Des provinces consulaires 

Cicéron

 Clasiques Garnier

s.d.

 

 I. Si quelqu'un de vous, Pères conscrits, est impatient de connaître mon opinion sur la distribution des provinces, qu'il se demande à lui-même quels hommes surtout je veux voir rappeler de leurs gouvernements; il n'aura pas de peine à pressentir mon opinion, pour peu qu'il réfléchisse sur celle qu'il est de mon devoir de professer. Si j'étais le premier à la proposer, vous m'approuveriez sans doute; si j'étais le seul, vous m'excuseriez du moins; et même, quand ce que je proposerais vous semblerait peu utile, vous auriez quelque indulgence pour mon juste ressentiment. Mais, Pères conscrits, combien ne suis-je pas agréablement affecté, quand, d'une part, je vois qu'il importe surtout à la république qu'on dispose de la Syrie et de la Macédoine, en sorte que mon ressentiment personnel se trouve d'accord avec le bien public, et quand, d'un autre côté, j'ai pour appui de mon opinion le sénateur qui a parlé avant moi, l'illustre P. Servilius, dont le zèle et l'affection pour la république en général se sont signalés particulièrement pour mon salut. Si tout à l'heure, et toutes les fois qu'il a eu occasion de prendre la parole, il n'a point cru devoir ménager Pison et Gabinius, ces deux monstres affreux, qui ont failli perdre la république; si, sans parler des autres raisons, leur insigne perversité et leur cruauté inouïe envers moi l'ont porté à les flétrir, non seulement par son vote, mais encore par de sanglants reproches ; dans quelle disposition dois-je être à leur égard, moi dont ils ont compromis l'existence pour assouvir leur insatiable cupidité? Mais, en donnant mon avis, je n'obéirai point à mon ressentiment, je saurai commander à ma haine. Je serai dans la disposition où doit être chacun de vous envers les deux hommes dont je parle : ce sentiment profond de haine qui m'est personnel, et que cependant vous avez toujours voulu partager avec moi, sera sans influence sur l'opinion que je vais exprimer; je le réserverai pour le moment de la vengeance.

II. C'est, je pense, Pères conscrits, sur quatre provinces que jusqu'ici a roulé exclusivement la délibération : les deux Gaules, que nous voyons en ce moment réunies en un seul gouvernement; la Syrie et la Macédoine, dont malgré vous, pendant que vous étiez sous l'oppression, deux abominables consuls se sont emparés, comme pour se payer d'avoir renversé la république. Il nous faut décerner deux de ces provinces en vertu de la loi Sempronia. Peut-il y avoir quelque doute quant à la Syrie et à la Macédoine? Je ne rappellerai pas que ceux qui les occupent ne les ont obtenues et ne les possèdent qu'après avoir condamné le sénat, anéanti dans Rome votre autorité, violé la foi publique et la sauvegarde perpétuelle du peuple romain, après m'avoir persécuté, moi et les miens, de la manière la plus indigne et la plus cruelle. Je passe sous silence tous les excès auxquels ils se sont livrés au milieu de nous et dans l'enceinte de nos murs; ils sont tels, que jamais Annibal n'a souhaité autant de maux à cette ville que ces deux consuls ne lui en ont fait. Je ne vais m'occuper que des provinces elles-mêmes. L'une d'elles, la Macédoine, était auparavant moins protégée par des forteresses que par les trophées de plusieurs de nos généraux. Après avoir joui depuis longtemps d'une paix assurée par un grand nombre de victoires et de triomphes, elle paraît maintenant tellement ravagée par les Barbares, avec qui la cupidité a fait rompre cette paix, que les Thessaloniciens, placés au centre de notre empire, sont forcés d'abandonner leur ville, de se retrancher dans leur citadelle, et que notre voie militaire, qui traverse la Macédoine jusqu'à l'Hellespont, est non seulement infestée par les incursions des Barbares, mais encore coupée, interrompue par les campements des Thraces. Ainsi ces nations qui, pour jouir de la paix, avaient prodigué l'or à notre illustre général, ces mêmes nations, pour se défrayer d'une paix qui avait épuisé leurs fortunes, nous ont déclaré une guerre presque légitime. Quant à notre armée, cette armée formidable, levée avec un soin extrême, avec un choix si rigoureux, elle a péri presque tout entière.

III. Je le dis avec une vive douleur : les soldats du peuple romain ont été indignement pris , tués, abandonnés, dispersés; la négligence, la famine, la maladie, tous les fléaux à la fois les ont fait périr ; et, ce qu'il y a de plus déplorable, il semble que l'armée a été vouée à expier le crime de son général. Oui, la Macédoine, qui, depuis que nous avons dompté les nations voisines et réprimé les Barbares, se trouvait naturellement pacifiée et tranquille; la Macédoine, que nous défendions avec peu de forces, avec une poignée de soldats, même sans aucun pouvoir militaire, par de simples lieutenants et par le nom seul du peuple romain : aujourd'hui, quoique gouvernée par un proconsul et défendue par une armée consulaire, cette province est si horriblement dévastée, qu'une longue paix pourrait à peine réparer ses maux. Cependant qui de vous ne l'a pas appris? qui de vous l'ignore? les Achéens payent tous les ans à Pison des contributions énormes; les tributs et les douanes de Dyrrachium sont tournés au profit du seul Pison ; Byzance, cette ville si dévouée au sénat et à cet empire, s'est vue traitée en ennemie. Lorsqu'il ne lui a plus été possible de rien tirer des habitants, réduits à l'indigence, ne pouvant plus rien extorquer à ces malheureux, par aucune force, il leur envoya ses cohortes en quartiers d'hiver; il leur donna pour chefs ceux qu'il crut devoir être les plus ardents exécuteurs de ses crimes, les plus fidèles ministres de ses passions. Je ne parle pas du droit qu'il s'est arrogé de rendre la justice dans une ville libre, au mépris de nos lois et de vos sénatus-consultes; je supprime les meurtres; je laisse ces débauches honteuses dont il existe des preuves bien cruelles, bien capables et de perpétuer le souvenir de ses infamies et de justifier presque la haine qu'on porte à notre empire. C'est une chose constante, que des jeunes filles de la plus haute naissance se sont jetées dans des puits, pour se soustraire à un déshonneur certain par une mort volontaire. Si j'omets ces faits, ce n'est pas qu'ils ne soient fort graves ; mais c'est que je ne puis en ce moment les confirmer par des témoins.

 IV. Qui ne sait que Byzance était remplie et décorée de statues? Dans le temps même que les habitants étaient épuisés et fatigués par des guerres ruineuses, qu'ils soutenaient les attaques de Mithridate et tous les efforts du Pont en armes, qui avait inondé toute l'Asie de ses innombrables bataillons, et qui, repoussé avec peine de leurs murailles, menaçait encore leurs têtes ; les Byzantins, alors et depuis, gardèrent ces statues et les autres ornements de leur ville, qu'ils conservaient avec un soin religieux. Mais, sous ton gouvernement, Césoniuus Calventius, le plus funeste et le plus abominable des généraux, une ville libre, dont la liberté avait été ratifiée par le sénat et le peuple romain pour des services encore tout récents, s'est vue tellement pillée, tellement saccagée, que si le lieutenant C. Virgilius, homme ferme et intègre, ne fût survenu, les Byzantins, d'un si grand nombre de statues, n'en auraient plus une seule. Est-il dans l'Achaïe un temple, est-il dans toute la Grèce un lieu saint, un bois sacré, où tu aies laissé une seule image des deux, un seul ornement du culte? Dans le naufrage d'une ville que tu as renversée, toi qui devais la gouverner, tu as acheté d'un tribun infàme, malgré un décret du sénat et la loi de ton gendre, tu as acheté, dis-je, moyennant une forte somme, le privilége de rendre la justice chez un peuple libre, de prononcer toi-même sur les créances; et ce privilége, que tu as acheté, tu en as trafiqué ou par des dénis de justice, ou pour la ruine de citoyens romains. Je n'insiste maintenant, Pères conscrits, que sur la province; je ne dis rien de l'homme. Tous les faits dont on vous a souvent entretenus, et que vous vous rappelez sans qu'il soit besoin de vous en parler, je les supprime. Je ne dis rien de cette audace qu'il a signalée dans cette ville, sous vos propres yeux, et dont le souvenir a laissé dans vos esprits des traces profondes; je ne dis rien de son orgueil, rien de son opiniàtreté, rien de sa cruauté. Qu'elles restent cachées ces obscures et crapuleuses débauches qu'il couvrait d'un masque de rigorisme et d'austérité, plutôt que du voile de la pudeur et de la tempérance. Je m'arrête à la province qui fait l'objet de notre délibération. N'enverrez-vous pas à Pison un successeur? laisserez-vous plus longtemps dans sa province un tel homme, qui, à peine entré dans la Macédoine, montra en sa personne la fortune tellement aux prises avec la perversité, qu'on ne pouvait juger s'il était plus incapable que malheureux? Et Gabinius, cette nouvelle Sémiramis, le laisserez-vous plus longtemps en Syrie? Dans sa route pour se rendre dans sa province, votre consul semblait comme un mercenaire thrace stipendié pour le meurtre par le roi Ariobarzane. Dès son arrivée en Syrie, il laissa périr sa cavalerie, puis tailler en pièces ses meilleures cohortes. Son gouvernement en Syrie se réduit donc à des traités d'argent avec des tyrans, à des transactions, à des pillages, à des brigandages, à des massacres. Lorsque ce général du peuple romain haranguait ses troupes rangées en bataille, il semblait lever la main, non pour exhorter ses soldats à la gloire, mais pour proclamer qu'il avait acheté, et qu'il achèterait tout à prix d'or.

 V. Et ces malheureux fermiers publics, qui ont trop bien mérité de moi pour que leurs misères et leurs chagrins ne soient pas devenus les miens, ne les a-t-il pas asservis aux Juifs et aux Syriens, peuples nés pour la servitude? Il s'est, dès le commencement, fait un système dans lequel il a toujours persisté; c'était de refuser toute justice aux fermiers de nos domaines; il a rompu des traités qui n'avaient rien que de juste, supprimé les moyens de contrainte, affranchi les peuples des impôts ou des tributs, défendu aux fermiers et aux esclaves des fermiers d'entrer dans une ville où lui-même se trouvait ou était sur le point de se rendre. En un mot, il encourrait le reproche de cruauté, s'il eût montré contre nos ennemis des dispositions aussi hostiles que celles qu'il a montrées envers des citoyens romains, surtout appartenant à un ordre qui s'est toujours soutenu par sa propre dignité et par la bienveillance de nos magistrats. Aussi vous voyez, Pères conscrits, que les fermiers publics ont été presque entièrement ruinés, non par la témérité de leurs entreprises ou par leur ignorance des affaires, mais par l'avarice, la tyrannie, la cruauté de Gabinius; et cependant, malgré l'épuisement du trésor, vous devez nécessairement venir à leur secours; toutefois il est trop tard pour un grand nombre d'entre eux, à qui cet ennemi déclaré du sénat, de l'ordre équestre et de tous les gens de bien, a fait perdre non seulement leurs fonds, mais encore tout moyen d'existence honorable : infortunés, que ni leur économie, ni leur prudence, ni leur intégrité, ni leur travail, ni leur considération personnelle n'ont pu défendre contre l'audace de cet avide et insatiable déprédateur! Mais laisserons-nous périr aussi ceux qui se soutiennent encore par leur patrimoine et par la générosité de leurs amis? Quoi donc! lorsque les ennemis ont empêché le fermier public de lever les impôts, la loi même des censeurs les met à couvert de toute poursuite ; et l'on ne viendrait pas à son secours lorsqu'il en a été empêché par un homme qui est réellement ennemi, quoiqu'il n'en porte pas le nom? Maintenez donc plus longtemps dans sa province un gouverneur qui trafique avec les ennemis contre les alliés, et avec les alliés contre les citoyens; qui se croit préférable à son collègue, parce que Pison vous a trompés par son air sombre et austère, au lieu que lui n'a jamais feint d'être moins méchant qu'il ne l'était. A la vérité, Pison se glorifie d'un autre mérite : c'est d'avoir si bien fait en peu de temps, que Gabinius ne passera point désormais pour le plus méchant des hommes.

VI. Quand ils ne devraient pas bientôt quitter leur gouvernement, ne croiriez-vous pas devoir les en arracher? y laisserez-vous ces deux fléaux, destructeurs des alliés, de nos soldats, cette ruine des fermiers publics, cette dévastation des provinces, cet opprobre de l'empire? Ce sont ces mêmes hommes qu'il y a un an vous rappeliez, lorsqu'ils étaient à peine arrivés dans leur gouvernement. Si vos suffrages eussent alors été libres, si l'affaire n'eût pas été tant de fois ajournée, et qu'elle n'eût pas enfin été arrachée de vos mains, vous auriez, suivant vos désirs, rétabli votre autorité, en rappelant ceux qui vous l'avaient fait perdre, en leur ôtant ce qu'ils avaient reçu comme le salaire de leurs crimes et du renversement de la patrie. Si alors, à votre grand regret, ils ont évité cette punition, non par leur crédit, mais par celui de leurs protecteurs, ils en ont subi une bien plus cruelle, bien plus grave. Quel châtiment, en effet, plus rigoureux pour un homme que retient la crainte du supplice, mais non plus la honte, que de voir qu'on n'ajoute pas foi à des lettres qui annoncent ses succès militaires? Eh bien, le sénat a refusé, à l'unanimité, les prières publiques à Gabinius ; il a déclaré d'abord qu'il ne fallait pas croire un homme souillé de crimes et d'infamies; ensuite, qu'un traitre, reconnu dans Rome pour ennemi de la république, n'avait pas pu bien la servir à la tête, des armées ; enfin, que les dieux immortels eux-mêmes ne voulaient pas qu'on ouvrit leurs temples, ni qu'on leur adressât des supplications au nom du plus impur et du plus scélérat des mortels. Mieux avisé est son collègue, ou mieux instruit par ses Grecs, maintenant ses compagnons de débauche en plein théâtre, autrefois dans la coulisse; ou bien, il a des amis plus prudents que ceux de Gabinius, puisqu'on ne vous apporte aucune lettre de lui.

VII. Et voilà les généraux que nous aurons! L'un, dans la crainte qu'on lui confirme le titre d'imperator, n'ose pas nous informer de ses exploits ; l'autre, si ses courriers ne sont point interceptés, se repentira nécessairement dans peu de jours d'avoir osé écrire ; ses amis, s'il en a, si un monstre aussi affreux, aussi cruel, peut en avoir, se consolent en pensant que le sénat a aussi refusé les prières publiques à T. Albucius. Une première différence, c'est qu'un simple propréteur, avec une seule cohorte auxiliaire, avait remporté un léger avantage en Sardaigne sur des brigands à demi sauvages, au lieu que Gabinius, avec une armée et un commandement consulaires, a terminé une guerre importante contre les peuples et les tyrans les plus puissants de la Syrie. Ajoutez que ce qu'Albucius demandait au sénat, il se l'était déjà décerné lui-même dans la Sardaigne : car c'était un fait avéré que cet homme, vain et léger comme un Grec, s'était adjugé une espèce de triomphe dans sa province ; aussi le sénat punissait-il sa folle présomption par le refus des prières publiques. Mais que Gabinius jouisse de cette consolation, et qu'il regarde un affront insigne comme peu de chose, parce qu'un autre en a été flétri avant lui, pourvu qu'il s'attende au sort de l'homme dont l'exemple le console, surtout lorsqu'on sait qu"Albucius, sans avoir contre lui les débauches de Pison, ni l'audace de Gabinius, n'a pu se relever du seul coup que lui a porté la réprobation du sénat. Assigner les deux Gaules aux deux consuls, c'est maintenir dans leurs provinces Pison et Gabinius; décerner l'une des deux Gaules, avec la Syrie ou la Macédoine, c'est encore en maintenir un dans son gouvernement, et traiter inégalement deux hommes également coupables. Je rendrai ces provinces prétoriennes, a dit un des préopinants, afin que Pison et Gabinius soient remplacés aussitôt. Oui, si on le lui permet : car alors un tribun pourra user de son droit d'opposition ; maintenant il ne le peut. Ainsi, moi qui décerne aujourd'hui la Syrie et la Macédoine aux consuls qui vont être désignés, je décernerai les mêmes provinces, devenues prétoriennes. Par là, les préteurs les gouverneront pendant un an, et nous reverrons ainsi plus tôt des hommes que nous ne pouvons voir que d'un œil d'indignation.

VIII. Mais, croyez-moi, ils ne seront jamais remplacés, si nous ne prononçons en vertu d'une loi, suivant laquelle on ne pourra élever d'opposition au sujet des provinces. Si donc nous laissons échapper cette occasion, il nous faudra attendre une année entiére, et cet intervalle prolongera le malheur des citoyens, l'affliction des alliés; l'impunité des plus odieux scélérats. Mais, fussent-ils tous deux irréprochables, je ne croirais pas qu'il fallût encore donner de successeur à C. César. Ici, Pères conscrits, je dirai ouvertement ce que je pense, sans me laisser intimider par l'interpellation d'un de mes plus intimes amis qui vient de m'interrompre au milieu de mon discours. Ce bon citoyen prétend que je ne dois pas être plus ennemi de Gabinius que de César; parce que c'est par les conseils et par l'aide de César qu'a été excité tout cet orage par lequel j'ai été contraint de m'exiler. Si je lui réponds qu'avant tout je m'occupe du bien public, et non de mes propres griefs, ne puis-je pas justifier ma conduite en m'autorisant de l'exemple des citoyens les plus fermes . et les plus illustres? Tib. Gracchus, je parle du père (plût au ciel que les fils n'eussent pas dégénéré de la sagesse paternelle ! ), Tib. Gracchus ne s'est-il pas couvert de gloire, lorsque, tribun du peuple, seul de ses collègues il se déclara en faveur de Lucius Scipion et de son frère l'Africain, ses plus mortels ennemis? Il protesta devant le peuple qu'il ne s'était pas réconcilié avec eux ; mais il trouvait contraire à la dignité de la république que Scipion, après avoir triomphé, fût conduit dans la même prison où avaient été conduits les généraux ennemis le jour de son triomphe. Qui jamais compta plus d'ennemis que C. Marius? Sans parler de L. Crassus, de M. Scaurus, ses adversaires, tous les Metellus n'étaient-ils pas ses ennemis? Mais, ne consultant que l'importance de la guerre dont la Gaule fut le théâtre, non seulement ils ne votèrent point le rappel de leur ennemi, mais lui décernèrent extraordinairement cette province. On a fait dans les Gaules une guerre importante : de puissantes nations y ont été domptées par César ; mais elles ne sont pas encore assujetties à notre empire par des lois, par des droits établis, par une paix assez solide. La guerre est fort avancée, et, à dire vrai, presque terminée ; mais nous ne la verrons entièrement achevée qu'autant qu'on chargera celui qui l'a commencée d'en poursuivre la fin. Si on lui donne un successeur, il y a tout à craindre que nous ne voyions bientôt se rallumer le feu mal éteint des hostilités. Moi donc, sénateur, ennemi, si vous le voulez, de César, je dois être ami de la république, comme je n'ai jamais cessé de l'être. Si je renonce à toute inimitié dans l'intérêt de l'État, qui serait fondé à me blâmer, moi surtout qui ai toujours pensé que je devais régler mes sentiments et mes actes sur l'exemple des plus illustres citoyens ?

IX. L'éloge de M. Lepidus, souverain pontife et deux fois consul, n'a-t-il pas été consacré par le souvenir de la postérité. par les fastes de l'histoire et par la bouche d'un grand poète? n'a-t-il pas, dis-je, été loué de ce que, le jour même de sa nomination à la dignité de censeur, avant de sortir du Champ de Mars, il se réconcilia aussitôt avec M. Fulvius, son plus grand ennemi, devenu son collègue, afin qu'ils pussent remplir ensemble les fonctions de la censure avec un même esprit et d'un parfait accord? Sans parler de tous les exemples anciens, qui sont sans nombre, votre père lui-même, Philippus, ne s'est-il pas réconcilié en même temps avec ses plus grands ennemis? L'intérêt public les avait divisés ; l'intérêt public les rapprocha. Ai-je besoin de citer d'autres exemples, puisque je vois ici présents ces lumières et ces ornements de la république, P. Servilius et M. Lucullus? Plût aux dieux que L. Lucullus vécût encore! Vit-on dans Renne inimitiés plus invétérées que celles des Lucullus et des Servilius ! L'intérêt de la république et leur dignité personnelle étouffèrent dans ces grands hommes ces haines violentes, et même les convertirent en une étroite amitié. Eh quoi ! dans le temple du très grand et très bon Jupiter, le consul Q. Metellus Nepos, vivement ému par vos décisions unanimes et par l'éloquence admirable de P. Servilius, ne s'est-il pas réconcilié avec moi pendant mon absence, en me rendant le plus important des services? Et je serais l'ennemi d'un homme dont les courriers et les lettres, de concert avec la renommée, font retentir tous les jours à mes oreilles les noms inconnus jusqu'alors de tant de peuples, de tant de nations, de tant de pays qu'il a ajoutés à notre empire! Je suis enflammé, oui, Pères conscrits, et vous en doutez d'autant moins que les mêmes sentiments vous animent, je suis enflammé du plus ardent amour pour la patrie ; c'est ce même amour qui m'a poussé autrefois, au péril de mes jours, à m'exposer, dans l'intérêt de l'État, aux plus grands dangers, et à détourner sur moi seul, pour le bien général, tous les traits que je voyais de toutes parts dirigés contre la patrie. C'est encore cet attachement profond et inaltérable pour la république, qui me ramène aujourd'hui vers C. César, qui me rapproche de lui, et qui lui rend toute mon amitié. Enfin, qu'on pense ce qu'on voudra, il m'est impossible de n'être pas l'ami d'un citoyen qui sert si bien la république.

X. En effet, si à ceux qui ont voulu détruire cette ville par le fer et la flamme j'ai non-seulement voué mon inimitié; mais si je leur ai déclaré, porté la guerre, quoique les uns eussent été mes amis intimes, que même j'eusse défendu les autres, et les eusse fait absoudre dans des causes capitales, pourquoi le même intérêt public, qui a pu m'animer contre des amis, ne pourrait-il pas m'apaiser en faveur de mes ennemis? D'où est venue ma haine contre Clodius, sinon de ce que j'ai pensé qu'il serait un citoyen pernicieux pour la patrie, parce que, brûlant d'une passion impure, il avait violé en même temps deux choses les plus sacrées parmi les hommes : la religion et la pudeur? Est-il donc douteux, d'après ce qu'il a fait et ce qu'il fait encore tous les jours, qu'en l'attaquant j'ai moins songé à mon propre repos qu'à celui de l'État, et qu'en le défendant plusieurs ont, plus cherché leur propre tranquillité que la paix publique ? J'ai été, je l'avoue, en matière de gouvernement, opposé à C. César et fidèle à vos principes; mais aujourd'hui, comme auparavant, je sympathise encore avec vous. Vous à qui Pison n'ose écrire pour rendre compte de ses actes, vous qui, par une note infamante et sans exemple, avez condamné la lettre de Gabinius, vous avez décerné à C. César des prières publiques pour plus de jours qu'on n'en décerna jamais à aucun général dans une seule guerre, et en termes plus honorables qu'on ne le fit jamais pour personne. Pourquoi donc attendrais-je qu'on me réconcilie avec César? Ne l'ai-je pas été par le sénat, le sénat, conseil suprême de la république, ma règle et mon guide dans toutes mes opinions? Je marche sur vos pas, Pères conscrits; j'obéis à vos conseils ; je cède à votre autorité. Tant que les démarches politiques de C. César n'ont pas eu votre approbation, vous ne m'avez pas vu lié avec César ; lorsque ses exploits ont changé vos sentiments et vos dispositions, vous m'avez vu non seulement accéder à vos décisions, mais encore y applaudir hautement.

Xl. Mais pourquoi, dans cette occasion surtout, s'étonnerait-on de ma conduite, ou la blâmerait-on, quand moi-même j'ai déjà plusieurs fois adopté des propositions plus honorables pour César que nécessaires à l'État? J'ai voté en sa faveur quinze jours de prières : il suffisait pour la république qu'on accordât à César autant de jours qu'en avait obtenu C. Marius. Les dieux se seraient contentés, je pense, des mèmes actions de grâces dui leur avaient été rendues dans les guerres les plus importantes. Ce surcroit de jours n'a donc été accordé qu'au désir d'honorer personnellement César. Pendant mon consulat et sur mon rapport, on a décerné à Cn. Pompée, pour la première fois, des prières de dix jours, après la mort de Mithridate et l'entière conclusion de la guerre pontique. Sur mon avis encore, on a doublé, pour la première fois, les prières publiques qu'il est d'usage d'accorder aux consulaires : car vous vous rangeâtes à mon avis, lorsque, après la lecture d'une lettre de Pompée, qui avait terminé toutes les guerres sur terre et sur mer, vous lui décernâtes des prières publiques de dix jours. Aujourd'hui, j'ai admiré la vertu et la grandeur d'âme de Cn. Pompée, qui, honoré lui-même de distinctions telles que personne avant lui n'en avait obtenu de semblables, déferait à un autre plus d'honneurs qu'il n'en avait obtenu lui-même. Ainsi donc, dans les prières publiques que j'ai votées en faveur de César, les prières mêmes ont été accordées aux dieux immortels, aux usages de nos ancêtres, à l'utilité de la république; mais les termes honorables du décret, cette distinction nouvelle et le nombre extraordinaire de jours, c'est à la personne de César qu'ils ont été accordés. On nous a fait dernièrement un rapport sur la solde des troupes. Je ne me suis pas contenté de donner mon avis, j'ai fait tous mes efforts pour qu'il fût adopté par vous; j'ai répondu fort au long à ceux qui étaient d'une opinion contraire; j'ai assisté à la rédaction du décret. Alors encore j'ai plus accordé à la personne qu'à je ne sais quelle nécessité. Je pensais que, sans un tel secours d'argent, avec le seul produit du butin, César pouvait entretenir son armée et terminer la guerre ; mais je n'ai pas cru que, par une étroite parcimonie, nous dussions diminuer le lustre et la gloire de son triomphe. De plus, il a été question de dix lieutenants pour César : les uns s'opposaient absolument à ce qu'on les accordât; les autres voulaient des exemples; ceux-ci remettaient à un autre temps; ceux-là accordaient sans employer de termes honorables. Dans cette circonstance, je parlai de manière que tout le monde comprît que, en m'occupant de l'intérêt de la république, je faisais encore plus pour honorer la personne de César.

XII. Et moi qu'on a toujours écouté en silence quand j'ai traité ces différentes questions, maintenant qu'il s'agit de décerner les provinces, je me vois interrompu. Toutefois, je n'avais alors en vue que le plaisir d'honorer les personnes : en ce moment, au contraire, c'est à la fois l'importance de la guerre et l'intérêt de l'État qui me déterminent. Et, en effet, pourquoi César lui-même voudrait-il rester dans sa province, si ce n'est pour livrer parfait au peuple romain un ouvrage déjà presque achevé? Peut-être, dira-ton, il est retenu dans la Gaule par l'agrément des lieux, par la beauté des villes, par la politesse et l'aménité des peuples et des nations, par le désir de la victoire, par l'envie d'étendre les limites de notre empire. Mais est-il rien de plus inculte que ce pays, de plus sauvage que ces villes, de plus féroce que ces peuples, de plus admirable que tant de victoires, de plus éloigné que l'Océan? Son retour dans sa patrie ferait-il quelque peine ou au peuple, qui l'a envoyé, ou au sénat, qui l'a comblé de distinctions? La prolongation de son absence augmenterait-elle le regret qu'elle inspire? ne contribuerait-elle pas plutôt à le faire oublier, et à faner, par le laps de temps, ces lauriers cueillis au milieu des plus grands périls? Si donc il en est qui n'aiment pas César, ils ne doivent pas le rappeler de sa province à Rome, puisque c'est le rappeler à la gloire, au triomphe, aux félicitations, aux grands honneurs du sénat, à la faveur de l'ordre équestre, à l'affection du peuple. Mais si César, pour l'avantage de la république, ne se hâte pas de jouir d'une si brillante fortune; s'il veut auparavant achever son ouvrage, que dois-je faire, moi sénateur, qui, en supposant que César eût une autre pensée, devrais toujours consulter les intéréts de la république? Pour moi, Pères conscrits, je sens qu'en assignant aujourd'hui des provinces, nous devons avoir en vue la prolongation de la paix. Or, qui ne voit pas que toutes les autres parties de l'empire ne sont menacées d'aucun péril, ni même d'aucune apparence de guerre? Depuis longtemps, et grâce à la valeur de Cn. Pompée, nous voyons une mer immense, où les mouvements tumultueux des pirates arrêtaient les courses maritimes, interceptaient même les voies militaires et les communications entre les villes, soumise au peuple romain de telle façon que, depuis l'Océan jusqu'aux extrémités du Pont, on la prendrait pour un port sûr et bien fermé. Toutes ces nations, qui, effrayantes par leur nombre et par la seule multitude des hommes, pouvaient se répandre dans nos provinces. nous voyons que, grâce encore à Pompée, les unes ont été affaiblies, les autres réprimées; en sorte que l'Asie, qui auparavant terminait notre empire, est maintenant elle-même environnée d'une ceinture de trois provinces nouvelles. Voici ce que je puis dire de tous les pays, de toutes les espèces d'ennemis : il n'est aucune région qui n'ait été ou assez subjuguée pour ne plus figurer parmi les nations, ou assez domptée pour ne point demeurer en repos, ou assez pacifiée pour ne point se féliciter de notre victoire et de notre domination.

XIII. C'est sous le commandement de C. César, Pères conscrits, que nous avons porté la guerre chez les Gaulois : jusqu'alors nous les avions seulement repoussés. De tout temps, nos généraux ont plutôt songé à réprimer leurs agressions quà leur rendre attaque pour attaque. C. Marius lui-même, dont l'admirable et héroïque valeur ranima la confiance du peuple romain abattu par de sanglantes défaites, C. Marius arrêta seulement ces torrents immenses de Gaulois qui venaient inonder l'Italie, sans pénétrer lui-même jusqu'à leurs villes et leurs demeures. Tout récemment encore, ce brave citoyen qui s'est associé à mes travaux, à mes périls, à mes desseins, C. Pomptinius, a étouffé, par la force des armes, la guerre suscitée tout à coup par les Allobroges, soulevés par une horrible conjuration; il a dompté ceux qui nous avaient attaqués, et, content d'avoir dissipées craintes de la république, il s'est reposé après sa victoire. C. César s'est fait un plan bien différent; il n'a pas cru devoir seulement faire la guerre à des ennemis qu'il voyait déjà armés contre le peuple romain, mais bien soumettre toute la Gaule à notre domination. Ainsi il a combattu avec le plus brillant succès les plus redoutables et les plus puissantes nations des Germains et des Helvétiens ; il a terrassé, dompté, refoulé les autres, et les a accoutumées à obéir au peuple romain. Des contrées et des nations qu'aucune histoire, aucun récit, aucun bruit public ne nous avaient encore fait connaitre, notre général, nos troupes, nos armes les ont parcourues. Oui, Pères conscrits, nous n'avions auparavant qu'un sentier dans la Gaule ; les autres parties étaient occupées par des nations ou ennemies de cet empire, ou peu sûres, ou inconnues, ou du moins féroces, barbares et belliqueuses : il n'était personne qui ne désirât les voir vaincues et domptées ; et, dès les commencements de notre république, tous nos sages politiques ont regardé la Gaule comme l'ennemie la plus à craindre pour Rome. Mais la puissance et la multitude de ces peuples nous avaient empêches jusqu'à présent de les combattre tous. Toujours en butte à leurs attaques, nous n'avions su que leur résister. Aujourd'hui, enfin, nous venons d'obtenir que les limites de ces mêmes régions seraient celles de notre empire.

XIV. En donnant les Alpes pour rempart à l'Italie, la nature ne l'avait pas fait sans une intention bienfaisante des dieux. Si l'entrée en eût été ouverte à la férocité et à la multitude des Gaulois, jamais cette ville n'eût été le siége et le centre d'un grand empire. Elles peuvent maintenant s'aplanir, ces hautes montagnes ; il n'est plus rien, des Alpes à l'Océan, qui soit à redouter pour l'Italie. Encore une ou deux campagnes, et la crainte ou l'espoir, les châtiments ou les récompenses, les armes ou les lois, pourront nous assujettir toute la Gaule et l'attacher à nous par des liens éternels. Si l'ouvrage reste imparfait, inacheé, si on l'abandonne sans y mettre la dernière main, les racines, quoique recoupées, produiront de nouveaux jets, qui reverdiront pour nouveler la guerre. Que la Gaule reste donc sous la tutelle de celui au courage, au zèle et au bonheur duquel elle a été confiée ; car si César, comblé des plus grandes faveurs de la Fortune, craignait de s'exposer plus longtemps aux caprices de cette déesse ; s'il était impatient de retourner au plus tôt vers ses dieux pénates, vers les grands honneurs qui lui sont destinés dans Rome, vers sa fille qui lui est si chère, et vers son illustre gendre; s'il était jaloux de monter vainqueur au Capitole, la tête ceinte d'un immortel laurier; enfin, s'il appréhendait le hasard des événements, qui ne peuvent plus que compromettre sa gloire, sans rien ajouter à son illustration, votre devoir n'en serait pas moins d'exiger de celui qui a presque achevé l'ouvrage, qu'il le terminât tout entier. Mais. puisque César a, depuis longtemps, assez fait pour sa gloire sans avoir assez fait encore pour la république, et qu'il aime mieux venir plus tard recueillir le fruit de ses travaux que de ne pas terminer une entreprise dont la république lui a confié l'exécution, nous ne devons pas rappeler un général plein d'ardeur pour le service de l'État. et, par là, troubler et entraver toutes les opérations de la guerre des Gaules, déjà presque terminée.

XV. Deux illustres personnages ont ouvert des avis qui me semblent devoir être absolument rejetés : l'un décerne la Gaule Ultérieure avec la Syrie; l'autre, la Gaule Citérieure. Celui qui décerne la Gaule Ultérieure ne fait que renverser le plan que je viens de développer devant vous; de plus, il sanctionne une loi qu'il ne regarde pas comme une loi ; il détache la partie de la province sur laquelle il ne peut y avoir d'opposition ; il ne touche pas à celle que l'on peut très bien attaquer; et, en même temps qu'il n'ose enlever ce qui a été accordé par le peuple, il se hâte d'ôter, tout sénateur qu'il est, ce qui a été donné par le sénat. L'autre prend en considération la guerre des Gaules ; il agit en bon sénateur, en observant néanmoins une loi qu'il ne regarde pas comme telle: car il fixe un jour pour le successeur qui doit remplacer César. Il ne me paraît pas s'écarter moins de la dignité et des usages de nos ancêtres, quand il veut qu'un consul qui doit jouir d'une province aux calendes de janvier, ne semble l'avoir que comme lui étant simplement promise, et non positivement décernée. Il aura été sans province durant tout son consulat, lui à qui l'on en avait décerné une avant qu'il fût désigné consul? Tirera-t-il au sort ou non? il est également absurde et qu'il ne tire pas au sort, et qu'il ne jouisse pas de ce que le sort lui aura départi. Partira-t-il avec les insignes de général? Pour quel endroit? pour l'endroit où il ne lui sera point permis de se rendre avant le jour marqué. Il n'aura point eu de province dans les mois de janvier et de février, et il lui en viendra une tout à coup aux calendes de mars ! Cependant, d'après les deux opinions que je combats, Pison restera dans sa province. Quelle que soit la gravité de ces considérations, il n'en est pas de plus sérieuse que celle-ci : car, punir un général par le démembrement de sa province, c'est un outrage qu'on doit craindre de se permettre non seulement envers un illustre personnage, mais même envers un homme ordinaire.

XVI. Je vois, Pères conscrits, que vous avez comblé C. César d'honneurs éclatants et presque sans exemple : ou vous les lui avez décernés parce qu'il les méritait, et c'est un acte de gratitude; ou vous avez voulu l'attacher plus étroitement à votre ordre, et c'est l'effet d'une merveilleuse politique. On a toujours vu ceux que votre ordre avait honorés de ses bienfaits, préférer à toutes les autres distinctions celles qu'ils avaient obtenues de vous. Qui jamais, pouvant obtenir parmi vous le premier rang, a songé à briguer la faveur populaire? Mais quelques hommes, peu confiants en leur propre mérite, ou que les persécutions de l'envie avaient détachés du sénat, ont abandonné ce port tranquille, pour se jeter, comme malgré eux, au milieu des tempêtes. Que si, du sein de cette mer orageuse et des agitations populaires, ils commencent enfin, après avoir bien servi la république, à tourner les yeux vers le sénat, et cherchent à se rendre agréables à ce corps auguste, loin de les repousser, on doit même aller au-devant d'eux. Le citoyen le plus ferme, le meilleur consul qu'ait jamais eu Rome, nous avertit de prendre garde que la Gaule Citérieure ne soit décernée malgré nous après la nomination des consuls qui vont être désignés, et qu'ensuite les ennemis dû sénat ne s'y établissent et ne s'y perpétuent par la violence populaire et par des moyens séditieux. Je ne méprise pas ce danger, Pères conscrits, surtout quand cet avis nous est donné par un consul sage, par un défenseur vigilant de l'ordre et de la paix. Je crois néanmoins qu'il y aurait bien plus à craindre si j'attaquais la considération dont jouissent d'illustres et puissants personnages, et si je repoussais le zèle avec lequel ils se tournent vers cet ordre. En effet, que César, comblé par le sénat de tant de distinctions éclatantes et nouvelles, transmette à un autre sa province contre votre gré, et qu'il ne laisse pas même la liberté à un ordre qui l'a lui-même porté au faite de la gloire, c'est un soupçon qui ne pourra jamais entrer dans mon esprit. Enfin, sans pouvoir lire dans l'âme de chacun, je vois ce qu'il m'est permis d'espérer. Comme sénateur, je dois faire en sorte, autant que je le peux, qu'aucun homme illustre ou puissant n'ait le droit de s'irriter à juste titre contre le sénat. En me supposant le plus grand ennemi de C. César, l'intérêt de la république m'empêcherait de penser autrement.

 XVII. Mais, pour que je ne sois plus si souvent interpellé par ceux qui m'interrompent, ou condamné dans la pensée de ceux qui gardent le silence, il n'est pas hors de propos, je pense, d'expliquer en peu de mots la nature de mes relations avec César. Et, d'abord, je ne parlerai point de notre jeunesse, où nous vécûmes avec lui dans la plus intime familiarité, moi, mon frère et C. Varron, mon parent. Lorsque, ensuite, je pris une part très active aux affaires publiques, mes relations avec lui furent telles que, bien que divisés d'opinions, nous restâmes néanmoins unis d'amitié. Consul, il voulait que je prisse part aux opérations de son consulat : sans les approuver, je dus cependant lui savoir gré de sa déférence. Il me pressait d'accepter le vigintivirat ; il voulait m'admettre au nombre des trois consulaires ses plus intimes amis ; il m'offrit telle lieutenance que je voudrais, avec toutes les distinctions que je pourrais désirer. J'ai rejeté toutes ses offres, non point qu'elles me fussent désagréables, mais par attachement invincible à mes principes. Était-ce agir prudemment? c'est ce que je ne discuterai point; il y aurait trop de personnes que je ne persuaderais pas. Ma conduite a été du moins conséquente et courageuse. J'aurais pu m'étayer des plus puissants appuis contre la perversité de mes ennemis, et me servir des forces du peuple lui-même pour repousser les fureurs du peuple : j'ai mieux aimé être en butte aux coups de la fortune, et subir tous les excès de la violence, que de m'éloigner de vos sages principes, et de dévier de la ligne que je m'étais tracée. Au reste, ce n'est pas seulement des bienfaits reçus qu'on doit être reconnaissant, mais aussi de ceux qu'on a été à même de recevoir. Je ne croyais pas qu'il me convint d'accepter les distinctions dont César voulait m'honorer, ni qu'elles fussent en rapport avec ma conduite précédente. Je sentais néanmoins qu'il était bien disposé pour moi, que je tenais dans son coeur la même place que son gendre, le plus illustre de nos concitoyens. Il a fait passer mon ennemi dans l'ordre plébéien, soit qu'il fût irrité de voir que ses bienfaits mêmes ne pouvaient m'attacher à lui, soit qu'il cédàt aux importunités. Cela même ne pouvait être considéré comme une injure : car, depuis, il me conseilla, il me pria même de lui servir de lieutenant. Je n'acceptai pas ce titre, non que je le jugeasse au-dessous de ma dignité ; mais j'étais loin de soupçonner que la république eût à redouter tant de forfaits de la part des consuls ses successeurs. Jusqu'à présent, ce que je dois craindre, c'est qu'on ne blâme la hauteur de mes refus à ses offres obligeantes, plutôt que le mal qu'il m'a fait malgré notre amitié.

XVIII. Nous voici arrivés à cette grande tempête, où l'on a vu les gens de bien frappés d'aveuglement, d'une terreur subite et imprévue, les ténèbres répandues sur la république, la ruine et l'incendie de Rome, l'alarme donnée à César pour les actes de son Consulat, la crainte du massacre inspirée à tous les citoyens honnêtes, la perversité des consuls, leur cupidité, leur indigence, leur audace. Si César ne m'a point secouru, il n'y était point obligé ; s'il m'a abandonné, peut-être n'a-t-il songé qu'à lui-même. S'il s'est joint à mes oppresseurs, comme plusieurs le croyaient ou le souhaitaient, il a manqué à l'amitié, j'ai reçu de lui une injure, j'ai dû être son ennemi : je ne le nie pas. Mais si plus tard César s'est intéressé à mon rétablissement, lorsque vous me regrettiez comme un fils chéri; s'il est vrai que vous ayez pensé qu'il était important pour ma cause que C. César ne me fût pas contraire; si j'ai pour témoin de ses bons sentiments son gendre, qui, dans les villes municipales, dans les assemblées du peuple, dans le Capitole, a excité en ma faveur l'Italie, le peuple romain, et vous-mêmes, Pères conscrits, vous qui avez toujours désiré ardemment mon rappel; si enfin Cn. Pompée est pour moi un témoin garant de la bonne volonté de César, et pour César un garant de la mienne; ne vous semble-t-il pas que la reconnaissance du passé et le souvenir de circonstances toutes récentes doivent effacer de mon coeur, si je ne le puis du registre des années, la mémoire d'un passé si désastreux? Pour moi, s'il ne m'est pas permis, selon quelques-uns, de me glorifier d'avoir sacrifié à la république mon ressentiment et mes inimitiés, ce qui est le propre d'un homme sage et magnanime, je dirai du moins, non point pour me donner des louanges, mais pour repousser les reproches, que je suis reconnaissant, que je suis sensible, non seulement à de si grands bienfaits, mais aux plus légères marques de bienveillance.

XIX. Je le demande à quelques hommes d'une fermeté reconnue, à qui j'ai d'insignes obligations : si je n'ai pas voulu leur faire partager mes peines et mes malheurs, qu'ils n'exigent pas de moi que je m'associe à leurs inimitiés, eux surtout qui m'ont mis en droit de défendre auourd'hui les actes de César, que jusqu'à présent je n'ai ni attaqués ni défendus. En effet, les premiers citoyens de Rome, ceux dont les conseils m'ont aidé à sauver la république, et dont l'exemple m'a d'abord empêché de me joindre à César, prétendent que les lois Julia et les autres portées sous le consulat de César ne l'ont pas été légalement. Ces mêmes hommes disaient que la loi de proscription lancée spécialement contre moi blessait les intérêts de la république, mais non pas les auspices. Aussi un citoyen qui n'a pas moins d'autorité que d'éloquence, a-t-il dit avec énergie que ma disgrâce avait été les funérailles de la république, mais des funérailles faites suivant toutes les formes légales. Il m'est très honorable que mon exil ait été appelé les funérailles de la république. Sans attaquer les paroles qu'il a ajoutées, j'en tire une conséquence pour appuyer mon sentiment. En effet, s'ils ont osé dire que ce qui n'a pu être autorisé par aucun précédent, ni permis par aucune loi, avait été ordonné légalement, parce que personne n'avait observé le ciel, ont-ils donc oublié qu'il fut dit que l'on observait le ciel au moment où l'auteur de cette loi fut fait plébéien par une loi curiate? Or, s'il n'a pu être absolument plébéien, comment a-t-il pu être tribun du peuple? Que si le tribunat de Clodius est valide, il ne peut y avoir rien de nul dans les actes de César. Et si les auspices ont été religieusement observés, non-seulement le tribunat de Clodius sera valide, mais il faudra encore regarder comme légaux ses actes les plus funestes. Ainsi, ou vous devez décider que la loi Élia subsiste; que la loi Fufia n'a pas été abrogée ; qu'il n'est point permis de porter une loi dans tous les jours fastes ; que, lorsqu'on porte une loi, on peut observer le ciel, annoncer des auspices contraires, y former opposition: que les décisions des censeurs et leurs actes, que ce tribunal sévère établi pour la réforme des moeurs n'a pas été anéanti dans la république par des lois criminelles; qu'un patricien n'a pu être tribun du peuple, sans violer les lois sacrées; que s'il était plébéien, c'était contre les auspices : ou il faut que mes adversaires m'accordent de ne pas exiger, pour des opérations utiles, une observation des règles qu'ils ne réclament pas eux-mêmes pour des actes funestes, surtout lorsqu'ils ont plus d'une fois proposé à C. César de porter les mêmes lois d'une autre manière (ce qui était protester contre la violation des auspices, mais approuver ses lois), tandis que Clodius a violé de même les auspices, et que toutes ses lois n'ont été portées que pour la ruine et le renversement de l'État.

XX. Voici ma conclusion. S'il existait des inimitiés entre César et moi, je devrais aujourd'hui m'occuper des intérêts de la république, et ajourner mes inimitiés. Je pourrais même, à l'exemple des plus grands hommes, les sacrifier à la patrie. Mais, puisque je n'ai jamais été son ennemi, et qu'un bienfait réel a effacé une injure imaginaire, en donnant mon avis, Pères conscrits, s'il est question de récompenser le mérite de C. César, j'aurai égard à la personne ; s'il ne s'agit que de quelques distinctions honorifiques, je me joindrai au sénat pour le bien de la paix; s'il faut maintenir l'autorité de vos décrets, je tâcherai, en décernant des honneurs à ce même général, que cet ordre ne soit pas en contradiction avec lui-même; s'il faut continuer sans relâche la guerre des Gaules, je veillerai aux intérêts de la république; enfin, si je dois reconnaître quelque service particulier, je ne me montrerai pas ingrat. Que ne puis-je, Pères conscrits, faire agréer mes raisons par tous ceux qui m'entendent! Mais je me consolerai, si j'ai le malheur de déplaire ou à ceux qui ont soutenu mon ennemi contre votre volonté, ou à ceux qui blâmeront ma réconciliation avec César, lorsqu'ils n'ont point eux-mêmes hésité à se réconcilier avec celui qui n'était pas moins leur ennemi que le mien.

FIN DE L'OUVRAGE

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