Plaidoyer pour Q. Roscius (le comédien)

de Cicéron

traduction de Ch. du ROZOIR revue par M. Charpentier.

1867

 

Après avoir gagné la cause de Publius Quintius, Cicéron, vers le commencement, de l'année 674, défendit une femme d'Arretium en Toscane, à qui l'on contestait le droit de cité en vertu d'une loi de Sylla, notre jeune orateur osa encore se charger d'une cause aussi délicate, il dut, pour établir les droits de sacliente, s'élever de nouveau contre l'injustice d'une disposition émanée du dictateur et ce fut après avoir pour la seconde fois fait triompher la faiblesse opprimée par la puissance, qu'il partit, vers la fin de l'été de l'année 675, pour la Grèce , où il résida environ dix-huit mois. De retour à Rome, l'an 677, il demeura une partie de l'année éloi­gné des affaires et du barreau. Cette inaction parut si déplacée, que, par dérision, on ne l'appelait plus à Rome que le Grec et le sophiste. Enfin, les remontrances de son père et de ses amis le ramenèrent à l'activité, et les heureux fruits de deux années de nouvelles et pro­fondes études ne furent plus perdus pour sa patrie, il reparut au barreau vers le milieu de l'année 677. De toutes les causes qu'il plaida alors, il ne nous reste que son plaidoyer pour le comédien Q. Roscius, encore ne nous est-il pas parvenu tout entier.

Dans cette cause, il s'agissait de savoir si le comédien Roscius avait confié un de ses esclaves pour le former à l'art dramatique. Panurge, c'est, le nom de cet esclave, donnait les plus belles espé­rances, lorsqu'il fut tué par un certain Flavius de Tarquinies. Le meurtrier, poursuivi devant les juges par Cherea et par Roscius, transigea avec ce dernier, en lui abandonnant un petit domaine. Roscius en prit possession, après avoir donné une certaine somme à Cherea pour lui tenir lieu de dédommagement. Celui-ci prétendit être lésé. L'affaire fut portée devant la justice. Le prêteur nomma jugé de cette affaire C. Pison, qui avait déjà servi d'arbitre entre les deux parties. M. Perpenna personnage consulaire, fut l'assesseur de Pison. Cicéron plaida la cause de Roscius et la gagna.

Son discours nous est parvenu tellement mutilé, qu'il n'est pas susceptible d'analyse. Nous n'en avons ni l'exorde, ni la narration, ni la péroraison, ce qui nous reste n'est guère remarquable que par un bel éloge de Roscius.

Cicéron ne manque jamais de parler de Roscius avec la plus haute estime pour son talent comme pour son caractère. Dans le Traité de l' Orateur, il dit de lui que son jeu était tellement admirable, que, pour exprimer la supériorité d'un artiste dans tout autre genre, on avait pris l'habitude de l'appeler un Roscius ( liv.I, ch. XXVI). Ailleurs, Cicéron se fait honneur d'avoir été l'élève de ce grand comédien pour la partie de l'orateur que Démosthène disait être la premier, la seconde et la troisième, et que Roscius appelait l'éloquence du corps, pour l'action, en un mot sans laquelle l'orateur le plus parfait tombe dons le rang des plus médiocres, et avec laquelle l'orateur médiocre s'élève au degré des plus parfaits. (Orat., liv.III, ch. XXXVIi.) Dans une circonstance, Cicéron, au rapport de Macrobe (Saturnales, liv. II, ch. x), ne craignit pas de reprocher au peuple romain assemblé d'avoir troublé le spectacle quand un pareil acteur occupait le théâtre. Nam illam orationem quis est qui non legeret in qua populum Romanum objurgat quod, Roscio gestum agente, tumultuaverit. Ici Macrobe fait allusion au discours que Cicéron, étant consul, adressa au peuple, qui s'était soulevé à cause de la loi du tribun Roscius Othon, qui avait assigné au théâtre une place distinguée aux chevaliers ro­mains.

Bien que Cicéron eût environ trente et un ans lorsqu'il plaida cette cause, le discours pour Quintius Roscius le comédien offre les mêmes défauts que les deux précédents : toujours un grand luxe d'antithèses et les autres formes interrogatoires trop multipliées. Quelques plaisanteries ne sont pas de bon goût. Il y a de la recherche dans certaines phrases mais en général le style est d'une clarté et d'une élégance remarquables et l'on peut surtout admirer l'ordre et la lu­cidité avec lesquels l'orateur dispose ses preuves. Sous le rapport du fond, les arguments qu'il oppose aux prétentions de Cherea ne sont pas toujours très convaincants. Par exemple, il est permis de croire que Cicéron établissait un principe contesté, même à Rome, quand il supposait qu'un associé avait le droit de transiger pour son compte et en son nom, sans rapporter à la masse commune la somme qu'il avait perçue. Enfin, la lecture de ce plaidoyer ne nous donne pas seulement des détails intéressants sur le caractère, le ta­ lent et la fortune du comédien Roscius, nous y trouvons encore quelques traits de mœurs intéressants. On y voit par exemple comme dans le plaidoyer pro Cluentio, que les particuliers de Rome tenaient des livres de dépenses et de recettes avec le même ordre et la même authenticité que le font aujourd'hui les négociants les plus exacts.

Le plaidoyer pro Q. Roscio Comaedo appartient à l'année 678, consulat de Cn. Octavius et C. Scribonius Curion. « Je sollicitai alors la questure, Cotta le consulat, Hortensius l'édilité. » dit notre orateur lui-même dans son Brutus (ch.XCII).

C. D.

(Lacune considérable)

Ces mots « malitiam naturae, crederetur?» suivis d'une nouvelle lacune, ne présente aucun sens véritable.

I.... En effet, cet excellent homme, doué d'une bonne foi sans égale, prétendrait, dans sa propre cause, faire valoir le témoignage de ses registres. On entend dire à ceux qui justifient une dépense par les livres d'un homme probe : Aurais je pu jamais corrompre un personnage si intègre, et rengager à faire en ma laveur un faux sur son journal? Cherea, je m y attends, va bientôt vous tenir ce langage : Cette main pleine d'artifices, ces doigts auraient-ils pu jamais se prêter à inscrire une dette sup­posée? S'il montre son registre, Roscius produira le sien. L'article se trouvera sur l'un et ne sera point sur l'autre. — Pourquoi ici croire plutôt l'accusateur que l'accusé? L'aurais-je inscrit, dira l'un, sans l'autorisation de Roscius? Ne l'aurais-je pas in­scrit, répondra l'autre, se je vous avais autorisé? En effet, si c'est une honte de porter sur un registre une dette supposée, il n'est pas moins déshonorant de ne point y porter une dette réelle : on condamne également le registre qui ne contient point le vrai et celui où le faux se trouve consigné. Mais, tant que je me confie dans les moyens nombreux et décisifs de ma cause, voyez jusqu'où je m'avance. Si Fannius peut montrer un registre de recette et de dépense tenu par lui, dans ses intérêts, et comme il l'a entendu, donnez-lui gain de cause ; j'y consens. Quel frère, quel père serait assez complaisant, à l'égard de son frère ou de son fils, pour reconnaître tout ce que contiendrait son registre ? Roscius le ratifiera. Produisez donc vos livres : ce que vous croirez, il le croira ; ce qui vous semblera prouvé fera foi à ses yeux. Nous demandions à l'instant, à M. Perpenna, les registres de P. Saturius; maintenant ce sont les vôtres, C. Fannius Cherea, seulement les vôtres que nous réclamons avec instance, et nous ne nous refusons pas à être jugés d'après leur témoignage. Pourquoi ne les point montrer? Ne tiendrait -il pas de journal? Le sien, au contraire, est fort en règle. Peut-être ne porte-t-il pas les créances de peu de valeur? Aucune somme n'y est oubliée. Celle-ci, d'ail­leurs, est-elle si faible et si légère? Il est question de cent mille sesterces. Comment une somme si considérable a-t-elle pu être omise? comment cent mille sesterces n' ont-ils pas été portés sur un livre de dépense et de recette? Dieux immortels ! il est donc un homme assez audacieux pour revendiquer une créance qu'il n'a point osé porter sur ses registres! Ce qu'il n'a pas voulu consigner sur son livre, lorsqu 'il n'y avait pas de serment à prêter, il ne craint pas de le réclamer avec serment devant la justice! Et, ce dont il n'a pu se donner la preuve à lui-même, se flatte-t-il de le persuader aux autres?

II. C'est trop v ite donner carrière à votre indignation sur l'article des registres, me dit -il; puis il avoue que cette créance n'a pas été portée sur son livre de dépense et de recette, mais il soutient qu'elle se trouve sur ses brouillons. C'est pousser trop loin, croyez moi , l'égoïsme et l'amour-propre, que de venir nous réclamer de l'argent en vertu, non d'un registre, mais de brouil­lons informes. Citer son propre journal comme un titre de créance est un acte de présomption : mais citer des feuilles vo­lantes, des notes confuses et surchargées, c'est le comble du délire. Si l'on suppose à ces notes la même valeur, la même authenticité, la même exactitude qu'à des livres en règle, à quoi bon ouvrir ces registres, et n'y rien omettre, et tout y classer par ordre de date, pour que ces écritures fassent foi dans l'ave­nir? Mais si, parce qu'on ne s'en rapporte point à des notes détachées, on a imaginé de tenir des registres, attachera-t-on, devant les juges, un caractère authentique et sacré à ce qui, par­tout ailleurs, n'obtient aucune créance? Pourquoi cette absence de soin dans la tenue de ces feuilles volantes, et celle scrupuleuse exactitude dans celle de vos registres? Pourquoi? c'est que les uns ne doivent durer qu'un mois, et que les autres doivent toujours servir : on déchire le journal, tandis qu'on garde précieusement le registre : l'un conserve l e souvenir du moment, l'autre doit attester à perpétuité la bonne foi et la loyauté de chaque citoyen ; ici les articles sont jetés confusément, là, rédigés avec ordre : aussi jamais personne n'a produit en justice un journal, mais bien un livre et des registres, en règle.

III. Vous-même, C. Pison, quelles que soient la loyauté, la vertu, la sagesse et la considération qu'on voit briller en vous, vous n'oseriez, d'après de simples notes, réclamer une créance. Quant à moi, sur un point si clairement démontré par l'usage, mon devoir n'est pas d'insister plus longtemps. Je me borne donc à faire cette question essentielle, à la cause : Depuis quand, Fan­nius, cette créance se trouve-t-elle portée sur vos brouillons? Il rougit, il ne sait que répondre; il n'a pas même la présence d'esprit de trouver un mensonge. Il y a deux mois, direz-vous. Ne deviez-vous pas, depuis ce temps, la porter sur le registre de la recette et de la dépense? Il y a un peu plus de six mois ? Pourquoi donc cette créance est-elle restée si longtemps portée sur un simple brouillon? Mais si l'on prouve qu'il y a plus de trois ans? Comment se fait-il, lorsque tous ceux qui tiennent des registres y consignent presque mois par mois leur recette et leur dépense, que cette créance soit restée plus de trois ans sur une feuille? Vos autres créances sont-elles, ou non, enregis­trées? Si elles ne le sont pas, comment tenez-vous vos livres ? Si elles le sont, pourquoi, en inscrivant par ordre les autres dettes, laissez-vous pendant trois ans, sur vos brouillons, celle-ci, qui monte à une somme si forte? Vous ne vouliez pas qu'on sût que Roscius avait des dettes? Pourquoi l'écriviez-vous? On vous avait demandé de ne point porter l'article sur vos registres? Pourquoi le consigner alors sur vos brouillons? Je ne vois pas qu'on puisse rien opposer à des raisons si péremptoires ; toutefois, je veux prouver, par le témoignage de Fannius lui-même, que Roscius ne lui doit rien. Quelle audace! quelle témérité à moi! Mais si Fan­nius n'est pas à la fois l'adversaire et le témoin de Roscius, je veux que mon client perde son procès.

IV. On vous devait une somme déterminée, que vous réclamez aujourd'hui devant un tribunal, en donnant caution d'une partie de la somme, selon la loi. Or, si vous avez demandé un sesterce de plus qu'on ne vous devait, vous avez déjà perdu votre procès ; car autre chose est un jugement, autre chose un arbitrage. Le juge prononce sur une somme précise ; l'arbitre, sur une somme indéterminée. Devant le juge, on arrive avec la chance de gagner ou de perdre tout ; devant un arbitre, on s'attend non à perdre la totalité, mais à obtenir plus ou moins sur le montant de ses réclamations. Rien ne le prouve mieux que les termes mêmes de la formule. Celle du jugement? elle est précise, sévère et simple : S'il est démontré que cinquante mille sesterces sont dus. Si le réclamant ne peut prouver que la dette est exactement de cette somme de cinquante mille sesterces, il perd son procès. Quelle est la forme de l'arbitrage? douce et modérée : Ce qu'il est le plus juste, le plus convenable de donner. Dans ce cas, le deman­deur avoue qu'il réclame au delà de ce qui lui est dû ; mais il sera plus que satisfait de la somme qu'aura fixée l'arbitre. Ainsi l'un est sûr de son affaire, et l'autre ne l'est point. Cela étant, expliquez-moi, Fannius, comment, pour cette même créance, pour ces cinquante mille sesterces, et sur la foi de vos livres, vous avez fait un compromis et pris un arbitre, afin de fixer la somme qu'il serait le plus juste et le plus convenable de vous compter ou de vous souscrire par un nouvel engagement? Quel fut votre arbitre en cette affaire? Plût aux dieux qu'il fût à Rome ! mais il y est. Plût aux dieux qu'il fût présent à la cause ! mais le voici. Qu'il fût un des assesseurs de Pison ! c'est Pison lui-même. Comment avez-vous choisi le même homme pour arbitre et pour juge? Arbitre, vous lui aviez remis un pouvoir sans bornes : juge, vous l'avez réduit à l'étroite formule d'un jugement prononcé sur consignation. Qui jamais a obtenu d'un arbi­tre tout ce qu'il réclama? Personne; parce qu'on n'a jamais attendu d'un arbitre que ce qu'il pouvait raisonnablement accor­der. La même créance pour laquelle vous avez pris un arbitre, vous venez maintenant la soumettre à un juge. D'autres, lors­qu'ils prévoient que le jugement ne leur sera point favorable ont recours à l'arbitrage ; mais Fannius, de l'arbitre, n'a pas craint d'aller au juge, lui qui, en prenant un arbitre pour régler le montant de la créance en question, d'après le témoignage de ses livres, a jugé lui-même qu'elle ne lui était pas due.. Voilà déjà deux point, de la cause bien démontrés, Fannius avoue qu'il n'a point compté la somme: il ne dit pas l'avoir portée en dépense, puisqu'il ne le prouve pas d'après un registre. Reste à dire que c'est le montant d'une dette reconnue ; car, à quel autre titre réclamerait-il une somme fixe? Je ne le vois point. Il y a eu reconnaissance de la part du débiteur : mais où? quel jour? à quelle époque? en présence de qui ? qui dépose que je me sois reconnu débiteur? Personne.

V. Si je terminais ici mon plaidoyer, peut-être aurais-je fait assez pour l'acquit de ma conscience et pour l'accomplissement de mon devoir, assez pour l 'éclaircissement de ma cause et des débats, assez pour satisfaire à la formule et à la consignation, assez même pour le j uge en lui montrant ce qui l 'oblige à prononcer en faveur de Roscius. On réclame une somme f ixe, et le tiers en a été consigné. Assurément cette somme fut ou comptée, ou portée en dépense, ou stipulée entre les parties. Fannius avoue qu'il ne l'a point comptée, elle n'a point été portée en dépense, ses livres le prouvent, il n'y a point eu de reconnaissance verbale ; le silence des témoins le démontre assez. Que faut- il de plus ? Mais puisque l'accusé a toujours tenu fort peu à l'ar­gent, et beaucoup à sa réputation ; que nous plaidons devant un juge dont l'estime ne nous est pas moins précieuse que la sentence favorable que nous attendons de lui afin que la brillante assemblée qui nous appuie de sa présence, a droit à nos respects comme étant pour nous un second tribunal, nous allons traiter une dernière question avec autant de soin que si tout ce qui res sort de l'autorité des jugements ou du pouvoir discrétionnaire des arbitrages, et tout ce qui constitue les devoirs de la société, se trouvait compromis et renfermé dans la formule qui fait la base de ce débat, Ce que j 'ai dit jusqu'ici était indispensable ; ce que je vais ajouter sera volontaire. Je m'adressais au juge, à prés ent je m'adresse à C. Pison. J'ai plaidé pour le défendeur, je plaiderai pour Roscius. J'ai parlé pour le gain de sa cause ; c'est maintenant son honneur que je vais défendre.

Fannius, vous demandez de l'argent à Roscius? quel argent? Parlez librement et sans contrainte. Est-ce une dette qu'il a contractée par suite de votre association? ou sa libéralité vous a-t-elle d'avance promis et assuré cet argent? Ici, je vois un fait plus grave et plus odieux, là, une chose moins importante et moins difficile. Une somme due en vertu de l'association? Que dites-vous? Craignons de glisser légèrement sur une telle imputation, et ne négligeons rien pour nous justifier. S'il est des causes pri­vées qui touchent essentiellement à l'honneur, j'ai presque dit à l'existence, elles rentrent dans trois cas : l'abus de confiance, la tutelle et la société, En effet, il y a une perfidie aussi criminelle à violer la foi jurée, ce lien de la société, à spolier l'orphelin que l'on a pris sous sa tutelle, qu'à tromper l'associé qui a mis ses intérêts en commun avec les nôtres. Or, examinons ici quel homme a trompé, a frustré son associé, sa vie passée nous offrira sans doute un témoignage tacite, mais certain et infail­lible en sa faveur ou contre lui, Q. Roscius que dites-vous ? Si des charbons ardents déteignent et se refroidissent dès qu'on les a jetés dans l'eau, les traits les plus acérés de la calomnie, lancés sur une vie innocente et pure, ne retombent-ils pas aussitôt faibles et impuissants? Roscius a dupé son associé? De pareils soupçons peuvent-ils atteindre un tel homme, lui qui, je ne crains pas d'en jurer, réunit en sa personne plus de loyauté en ­ core que de talent, plus de franchise que d'étude, lui chez qui le peuple romain estime encore plus l'homme que l'acteur, lui enfin qui, par son art prodigieux, honore autant notre scène qu'il honorerait le sénat par la pureté de ses mœurs? Mais j'ai bien affaire de parler ainsi de Roscius devant Pison ! Je fais de lui un long éloge, comme pour un inconnu. Est-il quelqu'un au monde qui vous paraisse plus recommandable, qui a vos yeux soit plus sage, plus délicat, plus humain, plus serviable et plus magnanime? Vous-même, Saturius, qui déposez ici contre lui le jugez vous différemment? Toutes les fois que vous avez eu, dans cette cause, à prononcer son nom, l'avez-vous jamais appelé autrement qu'homme de bien ? avez-vous pas dit que vous ne le
nommiez qu'avec respect, formule réservée pour les personnages les plus éminents, ou pour nos meilleurs amis? Il y a eu,
je l'avoue, une extrême inconséquence de votre part à déverser ainsi sur le même homme le blâme et la louange et à en faire à la fois un homme de bien et un scélérat ; à ne prononcer son nom qu'avec respect, et à prétendre qu'il avait dupé son associé. Mais, je le présume, la force de la vérité vous, arrachait cetéloge, e t la complaisance vous dictait l'accusation. C'est vous qui faisiez l'éloge de Roscius: c'est Fannius qui plaidait sa cause par votre organe.

VII. Roscius a fait une friponnerie ! Ce mot choque à la fois les oreilles et le bon sens. Quand même ce serait à quelque riche timide, sans esprit, sans activité, incapable de soutenir un pro­cès, qu'il aurait eu affaire, l'imputation serait encore incroyable. Mais, voyons : quel est l'homme qui aurait été dupe? C'est C. Fannius Cherea que Roscius aurait friponné ! Vous tous, qui connaissez l'accusateur et l'accusé, daignez, je vous en supplie, mettre en parallèle leur vie passée et vous, qui ne les connais­sez pas, jetez seulement un coup d'œil sur eux : cette tête, ces sourcils si bien rasés ne sentent-ils pas la perversité, ne procla­ment-ils pas la duplicité? Et si l'on peut juger des hommes par leur seul extérieur, des pieds à la tête, Fannius tout entier ne semble-t-il pas un composé de fraude, de fourberie, de mensonge? Il a pris l'habitude de se faire raser la tête et les sourcils, pour qu'on ne puisse pas dire de lui qu'il ressemble même par le poil à un honnête homme et Roscius l'imite souvent sur la scène avec tant de vérité, qu'il méritait assurément plus de gra­titude de la part, de son modèle. En effet, Roscius, dans le rôle de Ballion, cet effronté, ce scélérat, ce parjure, n'est pas autre que Cherea. Vice, impureté, infamie, voilà Baillon, voilà aussi Cherea dans ses mœurs, dans son caractère : telle est sa con­duite et certes, il n'a pu supposer à Roscius l'esprit de fraude et de perversité qu'il possède, lui, à un si haut degré, qu'a­près s'être vu représenté au naturel dans le rôle du marchand d'esclaves. Examinez donc, je vous prie, Pison, examinez bien. Roscius et Cherea. Roscius a trompé Fannius ! ainsi la vertu s'est jouée du vice; la pudeur, de l'effronterie; la bonne foi, du par­jure: l'inexpérience, de la ruse; la libéralité, de l'avarice! Cela est-il croyable? Que l'on dise : Fannius a volé Roscius, on croira facilement, d'après l'idée qu'on s'est formée des deux person­nages, que Fannius a fait le coup par méchanceté, et que Roscius s'est laissé duper par excès de confiance mais, au contraire, si l'on accuse Roscius d'avoir trompé Fannius, on ne pourra sup­poser que l'avarice ait rien fait convoiter à Roscius, ni que Fan­nius ait rien perdu par trop de facilité.

VIII. Voilà le point de départ, poursuivons notre examen : Roscius a fait tort à Fannius de cinquante mille sesterces. Par quelle raison ? Je vois sourire Salurius, fin matois, du moins il croit l'être. C'est, dit-il, afin d'avoir les cinquante mille sesterces. Fort bien mais pourquoi cette si grande envie d'avoir ces cin­quante mille sesterces? Voilà ce que je demande car, assuré­ment, M. Perpenna, et vous C. Pison, jamais cette somme ne vous eût fait tromper un associé. Je puis donc bien demander pourquoi elle eût- été d'un si grand prix aux yeux de Roscius. Était-il dans le besoin ? Loin de là, il est fort à son aise. Avait-il des dettes? Encore moins car il avait beaucoup d'argent comp­tant. Etait-il avare? Pas davantage car, avant de devenir riche, il fut toujours très grand, très généreux. Dieux immortels ! Roscius a refusé, dans une autre circonstance, de gagner trois cent mille sesterces, et il avait le pouvoir, l'assurance même d'obtenir cette somme, puisque Dyonisia en gagne bien deux cent mille et aujourd'hui il aura employé l'astuce, la perfidie, la méchanceté, pour s'en approprier cinquante mille! La première sommeétait immense, honorable, facile à gagner, à l'abri de toute contestation ; la seconde est petite, c'est un lucre honteux, pénible, sujet à litige. Depuis ces dix dernières années il aurait pu se faire payer six millions de sesterces ; il ne l'a point voulu ; il a accepté le labeur, et il en a refuse le salaire. Toujours prêt à se dévouer aux plaisirs du peuple romain, il a cessé depuis longtemps de travailler à sa fortune personnelle. Cette conduite, l'imiteriez- vous jamais, Fannius? Si jamais l'espoir d'un si bel avenir vous souriait, ne vous verrions-nous pas chercher à briller sur notre scène, dussiez-vous terminer votre rôle en rendant, le dernier soupir? Accusez maintenant Roscius de vous avoir enlevé cinquante mille sesterces, lui qui a refusé des sommes énormes, non par aversion pour le travail, mais par un noble désintéressement! Et maintenant parlerai-je des réflexions qui occupent sans doute votre esprit, juges ? Roscius trompait Fannius dans des intérêts de société. II existe des lois, des formules de procédure qui prévoient tous les cas, il ne pourrait y avoir erreur, ni sur la nature de la contestation, ni sur la manière de se pourvoir. L'édit du préteur donne les formules générales que chaque particulier doit adopter pour sa poursuite, selon le dommage, le mal, l'inconvénient, le désastre ou l'injustice, qui font la matière du procès.

IX. Cela étant, ne deviez vous pas citer, devant un arbitre, Roscius, en sa qualité de votre associé? Ne connaissiez vous pas une formule que personne n'ignore? Craignez-vous d'engager Roscius dans les chances d'un jugement sévère? Pourquoi ? C'était un ancien ami. Alors pourquoi attaquez vous son honneur ? C'était un homme intègre, pourquoi l'accusez-vous? Le tort que j'avais à lui reprocher était si grave ! Ainsi vous auriez craint de le traduire devant un arbitre qui pouvait à son gré prononcer sur votre contestation, et aujourd'hui vous le feriez condamner par le juge, qui n'a point la latitude accordée à l'arbitre! Oui ! portez votre plainte là où la loi vous ouvre une action mais n'allez pas la présenter, où il ne faut pas. D'ailleurs , cette plainte même est détruite par votre propre témoignage. Car, dès l'instant où vous n'avez point voulu vous prévaloir de la formule en question, vous avez prouvé que vous ne pouviez accuser Roscius à titre d'associé. Mais, dites vous, il a fait un arrangement. Les registres de Fannius en font-ils foi ou non? S'ils ne l'établissent pas, quelles sont donc les bases de cet arrangement? S'ils l'éta­blissent, alors faites-les connaître. Dites maintenant que Roscius, vous a prié de prendre un de ses amis pour arbitre, il ne l'a point fait. Dites qu'il a transigé pour se soustraire aux chances d'un procès, il n'a fait aucune transaction. Demandez pourquoi le jugement arbitral l'a libéré ; c'est que sa conduite était pure et sans reproche. Que s'est-il passé, en effet? Vous vous êtes rendu de vous-même chez Roscius, vous lui avez demandé excuse de votre imprudence, vous l'avez prié de porter au juge votre désistement, de vous pardonner, vous avez déclaré que vous ne comparaîtriez point ; enfin vous avez proclamé qu'il ne vous devait rien comme associé. Roscius en informa le juge, et fut libéré de toutes poursuites. Et, après de tels antécédents, vous osez parler encore de vol et de fraude ! Il persiste dans son système d'effronterie. Il avait, dit-il, fait un arrangement avec moi. Sans doute, pour éviter la condamnation. Mais qui aurait pu lui faire redouter une condamnation? La fraude était manifeste, le vol était avéré.

X. Mais de quelle nature était ce vol? Ici l'avocat commence, avec l'emphase d'un vieil histrion, l'histoire de l'association. Fannius, dit-il, avait un esclave nommé Panurge, et il admit Roscius à le posséder en commun avec lui. Ici s'élèvent les plaintes amères de Saturius : voilà Roscius devenu sans bourse délie propriétaire par moitié d'un esclave que Fannius avait seul acheté. En effet, dans sa munificence, cet homme, trop prodigue et d'une bonté trop facile, a fait présent de son esclave à Roscius! Je veux bien le croire. Mais, puisque Saturius a insisté sur ce point, je dois, à son exemple, m'y arrêter aussi. Vous prétendez, Saturius, que Panurge appartenait exclusivement à Fannius : je soutiens, moi, qu'il n'appartenait qu'à Roscius. Que pouvait ré­clamer Fannius dans l'esclave? le corps, Roscius? le talent acquis. L'individu chez Panurge n'était rien ; le mérite seul était quelque chose. Ce qui était en lui la propriété de Fannius, ne valait pas cinquante mille sesterces ; ce qui constituait celle de Roscius, en valait plus de cent mille. Personne ne se serait atta­ché à son extérieur, c'était son talent seul qu'on estimait. Avec ses bras l'esclave aurait tout au plus gagné douze as : l'acteur, formé par Roscius, se faisait payer facilement cent mille ses­terces. 0 société fondée sur la fraude et l'injustice, où l'un n'ap­porte que cinquante mille contre cent mille ! Peut-être regretterez-vous d'avoir tiré de votre caisse cinquante mille sesterces, tandis que le fruit des leçons de Roscius, l'acteur qu'il avait formé, en représentait cent mille. Que trouvait-on dans Panurge? qu'attendait-on de lui? quel motif de faveur, d'intérêt, offrait-il à la scène? C'était l'élève de Roscius. Ceux qui chérissaient le maître, applaudissaient l'élève, ceux qui admiraient l'un, protégeaient l'autre, Panurge ne pouvait manquer d'être un comédien de premier ordre, puisqu'on connaissait le nom de son maître. Tel est le commun des hommes ; bien rarement la vérité sert de règle à leurs jugements, c'est, presque toujours l'opinion. Peu de personnes savaient apprécier le talent de Panurge : on demandait seulement à quelle école il s'était formé. Un sujet faible ou mé­diocre pouvait-il sortir de celle de Roscius? Instruit par Statilius, eût-il déployé plus de talent que Roscius lui-même, personne n'aurait voulu l'aller voir car, comme on ne saurait admettre qu'un père sans probité puisse avoir un fils plein d'honneur, jamais on ne croira qu'un méchant histrion puisse former un bon comédien. Panurge, au contraire, par cela seul qu'il était sorti des mains de Roscius, semblait encore meilleur qu il n'était réellement.

XI.. L'acteur Éros nous en a dernièrement offert un nouvel exemple : chassé du théâtre, et par les sifflets, et par les cris redoublés des spectateurs, il alla se réfugier dans la maison de Roscius, comme à l'abri d'un autel protecteur, il réclama ses soins, son appui, son nom : et bientôt, du rang des plus détestables histrions, Éros s'est élevé au rang des meilleurs comé­diens. Qui l'a porté si haut? le seul nom de Roscius. Mais, à l'égard de Panurge, Roscius s'est-il contenté de l'accueillir chez lui, pour qu'il obtînt le titre de son élève? Que de soins, de dé­goûts, de peines, pour le former? En effet, plus un maître a de moyens et de talent, plus il éprouve de fatigue et d'impatience en donnant ses leçons et, quand il voit qu'on est si lent à saisir ce que lui-même apprit si facilement, c'est pour lui un vrai supplice. Peut-être ces détails m'ont-ils entraîné trop loin mais je voulais vous faire connaître à fond la nature de l'association. Qu'est-il arrivé depuis? Ce Panurge, continue-t-il, cet esclave commun, a été assassiné par un certain Q. Flavius de Tar quinies et vous m'avez chargé de suivre la procédure. Elle était engagée, le dédommagement était fixé par le préteur, et vous, sans ma participation, vous avez transigé avec Flavius. Est pour la moitié ou pour l'association entière que j'ai transigé? Parlons plus clairement : est-ce pour moi seul, ou pour eux et pour moi? Pour moi seul, je le pouvais : plus d'un exemple m'y Autorise, beaucoup d'autres l'ont fait de plein droit, en cela quel reproche auriez-vous à m'adresser? Demandez la part qui vous revient, réclamez, prenez votre dû, que chacun ait sa part respective, que chacun fasse valoir ses droits. Mais vous avez tiré des vôtres le plus davantage possible. Faites comme nous. Vous avez transigé avec bénéfice pour votre moitié. Qui-vous empêche de transiger ainsi pour la vôtre? Vous en avez tiré cent mille sesterces. Si c'est la vérité, tirez-en pareille somme.

XII. Mais cette transaction de Roscius, dont on peut bien en paroles, et d'après les bruits de ville , exagérer l'importance, on se convaincra, en l'examinant d'après la réalité, qu'elle ne présentait qu'un avantage assez médiocre. Il a reçu en payement une terre, à l'époque de la dépréciation des biens ruraux : cette terre était alors sans habitation et presque entièrement sans cul­ture et depuis elle a gagné beaucoup en valeur. Faut-il s'en étonner? Les calamités publiques rendaient alors toutes les pos­sessions incertaines, aujourd'hui, grâce à la bonté des dieux immortels, toutes les fortunes sont assurées. Cette terre était alors inculte et sans un seul bâtiment, aujourd'hui elle est bien cultivée, et possède en outre une ferme en très bon état. Mais, comme vous êtes naturellement envieux, je me garderai bien de vous ôter ce souci, cette vive inquiétude. Oui, c'est une très bonne affaire qu'a faite Roscius : il s'est fait donner un bien d'un revenu considérable. Que vous importe? Faites pour votre moitié tel arrangement qu'il vous plaira. Ici l'adversaire change ses batteries, et, faute de preuves, donne des suppositions. Vous avez, dit-il, transigé pour la totalité. Toute la cause donc se réduit désormais à savoir si Roscius a transigé avec Flavius, seulement pour sa moitié, ou bien au nom des deux associés car si Roscius a touché quelque somme au nom des deux, il doit en rendre compte, nul doute. Ce sont les droits de la société et non les siens dont il a fait remise en recevant une terre de Flavius. La preuve? je vous prie. A-t-il donné à Flavius la garantie qu'on ne réclamerait plus rien de lui par la suite ? En transigeant pour soi, on laisse en­tiers les droits des tiers : quand on transige pour des associés, on garantit que, par la suite, aucun d'eux n'élèvera de réclama­tions. Quoi! Flavius a-t-il pu oublier d'exiger pour lui une telle garantie? il ignorait peut-être que Panurge appartenait à une société? Il le savait fort bien. Il ignorait que Fannius était l'as­socié de Roscius? Assurément, puisque alors même Fannius était en procès avec lui. Pourquoi, donc transige-t-il sans cette clause expresse que personne ne lui réclamera plus rien? pour­quoi transige-t-il moyennant la cession de sa terre, sans se faire libérer par un jugement? pourquoi cette étrange maladresse, de ne point exiger de garantie de Roscius, et de ne point se prémunir contre les poursuites de Fannius? Voilà le premier moyen que me fournissent l'application du droit civil et l'usage, en matière de garanties, moyen puissant et décisif, et que je pourrais développer avec plus d'étendue, si je ne trouvais dans ma cause des arguments plus péremptoires et plus victorieux encore.

XIII. Mais, afin que vous n'alliez point dire à tout le monde que je hasarde des promesses sans effet, c'est vous-même, Fannius, que je vais faire lever de votre banc, et citer comme té­moin contre, vous. Que porte votre accusation? Roscius a transigé avec Flavius au nom,de la société. A quelle époque? il y a quatre ans. Que porte ma défense? Roscius n'a transigé que pour sa part. Vous-même, il y a trois ans, vous fites avec Roscius un nouvel arrangement. Comment? Greffier, lisez distinctement ce nouvel arrangement. Et vous, Pison, prêtez, je vous prie toute votre attention à cette lecture. Ainsi, Fannius malgré ses tergiversations, malgré lui-même, est contraint par moi de déposer contre lui. Quels sont, en effet, les termes de cette stipulation? Je promets de payer à Roscius la moitié de ce que aurai louché de Flavius. Voilà, Fannius, vos propres paroles. Que pouvez-vous toucher de Flavius, si Flavius ne doit rien? Et pourquoi Roscius ferait-il une nouvelle stipula­tion, pour ce qu'il a fait payer lui-même depuis longtemps? Que vous payera Flavius, puisqu'il s'est entièrement libéré envers Roscius? Pourquoi cette nouvelle stipulation pour un fait si an­cien, dans une affaire terminée, et lorsque la société, est dis­soute? Qui rédigea cette stipulation ? qui en fut le témoin, l'arbitre? Vous le demandez? Vous-même,Pison. Vous-même avez prié Roscius d'allouer quinze mille sesterces à Fannius pour les peines qu'il s'était donné dans la poursuite de cette affaire devant les tribunaux, à condition que, s'il obtenait quelque chose de Flavius, Roscius en recevrait la moitié. Cette nouvelle stipu­lation ne dit elle pas, en termes clairs et précis, que Roscius n'avait transigé que pour lui? Vous allez peut-être imaginer que Fannius s'est engagé à remettre à Roscius la moitié de ce qu'aurait donné Flavius, mais que Flavius n'a rien donné. Qu'im­porte? Devez-vous examiner le succès de la poursuite? Non, mais l'objet et le motif de la stipulation nouvelle et, si Fannius a renoncé à poursuivre, il n'en a pas moins avoué, autant que possible, que Roscius avait transigé pour lui seul, et non pour l'association. Mais si je donne une preuve sans réplique, que depuis l'ancienne transaction de Roscius, et depuis le nouvel engagement contracté par Fannius, ce dernier a touché de Fla­vius cent mille sesterces pour l'affaire de Panurge, osera-t-il inculper plus longtemps la probité d'un homme aussi estimé que Roscius?

XIV. Je demandais tout à l'heure, et certes la question n'était pas indifférente, par quel motif Flavius faisait une transaction sur toute l'affaire, sans avoir, d'une part, la garantie de Ros­cius, de l'autre, le désistement de Fannius. Maintenant, ceci va paraître étrange, incroyable, je demande par quelle raison, ayant transigé avec Roscius pour la totalité, il a fait à Fannius un payement particulier de cent mille sesterces? Sur ce point, Sa­turius, je suis curieux d'entendre quelle sera votre réponse. Prétendrez-vous que jamais Fannius n'a tiré de Flavius cette somme de cent mille sesterces, ou qu'il l'a reçue à un autre titre et pour un tout autre objet? Si c'est à tout autre titre, quel rapport d'intérêt y avait-il entre vous et lui? Pas le moindre. Aviez-vous prise de corps contre lui? Non. En vérité je perds le temps en conjectures. Fannius, dit-on, n'a pas touché les cent mille sesterces de Flavius, ni pour l'affaire de Panurge, ni pour aucune autre. Mais si je prouve que, depuis le dernier arrange­ment avec Roscius, Flavius vous a remis cent mille sesterces, comment ferez-vous pour sortir de ce procès sans recueillir toute la honte d'une condamnation? Quel témoignage invoquerai-je donc pour cela? Cette affaire avait, je pense, été portée devant les juges. Assurément. Le demandeur, qui était-il? Fannius. Le défendeur? Flavius. Le juge? Cluvius. Il est indispensable pour moi que l'un des trois vienne déposer, comme témoin, qu'il a été donné de l'argent. Quel est le plus véridique? Celui, n'en doutons pas, que les suffrages unanimes ont nommé juge. Parmi eux, quel sera donc mon témoin? Le demandeur? c'est Fannius, il n'aurait garde de déposer contre lui. Le défendeur? c'est Flavius : depuis longtemps il n'est plus, s'il existait, vous l'entendriez ici. Le juge? c'est Cluvius : que dit-il? que Fannius a reçu de Flavius cent mille sesterces comptant pour l'affaire de Panurge. Si c'est d'après sa fortune que vous jugez ce témoin, il est chevalier romain, si c'est d'après sa conduite, il jouit d'une brillante renommée, si c'est d'après vous-même, vous l'avez pris pour juge, si c'est d'après la vérité, il a déposé ce qu'il pouvait, ce qu'il devait savoir. Dites maintenant, dites que l'on doit récuser le témoignage d'un chevalier romain, homme d'hon­neur et votre juge. Voyez Fannius aux abois, promener autour de lui ses regards effarés. Il ne veut pas que nous lisions-la déposition de Cluvius. Il se trompe, il se berce d'une vaine et frivole espérance. Lisez la déposition de T. Manilius et de C. Luscius Ocrea, deux citoyens, deux sénateurs d'un mérite si distin­gué, qui ont appris l'affaire de la bouche de Cluvius. Déposition de T. Manilius et deC. Luscius Ocrea.

XV. Qu'allez-vous objecter? Est-ce Luscius et Manilius, ou même Cluvius, qu'il ne faut pas croire? Expliquons-nous d'une manière plus nette et plus claire. Luscius et Manilius n'ont-ils rien entendu dire à Cluvius touchant ces cent mille sesterces, ou bien Cluvius en a-t-il imposé à Luscius et à Manilius? Sur ce point je suis tranquille, et sûr de mon triomphe, quelle que puisse être votre réponse, je ne m'en mets nullement en peine. Les témoignages positifs et respectables des meilleurs citoyens, sont pour la cause de Roscius un rapport assez fort, avez-vous déjà décidé qui sont ceux dont vous refusez de croire le serment? Est-ce Manilius et Luscius, qui, selon vous, sont des imposteurs? Dites-le, ne vous en faites pas faute, une telle au­dace est bien dans vos habitudes d'effronterie et d'arrogance, toute votre conduite y répond. Eh bien! qu'attendez-vous? que je vous dise que Luscius et Manilius sont deux sénateurs res­pectables par leur âge et par leur naissance, intègres et re­ligieux par caractère, riches et puissants par leur fortune? Je m'en garderai bien, ce serait me faire tort à moi-même que de prétendre leur payer le tribut d'éloges que mérite une vie con sacrée tout entière à la plus, austère vertu, ma jeunesse a plus besoin de toute leur estime que leur vieillesse sans reproche attend mes éloges. Mais c‘est à vous, Pison, qu'il appartient de délibérer, de réfléchir mûrement lequel il vous faut admettre, ou du témoignage de Fannius Cherea, déposant librement dans sa propre cause, ou de celui de Luscius et de Manilius, déposant, après serment, dans une cause, qui leur est étrangère. Reste à soutenir que Cluvius en a imposé à Manilius et à Luscius. Si Cherea le fait avec son impudence habituelle, témoin celui qu'il a pris lui -même pour juge? Voudra-t-il que vous refusiez à votre confiance à celui qui possède la sienne? Repoussera-t-il devant son juge, comme témoin, celui devant lequel, pour éclairer sa bonne foi et sa religion, quand il l'avait pour juge, il produisait des témoins? Un homme qu'il devrait recevoir pour juge, lors même qu'il serait présenté par moi, il oserait le récuser quand je le produirai comme témoin?

XVI. Répliquera-t-il que c'est sans avoir prêté serment que Cluvius a dit le fait à Luscius et à Manilius? S'il avait fait serment, vous, le croiriez donc? Mais quelle différence établissez-vous entre le parjure et le menteur? Celui qui a l'habitude du mensonge n'est pas éloigné, du parjure. Si je puis engager un homme à mentir, j'ai aurai bientôt fait un parjure. Car celui qui s'est une fois écarté de la vérité, ne se fait pas plus scrupule de s'habituer au parjure qu'au mensonge. Peu-t-il craindre le courroux céleste, celui qui est sourd à la voix de sa conscience? Aussi les dieux frappent -ils du même châtiment le parjure et l'imposteur. Ce n'est pas, en effet, l'arrangement des paroles qui entrent dans la formule d'un serment, mais bien l'intention per­fide et perverse de dresser un piège à la bonne foi, qui excite contre les hommes la colère et la vengeance des immortels. Oui, moi je soutiens au contraire que l'autorité de Cluvius aurait moins de poids s'il avait affirmé la chose avec serment, que main­tenant qu'il l'assure sans avoir rien juré. Car alors des méchants pourraient l'accuser d'une partialité trop intéressée, en le voyant devenir témoin dans une affaire où il aurait été juge : au lieu qu'à présent ses ennemis ne peuvent reconnaître, que de la pro­bité, de l'honneur dans celui qui dit à ses amis ce qu'il sait. Soutenez encore, si vous le pouvez, si vous trouvez le moindre jour à le faire, que Cluvius a menti. Lui, Cluvius ! Ici la vérité me retient comme par la main et me force à m'arrêter, à insis­ter quelques instants. D'où viendra donc le mensonge? qui l'au rait forgé? Roscius est assurément un homme adroit et rusé, dès le principe il a raisonné de la sorte : « Puisque Fannius me demande cinquante mille sesterces, je prierai C. Cluvius, chevalier romain, personnage de la plus haute distinction, de mentir en ma faveur, de dire qu'il y a eu transaction, bien qu'il n'y en ait eu aucune, que Flavius a compté cent mille sesterces à Fannius, bien que ce dernier n'ait rien reçu. Voilà la première pensée d'un cœur corrompu, d'un esprit misérable et plus que borné. Qu'aura-t-il fait ensuite? Bien affermi dans son dessein, il se présente chez Cluvius. Qu'est-ce que Cluvius? Une tête légère? Non, c'est un grave personnage. Un homme facile à manier? Non, c'est l'esprit le plus fixe dans ses résolutions. Peut-être est-il l'ami de Roscius? à peine s'il le connaît. Après le salut d'usage, Roscius lui explique d'un ton doux et patelin le but de sa visite : « Veuillez mentir, par égard pour moi, devant quel­ques hommes de bien, vos amis les plus chers, dites qu'il y a eu transaction entre Flavius et Fannius, au sujet de Panurge, quoiqu'il n'en soit rien, ajoutez que cent mille sesterces ont été donnés par Flavius, quoiqu'il n'ait point donné un as. » A cela que répond Cluvius? Assurément je mentirai pour vous avec plaisir, avec empressement. Si même un parjure peut vous être agréable, je suis tout à vous. Mais pourquoi vous être donné tant de peine en venant chez moi? Vous demandez si peu de chose que vous pouviez me le faire, savoir par un messager. »

XVII. J'en atteste les dieux et les hommes, jamais Roscius n'aurait adressé une telle demande à Cluvius, lors même qu'il eut été question de cent millions de sesterces, jamais Cluvius n'aurait prêté les mains à pareille intrigue, alors qu'il eût par­tagé la proie. Vous-même, Fannius, je le dis en vérité, à peine oseriez-vous réclamer un tel service d'un Bâillon, ou de quelqu'un de son espèce, vous ne pourriez l'y faire consentir, tant voire demande serait contraire, non seulement à l'équité, mais même au simple bon sens. Oui, j'oublie que Roscius et Cluvius sont deux personnages de la plus haute distinction et je les suppose un instant capables d'une friponnerie pour leur intérêt. Roscius a suborné Cluvius comme faux témoin : pourquoi si tardivement? pourquoi seulement lors du second payement et non à l'époque du premier? Car il avait déjà soldé cinquante mille sesterces. Ensuite, si Roscius était une fois parvenu à faire men­tir Cluvius, pourquoi ne lui a-t-il pas fait dire que Fannius avait reçu de Flavius, trois cent mille sesterces plutôt que cent mille, puisque, d'après leur nouvel accord, la moitié revenait de droit à Roscius? Vous le comprenez maintenant, C. Pison : Roscius a stipulé pour lui seul et non pour la société. Trop convaincu de ce que je dis, Saturius n'osé insister davantage, ni heurter de front la vérité mais, par une chicane nouvelle, il vient encore nous tendre un autre piège. Je veux, dit-il, que Roscius ait demandé sa part à Flavius, qu'il ait laissé entiers et francs de toute atteinte les droits de Fannius mais je prétends que ce qu'il a touché, en son nom, est devenu la propriété commune de l'association. Cette objection n'est pas moins fallacieuse que révoltante. Je le de­mande, en effet, Roscius avait- il ou non la faculté de revendiquer sa part de la société ? S'il ne l'avait pas, comment l'a-t-il retirée? S'il l'a pu, comment n'aurait-il pas agi pour lui-même? Car re­çut-on jamais pour un autre ce qu'on demande pour soi? Eh quoi ! si Roscius eût réclamé, tout ce qui revenait à la so­ciété, on ferait deux parts égales de tout ce qu'il aurait reçu et, lorsqu'il n'a demandé que sa part, ce qu'il a reçu ne serait pas à lui ?

XVIII. Quelle, différence y a-t-il entre celui qui plaide par lui - même ou celui, qui plaide par procureur? Quand on plaide soi-même, on ne requiert que pour soi, on ne peut requérir pour un autre lorsqu'on n'a pas été chargé de défendre ses intérêts. Cela est-il point incontestable? Si Roscius avait stipulé pour vous tout ce qu'on lui a alloué vous l'auriez pris pour vous. Il a demandé en son nom donc ce qu'il a obtenu ce n'est pas pou­r vous mais pour lui. .Mais, si on a le droit de réclamer pour un autre sans son autorisation expresse, expliquez pourquoi après l'assassinat de Panurge, lorsque la procédure était entamée contre Flavius en réparation de dommage, vous avez été, pour cette affaire, le fondé de pouvoirs de Roscius surtout quand, d'après votre langage, tout ce que vous demandiez pour vous, vous le demandiez également pour lui, et tout ce que vous, réclamiez pour vous, devait revenir à l'association? Si Roscius n'avait rien à prétendre sur ce que vous aviez obtenu de Flavius, dans le cas où vous n'auriez pas eu la procuration de votre associé, vous n'avez rien à prétendre sur ce qu'il a reçu, puisqu'il n'était pas votre délégué. Qu'aurez-vous à répondre ici, Fannius? Lorsque Roscius a transigé avec Flavius pour sa part, vous a-t-il ou non, laissé votre action contre lui? Dans le premier cas, comment, avez-vous, depuis lors, exigé de Flavius cent mille sesterces ? Dans le second cas, pourquoi demander à Roscius ce que vous avez droit de réclamer pour vous-même. Car il en est de cela absolu­ment comme d'un héritage commun. Un associé a sa part dans l'association, ainsi qu'un héritier dans la succession. L'héritier réclame pour lui seul et non pour ses collatéraux : de même l'associé réclame en son nom, et jamais pour ses associés et, comme chacun n'a stipulé que pour lui, il paye aussi pour lui : seul, l'héritier pour sa part de succession, l'associé, dans le fonds com­mun sur sa part de la société. Ainsi Roscius était libre d'aban­donner, en son nom, sa part à Flavius, sans qu'il pût y avoir réclamation de sa part et lorsqu'il s'est fait payer, en vous lais­sant tout droit de vous faire payer aussi, il n'a aucun partage à faire avec vous à moins que, au mépris de toute justice, on ne vous laisse enlever à Roscius ce que vous ne pouvez extorquer à un autre. Saturius persiste et soutient que tout ce qu'un associé se fait payer appartient à l'association. S'il en est ainsi, quelle était donc l'étrange folie de Roscius lorsque, d'après l'avis et l'autorité des jurisconsultes, il a pris tous les soins possibles de faire promettre à Fannius, par un nouvel arrangement, de parta­ger avec lui tout ce qu'aurait donné Flavius, puisque, sans cette précaution, sans cette disposition nouvelle, Fannius était encore redevable de cette somme à la société, c'est-à-dire à Roscius…

(La fin du plaidoyer manque.)

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