CONSOLATION

OVIDE

Nisard

1838

 

CONSOLATION A LIVIE AUGUSTA SUR LA MORT DE DRUSUS NERON SON FILS

Toi que longtemps on crut heureuse, toi que, naguère encore, on appelait la mère des deux Nérons (1) il ne te reste aujourd'hui que la moitié de ce titre !

(1) Tibère, et Drusus, que Livie avait eus de Tibère-Néron, son premier époux.

Tu lis maintenant, ô Livie ! des vers funèbres sur la mort de Drusus, et tu n'as plus qu'un fils pour te dire : "Ma mère !" Déjà ta tendresse n'a plus à se répartir entre deux enfants, et, au nom de fils, tu ne diras plus : "Lequel ?" Et l'on voudrait imposer des lois à ta douleur ! et l'on voudrait tarir la source de les larmes ! Ah ! qu'il est facile, quand il s'agit des maux d'autrui (et les tiens pourtant nous intéressent tous), de faire entendre de courageuses paroles ! La foudre, en te frappant, t'a ménagée, dit-on, pour que tu pusses être supérieure à ce désastre.
Il n'est plus, ce jeune guerrier, modèle des vertus civiques, illustre sous les armes, illustre sous la toge ! qui naguère força nos ennemis dans les gorges des Alpes, et obtint tout l'honneur d'une expédition dont il partageait le commandement avec son frère ; qui soumit les Suèves farouches, les Sicambres indomptés, et vit fuir ces hordes barbares ; qui vous conduisit, ô Romains ! à de nouveaux triomphes, et étendit votre empire sur de nouvelles contrées ! Et toi, sa mère, loin de prévoir le coup qui devait l'atteindre, tu préparais, pour accomplir tes voeux, des sacrifices à Jupiter, à la belliqueuse Pallas ; tu allais couvrir d'offrandes l'autel du dieu des combats et de toutes les divinités qui ont droit à notre culte. Dans ta sollicitude maternelle, tu ne rêvais que triomphes ; déjà peut-être tu songeais aux ornements du char ; mais pour toi, au lieu d'un cortége triomphal, une pompe funèbre ; pour Drusus, au lieu du Capitole, un tombeau ! Ce fils, tu te le figurais de retour, tu nourrissais pour lui dans ton coeur de flatteuses chimères ; déjà tes yeux le voyaient vainqueur ; tu disais : "Il va venir ; Rome entière sera témoin de mes transports. Portons en toute hâte aux temples des dieux nos offrandes pour mon cher Drusus. Je volerai à sa rencontre ; les villes m'appelleront heureuse mère, et je couvrirai de baisers ses yeux et sa tête chérie. C'est ainsi qu'il sera, ainsi qu'il s'offrira à mes regards, ainsi qu'il joindra ses embrassements aux miens. Voici ce qu'il me racontera ; voilà ce que je lui dirai moi-même la première." Trompeuse illusion ! Cesse, ô malheureuse mère, de caresser un vain espoir ; cesse de te réjouir du retour de Drusus, ce noble élève de César, celui qui, de même que son frère, avait sa part de votre tendresse, il n'est plus ! Laisse, ô Livie ! laisse là ces ornements intempestifs de ta chevelure. De quoi te servent aujourd'hui et l'innocence de tes moeurs et la pureté de toutes les actions de ta vie, et ce qui te fit si tendrement aimer du plus grand des mortels, et cette modestie tellement à l'épreuve de la plus haute fortune ? Quelle est la moindre de toutes les vertus que nous admirons en toi ? que te sert-il d'avoir maintenu ton âme chaste au sein de la corruption du siècle, d'avoir élevé ta tête au-dessus des souillures de tant de vices, de n'avoir nui à personne quand tu avais la puissance de nuire, de n'avoir été pour qui que ce soit redoutable, de n'avoir point abusé de ton influence au champ de Mars ou au forum, ni troublé en rien le repos des familles ? Ce sont ces vertus mêmes qui rendent plus tyranniques les injustices de la fortune ; et ici encore on voit combien sa faveur est incertaine. On la voit aussi frappant partout, de crainte de ne rien oublier, et confondant à son gré les règles du juste et de l'injuste. Quoi ! si elle eût épargné à Livie ce nouveau deuil, la fortune eût-elle affaibli sa puissance ? et, pour qu'elle ne füt point jalouse du bonheur de Livie, fallait-il que celle-ci fût moins vertueuse ? D'ailleurs, il s'agissait de la famille de César, et là on devait ignorer la mort, là on devait être à l'abri des maux de notre triste humanité ! Protecteur vigilant de cet empire, César, du haut de son trône sacré, devait considérer les misères d'ici-bas sans en redouter les atteintes ; il ne devait ni pleurer les siens ni en être pleuré, ni souffrir, lui, ce que nous souffrons, nous, pauvre vulgaire. Nous l'avons vu gémir sur la perte du fils de sa soeur (1), comme aujourd'hui ; alors le peuple entier fut en deuil. Ta mort, ô Marcellus, fut suivie de celle d'Agrippa, et le même tombeau se referma sur les deux gendres de César (2) ; la pierre funéraire couvrait à peine les cendres d'Agrippa, que sa soeur, à son tour, paya le tribut à la mort.

(1) Marcellus, fils d'Octavie, et qui avait épousé Julie, fille d'Auguste. C'est à lui que s'applique le mot célèbre de Virgile: Tu Marcellus eris. (Enéid. liv.V1. v. 883.)

(2) Après la mort de Marcellus, premier mari de Julie, Auguste la donna en mariage à M. Agrippa, en obtenant de sa soeur Octavie qu'elle lui cédât ce gendre ; car alors Agrippa était uni à l'une des filles de Marcellus, et en avait des enfants. (Voyez Suétone , Aug., ch. LXIII)

Après trois pertes si sensibles, pour dernier coup, Drusus vient, lui quatrième, arracher des larmes au grand César. Parques, fermez enfin ces tombeaux trop souvent ouverts ; fermez-les : cette famille compte déjà dans son sein trop de vides ! Tu meurs, Drusus, et tes titres de gloire n'ont point désarmé la mort ! Que du moins ce soit là son dernier coup, comme il est le plus terrible ! Une telle douleur suffit pour des siècles entiers, et doit être la source d'un deuil immense. En toi mille autres ont péri, car toi, qui réunissais tant de qualités, qui étais doué de tant de vertus, tu valais pour nous plus qu'un homme. Nulle mère n'avait été plus féconde que la tienne, laquelle, en donnant au monde deux enfants, lui donna aussi tant de biens. hélas ! qu'est devenu ce couple, double modèle des mêmes vertus, et cette union fraternelle, et cette tendresse commune et si bien éprouvée ? Nous avons vu Néron (1) accablé de la mort de son frère, pâle et les cheveux en désordre, versant des larmes, et défiguré par la douleur qui avait empreint ses ravages sur tous ses traits.

(1) Tibére-Néron, toujours ainsi qualifié.

Oh ! quelle douleur dans ses regard ! Cependant, Néron, tu as vu ton frère voisin de sa dernière heure, et lui-même a vu couler tes larmes ; mourant, il a senti ta poitrine presser la sienne ; il a tenu ses yeux fixés sur les tiens ; ses yeux déjà voilés par les ombres de la mort, ses yeux qu'allait bientôt clore la main d'un frère ! Mais sa mère infortunée ne lui donna point un dernier baiser ; elle ne réchauffa point sur son sein tremblant les membres glacés de son fils ; elle n'en recueillit point sur ses lèvres avides le dernier soupir ; elle ne se coupa point la chevelure pour lui en faire un linceul : c'est loin d'elle, ô Drusus, que tu tombas, frappé par la mort, alors qu'enchaîné à ton poste par une guerre homicide, tu servais la patrie plus utilement que toi-même !Elle fond en larmes, comme on voit, au printemps, se fondre la neige éphémère sous la tiède haleine des zéphyrs, et aux rayons du soleil. Elle pleure sur toi, sur ton sort malheureux ; elle accuse son existence, elle en maudit la trop longue durée. Ainsi Procné, revenue enfin à de plus doux sentiments, pleure son fils Itys dans les sombres forets de la Thrace : ainsi les alcyons, sur les mers orageuses, exhalent leurs accents plaintifs sans que leur voix timide attendrisse les flots : ainsi pleurâtes-vous Diomède, ô vous, ses compagnons, changés tout-à-coup en oiseaux : ainsi pleura Clymène, ainsi pleuraient ses filles quand, foudroyé par Jupiter, Phaéton fut précipité du haut du char paternel. Quelquefois, cependant, elle comprime ses larmes, elle les refoule courageusement sous ses paupières ; elle les y retient captives. Vains efforts ! elles s'échappent de nouveau, inondent sa poitrine et son sein, et tombent en larges ruisseaux le long de ses joues ; les obstacles ont aggravé leur violence : ainsi un torrent déborde tout à coup, si quelque obstacle l'arrête un moment dans sa course. Enfin, dès que ses pleurs le lui permirent, elle parla ainsi, d'une voix lamentable et entrecoupée de sanglots : "O mon fils, second fruit de mes entrailles, trop tôt ravi par la mort, mon fils, toi la gloire de ta malheureuse mère, où es-tu ? " Ou plutôt : "Toi qui n'es plus le second fruit de mes entrailles, mais qui fais toujours la gloire de ta malheureuse mère, où es-tu ? toi, naguère si grand, où es-tu ? Un bûcher, un tombeau, voilà ton char triomphal ! Etait-ce là le sacrifice que je devais préparer pour ton retour ? est-ce ainsi que tu devais t'offrir à mes yeux ? est-ce ainsi que je devais te revoir ? Je doute maintenant (si l'épouse de César peut parler ainsi sans crime), je doute qu'il y ait des dieux ; car quel crime ai-je commis ? quelles divinités n'ai-je pas honorées ? quelles autres ai-je oubliées dans mes prières ? Voilà donc le prix de ma piété ! j'embrasse des restes inanimés que le bûcher et la flamme dévorante disputent encore à mes caresses ! D'ailleurs, puis-je aussi, moi que les dieux ont maudite, être spectatrice de ses funérailles ? pourrai-je l'embaumer de mes propres mains ? Infortunée que je suis ! vais-je, pour la dernière fois, le voir, l'embrasser, le serrer sur mon coeur, coller ma bouche sur la sienne ? Pour la première fois ta mère le voit consul et vainqueur ; devais-tu lui faire hommage de tant de gloire, et la rendre en même temps si malheureuse ? Ces faisceaux que j'ai vus aussi pour la première fois, je les vois à tes funérailles ; je les vois renversés (1), en signe de douleur.

(1) A la suite d'une victoire, et dans la marche d'un triomphe, les faisceaux étaient portés droits et couronnés de lauriers ; aux funérailles, au contraire, ils étaient renversés en signe de deuil. Il en était de même des armes (Enéide, liv XI, 93 ) et cet usage s'est perpétué jusqu'à nous au moins dans les convois militaires.

Qui le croirait ? le jour le plus triste pour une mère fut le jour oit elle vit son fils au comble des honneurs. Mais déjà tout mon bonheur n'était-il pas anéanti ? Un de mes fils, Drusus, célèbre par le nom de son aieul maternel (1), ne m'était-il pas enlevé ?

(1) La famille de Drusus portait d'abord le nom de Livia. Mais un de ses membres ayant tué de sa main un chef gaulois, nommé Drusus ; elle s'adjoignit ce surnom.

n'était-il déjà plus mon fils?  n'étais-je déjà plus sa mère ? Ai-je bien en effet cessé d'être la mère de Drusus, et Drusus d'être mon fils. Quand on m'annoncera l'arrivée d'un Néron vainqueur, ne pourrai-je donc plus dire. "Est-ce l'aîné ou le plus jeune ? Affreuse extrémité ! je n'ai plus le titre de mère que pour un seul fils ? par ce seul fils je conserve un nom que j'ai perdu pour l'autre ! Malheureuse ! je frémis ; un effroi glacial pénètre mes os ; déjà je ne puis plus dire avec assurance, de quoi que ce soit au monde, qu'il est a moi : car Drusus a été mon fils, et son trépas m'ordonne de trembler pour son frère. Désormais je crains tout ; auparavant j'étais plus courageuse. Fassent du moins les dieux que tu survives à ta mère, ô Néron ! que tu me fermes les yeux ! que ta bouche pieuse recueille mon dernier soupir ! Eh ! pourquoi n'ont-ils point permis que la main de Drusus et celle de son frère s'acquittassent ensemble de ce pénible devoir ? Ils permettent cependant que nous nous reposions un jour dans le même tombeau, et tu n'iras pas seul rejoindre nos antiques aïeux. Ma cendre sera mêlée à ta cendre, mes os à tes os, et puisse le rapide fuseau de la parque hâter pour moi cet instant !"
A ces plaintes succèdent d'autres plaintes, suivies elles-mêmes d'un torrent de larmes ; mais les larmes coulaient en vain, ses lèvres articulaient des plaintes inutiles. C'est à peine, oui c'est à peine si le corps d'un fils fut remis à sa mère ; elle-même faillit presque ne pas assister à ses funérailles. L'armée entière était résolue à brûler, sur un bûcher de trophées d'armes, et au lieu même où périt Drusus, le cadavre de son général, et c'est malgré elle que son frère enleva aux soldats ces saintes dépouilles, pour les rendre à la patrie, qui les réclamait. Le cortége funèbre s'avance à travers les cités romaines, que Drusus, ô douleur ! ne devait traverser que vivant et vainqueur, comme après son triomphe sur les Rhétiens. Combien, hélas ! ce second voyage différa du premier ! II entre dans Rome désolée, consul, mais avec ses faisceaux brisés : c'est ainsi qu'il entre vainqueur ; comment y serait-il entré vaincu ? Les sanglots retentissent dans ce palais qu'il devait décorer des trophées conquis par sa valeur. Rome entière gémit ; il n'est pas un visage que le deuil n'ait marqué de son empreinte. Puissent les nations ennemies connaître, sentir une telle aflliction ! Les citoyens, inquiets, ferment leurs maisons, et courent en frémissant dans les rues. Ici la douleur est silencieuse, là elle se manifeste par de bruyants éclats ; la justice est muette ; les lois n'ont plus ni voix ni puissance, et pas une robe de pourpre n'apparait dans tout le forum. Les dieux se cachent dans leurs temples ; ils détournent les yeux de cet injuste trépas, et ne demandent plus que l'encens brûle sur leurs autels ; ils se tiennent dans tes ténèbres du sanctuaire, n'osant plus soutenir nos regards, et craignant notre colère, qu'ils ont provoquée. Inquiet sur le sort de son fils, un homme du peuple élevait ses mains suppliantes vers le ciel ; il allait l'implorer. "Crédule que je suis ! s'écrie-t-il ; à quoi bon adresser des voeux stériles à des dieux qui n'existent pas ? Livie, Livie elle-même n'a pu les fléchir pour Drusus ; saurons-nous inspirer plus d'intérêt au grand Jupiter ?" II dit, et, indigné, refoule ses voeux en lui-même, il endurcit son couer, et n'achève pas même sa prière. La foule se précipite au-devant du convoi ; elle s'écrie, en versant des larmes abondantes, que la perte du consul est une calamité publique. Partout, sur tous les visages, le même abattement ; partout la même sympathie pour pleurer. Pas un chevalier ne manqua au cortège ; tous les âges y furent représentés. Les jeunes gens pleuraient, les vieillards, les mères de famille, leurs brus pleuraient aussi. On couronne la triste effigie du héros du laurier, emblème de sa victoire, et qu'il devait déposer aux temples des dieux.  La jeunesse noble de Rome se dispute l'honneur de porter le cercueil, et offre avec empressement ses épaules au précieux fardeau.  Et toi, César, au milieu de tes larmes, au milieu des sanglots qui brisaient ta voix, tu fis I'éloge de ton élève (1).

(1) On sait, dit Suétone (Claude, ch. 1), combien Auguste aimait Drusus ; il le donna pour cohéritier à ses fils, le loua publiquement et pria les dieux de rendre les Césars semblables à Drusus. Il écrivit en prose l'histoire de sa vie.

Tu désiras pour toi une pareille mort, comme si les dieux ne repoussaient pas un tel voeu, comme si ta destinée était de mourir ! Une place t'est due au ciel ; brillante de l'éclat de la foudre, la cour majestueuse de Jupiter te recevra dans son sein avec joie. Ce que Drusus voulait, il l'a obtenu : il voulait que ses actes te plussent ; il a trouvé dans tes hommages la digne récompense d'une si belle mort !
Les cohortes armées. ô Drusus, célèbrent, suivant l'usage, des jeux funèbres autour de ton bûcher ; cavalerie, infanterie, tous rendent les derniers honneurs à leur chef. Pour la dernière fois, leurs cris réitérés t'appellent, et l'écho des collines d'alentour répond seul à leurs cris. Le dieu du Tibre lui-même s'en émeut au fond de ses eaux jaunâtres, et lève à la surface son front qu'obscurcit la douleur. De sa large main, rassemblant sa chevelure entrelacée de branches de saule, de mousse et de roseaux, il découvre sa face azurée, et laisse échapper de ses yeux une telle abondance de larmes, que le lit du fleuve gonflé peut à peine les contenir ; ses eaux, débordées, allaient infailliblement éteindre le feu du bûcher, et dérober aux Ilarnmes le corps encore intact de Drusus ; lui-même retenait ses vagues, et ralentissait la marche de ses coursiers, afin de pouvoir, de la masse entière de ses eaux, submerger le bûcher ; mais, du temple voisin, le dieu du champ de Mars s'élance, et, les yeux baignés de pleurs, s'écrie. "Sans doute la colère sied aux fleuves ; cependant, dieu du Tibre, apaise-toi ; il n'est donné ni à toi ni à personne de vaincre le destin. Drusus est mort sous mes étendards, il est mort au milieu des lances et des épées, en combattant pour sa patrie ; la raison de cette mort est dans cette mort même. Tout ce que j'ai pu faire pour lui, je l'ai fait : la victoire fut à lui. L'artisan de nos conquêtes n'est plus, mais son oeuvre reste. Je pouvais jadis fléchir Clotho et ses deux soeurs, dont les doigts filent sans s'émouvoir la trame de nos jours. Je tentai d'arracher aux noirs marais du Styx les enfants d'llia, Remus et son frère, le fondateur de Rome. Tes voeux ne seront exaucés qu'en partie, me dit l'une des trois : un seul des enfants d'llia obtiendra ce que tu demandes, il te devra l'immortalité, comme deux Césars la devront un jour à Vénus ; voilà les seuls que Rome doive compter parmi les dieux (1).

(1) Les deux empereurs dont il est ici question sont Jules César et Auguste, à qui Vénus avait promis l'immortalité. On sait que Romulus fut enlevé au ciel et honoré par les Romains comme un dieu.

Ainsi l'ont décidé les Parques ; cesse donc, dieu du Tibre, une lutte inutile, et ne cherche plus à éteindre les flammes de ce bûcher ; respecte les insignes du dernier honneur qu'on rend à ce héros. Rentre dans ton lit, et laisse tes eaux reprendre leur cours." Il obéit ; ses ondes se déroulent en nappes spacieuses, et le fleuve rentre dans sa demeure, formée de roches escarpées.
Cependant la flamme n'ose encore toucher au front sacré de Drusus ; elle erre lentement autour du lit funèbre ; à la fin, elle embrasse le bûcher, elle s'alimente des matières qui le composent, et ses gerbes dévorantes viennent effleurer le ciel. Ainsi brillait sur les collines de l'OEta, la flamme qui consumait la dépouille du divin Hercule. Ici, hélas ! elle n'épargne ni la beauté de sa noble victime, ni ses formes gracieuses, ni son visage plein de candeur, ni ses membres vigoureux ; elle s'attache à ses mains victorieuses, à cette bouche éloquente, à ce coeur où germaient tant de grandes pensées ; elle dévore en même temps les espérances de bien des Romains, et pénètre jusqu'aux entrailles d'une malheureuse mère. Mais la gloire du héros, cette gloire si chèrement acquise, vivra du moins ; elle est impérissable : elle échappe aux ravages du feu. L'histoire lui ouvrira ses pages, les siècles futurs en liront les nobles récits, et la poésie et les arts la célébreront à leur tour. Ta statue, où l'on verra inscrits tes titres glorieux, sera placée sur la tribune aux harangues, et nous accusera, ô Drusus, d'avoir été la cause de ta mort.
Mais pour toi, Germanie, plus de grâce ! peuple barbare, la mort bientôt nous vengera ; je verrai tes rois farouches, et leurs cous mutilés par les stigmates du fer, et leurs main, meurtrières chargées de chaînes pesantes, leurs fronts enfin accessibles à la crainte, et leurs orgueilleux visages inondés des larmes du désespoir. Cette audace menaçante, cet orgueil qu'exalte la mort, de Drusus, seront cadrés dans l'ombre des prisons et réprimés par la main du bourreau ; joyeux alors, je m'arrêterai ; mes yeux se repaîtront lentement du spectacle de ces cadavres nus et jetés dans la fange des carrefours. Puisse bientôt l'aurore radieuse amener sur ses blonds coursiers le jour de ces grandes représailles ! Ajoutez à cela la présence des fils de Léda, dont la double constellation brille alternativement dans les cieux, et l'aspect de leur temple qui s'élève au milieu du forum. Qu'il a mis peu d'années à fournir la carrière d'un prince ! mais aussi qu'il est mort vieux de gloire et de services rendus à sa patrie. Et pourtant, ô malheur ! Drusus ne jouira point de son ouvrage ! Il ne lira point son nom gravé sur le fronton du temple ! Souvent, les yeux en pleurs , Néron dira d'une voix étouffée : "Que me fait le temple des deux frères, à moi qui n'ai plus de frère ? Tu voulais, ô Drusus, ne jamais rentrer dans Rome que vainqueur : nous devions te voir aujourd'hui sain et sauf, tu étais vainqueur.
C'est un consul, c'est un général, un général victorieux que Rome vient de perdre. Le deuil a envahi Rome entière ; les compagnons de Drusus, troupe dévouée, l'entourent plongés dans l'affliction et les cheveux en désordre ; l'un d'eux, les bras tendus vers lui, s'écrie : "Pourquoi donc partir ainsi sans moi ? Pourquoi partir sans qu'aucun de nous t'ancompagne ? Que dirai-je de toi, digne épouse de Drusus et belle-tille de Livie, aussi digne que Drusus d'avoir celle-ci pour mère ? Fut-il jamais  couple mieux assorti ? Drusus, le plus brave de nos jeunes Romains, et toi, l'objet de la tendresse et de la sollicitude de ce héros, toi, princesse et fille de Gésar, toi que Drusus ne jugea point inférieure à l'épouse du grand Jupiter. Dès qu'il lui fut permis de t'aimer, tu devins aussitôt son unique et dernier amour ; c'est vers toi qu'après ses fatigues, il venait goûter les douceurs du repos ; c'est ton absence qui arrachait à lui mourant ses dernières plaintes ; c'est ton nom seul que sa langue glacée avait la force de prononcer. Infortunée ! tu le reverras, mais non pas tel qu'il t'avait promis de revenir. A son départ, il était ton époux, il ne l'est plus à son retour. Il ne pourra te raconter la défaite des Sicambres, ni la fuite des Suèves devant son épée victorieuse ; il ne te nommera ni ces fleuves, ni ces montagnes, ni cette foule de lieux aux désignations pompeuses, ni toutes les merveilles qu'il a vues dans un monde nouveau. On ne te rapportera plus de lui qu'un corps glacé et sans âme. La couche qu'il occupe sans toi, la voici : un bûcher ! Où cours-tu, échevelée et furieuse ? Où te précipites-tu ? Pourquoi, dans ton délire, outrager ton visage ? Telle était Andromaque, quand Hector, attaché au char ensanglanté d'Achille, épouvantait les coursiers du héros grec ; telle était Evadné, lorsque Capanée présentait sans pâlir son front aux éclats menaçants de la foudre. Pourquoi invoquer tristement la mort ? Pourquoi tenir embrassés tes fils, seuls gages que t'ait laissés Drusus ? Pourquoi cette image trompeuse de Drusus, qui vient chaque nuit troubler ton sommeil, et que tu crois presser sur ton sein ? Pourquoi ces mains tendues vers lui, et cet espoir de le posséder, et ces recherches vaines dans cette couche, à la place qu'il a cessé d'y occuper.
Drusus, si cette croyance n'est point téméraire, Drusus sera revu dans le séjour des justes, parmi ses illustres ancêtres. Egal en gloire aux aïeux de son père, aussi grand qu'aucun des aïeux de Livie, il paraîtra devant eux, vêtu de la robe brodée d'or, avec tous les attributs de la dignité impériale, le front ceint de lauriers et monté sur un char d'ivoire tiré par quatre coursiers. Ils accueilleront à l'envi le jeune guerrier portant les enseignes conquises sur les peuples de la Germanie, et procédé des faisceaux consulaire.
Ils se réjouiront du surnom acquis par sa victoire à sa famille, surnom qui rappelle par lui seul sa glorieuse origine. Ils croiront à peine qu'en si peu d'années, il ait fait tant de choses, et supposeront qu'une longue carrière pouvait seule suffire à tant d'exploits. Oui, ces exploits immortalisent Drusus, et cette pensée, ô la meilleure des mères, devrait atténuer ta douleur. Femme qui fus digne à la fois d'être épouse et mère de princes de l'âge d'or, vois ce qui convient à ton titre de mère de Drusus et
de Néron ; que le matin, au sortir de ta couche, ta prévoyance se porte vers cet objet sérieux. Autres sont les obligations du vulgaire, autres celles des grands : il en est surtout d'immenses imposées à votre maison. La fortune, Livie, en t'élevant au faîte des honneurs, a voulu que tu soutinsses la dignité de ton rang : accepte donc cet illustre fardeau. Tu captives notre attention, tu attires nos regards ; nous observons tes actes , et nulle parole sortie de la bouche d'un prince ne peut rester cachée. Sois grande, surmonte ta douleur ; oppose-lui du moins et autant que possible une constance imperturbable. Pouvons-nous te demander une preuve de tes vertus meilleure que l'accomplissement de tes devoirs de princesse romaine ? Nul n'échappe à sa destinée : l'avare nautonier nous attend tous, et sa barque peut contenir à peine la foule des arrivants. C'est là que nous allons tous ; c'est vers ce même but que nous marchons à grands pas, la mort nous soumet tous à ses lois inflexibles ; elle menace le ciel, la terre et les mers, dont ou prédit déjà même la triple destruction. Courage donc, et quand l'univers touche à sa ruine, ne porte tes regards que sur toi seule, que sur la perte que tu as faite. Sans doute Drusus était le plus grand de nos jeunes Romains ; il était l'espoir de sa patrie, l'honneur de sa famille ; mais il était mortel, et toi-même, lorsqu'il faisait la guerre, tu n'étais pas tranquille sur son sort. La vie nous a été donnée pour en jouir ; elle nous a été prètée sans intérêt, mais aussi sans époque fixe de restitution. Partout la fortune dispose du temps à son gré : c'est elle qui enlève les jeunes, elle qui épargne les vieux ; partout où elle se précipite, elle se précipite comme une folle ; sa foudre tombe sur l'univers entier, et d'aveugles coursiers promènent triomphants cette aveugle déesse. Crains, Livie, d'irriter par tes plaintes cette farouche souveraine ; crains d'éveiller le ressentiment de cette maîtresse toute puissante. Si, pour cette fois seulement, tu as éprouvé ses rigueurs, combien de fois aussi ne t'a-t-elle pas traitée en amie ? Si tu es née dans un rang si élevé ; si tu as donné le jour à deux héros ; si tu es alliée au grand Jupiter ; si César, après chaque nouvelle victoire remportée sur le monde, est toujours revenu vers toi ; s'il a toujours été heureux dans ses entreprises ; si tes espérances maternelles ont été remplies par les deux Nérons ; si tant de fois ils ont vaincu les ennemis ; s'ils ont eu pour témoins de leur valeur, et le Rhin et les vallées des Alpes, et l'Itargus (1) aux eaux rougies par le sang noir qui les infectait, et le Danube impétueux, et le Dace Apulien (2) relégué aux extrémités du monde et vers lequel le chemin le plus court est le Pont-Euxin, et l'Arménien mis en fuite, et le Dalmate enfin suppliant, le Pannonien (3) traqué jusqu'aux sommets de ses montagnes, et la Germanie tout entière, jusqu'alors inconnue des Romains ; que de bienfaits de la fortune pour une seule de ses rigueurs !

(1) On croit que ce fleuve est le Weses, Visurgis, dont parle Florus à propos de l'expédition de Drusus .

(2) Apulus était une ville de la Dacie, aujourd'hui la Transylvanie ; cette ville devint une colonie romaine appelée Julia Alba. Maintenant elle se nomme Weissembourg.

(3) La Pannonie était un pays immense situé entre le Danube et la Save. Elle faisait partie autrefois de l'lllyrie, de même que la Hongrie n'est aujourd'hui qu'une portion de la Pannonie.

Bien plus, c'est loin de toi qu'est mort Drusus : et tes yeux n'eussent pu soutenir l'aspect de ses yeux à demi éteints. La douleur agit avec moins de violence sur ton âme abattue et forcée de n'en recevoir les impressions que par le sens de l'ouïe. Dans les circonstances dangereuses, la crainte du mal nous le fait éprouver d'avance ; et ce sentiment te dominait au récit des dangers que courait Drusus. La douleur ne t'a point tout à coup envahie ; elle t'a pénétrée par les voies insensibles que la crainte lui avait ménagées. Jupiter te prédisait cet affreux malheur, quand sa foudre frappait, au milieu d'un bruit sinistre, trois temples à la fois : celui de Junon, de la belliqueuse Minerve, et le sacré palais du grand César ; on dit même qu'alors des astres disparurent du firmament, et que l'étoile du matin abandonna son poste. Elle ne fut en effet aperçue d'aucune partie du monde, et le jour vint sans être précédé de son avant-courrière. Cette disparition de l'astre menaçait la terre d'une catastrophe, et présageait qu'un prince, noble lumière de l'empire, allait s'évanouir dans les eaux du Styx.
Mais toi, Néron, dernière consolation d'une mère affligée, puisses-tu, sous ses yeux, parvenir à l'âge le plus avancé ! Puisses-tu, à tes longues années, rattacher la chaîne interrompue de celles de ton frère ; puissent ta mère et toi vieillir ensemble !
Mes voeux seront exaucés. Le destin, pour faire oublier le passé, ne te réserve plus, ô Livie, après la mort de Drusus, que des sujets de joie; et cependant tu n'hésites pas à céder à ton immense douleur, et, fatalement découragée, à vouloir abréger ta vie en refusant de l'alimenter. Déjà même il te restait à peine quelques heures à vivre, quand César t'offrit des secours que tu repoussas ; il supplia, ordonna même, et alors seulement un peu d'eau rafraîchit ton palais desséché. Voici Néron qui déploie la même sollicitude, pour sauver les jours de sa mère ; lui aussi te supplie tendrement de vivre, lui aussi te l'ordonne. Rome entière a appris le noble dévouement de ton époux et de ton fils : c'est ton époux, ô Livie, c'est ton fils qui t'ont rendue à nous. Ainsi, plus de larmes ; elles ne sauraient rappeler à la vie celui qu'une fois le nautonier a reçu dans sa barque chargée d'ombres.
Que de pleurs ont versés sur Hector ses frères, ses soeurs, son père, son épouse, son fils Astyanax et sa vieille mère ! cependant son corps, racheté, n'obtint que les honneurs du bûcher, et son ombre ne repassa jamais le Styx. Rappelle-toi aussi Thétis et Achille et son terrible fils, dont les os ne pèsent plus sur la terre d'Ilion que du poids de leur cendre. A la mort du héros, Panope, soeur de Thétis, arracha sa chevelure azurée, et grossit de ses larmes les eaux de la mer ; cent déesses, ses compagnes, la vieille épouse du grand Océan, l'Océan lui-même, et surtout Thétis, pleurèrent Achille ; mais ni Thétis ni les autres ne purent rien changer aux droits rigoureux de l'avare Pluton.
Mais pourquoi remonter si haut dans l'histoire ? Octavie a pleuré Marcellus ; César à son tour les a pleurés publiquement l'un et l'autre. Mais la mort est aussi inflexible qu'inévitable ; le fil de nos jours une fois tranché, nul ne pourrait en renouer la trame. Si, des bords sombres de l'Averne, Drusus pouvait se faire entendre, il te dirait d'une voix résolue : "Pourquoi comptes-tu mes années ? J'ai mûri avant l'âge ; on est vieux par ses actions ; ce sont les miennes que ;tu dois compter. C'est par elles, et non par de stériles années, que j'ai dû compléter ma vie. Que mes ennemis seuls aient le privilège d'une longue vieillesse ! Voilà ce que j'ai appris de mes ancêtres, de ces deux Nérons (1) qui ont anéanti la puissance de Carthage ; voilà ce que j'ai appris de la famille du grand César, à laquelle j'appartiens par toi. Telle, ô ma mère, telle dut être ma destinée. Les honneurs n'ont pas non plus manqué à mes services ; bien que mes services brillent par eux-mêmes de leur plus plus vif éclat : vois combien de titres glorieux sont attachés à mon nom : Drusus consul, surnommé Germanicus, vainqueur d'un monde inconnu, où il est mort pour sa patrie.

(1) Livius Salinator et Claudius Néron. Voyez Tite-Live, liv. XXVII, ch. 46 et 49.

Mon front victorieux est ceint du laurier d'Apollon ; j'ai vu moi-même avec fierté les pompes de mes funérailles ; j'ai vu le concours de ces guerriers, mes anciens compagnons d'armes ; les offrandes des rois, et chaque ville, représentée par ses titres divers ; j'ai vu, fidèle à son amitié pour moi, cette jeunesse naguère si brave aux combats, porter mon cercueil ; j'ai entendu mon éloge sortir de la bouche sacrée de César, et j'ai arraché des larmes à ce dieu. Qui donc maintenant me trouverait à plaindre ? Ainsi, ô ma mère ! cesse de pleurer ; je te le demande, moi qui suis la cause de tes larmes." Voilà ce que pense Drusus, si toutefois une ombre peut penser encore. Et toi, Livie, n'attends pas d'un si grand homme un moins noble langage. Il te reste (et puisse-t-il te rester longtemps !) un fils qui, près de toi, tient la place de plusieurs fils ; puisse ce premier fruit de tes entrailles vivre pour toi sain et sauf ! Il te reste un époux, protecteur de cet empire : tant qu'il sera sur la terre, il ne convient pas, ô Livie, que ta famille demeure plongée dans le deuil.

FIN DE L'OUVRAGE

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