Paul Diacre, au mot Conventus, Müller, p. 41.
(3) Cicéron, Deuxième action contre Verres, II, 20, 24, 30; IV, 29; — Lettres familières, XV, iv.
(4) Pline, Histoire naturelle, III, i, et IV, xxxv. Les trois conventus de la Lusitanie se tenaient à Emerita, Pax Julia, aujourd'hui Béja, et à Scalabis ; les quatre de la Bétique étaient Gades, Corduba, Astigi, Hispalis, aujourd'hui Cadix, Cordoue, Ecija et Séville.
(5) Dion-Cassius, XLIV, xxxix, xli.
(6) « Dès le commencement de ma questure j'ai témoigné à cette province une affection particulière. » (Discours de César aux Espagnols, à Hispalis. Commentaires, Guerre d'Espagne, xlii,)

quand il fut lui-même élevé à la préture (1), aussi sensible à l'amitié qu'il fut plus tard oublieux des injures.
Cependant l'amour de la gloire et la conscience de ses hautes facultés le faisaient aspirer à un rôle plus important. Il en manifesta bientôt l'impatient désir, lorsqu'un jour il visita à Gadès, comme l'avaient fait jadis Annibal et Scipion (2), le fameux temple d'Hercule. A la vue de la statue d'Alexandre, il déplora en soupirant de n'avoir encore rien fait, à un âge où ce grand homme avait déjà soumis toute la terre (3). En effet, César avait alors trente-deux ans, à peu près l'âge auquel mourut Alexandre. Ayant obtenu son rap­pel à Rome, il s'arrêta, à son retour, dans la Gaule transpadane (4) (687). Les colonies fondées dans cette contrée possédaient déjà le droit latin (jus Latii],que leur avait accordé Pompée Strabon, mais elles demandaient vainement le droit de cité romaine. La présence de César, déjà connu par ses opinions favorables aux provinces, excita une vive émotion parmi les habitants, qui voyaient en lui un repré­sentant de leurs intérêts et de leur cause. L'enthousiasme fut tel, que le sénat, effrayé, se crut obligé de retenir quel­ que temps en Italie les légions destinées à l'armée d'Asie (5).
L'ascendant de Pompée durait toujours, quoique depuis son consulat il fût resté sans commandement, s'étant en­gagé, en 684, à n'accepter le gouvernement d'aucune pro­vince à l'expiration de sa magistrature (8); mais sa popu­larité commençait à inquiéter le sénat, tant il est dans l'es­sence de l'aristocratie de se défier de ceux qui s'élèvent et puisent leurs forces en dehors d'elle. C'était un motif de

(1) Plutarque, César, v.
(2) Tite-Live, XXI, xxi. — Florus, II, xvii.
(3) Plutarque, Parallèle d'Alexandre et de César, v. — Suétone, César,vii.
(4) Suétone, César, viii.
(5) Suétone, César, viii
(6) Velleius Paterculus, II, xxxi.

plus pour César de se lier davantage avec Pompée ; aussi le seconda-t-il de toute son influence, et, soit pour cimenter ce rapprochement, soit par inclination pour une personne belle et gracieuse, il épousa, peu de temps après son retour, Pompeia, parente de Pompée et petite-fille de Sylla (1). Il était alors tout à la fois l'arbitre de l'élégance, l'espoir du parti démocratique, et le seul homme public dont les opi­nions et la conduite n'eussent jamais varié.
IV. La décadence d'un corps politique est évidente lors­que, au lieu de venir de son initiative prévoyante, les me­sures les plus utiles à la gloire du pays sont provoquées par des hommes obscurs et souvent décriés, organes fidèles, mais flétris, de l'opinion publique. Ainsi les propositions faites à cette époque, loin d'être inspirées par le sénat, furent mises en avant par des individus peu considérés et imposées par l'attitude violente du peuple. La première eut rapport aux pirates, qui, soutenus et encouragés par Mithridate, infestaient depuis longtemps les mers et rava­geaient toutes les côtes ; une répression énergique était in­dispensable. Ces audacieux aventuriers, dont les guerres civiles avaient beaucoup accru le nombre, étaient devenus une véritable puissance. Partant de la Cilicie, leur centre commun, ils armaient des flottes entières et trouvaient un refuge dans les villes importantes (2). Ils avaient pillé le port si fréquenté de Gaëte, osé descendre à Ostie et emmener les habitants en esclavage, coulé en pleine mer une flotte ro­maine sous les ordres d'un consul, et fait prisonniers deux préteurs (3).

(1) Fille de Q. Pompeius Rufus et de Fausta, fille de Sylla. — Plutarque, César, v. — Suétone, César, vi.
(2) Les vaisseaux des corsaires montaient à plus de mille, et les villes dont ils s'étaient empares à quatre cents. (Plutarque, Pompée, xxiii.)
(3) Plutarque, Pompée, xxiv.

Non-seulement des étrangers députés vers Rome, mais des ambassadeurs de la République, étaient tombés entre leurs mains, et elle avait subi la honte de les racheter (1). Enfin les pirates interceptaient les arrivages de blé, indispensables à l'approvisionnement de la ville. Pour remédier à un état de choses si humiliant, le tribun du peuple Aulus Gabinius proposa de confier la guerre contre les pirates à un seul général, de lui donner pour trois ans des pouvoirs étendus, des forces considérables, et de placer plusieurs lieutenants sous ses ordres (2). L'assemblée du peuple accepta à l'instant cette proposition, malgré le carac­tère peu estimé de son auteur, et le nom de Pompée fut dans toutes les bouches; mais « les sénateurs, dit Dion-Cassius, auraient mieux aimé souffrir les plus grands maux de la part des pirates que d'investir Pompée d'un tel pouvoir (3); » peu s'en fallut qu'ils ne missent à mort, dans la curie même, le tribun auteur de la motion. A peine la multitude eut-elle connu l'opposition des sénateurs, qu'elle accourut en foule, envahit le lieu de la séance, et les eût massacrés s'ils ne se fussent soustraits à sa fureur (4).
Le projet de loi soumis aux suffrages du peuple, attaqué par Catulus et Q. Hortensius, énergiquement appuyé par César, est alors adopté, et l'on confère pour trois ans à Pompée l'autorité proconsulaire sur toutes les mers et sur toutes les côtes jusqu'à cinquante milles dans l'intérieur; on lui accorde 6,000 talents (35 millions) (5), vingt-cinq lieute­nants, et la faculté de prendre les vaisseaux et les troupes qu'il jugerait nécessaires. Les alliés, les étrangers et les provinces furent appelés à concourir à l'expédition.

(1) Cicéron, Discours pour la loi Manilia, xii.
(2) « Aulus Gabinius était un très mauvais citoyen, nullement inspiré par l'amour du bien public. » (Dion-Cassius, XXXVI, vi.)
(3) Dion-Cassius, XXXVI, vii.
(4) Plutarque, Pompée, xxvi.
(5) Dion-Cassius, XXXVI, xx. — Appien, Guerre de Mithridate, xciv.

On équipa cinq cents navires, on leva cent vingt mille hommes d'infanterie et cinq mille chevaux. Le sénat sanctionna malgré lui les dispositions de cette loi, dont l'utilité fut si manifeste, qu'il suffit de sa publication pour faire à l'instant baisser le prix du blé dans toute l'Italie (1).
Pompée adopta un plan habile pour anéantir la piraterie. Il divisa les côtes de la Méditerranée, depuis les colonnes d'Hercule jusqu'à l'Hellespont, et les côtes méridionales de la mer Noire, en dix commandements séparés (2); à la tête de chacun de ces commandements, il mit un de ses lieute­nants. Lui-même, se réservant la surveillance générale, se rendit en Cilicie avec le reste de ses forces. Ce vaste plan protégeait toutes les côtes, ne laissait aucun refuge aux pirates, et permettait à la fois de détruire leur flotte et de les atteindre dans leurs repaires. En trois mois Pompée rétablit la sécurité des mers, s'empara de mille châteaux ou places fortes, détruisit trois cents villes, prit huit cents navires et fit vingt mille prisonniers, qu'il transféra dans l'intérieur des terres de l'Asie, où il les employa à la fondation d'une ville qui reçut le nom de Pompéiopolis (3).
V. A ces nouvelles, l'enthousiasme redoubla pour Pompée, alors dans l'île de Crète, et l'on songea à remettre entre ses mains le sort d'une autre guerre. Quoique Lucullus eût obtenu de brillants succès contre Mithridate et Tigrane, sa position militaire en Asie commençait à être compromise.

(1) Plutarque, Pompée, xxvii. « Le jour même où vous mîtes sous ses ordres vos armées navales, le prix du blé, alors excessif, tomba tout à coup si bas, que la plus riche récolte, au milieu d'une longue paix, aurait produit à peine une si heureuse abondance. » (Cicéron, Sur la loi Manilia, xv.)
(2) Florus et Appien ne s'accordent pas complètement sur la division de ces commandements. (Appien, Guerre de Mithridate, xcv. — Florus, III, vi.)
(3) Velleius Paterculus, II, xxxii.— Plutarque, Pompée, xxix.

  Il avait éprouvé des revers, l'insubordination régnait parmi ses soldats; sa sévérité excitait leurs plaintes, et la nouvelle de l'arrivée des deux proconsuls de Cilicie, Acilius Glabrion et Marcius Rex, désignés pour commander une partie des provinces jusque-là sous ses ordres, avait affaibli le respect de son autorité (I) . Ces circonstances déterminèrent Manilius, tribun du peuple, à faire la proposition de donner à Pompée le gouvernement des provinces confiées à Lucullus, en y joignant la Bithynie, et en lui conservant le pouvoir qu'il exerçait déjà sur toutes les mers. « C'était, dit Plutarque, soumettre à un seul homme tout l'empire romain » et priver Lucullus des fruits de ses victoires (2). » Jamais, en effet, on n'avait conféré une telle puissance à un citoyen, ni au premier Scipion pour abattre Carthage, ni au second pour détruire Numance. Le peuple s'habituait de plus en plus à considérer la concentration des pouvoirs dans une seule main comme l'unique moyen de salut. Le sénat, taxant ces propositions d'ingratitude, les combattit avec force ; Hortensius prétendait que si l'on devait confier toute l'auto­rité à un homme, personne n'en était plus digne que Pom­pée, mais qu'il ne fallait pas accumuler sur un seul tant d'autorité (3). Catulus s'écriait que c'en était fait de la liberté, et que dorénavant pour en jouir on serait forcé de se reti­ rer dans les bois et sur les montagnes (4). Cicéron, au con­traire , inaugurait son entrée au sénat par un magnifique discours, qui nous a été conservé ; il montrait que l'intérêt bien entendu de la République obligeait de remettre le soin de cette guerre à un capitaine dont les hauts faits passés, la modération, l'intégrité, répondaient de l'avenir.

(1) Dion-Cassius, XXXV, xiv et xv.
(2) Plutarque, Pompée, xxxi.
(3) Cicéron, Discours pour la loi Manilia, xvii.
(4) Plutarque, Pompée, xxxi.

« Tant d'autres généraux, disait-il en terminant, ne partent pour une expédition qu'avec l'espoir de s'enrichir! L'ignorent- ils ceux qui pensent qu'il ne faut point déférer tous les pouvoirs à un seul homme, et ne voyons-nous pas que ce qui rend Pompée si grand, ce ne sont pas seulement ses vertus, mais les vices des autres (1)? » Quant à César, il seconda de tous ses moyens les efforts de Cicéron (2) pour l'adoption de la loi, qui, soutenue par le sentiment public et soumise aux suffrages des tribus, fut adoptée à l'unanimité.
Certes, Lucullus avait bien mérité de la patrie, et il était cruel de lui enlever la gloire de terminer une guerre qu'il avait heureusement commencée (3) ; mais le succès définitif de la campagne exigeait son remplacement, et l'instinct du peuple ne s'y trompait pas. Souvent, dans les occasions difficiles, il voit plus juste qu'une assemblée, préoccupée d'intérêts de caste ou de personnes, et les événements lui donnèrent bientôt raison.
Lucullus avait annoncé à Rome la fin de la guerre ; Mithri date cependant était loin d'être abattu. Cet ennemi acharné des Romains, qui continuait la lutte depuis vingt-quatre années, et que la mauvaise fortune n'avait pu décourager, ne voulait traiter, malgré ses soixante-quatre ans et de récents revers, qu'à des conditions inacceptables pour les Romains. La renommée de Pompée n'était donc pas inutile contre un pareil adversaire. Son ascendant pouvait seul ramener la discipline dans l'armée et intimider les ennemis. En effet, sa présence suffit pour rétablir l'ordre et retenir sous les drapeaux les vieux soldats, qui avaient obtenu leurs congés et voulaient rentrer dans leurs foyers (4);

(1) Cicéron, Discours pour la loi Manilia, xxiii.
(2) Dion-Cassius, XXXVI, xxvi. — Plutarque, Lucullus, l, lii.
(3) « Le tribun Manilius, âme vénale et lâche instrument de l'ambition des autres. » (Velleins Paterciilus, II, xxxiii.)
(4) « Quant aux Valériens, informés que les magistrats de Rome leur avaient accordé leurs congés, ils abandonnèrent tout à fait les drapeaux. » (Dion-Cassius, XXXV, xv.)

ils formaient l'élite de l'armée, et étaient connus sous le nom de Valé­riens (1). D'un autre côté, Tigrane, instruit de l'arrivée de Pompée, abandonna le parti de son beau-père, déclarant que ce général était le seul auquel il se serait rendu (2), tant le prestige d'un homme, dit Dion-Cassius, l'emporte sur celui d'un autre (3).
Manilius demanda aussi le rappel de la loi de Caius Gracchus, en vertu de laquelle la centurie prérogative, au lieu d'être tirée au sort dans les premières classes des tribus, était prise indistinctement dans toutes les classes, ce qui faisait disparaître, dans les élections, les distinctions de rang:et de fortune et privait les plus richesdeleursprivilègesélectoraux (4).
C'étaient ordinairement, on le voit, les tribuns du peuple qui, obéissant à l'inspiration de grands personnages, pre­naient l'initiative des mesures les plus populaires. Mais la plupart, sans désintéressement ni modération, compromet­taient souvent, par leur intempestive ardeur ou leurs opi­nions subversives, ceux qui avaient recours à leurs services.

(1) On appelait Valériens les soldats de Valerius Flaccus qui, passés sous le commandement de Fimbria, avaient abandonné en Asie leur général pour se joindre à Sylla. « Ces mêmes soldats, sous les ordres de Pompée (car il enrôla de nouveau les Valériens), ne songèrent même pas à se révolter, tant un homme l'emporte sur un autre. » (Dion-Cassius, XXXV, xvi.)
(2) « II n'y avait point de honte, disait-il, à se soumettre à celui que la fortune élevait au-dessus de tous les autres. » (Velleius Paterculus, II, xxxvii.)
(3) Dion-Cassins, XXXV, xvi.
(4) Cela ressort d'un passage de Cicéron, comparé à un autre de Salluste. En effet, Cicéron, dans son Discours pour Murena (xxiii), s'exprime ainsi : « Confusionem suffragiorum flagitasti, prorogationem legis Maniliae, aequationem gratiae, dignitatis, suffragiorum. » II est clair que Cicéron ne pouvait pas faire allusion à la loi Manilia sur les affranchis, mais à celle de Caius Gracchus, puisque Salluste emploie, à propos de cette loi, à peu près les mêmes termes, en disant : « Sed de magistratibus creandis haud mihi quidem » absurde placet lex, quam C. Gracchus in tribunatu promulgaverat : ut exconfusis quinque classibus sorte centuriae vocarentur. Ita coœquati diynitate » pecunia, virtute anteire alius alium properabit. » (Salluste, Lettres à César, vii.)

Manilius reprit tout à coup, en 688, une question qui causait toujours une grande agitation à Rome : c'était l'émancipation politique des affranchis. Il fit adopter par surprise le rappel de la loi Sulpicienne, qui donnait le vote aux affran­chis en les distribuant dans les trente-cinq tribus, et préten­dit qu'il avait le consentement de Crassus et de Pompée. Mais le sénat révoqua la loi quelque temps après son adop­tion, d'accord en cela avec les chefs du parti populaire, qui ne la croyaient pas réclamée par l'opinion publique (1).
VI. Tandis que toutes les faveurs semblaient s'accumuler
Sur l’idole du moment, César, resté à Rome, avait été nomme inspecteur (curator) de la voie Appienne (687) (2). L’entretien des routes attirait à ceux qui s'en chargeaient avec désinté­ressement une grande popularité : celle de César y gagna d'autant plus, qu'il contribua largement à la dépense, et y compromit même sa fortune.
Deux ans après (689), nommé édile curule avec Bibulus, il déploya une magnificence qui excita les acclamations de la foule, toujours avide de spectacles. La place nommée Comitium, le Fornm, les basiliques, le Capitole même, furent décorés avec luxe. Des portiques provisoires s'éle­vèrent, sous lesquels il exposa une foule d'objets précieux (3). Ces dépenses n'étaient point insolites ; depuis le triomphe du dictateur Papirius Cursor, tous les édiles avaient l'habitude de contribuer à l'embellissement du Forum (4). César fit célé­brer avec la plus grande pompe les jeux romains, la fête de Cybèle, et donna les plus beaux spectacles qu'on eût vus jusqu'alors de bêtes sauvages et de gladiateurs (5).

(1) Dion-Cassius, III, xxxvi, xi.
(2) Plutarque, César, v.
(3) Suétone, César, x. — Plutarque, César, v.
(4) Tite-Live, IX, vl.
(5) Dion-Cassius, XXXVII. vii.

Le nombre des combattants s'éleva, selon Plutarque, jusqu'à trois cent vingt couples, expression méprisante, qui prouve le peu de cas qu'on faisait de la vie de ces hommes. Cicéron, écrivant à Atticus, en parle comme nous parlerions aujourd'hui de chevaux de course (1); et le grave Atticus avait lui-même des gladiateurs, ainsi que la plupart des grands personnages de son temps. Ces jeux sanglants, qui nous paraissent si inhu­mains, conservaient encore le caractère religieux qu'ils avaient eu exclusivement dans le principe; on les célébrait en l'honneur des morts (2); César les donnait comme un sacrifice à la mémoire de son père, et y déployait un luxe inaccoutumé (3). Le nombre des gladiateurs qu'il réunit effraya le sénat, et, à l'avenir, il fut défendu de dépasser un certain chiffre. Bibulus, son collègue, était, il est vrai, de moitié dans les dépenses; le publie cependant rappor­tait à César tout le mérite de ce déploiement fastueux des devoirs de leur charge. Aussi Bibulus disait-il qu'il en était de lui comme du temple de Castor et Pollux, lequel, dédié aux deux frères, n'était jamais appelé que temple de Castor (4).
Les grands ne voyaient dans la somptuosité de ces jeux qu'une vaine ostentation, un désir frivole de briller; ils se félicitaient de la prodigalité de l'édile, et présageaient dans

(1) " Les gladiateurs que vous avez achetés sont une très-belle acquisition. On dit qu'ils sont très-bien exercés, et si vous les aviez voulu louer dans les deux dernières occasion», vous auriez retiré ce qu’ils vous ont coûté. " (Cicéron, Lettres à Atticus, IV, iv.)
(2) Servius, Commentaire sur le livre 111, vers 67, de l’Enéide. — Tertullien, Sur les spectacles . — Tite-Live, XXIII, x xx XXIX, xlvi. — Valère Maxime, II, iv, g 7.
(3) « Quand César, depuis dictateur, mais alors édile, donna des jeux funèbres en l'honneur de son père, tout ce qui devait servir dans l'arène était d'argent; des lances d'argent brillaient dans les mains des criminels, et perçaient les bêtes farouches, exemples qu’imitent maintenant de simples villes municipales. » (Pline,Histoire naturelle, XXXIII, iii.)
(4) Suétone, César, x.

sa ruine prochaine un terme à son influence ; mais César, en dépensant des millions pour amuser la foule, ne faisait pas de cet enthousiasme passager le seul point d'appui de sa popularité; il l'établissait sur une base plus solide, en réveillant dans le peuple des souvenirs de gloire et de liberté.
Non content d'avoir contribué à plusieurs mesures répa­ratrices, d'avoir gagné Pompée à ses opinions, et tenté une première fois de faire revivre la mémoire de Marins, il voulut, par une manifestation éclatante, sonder l'opinion publique. Au moment où la splendeur de son édilité produi­sait sur la foule l'impression la plus favorable, il fit rétablir secrètement les trophées de Marius autrefois renversés par Sylla, et donna l'ordre de les placer pendant la nuit au Capitole (1). Le lendemain, quand on vit ces images étincelantes d'or, ciselées avec un art infini et ornées d'inscrip­tions qui rappelaient les victoires remportées sur Jugurtha, sur les Cimbres et sur les Teutons, les grands se mirent à murmurer, blâmant César d'oser ressusciter des emblèmes séditieux et des souvenirs proscrits ; mais les partisans de Marius accoururent en grand nombre au Capitole, faisant retentir ses voûtes sacrées de leurs acclamations. Beaucoup versaient des larmes d'attendrissement en voyant les traits vénérés de leur ancien général, et proclamaient César le digne successeur de ce grand capitaine (2).
Inquiet de ces démonstrations, le sénat s'assembla, et Lutatius Catulus, dont le père avait été une des victimes de Marius, accusa César de vouloir renverser la République, « non plus secrètement par la mine, mais ouvertement, en la battant en brèche (3) ».

(1) Suétone, César, xi.
(2) Plutarque, César, vi.
(3) Plutarque, César,x.

César repoussa cette attaque, et ses partisans, heureux de ce succès, s'écriaient à envi qu'il l'emporterait sur tous ses rivaux, et qu'avec l'appui du peuple il occuperait le premier rang dans la Répu blique (I) . » Désormais le parti populaire avait un chef.
Le temps de son édilité expiré, César sollicita la mission d'aller transformer l'Egypte en province romaine (2). Il s'agis­sait de faire exécuter un testament du roi Ptolémée Alexas ou Alexandre (3), qui, à l'exemple d'autres rois, avait laissé ses États au peuple romain. Mais l'existence du testament était révoquée en doute (4), et il semble que le sénat (5) recula devant la prise de possession d'une si riche contrée, crai­gnant, comme plus tard Auguste, de rendre trop puissant le proconsul qui la gouvernerait. La mission de réduire l'Egypte en province romaine était brillante et fructueuse. Elle eût donné à ceux qui en auraient été chargés un pou­ voir militaire étendu et la disposition de grandes ressources. Crassus se mit aussi sur les rangs; mais, après de longs débats, le sénat fit échouer les prétentions rivales (6).
Vers le même temps, alors que Crassus s'efforçait de faire admettre les habitants de la Gaule transpadane aux droits de citoyens romains, le tribun du peuple Cains Papius fit adopter une loi pour l'expulsion de Rome de tous les étran­ gers (7).

(1) Plutarque, César, vi.
(2) Suétone, César, xi. — Cicéron, Premier discours sur la loi agraire, i, 16.
(3) Justin, xxxix, 5. — Scholiaste de Bobbio, sur le Discours de Cicéron « De rege Alexandrino, » p. 350, éd. Orelli.
(4) Cicéron, Deuxième discours contre la loi agraire, xvi.
(5) « Auguste, parmi d'autres maximes d'État, s'en fit une de séquestrer l'Egypte, en défendant aux sénateurs et aux chevaliers romains du premier rang d'y aller jamais sans sa permission. Il craignait que l'Italie ne fût affamée par le premier ambitieux qui s'emparerait de cette province, où, tenant les clefs de la terre et de la mer, il pourrait se défendre, avec très-peu de soldats, contre de grandes armées. » (Tacite, Annales, II, lix.)
(6) Suétone, César, xi.
(7) Dion-Cassius, XXXVII, ix,

Or, dans leur orgueil, les Romains qualifiaient ainsi ceux qui n'étaient pas Latins d'origine (1). Cette mesure devait surtout atteindre les Transpadans, dévoués à César, qui avait déjà promis de leur faire accorder le titre de citoyens, qu'on leur refusait. On craignait qu'ils ne s'intro­duisissent dans les comices, car depuis l'émancipation des Italiotes il était difficile de distinguer ceux qui avaient le droit de voter, puisque souvent même les esclaves partici­paient frauduleusement aux élections (2).
VII. César reprit bientôt la lutte politique engagée au début de sa carrière contre les instruments encore vivants de l'oppression des temps passés. Il ne négligea aucune occasion d'appeler sur eux les rigueurs de la justice ou la flétrissure de l'opinion. La longue durée des troubles civils avait donné naissance à une espèce de malfaiteurs appelés sicarii (3) commettant toute sorte de meurtres et de brigandages. Dès 674, Sylla avait rendu contre eux un édit sévère, qui exceptait toute­ fois les exécuteurs de ses vengeances soldés par le trésor (4). Ces derniers étaient en butte à l'animadversion publique, et, quoique Caton eût obtenu la restitution des sommes allouées comme prix de la tête des proscrits (5},

(1) « Vous me qualifiez d'étranger parce que je sors d'une ville municipale. Si vous nous regardez comme des étrangers, quoique déjà notre nom et notre rang soient bien assez établis dans Rome et dans l'opinion publique, combien donc, à vos yeux, doivent-ils être des étrangers ces compétiteurs, l'élite de l'Italie, qui viennent de tous côtés vous disputer les magistratures et les honneurs? » (Cicéron, Discours pour P. Sylla, viii.)
(2) Voy. Drumann, Juliï, 147.
(3) J. Paul, Sentences, V, 4, p. 417, éd. Huschke. — Justinien, Institutes, IV, xviii, § 5. — Ulpien, Sur l’office du proconsul, vii.
(4) « Puis dans l'instruction dirigée contre les sicaires, et les exceptions proposées par la loi Cornelia, il rangea parmi ces malfaiteurs ceux qui, pendant la proscription, avaient reçu de l'argent du trésor public pour avoir rapporté à Sylla les têtes des citoyens romains. » (Suétone, César, xi.)
(5) Plutarque, Caton, xxi. — Dion-Cassius, XLVII, vi.

personne n'avait encore osé les traduire en justice (1). César, malgré la loi de Sylla, les mit en accusation.
Sous sa présidence, en qualité de judex quœstionis, L. Luscius, qui, par ordre du dictateur, avait fait périr trois proscrits, et L. Bellienus, oncle de Catilina et meurtrier de Lucretius Ofella, furent mis en jugement et condamnés (2). Catilina, accusé à l'instigation de L. Lucceius, orateur et historien, ami de César, pour avoir tué le célèbre M. Marius Gratidianus, fut absous (3).
VIII. Tandis que César s'efforçait de réagir légalement contre le système de Sylla, un autre parti, composé d'ambitieux et de mécontents perdus de dettes, tentait depuis longtemps d'arriver au pouvoir par les complots. De ce nombre avaient été, dès 688, Cn. Pison, P. Sylla, P. Autronius et Catilina. Ces hommes, avec des antécédents divers et des qualités différentes, étaient également décriés, et cependant ils ne manquaient pas d'adhérents dans la classe inférieure, dont ils flattaient les passions ; dans la classe élevée, dont ils servaient la politique ou les rancunes. P. Sylla et Autronius, après avoir été désignés consuls en 688, avaient été rayés pour brigue de la liste du sénat. La rumeur publique mêla à leurs sourdes manœuvres les noms de Crassus et de César ; mais était-il probable que ces deux hommes, dans des positions si opposées, et même divisés entre eux, se fussent entendus pour entrer dans vin complot vulgaire ; et n'était-ce pas une nouvelle inconsé­quence de la calomnie d'associer dans la même conspiration César, à cause de ses immenses dettes, et Crassus, à cause clé ses immenses richesses?

(1) Cicéron, Troisième discours sur la loi agraire, iv.
(2) Dion-Cassius, XXXVII, x. — Asconius, Commentaire sur le discours de Cicéron « In toga candida, » p. 91, 92, éd. Orelli,
(3) Asconius « In toga candida, » p. 91.

Remarquons, d'ailleurs, que chacune des factions qui s'agitaient alors devait chercher à compromettre, pour se l'approprier, un personnage tel que César, en évidence par son nom, sa générosité et son courage.
Une affaire restée obscure, mais qui fit alors grand bruit, montra le progrès des idées de désordre. Un des conjurés, Cn. Pison, avait pris part aux tentatives d'assassinat, contre les consuls Cotta et Torquatus ; il obtint pourtant, par le crédit de Crassus, d'être envoyé comme questeur pro prœtore dans l'Espagne citérieure ; le sénat, pour s'en débarrasser, ou dans le douteux espoir de trouver en lui un appui contre Pompée, dont la puissance commençait à paraître redou­table, avait consenti à lui accorder cette province. Mais, en 691, à son arrivée en Espagne, il fut tué par son escorte, d'autres disent par de secrets émissaires de Pompée (1) . Quant à Catilina, il n'était pas homme à fléchir sous le poids des malheurs de ses amis ou de ses propres échecs ; il mit une nouvelle ardeur à braver les périls d'une conjuration et à poursuivre les honneurs du consulat. C'était pour le sénat l'adversaire le plus dangereux. César appuyait sa candi­dature. Dans un esprit d'opposition évident, il soutenait tout ce qui pouvait nuire à ses ennemis et favoriser un chan­gement de système. D'ailleurs tous les partis étaient con­traints de transiger avec ceux qui jouissaient de la faveur populaire. Les grands acceptèrent comme candidat C. Anto nius Hybrida, homme sans valeur, capable seulement de se vendre et de trahir (2). Cicéron, en 690, avait promis à Catilina de le défendre (3), et,

( 1) Salluste, Catilina, xix.
(2) Plutarque, Cicéron, xv.
(3) « Je me prépare en ce moment à défendre Catilina, mon compétiteur, J'espère, si j'obtiens son acquittement, le trouver disposé à s'entendre avec moi sur nos démarches; s'il en est autrement, je prendrai mon parti. » (Cicéron, Lettres à Atticus, I, ii .)

une année auparavant, le consul Torqualus , un des chefs les plus estimés du sénat, plaida pour le même individu, accusé de concussion (1).
IX.On le voit, le malheur des temps obligeait les hommes les plus considérables à compter avec ceux que leurs anté­ cédents semblaient vouer au mépris.
Aux époques de transition, et c'est là l'écueil, lorsqu'il faut choisir entre un passé glorieux et un avenir inconnu, les hommes audacieux et sans scrupules se mettent seuls en avant; les autres, plus timides et esclaves de préjugés, restent dans l'ombre ou font obstacle au mouvement qui entraîne la société dans de nouvelles voies. C'est toujours un grand mal pour un pays en proie aux agitations quand le parti des honnêtes gens ou celui des bons, comme l'appelle Cicéron, n'embrasse pas les idées nouvelles pour les diriger en les modérant. De là des divisions profondes. D'un côté, des gens souvent sans aveu s'emparent des passions bonnes ou mauvaises de la foule ; de l'autre , les gens honorables , immobiles ou hargneux, s'opposent à tout progrès et sus­ citent par leur résistance obstinée des impatiences légitimes et des violences regrettables. L'opposition de ces derniers a le double inconvénient de laisser le champ libre à ceux qui valent moins qu'eux et d'entretenir le doute dans l'esprit de cette masse flottante qui juge les partis bien plus par l'hono­rabilité des hommes que par la valeur des idées.
Ce qui se passait alors à Rome en offre un exemple frap­pant. N'était-il pas juste, en effet, qu'on hésitât à préférer à la faction qui avait à sa tête des personnages illustres tels qu’Hortensius, Catulus, Marcellus, Lucullus et Caton, celle qui comptait pour soutiens des individus tels que Gabinius, Manilius, Catilina , Vatinius et Clodius ? Quoi de plus légi­time, aux yeux des descendants des anciennes familles, que

(1) Cicéron, Pour P. Sylla, xxix, 81.

cette résistance à tout changement et cette disposition à considérer toute réforme comme une utopie et presque comme un sacrilège ? Quoi de plus logique pour eux que d'admirer la fermeté d'âme de Caton, qui, jeune encore, se laisse menacer de mort plutôt que d'admettre la possibilité de devenir un jour le défenseur de la cause des alliés récla­mant les droits de citoyens romains( 1) ? Comment ne pas comprendre les sentiments de Catulus et d'Hortensius défen­dant avec obstination les privilèges de l'aristocratie et manifestant leurs craintes devant cet entraînement général à concentrer les pouvoirs dans les mains d'un seul?
Et cependant la cause soutenue par de tels hommes était condamnée à périr comme toute chose qui a fait son temps. Malgré leurs vertus, ils n'étaient qu'un obstacle de plus à la marche régulière de la civilisation, parce qu'il leur manquait les qualités les plus essentielles dans les temps de révolu­ tion, la juste appréciation des besoins du moment et des problèmes de l'avenir. Au lieu de chercher ce qu'on pouvait sauver du naufrage de l'ancien régime venant se briser contre un écueil redoutable, la corruption des moeurs poli­ tiques , ils se refusaient à admettre que les institutions aux­ quelles la République avait dû sa grandeur amenassent alors sa décadence. Effrayés de toute innovation, ils confondaient dans le même anathème les entreprises séditieuses de quelques tribuns elles justes réclamations des peuples. Mais leur influence était si considérable, et des idées consacrées par le temps ont un tel empire sur les esprits, qu'ils eussent encore empêché le triomphe de la cause populaire, si César, en se mettant à sa tête, ne lui eût donné un nouvel éclat et une force irrésistible. Un parti, comme une armée, ne peut vaincre qu'avec un chef digne de le commander, et tous ceux qui, depuis les Gracques, avaient arboré l'étendard des réformes, l'avaient souillé dans le sang et compromis

(1) Plutarque, Caton, iii.

dans les émeutes. César le releva et le purifia. Pour constituer son parti, il recourut quelquefois, il est vrai, à des agents peu estimables ; le meilleur architecte ne peut bâtir qu'avec les matériaux qu'il a sous la main ; mais sa constante préoccupation fut de s'associer les hommes les plus recommandables, et il n'épargna aucun effort pour s'adjoindre tour à tour Pompée, Crassus, Cicéron, Servilius Caepion, Fufius Q. Calenus, Serv. Sulpicius et tant d'autres. Dans les moments de transition, lorsque le vieux système est à bout et que le nouveau n'est point assis, la plus grande difficulté ne consiste pas à vaincre les obstacles qui s'op­posent à l'avènement d'un régime appelé par les vœux du pays, mais à l'établir solidement, en le fondant sur le con­cours d'hommes honorables, pénétrés des idées nouvelles et fermes dans leurs principes.
 
 
CHAPITRE TROISIÈME
691-695.
I. Dans l'année 690, les candidats au consulat étaient Cicéron, G. Antonius Hybrida, L. Cassius Longinus, Q. Cornificius, C. Lucinius Sacerdos, P. Sulpicius Galba et Catilina (1). Instruit des trames ourdies depuis si longtemps, le sénat se décida à combattre les menées de ce dernier en portant toutes les voix dont il disposait sur Cicéron, qui fut élu à l'unanimité, et prit possession de sa charge au commencement de 691. Ce choix suppléait à la médiocrité de son collègue Antonius.
L'orateur illustre, dont la parole eut tant d'autorité, était né à Arpinum, de parents obscurs ; il avait servi quelque temps dans la guerre des alliés (2) ; puis, ses discours lui valurent une grande réputation, entre autres la défense du jeune Roscius, que le dictateur voulait dépouiller de l'héri­tage paternel. Après la mort de Sylla, il fut nommé questeur et envoyé en Sicile. En 684, il poursuivit de sa parole impla­cable les atrocités de Verres; enfin, en 688, il obtint la préture, et montra dans cette charge les sentiments de haute probité et de justice qui le distinguèrent pendant toute sa carrière. Mais l'estime de ses concitoyens n'eût pas suffi, dans les temps ordinaires, pour le faire arriver à la première magistrature.

(1) Asconius, Argument du discours de Cicéron « In toga candida, » p. 82, éd. Orelli.
(2) Plutarque, Cicéron,iii.

« La crainte de la conjuration, dit Salluste, fut cause de son élévation. En d'autres circonstances, l'orgueil de la noblesse se serait révolté d'un pareil choix. Elle aurait cru le consulat profané, si, même avec un mérite supérieur, un homme nouveau (1) l'avait obtenu; mais, à l'approche du péril, l'envie et l'orgueil se turent (2). » L'aristocratie romaine devait avoir bien perdu de son influence, puisque, dans un moment critique, elle supposait à un homme nouveau plus d'autorité sur le peuple qu'à un homme sorti de son sein.
Par sa naissance, par ses instincts, Cicéron appartenait au parti populaire; toutefois l'irrésolution de son esprit, sensible à la flatterie, la crainte des innovations, l'avaient conduit à servir tour à tour les rancunes des grands ou celles du peuple (3). D'un cœur droit, mais pusillanime, il ne voyait juste que lorsque son amour-propre n'était pas en jeu ou son intérêt en péril. Élu consul, il se rangea du côté du sénat, et s'opposa à toutes les propositions avantageuses à la multitude. César estimait son talent, mais avait peu de confiance dans son caractère; aussi fut-il contraire à sa candidature et hostile pendant tout son consulat.
II A peine Cicéron était-il entré en fonctions, que le tribun P. Servilius Rullus renouvela un de ces projets qui, depuis des siècles, avaient pour effet d'exciter au plus haut degré et l'avidité des prolétaires et les colères du sénat : c'était une loi agraire.

(1) On appelait hommes nouveaux ceux qui, parmi leurs ancêtres, n'en comptaient aucun ayant exercé une magistrature élevée. (Appien, Guerres civiles, II, ii.) Cicéron confirme aussi ce fait : « Je suis le premier homme nouveau que, depuis un grand nombre d'années, on se rappelle vous avoir vus nommer consul; et ce poste éminent, où la noblesse s'était en quelque sorte retranchée, et dont elle avait fermé toutes les avenues, vous en avez, pour me placer à votre tête, forcé les barrières ; vous avez voulu que le mérite les trouvât désormais ouvertes. » (Cicéron, Deuxième discours sur la loi agraire, i.)
(2) Salluste, Catilina, xxiii.
(3) « Cicéron favorisait tantôt les uns, tantôt les autres, pour être recherché par les deux partis. » (Dion-Cassius, XXXVI, xxvi.)

  Elle contenait les dispositions suivantes : vendre, sauf certaines exceptions (1), les territoires récemment conquis, et quelques autres domaines peu productifs pour l'État; en consacrer le prix à acheter à l'amiable en Italie des terres qui seraient partagées entre les citoyens indigents ; faire nommer, suivant le mode usité pour l'élection du grand pon­tife, c'est-à-dire par dix-sept tribus tirées au sort sur les trente-cinq, dix commissaires ou décemvirs, auxquels serait laissée pendant cinq ans la faculté absolue et sans contrôle de distribuer ou d'aliéner les domaines de la République et les propriétés privées partout où ils le voudraient. Nul ne pouvait être nommé s'il n'était présent à Rome, ce qui ex­ cluait Pompée, et l'autorité des décemvirs devait être sanc­tionnée par une loi curiate. A eux seuls on confiait le droit de décider ce qui appartenait à l'État et aux particuliers. Les terres du domaine public qui ne seraient point aliénées étaient frappées d'un impôt considérable (2). Les décemvirs avaient aussi le pouvoir de faire rendre compte à tous les généraux, Pompée excepté, du butin, de l'argent reçu pen­dant la guerre, mais non encore versé au trésor, ou non employé à quelque monument. Il leur était permis de fonder des colonies partout où ils le jugeraient à propos, particu­lièrement sur le territoire de Stella et dans l'ager de Cam panie, où cinq mille citoyens romains devaient être établis. En un mot, l'administration des revenus et des ressources de l'État se trouvait presque tout entière entre leurs mains; on leur donnait de plus des licteurs;

(1) Deuxième discours sur la loi agraire, xxv.
(2) Les territoires concédés par un traité étaient exceptés, ce qui affranchissait de cette obligation le territoire africain, devenu, depuis Scipion, domaine de la République, et donné par Pompée à Hiempsal. En Campanie, chaque colon devait avoir dix jugera, et, sur le territoire de Stella, douze.

ils pouvaient prendre les auspices, et choisir parmi les chevaliers deux cents per­ sonnes pour faire exécuter dans les provinces leurs ordonnances, qui étaient sans appel.
Ce projet offrait des inconvénients, mais aussi de grands avantages : Rullus, certes, avait tort de ne pas désigner tous les endroits où il voulait établir des colonies, de faire deux exclusions, l'une favorable, l'autre défavorable à Pompée, d'attribuer aux décemvirs des pouvoirs trop étendus, prêtant à des actes arbitraires et à des spéculations ; néanmoins son projet avait un but politique important. Le domaine public, envahi par des usurpations ou par les colonies de Sylla, avait presque disparu. La loi le reconsti­tuait au moyen de la vente des territoires conquis. D'un autre côté, les terres confisquées en grand nombre par Sylla, et données ou vendues à vil prix à ses partisans, avaient subi une dépréciation générale, car la propriété en était sujette à contestation, et elles ne trouvaient plus d'ac­quéreurs. La République, tout en venant au secours de la classe pauvre, avait donc intérêt à relever le prix de ces terres et à rassurer les détenteurs. Le projet de Rullus était, en fait, une véritable loi d'indemnité. Il y a de ces injustices qui, sanctionnées par le temps, doivent l'être aussi par la loi, afin d'éteindre les causes de dissensions en rendant aux existences leur sécurité, aux propriétés leur valeur.
Si le grand orateur avait su s'élever au-dessus des questions de personnes et de parti, il aurait, comme César, appuyé la proposition du tribun, sauf à l'amender dans ce qu'elle avait de trop absolu ou de trop vague; mais, circon­venu par la faction des grands et désirant plaire aux che­valiers, dont la loi lésait les intérêts, il l'attaqua avec sa faconde ordinaire, en exagérant ses côtés défectueux. Elle ne profiterait, disait-il, qu'à un petit nombre de personnes. En paraissant favoriser Pompée, elle lui ôtait, à cause de son absence, la chance d'être choisi pour décemvir. Elle permettait à quelques individus de disposer de royaumes comme l'Egypte et des immenses territoires de l'Asie ; Capoue deviendrait la capitale de l'Italie, et Rome,
entou­rée d'une ceinture de colonies militaires dévouées à dix nouveaux tyrans, perdrait son indépendance. Acheter des terres au lieu de partager l’ager publicus était une mons­truosité, et il ne pouvait admettre qu'on engageât la popu­lation à abandonner la capitale pour aller languir dans les campagnes. Puis, faisant ressortir le double intérêt person­nel de l'auteur de la loi, il rappela que le beau-père de Rullus s'était enrichi des dépouilles des proscrits, et que Rullus lui-même se réservait la faculté d'être nommé décemvir.
Cicéron néanmoins signale clairement le caractère poli­ tique du projet, tout en le blâmant, lorsqu'il dit : «La nouvelle loi enrichit ceux qui occupaient les terres domaniales, et les soustrait à l'indignation publique. Que de gens sont embarrassés de leurs vastes possessions, et ne peuvent supporter la haine attachée aux largesses de Sylla ! Combien voudraient les vendre et ne trouvent point d'acheteurs ! Combien cherchent un moyen, quel qu'il soit, de s'en dessaisir!... Et vous, Romains, vous irez vendre ces revenus que vos aïeux vous ont acquis au prix de tant de sueurs et de sang, pour augmenter la fortune et assurer la tranquillité des possesseurs des biens confisqués par Sylla (1) ! »
On le voit, Cicéron semble nier la nécessité de faire cesser les inquiétudes des nouveaux et nombreux acquéreurs de cette sorte de biens nationaux; et cependant, lorsque peu de temps après un autre tribun proposa de relever de la dégradation civique les fils des proscrits, il s'y opposa,

(1) Cicéron, Deuxième discours sur la loi agraire, xxvi.

non que cette réparation lui parût injuste, niais par la crainte que la réhabilitation dans les droits politiques n'entraînât la réintégration dans les propriétés, mesure qui eût, selon lui, bouleversé tous les intérêts (1). Ainsi, par une étrange inconséquence, Cicéron combattit ces deux lois de concilia­tion : l'une parce qu'elle rassurait, l'autre parce qu'elle inquiétait les détenteurs des biens des proscrits. Pourquoi faut-il que, chez des hommes supérieurs, mais sans convic­tions, le talent ne serve trop souvent qu'à soutenir avec la même facilité les causes les plus opposées! L'opinion de Cicéron triompha néanmoins, grâce à son éloquence, et le projet, malgré la vive adhésion du peuple, rencontra dans le sénat une telle résistance, qu'il fut abandonné avant d'avoir été renvoyé aux comices.
César appuya la loi agraire, parce qu'elle relevait la valeur du sol, faisait cesser la défaveur attachée aux biens nationaux, augmentait les ressources du trésor, empêchait les dilapidations des généraux, délivrait Rome d'une popu­lace turbulente et dangereuse en l'arrachant à l'abrutisse­ment et à la misère. Il soutint la réhabilitation des enfants des proscrits, parce que cette mesure, profondément répa­ratrice, mettait un terme à l'une des grandes iniquités du régime passé.
Il y a des victoires qui affaiblissent le vainqueur plus que le vaincu. Tel fut le succès de Cicéron. Le rejet de la loi agraire et de la réclamation des fils des proscrits augmenta considérablement le nombre des mécontents. Une foule de citoyens, poussés par les privations et par un déni de justice, allèrent grossir les rangs des conspirateurs qui,

(1) Cicéron, Lettres à Atticus, II, 1. — Plutarque, Cicéron, xvii. — « Lorsque de jeunes Romains remplis de mérite et d'honneur se trouvaient dans une position telle, que leur admissibilité aux magistratures eût amené le bouleversement de l'État, j'osai braver leur inimitié, leur faire interdire l'accès aux comices et aux honneurs. » (Cicéron, Discours contre L. Pison, ii.)

dans l'ombre, préparaient une révolution, et César, blessé de voir le sénat méconnaître cette sage et ancienne politique qui avait sauvé Rome de tant d'agitations, résolut de saper par tous les moyens son autorité. Dans ce but, il engagea le tribun T. Labienus, le même qui fut plus tard un de ses meilleurs lieutenants, à soulever une accusation criminelle qui était une attaque directe contre l'abus de l'une des pré­rogatives du gouvernement (1).
III. Depuis longtemps, lorsque des troubles intérieurs ou extérieurs étaient a craindre, on mettait, pour ainsi dire, Rome en état de siège par la formule sacramentelle d'après laquelle il était enjoint aux consuls de veiller à ce que la République ne reçût aucun dommage; alors le pouvoir des consuls était sans limites (2), et souvent, dans des séditions, le sénat avait profité de cette omnipotence pour se défaire de certains factieux sans observer les formes de la justice. Plus les agitations étaient devenues fréquentes, plus on avait usé de ce remède extrême. Les tribuns protestaient toujours inutilement contre une mesure qui suspendait toutes les lois établies, légitimait les assassinats, faisait de Rome un champ de bataille. Labienus tenta de nouveau d'émousser dans les mains du sénat une arme si redou­table.
Trente-sept années auparavant, on s'en souvient, Saturninus, promoteur violent d'une loi agraire, s'était, à la faveur d'une émeute, emparé du Capitole; la patrie avait été déclarée en danger.

(1) « On veut ôter à la République tout refuge, toute garantie de salut en des conjonctures difficiles. » (Cicéron, Discours pour Rabirius, ii )
(2) « Cette puissance suprême que, d'après les institutions de Rome, le sénat confère aux magistrats consiste à lever des troupes, à faire la guerre, à con­tenir dans le devoir, par tous les moyens, les alliés et les citoyens; à exercer souverainement, tant à Rome qu'au dehors, l'autorité civile et militaire. Dans tout autre cas, sans l'ordre exprès du peuple, aucune de ces prérogatives n'est attribuée aux consuls. » (Salluste, Calilina, xxix.)

 Le tribun périt dans la lutte, et le sénateur C. Rabirius se vanta de l'avoir tué. Malgré ce long intervalle de temps, Labienus accusa Rabirius d'après une vieille loi de perduellion, qui ne laissait pas au coupable, comme la loi de lèse-majesté, la faculté de l'exil volontaire, et, en le déclarant ennemi public, autorisait contre lui des supplices cruels et ignominieux (1). Cette poursuite provoqua une vive agitation; le sénat, qui sentait l'atteinte portée à ses privilèges, ne voulait pas qu'on mît quelqu'un en cause pour l'exécution d'un acte autorisé par lui-même. Le peuple et les tribuns, au contraire, insistaient pour que l'inculpé fût traduit devant un tribunal. Toutes les passions étaient en jeu. Labienus prétendait venger un de ses oncles, mas­sacré avec Saturninus, et il avait eu l'audace d'exposer au Champ -de-Mars le portrait du tribun factieux, sans se soucier de l'exemple de Sextus Titius, condamné autrefois pour le seul fait d'avoir conservé chez lui l'image de Satur­ninus (2). L'affaire fut portée, selon l'ancien usage, devant les duumvirs. César et son cousin Lucius César furent désignés par le préteur pour remplir les fonctions de juges. La violence même de l'accusation (3), en présence de l'élo­quence des défenseurs Hortensius et Cicéron, fit écarter la formule de perduellion. Néanmoins Rabirius, condamné, en appela au peuple; mais l'animosité était si grande contre lui, que la sentence fatale allait être irrévocablement pro­noncée, lorsque le préteur Metellus Celer s'avisa d'un stra­tagème pour arrêter le cours de la justice : il enleva le drapeau planté au Janicule (4). Ce drapeau abattu annonçait autrefois une invasion dans la campagne de Rome. Dès lors toute délibération cessait, et le peuple courait aux armes.


(1) Salluste, Catilina, lix.
(2) Cicéron, Discours pour Rabirius, ix.
(3) Suétone, César, xii.
(4) Dion-Cassius, XXXVII, xxvi, xxvii.


Les Romains étaient grands formalistes ; et d'ailleurs, comme cette coutume laissait aux magistrats la possibilité de dissoudre à leur volonté les comices, on avait eu des motifs puissants pour la conserver. L'assemblée se sépara aussitôt, et l'affaire ne fut pas reprise. César, néanmoins, espérait avoir atteint son but. Il ne demandait point la tête de Rabirius, que plus tard, étant dictateur, il traita avec bienveillance ; il voulait seulement montrer au sénat la force du parti populaire, et l'avertir que désormais il ne lui serait plus permis, comme du temps des Gracques, de faire immoler ses adversaires au nom du salut public.
Si, d'un côté, César ne laissait échapper aucune occasion de flétrir le régime passé, de l'autre il était le défenseur empressé des provinces, qui attendaient vainement de Rome justice et protection. On le vit, par exemple, la même année, accuser de concussion C. Calpurnius Pison, consul en 687, et depuis gouverneur de la Gaule transpadane, et le poursuivre pour avoir fait exécuter arbitrairement un habitant de ce pays. L'accusé fut absous par l'influence de Cicéron ; mais César avait prouvé aux Transpadans qu'il était toujours le représentant de leurs intérêts et leur patron vigilant.
IV. Il reçut bientôt une preuve éclatante de la popularité dont il jouissait.
La dignité de souverain pontife, une des plus importantes de la République, était à vie et donnait une grande influence à celui qui en était revêtu, car la religion se mêlait à toutes les actions publiques ou privées des Romains.
Metellus Pius, souverain pontife, étant mort en 691, les citoyens les plus illustres, tels que P. Servilius Isauricus, et Q. Lutatius Catulus, prince du sénat, se mirent sur les rangs pour le remplacer. César brigua aussi cette charge, et, voulant prouver qu'il en était digne, il publia, sans doute à cette époque, un traité de droit augural fort étendu, et un autre d'astronomie, destiné à faire connaître en Italie les découvertes de l'école d'Alexandrie (1).
Servilius Isauricus et Catulus, comptant sur leurs anté­cédents et sur l'estime dont ils jouissaient, se croyaient d'autant plus sûrs d'être élus que, depuis Sylla, le peuple n'intervenant plus dans la nomination du grand pontife, le collège en faisait seul l'élection. Labienus, pour faciliter à César l'accès de cette haute dignité, fit passer un plébiscite qui remettait la nomination aux suffrages du peuple. Cette manoeuvre déconcerta les autres concurrents sans les dé­courager, et, suivant l'habitude, ils entreprirent de séduire les électeurs à prix d'argent. Tout ce qui tenait au parti des grands se réunit contre César; celui-ci combattit la brigue par la brigue, et soutint la lutte à l'aide d'emprunts consi­ dérables ; il sut intéresser à son succès, selon Appien, et les pauvres qu'il avait payés, et les riches auxquels il avait emprunté (2). Catulus, sachant César très-obéré et se mépre­ nant sur son caractère, lui fit proposer une forte somme s'il se désistait. Celui-ci lui répondit qu'il en emprunterait une bien plus forte encore pour appuyer sa candidature (3).
Enfin arriva le grand jour qui allait décider de l'avenir de César. Lorsqu'il partit pour se rendre aux comices, les pen­ sées les plus sombres agitaient son âme ardente, et, calcu­ lant que, s'il ne réussissait pas, ses dettes le contraindraient peut-être à s'exiler, il dit à sa mère en l'embrassant :


(1) Macrobe, Saturnales, I, xvi. — Priscien, VI, p. 716, éd. Putsch. — Macrobe (/. c.) cite le XVI e livre du traite de César sur les auspices. — Dion-Cassius, XXXVII, xxxvii, s'exprime ainsi : « Surtout parce qu'il avait soutenu Labienus contre Rabirius et n'avait point voté la mort de Lentulus. » Mais l'auteur grec se trompe, la nomination de César au grand pontificat eut lieu avant la conjuration de Catilina. (Voy. Velleius Paterculus, II, xliii.)
(2) Appien, Guerres civiles, II, i, viii, xiv.
(3) Plutarque, César, vii.


« Aujourd'hui tu me verras grand pontife ou fugitif (1). » Le succès le plus brillant vint couronner ses efforts, et, ce qui augmenta sa joie, ce fut d'obtenir plus de voix dans les tri­bus de ses adversaires que ceux-ci n'en eurent dans toutes les tribus prises ensemble (2).
Une telle victoire fit craindre au sénat que César, fort de son ascendant sur le peuple, ne se portât aux plus grands excès; mais sa conduite resta la même.
Jusqu'alors il avait habité une maison fort modeste, dans le quartier appelé Subura ; nommé souverain pontife, il fut logé dans un bâtiment public sur la voie Sacrée ( 3). Cette nouvelle position devait l'obliger, en effet, à une vie somp­tueuse, si l'on en juge par le luxe déployé pour la réception d'un simple pontife, à laquelle il assistait comme roi des sacrifices, et dont Macrobe nous a conservé les curieux dé­tails (4). De plus, il se fit bâtir une superbe villa sur le lac de Nemi, près d'Aricia.


(1) Plutarque, César, vii.
(2) Suétone, César, xiii.
(3) Suétone, César, xi.vi.
(4) « Le 23 août, jour de l'inauguration de Lentulus, flamine de Mars, la maison fut décorée, et des lits d'ivoire furent dressés dans les triclinia. Dans les deux premières salles étaient les pontifes Q. Catulus, M. Emilius Lepidus, D. Silanus, C. César, roi des sacrifices, et..... L. Julius César, augure. La troisième reçut les vestales. Le repas fut ainsi composé : pour entrée, hérissons de mer, huîtres crues à discrétion, pelourdes (espèce d'huîtres d'une grosseur extraordinaire), spondyles (coquillage du genre de l'huître), grives, asperges, poule grasse, et, en dessous, pâté d'huîtres et de pelourdes, glands de mer noirs et blancs (coquillage de mer et de rivière, suivant Pline), encore des spon­dyles, glycomarides (autre coquillage mentionné par Pline), orties de mer, becfigues, filets de chevreuil et de sanglier, volailles grasses saupoudrées de farine, becfigues, murex et ursins (coquillage hérissé de pointes qui donnait la pourpre aux anciens). Second service, tétines de truie, hure de sanglier, pâté de poisson, pâté de tétines de truie, canards, sarcelles bouillies, lièvres, volailles rôties, farines (c'est la farine que l'on obtient à la manière de l'amidon, sans mouture; on en faisait plusieurs sortes de crèmes, amylaria), pains du Picenum. » (Macrobe, Saturnales, II, ix.)


V. Catilina, dont il a déjà été question, avait échoué deux fois dans ses prétentions au consulat ; il le brigua de nouveau pour l'année 692, sans abandonner ses projets de conjuration. Le moment semblait favorable. Pompée se trouvant en Asie, l'Italie était privée de troupes; Antonius, affilié au complot, partageait le consulat avec Cicéron. Le calme existait à la surface, cependant des passions mal éteintes, des intérêts froissés, offraient au premier audacieux de nombreux moyens de perturbation (l) . Les hommes que Sylla avait dépouillés, comme ceux qu'il avait enrichis, mais qui avaient dissipé les fruits de leurs immenses rapines, étaient également mécontents ; de sorte que l'on voyait s'unir dans la même pensée de bouleversement et les vic­times et les complices de l'oppression passée.
Porté aux excès de tout genre, Catilina rêvait, au milieu des orgies, le renversement de l'oligarchie; mais il est per­mis de douter qu'il voulût mettre tout à feu et à sang, comme le dit Cicéron, et comme l'ont répété, d'après lui, la plupart des historiens. D'une naissance illustre, questeur en 677, il s'était distingué, en Macédoine, dans l'armée de Curion; il avait été préteur en 686, et gouverneur de l'Afrique l'année suivante. On lui reprochait d'avoir, au temps de sa jeunesse, trempé dans les meurtres de Sylla, de s'être associé aux hommes les plus malfamés, et rendu coupable d'incestes et d'autres crimes : il n'y aurait au­cune raison de l'en disculper, si l'on ne savait combien les partis politiques qui triomphent sont prodigues de calomnies envers les vaincus. D'ailleurs, il faut bien en convenir, les vices dont on se plaisait à le charger lui étaient communs avec beaucoup de personnages de cette époque, entre autres avec Antonius, collègue de Cicéron,


(1) « C'était au point qu'il ne fallait plue pour renverser le gouvernement malade qu'une légère impulsion du premier audacieux venu. » (Plutarque, Cicéron, xv.)

que celui-ci défendit plus tard. Doué d'une haute intelligence, d'une rare énergie, Catilina ne pouvait méditer une chose aussi insensée que le massacre et l'incendie. C'eût été vouloir régner sur des ruines et des tombeaux. La vérité se présentera mieux dans le portrait suivant, tracé par Cicéron, sept ans après la mort de Catilina, alors que, revenu à une appréciation plus calme, le grand orateur peignait sous des couleurs moins sombres celui qu'il avait tant défiguré : « Ce Catilina, vous n'avez pu l'oublier, je pense, avait, sinon la réalité, du moins l'apparence des plus grandes vertus. II faisait sa société d'une foule d'hommes pervers, mais il affectait d'être dévoué aux hommes les plus estimables. Si, pour lui, la débauche avait de puissants attraits, il ne se portait pas avec moins d'ardeur au travail et aux affaires. Le feu des passions dévorait son cœur, mais il avait aussi du goût pour les travaux guerriers. Non, je ne crois pas qu'il ait jamais existé sur la terre un homme qui offrît un assemblage aussi monstrueux de passions et de qualités si diverses, si contraires et en lutte continuelle (1).
La conjuration, conduite par l'esprit aventureux de son chef, avait pris un développement considérable. Des séna­teurs, des chevaliers, déjeunes patriciens, un grand nombre de citoyens notables des villes alliées, y participaient. Cicéron, instruit de ces menées, réunit le sénat au temple de la Concorde et lui fait part des renseignements qu'il avait reçus; il lui apprend que le 5 des calendes de novembre un soulèvement devait avoir lieu en Etrurie, que le lendemain une émeute éclaterait dans Rome, que la vie des consuls était menacée, que partout enfin des amas d'armes clé guerre et des tentatives pour embaucher des gladiateurs indiquaient des préparatifs effrayants. Catilina, interpellé par le consul, s'écrie que la tyrannie de quelques hommes, leur avarice,


 (1) Cicéron, Discours pour M. Cœliùs, v . Ce discours fut prononce en l'an 698.


leur inhumanité, sont les véritables causes du malaise qui tourmente la République; puis, repoussant avec mépris les projets de révolte qu'on lui prêtait, il termine par cette figure menaçante : « Le peuple romain est un corps robuste, mais sans tête : je serai cette tête (1). » II sortit à ces mots, laissant le sénat indécis et tremblant. L'assemblée cependant rendit le décret accoutumé qui enjoignait aux consuls de veiller à ce que la République ne reçût aucun dommage.
L'élection des consuls pour l'année suivante, jusque-là différée, eut lieu le 21 octobre 691, et Silanus ayant été nommé avec Murena , Catilina se trouva, une troisième fois, évincé. Il envoya alors en différentes parties de l'Italie des affidés, et, entre autres, G. Mallius en Etrurie, Septimius dans le Picenum, et C. Julius en Apulie, pour organiser la révolte (2). A l'embouchure du Tibre, une division de la flotte autrefois employée contre les pirates était prête à seconder ses projets (3). A Rome même l'assassinat de Cicéron était audacieusement tenté.
Le sénat fut convoqué de nouveau, le 8 novembre. Catilina avait osé venir siéger au milieu de ses collègues. Cicéron, dans une harangue devenue célèbre, l'apostropha avec l'accent de la plus vive indignation, et, par une dénon­ ciation foudroyante, le força de s'éloigner (4). Catilina, accompagné de trois cents de ses adhérents, partit le len­demain même, et alla rejoindre Mallius (5).


(1) Plutarque, Cicéron, xix.
(2) Salluste, Catilina, xxvii, xxviii.
(3) Cela ressort de ce que Florus (III, vi) dit du commandement de la flotte qu'avait L. Gellius et d'un passage de Cicéron (Premier discours après son retour, vii). L. Gellius s'exprima clairement sur le danger qu'avait couru la République, et proposa de faire décerner une couronne civique à Cicéron. (Cicéron, Lettres à Atticus, XII, xxi; — Discours contre Pison, in. — Aulu-Gelle, V, vi.)
(4) Cicéron, Première Catilinaire, i; — Seconde Catilinaire,i.
(5) Salluste, Catilina, xxxii.


  Les jours suivants, des nouvelles alarmantes répandues de toutes parts jetèrent Rome dans la plus vive anxiété. La stupeur y ré­gnait. Au mouvement des fêtes et des plaisirs avait succédé tout à coup un morne silence. On lève des troupes ; des postes armés sont placés sur différents points. Q. Marcius Rex est envoyé à Fésules (Fiesole) ; Q. Metellus Creticus, dans l'Apulie ; Pomponius Rufus, à Capoue; Q. Metellus Celer, dans le Picenum, et enfin le consul C. Antonius con­duit une armée en Etrurie. Cicéron avait détaché ce dernier de la conjuration en lui cédant le gouvernement lucratif de la Macédoine (I). Il avait accepté en échange celui de la Gaule, auquel il renonça aussi plus tard, ne voulant pas, après son consulat, quitter la ville et partir comme proconsul. Les principaux conjurés, à la tête desquels se trouvaient le préteur Lentulus et Cethegus, étaient restés à Rome. Ils continuèrent avec ardeur les préparatifs de l'insurrection et nouèrent des intelligences avec les envoyés allobroges. Cicéron, secrètement informé par ses espions, entre autres par Curius, épiait leurs démarches, et, quand il eut des preuves irrécusables, il les fit arrêter, convoqua le sénat et exposa le plan de la conjuration.
Lentulus fut obligé de se démettre de la préture. Sur neuf conjurés convaincus d'attentat contre la République, cinq seulement ne purent échapper : ils furent confiés à la garde des magistrats désignés par le consul. On remit Lentulus à son parent Lentulus Spinther; L. Statilius, à César; Gabinius, à Crassus ; Cethegus, à Cornificius, et Caeparius, qui venait d'être saisi dans sa fuite, au sénateur Cn. Terentius (2). Le sénat allait entamer un procès où toutes les formes de la justice seraient violées. Les jugements criminels n'étaient pas de sa compétence, et ni le consul ni l'assemblée n'avaient


(1) Salluste, Catilina, xxx, xxxi. — Plutarque, Cicéron, xvii.
(2) Salluste, Catilina, xlvii.


le droit de condamner un citoyen romain sans le concours du peuple. Quoi qu'il en soit, les sénateurs s'assemblèrent une dernière fois le 5 décembre pour délibérer sur la peine à porter contre les conjurés; ils étaient moins nombreux que les jours précédents. Beaucoup d'entre eux répu­gnaient à rendre une sentence de mort contre des citoyens appartenant à de grandes maisons patriciennes. Plusieurs, cependant, opinèrent pour la peine capitale, malgré la loi Porcia. Après eux, César prononça le discours suivant, dont la portée mérite une attention particulière :
« Pères conscrits, tous ceux qui délibèrent sur des affaires douteuses doivent être exempts de haine, d'affection, de colère et de pitié. Animé de ces sentiments, on parvient difficilement à démêler la vérité, et jamais personne n'a pu à la fois servir sa passion et ses intérêts. Dégagez votre raison de ce qui l'offusque, et vous serez forts; si la passion s'empare de votre esprit et le domine, vous serez sans force. Ce serait ici l'occasion, Pères conscrits, de rappeler combien de rois et de peuples, entraînés par la colère ou la pitié, ont pris de funestes résolutions; mais j'aime mieux rapporter ce que nos ancêtres, en résistant à la passion, ont su faire de bon et de juste. Dans notre guerre de Macédoine contre le roi Persée, la république de Rhodes, puissante et fière, qui devait sa grandeur à l'appui du peuple romain, se montra déloyale et hostile; mais, lorsque, la guerre terminée, on délibéra sur le sort des Rhodiens, nos ancêtres les laissèrent impunis, afin que personne n'attribuât la cause de la guerre à leurs richesses plutôt qu'à leurs torts. De même, dans toutes les guerres puniques, quoique les Carthaginois eussent souvent, soit pendant la paix, soit pendant les trêves, commis d'atroces perfidies, jamais nos pères, malgré l'occasion, ne les imitèrent, plus soucieux de leur honneur que d'une juste vengeance. Et vous, Pères conscrits, prenez garde que le crime de P. Lentulus et de ses complices ne l'emporte sur le sentiment de votre dignité, et ne consultez pas votre colère plutôt que votre réputation. En effet, s'il se trouve une peine égale à leurs forfaits, j'approuverai la mesure nouvelle ; si, au contraire, la grandeur du crime surpasse tout ce qu'on peut imaginer, il faut, je le pense, s'en tenir à ce qui a été prévu par les lois.
La plupart de ceux qui ont énoncé avant moi leur opinion ont déploré en termes étudiés et pompeux le malheur de la République; ils ont énuméré les horreurs de la guerre et les maux des vaincus, le rapt des jeunes filles et des jeunes garçons, les enfants arrachés des bras de leurs parents, les mères livrées aux caprices du vainqueur, le pillage des temples et des maisons, le carnage, l'incendie, partout enfin les armes, les cadavres, le sang et le deuil. Mais, par les dieux immortels, à quoi tendent ces discours? A vous faire détester la conjuration? Eh quoi ! celui qu'un attentat si grand et si atroce n'a pas ému, un discours l'enflammera ! Non, il n'en est pas ainsi; jamais les hommes ne trouvent légères leurs injures personnelles; beaucoup les ressentent trop vivement. Mais, Pères conscrits, ce qui est permis aux uns ne l'est pas aux autres. Ceux qui vivent humblement dans l'obscurité peuvent faillir par emportement, peu de gens le savent; tout est égal chez eux, renommée et fortune; mais ceux qui, revêtus de hautes dignités, passent leur vie en évidence, ne font rien dont chaque mortel ne soit instruit. Ainsi, plus haute est la fortune et moins grande est la liberté; moins il convient d'être partial, haineux et surtout colère. Ce qui chez les autres se nomme emportement, chez les hommes du pouvoir s'appelle orgueil et cruauté. Je pense donc, Pères conscrits, que toutes les tortures n'égaleront jamais les forfaits des conjurés; mais, chez la plupart des mortels, ce sont les dernières impressions qui restent, et on oublie les crimes des plus grands coupables, pour ne se souvenir que du châtiment, s'il a été trop sévère.
Ce qu'a dit D. Silanus, homme ferme et courageux, lui a été inspiré, je le sais, par son zèle pour la République, et, dans une affaire si grave, il n'a obéi ni à l'affection ni à la haine. Je connais trop la sagesse et la modération de cet illustre citoyen. Toutefois son avis me paraît, je ne dis pas cruel (car peut-on être cruel envers de pareils hommes?), mais contraire à l'esprit de notre gouvernement. Certes, Silanus, ou la crainte ou l'indignation vous aura forcé, vous, consul désigné, à adopter un nouveau genre de peine. Quant à la crainte, il est inutile d'en parler, lorsque, grâce à l'active prévoyance de notre illustre consul, tant de gardes sont sous les armes. Quant au châtiment, il nous est bien permis de dire la chose telle qu'elle est : dans l'affliction et dans l'infortune la mort est le terme de nos peines et non un supplice ; elle emporte tous les maux de l'humanité ; au delà plus de soucis ni de joie. Mais, au nom des dieux immortels! pourquoi n'ajoutiez-vous pas à votre opinion, Silanus, qu'ils seraient d'abord battus de verges? Est-ce parce que la loi Porcia le défend? Mais d'autres lois aussi défendent d'ôter la vie à des citoyens condamnés, et prescrivent l'exil. Est-ce parce qu'il est plus cruel d'être frappé de verges que d'être mis à mort? Mais y a-t-il rien de trop rigoureux, de trop cruel, envers des hommes convaincus d'un si noir attentat? Si donc cette peine est trop légère, convient-il de respecter la loi sur un point moins essentiel, pour l'enfreindre dans ce qu'elle a de plus grave? Mais, dira-t-on, qui blâmera votre décret contre les parricides de la République ? Le temps, la circonstance, la fortune, dont le caprice gouverne le monde. Quoi qu'il leur arrive, ils l'auront mérité. Mais vous, Sénateurs, considérez l'influence que, pour d'autres accusés, peut avoir votre décision. Les abus naissent souvent d'exemples bons dans le principe; mais, dès que le pouvoir tombe entre les mains d'hommes moins éclairés ou moins honnêtes, un précédent juste et raison­nable reçoit une application contraire à la justice et à la raison.
Les Lacédémoniens imposèrent à Athènes vaincue un gouvernement de trente chefs. Ceux-ci commencèrent par faire périr sans jugement tous ceux que leurs crimes signalaient à la haine publique; le peuple de se réjouir et de dire que c'était bien fait. Plus tard, lorsque s'accrurent les abus de ce pouvoir, bons et méchants furent également immolés au gré du caprice ; le reste était dans la terreur. Ainsi Athènes, accablée sous la servitude, expia cruellement sa joie insensée. De nos jours, lorsque Sylla, vainqueur, fit égorger Damasippe et d'autres hommes de cette espèce, parvenus aux dignités pour le malheur de la République, qui ne louait point une pareille action? Ces scélérats, ces factieux, dont les séditions avaient boule­versé la République, avaient, disait-on, mérité de périr. Mais ce fut le signal d'un grand carnage. Car quelqu'un convoitait-il la maison ou la terre d'autrui, ou seulement un vase, un vêtement, on s'arrangeait de manière à le faire mettre au nombre des proscrits. Ainsi, ceux pour qui la mort de Damasippe avait été un sujet de joie furent bientôt eux-mêmes traînés au supplice, et les massacres ne cessèrent que lorsque Sylla eut gorgé tous les siens de richesses.
Certes, je ne redoute rien de semblable, ni de M. Tullius, ni des circonstances actuelles; mais, dans un grand Etat, il y a tant de natures différentes ! Qui sait si, à une autre époque, sous un autre consul, maître d'une armée, un complot imaginaire ne serait pas cru véritable? Et si un consul, fort de cet exemple et d'un décret du sénat, tire une fois le glaive, qui l'arrêtera, qui le modérera ?
Nos ancêtres, Pères conscrits, ne manquèrent jamais de prudence ni de décision, et l'orgueil ne s'opposait point à ce qu'ils adoptassent les usages étrangers, quand ils leur paraissaient bons. Aux Samnites ils empruntèrent leurs armes offensives et défensives ; aux Étrusques, la plupart d es insignes de nos magistrats; enfin tout ce qui, chez leurs alliés ou leurs ennemis, leur paraissait utile, ils mettaient une ardeur extrême à se l'approprier, aimant mieux imiter les bons exemples que d'en être jaloux. A la même époque, adoptant un usage de la Grèce, ils infligèrent les verges aux citoyens et le dernier supplice aux condamnés. Plus tard la République s'agrandit; l'agglomération des citoyens donna aux factions plus d'importance, l'innocent fut opprimé ; on se porta à bien des excès de ce genre. Alors la loi Porcia et beaucoup d'autres lois furent promulguées, qui n'autorisent que l'exil contre les condamnés. Cette considération, Pères conscrits, est, à mon avis, la plus forte pour faire rejeter l'innovation proposée. Certes ils nous étaient supérieurs en vertu et en sagesse ces hommes qui, avec de si faibles moyens, ont élevé un si grand empire, tandis que nous conservons à peine un héritage si glorieusement acquis. Faut-il donc mettre en liberté les coupables, et en grossir l'armée de Catilina? Nullement; mais je vote pour que leurs biens soient confisqués, eux-mêmes emprisonnés dans les municipes les mieux pourvus de force armée, afin qu'on ne puisse jamais, par la suite, proposer leur réhabilitation, soit au sénat, soit au peuple ; que quiconque contreviendra à cette mesure soit déclaré par le sénat ennemi de l'Etat et du repos public (1). »


(1) Salluste, Catilina, li. — Appien, Guerres civiles, II, vi.


  A ce noble langage, qui révèle l'homme d'État, comparons les discours déclamatoires des orateurs qui concluaient à la peine de mort: « Je veux, s'écrie Cicéron, arracher aux massacres vos femmes, vos enfants et les saintes prêtresses de Vesta; aux plus affreux outrages, les temples et les sanctuaires; notre belle patrie, au plus horrible incendie; l’ Italie, à la dévastation (1) ... Les conjurés veulent tout égorger, afin qu'il ne reste plus personne pour pleurer la République et se lamenter sur la ruine d'un si grand empire (2) ... » Et quand il parle de Catilina : « Est-il dans toute l'Italie un empoisonneur, est-il un gladiateur, un brigand, un assassin, un parricide, un fabricateur de testaments, un suborneur, un débauché, un dissipateur, un adultère ; est-il une femme décriée, un corrupteur de la jeunesse, un homme taré, un scélérat enfin, qui n'avoue avoir vécu avec Catilina dans la plus grande familiarité c3)? » Certes, ce n'est point là le langage froid et impartial qui convient au juge.
Cicéron fait bon marché de la loi et des principes ; il lui faut, avant tout, des arguments pour sa cause, et il va chercher dans l'histoire les faits qui peuvent l'autoriser à mettre à mort des citoyens romains. Il vante, comme un exemple à suivre, le meurtre de Tiberius Gracchus par Scipion Nasica, celui de Caius Gracchus par le consul Lucius Opimius (4), oubliant que naguère, dans une harangue fameuse, il appelait les deux célèbres tribuns les plus brillants génies, les vrais amis du peuple (5), et que les meurtriers des Gracques, pour avoir fait massacrer des personnages inviolables, furent en butte à la haine et au mépris de leurs concitoyens.


(1) Cicéron, Quatrième Catilinaire, i.
(2) Cicéron, Quatrième Catilinaire, ii .
(3) Deuxième Catilinaire, iv.
(4) Première Catilinaire, i, ii.
(5) Deuxième Discours sur la loi agraire, v.


  Cicéron lui-même payera bientôt de l'exil sa rigueur envers les complices de Catilina.
Le discours de César avait fait une telle impression sur l'assemblée, que plusieurs sénateurs, entre autre le frère de Cicéron, se rallièrent à son avis (1). Decimus Silanus, consul désigné, modifia le sien, et Cicéron enfin semblait prêt à dégager sa responsabilité en disant : « Si vous adoptez l'opinion de César, comme il s'est toujours attaché au parti qui passe dans la République pour être celui du peuple, il est probable qu'une sentence dont il sera l'auteur et le garant m'exposera à moins d'orages populaires (2). » Cepen­dant il persévéra dans la demande de la mise à mort immé­diate des accusés. Mais Caton surtout raffermit la majorité chancelante du sénat par les paroles les plus capables d'in­fluencer son auditoire ; loin de faire vibrer les sentiments élevés et le patriotisme, il en appelle aux intérêts égoïstes et à la peur. « Au nom des dieux immortels, s'écrie-t-il, je vous adjure, vous, pour qui vos maisons, vos terres, vos Statues, vos tableaux, ont toujours été d'un plus grand prix que la République, si ces biens, de quelque nature qu'ils soient, vous voulez les conserver; si à vos jouissances vous voulez ménager un loisir nécessaire, sortez enfin de votre engourdissement et prenez en main la chose publique (3) ; ce qui veut dire, en d'autres termes : Si vous voulez jouir paisiblement de vos richesses, condamnez les accusés sans les entendre. » C'est ce que fit le sénat.
Un incident singulier vint montrer, au milieu de ces débats, à quel point César éveillait les soupçons. Au moment le plus animé de la discussion, on lui apporte un billet. Il le lit avec empressement. Caton et d'autres sénateurs, suppo­sant un message de l'un des conjurés, veulent en exiger la lecture devant le sénat.

(1) Suétone, César, xiv.
(2) Cicéron, Quatrième Discours contre Catilina, v.
(3) Salluste, Catilina, l.

  César remet le billet à Caton, placé près de lui. Celui-ci reconnaît une lettre d'amour de sa sœur Servilie, la rejette avec indignation, s'écriant : « Tiens, ivrogne (1); » injure gratuite, puisqu'il rendait lui-même justice à la tempérance de César, le jour où il disait que, de tous les hommes qui avaient renversé l'Etat, c'était le seul qui l'eût fait à jeun (1). Caton exprime encore avec plus de force les appréhensions de son parti, en disant : « Si, au milieu d'alarmes si grandes et si générales, César seul est sans crainte, c'est pour vous comme pour moi un motif de craindre davantage (3). » Caton alla plus loin. Après la con­damnation à mort des accusés, il essaya de pousser à bout César en tournant contre eux une opinion que celui-ci avait émise dans leur intérêt : il proposa de confisquer leurs biens. Le débat prit alors une vivacité nouvelle. César déclara que c'était une indignité, après avoir rejeté ce que son avis avait d'humain, d'en adopter la disposition rigoureuse, d'aggraver
le sort des condamnés et d'ajouter à leur supplice (4). Comme sa protestation ne rencontrait pas d'écho dans le sénat, il adjura les tribuns d'user de leur droit d'intercession, mais ceux-ci restèrent sourds à son appel. L'agitation était à son comble, et, pour y mettre fin, le consul, pressé de terminer une lutte dont l'issue pouvait devenir douteuse, consentit à ce que la confiscation ne fût pas mentionnée dans le sénatus- consulte.
 Tandis qu'au dehors la populace, excitée par les amis des conjurés, faisait entendre des clameurs séditieuses, les che­valiers qui formaient la garde autour du temple de la Con­corde, exaspérés du langage de César et de la lenteur des débats,


(1) Plutarque Caton, xxviii. — Voy. le Parallèle d'Alexandre et de César, vii.
(2) Suétone, César, liii.
(3) Salluste, Catilina, lii
(4) Plutarque, Cicéron, xxviii.


 firent irruption dans l'assemblée ; ils entourèrent César en proférant des menaces, et, malgré sa qualité de grand pontife et celle de préteur désigné, ils dirigèrent contre lui leurs épées, que M. Curion et Cicéron détournè­rent avec générosité (1). Leur protection lui permit de rega­gner sa demeure : il déclara toutefois qu'il ne reparaîtrait au sénat que lorsque de nouveaux consuls sauraient y assurer l'ordre et la liberté des délibérations.
Cicéron, sans perdre de temps, alla avec les préteurs chercher les condamnés et les conduisit dans la prison du Capitule, où ils furent immédiatement exécutés. Alors la foule inquiète, ignorante de ce qui se passait, demandant ce qu'étaient devenus les prisonniers, Cicéron répondit ces simples mots : « Ils ont vécu (2). »
II est facile de se convaincre que César n'était point un conspirateur; mais cette accusation s'explique par la pusil­lanimité des uns et la rancune des autres. Qui ne sait que, dans les temps de crise, les gouvernements faibles taxent toujours de complicité la sympathie pour les prévenus et ne ménagent point la calomnie à leurs adversaires? Q. Catulus et C. Pison étaient animés contre lui d'une haine si ardente, qu'ils avaient obsédé le consul pour qu'il l'impliquât dans les poursuites dirigées contre les complices de Catilina. Cicéron avait résisté. Le bruit de sa participation au complot ne s'en était pas moins répandu, et il avait été accueilli avec em­pressement par la foule des envieux (3). César n'était pas du nombre des conjurés; s'il en eût été, son influence aurait suffi pour les faire absoudre en triomphe (4). Il avait une trop


(1) Salluste, Catilina, xlix.
(2) Suétone, César, iii.
(3) Salluste, Catilina, xlix.
(4) « On craignait son pouvoir et le grand nombre d'amis dont il était soutenu, car tout le monde était persuadé que les accusés seraient enveloppés dans l'ab­ solution de César, bien plutôt que César dans leur châtiment. » (Plutarque, Cicéron, xxvii.)


haute idée de lui-même, il jouissait d'une trop grande con­ sidération , pour penser arriver au pouvoir par une voie sou­ terraine et des moyens réprouvés. Quelque ambitieux que soit un homme, il ne conspire pas lorsqu'il peut atteindre son but par des moyens légaux. César était bien sûr d'être porté au consulat, et jamais son impatience ne trahit son ambition. De plus, il avait constamment montré une aver­ sion prononcée pour la guerre civile ; et comment se serait-il jeté dans une conspiration vulgaire avec des individus décriés, lui qui refusa de participer aux tentatives de Lepi dus, alors à la tête d'une armée? Si Cicéron avait cru César coupable, aurait-il hésité à l'accuser, quand il n'avait pas craint de compromettre, à l'aide d'un faux témoin, un per­ sonnage aussi important que Licinius Crassus (1)? Comment, la veille de la condamnation, aurait-il confié à César la garde d'un des conjurés? L'aurait-il disculpé lui-même dans la suite, lorsque l'accusation fut renouvelée? Enfin, si César, comme on le verra plus loin, d'après Plutarque, préférait être le premier dans une bourgade des Alpes que le second dans Rome, comment aurait-il consenti à être le second de Catilina?
L'attitude de César dans ce procès n'a donc rien qui ne se puisse expliquer simplement. Tout en blâmant la conju­ration, il ne voulait pas qu'on s'écartât, pour la réprimer, des règles éternelles de la justice. Il rappelle à des hommes aveuglés par la passion et la crainte que les violences inutiles ont toujours amené des réactions funestes. Les exemples tirés de l'histoire lui servent à prouver que la modération est toujours la meilleure conseillère. Il est clair aussi que, tout en méprisant la plupart des auteurs du complot, il n'était pas sans sympathie pour une cause qui
(1) « Et j'ai moi-même entendu plus tard Crassus dire hautement qu'un si cruel affront lui avait été ménagé par Cicéron. » (Salluste,Catilina, xlviii.)
se rapprochait de la sienne par des instincts et des ennemis communs. Dans les pays livrés aux divisions des partis, combien n'y a-t-il pas de gens qui souhaitent le renverse­ment du gouvernement existant, sans cependant vouloir prendre part à une conspiration? Telle était la position de César.
La conduite, au contraire, de Cicéron et du sénat ne peut guère être justifiée. Violer la loi était peut-être une nécessité; mais dénaturer la sédition pour la rendre odieuse, recourir à la calomnie pour avilir les accusés, les condamner à mort sans leur permettre de se défendre, c'était une preuve évidente de faiblesse. En effet, si les intentions de Catilina n'eussent pas été travesties, l'Italie entière aurait répondu à son appel, tant on était fatigué du joug humiliant qui pesait sur Rome ; mais on le signala comme méditant l'incendie, le meurtre, le pillage. « Déjà, disait-on, les torches sont allumées, les assassins sont à leurs postes, les conjurés boivent du sang humain et se disputent les lambeaux d'un homme qu'ils ont égorgé (1). » C'est par ces bruits habilement répandus, par ces exagérations dont Cicéron se moqua lui-même plus tard (2),


(1) On peut lire dans les historiens du temps le récit des fables inventées à plaisir pour perdre les conjures. Ainsi Catilina, voulant lier par un serment les complices de son crime, aurait fait passer à la ronde des coupes remplies de sang humain et de vin. (Salluste, Catilina, xxii.) Selon Plutarque, ils auraient égorgé un homme, et tous auraient mangé de sa chair. (Plutarque, Cicéron, xiv. — Florus, IV, i.)
(2) Cicéron avoua lui-même que ces accusations étaient des lieux communs pour le besoin de la cause. Dans une lettre à Atticus, il décrit une scène qui se passa au sénat peu de temps après le retour de Pompée à Rome. Il nous dit que ce général se contenta de louer tous les actes du sénat, sans rien ajouter de personnel à lui, Cicéron; « mais Crassus, continue-t-il, se leva et en parla avec beaucoup d'éloquence... Bref, il aborda tout ce lieu commun de fer et de flamme, que j'ai coutume de traiter, vous savez de combien de manières, dans mes harangues, dont vous êtes le souverain critique. » (Cicéron, Lettres à Atticus, I, xiv.)


que les dispositions du peuple, d'abord favorables à la révolte, se tournèrent bientôt contre elle (1).
Que Catilina se soit associé, comme tous les promoteurs de révolutions, à des hommes qui n'avaient rien à perdre et avaient tout à gagner, on ne saurait le contester; mais com­ment croire que la majorité de ses complices fût composée de criminels chargés de vices? De l'aveu de Cicéron, beau­ coup d'individus honorables figuraient parmi les conjurés (2). Des habitants des colonies et des municipes, tenant aux premières familles de leur pays, vinrent se joindre à Cati­ lina. Plusieurs fils de sénateurs, et entre antres Aulus Fulvius (3), furent arrêtés au moment où ils allaient passer aux insurgés, et mis à mort par les ordres de leur père. Presque tonte la jeunesse romaine, dit Salluste, favorisait alors les desseins du hardi conspirateur; et, d'un autre côté, dans tout l'empire, la populace, avide de ce qui est nouveau, approuvait son entreprise (4).
Que Catilina ait été un homme pervers et cruel dans le genre de Marins et de Sylla, cela est probable; qu'il ait voulu arriver au pouvoir par la violence, cela est certain; m ais qu'il eût gagné à sa cause tant d'individus importants, qu'il les eût fanatisés, qu'il eût si profondément agité les peuples d'Italie, sans avoir proclamé une idée grande et généreuse, c'est ce qui n'est pas vraisemblable.


(1) « La populace, qui d'abord, par amour de la nouveauté, n'avait été que trop portée pour cette guerre, change de sentiment, maudit l'entreprise de Catilina, et élève Cicéron jusqu'aux nues. » (Salluste, Catilina, xlviii.)
(2) Salluste, Catilina xxxix. — Dion-Cassius, XXXVII, xxxvi.
(3) ° Plusieurs jeunes gens estimables étaient attachés à cet homme méchant et corrompu. » (Cicéron, Discours pour M. Caelius, iv.) « II avait réuni autour de lui des hommes perverti et audacieux, en même temps qu'il s'était attaché nombre de citoyens vertueux et fermes, par les faux semblants d'une vertu affectée. » (Cicéron, ibidem, vi.)
(4) Salluste, Catilina xvii.


En effet, quoique attaché au parti de Sylla par ses antécédents, il savait que le seul drapeau capable de rallier de nombreux partisans était celui de Marius. Aussi conservait-il depuis longtemps chez lui, avec un soin religieux, l'aigle d'argent qui avait guidé les légions de cet illustre capitaine (1). Ses discours viennent encore confirmer cette appréciation; en s'adressant à ses complices, il se plaint de voir les destinées de la République dans les mains d'une faction qui exclut le plus grand nombre de toute participation aux honneurs et aux richesses (2). Il écrit à Catulus, personnage des plus respectés, avec lequel il était resté en relation, la lettre sui­vante, qui ne manque ni de simplicité, ni d'une certaine grandeur, et dont le calme offre un contraste frappant avec la véhémence de Cicéron.
« L. Catilina à Q. Catulus, salut. Ton amitié éprouvée, qui m'a toujours été précieuse, me donne l'assurance que dans mon malheur tu écouteras ma prière. Je ne veux point justifier le parti que je viens de prendre. Ma con science ne me reproche rien, et je veux seulement t'exposer mes motifs, que certes tu trouveras légitimes. Poussé à bout par les insultes et les injustices de mes ennemis, privé de la récompense due à mes services, enfin désespérant d'obtenir jamais la dignité à laquelle j'avais droit, j'ai pris en main, selon ma coutume, la cause commune de tous les malheureux. On me représente comme entraîné par mes dettes à cette audacieuse résolution : c'est une calomnie. Mes biens personnels suffisent pour acquitter mes engagements ; et l'on sait que, grâce à la générosité de ma femme et de sa fille, j'ai fait honneur à d'autres engagements qui m'étaient étrangers. Mais je ne puis voir de sang-froid des hommes indignes au faîte des honneurs, tandis qu'on m'en écarte par de vaines accusations.


(1) « .... et cette aigle d'argent, à laquelle il avait consacre dans sa maison un autel. » (Cicéron, Deuxième Catilinaire, vi.)
(2) Salluste, Catilina, xx.


Dans l'extrémité où l'on m'a réduit, j'embrasse le seul parti qui reste à un homme de cœur pour défendre sa position politique. Je voudrais t'en écrire davantage, mais j'apprends qu'on prépare contre moi les dernières violences. Je te recommande Orestilla et la confie à ta foi. Protège-la, je t'en supplie par la tête de tes enfants. Adieu. »
Les mêmes sentiments animaient les insurgés sous les ordres de Mallius. Ils se révèlent par ces paroles : « Nous prenons les dieux et les hommes à témoin que ce n'est ni contre la patrie que nous avons saisi les armes, ni contre la sûreté de nos concitoyens. Nous voulons seulement garantir nos personnes de l'oppression, nous, malheureux indigents, qui, grâce aux violences et à la cruauté des usuriers, sommes la plupart sans patrie, tous voués au mépris et à la pauvreté. Nous ne demandons ni le pouvoir ni les richesses, ces grandes et éternelles causes de guerres et de dissensions entre les humains ; nous ne voulons que la liberté, à laquelle tout homme de bien ne renonce qu'avec la vie. Nous vous en conjurons, vous le Sénat, prenez en pitié de malheureux concitoyens (1). »
Ces citations indiquent assez le véritable caractère de l'insurrection, et ce qui prouve que les partisans de Catilina n'étaient pas si dignes de mépris, c'est leur persévérance et leur détermination. Le sénat, ayant déclaré Catilina et Mal­lius ennemis de la patrie, promit une amnistie entière et deux cent mille sesterces (2) à quiconque abandonnerait les rangs ennemis; « or il ne se trouva pas, dit Salluste (3), un seul homme dans une si grande multitude, que l'appât de la récompense déterminât à révéler la conjuration, pas un qui désertât le camp de Catilina, tant était fort le mal qui,


(1) Salluste, Catilina, xxxiii, Discours des députés envoyés par Mallius à Marcius Rex.
(2) Salluste, Catilina, xxx.
(3) Salluste, Catilina, xxxvi.


comme une contagion, avait infecté l'âme de la plupart des citoyens. » Ce qui prouve que Catilina, quoique sans scrupules et sans principes, avait cependant la conscience de défendre une cause qu'il voulait ennoblir, c'est que, loin d'appeler les esclaves à la liberté, comme l'avaient fait Sylla, Marius et Cinna, exemple séduisant pour un conspi­rateur, il refusa de s'en servir (1), malgré les conseils de Lentulus, qui lui faisait dire ces mots significatifs : « Déclaré ennemi de Rome, dans quel but Catilina refuserait-il les esclaves (2)? » Enfin, ce qui prouve que, parmi ces révoltés qu'on nous présente comme un ramassis de bandits, prêts à se disperser sans résistance (3), il existait cependant une foi ardente et un véritable fanatisme , c'est l'héroïsme de la lutte suprême. Les deux armées se rencontrent dans la plaine de Pistoïa le 5 janvier 692; un combat terrible s'en­gage, et, l'espoir de vaincre perdu, aucun des soldats de Catilina ne recule. Tous, à l'exemple de leur chef, se font tuer, les armes à la main ; tous sont retrouvés sans vie, mais à leurs rangs, groupés autour de l'aigle de Marius, relique glorieuse de la guerre contre les Cimbres, insigne vénéré de la cause populaire (4).
Certes Catilina était coupable de tenter le renversement des lois de son pays par la violence ; mais il ne faisait que suivre les exemples de Marius et de Sylla. Il rêvait une dic­tature révolutionnaire, la ruine du parti oligarchique,


(1) « En attendant, il refusait des esclaves qui, dès le commencement, n'avaient cesse de venir le joindre par troupes nombreuses. Plein de confiance dans les ressources de la conjuration, il regardait comme contraire à sa poli­tique de paraître rendre la cause des citoyens commune à celle des esclaves. » (Salluste, Catilina, lvi.)
(2) Salluste, Catilina, xliv.
(3) « Gens qui tomberont à nos pieds, si je leur montre, je ne dis pas la pointe de nos armes, mais l’édit du préteur. » (Cicéron, Deuxième Catilinaire, iii)
(4) Salluste, Catilina, lxi.


et,comme le dit Dion-Cassius, le changement de la constitution de la République et le soulèvement des alliés (1). Son succès néanmoins eût été un malheur; un bien durable ne peut jamais sortir de mains impures (2).
VI. Cicéron croyait avoir détruit tout un parti, il se trompait : il n’avait fait que déjouer une conspiration et dégager une grande cause des imprudents qui la compro­mettaient ; la mort illégale des conjurés réhabilita leur mé­moire, et on trouva un jour le tombeau de Catilina couvert de fleurs (3). On peut légitimement violer la légalité, lorsque, la société courant à sa perte, un remède héroïque est indis­pensable pour la sauver, et que le gouvernement, soutenu par la masse de la nation, se fait le représentant de ses inté­rêts et de ses désirs. Mais, au contraire, lorsque, dans un pays divisé par les factions, le gouvernement ne représente que l'une d'elles, il doit, pour déjouer un complot, s'atta­cher au respect le plus scrupuleux de la loi, car alors toute mesure extra-légale paraît inspirée non par un intérêt géné­ral, mais par un sentiment égoïste de conservation, et la majorité du public, indifférente ou hostile, est toujours disposée à plaindre l'accusé, quel qu'il soit, et à blâmer la sévérité de la répression.
Cicéron fut enivré de son succès ; la vanité le rendit ridicule (4). Il se crut aussi grand que Pompée, lui écrivit


(1) Dion-Cassius, XXXVII, x.
(2) L'Empereur Napoléon, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, traite aussi de fable cette opinion des historiens qui prétendent que Catilina voulait brûler Rome et la livrer au pillage, pour gouverner ensuite sur des ruines. L'Empe­reur pensait, dit M. de Las-Cases, que c'était plutôt quelque nouvelle faction, à la façon de Marius et de Sylla, qui, ayant échoué, avait vu accumuler sur son chef toutes les accusations banales qu'on élève en pareil cas.
(3) Cicéron, Discours pour Flaccus, xxxviii.
(4) « II excita l'animadversion publique, non par une mauvaise action, mais par l'habitude de se vanter lui-même. Il n'allait jamais au sénat, aux assemblées du peuple, aux tribunaux, qu'il n'eût sans cesse à la bouche les noms de Catilina et de Lentulus. » (Plutarque, Cicéron, xxxi.)


avec la fierté d'un vainqueur, n'en reçut qu'une froide réponse (1), et vit bientôt s'accomplir les paroles prophé­tiques de César : « On oublie les fautes des plus grands criminels, pour ne se souvenir que du châtiment, s'il a été trop sévère (2). »
Avant même la bataille de Pistoia, quand les poursuites contre les partisans de Catilina se continuaient encore, le sentiment général était déjà hostile à celui qui les avait provoquées, et Metellus Nepos, envoyé récemment d'Asie par Pompée, blâmait ouvertement la conduite de Cicéron. Lorsqu'au sortir de ses fonctions celui-ci voulut haranguer le peuple, afin de glorifier son consulat, Metellus, nommé tribun, lui ferma la bouche en s'écriant : « L'homme qui n'a pas permis aux accusés de se défendre ne se défendra pas lui-même. » Et il lui ordonna de se borner au serment d'usage, qu'il n'avait rien fait de contraire aux lois. « Je «jure, repartit Cicéron, que j'ai sauvé la République. » Cette exclamation orgueilleuse a beau être applaudie par Caton et les assistants, qui le saluent du nom de Père de la patrie, cet enthousiasme n'aura qu'une durée éphémère (3).


(1) Cicéron, Lettres familières, V, vii; Lettre à Pompée,
(2) Voy. le Discours de César cité plus haut.
(3) II n'est pas sans intérêt de reproduire ici, d'après les lettres de Cicéron, la liste des discours qu'il a prononcés pendant l'année de son consulat : « J'ai voulu, moi aussi, avoir (comme Démosthène) mes harangues politiques, qu'on peut nommer consulaires. La première et la seconde sont sur la loi agraire .l'une, dans le sénat, aux calendes de janvier; l'autre, devant le peuple; la troisième, sur Othon; la quatrième, pour Rabirius; la cinquième, sur les enfants des proscrits ; la sixième, sur mon désistement de ma province ; la septième est celle qui a chassé Catilina; la huitième a été prononcée devant le peuple le lendemain de sa fuite; la neuvième, à la tribune, le jour où les Allobroges sont venus déposer; la dixième, au sénat, le 5 décembre. Il y en a encore deux, moins longues, qui sont comme des annexes des deux pre­mières sur la loi agraire. » (Cicéron, Lettres à Atticus II, i.)


VII. César, désigné préteur urbanus l'année précédente, prit en 692 possession de sa charge. Bibulus, son ancien collègue dans l'édilité et son adversaire déclaré, lui fut adjoint. Plus son influence augmentait, plus il semble l'avoir mise au service de Pompée, qui, depuis son départ, était resté l'objet des espérances du parti populaire. Il contribua plus que tout autre à faire décerner au vainqueur de Mithridate des honneurs inusités (1), tels que le privilège d'assister aux jeux du cirque avec la robe triomphale et une cou­ronne de laurier, et aux représentations théâtrales avec la prétexte, insigne des magistrats (2). Bien plus, il fit tous ses efforts pour réserver à Pompée une de ces satisfactions d'amour-propre auxquelles les Romains attachaient un grand prix.
Les personnes chargées de réédifier un monument public obtenaient, à la fin des travaux, l'honneur d'y graver leur nom. Catulus avait fait inscrire le sien sur le temple de Jupiter, incendié au Capitule en 671, et dont la reconstruc­tion lui avait été confiée par Sylla. Ce temple n'était pas entièrement terminé. César réclama contre cette illégalité, accusa Catulus d'avoir détourné une partie de l'argent des­tiné à cette restauration, et proposa de charger Pompée, à son retour, d'achever l'œuvre, d'y mettre son nom à la place de celui de Catulus, et d'en faire la dédicace (3). Non seulement César donnait par là un témoignage de déférence à Pompée, mais il voulait plaire à la multitude en portant une action contre un des chefs les plus estimés du parti aristocratique.
La nouvelle de cette accusation mit le sénat en émoi, et l'empressement des grands à accourir au Forum pour reje­ter la proposition fut telle,


(1) Velleius Paterculus, II, xl. — Dion-Cassius, XXXVII, xxi.
(2) Suétone, César, xlvi.
(3) Dion-Cassius, XXXVII, xliv; XLIII, xiv.

qu'ils négligèrent ce jour-là d'aller, suivant la coutume, féliciter les nouveaux consuls (l) , preuve que, dans cette circonstance encore, il s'agissait bien d'une lutte de partis. Catulus se défendit lui-même, sans pouvoir toutefois aborder la tribune, et, le tumulte augmentant, César dut céder à la force. L'affaire n'eut pas d'autres suites (2).
Le sentiment public continuait à réagir contre la conduite du sénat, et n'hésitait pas à l'accuser hautement du meurtre des complices de Catilina. Metellus Nepos, soutenu par les amis des conjurés, par les partisans de son patron et ceux de César, prit l'initiative d'une loi pour rappeler Pompée avec son armée, afin, disait-il, de maintenir l'ordre dans la ville, de protéger les citoyens et d'empêcher qu'ils ne fussent mis à mort sans jugement. Le sénat, et surtout Caton et Q. Minucius, offusqués déjà des succès de l'ar­mée d'Asie, opposèrent à ces propositions une résistance absolue.
Le jour du vote des tribus, les scènes les plus tumul­tueuses eurent lieu. Caton alla s'asseoir entre le préteur César et le tribun Metellus, pour les empêcher de commu­ niquer ensemble. On en vint aux coups, on tira les épées (3), et les deux factions se chassèrent tour à tour du Forum, jusqu'à ce qu'enfin le parti du sénat l'emporta. Metellus, obligé de s'enfuir, déclara qu'il cédait à la force et qu'il allait retrouver Pompée, qui saurait bien les venger tous deux. C'était le premier exemple d'un tribun abandonnant Rome pour se réfugier dans le camp d'un général. On le destitua de ses fonctions et César de celles de préteur (4).


(1) Suétone, César, xv.
(2) Suétone, César, xvi.
(3) Dion-Cassius, XXXVII, xliii. Discours pour Sextius, xxix.
(4) Suétone, César, xvi.


Ce dernier n'en tint pas compte, garda ses licteurs et continua à rendre la justice ; mais, averti qu'on voulait employer contre lui des mesures coercitives, il se démit volontaire­ment de sa charge et se renferma dans sa maison.
Cependant cet outrage aux lois ne fut pas pris avec indif­férence. Deux jours après un attroupement se forma devant la demeure de César ; on le pressait à grands cris de ressai­sir sa dignité; il engagea la foule à rester dans le devoir. Le sénat, qui s'était réuni au bruit de cette émeute, le fit appeler, le remercia de son respect pour les lois, et le réin­tégra dans la préture.
Ainsi César se tenait dans la légalité et obligeait le sénat d'en sortir. Ce corps, jadis si ferme, mais si modéré, ne reculait plus devant des coups d'autorité : en même temps un tribun et un préteur étaient contraints de se dérober à ses actes arbitraires. C'étaient, depuis les Gracques, les mêmes scènes de violence, tantôt de la part des grands, tantôt de la part du peuple.
La justice que la crainte d'un mouvement populaire venait de faire rendre à César n'avait pas découragé la haine de ses ennemis. Ils tentèrent de renouveler contre lui l'ac­cusation de complicité dans la conspiration de Catilina. A leur instigation, Vettius, employé autrefois par Cicéron, comme espion, à la découverte du complot, le cita devant le questeur Novius Niger (1), et Curius, auquel des récom­penses publiques avaient été décernées, l'accusa devant le sénat. Tous deux attestaient son affiliation aux conjurés, prétendant tenir ce fait de la bouche même de Catilina. César se défendit sans peine et invoqua le témoignage de Cicéron, qui n'hésita pas à le disculper. La séance néan­moins s'étant prolongée, le bruit de l'accusation se répandit dans la ville; la foule, inquiète du sort de César, vint eu masse le redemander; elle se montrait si irritée, que, pour la calmer,


(1) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xxiv.


  Caton jugea nécessaire de proposer au sénat un décret ordonnant des distributions de blé aux pauvres; ce qui greva le trésor de plus de 1,250 talents par an (7,276,250 francs) (1). On se hâta de déclarer l'accusation calomnieuse ; Curius se vit privé de la récompense promise; Vettius, conduit en prison, faillit être mis en pièces devant les rostres (2). Le questeur Novius fut également arrêté pour avoir permis qu'on accusât devant son tribunal un préteur, dont l'autorité était supérieure à la sienne (3). Non content de se concilier la faveur populaire,
César s'attirait la bienveillance des premières dames romaines ; et, malgré sa passion prononcée pour les femmes, il est impossible de ne pas apercevoir dans le choix de ses maî­tresses un but politique, puisque toutes tenaient par diffé­rents liens à des hommes qui jouaient ou furent appelés à jouer un rôle important. Il avait eu des relations intimes avec Tertulla, femme de Crassus ; Mucia, femme de Pompée ; Lollia, fille d'Aulus Gabinius, qui fut consul en 696; Postumia, femme de Servius Sulpicius, élevé au consulat en 703, et attiré dans le parti de César par l'influence de celle-ci ; mais la femme qu'il préféra fut Servilie, sœur de Caton et mère de Brutus, à laquelle il donna, pendant son pre­mier consulat, une perle évaluée six millions de sesterces (1,140,000 francs) (4); cette liaison rend peu probables les bruits qui coururent, que Servilie favorisait une intrigue amoureuse entre lui et sa fille Tertia (5). Est-ce par l'entre­mise de Tertulla que Crassus se réconcilia avec César, ou bien y était-il porté par les injustices du sénat et par sa propre jalousie contre Pompée?


(1)Plutarque, César, ix.
(2)Suétone, César, xvii.
(3)Suétone, César, xvii.
(4)Suétone, César, l.
(5)Suétone, César, l.


Quelle qu'ait été la cause de ce rapprochement, Crassus semble avoir fait cause com­mune avec lui dans toutes les questions qui l'intéressaient, dès le consulat de Cicéron.
VIII.A cette époque survint un grand scandale. Clodius, jeune et riche patricien, ambitieux et violent, était épris de Pompeia, femme de César; mais l'extrême vigilance d'Aurélia, belle-mère de Pompeia, rendait difficiles les occasions de la voir en particulier (1). Clodius, déguisé en femme, choisit pour s'introduire dans la maison le moment où, avec les matrones, elle célébrait, la nuit, des mystères en l'hon­neur du peuple romain (2). Or il était interdit à tout homme d'assister à ces cérémonies religieuses, que sa présence seule aurait souillées. Découvert par une esclave, Clodius fut chassé ignominieusement. Les pontifes crièrent au sacri­lège, et les vestales durent recommencer les mystères. Les grands, qui avaient déjà rencontré un ennemi dans Clodius, virent là un moyen de l'abattre et de créer à César une position embarrassante. Celui-ci, sans vouloir examiner si Pompeia était ou non coupable, la répudia.


(1) Plutarque, César, x.
(2) Suétone, César, i. — Plutarque, Cicéron, xxvii ; — César, x. « Ce sacrifice est offert par les vierges vestales ; offert pour le peuple romain, dans la maison d'un magistrat qui possède l'imperium, avec des cérémonies qu'on ne peut révéler; offert à une déesse dont le nom même est un mystère impéné­trable pour tous les hommes et que Clodius nomme la Bonne Déesse, parce qu'elle lui a pardonné un pareil attentat. » (Cicéron, Sur la réponse des aruspices, xvii.) La Bonne Déesse était, comme la plupart des divinités de la terre chez les anciens, regardée comme une sorte de fée bienfaisante veillant à la fertilité des champs et à la conception des femmes. Le sacrifice nocturne était célébré, l'un des premiers jours de décembre, dans la maison du consul ou du préteur, par l'épouse de ce dignitaire et par les vestales. Pour commencer la fête on faisait le sacrifice propitiatoire d'un porc, et l'on récitait des prières pour la prospérité du peuple romain.


  Un sénatus-consulte, approuvé par quatre cents voix contre quinze, mit Clodius en accusation (1). Il se défendait par l'allégation d'un alibi, et, excepté Aurélia, aucun témoin à charge ne se présentait; César lui-même, interrogé, déclara ne rien savoir, et, pour expliquer sa conduite, il répondit, sauve­gardant à la fois son honneur et ses intérêts : « La femme de César ne doit pas même être soupçonnée. » Mais Cicéron, cédant aux inspirations mesquines de Terentia, sa femme, vint certifier que le jour de l'événement il avait vu Clodius à Rome (2). Le peuple se montrait favorable à ce dernier, soit que le crime ne parût pas mériter un châtiment exemplaire, soit que la passion politique l'emportât sur les scrupules religieux. Crassus, de son côté, conduisit toute l'intrigue et prêta à l'accusé l'argent nécessaire pour ache­ter ses juges, qui l'acquittèrent. La majorité fut de trente et une voix contre vingt-cinq (3).
Emu de cette prévarication, le sénat rendit, à l'instigation de Caton, un décret d'information contre les juges prévenus de s'être laissé corrompre (4). Or, ceux-ci se trouvant com­posés de chevaliers, l'ordre équestre prit fait et cause pour ses membres et se sépara ouvertement du sénat. Ainsi l'at­tentat de Clodius eut deux graves conséquences : la pre­mière, de donner une preuve éclatante de la vénalité de la justice; la seconde, de rejeter encore une fois les chevaliers dans le parti populaire. Mais on fit bien plus pour les indis­poser : les publicains réclamaient une réduction sur le prix des fermages de l'Asie, qui leur avaient été adjugés à un taux devenu trop élevé par suite des guerres; l'opposition de Caton fit repousser leur demande. Ce refus, légal sans doute, était, dans ces circonstances, souverainement im­ politique.


(1) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xiv.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, l, xvi.
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xvii. .
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xv.


IX. Tandis qu'à Rome les dissensions renaissaient à tout propos, Pompée venait de terminer la guerre d'Asie. Vain­ queur de Mithridate en deux rencontres, il l'avait obligé de s'enfuir vers les sources de l'Euphrate, de passer dans le nord de l'Arménie; enfin, de là en Colchide, à Dioscurias, sur la côte orientale de la mer Noire (1). Pompée s'était avancé jusqu'au Caucase, où il avait défait deux peuples de ces montagnes, les Albaniens et les Ibériens, qui s'oppo­saient à son passage. Après être parvenu à trois jours de marche de la mer Caspienne, ne redoutant plus Mithridate, rejeté parmi les barbares, il commença sa retraite à travers l'Arménie, où Tigrane vint se mettre à sa discrétion; en­suite, se dirigeant vers le sud, il passa le mont Taurus, attaqua le roi de Commagène, combattit le roi des Mèdes, envahit la Syrie, fit alliance avec les Parthes, reçut la sou­mission des Arabes nabatéens, celle d'Aristobule, roi des Juifs, et prit Jérusalem (2).
Pendant ce temps, Mithridate, dont l'énergie et les vues semblaient grandir avec les dangers et les revers, exécutait un plan hardi : faisant le tour oriental de la mer Noire, s'alliant avec les Scythes et les peuples de la Crimée, il était arrivé sur les bords de l'Hellespont cimmérien ; mais il mé­ ditait de plus vastes desseins. Après avoir noué des intelli­gences avec les Celtes, il voulait parvenir au Danube, tra­verser la Thrace, la Macédoine et l'Illyrie, franchir les Alpes, et, comme Annibal, tomber en Italie. Seul il était à la hauteur de cette entreprise, mais il dut y renoncer : son armée l'abandonna; Pharnace, son fils, le trahit, et il se donna la mort à Panticapée (Kertscli). Pompée put disposer alors à son gré des vastes et riches contrées qui s'étendent depuis la mer Caspienne jusqu'à la mer Rouge.


(1) Appien, Guerre de Mithridate, ci.
(2) Appien, Guerre de Mithridate, cvi.


Pharnace reçut le royaume du Bosphore. Tigrane, privé d'une partie de ses États, ne conserva que l'Arménie. Le tétrarque de Galatie, Dejotarus, obtint des accroissements de territoire, et Ariobarzane l'agrandissement du royaume de Cappadoce, rétabli en sa faveur. Divers petits princes dévoués aux Romains furent dotés, trente-neuf villes rebâties ou fondées. Enfin le Pont, la Cilicie, la Syrie, la Phénicie, déclarées provinces romaines, durent accepter le régime que le vain­queur leur imposa. Ces contrées reçurent des institutions qu'elles conservèrent plusieurs siècles (1). Toutes les côtes de la Méditerranée., excepté l'Egypte, devinrent tributaires de Rome.
La guerre terminée en Asie, Pompée s'était fait devancer par son lieutenant, Pupius Pison Calpurnianus, qui briguait le consulat, et, à cet effet, demandait l'ajournement des comices. Cet, ajournement fut accordé, et Pison nommé consul à l'unanimité (2), avec M. Valerius Messala, pour l'année 693, tant la crainte qu'inspirait Pompée rendait chacun docile à ses désirs, car on ignorait ses intentions, et on redoutait qu'à son retour il ne marchât de nouveau sur Rome à la tête de son armée victorieuse; mais Pompée, ayant débarqué à Brindes vers le mois de janvier 693, congédia ses troupes, et arriva à Rome sans autre escorte que celle des citoyens qui étaient allés en foule à sa ren­ contre (3).
Après la première manifestation de la reconnaissance publique, il ne trouva plus l'accueil sur lequel il comptait, et des chagrins domestiques vinrent augmenter ses décep­tions.


(1) Dion-Cassius, XXXVII, xx.
(2) Dion-Cassius, XXXVII, xliv. — Contrairement à d'autres auteurs, Dion-Cassius affirme que les comices ont été retardés. (Plutarque, Pompée, xlv.)
(3) « Plus on était alarmé, plus on fut satisfait de voir Pompée rentrer dans sa patrie comme simple citoyen. » (Velleius Paterculus, II, xl.)


Il avait appris la conduite scandaleuse tenue par sa femme Mucia pendant son absence, et il se décida à la répudier (1).
L'envie, ce fléau des républiques, se déchaîna contre lui. Les nobles ne cachaient pas leur jalousie; ils semblaient se venger de leurs propres appréhensions, auxquelles venaient encore se joindre des ressentiments personnels. Lucullus ne lui pardonnait pas de l'avoir frustré du commandement de l'armée d'Asie. Crassus était envieux de sa célébrité; Caton, toujours ennemi de ceux qui s'élevaient au-dessus des autres, ne pouvait lui être favorable, et lui avait même refusé la main de sa nièce ; Metellus Greticus conservait un souvenir amer des efforts tentés pour lui contester la con­ quête de l'île de Crète (2), et Metellus Celer était blessé de la répudiation de sa sœur Mucia (3). Quant à Cicéron, dont l'opinion sur les hommes variait suivant leur plus ou moins de déférence pour son mérite, il trouvait son héros d'autre­fois sans droiture et sans élévation (4). Pressentant le mau­vais vouloir qu'il allait rencontrer, Pompée mit tout en oeuvre et dépensa beaucoup d'argent pour faire arriver au consulat Afranius, un de ses anciens lieutenants ; il comp­tait sur lui pour obtenir les deux choses auxquelles il tenait le plus : l'approbation générale de tous ses actes en Orient et une distribution de terres à ses vétérans. Malgré de vives oppositions, L. Afranius fut nommé avec Q. Metellus Celer. Mais, avant de présenter les lois qui l'intéressaient, Pompée, qui jusque-là n'était pas rentré dans Rome, demanda le triomphe. On le lui accorda seulement pour deux jours ; la cérémonie n'en fut pas moins remarquable par sa magnifi­cence. Elle eut lieu le 29 et le 30 septembre 693.


(1) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xii.
(2) Metellus faisait la conquête de la Crète, lorsque Pompée envoya un de ses lieutenants pour le déposséder, sous prétexte que cette île était comprise dans son grand commandement maritime.
(3) Dion-Cassius, XXXVII, xlix.
(4) « Jamais de droiture ni de candeur, pas un mobile honorable dans sa politique; rien d'élevé, de fort, de généreux. » (Cicéron, Lettres à Atticus, I, xiii.)


On portait devant lui des écriteaux où étaient inscrits : les noms des pays conquis, depuis la Judée jusqu'au Cau­ case, et des bords du Bosphore jusqu'aux rives de l'Euphrate; les noms des villes et le nombre des vaisseaux pris sur les pirates; le nom de trente-neuf villes repeuplées; le dénombrement des richesses versées dans le trésor; elles étaient évaluées à 20,000 talents (plus de 115 millions), sans compter les libéralités à ses soldats, dont le moins récom­pensé avait touché 1,500 drachmes (1,455 francs) (1); les revenus publics, qui n'étaient, avant Pompée, que de 50 millions de drachmes (48 millions et demi), atteignirent le chiffre de 81 millions et demi (79 millions). Parmi les objets précieux qui furent exposés aux regards des Romains., ou remarquait la Dactyliothèque (collection de pierres gra­vées) du roi de Pont (2) ; un échiquier fait de deux seules pierres précieuses, ayant cependant quatre pieds de long sur trois de large, orné d'une lune en or, du poids de trente livres ; trois lits pour les repas, d'une valeur immense ; des vases d'or et de pierres précieuses en assez grand nombre pour garnir neuf buffets ; trente-trois couronnes en perles ; trois statues d'or, représentant Minerve, Mars et Apollon; une montagne du même métal, à base carrée, décorée de fruits de toutes sortes et de figures de cerfs et de lions, le tout environné par un cep de vigne d'or, cadeau du roi Aristobule ; un petit temple dédié aux Muses, garni d'une horloge; un lit de repos en or, ayant appartenu, disait-on, à Darius, fils d'Hystaspe; des vases murrhins (3); la statue


(1) Plutarque, Pompée, xlvii.
(2) Pline, XXXVII, v.
(3) Vases très recherchés qui venaient de la Carmanie. Ils reflétaient les couleurs de l'arc-en-ciel, et, suivant Pline, un seul vase se vendit 70 talents (plus de 300,000 francs). (Pline, XXXVII, vii et viii.)


d'argent du roi de Pont Pharnace, le vainqueur de Sinope, contemporain de Philippe III, de Macédoine (1); la statue d'argent du dernier Mithridate et son buste colossal en or, haut de huit coudées, ainsi que son trône et son sceptre; des chars armés de faux et garnis d'ornements dorés (2); puis le portrait de Pompée lui-même, brodé en perles. Enfin des arbres apparurent pour la première fois comme objets rares et précieux : c'étaient l'ébénier et l'arbuste qui fournit le baume (3). On voyait, précédant son char, les Crétois Lasthènes et Panares, enlevés au triomphe de Metellus Creticus (4) ; les chefs des pirates, le fils de Tigrane, roi d'Arménie, sa femme et sa fille; la veuve du vieux Tigrane, appelée Zosime ; Olthacès, le chef des Colchidiens ; Aristobule, roi des Juifs ; la sœur de Mithridate, avec cinq de ses fils ; les femmes des chefs de Scythie ; les otages des Ibériens et des Albaniens; ceux des rois de Commagène. Pompée était sur un char orné de pierreries et revêtu du costume d'Alexandre le Grand (5); et, comme déjà il avait obtenu trois fois les honneurs du triomphe pour ses succès en Afrique, en Europe et en Asie, on portait un grand trophée, avec cette inscription : Sur le monde entier (6).
Tant de splendeur flattait l'orgueil national sans désarmer les envieux. Les victoires en Orient ayant toujours été obte­nues sans d'immenses efforts, on en rabaissait le mérite, et Caton avait été jusqu'à dire qu'en Asie les généraux n'avaient eu à combattre que des femmes (7). Au sénat, Lucullus et d'autres consulaires importants firent repousser l'appro­bation de tous les actes de Pompée.


(1) Pline, XXXIII, liv. — Strabon, XII, 545.
(2) Appien, Guerre de Mithridate, cxvi.
(3) Pline, Histoire naturelle, XII, ix et liv.
(4) Dion-Cassius, XXXVI, ii. — Velleius Paterculus, II, xxxiv, xl.
(5) Appien, Guerre de Mithridate, cxvii.
(6) Plutarque, Pompée, xlvii. — Dion-Cassius, XXXVII, xxi.
(7) Cicéron, Discours pour Murena, xiv.


Et cependant, ne rati fier ni les traités conclus avec les rois, ni l'échange des provinces, ni les impositions des tributs, c'était tout re­mettre en question. On alla encore plus loin. Vers le mois de janvier 694 (1), le tribun L. Flavius proposa de racheter et d'affecter aux vétérans de Pompée, pour y établir des colonies, le territoire déclaré domaine public en 521, et vendu depuis ; de partager entre les citoyens pauvres l’ager publicus de Volaterrae et d'Arretium, en Etrurie, confisqué par Sylla et non encore distribué (2). Les dépenses qu'entraîneraient ces mesures devaient être couvertes par cinq années du revenu des provinces conquises (3). Cicéron, qui désirait plaire à Pompée sans nuire aux intérêts de ceux qu'il appelait ses riches amis (4), proposa de ne pas toucher à l’ager publicus, mais d'acquérir d'autres terres avec les mêmes ressources. Néanmoins il approuvait alors la fondation de colonies, lui qui, deux ans auparavant appelait l'attention de ses auditeurs sur le danger de pareils établissements; il avouait qu'il fallait éloigner de Rome cette populace dangereuse, sentina urbis, lui qui autrefois avait engagé cette même populace à rester à Rome pour jouir des fêtes, des jeux, des droits de suffrage (5). Enfin, il proposa d'acheter des propriétés particulières en laissant l’ager publicus intact, tandis que dans son discours contre Rullus il avait blâmé, comme une dérogation à toute coutume, la fondation de colonies sur des propriétés achetées à des particuliers (6).

(1) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xviii.
(2) Dion-Cassius, XXXVII, l.
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xix.
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xix.
(5) Cicéron, Deuxième discours contre la, loi agraire, xxvii.
(6) « C'est que vos ancêtres ne vous ont point donné l'exemple d'acheter des terres aux particuliers pour y envoyer le peuple en colonies. Toutes les lois jusqu'à présent, n'en ont établi que sur les domaines de la République. » (Cicéron, Deuxième discours contre la loi agraire, xxv.)


  L'éloquence de l'orateur, si prépondérante pour faire rejeter la loi de Rullus, ne réussit pas à faire adopter celle de Flavius : elle fut attaquée avec une telle violence par le consul Metellus, que le tribun le fit mettre en prison ; mais, cet acte de rigueur ayant soulevé une réprobation générale, Pompée eut peur du scandale : il fit dire à Flavius de remettre le consul en liberté et abandonna la loi. Blessé alors de tant d'injustices, voyant son prestige diminué, le vainqueur de Mithridate regretta d'avoir licencié son armée, et résolut de s'entendre avec Clodius, qui jouissait d'une grande popularité (1).
Vers la même époque, Metellus Nepos, revenu une se­conde fois en Italie avec Pompée, fut nommé préteur, et fit abolir par une loi tous les péages de l'Italie, dont la percep­tion excitait de vives réclamations. Cette mesure, inspirée probablement par Pompée et César, fut approuvée par tous; cependant le sénat tenta, mais vainement, d'effacer de la loi le nom de son auteur, ce qui montre, suivant Dion-Cassius, que cette assemblée n'acceptait rien de ses adversaires, pas même un bienfait (2).
X. Ainsi toutes les forces de la société, paralysées par les divisions intestines, impuissantes à produire le bien, semblaient ne se ranimer que pour lui faire obstacle ; la gloire militaire comme l'éloquence, ces deux instruments de la puissance romaine, n'inspiraient plus que défiance et jalousie. Le triomphe des généraux semblait bien moins un succès pour la République qu'une satisfaction personnelle. Le talent de la parole exerçait encore tout son empire, tant que l'orateur était à la tribune; mais à peine en était-il des­cendu que le prestige s'évanouissait, et le sentiment public restait indifférent à de magnifiques artifices de langage employés à favoriser des passions égoïstes, et non à défendre, comme autrefois, les grands intérêts de la patrie.


( 1) Plutarque, Caton d'Utique, xxxvi.
(2 ) Dion-Cassius, XXXVII, li.


Chose digne de remarque! lorsque le destin pousse une société vers un but, tout y concourt fatalement, autant les attaques et les espérances de ceux qui désirent un changement que la crainte et la résistance de ceux qui voudraient tout arrêter. Après la mort de Sylla, César seul tenta avec persévérance de relever le drapeau de Marius. Dès lors, rien de plus naturel que ses actions et ses discours eussent la même tendance. Mais ce qui doit fixer l'attention, c'est de voir les partisans de la résistance et du système de Sylla, les adversaires de toute innovation, amener à leur insu les événements qui aplanirent à César la voie au pouvoir suprême Pompée, le représentant de la cause du sénat, porte le
coup le plus sensible à l'ancien régime, par le rétablissement du tribunal. La faveur qui s'attachait à ses prodigieux succès en Orient l'avait élevé au-dessus de tous ; par nature comme par ses antécédents, il penchait du côté de l'aristocratie; la jalousie des nobles le rejette dans le parti populaire et dans les bras de César. De son côté le sénat, qui prétend conserver intactes toutes les anciennes institutions, les abandonne en face du danger; par jalousie envers Pompée, il laisse aux tribuns l'initiative de toutes les lois d'intérêt général; par crainte de Catilina, il abaisse les barrières qui interdisaient aux hommes nouveaux l'accès au consulat et y fait arriver Cicéron. Dans le procès des complices de Catilina, il viole la fois et les formes de la justice et la première garantie de la liberté des citoyens, le droit d'appel au peuple. Au lieu de se souvenir que la meilleure politique, dans les circonstances graves, est d'accorder aux hommes importants un témoignage éclatant de reconnaissance pour les services rendus dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, au lieu de suivre après la victoire l'exemple donné après la défaite par l'ancien sénat, qui remerciait Varron de n'avoir pas désespéré du salut de la République, le sénat se montre ingrat envers Pompée, ne lui tient aucun compte de sa modération; et, quand il peut le compromettre, l'enchaîner même par les liens de la reconnaissance, il repousse ses plus légitimes demandes, et ce refus apprend aux généraux à venir que, lorsqu'ils retourneront à Rome après avoir agrandi le territoire de la République, après avoir doublé les revenus de l'État, s'ils congédient leur armée, on leur contestera l'approbation de leurs actes, et on marchandera aux soldats la récompense due à leurs glorieux travaux.
Cicéron, lui-même, qui veut maintenir l'ancien état de choses, vient le saper par sa parole. Dans ses harangues contre Verres, il signale et la vénalité du sénat, et les exac­tions dont se plaignent les provinces; dans d'autres, il dévoile de la manière la plus effrayante la corruption des mœurs, le trafic des emplois et le défaut de patriotisme parmi les hautes classes; en parlant pour la loi Manilia, il soutient qu'il faut un pouvoir fort dans les mains d'un seul, afin d'assurer l'ordre en Italie et la gloire à l'extérieur, et c'est lorsqu'il a employé toute son éloquence à montrer l'excès du mal et l'efficacité du remède, qu'il croit pouvoir arrêter l'opinion publique par le froid conseil de l'im­mobilité.
Caton déclarait ne vouloir aucune espèce d'innovations, et il les rendait plus indispensables par sa propre résis­tance; non moins que Cicéron, il jetait le blâme sur les vices de la société; mais, tandis que celui-ci variait souvent par l'inconstance de son esprit, Caton, avec la ténacité systé­matique d'un stoïcien, demeurait inflexible dans l'applica­tion de principes absolus; il combattait même les projets les plus utiles, et, empêchant toute concession, rendait les haines comme les factions irréconciliables. Il avait séparé Pompée du sénat en faisant rejeter toutes ses propositions; il lui refusa sa nièce malgré l'avantage, pour son parti, d'une alliance qui aurait entravé les projets de César (I) . Sans égard pour les conséquences politiques d'un rigorisme outré, il avait fait déposer Metellus, tribun, et César, préteur ; mettre en accusation Clodius, ouvrir une enquête contre les juges, ne prévoyant pas les suites funestes d'un procès où l'honneur d'un ordre entier était mis en question. Ce zèle irréfléchi avait rendu les chevaliers hostiles au sénat; ils le devinrent encore davantage par l'opposition de Caton à la réduction du taux des fermes de l'Asie (2). Aussi, appréciant alors les choses à leur véritable point de vue, Cicéron écrivait à Atticus : «Avec les meilleures intentions, notre Caton gâte toutes les affaires; il opine comme dans la république de Platon, et nous sommes la lie de Romulus (3). »
Rien n'arrêtait donc le cours des événements; le parti de la résistance les précipitait plus que tout autre. Evidem­ment on marchait vers une révolution; or une révolution, c'est un fleuve qui renverse et inonde. César voulait lui creuser un lit; Pompée, assis fièrement au gouvernail, croyait commander aux flots qui l'entraînaient. Cicéron, toujours irrésolu, tantôt se laissait aller au courant, tantôt croyait pouvoir le remonter sur une barque fragile. Caton, inébranlable comme un roc, se flattait de résister à lui seul au cours irrésistible qui emportait la vieille société romaine.

(1) Plutarque, Caton, xxxv.
(2) « On vilipende le sénat, l'ordre des chevaliers s'en sépare. Ainsi cette année aura vu renverser à la fois les deux bases solides sur lesquelles j'avais, à moi seul, assis la République, c'est-à-dire l'autorité du sénat et l'union des deux ordres. » (Cicéron, Lettres à Atticus, I, xviii.)
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, II , i.
   
CHAPITRE QUATRIÈME.
693-695.
I. Tandis qu'à Rome les anciennes réputations s'abaissaient dans des luttes sans grandeur et sans patriotisme, d'autres s'élevaient, au contraire, dans les camps par l'éclat de la gloire militaire. César, au sortir de sa préture, s'était rendu dans l'Espagne ultérieure, qui lui était assignée par le sort; vainement ses créanciers avaient cherché à retarder son départ : il avait eu recours au crédit de Crassus, qui lui servit de caution pour la somme de 830 talents (près de 5 millions de francs) (1). Il n'avait même pas attendu les instructions du sénat (2) , qui, d'ailleurs, ne pouvaient être prêtes de longtemps, l'assemblée ayant remis les affaires concernant les provinces consulaires après le procès de Clodius, terminé seulement en avril 693 (3). Cet empresse­ment à rejoindre son poste ne pouvait donc avoir pour rai­son la crainte de nouvelles poursuites, comme on l'a sup posé, mais il était motivé par le désir de porter secours aux alliés, qui imploraient la protection romaine contre les mon­tagnards de la Lusitanie. Toujours dévoué sans réserve à ses protégés (4), il emmenait avec lui en Espagne un jeune


(1) Plutarque, César, xii. — Appien, Guerres civiles, II, ii, 8, parle de 25 millions de sesterces, ce qui fait 4 millions 750,000 francs.
(2) Suétone, César, xviii.
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xiv et xvi.
(4) « Dès sa jeunesse il se montra zélé et fidèle envers ses clients. » (Suétone, César, lxxi.)


  Africain de grande naissance, Masintha, son client, qu'il avait défendu récemment à Rome, avec une extrême ar­deur, et caché dans sa maison après la condamnation (1), pour le soustraire aux persécutions de Juba, fils d'Hiempsal, roi de Numidie.
On raconte qu'en traversant les Alpes, César s'étant arrêté dans un village, ses officiers lui demandèrent en riant s'il croyait qu'il y eût même dans ce coin de terre des brigues et des rivalités pour les emplois. Il répondit sérieu­sement : « J'aimerais mieux être le premier parmi ces bar bares que le second dans Rome (2). » On répète cette anecdote, plus ou moins authentique, comme une preuve de l'ambition de César. Qui doute de cette ambition? L'essentiel est de savoir si elle était légitime, si elle devait s'exercer pour le salut ou pour la ruine du monde romain. N'est-il pas plus honorable, après tout, d'avouer avec franchise les sentiments qui nous animent que de cacher, comme Pom­ pée, l'ardeur du désir sous l'apparence du dédain?
Arrivé en Espagne, il leva promptement dix nouvelles cohortes, qui, jointes aux vingt autres déjà dans le pays, lui donnèrent trois légions, forces suffisantes pour pacifier bientôt la province (3). La tranquillité en était sans cesse troublée par les incursions des habitants du mont Herminium (4), qui ravageaient la plaine. Il exigea d'eux qu'ils vinssent s'y établir : ils refusèrent. César alors commença une rude guerre de montagnes et parvint à les soumettre.


(1) Suétone, César,lxxi.
(2) Plutarque, César, xii.
(3) Plutarque, César, xii.
(4) Chaîne de montagnes du Portugal, appelée aujourd'hui serrada Estrella, et qui sépare le bassin du Tage de la vallée du Mondego. D'après Cellarius (Géographie antique, I, lx), le mont Herminium s'appelle encore Arminno. L'oppidum principal des populations de ces montagnes paraît avoir été Medo brega (Membrio), dont il est fait mention dans les Commentaires de César, Guerre d'Alexandrie, xlviii.


Effrayées de cet exemple et craignant le même sort, les peuplades voisines transportèrent au delà du Durius (Douro) leurs familles et tout ce qu'elles avaient de plus précieux. Le général romain s'empressa de profiter de l'occasion, pénétra dans la vallée du Mondego pour s'emparer des villes abandonnées, et se mit à la poursuite des fuyards. Ceux-ci, près d'être atteints, se retournèrent et résolurent d'accepter la bataille en poussant devant eux leurs trou­peaux, dans l'espoir que, par cette ruse, les Romains, occupés à s'emparer du butin, se débanderaient et seraient plus faciles à vaincre ; mais César n'était pas homme à se laisser prendre à ce piège grossier : il négligea les trou­peaux, alla droit à l'ennemi et le dispersa. Pendant qu'il était occupé à combattre dans le nord de la Lusitanie, il apprit que, sur ses derrières, les habitants du mont Herminium s'étaient révoltés de nouveau pour lui fermer la route par laquelle il était venu. Il en prit alors une autre; mais ceux-ci tentèrent encore de lui barrer le passage eu se pla­ çant dans le pays situé entre la Serra Albardos (1) et la mer; vaincus, et leur retraite coupée, ils furent forcés de s'enfuir vers l'Océan, et se réfugièrent dans une île appelée aujour­ d'hui Péniche de Cima laquelle, n'étant plus complètement détachée du continent, est devenue une presqu'île. Elle est située à environ vingt-cinq lieues au nord de Lisbonne (2). César n'avait pas de barques; il fit construire des radeaux, sur lesquels passèrent quelques troupes ; les autres crurent pouvoir s'aventurer sur des bas-fonds qui, à mer basse, formaient un gué; mais, vivement attaquées par les ennemis, dans leur retraite, elles furent


(1) Probablement dans la province actuelle de Leyria.
(2) D'après une reconnaissance faite, en août 1861, par le duc de Bellune, il n'y a aucun doute que la presqu'île de Péniche n'ait jadis formé une île. Suivant la tradition des gens du pays, l'Océan allait, dans les temps anciens, jusqu'à la ville d'Atoguia; mais, puisque Dion-Cassius parle de la marée mon­tante qui aurait englouti des soldats, il faut croire qu'il existait quelques gués à marée basse. Nous donnons ici les extraits de divers auteurs portugais qui ont écrit à ce sujet.
Bernard de Rito (Monarchie portugaise, t. I, p. 429, Lisbonne, 1790) s'exprime ainsi : « Comme sur toute la côte du Portugal nous ne voyons pas,de notre temps, une île plus conforme aux conditions de celle où César voulait aborder, que la péninsule où se trouve une localité qui, prenant le nom de la situation qu'elle a, s'appelle Péniche, nous dirons, avec notre Resende, que c'est d'elle que parlent tous les auteurs. Et je ne crois pas qu'il soit possible d'en trouver une plus conforme en tout que celle-là, parce que, outre qu'elle est unique et peu distante de la terre ferme, nous voyons qu'à la mer basse on peut traverser à sec le détroit qui la sépare, et avec bien plus de facilité encore qu'on n'aurait pu le faire dans les temps antiques, par la raison que la mer a ensablé une grande partie de cette côte, et produit ce résultat que la marée occupe ce terrain avec moins d'élévation; mais, toutefois, cette élévation n'est pas si petite que, lorsque la marée monte, il ne soit nécessaire de se servir d'embarcations pour arriver à l'île, et cela sur un espace de cinq cents pas environ d'eau qui sépare l'île de la terre ferme. »
Voici le passage de Resende : « Sed quœrendum utrobique quaenam insula ista fuerit terra contigua, ad quam sive pedibus sive natatu profugi transire potueiïnt, ad quam similiter et milites trajicere tentarint? Non fuisse Londobrin, cujus meminit Ptolomœus (Berligam modo dicimus), indicio est distantia a continente non modica. Et quum alia juxta Lusitaniae totius liltus nulla nostro œvo exstet, haec de qua Dion loquitur, vel incumbenti violentais mari abrasa, vel certe peninsula illa oppidi Péniche juxta Atonguiam, erit intelligenda. Nam etiam nunc alveo quingentis passibus lato a continente sejungitur, qui pedibus œstu cedente transitur, redeunte vero insula plane fit, neque acliri vado potest. Et forte illo saeculo fuerit aliquanto major. » (L. André de Resende, De Antiquitatibus Lusitaniœ cceleracfue historica t/uœ cxstant opéra. Conimbricœ, 1790, t. I, p. 77.)
Antonio Carvalho (Da costa corografia Portuguesa, t. II, p. 144. Lisboa, 1712) expose les mêmes idées.
Les renseignements précédents sont confirmés par la lettre suivante d'un évêque anglais qui faisait partie de l'expédition des croisés, au temps de la prise de Lisbonne, sous le règne d'Alfonso Henrique, en 1147 :
« Die vero quasi décima, impositis sarcinis nostris cum episcopis velificare incepimus iter prosperum agentes. Die vero postera ad insulam Phenicis (vulgo Peniche) distantis a continente quasi octingentis passibus féliciter applicuimus. Insula abundat cervis et maxime cuniculis : liquiricium (lege glycyrrhizum) habet. Tyrii dicunt eam Erictream, Peni Gaddis, id est septem, ultra quam non est terra; ideo extremus noti orbis terminus dicitur. Juxta hanc sunt duae insulae quae vulgo dicuntur Rerlinges, id est Baléares lingua corrupta. in una quarum est palatium admirabilis architecturae et inulta officinarum diversoria régi cuidam, ut aiunt, quondam gratissimum secretale h ospicium. » (Crucesignati Anglici epistola de expugnatione Olisiponis, dans : Portugalliœ monumenta historica a saeculo octavo post Christum usque ad quintum decimum, jussu Académies scientiarum Olisiponemîs édita. Volumen I, fasciculus iii, Olisipones, MDGCCLXI, p. 395.)
  englouties par la marée montante. Un seul homme se sauva, Publius Scaevius, leur chef, qui, malgré ses blessures, parvint à gagner la terre ferme à la nage. Plus tard, César fit venir des navires de Cadix, passa dans l'île avec son armée et défit les Barbares. De là il se dirigea avec sa flotte vers Brigantium (aujourd'hui la Corogne), dont les habi­tants , effrayés à la vue des vaisseaux, qui leur étaient inconnus, se soumirent volontairement (1). Toute la Lusitanie devint tributaire des Romains.
César reçut de ses soldats le titre d'irnperator. Lorsque les nouvelles de ses succès parvinrent à Rome, le sénat décréta en son honneur un jour de fête, et lui accorda le droit de triompher à son retour (2). L'expédition terminée, le vainqueur des Lusitaniens s'occupa de l'administration, et fit régner dans sa province la justice et la concorde. Il mérita la reconnaissance des Espagnols en supprimant le tribut établi par Metellus Pius pendant la guerre de Sertorius (3). Il s'appliqua surtout à mettre un terme aux différends qui s'élevaient chaque jour entre les créanciers et les débiteurs, en ordonnant que ceux-ci consacreraient, tous les ans, les deux tiers de leurs revenus à l'amortissement de leurs dettes, ce qui, selon Plutarque,


(1) Dion-Cassius, XXXVII, lii-liii. — « César battit, dès son arrivée, les Lusitaniens et les Gallaques (habitants de la Galice), et s'avança jusqu'à la mer extérieure, soumit ainsi aux Romains des peuples qui n'avaient point encore reconnu leur autorité, et revint de ce gouvernement chargé de gloire et de richesses, dont il donna une partie à ses soldats. » (Zonare, Annales, X, vi.)
(2) Appien, Guerres civiles, II, viii.
(3) César, Guerre d'Espagne, xlii.
lui fit un grand honneur (1). Cette mesure, en effet, était un acte conserva­toire de la propriété ; elle empêchait les usuriers romains de s'emparer de tout le capital pour être remboursés, et on verra qu'il la rendit générale pendant sa dictature (2). Enfin, après avoir apaisé les dissensions, il combla de bienfaits les habitants de Cadix, leur laissa des lois dont l'heureuse influence se fit sentir longtemps, et abolit chez les peuples de la Lusitanie les usages barbares, dont quelques-uns allaient jusqu'à sacrifier des victimes humaines (3). C'est là qu'il se lia d'amitié avec un homme important de Cadix, L . Cornélius Balbus, qui devint son magister fabrum pen­dant les guerres des Gaules, et que défendit Cicéron lorsque le droit de citoyen romain lui fut contesté (4).
Tout en administrant sa province avec la plus grande équité, il avait, pendant la campagne, recueilli un riche bu­tin, qui lui servit à récompenser ses soldats et à verser dans le trésor des sommes considérables, sans être accusé de con­cussion ni d'actes arbitraires. Sa conduite comme propré­teur en Espagne (5) fut louée de tous, et, entre autres, par Marc-Antoine, dans un discours prononcé après la mort de César.
(1) Plutarque, César, xii.
(2) « Une légion d'accusateurs se déchaîna contre ceux qui s'enrichissaient par l'usure, au mépris d'une loi du dictateur César sur la proportion des créances et des possessions en Italie, loi depuis longtemps mise en oubli par l'intérêt des particuliers. » (Tacite, Annales, VI, xvi. — Suétone, xlii.)
(3) «  Je ne rappellerai pas toutes les distinctions dont César a décoré le peuple de cette ville lorsqu'il était préteur en Espagne; les divisions qu'il a su apaiser chez les Gaditains; les lois que, de leur consentement, il leur a don­nées ; l'antique barbarie de leurs mœurs et de leurs usages, qu'il a su faire disparaître; l'empressement avec lequel, à la prière de Balbus, il les a comblés de bienfaits. » (Cicéron, Discours pour Balbus, xix.)
(4) « Dès sa jeunesse il a connu César, il a plu à cet homme éminent. César, dans la foule de ses amis, l'a distingué comme un de ses intimes; dans sa préture, durant son consulat, il l'a préposé à la construction de ses machines de guerre. Il a goûté sa prudence, apprécié son dévouement, agréé ses bons offices et son affection ; à cette époque Balbus a partagé presque tous les travaux de César. » (Cicéron, Discours pour Balbus, xxviii.)
(5) « Car cet homme (César) commença par être préteur en Espagne, et, doutant de la fidélité de cette province, il ne voulut pas accorder à ses habi­ tants la possibilité de devenir plus tard dangereux, grâce à une paix apparente. Il préféra faire ce qui importait aux intérêts de la République plutôt que de passer tranquillement le temps de sa magistrature, et, comme les Espagnols refusaient de se rendre, il les y obligea par la force; il surpassa donc en gloire ceux qui l'avaient précédé en Espagne, car il est plus difficile de conserver une conquête que de la faire. » (Dion-Cassius, XLIV, xli.)


  Ce n'est donc pas, ainsi que le prétend Suétone, en men­diant des subsides (1) : on ne mendie guère à la tête d'une armée; ce n'est pas davantage en abusant de sa force, qu'il amassa de si grandes richesses : il les obtint par les contribu­tions de guerre, par une bonne administration, par la recon­naissance même de ceux qu'il avait gouvernés.
II. César était revenu à Rome vers le mois de juin (2) sans attendre son successeur. Ce retour, que les historiens re­gardent comme précipité, ne l'était guère, puisque ses pou­voirs réguliers étaient expirés depuis le mois de janvier 694. Mais il tenait à être présent à la prochaine réunion des co­mices consulaires. Il s'y présenta avec confiance, et, pen­dant qu'il faisait les préparatifs de son triomphe, il demanda de pouvoir en même temps briguer le consulat. Revêtu du titre d'imperator, ayant, par une conquête rapide, reculé les bornes de l'empire jusqu'aux rivages septentrionaux de l'Océan, il pouvait légitimement aspirer à cette double dis­tinction ; mais on l'accordait difficilement. Pour obtenir le triomphe, il fallait rester hors de Rome , garder les licteurs et l'habit militaire, et attendre que le sénat eût fixé le jour de l'entrée. Pour briguer le consulat, il fallait, au contraire, être présent à Rome, en robe blanche (3), costume des prétendants aux honneurs,


(1) Suétone, César,liv.(2) « César arrive dans deux jours. » (Cicéron à Atticus, II, i. Juin 694.)
(3) De là le nom de candidat.


et y résider plusieurs jours avant l'élection. Le sénat n'avait pas toujours jugé les deux de­mandes incompatibles (1); peut-être même aurait-il accordé cette faveur à César, si Caton, parlant jusqu'à la fin du jour, n'eût rendu toute délibération impossible (2). Celui-ci cepen­dant ne s'était pas montré si rigide en 684; mais c'est qu'alors Pompée triomphait en réalité de Sertorius, cet ennemi de l'aristocratie, quoique officiellement il ne fût question que des victoires sur les Espagnols (3). Obligé d'op­ter entre une vaine cérémonie et le pouvoir, César n'hé­sita pas.
Le terrain était bien préparé pour son élection ; sa popu­ larité n'avait fait que croître, et le sénat, trop fier de ses avantages, s'était aliéné les hommes les plus puissants. Pompée, mécontent de tous les refus opposés à ses justes réclamations, savait bien, en outre, que la loi récente, dé­clarant ennemis publics ceux qui corrompaient les élec­teurs, était une attaque directe contre lui, puisqu'il avait ouvertement payé l'élection du consul Afranius ; mais, tou­jours infatué de sa personne, il se consolait de ses échecs en se pavanant dans sa belle robe brodée (4). Crassus, resté longtemps fidèle au parti aristocratique, en était devenu l'adversaire, à cause de la jalousie mal déguisée des grands à son égard et de leurs manœuvres pour l'impliquer avec César dans la conspiration de Catilina. Cependant, quoiqu'il tînt en main les fils de bien des intrigues, il craignait de se compromettre et évitait de se prononcer en public contre tout homme en crédit (5). Lucullus, fatigué de ses campagnes et


(1) « Bien des prétendants au consulat avaient été nommés quoique absents, témoin Marcellus en 540. » (Tite-Live, XXIV, ix.)
(2) Plutarque, Caton, xxxvi.
(3) Florus, III, xxiii.
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xviii.
(5) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xviii.


des luttes intestines, se retirait de la politique pour jouir en paix de son immense fortune. Catulus était mort, et la plu­part des grands suivaient l'impulsion que leur imprimaient quelques sénateurs ardents, sans se soucier beaucoup des affaires, et se croyaient les hommes les plus heureux du monde lorsqu'ils avaient dans leurs viviers des barbeaux assez bien apprivoisés pour venir manger dans leurs mains (1). Cicé ron sentait son isolement. Les nobles, dont il avait servi la colère, une fois le danger passé, ne voyaient plus en lui qu'un parvenu; aussi avait-il prudemment changé de con­victions : lui, l'exterminateur des conjurés, avait défendu P. Sylla, un des complices de Catilina, et l'avait fait acquitter malgré l'évidence des preuves (2); lui, l'énergique adversaire de tout partage des terres, avait soutenu la loi agraire de Flavius. Il écrivait à Atticus : « J'ai vu nos heureux du jour, ces grands amateurs de viviers, ne plus cacher l'envie qu'ils ont contre moi; alors j'ai cherché de plus solides appuis (3). »
En effet, il s'était rapproché de Pompée, en convenant tout bas qu'il n'avait « ni étendue d'esprit, ni noblesse de cœur. Il ne sait que baisser la tête et flatter le peuple, disait-il; mais me voilà lié avec lui de telle façon que tous deux, comme particuliers, nous y trouvons notre compte, et que, comme hommes politiques, nous pouvons l'un et l'autre agir avec plus de décision. On avait excité contre moi la haine de cette jeunesse ardente et sans principes. J'ai si bien su la ramener par mes bonnes manières, qu'elle n'a plus de considération que pour moi. Enfin je m'applique à n'être blessant pour qui que ce soit, et cela sans bassesse ni populacerie.


(1) Cicéron, Lettres à Atticus, II, i.
(2) «Il paraît même que Cicéron avait emprunté à l'accusé un million de sesterces pour acheter une maison sur le mont Palatin. » (Aulu-Gelle, XII, xii.)
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xix.


L'ensemble de ma conduite est si bien calculé, que l'homme public ne cède sur rien, et que l'homme privé, qui connaît la faiblesse des hon nêtes gens, l'injustice des envieux et la haine des méchants, prend ses .précautions et se ménage (1). »
Cicéron se faisait illusion sur les causes de son change­ment de politique et ne se rendait pas compte des raisons qui l'engageaient à chercher de puissants appuis. Comme tous les hommes sans caractère, au lieu d'avouer hautement les motifs de sa conduite, il se justifiait auprès de ses amis en prétendant que, loin d'avoir modifié ses opinions, c'était lui qui convertissait Pompée et qui tenterait bientôt la même épreuve sur César. « Vous frappez tout doucement sur moi, écrivait-il à Atticus, au sujet clé ma liaison avec Pompée, mais n'allez pas imaginer que je l'aie contractée en vue de ma sûreté personnelle. Les circonstances ont tout fait; au moindre désaccord entre nous, il y avait trouble dans l 'Etat. J'ai pris mes mesures et fait mes conditions, de sorte que, sans transiger sur mes principes, qui sont les bons, je l'ai lui-même amené à des sentiments meilleurs. II est un peu guéri de sa manie de popularité. ...... Si je réussis de même à convertir César, dont la barque vogue à pleines voiles, aurai-je encore fait grand mal à l'État (2)? » Cicéron, comme tous les hommes dont la parole est la prin­cipale force, sentait qu'il ne pouvait jouer de rôle important ni même être en sûreté qu'en s'associant aux hommes d'épée.
Pendant qu'à Rome les dominateurs du monde se livraient à des querelles mesquines, une nouvelle inquiétante vint soudainement faire diversion aux intrigues politiques. On apprit que les alliés gaulois des bords de la Saône avaient été battus par les Germains, que les Helvètes étaient en armes et faisaient des excursions hors de leurs frontières.


(1)Cicéron, Lettres à Atticus, I, xix.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, II, i.


   L'effroi fut général. On crut à une nouvelle invasion des Cimbres et des Teutons, et, comme toujours en pareille occasion, une levée en masse, sans exemption, fut ordon­ née (1). Les consuls de l'année précédente tirèrent au sort leurs provinces, et on décida d'envoyer des commissaires chargés de s'entendre avec les peuplades gauloises pour résister aux invasions étrangères. Les noms de Pompée et de Cicéron furent aussitôt prononcés; mais le sénat, mû par différentes raisons, déclara que leur présence était trop nécessaire à Rome pour qu'on leur permît de s'éloigner. On ne voulait pas fournir au premier une nouvelle occasion de se mettre en évidence, ni se priver du concours du second.
III. Des nouvelles plus rassurantes étant parvenues de la Gaule, la crainte de la guerre cessa pour quelque temps, et les choses avaient repris leur allure accoutumée, lorsque César revint d'Espagne. Au milieu de la confusion des opi­nions et des intérêts, la présence d'un homme ferme dans ses desseins, à convictions profondes, illustré par de récents succès, fut, sans nul doute, un événement. Il lui fallut peu de temps pour juger la situation, et, ne pouvant encore réunir les masses par une grande idée, il pensa à réunir les chefs par un intérêt commun.
Tous ses efforts eurent dès lors pour but de faire partager ses vues à Pompée, à Crassus et à Cicéron. Le premier avait été assez mal disposé pour lui. A son retour de la campagne contre Mithridate (2), il l'appelait son Egisthe, par allusion aux relations que César avait eues avec sa femme Mucia pendant que, semblable à Agamemnon, il faisait la guerre en Asie. Ce ressentiment, assez faible d'ailleurs chez les Romains, disparut bientôt devant les exigences de la poli tique.


(1) Cicéron, Lettres à Atticus, I, xix.
(2) Suétone, César, i.


Quant à Crassus, qu'un antagonisme jaloux séparait depuis longtemps de Pompée, toute l'habileté de César et la séduction de ses manières furent nécessaires pour le rap­procher de son rival. Mais, pour les amener l'un et l'autre à suivre une même ligne de conduite, il fallait, en outre, faire valoir à leurs yeux des motifs puissants, capables de les convaincre. Les historiens, en général, n'ont donné, comme raison de l'entente de ces trois hommes, que l'appât de l'intérêt personnel. Certes Pompée et Crassus n'étaient pas insensibles à une combinaison favorisant leur amour pour le pouvoir et les richesses, mais on doit prêter à César un mobile plus élevé, et lui supposer l'inspiration du vrai patriotisme.
La situation de la République devait apparaître ainsi à sa vaste pensée : la domination romaine, étendue sur le monde comme un corps immense, le tient enserré de ses bras ner­veux; et, tandis que ses membres sont pleins de vie et de force, le cœur se décompose par la corruption. Sans un remède héroïque, la contagion se répandra bientôt du centre aux extrémités, et la mission de Rome restera inachevée! — Qu'au présent on compare les beaux jours de la Répu­blique! Qu'on se souvienne de ce temps où, rendant hom­ mage à la politique du sénat, les délégués des peuples étrangers déclaraient hautement préférer à l'indépendance la suzeraineté protectrice de Rome! Depuis cette époque, quel changement! Tous les peuples haïssent la puissance romaine, et cependant cette puissance les préserve de maux plus grands encore. Cicéron dit avec raison : « Que l'Asie y songe bien, aucune des calamités qu'engendrent la guerre et les discordes civiles ne lui serait épargnée si elle cessait de vivre sous nos lois (1) . " Et ces conseils peuvent s'appli­quer à tous les pays où les légions ont pénétré.

(1) Cicéron, Lettres à Quintus, I, i, xi.

Si donc le sort a voulu que les nations fussent soumises à un seul peuple, le devoir de ce peuple, exécuteur des décrets éter­nels, est d'être envers les vaincus juste et équitable comme la divinité, puisqu'il est inexorable comme le destin. — Comment mettre un terme à l'arbitraire des proconsuls ou des propréteurs, que toutes les lois promulguées depuis tant d'années ont été incapables de réprimer? Comment empê­cher les exactions commises sur tous les points de l'Empire, si une direction plus stable et plus forte n'émane pas du pou­voir central? — La République suit sans règle un système d'envahissement qui épuisera ses ressources : il est impos­sible de combattre tous les peuples à la fois et de maintenir les alliés dans l'obéissance, si, par d'injustes traitements, on les pousse à la rébellion. Il faut diminuer le nombre des adversaires de la République en rendant la liberté aux cités qui en sont dignes (1), et reconnaître comme amis du peuple romain les royaumes avec lesquels il y a chance de vivre en paix (2). Les ennemis les plus dangereux sont les Gaulois, et c'est contre ce peuple guerrier et turbulent qu'il, importe de diriger toutes les forces de l'Etat. — En Italie, et sous ce nom on doit comprendre la Gaule cisalpine, combien de citoyens privés des droits politiques! A Rome, combien de prolétaires vivant de l'aumône des riches ou de l'État! Pour­quoi ne pas étendre jusqu'aux Alpes la commune romaine, et pourquoi ne pas augmenter la race des laboureurs et des soldats en les rendant propriétaires? Il faut relever le peuple romain à ses propres yeux et la République aux yeux de l'univers ! — La liberté absolue de la parole et du vote était un grand bienfait, lorsque, tempérée par les mœurs, con­tenue par une aristocratie puissante, elle développait les facultés de chacun sans nuire à la prospérité de tous; mais,

(1) César, consul et dictateur, déclara libres plusieurs cités étrangères.
(2) On verra, dans le chapitre suivant, que César fit reconnaître comme amis du peuple romain Aulète, roi d'Egypte, et Arioviste, roi des Germains.

depuis que, les mœurs antiques disparaissant avec l’aristo­cratie, on a vu les lois devenir des armes de guerre à l'usage des partis, les élections un trafic, le Forum un champ de bataille, la liberté n'est plus qu'une cause incessante de fai­blesse et de décadence. — Les institutions créent une telle instabilité dans les conseils et une telle indépendance dans les fonctions, qu'on cherche en vain cet esprit de suite et de contrôle, indispensable au maintien d'un aussi grand em­ pire. Sans renverser des institutions qui ont donné à la Répu­ blique cinq siècles de gloire, on peut, par l'union intime des citoyens les plus recommandables, établir dans l'État une autorité morale qui domine les passions, modère les lois, donne plus de fixité au pouvoir, dirige les élections, main­tienne dans le devoir les mandataires du peuple romain, et conjure les deux plus sérieux dangers du moment : l'égoïsme des grands et l'effervescence de la foule. Voilà ce que leur union peut réaliser; leur désunion, au contraire, ne fera qu'encourager la funeste conduite de ces hommes qui com­promettent également l'avenir, les uns par leur résistance, les autres par leur emportement.
Ces considérations devaient être facilement comprises de Pompée et de Crassus, acteurs dans de si grands événe­ments, témoins de tant de sang répandu dans les guerres civiles, de tant d'idées généreuses tantôt triomphantes, tantôt abattues. Ils acceptèrent l'offre, et c'est ainsi que fut conclue une alliance appelée à tort Premier triumvirat (1). Quant à Cicéron, César l'engagea à entrer dans le pacte qui venait de se former, mais il refusa de se joindre à ce qu'il appelait une réunion d'amis (2).


(1) On appelait duumvirs, décemvirs, vigintivirs, les magistrats qui, au nombre de deux, de dix ou de vingt, partageaient la même fonction. Or, dans le cas présent, il ne s'agissait que de lier par un accord tacite les hommes les plus considérables. Le nom de triumvirat n'était donc pas bien appliqué.
(2) « Me in tribus sibi conjunctissimis consularibus esse voluit. » (Cicéron, Discours pour les provinces consulaires, xvii.)


  Toujours incertain dans sa conduite, toujours partagé entre son attrait pour les dépo­sitaires du pouvoir et ses engagements envers les partisans de l'oligarchie, inquiet de l'avenir, qui échappait à sa pré­voyance, il mettait son esprit à empêcher de réussir toute mesure qu'il approuvait une fois qu'elle avait réussi. L'al­liance que ces trois personnages scellèrent par des ser­ments (1) resta longtemps secrète, et ce ne fut que pendant le consulat de César qu'elle apparut au grand jour par l'ac­cord qu'ils montrèrent dans toutes les résolutions politiques. César se mit donc ardemment à l'œuvre pour réunir en sa faveur toutes les chances qui devaient assurer son élection.

 IV. Parmi les candidats se trouvait L. Lucceius; César désirait s adjoindre ce personnage, distingue par ses écrits et son caractère ( 2), et qui, jouissant d'une immense fortune, avait promis d'en faire largement usage à leur profit com­mun, pour avoir le plus de voix dans les centuries. « La faction aristocratique, dit Suétone, ayant appris cet arrangement, fut saisie de crainte. Elle pensait qu'il n'était rien que César ne tentât, dans l'exercice de la magistrature souveraine, s'il avait un collègue qui s'accordât avec lui et qui adhérât à tous ses projets (3). » Les grands, ne pouvant réussir à l'évincer, résolurent donc de lui adjoindre Bibulus, qui, déjà son collègue dans l'édilité et dans la préture, s'était montré constamment son adversaire. Chacun contribua de sa bourse pour influencer les élections ; Bibulus dépensa des sommes considérables (4), et l'incorruptible Caton lui-même, qui avait fait le serment solennel de poursuivre en justice quiconque achèterait les suffrages, donna sa quote-part, avouant cette fois qu'il fallait, dans l'intérêt public,


(1) Dion-Cassius, xxxvii, 57.
(2) Cicéron, Lettres familières, V, xii.
(3) Suétone, César, xix. — Eutrope, VI, xiv. — Plutarque,César, xiii.
(4) Suétone, César, xix.


faire fléchir ses principes (1). Cicéron ne se montrait pas plus austère, et il exprimait quelque temps auparavant, à Atti cus, la nécessité d'acheter le concours des chevaliers (2). Les plus honnêtes, on le voit, étaient entraînés, par la force des choses, dans le courant d'une société corrompue.
Porté par le sentiment public et l'appui des deux hommes les plus influents, César fut élu consul à l'unanimité, et reconduit, selon l'usage, du Champ-de-Mars dans sa mai­son, au milieu du concours empressé de ses concitoyens et d'un grand nombre de sénateurs (3).
Si le parti opposé à César n'avait pu l'empêcher d'arriver au consulat, il ne désespérait pas de lui interdire le rôle important qui devait lui appartenir comme proconsul. Dans cette intention, le sénat se décida à éluder la loi de Caius Gracchus, qui, afin d'éviter que la désignation des provinces fût faite en vue des personnes, voulait qu'elle eût lieu avant la tenue des comices. L'assemblée, s'écartant donc de la règle, assigna à César et à son collègue, par un mauvais vouloir flagrant, la surveillance des bois et des chemins publics, fonctions assimilées, il est vrai, à celles de gou­ verneur de province (4). Cette humiliante désignation, preuve d'une inimitié persévérante, le blessa profondément; mais les devoirs de sa nouvelle dignité imposèrent silence à ses ressentiments; le consul allait oublier les injures faites à César et tenter avec générosité une politique de conciliation.


(1) Plutarque, Caton, xxvi, et Suétone, xix.
(2) « Mais, direz-vous, nous n'aurons les chevaliers pour nous qu'à prix d'ar­gent? Qu'y faire?... Avons-nous le choix des moyens? » (Cicéron, Lettres à Atticus, II, i.)
(3) « Inde domum répètes toto comitante senatu,
Officium populi vix capiente domo. »

(Ovide, Ex Ponto, IV, episl. iv.)
Siiclone, César, xix.
(4) Suétone, César, xix

CHAPITRE CINQUIÈME.
CONSULAT D E CÉSAR ET DE B IBULUS.
(695)
I. César est parvenu à la première magistrature de la République. Consul avec Bibulus à quarante et un ans, il n'a pas encore acquis la juste célébrité de Pompée, il ne jouit pas des trésors de Crassus, et cependant son influence est peut-être plus grande que celle de ces deux personnages. L'influence politique, en effet, ne dépend pas seulement des succès militaires ou de la possession d'immenses richesses ; elle s'acquiert surtout par une conduite toujours d'accord avec des convictions arrêtées. César seul représente un principe. Depuis l'âge de dix-huit ans, il a affronté les colères de Sylla et l'inimitié des grands, pour faire valoir sans cesse et les griefs des opprimés et les droits des provinces.
Tant qu'il n'est pas au pouvoir, exempt de responsabilité, il marche invariablement dans la voie qu'il s'est tracée, ne transige avec personne, poursuit sans ménagement les adhérents du parti opposé, et soutient énergiquement ses opinions, au risque de blesser ses adversaires; mais, une fois consul, il abdique tout ressentiment et fait un appel loyal à ceux qui veulent se rallier à lui ; il déclare au sénat qu'il n'agira pas sans son concours, qu'il ne proposera rien de contraire à ses prérogatives

(1). Il offre à son collègue Bibulus une généreuse réconciliation, le conjurant, en présence des sénateurs,
(1) Dion-Cassius, XXXVIII, i.

de mettre un terme à des dissentiments dont les effets, déjà si regrettables pendant leur édilité et leur préture communes, deviendraient funestes dans leur nouvelle position (1). Il fait des avances à Cicéron, et, après lui avoir envoyé, dans sa villa d'Antium, Cornélius Balbus pour l'assurer qu'il est prêt à suivre ses conseils et ceux de Pompée, il lui propose de l'associer à ses travaux (2).
César devait croire que ces offres de coopération seraient accueillies. Devant les périls d'une société profondément troublée, il supposait aux autres les sentiments qui l'ani­maient lui-même. L'amour du bien public, la conscience de s'y dévouer tout entier, lui donnaient dans le patriotisme d'autrui cette confiance sans réserve qui n'admet ni les riva­lités mesquines, ni les calculs de l'égoïsme : il se trompait. Le sénat n'avait que des préjugés, Bibulus que des ran­ cunes, Cicéron qu'un faux amour-propre ;
II était essentiel pour César d'unir plus étroitement à ses destinées Pompée, dont le caractère manquait de fermeté ; il lui donna en mariage sa fille Julie, jeune femme de vingt-trois ans, remplie de grâces et d'intelligence, déjà fiancée à Servilius Caepion. Afin de dédommager ce dernier, Pompée lui promit sa propre fille, engagée, elle aussi, à un autre, à Faustus, fils de Sylla. Peu de temps après, César épousa Calpurnie, fille de Lucius Pison (3). Caton s'élevait avec force contre ces mariages, qu'il qualifiait de trafics honteux de la chose publique (4). Les nobles, et surtout les deux Curion, se faisaient les échos de cette réprobation. Leur parti, cependant, ne négligeait pas de se fortifier par des alliances.


(1) Appien, Guerres civiles, II, x.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, II, iii. — « Consul, il voulait que je prisse part aux opérations de son consulat. Sans les approuver, je dus cependant lui savoir gré de sa déférence. » (Discours sur les provinces consulaires, xvii.)
(3) Plutarque, César, xiv. — Suétone, César, xxi.
(4) Plutarque, César, xit.


Certes, lorsque Caton donnait sa fille à Bibulus, c'était par un motif politique ; et, lorsqu'il cédait à Hortensius sa propre femme (1), quoique mère de trois enfants, pour la reprendre ensuite enrichie après la mort de son dernier mari, il y avait là encore un intérêt peu honorable, que César dévoila plus tard dans un livre intitulé l'Anti-Caton (2). Le premier soin du nouveau consul fut d'établir l'usage de publier jour par jour les actes du sénat et ceux du peu­ple, afin que l'opinion publique pesât de tout son poids sur les résolutions des pères conscrits, dont jusque-là les déli­bérations avaient été souvent secrètes (3). L'initiative que prit César dès le début de son consulat, en interpellant les sénateurs sur les projets de lois, est un indice qu'il eut les faisceaux avant Bibulus. Ou sait, en effet, que les consuls jouissaient de cet honneur alternativement pendant un mois, et c'est dans la période où ils étaient entourés des signes distinctifs du pouvoir qu'il leur était permis de demander l'avis des sénateurs (4).
II Il proposa ensuite, au mois de janvier, une loi agraire qui reposait sur de sages principes et respectait tous les droits légitimes. En voici les principales dispositions :
Partage de toute la partie libre de l'ager publicus, sauf celui de la Campanie et celui de Volaterrae, le premier d'abord excepté à cause de sa grande fertilité (5), et le second garanti à tous les détenteurs (6). — En cas d'insuffi­sance du territoire, acquisitions nouvelles, au moyen, soit de l'argent provenant des conquêtes de Pompée, soit de


(1) Plutarque, Caton, xxiv.
(2) Plutarque, Caton, lix.
(3) Suétone, César, xx.
(4) Tite-Live, IX, viii.
(5) Appien, Guerres civiles, II, vii.
(6) Cicéron, Lettres familières, XlII, iv.


l'excédant des revenus publics. — Interdiction de l'expro­ priation forcée. — Nomination de vingt commissaires pour présider à la distribution des terres, avec exclusion de l'au­teur de la proposition. — Estimation des terres privées à vendre, d'après la déclaration faite au dernier cens, et non d'après l'appréciation des commissaires. — Obligation pour chaque sénateur de prêter serment à la loi et de s'engager à ne jamais proposer rien de contraire.
C'était, on le voit, le projet de Rullus dégagé des incon­vénients signalés par Cicéron avec tant de verve. En effet, au lieu de dix commissaires, César en proposa vingt, afin de répartir entre un plus grand nombre un pouvoir dont on redoutait l'abus. Lui-même, pour éviter tout soupçon d'in­térêt personnel, s'interdit la possibilité d'en faire partie. Les commissaires n'étaient pas, comme dans la loi de Rullus, autorisés à agir selon leur gré et à taxer arbitrai­rement les propriétés. On respectait les droits acquis; on ne partageait que les territoires dont l'État avait encore la libre disposition. Les sommes provenant des conquêtes de Pompée devaient être employées en faveur des anciens sol­ dats, et César disait lui-même qu'il était juste de faire pro­fiter de cet argent ceux qui l'avaient gagné au péril de leur vie (1). Quant à l'obligation imposée aux sénateurs de prêter serment, ce n'était pas une innovation, mais une coutume établie. Dans le cas présent, la loi ayant été votée avant les élections, tous les candidats, et surtout les tribuns de l'année suivante, durent prendre l'engagement de l'ob­server (2).


(1) Dion-Cassius, XXXVIII, i.
(2) Lettres à Atticus, I, xviii. — A propos d'une loi antérieure on lit ce qui suit : « Les sénateurs qui ont discuté la présente loi seront tenus, dans les dix jours qui suivront le plébiscite, de jurer son maintien devant le questeur, dans la trésorerie, en plein jour et en prenant pour témoins Jupiter et les dieux pénates. » (Table de Bantia, Klenze, Philologische Abhandlungen, iv, 16-24.)


« Personne, dit Dion-Cassius (1), n'eut à se plaindre de lui à ce sujet. La population de Rome, dont l'accroissement excessif avait été le principal aliment des séditions, fut appelée au travail et à la vie de la campagne ; la plupart des contrées clé l'Italie qui avaient perdu leurs habitants furent repeuplées. Cette loi assurait des moyens d'existence non seulement à ceux qui avaient supporté les fatigues de la guerre, mais encore à tous les autres citoyens, sans causer de dépenses à l'Etat ni de dommage aux grands ; au contraire, elle donnait à plusieurs des hon neurs et du pouvoir. »
Ainsi, pendant que quelques historiens accusent César de chercher dans la populace de Rome le point d'appui de ses desseins ambitieux, lui, au contraire, provoque une mesure dont l'effet est de transporter dans les campagnes la partie turbulente des habitants de la capitale.
César lut donc son projet au sénat; puis, appelant les sénateurs par leurs noms, les uns après les autres, il de­manda à chacun son opinion, se déclarant prêt à modifier la loi ou à la retirer même, si elle ne leur convenait pas. Mais, suivant Dion-Cassius, « elle était inattaquable, et, si on ne l'approuvait pas, on n'osait cependant pas la combattre ; ce qui affligeait le plus les opposants, c'est qu'elle était rédigée de manière à ne susciter aucune plainte (ï). » Aussi se borna-t-on à l'ajourner à plusieurs reprises, sous de frivoles prétextes. Caton, sans y faire une opposition directe, alléguait la nécessité de ne rien changer à la constitution de la République et se déclarait l'adversaire de toute espèce d'innovation; mais, le moment venu de se pro­noncer, il renouvela son ancienne tactique, et rendit toute délibération impossible en parlant la journée entière,


(1) Dion-Cassius, XXXVIII, i.
(2) Dion-Cassius, XXXVIII, ii.


ce qui lui avait déjà réussi pour priver César du triomphe (1). Celui-ci perdit patience, et fit conduire en prison l'orateur obstiné ; Caton fut suivi d'un grand nombre de sénateurs, et M. Petreius, l'un d'eux, répondit au consul, qui lui repro­chait de se retirer avant que la séance fût levée : « J'aime mieux être en prison avec Caton qu'ici avec toi. » Regret­tant néanmoins ce premier mouvement de colère, et frappé de la démonstration de l'assemblée, César rendit aussitôt la liberté à Caton ; puis il congédia le sénat et lui adressa ces paroles : « Je vous avais faits juges et arbitres suprêmes de cette loi, afin que, si quelqu'une de ses dispositions vous déplaisait, elle ne fût pas portée devant le peuple; mais, puisque vous avez refusé la délibération préalable, le peuple seul décidera.»
Sa tentative de conciliation ayant échoué auprès du sénat, il la renouvela auprès de son collègue, et, dans l'assemblée des tribus, adjura Bibulus de soutenir sa proposition. De son côté, le peuple joignit ses instances à celles de César, mais le consul, inflexible, se contenta de dire : « Vous ne l'ob tiendrez pas, quand même vous le voudriez tous, et, tant que je serai consul, je ne souffrirai aucune innovation (2). »
Alors César, jugeant d'autres influences nécessaires, fit appel à Pompée et à Crassus. Pompée saisit avec bonheur cette occasion de parler au peuple; il dit que non seulement il approuvait la loi agraire, mais que les sénateurs eux- mêmes en avaient admis autrefois le principe, en décrétant, lors de son retour d'Espagne, une distribution de terres à ses soldats et à ceux de Metellus; si cette mesure avait été différée, c'était à cause de la pénurie du trésor, qui, grâce à lui, avait cessé maintenant; ensuite, répondant à César, qui lui demandait s'il appuierait la loi dans le cas où on s'y


(1) Ateius Capiton, Traité sur les devoirs du sénateur, cité par Aulu-Gelle, IV, x. — Valère Maxime, II, x, § 7.
(2) Dion-Cassius, XXXVIII, iv.


opposerait par la violence, « Si quelqu'un osait tirer le glaive, s'écria-t-il, moi, je prendrais même le bouclier, voulant dire par là qu'il viendrait sur la place publique armé comme pour un combat. Cette déclaration hardie de Pompée, ap­ puyée par Crassus et par Caepion (I) , fit taire toutes les oppo­ sitions, excepté celle de Bibulus, qui, avec trois tribuns ses partisans, réunit le sénat dans sa maison, où l'on résolut qu'à tout prix il fallait repousser ouvertement la loi (2).
Le jour des comices fixé, le peuple envahit le Forum pen­ dant la nuit. Bibulus accourut avec ses amis au temple de Castor, où son collègue haranguait la multitude; il essaya en vain de parler, fut précipité du haut des degrés et contraint de s'enfuir, après avoir vu briser ses faisceaux et blesser deux tribuns. Caton, à son tour, tenta d'aborder les rostres; expulsé par la force, il y revint, mais, au lieu de traiter la question, voyant que personne ne l'écoutait, il attaqua César avec aigreur, jusqu'à ce qu'on l'arrachât une seconde fois de la tribune. Le calme rétabli, la loi fut adoptée. Le lende­main, Bibulus essaya d'en proposer l'abrogation au sénat. Personne ne le soutint, tant l'élan populaire avait subjugué les esprits (3). Dès ce moment il prit le parti de se renfermer chez lui pendant toute la durée du consulat de César. Quand celui-ci présentait une loi nouvelle les jours de comice, il se contentait de protester et de lui faire dire par ses licteurs qu'il observait le ciel, et qu'ainsi toute délibération était illégale (4). C'était avouer hautement le but politique de cette formalité.


(1) Suétone, César, xxi.
(2) Appien, Guerres civiles, II, xi.
(3) Dion-Cassius, XXXVIII, vi.
(4) Les consuls, les préteurs, et en général tous ceux qui présidaient une assemblée du peuple, ou même qui s'y trouvaient en qualité de magistrats, avaient un droit de veto fondé sur la superstition populaire. Ce droit s'exerçait en déclarant qu'un phénomène céleste avait été observé par eux, et qu'il n'était plus permis de délibérer. Jupiter lançant la foudre ou la pluie, on ne peut plus traiter des affaires avec le peuple : tel était le texte de la loi reli­ gieuse ou politique rendue en 597. Il n'était pas nécessaire qu'il tonnât ou qu'il plût en effet; l'affirmation d'un magistrat ayant qualité pour observer le ciel suffisait. (Cicéron, Discours pour Sextius, xv; —-Discours sur les provinces consulaires, xix. — Asconius, In Pison. p. 9, éd. Orelli. — Orelli, tables de son édition de Cicéron, VIII, 126, Index legum, articles Lois Aelia et Fufia.)


César ne se laissa pas arrêter par ce scrupule religieux, qui, d'ailleurs, avait perdu de son autorité. Lucrèce, à cette époque, écrivait un poème audacieux contre la cré­dulité populaire, et depuis longtemps l'observation des auspices était regardée comme une superstition puérile ; deux siècles et demi auparavant, un grand capitaine en avait donné une preuve éclatante. Annibal, réfugié auprès du roi Prusias, l'engageait à accepter ses plans de cam­pagne contre les Romains ; le roi refusait parce que les auspices n'avaient point été favorables. « Eh quoi! s'écria » alors Annibal, avez - vous plus de confiance dans un méchant foie de veau que dans l'expérience d'un vieux général comme moi (1)? »
Quoi qu'il en soit, l'obligation de ne point tenir de comices lorsqu'un magistrat observait le ciel était une loi, et, pour se disculper de ne l'avoir pas observée, comme pour empê­cher que ses actes ne fussent déclarés nuls, César, avant de sortir de charge, porta la question au sénat, et fit ainsi légitimer sa conduite.
La loi adoptée par le peuple, chaque sénateur fut appelé à venir en jurer l'observation. Plusieurs membres, et, entre autres, Q. Metellus Celer, M. Caton et M. Favonius (2), avaient déclaré ne vouloir jamais s'y soumettre; mais, le jour de prêter serment arrivé, les protestations s'éva­nouirent devant la crainte de la peine établie contre les


(1) Valère Maxime, III, vu, 6.
(2) Plutarque, Caton, xxxvii.


abstentions, et, excepté Laterensis, chacun jura, même Caton (1).
Irrité des obstacles qu'il avait rencontres, et sûr de l'ap­probation du peuple, César fit comprendre, par une nou­velle loi, dans la distribution du domaine public, les terres de la Campanie et de Stella, omises d'abord par déférence pour le sénat (2).
En exécution de la loi, les vétérans de Pompée reçurent des terres à Casilinum en Campanie (3) à Minturnae, Lanuvium, Volturnum, Aufidena, en Samnium, à Bovianum,


(1) Dion-Cassius, XXXVIII, vii. « La loi campanienne contient une disposi­ tion qui astreint les candidats à jurer, dans l'assemblée du peuple, qu'ils ne proposeront jamais rien de contraire à la législation julienne sur la propriété. Tous ont juré, excepté Laterensis, qui a mieux aimé se désister de la candida­ture au tribunal que de prêter le serment, et on lui en sait un gré infini. » (Cicéron, Lettres à Atticus, II, xviii.)
(2) C'est ce qui résulte des paroles de Dion-Cassius, XXXVIII, i. Plusieurs érudits n'ont pas admis l'existence de deux lois agraires; cependant Cicéron, dans sa lettre à Atticus (II, vii), écrite en avril, annonce que les vingt commis­saires sont nommés. Dans cette première loi (Lettres familières, XIII, iv), il mentionne Ager de Volaterra, qui n'était certainement pas dans la Campanie. Dans une autre lettre du commencement de mai (Lettres à Atticus, II, xvi), il parle pour la première fois de la Campanie, et dit que Pompée avait approuvé la première loi agraire. Enfin dans celle écrite au mois de juin (Lettres à Atticus, II, xviii), il parle du serment prêté aux lois agraires. Suétone (César, xx), Appien (Guerres civiles, II, x), font mention des lois agraires juliennes, au pluriel. Tite-Live (Epitome du livre CIII) parle des leges agrariae de César, et Plutarque (Caton, xxxviii) dit positivement : « Enflé de cette vic­toire, César proposa une nouvelle loi pour partager aux citoyens pauvres et indigents presque toutes les terres de la Campanie » et précédemment, au chapitre xxxvi, le même auteur avait dit de César, qu'il proposa des lois pour distribuer des terres aux citoyens pauvres. Ainsi il y eut positivement deux lois rendues à quelques mois d'intervalle; et, si l'objet de la seconde était la distri­bution de ager campanus, la première avait sans doute un caractère plus général. — Dion-Cassius, après avoir rapporté la proposition de la première loi agraire, où la Campanie était exceptée, dit également : « En outre, le terri­toire de la Campanie fut donné à ceux qui avaient trois enfants ou plus. » (XXXVIII, vii.)
(3) Cicéron, Deuxième Philippique, xv.


Clibes, Veïes, en Étrurie (1) ; vingt mille pères de famille ayant plus de trois enfants furent établis dans la Campanie, de sorte qu'environ cent mille personnes devinrent culti­vateurs, repeuplèrent d'hommes libres une grande partie du territoire, et Rome fut délivrée d'une populace incom­ mode et avilie. Capoue devint colonie romaine : c'était rétablir l'œuvre démocratique de Marius, détruite par Sylla (2). Il paraît que l’ager de Leontinum, en Sicile, fut aussi compris dans la loi agraire (3). On procéda ensuite à la nomination de vingt commissaires, choisis parmi les consulaires les plus recommandables (4). De ce nombre étaient C. Cosconius, Atius Balbus, mari de la sœur de César. Clodius ne put obtenir d'en faire partie (5), et Cicéron, après la mort de Cosconius, refusa de le remplacer (6). Dans ses lettres à Atticus, ce dernier blâme surtout le partage du territoire de Capoue, comme privant la Répu­blique d'un revenu important, et se demande ce qui restera à l'État, si ce n'est le vingtième sur l'affranchissement des esclaves, puisqu'on avait déjà abandonné les droits .de péage dans toute l'Italie; mais on a objecté avec raison que, d'un autre côté, l'État se trouvait exonéré des charges énormes imposées par la nécessité de distribuer du blé à tous les pauvres de Rome.
Cependant le partage de l’ager campanus et de l’ager de Stella éprouva bien des retards;


(1) Liber coloniarum, éd. Lachmann, p. 220, 235, 239, 259, 260. — Plu­ sieurs de ces colonies ne remontent peut-être qu'à la dictature de César.
(2) Suétone, César, xx. — Velleius Paterculus, II, xliv. — Appien, Guerres civiles, II, x. « Capua muro ducta colonia Julia Félix, jussu imperatoris Caesaris a xx viris deducta. » (Liber coloniarum, I, p. 231, éd. Lachmann.)
(3) Cicéron, Deuxième Philippique, xxxix.
(4) Dion-Cassius, XXXVIII, i. — Cicéron, Lettres à Atticus, II, xix.
(5) Cicéron, Lettres à Àtticus, II, vii.
(6) Discours sur les provinces consulaires, xvii.


il n'était pas encore ter­miné en 703, puisqu'à cette époque on conseillait à Pompée de presser la distribution des dernières terres, afin que César, à son retour des Gaules, n'en eût pas le mérite (1).
III. Nous avons vu que, les années précédentes, Caton avait fait refuser aux fermiers des impôts de l'Asie la dimi­nution du prix de leur bail. Par cette mesure sévère, le sénat s'était aliéné l'ordre des chevaliers, dont la réclama­tion n'était pas sans fondement. En effet, le fermage des revenus de l'Asie avait été onéreux pendant la guerre contre Mithridate, comme on peut s'en convaincre par le discours de Cicéron pour la loi Manilia, et la remise d'une partie des sommes dues à l'État n'était pas sans quelque apparence de justice. César, devenu consul, s'empressa, autant par équité que par politique, de proposer une loi pour décharger les publicains du tiers des sommes dont ils étaient redevables (2). II s'adressa d'abord au sénat; mais, l'assemblée ayant refusé d'en délibérer, il se vit contraint de soumettre la question au peuple (3), qui adopta son opinion. Cette libéralité, bien au delà de leurs espérances, les remplit de joie et les rendit favorables à celui qui se montrait si généreux ; il leur recommanda cependant publi­quement d'être plus prudents à l'avenir, et de ne point enchérir d'une manière inconsidérée lors de l'adjudication des impôts (4). La loi agraire et la loi sur les redevances avaient donné satisfaction aux intérêts des prolétaires, des vétérans et des chevaliers ; il n'était pas moins important de faire droit aux justes réclamations de Pompée.


  (1) Cicéron, Lettres familières, VIII, x.
(2) Appien, Guerres civiles, II- xiii. — Scholiaste de Bobbio, Sur le discours de Cicéron pour Plancus, p. 261, éd. Orelli.
(3) Cicéron, Discours pour Plancus, xiv.
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, II, i. — Suétone, César., xx.


Aussi César obtint-il du peuple la sanction de tous les actes du vainqueur de Mithridate (l) . Lucullus avait été jusqu'alors un des plus ardents adversaires de cette mesure. Il ne pouvait oublier la gloire dont l'avait frustré Pompée; mais la crainte d'une poursuite en concussion fut telle, qu'il tomba aux genoux de César et abjura toute opposition (2).
L'activité du consul ne se bornait pas aux réformes inté­rieures , elle s'étendait encore aux questions soulevées à l'étranger. La situation de l'Egypte était précaire : le roi Ptolémée Aulète, fils naturel de Ptolémée Lathyre, craignait qu'en vertu du testament supposé de Ptolémée Alexandre ou Alexas, à la chute duquel il avait contribué, son royaume ne fût incorporé à l'empire romain (3). Aulète, sentant son autorité ébranlée dans Alexandrie, avait, recher­ché l'appui de Pompée pendant la guerre de Judée, et lui avait envoyé des présents et des sommes considérables pour l'engager à soutenir sa cause après du sénat (4). Pompée s'était porté son défenseur, et César, soit par politique, soit pour être agréable à son gendre, fit déclarer Ptolémée Aulète ami et allié de Rome (5). Sur sa demande, la même faveur fut accordée à Arioviste, roi des Germains, qui, après avoir fait la guerre aux Éduens, s'était retiré de leur pays sur l'invitation du sénat,


(1) Suétone, César, xx. — Dion-Cassius, XXXVIII, vii. — Appien, II, xiii.
(2) Suétone, César, xx.
(3) Cicéron, Deuxième discours contre la loi agraire, xvi. — Scholiaste de Bobbio, Sur le, discours de Cicéron « In rege Alexandrino, » p. 350, éd. Orelli. Ce Ptolémée Alexas ou Alexandre paraît avoir été un bâtard d'Alexandre I, frère cadet de Ptolémée Lathyre, qui est appelé aussi Soter II; dans ce cas, il aurait été, par naissance illégitime, cousin de Ptolémée Aulète. Il avait succédé à Alexandre II, fils légitime d'Alexandre I, qui épousa sa belle-mère Bérénice, unique fille légitime de Soter II.
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xvi. — Le roi d'Egypte donna près de 6,000 talents (35 millions de francs) à César et à Pompée. (Suétone, César, liv .)
(5) Suétone, César, liv. — Dion-Cassius, XXXIX, xh. — Ce que dit César, Guerre d'Alexandrie, xxxiii, et Guerre civile, III, cvii, montre l'amitié que Ptolémée Aulète témoignait aux Romains.


et avait manifesté le désir d'une alliance avec Rome. Il y avait tout intérêt pour la Répu­blique à ménager les Germains et à les reléguer de l'autre côté du Rhin, quelles que fussent d'ailleurs les prévisions du consul sur son futur commandement des Gaules (1). Il accorda ensuite des privilèges à certains municipes et con­tenta bien des ambitions, «car, dit Suétone, il donnait tout ce qu'on lui demandait; personne n'osait s'opposer à lui, et, si quelqu'un l'essayait, il savait bien l'intimider (2). »
Une des premières préoccupations du consul devait être la nomination de tribuns dévoués, puisque c'étaient eux généralement qui proposaient les lois à l'acceptation du peuple.
Clodius, à cause de sa popularité, était un des candidats qui pouvaient lui être le plus utiles; mais sa qualité de pa­ tricien l'obligeait, pour être élu, à passer par adoption dans une famille plébéienne, et il ne le pouvait qu'en vertu d'une loi. César hésitait à la faire voter, car si, d'une part, il mé­nageait Clodius, de l'autre, il connaissait ses projets de vengeance contre Cicéron, et ne voulait pas lui donner une autorité dont il pouvait abuser. Mais lorsque, vers le mois de mars, dans le procès de C. Antonius, accusé pour sa conduite déshonorante en Macédoine, Cicéron, défenseur de son ancien collègue, se permit d'attaquer violemment les dépositaires du pouvoir, le même jour Clodius fut admis dans les rangs des plébéiens (3), et bientôt après désigné,


(1) César, Guerre des Gaules, I, xxxv. — Plutarque, César, xxi. —. Dion- Cassius, XXXVIII, xxxiv.
(2) Suétone, César, xx.
(3) Plutarque, Caton, xxxviii. — « Ce fut vers la sixième heure que, plai­dant devant un tribunal pour C. Antonius, mon collègue, je me plaignis de quelques abus qui régnaient dans la République et qui me paraissaient n'être point étrangers à la cause de mon malheureux client. Des malveillants rappor­ tèrent à quelques hommes de grande considération mes paroles autrement qu'elles n'avaient été dites, et, le même jour, à la neuvième heure, l'adoption de Clodius fut volée. » (Cicéron, Discours pour sa maison, xvi.)


avec Vatinius, pour le tribunat (1). Il existait un troisième tribun, dont le nom est inconnu, mais dont le dévouement était également acquis au consul (2).
Ainsi César, de l'aveu même de Cicéron, était déjà à lui seul plus fort que la République (3). Il était l'espoir des uns, l'effroi des autres; pour tous, irrévocablement le maître. L'abstention de Bibulus n'avait fait qu'augmenter son pou­ voir (4). Aussi disait-on à Rome, en plaisantant, qu'on ne connaissait que le consulat de Julius et de Caius César, fai­sant ainsi d'un seul nom deux personnages, et l'on colpor­ tait les vers suivants :
Non Ribulo quidquam nuper, sed Caesare factum est :
Nam Bibulo fieri consule nil memini (5).
Et comme la faveur populaire, lorsqu'elle s'attache à un homme en évidence, voit du merveilleux dans tout ce qui se rapporte à sa personne, la foule tirait un augure favo­rable de l'existence d'un cheval extraordinaire né dans ses écuries. Ses sabots étaient fourchus et présentaient la forme de doigts. César seul avait pu dompter cet étrange animal, dont la docilité, disait-on, lui présageait l'empire du monde (6).


(1) Appien, Guerres civiles, II, xiv. — Dion-Cassius, XXXVIII, xii. — Plutarque, Pompée, l; — Cicéron, xxxix.
(2) Cicéron, Pour Sextius, 1. c.
(3) Cicéron, en parlant à Atticus du premier consulat de César, dit : « Tout faible qu'il était alors, César était plus fort que toute la République. » (Lettres à Atticus, VII, ix.)
(4) « Bibulus croyait rendre César suspect, il le rendit plus puissant. » (Velleius Paterculus, II, xliv.)
(5) Suétone, César, xx.
(6) César montait un cheval remarquable, dont les pieds étaient presque de forme humaine, le sabot étant fendu de manière à présenter l'apparence de doigts. Il avait élevé avec un grand soin ce cheval, né dans sa maison; car les aruspices avaient promis l'empire de la terre à son maître. César fut le premier qui le dompta; jusque-là l'animal n'avait souffert aucun cavalier. Dans la suite, il lui érigea une statue devant le temple de Vénus Genitrix. (Suétone, César, lxi.)


Pendant son premier consulat, César promulgua un grand nombre de lois, dont la plupart ne sont pas arrivées jusqu'à nous. Cependant il nous est resté des fragments précieux des plus importantes, entre autres, les modifications aux prérogatives sacerdotales. Le tribun Labienus, nous l'avons déjà vu, pour faire parvenir César à la dignité de grand pontife, avait rendu à dix-sept tribus tirées au sort le droit d'élection. Quoique cette loi semblât autoriser les absents à briguer 1e sacerdoce, le peuple et les pontifes contestaient ce droit à ceux qui ne venaient pas solliciter la dignité en personne. De là des altercations et des troubles continuels. Pour y remédier, César, tout en confirmant l'acte de Labie­ nus, fit déclarer admissibles comme candidats au sacerdoce, non seulement les postulants présents, mais encore tous les absents ayant un titre quelconque à cet honneur (l) .
Il se préoccupa ensuite des provinces, dont le sort avait toujours excité sa sympathie. La loi destinée à réformer les vices de l'administration (De provinciis ordinandis) n'a pas de date certaine ; elle porte le même titre que celle de Sylla et s'en rapproche beaucoup. Ses prescriptions garantissaient les habitants contre la violence, l'arbitraire, la corruption des proconsuls et des propréteurs, et fixaient les allocations auxquelles ceux-ci avaient droit (2). Elle affranchissait de la dépendance des gouverneurs les États libres, liberœ civitates, et les autorisait à se régir par leurs propres lois et leurs propres magistrats (3).


(1) « Je pense tout à fait que les titres des candidats absents aux sacerdoces peuvent être examines par les comices, car cela a déjà eu lieu précédemment. C. Marius, étant en Cappadoce, fut fait augure d'après la loi Domitia, et aucune autre loi n'a interdit d'en user ainsi plus tard; car dans la loi Julia, la dernière sur les sacerdoces, il est dit : « Celui qui demande ou celui dont les titres sont examinés. » (Cicéron, Lettres à Brutus, I, v.)
(2) Cicéron j Discours contre Pison, xxxvii.
(3) Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, iv ; — Discours contre Pison, xvi.


Aussi Cicéron considérait-il cette me sure comme ayant garanti la liberté des provinces (1), car, dans son discours contre Pison, il lui reproche de l'avoir violée en réunissant des peuples libres à son gouvernement de Macédoine (2). Enfin, une disposition particulière réglait la comptabilité et les dépenses de l'administration, en exi­geant qu'au sortir de charge les gouverneurs livrassent, au bout de trente jours, un compte rendu justificatif de leur gestion et de leurs dépenses, dont trois exemplaires de­vaient être déposés, l'un à l’aerarium, à Rome, et les autres dans les deux villes principales de la province (3). Les pro­préteurs devaient rester un an et les proconsuls deux ans à la tète de leur gouvernement (4).
Les généraux soumettaient les pays administrés par eux à deux lourdes charges : ils exigeaient, sous le prétexte du triomphe,


(1) Cicéron, Discours contre Pison, xvi; — Lettres à Atticus, V, x, xvi, xxi ; — Première Philippique, viii.
(2) « Tu as obtenu (s'adressant à Pison) une province consulaire sans autres limites que celles de ta cupidité, au mépris de la loi de ton gendre. En effet, par une loi de César, aussi équitable que salutaire, les peuples libres jouissaient d'une liberté pleine et entière. » (Cicéron, Discours contre Pison, xvi.)
(3) Cicéron, Discours contre Pison, xxv; — Lettres familières, II, xvii; — Lettres à Atticus, VI, vii. — « J'ajouterai que, si le droit ancien et l'an­tique usage subsistaient encore, je n'aurais remis les comptes qu'après en avoir conféré et les avoir arrêtés de bon accord et avec les procédés que comportent nos relations intimes. Ce que j'eusse fait à Rome suivant l'ancien mode, j'ai dû, sous le régime de la loi Julia, le faire en province : y déposer mes comptes et reporter seulement au trésor les copies conformes... Il fallait bien exécuter les prescriptions de la loi. On a déposé dans deux villes les comptes dûment arrêtés et collationnés, et j'ai choisi, aux termes de la loi, les deux plus considérables, Laodicée et Apamée... J'arrive à l'article des gratifications. Sachez que je n'y ai compris que les tribuns militaires, les préfets et les officiers de ma maison (contubernales). J'ai même commis une erreur. Je croyais avoir toute latitude quant au temps. Depuis j'ai su que la proposition devait en être régulièrement faite dans les trente jours de la reddition des comptes... Heureusement que les choses sont dans leur entier, en ce qui concerne les centurions et les contubernales des tribuns militaires, car la loi est muette à l'égard de ces derniers. » (Cicéron, Lettres familières, V, xx.)
(4) Dion-Cassius, XLIII, xxv.


des couronnes d'or d'un prix considérable (aurum coronarium) et faisaient supporter aux pays qu'ils traver­ saient leurs dépenses et celles de leur suite. César remédia à ces abus en défendant aux proconsuls d'exiger la contri­ bution coronaire avant que le triomphe eût été décidé (1), et en soumettant aux règles les plus sévères les prestations en nature qu'on devait fournir (2). On peut juger combien ces prescriptions étaient nécessaires par ce fait que Cicéron, dont l'administration passait avec raison pour intègre, avoue avoir retiré, huit ans après la loi Julienne, de fortes sommes de son gouvernement de Cilicie (3).
La même loi défendait à tout gouverneur, sans la permis­ sion du sénat et du peuple, de sortir de sa province, ou d'en faire sortir ses troupes, de s'immiscer dans les affaires d'un État voisin (4) ou d'exiger de l'argent des provinciaux (5).
Elle atténuait également les abus des légations libres (De liberis legationibus}. On appelait ainsi les missions données aux sénateurs qui, se rendant dans les provinces pour leurs propres affaires, se faisaient revêtir abusivement du titre de légats du peuple romain pour être défrayés de toute dé­pense et de tous frais de transport. Ces missions, d'une durée indéfinie, étaient l'objet de réclamations incessantes (6).


(1) « Je ne parle pas de l'or coronaire qui t'a si longtemps mis à la torture, dans ton incertitude si tu devais le demander ou non. En effet, la loi de ton gendre défendait de le donner ou de l'accepter, à moins que le triomphe n'eût été accordé. » (Cicéron, Discours contre Pison, xxxvii.)
(2) Cicéron, Discours contre Pison, xxxvii;-— Lettres à Atticus, V, x et xvi.
(3) « Faites attention, s'il vous plaît, que j'ai déposé à Éphèse, entre les mains des publicains, une somme qui m'appartient très légitimement, 22 mil­lions de sesterces, et que Pompée a fait main basse sur le tout. J'en ai pris mon parti bien ou mal, n'importe. » (Cicéron, Lettres familières, V, xx.)
(4) Cicéron, Discours contre Pison, xxi.
(5) Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, II, iii, iv.
(6) « Y a-t-il rien de plus honteux qu'un sénateur, député sans le moindre mandat de la République? C'est cette espèce de députation que j'aurais abolie pendant mon consulat, même de l'avis du sénat, quelque avantageuse qu'elle lui parût, sans l'opposition irréfléchie d'un tribun. J'en ai du moins fait diminuer la durée; elle n'avait point de termes, je la réduisis à une année. » (Cicéron, Des lois, III, viii.)


  Cicéron les avait limitées à un an; César fixa un terme en­ core plus court, mais qui est ignoré (1).
Comme complément des mesures précédentes il provoqua une loi (De pecuniis repetundis) dont les dispositions ont souvent été confondues avec celles de la loi De provinciis ordinandis. Cicéron en vante la perfection et la justice (2). Elle contenait un grand nombre d'articles : il est question, dans une lettre de Cœlius, du chapitre de la loi (3). Elle était destinée à prévenir tous les cas de concussion, tant à Rome que hors de l'Italie. Les personnes lésées pouvaient réclamer juridiquement la restitution des sommes injuste­ment perçues. Quoique les dispositions principales fussent empruntées à la loi de Sylla, la pénalité en était plus sévère et la procédure plus expéditive; ainsi, comme les riches parvenaient, en s'exilant avant le jugement, à se soustraire à la peine, il fut établi qu'alors leurs biens seraient confis­ qués en partie ou en totalité, suivant la nature du crime (4).


(1) « D'ailleurs, je crois que la loi Julia a limité la durée des légations libres et qu'il est difficile de les renouveler (nec facile addi potest) ». . (Cicéron, Lettres à Atticus, XV, xi. — Orelli, Index legum, p. 192.)
(2) Cicéron, Discours pour Sextius, lxiv. — « La liberté ravie à des peuples et à des particuliers à qui elle avait été accordée et dont les droits avaient été, en vertu de la loi Julia, si formellement garantis contre toutes les entreprises contraires. » (Cicéron, Discours contre Pison, xxxvii, xvi.)
(3) Cicéron, Lettres familières, VIII, viii. Plusieurs de ces chapitres ont été conservés dans le Digeste, liv. XLVIII, tit. xi. — On regarde généralement comme tirés de la même loi des fragments consignés sur une table d'airain du musée de Florence, fragments qui ont été publiés par Maffei (Muséum Vero nense, p. ccclxv, n° 4), et commentés par le célèbre Marin!, dans son ouvrage sur les monuments des frères arvales, t. I er, p. 39, 40, note 44,
(4) Suétone, César, xlii.


  Si la fortune du coupable ne suffisait pas au payement des restitutions, tous ceux qui avaient profité de la prévarica tion étaient recherchés et condamnés solidairement (I) . Enfin la corruption était atteinte sous toutes ses formes (2), et la loi allait même jusqu'à veiller sur la moralité des transac­tions. Un article particulier est à remarquer : c'est celui qui défendait d'accepter comme terminé un ouvrage qui ne l'était pas. César avait sans doute en vue l'action qu'il avait


(1) Cicéron, Discours pour Rabirius Postumus, iv, v.
(2) Fragments de la loi Julia De repetundis conservés dans le Digeste, XLVIII, tit. xi :


La loi est dirigée contre ceux qui, revêtus d'une magistrature, d'une légation ou d'un pouvoir quelconque, ou faisant partie de la suite de ces fonctionnaires, reçoivent de l'argent.
Ils peuvent accepter de l'argent indéfiniment de la part de leurs cousins, de leurs parents plus proches encore, ou de leurs femmes.
Sont frappés par la loi ceux qui auraient reçu de l'argent : Pour dire leur avis dans le sénat ou dans un conseil public ; — pour faire leur devoir ou pour s'en écarter; — pour renoncer à un mandat public ou pour l'outre passer; — pour prononcer un jugement, soit dans une affaire criminelle, soit dans une question d'argent, ou pour ne pas le prononcer; — pour condamner ou absoudre ; — pour adjuger ou taxer un objet en litige ; — pour donner un juge ou arbitre, le changer, lui ordonner de juger, ou pour ne pas le donner, ni le changer, ou pour l'empêcher de juger; — pour faire emprisonner un homme, le mettre aux fers, ou le délivrer de ses chaînes ; — pour accuser ou ne pas accuser; — pour produire un témoignage ou pour le supprimer; — pour recon­naître comme reçu un ouvrage public qui n'est pas achevé; — pour accepter du blé public sans s'être assuré de sa bonne qualité; — pour se charger de l'entretien des édifices publics sans que leur bon état ait été constaté; — pour enrôler un soldat ou pour le congédier. Tout ce qui a été donné au proconsul ou au prêteur contre la présente loi ne peut s'acquérir par Usucapion. Sont nulles les ventes et locations faites, pour un prix bas ou élevé, en vue de l'usucapion par un tiers. Les magistrats doivent s'abstenir de toute avarice et ne recevoir en don que cent pièces d'or par action est donnée même contre les héritiers de l'accusé, mais seulement dans l'année après sa mort. Celui qui est frappé par cette loi ne peut plus être ni juge, ni accusateur, ni témoin. Les peines prononcées sont l'exil, la déportation dans une île ou la peine capitale, selon la gravité du délit.
inutilement intentée contre Catulus pour le non achèvement du temple de Jupiter Capitolin.
On peut encore enregistrer comme lois de César la plu­part de celles que présentèrent sous son inspiration, soit le tribun P. Vatinius, soit le préteur Q. Fufius Calenus (1).
Une loi du premier autorisait dans les procès l'accusateur comme l'accusé à rejeter, une fois seulement, la totalité des juges ; jusque-là ils n'avaient pu en récuser qu'un certain nombre (2). C'était donner à tous la même garantie que Sylla avait réservée exclusivement aux sénateurs, puisque, pour les chevaliers et les plébéiens, il avait limité la récusation à trois juges (3).
Vatinius fit aussi conférer à cinq mille colons établis à Côme (novum Comum) le droit de cité romaine. Cette me­sure (4) flattait l'orgueil de Pompée, dont le père, Pompée Strabon, avait réédifié la ville de Côme, et elle offrait à tous les Transpadans la perspective d'obtenir la qualité de ci­ toyens romains, que César leur accorda plus tard (5).
Un autre partisan dévoué du consul, le préteur Q. Fufius Calenus (8), proposa une loi qui, dans les délibérations judi­ciaires, faisait peser la responsabilité sur chacun des trois ordres dont se composait le tribunal : les sénateurs, les chevaliers et les tribuns du trésor.


(1) Dion-Cassius, XXXVIII, viii.
(2) De alternis consiliis rejiciendis. (Cicéron, Contre Vatinius, xi, et le scholiaste de Bobbio, édit. Orelli, p. 321 et 323.)
(3) « Les citoyens qui, n'étant pas de votre ordre, ne peuvent, grâce aux lois Cornéliennes, récuser plus de trois juges.» (Cicéron, Deuxième action contre Verres, II discours, xxxi.)
(4) Suétone, César, xxviii.
(5) Cicéron, Lettres familières, XIII, xxxv.— « Pompeius Strabon, père du grand Pompée, repeupla Côme. Quelque temps après, Scipion y établit trois mille habitants, et enfin le divin César y envoya cinq mille colons, dont les plus distingués étaient cinq cents Grecs. » (Strabon, cxix.)
(6) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xviii. — Dion-Cassius, XXXVIII, viii.


Au lieu d'émettre un avis collectif, ils furent appelés à exprimer leur opinion sépa­rément. Dion-Cassius explique la loi en ces ternies : « Voyant que dans les procès tous les votes étaient confondus et que chaque ordre s'attribuait les bonnes résolutions et rejetait les mauvaises sur les autres, Calenus fit rendre une loi pour que les différents ordres votassent séparément, afin de connaître ainsi, non l'opinion des individus, puisque le vote était secret, mais celle de chaque ordre (1). »
Toutes les lois de César portèrent le nom de lois Juliennes ; elles furent sanctionnées par le sénat et adoptées sans oppo­ sition (2), et Caton lui-même ne les combattit pas; mais, lorsque, devenu préteur, il se vit obligé de les appliquer, il eut la petitesse d'esprit de ne pas vouloir les désigner par leur nom (3).
On peut se convaincre par les faits précédents que, pen­dant son premier consulat, un mobile unique animait César, l'intérêt public. Sa pensée dominante était de porter remède aux maux qui affligeaient le pays. Ses actes, que plusieurs historiens ont incriminés comme subversifs et inspirés par une ambition démesurée, n'étaient, à les examiner attenti­vement, que le résultat d'une sage politique et l'exécution d'un programme bien connu, proclamé autrefois par les Gracques et récemment par Pompée lui-même. Comme les Gracques, César avait voulu la distribution du domaine public, la réforme de la justice, le soulagement des pro­vinces, l'extension des droits de cité; comme eux,


(1) Dion-Cassius, XXXVIII, viii. - Orelli, Index legum, 178.
(2) Dans son discours contre Vatinius (vi), Cicéron, en lui reprochant de ne pas avoir tenu compte des auspices, s'écrie : «Je te demande d'abord . T'en es-tu rapporté au sénat, comme l'a fait César? » — « II est vrai que les actes de César ont été, pour le bien de la paix, confirmés par le sénat. » (Cicéron, Deuxième Philippique, xxxix.)
(3) Dion-Cassius, XXXVIII, vii.


il avait protégé l'ordre des chevaliers pour l'opposer aux résistances obstinées du sénat; mais, plus heureux, il avait accompli ce que les Gracques et Pompée avaient été impuissants à réaliser. Plutarque fait l'éloge de la sagesse de son gouver­nement dans la Vie de Crassus (1), quoiqu'un jugement pas­sionné ait entraîné cet écrivain à comparer ailleurs sa con­ duite à celle d'un tribun factieux (2).
Suivant le goût de l'époque et surtout comme moyen de popularité, César donna des jeux splendides, des spectacles, des combats de gladiateurs, empruntant de Pompée et d'Atticus des sommes considérables pour satisfaire à son luxe, à ses profusions et à ses largesses (3). Suétone, toujours prêt à enregistrer indistinctement le vrai et le faux qui se débitaient alors, rapporte que César aurait soustrait au trésor trois mille livres d'or, auxquelles il aurait substitué un métal doré ; mais l'élévation de son caractère fait rejeter bien loin cette calomnie. Cicéron, qui n'avait, à ce moment, aucune raison de le ménager, n'en parle ni dans ses lettres, où se révèle sa mauvaise humeur, ni dans son Discours contre Vatinius, dévoué à César; et, d'un autre côté, Pline (4) cite un fait analogue arrivé pendant le consulat de Pompée.
IV.César ne bornait pas son ambition à être consul et gouvernement législateur, il désirait obtenir un commandement à la hauteur de son génie, reculer les frontières de la République et les préserver de l'invasion de ses plus puissants ennemis. On se souvient que, lors de l'élection des consuls, le sénat leur avait attribué la surveillance des forêts et des chemins publics.


(1) « César se conduisit avec sagesse dans son consulat. » (Plutarque, Cras­ sus, XVII.)
(2) « César publia des lois dignes non d'un consul, mais du tribun le plus audacieux. » (Plutarque, César, xiv.)
(3) Cicéron, -Lettres à Atticus, VI, i. — Appien, Guerres civiles, II, xiii.
(4) Pline, Histoire naturelle, XXXIII, v. Les professeurs Drumann et Mommsen s'élèvent comme nous contre l'assertion de Suétone.


Il y avait donc peu à compter sur un retour bien­veillant de la part de l'assemblée, et, si la distribution des commandements était de sa compétence, l'histoire offrait des exemples de provinces données par un vote populaire : la Numidie fut assignée à Marius, sur la proposition du tri­bun L. Manlius, et L. Lucullus, après avoir reçu du sénat la Gaule cisalpine, obtint du peuple la Cilicie (1). C'est ainsi que le commandement de l'Asie avait été déféré à Pompée. Fort de ces précédents, Vatinius proposa au peuple de con­ fier à César, pendant cinq ans, le commandement de la Gaule cisalpine et de l'Illyrie, avec trois légions (2). Pompée appuya cette motion de toutes ses forces. Les amis de Crassus (3) , Clodius (4) et L. Pison votèrent en faveur de la loi.
Au premier abord, il semble étonnant que la proposition du tribun concernât seulement la Gaule cisalpine, sans par­ler de l'autre côté des Alpes, où se présentaient uniquement les chances d'acquérir de la gloire; mais, en y réfléchissant, on découvre combien cette manière de poser la question était habile et politique. Solliciter à la fois le gouvernement des deux Gaules eût pu paraître exorbitant et exposer à un échec. Demander le gouvernement de la Gaule proprement dite of­frait des dangers, car, si on l'avait accordé sans y joindre la Gaule cisalpine, dévolue à un autre proconsul, César se serait trouvé complètement séparé de l'Italie, dans l'impos­sibilité de s'y rendre pendant l'hiver et de conserver avec Rome des relations suivies. Le projet de loi de Vatinius, au contraire, n'ayant pour objet que la Gaule cisalpine et l'Illyrie, on ne pouvait guère refuser un commandement contenu dans les bornes ordinaires, et César acquérait par là une base d'opérations solide, au milieu de populations


(1) Plutarque, Lucullus, ix.
(2) Suétone, César, xxii. — Plutarque, César, xiv.
(3) Plutarque, Crassus, xvii.
(4) Appien, Guerres civiles, II, xiv.


dévouées, où ses légions pouvaient être facilement recrutées. Quant à la province au delà des Alpes, il était probable qu'un événement fortuit ou une proposition nouvelle la placerait sous ses ordres. C'est ce qui arriva plus tôt qu'il ne s'y attendait, car le sénat, par un calcul habile, mais rare à cette époque, ajouta à ce commandement une troisième province, la Gaule chevelue (comata) ou transalpine, et une quatrième légion. Il se donnait ainsi le mérite d'une initiative que le peuple aurait prise de lui-même, s'il n'eût été devancé (1).
Transporté de joie à cette nouvelle, César, d'après Sué­ tone, se serait écrié, en plein sénat, que maintenant, par­venu au but de ses désirs malgré ses ennemis, il marcherait sur leurs têtes (2).
Cette anecdote n'est pas vraisemblable. Il était trop pru­dent pour provoquer en face ses adversaires, au moment où il allait s'éloigner de Rome. « Toujours maître de lui-même, dit un ancien auteur, il ne heurtait personne inutilement (3). »
V. Pendant qu'aux prises avec les difficultés les plus sérieuses, César s'efforçait d'asseoir la République sur de meilleures bases, le parti aristocratique se consolait de ses défaites successives par une petite guerre de sarcasmes et de chicanes. Au théâtre, il applaudissait toutes les allusions blessantes pour Pompée, et recevait César avec froideur (4).


(1) Dion-Cassius, XXXVIII, viii. — Suétone, xxii.
(2) Suétone, César, xxii.
(3) Dion-Cassius, XL, xxxiv.


(4) « Aux gladiateurs, on a reçu à coups de sifflets celui qui les donnait et tout son cortège. Aux jeux Apollinaires, le tragédien Diphdus a fait une allusion bien vive à notre ami Pompée, dans ce passage, « C'est notre misère qui te fait grand; » on l'a fait répéter mille fois. Plus loin, les cris de l'assemblée entière ont accompagné sa voix, lorsqu'il a dit : « Un temps viendra où tu gémiras profondément sur ta malheureuse puissance, » etc. Car ce sont des vers qu'on dirait faits pour la circonstance par un ennemi de Pompée. Ces mots : « Si rien ne te retient, ni les lois, ni les mœurs, etc. » ont été accueillis par des accla­ mations frénétiques. A son arrivée, César ne trouva qu'un accueil glacé. Curion, qui le suivit, fut au contraire salué de mille bravos, comme autrefois Pompée aux temps heureux de la République. César était outré, et vite il a, dit-on, dépêché un courrier à Pompée, qui est à Capoue. » (Cicéron, Lettres à Atti­cus, II, xix.)
Bibulus, gendre de Caton, publiait des édits contenant les plus grossières attaques ; il renouvelait les accusations de complots contre la République, et de prétendus rapports honteux avec Nicomède (1). On accourait lire et copier ces placards injurieux. Cicéron les envoyait avec bonheur à Atticus (2). Aussi le parti auquel appartenait Bibulus le por­ tait aux nues et faisait de lui un grand homme (3). Son oppo­sition, cependant, n'avait réussi qu'à retarder les comices consulaires jusqu'au mois d'octobre. Cette prorogation était faite dans l'espoir de contrarier l'élection des consuls dé­voués aux triumvirs. César, à cette occasion, l'attaqua dans un violent discours, et Vatinius proposa de l'arrêter. Pom­ pée, de son côté, ému de diatribes auxquelles il n'était pas accoutumé, se plaignit devant le peuple de l'animosité dont il était l'objet; mais son discours paraît n'avoir pas eu beau­ coup de succès.
Il est triste de voir l'accomplissement de grandes choses entravé souvent par les petites passions d'hommes à courte vue, qui ne connaissent le monde que dans le cercle étroit
 
(1) Suétone, César, ix.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xix.

(3) « On porte aux nues Bibulus, je ne sais trop pourquoi ; mais enfin on l'exalte comme l'homme unique qui, en temporisant, a rétabli les affaires. Pompée, mon idole, Pompée, sur qui je pleure aujourd'hui, s'est lui-même abîmé; il n'a plus personne qui tienne à lui par dévouement; je crains bien que la terreur ne leur paraisse une conseillère indispensable; pour moi, d'un côté, je m'abstiens de les combattre à cause de mon ancienne amitié, et, de l'autre, mon passé me défend d'approuver ce qu'ils font; je garde un juste milieu. Les dispositions du peuple se manifestent surtout dans les théâtres." (Cicéron, Lettres à Atticus, II, xix, XX, XXI.)
où ils vivent renfermés. En secondant César, Bibulus pou­ vait acquérir une juste renommée, il préféra être le héros d'une coterie et aima mieux obtenir les applaudissements intéressés d'un petit nombre de sénateurs égoïstes que de mériter avec son collègue la reconnaissance publique. Cicéron, de son côté, prenait pour l'expression véritable de l'opinion les clameurs d'une faction aux abois. Il était d'ail­leurs de ceux qui trouvent que tout va bien quand ils sont au pouvoir et que tout périclite dès qu'ils n'y sont plus. Dans ses lettres à Atticus, il parle de la haine générale contre ces nouveaux rois, prédit leur chute prochaine (1) et s'écrie : «  Quels murmures ! quelle irritation ! quelle haine contre notre ami Pompée ! Son nom de grand vieillit comme celui du riche Crassus. » (2)
II explique avec une naïveté parfaite la consolation que trouve son amour-propre dans l'abaissement de celui qui faisait autrefois son admiration. « J'étais tourmenté de la crainte que les services rendus par Pompée à la patrie ne parussent, dans les temps à venir, plus grands que les miens : j'en suis bien revenu; il est si bas, si bas, que Curius lui-même me semble un géant près de lui (3). Et il ajoute : « Aujourd'hui rien de plus populaire que de détester les hommes populaires; ils n'ont pour eux personne. Ils le savent, et c'est ce qui me fait redouter les violences. Je ne pense pas sans frémir aux explosions qui sont inévitables (4). » La haine qu'il portait à Clodius et à Vatinius égarait sa raison.
Lorsque César poursuivait, laborieusement le cours de sa destinée, le génie de Cicéron, au lieu de comprendre l'ave nir


(1) «Il se tient prudemment à l'écart, mais espère assister de loin à leur nau frage. » (Cicéron, Lettres à Atticus, II, vii
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xiii.
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xvii.
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xx, xxii


et de hâter le progrès par sa coopération, résistait à l'élan général, niait l'évidence, et ne savait pas, à travers les défauts de certains adhérents du pouvoir, discerner la grandeur de la cause.
César supportait avec peine les attaques de Cicéron ; mais, comme ceux que guident de grandes vues politiques, supé­ rieur aux ressentiments, il ménageait tout ce qui pouvait exercer de l'ascendant sur les esprits, et la parole de Cicéron était une puissance. Dion-Cassius explique ainsi la conduite de César : « II ne blessa Cicéron ni par ses paroles ni par ses actes; il disait que souvent bien des hommes lancent à dessein de vains sarcasmes contre ceux qui sont au-dessus d'eux, pour les pousser à la dispute, dans l'espérance de paraître avoir quelque ressemblance avec eux et d'être mis sur le même rang, s'ils parviennent à être injuriés à leur tour. César crut donc ne devoir entrer en lice avec per sonne. Telle fut sa règle de conduite envers tous ceux qui l'insultaient, et, comme il voyait bien alors que Cicéron cherchait moins à l'offenser qu'à faire sortir de sa bouche quelques propos injurieux, par le désir qu'il avait d'être regardé comme son égal, il ne se préoccupa aucunement de lui, ne tint pas compte de ce qu'il disait, et laissa même Cicéron l'insulter tout à son aise et se louer outre mesure. Cependant il était loin de le mépriser; mais, naturellement doux, il ne se mettait pas facilement en colère. Il avait beaucoup à punir, comme cela devait arriver au milieu des grandes affaires auxquelles il était mêlé; mais jamais il ne cédait à l'emportement (1). »
Il survint un incident qui montra toute l'animosité d'un certain parti.


(1) Dion-Cassius, XXXVIII, xi.


L. Vettius, ancien espion de Cicéron dans la conjuration de Catilina, puni pour avoir faussement accusé César, fut arrêté sous la prévention de vouloir attenter à sa vie ainsi qu'à celle de Pompée. On trouva sur lui un poi­gnard, et, interrogé devant le sénat, il dénonça, comme instigateurs de son crime, le jeune Curion, Caepion, Brutus, Lentulus, Caton, Lucullus, Pison, gendre de Cicéron, Cicéron lui-même, M. Laterensis et d'autres encore; il nomma aussi Bibulus, ce qui ôta toute vraisemblance à ses dénonciations, Bibulus ayant déjà fait avertir Pompée de se tenir sur ses gardes (1). Les historiens, tels que Dion-Cassius, Appien, Plutarque, traitent sérieusement ce complot; le premier soutient formellement que Cicéron et Lucullus avaient armé le bras de l'assassin. Suétone, au contraire, reproche à César d'avoir suborné Vettius afin de jeter le blâme sur ses adversaires.
En présence de ces renseignements contradictoires, le mieux est, comme dans les procès ordinaires, de juger de la valeur de l'accusation d'après les antécédents de ceux que l'on accuse. Or Cicéron, malgré sa mobilité, était trop honnête pour tremper dans un complot d'assassinat, et César avait le caractère trop élevé, il avait trop la conscience de sa force pour s'abaisser jusqu'à chercher dans une misérable intrigue le moyen d'accroître son influence. Un sénatus-consulte fit mettre Vettius en prison; mais César, intéressé et résolu à la manifestation de la vérité, appela l'affaire devant le peuple et força Vettius de monter à la tribune aux harangues. Celui-ci, par une versatilité sus­ pecte, dénonça ceux qu'il avait déchargés la veille et déchargea ceux qu'il avait dénoncés, entre autres Brutus. A l'égard de ce dernier, on disait que ce changement était dû à la liaison de César avec sa mère. Reconduit en prison, Vettius fut trouvé mort le lendemain. Cicéron accusa Vati nius de l'avoir fait tuer (2);


(1) Cicéron, Lettres à Atticus, II, xxiv.
(2) Cicéron, Discours contre Vatinius, xi. — Dion-Cassius, XXXVIII, ix.


mais, suivant d'autres, les véri tables auteurs de sa mort furent ceux qui l'avaient poussé à cette honteuse manoeuvre et qui redoutaient ses révé­ lations (l).
La comparaison des divers récits nous conduit à con­clure que cet obscur agent de menées ténébreuses s'était fait l'instigateur d'un complot pour avoir le mérite de le révéler et s'attirer la bienveillance de César en signalant comme complices ses adversaires politiques. L'événement néanmoins profita à César, et le peuple lui permit de prendre des mesures pour sa sûreté personnelle (2). C'est sans doute à cette époque que fut rétabli l'ancien usage d'accorder au consul, pendant le mois où il n'avait pas les faisceaux, le droit de se faire précéder par un appariteur (accensus) et suivre par des licteurs (3).
Sans changer les lois fondamentales de la République, César avait obtenu un grand résultat : il avait remplacé l'anarchie par un pouvoir énergique, dominant à la fois le sénat et les comices; par l'entente des trois hommes les plus importants, il avait substitué aux rivalités personnelles une autorité morale qui lui avait permis d'établir des lois favorisant la prospérité de l'empire. Mais il était essentiel que son départ n'entraînât pas la chute de l'édifice si labo­rieusement élevé. Il n'ignorait ni le nombre ni la puissance de ses ennemis : il savait que, s'il leur abandonnait le Forum et la Curie, non-seulement on reviendrait sur tous ses actes, mais qu'on irait jusqu'à lui enlever son comman­dement. Si l'on doutait du degré de haine dont il était l'objet, il suffirait de rappeler qu'une année plus tard Arioviste lui avoua,


(1) Scholiaste de Bobbio, Sur le discours de Cicéron contre Vatinius, p. 320, éd. Orelli. — Appien, Guerres civiles, II, ii et xiii.
(2) Appien, Guerres civiles, II, xii.
(3) Suétone, César, xx.


dans une entrevue sur les bords du Rhin, que bien des grands de Rome en voulaient à ses jours (1). Contre de pareilles inimitiés il fallait, chose difficile, pouvoir diriger les élections ; or la constitution romaine faisait surgir tous les ans de nouveaux candidats aux hon­ neurs : il était indispensable d'avoir des partisans parmi les deux consuls, les huit préteurs et les dix tribuns nommés dans les comices. A toutes les époques, au temps même où l'aristocratie exerçait le plus d'influence, elle ne put empêcher ses adversaires de s'introduire dans les charges publiques. D'ailleurs les trois personnages qui avaient fait cause commune devaient craindre l'ambition et l'ingratitude des hommes qu'ils avaient élevés, et qui bientôt voudraient devenir leurs égaux. Enfin un dernier danger, et peut-être le plus sérieux, c'était l'impatience et l'indiscipline du parti démocratique, dont ils étaient les chefs.
En présence de ces périls, les triumvirs s'entendirent afin de faire arriver au consulat, pour l'année suivante, L. Pison, beau-père de César, et A. Gabinius, partisan dévoué de Pompée. Ils furent, en effet, désignés consuls le 18 octobre, malgré les efforts des grands et l'accusation de Caton contre Gabinius.
A la fin de l'année 695, César et Bibulus cessèrent leurs fonctions. Ce dernier, en exposant sa conduite, selon l'usage, entreprit de peindre sous les plus noires couleurs l'état de la République; mais Clodius l'empêcha de parler (2). Quant à César, ses prévisions sur les attaques auxquelles il allait être en butte n'étaient que trop fondées, car à peine était-il sorti de charge que le préteur L. Domitius Ahenobarbus et C.Memmius, amis de Cicéron (3), proposaient au sénat de le poursuivre à raison des actes de son consulat, et surtout


(1) « II (Arioviste) sait, par des messagers, qu'en faisant périr César il plairait à plusieurs des grands de Rome ; sa mort lui vaudrait leur faveur et leur amitié. » (César, Guerre des Gaules, I, xliv.)
(2) Dion-Cassius, XXXVIII, xii.
(3) Cicéron, Lettres à Quintus, I, ii.


pour n'avoir tenu aucun compte des auspices. Le sénat recula devant cette proposition (1). Cependant on traduisit en justice le questeur de César; lui-même y fut cité par le tribun L. Antistius; mais le collège tout entier se désista de la plainte en vertu de la loi Memmia, qui défendait d'accueillir aucune accusation contre un citoyen absent pour le service de la République (2).
César se trouvait encore aux portes de Rome, investi de l'imperium, et, suivant les lettres de Cicéron (3), à la tête de troupes nombreuses, composées, selon toute apparence, de vétérans volontaires (4). Il y resta même plus de deux mois pour veiller à ce que son départ ne devînt pas le signal du renversement de son œuvre.
 
(1) Suétone, César, xxiii; — Néron, ii .
(2) Suétone, César, xxiii. — Valère Maxime, III, vii, 9.

3) « Aux portes de Rome était un général, avec un commandement pour plu­ sieurs années et disposant d'une grande armée (cum magno exercitu). Était-il mon ennemi ? Je ne le dis pas; mais je sais que, quand on le disait, il gardait le silence. » (Cicéron, Discours après son retour au sénat, xiii.) «Oppressos vos, inquit, tenebo exercitu Caesaris. » (Cicéron, Lettres à Atticus, II, xvi.) » Clodius disait qu'il envahirait la curie à la tête de l’armée de César.» (Cicéron, Discours sur la réponse des aruspices, xxii.) « César était déjà sorti de Rome avec son armée. « (Dion-Cassius, XXXVIII, xvii.)
(4) Dans plusieurs passages des lettres de Cicéron, César est représenté comme étant aux portes de Rome à la tête de son armée, et cependant on sait, par la lecture des Commentaires, qu'il n'avait, au commencement de la guerre des Gaules, que quatre légions, dont la première se trouvait sur les bords du Rhône et les trois autres à Aquilée, en Illyrie. Il est donc difficile de comprendre com­ment il aurait eu aux portes, de Rome des troupes, dont il n'est plus fait men­tion dans le cours de sa campagne. Le moyen de concilier les lettres de Cicéron et les Commentaires est d'admettre que César indépendamment des légions qu'il trouva hors de l'Italie, appela sous ses drapeaux les volontaires et les vété­rans romains qui désiraient le suivre. Réunis aux portes de Rome, ils le rejoi­gnirent plus tard dans les Gaules et furent versés dans les légions. Cette suppo­sition est d'autant plus probable, qu'en 700, lorsqu'il s'agit de renommer consuls Pompée et Crassus, César envoya à Rome un grand nombre Je soldats pour voter dans les comices; or, toutes ses légions ayant été recrutées dans la Cisal­pine, dont les habitants n'avaient pas le droit de cité romaine, il fallait bien qu'il eût dans son armée d'autres soldats citoyens romains. D'ailleurs, si César fit appel aux vétérans, il suivit en cela l'exemple de presque tous les généraux romains, et, entre autres, de Scipion, de Flamininus et de Marius. En effet, lorsque Cornélius Scipion partit pour la guerre contre Antiochus, il y avait aux portes de Rome cinq mille volontaires, tant citoyens qu'alliés, qui avaient fait toutes les campagnes sous les drapeaux de son frère, Scipion l'Africain. (Tite-Live, XXXVII, iv.) — « Lorsque Flamininus partit pour rejoindre les légions qui étaient en Macédoine, il prit avec lui trois mille vétérans qui avaient com­battu contre Annibal et Asdrubal. » (Plutarque, Flamininus, iii.) — «Marius, avant de partir pour la guerre contre Jugurtha, fit un appel à tout ce que le Latium avait de plus vaillants soldats. La plupart lui étaient connus pour avoir servi sous ses yeux, le reste de réputation. Par ses sollicitations, il força jus­qu'aux vétérans à partir avec lui. » (Salluste, Guerre de Jugurtha, lxxxiv.)
 
VI Pendant ce temps Clodius, esprit inquiet et turbul ent (1), fier de l'appui qu'il avait prêté aux triumvirs comme
de celui qu il en recevait, n’écoutait plus que sa passion et faisait voter des lois, dont quelques-unes, flattant la popu­lace et même les esclaves, menaçaient l'État d'anarchie. En vertu de ces lois, il rétablissait les associations politiques (collegia), clubs dangereux pour la tranquillité publique (2), que Sylla avait dissous, qui s'étaient depuis réorganisés, pour être encore supprimés en 690 (3); il faisait des distribu­tions gratuites de blé au peuple, était aux censeurs le droit de rayer du sénat qui bon leur semblait, leur permettant
 
(1) « Aujourd'hui il (Clodius) s'agite, il s'emporte, il ne sait ce qu'il veut, il fait des démonstrations hostiles à droite et à gauche, et semble vouloir laisser à l'occasion à décider de ses coups. Quand il pense à l'impopularité de l'ordre de choses actuel, on dirait qu'il va se ruer contre ses auteurs ; mais, quand il voit de quel côté sont les moyens d'action et la force armée, il fait volte-face contre nous. » (Cicéron, Lettres à Atticus, II, xxii.)
(2) Ces clubs (collegia compitalitia) avaient une organisation presque mili­ taire, divisée par quartiers et composée exclusivement de prolétaires. (Voyez Mommsen, Histoire romaine, III, p. 290.) — « Les esclaves enrôlés sous pré­ texte de former des corporations. » (Cicéron, Discours après son retour au sénat, xiii.)
(3) On excepta cependant, en 690, les corporations d'artisans. — Asconius, « In Pisone, » IV, p. ; «In Corneliana, » p. 75, éd. Orelli.
d'exclure seulement les sénateurs frappés d'une condamna­ tion (1), défendait aux magistrats de prendre les auspices ou d'observer le ciel les jours de délibération des comices (2), enfin il infligeait des peines sévères à ceux qui auraient condamné à mort, sans les entendre, des citoyens romains. Cette dernière disposition était évidemment dirigée contre Cicéron, quoique son nom ne fût pas prononcé. Afin d'en assurer l'adoption, son auteur désirait l'acquiescement de César, retenu aux portes de Rome par le commandement militaire qui lui en interdisait l'entrée. Clodius alors con­voqua le peuple hors des murs, et, quand il demanda au proconsul son opinion, celui-ci répondit qu'elle était bien connue par son vote dans l'affaire des complices de Catilina ; que, néanmoins, il désapprouvait une loi prononçant des peines sur des faits qui appartenaient au passé (3).
A cette occasion le sénat prit le deuil, afin de faire pa­ raître à tous les yeux son mécontentement; mais les consuls Gabinius et Pison obligèrent les sénateurs à renoncer à cette démonstration intempestive.
César, pour soustraire Cicéron au danger qui le mena­çait, lui proposa de l'emmener avec lui dans les Gaules comme son lieutenant (4).

(1) Cicéron, Discours contre Pison, iv. — Asconius, Sur le Discours de Cicéron contre Pison, p. 7, 8, éd. Orelli. — Dion-Cassius, XXXVIII, xiii.
(2) Dion-Cassius, XXXVIII, xiii.
(3) Dion-Cassius, XXXVIII, xvii.
(4) « Je reçois de César les avances les plus généreuses pour me rendre comme lieutenant auprès de lui. » (Cicéron, Lettres à Atticus, II, xviii.) « II a fait passer mon ennemi (Clodius) dans l'ordre plébéien, soit qu'il fût irrité de voir que ses bienfaits mêmes ne pouvaient m'attacher à lui, soit qu'il cédât aux importunités. Cela ne pouvait être considéré comme une injure, car depuis il me conseilla, il me pria même, de lui servir de lieutenant. Je n'acceptai pas ce titre, non que je le jugeasse au-dessous de ma dignité, mais j'étais loin de soupçonner que la République dût avoir, après César, des consuls si scélérats (Pison et Gabinius). » (Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, xvii.)

Celui-ci repoussa cette offre, se faisant illusion sur sa propre influence (1), et comptant d'ailleurs sur la protection de Pompée. Il paraît positif, d'après cela, que Clodius allait au delà des vues de César : preuve nouvelle que de pareils instruments, lorsqu'on les emploie, sont une arme à deux tranchants, dont la direction échappe aux mains les plus habiles. C'est ainsi que plus tard Vatinius, aspirant à devenir préteur, reçut de son ancien patron ce sanglant avertissement : « Vatinius n'a rien fait gratuitement pendant son tribunat. Quand on ne recherche que l'argent, on doit se passer aisément des honneurs (2). » En effet, César, dont les efforts pour réta­blir les institutions populaires ne s'étaient jamais ralentis, ne voulait ni anarchie ni lois démagogiques, et, de même qu'il n'avait pas approuvé la proposition de Manilius pour l'émancipation des affranchis, de même il repoussait la réor­ganisation des corporations, les distributions de blé gra­ tuites et les projets de vengeance de Clodius, qui cependant se vantait sans cesse de son appui.
Crassus, de son côté, désirant être utile à Cicéron sans se compromettre (3) , engagea son fils à lui venir en aide. Quant à Pompée, balançant entre la crainte et l'amitié, il imagina un prétexte pour ne pas recevoir Cicéron, lorsque celui-ci vint réclamer son appui. Privé de cette dernière ressource, le grand orateur ne conserva plus d'illusions, et, après quelques velléités de résistance, s'éloigna volontaire­ment.

(1) « Grâce à mes soins, ma popularité et mes forces augmentent chaque jour. Je ne me mêle en rien de politique, absolument en rien..... ma maison ne désemplit pas; on m'entoure quand je sors; c'est mon consulat qui recom­mence. Les protestations de dévouement me pleuvent, et ma confiance est telle, que parfois je désire la lutte, au lieu d'avoir toujours à la craindre. » (Cicéron, Lettres à Atticus, II, xxii.) — « Vienne l'accusation de Clodius, l'Italie entière se lèvera en masse. » (Cicéron, Lettres à Quintus, I, 11.)
(2) Cicéron, Discours contre Vatinius, xvi.
(3) Plutarque, Pompée, xlviii.

A peine eut-il quitté Rome, que la loi contre lui était rendue sans aucune opposition, avec le concours de ceux que Cicéron considérait comme ses amis (1). On confisqua ses biens, on rasa sa maison et on l'exila à une distance de quatre cents milles.
César avait habilement pris toutes ses précautions pour que son action se fît encore sentir à Rome pendant son absence, autant que l'instabilité des magistratures pouvait le permettre. Par l'influence de sa fille Julie, dont les charmes et l'esprit captivaient son mari, il retint Pompée; par la distinction accordée au fils de Crassus, jeune homme d'un haut mérite, nommé son lieutenant, il s'assura du père. Cicéron est éloigné, mais bientôt César consentira à son retour et se le conciliera de nouveau en appelant près de lui son frère Quintus. Reste l'opposition de Caton. Clodius se charge de l'écarter sous l'apparence d'une honorable mission : il est envoyé en Chypre pour détrôner le roi Ptolémée, dont les dérèglements excitaient la haine de ses sujets (2). Enfin tous les hommes importants qui avaient quelque chance d'arriver aux emplois sont gagnés à la cause de César; quelques-uns même s'y engagent par écrit (3). Il peut donc partir ; le destin va lui frayer une nouvelle route : une gloire immortelle l'attend au delà des Alpes, et, en rejaillissant sur Rome, cette gloire changera la face du monde.
VII. Nous avons montré César n'obéissant qu'à ses convictions politiques, soit comme promoteur ardent de toutes les mesures populaires, soit comme partisan déclaré de Pompée; nous l'avons montré aspirant, par une noble am­bition, au pouvoir et aux honneurs; mais nous n'ignorons pas que les historiens en général donnent d'autres motifs de sa conduite.

( 1) Plutarque, Cicéron, xii.
(2) Velleius Paterculus, II, xlv.
(3) Suétone, xxiii.

On le représente, dès 684, comme ayant déjà ses plans arrêtés, ses embûches dressées, ses instruments tout prêts. On lui suppose la prescience absolue de l'avenir, la faculté de diriger les hommes et les choses au gré de sa volonté, et de rendre chacun, à son insu, complice de ses profonds desseins. Toutes ses actions ont un mobile caché, que l'historien se vante de découvrir après coup. Si César relève le drapeau de Marius, se fait le défenseur des oppri­més et le persécuteur des sicaires de la tyrannie passée, c'est pour acquérir un concours nécessaire à son ambition; s'il lutte avec Cicéron en faveur de la légalité dans le procès des complices de Catilina, ou pour soutenir une loi agraire dont il approuve le but politique; si, pour réparer une grande injustice de Sylla , il appuie la réintégration dans leurs droits des enfants des proscrits, c'est pour compro­mettre le grand orateur devant le parti populaire ; si, au contraire, il met son influence au service de Pompée ; si, à l'occasion de la guerre contre les pirates, il contribue à lui faire accorder une autorité jugée exorbitante ; s'il seconde le plébiscite qui lui confère, en outre, le commandement de l'armée contre Mithridate; si, plus tard, il lui fait décerner, quoique absent, des honneurs extraordinaires, c'est encore dans le but machiavélique de faire tourner la grandeur de Pompée à son profit. De sorte que, s'il défend la liberté, c'est pour perdre ses adversaires ; s'il défend le pouvoir, c'est pour habituer les Romains à la tyrannie. Enfin, si César recherche le consulat, comme tous les membres de la noblesse romaine, c'est, dit-on, parce que déjà il entre­ voit, à travers les faisceaux du consul et la poussière des batailles, la dictature, le trône même. Pareille interpréta­tion vient de cette faute, trop commune, de ne pas appré­cier les faits en eux-mêmes, mais d'après le caractère que les événements postérieurs leur ont prêté.
Étrange inconséquence, que de supposer à la fois aux hommes supérieurs et des mobiles mesquins, et des pré­voyances surhumaines! Non, ce n'est pas la pensée misé­rable de faire échec à Cicéron qui guidait César ; il n'avait pas recours à une tactique plus ou moins habile, il obéissait à une conviction profonde, et, ce qui le prouve d'une ma­nière évidente, c'est qu'une fois élevé au pouvoir, ses pre­ miers actes sont d'exécuter comme consul ou comme dicta­teur ce qu'il avait appuyé comme citoyen, témoin la loi agraire et la réhabilitation des proscrits. Non, s'il soutient Pompée, ce n'est pas parce qu'il croit pouvoir l'abattre après l'avoir grandi, mais parce que cet illustre capitaine avait embrassé la même cause que lui; car il n'eût été donné à personne de lire dans l'avenir au point de deviner l'usage que ferait le vainqueur de Mithridate de ses triomphes et de sa véritable popularité. En effet, lorsqu'il débarqua en Italie, Rome fut dans l'anxiété. Licenciera-t-il son armée (1) ? Tel fut de toutes parts le cri d'alarme. S'il revient en maître, personne ne peut lui résister. Contre l'attente générale, Pompée licencia ses troupes. Comment donc César pou­vait-il prévoir d'avance une modération si peu dans les habitudes du temps?
Est-il plus vrai de dire que César, devenu proconsul, aspirait à la souveraine puissance? Non, en partant pour la Gaule, il ne pouvait penser à régner sur Rome, pas plus que le général Bonaparte, en partant pour l'Italie, en 1796, ne pouvait rêver l'Empire. Était-il possible à César de pré­voir que, pendant un séjour de dix ans dans les Gaules, il y enchaînerait toujours la fortune, et que, au bout de ce long espace de temps, les esprits, à Rome, seraient encore favo­rables à ses projets? Pouvait-il deviner que la mort de sa

(1) « Les bruits qui précédèrent Pompée y causèrent un grand trouble, parce qu'on avait dit qu'il entrerait dans la ville avec son armée. » (Plutarque, Pompée, xlv.) — « Cependant tout le monde craignait au plus haut point Pompée : on ne savait pas s'il congédierait son armée. » (Dion-Cassius, XXXVII, xliv.)

fille briserait les liens qui l'attachaient à Pompée? que Crassus, au lieu de revenir triomphant de l'Orient, serait vaincu et tué par les Parthes? que le meurtre de Clodius bouleverserait toute l'Italie? enfin, que l'anarchie, qu'il avait voulu étouffer par le triumvirat, serait la cause de son élévation? César avait devant les yeux de grands exem­ples à suivre ; il marchait glorieusement sur les traces des Scipion et des Paul-Emile : la haine de ses ennemis le força de se saisir de la dictature comme Sylla, mais pour une cause plus noble et par une conduite exempte de ven­ geances et de cruauté.
Ne cherchons pas sans cesse de petites passions dans de grandes âmes. Le succès des hommes supérieurs, et c'est une pensée consolante, tient plutôt à l'élévation de leurs sentiments qu'aux spéculations de l'égoïsme et de la ruse; ce succès dépend bien plus de leur habileté à profiter des circonstances que de cette présomption assez aveugle pour se croire capable de faire naître les événements, qui sont dans la main de Dieu seul. Certes César avait foi dans sa destinée et confiance dans son génie ; mais la foi est un instinct, non un calcul, et le génie pressent l'avenir sans en deviner la marche mystérieuse.


Fin du volume II