L'Histoire Auguste
Julius Capitolinus
traduction PAR M. VALTON, Professeur au collège royal de Charlemagne.
C. L. F. PANCKOUCKE 1844
Vie de Clodius Albinus
ADRESSÉE A CONSTANTIN AUGUSTE.
I. QUATRE empereurs furent proclamés à la fois après Pertinax, mis à mort par la faction d'Albinus : Julien, par le sénat à Rome ; Septime Sévère, par l'armée en Illyrie ; Pescennius Niger en Orient, et Clodius Albinus en Gaule. Hérodien dit que Clodius fut le césar de Sévère. Mais comme ils ne pouvaientse souffrir l'un l'autre empereur, que les armées de Gaule et de Germanie ne pouvaient les reconnaître, parce qu'elles avaient elles-mêmes leur empereur, ce fut un bouleversement général. Clodius Albinus était d'une famille noble, quoique d'Adrumète en Afrique ; aussi prenait-il pour lui cet oracle rendu en faveur de Sévère, comme nous l'avons dit dans la Vie de Pescennius, ne voulant pas qu'on lui appliquât ces mots : Pessimus Albus [le pire est le blanc], qui étaient contenus dans le même vers où se trouvaient l'éloge de Sévère et l'approbation de Pescennius Niger. Mais avant de raconter ou sa vie ou sa mort, il faut dire aussi ce qui le fit noble.
II. Autrefois Commode, donnant un successeur à ce même Albinus, lui avait écrit pour l'inviter à prendre le titre de césar. Voici sa lettre : «L'empereur Commode à Clodius Albinus. Je vous ai déjà écrit officiellement au sujet de votre successeur et de votre dignité ; mais voici une lettre familière, intime, écrite, vous le voyez, tout entière de ma main, par laquelle je vous autorise à vous présenter, s'il le faut, aux soldats et à prendre le titre de césar. J'apprends, en effet, que Septime Sévère et Nonius Murcus parlent mal de moi aux soldats, pour se ménager la procuration du pouvoir impérial. Cela fait, vous aurez, en outre, plein pouvoir d'augmenter la solde jusqu'à concurrence de trois aureus. De plus, j'ai écrit aussi à mes procurateurs : vous recevrez les lettres vous-même, cachetées au sceau d'une Amazone, et, quand il en sera besoin, vous les donnerez aux maîtres des comptes, de peur qu'ils ne vous écoutent pas, quand vous voudrez ordonnancer sur le trésor. Pour avoir sur vous quelques marques de la majesté impériale, vous aurez la faculté de porter le manteau d'écarlate en ma présence ; et pour me rendre visite, et quand vous serez avec moi, vous pourrez même porter la pourpre, mais sans or : cette distinction fut accordée à mon bisaïeul Verus, mort dans l'adolescence, par Adrien qui l'adopta. »
III. Cette lettre reçue, Albinus ne voulut pas faire ce qui lui était ordonné : il craignait l'odieux Commode à cause de ses moeurs, par lesquelles il avait perdu l'État et s'était lui-même avili; il faudrait un jour ou l'autre le frapper, pour ne pas être sa victime comme tant d'autres. Enfin il existe une harangue d'Albinus, qui, lorsqu'il reçut l'empire, vivement appuyé, dit-on, par Sévère, constate ce fait. En voici un passage : " C'est malgré moi, compagnons d'armes, que je suis amené à l'empire ; une preuve, entre autres, c'est que j'ai refusé le titre de césar que m'offrait Commode ; mais il faut obéir, et à votre volonté et à celle de Sévère Auguste. Je crois, en effet, qu'un homme vertueux et un homme de coeur peuvent heureusement gouverner l'État." Or, on ne peut le nier, et c'est ce que dit aussi Marius Maximus, Sévère eut d'abord la pensée de s'assurer, en cas d'événement, Pescennius Niger et Claudius Albinus pour successeurs; mais ensuite, soit intérêt pour ses fils qui déjà grandissaient, soit jalousie de la popularité d'Albinus, il changea d'avis, et leur fit la guerre à tous deux, surtout à l'instigation de sa femme. Enfin Sévère désigna consul Albinus, ce qu'il n'eût point fait s'il ne se fût agi d'un homme très distingué, lui qui mettait tant de soin dans le choix des magistrats.
IV. Mais pour revenir à Albinus, il était, comme j'ai
dit, né à Adrumète, mais noble dans son pays, et tirant
son origine de familles romaines, comme des Postumius
et des Albinus Cejonius. Cette famille, aujourd'hui encore,
grand Constantin, est très noble; agrandie par
vous, elle attend de vous un nouvel accroissement,
après s'être élevée grâce à l'appui de Gallien et des Gordien.
Clodius Albinus cependant, né dans une modeste
famille dont le patrimoine était très borné, de parents
vertueux, Cejonius Postumius et Aurélia Messalina,
fut leur premier enfant. Au sortir du sein maternel,
contre l'ordinaire des nouveau-nés qui sont rouges, il
était très blanc, et fut appelé Albinus. Cette circonstance
est constatée par une lettre de son père à Aelius
Bassianus, alors proconsul d'Afrique, et allié de la
famille, à ce qu'il paraît.
LETTRE DE CEJONIUS POSTUMIUS A AELIUS BASSIANUS.
« Un fils m'est né le septième jour des calendes de décembre, si blanc immédiatement par tout le corps,
qu'il l'emportait sur le linge dans lequel il fut reçu.
Je l'ai donc reconnu pour fils, et donné à la famille des
Albinus, notre famille commune, sous le nom d'Albinus.
Aime toujours, comme tu fais, la république, et toi, et
nous-mêmes. »
V. Il passa toute son enfance en Afrique, étudiant
médiocrement les langues grecque et latine, car il était
déjà d'une humeur belliqueuse et fière. A l'école, il
chantait souvent, dit - on , au milieu des petits enfants
:
« Je m'arme hors de moi, sans trop savoir ce que je ferai de
mes armes, »
répétant : Je m'arme hors de moi.
On dit qu'il eut après sa naissance plusieurs pronostics
de l'empire. Ainsi, il naquit un boeuf blanc
avec des cornes d'une couleur pourpre foncé, particularité
étonnante ; et ces cornes, déposées par lui, à
l'époque de son tribunat, dans le temple d'Apollon à
Cumes, existèrent, longtemps, dit-on. On rapporte que
consultant l'oracle sur sa destinée,
il reçut pour réponse
ces vers :
« Par lui Rome, en proie à une grande agitation, sera raffermie
: il écrasera, à la tète de la cavalerie, les Carthaginois et le
Gaulois rebelle. »
Or il est constant qu'en Gaule il soumit beaucoup de
nations. Il soupçonnait lui-même que la prédiction
il écrasera les Carthaginois, avait trait à Sévère,
parce que Septime était Africain. Il eut encore un
autre pronostic de l'empire. Un usage particulier à la
famille des Césars, était d'y baigner les petits enfants
dans des bassins faits d'écaillé de tortue. A la naissance de Clodius, un pêcheur apporta et offrit à son père une
grande écaille. Celui-ci, bel esprit, vit là dedans un
présage, accepta l'écaillé avec plaisir, la fit préparer avec
soin, et la consacra aux bains chauds de l'enfant, espérant
déjà par là le faire remarquer. Il était rare de voir
des aigles dans l'endroit où était né Albinus; le septième
jour de sa naissance, à l'heure du festin qui se donnait
en l'honneur du nouveau-né, comme on lui donnait un
nom, sept jeunes aiglons furent apportés de leur nid et
placés auprès du berceau de l'enfant, comme pour le
faire jouer. Le père ne refusa pas non plus ce présage;
il fit élever les aiglons, et voulut qu'on en prît le plus
grand soin. Autre pronostic : c'était l'habitude, dans
cette famille, d'envelopper les enfants dans des bandelettes
roussâtres; mais ces bandelettes que la mère avait
préparées pendant sa grossesse, se trouvant humides
d'avoir été lavées, l'enfant fut enveloppé dans une bandelettede
pourpre de sa mère; même sa nourrice plaisantait
là-dessus, et l'appelait Porphyrius [de pourpre].
Tels furent quelques-unsdes signes de sa grandeur future.
Ceux qui voudront les connaître tous, n'auront qu'à lire
Aelius Cordus, qui entre dans les plus minutieux détails
sur ces sortes de présages.
VI. Il entra donc au service dès son adolescence, et se fit connaître des Antonin par Lollius Serenus, Bébius Mécianus et Cejonius Postumianus, ses alliés. Il commanda en qualité de tribun la cavalerie dalmate; il commanda aussi les quatrième et première légions. Il maintint dans le devoir les armées de Bithynie à l'époque de la révolte d'Avidius. Ensuite Commode le fit passer dans les Gaules, où, après avoir taillé en pièces les Frisons d'outre Rhin, il rendit son nom célèbre, et chez les Romains et chez les barbares. Commode, enthousiasmé de ces succès, lui offrit le titre de césar, avec la faculté d'augmenter la solde, et de porter le manteau de pou pre. Albinus s'en défendit sagement : « Commode, disait-il, cherche des hommes, ou qui périssent avec lui, ou qu'il ait lui-même des raisons de faire périr. » Il fut dispensé de la questure ; après quoi il fut édile seulement pendant dix jours, parce qu'il fut envoyé précipitamment à l'armée. Ensuite il exerça sous Commode une préture fameuse : car aux jeux qu'il donna, Commode, dit-on, combattit, et au forum et au théâtre. Il fut déclaré consul par Sévère, dans le temps où celui-ci songeait à l'appeler à sa succession avec Pescennius.
VII. Il parvint à l'empire dans un âge déjà assez
avancé, plus âgé que Pescennius Niger, comme Sévère
lui-même l'atteste dans sa Vie. Mais quand Sévère eut
vaincu Pescennius, voulant conserver l'empire à ses fils,
et voyant que le sénat avait une préférence marquée
pour Clodius Albinus, parce qu'il était d?une ancienne
famille, il lui écrivit par l'intermédiaire de certains personnages
du plus haut rang et très avant dans son. affection, pour lui dire que, puisque Pescennius était tué, il
devait l'aider consciencieusement à gouverner l'empire.
Voici une copie de cette lettre, conservée par Gordus :
«. L'empereur Sévère auguste à Clodius Albinus
césar son frère très aimé et très désiré,
salut. Après
avoir vaincu Pescennius, nous avons envoyé à Rome
une lettre, que le sénat, plein de bonne volonté pour
toi, a reçue avec plaisir. Je t'en prie, apporte au
gouvernement de la république le même esprit qui fait
de toi le frère chéri de mon coeur, le frère de l'empire.
Bassianus et Geta te saluent. Notre chère Julia te salue
toi et ta soeur. Nous envoyons à ton petit enfant Pescennius Prinéus des présents dignes de son rang et du tien.
Conserve les armées à la république et à nous, cher et
bien-aimé confident de nos pensées. »
VIII. Il lui fit parvenir cette lettre par ses affidés les plus dévoués ; ils avaient ordre de la lui remettre d'abord publiquement, ensuite de lui dire qu'ils avaient plusieurs communications à lui faire en particulier, relativement à la guerre, à la police secrète du camp , et aux confidences de la cour; puis, arrivés dans un endroit isolé, cinq des plus vigoureux devaient le frapper avec des poignards cachés sous leur robe. Ils s'acquittèrent fidèlement de leur mission. Arrivés près d'Albinus, ils lui remirent la lettre ; celui-ci la lut, après quoi, ils lui dirent qu'ils avaient à lui parler en secret, et demandèrent une salle écartée de toute espèce de témoins; mais comme ils insistaient pour que personne absolument n'accompagnât Albinus dans une très longue galerie, sous prétexte de ne pas trahir leurs instructions, Albinus se douta d'un complot. Enfin, persuadé que ses soupçons étaient fondés, il les fit mettre à la torture. D'abord ils nièrent obstinément; mais ensuite, vaincus par la souffrance, ils avouèrent les ordres qu'ils avaient reçus de Sévère. Alors, tout étant découvert, et ses soupçons justifiés et éclaircis, Albinus rassembla une grande armée, et marcha contre Sévère et ses lieutenants.
IX. Dans le premier engagement qu'il eut avec les lieutenants de Sévère, il eut l'avantage ; ensuite Sévère, après avoir fait déclarer Albinus ennemi par le sénat, partit en personne contre lui, et combattit en Gaule avec une grande vigueur et un grand courage, non sans balancer la fortune. Enfin, dans son inquiétude, il consulta les augures : il lui fut répondu, suivant Marius Maximus, qu'Albinus tomberait en son pouvoir, mais ni vivant, ni mort; ce qui arriva en effet. Une bataille décisive fut livrée. Après avoir vu une quantité innombrable des siens taillés en pièces, une partie prendre la fuite, beaucoup même se rendre au vainqueur, Albinus s'enfuit, et, suivant beaucoup de rapports, se tua de sa main; suivant d'autres, frappé par son esclave, il fut livré demi-mort à Sévère. Et ainsi se trouva confirmée la prédiction des augures. Plusieurs disent encore qu'il fut tué par les soldats, qui voulaient se faire un mérite de sa mort auprès de Sévère. Albinus eut un fils, suivant quelques historiens, Maximus dit deux. Sévère leur fit grâce d'abord, ensuite il les fit tuer avec leur mère, et jeter à la rivière. Il fit porter la tête d'Albinus au bout d'une pique ; puis il l'envoya à Rome avec une lettre au sénat, dans laquelle il insultait à l'affection de ce dernier pour Albinus, affection telle, qu'il avait comblé d'honneurs ses proches et son frère particulièrement. Le corps d'Albinus resta, dit-on, étendu devant la tente de Sévère pendant plusieurs jours jusqu'à putréfaction, puis mis en pièces par des chiens et jeté à la rivière.
X. On n'est pas d'accord sur son caractère. D'après
ce qu'en dit Sévère lui-même, il était bas, malicieux,
méchant, sans honneur, intéressé, luxurieux. Mais il disait
cela pendant la guerre ou après la guerre, lorsque
déjà, parlant d'un ennemi, son témoignage ne méritait
plus de confiance. Du reste, il lui avait écrit fréquemment
comme à un ami intime ; généralement on avait
bonne opinion d'Albinus, et Sévère lui-même avait
voulu qu'on l'appelât son césar, et quand il songea à
son successeur, Albinus fut le premier qui lui vint à l'idée. En outre, il existe des lettres de Marc Antonin
au sujet d'Albinus, et qui portent témoignage de ses qualités
et de son caractère. Il n'est pas hors de propos d'en
rapporter une adressée aux préfets : « Marc Aurèle Antonin
à ses préfets, salut. J'ai donné le commandement
de deux cohortes de cavalerie à Albinus, de la famille
Cejonia, Africain il est vrai, mais qui n'a pas beaucoup
de l'Africain, gendre de Plautillus. C'est un homme
d'expérience, d'une vie austère, d'un caractère grave. Je
crois qu'il se rendra très utile dans la guerre ; du moins
il ne nuira pas, j'en suis sûr. Je lui ai accordé par
décret double salaire, l'habit militaire simple, mais le
quadruple de la solde de son grade. Exhortez-le, vous,
à se faire remarquer de la république : il sera récompensé
suivant ses services. » Il y a encore une autre lettre
écrite par Marc Antonin, à l'époque de la conspiration
d'Avidius Cassius, et toujours au sujet d'Albinus. En
voici le contenu : « La fermeté d'Albinus mérite des
louanges. Les légions étaient sérieusement révoltées : il
les a empêchées d'aller joindre Avidius Cassius ; et, sans
lui, la révolte était générale. Nous avons donc un
homme digne du consulat, que je mettrai à la place
de Cassius Papirius, qui, d'après les nouvelles que
j'en ai reçues, se meurt en cet instant. En attendant,
gardez le silence à ce sujet; que cela n'arrive pas
aux oreilles de Papirius lui-même ou de ses amis.
Je ne veux pas qu'on dise que j'ai remplacé un consul
vivait. »
XI. Ainsi ces lettres attestent qu'Albinus était un homme important. Une chose surtout le prouve, c'est que, pour relever les villes que Pescennius Niger avait écrasées, l'empereur lui envoya des fonds, voulant lui faciliter les moyens d'engager les habitants. Il était glouton, au rapport de Cordus, qui s'attache à ces sortes de détails dans ses écrits. Ainsi, dit-il, il mangea, un jour à jeun, une quantité de fruits prodigieuse pour un homme : cinquante figues séchées au soleil, que les Grecs appellent callistrulhies, cent pêches de Campanie, dix melons d'Ostie, vingt livres de raisins de Lavican, cent becfigues, et quatre cents huîtres. Cordus dit qu'il buvait peu de vin ; mais Sévère dit le contraire : selon lui, Albinus s'enivrait même à la guerre, il ne soupa jamais avec sa famille, soit à cause de son ivrognerie, suivant Sévère, soit à cause de l'aigreur de son caractère. Il fut très odieux à sa femme, injuste envers ses esclaves, inflexible pour le soldat. Souvent, en effet, il fit mettre en croix des centurions ordinaires, pour des motifs qui ne méritaient pas ce supplice. Il appliqua très souvent la peine des verges, et jamais il ne pardonna une faute. Très soigné dans sa mise, il était très mesquin dans ses repas, ne s'attachant qu'à la quantité. Passionné pour les femmes, il ne connut jamais les goûts contre nature, et même leur faisait la guerre. Il était très versé dans l'agriculture, à tel point même, qu'il écrivit des Géorgiques. Quelques-uns lui attribuent des fables milesiennes, qui ne manquent pas d'une certaine réputation, quoique d'un style médiocre.
XII. Il fut aimé du sénat autant qu'aucun empereur,
surtout en haine de Sévère, que les sénateurs détestaient
à cause de sa cruauté. Sévère, après l'avoir vaincu, mit
à mort un grand nombre de sénateurs, soit partisans réels,
soit partisans supposés d'Albinus. Enfin,
quand il l'eut
tué lui-même près de Lyon, il fit faire aussitôt l'inventaire
de ses lettres, pour voir et ceux à qui il avait écrit, et ceux qui lui avaient répondu ; et tous ceux dont il
trouva des lettres, il les fit déclarer ennemis par le sénat.
Sans pitié pour eux, il les punit de mort, et confisqua
leurs biens au profit du trésor public. Il existe une lettre
de Sévère, dans laquelle se montre son âme, et dont
voici la copie :
« Rien ne peut m'arriver de plus pénible, pères conscrits,
que si Albinus avait dans votre jugement la préférence
sur Sévère. Moi, j'ai donné des blés à la république,
j'ai soutenu beaucoup de guerres pour la république,
j'ai donné au peuple romain autant d'huile qu'en peut à
peine fournir la nature. Moi, j'ai tué Pescennius Niger,
et vous ai délivrés des maux de la tyrannie. Vous m'avez
en vérité bien récompensé, vous m'avez bien témoigné
votre reconnaissance. Un Africain, et un Africain d'Adrumète
encore, se dit faussement un rejeton du sang des
Cejonius, et voilà que vous l'avez élevé au point d'en
vouloir faire un empereur, moi régnant, et mes enfants
existant encore. A-t-il manqué, je vous le demande, à
votre auguste assemblée, un homme que vous vous fissiez
un devoir d'aimer, et qui vous aimât? Vous avez comblé
son frère d'honneurs ; vous attendez de lui des consulats,
de lui des prétures, de lui les insignes de toute espèce
de magistrature. Vous ne me montrez pas ce zèle que
vos ancêtres ont eu, et contre la faction de Pison, et pour
Trajan, et naguère encore contre Avidius Cassius. Vous
m'avez préféré ce fourbe, qu'aucune sorte de mensonge
n'a pu effrayer, et dont la noblesse elle-même est un
mensonge. Bien plus, il vous a fallu entendre un Statilius
Corfulenus émettant le voeu que des honneurs fussent
décernés à Albinus et à son frère. Il ne restait plus à cet
homme, digne, en vérité, par sa noblesse des honneurs du triomphe, qu'à décréter sur moi-même. Mais ce qui
m'a le plus affligé,
c'a été que vous ayez généralement
trouvé bon de le louer comme écrivain, parce que,
occupé à certaines chansons de bonnes femmes,
il vieillissait
partagé entre les fables punico-milésiennes de son
cher Apulée, et les passe-temps littéraires. »
On voit par là avec quelle rigueur il sévit contre le parti
de Pescennius ou contre celui de Clodius.Tous ces détails
ont trouvé place dans sa Vie. Ceux qui voudront en avoir
un récit exact, n'ont qu'à lire Marius Maximus, parmi
les écrivains latins ; et parmi les grecs, Hérodien : tous
deux ont généralement dit la vérité.
XIII. Albinus était d'une taille élevée ; il avait les cheveux bouclés et crépus, le front large et le teint d'une merveilleuse blancheur : particularité qui, suivant l'opinion commune, lui valut son nom. Il avait une voix de femme, à peu près comme celle des eunuques. Facile à émouvoir, il avait de terribles excès de colère et de sombre fureur. Capricieux dans ses vices, souvent il se prenait de passion pour le vin, d'autres fois il s'en privait. Il excellait dans les armes, et ce n'est pas sans raison qu'on l'appelait le Catilina de l'époque. Il n'est pas hors de propos, ce nous semble, de montrer comment Clodius Albinus gagna l'affection du sénat. Commode l'avait chargé de commander les armées de Bretagne; Albinus reçoit la nouvelle de sa mort et reconnaît qu'elle est fausse : il avait reçu de Commode lui-même le nom de césar ; alors il se présente aux soldats et leur adresse cette harangue : « Si le sénat du peuple romain avait cette autorité dont il jouissait jadis, un si grand empire ne serait pas l'apanage d'un seul homme ; des Vitellius, des Néron, des Domitius n'eussent pas été maîtres des destinées publiques. Ces familles des Cejonius, des Albinus, des Postumius, dont nous sortons, vécurent sous le régime consulaire. Vous avez appris l'histoire de ces grands hommes par vos pères, qui là tenaient eux-mêmes de leurs ancêtres. Le sénat a réuni l'Afrique à l'empire romain ; le sénat a soumis la Gaule et les Espagnes; le sénat a donné des lois aux peuples de l'Orient; le sénat a porté la guerre chez les Parthes, et les eût subjugués, si la fortune de la république n'eût pas mis alors à la tête de l'armée romaine un chef si avide. César a soumis les Bretagnes, sénateur, mais non encore dictateur. Ce Commode lui-même, combien n'eût-il pas été meilleur, s'il eût craint le sénat? Jusqu'à Néron, le sénat conserva cette autorité, et ne craignit pas de condamner un empereur vil et impur, quand il eut à décider du sort de l'homme qui avait alors entre ses mains le droit de vie et de mort et la souveraineté. C'est pourquoi, compagnons d'armes, je refuse, moi, le titre de césar, que m'a déféré Commode. Fassent les dieux que d'autres n'en veuillent pas non plus ! que le sénat gouverne, qu'il distribue les provinces! que le sénat nous fasse consuls. Que dis-je, le sénat? vous-mêmes et vos pères : vous serez vous-mêmes les sénateurs. »
XIV. Cette harangue parvint jusqu'à Rome, quand Commode vivait encore. Elle l'exaspéra contre Albinus, et sur-le-champ il envoya pour le remplacer Junius Sévère, un de ses compagnons intimes. Or, le sénat avait pour Albinus une telle affection, qu'il l'honorait, même absent, d'acclamations extraordinaires, et du vivant de Commode, et après sa mort ; si bien que quelques-uns conseillèrent à Pertinax de se l'associer, et que ce fut son influence surtout qui détermina Julianus à tuer Pertinax. Pour l'intelligence de ces détails, j'ai joint ici une lettre de Commode à ses préfets du prétoire, par laquelle il leur annonce son intention de se défaire d'Albinus." Aurelius Commode Sévère à ses préfets, salut. Vous avez appris, je pense, d'abord mon prétendu assassinat par mes proches ; ensuite la harangue adressée à mes soldats par Clodius Albinus, qui se recommande fort au sénat, et non en vain, autant que nous le voyons. Car celui qui ne veut pas du gouvernement d'un seul dans la république, et qui prétend qu'elle doit être gouvernée par le sénat, celui-là demande pour lui l'empire par le sénat. Prenez donc les plus promptes mesures ; car maintenant vous savez un homme à éviter pour vous, pour les soldats et pour le peuple." Cette lettre fut trouvée par Pertinax : il la publia pour dépopulariser Albinus; aussi Albinus donna-t-il à Julianus l'idée de tuer Pertinax.
FIN DE L'OUVRAGE