L'Histoire Auguste

Julius Capitolinus

traduction PAR M. VALTON, Professeur au collège royal de Charlemagne.

C. L. F. PANCKOUCKE 1844

VIE DE L'EMPEREUR PERTINAX.

 

I. PUBLIUS HELVIUS PERTINAX eut pour père Helvius Successus, fils d'affranchi, qui donna, dit-on, à son fils le nom de Pertinax pour avoir opiniâtrement continué son commerce de bois. Pertinax naquit en Apennin dans la villa de Mars. A l'heure de sa naissance, un cheval noir monta sur les tuiles, et après y être resté un instant, tomba et mourut. Frappé de cette circonstance, son père alla trouver un Chaldéen. Celui-ci lui annonçant un avenir magnifique, «Allons, dit Helvius, j'en suis pour mon argent. » Son lîls reçut une teinture des éléments de la grammaire et du calcul; il fut même confié à un grammairien grec, puis à Sulpice Apollinaire, après lequel Pertinax à son tour professa la grammaire ; mais comme il faisait à ce métier peu de profit, il postula, par Lollianus Avitus, personnage consulaire et patron de son père, une charge d'officier dans l'armée. Ensuite il partit comme préfet d'une cohorte en Syrie, sous Titus Aurelius, qui était passé du gouvernement de cette province à l'empire; mais, s'étant mis en voyage sans diplômes, il fut forcé de faire à pied la route depuis Antioche jusqu'à sa légion.

II. Ses talents le firent distinguer dans la guerre desParthes; appelé en Bithynie, il y fut conservé. Ensuite il commanda un corps de cavalerie en Mésie; puis il fut chargé de l'intendance des vivres sur la voie Émilia. De là il alla commander la flotte germanique; sa mère le suivit jusqu'en Germanie, et y mourut. Son tombeau, dit-on existe , encore aujourd'hui. Il fut appelé de là en Dacie à la solde de deux cents sesterces ; puis quelques rapports le rendirent suspect à Marc Antonin, qui l'éloigna des affaires. Plus tard, grâce à l'intercession de Claudius Pompeianus, gendre de Marc Antonin, qui comptait se l'attacher un jour, il fut appelé au commandement des cohortes des vétérans. Il remplit cette charge avec honneur, et fut choisi pour faire partie du sénat. Après de nouveaux succès, la faction qui s'était liguée contre lui, fut découverte ; et l'empereur Marc Antonin, pour le dédommager de l'injustice qu'il avait soufferte, le fit prétorien, et lui donna le commandement d'une première légion. Aussitôt il reprit aux ennemis les Alpes Rhétiennes et la Norique. De ce jour ses talents le placèrent hors de ligne, et Marc Antonin travailla à le faire désigner consul. On trouve dans Marius Maximus un discours qui contient son éloge, et le récit de tout ce qu'il a fait ou souffert. Mais, à part ce discours qu'il serait Irop long de rapporter, plus d'une fois Pertinax fut loué par Marc Antonin, et dans l'assemblée des soldats, et dans le sénat. L'empereur exprima hautement son regret de ce que, Pertinax étant sénateur, il ne pouvait le faire préfet du prétoire. Après la conspiration d'Avidius Cassius, il quitta la Syrie pour aller protéger le Danube; puis ensuite il eut le gouvernement des deux Mésies, et bientôt celui de la Dacie. Les succès qu'il obtint dans ces deux gouvernements lui valurent celui de la Syrie.

III. Pertinax se maintint pur jusqu'à son gouvernement de Syrie ; mais après la mort de Marc Antonin, il prit le goût de l'argent; aussi fut-il en butte même aux sarcasmes populaires. Après quatre gouvernements consulaires, car il avait exercé son consulat hors de Rome, il entra déjà riche dans l'assemblée du sénat, qu'il n'avait pas encore vu sénateur. Cependant il reçut aussitôt de Perennis l'ordre de se retirer en Ligurie, à la villa de son père : celui-ci avait eu en Ligurie un chantier de bois. Pertinax, arrivé en Ligurie, acheta beaucoup de terres, el entoura d'une infinité de constructions la maison de son père, à laquelle il conserva sa première forme; il y resta trois ans, faisant le commerce par ses esclaves. Quand Perennis fut tué, Commode donna satisfaction à Pertinax, et lui écrivit pour lui demander de se rendre en Bretagne. Il s'y rendit et fit renoncer les soldats à toute idée de sédition : ils voulaient avoir qui que ce fût pour empereur, et spécialement Pertinax lui-même. Alors Pertinax encourut le reproche de malveillance, pour avoir accusé, dit-on, auprès de Commode, Antistius Burrus et Arrius Antoninus, de prétendre à l'empire. Du reste, il réprima lui-même des séditions en Bretagne, mais non sans courir un grand danger, puisque, au milieu d'une légion en révolte, il fut presque tué, ou du moins laissé pour mort ; ce dont il tira une terrible vengeance. Enfin il chercha plus tard à justifier son gouvernement, en disant que c'était son zèle pour la discipline qui lui attirait la haine des légions.

IV. On lui donna un successeur, et il fut chargé de l'intendance des vivres; ensuite il fut fait proconsul d'Afrique. Dans ce proconsulat, il eut, dit-on, à subir plusieurs séditions occasionnées par ces sortes de prédictions échappées du temple de Céleste. Ensuite il fut fait préfet de Rome. Pcrlinax, après Fuscien, homme sévère, fut
un préfel plein de douceur el d'humanité; il plul beaucoup à Commode, dont le,second consulat avait coïncidé avec le premier de Pertinax. Alors Pertinax ne recula pas devant la proposition qui lui fut faite de se prêter au meurtre de Commode. Celui-ci tué, Létus, préfet du prétoire, et Electus, officier de la chambre de l'empereur, allèrent trouver Pertinax pour le décider; puis ils le conduisirent au camp. Là Pertinax harangua les soldats, leur promit une gratification, et dit que l'empire lui était déféré par Létus et Electus. On fit croire que Commode était mort d'une maladie, parce que les soldats aussi craignaient que ce ne fût un piège tendu à leur fidélité. Enfin Pertinax fut d'abord proclamé empereur par un petit nombre. Or il fut fait empereur à plus de soixante ans, la veille des calendes de janvier. Il se rendit, la nuit, du camp au sénat, et voulut se faire ouvrir la chapelle de la curie; mais comme on ne trouvait pas le gardien, il alla siéger dans le temple de la Concorde. Claudius Pompeiauus, gendre de Marc Antonin, vint l'y trouver ; et comme il pleurait sur la fin tragique de Commode, Pertinax l'engagea à prendre l'empire ; mais Pompeianus refusa, parce qu'il voyait Pertinax déjà empereur. Aussitôt donc tous les magistrats avec le consul se rendirent à la curie, et au moment où Pertinax entra, il fut en pleine nuit salué empereur.

V. Or quand il eut été complimenté par les consuls, et Commode condamné hautement par les acclamations du sénat, il prit lui-même la parole pour remercier le sénat, et surtout Létus, préfet du prétoire, qui avait déterminé à la fois et le meurtre de Commode et son avènement à lui-même. Quand Pertinax eut fini de remercier Létus, le consul Falcon lui dit :.« Nous comprenons quel empereur tu vas être, envoyant à ta suite Létus et Marcia, ministres des crimes de Commode. Tu es un jeune consul, lui répondit Pertinax, et tu ne sais pas ce que c'est que la nécessité d'obéir. Ils obéissaient malgré eux à Commode; mais aussitôt qu'ils purent agir, ils montrèrent quelle avait toujours été leur pensée. » Le même jour où il fut appelé auguste, sa femme Flavia Titiana fut appelée augusta, à l'heure même où il accomplissait ses voeux au Capitule.. Pertinax, le premier de tous les empereurs, reçut le même jour et le titre d'auguste et le nom de Père de la patrie ; en outre, le pouvoir proconsulaire et le droit de la quatrième relation, ce qui fut pour lui une sorte de présage. Il partit donc pour la résidence du mont Palatin, qui se trouvait libre alors, parce que Commode avait été tué dans la maison Vectiliane. Dès le premier jour, le tribun lui demandant le mot d'ordre, il lui dit : Combattons. C'était condamner l'apathie du dernier règne. Du reste, il avait donné ce mot déjà auparavant dans tous les commandements qu'il avait exercés.

VI. Or, les soldats ne supportèrent pas ce reproche, et aussitôt songèrent à changer d'empereur. Ce même jour Pertinax donna un repas aux magistrats et aux premiers du sénat, coutume que Commode avait négligée. Le lendemain des calendes, les statues de Commode furent renversées, ce dont gémirent les soldats, et en même temps, de ce que l'empereur avait encore donné son mot d'ordre. On craignait la guerre sous un vieil empereur. Enfin, le troisième jour des nones, les soldats ne cachèrent plus leur pensée : ils voulurent emmener au camp Triarius Maternus Lascivius, sénateur connu pour l'imposer à l'empire; mais il s'enfuit tout nu, alla trouver Pertinax au mont Palatin, et ensuite s'éloigna de Rome. Pertinax, cédant à la crainte, maintint toutes les largesses que Commode avait faites aux soldais et aux vétérans. Il dit qu'il tenait du sénat la puissance souveraine qu'il avait déjà commencé à exercer de sa propre autorité. Il abrogea, sans restriction et avec serment, la loi de lèse-majesté. Il réhabilita la mémoire de ceux qui avaient été mis à mort. Le sénat donna à son fils le titre de césar. Mais Pertinax n'accepta pas pour sa femme le nom d'augusta , et pour son fils, dit « Quand il l'aura mérité. » Commode avait dégradé le corps des anciens préteurs en y faisant entrer une foule de ses créatures ; Pertinax, par un sénatus-consulte, ordonna « que ceux qui n'avaient pas exercé la préture, mais n'étaient prétoriens que par faveur, cédassent le pas à ceux qui avaient été réellement préteurs. » Ce décret souleva aussi contre lui de nombreuses et violentes inimitiés.

VII. Il ordonna un remaniement du cens. Il fit emprisonner et punir rigoureusement les délateurs, plus mollement toutefois que ses prédécesseurs, car il fixa une peine pour chaque dignité, dans les cas de délation. Il fit une loi qui disait qu'un premier testament ne pourrait être annulé avant qu'un autre n'eût été fait dans toutes les formes : que le fisc, dans ce cas, ne deviendrait plus héritier. Il déclara, quant à lui, qu'il n'accepterait aucun héritage que lui aurait valu ou la flatterie ouï les embarras d'un procès, au préjudice des héritiers légitimes ou des proches. Il ajouta au sénatus-consulte ces paroles : « Il est plus beau, pères conscrits, d'avoir un gouvernement pauvre, que d'arriver au comble des richesses par des intrigues et des voies honteuses. » Il acquitta les gratifications et les largesses que Commode avait promises. Il pourvut avec le plus grand soin aux approvisionnements. Le trésor public était dans un tel dénument, que Pertinax, de son propre aveu, n'y avait pas trouvé plus de dix mille sesterces; aussi fut-il forcé de faire le recouvrement des subsides imposés par Commode, et cela contrairement à ses déclarations. Enfin, interpellé par Lollius Gentianus, consulaire, qui l'accusait de violer ses promesses, il invoqua la nécessité. Il fit une vente aux enchères, dans laquelle il vendit jusqu'à des enfants et des concubines; il ne réserva que les enfants qui paraissaient avoir été introduits de force au palais impérial; et parmi ceux qu'il fit vendre, plusieurs dans la suite rentrèrent à son service et charmèrent sa vieillesse, qui successivement sous d'autres empereurs parvinrent jusqu'à la dignité sénatoriale. Il proscrivit et vendit des bouffons, qui faisaient parade de tous les noms les plus honteux. Avec le produit de cette vente, qui fut considérable, il donna une gratification aux soldats.

VIII. Il força les affranchis à rendre les profits qu'ils avaient faits sur les ventes de Commode. Voici les objets remarquables qui figurèrent à la vente aux enchères du mobilier de Commode : un vêtement en étoffes de soie, enrichie de fils d'or; parmi des tuniques, des manteaux courts, des manteaux dalmates à longues manches, des chlamydes de guerre, des chlamydes de pourpre à la grecque et militaires, des vases gaulois, une saie et une armure de gladiateur enrichies de pierreries et d'or ; des épées comme en portent les statues d'Hercule; des colliers de gladiateur ; des vases d'or fin, d'ivoire, d'argent et de bois de citronnier, ainsi que des vases de forme obscène et de même matière; des vases samnites à faire bouillir la résine et la poix pour épiler et adoucir la peau des hommes; puis des voitures d'une nouvelle construction, avec des roues enchevêtrées et croisées, et des sièges d'une commodité raffinée soit pour garantir du soleil, soit pour faciliter la respiration si l'on est étourdi ; d'autres voitures indiquant la distance parcourue, et marquant les heures; enfin tous les objets en rapport avec les vices de Commode. De plus, Pertinax rendit à leurs maîtres les esclaves qui avaient passé de maisons particulières à la cour. Il réduisit les énormes dépenses de la table impériale à une rigoureuse économie. Il fit les mêmes réductions sur toutes les dépenses de Commode. Or, à l'exemple de l'empereur, l'armée adopta de sages réformes, et la tempérance générale fit baisser le prix des denrées. En effet, Pertinax, retranchant tout ce qui n'était pas nécessaire, réduisit de moitié les dépenses de la cour.

IX. Il établit des récompenses pour les soldats en campagne ; il acquitta les dettes qu'il avait contractées au commencement de son règne ; il reconstitua le trésor public ; il affecta une dépense spéciale aux travaux publics; il consacra des fonds à la réparation des routes ; il paya beaucoup de soldes arriérées; enfin il mit le fisc en état de suffire à toutes les charges de l'État. Il supprima aussi, en dépit de son respect pour Trajan, les pensions alimentaires instituées par ce prince, et qui avaient un arriéré de neuf années. Il ne fut pas à l'abri du soupçon d'avarice dans ses relations particulières : ainsi il étendait ses domaines dans les gués de Savone, après en avoir ruiné les propriétaires par l'usure. Enfin, d'après un vers de Lucilius, il fut appelé le plongeon agraire. Plusieurs ont rapporté dans leurs lettres que dans les gouvernements qu'il eut à exercer comme consulaire, il montra une basse cupidité ; par exemple, qu'il trafiqua des congés temporaires et des missions militaires. Enfin, avec un très modique patrimoine, et sans avoir fait aucun héritage, tout d'un coup il se trouva riche. Il rendit bien leurs propriétés à tous ceux que Commode avait dépouillés, mais non sans se faire payer. Il assista toujours aux séances officielles du sénat, et y fit toujours quelque rapport. Il se montra toujours populaire aux salutations et aux adresses. Il rendit la liberté à ceux qui avaient été victimes des calomnies de leurs esclaves, et fit condamner les esclaves délateurs ; ces misérables furent mis en croix ; quelques citoyens même, déjà morts, furent réhabilités.

X. Falcon attenta à sa vie, dans le but de régner. Pertinax porta plainte contre lui dans le sénat : le sénat s'en rapporta à l'empereur. Un esclave, se faisant passer pour le fils de Fabia, de la famille de Cejonius Commode, avait ridiculement réclamé la maison Palatine ; il fut reconnu : Pertinax le fit battre de verges et rendre à son maître. Les ennemis de Pertinax prirent, dit-on, du châtiment de cet esclave l'occasion d'un soulèvement. Cependant il épargna Falcon, et demanda sa grâce au sénat. Enfin Falcon vécut tranquille dans ses propriétés, et laissa en mourant sa fortune à son fils. Du reste, bien des gens ont dit que Falcon ne savait pas qu'on lui destinât l'empire; d'autres même prétendirent que ses esclaves avaient altéré des pièces, et porté contre lui de faux témoignages. Mais la faction qui renversa Pertinax fut organisée par Létus, préfet du prétoire, et ceux à qui portait ombrage la sévérité de moeurs de l'empereur. Létus s'était repenti de l'avoir élevé à l'empire, parce que Pertinax lui avait reproché la sottise de ses conseils dans quelques affaires. En outre, les soldats avaient trouve violent que, dans l'affaire de Falcon, l'empereur, sur le témoignage d'un seul esclave eût fait mettre à mort un grand nombre d'entre eux.

XI. Trois cents soldats vinrent donc en armes et en bon ordre au palais impérial. Ce même jour, Pertinax faisait un sacrifice : les prêtres disent qu'ils ne trouvent pas le coeur de la victime; Pertinax veut s'en assurer : il ne trouve pas la tête des intestins. En ce moment tous les soldats restaient dans le camp ; ils en sortirent pour aller faire le service auprès de l'empereur qui, ce jour-là, devait aller à l'Athénée entendre un poète, mais remit sa sortie à cause du présage de son sacrifice. Les soldats qui étaient venus pour lui servir d'escorte retournèrent au camp. Mais tout à coup la troupe des conjurés arrive au palais, sans qu'on puisse ou l'arrêter, ou prévenir l'empereur. La vérité est que tous les gens de la maison impériale haïssaient tellement Pertinax, qu'ils engageaient les soldats à agir. Ceux-ci arrivèrent à Pertinax au moment où il organisait le service du palais : ils avaient pénétré par les portiques jusqu'au lieu appelé Sicile et Salle des soupers de Jupiter. Instruit de leur arrivée, Pertinax leur envoie Létus, préfet du prétoire ; mais celui-ci évite les soldats, sort par les portiques, et, la tête couverte, se rend chez lui. Alors les soldats forcent l'entrée intérieure du palais : Pertinax s'avance vers eux, et les apaise par une longue et sévère allocution. Mais un certain Tausius, soldat tongre, après avoir réveillé par ses discours la colère et les craintes des soldats, dirige sa javeline sur la poitrine de Pertinax. Celui-ci invoque Jupiter Vengeur, se couvre la tête de sa toge, et tombe frappé par tous les conjurés. Électus en tua deux, et périt avec l'empereur. Le reste des gardes de la chambre à coucher impériale (car il avait émancipé et donné les siens à ses enfants dès son avènement) prit la fuite de côté et d'autre. Beaucoup disent que les soldats pénétrèrent même jusque dans la chambre à coucher, et que là ils tuèrent près de son lit l'empereur qui fuyait.

XII. C'était un vieillard vénérable, à longue barbe, les cheveux rejetés en arrière, quelque peu d'embonpoint, le ventre un peu en avant, une stature d'empereur,
passablement d'éloquence, plus de douceur que de bonté; jamais on ne crut à sa franchise. Affable dans ses paroles, il était dans ses actions sans noblesse et presque sordide, au point de faire servir à ses convives, dans sa vie privée, des moitiés de laitue et des cardons; et, à moins qu'il n'eût reçu quelque cadeau pour sa table, quel que fût le nombre de ses amis invités, il faisait servir neuf livres de viande en trois services. Si le cadeau était considérable, il en réservait une partie pour une autre fois, bien qu'il eût toujours un grand nombre de convives. Devenu empereur, quand il n'avait personne à sa table, il avait encore les mêmes habitudes. Quand parfois il lui prit fantaisie d'envoyer de sa table à ses amis, c'étaient deux petits pâtés par tète, ou un morceau de ventre de truie, de temps en temps des croupions de volaille. Jamais il ne mangea de faisan à ses repas particuliers, ou n'en envoya à personne. Quand il n'avait pas d'amis à souper, il admettait à table sa femme et Valérien, pour s'entretenir de littérature avec celui qui lui avait donné des leçons. Il ne changea aucun de ceux que Commode avait mis à la tête des affaires, attendant le jour anniversaire de la fondation de Rome, parce qu'il voulait dater de ce jour tous ses actes. Aussi dit-on, que les créatures de Commode avaient formé le projet de le tuer aux bains.

Xlll. Il avait tant d'horreur de l'empire et de tout ce qui tient à l'empire, que jamais il ne déguisait sa répugnance. Enfin il ne voulait pas paraître autre qu'il n'avait été. Il fut dans les assemblées du sénat plein de déférence, au point de répondre aux actions de grâces des sénateurs par des gestes d'adoration, et de s'entretenir avec eux comme un simple préfet de la ville. Il voulut même abdiquer l'empire et rentrer dans la vie privée. Il ne fit pas élever ses enfants au mont Palatin. Il était si économe et si avide de gain, qu'il continua, même empereur, de faire son commerce près des gués de Savone, par l'entremise de ses intendants, absolument comme il le faisait, simple particulier. Cependant il ne fut pas très aimé : tous ceux qui avaient entre eux leur franc parler, disaient du mal de Pertinax, l'appelant chrestologue, magnifique en paroles, pauvre en actions. C'était le nom que lui donnaient ses compatriotes, qui étaient venus en foule le trouver à son avènement, et n'avaient rien reçu de lui. Il recevait aussi volontiers des présents, dans son amour pour le gain. Il laissa après lui un fils et une fille, et sa femme, fille de Flavius Sulpicianus, qu'il avait fait préfet de Rome à sa place. Il fut indifférent à la vertu de sa femme : elle était la maîtresse avouée d'un joueur de cithare. Du reste, il se déshonora lui-même par son commerce avec Cornificia. Il contint avec une extrême rigueur les affranchis de la cour ; ce qui lui attira aussi de violentes haines.

XIV. Voici quels furent les présages de sa mort. Trois jours avant d'être tué, il lui sembla voir dans sa piscine un homme qui le menaçait d'un glaive. Le jour où il fut tué, on disait que les pupilles de ses yeux n'avaient pas reflété l'image de ceux qui le regardaient. Dans un sacrifice qu'il faisait à ses dieux Lares, les charbons bien allumés s'éteignirent, contre l'ordinaire, et, comme il a été dit plus haut, on ne trouva ni le coeur ni la tête des intestins des victimes. On vit aussi, un jour avant sa mort, des étoiles briller d'un vif éclat en plein jour, à côté du soleil. Il présagea, dit-on, lui-même l'avènement de son successeur DidiusJulianus. Celui-ci lui présentait, un jour, son neveu à qui il fiançait sa fille ; Pertinax recommanda au jeune homme de respecter son oncle, et ajouta : « Respecte mon collègue et mon successeur. » En effet, Didius avait autrefois été son collègue dans le consulat, et lui avait succédé dans le proconsulat. Les soldats et les courtisans détestaient Pertinax ; le peuple fut indigné de sa mort, parce qu'il voyait en lui un homme capable de faire revivre l'ancienne Rome. Les soldats qui l'avaient tué mirent sa tête au bout d'une pique et la portèrent de la ville au camp. Ses restes, avec sa tête que l'on retrouva, furent déposés dans le tombeau de l'aïeul de sa femme; et son successeur Julianus, qui avait trouvé son corps au mont Palatin, lui fit des funérailles avec toute la pompe possible. Julianus ne parla jamais de lui publiquement, ni dans l'assemblée du peuple, ni dans le sénat ; mais au moment où déjà il était à son tour abandonné des soldats, le sénat et le peuple mirent Pertinax au rang des dieux.

XV. Sous l'empereur Sévère, le sénat rendit un éclatant témoignage à la mémoire de Pertinax : on fit à son effigie des funérailles impériales, et Sévère lui-même prononça son oraison funèbre. Sévère, plein d'affection pour ce bon prince, reçut aussi du sénat le nom de Pertinax. Le fils de Pertinax fut fait flamine de son père. La compagnie Marcienne, chargée du culte du divin Marc Antonin, fut appelée Helvienne,du nom d'Helvius Pertinax. On institua, en outre des jeux du Cirque, la fête anniversaire de son avènement, supprimée plus tard par Sévère, et la fête de sa naissance, qui est encore observée. Pertinax était né aux calendes d'août, sous le consulat de Verus et de Bibulus; il fut tué le cinquième jour des calendes d'avril, sous le consulat de Falcon et de Clarus. Il vécut soixante ans sept mois et vingt-six jours. Il régna deux mois et vingt-cinq jours. Il fit au peuple un présent de cent deniers par homme. Il promit aux prétoriens douze mille sesterces, mais ne leur en donna que six. La mort ne lui laissa pas le temps de donner aux années ce qu'il leur avait promis. Son horreur pour l'empire est constatée dans une lettre qui fut jointe à sa Vie par Marius Maximus, et que je n'ai pas voulu rapporter à cause de son excessive longueur.

FIN DE L'OUVRAGE

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