L'Histoire Auguste

Julius Capitolinus

traduction PAR M. VALTON, Professeur au collège royal de Charlemagne.

C. L. F. PANCKOUCKE 1844

Vie d'Antonin le Pieux

ADRESSÉE A DIOCLÉTIEN AUGUSTE.

I. TITUS AURELIUS FULVUS BOIONIUS ANTONINUS PIUS
tirait son origine paternelle de Nîmes dans la Gaule Transalpine. Il eut pour aïeul Titus Aurelius Fulvus, qui arriva par divers honneurs à deux consulats et à la préfecture de Rome ; et pour père, Aurelius Fulvus, qui fut aussi consul, homme sévèreet intègre. Son aïeule maternelle fut Boionia Procilla ; sa mère, Arria Fadilla ; son aïeul maternel, Arrius Antoninus, deux fois consul, homme vénérable, et qui aurait plaint Nerva d'avoir commencé à régner. Sa soeur utérine était Julia Fadilla; son beau-père, mari de sa mère, Julius Lupus, personnage consulaire; le père de sa femme, Antonius Verus ; sa femme, Annia Faustina : il eut deux fils et deux filles. Ses gendres furent Lamia Syllanus, époux de sa fille aînée, et Marc Antonin, époux de la plus jeune. Antonin le Pieux naquit le treizième jour des calendres d'octobre, sous le consulat de Domitien, pour la douzième fois, et de Cornélius Dolabella, dans la villa de Lanuvium ; il fut élevé à Lores, villa située sur la voie Aurélia, où depuis il bâtit un palais, dont les restes se voient encore. Il passa son enfance avec son aïeul paternel, puis avec son aïeul maternel ; il eut un religieux attachement pour tous ses proches et c'est ainsi qu'il fut enrichi par les successions de ses cousins germains, du mari de sa mère, et d'un grand nombre d'alliés.

II. Il était d'un extérieur remarquablement beau, d'un esprit distingué, de moeurs douces, d'une physionomie noble, d'une humeur paisible; il avait une éloquence toute particulière, et une littérature brillante ; sobre surtout, il donnait beaucoup de soins à la culture de ses terres ; affable, généreux, il respectait le bien d'autrui,
et tout cela sans affectation, sans étalage ; enfin c'était un homme en tout recommandable, et qui, de l'avis des gens de bien, mérite d'être comparé à Numa Pompilius. Il fut surnommé le Pieux par le sénat, soit pour avoir, en sa présence, soutenu de sa main son beau-père affaibli par l'âge (ce qui d'ailleurs ne prouve pas une si grande piété ; car il y aurait plus d'impiété à négliger ce devoir, que de piété à le remplir) ; soit pour avoir sauvé ceux qu'Adrien avait condamnés à mort pendant sa maladie ; soit parce qu'en dépit de l'opinion publique, il avait, après la mort d'Adrien, proposé de lui rendre des honneurs illimités et extraordinaires; soit parce qu'à force de surveillance et d'attention, il avait empêché Adrien de mettre à exécution ses projets de suicide ; soit parce qu'il était réellement d'un caractère extrêmement doux, et que ses contemporains n'eurent à lui reprocher aucun acte de cruauté. Il fit aussi valoir ses capitaux à trois pour cent, c'est-à-dire au taux le plus bas, pour aider de son patrimoine le plus de gens qu'il pourrait. Il fut libéral dans sa questure, magnifique dans sa préture, consul avec Catilius Severus. Pendant tout le temps de sa vie privée, il vécut le plus souvent à la campagne ; mais ce fut un homme remarquable en tous lieux. Adrien le choisit, parmi les quatre consulaires chargés du gouvernement de l'Italie, pour administrer la partie où il avait le plus de biens : c'est qu'Adrien était jaloux à la fois et de l'honneur et de la tranquillité de cet homme vertueux.

III. Il eut, pendant qu'il gouvernait l'Italie, un présage de l'empire. Un jour qu'il était monté à son tribunal, il entendit entre autres acclamations : « Auguste, les dieux vous conservent! » Proconsul d'Asie, telle fut son administration, que seul il fut au-dessus de son aïeul. Il eut aussi dans ce proconsulat un présage de l'empire. La prêtresse de Tralles qui, suivant la coutume, venait toujours à ce titre saluer les proconsuls, au lieu de dire: «Salut, proconsul,» dit : «Salut, empereur.» Une autre fois à Cyzique la couronne qui était sur l'effigie d'un dieu fut transportée sur sa statue. Après son consulat, un arbre de son jardin poussa et entrelaça ses branches
dans les cornes d'un taureau de marbre, et le tint suspendu. La foudre, par un ciel serein, tomba sur sa maison, sans l'endommager. En Étrurie, des tonneaux qui avaient été enfouis, furent trouvés sur la terre. Ses statues dans toute l'Étrurie furent remplies d'essaims d'abeilles. Plus d'une fois en songe il fut invité à placer dans ses pénates la statue d'Adrien. Au moment de partir pour son proconsulat, il perdit sa fille aînée. On a beaucoup parlé de sa femme, de son humeur trop libre, et de ses moeurs relâchées, chagrins que le coeur d'Antonin dévorait en secret. Après son consulat, admis dans les conseils d'Adrien, il vécut souvent à Rome ; dans toutes les questions qu'Adrien lui soumettait, il était toujours pour le parti de la douceur.

IV. Voici ce qu'on rapporte de la manière dont il fut adopté. Après la mort d'Ëlius Verus, qu'Adrien avait adopté, le sénat un jour était en séance: Arrius Antoninus y vint, aidant son beau-père à marcher; et c'est pour cela, dit-on, qu'il fut adopté par Adrien. Cette circonstance ne peut assurément ni ne doit avoir été la seule cause de son adoption, surtout lorsqu'Antonin avait toujours bien mérité de la république et s'était montré dans son proconsulat plein d'intégrité et de sagesse. Lors donc qu'Adrien eut fait connaître son intention de l'adopter, Antonin prit le temps de se consulter, pour savoir s'il consentirait à recevoir cet honneur. La loi d'adoption fut rendue avec cette clause, que, de même qu'Antonin était adopté par Adrien, il adopterait lui-même Marc Antonin, fils du frère de sa femme, et Lucius Verus, fils d'Élius Verus, qui avait été adopté par Adrien, lequel Lucius Verus fut plus tard surnommé Antonin. L'adoption eut lieu le cinquième jour des calendes de mars. Antonin rendit grâces dans le sénat à Adrien, de ce qu'il avait eu de lui une si haute opinion, et fut nommé collègue de son père dans la dignité de proconsul et de tribun. La première particularité qu'on rapporte de son avènement, c'est que, sa femme lui reprochant de faire peu de bien à sa famille : « Folle que vous êtes, lui dit-il, depuis que nous sommes arrivés à l'empire, nous avons même perdu ce que nous avions auparavant. » Il fit aux soldats et au peuple une distribution de blé de son propre bien, et celles que son père avait promises. Il contribua pour la plus grande part aux travaux d'Adrien ; et de l'or qui avait été offert à l'occasion de son adoption, il rendit la totalité aux peuples d'Italie, et la moitié aux provinces.

V. Tant que vécut son père, il lui obéit religieusement et quand Adrien fut mort à Baies, il fit tranporter ses restes à Rome avec un pieux respect, et les exposa dans les jardins de Domitia; même il le mit au nombre des dieux, malgré une opposition générale. Il autorisa le sénat à donner à sa femme Faustina le nom d'Auguste, et accepta pour lui-même le surnom de Pieux. Il agréa pour son père, sa mère, ses aïeuls et ses frères les statues qui leur furent décernées ; il ne refusa pas les réjouissances instituées pour le jour anniversaire de sa naissance ; mais ne voulut pas d'autres honneurs. Il offrit un magnifique bouclier en l'honneur d'Adrien, et lui institua des prêtres. Devenu empereur, il ne donna de successeur à aucun de ceux qu'Adrien avait élevés, et telle fut sa constance, qu'il maintint dans leurs provinces les bons gouverneurs jusqu'à sept et neuf années consécutives. Il fit plusieurs guerres par ses lieutenants : ainsi il vainquit les Bretons par son lieutenant Lollius Urbicus ; il fit reculer les barbares, et reconstruisit l'enceinte continue en terre ; il força les Maures à demander la paix. Il contint les Germains, les Daces et d'autres nations, et fit rentrer dans le devoir les Juifs révoltés, par ses gouverneurs et ses lieutenants. Il réprima aussi des soulèvements en Achaïe et en Egypte ; il mit un terme aux tentatives répétées des Alains.

VI. Il enjoignit à ses procurateurs une grande modération dans la perception des tributs. Ceux qui passèrent les bornes, furent astreints à rendre leurs comptes, et jamais Antonin ne profita des abus dont souffraient les provinces. Il était toujours prêt à écouter les plaintes contre ses procurateurs. Il demanda au sénat l'acquittement de ceux qu'Adrien avait condamnés. Adrien, disait-il, en eût fait autant. Il sut descendre du faîte de la dignité impériale jusqu'à la plus grande popularité, ce qui ne servit qu'à le grandir, et cela au désespoir de ses courtisans ministres ; car, Antonin ne faisant rien par leur entremise, ils ne pouvaient pas de temps en temps se rendre redoutables, ni vendre ce qui se faisait au grand jour. Empereur, il eut autant de déférence pour le sénat qu'il en avait désiré pour lui-même, simple particulier, de la part d'un autre empereur. Le nom de Père de la patrie que le sénat lui avait offert, et qu'il avait d'abord refusé, il le reçut ensuite avec de grandes actions de grâces. La troisième année de son règne, il perdit sa femme Faustina. Elle reçut du sénat les honneurs divins ; on lui institua des jeux publics, un temple, des flammes, des statues d'or et d'argent; Antonin consentit même à ce que son image fût exposée dans toutes les fêtes publiques. Il accepta pour lui-même une statue d'or que le sénat lui offrit. Il créa questeur, à la demande du sénat, Marc Antonin. Il désigna questeur avant le temps Annius Verus qui, plus tard, fut appelé Antonin. Il ne prenait aucune décision sur les provinces , ou sur quelque acte du gouvernement, sans en avoir d'abord conféré avec ses amis ; il prenait toujours leur avis pour la rédaction de ses ordonnances. Ses amis ont pu le voir en habit d'intérieur, et vaquant à quelques soins domestiques.

VII. Telle fut son application dans le gouvernement des peuples soumis à son empire, qu'il donnait des soins à tout et à tous comme à ses propres affaires. Toutes les provinces furent florissantes sous son règne. Il abolit le droit du quart dont jouissaient les accusateurs. La confiscation des biens fut plus rare que jamais, à tel point qu'un seul homme fut proscrit, Attilius Tatianus, accusé d'avoir aspiré à la royauté : ce fut le sénat qui rendit l'arrêt; mais Antonin lui défendit de rechercher les complices, et ne cessa jamais d'assister en toute occasion le fils du proscrit. Un autre périt, ce fut Priscien, accusé aussi d'avoir aspiré à la royauté ; mais sa mort fut volontaire, et Antonin interdit toute enquête sur la conspiration. Le train de vie d'Antonin le Pieux était d'une sage magnificence , et d'une économie décente; sa table, servie par ses propres esclaves, était approvisionnée par ses oiseleurs, ses pécheurs et ses veneurs particuliers. Quand il sortait des bains préparéspour lui, il les livrait gratuitement au public; il ne changea absolument rien aux habitudes de sa vie privée. Il ôta leur traitement à bien des gens, voyant qu'ils le recevaient pour ne rien faire. « Rien n'est plus bas, disait-il, ou plutôt rien n'est plus cruel, que de ronger la république, quand on ne fait rien pour son service. » C'est ainsi qu'il diminua la pension du poëte lyrique Mesomède. Il savait parfaitement la statistique des provinces et l'état des impôts. Il abandonna son patrimoine à sa fille, mais il en donna les revenus à l'État. Il vendit toutes les superfluités qui servaient à la représentation impériale, ainsi que les domaines, et vécut dans ses terres propres diversement et suivant les saisons. Il n'entreprit jamais de voyage, si ce n'est pour aller à ses champs en Campanie. « Le cortège d'un empereur, disait-il, est onéreux pour les provinces, même quand il est mesquin. » Il n'en jouissait pas moins d'une grande autorité chez toutes les nations; s'il faisait de Rome sa résidence, c'était afin qu'ainsi placé au centre de l'empire, les nouvelles lui parvinssent plus promptement.

VIII. Il fit des distributions de blé au peuple ; il ajouta pour les soldats une gratification. Il institua en l'honneur de Faustina des jeunes filles nourries aux frais de l'État sous le nom de Faustiniennes.Voici les ouvrages qu'on a de lui à Rome : le temple d'Adrien, élevé en l'honneur de son père ; un stade grec rebâti après avoir été brûlé ; un amphithéâtre restauré ; le tombeau d'Adrien ; le temple d'Agrippa ; un pont en bois; un phare reconstruit; le port de Gaëte ; celui de Terracine reconstruit ; les bains d'Ostie ; l'aqueduc d'Antium; les temples de Lanuvium. Il fournit aussi des fonds à plusieurs villes pour les aider soit à faire de nouveaux travaux, soit à réparer d'anciens ouvrages : c'est ainsi qu'il aidait aussi des magistrats et des sénateurs à soutenir leur rang. Il refusa l'héritage de ceux qui avaient des enfants. Le premier il établit que personne ne serait puni par l'abandon d'un legs. Il ne donna de successeur à aucun bon juge vivant, si ce n'est à Orphite, préfet de Rome, mais sur sa propre demande. Ainsi Gavius Maximus, préfet du prétoire, atteignit sous lui sa vingtième année de service ; c'était un homme très dur : Tatius Maximus lui succéda. Celui-ci mort, Adrien le remplaça par deux préfets, Fabius Repentinus et Cornélius Victorinus. La chronique scandaleuse disait que Repentinus était arrivé à la préfecture par la concubine de l'empereur. Aucun sénateur ne fut mis à mort sous Antonin, à tel point qu'un parricide avoué fut relégué dans une île déserte, parce qu'il ne pouvait pas vivre suivant les lois de la nature. Il soulagea une disette de vin, d'huile et de blé, par des achats au compte de son trésor particulier, et par des distributions gratuites au peuple.

IX. Voici les calamités qui arrivèrent sous son règne : cette famine dont nous venons de parler ; l'écroulement du Cirque; un tremblement de terre qui détruisit des villes dans l'île de Rhodes et en Asie. Il les fit toutes reconstruire magnifiquement. A Rome aussi un incendie dévora trois cent quarante maisons publiques ou particulières. La cité de Narbonne, la ville d'Antioche et la place publique de Carthage brûlèrent. Il y eut aussi un débordement du Tibre ; l'apparition d'une comète; il naquit un enfant à deux têtes ; une femme eut d'une seule couche cinq enfants. On vit en Arabie un serpent à crête, plus grand que de coutume, qui se mangea depuis la queue jusqu'à la moitié du corps. Il y eut aussi une peste en Arabie. En Mésie, il poussa de l'orge sur le sommet de quelques arbres. Quatre lions qui n'avaient rien de sauvage vinrent d'eux-mêmes se faire prendre en Arabie. Le roi Pharasmane vint à Rome voir Antonin, et lui rendit plus d'honneur qu'il n'avait fait à Adrien. Antonin donna Pacorus pour roi aux Laziens. Il fit évacuer l'Arménie au roi des Parthes par une simple lettre. Il ramena par sa seule autorité le roi Abgare des contrées de l'Orient. Il termina des démêlés entre des souverains. Le roi des Parthes redemandant sa chaise royale que Trajan avait prise, il la refusa. Il renvoya Rimethalcès dans son royaume du Bosphore, après s'être fait rendre compte de son affaire avec le procurateur romain. Il envoya des auxiliaires aux Olbiopolites contre les Tauroscythes, et força les Tauroscythes à donner des otages aux Olbiopolites. Assurément il n'y a pas d'exemple d'une autorité aussi puissante auprès des peuples étrangers ; et Antonin aima toujours la paix, à tel point qu'il répétait souvent ce motde Scipion : « J'aime mieux sauver un seul citoyen que d'exterminer mille ennemis. »

X. Les mois de septembre et d'octobre furent appelés Antoninien et Faustinien par décret du sénat ; mais Antonin s'y refusa. Il célébra avec beaucoup de solennité le mariage de sa fille Faustina avec Marc Antonin, jusqu'à donner une gratification aux soldats. Il fit Antoninus Verus consul au sortir de sa questure. Il avait appelé de Chalcis Apollonius, et l'ayant invité à venir le trouver à sa maison Tibérienne, où il faisait sa résidence, pour lui confier Marc Antonin ; ce dernier lui dit que ce n'était pas au maître à aller trouver son élève, mais à l'élève à venir trouver son maître. «Ainsi, dit l'empereur en riant, Apollonius a trouvé plus facile de se transporter de Chalcis à Rome, que de chez lui au palais.» Antonin, dans les largesses dont il paya ses soins, eut aussi occasion de remarquersa cupidité. Entre autres preuves de sa piété, on rapporte que, Marc Antonin pleurant un jour la mort de celui qui l'avait élevé, les courtisans ministres cherchaient à arrêter ces démonstrations d'attachement, lorsque l'empereur, «Laissez-le être homme, dit-il : ni la philosophie, ni le pouvoir ne dispensent d'avoir du coeur. » Il enrichit ses préfets, et leur donna les ornements consulaires; il en condamna quelques-uns pour crime de concussion ; mais il rétablit leurs enfants dans les biens paternels, à une condition toutefois, c'est qu'ils rendraient aux provinces ce que leurs pères en avaient reçu. Il avait une singulière disposition à l'indulgence. Il donna des spectacles, où il fit paraître des éléphants, des chiens-loups, des rhinocéros, des crocodiles même et des hippopotames, avec des tigres, et toutes sortes d'animaux de toutes les parties de la terre ; il fit aussi paraître cent lions en une seule fois.

XI. Empereur, il fut avec ses amis ce qu'il avait été simple particulier. Ni eux ni leurs affranchis ne se firent jamais ses preneurs , et lui-même fut toujours très sévère avec ses propres affranchis. Il aimait les comédiens; il prenait beaucoup de plaisir à la pêche, à la chasse, à la promenade et à la conversation avec ses amis. Il faisait avec eux la vendange comme un simple particulier. Il donna des dignités et des traitements aux rhéteurs et aux philosophes dans toutes les provinces. On attribue généralement à d'autres que lui les discours qui portent son nom : Marius Maximus dit qu'ils sont bien de lui. Il admettait ses amis à sa table privée, ainsi qu'à ses repas publics; il ne faisait jamais de sacrifice par procuration, si ce n'est quand il était malade. Quand il demanda des honneurs pour lui ou pour ses fils, ce ne fut jamais qu'à titre de simple particulier. Il se rendait souvent lui-même aux festins de ses amis. On raconte encore, entre autres exemples de sa popularité, qu'unjour, visitant la maison d'Omulus, et admirant ses colonnes de porphyre, il lui demanda d'où elles lui venaient. « Quand on vient dans la maison d'autrui, dit Omulus, il faut être muet et sourd. » Et Antonin ne se formalisa pas de cette repartie. Du reste, il reçut toujours de très bonne grâce les nombreuses saillies de ce même Omulus.

XII. Il fit beaucoup de règlements de droit, assisté des jurisconsultes Umidius Verus, Salvius Valens, Volusius Metianus, Ulpius Marcellus et Sabolenus. Il réprima les séditions partout où il s'en éleva, non par des mesures violentes, mais par la modération et la fermeté. Il régla le tarif des représentations de gladiateurs, il mit la plus grande attention à prévenir les accidents occasionnés par les voitures. Il rendait compte de tous ses actes, et dans le sénat et par des édits. Il mourut dans sa soixante et dixième année ; mais on le regretta comme s'il fût mort dans sa jeunesse. Voici comme on raconte sa mort. Il avait mangé assez avidement à souper d'un fromage des Alpes; la nuit, il eut une indigestion; le lendemain, il fut pris de la fièvre; le troisième jour, voyant son état s'aggraver, il recommanda la république et sa fille à Marc Antonin, en présence des préfets ; puis il fit transporter chez lui une statue d'or de la Fortune qui avait sa place accoutumée dans la chambre à coucher des empereurs. Il donna au tribun pour mot d'ordre Aequanimitas [égalité d'âme]; alors, s'étant retourné comme pour dormir, il rendit le dernier soupir, dans sa maison de Lores. Dans le délire de la fièvre, il ne parla d'autre chose que de la république, et de ces rois qui l'irritaient. Il laissa son domaine particulier à sa fille, mais fit à chacun des siens, par son testament, un legs convenable.

XIII. Il était d'une haute et belle stature; mais en vieillissant, sa longue taille se voûtait, et, pour se tenir droit en marchant, il se garnissait la poitrine d'un corset de petites tablettes de tilleul. Dans sa vieillesse aussi, avant l'arrivée des courtisans, il mangeait du pain sec, pour se soutenir. Il avait la voix rauque et sonore, mais agréable. Le sénat l'appela Divin, répondant ainsi à un empressement unanime; chacun louait sa piété, sa clémence, son heureuse nature, la pureté de ses moeurs.
On lui décerna aussi tous les honneurs rendus jusque là aux meilleurs princes. Il eut un flamme, des jeux publics, un temple et une compagnie antoninienne. Seul à peu près de tous les empereurs, il vécut, du moins pour ce qui est de lui personnellement, sans verser le sang d'aucun citoyen, ni d'aucun ennemi. On a raison de le comparer à Numa ; car il en eut toujours le bonheur, la piété, le calme et la dévotion.

FIN DE L'OUVRAGE

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