Plaidoyer pour Archias

Cicéron

Edité par Panckoucke, traduction de De Guerle.

1831

I. S'il est en moi, Romains, quelque talent, dont je sens d'ailleurs toute la faiblesse ; si j'ai quelque habitude de la parole, qui, je ne le cache point, a fait l'objet constant de mon application ; si je dois, enfin, quelques succès oratoires à la culture des beaux-arts, qui fut dans tous les temps le plus doux charme de mes veilles, c'est à A. Licinius surtout qu'il appartient d'en recueillir le fruit. En effet, aussi loin que mon esprit peut fouiller le temps qui n'est plus, et remonter de lustre en lustre aux premiers jours de mon enfance, je vois Licinius, guidant mes premiers pas, m'introduire et me diriger dans la carrière des lettres. Or, si ma voix, formée par ses préceptes et soutenue par ses conseils, fut quelquefois utile aux opprimés, celui dont les leçons m'apprirent à défendre, à sauver les autres, ne doit-il pas lui-même trouver en moi, autant que le comportent mes moyens, et son refuge et son salut ? On s'étonnera peut-être de m'entendre parler ainsi d'un homme dont les compositions diffèrent de mes travaux, et dont la profession n'est pas celle d'orateur. Mais moi-même, je n'ai pas fait de l'éloquence l'unique objet de mes études : ne sait-on pas que toutes les sciences se tiennent par la main, et ne forment pour ainsi dire qu'une même famille ?

II. Toutefois, dans une question d'état, dans une cause de droit public, portée devant un préteur romain si digne du choix du peuple, devant des juges graves et sévères, en présence d'une assemblée nombreuse et choisie, je craindrais de sembler étrange en usant d'un langage peu conforme au style judiciaire, aux coutumes du barreau. J'ose donc, en cette occurrence, vous demander une grâce que la condition de l'accusé réclame, et dont, j'aime à le croire, vous n'aurez point lieu de vous repentir vous-mêmes. Souffrez que, plaidant pour un poète célèbre, pour un savant illustre, au milieu de tant d'amis des arts, au sein de tant de lumières réunies, sous les auspices enfin du magistrat éclairé qui préside à vos décisions, je puisse m'étendre avec un peu de liberté sur les bienfaits des Muses ; et, par égard pour celui que je représente, pour un homme que ses loisirs studieux ont toujours éloigné du tumulte des affaires et des orages de la tribune, permettez-moi d'emprunter une forme d'élocution nouvelle en quelque sorte, et comme étrangère en ce lieu. Si vous m'accordez cette faveur, j'espère vous persuader, Romains, que non seulement Archias, citoyen en vertu des lois, ne peut être retranché du nombre des citoyens, mais qu'il faudrait même, s'il ne l'était point, l'admettre à cet honneur.

III. A peine Archias était sorti de l'enfance et de ces études qui servent ordinairement au jeune âge d'introduction aux belles-lettres, qu'il s'essaya dans l'art d'écrire. Antioche vit ses premiers succès. Né dans cette ville, de parents nobles ; dans cette ville, de tout temps célèbre et florissante, toujours féconde en savants, toujours amie des beaux arts, il eut de bonne heure la gloire d'éclipser ses rivaux par l'éclat de ses talents. Bientôt les autres contrées de l'Asie et de la Grèce tout entière se disputèrent l'honneur de le posséder dans leur sein : la haute idée qu'on avait de son génie le cédait encore à l'impatience où l'on était de son arrivée, et cette impatience, au plaisir de le recevoir et de l'admirer lui-même. Alors florissaient dans toute l'Italie les sciences et les arts de la Grèce : l'étude en était cultivée d'un bout du Latium à l'autre avec plus d'ardeur qu'aujourd'hui ; et Rome, à l'ombre de la paix dont jouissait l'empire, ne les négligeait pas. Aussi, Tarente, Rhèges et Naples, s'empressèrent d'accorder à Licinius, avec le droit de cité, tous les privilèges qui en dépendent ; et quiconque savait apprécier les talents, se crut heureux de l'avoir pour hôte et pour ami. Précédé d'une si brillante réputation, et connu même où jamais il n'avait paru, il vint à Rome sous le consulat de Marius et de Catulus. Ces deux magistrats suprêmes purent offrir à sa plume, l'un de grands exploits à célébrer, l'autre de belles actions relevées par tous les agréments de l'esprit et du goût. A peine arrivé, les Lucullus l'accueillirent ; quoiqu'il portât encore la robe prétexte, leur maison devint la sienne ; et, ce qui fait l'éloge non seulement de son esprit et de son savoir, mais encore de son coeur et de ses vertus, c'est que la maison qui la première a reçu sa jeunesse, est encore celle où sa vieillesse trouve plus de bienveillance. A cette époque, il était goûté de Metellus Numidicus et de Pius son fils ; M. Émilius se faisait gloire d'écouter ses leçons ; il vivait familièrement avec les deux Catulus, le père et le fils ; Crassus cultivait son amitié. En un mot, lié de la plus étroite intimité avec les Lucullus, les Octaves, les Drusus, les Catons, et la famille entière des Hortensius, il jouissait d'une telle considération, que chacun le recherchait, soit pour profiter de ses lumières et de ses entretiens, soit pour paraître en profiter. Longtemps après, Archias suivit Lucullus en Sicile, et, l'accompagnant à son retour de cette province, il passa par Héraclée. Comme cette ville, vu ses privilèges, tenait le premier rang parmi les villes fédérées, il désira de s'y voir inscrit au nombre des citoyens. Ce fut sans peine qu'il obtint cette faveur, car les habitants connaissaient et son mérite personnel et l'amitié dont l'honorait Lucullus. Bientôt fut portée la loi de Silvanus et de Carbon, qui accordait le droit de cité : *Si l'on était inscrit dans une des villes fédérées ; si l'on avait, à l'époque de la publication de la loi, son domicile en Italie ; si l'on faisait sa déclaration devant le préteur, dans le délai de soixante jours.* Archias, qui avait son domicile à Rome depuis plusieurs années, fit sa déclaration devant le préteur Q. Metellus, son intime ami.

IV. S'il n'est ici question que du droit de cité et de la loi qui l'accorde, je n'ai plus rien à dire : la cause est plaidée. En effet, lequel de ces points, Gratius, peut-on infirmer ? Nierez-vous qu'Archias fût alors inscrit à Héraclée ? Voici Lucullus qui l'affirme ; Lucullus, personnage d'une haute considération, d'une vertu sévère et d'une probité religieuse. Il ne dit pas : je crois, j'ai ouï dire, j'étais présent ; mais je sais, j'ai vu, j'ai agi moi-même. Voici des hommes distingués, les députés d'Héraclée même : venus pour déposer dans cette cause, et munis d'instructions authentiques, ils certifient qu'Archias est inscrit au nombre de leurs citoyens. Vous nous sommez de produire les registres d'Héraclée ; mais nous savons tous que, durant la guerre italique, ces registres ont été brûlés dans l'incendie des archives. Il est ridicule, lorsqu'on ne répond rien aux preuves que nous fournissons, d'en demander que nous ne pouvons fournir ; de négliger les dépositions verbales pour exiger des dépositions écrites ; et, quand vous avez la garantie d'un Romain illustre, le serment et la foi d'un municipe irréprochable, de rejeter ces témoignages que rien ne peut altérer, pour réclamer des registres qui, de votre aveu même, sont falsifiés tous les jours. Mais peut-être Archias n'avait pas son domicile à Rome ; lui qui, tant d'années avant la loi, avait transporté dans nos murs le siège de ses affaires et de sa fortune ? Il a donc omis de faire sa déclaration ? Bien loin de là : elle fut inscrite sur les seuls registres et devant les seuls préteurs de ce temps qui soient encore dépositaires de la confiance publique. En effet, on accusait Appius de négligence dans la tenue de ses registres ; la légèreté de Gabinius avant sa disgrâce, le désordre de ses affaires après sa condamnation, ôtait aux siens tout crédit : le seul Metellus, plein de religion et de modestie, poussa l'exactitude jusqu'au scrupule ; on le vit même en référer au préteur L. Lentulus, ainsi qu'à ses assesseurs, pour une simple rature qui se trouvait sur un nom, et qui lui causait, disait-il, de l'inquiétude.

V. Ainsi, dans ces registres, pas l'ombre d'une rature sur le nom d'Archias. Après cela, douterez-vous de ses droits, surtout lorsqu'il est encore inscrit dans d'autres villes qu'Héraclée ? En effet, si tant d'hommes d'un mérite médiocre, sans profession ou d'une profession peu honorable, obtenaient sans peine dans la Grèce le titre de citoyens ; si Rhegium, Locres, Naples ou Tarente, le prodiguaient souvent à des comédiens, croirai-je que ces villes aient pu le refuser aux voeux d'un poète illustré par son génie ? Quoi ! mille autres, non seulement depuis la loi de Silvanus, mais même depuis la loi Papia, se sont glissés, on ne sait comment, dans les registres de nos villes municipales, et Archias, pour avoir négligé de faire valoir son inscription dans ces mêmes villes, pour s'être contenté du titre de citoyen d'Héraclée, sera privé de ses droits. Vous réclamez les registres du cens. On ignore apparemment que, sous les derniers censeurs, Archias était à l'armée, auprès de Lucullus, cet illustre général ; que, sous les précédents, il était encore avec Lucullus, pendant sa questure en Asie ; et que, sous les premiers censeurs depuis son admission, Julius et Crassus, il n'y eut point de dénombrement. Au surplus, le dénombrement n'établit point le droit de cité ; il indique seulement que la personne inscrite s'est regardée dès lors comme citoyen. Or, dès ce temps où vous prétendez qu'Archias lui-même ne prenait pas la qualité de citoyen romain, il a fait plusieurs fois son testament selon nos lois ; il a recueilli divers héritages de citoyens romains ; et Lucullus, pendant sa préture et son consulat, lui a assigné des gratifications sur le trésor public. Cherchez ailleurs des arguments, si vous pouvez : ni la conduite d'Archias, ni celle de ses amis, ne sauraient vous en fournir.

VI. Vous me demanderez, Gratius, pourquoi Archias m'inspire un si tendre intérêt ? C'est que je trouve dans ses ouvrages de quoi délasser mon esprit fatigué du tumulte des affaires, de quoi reposer mes oreilles importunées des clameurs du barreau. Pensez-vous que nous pussions suffire à cette variété perpétuelle de discussions qui se renouvellent tous les jours à la tribune, si notre esprit n'était cultivé par l'étude, ou qu'il nous fût possible de supporter une application si constante, si nous ne trouvions dans l'instruction un agréable délassement ? Pour moi, j'avoue que les lettres font le charme de mes loisirs. Ceux-là peuvent en rougir, qui s'ensevelissent dans les livres au point de n'en tirer aucun avantage ni pour l'utilité commune ni pour leur propre gloire. Mais en rougirai-je, Romains, moi qui, depuis tant d'années, me dévoue aux intérêts d'autrui avec un zèle que n'a point arrêté le soin de ma fortune ou de mon repos, que le plaisir n'a pu distraire, que n'a pu ralentir le besoin même du soleil ? Qui pourrait donc me blâmer, qui pourrait se plaindre avec justice, si le temps que les uns accordent à leurs affaires, à la célébration des fêtes et des jeux, aux distractions de toute espèce, même au repos légitime de l'esprit et du corps ; si ce temps que les autres donnent souvent aux longs festins, aux dés, à la paume, je le consacre, moi, à la culture des sciences ? Ce goût m'est d'autant plus pardonnable, que l'étude sert à fortifier le talent même de la parole, ce talent, médiocre en moi peut-être, mais qui ne m'a jamais manqué dans le péril de mes amis. En supposant qu'on attache peu de prix à ces avantages, en voici du moins d'une importance incontestable, et je sais dans quelle source je les puise. En effet, si les préceptes de la morale et l'étude des belles-lettres ne m'eussent appris dès ma jeunesse que les seuls biens à désirer dans la vie sont la gloire et la vertu ; que, pour les acquérir, il faut savoir braver tous les tourments, tous les dangers de l'exil, toutes les horreurs de la mort, me serais-je jamais exposé, pour votre salut, à tant de persécutions cruelles, et aux attaques journalières des hommes les plus dépravés ? Mais tous les livres, toutes les maximes des sages, toute l'antiquité, nous offrent une foule de nobles exemples qui seraient ensevelis dans les ténèbres, si le flambeau de la littérature ne leur prêtait sa lumière. Combien de portraits des grands hommes les écrivains grecs et latins ne nous ont-ils pas laissés dans leurs ouvrages, moins pour les proposer à notre curiosité qu'à notre émulation ! Quant à moi, dans l'administration de la république, je les avais sans cesse sous les yeux, et la seule idée de ces illustres personnages élevait mon esprit et fortifiait mon âme.

VII. Quoi ! dira-t-on, ces grands hommes eux-mêmes, dont les lettres ont consacré les vertus, s'étaient-ils formés à l'école des sciences, dont vous faites un si pompeux éloge ? Il serait difficile de l'assurer de tous ; voici pourtant ce que je puis répondre, sans crainte de me tromper. On a vu quelquefois, j'en conviens, des hommes d'une trempe privilégiée, d'une force d'âme peu commune, qui, sans étude, mais doués d'un naturel presque divin, sont devenus par eux-mêmes des modèles de sagesse et de justice. J'ajoute même que la nature sans instruction a plus souvent conduit à la gloire et à la vertu que l'instruction sans la nature ; mais je soutiens en même temps que le naturel le plus heureux et le plus riche de son propre fonds se perfectionne et s'enrichit encore par l'étude, et qu'il résulte presque toujours de leur concours mutuel je ne sais quoi d'extraordinaire et de parfait. Tel on vit, du temps de nos pères, l'immortel Scipion ; tels furent les Lélius, les Furius, ces rares exemples de modération et de sagesse ; tel fut le vieux Caton, ce personnage si ferme et le plus savant de son siècle. Sans doute, s'ils n'avaient trouvé, pour la connaissance et la pratique de la vertu, aucun secours dans les lettres, jamais ils ne se fussent appliqués à leur culture. Quand on fermerait les yeux sur l'évidence de leur utilité, quand on ne chercherait dans la culture des lettres qu'un simple délassement, où trouver, je vous prie, une distraction plus noble et plus honnête ? Les autres plaisirs ne sont ni de tous les temps, ni de tous les âges, ni de tous les lieux ; mais les lettres servent d'aliment à l'adolescence et d'amusement à la vieillesse ; les lettres embellissent nos jours prospères, et nous offrent dans le malheur un refuge, une consolation : charme du cabinet, elles ne gênent point au dehors ; elles veillent avec nous, elles nous accompagnent dans nos voyages, elles nous suivent encore aux champs.

VIII. Nous fût-il impossible de les cultiver et de les goûter par nous-mêmes, nous devrions encore les admirer, même en les voyant chez les autres. Qui de nous, quelque grossier, quelque insensible qu'on le suppose, n'a pas été touché dernièrement de la perte de Roscius ? Quoique la mort l'ait atteint dans un âge avancé, tel était l'agrément et la perfection de son art, qu'il nous semblait que jamais il n'eût dû mourir. Ainsi donc un acteur, par les grâces de son jeu et la souplesse de ses organes, s'était gagné dans Rome tous les coeurs ; et nous, ces mouvements de l'âme qui tiennent du prodige, ces sublimes élans de la pensée, nous les verrions sans intérêt ! Combien de fois n'ai-je pas entendu Archias ( car je veux, Romains, profiter de votre bienveillance, puisque vous daignez accorder une attention favorable à ce plaidoyer d'un nouveau genre ), combien de fois ne l'ai-je pas entendu, sans qu'il eût pris la plume, dans un entretien quelconque, sur un sujet offert par le hasard, improviser sans effort de longues tirades d'excellents vers ! combien de fois, prié de les redire, se plut-il à les rendre avec de nouveaux tours et des pensées nouvelles ! Quant aux ouvrages qu'il a pu soigner et mûrir par la méditation, qui ne sait l'estime dont ils jouissent ? On n'a pas craint de les comparer aux chefs-d'oeuvre des anciens. Et je ne chérirais pas un tel homme ! je ne l'admirerais pas ! je ne mettrais pas tous mes soins à le défendre ! Les esprits les plus sages et les plus éclairés ont reconnu que les autres talents s'acquièrent par l'étude, les préceptes et l'exercice de l'art ; mais que le poète doit tout à la nature, qu'il s'élève par les seules forces de son génie, et qu'il est comme inspiré par un souffle divin. Aussi notre Ennius, dans son enthousiasme, appelle-t-il sacré les poètes, parce que les dieux, en leur accordant ce don, ce privilège céleste, semblent les recommander aux hommages des mortels. Honorez donc, Romains, vous, le plus civilisé des peuples, honorez d'un pieux respect ce titre de poète, que jamais n'ont méconnu les nations les plus barbares. Les rochers et les déserts répondent au chant des poètes ; on a vu les animaux les plus farouches, fléchis aux doux accords de l'harmonie, s'arrêter sans colère : et nous, policés par l'étude des lettres, nous serions insensibles au charme des beaux vers !

IX. Colophon s'attribue la gloire d'avoir vu naître Homère, Chio la revendique, Salamine la réclame, Smyrne s'en empare à son tour, et lui a même élevé un temple dans ses murs : d'autres villes encore se disputent l'honneur d'avoir été son berceau. Quoi donc ! un étranger, longtemps même après son trépas, un étranger, parce qu'il fut poète, rend vingt peuples jaloux de l'avoir pour concitoyen, et Archias, qui vit au milieu de nous, Archias, qui veut nous appartenir, et qui nous appartient par les lois, nous le rejetterions de notre sein ! surtout quand il a consacré de tous temps et ses veilles et son génie à célébrer les triomphes et la gloire des Romains ! Jeune encore, il chanta la défaite des Cimbres ; et Marius lui-même, dont la rudesse semblait inaccessible à la poésie, l'entendait avec plaisir. Est-il en effet un homme assez ennemi des Muses, pour se plaindre que leurs accents aient éternisé le souvenir de ses travaux ? On demandait un jour à Thémistocle, cet Athénien célèbre, quelle musique ou quelle voix il entendrait le plus volontiers : *Celle,* dit-il, qui chanterait le mieux mes exploits. C'est ce même sentiment qui rendit Plotius cher à Marius : ce guerrier pensait que le génie de Plotius pouvait immortaliser ses hauts faits. La guerre de Mithridate, guerre si longue, si difficile, et dont les événements ont été si variés, tant sur terre que sur mer, Archias l'a décrite en entier ; et cet ouvrage, en illustrant la valeur et les victoires de Lucullus, illustra aussi le nom du peuple romain ; car c'est le peuple romain qui, sous le commandement de Lucullus, s'est ouvert un passage dans le Pont, à travers ces contrées que la puissance de leurs monarques et la nature même des lieux rendaient jadis inaccessibles. C'est l'armée du peuple romain qui, sous la conduite du même général, a détruit, quoique très inférieure en nombre, les troupes innombrables venues de l'Arménie. C'est encore au peuple romain qu'appartient l'honneur d'avoir, par la prudence du même chef, arraché Cyzique aux fureurs d'un roi menaçant, aux horreurs d'une guerre cruelle, et d'avoir conservé cette ville, notre fidèle alliée. C'est notre gloire qu'on vantera sans cesse, en se rappelant ce combat mémorable où Lucullus tua tous les généraux ennemis, coula à fond leur flotte, et rendit Tenedos témoin d'une victoire incroyable. Ce sont nos trophées, nos monuments, nos triomphes ; et le génie qui les exalte, célèbre en même temps la renommée du peuple romain. Notre Ennius fut cher au premier Scipion l'Africain ; on croit même que la statue de marbre placée sur le tombeau des Scipions est celle de ce poète. Or, l'éclat répandu par ses vers sur les hommes qu'il a chantés, ne rejaillit-il pas sur le nom du peuple romain ? Caton, le bisaïeul de celui que nous connaissons, s'y trouve élevé jusqu'aux cieux : l'éloge d'un tel personnage ajoute un nouveau lustre à la grandeur de Rome. Eh ! comment louer tous ces guerriers fameux, les Maximus, les Marcellus, les Fulvius, sans nous associer tous, en quelque sorte, à leurs louanges. Aussi leur panégyriste, un habitant de Rudia, fut-il honoré par nos ancêtres du titre de leur concitoyen. Et quand Archias est inscrit dans Héraclée, quand plusieurs villes se le disputent, quand nos lois l'ont adopté, nous aurions l'injustice de le rayer de nos registres !

X. Dira-t-on que les muses grecques sont moins propres que les muses latines à célébrer les héros ? Ce serait une étrange erreur. La langue des Grecs est entendue de presque tous les peuples, celle des Latins est confinée dans l'Italie, et son domaine est fort étroit. Mais puisque nos conquêtes n'ont de bornes que celles de l'univers, nous devons désirer que tous les lieux où nos armes sont parvenues retentissent des chants qui publient notre gloire. Si la louange a des charmes pour le peuple dont elle consacre les hauts faits, elle est surtout, pour les guerriers épris d'une gloire périlleuse, un puissant aiguillon au milieu des fatigues et des dangers. Que d'écrivains de ses exploits n'avait pas, dit-on, à sa suite ce magnanime Alexandre ! Arrivé cependant au promontoire de Sigée, près du tombeau d'Achille, il s'arrête, il s'écrie : « O trop heureux guerrier ! ta valeur a trouvé pour chantre un Homère ! » Certes Alexandre disait vrai ; car, sans cette immortelle Iliade, le tombeau qui couvrait la cendre d'Achille eût enseveli sa mémoire. Et notre grand Pompée, dont le bonheur égala le courage, n'a-t-il pas honoré l'historien de ses victoires, dans Théophane de Mitylène ? ne l'a-t-il pas décoré, en présence des légions, du titre de citoyen romain ? et nos braves soldats, malgré la rudesse des camps, sensibles à l'attrait de la gloire, comme s'ils avaient partagé celle de leur général, n'ont-ils pas répondu à cet hommage solennel par des applaudissements unanimes ? Croirai-je maintenant qu'Archias, s'il ne devait pas à nos lois le titre de citoyen, eût manqué de le devoir à quelqu'un de nos généraux ? Sylla, qui en gratifiait des Espagnols et des Gaulois, l'aurait-il refusé aux sollicitations d'Archias ? Sylla, que nous avons vu, dans une assemblée publique, accueillir la requête d'un poète insipide, récompenser de méchants distiques dont tout le mérite était la mesure, et donner pour prix à l'auteur quelques objets alors en vente, en lui disant : *N'écrivez plus !* Celui près de qui l'intention même d'un mauvais poète paraissait digne de quelque reconnaissance, aurait-il dédaigné le talent d'Archias, et sa verve, et sa fécondité ? Quoi ! Licinius n'aurait pu, soit par lui-même, soit par les Lucullus, obtenir de Metellus Pius, son ami particulier, une faveur que tant d'autres en obtenaient, surtout quand Metellus, jaloux plus que personne d'entendre vanter ses exploits, prêtait l'oreille même aux poètes de Cordoue, et, malgré l'enflure et l'étrangeté de leur style, les écoutait avec plaisir ? Car pourquoi dissimuler un sentiment généreux qui éclate en nous malgré nous ? osons plutôt nous en faire honneur. Il n'est point d'homme insensible aux attraits de la louange, et les coeurs les plus nobles sont ceux que la gloire domine davantage. Ces philosophes eux-mêmes, dont les livres enseignent à mépriser la gloire, mettent leurs noms à leurs écrits ; même en affichant le dédain des distinctions et de la célébrité, ils prétendent se distinguer et se rendre célèbres. Decimus Brutus, grand homme et grand capitaine, voulut que les vers d'Attius, son ami, décorassent le frontispice des temples et des monuments élevés par ses ordres. Et ce Fulvius, qui, dans la guerre des Étoliens, s'était fait accompagner d'Ennius, ne s'empressa-t-il pas de consacrer aux Muses les dépouilles de Mars ? Ainsi, dans une ville où les généraux honorent, pour ainsi dire sous les armes, le nom de poète et le culte des Muses, il ne doit pas être permis de refuser leur hommage aux Muses et leur protection aux poètes.

XI. Mais, afin de vous y mieux disposer, je vais m'ouvrir à vous, Romains, et vous avouer l'amour trop vif peut-être, mais légitime du moins, que je ressens pour la gloire. Ce que j'ai fait pendant mon consulat, ce que j'ai fait, de concert avec vous, pour la sûreté de Rome et de l'empire, pour la conservation des citoyens, pour le salut de toute la république, Archias a voulu que ses vers en consacrassent la mémoire, et son poéme est commencé : l'ébauche m'en a plu, et je n'a pu voir ce qu'elle promet de grand et de flatteur, sans inviter le poète à finir son ouvrage ; car la plus belle récompense qui puisse dédommager la vertu de ses travaux et de ses périls, c'est la gloire et la renommée. Sans ce mobile, Romains, pourquoi l'homme irait-il, dans le cours déjà si borné d'une vie fugitive, se consumer encore de mille fatigues inutiles ? Certes, si l'esprit ne pressentait rien dans l'avenir, si le cercle étroit qui circonscrit notre existence bornait aussi l'essor de nos pensées, on ne nous verrait pas nous imposer des chaînes si pesantes, nous épuiser par tant de soins et tant de veilles, nous exposer si souvent à la mort même. Mais il vit dans tous les coeurs généreux ce sentiment vainqueur, qui nuit et jour les anime de l'aiguillon de la gloire, et les avertit de ne point limiter aux courts instants de la vie le souvenir de leur nom, mais de l'égaler à la durée de tous les siècles. Eh ! serions-nous donc assez aveugles, nous qui, par zèle du bien public, nous dévouons chaque jour à de nouveaux sacrifices, à des dangers nouveaux ; serions-nous, dis-je, assez aveugles pour consentir à traîner sans fin des jours sans calme et sans repos, si nous étions persuadés que tout doit mourir avec nous ? Quoi ! lorsque tant de grands hommes ont pris soin de laisser après eux l'empreinte, non de leur âme, mais de leur figure, dans des statues et des tableaux, ne devons-nous pas être bien plus jaloux encore de laisser à la postérité l'image de nos pensées et de nos vertus fidèlement tracée dans l'oeuvre du génie ? Pour moi, dans tout le cours de mes actions, je me figurais en quelque sorte les répandre et les disséminer dans la mémoire des âges comme une semence de gloire et d'immortalité. Mais, soit qu'après ma mort je sois insensible à la renommée, ou que, comme l'ont pensé les plus sages des philosophes, quelque partie de moi-même puisse en jouir encore, c'est du moins une satisfaction que dès aujourd'hui j'aime à goûter en espérance.

XII. Ainsi, Romains, conservez un homme à qui ses moeurs honnêtes, vous le savez, ont valu des amis illustres, des amis constants ; un homme que ses talents supérieurs, vous le savez encore, ont fait rechercher par les plus beaux génies ; un homme enfin dont la cause offre pour garantir le bienfait de la loi, le témoignage de Lucullus, l'autorité de toute une ville, les registres de Metellus. Et maintenant, si, dans une affaire de cette importance, il est permis de joindre à la recommandation des hommes la recommandation des dieux, daignez songer qu'Archias vous a toujours célébrés, vous, et vos généraux, et la gloire du peuple romain ; qu'il promet encore d'immortaliser par ses vers votre prudence dans nos derniers périls domestiques ; qu'il est enfin du nombre de ces chantres inspirés dont la personne fut toujours sacrée dans l'opinion de tous les peuples. Ouvrez-lui, je vous en conjure, l'asile de votre justice, et qu'il ait plutôt à s'enorgueillir de vos bontés qu'à se plaindre de votre rigueur. Romains, ce que j'ai, selon ma coutume, dit simplement et en peu de mots sur le fond même de la cause, aura, j'ose m'en flatter, votre approbation unanime. Mais, quoique étranger soit au ton du barreau, soit aux formes judiciaires, l'éloge que j'ai fait et d'un poète en particulier et de la poésie en général, ne laissera pas, je l'espère, de trouver grâce à vos yeux. Quant au magistrat éclairé qui préside à ce jugement, je suis sûr de son indulgence.

Fin de l'ouvrage

sommaire