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L’administration de la Corse sous la domination romaine 

par Etienne Michon

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La Corse excita de bonne heure la convoitise des Romains. Sa position la rendait dangereuse entre les mains d’un ennemi. Le péril doubla lorsque les Carthaginois, déjà maître de toutes les îles de la mer Tyrrhénienne, voulurent encore se faire de la Sicile un pont pour passer en Italie (1). Rome vit qu’il y allait de sa domination et la première guerre punique s’engagea.                                                                                                         Les hostilités ne restèrent pas longtemps confinées en Sicile. L’exemple des Carthaginois  apprit aux Romains à se faire marins. Dès qu’ils eurent une flotte, ils songèrent à occuper la Sardaigne (2). La corse en était trop voisine pour ne pas devenir elle aussi le théâtre de la guerre. L’année même qui suivit la victoire navale de Duilius, le consul L. Cornelius Scipion se dirigea vers les deux îles dont les Carthaginois avaient confié la défense à Hannon. Il débarqua d’abord en Corse et mit le siège devant Aleria, l’antique colonie phocéenne, qui devint plus tard la principale colonie romaine. Scipion s’en empara, la réduisit en cendres et fit de nombreux prisonniers ; sa victoire lui valut les honneurs du triomphe et le souvenir de ses exploits se perpétua sur son tombeau :Heic cepit Corsica Aleriaque urbe (3)

 (1) J. Rosspatt De Corsica insula a Romanis capta (Munster 1851) s’efforce de démontrer, mais sans preuve valable, que la Corse ne fut jamais occupée par les Carthaginois. C.F. Polybe I, 10.(2) Polybe I, 24.(3) Tite Live, ep. XVII. Florus I, 18. Zonaras VIII, 11. Act. Triumph. Capitolina a 495. C.I.L. I. 32. Il est probable qu’Aleria, dont la prise est ainsi rapportée comme l’un des hauts faits de Scipion, était dès cette époque une ville fortifiée. Une inscription  récemment publiée par M. Lafaye (Bulletin Epigraphique, 1886, p.182) mentionne des travaux exécutés super propugna(ula).

 La Corse pourtant, non plus que la Sardaigne, ne fut pas cédée aux Romains par le traité qui mit fin à la guerre. Les témoignages les plus autorisés ne permettent pas d’ajouter foi sur ce point aux historiens postérieurs, Aurelius Victor et Paul Orose. Polybe nous donne à plusieurs reprises les conditions exactes du traité : les Carthaginois s’engageaient seulement à abandonner la Sicile et les petites îles qui l’entourent. Ce ne fut qu’un peu plus tard qu’un nouveau traité y ajouta la Sardaigne ; Carthage alors était aux prises avec ses mercenaires révoltés ; les Romains profitent de la guerre de Libye pour arracher cette nouvelle concession et se rendre de plus en plus maîtres de la Méditerranée.                                                                                                      La Sardaigne, grâce à cette habile politique que Tite Live lui-même ne peut s’empêcher de trouver déloyale, fut occupée en 516. La Corse le fut en même temps. Les armées romaines y sont sans cesse rappelées les années suivantes. En 518 le consul C. Licinius Varus, ne pouvant y passer lui-même, y envoie M. Claudius Glicia ; Claudius bat les insulaires, mais consent à traiter ; le sénat le désavoue et veut le livrer aux Corses qui refusent de le recevoir. En 520 Sp. Carvilius est victorieux dans l’île. En 522 M. Aemilius Lepidus et M. Publicius Malleolus s’y laisse dépouiller du butin qu’ils ont fait en Sardaigne. Enfin en 523 le consul C. Papirius Maso, plus heureux, réussit à refouler les Corses dans la montagne et les force à capituler (1). La conquête sans doute n’était pas complète. Il y eut encore pendant de longues années des soulèvements  que Rome dut réprimer ; jamais même les habitants de l’intérieur ne se plièrent docilement au joug (2). Mais la Corse dès lors rentrait sous la domination romaine.                                                                                                       La Corse était après la Sicile et la Sardaigne la première conquête de Rome hors de l’Italie. Il fallut créer pour administrer ces provinces de nouveaux magistrats. Les historiens ne nous disent pas quel régime fut dans les premières années appliqué à la Corse, vraisemblablement dès lors rattachée à la Sardaigne ; Mais dès 527, on sentit la nécessité d’assurer d’une manière régulière le gouvernement des provinces. Deux nouveaux préteurs furent ajoutés aux deux qui existaient déjà. (3), l’un pour la Sicile, l’autre pour la Corse et la Sardaigne réunies sous le nom de province de Sardaigne.                                                                                                       L’administration de la Corse ainsi organisée se maintint sans grand changement jusqu’à la fin de la république. Les deux îles que la légende représentait comme unies dès les temps fabuleux sous le roi Phorcus (4) ne formèrent jusqu’à la fin qu’une seule province. Nous en avons la preuve dans le commentaire d’Asconius sur le discours de Cicéron pro Scauro (5). M. Aemilius Scaurus était accusé P. Valerius Triarius de s’être rendu coupable de concussion dans le gouvernement de la province de Sardaigne.

(1) Zonoras, VIII, 18. Cf. Cicéron, De nat. Deorum III, 20. Valere Maxime IUII, 6, 5 ; VI, 3, 3. Pline, Hist. Nat. XV, 29, 126.(2) Voir ce que dit de la Sardaigne Diodore V, 15, 6.(3) Tite Live, ep. XX.(4) Servius ad Aen. V. 824.(5) L’oratio pro Scauro fut prononcé sous le consulat de L. Domitius Aenobarbus et d’Ap. Claudius Pulcher, en l’an 500.

 Les accusateurs, nous dit Asconius, obtinrent du préteur M. Caton un délai de trente jours pour faire une enquête en Sardaigne et en Corse (1). La Corse avait donc été aussi administrée par Scaurus. Une seule fois, semble-t-il, les deux îles d’ordinaire réunies sous un même gouverneur furent pendant deux ans séparées : encore la Corse ne forma-t-elle pas à proprement parler une province distincte. La cause de cette dérogation aux usages fut le soulèvement des Corses qui exigeaient la présence dans leur île du préteur et d’une armée. La Sardaigne pendant ce temps ne pouvait être abandonnée ; le nombre restreint des préteurs ne permettait pas d’autres part d’envoyer dans chaque île un préteur spécial. Aussi, lorsqu’en 580 M. Atilius, à qui le sort avait assigné la province de Sardaigne, reçut l’ordre de passer en Corse avec une légion levée par les consuls, on maintint en charge pour gouverner la Sardaigne le préteur précédent , un certain Cornelius (2). La situation était la même l’année suivante ; on eut recours au même moyen. M. Atilius resta alors en Sardaigne et le préteur de l’année C. Cicereius passa en Corse à la tête de quinze cents hommes d’infanterie et de cent cavaliers (3).                                                                                                        La prorogation de pouvoirs, dont nous trouvons ainsi un exemple en Sardaigne durant les années 580 et 581, devint de plus en plus fréquente à mesure qu’augmentait le nombre des provinces. Sylla, on le sait, érigea en règle de n’appeler les magistrats à gouverner les provinces qu’après une année de fonction à Rome. L’administration de la Corse n’en fut d’ailleurs en rien modifiée ; un seul propréteur, comme auparavant un seul préteur, eut sous ses ordres la Corse et la Sardaigne (4).

 (1) Asconius, in Scaur. Argumentum. (2) Tite Live XLI, 21, 2.(3) Tite Live XLII, 1, 3.(4) Il n’y fut jamais envoyé de proconsul. Voir Zumpt, Studia Romana, p. 49.

 L’ordre établi ne fut troublé que pendant les guerres civiles. La Corse y fut mêlée et le gouvernement régulier s’y trouva nécessairement suspendu. César en devint sans doute maître en même temps que la Sardaigne. Plus tard, au second triumvirat, elle fut attribuée à Octave. Ménas à la tête de la flotte de  Sextus Pompée la lui enleva, et lors de l’entrevue de Misène, elle passa à ce dernier. Mais Octave devait la reprendre bientôt grâce à la trahison de Ménas (1).                                                                                                           Auguste, après le rétablissement de la paix, se hâta de réorganiser les provinces. L’administration  de la Corse resta d’abord la même que sous la république. Le partage de 727 la donna au Sénat et l’union avec la Sardaigne fut maintenue. Les deux îles, nous dit Strabon, formèrent la troisième des provinces du Sénat (2). Le gouverneur était un ancien préteur avec le titre de proconsul ; il avait sous ses ordres un légat et un questeur (3).                                                                                                           Il n’en fut ainsi que peu de temps. En l’an 6 de notre ère, la Sardaigne passa à l’empereur ; nul doute que la Corse n’ait suivi son sort. L’empereur, lorsqu’il avait fait le partage, avait attribué au Sénat les provinces centrales, où la tranquillité semblait établie. Il voulait, disait il, lui laisser tous les agréments du pouvoir, en prendre pour lui les soucis et les dangers ; en fait il entendait ne laisser au Sénat que les pays où ne se trouveraient point de troupes afin d’avoir toujours toute l’armée dans sa main (4).

(1) Appien, De bell. civil. IV, 2 ; V, 67, 72, 78, 80. Dion Cassius, XLVIII, 28, 30, 36, 45. Cf. C. I. L. X. pars II, 8034.(2) XVII, 3, 25.(3) C.I.L.X. pars II, 7852 : in consilio fuerunt M. Julius Romulus leg(atus) pro pr(aetore) T. Atilius Sabinus q(uaestor) pro pr(aetore). Wilmans 1140: C. Caesio T. F(ilio)  Cl(audia) Apro legat(o) pro pr(aetore) provinciae Sardoniae.(4) Dion Cassius, LIII, 12.      

                              La Corse et la Sardaigne à ce point de vue rentraient difficilement dans le cadre tracé. L’une et l’autre, depuis longtemps conquises, n’étaient pas aux frontières : le Sénat à ce titre pouvait les revendiquer. Mais l’esprit remuant de tous leurs habitants et la nature montagneuse de leur sol y nécessitait une garnison. Deux diplômes militaires de Domitien et de Nerva trouvés en Sardaigne nous ont appris l’existence des cohortes I gemina Sardorum et Corsorum et II gemina Ligurum et Corsorum (1). Auguste profita donc des ravages causés par les pirates pour reprendre le gouvernement de la province (2). Zump suppose sans motifs suffisants qu’il en fit deux procuratèles. Il est plus vraisemblable que la Corse et la Sardaigne restèrent unies sous le régime procuratorial, comme elles l’étaient sous un proconsul.                                                                                                            L’union subsista-t-elle quand soixante ans plus tard Néron rendit la Sardaigne au Sénat ?                                                                                                            Les causes de cette cession et les conditions dans lesquelles elle se fit nous sont assez bien connues. Néron, au cours de son voyage durant l’année 67, eut l’idée de se rendre populaire en restituant à la Grèce son antique liberté : il proclama l’indépendance de la province d’Achaïe. Pausanias ajoute qu’il dédommagea le peuple romain et lui donna en échange la Sardaigne (4). L’étude d’une tablette de bronze, trouvée dans une île d’Esterzili et datée de mars 69 (5), vient confirmer son assertion. Une contestation s’était élevée entre deux peuples voisins, les Patulcenses et les Galillenses, au sujet des limites de leurs territoires respectifs.

(1) C.I.L. X. pars II 7883 et 7890. Le premier est daté de 88, le second de 96.(2) Dion Cassius, LV,28.(3) Comm. Epig. II, p.268. Il ne donne comme raison que la trop grande importance qu’aurait eu une province formée de deux îles.(4) Suétone, Néron, 24. Dion Cassius, LXIII, 11. Pausanias, VII, 17, 3.(5) C.I.L. X. Pars II, 7852.  

 Un premier jugement fut rendu par le procurateur impérial, M. Juventius Rixa. Les Galilleuses ne s’y étant pas conformés, deux nouveaux jugements intervinrent : l’un et l’autre émanent de proconsuls, Caecilius Simplex et L. Helvius Agrippa (1). M. Mommsen a montré que l’intervention successive dans cette même affaire d’un procurateur et de deux proconsuls s’expliquait naturellement par le changement survenu entre le premier jugement et le jugement définitif dans l’administration de la Sardaigne (2).                                                                                                            La Corse subit-elle le même changement ? Dépendit-elle du proconsul de Sardaigne ou garda-t-elle le régime procuratorial ? La première hypothèse a pour elle l’union jusque là toujours maintenue. Elle s’appuie de plus sur une phrase de Sextus Rufus Festus qui semble rapporter la séparation des deux îles à l’époque postérieure à Dioclétien. La plupart des historiens l’ont adoptée : ils supposent alors pour expliquer les textes et les inscriptions que Néron en rendant la province au Sénat créa, pour les attributions réservées à ces fonctionnaires, deux procurateurs, un dans chaque île (3).                                                                                                               Le texte de Rufus Festus est malheureusement fort incertain ; le sens que l’on prétend en tirer me semble plus douteux encore. Rufus vient de mentionner la conquête de l’île ; il ajoute – selon la famille à laquelle appartiennent les manuscrits :- juncta administratio harum insularum fuerat, quae suos praetores habuit, nunc singulae praesidibus reguntur ;

(1) Caecilius Simplex n’est pas qualifié de proconsul, mais a le titre de vir clarissimus qui lui est donné montre qu’il était sénateur.  (2) Hermes, II, p. 102 ; III, p. 167. C.I.L. X. pars II, p. 813. Cf. Klein, Verwaltungsbeamten der Provinzen, I, p. 252.(3) Marquart, Staatsverwaltung, I, p.249. Klein, Verwaltungsbeamten, I, p. 195. Zumpt, Comm.epig., II, p. 268. Cf. Mommsen, Hermes, II, p.  102

 ou post suos praetores  habuit (1). La première leçon constate seulement qu’après avoir conquis la Corse et la Sardaigne, les Romains en firent une seule province qui fut confiée à un préteur. La seconde y ajoute l’affirmation qu’avant même la création d’un préteur pour les administrer les deux îles avaient été réunies. Mais, dans l’un et l’autre cas, Rufus ne parle que de l’organisation primitive ; nous savons qu’elle ne dura que jusqu’à l’an 6. Le Breviarum ne pouvait entrer dans le détail des changements postérieurs ; il n’indique pour la suite que le régime administratif de l’époque à laquelle il fut rédigé : chaque île est maintenant gouvernée par un praeses. La question reste donc indécise, et M. Mommsen dans le corpus se prononce pour la séparation des deux îles à partir de Néron (2).                                                                                                                Les termes dont s’est servi Pausanias semblent en effet indiquer que la Sardaigne seule fit retour au Sénat : « Néron donna aux Romains en échange de la Grèce la très fertile île de Sardaigne ». Il n’est pas parlé de la province mais bien de l’île : il faudrait supposer que la Corse a été passée sous silence.                                                                                                                La séparation des deux îles est confirmée par le passage des Histoires où Tacite raconte un soulèvement tenté en faveur de Vitellius. « Le bruit de la victoire de la flotte retint, dit-il, dans le parti d’Othon la Corse et la Sardaigne ainsi que les îles de cette mer. Toutefois le procurateur Decimus Pacarius faillit bouleverser la Corse par une témérité qui, sans pouvoir jamais influer sur l’issue d’une si grande guerre, aboutit à le perdre » (3).

(1) Breviarum, 4, éd.Förster. Je ne parle pas de la correction adoptée dans toutes les anciennes éditions : post quaelibet suos praetores habuit, qui est en contradiction formelle avec ce que nous savons d’autre part.(2) C.I.L. X.pars II, p. 838.(3) Tacite, Histoire, II, 16.

                                                                                                                  Par haine d’Othon, Pacarius avait résolu de soutenir Vitellius avec une armée levée en Corse. Il réunit en conseilles principaux personnages de l’île et fit mettre à mort les opposants. Mais au moment de s’enrôler les Corses redoutèrent les conséquences d’une intervention. Abandonné des siens, Pacarius fut surpris et tué, et l’on porta sa tête à Othon. Il est difficile d’admette en présence du récit de Tacite, que Pacarius ne fut qu’un de ces procurateurs tels qu’on en rencontre même dans les provinces sénatoriales, d’ordinaire chargés d’un rôle financier. Il gouvernait l’île ; les Corses étaient placés sous ses ordres ; s’il en eût été autrement, Tacite n’eût pas manqué de nommer le proconsul de Sardaigne.                                                                                                                   L’épigraphie bien pauvre encore de la Corse vient à l’appui de cette opinion. Une inscription d’Aléria dont les caractères sont de la plus haute époque, mentionne un procurature Augustin :Diis manibus  sacr(um). Tettiae Maternae optimae uxoris L. Julius Longinus proc(urator) Aug(usti) (1).Il n’est pas sûr que Julius Longinus ait été gouverneur de l’île ; peut-être n’était-ce qu’un agent financier de l’empereur ; mais le lieu d’origine de l’inscription  et le fait que Tettia Materna fut enseveli en Corse et non en Sardaigne semblent bien prouver qu’il n’était procurateur que de la Corse.                                                                                                                   Une autre inscription trouvée à Montfalcon, près d’Aix les Bains, mentionne un préfet de la Corse chevalier : L. Vibrio A. Vol(tinia) Punico praef(ecto) equitum primopilo trib(uno) mil(itum) praef(ecto) Corsicae Vibrius Punicus Octavia(nus patri merentissimo) (2).Vibrius Punicus devint donc préfet de la Corse après avoir passé par différentes milices équestres, dont l’ordre semble irrégulièrement rapporté.

(1) C.I.L. X pars II,  8036.(2) Allmer, Inscriptions de Vienne, I, p. 524. Il faut évidement suppléer à la première ligne la lette F de filio omise par le lapicide.       

       Il est le seul personnage connu qui ait porté ce titre. Quels étaient exactement ses pouvoirs ? La praefectura Corsicae était-elle un commandement militaire, ainsi que nous en trouvons établis dans quelques provinces, en Sardaigne notamment ? Faut-il la rapprocher de cette préfecture mentionnée dans l’inscription suivante : Sex. Iulus S. f(ilius) Pol(lia) Rufus evocatus  dici Augusti praefectus  cohortis  Corsorum et civitatum Barbariae in Sardinia (1). Il est plus probable quoique les inscriptions trouvées en Sardaigne ne nous montrent d’exemple que du double titre de  procurator et praefectus (2) que Julius Longinus administrait la Corse  en qualité de procurateur.La mention de la tribu Voltinia aussi bien que la forme des caractères datent d’ailleurs l’inscription de Montfalcon des deux premiers siècles. Il faudrait donc admettre que la Corse dès avant Dioclétien forma une province distincte.                                                                                                        Le rescrit de Vespasien aux Vanacini trouvé autrefois en Corse sur une table de bronze qui fut transporté à Gênes en apporte une nouvelle preuve. Les Vanacini habitaient au Nord-Ouest de l’île la côte du cap Corse : une inscription découverte il y a quelques années et des débris de monuments antiques semblent indiquer qu’ils avaient leur ville principale au village actuel de Meria (3). Ils avaient acheté du procureur impérial Publius Memorialis des terrains dont leurs voisins, les habitants de la colonie de Mariana, leur contestèrent la possession.

(1) C.I.L. X pars II, 7930.(2) C.I.L. X pars II, p.777.  (3) Ptolémée III, 2, 7. Lafaye, Bulletin épigraphique,  1883, p. 193 et 286.  

                                                                                                                            Corses aussi bien que Sardes étaient, on le voit, coutumiers de ces querelles de limites. L’empereur envoya son procurateur pour y mettre fin :Imp. Caesar Vespasianus  Augustus magistratibus et Senatoribus Vanacinorum salutem dicit.Otacilium Sagittam amicum et procuratorem meum ita vobis praefuisse ut testimonium vestrum mereretur delector.De controversia finium quam habetis cum Marianis pendente ex is agris quos a procuratore meo Publilio Memoriale emistis ut finiret Claudius Clemens procurator meus scipsi ei et mensorem misi, etc.C. Arruntio Catellio Celere M. Arruntio Aquila co(n)s(ulibus) III idus Octobr(es) (1).  L’année des consuls C. Arruntius Catellius Celer et M. Arruntius Aquila ne peut être déterminée avec certitude ; Borghesi toutefois les place vers 72 (2). Il en résulte que la Corse à cette époque était gouvernée par des procurateurs. Le texte même du rescrit nous l’apprend. Sans doute il ne suffit pas pour en avoir une preuve absolue que Claudius Clemens ait été chargé de régler l’affaire. M. Mommsen a montré en effet que la décision de ces conflits entre peuples ou villes était remise à Rome en vertu de son droit de souveraineté, qu’elle appartint aux comices et au Sénat d’abord, plus tard à l’empereur (3). L’empereur en chargeait d’ordinaire le gouverneur de la province intéressée ; la connaissance de l’affaire  n’était pas pourtant de plein droit  de la compétence de ce fonctionnaire qui n’agissait, ainsi que nous le voyons dans le rescrit de Vespasien, que par délégation.

 (1) C.I.L. X pars II, 8038.(2) Œuvres, VII, p. 398, d’après Marini, Arvali, p. 150. Cf Henzen, Arv., p.195.(3) Hermes, II, p.113. 

Mais les mots : ita vobis prae fuisse ne laissent aucun doute. Otacilius Sagitta, Publilius Memorialis et Claudius Clemens étaient gouverneurs de la Corse.                                                                                                        M. Klein, afin de démontrer que les deux îles restèrent réunies, soutient qu’ils gouvernaient aussi la Sardaigne (1). Cette opinion toutefois se heurte à de nombreuses difficultés. Nous trouvons en effet un proconsul en Sardaigne en 70 (2). Il faudrait donc qu’en l’espace de deux ans trois procurateurs se fussent succédés alors que leurs pouvoirs étaient d’ordinaires  à cette époque de deux ans au moins. Le retour de la Sardaigne au gouvernement procuratorial sous Vespasien n’est d’ailleurs prouvé par rien. On y conclut par induction en s’appuyant sur la restitution de l’Achaïe au Sénat (3). Deux bornes milliaires ont, il est vrai, été retrouvées à l’entrée du village de Macomer avec une inscription datée de l’an 74 et se terminant par ces mots :Sex Subrio Dextro proc(uratore) et praef(ecto) Sardiniae (4).Mais Mommsen affirme que la vue des inscriptions ne permet pas de douter que ces deux dernières lignes ne soient une addition postérieure. Les deux diplômes militaires de 88 et de 96 ne mentionnent pas la qualité des gouverneurs de l’île Herius Priscus et Ti. Claudius Servilius Geminus ; il est probable pourtant qu’ils étaient proconsuls.

(1) Verwaltunggsbeamten, I, p. 259.(2) C.I.L. X. pars II, 8005. Imp. Caesar Vespasianus [Aug.] pont(ifex) max(imus) tr(ib)(unicia) [po]t(estate) cos II .....tio Secundo [pro] co(n)s(ule). C. Caesius Aper mentionné dans une autre inscription  (Wilman, 1140) était préfet de la cohors II Hispanorum en 60. M. Mommsen  (Hermes, II, p. 173) a montré que les fonctions intermédiaires qu’il exerça ne permettent pas qu’il ait été légat pro praetore en Sardaigne avant le règne de Vespasien.(3) Suétone,  Vespasien, 8. Pausanias VII, 17, 4.(4) C.I.L. X. pars II, 8023 et 8024.    

 Borghesi rappelle en effet que la famille des Servilii Gemini, à laquelle appartient ce dernier, est fort ancienne et qu’elle parvint au consulat et aux plus hauts honneurs, surtout au sixième siècle de Rome (1). Nous savons de plus d’une manière certaine que la Sardaigne était une province sénatoriale sous Marc-Aurèle. Spartien en effet dans la vie de Septime Sévère rapporte que ce prince échangea la questure de la Bétique contre celle de la Sardaigne (2) : Sévère, selon son biographe, ayant été nommé préteur dans sa trente-deuxième année, en 177, sa questure, qui fut suivie de la légation de la province d’Afrique, doit se passer environ quatre ans auparavant vers 172. Les nombreuses inscriptions trouvées en Sardaigne nous montrent d’autre part le gouvernement procuratorial définitivement établi à partir de Commode. On a donc eu recours pour expliquer une cession momentanée au Sénat sous le règne de Marc-Aurèle à diverses hypothèses : la plus ingénieuse suppose que l’empereur abandonna la Sardaigne afin de prendre la Bétique alors envahie par les Maures qu’il se préparait à combattre (3). Des changements aussi répétés dans la condition administrative de la Sardaigne n’en demeurent pas moins assez invraisemblables. Il ne faut pas oublier non plus que Dion Cassius donne le gouvernement sénatoriale comme le gouvernement normal de l’île (4) : il dut donc avoir une certaine durée. M. Henzen a même supposé qu’il fut le gouvernement de droit durant tout le cours des trois premiers siècle, alors même que les évènements obligèrent à confier la province à des procurateurs (5). Sans aller aussi loin, on reste d’accord avec le

(1) Œuvres, III. P.380. Cf. Mommsen, C.I.L. X pars II p.777.(2) Spartien, Sévère, 3 : sed dum in Africa est pro Baetica Sardinia ei attribua est, quod Baeticam Mauri populabantur. (3) Zumpt, studia romana, p. 143.(4) Dion Cassius LV, 28.(5) Bullet. Dell’Inst. 1873, p.93.

 témoignage de Dion en admettant que la Sardaigne appartint au Sénat depuis Néron jusqu’à Commode qui pour des raisons inconnues la rendit à un procurateur (1).                                                                                                         Les documents sur l’administration des provinces au cours du troisième siècle nous font défaut. Il est fort peu probable que la Corse et la Sardaigne, en se retrouvant l’une et l’autre sous le régime procuratorial, aient été de nouveau réunie. M. Jullian a montré que de ce temps datait en grande partie le morcellement d’ordinaire attribué à Dioclétien (2). A la fin du siècle, du moins dans la liste de Vérone, la Corse forme à elle seule une province du diocèse d’Italie (3). Deux constitutions du Code Théodosien, datées l’une et l’autre de 319, sont adressées au gouverneur de la Corse (4).                                                                                                        Un siècle plus tard, nous retrouvons encore la Corse mentionnée comme une province distincte dans la liste de Polemius Silvius, la Noticia  Dignitatum et une constitution des empereurs  Honorius et Théodose II de l’an 410 (5). L’île à l’époque  ou fut rédigée la noticia était sous les ordres d’un praeses qui relevait lui-même du vicarius urbis Romae (6). Un rationalis summarum, commun à la Sicile, à la Sardaigne et à la Corse, y représentait l’autorité du comes sacrarum largitionum (7).

(1) Nous trouvons encore un proconsul de Sardaigne sous Commode (C.I.L. V, 2112 et VI, 1503), mais le terme employé par le Pseudo-Origène (Philosophumena, IX, 11, p. 440, éd. Cruise) semble indiquer que l’île fut plus tard sous ce prince confiée à un procurateur. En tout cas sous Septime Sévère le régime procuratorial était rétabli (C.I.L. X pars II, 8025).  (2) Revue historique, 1882, t. XIX, p. 330.(3) Laterculus Veronensis, X, 8.(4) Code Théodosien, I, 16, 3 ;II, 6, 2 : Imp. Constantinus Aug. Ad Felicem praesidem Corsicae. (5) Laterculus Polemii Silvii, I, 19. Noticia dignitatum, Oc. II, 27. Code Théodosien, VII, 13, 20.(6) Not. Dign. Oc. I, 97; XIX, 13.(7) Not. Dign. Oc. XI, 11.  

Mais la domination romaine était à son terme. La Corse devait bientôt être conquise par les barbares. Les Vandales l’occupèrent à la mort de Valentinien III (1). Belissaire la leur enleva, mais les Goths succédèrent aux Vandales (2), et quoique reprise après la mort de Totila la Corse ne dépendit guère que de nom de l’empire de Constantinople.

1) S. Victor Vit. Hist. Persec. Vandal. I, 13.(2) Procope, de bello Goth. IV, 24

Etienne Michon.Mélange d’archéologie et d’histoire, année 1888, volume 8, numéro 8, p. 411-425.

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