Lettres à Brutus

par

Cicéron

Nisard 1840

traduction de Dubochet

LIVRE I

I A MARCUS BRUTUS. Rome, décembre. L. Clodius, tribun désigné, m'a donné des preuves d'un intérêt sincère; je dirai mieux, de la plus tendre amitié. Vous jugez bien, vous qui me connaissez, que je ne puis que l'aimer en retour. Pour peu que l'on ait des sentiments humains, comment ne pas répondre aux avances de qui vous aime ? Clodius s'affecte et même se tourmente de l'idée que, directement ou par insinuation, on l'a desservi près de vous. Mon habitude n'est pas, vous le savez, mon cher Brutus, de donner légèrement ma garantie. C'est chose trop délicate : il y a tant de mystères dans le coeur humain, tant de nuances de caractères ! Pour Clodius, je l'ai sondé, étudié, jugé. J'omets à dessein nombre de traits qui le font connaître. Ce n'est point en effet la causerie d'une lettre, c'est une attestation sérieuse que je vous envoie. S'il doit sa fortune à la bienveillance d'Antoine, cette bienveillance est en grande partie votre ouvrage. Il voudrait donc voir Antoine en sûreté, sans compromettre notre salut : mais avec son esprit (et vous savez s'il en manque) il sent bien que, dans la crise où nous sommes, ce double succès est une chimère; aussi se déclare-t-il pour nous. De vous spécialement il ne parle qu'en ami dévoué, et c'est son coeur qui parle. Si donc vous avez reçu des lettres, ou entendu quelques propos qui tendent à vous inspirer une opinion contraire, croyez-moi de préférence, je vous le demande en grâce. L'accusateur, quel qu'il puisse être, n'est ni mieux informé ni plus votre ami que moi. Je vous donne Clodius comme un ardent ami, que sa conduite politique, dirigée par une haute prudence, met sur la voie d'un succès éclatant.

II A BRUTUS. Rome, 18 avril. B.2. J'avais écrit et fermé ma lettre; j'en reçois une de vous pleine de faits nouveaux et assurément bien extraordinaires : Dolabella a jeté cinq cohortes dans la Chersonèse. Il ne pouvait plus tenir en Asie, disait-on, et le voilà maître de pousser une pointe en Europe; mais qu'espère-t-il faire avec cinq cohortes sur un point où vous pouvez agir avec cinq légions, une cavalerie excellente et un corps nombreux d'auxiliaires ? C'est un acte de folie de ce brigand; et je me flatte que déjà les cinq cohortes sont à vous. J'approuve fort que vous ayez maintenu votre armée à Dyrrachium et Apollonie, tant que vous avez ignoré la fuite d'Antoine, la sortie de D. Brutus et la victoire du peuple romain. Vous m'écrivez que ces événements vous ont décidé à marcher sur la Chersonèse, et à ne plus souffrir qu'un scélérat insulte à la puissance romaine : c'est bien entendre votre honneur et l'intérêt public. Quant à la sédition soulevée par les Antoines au sein de votre quatrième légion, vos soldats, soit dit sans offense, en voulaient faire meilleure justice. Je me réjouis, au surplus, que cette occasion ait fait éclater l'affection que vous portent les légions et la cavalerie. Selon votre promesse, tenez-moi au courant des nouvelles de Dolabella. Combien je m'applaudis aujourd'hui de ma prévoyance, lorsque je vous fis donner pleins pouvoirs pour décider seul ce qu'il faudrait y faire! Je n'avais en vue que le bien de la république : il y aura aussi tout profit pour votre gloire. J'étais, d'après votre lettre, fort à mon aise pour prendre à partie les Antoines, comme je viens de le faire. Vous m'approuvez pourtant de l'avoir entrepris, et je crois votre éloge sincère; mais je repousse, sous tous les rapports, cette distinction qu'il vaut mieux déployer de l'énergie à prévenir les guerres civiles que de s'acharner plus tard contre des vaincus. Je pense tout le contraire, mon cher Brutus, et votre clémence ne me séduit pas. Une rigueur salutaire est plus efficace qu'un vain étalage de douceur. Soyons cléments, et nous perpétuerons les guerres civiles. Au reste, c'est à vous de décider; car je puis dire avec le père dans le Trinummus de Plaute : "Je touche au terme de ma carrière; ce sont tes intérêts plus que les miens." Croyez-moi, vous êtes perdu, si vous ne changez de mesures. Vous ne trouverez pas toujours le peuple, le sénat, le guide du sénat dans les mêmes dispositions. Recevez cet oracle comme sorti du trépied de Delphes : Apollon n'en rend pas de plus infaillibles.

III A BRUTUS. Rome, 22 avril. Vous avez su que nos affaires prenaient un meilleur tour; car je me suis assuré qu'on vous a mandé le détail des événements. Ce que je vous ai souvent écrit des consuls se trouve aujourd'hui justifié par leur conduite. Il y a de merveilleuses qualités dans la jeune âme de César. Puisse l'éclat des honneurs et la faveur populaire ne pas le rendre moins docile à la main qui l'a gouverné jusqu'à ce jour ! La tâche, il est vrai, devient plus délicate; mais je suis loin d'en désespérer. C'est chez lui une conviction (et je n'ai pas peu contribué à la faire naître) que notre salut est son ouvrage. En effet, s'il n'eût pas réussi à refouler Antoine qui marchait sur Rome, tout était perdu. Trois ou quatre jours avant ce grand succès, c'était comme un débordement de la population entière, qu'une terreur subite précipitait vers vous, hommes, femmes, enfants. Rome enfin, rassurée par la journée du 12 des kalendes de mai, vous aurait volontiers vu venir dans son sein, mais n'aurait plus couru elle-même s'abriter sous vos pavilIons. Dans cette journée mémorable, j'ai recueilli le prix de mes longs travaux et de toutes mes veilles, si c'est une récompense que la véritable et solide gloire. Une multitude prodigieuse, tout ce que Rome contient d'habitants, s'est portée à ma demeure, m'a escorté jusqu'au Capitole, et je me suis vu hisser à la tribune au milieu des transports et des applaudissements. Je n'ai point de vanité et n'ai pas le droit d'en avoir; cependant le concert de tous les ordres, ces témoignages de reconnaissance, ces félicitations unanimes me causent une vive émotion. Je sens qu'il est beau d'être populaire, quand on l'est, comme moi, pour avoir sauvé le peuple; mais j'aime mieux que ces détails vous viennent d'une autre main. — Faites-moi savoir exactement où vous en êtes et ce que vous vous proposez de faire; surtout prenez garde que votre généreuse indulgence ne soit taxée de faiblesse. Car c'est le sentiment du sénat, c'est celui du peuple romain, que si jamais ennemis méritèrent le dernier supplice, ce sont les citoyens qui, dans cette guerre, ont pris les armes contre la patrie. Je les attaque, je les poursuis sans relâche dans mes discours, et j'ai l'assentiment de tous les gens de bien. Votre opinion sur cette matière ne doit avoir d'autre juge que vous-même. Quant à moi, je pense que la cause des trois frères n'est qu'une seule et même cause. — Nous avons perdu les deux consuls, braves gens sans doute, mais rien de plus. Hirtius est mort au sein même de la victoire, peu de jours après avoir gagné une grande bataille; Pansa reçut dans l'action des blessures qui le forcèrent de se retirer, et auxquelles il succomba. Décimus et le jeune César poursuivent les restes de nos ennemis. Un sénatus-consulte a déclaré tels tous ceux qui ont pris parti pour Antoine; et, suivant l'opinion dominante, cette disposition s'applique tant à vos prisonniers de guerre qu'à ceux qui sont venus se rendre à vous. — Je n'ai pas fait de proposition rigoureuse contre Caïus en le nommant dans le sénat, qui ne peut, selon moi, s'occuper de cette cause que sur votre rapport.

IV BRUTUS A CICÉRON. De son camp, mai. L'extrême joie que m'ont causée les succès de notre cher Décimus et des consuls est plus facile à imaginer qu'à peindre. Il faut se féliciter et se réjouir de tout ce qui est arrivé, et particulièrement de cette sortie de Brutus qui a si bien tourné pour lui-même, en décidant de la victoire. Vous regardez, dites-vous, la cause des trois Antoines comme une seule et même cause, et vous m'en laissez juge. Voici ma décision : c'est au sénat et au peuple romain qu'il appartient de statuer sur le sort des citoyens que les combats ont épargnés. A tort, direz-vous, j'appelle citoyens des hommes qui nourrissent des sentiments hostiles contre la république. Rien de plus juste, au contraire. Tant que le sénat n'a pas délibéré, tant que la volonté du peuple ne s'est pas fait connaître, je ne m'arroge pas le droit de rien préjuger, et je n'usurpe point une autorité arbitraire. Je ne me fais nul reproche à l'égard de mon prisonnier; aucun motif ne me commandait de sacrifier Caïus. Je ne lui ai rien enlevé par cruauté, rien accordé par faiblesse; je l'ai retenu captif tant qu'a duré la guerre. Il est plus honorable, selon moi, et plus conforme à l'esprit d'une république de ne pas aggraver le sort des malheureux, que de prodiguer sans mesure aux puissants tout ce qui peut exciter les ambitions et autoriser les exigences. Sur ce point, mon cher Cicéron, vous, le meilleur et le plus courageux des hommes, vous, à qui je suis si légitimement attaché par inclination et par patriotisme, vous vous abandonnez trop à vos confiantes illusions, vous vous hâtez trop, au moindre service rendu, de tout donner et de tout permettre; comme si le coeur, échauffé par ces profusions corruptrices, ne pouvait aisément devenir un foyer de mauvaises passions. Un esprit bien fait comme le vôtre ne pourra que prendre en bonne part ces avis, dictés par l'intérêt public. Suivez, au surplus, votre façon de voir : c'est ce que je ferai moi-même, après que vous m'aurez éclairé. Mais il est temps d'agir, mon cher Cicéron; sans quoi la défaite d'Antoine ne nous aura causé qu'une vaine joie, et le mal détruit fera renaître un mal plus funeste encore. Nul revers désormais, sans qu'on nous accuse tous d'imprévoyance ou de pusillanimité, sans qu'on vous accuse, vous surtout, que la complaisance ou plutôt l'aveu décidé du sénat et du peuple investit de toute l'autorité qu'un homme peut avoir dans un État libre. Cette autorité conquise par la droiture de vos intentions, maintenez-la par la sagesse de vos actes. Vous avez fait preuve d'une prudence consommée, à laquelle il ne manque peut-être qu'un peu plus de réserve à faire décerner les honneurs. Sous tout autre rapport, vos qualités brillent d'un si vif éclat, que l'antiquité n'a pas de vertu dont vous puissiez redouter le parallèle. Tenez-vous donc en défiance contre cette générosité, seule erreur de votre belle âme. Le sénat ne doit rien accorder dont une mauvaise pensée puisse se prévaloir et s'autoriser plus tard. Je crains, par exemple, que votre César ne se croie porté assez haut par vos décrets pour afficher la prétention d'atteindre au consulat. Si Antoine a pu régner en ramassant le sceptre tombé de la main d'un autre, quelle excitation, je vous le demande, pour un ambitieux, que de se sentir poussé aux envahissements, non par la mort fortuite d'un tyran, mais par les faveurs spontanées du sénat! J'attendrai donc, pour louer votre prévoyance et votre bonheur, que j'aie vu Octave s'en tenir aux honneurs extraordinaires qu'on lui aura décernés. Mais, direz-vous, c'est là me rendre responsable des torts d'autrui : oui, des torts d'autrui, s'il a dépendu de vous de les prévenir. Que ne pouvez-vous lire dans mon coeur les appréhensions dont Octave le remplit ! — Ma lettre écrite, le bruit se répand que vous êtes nommé consul. Si tant de bonheur m'est réservé, je verrai donc la république telle qu'elle doit être, assez forte pour se soutenir elle-même. Votre fils se porte bien : il me devance en Macédoine avec la cavalerie.

V A BRUTUS. Rome, 5 mai. Le 5 des kalendes de mai, on a délibéré sur les moyens de faire la guerre à ceux qui avaient été déclarés ennemis publics; Servilius parla d'ajouter à la liste Ventidius, et de faire marcher Cassius contre Dolabella : j'appuyai sa proposition. Je fis décider en outre que vous pourriez aussi vous-même attaquer Dolabella, si vous jugiez utile de porter sur ce point les armes de la république; mais, que, dans le cas où vous y verriez des inconvénients, ou trop peu d'avantage, vous garderiez vos positions. Le sénat ne pouvait plus hautement faire éclater son estime qu'en vous laissant ainsi juge absolu des intérêts de l'État. Mon opinion à moi est que si Dolabella dispose de forces imposantes, s'il a un camp ou quelque point d'appui, il est de votre devoir, de votre honneur de le pousser à outrance. Nous ne savons rien de l'armée de Cassius. Point de lettres de lui, ni même de nouvelles dignes de foi. Vous comprenez sans doute combien il importe d'écraser Dolabella, tant pour faire enfin justice de ses crimes, que pour priver de tout refuge les chefs de bandits échappés au désastre de Modène. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je tiens ce langage. Reportez-vous à mes lettres précédentes. Alors cependant nous n'avions que votre camp pour retraite, pour sauvegarde que votre armée. Nous voici, je l'espère, hors de crise. Raison de plus pour nous occuper sérieusement d'anéantir Dolabella. Mais vous y réfléchirez, et la sagesse dressera vos plans. Vous me ferez connaître, si vous le jugez convenable, et votre détermination et la suite que vous y aurez donnée. — Je voudrais bien voir porter mon fils pour une place dans votre collége; car aux comices pour le sacerdoce, l'absence, à mon avis, ne détruit pas l'éligibilité. Les précédents sont en ma faveur. Marius était en Cappadoce quand la loi Domitia le fit augure, et je ne connais pas de loi subséquente qui ait dérogé à celle-là. Je m'appuie d'ailleurs de ce texte de la loi Julia, la plus récente de toutes sur la matière : "Celui qui demande ou celui qu'on jugera digne"; alternative qui implique aptitude de la part des absents. J'en ai écrit à mon fils, avec recommandation de suivre votre avis en cela comme en toute chose. Vous avez aussi à statuer sur Domitius et sur le jeune Caton mon pupille. Après tout, si l'absence n'emporte pas exclusion, il y a de fait plus de chances à se présenter en personne; mais comment faire paraître nos jeunes gens aux comices, si vous vous déterminez à passer en Asie ? Que Pansa n'est-il encore vivant! L'affaire marcherait d'elle-même, car il se serait aussitôt donné un collègue, et l'on aurait pu procéder à l'élection des prétres sans attendre les comices prétoriens. Aujourd'hui j'appréhende que les auspices ne nous causent bien du retard, le droit de les prendre ne pouvant revenir au sénat tant qu'il restera un seul magistrat patricien. N'est-ce pas une véritable confusion ? Un mot de votre opinion sur tout cela.

VI BRUTUS A CICÉRON, De son camp, an fond de la Candavie, 16 mai. Ne vous attendez pas à des remercîments. Depuis longtemps notre amitié, mutuellement éprouvée par tant de services, doit en avoir entre nous banni l'usage. Votre fils n'est pas auprès de moi. Nous nous retrouverons en Macédoine. Il a ordre de partir d' Ambracie avec la cavalerie qu'il commande, pour traverser la Thessalie et venir au-devant de moi jusqu'à Héraclée; là, puisque vous vous en reposez sur moi, nous concerterons ensemble les moyens de l'envoyer aux comices soutenir personnellement ou du moins déclarer sa candidature. Je vous recommande avec instance Glycon, médecin de Pansa, qui a épousé la soeur de notre Achille. J'apprends que Torquatus a élevé des soupçons contre lui à l'occasion de la mort du consul, et qu'il l'a fait arrêter sous une prévention de parricide. Cette accusation n'a pas la moindre vraisemblance. Qui a perdu plus que Glycon à la mort de Pansa? C'est un homme plein de délicatesse, de moeurs simples, et que l'intérêt même ne pousserait jamais au crime. Je vous en prie donc et même je vous en conjure, mettez un terme aux inquiétudes si légitimes de notre Achille; tirez son beau-frère de prison et veillez sur sa vie. De tous mes soins particuliers il n'en est aucun qui me préocupe davantage. — Pendant que je vous écris, on m'apporte une lettre de Satrius, lieutenant de Trébonius; j'y vois que Dolabella vient d'être défait et mis en fuite par Tillius et Déjotarus. Je vous transmets la lettre grecque d'un certain Cychérée à Satrius. Notre Flavius vous a pris pour juge de son procès contre les Dyrrachiens au sujet d'un héritage. Je me joins à lui, mon cher Cicéron, pour vous prier de terminer cette affaire. La succession dévolue à Flavius était créancière de la ville. C'est un point hors de question : les Dyrrachiens le reconnaissent, mais ils allèguent que César a prononcé l'abolition de toutes leurs dettes. Ne souffrez pas que mon ami soit injustement sacrifié à vos amis.

VII BRUTUS A CICÉRON. De la Candavie, mai. Personne ne sait mieux que vous combien je dois aimer Bibulus, qui s'est donné tant de mouvement et de soins pour la république. Je pense que son mérite et mon amitié parlent assez haut pour lui, et me dispensent d'une apologie plus longue. Une recommandation de moi ne peut manquer son effet sur vous, quand elle est juste et dictée par un devoir rigoureux. Bibulus se met sur les rangs pour remplacer Pansa : je vous demande votre appui. Vous ne pouvez servir ni un ami plus tendre que moi, ni un candidat plus digne que Bibulus. Je n'ai pas à intervenir en faveur d'Apuléius ni de Domitius, tous deux déjà si bien placés dans votre estime. Votre protection est acquise au premier, et je laisse à Domitius qui vous écrit le soin de faire lui-même valoir ses titres. Ne perdez pas un instant de vue les intérêts de Bibulus; servez de coeur un homme déjà si grand, et destiné à compter un jour, croyez-m'en, dans le petit nombre de vos rivaux de gloire.

VIII A BRUTUS. Rome. Mes recommandations se multiplient, elles sont une nécessité de ma position. Tout ce qu'il y a d'honnêtes gens, de bons citoyens, se montre à l'envi jaloux de votre estime. Les braves veulent mettre la main à l'oeuvre et faire avec vous cause commune, et chacun croit que personne n'a plus de crédit que moi près de vous. Cette fois, c'est C. Nasennius, de la ville municipale de Suesse, que je vous recommande plus chaudement que tout autre. Dans la guerre de Crète, il a commandé, sous Métellus, le huitième manipule des princes. Depuis, il ne s'est occupé que du soin de ses affaires; mais aujourd'hui, frappé des divisions de la république et du rôle admirable que vous y avez pris, il voudrait tenir de vous un commandement quelconque. C'est un homme de coeur, mon cher Brutus, que je vous recommande, un honnête homme, et, si c'est là une considération, il est fort riche. Vous m'obligerez beaucoup en le traitant assez bien pour qu'il me remercie de vos bons offices.

IX A BRUTUS. Rome. Je voudrais, à mon tour, vous apporter les consolations que j'ai reçues de vous dans une épreuve semblable; mais les remèdes que vous offriez alors à ma douleur ne vous feront sans doute pas faute aujourd'hui. Puisse l'application cette fois en être plus facile et plus efficace! Un homme tel que vous ne recule pas devant la pratique de ce qu'il a conseillé lui-même. Vos raisons et surtout votre ascendant sur moi ont retenu mon chagrin dans de justes bornes. Je ne montrais pas, disiez-vous, toute la fermeté qui convient à un homme, et à un homme accoutumé à consoler les autres. Ce reproche est même exprimé dans votre lettre d'un ton de sévérité qui ne vous est pas ordinaire. J'ai tant de respect pour votre jugement, que la crainte de votre censure me fit faire un effort sur moi-même. Ce que j'avais recueilli de leçons de sagesse dans les écoles, dans les livres, dans le commerce de la vie, me semblait recevoir de vous une autorité nouvelle; et cependant, mon cher Brutus, je n'avais alors à obéir qu'au devoir et aux inspirations de ma douleur, tandis que vous, placé, comme on dit, sur le théâtre, vous vous devez au public. Sur vous sont fixés les yeux de votre armée, de vos concitoyens, je puis dire de toute la terre. Vous qui êtes le principe de notre courage, pourriez-vous en manquer ? Oui, votre douleur n'est que trop légitime. Ce que vous avez perdu, l'univers ne peut vous le rendre. Insensible, vous seriez plus à plaindre encore ; mais cette douleur, il faut la modérer. La raison le conseille à tout le monde ; la nécessité vous en fait une loi. Je pourrais continuer ce sujet, mais pour vous peut-être j'en ai déjà trop dit. Nous vous attendons impatiemment vous et votre armée; sans vous, quels que soient nos avantages, nous ne nous croirons pas vraiment libres. C'est tout ce que je vous dirai sur notre situation politique. Vous aurez plus de détail et peut-être des choses plus positives dans une lettre dont je chargerai notre ami Vétus.

X A BRUTUS. Rome, juillet. Point de lettre de vous encore ; rien même qui nous annonce qu'au reçu de l'autorisation du sénat, vous avez fait marcher votre armée vers l'Italie : toute l'attente de la république est dans ce mouvement et dans sa promptitude. Chaque jour, à l'intérieur, nouveau progrès du mal; nous sommes travaillés à la fois par les ennemis du dehors et par ceux du dedans. Ce sont les mêmes qu'au début de la guerre, mais nous n'avons plus les mêmes moyens pour les réduire. Alors l'attitude du sénat était plus ferme; mes discours concouraient avec mes votes à la soutenir. Pansa y siégeait encore, et trouvait des sorties vigoureuses contre tous les méchants et surtout contre son beau-père. Nous avions en lui un consul dont le courage et la loyauté n'ont jamais failli. Dans la guerre de Modène, conduite exemplaire de César; Hirtius moins irréprochable; succès médiocre en un temps de prospérité, mais dont on pouvait s'applaudir dans un temps de malheur. La république était victorieuse, l'armée d'Antoine en déroute, Antoine lui-même chassé d'Italie par Décimus; mais depuis, que de fautes ! La victoire a comme glissé de nos mains, Nos généraux laissent respirer un ennemi consterné, désarmé, couvert de blessures, et ménagent ainsi à la légèreté déjà trop éprouvée de Lépide l'occasion d'une défection plus funeste. Nous avons encore, sous Décimus et sous Plancus, des armées affectionnées, mais peu aguerries. Les auxiliaires des Gaules forment un corps respectable, et d'une fidélité à l'épreuve. Mais voilà que César, jusqu'aujourd'hui si docile à ma voix, si noble de coeur, si étonnant de fermeté, s'est laissé entraîner, par des lettres insidieuses, par des rapports mensongers , par de perfides commentaires, à la présomption que le consulat ne peut lui échapper. Au premier soupçon de cette intrigue, je me suis empressé de lui écrire lettres sur lettres pour le ramener. Je ne cesse de prendre à partie quiconque ici me parait promettre un suffrage à son ambition. Enfin j'ai été jusqu'à déchirer le voile, en plein sénat, sur cette odieuse machination et sur ses auteurs : jamais, en aucune occasion, les sénateurs ni les magistrats n'ont mérité plus d'éloges. Il est sans exemple, en effet, qu'à la question seule de conférer un honneur extraordinaire à un homme puissant, tout puissant même, car la force militaire est souveraine aujourd'hui, ni tribun, ni magistrat, ni homme privé, n'ait fait entendre une voix pour l'appuyer. Cette épreuve a été noblement soutenue, mais l'alarme n'en règne pas moins dans la ville. C'est que nous sommes à la merci, mon cher Brutus, et de la licence des soldats et de l'insolence du général. Chacun mesure ses exigences aux forces dont il dispose. Plus de raison, plus de retenue; lois, usages, devoirs, rien n'arrête; nulle considération, nul respect pour l'opinion publique et le jugement de la postérité. C'est dans la prévision de tous ces excès que je fuyais l'Italie, quand l'annonce de vos édits me fit revenir sur mes pas. Vous me rendîtes le courage à Vélie. J'avais de la répugnance à rentrer dans Rome, dont vous, son libérateur, étiez forcé de vous bannir, comme j'en fus banni moi-même avant vous, mais avec des circonstances plus pénibles encore. Pourtant, je pris sur moi de continuer ma route. Je revis Rome; et là, sans légions, je fis trembler Antoine au milieu de sa puissance sacrilége. Plus tard, j'acceptai, je fortifiai de mes conseils et de mon influence la protection armée offerte par César à la patrie. Ah ! qu'il se montre semblable à lui-même, qu'il me conserve sa déférence, et nous pourrons défier tous les dangers; mais s'il laisse prévaloir des conseils impies, ou s'il est vrai que le fardeau des affaires soit au-dessus de son âge, nous n'avons plus d'espoir qu'en vous. Accourez donc, je vous en conjure; venez sauver d'un dernier coup cette patrie qui déjà vous devrait son salut, s'il eût suffi, pour l'assurer, de l'effort d'une grande âme. C'est à qui va se presser autour de vous. Écrivez à Cassius de se hâter aussi. Plus d'espoir pour la liberté ailleurs que sous vos tentes. Venez, l'Occident vous offre encore des armées et des commandants fidèles. Je veux même, en ce moment, ne pas désespérer de l'appui de notre jeune homme; mais de tant de côtés on cherche à le séduire, que je crains souvent qu'à la fin l'obsession ne l'emporte. Tel est l'ensemble de notre position au départ de cette lettre. Je souhaite que l'avenir s'améliore. S'il en est autrement, ce qu'aux Dieux ne plaise! je porterai le deuil de la république, après l'avoir crue immortelle. Quant à moi, j'ai peu de jours encore à compter.

XI BRUTUS A CICÉRON. De la Macédoine, avril. Je connais les sentiments de Vétus Antistius, et je suis sûr que, pour lutter contre César et Antoine avec toute l'énergie d'un défenseur de la liberté, il ne lui a manqué que l'occasion. On l'a vu en Achaïe, où Dolabella avait une force imposante et de la cavalerie, refuser des subsides à ce brigand et le braver en face, aux risques de sa vie; et le même homme qui résistait à cette exaction, quand il pouvait donner à sa condescendance l'excuse de la contrainte, venait spontanément nous offrir et nous compter deux millions de sesterces; il a fait plus, il nous a offert son bras et est venu se joindre lui-même à nous. Je l'avais presque persuadé de rester dans mon camp, avec son titre de général, pour défendre la république; mais il a résolu de partir, par la raison qu'il a de fait remis son commandement; il m'a promis toutefois, aussitôt qu'il en aura reçu la mission officielle, de revenir prendre un commandement sous mes ordres, à moins que les consuls n'assemblent les comices prétoriens. Touché d'un si pur civisme, je l'ai engagé de toutes mes forces à ne pas différer sa candidature. La conduite de Vétus doit être applaudie de ceux du moins qui regardent mon armée comme l'armée de la république; elle doit vous charmer surtout, vous dont le noble courage et la gloire sont les appuis de la liberté, vous à qui tant d'honneur est réservé si la fortune seconde nos desseins et nos voeux. Je vous prie donc, en mon propre nom et comme votre ami, mon cher Cicéron, de vous attacher à Vétus, et de travailler de tous vos efforts à lui faire la position la plus considérable. Rien, sans doute, n'est capable de l'ébranler dans le parti qu'il a pris. Pourtant vos éloges et vos bontés ne peuvent manquer de le lier plus invinciblement encore à ses propres sentiments. Vous aurez un titre de plus à ma reconnaissance.

XII A BRUTUS. Rome, juillet. Le départ de Messalla Corvinus m'offrait une occasion prochaine de vous écrire; mais je n'ai pas voulu laisser partir Vétus sans une lettre de moi. Brutus, la crise de L'État est plus grave que jamais : après avoir vaincu, il nous faut combattre encore. C'est la criminelle démence de Lépide qui porte ses fruits. J'ai en ce moment de rudes assauts à soutenir dans la part que je prends aux affaires; mais ma plus pénible épreuve a été de tenir bon contre les supplications de votre mère et de votre soeur. Près de vous, du moins, et c'est ce qui me touche le plus, je compte sur une approbation facile. En effet, il n'y avait absolument aucun moyen d'établir une distinction entre la cause de Lépide et celle d'Antoine. Le crime même de Lépide est plus odieux. Quoi ! le sénat le comble des plus brillants honneurs, lui-même il le remercie en termes magnifiques, et, quelques jours à peine écoulés, il recueille les débris de nos adversaires, et nous fait par terre et par mer une guerre impitoyable! Quelle en sera l'issue? Personne ne peut le dire. On vient implorer notre miséricorde pour ses enfants; mais quelle garantie nous est offerte à nous contre les derniers supplices, s'il arrive (puisse Jupiter en détourner le présage !) que leur père ait le dessus ? C'est une dure nécessité, j'en conviens, que de faire passer du père aux enfants la solidarité du crime; mais n'est-il pas admirable aussi que la sagesse des lois ait fait servir la tendresse paternelle à resserrer les liens qui nous attachent à la patrie ? C'est Lépide qui est cruel envers sa famille, et non celui qui déclare Lépide ennemi public. Supposons le calme rétabli : la seule condamnation pour violence, dont à coup sûr rien ne pourrait le défendre, entraînerait de même la confiscation de ses biens et la ruine de ses enfants. Au reste, le sort qui les attend et que votre mère et votre soeur veulent conjurer par leurs prières, Lépide, Antoine, et leurs adhérents, vous le promettent, et cent fois pis encore. Notre unique espoir est en vous et dans votre armée. Accourez donc au plus tôt, je vous le répète; il y va du salut de l'État, de votre honneur et de votre gloire. La patrie a besoin de vos conseils autant que de votre épée. J'ai fait à Vétus, suivant votre désir, l'accueil que méritent son attachement pour vous et de si rares services. Je le tiens pour ami passionné de la république, et constamment préoccupé de ses intérêts. Enfin, je vais revoir mon fils, je l'espère; car je ne veux pas douter que vous n'arriviez bientôt en Italie, et lui avec vous.

XIII BRUTUS A CICÉRON. De Macédoine, juillet. Je ne puis me défendre des craintes que je vois chez les autres, au sujet de Lépide. Si sa défection se réalise, si malheureusement les soupçons publics ne sont ni injustes ni téméraires, je vous en conjure au nom de l'amitié, mon cher Cicéron, je vous en conjure par tout ce que j'ai toujours trouvé chez vous de bonté pour moi, oubliez que les enfants de ma soeur sont les fils de Lépide , et considérez-moi comme devenu leur père. Alors, je le sais, il n'y aura rien que vous ne fassiez pour eux. Chacun a sa manière d'être avec les siens. Pour moi, selon mon penchant et mes principes, je ne crois jamais faine assez pour les enfants de ma soeur. Or, en supposant que je ne sois pas indigne de quelque égard, que pourrais-je attendre des bons citoyens, que pourraient espérer de moi ma mère, ma soeur et ses malheureux enfants, si, près de vous, près du sénat, l'oncle ne faisait pas oublier le père, et si Brutus ne pesait rien dans la balance contre Lépide ? Ma préoccupation et mon chagrin ne me permettent point d'insister davantage, et même je ne le dois pas; car si dans une circonstance aussi grave, aussi pressante, quelques mots ne suffisent pas pour éveiller ou fortifier votre intérêt, il n'y a pas de chance que vous fassiez ce que je veux, ce qu'il faut. Ne vous attendez donc point à de longues prières, mais voyez qui je suis. C'est moi, Brutus, qui m'adresse à Cicéron ; moi, à qui l'ami ne peut refuser rien ; moi, à qui , toute amitié à part, le personnage consulaire doit tout accorder. Je désire que vous m'appreniez sans délai ce que vous vous proposez de fahre. De mon camp, le jour des kalendes de juillet.

XIV A BRUTUS. Rome, 14 juillet. Que votre lettre est courte ! que dis-je, courte ? ce n'est pas même une lettre. Comment, dans des circonstances si critiques, trois lignes de Brutus à moi! mieux valait ne pas écrire. Et vous me recommandez de l'exactitude dans ma correspondance ! Mais ai-je jamais laissé retourner près de vous, sans une lettre, un seul de vos amis; et avez-vous reçu de moi une seule lettre insignifiante ? Si mes dépêches ne vous sont pas parvenues, à coup sûr celles de votre famille vous ont aussi manqué. Vous me faites espérer une plus longue lettre par Cicéron, fort bien; mais il ne fallait pas que celle-ci fût si brève. Dès que j'eus appris par vous le départ de mon fils, je lui expédiai brusquement un exprès pour lui faire rebrousser chemin, fût-il déjà en Italie. J'aime à le savoir près de vous; c'est pour lui le poste de l'honneur. D'ailleurs il avait vu dans plusieurs de mes lettres qu'après de vifs débats, j'avais fait différer d'une année l'élection des pontifes. Cet ajournement est dans l'intérêt de Cicéron , non moins que de Domitius, de Caton, de Lentulus et des Bibulus; c'est ce que je vous avais mandé à vous-même. Il est vrai que, quand vous m'avez adressé cette lettre si écourtée, vous ne le saviez pas encore. Je vous conjure de nouveau avec instance, mon cher Brutus, de ne pas laisser partir Cicéron, mais de le garder avec vous. Si la république vous est chère, vous comprendrez qu'il n'y a pas un moment à perdre pour revenir vous-même en Italie. La guerre recommence par l'énorme forfait de Lépide. L'armée de César, qui était excellente, n'offre plus de ressource. Bien plus, c'est elle qui nous force d'appeler vos troupes à grands cris. Une fois que vous serez en Italie, il n'est pas un citoyen digne de ce nom qui ne coure se ranger sous vos drapeaux. Décimus a fait d'une manière brillante sa jonction avec Plancus ; mais vous n'ignorez pas le peu de fond qu'on doit faire sur la constance des hommes, les aberrations de l'esprit de parti, et les chances de la guerre. Si nous sommes vainqueurs, comme je l'espère, le gouvernement de la république n'aurat-il pas besoin de tout le poids de votre nom et de toute l'autorité de vos conseils? Arrivez donc, au nom des Dieux, arrivez à notre secours, toute affaire cessante. Si, aux ides de mars, quand votre bras sauva de la servitude vos concitoyens, vous avez bien mérité de la patrie, persuadez-vous que votre prompte arrivée sera pour elle aujourd'hui un service non moins signalé.

XV A BRUTUS. Rome, juillet. Messalla est près de vous : quelle lettre, quel récit même étudié peut valoir les détails qu'il vous donnera de vive voix sur la marche des événements et le fond de la situation, lui qui a tout vu, et qui est si habile à saisir et à exposer les faits! N'allez pas croire, Brutus, qu'en fait d'honneur, de fermeté, de vigilance, de patriotisme, il y ait rien à lui comparer. Vous le savez aussi bien que moi, mais je ne résiste pas au besoin de louer un si rare assemblage des dons les plus brillants. Il excelle en tant de points, que son talent oratoire, tout merveilleux qu'il est, trouve à peine place dans son éloge. Il est vrai que sa supériorité dans l'art de la parole semble éclipsée par la sagesse qui lui a fait embrasser le genre d'éloquence le plus vrai, celui qui atteste le mieux la solidité de l'esprit. Il consacre ses veilles à l'étude, et s'approprie avec tant d'ardeur toutes les ressources de l'art, qu'on serait tenté de douter que la nature ait tant fait pour lui. Mais l'affection m'entraîne; j'oublie l'objet de ma lettre, qui n'est point de louer Messalla, surtout devant Brutus, qui connaît son mérite aussi bien que moi, et qui est plus capable d'apprécier les hautes qualités auxquelles je rends hommage. L'éloignement de Messalla m'est bien pénible; mais une réflexion en adoucit l'amertume, c'est qu'en me quittant pour un autre moi-même, il remplit un grand devoir et s'ouvre une glorieuse carrière. Assez sur ce sujet. — Je reviens un peu tardivement peut-être sur certaine lettre on je trouve un blâme articulé, au milieu de beaucoup d'éloges. Je suis, dites-vous, trop facile ou même prodigue en fait d'honneurs publics : voilà votre reproche. Un autre me trouvera d'une rigueur outrée dans l'application des peines. Et vous-même peut-être ne me jugez pas exempt de cet autre excès. Je vois qu'il faut m'expliquer nettement sur ces deux points. Si je vous cite le plus admirable des sept sages de la Grèce et le seul qui ait été législateur, ne croyez pas que ce soit uniquement pour me prévaloir de l'autorité de Solon. Toute la science du gouvernement, selon lui, se résume en deux mots : récompenser et punir. Sans doute le jeu de ces deux leviers exige de la réserve et une juste mesure; il en est de cela comme de tout : mais je n'aborderai pas une si grande question, je me contenterai d'un simple exposé de principes relativement aux opinions que j'ai émises dans le cours de cette guerre. — Après la mort de César, je vous dis, vous vous en souvenez, ce qui avait manqué à vos mémorables ides de mars, et à quelle tourmente vous laissiez exposée la république. Vous aviez anéanti un grand fléau, lavé le nom romain d'une tache ignominieuse, attaché au vôtre une gloire immortelle; mais le pouvoir suprême restait la proie d'Antoine et de Lépide, l'un plus léger, l'autre plus pervers, tous deux redoutant la paix, ennemis de tout repos. Contre ces perturbateurs effrénés l'État se trouvait sans défense; l'énergie publique s'était réveillée; on voulait être libre. Je fus alors jugé trop ardent; peut-être avez-vous montré trop de sagesse d'abord en sortant de cette ville que vous veniez de délivrer, puis en déclinant les offres et les sympathies de l'Italie entière. Quand j'eus vu Rome tombée entre des mains parricides, devenue un séjour dangereux pour vous et pour Cassius, livrée aux violences d'Antoine et de ses satellites, je dus penser à m'éloigner aussi; car c'est un cruel spectacle que de voir son pays déchiré par les factions, sans pouvoir le secourir. Cependant mon coeur, toujours possédé de l'amour de la patrie, ne put se faire à l'idée d'être loin de Rome au moment de ses dangers. Aux vents étésiens qui m'emportaient vers la Grèce succéda tout à coup un vent du midi que je considérai comme un avertissement, et qui me ramena sur nos côtes. Je vous vis à Vélie; et ma douleur fut amère, car vous faisiez retraite, Brutus, retraite, dis-je, puisque nos Stoïciens soutiennent que le sage ne fuit jamais. De retour à Rome, j'affrontai la démence criminelle d'Antoine, et ne tardai pas à l'attirer sur moi. Alors, je formai une résolution à la Brutus; car c'est un droit héréditaire de votre sang que d'affranchir la patrie. Le reste ferait un long récit, je le passe, car je n'aurais à parler que de moi. Un mot encore cependant ! Ce jeune César, à qui de bonne foi nous devons d'exister encore, est tout entier l'oeuvre de mes conseils. Je lui ai fait décerner des honneurs, mais des honneurs strictement dus et indispensables. Dans cette crise de la liberté renaissante, quand l'héroïsme divin de Décimus en était encore à faire ses preuves, quand, pour défense enfin, nous n'avions que le bras de cet enfant qui venait de détourner de nos têtes le glaive d'Antoine, était-il un honneur qu'on pût ne pas lui accorder ? Cependant il n'eut de moi que des louanges, et certes bien mesurées. Il est vrai que je lui fis donner un commandement; à son âge sans doute c'était beaucoup, mais il le fallait, puisqu'il avait une armée. Or, qu'est-ce qu'une armée commandée sans titre? Philippe lui fit décerner une statue; Servius, une dispense d'âge que Servilius fit étendre encore. Rien alors ne semblait de trop pour lui. Mais je ne sais pourquoi on est plus facilement libéral dans le danger, que reconnaissant après la victoire. Mes principes à moi sont différents. Le jour où Décimus fut délivré était, par une coïncidence remarquable, celui de sa naissance. Je fis décider que ce jour si beau pour la patrie prendrait dans nos fastes le nom de Brutus. Nos pères m'en avaient donné l'exemple, en consacrant de même la mémoire d'une femme, de Larentia, dont votre collége va tous les ans desservir l'autel dans le Vélabre. Je voulais, en honorant le nom de Brutus, éterniser dans les fastes le souvenir d'une si heureuse victoire. Mais je pus reconnaître ce jour-là même qu'il y avait dans le sénat plus d'esprits malveillants que de coeurs ouverts à la reconnaissance. Vers le même temps je fus encore, si vous voulez, prodigue d'honneurs envers les morts; Pansa, Hirtius, Aquila même y eurent part. Mais qui m'en ferait le reproche? ceux qui oublient le danger, dès qu'ils ont cessé de craindre. A une inspiration de la reconnaissance se joignait pour moi la pensée d'une leçon salutaire. Je voulais léguer à la postérité un monument de la haine impérissable qui s'attache à la plus cruelle espèce d'ennemis. L'opposition que je rencontrai chez vos amis, gens pleins de droiture, mais sans expérience dans les affaires, me porte à soupçonner que vous avez surtout pris ombrage de l'ovation que j'ai fait décerner à César pour son entrée. Quant à moi, sauf erreur, et je ne suis pas homme à ne trouver bon que ce que j'ai fait, il me semble que, depuis le commencement de la guerre, je ne fis jamais rien de plus habile. Je laisserai un voile sur le pourquoi. J'aurais trop peur qu'on ne vît dans mon fait une pensée défiante plutôt qu'une pensée de rémunération : c'est déjà en avoir trop dit. Poursuivons. J'ai fait décerner des honneurs à Décimus, des honneurs à Plancus. Mais ne sont-ils pas grands ces coeurs que la gloire seule anime ? Le sénat n'a-t-il pas montré une haute sagesse en attachant les citoyens à l'intérêt public par des séductions honorables et appropriées au caractère de chacun? On m'objectera cette statue que j'ai fait ériger à Lépide, près de la tribune, et que plus tard j'ai fait renverser. Eh bien ! par cet honneur insigne, je me flattais de le détourner de ses projets insensés. Mais la folie du plus léger des hommes a déjoué les calculs de ma prudence : après tout, on a fait moins mal en dressant la statue que de bien en la renversant. — A ces longues explications au sujet des honneurs ajoutons quelques mots sur les punitions. J'ai vu plus d'une fois par vos lettres que vous tenez beaucoup au mérite de la clémence envers les vaincus. Je ne veux en rien contester votre sagesse; mais l'impunité, décorée de ce nom de clémence, quoique tolérable peut-être en d'autres occasions, m'eût paru funeste dans la guerre actuelle. En effet, aussi loin que remonte ma mémoire, je ne trouve aucune de nos guerres civiles qui ait mis en péril le principe même du gouvernement. Aujourd'hui, quelle forme de république aurons-nous si nous sommes vainqueurs? c'est ce que je ne saurais dire; mais, si nous sommes vaincus, plus de république. Si donc j'ai appelé une justice sévère sur Antoine et sur Lépide, ce n'était pas dans un esprit de vengeance, mais dans le double but de réprimer par la terreur des attentats flagrants contre la république, et d'apprendre aux factions à venir ce que coûtent d'aussi coupables projets. Ce jugement d'ailleurs n'a rien qui me soit propre; il a été porté par toutes les voix. On le trouve cruel, en ce qu'il étend la peine sur des enfants innocents; mais c'est là une disposition pénale de tous les temps et de tous les pays. Les enfants de Thémistocle ne languirent-ils pas dans le besoin? Si cette rigueur frappe le citoyen condamné par la justice ordinaire, pourquoi l'adoucirait-on en faveur d'un ennemi ? A quel titre d'ailleurs se plaindre de moi, quand on est forcé de convenir que si j'eusse été vaincu, je subirais une justice bien plus impitoyable ? — Telle est ma doctrine des récompenses et des peines : vous la connaissez maintenant. Pour mes opinions et mes votes sur tout le reste, je pense que vous en êtes instruit. C'est d'ailleurs un objet de moins d'importance. Ce qui en a une immense, c'est votre prompt retour en Italie avec votre armée. L'impatience est à son comble, et du moment où vous aurez touché le rivage, ce sera un concours universel pour vous joindre. Vainqueurs (et nous le serions déjà si Lépide n'avait voulu périr et tout perdre avec lui ), vainqueurs, nous ne saurions sans votre autorité asseoir le gouvernement sur ses bases. S'il faut affronter de nouvelles chances les armes à la main, c'est encore à vous et votre armée que s'attache tout l'espoir de notre avenir. Mais hâtez-vous, au nom des Dieux ! l'occasion et la promptitude sont deux causes de succès dont vous connaissez la puissance. Les lettres de votre mère et de votre soeur vous auront appris, j'en suis sûr, ce que je fais pour vos neveux. Je suis, dit-on, dans cette affaire, plus docile à une volonté que je chéris, que fidèle à mes principes. Mais ma fidélité à vous aimer demeure invariable, et je veux qu'elle éclate à tous les yeux.

XVI BRUTUS A CICÉRON. De Macédoine, juillet. Atticus m'a fait passer un extrait de votre lettre à Octave; je l'ai lu. Les marques de votre intérêt et de votre sollicitude me touchent sans me surprendre; vous m'en avez fait une habitude, et je reconnais chaque jour, dans ce qu'on me rapporte de vos discours et de vos actes, l'honorable constance de vos sentiments pour moi ; mais c'est avec la douleur la plus vive dont mon âme soit capable, que j'ai vu le passage où vous parlez de nous à Octave. Que vous dirai-je? L'humiliation me fait monter le rouge au visage : il faut pourtant que je m'explique. Oui, vous lui rendez de telles actions de grâces sur les affaires publiques, vous employez tant de prières et de soumissions pour lui recommander notre vie, comme si la mort était pire ! qu'incontestablement pour vous la tyrannie n'est pas détruite et que le tyran seul est changé. Revoyez vos expressions, et niez, si vous l'osez, que ce soit là le langage d'un sujet à son roi. On ne sollicite, lui dites-vous, on n'attend de lui qu'une grâce : c'est qu'il daigne sauver des citoyens qu'entoure l'estime des honnêtes gens et du peuple. Ainsi, qu'Octave dise non, et c'en est fait de notre existence. Ah! plutôt cesser de vivre que de vivre à ce prix. Mais je ne puis, je le jure, nous croire tellement abandonnés des Dieux qu'il faille implorer Octave pour le dernier des citoyens, bien moins encore pour les libérateurs du monde. Ce titre pompeux sourit à ma fierté, et il convient devant ceux qui semblent méconnaître de qui partent les vrais périls et à qui doivent s'adresser les sollicitations. Quoi ! Cicéron, vous reconnaissez ce pouvoir à Octave, et vous ne rompez pas avec lui! Vous m'aimez, et vous m'appelez à Rome, à Rome, où je ne pourrais me montrer que sous le bon plaisir d'un enfant ! De quoi le remerciez-vous, s'il faut se mettre à ses pieds, pour qu'il nous accorde de vivre ou pour qu'il le tolère ? Faut-il lui savoir gré de s'être substitué à Antoine, pour recevoir de telles supplications? Fût-il le destructeur des tyrans, au lieu d'en être l'héritier, serait-ce une raison pour le supplier qu'il daigne laisser vivre les meilleurs serviteurs de la république? Voilà pourtant où nous a fait descendre cette pusillanimité, ce découragement, dont je ne vous fais pas, d'ailleurs, un crime plus qu'à tous les autres; voilà ce qui a jeté César dans les voies de l'usurpation, voilà ce qui, après sa mort, a convié Antoine à son sanglant héritage; voilà enfin ce qui élève aujourd'hui un enfant si haut, que vous jugez nécessaire de l'implorer pour des hommes tels que nous, et que vous ne voyez pour nous de ressource que dans sa pitié, à lui qui n'est pas homme encore. Ah ! si nous nous souvenions que nous sommes Romains, les derniers des mortels ne montreraient pas, pour arriver à la tyrannie, plus d'audace que nous pour leur en fermer le chemin; l'ambition d'Antoine aurait été moins stimulée par le triomphe de César que glacée par son trépas. Mais vous, personnage consulaire, vous, le vengeur de tant de forfaits dont le châtiment, je le crains bien, ne fera que retarder un peu notre ruine, comment pouvez-vous songer à ce que vous avez fait et approuver ce qui se passe, ou du moins vous y prêter avec cette facile résignation qui vous donne l'apparence d'y consentir? Quels motifs particuliers de haine aviez-vous contre Antoine ? Il vous a révolté, si je ne me trompe, par son insolence à nous imposer sa protection; à nous forcer, nous, ses libérateurs, de n'avoir sous lui qu'une existence précaire, et d'abandonner la république aux caprices de son bon plaisir. Vous avez fait un appel aux armes pour l'empêcher de régner. Dans quel but? Était-ce pour supplier un autre tyran de se laisser mettre à sa place, ou pour rendre à la république son indépendance? N'avons-nous repoussé en lui que les conditions de la servitude, non la servitude elle-même ? Mais il ne tenait qu'à nous de trouver dans Antoine un bon maître qui nous eût comblés de biens et d'honneurs : qu'avait-il à refuser à des hommes dont l'adhésion eût fait le principal appui de son pouvoir ? Mais il n'y a pas de prix assez haut pour notre honneur et pour la liberté. Cet enfant même que son nom de César anime contre ceux qui ont frappé César, quels trésors, si nous étions à vendre, ne donnerait-il pas pour s'assurer par notre concours un pouvoir qu'après tout il saura bien saisir seul, puisque la vie, l'opulence, un titre consulaire, sont tout ce qu'on veut aujourd'hui? C'est donc en vain que César aura péri, en vain que nous nous serons réjouis de sa mort, qui n'a pu conjurer la servitude. Mais que chacun à son grése résigne ! Quant à moi, que les Dieux et les Déesses m'arrachent tout, plutôt que d'affaiblir la résolution que j'ai prise de refuser à l'héritier du tyran abattu sous mes coups ce que je n'ai pas toléré dans le tyran lui-même, ce que je ne souffrirais pas de mon propre père sortant du tombeau, une puissance au-dessus des lois et du sénat. Croyez-vous qu'il garantisse bien la liberté pour les autres, celui qui ne laisse pas dans Rome un coin que nous puissions occuper sans sa permission? Mais comment entendez-vous, je vous prie, le succès de vos prières ? Vous demandez sûreté pour nos personnes : jugez-vous le salut assuré par cela seul qu'on assure l'existence? Et que faire de la vie sans l'honneur, sans la liberté ? Suffit-il donc, à votre avis, d'habiter Rome pour être sauvé? Ce n'est pas le lieu qui me touche, c'est la chose qu'il me faut. — Je n'ai commencé à respirer du vivant de César que du jour où ma grande résolution fut arrêtée. En aucun lieu pour moi il n'y aura d'exil, tant que pour moi la servitude et les humiliations seront les seuls maux insupportables. Sommes-nous revenus aux sombres jours du passé, pour qu'on implore, en faveur des vengeurs du peuple et des destructeurs de la tyrannie, l'homme qui fait revivre en lui ce nom de tyran que les Grecs poursuivaient par des supplices jusque dans les fils des tyrans immolés? Me croyez-vous donc bien empressé de revoir, et pensez-vous que je reconnaisse pour ma patrie, une ville incapable de recevoir la liberté qui lui est offerte, qui lui est donnée; une ville qui n'a pas foi en elle-même et qui redoute dans un enfant le nom d'un roi qui n'est plus, quand, pour abattre ce roi dans l'apogée de sa puissance, il a suffi de quelques bras et d'un instant de courage? Ne me recommandez donc plus aux bontés de votre César; et si vous me pouvez croire, renoncez à les demander pour vous-même. C'est mettre un prix exorbitant au peu d'années qui vous restent, que de les marchander ainsi aux genoux d'un enfant. Prenez-y garde, on pourrait cesser de voir, dans votre admirable lutte contre Antoine, l'oeuvre d'une grande âme, pour ne plus y reconnaître que les suggestions de la peur. S'accommoder d'Octave quand il faut l'implorer pour notre existence, c'est autoriser à dire que l'idée de subir un maître ne vous ajamais révolté, mais que vous en avez cherché un qui fût plus de votre goût. Louez dans Octave ce qu'il a fait jusqu'ici, rien de mieux; il mérite vos éloges, si toutefois en attaquant la domination d'un autre il n'a pas eu en vue d'assurer la sienne: mais quand vous trouvez naturel qu'on le prie de ne pas nous immoler; quand vous vous exagérez à ce point le degré de sa puissance, vous attachez un prix excessif à ses services, et vous lui décernez ce que par lui la république semblait avoir ressaisi pour jamais. Comment une réflexion ne vous est-elle pas venue ? Octave, dit-on, mérite des honneurs pour avoir combattu Antoine; mais ceux qui ont coupé dans sa racine le mal dont Octave ne poursuit que les restes, dites-moi, je vous prie, quels honneurs accumulés sur leurs têtes pourraient jamais, à ce compte, acquitter envers eux la reconnaissance publique? Ce qui se passe montre au surplus combien chez les hommes la crainte est puissante et la mémoire légère. On ne voit qu'Antoine, parce qu'il vit, parce qu'il a les armes à la main. Quant à César, les efforts et les devoirs sont accomplis, et le passé est désormais sans retour. Quoi ! ce serait d'un Octave que le peuple romain attendrait aujourd'hui notre arrèt! Quoi ! c'est nous dont le salut serait à la merci d'un seul homme et au prix d'une humble prière ! Quant à moi, sachez que, pour retourner à Rome, je ne m'abaisserai point à des supplications, que je châtierai même l'insolence de quiconque exigera qu'on le supplie : ou bien je fuirai le séjour des esclaves; tout pays me sera Rome où je vivrai libre, et je plaindrai les hommes en qui l'âge et tant d'exemples de courage et d'honneur ne diminuent pas l'attachement à la vie. En restant à jamais fidèle à cette résolution, je jouirai d'un bonheur qui me tiendra lieu de la reconnaissance due à mes pieux efforts. Est-il un bien plus précieux que le témoignage d'une vie pure? et quand la liberté suffit, qu'importe le reste ? Non certes, on ne me verra pas tomber avec ceux qui tombent; non certes, je ne me laisserai pas vaincre par ceux qui courent au-devant d'une défaite volontaire. Point de moyens que je ne tente, point d'efforts que je ne fasse! je ne me lasserai jamais de roidir les bras pour arracher ma patrie à la servitude. Si la fortune me suit comme elle le doit, nous serons tous heureux; sinon, je serai heureux en dépit d'elle. Qu'y-a-t-il en effet de meilleur, dans cette vie d'un moment, que de dévouer sa force et sa pensée à la délivrance de ses concitoyens ? — O mon cher Cicéron, je vous en supplie, je vous en conjure, ne vous laissez vaincre ni par la fatigue, ni par le découragement. En luttant contre le mal qui nous dévore; ne vous en préoccupez point jusqu'à négliger celui dont l'avenir menace de développer les germes, s'ils ne sont étouffés d'avance. Consul et consulaire, votre âme libre et vigoureuse a deux fois sauvé la patrie! mais restez au niveau de vous-même, ou vous verrez s'évanouir l'honneur de tant d'héroïsme. Ne vous y trompez point : la vertu qu'on a déjà vue à l'oeuvre impose de plus pénibles devoirs qu'une vertu encore ignorée. On se croit des droits sur elle, et si elle ne paye pas sa dette, la confiance trompée s'échappe en dépit et en haine. Cicéron résiste à la tyrannie d'Antoine, voilà un grand acte de courage; toutefois il n'excite point d'admiration, car le consul avait annoncé le consulaire. Mais que Cicéron manque une seule fois de déployer contre un autre tyran la noble énergie qui a ruiné l'ambition d'Antoine, il se voit déshérité d'un seul coup, et du surcroît de gloire que l'avenir lui réservait, et des nobles souvenirs que son nom réveillait dans tous les coeurs. C'est qu'il n'y a rien de vraiment grand sans fixité de principes. C'est à vous plus qu'à tout autre qu'il appartient d'aimer la république et de défendre la liberté. Votre génie, vos actions, l'amour du peuple, le cri public, tout vous en fait la loi. Ne songez donc plus à demander à Octave qu'il daigne nous laisser vivre, mais plutôt secouez un engourdissement fatal, et vous comprendrez au réveil que, pour redevenir libre et glorieuse encore, cette Rome, théâtre de vos grandes actions, n'a besoin que de chefs qui lui apprennent, à résister aux méchants.

XVII BRUTUS A ATTICUS. De Macédoine, juin. Vous m'apprenez que Cicéron s'étonne the voir que je ne m'explique jamais sur sa conduite politique, et vous insistez pour connaître le fond de ma pensée. Puisque vous l'exigez, j'obéis. Je commence par reconnaître que Cicéron n'agit que dans d'excellentes intentions; qui pourrait être plus convaincu que moi de ses sentiments pour la république? Mais je lui trouve en quelques occasions, dirai-je de la maladresse ? mais c'est le plus prudent des hommes; dirai-je des détours et les ménagements? mais il a bravé sans hésitation pour la république la redoutable inimitié d'Antoine. Que dire donc? Une vérité incontestable : c'est qu'il a irrité plutôt que réprimé dans le coeur d'un enfant la passion du pouvoir et de l'arbitraire ; c'est qu'il se laisse aller, pour lui complaire, à d'indécents propos dont tout le poids retombe au surplus doublement sur sa tête, à lui qui a fait périr plus d'un homme, et qui doit se décerner le nom de meurtrier avant de le donner à Casca, avant de retourner contre Casca les invectives de Bestia contre Cicéron. Quoi ! parce qu'à tout propos nous ne faisons pas sonner les ides de mars, comme lui les nones de décembre, est-il plus autorisé à condamner un fait glorieux que Bestia et Clodius ne l'étaient à dénigrer son consulat? — L'ami Cicéron se vante que sa toge a suffi pour briser les armes d'Antoine. Que m'importe, si l'héritage d'Antoine devient le prix de sa chute; si le destructeur de ce grand fléau le remplace par un autre mal dont les racines seront bien autrement fortes et profondes, en supposant que nous leur permettions de se développer? Il est évident que l'idée d'un maître ne révolte Cicéron que si ce maître s'appelle Antoine. Et je lui saurais gré de ne repousser d'un tyran que sa mauvaise humeur et non son despotisme; de lui faire prodiguer à la fois et sans mesure triomphe, argent, honneurs, décrets ! Octave rougira-t-il de son insolente fortune, quand il peut l'afficher sous le patronage d'un consulaire tel que Cicéron? — Vous m'avez contraint de m'expliquer ; résignez-vous donc à entendre des vérités pénibles. Je ne sens que trop moi-même mon coeur saigner de vous les écrire. Je sais comment vous jugez les plaies de la république ; je sais que, toutes désespérées qu'elles sont, vous y voyez encore du remède. Je suis loin de vous en faire un reproche, mon cher Atticus; vous n'êtes point un homme d'action; votre âge, vos habitudes, vos enfants, vous paralysent : c'est ce que notre ami Flavius m'a fort bien expliqué : mais je reviens à Cicéron. Quelle différence, je vous prie, entre lui et Salvidiénus ? Ce courtisan d'Octave eût-il proposé en sa faveur des décrets plus complaisants? Cicéron, direz-vous, craint encore la queue de la guerre civile; mais peut-on s'effrayer d'un ennemi vaincu, au point de se fermer les yeux sur l'audace d'un enfant qui dispose d'une armée victorieuse, ou de ne pas redouter sa puissance? Ou plutôt considère-t-il déjà cette puissance comme tellement irrésistible qu'il n'y ait plus qu'à venir volontairement mettre tout aux pieds du maître? Inconcevable aberration de la peur, qui ne voit d'autre précaution contre un mal qu'elle eût peut-être évité, que de l'aller chercher elle-même, et de lui faire une sorte de violence! On s'effraie trop aujourd'hui de la mort, de l'exil, de la misère. Voilà pour Cicéron le dernier degré du malheur. Tant qu'il trouve à qui demander ce qu'il désire, tant qu'on lui prodigue des attentions et des louanges, il souscrit à une servitude honorable, s'il y a toutefois quelque chose d'honorable dans la plus honteuse humiliation. Mais Octave appelle Cicéron son père, il le consulte en tout, il l'accable de louanges et de remercîments. Soit : les effets n'en viendront pas moins démentir les paroles. C'est se jouer du bon sens que de donner le nom de père à qui l'on ne laisse pas même la condition d'homme libre. Le bon Cicéron n'a qu'un but; il y tend, il y marche, il y court : c'est la protection d'Octave. Pour moi, je le déclare, ses merveilleux talents ne sont plus rien à mes yeux. Quel profit tire-t-il de tant d'éloquents écrits sur la liberté de la patrie, sur la dignité de l'homme, sur la mort, sur l'exil, sur la pauvreté ? Philippe entend mieux tout cela que Cicéron, car Philippe accorde moins à son beau-fils que Cicéron à un étranger. Qu'il continue donc de se vanter, mais qu'il cesse d'insulter à nos douleurs. Qu'avons-nous gagné à la défaite d'Antoine, si on ne l'a expulsé que pour donner sa place à un autre? Votre lettre, après tout, me laisse quelques doutes sur l'importance de cette défaite. Eh ! que Cicéron vive, puisqu'il peut vivre suppliant et sujet, sans respect pour son âge, pour ses dignités, pour ses grandes actions! Moi, c'est aux choses que je fais la guerre; je veux dire, à la tyrannie, aux commandements exceptionnels, à toute domination, à tout pouvoir qui veut se mettre au-dessus des lois. La servitude aura beau se faire douce et bonne ; elle m'épouvantera toujours. Antoine, me dites-vous, est un honnête homme; voilà ce que je n'ai jamais cru. Qu'importe d'ailleurs? Nos ancêtres n'ont pas voulu même d'un père pour leur maître. Si je ne vous aimais pas autant que Cicéron se croit aimé d'Octave, je ne vous aurais pas ainsi laissé lire dans mon âme. Je m'afflige de la peine que cette lettre va vous causer, à vous qui chérissez si tendrement tous vos amis, et surtout celui-là. Mon affection pour lui, veuillez le croire, n'a rien perdu de sa vivacité, mais mon estime a bien déchu. Comment gagner sur soi-même de juger les choses autrement qu'on ne les voit ? - Je regrette que vous ne m'ayez pas mandé ce qu'on propose pour notre chère Attica. J'aurais pu vous en dire mon avis. Votre sollicitude pour la santé de Porcia ne me surprend point. Enfin, je ferai avec plaisir ce que vous désirez ; mes soeurs m'en prient de même. Je verrai l'homme et je saurai quelles sont ses prétentions.

XVIII A BRUTUS. Rome, 27 juillet. Quand je vous pressais dans mes lettres de venir au secours de la république et de ramener votre armée en Italie, je n'imaginais guère qu'il y eût doute sur ce point parmi les vôtres. Cependant voyez la prudence extrême de votre mère, et cette inquiète sollicitude qui rapporte à vous, qui consume en vous toutes ses pensées. Elle m'a fait prier l'autre jour de passer chez elle; c'était le 8 des kalendes d'août: je m'y rendis, comme je le devais, à l'instant même. Casca s'y trouvait avec Labéon et Scaptius. Elle entra aussitôt en matière et posa ces questions : devait-on vous proposer de revenir, et vous était-il avantageux de le faire; ou valait-il mieux pour vous ne rien précipiter et attendre? Mon opinion était fixée : L'honneur de Brutus, répondis-je, et l'attente de tous les citoyens lui commandent de venir, en toute hâte, au secours de la patrie ébranlée et chancelante. En effet, que manque-t-il encore, selon vous, aux chances funestes de cette guerre, quand une armée victorieuse se refuse à poursuivre l'ennemi dans sa fuite ; quand, de gaieté de coeur, un général couvert d'honneurs, comblé de richesses, heureux époux, heureux père, allié à votre famille, va tourner ses armes contre la république; quand enfin, en dépit de l'imposant accord du sénat et du peuple, le mal a son foyer dans l'enceinte même de nos murs ? — Au moment où je vous écris, je me sens sous le poids d'un profond chagrin. Ce jeune homme, ou plutôt cet enfant, pour qui je me suis porté garant envers la république, me fait craindre que mon engagement ne puisse être rempli. Au milieu de si grands intérêts, on se compromet bien plus gravement à répondre des intentions et des opinions d'autrui qu'à se porter caution pour une dette. Dans ce dernier cas, on se dégage avec de l'argent, parce qu'on peut se résigner à une perte de fortune; mais comment se libérer d'un engagement politique pris pour un autre, si celui dont on a répondu ne seconde pas son garant? Cependant j'ose encore espérer qu'en dépit de tant d'influences contraires, il ne se soustraira pas à son devoir envers moi. Je lui trouve un bon fonds; mais on est facile à cet âge, et il y a presse autour de lui pour le corrompre. On se flatte de fausser, par un vain prestige de gloire, la rectitude de son esprit. J'ai donc, pour surcroît de soins, à mettre en jeu une foule de combinaisons pour m'assurer de ce jeune homme, et pour échapper moi-même au reproche de légèreté. De légèreté? mais après tout ne l'ai-je pas engagé plus que moi, en répondant de lui ? En quoi la république aurait-elle à se plaindre de ma garantie, quand, par la fermeté de sa conduite, il y a répondu au delà de mes promesses et de son propre caractère ? — Le plus sérieux embarras du gouvernement, si je ne me trompe, c'est la pénurie de nos finances. Nos gens de bien deviennent sourds de plus en plus aux appels de fonds. Le peu qu'a produit l'impôt du centième, grâce à l'impudence des riches dans leurs déclarations mensongères, a été absorbé par la gratification promise à deux léglons. D'immenses charges, cependant, vont peser sur nous, par la présence des armées qui nous défendent ici, et bientôt de la vôtre. Quant à Cassius, il y a lieu de présumer qu'il aura fait face à ses besoins avant d'arriver. Il me tarde de m'entretenir de vive voix avec vous sur ce sujet et sur bien d'autres. — J'avais été au devant de vos recommandations en ce qui touche les enfants de votre soeur. Comme la guerre va sans doute se prolonger, c'est une affaire qui ne sera pas entamée avant votre retour. Mais, dès le principe, et lorsque je ne pouvais deviner ces lenteurs, j'avais plaidé vivement au sénat la cause de vos neveux; votre mère aura eu soin de vous l'écrire. Il n'est pas de circonstance où je ne sois prêt, au péril même de ma vie, à dire et à faire tout ce qui me paraît propre à répondre à vos désirs ou à servir vos intérêts. Adieu.

LIVRE II

I A BRUTUS - Rome, avril. Au moment où je vous écris, chacun croit à l'imminence d'une catastrophe. Les lettres et les courriers apportent à la fois de mauvaises nouvelles de Décimus. Cependant je n'en suis pas grandement troublé. Avec des soldats et des généraux tels que les nôtres, il m'est impossible de manquer de confiance et de m'associer aux alarmes du plus grand nombre des citoyens. Je sais qu'on suspecte la fidélité des consuls, mais moi je ne la révoque pas en doute : je voudrais seulement leur voir un peu plus de prudence et de fermeté. S'ils en avaient montré, la république serait aujourd'hui rétablie. Vous n'ignorez pas quel est en politique le prix d'un moment, et quelle différence il y a du jour au lendemain pour décider une chose, pour l'entreprendre, pour l'exécuter. Si nos troubles durent encore, ce n'est pas faute de mesures vigoureuses. Que n'a-t-on su les prendre le jour même où je les avais proposées? Mais on tergiversa d'un jour à l'autre. Si du moins quand on eut commencé d'agir, on eût agi avec suite, sans rien remettre au lendemain, il n'y aurait plus de guerre aujourd'hui. J'ai fait pour la république, mon cher Brutus, tout ce que devait faire un homme aussi haut placé dans l'estime du sénat et du peuple; le dévouement, l'activité, le patriotisme, sont d'obligation pour tous les citoyens, il n'est permis à personne d'en manquer; mais je pense que pour ceux qui sont à la tête de l'État, la prudence n'est pas moins indispensable. Quand je me suis senti assez sûr de moi-même pour saisir le gouvernail, j'ai compris que toute proposition de fausses mesures me rendrait aussi coupable que des conseils infidèles. Vous êtes au courant de ce qui s'est fait et de ce qui se passe; mais je veux que vous sachiez de moi que toute ma confiance est dans une bataille. En avant donc ! et sans me ménager une retraite, à moins que l'intérêt de Rome ne me commande de faire un pas en arrière. C'est vous dire que la plupart de mes pensées s'arrêtent sur vous et sur Cassius. Tenez-vous prêt à tout événement, mon cher Brutus : en cas de succès, vous aurez à mettre la république sur un meilleur pied; en cas de revers , vous la ferez recouvrer.

II A BRUTUS - Rome, avril. La lettre de Plancus, dont on vous a communiqué sans doute une copie, vous a fait connaître ses nobles sentiments pour la république, ainsi que l'état de ses légions, de ses auxiliaires et de toutes ses ressources. Votre famille ne vous a pas laissé ignorer non plus la légèreté et l'inconstance de Lépide, dont l'esprit est toujours hostile à la république, et qui, après son frère, ne hait rien tant que tous ses proches. — Nous sommes dans une anxiété bien vive; car le moment de ta crise est arrivé. Tout notre espoir est dans la délivrance de Décimus, pour qui nous sommes dans des transes continuelles. J'ai ici sur les bras ce furieux de Servilius; je l'ai souffert plus longtemps qu'il ne convenait à ma dignité; mais je m'y suis résigné dans l'intérêt de l'État. Je ne voulais pas donner à une foule d'hommes perdus qui l'entourent un meneur d'une bien pauvre tète, il est vrai, mais d'un nom illustre. Quoique les brouillons trouvent déjà en lui un point de ralliement, je ne voulais pas le jeter dans les rangs des ennemis de la république. Mais enfin il m'a excédé par ses insolences, en s'oubliant jusqu'à nous traiter en esclaves. L'affaire de Plancus l'enflamma de dépit et de rage; il tenta pendant deux jours de l'emporter sur moi de haute lutte, mais il est sorti tout broyé de mes mains avec une leçon de modestie qui jamais, je crois, ne sortira de sa mémoire. C'est le 5 des ides d'avril, au fort de ce débat si animé, que je reçus au sénat une lettre de Lentulus remplie de détails sur la situation de Cassius, des légions et de la Syrie. La lecture que j'en fis aussitôt confondit Servilius et bien d'autres; car il règne un mauvais esprit chez beaucoup de nos plus illustres sénateurs. Servilius fut piqué au vif de voir, dans l'affaire de Plancus, le sénat passer à mon avis. N'est-ce pas une monstruosité dans une république que ... (Le reste manque).

III BRUTUS A CICÉRON - Dyrrachium, avril. J'attends avec bien de l'impatience votre réponse aux nouvelles que je vous ai envoyées au sujet de mes affaires et de l'assassinat de Trébonius. Point de doute que vous ne me fassiez connaître votre avis. Nous avons perdu par un forfait atroce un excellent citoyen et la possession d'une grande province qu'il nous serait facile de reprendre, et qu'il serait honteux, criminel même de ne pas reprendre, si on le peut. Caïus est toujours sous ma main; mais, je vous le jure, il m'attendrit par ses prières. D'un autre côté, j'ai à craindre qu'il ne trouve de l'appui dans quelques furieux. J'en ai vraiment le cerveau échauffé.Un avis de vous pourrait seul me tranquilliser, car je suis sûr que ce serait le meilleur. Hâtez-vous donc de me dire ce qui vous en plaît. —Notre cher Cassius est maître de la Syrie et des légions qui s'y trouvent; Murcus et Marcius l'ont appelé eux-mêmes, d'accord avec leur armée. J'ai écrit à Tertia, ma soeur, et à ma mère d'attendre vos réflexions et votre avis avant d'ébruiter les succès de l'habile et heureux Cassius. J'ai lu deux de vos discours, dont l'un remonte aux kalendes de janvier, et dont l'autre est une sortie contre Calénus au sujet de ma lettre. Vous comptez sans doute sur mes compliments. Eh bien! mon cher Cicéron, je ne sais ce qu'il faut louer le plus en vous, de votre courage ou de votre éloquence; et j'approuve fort ce nom de "Philippiques" que, dans une de vos lettres, vous donniez en riant à ces discours ... –Nous manquons à la fois d'argent et d'hommes. Quant aux hommes, vous pourrez nous en envoyer en détachant une partie de vos troupes, soit à l'insu de Pansa qui s'y opposerait, soit en vertu d'un sénatus-consulte : mais l'argent nous est encore plus nécessaire; je sens toutefois qu'il ne l'est pas moins aux autres armées qu'à la mienne. Le plus cruel de mes tourments est de voir qu'en Asie ... {lacune} C'est en Asie, croyez-moi, qu'il faut pousser la guerre. Rien de mieux à faire , quant à présent ... {lacune} En Asie, la conduite de Dolabella est tellement tyrannique, que l'assassinat de Trébonius ne peut plus passer pour le plus atroce de ses attentats. Vétus Antistius m'a procuré quelque secours d'argent. Votre fils, mon cher Cicéron, me révèle chaque jour plus d'habileté, de constance, de zèle, de magnanimité. Par ce développement progressif de toutes les vertus, il fait bien voir que le nom qu'il porte est sans cesse présent à sa pensée. S'il n'est pas en mon pouvoir de vous le faire aimer davantage, croyez du moins que je l'ai assez étudié pour me porter garant de son avenir, et soyez persuadé que, pour arriver aux honneurs paternels, votre fils n'aura pas besoin de se faire un manteau de votre gloire.

IV A BRUTUS - Rome, 13 avril. J'avais remis hier, 6 des ides d'avril, dans la matinée, une lettre pour vous à Scaptius; le même jour, je reçus votre lettre, datée de Dyrrachium, le soir des kalendes d'avril. Ce matin, Scaptius m'informe que ma dépêche d'hier n'est pas en route, mais qu'elle va partir à l'instant. Je me hâte d'y joindre un mot, que je vous écris au milieu de ma nombreuse réception du matin. Les succès de Cassius me charment; je m'en réjouis pour la république et pour moi-même, qui, malgré l'opposition et le dépit furieux de Pansa, ai fait confier à Cassius la conduite de cette guerre. Je déclarai hardiment que déjà, sans attendre le sénatus-consulte, Cassius l'avait commencée. Je dis aussi de vous tout ce que je crus en devoir dire; et puisque vous prenez goût à mes Philippiques, je vous enverrai mon nouveau discours. — Vous me consultez sur ce que vous devez faire de Caius. Je suis d'avis qu'il reste votre prisonnier, tant que nous ne serons pas hors d'incertitude sur Décimus. Votre correspondance m'apprend que Dolabella commet toutes sortes d'excès en Asie, et qu'il s'y conduit abominablement. Vous avez écrit à diverses personnes que Rhodes lui avait fermé ses portes. Mais s'il s'approche de Rhodes, il abandonne donc l'Asie? Dans ce cas-là, je crois que vous devez rester en position où vous êtes : mais s'il s'est rendu maître de l'Asie, croyez-moi, mettez-vous en mouvement.

V A BRUTUS - Rome, avril. Vous avez besoin de deux choses indispensables, de renforts et d'argent. Que faire? je ne vous vois d'autre ressource pécuniaire que des emprunts forcés aux villes, moyen mis à votre disposition par le décret du sénat. Quant aux renforts , je ne sais où donner de la tête. Il est impossible de rien détacher de l'armée de Pansa, ni même des nouvelles levées. Il a déjà un dépit extrême de voir tant de volontaires courir vous rejoindre. Il pense, sans doute, que, dans les grandes affaires qui se débattent en Italie, il ne saurait y avoir ici trop de forces : peut-être aussi n'est-il pas faché de vous laisser un peu faible; c'est un soupçon assez général, mais que je ne partage point. Vous avez mandé à Tertia, votre soeur, de ne publier qu'avec mon agrément les nouvelles de Cassius; vous redoutiez avec raison de choquer le parti de César, puisque le parti de César subsiste toujours; mais, avant l'arrivée de vos dépêches, les nouvelles étaient déjà connues et publiques. Beaucoup de vos amis les avaient lues dans des lettres portées par vos propre messagers. Le secret n'était donc plus possible; l'eût-il été, j'aurais préféré encore la publicité au mystère. -- Si mon fils est tel que vos lettres le dépeignent, j'en éprouve une satisfaction bien naturelle; mais si le portrait est flatté, il ne peut l'être que par un ami, et cette affection que vous portez à Cicéron me comble de joie plus que je ne puis le dire.

VI A BRUTUS - Rome, 19 avril. Votre famille, à qui vous n'êtes pas plus cher qu'à moi, vous aura sans doute écrit au sujet de lettres qu'on a lues dans le sénat aux ides d'avril; sous votre nom et sous celui de Caïus. II n'était pas nécessaire que tout le monde vous écrivît les mêmes choses; il l'est que je m'explique avec vous sur la nature de cette guerre, ainsi que sur la manière dont je l'envisage et la juge. — En politique générale, Brutus, nos vues ont été constamment les mêmes; mais quelquefois, je ne dis pas toujours, j'aurais voulu plus de vigueur dans les mesures. Vous savez comme je comprenais le salut de la république : guerre à mort, non pas seulement au tyran, mais à la tyrannie. Vous fûtes plus modéré, à votre gloire immortelle. Mais il y avait mieux à faire. C'est ce que me disait alors un pressentiment douloureux; c'est ce que nos périls ne confirment que trop aujourd'hui. La paix, la paix! disiez-vous, aux premiers jours; comme si on l'obtenait avec des paroles. Moi je rapportais tout à la liberté, qui n'est rien sans la paix, j'en conviens; mais cette paix , il fallait, selon moi, l'arracher à la pointe de l'épée. Ni les sympathies, ni les bras ne manquaient; mais nous avons retenu l'élan, étouffé l'enthousiasme. Enfin, nous nous sommes fait une position si fausse, que, sans l'intervention d'Octave, inspiré par le ciel même, il nous fallait subir le joug d'Antoine, le plus vil et le plus dégradé de tous les hommes. Au moment où j'écris, quelle lutte n'avons-nous pas encore à soutenir contre lui ! Tout était fait si on ne l'eût pas épargné. Mais passons : un acte mémorable, un effort divin, doit vous placer au-dessus du blâme comme il est au-dessus de l'éloge. Depuis peu, votre front s'est rembruni. Vous avez pris sur vous de recruter, d'armer, d'improviser des légions. Quelle nouvelle, grands Dieux ! quel accueil à vôtre message! que de joie au sénat! quels transports dans le peuple ! Jamais applaudissements plus unanimes. Il restait à en finir avec Caïus, à qui vous veniez d'enlever sa cavalerie et la meilleure partie de ses légions. Nouveau succès qui a comblé les espérances. Le sénat put apprécier par votre rapport tout ce que le général avait montré de talent, le soldat de courage, vos officiers, et mon fils avec eux, de conduite et d'habileté. On était au fort de l'agitation qui a suivi le départ de Pansa, et vos parents ne voulurent pas qu'il fût ouvert de proposition. Autrement des actions de grâces eussent été rendues, par décret, aux Dieux immortels avec un éclat proportionné à de tels services. Mais ne voilà-t-il pas que, le matin des ides d'avril, arrive en diligence Pilus chargé d'un double message ! Quel homme grands Dieux ! quelle noblesse ! quel dévouement à la bonne cause ! Il apporte deux lettres : l'une de vous, l'autre de Caïus. Il les remet à Servilius, tribun du peuple; celui-ci, à Cornutus. On les lit au sénat. "Antoine, proconsul." Étonnement général ! Les mots, Dolabella, imperator, n'auraient pas produit plus de sensation, car Dolabella aussi venait d'écrire. Mais lui n'avait pas trouvé de Pilus pour se charger de son épître et pour oser la remettre aux magistrats. On arrive à votre lettre, qui était courte et singulièrement indulgente pour Caïus. La stupeur redouble. Je ne savais quel parti prendre. Déclarer la lettre supposée ? mais si vous veniez à l'avouer plus tard ! la reconnaître comme de vous? c'était vous compromettre : je gardai le silence. Le lendemain, affaire ébruitée. Pilus était vu du plus mauvais oeil. Je me décidai à entamer le débat, et je me donnai carrière sur le proconsul Caïus : Sextius m'appuya fortement. Nous causâmes plus tard, et je le vis très préoccupé de l'hypothèse fâcheuse où son fils et le mien auraient effectivement pris les armes contre un proconsul. Vous le connaissez; jugez s'il me seconda franchement. D'autres prirent aussi la parole. Notre Labéon remarqua que la lettre ne portait pas votre cachet; qu'elle était sans date; et que, contrairement à votre usage, vous ne l'aviez accompagnée d'aucune lettre particulière. Il en voulait induire que la dépêche était fausse; et s'il faut vous le dire, c'est la conclusion que tout le monde a tirée. — Maintenant, mon cher Brutus, c'est vous qui déciderez du caractère à donner à toute cette guerre. La douceur, je le vois, a de l'attrait pour vous, et vous la considérez comme un moyen fécond en politique. Cette disposition vous honore. Mais la clémence, croyez-en l'histoire et la raison, veut, pour se déployer, de tout autres conjonctures; car enfin, quelle est la position? Une tourbe de misérables, de gens perdus menace jusqu'aux temples des Dieux immortels. Il ne s'agit pour nous de rien moins que d'être. De la clémence ? et pour qui? quel intérêt nous préoccupe? Celui de gens qui, vainqueurs, anéantiraient jusqu'à notre souvenir. Quelle différence, je vous prie, entre Dolabella et celui qu'on voudra des trois Antoines? Indulgents pour un de ceux-ci, nous aurons été cruels pour Dolabella. Telle est l'opinion que j'ai puissamment contribué à enraciner dans l'esprit du sénat et du peuple; opinion que, à défaut de mes conseils et de mon influence, la force des choses eût invinciblement établie. Si vous persistez à suivre un plan de conduite opposé, je vous seconderai encore de tout mon pouvoir; mais je garderai mon opinion. On n'attend de vous ni faiblesse ni cruauté. Entre ces deux extrêmes, il est un terme moyen facile à saisir; et le voici : Sévérité pour les chefs, indulgence pour les soldats. — Mon cher Brutus, rapprochez de vous mon fils le plus possible. Il n'est pas de meilleure école pour lui que vos exemples et le spectacle de vos vertus.

FIN DE L'OUVRAGE

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