FASTES

Ovide

Livre II

Traduction : par M. THEODOSE. BURETTE.

Edité par PANCKOUCKE

1834

Très peu adapté aux formes modernes.

 

SOMMAIRE DU LIVRE II

Un nouveau chant commence avec un nouveau mois. Le poète s'admire lui-même en contemplant la gravité de son sujet, com­parée au ton badin de ses autres poésies. Le lecteur sait déjà que cette gravité n'a rien de trop sévère. Après avoir mis ce livre, comme le premier, sous la protection de Germanicus, l'auteur entre en matière. D'où vient le nom du mois qui fait l'objet de ce chant ? Autre­fois on appelait «  Februa » les cérémonies expiatoires et tout ce qui purifie le cœur de l'homme; on croyait que l'expiation suffisait pour détruire le crime. Ovide s'élève avec force contre cet abus superstitieux : «Croyez-vous donc, mortels, qu'un peu d'eau efface la trace sanglante du crime ?»

Le mois de février n'a pas toujours occupé la même place : anciennement il était le dernier de tous. Ce furent, dit-on, les décemvirs qui le rapprochèrent du mois de Janus. Un temple élevé à Junon au commencement de ce mois a dis­paru par l'outrage du temps. Mais un héros veille maintenant sur les demeures immortelles; la vieillesse n'imprimera plus ses rides au front des monuments religieux. Puisse l'Olympe reconnaissant veiller au salut des Césars ! Admirez la couronne d'étoiles du Dauphin. C'est lui qui porta le poète de Lesbos et sa lyre. Arion avait recueilli, par son génie, une moisson de gloire et de richesses. Il revenait sur un vaisseau chargé de ses trésors, et, sans le savoir, au milieu d'une troupe ennemie. L'équipage levait déjà la main sur lui pour s'emparer de ses dépouilles : le poète demanda, comme le cygne, à chanter son chant de mort. Il prit sa lyre, et se lança dans la mer, où un dauphin le reçut et le sauva. Jupiter plaça le dauphin parmi les astres.

Maintenant le poète implore les cent voix et l'âme brûlante du vieillard de Méonie. Il lui faudrait toute la noblesse du vers héroïque, pour nous dire que le plus beau jour des Fastes est celui où César-Auguste reçut du sénat et du peuple le titre de Père de la patrie. Le premier jour du printemps s'est levé; mais craignez ses pré­coces faveurs car l'hiver laisse des traces de son passage. Trois nuits après, on voit paraître au ciel le gardien de l'Ourse. Cette ourse fut jadis une belle nymphe. Callisto, compagne de Diane, infidèle à son vœu de virginité, reçut Jupiter dans ses bras. Re­poussée par la déesse des bois, elle ne put échapper à la jalouse fureur de Junon, qui lui donna la forme hideuse d'une ourse. Errant ainsi au milieu des forêts, elle fut aperçue par son fils, qui allait la percer d'un javelot parricide, lorsque tous deux furent enlevés au ciel. C'est aux ides de ce mois que les trois cent six Fabius, famille héroïque, qui seule s'était chargée des destinées de Rome, après des victoires glorieuses, tombèrent tous dans les plaines de Véies, victimes de la perfidie. Mais un rejeton avait été conservé à la race d'Hercule : elle devait donner encore des héros à la répu­blique. Pourquoi ces trois astres qui se suivent dans le ciel, le Corbeau, la Coupe et le Serpent? C'est un monument de la punition in­fligée par Phébus à son oiseau chéri.

La troisième Aurore après les ides éclaire la nudité des Luperques et la fête de Faune. Cet usage rappelle la simplicité des anciennes mœurs et une assez plaisante aventure du dieu Faune. Il avait vu Omphale, la royale maîtresse d'Hercule, et brûlait d'un amour insensé. Une méprise causée par un changement de vêtements prépara sa confusion. Depuis ce temps, il veut que la nudité préside à sa fête. Veut-on savoir pourquoi le lieu et le jour de la fête sont appelés Lupercales ? Ce lieu est le même où les deux frères Romulus et Remus furent nourris par une louve. Ovide raconte avec beaucoup de charmes les détails de cette fable connue. Il observe ensuite que le nom de Lupercales pourrait venir aussi d'une montagne d'Arcadie. On sait quel étrange moyen prenaient les prêtres du dieu pour rendre les femmes fécondes. Voici l'origine de cette coutume. A une époque de stérilité générale, sous Romulus, hommes et femmes, réunis dans un bois sacré, imploraient la grande Junon, qui rendit cet oracle : « Mères du Latiura, qu'un bouc velu vous féconde. » Tous restaient muets d'étonnement, lorsqu'un devin d'Étrurie s'avise d'immoler un bouc, et de faire des fouets avec la peau de l'animal pour en frapper le sein des matrones. Après le coucher du Verseau, le soleil visite la demeure des Poissons. Ces habitants des eaux brillent maintenant au ciel, pour avoir présenté leur dos à Vénus et à son fils, fuyant devant l'horrible Typhon.

Ovide s'arrête ensuite à la fête nationale de Quirinus. Mars avait obtenu de Jupiter que l'Olympe s'ouvrît enfin pour son fils chéri. Romulus rendait alors la justice au marais de la Chèvre. Un orage éclate, et Romulus monté au ciel sur le char de son père. Un soupçon de meurtre pesait sur le sénat. Mais le nouveau dieu, dans une apparition céleste, fit connaître à Proculus que les larmes des Romains étaient un outrage à sa divinité, et qu'ils lui devaient maintenant le tribut de leur encens et de leurs vœux. Ce jour est aussi appelé" la fête des Sots". Ovide en donne une raison puisée dans les mœurs romaines, et qui ne peut pas être très piquante pour nous. Il y a aussi des honneurs pour les tombeaux. L'usage d'apaiser par des présents les mânes paternels fut apporté par le pieux Énée dans les états du roi Latinus. Dans les embarras d'une longue guerre, on avait oublié ce culte de la tombe. Des prodiges ef­froyables, des cadavres abandonnés qui brûlaient, des voix qui sortaient des sépulcres, ramenèrent la pitié pour les morts. L'hy­men ne doit pas se montrer dans ces jours funèbres. Au milieu d'un groupe de jeunes filles, une vieille femme, digne de figurer dans un sabbat, fait un sacrifice à la déesse du silence. Cette déesse est une nymphe dont l'indiscrétion priva Jupiter des charmes de la belle Juturne. Le dieu lui ôta la parole, et l'envoya chez les Mânes sous la conduite de Mercure, qui, chemin faisant, rendit la Naïade mère de deux Lares, divinités du foyer domestique.

La fête des « Charisties », la fête des parents et des amis, présidée par la Concorde, arrive le jour suivant. Celle du dieu Terme lui succède. Dans une cérémonie rustique, deux voisins couronnent le dieu de feuillage sur la limite de leurs possessions. Une femme, un vieillard et un enfant apportent les dons du village : la foule des spectateurs, en habits blancs, garde un religieux silence. Un repas joyeux et quelques chansons à la louange de Terme mettent fin à la cérémonie. Le dieu Terme préside aux limites des plus grands empires et du moindre champ. Il est immobile, in­corruptible. Il élèverait la voix contre l'injuste envahisseur, pour lui dire : « Ceci est mon champ, voilà le tien.» Seul de tous les dieux du Capitole, il ne voulut pas se retirer devant Jupiter.Le sixième jour avant la fin du mois a reçu son nom de l'ex­pulsion des Rois. Ovide s'est élevé ici à la hauteur de son sujet. Il trouve de fraîches et gracieuses couleurs pour peindre les at­traits de Lucrèce et la pureté de son amour; il respire l'indigna­tion, lorsqu'il raconte les horreurs de cette nuit fatale à sa pudeur, mais qui ébranla pour jamais le trône de Tarquin, ce roi de Rome qui ne devait pas avoir de successeur. Enfin le poète trouve encore, dans son cœur flétri par le despotisme, de nobles accents pour célébrer la grande âme de Brutus, le peuple qui s'enflamme à sa voix, Tarquin en fuite avec sa famille et le dernier jour de la royauté. Une fête guerrière qui se célèbre dans le Champ-de-Mars nous avertit de l'approche du mois consacré au dieu des batailles. Le poète va déployer sa voile sur de nouvelles mers.

Livre II

JANUS achève son cours; l'année croît avec mes vers, qu'un nouveau chant commence avec un nouveau mois. Déployez enfin vos ailes, ô mes vers! Il m'en souvient, vous étiez autrefois chose légère. Messagers dociles, vous serviez mes amours, alors qu'à la fleur de l'âge je me jouais sur un ton badin et folâtre. Aujourd'hui je chante la religion, et l'ordre des temps consigné dans les Fastes. Qui croirait que des jeux de l'amour je passerais à ces graves sujets?

Je suis soldat à ma manière : je porte les armes que je puis, et ma main n'est pas tout à fait oisive. Si je ne lance pas le javelot d'un bras vigoureux, si mes cuisses ne pressent pas le flanc du coursier belliqueux, si ma tête n'est pas couverte du casque, mon côté ceint du glaive acéré, qu'importe; le premier venu est bon pour ces exercices. Mais de mon cœur noble et fidèle s'exha­lent tes louanges, ô César ! et je sais pénétrer dans ta gloire. Parais donc, ô mon héros! et laisse tomber un de tes regards sur ce présent de mon zèle, si le soin de pacifier la terre te laisse un moment de repos.

Nos pères ont nommé «  Februa  » les cérémonies expia­toires ; aujourd'hui même il reste plusieurs traces de cette dénomination antique. C'est ainsi qu'on appelait, dans le vieil idiome, la laine que les pontifes reçoivent du roi des sacrifices et du flamine, aussi bien que le fro­ment brûlé et le sel, dont le licteur va porter la vertu expiatoire dans des lieux désignés. C'est encore le nom du rameau qui, détaché de « l' arbre pur  » , ceint le chaste front des prêtres. J'ai vu une flamine prononcer ce mot, et recevoir à l'instant une branche de pin. Enfin tout ce qui purifie le cœur de l'homme fut ainsi appelé chez nos aïeux à la longue barbe. C'est de là que le mois tire son nom, soit parce qu'armé de courroie, le Luperque parcourt tous les lieux, qu'il croit purifier, soit parce que le temps semble devenir plus serein et plus pur, après les sacrifices offerts sur les tombeaux , lorsque les jours des mânes sont passés. Tout crime, toute trace du mal sont effacés par l'expiation : ainsi le croyaient nos aïeux. Cette opinion vint de la Grèce, ou le criminel, après les cérémonies de lustration, semble dépouiller son for­fait. Le descendant d'Actor fut purifié par Pelée; Pelée lui-même le fut du meurtre de Phocus, par le roi Acaste, dans les eaux d'un fleuve d'Hémonie. Ainsi le trop cré­dule Egée rendit un service, stérile à la fille du Phase, portée à travers les airs sur un char de dragons. Lave mon parricide, s'écrie le fils d'Amphiara ü s au fleuve Achelo ü s et le crime est enlevé. Aveuglement fatal ! Croyez-vous donc, mortels, qu'un peu d'eau efface la trace sanglante du meurtre?

Cependant, pour vous guider dans la connaissance de l'ancien ordre des mois, sachez que comme aujourd'hui , l e premier mois était celui de Janus; le second, dans l'ordre actuel, venait alors le dernier de tous et toi aussi, dieu Terme, tu fermais la marche des cérémonies sa­crées. Pourquoi le dieu qui préside aux portes est-il le premier ? Parce que la porte est la première pièce d'une maison. De même, le mois consacré aux Mânes, derniers h abitan t s du monde, est le dernier de l'année. Ce furent, dit-on, les décemvirs qui, dans la suite, rapprochèrent ces deux mois à une telle distance.

Au commencement de février, Junon protectrice vit s'élever pour elle un nouveau temple, près de celui de la mère des dieux. Mais en vain vos regards cherchent maintenant sa place : demandez au temps qui détruit tout. Le même désastre était à craindre pour les autres, sans la providence d'un héros sacré mais, sous son règne, la vieillesse n'imprimera pas ses rides au front des temples, et ses bienfaits s'étendent à la fois sur les hom­mes et sur les immortels. Auguste fondateur, auguste restaurateur des monuments religieux, puissent les habitants de l'Olympe, s'ils entendent mes vœux, te rendre à leur tour des soins mérités ! Puissent-ils ajouter à tes jours les années dont tu prolonges l'existence de leurs demeures, et veiller sans relâche au bonheur de ta mai­son. Alors aussi on célèbre la fête de l'Asyle ouvert par Romulus, sur le rivage du Tibre, non loin de l'endroit où il se jette dans la mer. Le sanctuaire de Numa, la demeure auguste de Jupiter Capitolin sont arrosés du sang d'une brebis. Souvent alors l'Auster, chargé de nuages, répand une pluie pénétrante; souvent la terre est ensevelie sous la neige.

Sur la fin du jour suivant, lorsque le soleil, prêt à disparaître dans les ondes de l'Hespérie, dételle de son char étincelant de pierreries, ses chevaux brillan t s comme la pourpre, l'observateur, les yeux fixés sur le ciel, se demandera : Où est maintenant la Lyre qui jetait hier un si vif éclat? et, tandis qu'il interroge le ciel, il verra tout à coup le Lion se plonger à moitié dans les eaux.

Le Dauphin, dont vous admiriez la couronne d'étoiles, vous échappera aussi la nuit suivante. Est-ce celui dont les recherches heureuses secondèrent les amours secrètes de Neptune, ou si c'est l'habitant de l'onde qui porta le poète de Lesbos et sa lyre? Sur l'Océan, sur la terre, quel lieu n'est plein de la gloire d'Arion ? Ses chants sus­pendaient les fleuves dans leur cours. On vit souvent, aux accords de sa lyre, le loup quitter la poursuite de la brebis timide, et l'innocente proie oublier sa peur et ses dangers. Le même arbre prêtait son ombre aux chiens et aux lièvres ; la biche prenait place sur le rocher à côté de la lionne; pour la première fois, l'oiseau de Minerve supportait sans humeur le babil de la corneille ; la colombe ne fuyait plus l'épervier. On dit même, harmo­nieux poète, que la sœur d'Apollon, séduite par tes chants, croyait entendre son frère. Le nom d'Arion avait retenti dans toutes les villes de la Sicile, et les cotes même de l'Ausonie avaient répété ses accords. Le poète revenait de ces beaux lieux. Il montait un vais­seau chargé des trésors qu'il devait à son génie. In­fortuné ! tu crains sans doute les vents et les flots. Mais le sein de la mer est un asile plus sûr que ton navire. Que vois-je? le pilote a levé sur lui le fer homicide; toutes les mains sont armées pour le meurtre. Pourquoi ce glaive, ô nautonnier? va redresser ton gouvernail qui fléchit; tes doigts sont-ils faits pour de telles armes? Arion était sans trouble : «Je ne demande pas la vie, dit-il, mais laissez-moi tirer encore quelques sons de ma lyre.» Le délai est accordé, aux éclats de rire de la troupe. Arion prend une couronne digne d'orner la tête de Phébus. Sur ses épaules flotte un manteau teint deux fois de la pourpre tyrienne. Sa lyre résonne doucement sous ses doigts. Ainsi, percé d'une flèche cruelle, le cygne prélude par des plaintes harmonieuses à son dernier sou­pir. Tout à coup Arion s'élance dans la mer avec tous ses ornements, et l'onde jaillit sur les flancs du vaisseau. O prodige ! un dauphin présente avec docilité son dos à la victime. Le poète s'y place, et, pour payer son passage, il prend sa lyre, et en tire des accords qui commandent le calme aux flots. Toute œuvre pie attire les regards du ciel : Jupiter plaça le dauphin parmi les astres, et l'entoura de neuf étoiles.

Oh ! qui me donnera maintenant cent voix ! que n'ai-je, ô vieillard de Méonie ! ce feu sacré qui brûlait dans ton cœur pour la gloire d'Achille! Tandis que mes vers iné­gaux célèbrent les nones sacrées, le plus beau jour des Fastes s'est levé. Mon génie m'abandonne, mes forces succombent sous le fardeau. J'ai besoin des plus subli­mes accords : ah ! pourquoi les demander à la traînante élégie, quand il fallait toute la noblesse du vers héroïque ?

Père sacré de la patrie ! voilà le nom que te donna en ce grand jour la voix unanime du peuple, du sénat, de nos chevaliers. Tu l'avais déjà conquis par tes actions. Notre hommage tardif n'a fait que proclamer un titre réel. Depuis longtemps tu étais le père de l'univers. Ta gloire ici-bas égale celle de Jupiter dans l'Olympe : tu es le père des hommes, s'il est le père des dieux. Romulus, abaisse ton grand nom. D'un saut Rémus franchit les remparts que tu donnas à Rome; sous la protection de César, ils sont devenus dignes du peuple-roi. Où s'éten­dait ta puissance ? sur Tatius, sur la petite ville de Cures, sur les Céciniens et sous notre chef invincible, tout ce qu'éclaire le soleil est romain. La victoire t'avait livré je ne sais quel petit coin de terre; tout ce qu'enveloppe la voûte immense des cieux appartient à César. Tu n'es qu'un ravisseur : il veille à la sainteté du mariage. Tu ouvres un asile au crime : il le repousse. Tu te plais dans la violence : il fait fleurir les lois. A toi le titre de maître, à César celui de prince. Le sang de Remus s'élève contre toi : César pardonne à ses ennemis. Tu dois la divinité à ton père : il la donna au sien.

Déjà l'enfant de l'Ida montre sa tête à l'horizon, et verse une eau pure mêlée au nectar des dieux. Vous qui redoutez l'haleine de Borée, réjouissez-vous : le souffle des zéphyrs a réchauffé les airs.

Cinq fois l'étoile du matin a élevé au dessus des ondes sa tête radieuse: c'est le premier jour du printemps. Ne vous abusez pas cependant; il vous reste des froids à subir. L'hiver en se retirant laisse des traces profondes de son passage.

Vienne la troisième nuit : vous verrez paraître les pieds du gardien de l'Ourse. Parmi les Hamadriades qui formaient le chœur sacré de la déesse des bois, on remar­quait Callisto. «Arc puissant que je touche, dit-elle un jour, les mains sur le carquois de Diane, sois le témoin de ma virginité. » La déesse applaudit : « Sois fidèle à ce serment, dit-elle, et tu seras la première de mes compa­gnes.» Elle l'eût tenu, ce serment fatal ; mais quoi! elle était belle. Elle se garantit des mortels, mais comment ne pas succomber avec Jupiter? Un jour Phœbé revenait d'une chasse; le soleil était au milieu de sa course, ou un peu au delà; la déesse entre dans un bois sacré, sombre, impénétrable; il y avait au milieu une fontaine aux ondes limpides dont un bouquet de chênes pro­tégeait la fraîcheur, « Vierge de Tégée, baignons-nous ici,» dit-elle à Callisto. Ce mot de vierge lui fit mon­ter la rougeur au visage. Le même ordre est donné aux autres Nymphes ; dociles, elles quittent leurs vêtements. La honte retient Callisto ; son embarras, ses re­tards la trahissent d'avance. Enfin elle est nue; ce sein gonflé décèle son parjure à tous les yeux. «Race de Lycaon, dit la déesse irritée, fuis la société des vierges, et ne souille pas ces ondes chastes comme nous. » Dix fois la face de la lune s'était renouvelée : celle qu'on avait crue vierge était mère. Junon, blessée, frémit de rage, et métamorphose l'infortunée. Que fais-tu, déesse cruelle! le sein de ta victime repoussait le dieu qui l'avait enchaî­née. L'implacable épouse voit sur le visage de sa rivale les traits repoussants d'une bête féroce : «Que Jupiter aille maintenant dans ses bras!» s'écrie-t-elle. Une ourse hideuse errant au milieu des montagnes incultes : c'était là cette Nymphe que le maître des dieux avait aimée. Le fruit de ce mystérieux commerce comptait déjà trois lustres. Sa mère le rencontra au milieu des bois. Elle semble re­connaître son fils : éperdue, elle s'arrête et gémit ; son langage maternel étaient les gémissements. L'enfant, sans le savoir, va la percer d'un javelot parricide, lorsque tous deux sont enlevés au ciel. Ils brillent l'un près de l'autre au nombre des constellations; au premier rang, on voit celle que nous appelons Arctos, puis Arctophylax qui semble s'attacher à elle. Mais Junon n'est pas encore satisfaite, et elle obtient de la blanche Tethys que jamais l'Ourse ne plongera dans ses eaux.

Aux ides de ce mois, l'encens fume sur l'autel de Faune, dieu champêtre, dans cette île qui brise et partage en deux le cours du Tibre.

C'est en ce jour que les trois cent six Fabius tombè­rent dans les plaines de Véïes. Seule, une famille se charge des destinées de Rome. Des mains généreuses prennent les armes pour remplir cet engagement sacré. On voit sortir du même camp ces soldats illustres, dont chacun était digne de commander une armée. A droite du temple de Janus se trouve la rue qui conduit à la porte Carmentale. Arrête! qui que tu sois; c'est un pré­sage funeste. On dit que les trois cents Fabius sortirent par cette porte. La porte n'est pas coupable, mais elle garde une sinistre influence. Cependant nos héros, dans leur course rapide, ont atteint les bords du Crémère, qui roule, impétueux, ses eaux grossies par l'hiver. C'est là qu'ils placent leur camp. Armes au vent, ils courent et attaquent avec vigueur les bataillons tyrrhéniens. Aussi fougueux on voit le lion s'élancer des rochers de la Li­bye, et tomber sur les troupeaux épars dans la plaine. Les ennemis ont pris la fuite ; ils reçoivent par derrière de honteuses blessures. Le sang étrurien rougit la terre. Ainsi dans une seconde bataille, ainsi dans beaucoup d'autres. Renonçant alors à l'espoir d'une victoire ouverte, les ennemis préparent une guerre d'embuscades et de sur­prises. Il y avait une plaine fermée par des collines et des forêts, asile ordinaire des animaux des montagnes. Les ennemis laissent au milieu quelques soldats, et des troupeaux de distance en distance. Le reste des guerriers se cache derrière les buissons. Comme un torrent grossi par la pluie du ciel, ou par la neige qui se fond au souffle du zéphyr, ravage les campagnes, inonde les chemins, et ne peut plus voir comme auparavant ses eaux enchaînées dans des rives étroites : ainsi les Fabius emplissent la vallée de leurs courses vagabondes ; ils renversent ce qu'ils trouvent, et n'ont pas d'autre crainte. Où courez-vous, famille généreuse ? Il n'est pas bon de se fier à un en­ nemi. Héros simples et droits, redoutez les traits de la perfidie. La valeur est victime de la ruse : les ennemis s'élancent dans ces vastes champs ouverts de toutes parts, et occupent toutes les issues. Que peut cette poignée de braves contre des milliers d'assaillants ? Quelle ressource dans cette position désespérée? Tel que poursuivi loin des forêts de Laurentum, le sanglier se retourne et dis­sipe, de sa hure enflammée, la troupe acharnée des chiens, et finit cependant par succomber; tels les Fabius vendent chèrement leur vie, et rendent les blessures qu'on leur porte. Un seul jour avait vu partir les trois cents Fa­bius pour les combats ; tous ils tombèrent en un seul jour. Cependant les dieux eux-mêmes, on peut le croire, avaient veillé à la conservation de la race d'Hercule. Un tout jeune enfant, trop faible encore pour les travaux de la guerre, tel était l'unique rejeton de cette illustre famille. C'était sans doute pour nous donner ce Maximus dont la prudente lenteur devait relever la république.

On aperçoit, dans le même espace du ciel, trois constellations qui se suivent, le Corbeau, le Serpent, et au milieu le signe de la Coupe. Elles ne paraissent point pendant les ides ; on ne les voit se lever que la nuit suivante. Mais pourquoi la réunion de ces trois astres? Écoutez ce récit ; je serai court. Phébus préparait une fête solennelle à Jupiter. «Va, mon oiseau chéri, dit-il au corbeau ; va puiser une onde pure dans des sources vi­ves ; il faut que rien ne retarde l'auguste cérémonie, «Le ministre du dieu saisit une coupe d'or dans ses serres recourbées, et prend sa course aérienne. Un figuier éle­vait ses branches surchargées de fruits qui étaient en­core durs. L'oiseau essaie de les goûter : c'était trop tôt. On dit qu'oubliant les ordres d'un dieu, il attendit, perché sur l'arbre, que la maturité eût amolli les figues. Alors il se rassasie, puis il enlève dans ses ongles noirs un long serpent, revole vers son maître, et lui conte ce mensonge : « Voilà la cause de mon retard ; c'est ce gar­dien des fontaines qui m'empêcha de remplir mon de­voir. — Tu ajoutes l'imposture à ta faute, dit Phébus ; dans ton audace, tu veux tromper le dieu qui lit dans l'avenir. Eh bien, tant que la figue nageant dans un suc laiteux restera attachée à l'arbre, toutes les fontaines seront fermées pour toi. » Il dit, et, monuments éternels de cet antique événement, le serpent, l'oiseau et la coupe brillent, réunis dans le ciel.

La troisième aurore qui se lève après les ides, éclaire la nudité des Luperques, et la fête de Faune. Muses, dites-nous l'origine de ces solennités : "à quel pays le Latium en emprunta l'usage ? Pan, dieu des troupeaux, était honoré chez les anciens habitons de l'Arcadie ; on voyait ses temples se multiplier sur les montagnes. Té­moins et le Pholoé, et les ondes du Stymphale, et le Ladon impétueux ; témoins le sommet du Nonacris couronné de pins sauvages, et l'énorme Cyllène, et les neiges des monts d'Arcadie. Pan, le gardien des troupeaux, le dieu des cavales, voyait la reconnaissance charger ses autels de présents. Évandre apporta avec lui le culte de ce dieu rustique : il n'y avait alors de Rome que l'emplacement qu'elle occupe aujourd'hui. Telle est l'origine de notre culte à ces divinités, apportées par les Pelasges, et dont le flamine Diale célèbre encore la fête d'après l'ancien rite. Vous me demanderez pourquoi les courses vaga­bondes de ces prêtres, pourquoi leur nudité? C'est que le dieu agile se plaît à parcourir les monts escarpés, et à faire sortir les animaux de leurs retraites. Nu, il veut que ses ministres le soient. Le vêtement embarrasse pour courir. Suivant une antique tradition, les Arcadiens vivaient avant la naissance de Jupiter : c'est une race plus vieille que la lune. Leur vie est celle des animaux sauvages ; nul art, nulle industrie ; ce peuple sauvage avait toute la grossièreté de l'ignorance. Ils habitaient sous le feuillage, et paissaient l'herbe des champs ; leur nectar était l'eau qu'ils puisaient à deux mains. Aucun taureau ne gémissait sous le joug; au­cune terre ne reconnaissait la loi d'un maître. On igno­rait l'usage du cheval : chacun se portait lui-même; la brebis marchait revêtue de sa toison. Les hommes vivaient sous le ciel, le corps nu, aguerri contre les vents et les orages. L'absence des vêtements nous rappelle ces anciens usages, et montre la riche simplicité de nos aïeux. Mais pourquoi Faune surtout repousse-t-il les vêtements? Nos anciens nous ont transmis à ce sujet une très plaisante et récréative histoire. Un jour le jeune héros de Tirynthe accompagnait les pas de la reine, sa maîtresse; du haut d'une colline, Faune les voit, et Faune s'enflamme d'amour. « Adieu, Nymphes des mon­tagnes, s'écrie-t-il ; plus rien entre nous; voilà l'objet de mon ardeur. » La belle Méonienne avait une démarche royale ; ses cheveux embaumés flottaient sur ses épaules ; l'or se reflétait dans les plis de sa robe. Des voiles dorés la garantissaient des feux brûlants du soleil; c'était la main d'Hercule qui soutenait cet appareil élégant. Déjà ils sont arrivés au vignoble de Tmole, si cher à Bacchus; c'était l'heure où l'humide Hesperus se montre sur son coursier d'ébène. Un antre présentait sa voûte lambris­sée de tuf et de pierre ponce du plus vif éclat; à l'en­trée murmurait un ruisseau. Tandis que les esclaves, préparent le repas et le vin, la princesse s'amuse à or­ner Alcide de ses vêtements. Elle lui donnera tunique légère, teinte de la pourpre africaine ; elle lui donne la ceinture qui pressait tout à l'heure son sein délicat : mais la ceinture est trop étroite pour le corps d'Hercule ; ses vastes mains brisent la tunique pour s'ouvrir un pas­sage. Les bracelets n'étaient pas faits pour un tel bras, ils se rompent ; une étroite chaussure enchaîne les pieds du héros. Omphale, a son tour, prend la lourde massue, la dépouille du lion, et les traits les plus légers du car­quois. Ainsi ils se mettent à table, ainsi ils s'abandon­nent au repos, placés l'un près de l'autre, mais sur des lits séparés car ils préparaient un sacrifice à l'inven­teur de la vigne, et il fallait être pur le lendemain. On était au milieu de la nuit. Que n'ose pas un amour in­sensé ? Faune s'avance à travers les ténèbres ; le sommeil et le vin avaient appesanti les yeux des esclaves ; il espère trouver les maîtres dans le même assoupissement. Il entre d'un pas téméraire, et va cherchant l'adultère de tous les côtés ; ses mains, qu'il porte en avant avec pru­dence, lui servent de guide. Il était parvenu en tâton­nant au lit tant désiré, où le bonheur semblait avoir conduit ses premiers pas ; mais à peine il a touché la rude peau du lion, saisi de frayeur, il retire la main, et recule interdit : tel le voyageur s'éloigne avec effroi du serpent qu'il allait fouler aux pieds. Ensuite sa main rencontre sur le lit voisin des tissus doux et légers. Trompeuse amorce ! Faune s'y laisse prendre; il monte et se place sur le devant de la couche : la corne est moins dure que certaine partie du dieu ne l'était alors. Il sou­lève la robe légère; mais elle ne cachait que des jambes velues et nerveuses. Il allait pousser plus loin ses essais, lorsque Alcide le repousse du coude; le malheureux tombe par terre avec un grand bruit. Omphale, effrayée, appelle ses femmes, et demande des flambeaux. Quelle scène vint alors s'offrir aux regards ! Le dieu, tout meur­tri de la chute, pousse un gémissement, et se relève à peine. Hercule de rire avec toute la troupe. La jeune Lydienne jouit de la confusion de son amant. Depuis cette triste aventure, Faune déteste les vêtements per­fides, et veut que la nudité préside à sa fête. Muse, ajoutons à cette cause étrangère une raison de cet usage, puisée dans l'histoire du Latium. Lâchons la bride à mon coursier dans cette carrière nationale.

C'était aux fêtes de Faune : on avait immolé une chè­vre comme de coutume; la troupe était réunie pour le modique régal. Tandis que les prêtres passent les en­trailles des victimes dans des broches de saule, Romulus et son frère avec les jeunes bergers, couraient nus à travers la plaine, sous un soleil brûlant. Le ceste, le javelot, la pierre lancée au loin développaient leurs for­ces dans l'amusement des jeux. Tout à coup un berger du haut de la colline : « Tes troupeaux , Romulus, on les enlève par des chemins détournés; cours après les vo­leurs. » S'armer, on n'en avait pas le temps. Les deux frères s'élancent. Rémus revient avec la prise : « II n'y a que les vainqueurs qui en mangeront! » s'écrie-t-il en ar­rachant les viandes de la broche. Ainsi fait-il ; les Fabiens l'imitent. Ce fut en vain que Romulus arriva; la table ne présentait plus que des os décharnés. Il en rit : mais il voyait avec peine Rémus et les Fabiens vainqueurs, et ses Quintiliens sans gloire. Cet événement est resté : la course sans vêtement rappelle le succès de Rémus. Vous demanderez peut-être aussi pourquoi le lieu et le jour de la fête sont appelés Lupercales? La vestale Ilia venait de mettre au monde une race divine. Le frère de son père régnait alors ; il fait enlever les enfants, et les condamne à être noyés dans le Tibre. Ordre insensé ! L 'un d'eux était Romulus ! C'est à regret que les ministres de la vo­lonté royale obéissent; ils pleurent, mais portent pour­tant les deux gémeaux au lieu désigné. L'Albula, qui prit le nom de Tibre après le malheur de Tiberinus, noyé dans ses eaux, était d'aventure gonflé par les pluies d'hiver. Vous auriez vu les bateaux se promener sur l'em­placement où s'étendent aujourd'hui nos forums et l'en­ceinte profonde du grand Cirque. Arrivés en ce lieu, il fallut s'arrêter, « Comme ils se ressemblent, comme ils sont beaux tous deux ! dit un homme de la troupe. Ce­lui-ci pourtant a l'air plus vigoureux. Si la naissance se lit sur le visage, si l'apparence n'est pas trompeuse, un dieu sans doute vous donna l'être. Mais dans cette ex­trémité, il viendrait à votre secours, ce père, habitant de l'Olympe. Votre mère viendrait du moins, si elle-même n'avait besoin de secours ; infortunée! dont le m ême jour a éclairé la joie et le deuil. Nés ensemble, vous périrez ensemble; gémeaux jusque dans la mort, descendez sous les eaux. » Il dit, et dépose son fardeau. Les deux enfants poussent à la fois un vagissement plain­tif, comme s'ils sentaient leur malheur. Les exécuteurs s'en retournent, les joues humectées de larmes. Cepen­dant le berceau avec sa charge précieuse se balance à la surface de l'onde. Planches fragiles, quels destins vous portez ! Arrêtée dans des bois épais, peu à peu la nacelle, le fleuve se retirant, fut déposée sur la rive limoneuse. Là s'élevait un arbre, qui n'a pas disparu tout entier : ce que nous appelons le figuier «  rumine », était le figuier de Romulus, Par une merveilleuse rencontre, une louve qui venait d'être mère passa dans ce lieu désert. Croi­rait-on que la bête ne fit aucun mal aux enfants? mais c'est peu, si elle n'est leur bienfaitrice et une louve al­laite ceux que des parents avaient condamnés à périr. Elle s'arrête, caresse de sa queue ses tendres nourrissons, et façonne leurs corps avec sa langue. On reconnaît les fils de Mars : sans crainte, ils saisissent les mamelles de la louve, et y puisent un lait qui ne leur était pas destiné. De là le nom du lieu, et par suite le nom des Luperques. N'est-ce pas assez d'honneur pour la nourrice qui pro­digua son lait? Rien n'empêche pourtant de faire venir ce nom d'une montagne d'Arcadie. Le dieu du Lycée a plus d'un temple chez les Arcadiens.

Jeune épouse, qu'attends-tu ? herbes puissantes, prières et chants magiques ne te rendront pas mère. Prête-toi patiemment aux coups d'une main féconde, et le nom d'aïeul charmera ton père. Il fut un temps de douloureuse mémoire, où les épouses donnaient rare­ment des fruits de leurs amours. «Que m'a donc servi l'enlèvement des Sabines, s'écriait Romulus (c'est sous son règne que la chose arriva), si la violence, au lieu d'augmenter les forces de Rome, n'a enfanté que la guerre? ne valait-il pas mieux nous passer de femmes? » Au pied de l'Esquilin, s'élevait, en l'honneur de la grande Junon, un bois sacré que la cognée avait res­pecté depuis des siècles. Là se rendent femmes et époux : ils fléchissent un genou suppliant. Tout à coup la cime des arbres s'agite, et la déesse remplit l a forêt de ces paroles étranges : « Mères du Latium, qu'un bouc velu vous féconde. » A cet oracle ambigu, un étonnement muet règne dans la foule consternée. Un augure dont le nom ne nous est pas parvenu, sorti récemment de l'Étrurie, s'avise d'immoler un bouc, et, par ses ordres, les matrones dociles présentent leur dos aux fouets tail­lés avec la peau de l'animal. La lune changeait pour la dixième fois son disque éclatant, lorsque l'époux reçut le nom de père, et que la maternité vint réjouir l'épouse. Ce prodige vient de toi, Ô Lucine! le nom du bois sacré ( lucus) te resta ; à moins que tu ne sois ainsi appelée comme le principe de la lumière (lucis). Daigne secou­rir, bonne Lucine, les jeunes épouses enceintes, et, quand le terme arrivera, enlève doucement le fardeau de leur sein.

Le jour s'est-il levé? ne vous fiez plus aux vents. Dans cette saison, le zéphyr a réputation d'inconstance, et la prison d'Éole reste ouverte durant six jours.

Déjà le jeune Verseau se retire avec son urne penchée : les chevaux du Soleil visitent la demeure des Poissons. On raconte que ces deux habitants des eaux, qui brillent maintenant réunis dans le ciel, portèrent jadis deux di­vinités sur leur dos humide. Lorsque Jupiter combattait pour l'empire du ciel, fuyant l'horrible Typhon, Dionée avec le petit Cupidon se dirigea vers l'Euphrate, et s'as­sit sur les bords de ce fleuve de la Palestine. Des peu­pliers et des roseaux parmi des saules tenaient l'extrémité de la rive : c'était un asile tout fait. Tout à coup, dans sa retraite, elle entend les vents mugir à travers la forêt ; pâle de frayeur, elle croit déjà voir s'étendre sur elle les mains de ses ennemis. Elle presse son enfant sur son sein : « Nymphes de ces lieux, secours et pro­tection pour deux divinités! » Elle dit, et s'élance ; deux poissons gémeaux la reçoivent, et ce bienfait leur a mé­rité une place dans la voûte étoilée. Aussi jamais table, jamais bouche d'un Syrien n'est profanée par la chair d'un poisson.

Le jour suivant, point de fête mais le troisième est consacré à Quirinus, nom que porte dans les cieux le fondateur de Rome: soit que ce dieu martial, à son en­trée dans l'Olympe, ait pris le nom de la lance sabine, appelée autrefois Curis; soit parce que ses sujets s'appe­laient Quirites ; soit enfin parce qu'il avait réuni Cures au territoire romain. Lorsque Mars, père des combats, vit les murs de Rome déjà élevés, et son fils sorti vain­queur de tant de guerres : « O Jupiter ! dit-il, la puissance romaine est solidement établie ; elle n'a plus besoin de mon sang ; rendez un fils à son père. Un destin fu­neste m'a enlevé Rémus ; en revoyant celui qui reste, je croirai les retrouver tous deux. Le ciel doit s'ouvrir, pour un de mes enfants : j'ai la parole irrévocable de Jupiter.» Le maître de l'Olympe fait un signe : les deux pôles s'ébranlent, et Atlas a chancelé sous le poids du ciel.

Il est un lieu que les anciens appelèrent le Marais de la Chèvre : c'est là que Romulus proclamait alors ses arrêts. Tout à coup le soleil a disparu ; de noirs nuages se placent entre le ciel et la terre; la pluie tombe à flots pressés. Aux mugissements de la foudre, à la lueur des éclairs, tout fuit et Romulus montait au ciel sur le char de son père. Sur la terre, on pleurait sa mort ; la douleur faisait peser sur le sénat le soupçon d'un meur­tre, et peut-être cette fausse opinion se fût-elle affermie mais un jour Proculus revenait d'Albe la Longue ; la lune brillait au ciel; le voyageur, cette nuit, n'avait pas besoin d'autre lumière : tout à coup, à sa gauche, il en­tend les nuages se déchirer avec un grand bruit. De frayeur, il fait un pas en arrière, et sent, ses cheveux se dresser sur sa tête. Beau, et la taille plus qu'humaine, Romulus, revêtu de la trabée, lui apparut au milieu du chemin : « Va dire à mes Quirites de quitter leur deuil : ces larmes sont un outrage à ma divinité. Qu'ils vien­ nent, humbles suppliants, offrir leur encens et leurs vœux à Quirinus, nouvel habitant de l'Olympe; qu'ils s'élancent, les yeux fixés sur leur fondateur, dans la carrière glorieuse des combats. » Il ordonne, et dispa­raît comme une vapeur légère. Proculus raconte ce qu'il a vu au peuple assemblé. On élève un temple à Quiri­ nus, une colline reçoit son nom, et chaque année ra­mène la fête du père des Romains. D'où vient que ce même jour est aussi appelé la fête des Sots? Le voici : cause légère, en harmonie avec le sujet. C'étaient des hommes assez grossiers, que les anciens laboureurs : de rudes guerres occupaient les bras, le glaive était plus en honneur que la charrue; les champs négligés rendaient peu: toutefois on semait alors, on récoltait le froment, et Cérès en avait les prémices. L'usage était de le faire rôtir au feu. Mais que de fois cette ignorance entraîna des malheurs ! Tantôt on ne balayait au lieu de froment qu'une cendre noire, tantôt le feu prenait aux cabanes. Vint la déesse Fournaise ; joyeux de ce présent, les laboureurs la prient de régler la cuisson de leurs blés. Aujourd'hui, le grand curion, avec les paroles consacrées, indique la fête des « Fornacales », qui est mo­bile : on suspend dans le Forum des tableaux où tous les citoyens peuvent lire dans quelle curie ils doivent sacrifier; les sots, qui n'ont pas le talent de s'en instruire, font à la fin du jour, les sacrifices qu'ils n'ont pas célé­brés à temps.

Il y a aussi des honneurs pour les tombeaux : c'est chose pieuse d'apaiser les mânes paternels, et de dépo­ser de légers présents sur leurs cendres froides. Les mânes demandent peu; la piété tient lieu de la richesse des dons; les divinités du Styx ne sont pas avides. Une tuile couverte de couronnes, des fruits répandus sur leur tombe, quelques grains de sel, du pain amolli dans un vin pur, ça et là quelques violettes ; tout cela dans un vase ramassé au milieu de la rue , il n'en faut pas davan­tage pour les morts. Je ne défends pas plus somptueuse dépense mais je dis que cela suffit pour honorer une ombre, en ajoutant les paroles sacramentelles devant les brasiers allumés. Cet usage fut apporté par Énée, ce modèle parfait de piété, dans les états du bon roi Latinus. Ce prince offrait des dons solennels au génie de son père : le peuple a retenu ses rites pieux. Dans un temps fatal de guerre longue et acharnée, on oublia les jours consacrés aux ancêtres. La vengeance fut prompte; une lumière funèbre éclaira la ville : c'étaient les cadavres abandonnés qui brûlaient dans les faubourgs. On dit même, prodige incroyable, que nos ancêtres sortirent de leurs tombeaux, et firent entendre de lamentables plaintes à travers la nuit silencieuse; on dit que des om­bres difformes, vains fantômes, effrayèrent de leurs hurlements les rues de Rome et les campagnes du Latium. On rendit enfin aux tombeaux les honneurs longtemps négligés ; les funérailles cessèrent avec les prodiges.

Jeunes veuves, ne formez pas de nouveaux nœuds pendant ces solennités; attendez des jours purs pour al­lumer la torche de pin. Et toi, déjà nubile aux yeux de ta mère empressée, jeune fille, garde que la lance recourbée ne partage alors ta chevelure virginale. Retire tes flambeaux, ô Hyménée ! loin de ces flammes noires ; ta lumière est trop vive pour les pâles tombeaux. Que les dieux mêmes se renferment au fond de leurs sanctuaires; plus d'encens, plus de feu sur l'autel.

En ces jours, on voit errer les ombres légères de ceux qui ne sont plus ; elles viennent se repaître des mets déposés sur leurs sépulcres. Ces fêtes lugubres ne du­rent que le reste du mois, autant de jours qu'il y a de pieds à mes vers. On a donné le nom de «  fèrales  » au der­nier de ces jours, parce qu'alors on porte (ferunt) les offrandes pour apaiser les Mânes. Voyez-vous cette vieille assise au milieu d'un cercle de jeunes filles ? Elle fait un sacrifice à la déesse d u Silence mais le plus grand pour elle est de se taire. Avec trois doigts elle prend trois grains d'encens qu'elle place sous le seuil, à l'endroit où la souris a creusé un passage pour son corps exigu. Puis elle attache à une roue d'airain des fils enchantés, et tourne sept fèves noires dans sa bouche ; puis prenant une tête de «  mène  » , qu'elle a bien cousue, bien enduite de poix, bien percée d'une broche d'airain, elle la fait rôtir au feu. Elle répand aussi quelques libations et tout ce qui reste de vin est bu par elle ou par ses com­pagnes; par elle surtout. « Nous avons enchaîné les lan­gues ennemies et les bouches perfides, » dit-elle en s'en allant et la vieille s'en va chancelante d'ivresse.

Mais quelle est cette déesse du Silence? allez-vous me demander : voici ce que j'en ai su par nos vieillards. Jupiter, possédé d'un amour sans frein pour la nymphe Juturne, avait souvent essuyé d'indignes mépris. Tantôt la naïade se cachait parmi les coudriers des bois, tantôt elle s'élançait, sous les ondes, dans les bras de ses sœurs. Le dieu, un jour, rassemble les nymphes du Latium, et laisse tomber ces paroles au milieu du cercle : « Votre compagne se nuit à elle-même, et refuse so n bonheur, en repoussant de ses bras le plus puissant des dieux. Travaillez pour elle et pour moi: qu'elle me donne la volupté, je lui livre la fortune. Lorsque vous la verrez fuir pour se précipiter dans le fleuve, placez-vous devant elle sur la rive. » Il dit, et reçoit la promesse de toutes les nymphes du Tibre, habitantes du rivage où tu devins mère, divine Ilia. Il y en avait une parmi elles du nom de Lara mais la première syllabe de ce mot, redou­blée, formait autrefois son nom; elle le devait à son bavardage. Souvent A l mo lui avait dit : « Ma fille, gare à ta langue. » L'imprudente n'en tint compte. Elle n'a rien de plus pressé que de courir à la demeure humide de Juturne : « Ma sœur, fuis les bords des fleuves. » Et en même temps elle lui rapporte les ordres de Jupiter. Elle court de là chez Junon, et par compassion pour cette pauvre épouse, elle lui découvre l'amour de Jupiter pour la Naïade Juturne. Jupiter, furieux, lui ôte la parole, pour la punir de son indiscrétion. Il appelle Mercure : « Conduis-la chez les Mânes, dit-il ; c'est l'empire du Silence: elle restera Nymphe, mais Nymphe du marais infernal. » L'ordre de Jupiter est exécuté ; un bois som­bre reçoit les deux voyageurs, et le guide de la Naïade s'aperçoit qu'elle est belle. Il veut brusquer la chose. En vain la Nymphe implore d'un regard sa pitié, en vain elle s'efforce de parler. Elle devient mère, et enfante les deux espèces de Lares qui veillent s u r nos places publiques, ou président au foyer de nos maisons.

Le jour suivant éclaire la fête des «  Charisties  » : nom chéri que lui donnèrent les paren t s qui se rassemblent alors autour d'une table commune. En quittant la so­ciété des tombeaux et de ceux que la mort nous a ravis, qu'il est doux de reporter ses regards sur les vivan t s, de se consoler par la présence des amis qui survivent de la perte de tant d'autres, et de compter ses paren t s au­tour de soi! Accourez, cœurs innocen t s mais loin, bien loin le frère impie, et la mère cruelle envers son propre sang! arrière le fils dénaturé qui trouve son père trop plein de vie, et qui calcule les jours de sa mère ! arrière l'inique marâtre et ses persécutions odieuses! Fuyez, race de Tantale, et toi, cruelle épouse de Jason, et celle qui donna aux laboureurs des semences brûlées ! Loin d'ici et Procné et sa sœur, et Térée dont elles sentirent toutes deux la barbarie ! Loin tous ceux qui reçoivent l'or des mains du crime ! Offrez l'encens aux génies tutél aires de la famille : on croit que la concorde forme en ce jour ses plus doux nœuds. Portez pieusement sur le vase consacré une partie de votre festin aux Lares du foyer. Mais déjà la nuit qui s ' avance invite au doux repos; prenez la coupe de la prière, et en versant quel­ques gouttes de vin, prononcez les paroles sacrées : Sa­lut et prospérité à nous tous, salut et prospérité à César, père de la patrie !

Lorsque le jour succédera à la nuit, célébrez le dieu qui fixe la borne de nos héritages. Pierre, ou vieux tronc d'arbre déterré, tu n'en as pas moins, ô Terme! la puissance d'un dieu. Deux voisins te couronnent sur la limite de leurs possessions ; tu reçois deux guirlandes et deux gâteaux sacrés. On prépare un autel ; la bonne villageoise apporte le feu de son â tre dans un débris de pot cassé. Un vieillard, avec le bois qu'il vient de rompre, élève un b û cher soutenu par des branches d'arbres qu'il s'efforce d'affermir en terre. Tandis qu'il allume le premier feu avec des écorces sèches, à côté un enfant tient dans ses mains de larges corbeilles. Trois fois il jette dans les flammes les prémices des grains, et sa jeune sœur offre un rayon ravi au palais de l'abeille. D'autres présentent le vin : à chaque libation on voit pétiller la flamme ; la foule des spectateurs, revêtue d'ha­bits blancs, garde un religieux silence. Alors la statue du Terme commun est arrosée du sang d'un agneau ; on peut y substituer une jeune truie, sans craindre de blesser le dieu. On s'assemble; les simples villageois prennent un repas joyeux qui se termine par les louan­ges de Terme chantées en chœur. Toi seul fixes les li­mites des nations, des villes, des royaumes immenses; sans toi le moindre champ deviendrait une source de dispute. Libre, de toute ambition, l'or ne saurait te cor­rompre, ô gardien fidèle des terres que l'on met sous ta protection. Si tu avais consacré les bornes du territoire de T hyrée, trois cents guerriers ne seraient pas descendus aux sombres bords; on n'eût pas lu le nom d'Othryade inscrit sur un monceau d'armes. Oh! quelle hécatombe d'hommes il a immolée à sa patrie!

On jetait les premiers fondements du Capitole; toutes les divinités du lieu se retirèrent devant Jupiter. Mais quand les augures s'approchèrent de Terme, il refusa d'obéir, et partagea la demeure du père des dieux. Au­jourd'hui même, afin qu'il n'aperçoive au dessus de lui que les cieux, la voûte de son temple présente une légère ouverture. O Terme ! après cette démonstration écla­tante, tes pas sont enchaînés pour jamais au poste où l'on t'aura placé. Si tu te sens heurter par le soc ou le hoyau, élève la voix : ceci est mon champ, voilà le tien. Sur le chemin qui conduit dans, les campagnes de Laurentum, antique royaume du chef des Troyens, à la sixième pierre que le voyageur rencontre depuis Rome, on offre au dieu Terme les entrailles d'une brebis. Les autres nations ont des limites fixées. Rome n'en connaît point d'autre que l'univers.

Il faut chanter maintenant l'expulsion, des rois ; le sixième jour avant la fin de ce mois en a reçu son nom. Tarquin, ce roi de Rome qui ne devait pas avoir de successeur, fut un maître injuste; brave guerrier pour­tant. Il prenait et renversait des villes. Un lâche artifice le rendit maître de Gabies. Le plus jeune de ses trois fils, fidèle image du Superbe, pénétra jusqu'au milieu des ennemis pendant la nuit silencieuse. Il voit briller les glaives : « Frappez, dit-il, un malheureux sans dé­fense ; c'est le vœu le plus ardent de mes frères et de mon père barbare, qui m'a déchiré de coups. » Le perfide, en effet, s'était soumis à ce traitement, pour appuyer sa ruse. La lune brillait : à la vue du jeune homme, les guerriers remettent leurs glaives dans le fourreau, et ils aperçoivent son dos ensanglanté : il venait de quitter ses vêtements. Leurs larmes coulent, et ils le supplient de prendre place dans leurs rangs. L'imposteur accepte, en souriant de la simplicité. Déjà puissant, il envoie un ami vers son père, pour le consulter sur les moyens de lui livrer Gabies. Près du palais se trouvait un jardin rempli des fleurs les plus odorantes, où coulait un ruis­seau avec un doux murmure ; c'est là que Tarquin re­çoit la dépêche de son fils : pour toute réponse, il abat la tête des lis. Lorsque le courrier, à son retour, eut rap­porté ce qu'il avait vu : « Je comprends mon père, » dit le jeune Tarquin. Aussitôt, il fait tomber les têtes des principaux de Gabies; et la ville, sans chef et sans dé­fense, est livrée aux Romains.

Voilà que du sein des autels, chose terrible à voir, un serpent s'élance, et enlève les entrailles des victimes, tandis que le feu sacré s'éteint. On s'empresse de con­sulter Phœbus, qui répond : « Celui qui le premier em­brassera sa mère, sera vainqueur. » Tous à l'envi cou­rent prodiguer les embrassements à leurs mères ; troupeau crédule qui croit comprendre la parole du Dieu! Mais Brutus, ce grand homme qui n'a pris le masque de la folie que pour se mettre à l'abri du tyran, se laisse tom­ber sans rien dire et embrasse la terre, mère commune des hommes; on crut que le pied lui avait manqué par hasard. Cependant les enseignes romaines sont plantées devant Ardée; le siège traînait en longueur. Point de travaux : tandis que les ennemis enfermés redoutent une bataille, on joue dans le camp, le repos est la seule affaire du soldat. Le jeune Tarquin avait réuni ses jeunes amis autour d'une table bien servie ; on le nomme roi du festin : « Tandis que cette ville maudite nous tient ici enchaînés, dit-il, et nous empêche d'aller consacrer nos armes aux dieux de la patrie, qui nous répond de la fidé­lité de nos femmes? que savons-nous si elles répondent à notre tendresse? » Chacun de louer la sienne; la dis­pute s'anime par la rivalité; le vin qu'on n'épargne pas agit sur la langue et le cœur. Tout à coup le guerrier, à qui Collatia a donné son grand nom, se lève et dit : « Pourquoi tant crier? jugeons par les faits : la nuit n'est pas encore passée; à cheval, et partons. — Bien parlé ! » s'écrient les convives. S'élancer, gagner Rome et la de­meure du roi, ne fut qu'un pour eux. Nulle garde aux portes du palais. Ils entrent et trouvent la fille du roi, le sein couvert de guirlandes, prolongeant, devant des coupes de vin, son orgie nocturne. Sans s'arrêter, la troupe vole chez Lucrèce; elle filait : devant son lit, ça et là des corbeilles et des flocons de laine. A la lueur d'une petite lampe, ses femmes travaillaient l'ouvrage qu'elle leur distribuait. On entendait au milieu la douce voix de Lucrèce : « C'est à votre maître que nous en­verrons ce vêtement militaire, dès qu'il sera fait. Mes, filles, hâtez-vous. Mais qu'avez-vous appris de nouveau? car vous en savez toujours plus que moi. Combien dit-on que la guerre doit durer encore? Oh! tu tomberas à la fin , Ardée; tu te prends à plus forte partie que toi, ville odieuse qui retiens nos époux absents. Pourvu seulement qu'ils reviennent! Mais le mien est téméraire; il se pré­cipite sur tous les glaives qu'il voit briller. Mon âme se trouble, je meurs toutes les fois que je me le représente au milieu des combats : oh! mon cœur est glacé d'effroi.» Elle finit par pleurer, le fuseau échappe à ses mains tremblantes, sa tête retombe sur sa poitrine. Cette po­sition lui donne une nouvelle grâce ; les larmes vont bien à la pudeur, et la beauté de sa figure égalait en ce moment celle de son âme. « Ne crains plus, me voici. » La voix de son époux la rappelle à la vie ; elle se pend au cou de Collatin, doux et trop cher fardeau !

Cependant la torche des furies allume un feu dévo­rant au sein du jeune Sextus : un charme irrésistible l'entraîne et l'aveugle. Il aime la taille de Lucrèce, et sa blancheur éclatante, et ses blonds cheveux, et ces grâces naturelles qui ne doivent rien à l'art. Il aime ses pa­roles, le son de sa voix, et jusqu'à cette pudeur, insurmontable rempart; tout ce qui diminue son espoir ne fait qu'irriter ses désirs. Déjà l'oiseau qui annonce le jour avait commencé son chant matinal ; la jeune troupe rentre au camp. Le fils du roi, interdit, en extase, est obsédé par l'image des charmes qu'il vient de quitter; ils apparaissent à son imagination sous une forme encore plus séduisante. «Voilà son attitude et sa parure; ainsi elle tournait le fuseau. Avec quelle voluptueuse négli­gence ses cheveux retombaient sur sa poitrine ; c'est bien son regard, c'est bien sa voix et ses paroles; voilà ses grâces, sa beauté, la couleur de son visage.» Comme, après une violente tempête, les flots s'affaissent et retom­bent, mais l'onde conserve encore l'agitation qu'a sou­levée dans son sein le souffle des vents, ainsi malgré l'absence de celle qu'il aime, l'amour vit au fond du cœur de Sextus. Il brûle : une passion criminelle le domine, le transporte ; il veut souiller le lit conjugal ; la violence et la terreur sont les moyens qu'il prépare, « Je ne ré­ponds pas du succès, dit-il, mais j'oserai tout. Elle verra si le hasard où la divinité favorisent ceux qui osent. Et n'est-ce pas mon audace qui déjà m'a livré Gabies?» Il dit, prend son épée, presse les flancs de son cheval, et bientôt Collatie lui ouvre sa porte d'airain. Le soleil al­lait disparaître sous l'horizon ; l'ennemi entre sous le toit hospitalier de Collatin : on l'accueille, c'était un parent. O erreur de l'esprit des mortels ! l'infortunée, qui ne peut voir dans l'avenir, reçoit à sa table son ennemi le plus cruel. Après le repas vient le temps du sommeil. La nuit règne, aucune lumière ne brille plus dans le palais. Le coupable se lève et tire son épée garnie d'or; il pénètre dans l'asile sacré de l'épouse. Dès qu'il a touché le lit : «Lucrèce, j'ai le glaive en main : c'est le fils du roi, c'est Tarquin qui te parle. » Lucrèce reste muette ; la voix, la force de parler, tout courage l'abandonne ; elle tremble de tout son corps, ainsi qu'une pauvre brebis délaissée qui se débat à peine sous les griffes cruelles du loup. Que faire ? combattre? une femme.... elle sera vaincue. Crier? mais, le fer est levé, prêt à se plonger dans sa gorge. Fuir? mais des bras robustes pressent ce sein d'épouse, que jamais étranger n'avait touché jusqu'alors. L'amant cruel l'attaque avec des prières, des offres, des menaces : rien ne peut l'émouvoir. «Tu n'y gagneras rien, lui dit le bar­bare; tu perdras la vie dans le crime: je n'ai pu com­mettre l'adultère, eh bien ! je l'attesterai ! je vais tuer un esclave, je dirai que je l'ai surpris avec vous. » Lucrèce succombe à la crainte du déshonneur. Pourquoi cette joie féroce? vainqueur odieux, ce triomphe amènera ta perte ! combien cette nuit seule a ébranlé ton trône !

Le jour s'est levé. Lucrèce est assise, les cheveux épars, comme une mère qui doit aller aux funérailles de son fils. Elle appelle du camp et son vieux père et son époux fidèle : ils arrivent aussitôt. A la vue de ses vêtements en désordre, ils lui demandent la cause de son deuil, quel trépas elle déplore, quel malheur l'a frappée. Longtemps elle se tait : la figure cachée dans sa robe, elle verse un torrent de larmes. Son père, son époux la consolent à l'envi; ils la conjurent de s'expliquer : saisis d'une terreur secrète, ils pleurent avec elle. Trois fois elle essaie de parler, trois fois elle s'arrête; voulant faire un dernier effort, elle baisse humblement les yeux : «Je dois aussi cet aveu à Tarquin, dit-elle; je par­lerai; on apprendra mon déshonneur de ma propre bouche. » Elle pousse le récit aussi loin qu'elle peut : restait le point fatal; elle se contente de pleurer, et la rougeur couvrit ses chastes joues. Tous deux lui par­donnent une faute qui n'est pas volontaire. « Vous me pardonnez, et moi je me punis! » Elle dit, se perce d'un glaive qu'elle tenait caché, et tombe à leurs pieds, noyée dans son sang : toute mourante qu'elle est, elle prend garde de tomber avec décence; c'est le soin qui occupe ses derniers moments. Son père et son époux se jettent sur son corps, mêlent leurs gémissements et, dans l'oubli de leur dignité, ils restent abattus à terre. Brutus arrive, et, par son courage, dément enfin le sur­nom dont on l'a flétri. Il arrache le fer enfoncé dans ce cadavre, et, tenant à la main ce couteau teint d'un sang généreux, il prononce d'une voix ferme ces paroles menaçantes : « J'en jure ce sang magnanime et chaste, j'en jure tes mânes, qui seront pour moi une divinité! ta mort sera vengée sur Tarquin, sur toute sa famille proscrite ! C'est assez longtemps cacher qui je suis. » A ces paroles, Lucrèce soulève ses yeux éteints ; d'un léger mouvement de tête, elle semble approuver les pa roles de Brutus. On rend les honneurs funèbres à cette femme courageuse : des pleurs coulent de tous les yeux; l'indignation naît dans tous les cœurs, à la vue de sa blessure découverte. Brutus, de sa voix puissante, en­flamme les citoyens, et dévoile les crimes du tyran. Tarquin est en fuite avec sa famille ; l'autorité passe aux mains d'un consul annuel : ce fut le dernier jour de la royauté.

Est-ce une erreur de mes yeux? ne vois -je pas l'hi­rondelle , avant courrière du printemps? on dirait qu'elle craint de ramener l'hiver à sa suite : et il est vrai pour­tant que Procné s'est repentie plus d'une fois de s'être trop hâtée; et que Térée, son cruel époux, s'est réjoui de ses souffrances.

Il ne reste plus que deux nuits au mois, et Mars presse dans la carrière les coursiers attelés de front. Le nom d'Équirie est resté avec raison à ces jeux que le dieu des batailles contemple dans son propre champ. Sois le bien venu, ô frère de Bellone ! le temps qu'on te consacre réclame mes chants : voici ton mois qui com­mence.

Nous sommes arrivés au port : nous voilà à la fin du livre et du mois ; que ma voile maintenant se déploie sur de nouvelles mers.

Livre 3

sommaire