Catulle

Catulle: Poésies.

Traduction de M. Rat. 1931.

I. À Cornélius

À qui dédier ce nouveau et charmant petit livre, qu'une sèche pierre ponce vient de polir ? À toi, Cornelius, à toi qui attachais déjà quelque prix à ces bagatelles, alors que tu osas, le premier en Italie, dérouler en trois volumes toute l'histoire des âges, oeuvre savante, par Jupiter ! et laborieuse ! Accepte donc ce livre et tout ce qu'il contient, quel qu'en soit le mérite. Et toi, Vierge protectrice, fait qu'il vive plus d'un siècle dans la postérité.

II. Au moineau de Lesbie

Moineau, délices de mon amante, compagnon favori de ses jeux, toi qu'elle met sur son sein, toi à qui elle donne le bout de son doigt à baiser, et dont elle provoque les ardentes morsures, lorsqu'elle s'efforce, - elle, mon doux désir, - par je ne sais quels tendres ébats, de soulager un peu sa douleur ; puissé-je jouer avec toi comme elle et alléger ainsi les peines de mon âme triste.

II b

J'en éprouverai autant de douceur qu'en eut, dit-on, la jeune fille agile, de la pomme d'or qui lui fit délier sa ceinture depuis longtemps nouée.

III. Il déplore la mort du moineau

Pleurez, Vénus, Amours, et vous tous, tant que vous êtes, hommes qui aimez Vénus ! Le moineau de mon amante est mort, le moineau, délices de mon amante, lui qu'elle aimait plus que ses propres yeux ! Il était aussi doux que le miel, il connaissait sa maîtresse comme une petite fille connaît sa mère ; il ne quittait jamais son giron, mais sautillant tantôt par-ci, tantôt par-là, pour elle seule il pépiait sans cesse ! Et maintenant, il va par la route ténébreuse au pays d'où l'on dit que ne revient personne. Ah ! maudites soyez-vous, males ténèbres d'Orcus, qui dévorez tout ce qui est joli ; il était si joli le moineau que vous m'avez enlevé ! O malheur ! pauvre petit moineau ! c'est pour toi que maintenant les beaux yeux de mon amie sont gonflés et tout rouges de larmes !

IV. Dédicace d'un canot

Ce canot que vous voyez, passants, fut, à l'entendre, le plus rapide des navires. Jamais aucun vaisseau ne put le devancer de son étrave, soit que les voiles, soit que les rames le fissent voler sur l'onde. Il vous défie de le nier, rivages de l'Adriatique menaçant, îles Cyclades, illustre Rhodes, horrible Propontide de Thrace, et vous, golfe sauvage du Pont : oui, les sommets du Cytore ont souvent retenti du sifflement de sa sonore chevelure ! Amastris du Pont, Cytore couronné de buis, vous avez connu, dit le canot, vous connaissez encore cette histoire. Dès l'origine du monde il se dressait, dit-il, sur vos rives, il plongeait ses rames dans vos flots. C'est de là qu'à travers tant de mers en furie, il a porté son maître, soit que le vent l'appelât à gauche ou à droite, soit que Jupiter propice vînt frapper d'un coup ses deux flancs. Jamais on ne fit de voeux pour lui aux dieux des rivages, quand il quitta la mer pour finir sur les bords de ce lac limpide. Mais cela, c'est le passé ; maintenant, il vieillit dans une calme retraite, et se consacre à toi, Castor jumeau, à toi, jumeau de Castor.

V. À Lesbie

Vivons, ma Lesbie, et aimons-nous ; et moquons-nous comme d'un as des murmures de la vieillesse morose. Le soleil peut mourir et renaître ; nous, lorsqu'une fois est morte la flamme brève de la vie, il nous faut tous dormir dans la nuit éternelle. Donne-moi mille baisers, et puis cent ; puis mille autres, et puis cent ; puis encore mille autres, et puis cent ; puis, après des milliers de baisers, nous en brouillerons le compte pour ne plus le savoir et pour qu'un méchant ne puisse nous jeter un sort en sachant lui aussi le compte de nos baisers !

VI. À Flavius

Flavius, si celle qui fait tes délices ne manquait ni de charme ni de grâce, tu voudrais le dire à Catulle, tu ne pourrais te taire. Mais tu aimes je ne sais quelle catin débauchée, et c'est cela que tu as honte d'avouer. Car tes nuits ne se passent pas dans le veuvage ; ton lit a beau être muet, il le crie, et les guirlandes, l'huile de Syrie qui le parfume, ces carreaux, ces coussins foulés l'un et l'autre, les craquements de cette couche défoncée et mobile, tout révèle ces stupres que vainement, bien vainement, tu essaies de me cacher. Pourquoi ? Parce que tu ne bomberais pas un torse si vidé, si tu ne faisais pas d'inepties. Ainsi, dis-moi ta bonne ou ta mauvaise fortune. Je veux vous porter aux nues, toi et tes amours, dans de jolis vers.

VII. À Lesbie

Tu me demandes combien de tes baisers il faudrait, Lesbie, pour que j'en aie assez et plus qu'assez ? Autant de grains de sable en Libye couvrent le sol parfumé de Cyrène, entre l'oracle de Jupiter brûlant et le tombeau desséché de l'antique Battus ; autant d'astres, dans le silence nocturne, voient les furtives amours des mortels, qu'il faudrait à ton fou de Catulle de baisers de ta bouche pour en avoir assez et plus qu'assez. Ah ! puisse leur nombre échapper au calcul des curieux et aux charmes de la méchante langue !

VIII. À lui-même

Malheureux Catulle, mets un terme à ton ineptie ; ce que tu vois perdu, tiens-le pour perdu. D'éblouissants soleils brillèrent jadis pour toi, lorsque tu accourais aux fréquents rendez-vous d'une femme chère à nos coeurs comme aucune ne le sera jamais ; heureux moments ! signalés par tant d'ébats joyeux : ce que tu voulais, ton amante le voulait aussi. Oh ! oui, éblouissants soleils brillèrent pour toi ! mais maintenant, elle ne veut plus ; toi-même, faible coeur, cesse de vouloir ; ne poursuis pas une amante qui fuit ; ne fais pas le malheur de ta vie. Adieu, femme ! déjà Catulle endurcit son âme ; il n'ira pas te chercher ni te prier quand tu le repousses. Toi aussi, tu pleureras, lorsque personne ne te priera plus ! Scélérate, sois maudite ! Quel sort t'est réservé ? Qui, maintenant, te recherchera ? Qui te trouvera jolie ? Qui aimeras-tu maintenant ? De quel homme va-t-on dire que tu es la conquête ? Pour qui tes baisers ? De qui vas-tu mordre les lèvres ? Mais toi, Catulle, tiens bon et endurcis ton âme !

IX. À Veranius

Veranius, de tous nos amis le plus cher et le premier de beaucoup, es-tu de retour chez toi auprès de tes Pénates, de tes frères qui ne font qu'un, et de ta vieille mère ? Oui, tu es de retour ! Oh ! pour moi quelle heureuse nouvelle ! Je vais te revoir sain et sauf, je vais entendre ces récits, où, comme tu sais le faire, tu nous peindras les contrées de l'Hibérie, son histoire, et ses peuples. Et, te prenant par le cou, je baiserai ton aimable visage et tes yeux. O vous, tant que vous êtes, heureux mortels, en est-il parmi vous de plus joyeux, de plus heureux que moi !

X. À la catin de Varus

Mon ami Varus m'ayant vu oisif au Forum m'avait entraîné chez l'objet de ses amours, - une petite catin qui, au premier coup d'oeil, ne me parut dénuée ni de charmes ni de grâces. À peine entrés, la conversation tomba sur différents sujets, entre autres sur la Bithynie : - Quel était ce pays, sa situation actuelle ? Mon voyage m'avait-il été profitable ? - Je répondis, ce qui était vrai, que ni les préteurs eux-mêmes ni leur cour n'en rapportaient le moyen de mieux parfumer leur tête ; surtout ceux qui avaient pour préteur un homme perdu de débauche et qui se souciait de sa cour comme d'un poil de sa barbe. - Cependant les porteurs les plus renommés viennent de ce pays, et l'on assure que tu t'en es procuré pour ta litière. - Moi, afin de passer aux yeux de la fille pour plus heureux que les autres - Le destin, lui dis-je, ne m'a pas été si méchant dans la misérable province qui a été mon lot, que je n'aie pu me procurer huit robustes porteurs. (Or, je n'en avais aucun, ni ici ni là-bas, qui fût capable de charger sur ses épaules le pied brisé d'un vieux grabat.) Alors la fille, avec l'effronterie qui sied aux courtisanes : - Je t'en prie, dit-elle, mon cher Catulle, prête-les-moi un peu : je veux me faire porter au temple de Sérapis. - Un moment, ai-je dit à la fille ; je ne sais comment j'ai pu te dire qu'ils étaient à moi. C'est Gaius Cinna, mon compagnon de voyage, qui les a ramenés. Au reste, qu'ils soient à lui ou à moi, que m'importe ? Je m'en sers comme si c'était moi qui les eusse ramenés. Mais c'est bien sot à toi et bien gênant de ne pas permettre aux gens la moindre distraction.

XI. À Furius et Aurelius

Furius et Aurélius, compagnons de Catulle, soit qu'il pénètre jusqu'aux extrémités de l'Inde dont les rivages retentissent au loin, battus par les flots de la mer Orientale ; soit qu'il parcoure l'Hyrcanie et la molle Arabie, ou le pays des Sages et celui des Parthes armés de flèches, ou les bords du Nil qui par sept embouchures va colorer les ondes ; soit que franchissant les hautes cimes des Alpes, il aille voir les trophées du grand César, le Rhin gaulois ou les Bretons sauvages qui habitent aux confins du monde ; vous qui êtes prêts à partager mes dangers partout où me conduira la volonté des dieux, portez à mon amante ces brèves paroles dépourvues de douceur : - Qu'elle vive et se complaise au milieu de cette foule de galants qu'elle enlace en même temps sans en aimer aucun sincèrement, mais en brisant leurs vies à tous successivement. Seulement qu'elle ne compte plus, comme autrefois, sur mon amour, sur cet amour qui est mort par sa faute, comme la fleur sur le bord d'un pré qu'a touchée en passant la charrue.

XII. Contre Asinius

Asinius le Marrucin, tu n'as pas la main gauche au milieu de la gaieté et du vin : tu voles leurs mouchoirs aux convives distraits. Tu trouves peut-être cela plaisant ? Tu te trompes, sot que tu es : rien n'est plus bas ni plus ignoble. Tu ne me crois pas ? Crois-en Pollion, ton frère, qui donnerait jusqu'à un talent pour effacer le souvenir de tes larcins : car il est, lui, bon juge en matière de goût et de plaisanteries. Aussi ou attends-toi à des milliers d'hendécasyllabes ou renvoie-moi mon mouchoir. Ce n'est pas sa valeur qui me le fait regretter ; mais c'est un souvenir d'amitié ; c'est un de ces mouchoirs de Saetabis, présent de Fabullus et de Veranius, qui me les ont envoyés d'Hibérie ; je dois les aimer comme j'aime mon Veranius chéri et Fabullus.

XIII. À Fabullus

Quel bon souper, mon cher Fabullus, tu feras chez moi dans quelques jours, si les dieux te sont favorables, si tu apportes avec toi des mets délicats et nombreux, sans oublier une blanche jeune femme, des vins, de l'esprit et toute la troupe des ris ; - si, dis-je, tu apportes tout cela, ami charmant, tu feras un bon souper ; car la bourse de ton pauvre Catulle n'est pleine que de toiles d'araignée. Mais en échange tu recevras les témoignages d'une amitié sincère et ce qui est plus suave, plus élégant que tout : car je t'offrirai un parfum dont les Vénus et les Amours ont fait don à mon amante ; quand tu le respireras, tu prieras les dieux, Fabullus, de te rendre tout nez.

XIV. À Calvus Licinius

Si je ne t'aimais plus que mes yeux, délicieux Calvus, pour prix d'un pareil présent je te haïrais d'une haine vatinienne. Qu'ai-je fait, moi, qu'ai-je dit, pour que tu m'assassines de tant de mauvais poètes ? Que les dieux accablent de maux celui de tes clients qui t'envoya tant d'ouvrages sacrilèges. Si, comme je le soupçonne, c'est le grammairien Sulla qui t'a fait ce cadeau, aussi neuf que piquant, je n'y vois aucun mal : au contraire, je trouve bon et heureux que tes travaux ne soient pas perdus. Grands dieux ! quel horrible, quel exécrable livre tu as envoyé à ton pauvre Catulle, pour l'en faire mourir sur-le-champ dans un aussi beau jour que celui des Saturnales ! Mauvais plaisant, tu n'en seras pas quitte à si bon compte : car demain, au point du jour, je cours bouleverser les boîtes des libraires : les Caesius, les Aquinus, Suffenus et autres poisons, je les raflerai tous et te rendrai supplice pour supplice. Vous, en attendant, adieu, retournez tous d'où vous êtes venus à la malheure, fléau du siècle, poètes exécrables.

XIV b

Si par hasard vous lisez mes folies et si vous ne redoutez pas d'approcher de moi vos mains.

XV. À Aurelius

Je me recommande à toi, Aurelius, moi et mes amours : la faveur que je te demande est raisonnable ; et si jamais ton âme conçut le désir de trouver pur et intact l'objet de tes feux, préserve de toute atteinte l'enfant que je te confie. Ce n'est pas la foule des galants que je veux dire, je crains peu ces hommes qui passent et repassent sur une place tout occupés de leur affaire ; non, c'est toi seul que je crains, toi et ton membre fatal à tous les enfants, purs ou impurs. Agite-le où il te plaira, comme il te plaira et tant que tu voudras, lorsqu'il sera dehors et prêt pour le plaisir ; - je n'excepte que mon petit, voeu je crois, raisonnable. Mais si tes mauvais penchants, si une insane fureur te poussent, scélérat, jusqu'à attenter à ma vie, alors, misérable, malheur à toi ! On t'écartera les pieds, et, par la porte ouverte, on fera courir les raiforts et les muges.

XVI. À Aurelius et Furius

[Je vous donnerai des preuves de ma virilité], giton d'Aurelius et complaisant Furius, vous qui, pour quelques versiculets un peu libres, m'avez accusé de manquer à la pudeur. Sans doute le poète pieux doit être chaste dans sa vie ; dans des versiculets, ce n'est pas nécessaire, car enfin ils n'ont sel ni charme que s'ils sont un peu libres, s'ils manquent à la pudeur, et s'ils peuvent exciter le prurit, je ne dis pas chez les petits garçons, mais chez les vieillards velus qui ne peuvent plus mouvoir leurs reins engourdis. Vous avez lu ces vers où je parle de plusieurs milliers de baisers, et vous me croyez incapable d'être mâle : [je vous donnerai des preuves de ma virilité].

XVII. À la colonie

O colonie, qui désires jouer sur ton pont si long et te tiens prête à y danser, les jambes mal assurées de ce pont qui chancelle te font craindre qu'il ne tombe sur le dos et ne se couche dans le marais profond. Puisse, au gré de tes voeux, s'élever à sa place un pont solide, où les Saliens eux-mêmes puissent faire leurs bonds sacrés ; mais avant, fais-moi jouir d'un spectacle qui me fera bien rire ! Je veux qu'un mien voisin tombe de ton pont dans la vase, qu'il s'y embourbe de la tête aux pieds, dans l'endroit le plus verdâtre de l'infect marais, là où le gouffre est le plus profond. L'homme en question est un sot fieffé, n'ayant pas plus de sens qu'un marmot de deux mois qui dort bercé dans les bras de son père. Il est marié à une jeune femme dans la fleur de l'âge, - jeune femme plus délicate qu'un tendre petit chevreau et dont la garde réclame plus de soins que les raisins bien noirs ; eh bien ! il la laisse folâtrer à sa guise, il s'en soucie comme d'un poil de sa barbe et, couché auprès d'elle, il ne bouge de sa place. Semblable à un arbre qui gît dans un fossé, abattu par la hache du Ligure, tel, et aussi insensible aux charmes de sa femme que si elle n'était pas à ses côtés, mon nigaud ne voit rien, n'entend rien ; il ne sait même pas de quel sexe il est et s'il existe ou non. Voilà l'homme que je veux aujourd'hui lancer du haut de ton pont la tête en bas, pour secouer, s'il se peut, sa torpeur d'abruti, pour laisser son engourdissement dans la lourde fange du marais, comme, dans un bourbier gluant, la mule laisse son sabot ferré.

XVIII - XIX - XX

(Pièces absentes des manuscrits)

  XXI. À Aurelius

Aurelius, père des famines, non seulement de celles d'aujourd'hui, mais de toutes celles qui furent, qui sont ou qui seront dans les autres années, tu veux prendre l'objet de nos amours, et tu ne t'en caches pas ; car tu restes avec lui, tu joues avec lui, tu enveloppes sa hanche, tu fais tout pour l'avoir. Peine perdue ! avant que puissent réussir les embûches que tu me dresses, je te préviendrai et [tu auras des preuves de ma virilité]. Encore, si tu avais le ventre plein en faisant cela, je me tairais ; mais ce qui m'afflige le plus, c'est qu'avec toi mon petit ne peut, hélas ! qu'apprendre à mourir de faim et de soif. Renonce donc à tes desseins, si tu le peux encore avec honneur ; ou c'est [l'outrage] qui y mettra fin.

XXII. À Varus

Ce Suffenus que tu connais bien, Varus, est un charmant homme, discret, plein d'urbanité, et qui fait aussi beaucoup plus de vers que personne. Je crois qu'il en a écrit dix mille et plus, et non point reportés comme tant d'autres sur des palimpsestes, mais sur papier royal, livres neufs, cylindres neufs, courroies couleur de pourpre du parchemin, - le tout réglé à la mine de plomb et poli avec la pierre ponce. Mais si tu lis ses vers, ce joli Suffenus si plein d'urbanité te semble au contraire un chevrier ou un terrassier : tant il est changé et méconnaissable ! Que faut-il en penser ? Ce même homme qui tout à l'heure nous semblait si plaisant ou, mieux encore, rompu à toutes les finesses, ce même homme est plus grossier qu'un rustre grossier dès qu'il s'est mêlé de poésie ; ce même homme n'est jamais si heureux que lorsqu'il écrit un poème. Il est plein de contentement, il s'admire lui-même ! Tous sans doute, nous nous faisons illusion à nous-mêmes et il n'est personne de nous qui ne reflète un peu Suffenus. Chacun a sa part d'erreur ; mais nous ne voyons pas, de la besace, ce qui est sur notre dos.

XXIII. À Furius

Furius, toi qui n'as ni esclave, ni cassette, ni punaises, ni araignées, ni feu, mais un père et une belle-mère dont les dents pourraient broyer des cailloux ; que ton sort est heureux avec un tel père et avec la femme de bois qu'a ton père ! Faut-il s'en étonner ? Vous vous portez bien tous les trois, vous digérez à merveille, vous ne redoutez rien, ni incendies, ni chutes de maisons, ni tentatives de meurtre, ni empoisonnements perfides, ni aucun danger d'aucune sorte. Quoi ! parce que le soleil, le froid et la faim ont rendu vos corps plus secs que la corne et tout ce qu'il y a de sec au monde, est-ce une raison pour ne pas te croire heureux et fortuné ? Sueur, salive, morve et mauvaise pituite au nez, tu ignores ces infirmités. À tous ces motifs de propreté s'en joint un plus grand encore : tu as le cul plus net qu'une salière, car tu ne chies pas dix fois par an, et ce que tu chies est plus dur que fève et que caillou, tu pourrais le presser, le frotter dans tes mains, sans jamais te salir un doigt. Garde-toi donc, Furius, de mépriser de si précieux avantages, ni d'en faire peu de cas, et perds l'habitude de demander cent mille sesterces : tu es assez heureux !

XXIV. Au petit Juventius

O toi, la fleur des Juventius, non seulement de ceux d'aujourd'hui, mais de tous ceux qui furent ou qui seront plus tard dans les autres années, j'aimerais mieux pour mon compte que tu eusses donné de l'or à ce Midas qui n'a ni esclave ni cassette que de te laisser aimer par un pareil gueux. - Quoi ! diras-tu, n'est-ce pas un fort joli homme ? - Oui, mais ce joli homme n'a ni esclave ni cassette. Méprise, dédaigne tant que tu voudras de tels avantages ; il n'en est pas moins vrai qu'il n'a ni esclave ni cassette.

XXV. À Thallus

[Complaisant] Thallus, plus mou qu'un poil de lapin, qu'un duvet d'oie, qu'un petit bout d'oreille, qu'un membre languissant de vieillard, qu'une sale toile d'araignée ; plus rapace aussi que l'ouragan déchaîné quand la lune te montre les gens du vestiaire qui chancellent de sommeil, renvoie-moi le manteau que tu m'as volé, mon mouchoir de Saetabis et mes broderies Thyniennes que tu as la sottise de porter en public, comme si c'était un legs de tes ancêtres. Laisse-les s'échapper de tes ongles poisseux et renvoie-les-moi, ou le fouet gravera de honteux stigmates sur tes petits flancs aussi doux que la laine et sur tes mains trop molles : alors tu bondiras comme tu n'en as point l'habitude, tel un frêle esquif surpris en pleine mer par un vent furieux.

XXVI. À Furius

Furius, votre petite maison des champs n'est exposée ni aux souffles de l'Auster ni à ceux du Favonius, ni à ceux du cruel Borée, ni à ceux de l'Aphéliote, mais elle est hypothéquée pour quinze mille deux cents sesterces. Oh ! l'horrible vent ! oh ! le fléau !

XXVII. À l'enfant qui remplit les coupes

Enfant qui verses du vieux Falerne, remplis mes coupes d'un vin plus amer, comme l'ordonne la loi de Postumia, la législatrice de nos orgies, plus ivre qu'un grain de raisin ivre. Et vous, allez-vous-en où bon vous semble, eaux, fléau du vin, émigrez chez les gens sévères. Ici le fils de Thyoné est servi pur.

XXVIII. À Veranius et Fabullus

Compagnon de Pison, cohorte à la bourse vide, porteuse de légers petits bagages, excellent Veranius et toi, mon cher Fabullus, où en êtes-vous ? En avez-vous assez du froid et de la faim supportés avec ce vaurien ? Quel gain avez-vous écrit sur vos tablettes ? votre dépense ? C'est ce qui m'arriva aussi, lorsque ayant suivi mon prêteur, je n'eus à porter en recette que l'argent que j'avais donné. O Memmius comme tu t'es joué de moi, comme tu m'as fait à loisir la victime de ton avarice !. Mais d'après ce que je vois, tel a été votre sort : vous avez été comme moi en butte aux plus indignes outrages ! Recherchez donc d'illustres amis ! Et vous, opprobres de Romulus et de Rémus, puissent les dieux et les déesses vous envoyer tous les maux du monde !

XXIX. Contre César

Quel est l'homme, s'il n'est un impudique, un goinfre et un pipeur, qui peut voir, qui peut souffrir qu'un Mamurra possède tous les trésors de la Gaule Chevelue et de la Bretagne où finit la terre ? [Complaisant] Romulus, tu pourras le voir et le souffrir ! tu n'es qu'un impudique, un goinfre et un pipeur ! Jusques à quand, superbe et gorgé de richesses, ton favori, pareil au blanc ramier ou à un Adonis, promènera-t-il son corps de lit en lit ? [Complaisant] Romulus, tu pourras le voir et le souffrir ! tu n'es qu'un impudique, un goinfre et un pipeur ! Général sans pareil, n'as-tu donc été dans l'île la plus lointaine de l'Occident que pour voir votre Mentula, tout épuisé de plaisir, manger vingt ou trente millions ? - Qu'est-ce, sinon une prodigalité sinistre ? Il a dissipé peu de chose, englouti peu de chose ? Il a dilapidé d'abord son patrimoine ; puis, les dépouilles du Pont ; puis celles de l'Hibérie, bien connues du Tage aux flots d'or ! Les Gaules et les Bretagnes le redoutent également ! Pourquoi réchauffez-vous un tel fléau ? Que peut-il faire, sinon dévorer de riches patrimoines, et vous, pour cela, vous avez bouleversé le monde, ô tout puissants maîtres de Rome, le beau-père et le gendre !

XXX. À Alfenus

Alfenus ingrat, infidèle à tes dévoués camarades, tu es déjà sans pitié, cruel, pour ton doux ami caressant ; tu n'hésites pas même à me tromper, perfide, à me trahir ! Les habitants du ciel n'aiment pas la trahison des mortels impies : tu t'en moques et me laisses, malheureux, à mes maux ! Hélas ! que peut-on faire désormais ? à qui se fier ? C'est toi pourtant qui m'engageais à livrer mon coeur, maître fourbe, m'entraînant à cet amour comme s'il m'offrait toute sécurité ! Et c'est toi maintenant qui te retires et qui laisses emporter dans les airs par les vents et les nuages toutes tes promesses et tes vaines caresses ! Si tu as oublié, les dieux des morts se souviennent, et la Bonne Foi se souvient. Tes remords trop tardifs me vengeront de ta conduite.

O Sirmio, perle de toutes les presqu'îles et de toutes les îles que l'un et l'autre Neptune porte dans les lacs limpides et dans la vaste mer, quel plaisir, quelle joie de te revoir ! J'ose à peine croire que j'ai quitté la Thynie et les champs Bithyniens et que je puis te regarder sans crainte. Oh ! quel plus doux bonheur que d'être délié de ses peines, quand notre âme dépose son fardeau ; quand, fatigués de nos lointains voyages, nous revenons à notre Lare et que nous trouvons enfin le repos sur un lit si longtemps regretté ! C'est le seul fruit de tant de peines. Salut, charmante Sirmio, réjouis-toi du retour de ton maître : réjouissez-vous aussi, ondes du lac de Lydie ; riez tous, tant que vous êtes chez moi, cortège des Ris !

XXXII. À Ipsithilla

Au nom de l'amour, ma douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie, invite-moi à venir chez toi l'après-midi. Y consens-tu ? Une grâce encore ! que ta porte ne soit pas fermée d'un verrou ; et ne va pas t'aviser de sortir : reste au logis, et prépare-toi à faire l'amour neuf fois de suite. Mais si tu dis oui, invite-moi aussitôt, car, étendu sur mon lit, après un bon dîner et couché sur le dos, je transperce et ma tunique et mon manteau.

XXXIII. Contre les Vibennius

O le meilleur des voleurs de laines, Vibennius père, et toi, son fils trop [complaisant] : car si la main droite du père est plus souillée, le cul du fils est plus vorace, qu'attendez-vous pour vous exiler sur quelque rivage funeste ? Les vols du père sont connus de tout le monde, et toi, le fils, tu ne peux même pas vendre pour un as tes fesses velues.

XXXIV. À Diane

Protégés de Diane que nous sommes, jeunes filles et chastes garçons, chantons Diane, chastes garçons et jeunes filles.

O Latonienne, grande déesse qu'engendra le très grand Jupiter, toi que ta mère mit au jour sous l'olivier de Délos ;

Pour que tu sois la maîtresse des monts, des forêts vertes, des bocages mystérieux et des cours d'eau sonores ;

Toi que, dans les douleurs de l'enfantement, les femmes invoquent sous le nom de Junon Lucine, toi encore qu'on appelle la puissante Trivie, et la Lune à la bâtarde lumière ;

Toi, déesse, dont le cours mensuel mesure la route des ans et qui emplis les toits rustiques du laboureur de bonnes moissons ;

Sous quelques noms qu'il te plaise d'être invoquée, reçois nos hommages ; et accorde, comme toujours depuis les anciens temps, ton secours à la race de Romulus.

XXXV. Invitation à Caecilius

Au tendre poète Caecilius, mon camarade, je voudrais, papyrus, que tu dises de venir à Vérone, laissant les murs de la Nouvelle Côme et les rives du Larius : car je veux déposer dans son sein certaines confidences d'un ami qui est aussi le mien. Donc s'il est sage, il dévorera la route, quand bien même sa blanche amante le rappellerait mille fois ; quand bien même, lui jetant les deux mains autour du cou, elle le supplierait de différer son départ, elle qui, si l'on m'en fait un récit fidèle, se meurt pour lui d'un fougueux amour. Car depuis le jour où il lut les premiers vers de Caecilius en l'honneur de la déesse du Dindyme, depuis ce jour, le petit malheureux sent un feu intérieur qui lui dévore la moelle ! Je te pardonne, jeune fille, plus savante qu'une muse de Sapho : elle est si charmante en effet, cette ébauche de Caecilius en l'honneur de la Grande Mère.

XXXVI. Contre les Annales de Volusius

Annales de Volusius, papier couvert de merde, acquittez le voeu de mon amante : elle a promis à la sainte Vénus et à Cupidon, si je lui étais rendu, si je cessais de lancer contre elle mes ïambes redoutables, de livrer au Dieu tardigrade et aux flammes de ses bois maudits les chefs-d'œuvre choisis du plus mauvais poète : or, ce sont les Annales de Volusius que, dans ce voeu badin, l'espiègle a désignées. Maintenant, fille de la mer d'azur, toi qui fréquentes la sainte Idalie, les plaines d'Uries, Ancône, Cnide couverte de roseaux, Amathonte, Golges et Dyrrachium, entrepôt de l'Adriatique, - ô Vénus, si tu trouves que le voeu de mon amie ne manque ni d'esprit ni de grâce, daigne l'agréer et l'exaucer ! Et vous, allez au feu en attendant, pleines de rusticité et de grossièreté, Annales de Volusius, papier couvert de merde !

XXXVII. Aux habitués d'une taverne

Taverne lascive, et vous ses habitués, au neuvième pilier après les Frères coiffés de bonnets, croyez-vous seuls être doués [des attributs virils], sans être en droit de [faire l’amour] avec toutes les femmes et de tenir les autres pour des boucs ? Vous figurez-vous, parce que vous êtes là cent ou deux cents imbéciles assis à la file, que je n'oserai pas [défier] vos deux cents séants ? Eh bien ! détrompez-vous et sachez que je charbonnerai votre infamie sur tous les murs de cette taverne ; car c'est là que s'est réfugiée la femme qui a fui mon étreinte, cette jeune femme que j'aimais comme jamais femme ne sera aimée, pour qui j'ai soutenu mille assauts ! Et vous, honnêtes et heureuses gens, vous faites l'amour avec elle, et en réalité, chose indigne, vous n'êtes que des riens du tout et de [sales] voyous ! Toi entre autres, fils chevelu de la Celtibérie, pays des lapins, Egnatius, dont tout le mérite consiste dans ta barbe épaisse et tes dents, que tu frottes d'urine Hibérienne !

XXXVIII. À Cornificius

Le malheur, Cornificius, accable ton ami Catulle ; oui, le malheur l'accable, par Hercule ! et sa douleur s'aggrave sans cesse, de jour en jour, d'heure en heure ! Et pas un seul mot de toi qui lui offre la plus simple, la plus facile des consolations ! Je suis en colère contre toi. Est-ce ainsi que tu traites mon amour ? Un petit mot de consolation, s'il te plaît, plus tendre que les larmes de Simonide.

XXXIX. Contre Egnatius

Egnatius, parce qu'il a les dents blanches, rit en toute occasion. Est-on venu près du banc d'un accusé ? Au moment où l'avocat fait verser des larmes, Egnatius rit. Gémit-on près du bûcher d'un bon fils, d'un fils unique que pleure une mère désolée ? Il rit. En toute occasion, en quelque lieu qu'il soit, quoi qu'il fasse, il rit. C'est là sa manie ; mais elle n'est, à mon sens, ni de bon goût ni polie. Je dois donc t'avertir, mon bon Egnatius, que quand bien même tu serais de la Ville, ou Sabin, ou Tiburtin, ou un Ombrien économe, ou un Etrusque obèse, ou un Lavinien brun et bien endenté, ou, pour dire aussi un mot de nos compatriotes, Transpadan, ou enfin d'un pays, quel qu'il soit, où on se lave les dents proprement ; je ne te permettrai pas encore de rire à tout propos : car rien n'est plus sot qu'un sot rire. Mais tu es Celtibérien, et, au pays de Celtibérie, chacun a coutume de se rincer le matin les dents et les rouges gencives avec ce qu'il a pissé : si bien que plus tes dents ont d'éclat, plus elles proclament que tu as bu d'urine !

XL. À Ravidus

Quelle mauvaise idée, mon petit Ravidus, te précipite ainsi au-devant de mes ïambes ? Quel dieu t'inspire la folle idée de me chercher querelle ? Est-ce pour que tout le monde parle de toi ? quel est ton dessein ? Tu veux être connu à tout prix ? tu le seras, puisque tu as voulu aimer l'objet de mes amours en risquant un long châtiment.

XLI. Contre l'amie du banqueroutier de Formies

Ameana, cette femme usée par le plaisir, m'a demandé dix mille sesterces bien comptés, elle, cette beauté au nez difforme, l'amie du banqueroutier de Formies ! Parents chargés de veiller sur cette femme, convoquez amis et médecins : car la pauvre fille est "malade". Ne demandez pas ce qu'elle a : elle est sujette à des visions !

XLII. Contre une fille

À moi, hendécasyllabes, accourez tous tant que vous êtes ; de toute part, tant que vous êtes, tous ! Une catin infâme se joue de moi ; elle refuse de me rendre vos tablettes, et vous pourriez le souffrir ! Non, poursuivons-la, forçons-la à restitution ! Qui est-ce ? demandez-vous. C'est celle que vous voyez s'exercer effrontément et dont la bouche grimacière et hideuse ressemble, quand elle rit, à la gueule d'un chien gaulois. Assaillez-la de toutes parts et forcez-la à restitution : - Sale catin, rends-nous nos carnets ; rends-nous, sale catin, nos carnets ! Tu t'en soucies comme d'un as ? O boue, lupanar et pire encore, s'il est possible. - Mais cela, je pense, ne suffit pas encore. Tâchons du moins, faute de mieux, de faire rougir le front d'airain de cette chienne : criez encore, tous à la fois, et plus fort : - Sale catin, rends-nous nos carnets, rends-nous, sale catin, nos carnets ! - Peine perdue ! rien ne l'émeut. Il faut changer de ton et de langage ; peut-être réussirez-vous mieux : - O femme pudique et pure, rends-nous nos carnets !

Salut, jeune femme ! ton nez n'est, pas des plus petits, ton pied n'est pas joli, tes yeux ne sont pas noirs, tes doigts ne sont pas effilés, ta bouche n'est pas sans postillonner, ton langage, certes, n'est pas élégant : ô amie du banqueroutier de Formies, est-ce toi que la province dit jolie, toi que l'on compare à ma Lesbie ! O siècle sans goût et grossier !

XLIV. À son domaine

O mon domaine, soit Sabin, soit Tiburtin car tous ceux qui n'ont pas l'intention de blesser Catulle te font dépendre de Tibur, tandis que ceux qui veulent me piquer parient tout au monde que tu appartiens à la Sabine. Enfin que tu sois Sabin ou plutôt Tiburtin, j'ai fait un séjour agréable dans ta retraite voisine de la ville et j'ai chassé de ma poitrine une toux mauvaise, juste punition de l'intempérance qui m'a fait rechercher des repas somptueux ! car, pour avoir voulu être le convive de Sestius, j'ai dû lire son discours contre la candidature d'Antius, lecture pleine de venin et de pestilence, qui m'a fait contracter un catarrhe, un refroidissement et de fréquents accès de toux, qui m'ont secoué jusqu'au moment où, réfugié dans ton sein, je me suis guéri par du repos et l'ortie. C'est pourquoi rétabli, je te rends mille grâces de ne t'être pas vengé de ma faute. Et je consens, si jamais j'accueille encore les écrits néfastes de Sestius, que leur froideur apporte le catarrhe et la toux, non pas à moi, mais à celui même qui ne m'invite à dîner que quand j'ai dû lire un mauvais livre.

Septimius, pressant sur son sein Acmé, ses amours "O mon Acmé ! dit-il, si je ne t'aime éperdument, si je cesse de t'aimer au cours des ans autant qu'un amant peut aimer, puissé-je errer seul dans la Libye ou dans l'Inde brûlante, exposé à la rencontre d'un lion aux yeux pers." Il dit ; et l'Amour, qui avait éternué à gauche jusqu'alors, éternue à droite en signe d'approbation. Alors Acmé, tournant doucement la tête et baisant de sa bouche de pourpre les yeux enivrés du garçon : "O ma vie ! dit-elle, mon petit Septimius, s'il est vrai que le feu qui brûle dans les moelles de mes os est plus fort, plus ardent que le tien, ne servons toujours que ce maître'" Elle dit ; et l'Amour, qui avait éternué à gauche jusqu'alors, éternue à droite en signe d'approbation. Maintenant guidés par un si bon auspice, dans une tendresse mutuelle ils s'aiment, ils sont aimés. Le pauvre petit Septimius préfère la seule Acmé aux Syries et aux Bretagnes ; et la fidèle Acmé trouve dans son Septimius toutes les délices et tous les plaisirs. Vit-on jamais mortels plus heureux, jamais plus propice Vénus ?

XLVI. L'arrivée du printemps

Déjà le printemps ramène les tièdes chaleurs ; déjà la fureur du ciel équinoxial s'apaise aux souffles agréables du Zéphyr. Quittons, Catulle, les champs de la Phrygie et les fertiles plaines de la brûlante Nicée ; volons vers les villes célèbres de l'Asie. Déjà ton esprit impatient brûle d'errer en liberté ; déjà tes pieds trouvent des forces dans ta joyeuse ardeur. Adieu, douces réunions de mes amis : divers chemins vont ramener chacun de nous dans ses foyers, dont pour venir si loin nous étions partis tous ensemble.

XLVII. À Porcius et Socration

Porcius et Socration, vous les deux mains gauches de Pison, lèpre et famine du monde, il est donc vrai, ce Priape [dardé] vous préfère à mon petit Veranius et à Fabullus ? Et tandis que vous faites en plein jour des festins splendides et somptueux, vos jeunes amis vont de carrefour en carrefour en quêtant des invitations ?

XLVIII. À Juventius

Tes yeux doux comme du miel, Juventius, s'il m'était donné de les baiser sans cesse, trois cent mille baisers ne pourraient assouvir mon amour ; que dis-je, fussent-ils plus nombreux que les épis mûrs, ce serait encore trop peu de notre moisson de baisers.

XLIX. À Cicéron

O le plus éloquent des fils de Romulus, qui sont, qui furent et qui seront plus tard dans les autres années, Marcus Tullius, reçois les mille actions de grâces de Catulle, le plus mauvais de tous les poètes ; de Catulle, qui est autant le plus mauvais de tous les poètes que tu es le meilleur de tous les avocats.

L. À Licinius

Hier, Licinius, tous les deux de loisir, nous avons, comme nous en étions convenus, couvert nos tablettes de jeux d'esprit ; chacun de nous, écrivant des versiculets, s'amusait tantôt dans un mètre, tantôt dans un autre ; et donnait la réplique à l'autre au milieu de la joie du vin. Je t'ai quitté, Licinius, tellement enthousiasmé du charme de ton esprit que, loin de toi, tous les mets semblaient fades à ton malheureux ami] et qu'un calme sommeil ne fermait plus ses yeux ; agité dans mon lit d'une fureur que rien ne pouvait calmer, je me retournais en tous sens, appelant de mes voeux le retour de la lumière pour m'entretenir avec toi et pour être avec toi. Mais, lorsque enfin, épuisé de fatigue, je suis retombé presque mort sur mon petit lit, j'ai composé ces vers pour toi, mon aimable ami, pour te faire connaître mes regrets. Garde-toi maintenant d'être hardi ; garde-toi, mon petit oeil, de repousser mes pièces, ou crains que Némésis ne te punisse : c'est une déesse redoutable, garde-toi de l'offenser !

LI. À Lesbie

Il me paraît être l'égal d'un dieu, il me paraît, est-ce possible ? surpasser les dieux, celui qui, assis en face de toi, te voit souvent et entend ton doux rire. Hélas ! ce bonheur m'a ravi l'usage de tous mes sens ! À peine t'ai-je aperçue, ô Lesbie, que ma voix expire dans ma bouche, ma langue s'embarrasse, un feu subtil circule dans mes reins, un tintement confus bourdonne à mes oreilles, la nuit couvre mes deux yeux ! Catulle, l'oisiveté t'est funeste ; l'oisiveté a pour toi trop d'attraits et de transports ; l'oisiveté avant toi a perdu et les rois et les villes florissantes.

LII. Sur Nonius et Vatinius

Eh bien ! Catulle, qu'attends-tu pour mourir ? Nonius, le scrofuleux siège sur une chaise curule ; l'impie Vatinius jure par son consulat : - Eh bien ! Catulle, qu'attends-tu pour mourir ?

LIII. D'un quidam et de Calvus

J'ai bien ri, l'autre jour, dans une assistance où mon cher Calvus dévoilait merveilleusement les crimes de Vatinius, d'entendre je ne sais qui s'écrier d'un ton d'admiration et en levant les mains : "Grands dieux ! quel éloquent 'petit bout' !"

LIV. À César

La petite tête en fuseau d'Othon, les jambes de rustre à moitié lavées de Hérius, les pets subtils et légers de Libon, je voudrais que cela du moins, sinon tout, vous dégoûte, toi et Fuficius, ce vieux beau recuit. Fâche-toi une seconde fois contre mes ïambes innocents, général unique !

LV. À Camerius

De grâce, s'il n'y a pas d'indiscrétion de ma part, indique-moi ta cachette. Je t'ai cherché au Petit Champ de Mars, au Cirque, aux étalages de tous les libraires, dans le temple saint de Jupiter souverain, j'ai arrêté aussi, cher ami, toutes les petites femmes, et aucune cependant n'a changé de visage, même hélas ! quand je lui demandais avec instance de tes nouvelles : "Friponnes, leur disais-je, qu'avez-vous fait de mon cher Camérius ?" L'une d'elles pourtant m'a dit, découvrant son sein nu : "Tiens, le voici caché entre ces boutons roses." Enfin, de te supporter, c'est un travail d'Hercule. Quand bien même j'aurais le corps du gardien des Crétois, le vol rapide de Pégase, quand je serais Ladas, Persée aux pieds ailés, ou l'un des coursiers de Rhesus blancs comme la neige, quand tu attellerais à mon char tous les êtres aux pieds emplumés et qui volent, fussé-je emporté sur l'aile des vents, quand tu me les offrirais, Camerius, tout d'un coup ; néanmoins, je tomberais épuisé de toutes mes moelles et accablé de langueur à force de te chercher. D'où vient que tu te dérobes avec tant d'orgueil, ami ? Dis-nous où tu seras. Allons, courage, confie-toi à moi, montre-toi au grand jour. Est-il vrai que tu es le captif d'un sein couleur de lait ? Si ta langue reste ainsi clouée à ton palais, tu perdras tous les fruits de ton amour, car Vénus aime les bavardages. Ou bien encore, si tu veux, verrouille-toi le palais, mais du moins sois le confident de mes amours.

LVI. À Caton

O la plaisante, la drôle d'aventure, Caton ! Elle vaut que tu l'entendes et que tu éclates de rire ! Ris donc, Caton, pour l'amour de moi ; car c'est aussi par trop plaisant et par trop drôle. Je viens de surprendre- un gosse qui [s'escrimait contre] une jeune fille. Et moi, - que Dioné me le pardonne ! – [j'ai percé le moutard d'un trait].

LVII. À Mamurra et César

Que vous êtes bien faits l'un pour l'autre, infâmes [débauchés], César et toi, Mamurra, son vil complaisant ! Qui s'en étonnerait ? Tous deux pareillement flétris, l'un dans la Ville, l'autre à Formies, de stigmates honteux ; tous deux portant des cicatrices indélébiles, atteints de la même maladie, jumeaux de luxure, formés dans un même lit, frottés de science tous deux ; l'un n'est pas moins ardent que l'autre dans les poursuites adultères ; tous deux rivaux à la fois des filles. Que vous êtes bien faits l'un pour l'autre, infâmes [débauchés] !

LVIII. À Caelius sur Lesbie

Caelius, ma Lesbie, cette Lesbie adorée, cette Lesbie que Catulle aimait seule plus que lui-même et plus que tous les siens ; Lesbie maintenant aux carrefours ou dans les impasses [écorce], les descendants du magnanime Rémus.

LIX. Sur Rufa et Rufulus

Rufa de Bologne se prête aux goûts infâmes de Rufulus ; Rufa, la femme de Menenius, que vous avez vue si souvent au milieu des tombeaux dérober son souper au bûcher des morts et courir après un morceau de pain qui en tombait, malgré le bâton dont la frappait le chauffeur mi-tondu.

LX

Est-ce une lionne des monts Libyssins ou Scylla aboyant au bas des cimes, qui t'a donné, avec le jour, cette âme si dure et si barbare, que tu repousses la voix suppliante d'un ami réduit au dernier degré du malheur ! Ah ! coeur trop féroce !

LXI. Épithalame de Julie et de Manlius

  O habitant de la colline d'Hélicon, fils d'Uranie, toi qui entraînes la tendre vierge vers l'époux, ô Hyménée, Hymen, ô Hymen, Hyménée !

Ceins ton front des fleurs de la marjolaine embaumée. Prends, joyeux, ton voile couleur de flamme, et viens ici, viens, portant à tes pieds de neige le brodequin rose.

Animé par l'allégresse d'un tel jour, chantant l'hymne nuptial de ta voix argentine, frappe la terre de tes pas cadencés, et secoue dans ta main ton flambeau résineux !

Comparable à Vénus, la déesse d'Idalie, lorsqu'elle se présenta devant le juge phrygien, Julie s'unit à Manlius, vierge bonne sous de bons auspices ;

Ou, tel encore un myrte d'Asie, dans l'éclat de ses rameaux en fleurs, délices des déesses Hamadryades qui l'abreuvent d'une limpide rosée ;

Va donc, porte ici tes pas, hâte-toi de quitter Thespies et les grottes de la montagne d'Aonie qu'arrose d'une onde fraîche Aganippe.

Appelle dans sa demeure, dont elle devient la maîtresse, cette vierge qui soupire après son époux ; que l'amour l'enchaîne à lui par des liens pareils à ceux dont le lierre tenace enveloppe un arbre de ses replis errants.

Et vous aussi en même temps, vierges chastes, pour qui un pareil jour approche, allons, chantez en choeur ô Hyménée Hymen, ô Hymen Hyménée !

Afin qu'en s'entendant appeler à remplir son office, il se hâte de venir ici, celui qui guide la Vénus pudique et qui noue les Amours honnêtes.

Quel dieu mérite plus que l'invoquent les amants aimés ? Quel dieu du ciel est plus digne de l'hommage des mortels, ô Hyménée Hymen, ô Hymen Hyménée !

C'est toi que le père tremblant invoque pour ses enfants, pour toi que les vierges dénouent la ceinture de leur sein, toi que le nouveau marié guette d'une oreille craintive et impatiente !

C'est toi qui livres aux mains du jeune homme farouche, la jeune fille en fleur, ravie au sein de sa mère, ô Hyménée Hymen, ô Hymen Hyménée.

Sans toi, Vénus ne peut prendre de plaisirs que puisse avouer l'honneur : elle le peut, quand tu veux. Quel dieu] oserait se comparer à ce dieu ?

Sans toi, nulle maison ne peut donner d'enfants, ni le père propager sa race : ils le peuvent, quand tu veux. Quel dieu oserait se comparer à ce dieu ?

Privé de ton culte sacré, une terre ne peut donner de défenseurs à ses frontières : elle le peut, quand tu veux. Quel dieu oserait se comparer à ce dieu ?

Ouvrez la porte close ; vierge, parais. Vois comme ces flambeaux agitent leurs brillantes chevelures ! pudeur ingénue retarde ses pas et, bien que plus docile, elle pleure, car il faut partir.

Cesse de pleurer, ne crains pas, Aurunculeia, que jamais femme plus belle que toi ait vu le brillant soleil, venant de l'océan.

Telle, dans le parterre bigarré d'un maître opulent, se dresse la fleur d'hyacinthe. Mais tu tardes, le jour fuit ; avance, nouvelle épouse.

Et, s'il te plaît, écoute nos paroles. Vois comme les flambeaux agitent leur chevelure d'or ; avance, nouvelle épouse.

Ne crains pas que jamais volage, ton époux se livre aux mauvais adultères et, pour chercher ailleurs de honteuses débauches, veuille reposer sa tête loin des tendres boutons de tes seins !

Non, telle la vigne flexible qui s'enlace aux arbres voisins, tu le tiendras enchaîné dans tes embrassements. Mais le jour fuit ; avance, nouvelle épouse.

O lit, qui... pieds blancs du lit,

quelles joies, que de joies tu promets à ton maître, que de joies dans la nuit rapide ! que de joies au milieu du jour ! Mais le jour fuit ;] avance, nouvelle épouse !

Enfants, levez vos flambeaux ; je vois venir le voile couleur de flamme. Allez, chantez en cadence : "Io ! Hymen Hyménée ! Io ! Hyménée Hymen !

Mais ne tardez plus à vous faire entendre, libres chants fescennins ; et toi, favori du maître, en attendant que l'amour te quitte, ne refuse pas des noix aux enfants !

Donne des noix aux enfants, inutile favori. Assez longtemps tu as joué avec des noix. Maintenant il te faut servir Thalassius. Favori, donne des noix.

Hier, aujourd'hui encore, tu trouvais, favori, les fermières trop rustiques ; maintenant le friseur va te raser la tête. Pauvre, ah ! pauvre favori, donne des noix aux enfants.

Et toi, époux parfumé, ce n'est, dit-on, qu'à regret que tu renonces à tes favoris imberbes : renonces-y pourtant. Io, Hymen Hyménée ! Io, Io, Hyménée Hymen !

Tu n'as jamais connu, Manlius, que les plaisirs permis, nous le savons ; mais ces plaisirs, l'hymen ne les permet plus au mari. Io, Hymen Hyménée ; Io, Io, Hyménée Hymen !

Et toi, jeune épouse, garde-toi de te montrer rebelle aux faveurs que demande ton époux, ou crains qu'il n'aille en demander ailleurs ! Io, Hymen Hyménée ; Io, Io, Hyménée Hymen !

Voici l'heureuse et puissante maison de ton époux ; permets qu'elle obéisse à tes lois. Io, Hymen Hyménée ; Io, Io, Hyménée Hymen !

Jusqu'à ce que vienne l'époque fatale où, blanchie par l'âge, la tête tremblante dit toujours oui à tous. Io, Hymen, Hyménée, Io ; Io, Hyménée Hymen !

Franchis sous d'heureux auspices le seuil de la porte avec tes pieds dorés et passe le battant brillant. Io, Hymen Hyménée, Io ; Io, Hyménée Hymen !

Vois dedans ton époux qui, sur des coussins de Tyr, tend vers toi ses bras avides. Io, Hymen Hyménée, Io ; Io, Hyménée Hymen !

Pareil au tien, et plus profond encore, est le feu qui brûle en son âme. Io, Hymen Hyménée, Io ; Io, Hyménée Hymen !

Enfant revêtu de la prétexte, quitte le bras rond de la mariée ; qu'elle s'approche du lit de son époux. Io, Hymen Hyménée, Io ; Io, Hyménée Hymen !

Et vous, femmes de bien, dont l'éloge est dans la bouche des vieillards, placez la jeune femme dans la couche. Io, Hymen Hyménée, Io ; Io, Hyménée Hymen !

Maintenant tu peux venir, époux ; ta femme est dans ton lit ; la fleur de la jeunesse brille sur son visage, où vous croiriez voir la blanche matricaire ou le pavot rose.

Mais toi, époux les dieux du ciel m'assistent ! tu n'es pas moins beau, et Vénus ne te néglige pas. Mais le jour fuit ; continue, ne tarde pas.

Tu n'as pas tardé longtemps : te voici. Que la bonne Vénus t'assiste, puisque tu désires devant tous ce que tu désires et puisque tu ne caches pas un légitime amour.

On compterait plutôt les grains de sable de l'Afrique ou les astres qui brillent que de compter vos mille jeux folâtres.

Folâtrez à votre aise et bientôt donnez-nous des fils ; une race d'un nom si ancien ne doit pas s'éteindre faute de fils, mais produire à jamais des enfants de bonne souche.

Je veux qu'un petit Torquatus tende du giron de sa mère ses mains potelées vers son père et que sa bouche entr'ouverte lui sourie doucement !

Que, vivante image de son père, tous, sans le savoir, le reconnaissent facilement et que ses traits rendent témoignage de la chasteté de sa mère !

Que les vertus de sa mère, garants de la noblesse de sa race, fassent rejaillir sur lui la gloire unique dont Pénélope dota, mère vertueuse, Télémaque !

Fermez les portes, vierges ! Vous avez assez joué. Et vous, bons époux, vivez heureux ; que votre jeunesse vigoureuse se livre sans relâche aux devoirs de l'amour !

LXII. Chant nuptial

  Les jeunes gens

Voici Vesper, jeunes gens, levez-vous : Vesper dresse enfin sur l'Olympe son flambeau longtemps désiré ; il est temps de se lever, de quitter les tables somptueuses. La vierge va venir, bientôt vont retentir les chants d'hyménée. Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes filles

Voyez-vous, jeunes filles, ces jeunes gens ? Levez-vous pour les combattre ; car déjà l'étoile du soir montre ses feux au-dessus de l'Oeta. Oui, aucun doute. Voyez quel est leur empressement à quitter le banquet ! Sans doute ce n'est pas sans dessein qu'ils se sont élancés : ils vont chanter, leurs chants seront dignes de la victoire. Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes gens

Compagnons, la palme n'est pas facile et toute prête ; voyez ces jeunes filles répéter entre elles ces chants qu'elles ont longtemps médités. Ce n'est pas en vain qu'elles se concertent : elles tiennent quelque chose qui sera digne de mémoire. Doit-on s'en étonner ? Un seul objet occupe le fond de leurs pensées. Mais nous, tandis que nous prêtons l'oreille à leurs chants, notre esprit est ailleurs. Nous serons justement vaincus ; la victoire aime l'effort. Du moins, recueillons nos esprits pour le combat qui s'apprête : elles vont se mettre à chanter, nous devons leur répondre. Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes filles

Vesper, est-il parcourant le ciel un feu plus cruel que le tien ? C'est toi qui peux arracher une fille aux embrassements de sa mère, arracher aux embrassements de sa mère une fille qui veut en vain la retenir, et livrer à un jeune homme ardent une chaste vierge. Que feraient de plus cruel les ennemis dans la ville qu'ils ont prise ? Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes gens

Vesper, brille-t-il au ciel un feu plus aimable que le tien ? Tu sanctionnes, par ta flamme, les noeuds d'un hymen convenu, d'un hymen arrêté d'avance entre les parents et l'époux, mais qui n'est jamais consommé qu'après l'apparition de ta lumière ardente. Que donnent les dieux de plus désirable que cette heure fortunée ? Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes filles

Amies, Vesper enlève l'une de nous...

Les jeunes gens

À ta venue toujours les gardiens veillent. La nuit cache les ravisseurs ; mais souvent, Vesper, tu les prends sur le fait, lorsque, changeant de nom, tu recommences ton cours... Laisse ces vierges t'adresser des semblants de reproches. Que t'importe si leur bouche se plaint, puisque tout bas leur coeur te désire ! Hymen, ô Hyménée ; viens, Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes filles

Comme une fleur, cachée dans un jardin clos, croît ignorée du troupeau, respectée du soc meurtrier ; les brises la caressent, le soleil l'affermit, la pluie la nourrit ; elle est désirée par beaucoup de garçons, par beaucoup de jeunes filles ; mais, à peine cueillie du bout de l'ongle, elle s'est fanée, flétrie ; elle n'est plus désirée par aucun garçon, par aucune jeune fille : ainsi la vierge, tant qu'elle reste intacte, est chère aux siens ; mais quand, le corps pollué, elle a perdu sa chaste fleur, pour elle les jeunes gens n'ont plus d'amour, les jeunes filles n'ont plus d'amitié. Hymen, à Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes gens

Comme une vigne solitaire croît dans un champ inculte, ne s'élève jamais, jamais ne porte de doux raisins ; mais sous le poids qui entraîne son corps tendre fait bientôt ramper ses rameaux au niveau de ses racines ; jamais le vigneron, jamais le taureau ne la cultivent ; mais que l'hymen l'unisse à l'ormeau, vignerons et taureaux la cultivent à l'envi. Ainsi la vierge, tant qu'elle demeure intacte, vieillit privée de soins ; mais lorsque, mûre pour l'hymen, elle contracte une union assortie, plus chère à son époux, elle n'en devient pas moins chère à son père.

Et toi, vierge, ne résiste plus à un tel époux. Tu ne peux, sans injustice, résister à celui qui t'a reçue des mains d'un père, d'un père et d'une mère auxquels tu dois obéir ; ta virginité n'est pas à toi tout entière, elle est en partie à tes parents, un tiers en a été donné à ton père, un tiers à ta mère, tu n'en as à toi que le tiers. Cesse de résister à la double autorité de tes parents, qui ont remis à leur gendre leurs droits avec ta dot. Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

LXIII Attis

Attis, porté sur les mers profondes par un rapide esquif, a vite foulé d'un pied impatient la forêt phrygienne et pénétré dans les lieux couronnés d'épais ombrages, domaine de la déesse. Il en perce les profondeurs ; là, pressé des aiguillons d'une rage insensée, l'esprit égaré, il se tranche avec un caillou coupant le fardeau de l'aine. À peine se voit-il dépouillé des attributs de la virilité, à peine a-t-il rougi la terre de son sang frais encore, qu'elle saisit dans ses mains de neige le léger tambourin, ton tambourin, ô Cybèle, mère sacrée, instrument en usage dans tes mystères. Sous ses doigts délicats retentit sur la cavité sonore la peau d'un taureau ; agitée d'un tremblement frénétique, elle se mit à chanter ainsi pour ses compagnes : "Hâtez-vous, gravissez, Galles, toutes ensemble, ces bois consacrés à Cybèle ; gravissez-les tous ensemble, troupeaux vagabonds de la souveraine du Dindyme, vous qui, cherchant comme des exilés une contrée étrangère, avez suivi mes pas et qui, guidés par moi, avez affronté les fureurs et les dangers de la mer salée ; vous qui, par une haine outrée contre Vénus, vous êtes dépouillés de votre virilité, égayez vos esprits par des courses rapides, suivez votre maîtresse, ne tardez pas, n'hésitez pas, venez toutes, suivez-moi vers la demeure phrygienne de Cybèle, vers les bois phrygiens de la déesse, où résonne la voix des cymbales, où les tambourins retentissent, où la flûte recourbée fait entendre les airs graves du Phrygien ; c'est là que les Ménades agitent frénétiquement leurs têtes couronnées de lierre, et, par des hurlements aigus, célèbrent les saints mystères ; c'est là que voltige d'ordinaire la suite errante de la déesse, là qu'il nous faut courir en des danses rapides."

À peine Attis, femme incertaine, a-t-elle adressé ces mots à ses compagnes, que soudain les bouches du Thiase hurlent des chants frénétiques. Le léger tambourin y répond par des mugissements, les creuses cymbales par leur fracas et le choeur tout entier, en bonds impétueux, s'élance vers l'Ida vert. À la fois furieuse, haletante, égarée, hors d'elle-même, Attis, le tambourin en main, les guide à travers les forêts épaisses ; elle court, pareille à la génisse indomptée qui veut se soustraire au fardeau du joug. Rapides, les folles suivent leur maîtresse impétueuse ; mais à peine ont-elles touché la demeure de Cybèle qu'exténuées de fatigue elles succombent au sommeil, sans souci de Cérès. Dans la torpeur qui les accable, un lourd sommeil clôt leurs paupières et la rage furieuse de leur âme s'éteint vaincue par un doux repos.

Mais dès que le soleil à la tête d'or eut parcouru des rayons de ses yeux le pâle éther, la terre ferme, la mer sauvage ; dès que ses coursiers vigoureux eurent chassé devant eux les ombres de la nuit, le Sommeil s'éloigne d'Attis réveillée et d'un vol rapide retourne dans le sein de la divine Pasithée. Un doux repos a calmé les transports furieux d'Attis ; elle repasse dans son esprit ce qu'elle a fait : alors, elle voit clairement et l'étendue de son sacrifice et les lieux où elle se trouve. L'âme tumultueuse, elle retourne vers le rivage, et là, les yeux baignés de larmes, contemplant la vaste mer, l'infortuné adresse à sa patrie ces tristes paroles : "O ma patrie, ô toi qui m'as mis au monde ! ô ma patrie, ma mère, toi que j'ai abandonnée dans mon malheur, comme les esclaves qui se dérobent à leur maître ; toi que j'ai quittée pour les bois de l'Ida, pour m'exiler au milieu des neiges, parmi ces antres glacés et ces affreux repaires hantés des bêtes sauvages ! ô ma chère patrie, où, en quels lieux dois-je donc te chercher ? Dans ces courts instants où mon esprit n'est point aveuglé par une rage farouche, que ne puis-je, du moins, diriger vers toi mes prunelles incertaines ! Serais-je donc pour jamais reléguée dans ces forêts, loin de ma demeure, loin de ma patrie, de mes biens, de mes amis, de mes parents ? loin du forum, de la palestre, du stade et du gymnase ? Malheur ! ah ! malheur à moi Que de fois mon âme n'aura-t-elle pas à gémir ! Est-il un genre de beauté que je n'aie possédé ? Je suis femme, j'ai été jeune homme, j'ai été éphèbe, j'ai été enfant, j'ai été la fleur du gymnase, la gloire des athlètes frottés d'huile ! J'ai vu, à mes portes, la foule ; j'ai vu mon seuil attiédi par elle ; j'ai vu ma maison couronnée de guirlandes de fleurs, lorsque l'aurore venait m'arracher à ma couche. Et moi maintenant, je ne serai plus qu'une prêtresse des dieux, une servante de Cybèle qui court de tous côtés ; moi, je serai une Ménade ; moi, l'ombre de moi-même ; moi, un homme stérile. Moi, j'aurai pour séjour, sur l'Ida vert, des lieux couverts de neige ; moi, je consumerai ma vie sur les sommets de Phrygie, qu'habitent la biche des bois et le sanglier des fourrés ! Ah qu'ai-je fait ? ô douleur ! qu'ai-je fait ? ô regrets !"

À peine ces rapides paroles, échappées de ses lèvres de rose, ont porté le sujet inouï de ces plaintes aux oreilles jumelles des dieux, que Cybèle, détachant le lion de gauche attelé à son char, stimule l'ennemi des troupeaux : "Va, dit-elle, va, cours et fais-le s'agiter de fureur ; fais que frappé de fureur l'audacieux qui voudrait se soustraire à mon empire rentre dans mes bois. Va, bats tes flancs de ta queue ; aie le courage de te frapper toi-même ; que tous les lieux retentissent du fracas de tes rugissements ; secoue, farouche, sur ton cou musclé, ta crinière fauve !"

Ainsi parle et menace Cybèle, et, de sa main, elle délie le joug. Le fauve s'excite lui-même à une fureur rapide ; il court, frémit, fracasse les arbrisseaux dans sa course errante. Bientôt il atteint la grève que le flot blanchit de son écume ; il aperçoit la frêle Attis, près de la mer de marbre, il bondit... Attis, épouvantée, s'enfuit vers les forêts sauvages ; et, pour toujours servante, elle y passa le reste de sa vie.

"Grande déesse, déesse Cybèle, déesse souveraine de Dindyme, loin de ma maison tes fureurs ! Porte ailleurs tes transports, porte ailleurs tes rages !"

LXIV. Épithalame de Pélée et de Thétis

  Jadis les pins, nés sur le sommet du Pélion, traversant, dit-on, les eaux limpides de Neptune, parvinrent jusqu'aux flots du Phase et jusqu'aux frontières d'Eétès lorsque des héros robustes, l'élite de la jeunesse argienne, méditant de ravir à la Colchide la toison d'or, osèrent, sur un rapide esquif, parcourir l'onde salée et balayer la plaine d'azur sous leur aviron de sapin. La déesse, protectrice des citadelles situées sur les acropoles, courbant elle-même les ais flexibles des pins entrelacés, construisit ce char qu'un léger souffle fit voler et qui, le premier, effleura de sa course Amphitrite vierge encore. À peine son rostre eut-il sillonné la plaine venteuse ; à peine, déchirée par les rames, l'onde se couvrit-elle d'une blanche écume, que du gouffre bouillonnant, on vit sortir les Néréides des mers qui admiraient le monstre. Cette fois, une autre, puis une autre encore, des yeux mortels purent voir les Nymphes de la mer, dont le corps nu et les seins s'élevaient au-dessus du gouffre blanc d'écume.

C'est alors, dit-on, que Pélée, s'enflamme d'amour pour Thétis ; alors, que Thétis ne dédaigne pas l'hymen d'un mortel ; alors, que le père de Thétis consentit de lui-même à unir Thétis à Pélée.

Salut, héros nés dans des temps trop heureux ! Salut, race des dieux ! Digne progéniture de vos mères, salut encore une fois ! Je vous invoquerai souvent dans mes chants, toi surtout, colonne de la Thessalie, Pélée, dont une alliance si fortunée vint encore rehausser la gloire, toi à qui Jupiter lui-même, le père des dieux lui-même, céda l'objet de ses amours ! Ainsi donc la très belle Thétis, fille de Nérée, t'a reçu dans ses bras ? Ainsi donc Téthys et l'Océan, dont les eaux embrassent l'univers, t'ont jugé digne de leur petite fille ?

Les temps sont écoulés, il luit enfin ce jour si ardemment désiré, et toute la Thessalie s'est rassemblée dans la demeure royale. Une foule joyeuse inonde le palais ; tous apportent leurs dons ; l'allégresse est peinte sur les visages. Scyros est déserte, la riante Tempé délaissée, ainsi que les demeures de Cranon et les murs de Larisse ; on accourt à Pharsale, on s'empresse sous les toits de Pharsale. Personne ne cultive les champs ; les cous des taureaux se détendent. Le râteau recourbé ne purge plus la vigne rampante ; le taureau ne fend plus la glèbe d'un soc incliné ; la faux des élagueurs n'émonde plus le feuillage des arbres et les charrues à l'abandon se couvrent d'une rouille épaisse.

Cependant le palais du roi, dans toute la profondeur de ses vastes salles, resplendit de l'éclat de l'or et de l'argent. L'ivoire des sièges luit ; des coupes brillent sur les tables. Toute la demeure réjouit les yeux par ses trésors royaux. Au centre des appartements s'élève le lit nuptial de la déesse ; les défenses de la bête des Indes l'ornent ; un voile pourpre teint du suc rose d'un coquillage la recouvre ; l'art y broda avec une adresse merveilleuse mille groupes divers, les hommes des anciens âges et les hauts faits des héros.

On y voit Ariane, le coeur gros des fureurs d'un amour indomptable, qui, des rivages de Dia aux flots retentissants regarde s'éloigner Thésée avec sa flotte rapide. Elle le voit ; mais, à peine échappée aux trompeuses douceurs du sommeil, elle n'en peut croire ses yeux, malheureuse laissée seule sur une plage déserte. Cependant le guerrier fuit et frappe les flots de ses rames, et les vents des tempêtes emportent ses vaines promesses. De loin, au milieu des algues, les yeux baignés de larmes, comme la statue de marbre d'une Bacchante, elle voit le parjure, elle le voit, hélas ! et son regard incertain flotte sur les vagues des peines ! Plus de bandeau, dont le tissu subtil retienne ses blonds cheveux ; plus de voile léger qui couvre sa gorge nue ; plus de fine écharpe qui masque les boutons de sa gorge couleur de lait. Elle s'est dépouillée de tous ses ornements ; ils sont tombés à ses pieds, les flots salés s'en jouent. Que lui font son bandeau et son voile flottant au gré des ondes ; dans son délire, c'est Thésée qui remplit toute son âme, tout son coeur, toutes ses pensées.

Ah ! malheureuse ! à quel deuil éternel t'a réduite l'Érycine, quels soucis cuisants elle a semés dans ton coeur, depuis le moment où, parti des côtes découpées du Pirée, le fier Thésée entra dans le temple de l'injuste roi de Gortyne ! Car on raconte que, ravagée par une peste cruelle, Athènes, pour expier le meurtre d'Androgée, dut prendre l'habitude de livrer l'élite de ses jeunes gens et aussi la fleur de ses vierges pour servir de pâture au Minotaure. Voyant les remparts de son étroite ville dépeuplés par ce fléau, Thésée préféra se sacrifier lui-même pour sa chère Athènes, plutôt que de laisser la ville de Cécrops porter à la Crète ces vivants condamnés à mort. Bientôt, porté sur un léger navire, et secondé par des brises légères, il arrive au palais superbe de l'orgueilleux Minos.

Il paraît, et la vierge royale le contemple d'un oeil avide. Un chaste petit lit exhalant de suaves parfums la voyait jusqu'alors grandir dans les doux embrassements de sa mère : tels croissent les myrtes aux bords de l'Eurotas ; tels, au souffle du printemps, les prés s'émaillent de mille fleurs. Elle n'a point encore détaché du héros ses brûlants regards que déjà tout son corps est embrasé d'une flamme pénétrante qui la brûle tout entière jusqu'au fond de ses moelles. Toi qui attises, hélas ! si misérablement les fureurs d'un cruel délire, enfant sacré qui mêles tant de soucis aux plaisirs des mortels, et toi, reine de Golges et de l'antique Idalie, dans quel torrent d'inquiétudes avez-vous plongé cette vierge brûlante, qui soupire si souvent pour son étranger blond ! Que de craintes ont accablé son coeur languissant ! Que de fois une pâleur plus jaune que l'or brillant a couvert son visage, lorsque brûlant de combattre le monstre cruel, Thésée courait affronter la mort ou cueillir la palme de la gloire ! Pourtant, agréables aux dieux, elles ne furent pas vaines pour son bonheur, les offrandes qu'elle leur promit et les voeux qu'elle prononça à voix basse !

Tel, lorsque l'ouragan de son souffle indompté tord et abat le chêne qui agite ses branches, ou le pin conifère à l'écorce suintante qui habitent la cime du Taurus ; l'arbre déraciné tombe, la tête en avant, brisant au loin tout ce qu'il rencontre ; - ainsi Thésée dompta et terrassa le monstre cruel qui frappe en vain les vents impalpables de ses cornes. Alors, échappé au danger, le héros couvert de gloire s'en revint, un fil léger conduisant ses pas, grâce auquel il put sortir des détours du labyrinthe sans errer dans l'inextricable dédale de l'édifice.

Mais pourquoi, m'éloignant du sujet que je chante, me livrer plus longtemps à de pareils écarts ? Dirai-je comment, se dérobant aux regards d'un père, aux embrassements d'une soeur, à ceux d'une pauvre mère qui faisait d'elle sa joie éperdue, Ariane, à toute sa famille, préfère les douceurs de l'amour de Thésée ? comment un vaisseau la transporta sur les côtes écumeuses de Dia ? comment, profitant du sommeil qui enchaînait ses sens, un ingrat époux l'abandonna et s'éloigna ? Souvent, dit-on, son ardente fureur s'exhala en cris aigus, échappés du fond de sa poitrine : tantôt, inconsolable, elle gravissait les monts escarpés et promenait au loin ses regards sur les flots verts de la mer ; tantôt, pour courir contre les vagues frémissantes, elle relevait sur ses jambes nues sa robe flottante. Telles furent les dernières plaintes qui s'échappèrent de ses lèvres glacées à travers des sanglots de douleur :

"Ainsi donc, perfide, perfide Thésée, après m'avoir ravie aux autels de mon père, tu m'as laissée sur cette plage déserte ? Ainsi donc, au mépris de la puissance des dieux, tu t'éloignes, plein d'ingratitude, hélas ! et tu retournes dans ta patrie, chargé du poids d'un parjure maudit ? Rien n'a donc pu fléchir le cruel dessein de ton esprit ! Nulle clémence n'était donc en toi pour que ton coeur impitoyable consentît à me prendre en pitié ! Ce ne sont pas là les promesses que m'avait faites ta voix caressante, l'espoir dont tu berçais ta malheureuse amante, mais de joyeuses noces, mais un hymen objet de tous mes voeux... Frivoles promesses que les vents emportent dans les airs ! Qu'aucune femme désormais n'ajoute foi aux promesses d'un homme, n'espère entendre de la bouche d'un homme des paroles sincères ! Quand ils sont embrasés du désir d'obtenir quelque chose, aucun serment ne leur coûte, aucune promesse ne les retient ; mais, une fois satisfaite la fantaisie de leur âme avide, ils n'hésitent pas devant les promesses, ils n'ont aucun souci des parjures.

"Et pourtant, c'est moi qui t'ai sauvé, lorsqu'une mort certaine tournait autour de toi ; moi qui ai sacrifié mon propre frère, plutôt que d'abandonner un perfide comme toi en ce moment suprême. Pour prix de tant d'amour, me voici livrée, proie qu'ils vont dévorer, aux bêtes et aux oiseaux ; je vais mourir sans qu'un peu de terre soit jeté sur mes restes. Quelle lionne t'a donné le jour sous un roc solitaire ? Quelle mer, une fois conçu, t'a vomi de ses flots d'écume ? Sont-ce les Syrtes ou la dévorante Scylla ou la vaste Charybde qui t'ont donné l'être, toi qui me payes ainsi de la douceur de vivre ? Si les ordres barbares et terribles de ton vieux père éloignaient ton coeur de cet hymen, ne pouvais-tu du moins me conduire dans ta demeure ? esclave soumise, il m'eût été doux de te servir, de laver tes pieds blancs dans une eau limpide, de couvrir ton lit de tapis de pourpre.

"Mais pourquoi, malheureuse, dans mon égarement, fatiguer de mes plaintes les brises ignorantes, qui, insensibles à mes cris, ne peuvent ni entendre les paroles qui m'échappent ni me répondre. Lui cependant, il vogue déjà en pleine mer, et nul mortel ne s'offre à mes yeux parmi ces algues désertes. Ainsi, en ce moment funeste, le sort barbare insultant à mes maux va jusqu'à refuser à mes plaintes une oreille qui les entende. Puissant Jupiter ! plût au ciel que jamais, depuis les premiers temps, des navires cécropiens n'eussent touché les rivages de Gnosse ! Que jamais un perfide nautonier, apportant au taureau indompté un cruel tribut, n'eût jeté l'ancre en Crète ! Que jamais, cachant des desseins cruels sous les dehors les plus doux, un étranger maudit n'eût reposé dans notre demeure ! Où fuir désormais ? Quel espoir me reste-t-il dans ma détresse ? Regagnerai-je les monts de l'Ida ? Hélas ! un vaste abîme et les eaux d'une mer tumultueuse m'en séparent. Compterai-je encore sur les secours d'un père ? mais je l'ai quitté pour suivre un criminel arrosé du sang de mon frère. Trouverai-je du moins des consolations dans l'amour d'un époux fidèle ? mais il fuit, courbant sur l'abîme ses rames flexibles... Puis, une côte sans habitation ; une île déserte ; point d'issue, les flots de la mer m'enveloppent de toutes parts. Nul moyen, nul espoir de salut ; partout le silence ; partout la solitude ; partout la mort présente... Mais avant que le trépas ferme mes yeux, avant que le sentiment abandonne mon corps épuisé, j'implorerai des dieux, à mon heure dernière, le juste châtiment de l'homme qui m'a trahie. Vous qui châtiez et punissez les crimes des mortels, Euménides, dont la tête couronnée d'une chevelure de serpents porte empreint le courroux qui brûle dans vos âmes ; venez ici, venez et écoutez mes plaintes, ces plaintes, hélas ! que dans mon malheur, le désespoir, l'amour, la démence et sa fureur aveugle arrachent du fond de mon être ! Et s'il est vrai qu'elles partent du fond de mon coeur, ne souffrez pas que ma proie soit vaine ! Faites, déesses, que par un oubli semblable à celui dont je suis victime, Thésée fasse son malheur et celui des siens."

Ces mots que proféra du fond de son coeur Ariane, réclamant avec angoisse le châtiment d'un cruel forfait, ces mots furent entendus du dieu qui règne sur les dieux du ciel ; au signe invincible de sa tête, la terre trembla les mers cabrées mugirent, la voûte du ciel agita les astres étincelants. Soudain un épais nuage enveloppa l'esprit de Thésée et l'aveugla, sa mémoire s'abolit, il oublia les ordres paternels, jusqu'alors toujours présents à sa pensée : il négligea de hisser le signe heureux qui doit rassurer son père alarmé et lui apprendre que son fils revoit sain et sauf le port d'Erechthée. Car on dit qu'au moment où son fils quittait sur un vaisseau les murs de la déesse, Égée, avant de le confier aux vents, le pressa sur son coeur et lui fit ces recommandations :

"O mon fils, mon fils unique, toi qui m'es plus cher qu'une longue existence ! toi qu'il me faut livrer aux hasards incertains, toi qui viens à peine de m'être rendu à la fin de mes vieux jours ! puisque mon sort et ton bouillant courage t'enlèvent malgré moi à moi-même, dont les yeux affaiblis par l'âge n'ont pas encore pu se rassasier de ta figure chérie, je ne saurais éprouver de joie ni de plaisir en te quittant, ni souffrir que tu étales les signes d'une fortune prospère. Mais je commencerai par exhaler mes douloureux regrets ; par souiller de poussière et de terre mes cheveux blancs ; puis je suspendrai des banderoles de couleur à ton mât vagabond, pour que la sombre rouille de la toile ibérique dise mon deuil et mon angoisse. Si l'habitante de la sainte Itone, protectrice des courageux défenseurs de notre race et de la terre d'Érechthée, réserve à ta main la gloire de verser le sang du taureau, grave profondément dans ta mémoire ces ordres vigilants, que le temps ne doit jamais effacer. Dès que tes yeux reverront nos collines, souviens-toi de dépouiller tes antennes de ces lugubres vêtements ; que des voiles blanches s'élèvent et resplendissent à tes mâts, afin qu'à cette vue je reconnaisse le signal de joie et d'allégresse au jour venu de ton retour heureux !"

Ces instructions, dont Thésée jusqu'ici avait constamment gardé le souvenir, fuient alors de sa mémoire aussi rapidement que les nuages chassés par le souffle des vents s'éloignent du haut sommet d'un mont neigeux. Cependant son père interrogeait l'horizon du haut de la citadelle, d'un oeil inquiet, que consumaient des larmes sans fin. À peine a-t-il aperçu les toiles de la voilure gonflées que, croyant son fils ravi par un cruel destin, il se précipita du haut des rochers. Ainsi le fier Thésée, rentrant dans son palais que la mort de son père a déjà rempli de deuil, ressentit à son tour les maux que son coeur ingrat avait fait éprouver à la fille de Minos, lorsque l'infortunée, suivant des yeux sa carène fuyante, roulait dans son coeur ulcéré mille sombres pensées.

Sur une autre partie (de la tapisserie), on voyait Iacchus florissant voltiger au milieu d'un thiase de Satyres et de Silènes Nysigènes. Il te cherchait, Ariane, car son coeur brûlait d'amour pour toi. Agiles, ivres d'un saint délire, ils couraient de tous côtés chantant : Evoé ! Evoé ! et bondissaient en secouant leurs têtes. Les uns agitaient des thyrses à la pointe couverte de feuillage ; les autres arrachaient les membres d'un taureau mis en pièces ; ceux-ci ceignaient leurs corps de serpents enlacés ; ceux-là, portant les corbeilles mystiques, célébraient les orgies que les profanes brûlent en vain d'entendre. Ici, le tambourin retentit du choc des paumes ; là, l'airain arrondi des cymbales rend un son clair et vif. Beaucoup soufflaient dans des cornes, d'où s'exhalaient de rauques bourdonnements, et la trompette barbare striait l'air de son chant horrible.

Telles étaient les figures diverses représentées sur les tapisseries magnifiques dont les plis embrassaient le lit nuptial. Après avoir joui longtemps du spectacle, la jeunesse thessalienne céda la place aux dieux saints. Comme au lever de l'aurore, au seuil du Soleil errant, on voit le souffle matinal du Zéphyr, soulevant les vagues houleuses, rider les ondes tranquilles : d'abord, agitées par sa douce haleine, elles se déroulent lentement, et ne font entendre que des rires légers ; mais bientôt le vent augmente, les vagues s'enflent de plus en plus, et réfléchissent, en s'éloignant, les teintes pourprées qui les colorent : telle, cette foule immense s'éloigne du royal péristyle, et, regagnant ses demeures, se disperse de tous côtés.

Après leur départ, le premier se présenta Chiron, qui, de la cime du Pélion, apporte des offrandes silvestres. Toutes les fleurs que portent les plaines, toutes celles que produit la terre de Thessalie sur ses grandes montagnes, toutes celles que la féconde haleine du tiède Favonius fait éclore sur les rives de son fleuve, il a tout moissonné ; et les guirlandes confondues embaument, et toute la maison rit sous la caresse de leur suave odeur. Aussitôt après Pénée accourt ; il a quitté la verte Tempé, Tempé que les forêts ceignent et dominent de toute part, que les Naïades animent de leurs danses doriques. Il n'a pas les mains vides ; il a apporté de hauts hêtres avec leurs racines, de grands lauriers élancés à la tige droite, sans oublier le platane dont la cime remue, et l'arbre flexible qui rappelle la sueur de Phaéthon en flammes, et le cyprès aérien ; il a entrelacé leurs feuillages divers à l'entour du palais et en décore le vestibule d'un voile de verdure. L'ingénieux Prométhée le remplace ; il porte encore les cicatrices presque effacées du châtiment qu'il subit jadis, lorsqu'il fut attaché par une chaîne à un rocher et suspendu au bord d'un précipice. Enfin le père des dieux, sa sainte épouse et ses enfants descendirent de l'Olympe, ne laissant que Phébus dans le ciel, et, dans les montagnes, sa jumelle, Diane, habitante de l'Idrus, qui, comme son frère, dédaignant Pélée, refusa d'honorer de sa présence les torches nuptiales de Thétis.

Lorsque les dieux se furent assis sur des sièges couleur de neige, on dressa devant eux des tables couvertes de mets de toutes sortes ; et les Parques commencèrent leurs chants prophétiques, dont leurs faibles mouvements marquaient la cadence. Une robe blanche bordée de pourpre descendant jusqu'à leurs talons couvrait leurs corps tremblants ; des bandelettes couleur de neige ceignaient leurs lignes roses et leurs mains travaillaient sans cesse à leur tâche éternelle ; la gauche tenait la quenouille chargée d'une laine moelleuse ; la droite tirait légèrement les brins, en formait un fil avec les doigts relevés, puis les tordait sous le pouce incliné, faisant tourner le fuseau équilibré sur le rond peson. Leurs dents sans cesse promenées sur l'oeuvre l'égalisaient avec soin et en arrachaient les parcelles superflues qui s'attachaient à leurs lèvres desséchées. À leurs pieds des corbeilles de jonc renfermaient les doux flocons de laine blanche. En tournant leurs fuseaux, les déesses, d'une voix sonore, déroulèrent les destins dans un chant prophétique que les siècles futurs jamais ne démentiront :

"Protecteur de la puissance Émathienne, dont tes grandes vertus rehaussent l'incomparable gloire ; toi qui seras plus illustre encore par le fils qui naîtra de toi ; écoute, en ce beau jour, l'infaillible oracle que vont dévoiler les trois soeurs. Et vous qui tournez les fils que suivent les destins, courez, courez, fuseaux !

"Bientôt viendra pour toi Hesperus, t'apportant les plaisirs que désire un époux : astre propice, il va t'amener la jeune épouse qui doit inonder ton âme des douceurs de l'amour, et qui, passant ses bras lisses sous ton cou robuste, se préparera près de toi aux langueurs du sommeil. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux !

"Jamais demeure ne couvrit de telles amours, jamais amour n'enchaîna deux amants par des noeuds aussi beaux que ceux qui unissent maintenant les coeurs de Thétis et de Pélée. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"De vous naîtra Achille étranger à la crainte, et dont l'ennemi ne verra jamais le dos, mais la mâle poitrine ; Achille, qui, très souvent vainqueur au concours de la course, devancera les pas enflammés de la biche rapide. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Nul héros n'osera se mesurer avec lui dans cette guerre où le sang des Troyens arrosera les terres de la Phrygie, quand le troisième héritier du parjure Pélops, après un long siège, dépeuplera les remparts de Troie. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Que de fois elles attesteront son courage hors de pair et ses brillants exploits, ces mères qui, pleurant leurs fils, dénoueront, pour les couvrir de cendre, les cheveux blancs de leur front, et, d'une main défaillante, meurtriront leur sein flétri. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Tels, on voit sous la faux du moissonneur tomber les épis pressés sous le soleil ardent ; tels, sous son fer fatal, tomberont les guerriers troyens. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Témoin de ses hauts faits, le Scamandre, qui porte de partout à l'Hellespont vorace le tribut de ses ondes, verra sa route rétrécie par des monceaux de cadavres, et les flots de sang versés par Achille tiédiront ses eaux profondes. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Tu en seras aussi le témoin, victime dévouée au fer meurtrier, vierge infortunée, toi dont le tertre arrondi amassé sur ses cendres attend les membres blancs comme la neige. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Car, lorsque le destin aura enfin livré la ville de Dardanus et les remparts bâtis par Neptune aux Grecs épuisés, le sang de Polyxène arrosera le sommet de sa tombe. Telle la victime qui tombe sous le fer à deux tranchants, affaissée sur ses genoux et le corps décapité. Vous, qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

" Allez donc, formez ces noeuds d'amour si désirés. Qu'une heureuse alliance unisse l'époux à la déesse ; que la mariée s'abandonne enfin aux impatients désirs de son mari. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Demain, au lever de l'aurore, sa nourrice en la revoyant ne pourra plus lui ceindre le cou du même fil que la veille. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Jamais ta mère anxieuse n'aura la douleur de voir sa fille, exilée par la discorde du lit nuptial, lui ravir le si doux espoir d'avoir des petits fils bien-aimés. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux."

C'est ainsi que jadis, dans leurs chants divins, les Parques révélèrent à Pélée ses destinées heureuses. Car, dans ces temps reculés, les habitants des cieux visitaient les chastes demeures des héros et se mêlaient aux réunions des mortels, qui ne dédaignaient pas encore la piété. Souvent, lorsque l'année ramenait la pompe des fêtes sacrées, le père des dieux revenant voir son temple resplendissant, vit cent taureaux abattus pour lui. Souvent, Bacchus errant aux sommets du Parnasse, conduisit les Thyades échevelées qui criaient Evohé, tandis que Delphes tout entière, se précipitant hors de ses murailles, accueillait le dieu avec joie, devant les autels fumants. Souvent, au milieu des mêlées meurtrières de la guerre, la déesse du rapide Triton ou la vierge de Rhammonte animèrent les bataillons armés par leur présence. Mais quand une fois le crime d'impiété eut souillé la terre ; quand la cupidité eut banni la justice de tous les coeurs ; quand les frères eurent trempé leurs mains dans le sang de leurs frères ; quand le fils eut cessé de pleurer la perte de ses parents ; quand le père eut désiré la mort de son premier-né ; pour être libre de cueillir la fleur d'une vierge marâtre ; quand une mère impie, oui impie, abusant de l'ignorance de son fils, n'eut pas craint en couchant avec lui d'outrager les dieux pénates ; quand, confondant le sacré et le profane, un coupable délire eut soulevé contre nous la juste colère des dieux ; dès lors ils ne daignent plus descendre parmi nos assemblées et ne souffrent plus que nous les coudoyons dans la claire lumière.

LXV. À Ortalus

Le chagrin qui me dévore sans cesse, Ortalus, m'enlève aux doctes vierges ; je ne puis voir germer les douces inspirations des Muses au milieu des cruelles agitations de mon âme ! Il n'y a guère encore que les ondes du gouffre Léthéen baignent les pieds blêmes de mon frère ; que la terre troyenne couvrant ses restes aux rivages de Rhétée le dérobe à nos regards.

J'aurais beau te parler, je ne t'entendrai jamais plus me raconter tes hauts faits ? Je ne te verrai plus, ô mon frère, qui m'étais plus cher que la vie ! mais du moins je t'aimerai toujours, toujours je soupirerai des chants plaintifs sur ta mort, comme, sous l'ombre épaisse des rameaux, la Daulienne gémissante déplore la perte d'Ityle.

Cependant, Ortalus, malgré de tels chagrins, je t'envoie ces vers imités du descendant de Battus ; tu le vois, tes paroles, jouets du souffle des vents, ne sont point sorties de ma mémoire ; comme parfois du sein pur d'une vierge s'échappe la pomme, don furtif d'un amant : oubliant qu'elle l'a cachée sous sa robe, à l'arrivée de sa mère, la pauvre enfant se lève, le fruit tombe, roule à ses pieds et une rougeur indiscrète se répand sur son visage désolé.

LXVI. La chevelure de Bérénice

Celui qui compta tous les flambeaux du grand firmament, qui calcula le lever et le coucher des étoiles, qui découvrit les causes qui obscurcissent l'éclat enflammé du rapide soleil, qui vit pourquoi les astres disparaissent à des époques fixes, et comment l'Amour tendre, reléguant la déesse des carrefours sous les rochers du Latmos, la détourne de sa ronde céleste ; ce même Conon m'a vue, détachée du front de Bérénice, étinceler au milieu de la lumière du ciel, moi, que la reine, levant ses bras lisses, voua à beaucoup de Déesses, alors que, s'arrachant aux plaisirs d'un hymen récent, et portant encore les douces marques du combat nocturne, où il l'avait dépouillée de sa virginité, le roi, son époux, était parti ravager les frontières de l'Assyrie.] Vénus est-elle donc odieuse aux jeunes mariées ? ou plutôt ne sont-elles pas feintes, ces larmes abondantes qu'elles versent, une fois entrées dans la chambre nuptiale et qui troublent la joie de leurs parents ? Oui, que m'assistent les dieux, ces larmes ne sont pas vraies ! Ce secret, de nombreuses plaintes de ma reine me l'ont révélé, lorsque son nouvel époux allait affronter les farouches combats.

Et toi, abandonnée, tu pleures non la couche solitaire, mais l'absence déchirante de ton frère adoré ! Quel dévorant chagrin te rongeait jusqu'au fond des moelles ! En proie aux plus vives inquiétudes, quel délire égarait ton esprit et tes sens ! Et pourtant, je t'ai connue si courageuse dès ta plus tendre jeunesse ! As-tu donc oublié cette belle action qu'un plus vaillant n'aurait point osée, et qui te valut et l'hymen et le trône ? Mais qu'ils furent tristes, les adieux que tu adressas à ton époux en le laissant partir ! Par Jupiter, que de fois tu passas une main triste sur tes yeux ! Quel dieu si grand t'a donc changée ? Ne permettrait-on pas à deux amants d'être longtemps éloignés du corps qui leur est cher ?

C'est alors qu'entre les taureaux égorgés, tu me vouas à tous les dieux, pour le salut d'un tendre époux, si revenant au bout de peu de temps il avait ajouté la conquête de l'Asie à l'empire de l'Égypte ? Et c'est pour acquitter ces voeux d'autrefois que maintenant je suis rendue à la voûte céleste. Oui, reine, c'est à regret que j'ai quitté ton front, à regret ; j'en jure par toi et par ta tête, et périsse le parjure à un pareil serment ! Mais qui prétend s'égaler au fer ? C'est le fer qui renversa ce mont, le plus grand de tous ceux que le brillant fils de Thia a franchi sur ces bords, lorsque les Mèdes créèrent une mer nouvelle, et qu'une flotte barbare s'ouvrit, à travers l'Athos, un passage ! Si de tels obstacles cèdent au fer, que feront contre lui des cheveux, Jupiter ? Périsse donc toute la race des Chalybes et le premier qui, dans les entrailles de toute la terre, s'entêta à chercher des filons et à forger la dureté du fer !

Les autres tresses, vos compagnes, auxquelles je venais d'être ravie, pleuraient ma destinée, lorsque, fendant les airs du battement de ses ailes, l'Éthiopien, le cheval ailé de la Locrienne Arsinoé, apparut, et m'enlevant à travers les ombres éthérées, me déposa dans le chaste sein de Vénus. C'était la Zéphyrite elle-même qui avait envoyé là son serviteur, elle, la Grecque habitante des rivages de Canope, pour que la couronne d'or des tempes d'Ariane ne brillât pas seule, fixée aux flambeaux épars de la voûte céleste, et que nous aussi, dépouilles sacrées d'une tête blonde, nous y resplendissions !

À peine, humide encore de pleurs, avais-je atteint les temples des dieux, que la déesse me plaça, nouvel astre, parmi les antiques constellations. Entre les flambeaux de la Vierge et du Lion cruel, et près de Callisto, la fille de Lycaon ; je guide à l'occident le Bouvier paresseux, qui plonge lentement et à regret dans l'Océan profond. Mais quoique, la nuit, les dieux me foulent sous leurs pas ; quoique le jour me rende à la blanche Téthys, nulle crainte ne m'empêchera de dire la vérité avec la permission de la vierge de Rhamnonte et même si les astres irrités s'élevaient contre moi, je te dévoilerai les secrets sentiments de mon coeur : non, quelque brillant que soit le sort dont je jouis, il ne peut me consoler d'être séparée, séparée pour toujours, du front de ma maîtresse ; car lors même qu'elle n'était encore qu'une vierge et qu'elle s'abstenait de tout parfum, je m'imprégnais par elle de parfums innombrables.

O vous pour qui s'allume enfin le flambeau d'hyménée, ne livrez pas vos corps à vos ardents époux, ne dévoilez pas à leurs yeux les boutons de vos seins, que l'onyx n'ait offert les libations qui me sont agréables, l'onyx de celles qui veulent que la chasteté règne dans le lit nuptial. Mais que la poussière légère boive les dons maudits de l'épouse adonnée à l'impur adultère ; car je ne demande aucun honneur aux femmes indignes. Puisse plutôt, jeunes épouses, votre demeure être le sanctuaire de la concorde et de l'amour constant !

Et toi, reine ! lorsque, les yeux levés vers les astres, tu évoqueras Vénus aux jours de fête, ne laisse pas celle qui t'appartient manquer de parfum, mais plutôt comble-la d'offrandes. Si les astres s'écroulent, puissé-je devenir une chevelure de reine. Que resplendisse Orion près du Verseau !

LXVII. À la porte d'une courtisane

 Catulle

O complaisante pour un tendre époux, complaisante pour un père, salut ! et que Jupiter te comble de biens, porte, qui, dit-on, jadis servis si bien Balbus, quand le vieillard lui-même occupait cette maison ; mais qui sers, au contraire, en les maudissant les époux qui remplacent le vieillard couché dans la tombe. Allons parle-moi de vous ; dis-moi quel motif t'a changée ainsi et rendue infidèle à ton vieux maître.

La porte

Non ! n'en déplaise à Cécilius, mon propriétaire de maintenant, je suis innocente des fautes que l'on m'impute et personne ne peut dire que j'ai le moindre tort. Mais, à entendre le peuple, c'est toujours la porte qui est coupable ; et pour peu qu'il se commette ici une mauvaise action, ce n'est qu'un cri contre moi : - Porte, c'est ta faute.

Catulle

Il ne suffit pas de dire : - Ce n'est pas ma faute ; il faut en donner des preuves palpables, évidentes.

La porte

Des preuves ? Comment le puis-je ? Personne ne m'en demande et ne se soucie de savoir ce qui en est.

Catulle

Moi, je le veux : parle sans hésiter.

La porte

Sache d'abord que celle qui, dit-on, était vierge lorsqu'elle nous fut confiée, ne l'était pas : son mari n'avait pas eu ses prémices (le pauvre homme, son sexe qui pend plus languissant que la tige molle d'une botte, ne s'est jamais dressé au milieu de sa tunique) ; mais ce fut, dit-on, son propre père qui viola la couche de son fils et qui déshonora la maison malheureuse, soit que son coeur impie brûlât d'un amour aveugle, soit que son fils fût impuissant et stérile, et qu'il fallût chercher un suppléant pourvu d'un sexe plus musclé et capable de dénouer une ceinture virginale.

Catulle

Quelle insigne tendresse paternelle de [s'épancher] ainsi dans le giron de la femme de son fils !

La porte

Oh ! ce n'est pas tout, et Brescia dit qu'elle en sait davantage ; Brescia assise au pied de l'observatoire de Cycnus et que baigne, dans son cours paisible, le Mella jaune ; Brescia, mère bien-aimée de ma Vérone ; elle parle encore d'un Postumius et de l'amour d'un Cornelius, avec qui cette femme pratique le maudit adultère. Mais peut-être dira-t-on : "Porte, comment sais-tu tout cela, toi qui ne peux jamais quitter le seuil de ton maître ni écouter la foule, mais qui, fixée à ton chambranle, bornes ton ministère à ouvrir ou fermer la maison." Oui, mais j'ai souvent écouté ma maîtresse, lorsque seule elle s'entretenait furtivement de ses exploits avec ses servantes, en nommant par leur nom ceux dont j'ai parlé, sans se défier de moi qu'elle croyait sourde et muette. Il en est encore un qu'elle ajoutait à la liste... mais que je ne veux pas nommer par son nom, car je le vois déjà froncer ses sourcils roux ; c'est un homme efflanqué, qu'un procès scandaleux a jadis fait connaître pour un enfant supposé et un faux accouchement.

LXVIII. À Manlius

Accablé par un coup affreux du sort, tu m'envoies ce billet arrosé de tes larmes ; rejeté par les ondes écumantes de la mer, tu me pries, dans ton naufrage, de te tendre la main et de te rappeler des portes du trépas ; tu m'écris que la sainte Vénus ne te laisse plus goûter les douceurs du sommeil sur ta couche solitaire, et que, dans l'angoisse qui tient ton esprit éveillé, les Muses des anciens poètes ne peuvent pas te charmer. Il m'est doux de te voir me traiter en ami et demander les présents des Muses et de Vénus. Mais je ne dois pas, ô Manlius ! te laisser ignorer mes propres chagrins ni croire que je manque à mes obligations envers un hôte. Apprends donc dans quels flots l'infortune m'a plongé moi-même ; et n'attends plus d'un malheureux les chants que le bonheur inspire.

Au temps où je revêtis pour la première fois la robe blanche, où mon joyeux printemps était dans sa fleur, j'ai alors assez joué et je ne fus pas ignoré de la déesse qui mêle aux peines d'amour une douce amertume. Mais tous ces goûts du bel âge, le deuil où me plonge la mort d'un frère les a chassés de mon coeur. O mon frère ! qui m'as été arraché pour mon malheur ! Tu as brisé mes joies, ô mon frère, par ta mort ! Avec toi est ensevelie notre famille entière ! Avec toi ont péri toutes les félicités que nourrissait sans cesse durant ta vie une affection si douce ! Depuis ta mort, j'ai banni de mon esprit ces travaux qui faisaient mes constantes délices.

Tu m'écris qu'il est honteux à Catulle de rester à Vérone, que tous les hommes de la meilleure qualité réchauffent leurs membres froids dans la couche qu'il délaisse ; en cela, Manlius, je suis plus à plaindre qu'à blâmer. Tu m'excuseras donc si je ne t'offre pas le tribut que mon deuil m'interdit. Je ne le puis pas. Je n'ai avec moi qu'un tout petit nombre d'auteurs, car Rome est mon séjour : ma demeure est là-bas, mon domicile là-bas, ma vie là-bas. De toutes mes boîtes, une seule est ma compagne. Voilà la vérité. Garde-toi donc de m'accuser de peu de complaisance ou d'ingratitude, si je ne satisfais pas à ta double demande. J'y déférerais de moi-même si j'avais de quoi la satisfaire.

Cependant, ô Muses, je ne tairai pas les obligations que j'ai à Allius, ni tous les services qu'il m'a rendus ; et jamais dans sa fuite le temps n'ensevelira dans les siècles oublieux et dans une nuit obscure ses marques d'amitié. Je vous les confierai : vous, redites-les à des milliers d'autres, et que cette feuille en parle, devenue vieille...

Qu'après sa mort son nom soit connu de plus en plus et que jamais l'araignée aérienne n'ourdisse sa toile légère et ne fasse son ouvrage sur le nom oublié d'Allius ; car vous savez combien l'astucieuse déesse d'Amathonte m'a causé de soucis et en quelle sorte d'amour elle m'a abîmé. Alors que je brûlais autant que la roche Trinacrie et que les ondes Maliaques aux Thermopyles voisins de l'Oeta ; alors que mes yeux désolés ne cessaient de fondre en larmes et mes joues de s'inonder de tristes pleurs ! Tel qu'au sommet d'une haute montagne jaillit d'une roche moussue un limpide ruisseau qui, poursuivant son cours sur le penchant de l'Alpe, vient traverser une route fréquentée et offrir un agréable soulagement au voyageur fatigué et couvert de sueur, dans cette saison où l'excès de la chaleur fend les champs desséchés ; ou tel qu'un vent propice, par sa douce haleine, ranime les nautoniers ballottés par l'ouragan noir, et dont la voix suppliante implorait déjà Castor et Pollux ; tel Allius me porta secours. C'est lui qui ouvrit devant moi, quand il était fermé, un champ plus libre ; c'est à lui que je dois et cette demeure et ma maîtresse, et l'asile où nous nous livrons à nos mutuelles amours ; là souvent ma blanche déesse porta son pas souple et, sur le seuil rasé, effleuré par son pied brillant, arrêta ses sandales sonores. Ainsi jadis, consumée d'amour, Laodamie entra dans le palais de Protésilas, vainement préparé par un hymen sur lequel le sang sacré d'une victime n'avait point d'abord appelé la faveur des dieux : me préserve la vierge de Rhamnonte de jamais rien entreprendre sans l'aveu de nos maîtres ! Laodamie apprit combien un autel à jeun est altéré d'un sang pieux, lorsqu'elle vit son époux ravi à ses embrassements, avant qu'un hiver succédant à un autre eût assouvi par de longues nuits son avide amour et l'eût préparée à vivre sans époux ! Elles le savaient bien, les Parques, qu'une prompte mort attendait Protésilas, s'il descendait armé sous les murs d'Ilion : car alors l'enlèvement d'Hélène appelait l'élite des chefs Argiens contre Troie. Funeste Troie ! commun tombeau de l'Europe et de l'Asie, toi qui ensevelis sous tes cendres tant de héros et de hauts faits ! C'est, aussi toi qui causas le funeste trépas de mon frère ! O malheureux frère, qui me fut ravi ! Malheureux frère ! la mort t'a donc ravi la riante lumière ; avec toi est descendu dans la tombe l'espoir de notre famille entière ; avec toi périssent toutes les félicités que nourrissait sans cesse durant toute une vie, une affection si douce ! Maintenant, ce n'est point parmi nos sépultures honorées, auprès des tombeaux de tes ancêtres que repose ta cendre, mais Troie abjecte, Troie infortunée te retient dans la tombe, dans une terre étrangère, aux extrémités du monde !

Contre cette ville funeste accourut, dit-on, de tous les pays la jeunesse grecque qui abandonna ses foyers domestiques, pour troubler la joie de Pâris et de la femme adultère qu'il avait ravie, et les empêcher de goûter dans une chambre paisible des plaisirs coupables ! Ce fut alors, très belle Laodamie, que le sort te ravit l'époux qui t'était plus cher que la vie et que ton âme ; tel était l'abrupt abîme où t'avait entraînée le tourbillon d'un amour passionné : tel, si l'on en croit les fables des Grecs, le gouffre qui, près de Phénée et du Cyllène dessèche, en épuisant les marécages, le sol gras, et qui fut creusé jadis dans les moelles déchirées de la montagne par le fils supposé d'Amphitryon, au temps où il perça de ses flèches sûres, sur l'ordre d'un détestable maître, les monstres du Stymphale, - travaux qui permirent à un dieu nouveau de fouler la porte du ciel et épargnèrent à Hébé une longue virginité. Oui, l'amour qui apprit à ton coeur, jusqu'alors indompté, à porter le joug, était plus profond encore que ce gouffre ! Moins vive est la vigilance que nourrit la fille unique d'un père accablé par le poids des ans pour l'enfant, héritier tardif, dont le vieillard se hâte d'inscrire le nom sur les tablettes de son testament, afin de lui transmettre l'héritage de ses aïeux et de tromper la joie impie d'un parent déçu qui, comme un vautour, s'envole de sa tête blanche ; moins ardents sont les transports que ressent pour son tourtereau la blanche tourterelle qui prodigue plus de baisers en le mordillant sans cesse que l'amante la plus passionnée. Oui, Laodamie, une fois unie à ton blond mari, tu surpassas ces fureurs elles-mêmes !

Aussi tendre, ou guère moins, était la lumière de ma vie, lorsqu'elle vint se jeter dans mes bras : autour d'elle, souvent, voltigeait çà et là Cupidon, resplendissant dans sa tunique couleur de safran. Peut-être ne se borne-t-elle pas aux seuls hommages de Catulle, mais supportons sans nous plaindre quelques rares infidélités de ma discrète maîtresse, et n'allons pas nous rendre importun, à la manière des sots ! Junon elle-même, la plus grande des habitantes du ciel, cacha son brûlant courroux des fautes de son époux, quand elle apprenait les nombreuses infidélités du volage Jupiter. Mais il est injuste de comparer des hommes aux dieux... Évitons d'être à charge comme un vieux père tremblant ! D'ailleurs, ce n'est pas son père qui l'a conduite par la main dans ma maison embaumée des parfums de l'Assyrie ; mais elle s'échappa furtivement des bras mêmes de son époux dans cette nuit d'ivresse où elle me prodigua tous les trésors de son amour. Ah ! n'est-ce pas assez pour moi d'obtenir d'elle un seul jour qui mérite d'être marqué d'une pierre blanche ?

Accepte ce poème, cher Allius : c'est tout ce que j'ai pu faire pour te prouver ma reconnaissance de tant de bienfaits ; puisse-t-il préserver ton nom de la rouille rugueuse ; que le jour le redise au jour, l'année à l'année, le siècle au siècle ; que les dieux y ajoutent les faveurs sans nombre dont autrefois Thémis comblait les vertueux mortels de l'ancien temps ! Soyez heureux, et toi, et celle qui est ta vie, et ta maison, théâtre de nos propres ébats avec notre maîtresse, et celui qui m'accorda le premier un refuge : Anser, source première de toutes mes félicités ; et surtout, et avant tous les autres, cette lumière de mon âme, qui m'est plus chère que moi-même, et qui, vivante, rend ma vie si douce !

LXIX. À Rufus

Ne t'étonne plus, Rufus, qu'aucune femme ne se refuse à étendre sous ton corps la douceur de ses cuisses, même si tu la tentes par le don d'une robe rare ou l'appât d'une pierre à l'eau limpide ! C'est qu'il court sur ton compte un bruit qui te fait beaucoup de tort : on dit que sous tes aisselles habite un affreux bouc. Voilà ce que redoutent toutes les femmes : rien d'étonnant, car le bouc est une fort vilaine bête qu'une jolie femme n'aime pas à trouver dans son lit. Ainsi donc, ô Rufus, ou détruis cette peste cruelle pour les narines, ou cesse de t'étonner que toutes les femmes te fuient.

LXX. De l'inconstance des femmes en amour

Ma femme dit qu'elle n'aura jamais d'autre époux que moi ; que Jupiter lui-même implorerait en vain ses faveurs. Elle le dit ; mais les serments que fait une femme à l'amant plein de désir, il les faut écrire sur le vent ou sur l'onde rapide.

LXXI

Si jamais homme fut victime à juste titre du bouc maudit logé sous ses aisselles et de la goutte paresseuse qui le déchire, c'est assurément ton rival, celui qui te remplace auprès de ta maîtresse ; et, chose admirable ! c'est à toi qu'il est redevable de cette double infirmité : toutes les fois, ils en sont punis tous les deux ! Car, toutes les fois qu'il la prend dans ses bras, il l'infecte, de son odeur, et lui, la goutte le tue.

LXXII A Lesbie

Jadis tu me disais, Lesbie, que tu ne connaissais que Catulle et que tu préférais mes caresses à celles de Jupiter lui-même. Je t'ai chérie alors, non pas de cet amour vulgaire qu'inspire une maîtresse, mais de cette tendresse qu'un père a pour ses enfants et ses gendres. Mais maintenant je te connais ! Aussi, quoique je brûle et me consume plus que jamais, tu n'as plus pour moi ni les mêmes charmes, ni le même prix. - Comment cela peut-il être ! diras-tu. - C'est qu'une telle perfidie force ton amant à t'aimer davantage, mais à t'estimer moins.

LXXIII. Contre un ingrat

Cesse de vouloir faire plaisir à quelqu'un ou de croire à la reconnaissance de personne. L'ingratitude est générale ; les bienfaits sont comptés pour rien : que dis-je ? ils sont un fardeau, un sujet de haine. J'en fais la triste expérience, moi qui trouve le plus dangereux, le plus cruel de mes persécuteurs dans celui qui naguère eut en moi son seul et unique ami.

LXXIV. Contre Gellius

Gellius avait ouï dire que son oncle censurait d'ordinaire ceux qui parlaient de l'amour ou le faisaient. Pour se mettre à l'abri d'un tel reproche, il [a séduit] la propre femme de son oncle et réduit son oncle au rôle d'Harpocrate. Il en est ainsi venu à ses fins : car, bien qu'aujourd'hui il [abuse de] son oncle lui-même, son oncle ne dira mot.

LXXV. À Lesbie

Vois où tu as réduit mon âme par ta faute, ma Lesbie ; vois à quel degré de misère elle est tombée par sa fidélité : quand tu deviendrais la plus honnête des femmes, je ne pourrais te rendre mon estime, ni cesser de t'aimer, quand tu ferais tout pour cela.

LXXVI. À lui-même

Si le souvenir du bien qu'il a fait est un plaisir pour l'honnête homme qui peut se dire à lui-même qu'il n'a jamais violé la sainteté du serment, ni jamais, pour tromper ses semblables, abusé de la puissance des dieux, que de joies, ô Catulle, si longue que soit ta vie, te promet un amour si mal récompensé ! Tout ce qu'un homme peut dire et faire de plus bienveillant, tu l'as dit, tu l'as fait, mais en vain, pour l'ingrate qui te trompe. À quoi bon prolonger tes tortures ? reprends courage, romps pour toujours tes chaînes, et, quand les dieux condamnent ton amour, cesse de faire toi-même ton malheur. II est difficile de renoncer tout à coup à un amour si long ; difficile, sans doute ; mais tu dois tout faire pour y parvenir. Là est le seul salut, il te faut remporter cette victoire. II le faut, possible ou non. O dieux ! si la pitié est votre attribut, si jamais vous avez porté secours aux malheureux luttant contre les angoisses suprêmes de la mort, contemplez mon infortune, et, si ma vie fut pure, délivrez-moi de ce fléau destructeur, qui, se glissant comme un poison torpide jusqu'au fond de mes veines, a banni toute joie de mon coeur ! Je ne demande plus qu'elle me paye de retour, ou, - ce serait demander l'impossible, - qu'elle veuille bien écouter la pudeur ; je ne désire que guérir moi-même et chasser cette maladie noire ! O dieux accordez-moi cette grâce pour prix de ma piété !

LXXVII. À Rufus

C'est donc en vain, Rufus, c'est donc à tort que je t'ai cru mon ami ? Que dis-je, en vain ? j'ai fait même une trop cruelle épreuve de ta fausseté ! As-tu donc pu te glisser ainsi dans mon coeur et, brûlant mes entrailles, me ravir, hélas ! mon bonheur ? Oui, me le ravir ! hélas ! cruel poison de ma vie ! hélas ! fléau de notre amitié !

LXXVIII. Sur Gallus

Gallus a deux frères : l'un a une femme délicieuse, l'autre un fils séduisant. L'aimable homme que Gallus ! grâce à lui se nouent des amours agréables : un même lit reçoit la jolie femme et le joli garçon. Mais Gallus est un sot, car il ne voit pas qu'il est marié, et qu'il enseigne, lui, un oncle, la façon de tromper un oncle !

Ce qui m'afflige maintenant, c'est que ton immonde salive a souillé les lèvres pures d'une pure jeune femme ; mais cette insulte ne restera pas impunie : tous les siècles te connaîtront et la renommée devenue vieille dira qui tu es.

LXXIX. Contre Lesbius

Lesbius est beau : oui, sans doute, puisque Lesbie le préfère à toi, Catulle, et à toute ta famille. Mais, tout beau qu'il est, je consens qu'il vende Catulle et toute sa famille, si, parmi les gens qu'il connaît, il en trouve qui reçoive de lui trois baisers !

LXXX. À Gellius

Dirai-je, Gellius, pourquoi tes jolies lèvres roses deviennent plus blanches que la neige d'hiver, lorsque tu sors le matin de chez toi et que, dans les longs jours, la huitième heure t'arrache aux douceurs de la sieste ? J'en ignore la cause ; mais dois-je en croire ce que chacun se dit à l'oreille, que ta bouche [dévore un homme dans son centre] ? En effet, les flancs épuisés du malheureux Victor et cette [éjection] qui souille tes lèvres le proclament assez !

LXXXI. À Juventius

Juventius, parmi la foule qui t'entoure, n'était-il donc aucun homme aimable, digne d'obtenir tes bonnes grâces, pour que tu allasses déterrer sur les rivages empestés de Pisaure ce moribond à la face plus jaune qu'une statue dorée, qui est maintenant l'objet de tes amours et que tu oses nous préférer ? Ah ! tu ne sais pas quel crime tu commets !

LXXXII. À Quintius

Veux-tu, Quintius, que Catulle te doive les yeux et plus encore, s'il est quelque chose de plus cher que les yeux ? ne cherche point à lui ravir celle qui lui est mille fois plus chère que les yeux, s'il est quelque chose de plus cher que les yeux.

LXXXIII. Contre le mari de Lesbie

En présence de son mari, Lesbie me dit mille injures ; et le nigaud en est au comble de la joie. Mulet, tu ne te doutes de rien. Si elle ne pensait pas à moi et se taisait, elle serait intacte. Or, elle me gronde et m'injurie. Non seulement elle pense à moi, mais, ce qui est bien pire, elle est en colère, c'est-à-dire brûlante et en feu.

LXXXIV. Sur Arrius

Lorsque Arrius voulait dire commode, il disait chommode, il disait hembûches pour embûches ; et plus il disait hembûches, plus il se flattait d'avoir parlé à merveille. Ainsi, je crois, prononçait sa mère, ainsi prononçaient l'affranchi son oncle, et son aïeul maternel, et son aïeule. Enfin, il part pour la Syrie et laisse en repos les oreilles de tout le monde ; ces mots avaient repris leur prononciation douce et légère, et nous ne craignions plus de les voir ainsi défigurés, quand tout à coup, horrible nouvelle ! on apprend que, depuis l'arrivée d'Arrius, la mer Ionienne ne s'appelle plus Ionienne, mais Hionienne.

LXXXV. Sur son amour

Je hais et j'aime. - Comment cela se fait-il ? demandez-vous peut-être. - Je l'ignore ; mais je le sens, et c'est là un supplice.

LXXXVI. Sur Quintia et Lesbie

Au dire de bien des gens, Quintia est belle : pour moi, je la trouve blanche, grande et bien faite. Détails que je ne lui conteste pas ; mais est-elle belle avec tout cela ? Non sans doute, car dans tout ce grand corps, il n'y a rien de gracieux, rien de piquant. Lesbie, au contraire, est belle, non seulement de par toute sa beauté, mais d'avoir dérobé à toutes les autres femmes tous leurs attraits.

LXXXVII

Jamais femme n'a pu se dire aussi tendrement aimée que tu l'as été de moi, ô ma Lesbie ! jamais la foi des traités n'a été plus religieusement gardée que ne l'ont été par moi nos serments d'amour.

LXXXVIII. Contre Gellius

Quel crime, ô Gellius, commet celui qui [passe son désir sur] sa mère et sa soeur, et qui, tunique bas, demeure la nuit près d'elles ? celui qui rend son oncle incapable d'être un mari ? Sais-tu bien tout ce qu'a de criminel cette conduite ? Non, Gellius, ni Téthys qui borne le monde, ni l'Océan, père des Nymphes ne lavent une telle turpitude, car l'homme ne saurait aller plus loin en fait de crime, se dévorât-il lui-même la tête penchée !

LXXXIX. Sur Gellius

Gellius est mince : comment ne serait-il pas mince ? Il a une mère si bonne et si solide, une soeur si jolie, un si bon oncle ; il compte dans sa famille tant de jeunes parentes ! Comment cesserait-il d'être maigre ? Même s'il ne touchait qu'à ce qu'il lui est interdit de toucher, on devinerait facilement la cause d'une telle maigreur.

XC. Contre Gellius

Qu'il naisse un mage de l'union impie de Gellius et de sa mère, et qu'il apprenne à l'école des Perses l'art des aruspices ! puisque, s'il faut en croire l'impie superstition des Perses, c'est d'une mère et de son fils que naît le mage dont les hymnes sont agréables aux dieux et qui fait fondre dans la flamme la graisse des victimes.

XCI. Contre Gellius

Si j'espérais, Gellius, pouvoir me fier à toi dans cet amour insensé qui fait le tourment de ma vie, ce n'est pas que j'eusse bonne opinion de toi et que je crusse à ta constance ni à ta répugnance pour toute action honteuse ; mais je me fiais à ce que celle pour qui je me consumais d'amour n'était ni ta mère ni ta soeur. Or, quelle que fût l'intimité qui existât entre nous, je n'avais pas cru que ce fût une cause suffisante pour que tu devinsses mon rival. C'en fut assez pour toi : tant tu trouves de plaisir dans toute faute qui offre l'ombre du crime !

XCII. Sur Lesbie

Lesbie médit de moi constamment et jamais ne tarit sur mon compte : que je meure si Lesbie ne m'aime pas. - La preuve ? - C'est qu'aussi bien moi-même je la maudis sans cesse, mais que je meure, si je ne l'aime pas !

[XCIII. Contre César

Je n'ai pas trop envie, ô César, de te vouloir plaire ni de savoir si tu es blanc ou noir.

XCIV. Contre Mentula

Mentula fornique. - Mentula fornique ? - Parfaitement. Comme dit le proverbe : la marmite cueille les choux toute seule.

XCV. Sur la Smyrne du poète Cinna

Nous avons compté neuf moissons et neuf hivers depuis que mon cher Cinna a commencé son poème de Smyrne, qui paraît enfin ; pendant cet espace de temps, Hortensius a produit, chaque année, cinq cent mille vers... Mais la gloire de la Smyrne se répandra jusqu'aux eaux profondes du Satraque et la Smyrne sera lue dans les siècles chenus, tandis que les Annales de Volusius mourront aux bords même de la Padoue et feront d'amples tuniques pour envelopper les maquereaux... Tout petits qu'ils sont, puissé-je aimer toujours les ouvrages de mon ami... et je laisse le vulgaire admirer l'ampoulé Antimaque.

XCVI. À Calvus, sur Quintilia

Si notre deuil, Calvus, peut apporter quelque consolation aux silencieux tombeaux ; s'ils ne sont pas insensibles aux regrets qui nous rappellent nos anciennes amours, aux pleurs que nous donnons à des amitiés depuis longtemps perdues ; ta Quintilia, Calvus, doit moins s'affliger de sa mort prématurée, que se réjouir de ton amour !

XCVII. Contre Aemilius

Que les dieux m'aiment si je puis dire si c'est la bouche ou le cul d'Aemilius qui sent le plus mauvais. Rien n'est plus immonde que l'un, si ce n'est l'autre. Mais son cul est encore plus propre et préférable, car il n'a pas de dents, tandis que sa bouche offre des dents de six pieds et des gencives semblables à un vieux coffre. Ajoutez que le [sexe] ouvert d'une mule, qui pisse pendant les chaleurs de l'été, présente l'image de cette bouche fendue. Et pourtant cet homme [fait l'amour avec] beaucoup de femmes et a des prétentions à la grâce, et on ne l'envoie pas à la meule et à l'âne du boulanger ! Si quelque belle le touche, ne pouvons-nous la croire capable de lécher le cul d'un bourreau malade ?

XCVIII. À Vectius

Il existe un proverbe qui s'adresse ordinairement aux bavards et aux niais : "Sa langue n'est bonne qu'à lécher des culs et des sabots de rustre". Or, si jamais personne a mérité qu'on lui en fît l'application, c'est toi surtout, infect Vectius. Si donc tu veux nous perdre tous, ouvre seulement la bouche : tous tes voeux seront satisfaits.

XCIX. À Juventius

Juventius aussi doux que le miel, je t'ai ravi en jouant, un petit baiser plus doux que la douce ambroisie ! Mais ce baiser ne fut pas impuni. Pendant plus d'une heure, en proie, - je m'en souviens, - au plus cruel supplice, j'ai tâché de me justifier ; mes pleurs n'ont pu désarmer, si peu que ce fût, ta rigueur. À peine t'avais-je pris ce baiser que, pour effacer jusqu'à la trace du contact d'une bouche, tu as essuyé de tous tes doigts tes lèvres humectées, comme si [une immonde bave] les eût souillées de son impure salive. De plus, tu m'as fait longtemps éprouver tous les tourments d'un amour dédaigné ; tu as changé pour moi en un poison plus amer que l'hellébore amer l'ambroisie de ce petit baiser. Puisque c'est le châtiment que tu réserves à l'amour malheureux, jamais plus je ne te ravirai de baisers !

C. Sur Caelius et Quintius

Caelius et Quintius, la fleur des jeunes gens de Vérone, meurent d'amour, l'un pour Aufilenus, l'autre pour Aufilena ; l'un pour le frère, l'autre pour la soeur. Voilà ce qui s'appelle une confraternité vraiment suave ! Pour qui seront mes voeux ? pour toi, Caelius ; oui, c'est un devoir que m'impose l'amitié dont tu m'as donné tant de preuves, lorsque mes moelles étaient consumées d'un amour insensé. Sois heureux, ô Caelius, et puisse ta vigueur répondre à ton amour.

CI. Aux Mânes de son frère

J'ai traversé bien des pays et bien des mers pour venir, ô mon frère, apporter à tes restes infortunés la suprême offrande due à la mort et interroger en vain ta cendre muette. Puisque la fortune, t'enlevant à mon amour, me prive, hélas ! si injustement du bonheur de te revoir, permets du moins que, fidèle aux pieux usages de nos pères, je dépose sur ta tombe ces tristes offrandes baignées des larmes fraternelles. Et pour toujours, ô mon frère, salut et adieu !

CII. À Cornelius

Si jamais il exista un mortel d'une discrétion éprouvée et qui sut garder fidèlement le secret confié par un ami, ce mortel, ô Cornelius ! pour qui la loi du serment fut toujours sacrée, c'est moi : crois-moi devenu un autre Harpocrate !

CIII. À Silon

Ou rends-moi, s'il te plaît, Silon, mes dix mille sesterces, et sois ensuite aussi cruel, aussi implacable qu'il te plaira ; ou, si les écus ont pour toi tant de charmes, renonce à vouloir avec ton métier d'entremetteur, être si cruel et si implacable !

CIV A un quidam sur Lesbie.

Crois-tu donc que j'ai pu médire de celle qui est ma vie, de celle qui m'est plus chère que les deux yeux ? Non, je ne l'ai pas pu ; si je le pouvais, je ne l'aimerais pas si éperdument. Mais toi, avec Tappon, tu fais un monstre de tout.

[CV. Contre Mentula

Mentula s'efforce de gravir la montagne de Pipla, les Muses à coups de fourches l'en font descendre la tête la première.

CVI. Le jeune garçon et le crieur public

En voyant ce joli garçon accompagner un crieur public, que croire, sinon qu'il cherche un acheteur ?

CVII. À Lesbie

Si quelque événement inespéré vient combler les souhaits et les voeux d'un mortel, rien n'égale alors sa félicité. Celle que j'épouse m'est plus précieuse que l'or, quand tu me reviens, Lesbie, objet de mes désirs. De toi-même, mon désir, tu me reviens, quand je ne t'espérais plus ; ô jour à marquer d'une pierre blanche entre toutes ! Est-il un mortel plus heureux que moi ? Et qui pourra dire que rien ne soit plus enviable que ma vie ?

CVIII. Contre Cominius

Si, au gré du peuple, la mort, ô Cominius, mettait un terme à ta vieillesse chenue, souillée par tes moeurs impures, je ne doute point que ta langue, ennemie de tous les gens de bien, ne fût d'abord coupée et livrée à l'avide vautour ; on trancherait les yeux que le noir corbeau dévorerait à coups de bec ; tes entrailles seraient jetées aux chiens et le reste de tes membres aux loups !

CIX. À Lesbie

Tu me promets, ô ma vie ! que notre amour sera délicieux et qu'il durera toujours : grands dieux ! faites que cette promesse soit vraie, et qu'elle parle sincèrement et du fond du coeur, pour que les noeuds d'un amour sacré durent jusqu'au terme de notre existence !

CX. À Aufilena

Aufilena, les amies honnêtes reçoivent toujours des louanges ; elles reçoivent le prix des faveurs qu'elles accordent. Mais toi, qui as promis sans tenir, tu n'es pas une amie ; toi, qui prends sans rien rendre, tu commets une mauvaise action. Il est d'une bonne fille de faire ce qu'elle a promis, d'une fille chaste de ne rien promettre. Mais ramasser l'argent et frustrer ceux qui le donnent, c'est faire pis qu'une avide courtisane, qui se prostitue de tout son être.

CXI. À Aufilena

Aufilena, la gloire des gloires pour une femme mariée, c'est de se contenter toute sa vie d'un seul homme. Mais il vaut mieux qu'une femme cède au premier venu que de vivre avec son oncle et d'être la mère de ses cousins germains.

CXII. Contre Nason

Tu es innombrable, Nason, mais ceux-là ne sont pas innombrables qui vont avec toi. Oui, Nason, tu es un homme innombrable, un giton.

CXIII. À Cinna

Sous le premier consulat de Pompée, ô Cinna, Maecilla avait deux amis ; sous son second consulat, ils sont bien restés tous les deux, mais chacun d'eux en a produit des milliers d'autres : tant l'adultère est une semence féconde !

CXIV. A Mentula

La terre de Firmum suffit, non sans raison, pour faire à Mentula la réputation d'un homme riche : que de trésors en effet renferme ce domaine ! gibier, poissons de toute sorte, prairies, terres à blé, bêtes sauvages. Mais à quoi bon ? la dépense excède le revenu. Qu'il soit riche en manquant de tout, j'y consens. Vantons même son domaine, pourvu qu'il meure de faim.

CXV. Contre Mentula

Mentula a comme trente arpents de prés, quarante de terres labourables : quant au reste, c'est grand comme les mers. Ne pourrait-il prétendre à surpasser Crésus en richesses, celui qui, dans un seul domaine, possède tant de trésors : prairies, champs, forêts immenses, bocages marais, qui s'étendent jusqu'aux Hyperboréens et jusqu'à la mer Océane ? Tout cela sans doute est bien grand, mais Mentula l'est encore plus : ce n'est pas un homme, c'est une mentule énorme et menaçante.

CXVI. À Gellius

Souvent j'ai cherché dans mon esprit par quel moyen je pourrais te faire parvenir des vers du descendant de Battus, pour calmer ton courroux et soustraire ma tête aux traits vengeurs dont tu ne cesses de la menacer ; mais je vois à présent que mes efforts sont vains et que mes prières sont vaines, ô Gellius : lance donc tes traits, mon manteau suffira pour m'en garantir, mais les miens te perceront d'outre en outre et ils te mettront au supplice.

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