Cicéron

Caton l'Ancien ou

Dialogue sur la Vieillesse

ADRESSÉ
A TITUS POMPONIUS ATTICUS.

PUBLIÉ PAR CL. F. PANCKOUCKE

1840

Chapitre 1, Chapitre 2, Chapitre 3, Chapitre 4, Chapitre 5, Chapitre 6, Chapitre 7, Chapitre 8, Chapitre 9, Chapitre 10, Chapitre 11, Chapitre 12, Chapitre 13, Chapitre 14, Chapitre 15,Chapitre 16 Chapitre 17, Chapitre 19, Chapitre 20, Chapitre 21, Chapitre 22, Chapitre 23.

I. Si domptant ce chagrin dont l'excès te consume, Je parviens à calmer ton esprit inquiet, Si je puis de tes maux adoucir l'amertume, Quel sera, cher Titus, le prix de ce bienfait ?(1) Je puis vous adresser les vers qu'adresse à Flamininius Ce poète indigent, mais rempli de vertu (2)
Je sais pourtant que vous n'êtes pas, comme Flamininus, Dévoré nuit et jour de votre inquiétude. Je connais votre modération et votre égalité d'âme, et je n'ignore pas qu'avec le surnom d'Atticus vous avez aussi rapporté d'Athènes la douceur et la sagesse. Il est cependant des choses, du moins je le soupçonne, qui par moments vous pénètrent, ainsi que moi, de la plus sensible douleur (3): voilà ce qui exigerait de puissantes consolations; mais il faut les ajourner. Aujourd'hui je vous envoie seulement quelques réflexions sur la vieillesse.

(1) Ces vers sont adressés à Titus Quinctius Flamininus, consul l'an 198 avant J.-C. C'est lui qui alla demander à Prusias de lui livrer Annibal. Caton flétrit, pendant, sa censure, L. Quinctius Flamininus, frère de Titus.

(2) Ennius.

(3) Ce passage désigne ou la domination de Jules César, ou les troubles qui suivirent sa mort, durant lesquels Marc-Antoine exerça une grande influence sur le peuple et le sénat.

Déjà elle s'appesantit sur nous, ou du moins elle approche (1), et je veux alléger pour vous, ainsi que pour moi, ce fardeau des ans qui nous est commun. Je sais bien que vous le supportez et le supporterez toujours avec une sage résignation, comme tous les accidents de la vie; mais puisque je voulais faire un traité, sur ce sujet, n'est-ce pas à vous que je devais l'offrir, comme un bien dont nous jouirions en commun? La composition seule ,en a été si agréable pour moi, qu'elle a fait disparaître à mes yeux toutes les incommodités de la vieillesse, et lui à même prêté de la douceur et de l'attrait. On ne saurait donc assez louer la philosophie, puisqu'en écoutant ses leçons on peut traverser sans chagrin toutes les époques de la vie. Mais j'ai déjà parlé plus d'une fois et je. parlerai plus d'une fois encore de ses autres bienfaits : le livre que je vous envoie ne roule que sur la vieillesse. Ici ce n'est pas Tithon? qui développe le sujet, comme dans Ariston de Chio : j'aurais craint qu'un personnage fabuleux n'inspirât trop peu de confiance. J'ai choisi Caton l'Ancien, afin de donner plus de poids à mes paroles. Je suppose que Lélius et Scipion s'adressent à lui, et s'étonnent de la facilité avec laquelle il supporte la vieillesse : Caton leur répond. Peut-être trouverez-vous dans ses discours (2) plus d'ornements qu'il n'en mettait dans ses ouvrages : vous l'attribuerez à l'étude de la littérature grecque, que sur la fin de sa vie il cultivait, comme on sait, avec tant d'ardeur. Mais laissons parler Caton : il va vous exposer tout ce que je pensé de la vieillesse.

II. SCIPION. J'admire bien.souvent avec Lélius la supériorité de votre sagesse en toutes choses ; mais ce qui nous étonne le plus, c'est de n'avoir jamais vu que la

(1) Cicéron avait alors soixante-trois ans; Atticus soixante-six.

(2) Caton le Censeur avait beaucoup écrit. On avait de lui des harangues, un traité de l'art militaire, des lettres, une histoire en sept livres, intitulée les Origines. Son traité de Re Rustica existe encore, et fait partie du recueil intitulé : Rei rusticoe scriptores. On a de plus sous son nom un recueil de distiques moraux , reconnu pour apocryphe.

vieillesse vous fût à charge, tandis qu'elle semble insupportable à la plupart des hommes, et qu'à les entendre eèst pour eux un fardeau plus pesant que l'Etna.CATON. Ce qui vous étonne tous deux ne suppose pas cependant un effort bien pénible. Tous les âges sont à charge quand, on ne trouve en soi-même aucune ressource pour vivre heureux ; quand, au contraire, on cherche tous ses biens dans son propre coeur, on ne saurait regarder comme un mal ce que la nature a fait inévitable, et la vieillesse est une de ses premières lois. Tous souhaitent d'y parvenir; tous l'accusent, dès qu'ils y sont parvenus : tant il y a en nous de contradiction, de sottise et d'extravagance! Vous dites que la vieillesse est venue vous surprendre plus vite que vous ne pensiez; mais qui vous défendait de penser juste? A-t-elle pu succéder plus rapidement à la jeunesse que la jeunesse à l'enfance? Croyez -vous en outre qu'elle vous paraîtrait moins dure à l'âge de huit cents ans qu'à celui de quatre-vingts? Quelque long que fût le temps qui la précède, une fois écoulé, pourrait-il adoucir les regrets d'un vieillard insensé? Si donc vous admirez la sagesse de Caton (et plut.au ciel qu'elle répondît à l'idée que vous en avez et au surnom que je porte (1)! ), sachez qu'elle consiste à suivre Ja nature comme le meilleur des guides, et à lui obéir.comme à la voix d'un dieu 10. Il n'est pas probable qu'après avoir disposé avec tant de soin lés autres parties dé la vie, elle en ait négligé le dernier acte, comme un poète impuissanl. Mais, enfin,il fallait bien que l'existence, eût son dernier période, comme les fruits des arbres et de la terre.qui.se fanent;et qui tombent, quaud ils ont atteint leur point de maturité.

(1) Celui de Sage.

Le sage doit s'y soumettre de bonne grâce ; car n'est-ce pas imiter lesgéans révoltés contre les dieux, que de s'opposer à la nature? LÉLIUS. Eh bien donc, Caton, comme nous espérons, comme nous souhaitons du moins.d'arriver à la vieillesse, vous nous ferez un grand plaisir, j'en suis garant pour Scipion, si vous nous enseignez longtemps d'avance.à supporter facilement lé poids des années. CATON. Je suis prêta le faire, Lélius, surtout si c'est vous plaire à tous deux, ainsi que, vous me l'assurez. SCIPION. Oui, Caton, comme si vous aviez achevé un long voyage que nous soyons près d'entreprendre, daignez nous décrire le point de la route où vous êtes, parvenu .

III. CATON. Je vais essayer de vous satisfaire. J'ai souvent entendu les murmures des vieillards comme moi; car, selon l'ancien proverbe, qui se ressemble s'assemble. J'ai entendu C- Salinator et Sp. Albinus, personnages consulaires et à peu près de mon âge, regretter, et d'être privés des plaisirs sans lesquels'ils comptaient la vie pour rien, et d'être négligés par ceux qui les courtisaient autrefois. Mais je crois qu'ils n'en accusaient pas ce qu'il fallait en accuser : si c'était la faute de la vieillesse, nous en éprouverions autant, moi et tous les autres vieillards. J'en ai pourtant connu beaucoup qui ne se plaignaient jamais, qui né regardaient pas comme un malheur d'être délivrés de l'esclavage des passions, et que leurs amis ne dédaignaient pas. Si l'on. se plaint, c'est le tort des moeurs., et non pas de l'âge. La douceur, l'indulgence, l'affabilité, peuvent faire supporter la vieillesse; avec un caractère difficile et insociàble, on est malheureux à tout âge. LÉLIUS. Cela est vrai, Caton; mais ne peut-on pas vous répondre que ce qui vous fait paraître la vieillesse moins dure c'est votre crédit, voire rang, vos richesses, et que tout le mionde.ne peut pas avoir les mêmes avantages? CATON.
C'est sans doute quelque chose, Lélius; mais ce n'est pas tout. Un homme de l'île de Sériphe, qui se querellait avec Thémistocle, lui reprochait de devoir sa gloire à son pays et non à lui-même; et Thémistode lui fit, dit-on, cette réponse : Si j'étais Sériphien, j'avoue que je n'aurais pu devenir illustre; mais toi, tu resterais obscur quand même tu serais Athénien. On peut en dire autant de la vieillesse.Dans l'extrême pauvreté, elle ne saurait être légère, même pour le sage; mais, elle est insupportable pour l'insensé, jusque dans le sein de l'opulence. Les meilleures armes de la vieillesse, ce sont les lettres et la pratique des vertus. Cultivées dans tout le cours d'une longue el laborieuse carrière, elles donnent des fruits merveilleux, non seulement parce qu'elles ne nous abandonnent jamais, pas même aux derniers jours de l'existence, ce qui est déjà un avantage inappréciable, mais encore parce qu'il n'y a pas de plus grand bonheur que la conscience d'une vie passée dans la vertu et le souvenir de ;tout le bien qu'on a fait.

IV. Je m'attachai autrefois à Q. Maximus (1), qui reprit Tarente. J'étais jeune , et je l'aimais dans sa vieillesse comme s'il eût, été de mon âge : c'est que chez lui la gravité était tempérée par des manières'affables, et que les années n'avaient point altéré son caractère.

(1) Fabius qui fut cinq fois consul et une fois dictateur. Dans la deuxième guerre punique, il releva la fortune de Rome après la défaite de Thrasymène. Il avait résolu de ne rien donner au hasard ; et il laissait l'ennemi se consumer lui-même et s'épuiser sans combat, ce qui lui fit donner le surnom de Cunctator « Temporiseur. » Ce fut sur Annibal qu'il reprit Tarente.

Il est vrai que lorsque je commençai à cultiver son amitié, il n'avait' pas encore tout-à-fait atteint l'extrême vieillesse : cependant il était déjà assez avancé en âge; car il avait été consul pour la première fois un an après ma naissance, et il l'était pour la quatrième lorsque je le suivis à Capoue, afin d'y faire mes premières armes. Cinq ans après (1), je partis encore avec lui pour Tarente, en qualité de questeur. Je devins ensuite édile, et préteur quatre ans plus tard. Ce fut sous le consulat de Tuditanus et de Cèthegus que j'exerçai cette dernière magistrature. Maximus, alors très-vieux,, appuyait la loi Cincia sur les présents (2); chargé d'années, .il faisait la guerre avec tout le feu de la jeunesse, et n'en savait pas moins, par son impassible réserve, amortir la fougueuse impétuosité d'Annibal.

(1) On soupçonne beaucoup d'allérations dans tout ce passage, qu'il est difficile de concilier avec les chronologies des.historiens.

(2) L'an de Rome 55o, M. Cincius, Iribim du peuple, fit porter une loi contre l'abus des présents que les patrons exigeaient de leurs cliens. Cette loi était conforme aux anciens usages romains qui établissaient, pour les patriciens, seuls dépositaires du secret de la jurisprudence, l'obligation gratuite de défendre en justice les intérêts des plébéiens; mais le nouvel état de la jurisprudence romaine devait rendre une pareille loi injuste et inapplicable. On peut consulter, sur la loi Cincia, ce qu'en disent Silius et Suilius, dans Tacite, Ann., xi, ch. 5 et suivants.

C'est de lui qu'Ennius, mon ami, a fait ce bel éloge:" Dans ses sages lenteurs il trouva la victoire ;seul il sut mettre un terme à nos affreux malheurs.
Il sauva les Romains en bravant leurs clameurs. Et notre ingratitude éternise sa gloire." Que d'activité; que de prudence ne dép|oya-t-il pas au siège de Tarente ! J'étais présent lorsque Salinator, qui, après avoir laissé prendre la ville, s'était retiré dans la citadelle, vint lui-dire avec orgueil : « C'est à moi que vous devez d'avoir recouvré Tarente. J'en conviens, répondit Fabius en riant ; car si vous ne l'aviez d'abord perdue, je ne l'aurais pas reprise. » Il n'était pas moins supérieur sous la toge que dans les camps. Durant, son deuxième consulat, sans être secondé de son collègue Carvilius,il résista de toute son énergie à Flaminius, tribun du peuple, qui, malgré l'autorité du sénat, partageait par têt.e les terrés de la Gaule et du Picenum; et il osa dire, alors qu'il était augure, que lès auspices sont toujours -favorables quand on sert la république et toujours sinistres quand on agit contre elle. Je connais de ce grand hotnmè une foule de traits mémorables ;mais le plus digne d'admiration, c'est la manière dont il supporta la mort de son fils Maximus (1), homme illustre et personnage consulaire. Au reste, son éloge funèbre est entre les mains de tout le monde ; et quand on le lit, quel est le philosophe qui ne nous paraisse.au dessous de lui? Mais ce n'était/pas seulement en public et sous les yeux de ses concitoyens qu'éclatait sa supériorité ; il était peutêtre plus grand, encore dans l'interieur de sa maison.

(1) Quintus Fabius Maximus, fils de Quintus Fabius Maximus Verrucosus, fut consul l'an 113 avant J.-C.

Quelle conversation! quelles maximes! quelle connaissance de l'antiquité ! quelle science.du droit des augures ! Pour un Romain, il était aussi très-versé dans la littérature. Sa mémoire embrassait tout; les guerres étrangères comme les guerres nationales, je ne pouvais me lasser de l'entendre :on eût dit que je pressentais ce qui est arrivé, depuis, qu'après sa mort, je n'aurais plus personne dont les discours me servissent de leçons.

V. Pourquoi tant de détails sur Fabius ? pour vous montrer qu'il n'est pas permis de soutenir qu'une pareille vieillesse ait été malheureuse. J'avoue, il est vrai, que tous les hommes ne sont pas des Scipions et des Fabius, et ne peuvent se rappeler comme eux des villes prises, des combats sur terre et sur mer, des guerres dirigées, des triomphes obtenus. Mais une vie calme, pure et employée.avec goût, conduit aussi à une vieillesse douce et paisible. Telle fut, comme on sait, celle de Platon, qui mourut, la plume à la main, à l'âge de quatre-vingt-un ans. Telle fut celle de Socrate qui composa, comme il nous l'apprend lui-même, son Panathénaïque à quatre-vingt-quatorze ans, et qui vécut encore cînqans. Son maître Gorgias le Léontin (I) vécut jusqu'à cent sept ans accomplis, sans avoir jamais interrompu ses études et ses travaux.

(1) Orateur célèbre , surnommé le Léontin, parce qu'il était de Léonlium, ville de Sicile. Il avait été disciple d'Empédocle. L'an 417 avant J.-C, il fut député par sa patrie vers les Athéniens, chez lesquels il professa la rhétorique. Il improvisait'avec une grande facilité ; mais c'était plutôt de la déclamation que de l'éloquence.

On lui demandait comment il pouvait consentir à vivre si longtemps : « Je ri'ai aucun sujet, dit-il, de me plaindre de la vieillesse. » Belle réponse, et digne d'un esprit éclairé! Les insensés, au contraire, accusent la vieillesse; mais ce sont leurs propres torts qu'ils lui imputent. Ennius, dont je vous parlais tout à l'heure, était bien loin de les imiter. "Tel, plein du souvenir de sa vigueur antique, Un généreux coursier, vainqueur de ses rivaux, Après avoir foulé la poussière olympique Goûte en ses derniers jours les douceurs du repos." Il compare ainsi sa vieillesse à celle d'un coursier intrépide et victorieux. Mais vous-mêmes, vous devez vous rappeler parfaitement, ses dernières années; car il n'y avait que dix-neuf ans qu'il était mort quand on a élu nos consuls actuels T. Flamininus et M. Acilius (1). Il cessa de.vivre sous le deuxième consulat de Philippe, qui avait Cépion pour collègue. J'avais alors soixante cinq ans, et je trouvai encore assez de voix et de poumons pour faire passer la loi Voconia (2). Ennius atteignit sa soixante-dixième année, et, à cet âge, il supportait facilement ce qu'on regarde comme les deux plus grands fardeaux de l'existence, la vieillesse et la pauvreté : il semblait presque en faire ses délices.

(1) Cet entretien est donc censé avoir eu lieu l'an 15o avant J.-C.

(2) L'an 174 avant J.-C., Q. Voconius Saxa, tribun du peuple, proposa une loi qui défendait à quiconque aurait fait inscrire son nom dans le rôle des citoyens de Rome, depuis la censure d'Aul. Postumius et de Q. Fulvius, d'instituer pour héritière aucune fille ou femme, et qui défendait aussi qu'aucune fille ou femme pût jamais recevoir d'aucune succession au delà de cent mille sesterces.

En y réfléchissant, je trouve quatre motifs, qui font redouter la vieillesse : le premier, c'est qu'elle nous interdit le soin des affaires le second, qu'elle affaiblit le corps; le troisième, qu'elle nous prive de presque toutes les. jouissances;.le quatrième, qu'elle touche à la mort. Cherchons donc, si vous voulez, ce que chacun de ces reproches;a de valeur et de fondement.

VI. La vieillesse .nous interdit les affaires, Quelles affaires? Celles qui exigent les forces de la jeunesse? n'y en a-t-il donc point qui soient propres aux vieillards, et dont l'esprit puisse se charger, même dans un corps affaibli? Fabius ne faisait donc rien, ni Paul-Emile, votre père, Scipion , et le beau-père de mon excellent fils ? Les autres vieillards, les Fabricius, les Curius, les Conrucanius, ne faisaient donc rien lorsqu'ils soutenaient la république par leur.sagesse et par l'ascendant de leur vertu ? Appius Claudius était vieux, et de plus aveugle. Cependant, lorsque le sénat s'inclinait à voter la paix et à conclure un traité avec Pyrrhus, ce fut lui qui eut le courage de faire entendre ces paroles qu'Ennius a reproduites en vers : "Quel projet insensé, quelle indigne faiblesse Démentent en ce jour votre antique sagesse ?" Tout ce qui suit est de la plus grande vigueur, et vous connaissez le poëme. D'ailleurs, la harangue d'Appuis existe encore, il la prononça dix-sept ans après son deuxième consulat; dix années s'étaient déjà écoulées depuis le premier, et il avait été censeur auparavant. Il faut donc en conclure qu'il était extrêmement âgé lors de la guerre contre Pyrrhus, et c'est aussi ce que nous tenons de nos pères. Ainsi, l'on a tort de soutenir que la vieillesse ne prend plus part aux affaires. C'est comme si l'on.disait que le pilote ne fait rien dans un vaisseau, parce qu'assis à la poupe, il tient tranquillement le gouvernail, tandis que les autres grimpent aux mâts ,manoeuvrent sur le tillac ou vident la sentirië. Que la vieillesse ne fasse pas ce que font les jeunes gens, nous en convenons ; mais combien ses fonctions sont plus utiles et plus impartantes.! Ce n'est pas par la force, les brusques saillies et l'agilité du corps que s'exécutent les grandes choses ; c'est par la prudence, l'autorité des lumières, la sagesse des décisions; et, loin de perdre ces avantages,l la vieillesse en jouit plus complètement. Suis-je donc dans l'inaction parce que j'ai cessé de porter les armes, après avoir fait différentes campagnes, comme soldat, tribun, lieutenant et consul? Si je ne fais plus la guerre moi-même, j'indique au sénat quand et comment il faut la faire. Je la déclare dès à présent à Carthage, qui.nourrit depuis long-temps de pernicieux desseins, et que je ne cesserai de redouter que quand je la saurai anéantie. Puissent les dieux immortels vous réserver cette palme, cher Scipion., afin que vous acheviez l'ouvrage commencé par votre aïeul! Voilà trente-trois ans qu'il est mort; mais tous les âges garderont sa mémoire. Il mourut un an avant que je fusse nommé censeur, neuf ans après mon consulat, sous lequel, il avait lui-même été créé consul pour la seconde fois. Mais s'il lui eût été donné de prolonger sa vie jusqu'à cent ans, croyez-vous qu'il le regrettât aujourd'hui? Sans doute il ne pourrait plus courir, sauter, combattre de loin avec le,javelot, ou de près avec l'épée; niais il aurait encore l'expérience, les lumières et le jugement. Il faut bien que ce soit là le partage de la vieillesse, sans quoi nos ancêtres n'auraient pas donné au conseil suprême le nom de sénat. Chez les Lacédémoniens, les magistrats sont des vieillards et en portent le titre. Parcourez l'histoire des nations étrangères, vous.y verrez que ce sont les jeunes gens qui ont renversé les plus grandes républiques et les vieillards qui les ont soutenues et rétablies. Qui donc a pu détruire En un si court espace un si puissant empire? Que l'on fasse cette demande, comme dans la pièce de Névius (1), et l'on ne manquera pas de répondre, entre autres choses : - De jeunes insensés, de nouveaux orateurs
Ont été de nos maux les funestes auteurs. C'est qu'en effet on est téméraire dans la fleur de l'âge, et qu'on devient sage en vieillissant.

(1) Névius. Cneius Névius, l'un des plus anciens poètes comiques latins, fit représenter ses premières pièces vers l'an 519 de la fondation de Rome. Il servit dans la première guerre punique et composa un poème historique sur ce sujet. Cicéron en parle avec estime, de Claris Orat., c. xxix.

VII. Mais la mémoire s'affaiblit. Oui, elle s'affaiblit, si vous ne l'exercez pas, ou si elle est naturellement paresseuse. Thémistocle savait les noms de tous ses concitoyens : croyez-vous qu'une fois avancé en âge, il lui arrivât souvent de donner a Aristide le nom de Lysimaque? Moi, je connais non-seulement mes contemporains, mais encore leurs pères et leurs aïeux. Je lis sans crainte les épitaphes, et cette lecture, qui ôte, dit-on, la mémoire, ne fait que me rappeler celle des morts. Jamais je n'ai ouï-dire que des vieillards eussent oublié l'endroit où ils avaient enfoui leur trésor (1) ; ils se rappellent tout ce qui les intéresse, quand viendra le moment des échéances, quels sont leurs débiteurs et leurs créanciers. Faut-il parler des vieillards jurisconsultes, pontifes, augures, philosophes? Quelle excellente mémoire n'ont-ils pas ! Les forces de l'esprit survivent aux années, pourvu qu'on ne renonce pas à l'application et au travail ; et cela, non-seulement au sein de l'éclat et des honneurs, mais encore dans le calme de la vie privée.

(1) «Il m'est advenu plus d'une fois d'oublier où j'avois caché ma bourse, quoi qu'en dise Cicéron. » C'est ainsi que parle Montaigne (Essais, liv. 11 ,.cli. 17). La saillie est agréable; mais, pour être juste, il faut, reconnaître qu'elle ne prouve rien contre Cicéron. Montaigne et d'autres peuvent bien oublier où ils ont caché leur bourse ; mais il s'agit ici des vieillards qui enfouient leur trésor, et il est bien certain que l'avarice, portée jusque-là, eut toujours une excellente mémoire.

Sophocle composa des tragédies jusqu'à la dernière vieillesse; et comme cette occupation semblait lui faire négliger ses intérêts domestiques, ses fils le citèrent en justice, demandant qu'on lui ôtât, comme à un homme tombé en enfance, la direction de ses affaires et de son bien, de même qu'on l'ôte chez nous pour cause d'incapacité. Le vieillard tenait, dit-on, en ce moment, son Oedipe à Colone, qu'il venait d'achever : il le lut à ses juges, et leur demanda s'ils pensaient que ce fût là l'ouvrage d'un homme tombé en enfance. Il fut acquitté sur le champ par la décision du tribunal. Est-ce donc Sophocle, est-ce Homère, Hésiode, Simonide, Stésichore, dont la vieillesse a paralysé les facultés ? Est-ce Isocrate et Gorgias, dont j'ai parlé,ou les princes des philosophes, Pythagore, Démocrite, Platon, Xénocfate, et, après eux, Zenon, Cléanthe et Diogène le Stoïcien (1), que vous-mêmes avez vu à Rome?

(1) On le nommait aussi le Babylonien, parce qu'il était de Séleucie, près de Babylone. Il était disciple de Chrysippe. Les Athéniens le députèrent à Rome, avec Carnéades et Critolaiis, l'an 155 avant J.-C. Il mourut à quatre-vingt-huit ans.

Tous ces grands hommes n'ont-ils pas conservé l'activité de l'âme aussi long-temps que l'existence? Mais, sans parler de ces occupations sublimes, je puis vous citer dans le pays sabin des Romains agricoles, mes voisins et mes amis, qui ne laissent presque jamais faire sans eux aucun travail important, comme semer, récolter, serrer les fruits, Cela se conçoit néanmoins; car, quelque vieux que l'on soit, on espère toujours atteindre le bout de l'année. Mais ils font plus, ils se livrent à des travaux dont ils sont sûrs de ne pouvoir jouir. L'arbre qu'ils ont planté grandit pour leurs neveux, comme dit notre Statius (1) dans les Sjnéphebes.

(1) Poète comique, contemporain d'Ennius. Il était né esclave ainsi que Térence, et mourut l'an 166 avant J.-C. Le mot de synephebi veut dire jeunes gens de même âge. Ménandre avait composé une pièce sous ce titre.

Et qu'on demande au plus vieux cultivateur, pour qui il plante, il répondra sans hésiter : « Pour les dieux immortels, qui veulent que je transmette à mes enfâns ce que j'ai reçu de mes aïeux.»

VIII. Le passage de Cécilius (Statius) que nous venons de citer, et où il nous représente un. vieillard étendant sa prévoyance sur l'avenir, vaut mieux que celui-ci du même poète :
Vieillesse, à plus d'un titre on t'appelle ennemie;
Trop justement maudite, hélas! quand ton seul tort .
Serait de nous montrer, en prolongeant la vie,
Cent choses dont la vue est pire que la mort..
Mais il est aussi des choses que la vieillesse voit avec plaisir; et quant à celles qu'on ne voudrait pas, voir, la jeunesse en a sa part. Ce même Cécilius altère encore plus la vérité quand il dit :
Des maux de la vieillesse .
Le plus triste est de voir que l'on déplaît sans cesse. Au contraire on plaît; si dans ces dernières années le sage aime les jeunes gens d'un heureux naturel, si leur vénération et leur attachement diminuent pour lui le poids de l'âge, ce n'est pas avec moins d'empressement que la jeunesse vient, puiser le goût de la vertu dans les préceptes des vieillards; et il me semble que vous vous plaisez avec moi, comme je me plais avec vous. Mais vous voyez du moins qu'il s'en faut bien que la vieillesse soit languissante et sans activité. Oui, elle est laborieuse, elle agit, elle médite sans cesse, toujours fidèle à ce qui fut le goût et l'occupation des autres âges. Que dis-je? elle acquiert aussi de nouvelles connaissances. Nous avons des vers où Solon se glorifie de vieillir en apprenant chaque jour quelque chose. Moi-même, c'est sur la fin de ma carrière que j'ai commencé à étudier les auteurs grecs : je voulais connaître les sources d'où je tire aujourd'hui nies exemples; et il semblait, à mon avidité, que j'eusse à étancher une soif allumée depuis longtemps. J'ai appris que Socrate s'adonna de même à la musique; je l'étudierais aussi avec plaisir, puisque les anciens l'éludiaient; mais, du moins, je me suis livré avec ardeur à la culture des lettres.

IX. Passons maintenant au second défaut qu'on reproche à la vieillesse, l'affaiblissement dû corps. J'avoue que, malgré mon âge, je n'envie pas plus aujourd'hui la vigueur d'un jeune homme, que je n'enviais dans ma jeunesse celle d'un taureau ou d'un éléphant. Il faut se servir de ce qu'on a , et tout faire suivant ses forces. Y a-t-i.l rien, de plus méprisable que le mot de Milon de Crotone? Sur la fin de sa vie, voyant un jour les athlètes s'exercer dans la lice, il se mit, dit-on, à contempler ses bras, et s'écria en pleurant: «Hélas! les miens sont morts. » insensé, c'est toi-même qui n'es plus, toi qui n'as jamais dû ta célébrité qu'à tes reins et à tes bras! Sex. Élius ne fit jamais entendre une plainte semblable, ni anciennement T. Coruncanius, ni de nos jours P. Crassus (1), ces illustres interprètes des lois, qui conservèrent leur sagesse et leurs lumières jusqu'au dernier soupir.

(1) P. Crassus (Licinius), jurisconsulte romain, fut créé souverain pontife l'an I3I avant J.-C. —- Sextus Elius fut consul l'an 198, et T. Coruncanius l'an 280 avant J.C. Cicéron fait mention d'Élius dans d'autres endroits. Coruncanius fut le premier qui professa publiquement le droit : auparavant, les hommes de lois se bornaient à donner des consultations chez eux.

Quant.à l'orateur, je crains, je l'avoue, qu'il ne faiblisse en vieillissant. C'est un métier où l'esprit ne suffit pas, et qui veut des poumons et de la vigueur. II arrive quelquefois (1), sans que je puisse dire comment, que la voix demeure éclatante et sonore dans la vieillesse; la mienne l'est encore et pourtant vous voyez mon âge.

(1) Le sens de tout ce passage ne se saisit pas du premier coup d'oeil, et demande quelques développemens. Caton, par une sorte de concession, avoue qu'en vieillissant l'orateur peut déchoir, et il en donne les motifs. «Toutefois, ajoute-t-il, on pourrait dire que cela n'arrive pas indistinctement à tous les vieillards ; quoique l'effet ordinaire de l'âge soit d'affaiblir l'organe de la parole, il advient parfois qu'il se conserve malgré les années, et j'en suis moi-même une preuve. Mais, comme il est ici question de la vieillesse en général, et non pas de quelques exceptions, je ne puis tirer aucun argument, en faveur de mon propos, de ces cas fortuits dont je vous parle. Or, tous les autres vieillards, qui n'ont pas le même bonheur que moi, seront-ils donc privés de la faculté de se faire écouter avec plaisir? Non, parce qu'on n'attend pas d'un vieillard une voix éclatante, une voix de jeune homme; parce qu'il suffit que son langage soit posé, ses expressions choisies, etc. » De cette manière, les pensées s'enchaînent et se succèdent dans un ordre naturel et lucide; et c'est,je crois, le seul moyen d'interpréter ce passage à la satisfaction des esprits justes. La phrase sed tamen, etc., me semble, par sa construction même, solliciter l'application que j'en donne. Si decorus, quietus et remissus étaient trois épithètes de même ordre et de même valeur, il est bien probable que la phrase aurait été disposée autrement. Mais Cicéron, en mettant decorus au commencement, et en rejetant les deux autres adjectifs à la fin, fait sentir l'intention de sa pensée : Est decorus sermo senis, « le langage du vieillard est agréable, » quietus et remissus, « quand il est calme et facile, quand il y règne de la douceur et de l'abandon. »

Mais,à part même ces exemples, le langage d'un vieillard n'a besoin pour plaire que d'être calme et facile, et, chaque jour, l'homme instruit qui parle avec élégance et avec douceur se fait écouter en dépit des années.Fût-on privé de cet avantage, on pourrait encore donner des préceptes à Scipion et à Lélius; et quoi de plus délicieux qu'une vieillesse doucement occupée, à l'instruction des jeunes gens qui se pressent autour,d'elle? Nous lui laisserons au moins la force d'éclairer ces âmes neuves, de les former, de les disposer à la pratique de tous les devoirs ; or, fut-il jamais de plus belles fonctions? Cn. et P. Scipion, ainsi que vos deux aïeux L. Emile et P. l'Africain, me semblaient heureux dans leur vieillesse, entourés comme ils l'étaient déjeunes patriciens; et quand on peut enseigner aux autres la vertu, on n'est jamais à plaindre, même lorsque, les forces, ruinées par l'âge, vous ont abandonné. Ajoutons que cet épuisement doit bien plus souvent s'imputer aux vices de la jeunesse qu'à la vieillesse même. Ce sont les jeunes gens iritempérans et débauchés qui font les vieillards sans vigueur. Dans Xénophon, Cyrus, extrêmement âgé, prononce avant de mourir un discours où il proteste ne s'être jamais senti plus faible dans sa vieillesse que dans ses jeunes années. J'ai vu dans mon enfance L. Metellus, qui, ayant été nommé grand pontife quatre ans après son deuxième consulat, exerça cette dignité pendant vingt-deux ans; et je me souviens qu'au dernier terme de sa carrière, telle était sa vigueur, qu'il n'avait nullement à regretter sa jeunesse. Je ne crois pas nécessaire de, vous parler de moi ; c'est cependant là un des caractères et un des privilèges de mon âge.

X. Voyez Nestor dans Homère : il vante sans cesse ses propres vertus ; mais il avait déjà vécu deux âges d'homme, et voilà ce qui lui permettait de s'adresser à lui-même de flatteuses vérités, sans craindre qu'on accusât sa vanité ou l'intempérance de sa langue. Ses discours, comme dit Homère, coulaient de ses lèvres plus doux que le miel. Ce charme d'éloquence n'avait nul besoin des forces physiques; et cepeudant le chef des Grecs souhaitait, non pas dix Ajax, mais dix Nestors, sûr qu'avec eux Troie serait bientôt détruite. Maintenant j'en reviens-à moi. J'en suis dans ma quatre-vingt-quatrième année, et je voudrais, bien pouvoir en dire autant que Cyrus ; mais je dois convenir que je n'ai plus la même force qu'autrefois, lorsque j'étais soldat dans la guerre punique, questeur dans la même guerre, consul en Espagne; ou lorsque, quatre ans plus tard, je combattais aux Thermopyles comme tribun militaire, sous le consulat de M. Acilius Glabrion : vous voyez néanmoins que la vieillesse ne m'a pas entièrement affaibli et abattu; le sénat, la tribune, mes amis, mes cliens, mes hôtes ne m'ont point encore vu manquer de force. Je n'ai jamais approuvé ce vieux proverbe tant vanté, qui prescrit d'être vieux de bonne heure, si l'on veut l'être longtemps. Je préfère une courte vieillesse à une vieillesse anticipée, et nul n'a jamais voulu me parler d'affaires, qu'il ne m'ait trouvé disposé à l'entendre. Je n'ai pas vos forces, direz-vous ; mais vous-mêmes vous n'avez pas celles du centurion T. Pontius : cela vous met-il au dessous de lui? Si l'on sait faire usage des forces qu'on possède , et les employer toutes au besoin, certes on n'aura rien à. regretter. On raconte qu'aux jeux Olympiques, Milon parcourut le stade avec un boeuf vivant sur ses épaules; Or, que choisiriez-vous d'une pareille force corporelle, ou de la force d'esprit de Pythagore? Tant que vous avez la vigueur physique, jouissez-en, une fois disparue, ne la regrettez pas. Autrement, il faudra regretter l'enfance dans la jeunesse, et la jeunesse dans un âge plus avancé. Le cours de la vie est régulier; la marche de la nature est simple et uniforme. Chaque saison de l'existence a son rang prescrit; et la faiblesse de l'enfance, l'audace.de la jeunesse, la gravité de l'âge viril, la maturité des vieillards, sont comme autant de fruits que la nature fait éclore, et qu'on doit cueillir en leur temps. Je suppose, Scipion, que vous savez quel est encore à quatre-vingt-dix ans le genre de vie de Massinissa. (1), l'hôte de votre famille.

(1) Ce roi numide avait d'abord été l'ennemi des Romains. Mais, après la défaite d'Asdrubal, le premier Africain,ayant trouvé un neveu de Masinissa parmi les prisonniers, le lui renvoya comblé de présens ; dès-lors il devint l'allié des Romains et l'ami de Scipion. En mourant, il fit prier le second Africain, qui figure dans notre dialogue, de venir partager ses états entre ses enfans.

S'il se met en route à pied, il ne monte pas un seul instant à cheval; s'il part à cheval, il n'en descend plus. Point de pluie, point de froid qui l'oblige à se couvrir la tête. Son corps est sec et dispos ; et il suffit ainsi à toutes les obligations et à tous les soins de la royauté. On peut donc, par l'exercice et la tempérance, conserver dans ses dernières années quelque chose de son ancienne vigueur.

XI. La vieillesse,n'a,point dé forces? Mais on n'en exige pas non plus de sa part, et à mon âge on est exemple par l'usage et par les lois de toutes les charges où la vigueur du corps est indispensable. Ainsi donc nos obligations, bien loin d'excéder nos forces, ne les égalent seulement pas. Il y a, dira-t-on, des vieillards si faibles, qu'ils ne peuvent satisfaire à, leurs devoirs, ni aux plus simples obligations de la vie : mais ce défaut n'est point particulier à la vieillesse; il est commun à tous les mauvais tempéramens : j'en citerai pour exemple le fils de Scipion l'Africain, qui vous a adopté. Vit on jamais constitution plus débile ? que sa santé était délicate ! Disons mieux, il n'en avait pas. Sans cela, il aurait été à son tour le flambeau de l'état; car il joignait à la grandeur d'âme de son père un plus riche fonds de connaissance. Qu'on ne s'étonne donc plus des infirmités de quelques vieillards, puisque la jeunesse même ne peut pas toujours y échapper. On doit, mes amis, lutter contre la vieillesse, en contre-balancer les défauts à force de soins, et la combattre comme une maladie. Pour cela, soignons notre santé, livrons- nous à un exercice modéré, prenons de nourriture ce qu'il"en faut pour réparer les forces, et gardons-nous de l'excès qui les détruit. Et ne donnons pas nos soins au corps seulement : l'esprit et le coeur les réclament bien plus encore. Si on ne les entretient, ils s'éteignent eux-mêmes par la vieillesse, comme une lampe où l'on négligerait de verser de l'huile. J'ajoute que l'esprit a cela de particulier, que l'exercice et le travail qui épuisent l'activitér vite du corps ne font, au contraire, que redoubler la sienne. Quand Cécilius parle de sots vieillards de comédie, il désigne ceux qui sont crédules, négligeans et sans mémoire; et s'ils ont ces défauts, ce n'est pas parce qu'ils sont vieux, c'est parce qu'ils sont indolens, lâches et endormis. Les jeunes gens sont plus sujets que les vieillards à l'effronterie et au libertinage; cependant ces vices ne se trouvent pas indistinctement dans tous lesjeunes gens ; ils se rencontrent seulement dans ceux qui sont corrompus : eh bien, il en est de même de cette imbécillité de la vieillesse qu'on nomme enfance; elle attaque les esprits sans vigueur, et non tous les gens âgés. Appius avait quatre fils déjà grands, cinq filles, une maison immense, d'innombrables cliens, et il gouvernait tout,cela, quoique vieux et aveugle. Il avait continuellement l'esprit tendu comme un arc, et ne se laissait point engourdir et accabler par la vieillesse. Il exerçait sur les siens, non pas une simple autorité, mais un empire absolu; il était craint de ses esclaves, respecté de ses enfans, chéri de tous, et il maintenait dans sa maison les habitudes et la discipline de nos pères. C'est qu'en effet, si la vieillesse veut être honorée, il faut qu'elle se soutienne elle-même, qu'elle défende ses droits, qu'elle ne sacrifie à personne son indépendance, et qu'elle continue jusqu'au dernier soupir à régner sur tout ce qui l'environne. J'aime dans le jeune homme quelque chose du vieillard, et dans le vieillard quelque chose du jeune homme. En remplissant cette condition, le corps peut vieillir, l'esprit jamais. Je compose dans ce moment le septième livre de mes Origines; je recueille tous les souvenirs de l'antiquité; je mets la dernière main à chacun des plaidoyers mémorables que j'ai prononcés dans ma vie; je travaille sur le droit des augures, sur le droit des pontifes, sur le droit civil; je m'occupe aussi beaucoup de littérature grecque, et enfin j'exerce ma mémoire d'après la méthode des Pythagoriciens, en repassant le soir dans mon esprit ce que j'ai fait, dit ou entendu dire durant la journée. Telles sont les occupations de mon esprit, telle est l'arène où s'exerce mon intelligence; c'est là que travaillant sans repos, je n'ai guère à regretter les forces du corps. Je sers mes amis; je suis assidu au sénat; j'y apporte des projets mûris par de longues et profondes réflexions, et je n'ai besoin pour les soutenir que des forcesde l'esprit. Enfin , quand je serais forcé de garder le lit, ce serait encore un bonheur pour moi de m'occuper en idée de ce que je ne serais plus en état de faire; mais cela n'est pas , grâce à ma vie passée. En consacrant ses jours à l'étude et au travail, la vieillesse arrive sans qu'on s'en aperçoive; l'existence marche insensiblement à son terme, et au lieu de se briser tout à coup, elle s'éteint peu à peu par la longueur même de sa durée.

XII. Nous voici arrivés au troisième motif qui fait accuser la vieillesse, la privation des plaisirs. O précieux bienfait de l'âge, qui nous délivre de ce qu'il y a de pire dans la jeunesse! Ecoutez, mes chers enfans, ce que disait autrefois à ce sujet Archytas de Tarente(1), l'un des plus grands et des plus illustres philosophes : c'est une tradition que j'ai.recueillie dans ma jeunesse à Tarente même, lorsque je m'y trouvais avec Fabius.

(1) Ce philosophe, de la secte de Pythagore, florissait vers l'an 408 avant J.-C. II se distingua également comme géomètre, mécanicien, politique et homme de guerre.

La volupté du corps, disait-il, est le plus mortel des fléaux créés par la nature; l'homme, dans son avidité, en poursuit, la possession avec un aveugle emportement. De là naissent, les trahisons contre la patrie, le renversement des états, les intelligences secrètes avec l'ennemi; enfin, il n'est point de forfait, point d'attentat odieux, que la soif du plaisir ne nous pousse à commettre; et on ne peut imputer qu'à cet appât funeste les adultères et tous les crimes du même genre. Si la raison est le plus bel avantage que la nature où quelque divinité ait accordé à l'homme, la volupté est ce qu'il y a de plus contraire à ce bienfait du ciel. Les désirs, une fois.maîtres du coeur, n'y laissent plus de place à la modération, et la vertu ne peut s'établir où règne la volupté. Pour mieux s'en convaincre, Archytas voulait qu'on se figurât un homme dans le plus vif transport de volupté sensuelle que l'on puisse goûter. Il était, selon lui, évident pour tout le monde, que tant que cet état durerait, toute fonction de l'esprit, toute opération du jugement et de.la pensée serait suspendue, et il en concluait que le plaisir des sens est le plus funeste des poisons, puisqu'en augmentant sa force et en prolongeant sa durée, il peut éteindre entièrement le flambeau de l'intelligence : telles étaient les réflexions d'Archytas, en conversant avec le Samnite C. Ppnlius, dont le fils vainquit à la journée des Fourches Caudines les consuls Sp. Postumius et T. Veturlus. Le tout m'a été rapporté, par mon hôte Néarque de Tarente, qui avait persévéré dans l'alliance du peuple romain : il disait le tenir des vieillards, qui l'avaient précédé, ajoutant que l'Athénien Platon avait assisté à l'entretien , et j'ai trouvé en effet que ce philosophe était venu à Tarente, sous le consulat de L. Camille et d'Appius et d'Appius Claudius. A quoi tend ce que je viens de dire ?à vous prouver que si nous n'avions pas assez de raison et de sagesse pour mépriser le plaisir, il faudrait savoir bien bon gré à la vieillesse de venir mettre d'accord nos désirs et nos devoirs. La volupté est recueil du jugement et l'ennemie de la raison ; elle éblouit, pour ainsi dire, les yeux de l'ame; elle est incompatible avec la vertu. Ce fut bien certainement à regret que je fis chasser du sénat, sept ans après son consulat, Flamininus, frère du vaillant Titus; mais jecrus devoir flétrir ses dérèglemens (1). Etant consul en Gaule, une courtisane avait obtenu de lui dans un festin l'exécution d'un des condamnés détenus pour crime capital.

(1) Quelques traducteurs entendent libidinem d'une manière générale, la corruption des moeurs.

Sous la censure de son frère Titus, qui l'exercait immédiatement avant moi; il échappa au châtiment, mais Flaccus et moi, nous ne pûmes pardonner cet excès d'infamie et, de dissolution, qui avilissait dans un seul homme la dignité du commandement.

XIII.. Voici une anecdote que les vieillards m'ont contée plus d'une fois,et qu'ils disaient leur avoir été transmise dans l'enfance par leurs pères. C. Fabricius s'étonnait souvent d'une chose, c'était d'à voir appris de Cynéas le Thessalien, durant son ambassade auprès du roi Pyrrhus , qu'il y avait à Athènes un homme faisant profession de sagesse, qui donnait pour règle de la vie de tout rapporter à la volupté. Instruits de cela par Fabricius, M'. Cûrius et T. Coruncanius souhaitaient ardemment de voir les Samnites et Pyrrhus lui-même adopter un pareil principe, afin de les vaincre plus facilement, lorsqu'ils seraient plongés dans les délices. M. Cunus était contemporain de P. Decius ; celui-ci se dévoua pour la république pendant son quatrième consulat, et Curius fut consul cinq ans après. Fabricius, Coruncanius connaissaient aussi ce grand homme ; et tous concluaient tant de leurs propres actions que du dévoûment même de Pub. Decius, qu'il y avait quelque chose de beau et de noble par soi-même, vers quoi l'on est naturellement entraîné, et que tout coeur bien né poursuit au mépris du plaisir. Pourquoi toutes ces réflexions sur les voluptés? parce que si la vieillesse n'en recherche : aucune bien ardemment, loin que ce soit pour elle un sujet de reproche; c'est au contraire son premier titre de gloire. Elle ne peut plus s'asseoir à une table chargée de mets et vider fréquemment la coupe; en ce cas elle est exempte, de l'ivresse, des indigestions, des insomnies. Mais,accordons quelque chose au plaisir, il est difficile de résister à ses amorces, et Platon le définissait admirablement bien en rappelant l'appât des maux, parce que les hommes s'y laissent.prendre comme les poissons à l'hameçon. Établissons donc que si les excès de la table sont interdits à la vieillesse, les jouissances d'un banquet frugal lui sont permises. Dans mon enfance, je voyais souvent revenir de souper le vieux C. Duillius, fils de M., le premier qui eût défait sur mer les Carthaginois; nombre de flambeaux et de musiciens égayaient sa marche, délicatesse sans exemple dans un particulier: tant sa gloire lui donnait de privilège! Mais pourquoi vous citer les autres quand je puis parler de moi-même? Depuis l'établissement des confréries, qui date de ma questure et de l'époque où l'on admit dans Rome le culte de la mère des dieux, j'ai toujours eu des compagnons de banquet. Nous nous réunissions donc à la même table, et certes la plus grande sobriété régnait dans nos repas; cependant il y avait encore (1) je ne sais quel emportement de jeunesse : l'âge seul pouvait, en le calmant, donnera ces plaisirs tout leur attrait; car je pensais que la douceur de se trouver près de ses amis et de s'entretenir avec eux ne contribue pas moins que la bonne chère aux agrémens d'un festin.

(1) Il nous a semblé que c'était là le seul moyen d'expliquer ce passage et de le rendre conséquent au reste. Ne perdons pas de vue l'objet de tout ce discours, savoir l'apologie de la vieillesse. Caton ne doit point avoir l'air de regretter cette ardeur du jeune âge dont il parle, ce qui serait contraire à la pensée dominante du dialogue; il ne faut pas qu'il dise : «Notre table était frugale; mais du moins nous y apportions ce feu de la jeunesse qui rend délicieux les repas les plus simples, et que malheureusement l'âge amortit chaque jour. » Certainement le passage, ainsi interprété, pourrait aller partout ailleurs et s'entendrait fort bien; mais, encore un coup, il serait ici en contradiction avec le reste du discours; l'autre sens nous a donc paru préférable: «Je tenais table, dit Caton, avec mes amis, et nos repas étaient sobres ; il y régnait cette pétulance, cet emportement, cette effervescence des jeunes gens, qui nuisent toujours un peu au véritable plaisir; c'est donc un nouveau bienfait de l'âge d'apaiser insensiblement tout cela ; les jouissances de la table ne peuvent qu'y gagner; elles deviennent de jour en jour plus agréables (comme un fruit qui s'adoucit en mûrissant, mitiora); car, dès lors,je regardais la présence et l'entretien de mes amis comme les premiers agrémens d'un festin ; et ce plaisir de la conversation, la vieillesse le goûte pleinement et avec délices. Elle n'est donc pas privée des jouissances de la table, etc. ».— Fiant. Beaucoup d'éditions portent fient : notre leçon est préférable pour le sens; elle a d'ailleurs pour elle l'autorité des manuscrits, et particulièrement des anciens manuscrits de Paris que nous avons consultés.

Nos ancêtres ont eu raison de donner le nom de convives à des amis qui se réunissent à table; c'est ert effet vivre ensemble. L'expression des Grecs n'est pas si heureuse; elle ne rappelle que l'action de boire et de manger en commun.: ce qu'il y â de moindre est ce qu'ils semblent priser le plus.

XIV. Pour moi, le plaisir de la conversation me fait aimer même un long repas (1), non seulement avec les hommes de mon âge, qui sont aujourd'hui en bien petit nombre, mais encore avec les jeunes 'gens comme ,vous ; et c'est une grande obligation que j'ai à la vieillesse, d'avoir développé en moi le goût de la conversation, en même temps qu'elle y a tempéré celui du boire et du manger.

(1) Tempestiva convivia était chez les anciens convives une locution consacrée pour exprimer des repas que l'on commençait avant l'heure, et que l'on prolongeait trop avant dans la nuit. On pourrait citer une foule de passages où cette expression se trouve employée; quelques manuscrits, il est vrai, dans les endroits dont nous parlons, portent intempestiva au lieu de tempestiva ; mais les plus savans commentateurs, les latinistes les plus habiles se sont accordés à voir dans ces différences la faute des copistes et à retenir tempestiva, qu'ils expliquent comme on le fait ici.

Je ne veux point cependant passer pour l'ennemi déclaré du plaisir, que la nature elle-même permet peut-être jusqu'à un certain point; et, quand la bonne chère est une jouissance, je ne vois pas pourquoi la vieillesse en ôterait le sentiment. Pour ma part, j'aime beaucoup ces présidences de table instituées.par nos pères, ce discours que le roi du banquet prononce, la coupe à la main, suivant l'ancienne coutume, ces petits verres qui humectent seulement le gosier, comme dans le Festin de Xénophon, ces repas qui se font au frais pendant l'été, au soleil ou près du feu pendant l'hiver :.tels sont mes goûts, et j'y reste fidèle lorsque je suis à ma campagne de Sabine. Chaque jour, mes voisins et moi nous nous réunissons à table, et, en nous entretenant de divers sujets, nous prolongeons le repas dans la nuit aussi avant que nous le pouvons. Néanmoins, dira-t-on, les plaisirs ne chatouillent plus si vivement les sens du vieillard : je le crois; mais ses désirs s'émoussent en même temps, et l'on se passe sans peine de ce qu'on ne désire pas. On demandait à Sophocle, dans sa vieillesse, s'il se livrait encore aux plaisirs de l'amour : « A Dieu ne plaise! répondit-il; je l'ai quitté avec joie comme un maître farouche et furieux. » Cette réponse est pleine de sagesse. En effet, quand on a soif de ces sortes de plaisirs, la privation peut en être pénible; mais elle vaut mieux que la jouissance quand on est pleinement rassasié. Encore n'y a-t-il pas de privation dès qu'il n'y a plus de désirs; et pour parler juste, disons que c'est l'absence des désirs qui vaut mieux que la jouissance. Si, dans la force de l'âge, les plaisirs dont nous parlons ont un attrait plus vif, ils sont toujours peu de chose en eux-mêmes, comme nous l'avons déjà dit: d'autre part, si la vieillesse ne les goûte pas dans toute leur plénitude, elle n'en est pas non plus entièrement privée. Quoique Turpion Ambivius (1) charme plus vivement le premier rang de ses auditeurs, il ne laisse pas de charmer aussi le dernier : de même les jeunes gens,

(1) « La plupart des derniers traducteurs, observe M. Le Clerc, s'obstinent à dire que cet Ambivius Turpio était un orateur célèbre fort couru de son temps. Il leur suffisait cependant de parcourir les titres ou didascalies des comédies de Térence, ils y auraient vu que les chefs de la troupe qui les joua presque toutes s'appelaient L. Ambivius Turpio et L. Attilius de Préneste.

plus rapprochés des plaisirs, en jouissent peut-être davantage; mais les vieillards, plus éloignés d'eux, en jouissent encore suffisamment. Et quel bonheur inappréciable d'avoir comme achevé son temps au service de la débauche, de l'ambition, des contestations, des inimitiés, des passions de toute espèce! Quel, bonheur de s'appartenir et de vivre, comme on dit, avec soi-même! Joignez-y l'étude et l'instruction pour servir d'aliment à l'esprit, et le repos de la vieillesse devient l'état le plus heureux. Rappelez-vous, mon cher Scipion, C. Gallus, l'ami de votre père : à l'article même de la mort, nous l'avons vu encore occupé à mesurer le ciel et la terre. Combien de fois le jour, ne l'a-t-il pas surpris sur des travaux entames le soir, et la nuit sûr des calculs commencés le matin ! Qu'il avait de plaisir à.nous prédire longtemps d'avance les éclipses de soleil et de la lune! Faut-il parler d'occupations, moins sérieuses, mais qui exigent cependant la finesse de l'esprit? Combien Nevius n'était-il pas ravi de sa Guerre punique, Plaute de son Truculentus, de son. Pseudolusl. J'ai aussi, connu Livrius dans sa vieillesse; il avait fait, représenter une pièce sous le Cousulat de ,Centon et de Tuditanus, six ans avant ma naissance, et il vivait encore quand j'atteignis l'âge de puberté. Que dirai-je des travaux de P, Liciuius Crassus, sur le droit des pontifes et le droit civil? de ceux de P;,Scipion , qui vient d'être nommé grand pontife ces jours derniers! Tous ces vieillards que je vous cite, nous les avons toujours vus, malgré leur âge, enflammés d'amour pour leurs études. Et M. Cethegus. qu'Ennius a si justement nommé l'âme de la persuasion, .avec.quelle ardeur ne s'éxerçait-il pas dans l'art de la parole, sur la fin même de sa carrière! Qui oserait comparer à de telles jouissances la bonne chère, les spectacles , les courtisanes? L'âge accroît ce goût de l'étude dans les esprits sages et formés au bien; en sorte que Solon à exprimé un sentiment honorable dans, ce vers déjà cité, où il nous dit qu'en vieillissant il acquiert chaque jour de nouvelles connaissances : ce sont là les jouissances de l'esprit, et elles méritent incontestablement le premier rang.

XV. Je passe maintenant aux plaisirs de l'agriculture, qui ont pour moi un.charme inconcevable. Il n'est pas de vieillesse qui puisse noûsles interdire, et je,les regarde 'comme singulièrement d'accord avec le-genre de vie dû sage. La terre seule en est l'objet; constamment soumise à son maître, elle rend toujours avec usure Ce qu'elle a reçu, et; le plus souvent aVéC une profusion sans bornes. Mais, pour ma part, ce n'est pas seulement le,produit qui m'en plaît; ses propriétés naturelles et sa force créatrice m'intéressent par elles-mêmes. Quand son sein,.,.amolli par la culture, a reçu le grain qu'on lui confie, elle commence par l'enfouir dans le sillon que sa chaleur, et lui fait pousser une tige verdoyante; cette tige grandit peu à peu, soutenue par les racines, et s'élève en chalumeau noueux ; la plante s'y enferme, comme pour consommer l'oeuvre mystérieuse de son développement; puis, rompant ses entraves, elle s'échappe en épi de régulière structure qu'un rempart de pointes protège contre l'avidité des oiseaux. Que dirai-je du plaisir de planter la vigne, de la voir naître et s'accroître ? car je ne saurais me rassasier du bonheur que j'éprouve à vous faire connaître les délassemens et les jouissances de ma vieillesse (1).

(1) Jusqu'à présent ce passage a été différemment traduit; voici le sens qu'on a adopté: « Pour vous faire connaître combien ces plaisirs me sont chers, je vous dirai que j'en suis insatiable. » La nouvelle interprétation nous a paru plus simple et plus naturelle. Caton va parler encore longtemps de la vie champêtre; pourquoi? parce que c'est son goût favori, parce qu'il est enchanté d'avoir rencontré des audileurs, parce qu'il ne peut se rassasier du plaisir qu'il éprouve à les entretenir de ce qui fait son bonheur et sa joie. Ce sens vient naturellement se présenter à l'esprit; il est même très-convenable que Cicéron rappelle souvent ce plaisir que trouve Caton à parler d'agriculture; c'est une excuse pour la longueur du morceau qui pourrait ne pas sembler en proportion avec les autres parties du traité, s'il n'était dans la bouche d'un vieux campagnard, auteur d'un livre sur les choses rustiques. Enfin, avec l'autre sens, la tournure latine ne nous parait pas tout-à-fait assez correcte.

Je ne parlerai point de cette vertu même des productions de la terre, qui, du moindre pépin de figue ou de raisin et des autres semences les plus déliées tire de si gros troncs et de si fortes branches ; mais les marcottes, les boutures, les sarmens, les racines vivaces, les provins, toutes ces merveilles ne.font-elles pas éprouver une admiration mêlée de plaisir? La vigne ne peut se soutenir par elle-même : elle rampe sur la terre, si elle manque d'appui ; mais, afin de se redresser, elle se sert dë ses tendrons, comme d'autant de mains, pour s'accrocher à tout ce qu'elle rencontre; elle serpente çà et là, elle multiplie ses jets vagabonds; alors, pour l'empêcher de pousser une forêt de sarmens et de s'étendre trop loin dans toutes les directions, l'industrieux cultivateur réprime son essor avec le fer. Dès que le printemps arrive, comme aux articulations des branches que la serpette a épargnées, on voit d'abord poindre le bourgeon ! Bientôt la grappe en sort et se découvre : la sève et le soleil la grossissent peu à peu : elle est d'abord âpre au goût; mais elle s'adoucit en mûrissant, et les feuilles qui l'abritent lui laissent recevoir une douce chaleur, en la défendant des rayons- brûlans du soleil. N'est-ce pas là tout à la fois le plus précieux des trésors, le plus attrayant des spectacles? Et.je vous l'ai déjà dit, ce n'est pas seulement le produit de la vigne qui me plaît; ce sont les soins qu'elle demande et les propriétés mêmes de sa nature. J'aime à ranger les échalas, à assujettir les ceps, à les multiplier par les provins, à attacher les sarmens, à laisser croître les uns et couper les autres, comme j'en parlais tout à l'heure. Dois-je vous entretenir de l'art d'arroser, les champs, des diverses opérations qu'on fait subir à la terre et qui doublent sa fécondité ?M'étendrai-je sur l'utilité des enorais? J'en ai parlé dans mon ouvrage sur les travaux champêtres ; et ce qui me surprend, c'est que le célèbre Hésiode, qui écrivait aussi sur l'agriculture, n'en ait pas dit un seul mot (1), tandis qu'Homère, que je crois antérieur de.plusieurs siècles, nous représente Laërte cultivant et fumant lui-même son champ , pour adoucir ses regrets pendant l'absence de son fils.

(1) Nous nous éloignons encore ici des traducteurs précédens. Caton s'étonne qu'Hésiode n'ait point parlé des engrais; mais pourquoi s'en étonne-t-il? parce qu'il est en effet singulier qu'Homère, antérieur de plusieurs siècles, montre que de son temps on en connût déjà l'utilité, et qu'Hésiode, dans un ouvrage spécialement consacré à l'agriculture, ne fasse pas même mention de ce procédé depuis long-temps en usage quand écrivait.

Au reste, les moissons, les prairies, les vignobles , les arbres ne sont pas encore les seuls charmes de la campagne : il faut y joindre les jardins , les vergers, les bestiaux, les pâturages, les essaims d'abeilles et l'immense variété des fleurs. Avec le plaisir de planter, on a encore celui de greffer, et c'est bien la plus, ingénieuse découverte de l'agriculture.

XVI. J'ai encore beaucoup à dire sur les jouissances de la vie champêtre, mais je crains de n'avoir été déjà que trop long. Ne m'en veuillez pas cependant, je me suis, laissé en traîner par ma passion favorite, et la vieillesse est de sa nature un peu babillarde : je l'avoue moi-même, pour ne pas avoir l'air de nier absolument tous ses défauts. Ainsi donc, pour en revenir à la vie des champs, c'est dans son sein qu'après avoir triomphé des Samnites, des Sabras et de Pyrrhus, M. Curius coula ses derniers jours; Sa maison de campagne n'est pas éloignée de la mienne, et chaque fois que je la contemple, je songe avec admiration au désintéressement de ce grand homme et à la pureté des moeurs de son siècle, il était assis au coin de son feu, lorsque les Samnites vinrent lui offrir une grosse somme d'or; il la refusa et leur dit : « Ce qui paraît beau à mes yeux n'est pas d'avoir de l'or, c'est de commander à ceux qui en ont. » Avec une;pareille magnanimité, sa vieillesse pouvait-elle manquer d'être heureuse? Mais j'en reviens aux agriculteurs, pour ne pas m'éloigner de moi-même. Les sénateurs vivaient alors à la.campagne, et c'étaient tous des vieillards (1). L. Q. Cincinnatus labourait son champ, lorsqu'on vint lui annoncer qu'il était créé dictateur; et ce fut pourtant par ordre de ce même dictateur que C. Servilius Ahala, général de la cavalerie, surprit et tua Sp. Mélius, qui.aspirait à la royauté.

(1) Comme l'indique l'étymologie du mot senatores.

C'était de leurs campagnes que Curius et les autres vieillards étaient mandés au sénat; et c'est pour cela que ceux qui étaient chargés de les convoquer furent nommés Voyageurs. Or, je vous le demande, quand tous ces grands hommes faisaient leurs délices de l'agriculture, leur vieillesse était-elle à plaindre? Pour moi, je doute qu'il y ait une vie plus heureuse. D'abord c'est remplir un devoir que de s'adonner à un art utile au genre humain tout entier : en second lieu, cet art est une source de plaisirs; on y trouve en abondance tout ce qui est nécessaire à la subsistance de l'homme ainsi qu'au culte des dieux; et, puisque la volupté a ses partisans,remarquons que cela seul nous fait rentrer en grâce avec elle. En effet, un propriétaire de campagne actif et laborieux, a toujours ses celliers remplis de vin, d'huile, et même de toutes sortes de provisions.Sa maison, entière respiré l'opulence; tout y abonde, le porc, le chevreau, l'agneau, les poules, le lait, le fromage, le miel. Vient ensuite le jardin, que les agriculteurs.appellent un second grenier de réserve. Enfin la chasse, en remplissant les momens de loisir, est comme un nouvel assaisonnement aux autres jouissances. Que dire de la verdure des prairies des avenues plantées d'arbres, de l'agréable aspect des vignes et des oliviers? Abrégeons : une campagne bien cultivée est à là fois le trésor le plus fécond et le spectacle le plus gracieux; et, loin de nous empêcher d'en jouir, la vieillesse nous y engage au contraire et nous y convie. Où pourrait-elle mieux goûter tour à tour la chaleur du soleil ou du feu, et la fraîcheur salutaire de l'ombre et des eaux? Que les jeunes gens gardent donc pour eux les armes, les chevaux, les javelots, la massue, la paume, le plaisir de nager et de courir qu'à nous autres vieillards ils ne nous laissent de tous les jeux que les osselets et les dés; et même, comme ils voudront : nous n'en avons pas besoin pour être heureux.

XVII. Les ouvrages de Xénophon .renferment.une foule d'excellentes choses. Continuez, je vous y engage, à les lire avec ardeur. Comme il se répand en louanges sur l'agriculture dans son traité d'économie domestiqué! Un seul.passage vous fera sentir que nulle occupation ne lui paraissait plus digne d'un roi Socrate y rapporte à Gritobule que le Lacédémonien Lysandre, homme de la.plus haute vertu, était venu trouver à Sardes Cyrus le jeune roi de Perse, lui apportant des présens de la part, de ses alliés. Ce prince, illustre par son génie et par l'éclat.de son règne, ne lui donna que des témoignages d'affabilité, et lui fit voir un parc planté avec soin: Lysandre fut charmé de la hauteur des arbres , de la régularité du quinconce qu'ils formaient, de la propreté et de l'élégante culture du sol, des suaves parfums exhalés par les fleurs et il avoua au. prince qu'il admirait le soin et l'industrie de celui qui avait conçu et tracé ceplan : « Eh bien , répondit Cyrus, c'est moi qui en suis l'auteur ; c'est moi qui ai tout aligné, tout tracé ; plusieurs même, de ces arbres que vous voyez ont été plantés de ma propre main. » A ces mots, fixant les jeux sur la pourpre du prince, sur la splendeur dont il était revêtu, sur son costume oriental tout éclatant d'or et de pierreries, Lysandre s'écria : « C'est avec raison, ô Cyrus, qu'on vous dit heureux, puisque vous alliez la fortune à la vertu
Or, ces jouissances ne sont pas refusées, aux. vieillards (1) , et les années ne sauraient nous empêcher de conserver nos goûts, surtout celui de l'agriculture, jusqu'au dernier terme de la vieillesse.

(1) Il y a ici une très grande difficulté : elle naît de la répétition du mot fortuna. Cyrus, au milieu de tout l'éclat du luxe et de l'opulence, ne dédaigne pas les simples et innocens plaisirs du jardinage,
et ce monarque asiatique, dont les vêtemens étincellent de pierres précieuses, plante des arbres de sa propre main. Lysandre est frappé de ce contraste, et, voyant tant de magnificence et tant de simplicité dans le même prince, il s'écrie : «On a raison de vous dire heureux, puisque vous joignez la fortune à la vertu. Il est évident que le mot fortuna est amené par ce coup d'ceil que jette le Lacédémonien sur l'habillement de Cyrus, et le mot virtus par les paroles mêmes du prince, qui se glorifie d'avoir travaillé à l'ordonnance de son jardin. Tout peut aller jusqu'ici; mais la répétition
immédiate du mot fortuna vient tout gâter; car il s'agit de montrer, non pas que les vieillards peuvent jouir d'une opulence pareille à celle de Cyrus, mais bien que les travaux et les plaisirs du jardinage sont à leur portée. C'est ce qu'on prouve ensuite par l'exemple de ces anciens Romains qui vieillissaient à la campagne. C'était donc virtus, et non pas fortuna qu'il fallait répéter; et comme une traduction littérale ne pouvait manquer de jeter la confusion dans les idées et de bouleverser le sens, nous ayons pris le parti de donner au second fortuna la seule signification qui puisse contenter l'esprit. Madame de Maussion, qui a traduit et publié récemment les traités de la Vieillesse et de l'Amitié, a senti la nécessité de s'écarter aussi un peu du latin en faveur de la raison. Citons d'abord les paroles de Lysandre : « C'est donc avec vérité, Cyrus, que l'on vous dit heureux, puisqu'à l'éclat d'une si grande fortune vous joignez des goûts si simples ! » Voilà, continue le traducteur, des jouissances qui conviennent à la vieillesse, etc. Nous saisissons avec empressement cette occasion de rendre hommage au goût d'une femme distinguée, et à un talent remarquable par la grâce, le naturel et la facilité. Quant au passage de Cicéron, tous ceux qui connaissent l'histoire des littératures anciennes et la manière dont elles sont arrivées jusqu'à nous savent bien que ces inconséquences manifestes, qui se rencontrent quelquefois dans les écrivains du premier ordre, né faisaient vraisemblablement point partie du texte primitif, et que, s'il est vrai qu'il puisse en tout temps échapper des fautes à la faiblesse de l'esprit humain, néanmoins les auteurs de la Grèce et de Rome, recopiés par tant de mains, doivent être accusés avec plus de circonspection que leurs successeurs.

Nous savons que M. Valerius Corvus le garda jusqu'à cent ans : à la fin de sa carrière, il habita son champ et le cultivait encore. Il y eut quarante-six ans d'intervalle entre son premier et son sixième consulat ; en sorte qu'il parcourut la carrière des honneurs jusqu'à cet âge où commence la vieillesse, suivant le calcul de nos pères. Il fut même plus heureux sur la fin de sa vie qu'au milieu; car il avait alors plus de considération et moins de peine, et la considération est la couronne du vieillard. Rappelez-vous celle qu'avait obtenue L. C. Metellus, celle dont jouissait Attilius Calatinus (1), qui mérita cet éloge sans exemple : « Les nations le reconnaissent unanimement pour le premier des Romains. »

(1) consul l'an 258 avant J.-C, prit sur les Carthaginois la ville de Mytistrate en Sicile. Dans la suite il fut créé dictateur.

Vous connaissez le reste de cette inscription gravée sur son tombeau; et il était bien digne de l'estime qu'on avait par lui, puisque toutes les voix de la renommée s'accordaient sur son mérite. Quels illustres vieillards que P. Crassus, qui a été grand pontife il n'y a pas longtemps, et M. Lepidus (1) que nous avons vu depuis revêtu de la même dignité!

(1) Publius Licinius Crassus, jurisconsulte, fut nommé souverain pontife l'ani 131 avant J.-C. C'est le premier qui ait renoncé à cette dignité pour commander les armées. Ayant été vaincu par les Thraces, il fut pris et poignardé. Je ne saurais déterminer précisément quel est le Lepidus dont Caton veut parler.

Que dirai je de Paul-Émile, de Scipion l'Africain ou de Fabius Maximus dont j'ai déjà parlé? Non seulement on déférait à leurs avis, mais on obéissait à leurs moindres signes. L'influence du vieillard est si grande, surtout lorsqu'il a passé par les honneurs, que cet avantage seul l'emporte sur tous les plaisirs de la jeunesse.

XVIII. Au reste, ne l'oubliez pas, dans tout le cours de notre entretien mes éloges n'ont pour objet que cette vieillesse qui s'étaie des vertus des âges précédens. Vous en concluerez, comme je l'ai dit autrefois,avec l'approbation générale, que la vieillesse est bien à plaindre quand elle est obligée d'avoir recours aux paroles pour établir ses droits. Les rides, les cheveux blancs ne suffisent pas pour s'emparer tout à coup du crédit et de la considération : ce sont des fruits que la vertu des âges précédens peut seule assurer à l'arrière-saisou. C'est alors que les vieillards voient chacun les saluer ; s'approcher d'eux, se ranger sur leur passage, se lever à leur aspect, les escorter, les reconduire,.les consulter. Tous ces témoignages de déférence peuvent sembler, vulgaires et insignifians : néanmoins ils sont glorieux pour ceux qui les reçoivent; et dans les autres républiques, comme parmi nous, plus les moeurs sont pures, plus ces usagés sont religieusement observés. On rapporte que le Lacédémohien Lysandre, dont je vous parlais tout-à-1'heure, disait souvent que Sparte était le plus honorable asile de la vieillesse; et en effet on ne lui accorde nulle part autant d'hommages et de respects. L'histoire nous apprend, même qu'une fois un vieillard d'Athènes étant venu au spectacle, pas un de ses concitoyens, dans cette foule immense, ne se dérangea pour lui faire place; mais s'étant approché des ambassadeurs de Lacédémone, qui avaient leur banc particulier, ils se levèrent tous et le reçurent au milieu d'eux. Aussitôt l'assemblée entière les couvrit d'applaudissemensce qui fit dire à l'un d'eux que les Athéniens savaient ce qui était Bien, mais ne voulaient pas le faire. Notre collège a plusieurs belles coutumes, une surtout qui a rapport à ce dont nous parlons : les plus âgés ont
droit d'opiner avant les autres , et prennent rang, non seulement avant ceux qui ont été revêtus des plus hautes dignités, mais avant ceux même qui exercent actuellement le pouvoir. Quels plaisirs du corps sont comparables à d'aussi glorieuses prérogatives ? En jouir avec éclat, c'est, selon moi, finir dignement le drame de la vie, au lieu de faillir au dernier acte, comme l'acteur sans expérience.Mais, dira-t-on, les vieillards sont chagrins, soucieux, irritables, d'une humeur difficile, et avares avec tout cela, si l'on prolonge l'examen. Je répondrai que ces vices tiennent au caractère, et non à la vieillesse. Je dirai plus cette sévérité chagrine et les autres défauts que j'ai nommés ont une sorte d'excuse que je ne prétends pas légitime, mais qui peut pourtant sembler plausible. Les vieillards n'y sont sujets que parce qu'ils se croient en butte au mépris et au ridicule. Ajoutez encore que plus l'homme s'affaiblit, plus il devient susceptible. Au reste, tout cela s'adoucit avec le secours de la morale et des lumières. Nous en trouvons l'exemple à la scène, comme dans la société; voyez les deux frères dans la comédie des Adelplies, que de dureté dans l'un et de douceur dans l'autre ! C'est l'image du monde. Il en est des caractères comme des vins : tous ne s'aigrissent pas en vieillissant. Une sévérité sans excès, comme tout doit l'être, me plaît dans la vieillesse ; mais je n'y approuverai jamais l'amertume. Quant à l'avarice dans un vieillard, je n'en conçois pas le prétexte : peut-on rien imaginer de plus absurde que d'augmenter les provisions de voyage à mesure qu'il reste moins de chemin à faire?

XIX. Nous arrivons au quatrième point, celui qui semble inquiéter le plus vivement.notre âge, c'est l'approche de la mort. Elle ne peut à coup sûr être bien éloignée de nous; mais qu'un vieillard est à plaindre si, dans le long intervalle qu'il a parcouru, il n'a pas encore appris à la braver! Si elle nous anéantit, elle est indifférente; si elle nous conduit à un séjour d'immortalité, elle devient désirable. Or, il ne peut bien certainement y avoir une troisième hypothèse. Qu'ai-je donc à redouter, puisque dans un cas je ne puis être malheureux,et que je jouis dans l'autre d'un bonheur éternel? D'ailleurs, parmi les jeunes gens même, en est-il d'assez privés de raison pour se tenir assurés qirils vivront seulement jusqu'au soir? Que dis-je? à leur âge, les chances de mort sont bien plus multipliées qu'au nôtre; la santé s'y dérange plus facilement, les maladies y sont plus terribles, les traitemens plus douloureux. Aussi, peu d'hommes atteignent la vieillesse; sans cela on verrait sur la terre plus de sagesse et de vertu ; car le bon sens, la raison, la prudence arrivent avec les années, et s'il n'y avait jamais eu de vieillards, aucun état n'existerait aujourd'hui. Mais j'en reviens à la mort : si nous en sommes menacés, pourquoi en accuser la vieillesse, puisque les jeunes gens partagent nos périls? La perte d'un excellent fils, celle de vos deux frères, mon cher Scipion , à qui les plus hautes dignités étaient réservées, ne m-'ont que trop bien prouvé que la mort frappe indistinctement tous les âges. Mais du moins le jeune homme a un espoir qui est interdit au vieillard, celui de vivre longtemps. C'est un espoir insensé. Qu'ya-t-il, en effet, de plus déraisonnable que de prendre l'incertain pour le certain, le faux pour le vrai? Mais, continue-t-on, le vieillard n'a pas même l'illusion de l'espérance. En cela, sa condition est bien préférable à celle du jeune homme; ce que ce dernier ne fait qu'espérer, il en a joui ; l'un veut vivre longtemps, l'autre a longtemips vécu. Mais, bons dieux! qu'est-ce que vivre longtemps ,lorsqu'il s'agit de l'homme? Prenons le terme le plus éloigné. J'ai lu, par exemple, qu'il y avait à Gades un nommé Arganthonius,roi des Tartésiens, dont le règne fut de quatre-vingts ans et la vie de cent vingt. Mettons qu'on puisse aller jusque- là : tout ce qui doit finir devient court à mes yeux. Quand le terme arrive, le temps qui précède est perdu pour jamais : il ne nous reste que le fruit de nos vertus et de nos bonnes actions. Les heures s'enfuient, les jours, les mois.,les années ; le passé s'échappe, sans retour, et on ne peut prévoir ce qui doit suivre. Que chacun se contente donc de la portion, d'existence qui lui a été départie. Pour qu'un comédien plaise, il n'est pas nécessaire qu'il soit en scène jusqu'au dénouement; il suffit qu'il s'acquitte bien de son rôle. De même le sage n'a pas besoin de figurer jusqu'au bout dans le drame de la vie, parce que;dans la plus courte carrière, on a encore le temps de faire le bien. Mais, d'un autre côté, si vous parvenez à la vieillesse, imitez le laboureur qui, après avoir joui des charmes du printemps, ne s'afflige pas d'y voir succéder l'été et l'automne; le printemps est l'emblème de la jeunesse; c'est iui qui promet les fruits, et les autres saisons sont consacrées à les recueillir. Ceux que goûte le vieillard sont, comme je vous l'ai dit plusieurs fois, le souvenir et la jouissance des biens précédemment acquis. On doit d'ailleurs mettre au rang des biens tout ce qui est dans l'ordre de la nature; et qu'y a-t-il de plus conforme à ses lois, que de mourir quand on est vieux? Dans la jeunesse, au contraire, c'est un accident violent et contre nature. Je compare la mort du jeune homme à ces flammes qu'on étouffe à force d'eau, et celle du vieillard à un feu qui s'éteint de lui-même et sans effort, lorsqu'il ne trouve plus d'aliment. Dans le premier, les liens de l'existence se brisent; ils se dénouent mollement dans le second, comme les fruits qu'il faut arracher de l'arbre quand ils sont verts, et qui, lorsqu'ils sont, mûrs, en tombent naturellement. Cette dernière saison de la vie est pour moi pleine de charmes; et à mesure que j'approche de la mort, il me semble qu'après une longue traversée, je découvre la. terre et vais enfin entrer dans le port.

XX. Le terme des différens âges est fixé, celui de la vieillesse ne l'est pas, et sa durée est conforme aux lois de la nature, tarit,qu'on peut satisfaire aux obligations de la vie, sans pourtant redouter la mort. Aussi la vieillesse est-elle plus courageuse et plus intrépide que la jeunesse; on le voit par le mot de Solon à Pisistrate : « D'où vous vient l'audace de me résister ainsi, » lui demandait le tyran? «De ma vieillesse,» répondit-il. Toutefois (1), le meilleur dénouement de l'existence, c'est que la nature vienne elle-même dissoudre l'ouvrage qu'elle a formé, tandis que notre âme est encore entière, et que nous avons le plein usage de nos sens.

(1) Le lecteur, sans doute, voit bien la liaison des idées. Caton prétend que les vieillards savent affronter la mort, c'est-à-dire les supplices; il en donne pour exemple Solon, qui ne craignait pas la puissance de Pisistrate, et qui lui résistait au péril de ses jours. Cependant, ajoute-t-il, j'avoue qu'il vaut encore mieux mourir naturellement, etc.

Nul ne détruit plus facilement un navire, un édifice, que l'ouvrier qui les a construits; de même la nature qui a réuni les élémens du corps humain les sépare aussi mieux que personne. De plus, tout ce qui est fraîchement cimenté ne se divise qu'avec peine ; ce qui l'est depuis longtemps se détache sans violence. Concluons de tout cela que ce peu de temps qui reste à vivre au vieillard ne doit être ni avidement convoité, ni abandonné sans motif. Pythagore défend de quitter le poste de la vie sans l'ordre du chef, c'est-à-dire de Dieu. On cite une épitaphe du sage Solon, où il souhaite que sa mort soit pleurée de ses amis: c'est qu'il est sans doute jaloux de leur affection; mais je ne sais s'il ne faut pas préférer ces paroles d'Ennius : "Que nul sur mon tombeau ne répande des larmes". Il ne croit pas qu'il faille pleurer un trépas que l'immortalité doit suivre. Quant au sentiment de la mort, il peut exister, mais pour bien peu de temps, surtout dans un vieillard après la mort, ou il n'y a plus aucun sentiment, ou c'est un sentiment de bonheur. D'ailleurs, il faut dès la jeunesse nous habituer à voir ce dernier instant sans effroi; sinon, plus de repos : car il est certain que nous mourrons; la seule chose incertaine, c'est si nous ne mourrons pas dès aujourd'hui. Or, en craignant cette mort qui nous menace à chaque instant, comment jouir de la paix de l'âme? Au reste, tant de réflexions me semblent inutiles, quand je me rappelle non seulement L. Brutus qui scella de son sang la liberté de son pays, les deux Decius, qui se précipitèrent achevai au-devant de la mort, Regulus, qui alla dégager dans les tortures la parole donnée à l'ennemi, les deux Scipions (1), qui tentèrent d'arrêter les Carthaginois avec le rempart de leurs propres corps, L. Paullus, votre aïeul, qui paya de ses jours la témérité de son collègue à l'ignominieuse journée de Cannes, M. Marcellus (2), que le plus farouche ennemi lui-même ne voulut pas priver des honneurs de la sépulture; mais encore nos légions, qui, comme je l'ai dit dans mes Origines, se mirent plus d'une fois en marche avec allégresse et résolution, quoique assurées qu'elles ne reviendraient pas.

(1) Cneius et Publius, tués en Espagne, dans la deuxième guerre punique.

(2) Ce collègue était Térentius Varro.

Quoi donc! des vieillards éclairés iront-ils craindre, ce que bravent des jeunes gens sans instruction, des soldats grossiers? Je crois que le goût de la vie s'épuise lui-même, quand tous les autres sont épuisés. L'enfance a ses goûts particuliers ; ils passent avec elle, et la jeunesse en a d'autres. Après la jeunesse, l'âge viril en amène à son tour de nouveaux; la vieillesse les oublie, car elle a aussi les siens. Or, ce sont là les derniers; ils disparaissent comme ceux des âges précédens, et quand cela arrive, l'homme par le dégoût de la vie devient mûr pour la mort.

XXI. Pourquoi ne vous exposerais-je pas mes sentimens sur cet avenir que je crois d'autant mieux apercevoir, que j'en suis moins éloigné? Je suis donc persuadé que vos illustres pères, tous deux si chers à mon coeur, sont en ce moment pleins de vie, et de cette vie qui seule en mérite le nom ; car le corps est pour nous une sorte de prison où nous sommes tenus d'accomplir la tâche pénible que la nécessité nous impose. L'âme a été précipitée des hauteurs du ciel qui fut son berceau, et comme plongée dans la fange de la terre, ennemie de toute nature divine et éternelle. Mais je crois que si les dieux ont enfermé une âme intelligente dans le corps de l'homme, c'est pour donner des gardiens à la terre, et au ciel des spectateurs qui en représentassent l'harmonie dans la régularité de leur propre conduite. Ce qui m'a fait adopter cette opinion, ce n'est pas seulement le bon sens et la réflexion, c'est aussi l'illustre autorité des plus grands philosophes. J'entendais dire que Pythagore et ses disciples, qui étaient presque nos compatriotes, et qu'on nommait autrefois les philosophes Italiques, n'avaient jamais douté que nos âmes ne fussent des portions de l'intelligence divine qui meut l'univers. On me citait ce qu'avait dit, le dernier jour de sa vie, touchant l'immortalité de l'âme, ce Socrate que l'oracle. d'Apollon déclara le plus sage des hommes. Enfin que vous dirai- je? en voyant l'activité de l'esprit humain, cette immense mémoire, cette vaste prévoyance, cette foule d'arts, de sciences, de découvertes, je me suis persuadé et j'ai la conviction intime qu'une nature qui a de pareils attributs ne saurait être mortelle. L'âme est continuellement en mouvement ; ce mouvement ne lui est communiqué par aucune cause étrangère : c'est elle qui en est le principe, et elle n'en verra jamais la fin, parce qu'elle ne peut pas renoncer à elle-même. De plus, étant une substance simple, sans aucun alliage d'une nature différente, elle ne saurait être divisée, ni par conséquent anéantie. Enfin, on peut citer l'esprit des enfans comme une grande preuve que la plupart des connaissances sont innées dans l'homme : telle est en effet leur promptitude à saisir une foule innombrable de choses dans les enseignemens les plus difficiles, qu'ils semblent bien plutôt se les rappeler, que les apprendre pour la première fois. Voilà quelles sont les idées de Platon.

XXII. Dans Xénophon, Cyrus l'Ancien, sur le point, de mourir, s'exprime ainsi : « Quand je serai séparé de vous, mes chers fils, gardez-vous bien de me croire plongé tout entier dans le néant. Vous n'avez pas vu mon âme, tant que j'ai été avec vous; mes actions seules vous faisaient juger de sa présence dans ce corps périssable; croyez donc qu'elle continuera d'exister, lors-même que vous ne verrez plus rien qui atteste son existence. La renommée des grands hommes (1) ne survivrait pas si longtemps à leur trépas, si la pensée que leur âme n'est point anéantie ne nous faisait garder leur mémoire.

(1) M. Le Clerc observe qu'il s'agit ici des honneurs que nous rendons à la mémoire des grands hommes, par conviction que leur âme est immortelle. Il renvoie à Xénophon, Cyropédie, liv. vin, ch. 7, d'où est tiré le discours de Cyrus. Cicéron a passé la phrase qui précède dans l'historien grec, et il faut recourir à l'original pour avouer le sens que nous adoptons ; car, en traduisant littéralement le passage de l'auteur latin, la pensée eût été toute différente, ii faudrait dire :" Si l'âme même de ces héros ne travaillait à nous faire garder leur souvenir".

Quant à moi, jamais je n'ai pu me persuader qu'après avoir vécu dans son enveloppe mortelle, l'intelligence expirât en la dépouillant, et que l'âme cessât de penser au moment où elle se dégage du corps qui ne pense pas. J'ai toujours cru, au contraire, qu'elle ne pensait en effet, que lorsqu'affranchie de tout mélange de la matière, elle devenait indépendante et pure. J'ajoute que quand la mort dissout les élémens de notre être, on voit clairement ce que deviennent les substances matérielles : toutes rentrent au sein des choses d'où elles ont été tirées : l'âme seule ne se montre ni pendant son séjour, ni à son départ. Enfin, quoi de plus semblable à la mort que le sommeil? Or, n'est ce pas dans le sommeil que l'âme déclare le mieux sa divine nature? Plus calme alors et plus libre, elle lit souvent dans le secret de l'avenir, et l'on juge par là de ce qu'elle deviendra quand elle se sera entièrement dégagée des liens du corps. Si donc ces espérances sont fondées, honorez-moi comme un dieu? '; et quand même l'âme (1) devrait périr avec le corps, vous garderez toujours de moi un tendre et inviolable souvenir, par respect pour les dieux qui régissent et qui conservent tout ce magnifique univers. Telles furent les paroles de Cyrus avant de mourir. Venons maintenant à nous, si vous le voulez bien.

(1) Ce n'est pas que Cyrus affecte les honneurs divins; il vent dire seulement qu'il va quitter la terre pour le ciel et partager l'immortalité des dieux. Le mot deus signifie simplement, en cette occasion, l'âme dégagée de la condition terrestre et de l'enveloppe du corps. Consultez la savante note de M. Le Clerc sur ce passage.

XXIII. On ne me persuadera jamais ,ô Scipion, que votre père Paul-Émile, vos deux aïeux Paul et Scipion l'Africain, le père de ce dernier, son oncle, et tant de grands hommes qu'il est inutile de nommer, eussent fait de si merveilleux efforts pour vivre dans l'avenir, si leur âme n'eût prévu qu'elle communiquait avec lui. Et pour me vanter un peu moi-même, selon l'habitude des vieillards, croyez-vous que j'aurais bravé tant de fatigues, la nuit comme le jour, à Rome comme dans les camps, si ma gloire ne devait s'étendre au-delà des bornes de ma vie? N'eût-il pas mieux valu passer mes jours dans le calme et le repos, libre des travaux et des fatigues de l'esprit? Mais mon âme, poussée par je ne sais quel instinct, s'élançait vers la postérité, comme si elle n'eût dû commencer à vivre réellement qu'en cessant de vivre ici-bas. Sans l'immortalité, de l'âme, on ne verrait pas les plus vertueux d'entre les hommes s'efforcer les premiers d'atteindre une gloire immortelle. Pourquoi la mort est-elle indifférente au sage et pénible à l'insensé? Ne serait-ce pas parce que l'heureux avenir qui nous attend se découvre aux vastes et perçans regards du premier, tandis qu'il se dérobe à là faible vue dû second? Quant à moi, je brûle de revoir vos pères, que j'ai tant respectés et tant chéris ; je suis impatient d'aller rejoindre tous ceux que j'ai connus,. tous ceux même dont j'ai entendu parler, et dont j'ai lu ou écrit, les actions. En vain voudrait-on me retenir, au moment du départ, ou me plonger dans la chaudière dePélias (1).

(1) Ce passage a besoin d'une courte explication. Qu'est-ce que le rajeunissement de Pélias? Pélias fut égorgé par ses filles, et ses membres furent jetés dans une chaudière bouillante. Mais cette opération, au lieu de le rajeunir, lui ôta la vie. Or, ceux qui ne seraient pas de l'avis de Caton, et qui consentiraient à recommencer leur carrière ici-bas, ne voudraient pas plus que lui se soumettre au rajeunissement de Pélias. C'est Éson qui fut réellement rajeuni, suivant la fable, et il semble que Caton aurait dû choisir cet exemple préférablement au premier; mais il faut supposer qu'il n'a en vue que l'objet que se proposaient les filles de Pélias, et non le mauvais succès de leur tentative qu'elles ne prévoyaient pas. On pourrait aussi conjecturer qu'il parle en souriant : "Je ne me laisserais pas faire ce qu'on fit à Pélias, car je n'ai nullement envie de rajeunir." — Oui, quand un dieu, etc. Les mêmes idées ont été exprimées par M. Alphonse de Lamartine dans ses premières Méditations poétiques :
Qu'un autre, s'exhalant en regrets superflus,
Redemande au passé ses jours qui ne sont plus,
Pleure de son printemps l'aurore évanouie,
Et consente à revivre une seconde vie :
Pour moi, quand le destin m'offrirait à mon choix
Le sceptre du génie, ou le trône des rois,
La gloire, la beauté, les trésors, la sagesse,
Et joindrait à ces dons l'éternelle jeunesse,
J'en jure par la mort, dans un monde pareil,
Non, je ne voudrais pas rajeunir d'un soleil.

Oui, quand, un dieu m'offrirait de me reporter aux jours de mon enfance et dans les langes du berceau , je le refuserais sans hésiter, et je ne consentirais pas, au bout de la course, à rétrograder de la borne à la barrière. Quels sont en effet les plaisirs de la vie, ou plutôt quelles ne sont pas ses peines ? Je veux encore qu'elle ait des plaisirs : ou ils nous lassent, ou ils finissent. Je ne cherche point à calomnier la vie, comme l'ont fait beaucoup de gens, et même d'hommes éclairés ; je ne regrette pas d'avoir vécu, parce que j'ai droit de croire que mon passage sur cette terre n'a pas été tout-à-fait inutile ; mais je sors de la vie comme d'une hôtellerie, et non comme d'une demeure qui m'appartiendrait : la nature n'a point fait de la terre une habitation fixe; ce n'est qu'un lieu de passage. Qu'il sera beau à mes yeux le jour où je m'éloignerai de cette foule impure qui nous environne, pour aller me réunir à la divine assemblée des âmes! Outre les grands hommes que j'ai nommés, j'y retrouverai encore mon cher Caton, le plus vertueux des mortels et le meilleur des fils. En mettant son corps sur le bûcher, j'ai fait pour lui ce qu'il eût dû faire pour moi ; mais alors même son âme ne me quittait pas pour toujours; elle se tournait encore vers moi, en s'élevant vers ce séjour d'immortalité, où elle savait bien que je viendrais à mon tour. Ainsi, quand j'ai paru supporter cette perte avec courage, ce n'était pas que j'y fusse insensible ; mais je me consolais en songeant que nous ne serions pas longtemps séparés. Voilà comment, mon cher. Scipion, je suppprte le poids des années avec cette facilité qui vous surprend, Lélius et vous. Voilà comment la vieillesse est pour moi, non-seulement exempte de chagrin , mais même remplie d'agrément. Que si je me trompe en croyant à l'immortalité de l'âme, c'est une illusion que j'aime, et je ne veux pas qu'on me l'arrache tant que je vivrai. Si une fois mort, tout sentiment doit s'éteindre en moi, comme le prétendent quelques demi-philosophes, je n'ai pas à craindre qu'après le trépas ils viennent se railler de mon erreur. L'âme dût-elle ne pa être immortelle, il serait encore à souhaiter qu'elle s'éteignît au terme convenable ; car la vie a sa mesure naturelle, tout comme le reste. C'est un drame dont la vieillesse est le dernier acte, et il faut craindre que la pièce ne soit poussée jusqu'à la fatigue (1) surtout quand elle doit nous avoir satisfaits par sa durée.

(1) Cette phrase n'a point encore été bien comprise. Satietas ici ne signifie pas satiété ; il exprime ce qui suffit, la mesure satisfaisante de la vie dans le sens de satis, saties, satias. Le dégoût, la satiété (en français) supposent quelque chose de trop; en ce moment il ne s'agit que de ce qui a assez longtemps duré. Nous devons, dit,Caton, craindre que la pièce n'aille jusqu'à la fatigue, ce qui arriverait si l'on continuait de vivre après avoir perdu tous les goûts de la vie. Mais la nature y a sagement pourvu par la mort. Recevons-la donc comme un bienfait, nous autres vieillards surtout, qui avons suffisamment vécu, et qui ne serions plus ici-bas que des spectateurs accablés d'ennui.

Voilà ce que je puis vous dire de la vieillesse. Plaise aux dieux que vous y parveniez, et que l'expérience vienne vous confirmer la vérité de mes paroles!

FIN DE L'OUVRAGE

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