Persa ou le Persan

de Plaute

Traduction de Alfred ERNOUT , membre de l'institut, professeur à la faculté des lettres à l'université de Paris.

Société d'éditions "les Belles Lettres"- 1938-

 

NOTICE

En écrivant le Persan, l'auteur semble n'avoir eu d'autre prétention que d'offrir aux spectateurs une sorte d'opérette, toute farcie de chants et de danses, agrémentée de costumes exotiques. Sur les huit cent cinquante sept vers dont se compose la pièce, une des plus courtes du théâtre plautinien, le parlé n'en comprend que trois cent cinquante six (1); le reste se compose de récitatifs ou de cantica, solos ou duos, souvent accompagnés de jeux de scène, de mouvements, de pas et de figures qui évoquent les comédies-ballets de Molière. Les acteurs prennent soin de nous annoncer eux-mêmes qu'ils vont danser le pas d'Hégéas, ou celui de Diodore l'Ionien. Etant donné l'importance accordée à la partie spectaculaire, il ne faut pas trop demander à l'intrigue ou aux caractères. Nous retrouverons une fois de plus le thème du léno berné par un coquin d'esclave, qui lui fait acheter, en la présentant comme une captive de guerre venue du fond de l'Arabie, une fille libre, aussitôt réclamée après la vente par son honorable père, le parasite Saturion. Dépouillé de son emplette, le léno est, pour comble, bafoué et rossé. Revenu du forum où il s'est entendu condamner à restituer la jeune fille, Dordale surprend Toxile et ses complices en train de festoyer avec son bon argent. Il s'approche furieux, mais il n'est pas de taille à luttercontre cette bande.

(1). Seuls les vers 53-167; 329-469; 501-512; 520-527; 673-752 sont en sénaires iambiques, les suites de septénaires sont assez rares (v. 203-250; 279-328; 528-672) ; le reste de la pièce est écrit en vers libres, mélange de septénaires et d'octonaires, de dimètres iambiques et trochaïques. d'anapestes, de bacchiaques, sans compter quelques vers dont la scansion demeure incertaine.

On l'invite ironiquement à prendre place au festin, Pégnion, sous prétexte de le caresser, l'accable de soufflets, Sagaristion en fait autant, Toxile lui pince les fesses, finalement il s'enfuit, pendant que ses mystificateurs continuent à boire et à danser.
L'intérêt du spectacle est donc tout entier dans le faire du poète, dans la façon dont il nous présente un plat dont nous sommes un peu blasés. Il faut dire que Plaute a su l'accommoder d'une manière nouvelle. Cette fois l'amoureux n'est plus un jeune homme de bonne famille, et son amante n'est pas une fille de condition libre, dont le mauvais sort a fait une esclave, et qui verra au dénoûment la fin de ses malheurs. Nous sommes dans un monde servile : Toxile, Sagaristion, Pégnion, Lemnisélène et sa servante Sophoclidisque sont d'authentiques esclaves, l'élément libre est représenté seulement par le parasite Saturion et par sa fille, pour être complet, ajoutons-y le léno. Ainsi s'expliquent le ton particulier de la pièce, et la liberté d'allures que Plaute a pu se donner : aucun des personnages ne s'embarrasse de scrupules. Toxile a profité de l'absence de son patron pour affranchir Lemnisélène, sans verser d'argent à Dordale, naturellement; Sagaristion n'hésite pas, pour venir en aide à son compagnon, à s'approprier la somme qu'il a reçue de son maître en vue d'un achat de bœufs — et nous retrouvons ici une situation déjà rencontrée dans l'Asinaria — quant à Saturion, il consent non moins volontiers à vendre sa fille à Dordale, afin de réaliser l'escroquerie imaginée par Toxile. Pégnion, Sophoclidisque, Lemnisélène ne déparent pas cet ensemble. Une seule figure semble mettre une note d'honnêteté dans ce concert de coquins : c'est la fille de Saturion qui exprime en termes très nobles sa répugnance pour le rôle qu'on lui fait jouer, et qui moralise son père fort congrûment. Suivant Lejay « le ton, la gravité, la subtilité de ce débat rappellent plutôt les grandes scènes entre père et fille dans les tragédies d'Euripide que les dialogues habituels de la comédie. » Sans doute, mais il ne faut pas oublier qu'après avoir exhalé son indignation, cette honnête fille tient fort bien sa partie, et que non contente de bien répéter son rôle, elle sait aussi improviser les réponses qui aideront à duper Dordale. L'indignation vertueuse qu'elle montre d'abord et le ton sentencieux qu'elle prend ne servent qu'à rendre plus piquante l'altitude qu'elle a dans la suite et ce serait, je crois, un contresens que de la comparer avec Alcmène. Non, l'atmosphère n'est pas à la vertu, munie par occasion, dans le Persan, et nous sommes toujours dans la farce bouffonne. Ce caractère explique la conduite de l'action, le grand nombre de scènes ou de fragments de scènes qui en retardent inutilement la marche, et qui sont là uniquement pour faire rire, comme le monologue de Saturion et les propos de bouche qu'il échange avec Toxile, le dialogue entre Toxile, Pégnion et Sophoclidique, les injures qu'échangent Pégnion et Sagaristion, Toxile et Dordale, le début de 1'interrogaloire de la jeune fille. Et c'est aussi ce qui autorise le poète à se montrer plus libre encore que de coutume dans la plaisanterie, à multiplier les injures, les quolibets, les allusions aux mauvaises mœurs de ses personnages, et même des jeux de scène assez risqués. Si le Persan n'est pas une des meilleures comédies de Plaute, elle a pour nous le mérite de nous faire connaître un aspect nouveau de son art, assez voisin du mime et de l'atellane, et proche ancêtre de ce que sera plus lard la comédie italienne, avec ses Arlequin, ses Scapin, et ses Pantalon.
Nous ne savons rien de l'original grec du Persan et les hypothèses qu'on a faites pour le déterminer reposent sur des indices bien fragiles. Se fondant sur le vers 506

Chrysopolim Persae cepere urbem in Arabia

Wilamowitz en a conclu que cet original devait remonter à une époque où l'empire perse était encore debout, donc au temps de Démosthène et de la moyenne comédie. C'est accorder bien du poids à une indication qui peut être de pure fantaisie, et il ne semble pas qu'il y ait jamais eu de Chrysopolis en Arabie. Avec aussi peu de raison, M. Meyer a soutenu que la pièce grecque appartenait à la comédie nouvelle. La date de la pièce latine est peut-être un peu moins incertaine. Une plaisanterie de Saturion a fait supposer que le Persan devait être de peu postérieur à la fondation du collège des Épulons que les pontifes firent créer en 196 avant Jésus Christ.

O mi Iuppiter Terrestris, te coepulonus compellat tuus

Une allusion aux courses d'autruches données dans le cirque (v. 199) laisse conjecturer aussi que ces animaux avaient déjà figuré dans les jeux à Rome, et place la pièce après la prise de Carthage, par exemple aux Ludi Romani de l'année 197. C'est à cette date aussi que conduit la plaisanterie sur les richesses proverbiales du roi Attale (v. 339), mort en cette même année 197. Il n'est donc pas trop audacieux de conclure avec Naudet qu' « on peut, avec quelque probabilité, ranger le Persan dans les productions des dix dernières années de l'auteur.»

PERSONNAGES

TOXILE, esclave.
SAGARISTION, autre esclave, ami de Toxile.
SATURION, parasite.
SOPHOCLIDISQUE, servante de Lemnisélène.
LEMNISÉLÈNE, esclave de Dordale et amante de Toxile.
PEGNION, jeune esclave, serviteur de Toxile.
LA FILLE de Saturion.
DORDALE, léno.

La scène est à Athènes.

 

ARGUMENT
(acrostiche)

En l'absence de son maître, Toxile achète la belle qu'il aime, et la fait affranchir par le léno. Il engage en outre celui-ci à acheter une jeune étrangère au pirate qui l'a ravie : c'est la fille de son parasite qui joue ce rôle. Dordale tombe dans le panneau et Toxile le berne tout en s'enivrant (1).

(1). Cet argument acrostiche n'est conservé que par les manuscrite palatins. Le palimpseste ambrosien a gardé quelques traces d'un second argument de quatorze vers, mais dans un tel état de mutilation que toute restitution est impossible.

(ACTE I)

(SCÈNE 1)

TOXILE

TOXILE (seul). — L'amoureux qui, le premier, s'est engagé sans argent dans les voies de l'Amour, a connu des tribulations qui surpassent les tribulations d'Hercule. Pour moi, je préférerais lutter à mort avec le lion, avec l'hydre, avec le cerf, avec le sanglier d'Étolie, avec les oiseaux du Stymphale, avec Antée plutôt: qu'avec l'Amour : tant j'ai de peine pour trouver à emprunter. « Je n'ai pas d'argent » c'est la seule réponse que savent me faire ceux à qui je m'adresse.

(SCÈNE II)

SAGARISTION TOXILE

SAGARISTION (entrant sans voir Toxile). — Le serviteur qui veut, dans son service, bien servir son maître, doit, par Pollux, avoir toujours présentes à l'esprit mille attentions capables selon lui de plaire à ce maître, absent et présent. Quant à moi, ce n'est pas que j'aime à servir, ou que je donne entière satisfaction à mon maître mais, pas plus qu'on ne peut s'empêcher de toucher à un œil malade, il ne peut se passer de moi, il faut toujours qu'il me donne des ordres, qu'il me prépose au soin d'étayer ses affaires.
TOXILE. — Quel est cet homme-là debout en face de moi?
SAGARISTION. — Quel est cet homme-ci debout en face de moi?
TOXILE. — On dirait Sagaristion.
SAGARISTION. — Mais c'est mon ami Toxile.
TOXILE. — Pas de doute, c'est lui.
SAGARISTION. — C'est lui, je crois bien.
TOXILE (marchant à la rencontre de Sagaristion). — Allons le trouver.
SAGARISTION (même jeu,). — Allons à sa rencontre, nous aussi.
TOXILE. — Ah! Sagaristion, que les dieux te protègent !
SAGARISTION. — Ah! Toxile, que les dieux comblent tous tes vœux! Comment te portes-tu?
TOXILE. — Comme je peux.
SAGARISTION. — Quoi de neuf?
TOXILE. — On vivote.
SAGARISTION (avec sollicitude). — Tout va comme tu le veux, j'espère?
TOXILE. — Si mes désirs se réalisent, oui.
SAGARISTION (haussant les épaules). — Tu en uses sottement avec tes amis.
TOXILE. — Que veux-tu dire?
SAGARISTION. — II faut savoir exiger.
TOXILE. — Je te croyais mort, à force de ne pas te voir.



SAGARISTION (d'un air d'importance). — Une occupation, par Pollux...
TOXILE (l'interrompant en riant). — Dans les ferrures, peut-être?
SAGARISTION. — Je suis resté un peu plus d'un an, tout bardé de fer, au moulin comme tribun vapulaire (1)
TOXILE. — Tu es un vétéran dans cette arme-là.
SAGARISTION. — Et toi, t'es-tu toujours bien porté?
TOXILE. — Pas trop bien.
SACAHISTION. — En effet, ma foi ! tu es pâle.
TOXILE. — J'ai été blessé dans les combats de Vénus; une flèche de Cupidon m'a transpercé le coeur.
SAGARISTION. — Les esclaves se mêlent donc d'être amoureux ici?
TOXILE. — Qu'y puis-je faire? Résister aux dieux comme les Titans? guerroyer contre un adversaire auquel je ne pourrais tenir tête?
SACARISTION. — Veille seulement à ce que les catapultes d'orme ne te transpercent pas le flanc.
TOXILE. — Bah! Je célèbre royalement les Éleuthéries.
SAGARISTION. — Comment cela?
TOXILE. — Parce que mon maître est en voyage.
SAGARISTION. — En voyage, dis-tu?
TOXILE. — Si lu peux consentir à prendre du bon temps, viens; lu partageras ma vie, lu seras traité royalement.
SAGARISTION (avec un transport de joie). — Ah ! les épaules me démangent déjà, de l'entendre parler de la sorte.
TOXILE. — II n'y a qu'un point qui me tourmente.

SAGARISTION. — Quoi donc?

(1). Expression forgée plaisamment par Plaute sur le modèle de tribunus militaris" tribun militaire"; Naudet traduit "tribun à verge", ce qui n'est ni très exact, ni très clair. J'ai préféré calquer l'expression latine : par tribun vapulaire, il faut entendre celui qui cet chargé de recevoir les coupe.

TOXILE. — C'est aujourd'hui le jour suprême qui va décider si ma bonne amie sera libre, ou condamnée à servir une éternelle servitude.
SAGARISTION. — Alors, que veux-tu?
TOXILE. — Tu peux faire de moi ton ami pour l'éternité.
SAGARISTION. — Par quel moyen?
TOXILE. — En me donnant six cents écus, que je dois payer pour sa liberté, et que je te rendrai, sans délai, dans deux ou trois jours. Allons, un effort de générosité, secours-moi.
SAGARISTION. — Sur quoi te fondes-tu pour oser me demander une pareille somme, effronté? Eh! quand on me vendrait avec appartenances et dépendances, à peine en pourrait-on retirer l'argent que tu me demandes. Tu prétends aujourd'hui tirer de l'eau d'une pierre ponce, qui elle-même a toujours soif.
TOXILE. — Quoi, te conduire ainsi envers moi, toi?
SAGARISTION. — Quelle conduite veux-tu que j'aie?
TOXILE. — Belle question! Trouve à emprunter quelque part.
SAGARISTION. — Fais toi-même ce que tu me demandes.

TOXILE. — J'ai cherché; je n'ai rien trouvé.
SAGARISTION. — Je chercherai de mon côté quelque prêteur.
TOXILE. — Alors, l'affaire est dans le sac.
SAGARISTION. — Si j'étais en fonds, je l'aurais déjà promis. Tout ce que je peux, c'est de m'y employer sérieusement.
TOXILE. — Quel que soit le résultat, reviens chez moi. Cherche toujours, moi-même de mon côté, si j'ai quelque chose, je te le ferai savoir sans faute. Je t'en prie, je t'en supplie, aide-moi fidèlement dans cette affaire(1).
SAGARISTION. — Ah! tu m'assommes avec ton insistance.
TOXILE, — Ce n'est pas ma faute si je te rabâche toujours la même chose, c'est la faute de l'Amour.
SAGARISTION. — En tout cas, je m'en vais le quitter, par Pollux.
TOXILE. — Tu t'en vas déjà? Bonne promenade. Mais reviens le plus tôt possible. Ne me force pas à le chercher. Je resterai à la maison jusqu'à ce que j'aie fini de mijoter quelque mauvais coup contre le léno. (Ils sortent et se séparent).

(1). La distribution des vers 46 et 47 est incertaine. Le texte semble présenter ici quelque lacune.

(SCÈNE III)

SATURION

Je garde, je continue le bon vieux métier de mes ancêtres, et je l'exerce avec un soin pieux. Jamais de tous mes ascendants il n'y en eut un qui n'ait empli sa panse par l'industrie parasitique. Mon père, mon aïeul, mon bisaïeul, mon trisaïeul, mon quadrisaïeul, mon quinquisaïeul ont toujours mangé, comme les rats, à la table d'autrui. Personne ne pouvait les vaincre en voracité. On les surnommait aussi les Duretêtes. C'est pourquoi j'exerce ce métier et je garde leur rang. Je ne veux pas être délateur de profession; il ne me sied pas en effet d'aller sans péril arracher le bien d'autrui, et je n'aime pas ceux qui agissent de la sorte.
Suis-je assez clair? Du reste, si quelqu'un se charge de cette besogne dans l'intérêt public plutôt que pour son profit personnel, je ne me refuse pas à le regarder comme un loyal et bon citoyen. Mais je voudrais que, lorsqu'on a fait condamner un infracteur des lois (1), on donnât au trésor la moitié de son salaire; et qu'on ajoutât également à la loi cet article (i1 prend le ton sentencieux et impératif) : « Toutes les fois qu'un délateur mettra la main sur un prévenu, celui-ci, en revanche, lui mettra la main dessus pour autant, afin qu'ils se présentent à égalité devant les triumvirs. » Si cette règle se pratiquait, je garantis qu'on ne verrait plus nulle part de ces gens qui se servent de l'album du préteur comme d'un filet pour s'attaquer
au bien d'autrui. Mais ne suis-je pas fou de me mêler des affaires publiques, alors qu'il y a des magistrats dont c'est le devoir? Maintenant je vais entrer là, inspecter la réserve d'hier, voir si elle a bien reposé ou non, si elle n'a pas eu la fièvre, si on l'a bien couverte, je crains que quelque indiscret ne se soit glissé jusqu'à elle. Mais la porte s'ouvre; arrêtons notre marche.

(1). Le texte ici est corrompu, et sans doute lacunaire.

(SCÈNE III)

TOXILE SATURION

TOXILE (se frottant les mains de joie). — Ça y est, j'ai trouvé le moyen de faire payer au léno, de son propre argent, l'affranchissement de ma belle. Mais voici mon parasite dont le secours m'est nécessaire. Faisons semblant de ne pas le voir; c'est le moyen d'allécher mon homme. (Haut, aux gens dans la maison,) Au travail, vous autres, dépêchez-vous, plus vite que ça, que rien ne me retarde quand je serai rentré. Mélange le vin miellé, apprête les coings et les baguenaudes (1), qu'ils chauffent bien dans les bassinest jettes-y de la cannelle. Par Pollux, nous verrons bientôt, arriver mon gai convive.
SATURION (à part). — C'est de moi qu'il parle, bravo !
TOXILE. — J'espère qu'au sortir du bain, lavé de frais, il sera bientôt ici.
SATURION. — Comme il connaît son affaire en détail!
TOXILE. — Faites bouillir les pâtes et les boulettes farcies. Ne me les servez pas mal cuites.

(1). Passage discuté, peut-être corrompu ou lacunaire. Si c'est là le texte de Plaute, peut-être a-t-il voulu opposer plaisamment la vertu constipante du coing à l'action purgative des baguenaudes.

SATURION. — II parle d'or. Crues, elles ne valent rien, il faut qu'elles soient bien bouillies pour se faire avaler. Et puis si le bouillon de pâte n'est pas épais comme une crème, il ne vaut rien, ce n'est qu'une lavasse jaune, maigre, transparente : il faut que lebouillon soit comme une sorte de coulis (1). Je veux quelque chose qui me descende dans le ventre, et non dans la vessie.
TOXILE. — J'entends quelqu'un parler près d'ici.
SATURION. — O mon Jupiter en ce bas monde, c'est un membre de ton collège en goinfrerie qui te salue.
TOXILE. — Ah! Saturion, tu m'arrives fort à propos.
SATURION. — Pourquoi mentir, par Pollux? Cela n'est pas digne de toi. C'est Famélicion qui vient, ce n'est pas Saturion.
TOXILE — Tu auras bientôt à manger. Déjà les fomentations du ventre fument à la cuisine. J'ai donné l'ordre de faire chauffer la réserve.
SATURION. — Le jambon pourtant se sert froid le lendemain, c'est tout juste (2).
TOXILE. — Ainsi ai-je dit de faire.
SATURION. — Reste-t-il de la sauce d'anchois?
TOXILE. — Tu le demandes?
SATURION. — Tu t'y entends en savoir-vivre.
TOXILE. — Et toi, as-tu quelque souvenance de l'affaire dont je t'ai parlé hier?
SATURION (affectant de prendre le change). — Fort bien : ne pas faire réchauffer la murène et le congre, car ils se découpent beaucoup mieux froids. Mais que tardons-nous à engager le combat? Nous sommes au matin, c'est l'heure de manger pour tous les mortels.
TOXILE. — II est encore trop matin.
SATURION. — Quand on met en train une affaire dès le matin, on est sûr du succès pour toute la journée.
TOXILE. — Écoute ce que je vais te dire, s'il te plaît. Déjà hier je l'ai dit, je t'ai prié de me prêter six cents écus.

(1). Texte et sens peu sûrs.
(2). Il y a dans le texte latin une équivoque sur ius "droit, justice", et ius " jus, sauce" (cf. le fameux "ius uerrinum" de Cicéron). Naudet indique que Saturion "prononce ce dernier mot d'une manière équivoque, pour faire entendre jus." Le calembour est souligné encore par le "iussi" de la réponse de Toxile.

SATURION. — Je me souviens, je sais que tu m'en as prié, et que je n'avais pas de quoi le prêter. Un parasite ne vaut rien, s'il a quelque argent chez lui. Il lui prend aussitôt envie d'ordonner un festin, de fTaire bombance à ses frais, s'il a quelques sous à lui. Un parasite doit être aussi bien démuni qu'un cynique. II faut que tout son avoir se compose d'une fiole d'huile, d'une étrille de bain, d'une tasse, de sandales, d'un petit manteau, et d'une bourse peu garnie, pour servir seulement à l'entretien de sa famille.
TOXILE. — Je ne veux plus d'argent; prête-moi seulement ta fille.
SATURION (scandalisé). — Jamais jusqu'à ce jour, par Pollux, je ne l'ai prêtée à personne (1).
TOXILE. — Ce n'est pas pour l'usage que tu supposes.

SATURION. — Que veux-tu d'elle?
TOXILE. — Tu vas le savoir. C'est parce qu'elle est jolie et distinguée.
SATURION. — C'est vrai.
TOXILE. — Le léno qui habite ici n'a jamais eu commerce avec toi, ni avec ta fille?
SATURION (prenant un air affecté de pruderie et de tendresse successivement). — Quelqu 'un avoir commerce avec moi, en dehors de l'ami qui me fournit la nourriture !
TOXILE. — C'est parfait. Tu peux ainsi me procurer de l'argent.
SATURION. — Je ne demande pas mieux, par Hercule !

TOXILE. — Alors, permets-moi de vendre ta fille.

SATURION. — De la vendre, toi?

(1 ). Saturion se méprend sur le sens de l'expression "utendam dare" qu'il interprète dans un sens obscène. La même équivoque se retrouve au v. 131 dans l'emploi de "nouit" (cf. Most. 894).

TOXILE. — Non, j'en chargerai un autre qui se fera passer pour étranger. Comme il n'y a pas encore six mois que ce léno est venu de Mégare s'établir ici...
SATURION (inquiet). — La réserve se gâte. Nous pourrons aussi bien parler de tout cela plus tard.
TOXILE. — Plus tard, dis-tu? Tu vas voir si c'est possible. Pour ne pas te bercer d'un vain espoir, par Hercule, tu n'auras aujourd'hui rien, mais rien à manger, avant de m'avoir formellement promis de faire ce que je te demande; et si tu ne m'amènes ici ta fille au plus tôt, par Hercule! je te raie de ma décurie. Eh bien?
{SATURION}. — Quoi?
(TOXILE) (avec une. insistance pleine de menaces). — Voyons; dis-moi quelle est ta résolution.
SATUMON. — Je t'en prie, vends-moi aussi moi-même, par Hercule, si le cœur t'en dit, pourvu que tu me vendes la panse pleine.
TOXILE. — Alors si tu acceptes, exécute-loi.
SATURION (d'un ton résolu). — Je m'exécute : tout ce que tu voudras.
TOXILE. — Je te remercie. Dépêche, va-t'en chez toi, fais bien la leçon à ta fille, enseigne-lui habilement le rôle qu'elle doit jouer : ce qu'elle racontera sur le lieu de sa naissance, sur ses parents, sur le pays où elle a été enlevée. Mais qu'elle se dise née loin d'Athènes, et qu'elle y aille de sa larme en faisant son récit.
SATURION. — Tais-toi donc, elle a par elle-même trois fois plus de malice que tu n'en veux.
TOXILE. — Par Hercule, voilà une bonne parole. Mais sais-tu ce que tu dois faire? Prends une tunique avec une ceinture, apporte une chlamyde et un chapeau à larges bords (1), pour habiller celui qui viendra la vendre au léno.

(1). Ce chapeau est l'accessoire obligé des voyageurs, il figure dans le déguisement que Pleusiclès doit revêtir pour tromper Pyrgopolinice; cf Mil. Glor. 1178.

SATURION. — Bravo, fort bien.
TOXILE. — Comme si c'était un étranger.
SATURION. — Bonne idée.
TOXILE. — Et toi, de ton côlé, amène ta fille costumée élégamment à la mode étrangère.
SATURION. — A qui emprunter les costumes?
TOXILE. — Demande-les au directeur; il doit les donner, il a fait marché avec les édiles pour les fournir.
SATURION. — Le lout sera ici dans un moment, j'en réponds. Mais je ne dois rien savoir, moi, de toul ceci?
TOXILE. — Rien du tout, parbleu. Dès que j'aurai reçu l'argent, tu viendras aussitôt la réclamer comme tienne au léno.
SATURION. — Je lui permets de la garder, si je ne la tire pas tout de suite de ses griffes.
TOXILE. — Va, et occupe-toi de ce que je t'ai dit. En attendant, je vais envoyer un esclave à ma bonne amie, pour lui dire d'avoir bon courage, que je compte lui tenir parole aujourd'hui. Mais je bavarde trop longtemps. (Il rentre, Saturion s'en va d'un autre côté).

(ACTE II}

(SCÈNE I)

SOPHOCLIDISQUE LEMNISELENE (Elles sortent de chez Dordate)

SOPHOCLIDISQUE. — Bon pour une ignorante, une écervelée, une sotte, de s'entendre dire tant de fois la même chose. Vraiment, à la fin, je trouve que tu m'as jugée par trop gourde et par trop simple. J'ai beau aimer le vin, je n'ai pas pour habitude d'avaler en même temps les commissions qu'on me donne. Je pensais que tu avais mieux observé ma personne et mes façons. Il y a cinq ans, bel et bien, que je suis à ton service, il n'en eût pas fallu davantage, j'imagine, à un mouton qui serait allé à l'école pour savoir lire parfaitement; et pendant tout ce temps, grande ou petite, tu n'as pas encore appris à me connaître. Veux-tu te taire? Veux-tu cesser ta leçon? J'ai tout retenu, je sais, je suis au courant, j'ai bonne mémoire. L'amour te tourmente, parbleu! ton cœur en est tout débordant. Je saurai bien te l'apaiser.
LEMNISÉLÈNE (soupirant). — Qu'on a de tourment quand on aime! (Elle rentre).
SOPHOCLIDISQUE. — Et quand on n'aime pas, qu'on est peu de chose! A quoi bon vivre, alors?... (Seule) II me faut m'en aller maintenant, pour obéir aux ordres de ma maîtresse, et hâter autant que je puis, son affranchissement. Je vais aller trouver Toxile ici chez lui, je lui glisserai dans l'oreille la commission dont on m'a chargée.

(SCÈNE II)

TOXILE PÉGNION SOPHOCLIDISQUE

TOXILE (sortant de chez lui avec Pégnion auquel il donne des tablettes). — Est-ce bien clair et bien entendu? As-tu bien compris et bien retenu?
PÉGNION. — Mieux que celui qui m'a fait la leçon.
TOXILE. — Vraiment, t ête à gifles?

PÉGNION. — Oui, vraiment.
TOXILE. — Eh bien! qii'ai-je dît?
PÉGNION. — Je le lui dirai bien.
TOXILE. — Parbleu, tu n'en sais rien.
PÉGNION. — Veux-tu parier, par Hercule, que je me souviens de tout, que je sais tout, et que toi, tu ne sais pas seulement combien tu as de doigts à la main?
TOXILE. — Que je parie avec, toi?
PEGNION. — N'hésite pas, si tu as envie de perdre.
TOXILE. — Faisons plutôt une bonne pais.
PEGNION. — Alors laisse-moi aller.
TOXILE. — Oui, et même je te l'ordonne. Mais je veux que tu te dépèches assez pour être ici à la maison quand je te croirai encore là-bas.
PÉGNION (avec ironie). — Je n'y manquerai pas. (Il fait mine de rentrer dans la maison).
TOXILE (étonné). — Où vas-tu donc?
PÉGNION. — A la maison : pour être ici quand tu me croiras là-bas.
TOXILE (d'un air moitié plaisant, moitié menaçant). — Tu es un fripon d'enfant, et je t'arrondirai quelque peu ton pécule (1), pour ta peine.

1. L'expression doit sans doute s'entendre dans un sens obscène, de "pathico". Toxile menace le jeune garçon d'un châtiment qui peut passer pour une faveur. Naudet traduit "peculiabo te" par " tu tâteras de mes faveurs."

PÉGNION (haussant les épaules). — Promesses de maître! je sais quels reproches d'impudeur on a coutume de leur faire, sans pouvoir jamais les obliger à venir devant le juge pour ces promesses-là.

TOXILE. — Va toujours.
PÉGNION. — Tu me feras des compliments, je te le promets.
TOXILE. — Mais aie bien soin, Pégnion, de remettre ces tablettes à Lemnisélène en personne, et de lui annoncer ce que je t'ai dit.
SOPHOCLIDISQUE- (sans voir Toxile et Pégnion). — Que tarde-je d'aller où l'on m'envoie?

PÉGNION (à Toxile). — Je m'en vais.

TOXILE. — Oui, va-t'en, moi je vais à la maison. Tâche de bien faire ma commission. Vole en courant.

PÉGNION. — C'est ce que fait l'oiseau d'outre-mer à travers le cirque. (Toxile rentre). Le voilà rentré. Mais qui est cette femme qui s'avance à ma rencontre?

SOPHOCLIDISQUE (apercevant Pégnion et cachant ses tablettes). — C'est Pégnion, ma foi!
PÉGNION (cachant aussi les siennes). — C'est Sophoclidisque, la propre esclave de celle à qui l'on m'envoie. SOPHOCLIDISQUE (à part). — II n'y a pas au monde plus malin que ce garçon. Je vais lui parler.
PÉGNION (de même). — Il va falloir m'arrêter devant cet obstacle.
SOPHOCLIDISQUE. — Bonjour Pégnion, mignon d'enfant! Quelles nouvelles? comment vas-tu?
PÉGNION. — Les dieux sauront me protéger, Sophoclidisque (1).
SOPHOCLIDISQUE. — Eh bien! et moi?

PÉGNION. — Ils en feront, parbleu, ce qu'ils voudront. Mais s'ils te traitaient comme tu le mérites, ils t'auraient certainement en horreur et ne te feraient que du mal.

(1 ). Pégnion parodie ironiquement la formule de salut, en substituant "me" à" te". D'où l'étonnement de Sophoclidisque.

SOPHOCLIDISQUE. — Cesse de parler mal de moi.
PÉGNION. — En le traitant comme tu le mérites, je parle bien, et non pas mal.
SOPHOCLIDISQUE. — Que fais-tu de bon?
PÉGNION (la dévisageant d'un air moqueur). — Je suis auprès d'une méchante femelle que je regarde en face.
SOPHOCLIDISQUE. — Non, vraiment, je ne connais pas de pire garnement que loi.
PÉGNION (faussement étonné). — Quel mal fais-je? à qui dis-je du mal?
SOPHOCLIDISQUE. — A tous ceux, parbleu, qui t'en fournissent l'occasion.
PÉGNION. — Jamais personne ne l'a pensé.
SOPHOCLIDISQUE. — Et pourtant plus d'une personne le sait.
PEGNION.- (d'un air moqueur). — Ah!
SOPHOCLIDISQUE.- (sur le même ton). — Bah!
PÉGNION. — Tu juges les autres d'après loi.
SOPHOCLIDISQUE. — Je suis évidemment, je l'avoue, ce que doit être une fille au service d'un léno.
PÉGNION. — Tu n'as pas besoin d'en dire davantage.
SOPHOCLIDISQUE. — Mais toi? Conviens-tu que je l'ai bien jugé?
PEGNION. — J'en conviendrais, si j'élais comme cela.
SOPHOCLIDISQUE. — C'est bon, tu as le dernier mot.
PEGNION. — C'est bon, adieu donc.
SOPHOCLIDISQUE. — Ah! dis-moi, où vas-tu?
PÉGNION. — Et toi?
SOPHOCLIDISQUE. — Dis, toi.
PEGNION. — Dis, toi.
SOPHOCLIDISQUE . — C'est moi qui t'ai interrogé la première.

PÉGNION. — Et moi, je te répondrai le dernier.
SOPHOCLIDISQUE. — Moi, je ne vais pas loin d'ici.
PÉGNION. — Moi non plus.
SOPHOCLIDISQUE. — Où vas-tu donc, brigand?
PÉGNION. — Si tu ne me réponds pas d'abord, jamais je ne répondrai à ta question.
SOPHOCLIDISQUE. — Et jamais, par Castor, tu ne sauras rien de moi avant que tu ne m'aies renseignée.
PÉGNION. — C'est comme cela?
SOPHOCLIDISQUE. — Oui, c'est comme cela.
PÉGNION. — Coquine!
SOPHOCLIDISQUE. — Scélérat!
PÉGNION. — Cela me va.
SOPHOCLIDISQUE. — Mais cela ne me va pas.
PÉGNION. — Ah ça! tu es bien décidée à me cacher le but de ton voyage, friponne?
SOPHOCLIDISQUE. — Et toi, tu es fermement résolu à ne pas me dire où tu te diriges, fripon?
PÉGNION. — Tu réponds à ma question par la même. Adieu donc, puisque c'est ton idée. Je me moque de le savoir. Bonne santé. (Il fait mine de partir).
SOPHOCLIDISQUE. — Arrête.
PÉGNION. — Je suis pressé.
SOPHOCLIDISQUE. — Et moi aussi, par Pollux !
PÉGNION (indiquant les tablettes qu'elle porte). — N'as-tu pas quelque chose?
SOPHOCLIDISQUE (avec un geste pareil). — Et toi?
PÉGNION. — Moi? rien du tout.
SOPHOCLIDISQUE (lui tendant la main comme pour lui dire adieu). — Alors, donne-moi la main.
PÉGNION (lui présentant la main droite, tandis qu'il tient de l'autre les tablelles sous son manteau). — Celle-ci?
SOPHOCLIDISQUE. — Où est cette autre voleuse de main gauche?

PÉGNION. — Là, chez nous. Je ne l'ai pas apportée ici.
SOPHOCLIDISQUE (essayant de tâter ce qu'il porte). — Tu as là je ne sais quoi.
PÉGNION. — Ne me pelote pas, patineuse.

SOPHOCLIDISQUE. — Mais si je t'aime?

PÉGNION. — C'est peine perdue.

SOPHOCLIDISQUE. — Pourquoi?
PEGNION. — Autant vaut n'aimer rien que d'aimer un ingrat.
SOPHOCLIDISQUE. — Le temps passe, ne laisse pas s'endormir cette jeunesse et cette gentillesse, de peur que, quand tes cheveux viendront à changer, tu ne croupisses toujours dans l'esclavage. Il est vrai que tu ne peses pas encore quatre-vingts livres.
PÉGNION. — Mais c'est la hardiesse bien plus que le poids qui fait le bon militaire dans cette milice. Au surplus, je perds ici ma peine.
SOPHOCLIDISQUE. — Comment cela?

PÉGNION. — Parce que je prêche une convertie. Mais je m'amuse. (Il fait mine de s'éloigner).

SOPHOCLIDISQUE. — Reste.

PÉGNION. — Tu es assommante.
SOPHOCLIDISQUE. — Je ne cesserai pas que je ne sache où tu vas.

PEGNION. — Chez vous.
SOPHOCLIDISQUE. — Et moi chez vous aussi, ma foi!

PÉGNION. — Pour quoi faire?

SOPHOCLIDISQUE. — En quoi cela t'intéresse-t-il ?

PÉGNION. — Hé bien ! tu ne t'en iras pas d'ici que je ne le sache à mon tour.
SOPHOCLIDISQUE. — Tu es insupportable.

PÉGNION. — Cela me plaît. Tu auras beau te creuser la cervelle, jamais, par Hercule! tu ne seras plus maligne que moi.
SOPHOCLIDISQUE. — Disputer de malice avec toi, on aurait de la peine.
PÉGNION. — Mauvaise pièce! Qu'as-tu à craindre?
SOPHOCLIDISQUE. — Même chose que toi.
PÉGNION. — Dis-le donc.
SOPHOCLIDISQUE. — On m'a défendu de le dire à personne, et avant que je ne parle, tous les muets parleront (1).
PÉGNION. — On m'a instamment recommandé de ne confier mon secret à âme qui vive, il faudra que tous les muets en parlent avant que j'en dise mot.
SOPHOCLIDISQUE. — Mais veux-tu faire une chose? confidence réciproque après parole donnée.
PÉGNION. — Je connais : parole de maquerelle s'envole vite, et parole de léno ne pèse pas plus qu'une arajgnée d'eau.
SOPHOCLIDISQUE. — Dis, de grâce.
PÉGNION. — De grâce, dis, toi.
SOPHOCLIDISQUE. — Je ne veux pas de tes grâces.
PÉGNION. — Tu es tout de suite servie.
SOPHOCLIDISQUE. — Garde ton secret.
PÉGNION. — Et toi le silence.
SOPHOCLIDISQUE. — On se taira.
PÉGNION. — On sera discret. (Il feint de s'en aller).
SOPHOCLIDISQUE (le retenant et découvrant ses tablettes). — Je vais chez Toxile, chez ton maître, lui porter cette lettre.
PÉGNION (ayant l'air de vouloir la laisser aller sans rien lui dire). — Bon, va; justement il est chez lui. (Se ravisant) Et moi, je vais chez Lemnisélène, chez ta maîtresse, lui porter cette planche de sapin scellée.

SOPHOCLIDISQUE. — Qu'y a-t-il d'écrit?
PÉGNION. — Je suis tout comme toi, si tu n'en sais rien, je n'en sais rien non plus : probablement des mamours.
SOPHOCLIDISQUE. — Je pars.
PÉGNION. — Et moi, je suis parti.
SOPHOCLIDISQUE. — Va. (Elle sort, et Pégnion se dirige vers la maison de Dordale).

(1). Il y a une légère lacune à la fin du v. 239, mais elle se laisse facilement combler par le contexte, notamment par la réponse de Pégnion. Cette réponse est tellement semblable à la phrase de Sostrata que Goetz considère le v. 240 comme une répétition fautive des vers 241 et 242, et l'exclut du texte.

(SCÈNE III)

SAGARISTION seul, portant sur son épaule une sacoche pleine d'argent

Opulent Jupiter, glorieux fils d'Ops, dieu suprême, dieu fort, dieu tout puissant, dispensateur des biens, des espérances, de l'abondance, je l'offre d'un cœur joyeux et reconnaissant mes transports de joie pour m'avoir amicalement donné, ainsi que les autres dieux, le moyen de rendre service à mon ami, et par un prêt d'argent permis de soulager sa détresse. L'occasion fortunée, à laquelle je ne rêvais plus, je ne pensais pas, je ne croyais pas, la voilà maintenant qui m'est quasimeni tombée du ciel. Mon maître m'envoie à Erétrie pour lui acheter des bœufs dressés au joug, il m'a donné l'argent, car il y aura, m'a-t-il dit, marché dans sept jours. Le sot, de me confier cet argent, quand il connaissait mon naturel !Je vais détourner la somme pour un autre usage : il n'y avait pas (lui dirai-je) de bœufs bons à acheter. Pour le moment, je vais faire le bonheur de mon ami, et du même coup ouvrir à mon bon Génie une ère de prospérité : je rafle en un seul jour de quoi être heureux pour longtemps. Ensuite, clic clac sur mon dos ! Peu m'importe. Pour le moment songeons à tirer de ma bourse mon attelage de bœufs pour en faire cadeau à mon ami. Car c'est un vrai plaisir que de mordre à pleines dents ces ladres renforcés, ces vieux grigous, ces avares au cœur sec, qui tiennent le sel sous scellés dans la salière, de peur qu'un esclave n'y touche... Le vrai mérite, c'est de saisir l'occasion au premier signal... Qu'est-ce qu'il me fera? Il me fera battre de verges, mettre aux fers? Qu'il aille se faire pendre ! Qu'il ne croie pas me voir à ses genoux. Au diable soit-il ! Quoi qu'il puisse m'offrir, il n'y a là plus rien de nouveau pour moi, ni que je ne connaisse par expérience. Mais voici Pégnion, le petit esclave de mon ami Toxile.

(SCÈNE IV)

PÉGNION, sortant de chez Dordale, SAGARISTION

PÉGNION (sans voir Sagaristion). — Voilà ma tâche accomplie. Maintenant, je cours à la maison.
SAGARISTION (d'un autre côté de la scène, de manière que Pégnion lui tourne le dos). — Arrête, malgré ta hâte, Pégnion, écoute.
PÉGNION (sons regarder qui lui parle). — Achète des gens si tu veux qu'on t'obéisse.
SAGARISTION. — Arrête-toi.
PÉGNION (toujours sans regarder). — Tu saurais joliment m'ennuyer, je crois, si j'étais ton débiteur, puisque, sans que je te doive rien, tu m'ennuies déjà tant.
SAGARISTION. — Coquin, veux-tu regarder par ici?
PÉGNION (toujours de même). — Je sais l'âge que j'ai, aussi tu peux m'injurier impunément.
SAGARISTION. — Où est Toxile, ton maître?
PÉGNION. — Où il lui plaît. Il ne te demande pas conseil.
SAGARISTION. — Veux-tu me dire où il est, empoisonneur?
PÉGNION (se retournant du côté de Sagaristion). — Je ne sais pas, te dis-je, gibier de potence ! (1).
SAGARISTION. — Tu insultes ton aîné?
PÉGNION. — C'est toi qui as commencé,à ton tour d'encaisser. Si mon corps est esclave, ma langue est libre, de par la volonté de mon maître.
SAGARISTION. — Me diras-tu où est Toxile?
PÉGNION. — Je te dis de crever à tout jamais.

(1.) Proprement — " useur d'ormeaux" (avec lesquels on faisait les verges) ; "ulmitriba" est un composé hybride, forme de "ulmus", orme, ormeau et de "-triba", j'use, je frotte.

SAGARISTION. — Toi, tu recevras le fouet aujourd'hui.
PÉGNION. — A cause de toi sans doute, beau coucou !Quand je l'aurais embroche le museau (1), par Hercule, je n'aurais pas peur, charogne.
SAGARISTION. — Je vois : on a déjà couché avec toi.

PÉGNION. — Eh bien, oui : est-ce que cela te regarde? En tout cas, ce n'est pas pour rien, comme toi.
SAGARISTION. — Quelle assurance!
PÉGNION. — Oui-da, j'en ai, par Hercule! J'ai l'assurance d'être libre un jour, toi, tu n'espères pas l'être jamais.
SAGARISTION. — Veux-tu bien me laisser tranquille?
PÉGNION. — Ce que tu dis-la, tu ne sais pas le faire pour les autres.
SAGARISTION. — Va-t'en au gibet.
PÉGNION. — Et toi à la maison, il y est déjà tout prêt pour toi.
SAGARISTION (avec ironie). — Voilà qu'il répond de moi!
PEGNION. — Fasse le ciel que tu ne trouves pas de répondants, pour qu'on te fourre en prison!

SAGARISTION (en colère). — Comment cela?
PEGNION (d'un ton moqueur). — Qu'est-ce?
SAGARISTION. — Tu m'insultes encore, scélérat?
PÉGNION. — Esclave, permets du moins à un esclave comme toi de te dire ton fait.
SAGARISTION. — Vraiment? Attends, je t'en donnerai.
PÉGNION. — Rien du tout, tu n'as rien à donner.
SAGARISTION. — Que les dieux et les déesses s'unissent pour me perdre...
PÉGNION. — En bon ami, voilà un vœu dont je souhaite l'accomplissement.
SAGARISTION. — Et que mon souhait se réalise, si aujourd'hui je ne te cloue par terre à coups de poing : que je t'attrape seulement!

(1). "Os percidere" doit s'entendre dans le sens obscène de "irrumare".

PÉGNION. — Toi, me clouer par terre? C'est toi-même que d'autres cloueront avant peu, mais sur la croix.
SAGARISTION. — Que les dieux et les déesses te... Tu sais ce que j'allais dire, si je ne savais retenir ma langue? Veux-tu t'en aller?
PÉGNION. — Tu n'as pas grand mal à me chasser : mon ombre est déjà sous les verges à la maison. (Il s'en va).
SAGARISTION (seul). — Que les dieux et les déesses le foudroient! Il est comme le serpent, sa langue à double dard, à ce coquin! Par Hercule, je suis content d'en être débarrassé. (Apercevant Toxile qui sort de chez lui) La porte s'ouvre, voici justement que sort de chez lui l'homme que je souhaitais rencontrer entre tous.

(SCÈNE V)

TOXILE SOPHOCLIDISQUE SAGARISTION

TOXILE (reconduisant Sophoclidisque). — Annonce-lui que j'ai trouvé le moyen d'avoir de l'argent. Dis-lui d'avoir bon courage, ajoute que je l'en prie tendrement (1). En se réconfortant, elle me réconforte moi-même. As-tu bien retenu tout ce que je t'ai chargée de lui dire?
SOPHOCLIDISQUE. — Je suis plus calée là-dessus qu'un cuir de sanglier avec tous ses cals.
TOXILE. — Hâte-toi, retourne auprès d'elle. (Sophoclidisque sort).

(1). Sur le sens de l'expression "me illam amare multum", cf. Ménechmes. v. 524. Le sens : " Dis-lui que j'en suis fort amoureux" ne semble pas convenir ici.

SAGARISTION (à part). — Maintenant, prenons devant lui notre air le plus distingué. Avançons-nous les coudes détachés (il met les poings sur les hanches), et enveloppons-nous fièrement (il drape son petit manteau sur lui).
TOXILE (regardant de loin Sagaristion). — Quel est ce pot à deux anses qui se promène ?
SAGARISTION. — Crachons avec magnificence.
TOXILE. — Mais c'est Sagaristion en personne. Quoi de neuf, Sagaristion? Comment va la santé? Et la commission dont je t'ai chargé? M'apportes-tu quelque lueur d'espoir?
SAGARISTION (sans changer de posture et d'un ton protecteur). — Approche. On verra. Je ne demande pas mieux. Tu n'as qu'à venir. Rafraîchis-moi la mémoire (1).
TOXILE (apercevant sur l'épaule de Sagaristion la bosse que fait le sac d'argent sous le manteau). — Quelle enflure as-tu au cou? (Il va pour prendre le sac).
SAGARISTION (l'arrêtant). — C'est un abcès, doucement, ne presse pas trop. Dès qu'on y touche un peu brutalement, cela me fait mal.
TOXILE. — Depuis quand t'est-il venu?
SAGARISTION. — D'aujourd'hui.
TOXILE. — Fais-le ouvrir.
SAGARISTION. — J'ai peur de le faire ouvrir avant qu'il ne soit mûr : il me gênerait davantage encore.
TOXILE (portant la main sur le sac). — Je suis curieux d'examiner ton mal.
SAGARISTION (le repoussant). — Là ! la ! va-t'en; gare aux coups de corne, s'il te plaît.
TOXILE. — Comment?
SAGARISTION. — Il y a une paire de bœufs dans ce sac.

1. Certains lisent : "Promoueto"= "Pousse en avant".

TOXILE. — Lâche-les, je te prie, ne les fais pas mourir de faim, laisse-les aller pâturer.
SAGARISTION. — C'est que j'ai peur de ne pouvoir les ramener à l'élable, et qu'ils ne courent les champs.
TOXILE. — Je les ramènerai; sois sans inquiétude.
SAGARISTION. — Je veux t'en croire, je te les prêterai. (Sérieusement) Suis-moi, veux-tu ! (Il le conduit à l'écart) J'ai là-dedans l'argent que tu m'as demandé tout à l'heure.
TOXILE (étonné et joyeux). — Comment dis-tu ?
SAGARISTION. — Mon maître m'a chargé d'aller lui acheter des bœufs à Érétrie. Pour moi, Érétrie sera aujourd'hui chez toi.
TOXILE. — Voilà qui est parler d'or. Du reste je te rendrai sous peu tout cet argent, sans qu'il y manque une obole. J'ai préparé, disposé toutes mes machines, pour enlever cette somme au léno.
SAGARISTION. — Tant mieux.
TOXILE. — En sorte que ma maîtresse soit libre, et que lui-même fasse les frais de son affranchissement. Mais suis-moi, j'ai besoin de ton secours pour cette affaire.
SAGARISTION. — Use de moi comme tu voudras. (Ils rentrent dans la maison).

(ACTE III)

(SCÈNE I)

SATURION ET SA FILLE en habits persans

SATURION. — Puisse la chose bien tourner pour moi, pour toi, pour mon ventre et pour son perpétuel entretien, en sorte que perpétuellement le vivre me soit assuré en abondance, surabondance et superabondance : suis-moi de ce côté, ma chère fille, et que les dieux nous protègent. Tu sais l'affaire à laquelle on t'emploie, tu as bien retenu, tu as bien compris? Je t'ai communiqué tous nos plans. Si je t'ai affublée de ce costume, c'est que tu vas être vendue aujourd'hui, quoique fille d'un citoyen.
LA JEUNE FILLE. — Dis-moi, je te prie, mon père, quelque plaisir que tu aies à manger à la table des autres, peux-tu bien, par amour pour ton ventre, vendre ta propre fille?
SATURION. — Voudrais-tu que je te vende pour le roi Philippe ou pour le roi Attale, plutôt que par amour pour moi, quand tu es à moi?
LA JEUNE FILLE. — Me tiens-tu pour ta fille, ou pour ta servante?
SATURION. — Parbleu, ce qui me semblera le mieux servir les intérêts de mon ventre. C'est moi qui ai pouvoir sur toi, j'imagine, et non pas toi sur moi.
LA JEUNE FILLE. — Oui, mon père, ce pouvoir t'appartient. Cependant, si pauvrette que soit notre condition, mieux vaut, mon père, garder une certaine retenue. Car si à la pauvreté vient s'adjoindre mauvaise renommée, la pauvreté devient plus pesante, et le crédit plus léger.
SATURION. — Vraiment, tu es insupportable.

LA JEUNE FILLE. — Je ne le suis pas, et je ne crois pas l'être, pour faire, toute jeune que je suis, de justes remontrances à mon père. Songe que les méchants, dans les propos qu'ils répandent, dénaturent souvent la vérité.
SATURION. — Qu'ils la dénaturent, et qu'ils aillent se faire pendre au diable ! Je ne fais pas plus de cas de toutes leurs méchancetés que d'une table vide qu'on dresserait devant moi.
LA JEUNE FILLE. — Le déshonneur est immortel, mon père, il vit toujours, même quand on le croit mort.
SATURION. — Tu crains donc que je ne te vende?
LA JEUNE FILLE. — Non, mon père. Mais je ne veux pas qu'on t'en accuse.
SATURION. —Ta volonté et rien, c'est la même chose. Ce sera moi qui en déciderai plutôt que toi.
LA JEUNE FILLE (haussant les épaules). — Soit.
SATURION (d'un ton grondeur et menaçant). — Qu'est-ce que c'est que cela?
LA JEUNE FILLE. — Souviens-toi de ce qu'on dit, mon père : si le maître a menacé son esclave de la correction, la menace dût-elle rester vaine, cependant, en voyant prendre le fouet, en mettant sa tunique bas, combien déjà souffre le pauvre esclave! Et moi aussi, pour un mal qui n'arrivera pas, je tremble tout de même.
SATURION. — Femme ou fille ne vaudra jamais rien, quand elle en saura plus que ne veulent ses parents.
LA JEUNE FILLE. — Femme ou fille ne vaudra jamais rien, quant elle demeure muette en voyant faire quelque chose de travers.
SATURION (faisant un geste menaçant). ~ Tu ferais mieux de prendre garde à toi.
LA JEUNE FILLE. — Mais si je n'en ai pas le droit, comment ferais-je? Je voudrais prendre garde à toi, pourtant.
SATURION. — Je suis donc un homme auquel il faut prendre garde (1)?
LA JEUNE FILLE. — Je ne dis pas cela, et il ne me siérait pas de le dire. Mais je voudrais empêcher les propos de ceux qui ont le droit de parler.
SATURION. — Libre à chacun de dire ce qu'il voudra,pour moi, mon parti est pris, je n'en démordrai pas.

(1). Il y a ici une équivoque intraduisible portant à la fois sur "cauere" et sur "malo" qui peut être soit l'ablatif de "malum" ("malo cauere"=i prendre garde à la correction, tâcher d'éviter la correction), soit le datif de "malus" ("malo cauere"= veiller aux intérêts d'un méchant).

LA JEUNE FILLE. — Pourtant, si la chose dépendait de moi, tu agirais en sage plutôt qu'en sot.
SATURION. — II me plaît ainsi.
LA JEUNE FILLE. — Je sais bien que je ne puis t'empêcher que cela te plaise mais si j'y pouvais quelque chose, cela ne pourrait te plaire (1).
SATURION. — Es-tu décidée à obéir à ton père, oui ou non?
LA JEUNE FILLE. — Je le suis.
SATURION. — Or ça, tu sais ta leçon?
LA JEUNE FILLE. — Tout entière.
SATURION. — Et comment tu as été enlevée?
LA JEUNE FILLE. — Je le sais parfaitement.
SATURION. — Et quels étaient tes parents?
LA JEUNE FILLE. — J'ai tout cela dans la tête. Tu uses de contrainte envers moi et me forces à mal agir. Mais prends garde que, le jour où tu voudras me marier, le bruit de cette affaire n'éloigne les maris.
SATURION. — Tais-toi, sotte. Ne vois-tu pas quelles sont les mœurs d'aujourd'hui? quelque réputation qu'elles aient, les filles ici n'ont pas de peine à se marier : pourvu que la dot y soit, il n'est plus de faute qui compte.
LA JEUNE FILLE. — Alors, tâche de te souvenir que je suis sans dot.
SATURION. — Garde-toi de dire cela, je te prie. Par Pollux, je puis le dire : grâce aux dieux et au mérite de mes ancêtres, tu ne peux pas dire que tu es sans dot, quand tu as une dot qui t'attend chez nous. N'ai-je pas un coffre tout plein de livres? Si tu tiens bien ton rôle dans l'affaire qui nous occupe, je tirerai de là, pour te les donner en dot, plus de six cents bons mots, et tous attiques, pas un seul sicilien. Avec une dot pareille, tu pourras épouser même un mendiant.

1. Texte et sens controversés. Certains lisent, avec Pistoris :
Verum libere hau libeat, si lieat mihi
" Mais ce qui te plait ne saurait te plaire, si j'y pouvais quelque chose". Ou encore, avec une autre ponctuation : " Mais il ne me plairait pas que cela te plût, si j'y pouvais quelque chose".


LA JEUNE FILLE. — Conduis-moi donc où tu dois me conduire, père. Vends-moi, fais de moi tout ce qu'il te plaira. SATURION. — A la bonne heure, le voilà raisonnable. Suis-moi par ici.
LA JEUNE FILLE. — Je t'obéis. (Ils entrent chez Toxile).

(SCÈNE II)

DORDALE, seul

Qu'est-ce que va bien faire mon voisin (montrant la maison de Toxile), qui m'a juré de me donner de l'argent aujourd'hui? Si la journée se passe sans qu'il m'en donne, il en sera pour son serment, et moi pour mon argent. Mais j'entends le bruit de sa porte. Qui est-ce qui sort?

(SCÈNE III)

TOXILE DORDALE

TOXILE (parlant aux gens de la maison). — Faites ce qu'il y a à faire dans la maison, vous autres, je rentrerai tout à l'heure.
DORDALE. — Hé bien, Toxile, comment va?
TOXILE. — Tiens! lie des maquereaux, fumier public mélange d'ordure, être malpropre, malhonnête, homme sans foi ni loi, fléau du peuple, vautour avide et envieux de notre argent, quémandeur, voleur, rapineur... on ne pourrait en trois cents vers énumérer toutes tes saletés... (il lui présente une bourse mais à chaque fois que Dordale va pour la prendre, il la lui retire) prends- tu ton argent? prends donc ton argent, effronté, tiens, le voilà ton argent, veux-tu bien le tenir à la fin, ton argent? Pourrai-je te décider à prendre ton argent, fumier? Tu ne pensais pas que j'aurais l'argent à ma disposition, quand tu n'as consenti à me faire crédit que sous serment?
DORDALE (respirant comme pour reprendre haleine et d'un ton ironique). — Laisse-moi respirer, afin de te répondre. Illustre chef du peuple, repaire de toute servitude, affranchisseur de putains, terreur du fouet (1), grand consommateur d'entraves, citoyen du moulin (2), esclave à perpétuité, goinfre, bâfreur, voleur, déserteur, passe-moi donc mon argent, donne-moi mon argent, effronté; pourrai-je enfin obtenir de toi mon argent? Mon argent, te dis-je; donne. Pourquoi ne me le rends-tu pas, mon argent? Tu n'as pas honte? (Il crie plus fort) Le léno te réclame son argent, modèle des esclaves, l'argent que tu lui dois pour l'affranchissement de ta maîtresse, afin que tout le monde l'entende.
TOXILE (d'un ton admiralif). — Tais-toi, je t'en prie, par Hercule! Tu as une voix d'une force!
DORDALE. — J'ai une langue faite pour rendre à
chacun son dû. On ne me vend pas le sel à meilleur marché qu'à toi. Si ma langue ne peut me défendre, elle n'en aura jamais à lécher.
TOXILE. — Ne sois plus en colère, maintenant. J'étais fâché contre toi parce que tu avais refusé de me faire crédit.

1. Le texte dit " propre à faire suer ("sudeculum") le fouet."
2. Texte peu sûr.

DORDALE. -— Le beau miracle que je ne t'aie pas fait crédit, pour que tu me joues le même tour que jouent certains banquiers. A peine leur a-t-on prêté quelque chose que, prout! ils s'enfuient du forum plus vite qu'un lièvre lâche dans le cirque.
TOXILE. — Prends ceci, veux-tu?
DORDALE. — Alors, donne-le moi. (Il prend la bourse).
TOXILE. — II doil y avoir six cents écus de bon aloi, bien comptés. Mets en liberté la femme et amène-la ici tout de suite,
DORDALE. — Elle y sera dans un instant. Je ne sais, par Hercule, à qui faire examiner ces pièces, maintenant.
TOXILE. — Tu as peut-être peur de les confier en mains propres à quelqu'un?
DORDALE. — Quelle merveille! comme si les banquiers aujourd'hui ne disparaissaient pas au forum plus vite que ne tourne la roue dans sa course! (1)
TOXILE. — Va-t-en par là au forum, en prenant par les ruelles de traverse, en même temps tu m'enverras ma bonne amie par le jardin.
DORDALE. — Elle sera ici dans un instant.
TOXILE. — Mais qu'elle ne se montre pas.
DORDALE. — Fort sagement raisonné.
TOXILE, — Demain, elle ira remercier les dieux.
DORDALE. — Oui, oui, par Hercule.
TOXILE. — Pendant que tu restes là, tu devrais déjà être revenu. (Dordale sort).

(1). Le texte est, ici altéré, et la traduction donnée ne vise qu'à donner qu'un sens vraisemblable, sans plus. Cf. v. 435.

(ACTE IV)

(SCÈNE 1)

TOXlLE,seul

Si vous gouvernez une affaire avec sang-froid et avec sagesse, elle prend le plus souvent bonne forme sous vos mains. C'est suivant la façon dont on gouverne ses affaires, par Pollux, qu'elles réussissent d'ordinaire dans la suite. Bref, qu'un mauvais sujet, un fainéant mène une entreprise, elle tourne mal, si c'est un homme d'ordre, les événements s'ordonnent au mieux. Mon intrigue, à moi, est ourdie avec art et adresse, aussi réussira-t-elle bien, j'en suis sûr. Je vais aujourd'hui empêtrer le léno de telle manière que lui-même ne saura pas comment se dépêtrer. (S'approchant de la maison) Sagaristion! hé ! sors, et amène la jeune fille, avec les tablettes que je t'ai cachetées tout à l'heure, et que tu m'as apportées de la part de mon maître du fin fond de la Perse.

(SCÈNE II)

SAGARISTION, en habit persan, LA FILLE DE SATURION, déguisée aussi, TOXILE

SAGARISTION. — T'ai-je fait attendre?
TOXILE. — Bravo! bravo! tu es royalement costumé.

La tiare est d'un effet délicieux pour relever ton costume. (Se tournant vers la jeune fille) Et notre étrangère, comme cette sandalette lui va bien! Un vrai tableauI Mais avez-vous bien répété votre rôle?
SAGARISTION. — Jamais acteurs tragiques ou comiques ne l'ont autant répété.
TOXILE. — Tu me secondes à ravir, par Hercule! Allons, retire-toi de ce côté, mets-toi hors de vue, et silence. Quand tu me verras en conversation avec le léno, il sera temps de te présenter. Allez maintenant, éloignez-vous. (Ils se retirent tous, excepté Toxile).

(SCÈNE III)

DORDALE TOXILE

DORDALE (sans voir Toxile.) — Quand un homme a les dieux propices, toujours il en reçoit quelque aubaine : ainsi moi, j'ai fait aujourd'hui une économie de deux pains par jour. Une esclave qui m'appartenait ce matin s'appartient maintenant : l'argent lui a valu cette victoire. Dès ce soir, elle mangera au souper le pain d'un autre, elle ne goûtera plus du mien. Suis-je un brave homme, suis-je un bon citoyen d'avoir aujourd'hui agrandi encore la grande cité d'Athènes, et de l'avoir enrichie d'une citoyenne? Mais que de bienveillance j'ai montré aujourd'hui! que de confiance j'ai témoigné à plus d'un! Je n'ai exigé de caution de personne, je me fiais sans réserve à tout le monde! Mais je ne crains pas que, de tous ceux à qui j'ai fait confiance, personne me nie sa dette en justice. Et bon je veux être à partir de ce jour....... chose qui jamais ne s'est vue, ni jamais ne se verra.
TOXILE (à part). — Voici l'homme que par mes savantes manœuvres je vais aujourd'hui faire tomber dans le panneau : le piège qui l'attend est bien dressé. Abordons-le. (Haut) Que fais-tu de beau?
DORDALE (l'air épanoui et plein de franchise). — J'ai confiance.
TOXILE. — D'où t'en viens-tu, Dordale?
DORDALE (du même air). — J'ai confiance en toi. Que les dieux exaucent tes souhaits!
TOXILE. — Eh bien! as-tu mis en liberté la femme en question?
DORDALE. — J'ai confiance, par Pollux, j'ai confiance en toi, te dis-je.
TOXILE. — Est-ce que tu comptes désormais une affranchie de plus?
DORDALE. — Tu es assommant. Puisque je te dis que j'ai confiance en toi.
TOXILE. — Parle franchement : est-elle déjà libre? (1)
DORDALE (haussant les épaules). — Va au forum à l'audience du préteur; informe-toi, si tu ne veux pas m'en croire. Oui, te dis—je, elle est libre : es-tu sourd?
TOXILE — Alors, te bénissent tous les dieux! Jamais dorénavant je ne te souhaiterai de mal, ni à toi ni à quelqu'un des tiens.
DORDALE (ironiquement). — C'est bon, ne jure pas, j'ai toute confiance en toi.

1. Après "iam libéra est", le palimpseste ambrosien présente quelques lettres dont le déchiffrement est incertain. Certains lisent: DO. Olim « Depuis longtemps », ou DO. Pol aio « Oui, te dis-je »

TOXILE. — Où est ton affranchie, à celle heure?

DORDALE. — Chez toi.

TOXILE. — Chez moi, dis-tu?
DORDALE (avec une insistance ironique). — Oui, le dis-je; elle est chez toi, te dis-je.
TOXILE, — Que les dieux me protègent, aussi vrai que pour celle action-là toutes sortes de bonheurs vont te venir de ma part. (prenant un air mystérieux). Il y a une chose dont jusqu'ici je te gardais soigneusement le secret : je vais te la raconter, et te procurer une affaire d'or. Je veux que tu te souviennes de moi pendant toute ta vie.
DORDALE (incrédule). — Quels bons effets vont appuyer ces bonnes paroles? Mes oreilles sont curieuses de l'apprendre.
TOXILE. — Tu en as assez fait pour moi pour que j'en fasse autant pour toi. (Lui tendant les tablettes qu'il tenait cachées jusque là) Et pour te prouver que je ferai comme je dis, tiens, prends ces tablettes et lis-les jusqu'au bout.
DORDALE. — En quoi me regardent-elles?

TOXILE. — Si, si, elles te regardent; il y va de ton intérêt. Elles m'ont été apportées de Perse, de la part de mon maître.
DORDALE. — Quand?

TOXILE. — II n'y a pas longtemps.

DORDALE (dont la curiosité s'allume). — Et que racontent-elles, ces tablettes?
TOXILE. — Interroge-les elles-mêmes, elles-mêmes te le raconteront.
DORDALE (prenant les tablettes). — Donne donc.

TOXILE. — Mais lis à haute voix.

DORIDALE. — Tais-toi, pendant que je lis.

TOXILE. — Lis. Je ne soufflerai mot.

DORDALE (lisant). — « Timarchideà Toxile et à toute la maison, salut.
" Si vous allez bien, j'en suis heureux. Pour moi, je vais bien, je fais de bonnes affaires, et je gagne de l'argent, mais je ne puis être de retour avanl huit mois d'ici, j'ai des intérêts qui me retiennent dans ce pays. Les Perses ont pris Chrysopolis en Arabie (1), c'est une ville pleine de choses précieuses, une vieille place forte; on est en train d'en ramener le butin pour le vendre aux enchères au profit de l'État; c'est ce qui me tient encore éloigné de chez moi. Je veux qu'on donne aide et hospitalité à celui qui t'apporte ces tablettes. Exécute ses volontés, car il m'a reçu chez lui avec les plus grands égards." (A Toxile, en s'interrompant) Qu'est-ce que cela me fait? Quel intérêt puis-je avoir aux exploits des Perses et aux démarches de ton maître?
TOXILE. — Tais-toi, bavard imbécile; tu ne sais tout le bien qui t'attend, ni quelle bonne étoile la Fortune lucrifère (2) veut faire briller pour loi.
DORDALE. — Quelle esl cette Fortune lucrifère?
TOXILE (en montrant les tablettes). — Demande-le leur, elles sont au courant. Moi j'en sais tout autant que toi, sauf que j'ai lu la lettre le premier. Mais continue, apprends d'elles ce qui en est.

(1). Chrysopolis est le nom donné par le palimpseste ambrosien, les manuscrits de la famille palatine ont "Cleusipolim" que les éditeurs anciens corrigeaient en Eleusipolis. La leçon du palimpseste cet évidemment la bonne, le nom de la "ville d'or" ayant été choisi à dessein pour désigner le» richesses fabuleuses qu'elle renferme. Il ne semble pas du reste qu'il y ait eu aucune ville ainsi appelée en Arabie mais on signale une Chrysopolis en Bithynie, cf. Pline H. N. 5. 150 et Cassiodore, Hist. 12. 2 p. 1202c. D'autre part Chrysopolis se rencontre assez fréquemment à l'époque impériale comme surnom féminin.
2. Le texte dit : ni quelle petite torche ("faculam") la Fortune lucrifère veut faire briller pour toi. Mais peut-être "facula" a-t-il déjà chez Plaule le sens de « comète > qu'on trouve à basse époque, par exemple chez Commodien, Apol. 904.

DORDALE (s'apprêtant à continuer la lecture). — Tu as raison; tais-toi.

TOXILE. — Tu vas arriver à l'endroit qui t'intéresse.
DORDALE (lisant). — « Le porteur de ces tablettes amène avec lui une jeune fille distinguée, d'une beauté ravissante, dérobée à ses parents, et emmenée du fin fond de l'Arabie. Je veux que tu lui en procures la vente là-bas, en stipulant que l'acheteur fera le marché à ses risques et périls car l'étranger n'en garantira point la propriété, non plus que personne à d'autre. Fais en sorte qu'on le paye en bonnes espèces, bien comptées. Donne tes soins à cette affaire, donne tes soins aussi à ce que mon hôte soit bien soigné. Adieu.
TOXILE. — Eh bien? maintenant que tu as lu le message confié à la cire, as-tu confiance en moi, à présent?
DORDALE. — Où est actuellement l'étranger qui a apporté ces tablettes?
TOXILE. — II sera ici tout à l'heure, je crois, il est allé la chercher au vaisseau.
DORDALE (secouant la tête). — Je n'ai nullement besoins de procès ni de chicanes. Pourquoi irais-je verser mon argent à l'étranger? Si je n'achète avec garantie, qu'ai-je besoin de cette marchandise?
TOXILE. — Veux-tu te taire, oui ou non? Je n'aurais jamais pensé que tu sois cruche à ce point. De quoi as-tu peur?
DORDALE. — Eh bien, oui, j'ai peur, par Hercule! Il m'en a cuit plus d'une fois, et j'ai trop d'expérience pour aller m'enliser dans un tel bourbier.
TOXILE. — II n'y a aucun danger, ce me semble.
DORDALE. — Je sais cela, mais j'ai mes craintes.
TOXILE. — Au surplus l'affaire ne m'intéresse en rien, ce que j'en fais, c'est pour toi, c'est pour te donner avant tout autre la possibilité de faire une bonne affaire.

DORDALE. — Merci. Mais il vaut mieux s'instruire aux dépens des autres, que d'instruire les autres à ses propres dépens.
TOXILE. — Est-ce qu'on viendra du (in fond de l'Arabie la chercher jusqu'ici? Achète-la donc.
DORDALE (ébranlé). — Que je voie au moins la marchandise.
TOXILE. — C'est juste. (Regardant du côté du port) Mais à merveille, voici venir l'étranger qui m'a remis ces tablettes, c'est lui-même.
DORDALE (montrant Sagaristion accompagné de la fille de Saturion). — Est-ce lui?
TOXILE. — C'est lui.
DORDALE. — Est-ce là cette jeune fille enlevée??
TOXILE. — J'en sais tout juste autant que toi. En tout cas, que ce soit elle ou une autre, par Pollux, elle a l'air fort distinguée.
DORDALE (d'un air d'indifférence affecté). — Oui, ma foi, elle n'est pas trop mal.
TOXILE. — Quel ton dédaigneux, le bourreau! Examinons sa figure sans rien dire.
DORDALE— Le conseil est bon. (Ils se mettent à l'écart).

(SCÈNE IV)

SAGARISTION LA JEUNE FILLE TOXILE DORDALE

SAGARISTION. — Que te semble d'Athènes? Est-ce une ville assez opulente et fortunée?
LA JEUNE FILLE. — J'ai vu l'aspect de la ville, je n'ai guère pu observer les mœurs des habitants.
TOXILE (bas à Dordale). — Pour commencer, a-t-elle été longue à s'exprimer en fille instruite (1)?
DORDALE. — Je ne peux pas encore juger de sa science dès le premier mot.
SAGARISTION. — Et pour ce que tu as vu? le rempart qui entoure la place la défend-il assez bien?
LA JEUNE FILLE. — Si les habitants sont vertueux, je la crois assez bien défendue. Pourvu qu'on ait banni
de la ville la Mauvaise Foi, le Péculat et l'Avarice, quatrièmement l'Envie, cinquièmement l' Ambition, sixièmement la Calomnie, septièmement le Parjure...
TOXILE (à part). — Bravo!
LA JEUNE FILLE. — Huitièmement la Nonchalance, neuvièmement l'Injustice, dixièmement, le pire de tous les assaillants, le Crime... Quand une ville sait tenir loin d'elle tous ces ennemis, une simple muraille suffit à la défendre, quand elle les accueille au contraire, cent lignes de rempart ne suffiraient point à la sauver.
TOXILE (bas à Dordale). — Dis donc?
DORDALE. — Que me veux-tu?
TOXILE. — Tu fais partie de ces dix compagnons, il faut t'en aller tout de ce pas en exil.
DORDALE. — Comment cela ?
TOXILE. — N'es-tu pas l'homme des faux serments?
DORDALE. — Elle ne s'exprime pas mal, vraiment.
TOXILE. — C'est une occasion avantageuse, te dis-je; achète-la.
DORDALE. — Par Pollux, en vérité plus je l'examine, plus elle me plaît.
TOXILE. — Si tu l'achètes, dieux immortels! il n'y aura pas d'antre léno plus opulent que toi. Tu dépouilleras à ta guise les gens de leurs domaines, de leurs esclaves, tu auras commerce avec les plus hauts personnages, ils rechercheront les bonnes grâces, ils viendront chez toi faire bombance.

(1). La réponse de la jeune fille est une réminiscence d'Homère. Odyssée 1, 3.

DORDALE. — Mais je leur en défendrai l'entrée.
TOXILE. — Mais ils viendront la nuit faire du charivari devant ton seuil, ils mettront le feu à la porte. Aussi fais fermer ta maison avec des portes de fer, change-la contre une autre en fer; mets un perron en fer, une barre, un anneau en fer; garde-toi d'épargner le fer... Tu devrais te faire attacher de bons gros fers aux pieds.
DORDALE. — Va te faire pendre au diable.
TOXILE. — Vas-y donc, toi, achète-la,écoute-moi.

DORDALE. — Que je sache seulement ce qu'il en demande.
TOXILE. — Veux-tu que je l'appelle?
DORDALE. — Je m'en vais m'approcher d'eux.
TOXILE. — Quelles nouvelles, étranger?
SAGARISTION. — J'arrive, je te l'amène, comme je te l'avais dit tantôt. Mon vaisseau est entré au port hier dans la nuit. Je veux la vendre, si possible ou sinon, partir d'ici le plus vite possible.
DORDALE (à Sagaristion). — Le salut soit avec toi, l'ami.
SAGARISTION. — Oui, si je la vends son prix.

TOXILE. — Voici justement un acheteur qui te la paiera bien, ou tu n'en trouveras pas d'autre.
SAGARISTION. — Es-tu son ami?
TOXILE. — Autant que tous les dieux du ciel.
DORDALE. — Alors tu es certainement mon ennemi. Car il n'y a pas, il n'y a jamais eu de divinité si bienveillante qui se soit montrée favorable à la race des léno.
SAGARISTION (à Dordale). — Au fait : désires-tu l'acheter?
DORDALE. — Si tu désires la vendre, je désire l'acheter; ai rien ne te presse, je ne suis pas pressé non plus. SAGABISTION. — Dis un chiffre, fais ton prix.

DORDALE. — Tu es le vendeur, -c'est à toi de dire un chiffre.
TOXILE (à Sagaristion, d'un air de bonhomie). — C'est juste, il a raison.
SAGARISTION (à Dordale). — Tu veux acheter à bon marché?
DORDALE, — Et toi, tu veux vendre cher?

TOXILE. — Je sais bien que vous ne demandez pas mieux l'un et l'autre.
DORDALE (à Sagaristion). — Allons, dis ton prix exactement.
SAGARISTION. — D'abord, je l'avertis qu'on te la donne sans garantie. Le sais-tu?
DORDALE. — Oui. Dis ton dernier prix : à combien tu veux la laisser, à combien on peut l'avoir.
TOXILE. — Tais-toi, tais-toi. En vérité, tu n'as pas plus de jugeotte qu'un enfant.

DORDALE. — Comment cela?
TOXILE. — Parce que tu dois commencer par prendre auprès de cette jeune fille les renseignements qui l'intéressent...
DORDALE. — Par Hercule, l'avis n'est pas mauvais du tout. Voyez un peu, tout fin léno que je suis, sans toi, j'ai bien failli tomber dans le piège. Ce que c'est que d'avoir près de soi un ami, quand on traite une affaire !
TOXILE (à Dordale, continuant toujours ses avertissements). — Quelle est sa famille, dans quel pays elle est née, de quels parents, pour que tu ne me reproches pas de l'avoir fait conclure ce marché à l'aveuglette, par mes conseils et mes invites insidieuses, je veux que tu lui poses ces questions.
DORDALE. — Mais oui, le dis-je, je suis tout à fait de ton avis.
TOXILE (à Sagaristion). — Si cela ne le dérange pas, il voudrait lui poser quelques petites questions.
SAGARISTION. — Mais oui, tant qu'il voudra.
TOXILE (à Dordale). — Pourquoi restes-tu là? Va donc l'interroger toi-même, en personne, de façon à pouvoir lui poser toutes les questions que tu voudras. Sans doute c'est à moi qu'il a donné cette permission; mais j'aime mieux que ce soit toi-même qui y ailles, autrement, il pourrait te mépriser.
DORDALE. — Le conseil est fort bon. Étranger, je voudrais poser quelques questions à cette fille.
SAGARISTION. — Depuis a jusqu'à z, tout ce qu'il te plaira.
DORDALE. — Dis-lui donc de venir ici, près de moi.
SAGARISTION (à la jeune fille). — Va, et montre-loi gentille avec lui. (A Dordale) Questionne, interroge comme tu l'entends.
TOXILE (parlant à la jeune ftlle, près de laquelle il s'est placé pendant le colloque de Dordale avec Sagaristion). — Allons, allons, à ton tour maintenant; veille à engager la lutte sous d'heureux auspices.
LA JEUNE FILLE. — Les auspices sont clairs, inutile de m'avertir. Je m'arrangerai pour que vous retourniez au camp avec un beau butin.
TOXILE (faisant signe à Dordale de s'éloigner de Sagaristion). — Eloigne-toi par là; je te l'amènerai.
DORDALE. — Soit; comme tu le jugeras le plus utile à nos intérêts. (Il s'éloigne).
TOXILE (à la jeune fille). — Holà! par ici, jeune fille. (A voix basse) Attention à ton rôle, hein?
LA JEUNE FILLE (de même). — Tais-toi donc. Je m'en tirerai à ta satisfaction.

TOXILE. — Suis-moi. (A Dordale) Je te l'amène : si tu as quelque chose à lui demander... (Il va pour se retirer).
DORDALE. — Non, je veux que tu sois là.

TOXILE. — Je ne puis faire autrement que d'être au service de notre hôte, comme mon maître me l'a commandé. Et s'il ne veut pas que je t'assiste?

SAGARISTION. — Si, si, va.
TOXILE (à Dordale). — Je suis prêt à le servir.

DORDALE. — C'est toi-même que tu sers, en aidant un ami.

SAGARISTION (à Dordale). — Interroge.
TOXILE (à la jeune fille). — Hé là, toi! ouvre l'oeil.

LA JEUNE FILLE. — Il suffit. Quoique esclave, je connais mon devoir, et je saurai, aux questions qu'on me posera, répondre la vérité comme je l'ai apprise.
TOXILE (montrant Dordale). — Jeune fille, c'est un honnête homme.
LA JEUNE FILLE. — Je le crois.
TOXILE. — Tu ne seras pas longtemps esclave chez lui.
LA JEUNE FILLE. — Je l'espère bien, par Pollux, si mes parents font leur devoir.
DORDALE (à la jeune fille). — Ne va pas t'étonner si nous te demandons quel est ton pays, quels sont tes parents.
LA JEUNE FILLE. — Pourquoi m'en étonnerais-je, mon bon monsieur? (Fondant en larmes) Quelque mal qui m'arrive, la servitude m'a réduile à ne pouvoir m'en étonner.
DORDALE (ému). — Ne pleure pas.

TOXILE (à pari). — Ah !que les dieux la confondent! Est-elle assez futée, assez rouée! Quelle présence d'esprit, comme elle sait dire ce qu'il faut!

DORDALE. — Quel est ton nom?
TOXILE (à part). — C'est là que j'ai peur qu'elle ne bronche.
LA JEUNE FILLE. — J'avais nom Lucris dans mon pays.
TOXILE (à Dordale). — Voilà un nom de bon augure, et qui vaut son pesant d'or (1). Achète-la donc. (A part) J'avais une peur affreuse qu'elle ne bronchât. Elle s'en est bien tirée.
DORDALE (à la jeune fille). — Si je t'achète, j'espère que tu justifieras à mon profit ce nom de Lucris.
TOXILE. — Si tu l'achètes, par Hercule, je suis sûr qu'avant la fin du mois elle ne sera plus ton esclave.
DORDALE. — Je le voudrais bien en tout cas, par Hercule !
TOXILE. — Pour que l'effet suive le souhait, il faut y mettre du tien. (A part) Jusqu'ici elle n'a pas bronché.
DORDALE. — Où es-tu née?
LA JEUNE FILLE. — A ce que m'a dit ma mère, dans la cuisine, dans le coin à main gauche.
TOXILE (à Dordale). — Voilà une courtisane qui te portera bonheur. Elle est née au chaud, dans un endroit où il y a d'ordinaire toute sorte de bonnes choses en abondance. (A part) Touché, léno !quand il lui a demandé le lieu de sa naissance, elle l'a joliment attrapé.
DORDALE. — C'est ton pays que je te demande.
LA JEUNE FILLE. — Puis-je avoir un autre pays que celui où je suis aujourd'hui?
DORDALE. — Mais c'est ton pays d'autrefois que je veux savoir.
LA JEUNE FILLE. — Tout ce qui était n'est plus rien pour moi, quand ce n'est plus. C'est comme pour un homme qui a rendu l'âme : à quoi bon chercher à savoir qui il était?

(1). "Lucris" est. dérivé de" lucrum"= gain, profit.

TOXILE (avec emphase). — Me bénissent les dieux !voilà qui est sagement dit. (D'un air de sensibilité) J'ai beau m'en défendre, elle me fait pitié.
DORDALE. — Voyons pourtant, ma belle, quel est ton pays? Allons, explique-toi sans différer. (La jeune fille ne répond pas) Tu gardes le silence?
LA JEUNE FILLE. — Ne te l'ai-je pas dit? Puisque je suis esclave ici, c'est ici qu'est mon pays.
TOXILE. — Cesse de l'interroger là-dessus. Ne voi-tu pas qu'elle se refuse à parler pour ne pas renouveler en elle le souvenir de ses malheurs?
DORDALE. — Et ton père? n'a-t-il pas été pris par l'ennemi?
LA JEUNE FILLE. — II n'a pas été pris, mais il a perdu ce qu'il possédait.
TOXILE (avec une fausse admiration). — Elle doit être bien née, car elle ne sait pas mentir.
DORDALE (à la jeune fille). — Qui était-ce? Dis-moi son nom.
LA JEUNE FILLE. — A quoi bon rappeler qui il était, le pauvre? Aujourd'hui le seul nom qui lui convienne est Malheureux, comme le mien est Malheureuse.
DORDALE. — En quelle estime le tenait-on dans son pays?
LA JEUNE FILLE. — Personne n'état mieux vu, esclaves, hommes libres, tout le monde l'aimait.
TOXILE. — A t'entendre, c'est un mortel bien malheureux, puisqu'il est bel et bien perdu lui-même et qu'il a encore perdu ceux qui avaient de l'affection pour lui.
DORDALE (bas à Toxile). — Je vais l'acheler, je crois.

TOXILE. — Encore « je crois »? Elle me paraît être d'excellente famille; tu feras fortune avec elle.

DORDALE, — Les dieux le veuillent!

TOXILE. — Tu n'as qu'à l'acheter.

LA JEUNE FILLE (à Dordale). — Je te le déclare dès à présent : à peine mon père saura-t-il qu'on m'a vendue ici qu'il viendra lui-même, par Castor, tout aussitôt me racheter à toi.
TOXILE (à Dordale). -— Eh bien?
DORDALE. — Quoi?
TOXILE. — Tu entends ce qu'elle dît?
LA JEUNE FILLE. — Car si sa fortune est détruite, il a pourtant des arnis.
DORDALE. — Ne pleure pas, va, tu seras vite libre, si tu te laisses souvent culbuter. Veux-tu m'appartenir?
LA JEUNE FILLE. — Pourvu que je ne t'appartienne pas longtemps, je veux bien.
TOXILE. — A-t-elle assez la liberté en tête! Elle te fera faire de fameux coups. Décide-toi, si tu te décides. Moi je retourne auprès de l'étranger. (A la jeune fille) Suis-moi. (A Sagaristion) Je te la rends.
DORDALE. — L'ami, veux-tu la vendre?
SAGARISTION. — J'aime mieux la vendre que la perdre.
DORDALE. — Alors, abrège les pourparlers : à combien la cèdes-tu? dis ton prix.
SAGARISTION. — Ainsi ferai-je, puisque tu le veux : pour te décider à l'acheter, prends-la pour cent mines.
DORDALE. — C'est trop.
SAGARISTION. — Quatre-vingts.
DORDALE. — C'est trop.
SAGARISTION. — Je ne rabattrai pas un écu du prix que je vais dire.
DORDALE. — Quel est-il? Parle vite, indique-le.
SAGARISTION. — Je le la laisse, à tes risques et périls, pour soixante mines.
DORDALE. — Toxile, que dois-je faire?
TOXILE. — Il faut que la colère des dieux et des déesses te trouble l'esprit, maudit homme, pour que tu ne te précipites pas sur cette occasion.
DORDALE (à Sagaristion). — Tu les auras.

TOXILE (à Dordale). — Bravo, tu as fait là un riche butin. Va chercher l'argent, et rapporte-le ici. Par Pollux, à trois cents mines elle ne serait pas chère. Tu l'as eue pour rien.
SAGARISTION (à Dordale). — Ha! dis-donc, il y aura dix mines de plus à payer pour sa garde-robe.
DORDALE. — Dix de moins, oui, et non pas de plus.
TOXILE (bas à Dordale). — Tais-toi donc, tu ne vois pas qu'il cherche un prétexte pour rompre le marché? Va vite, va chercher ton argent. (Lacune) Le voilà pris, comme il le mérite.
DORDALE (à Toxile). — Ah ça, retiens-le.
TOXILE. — Tu n'es pas encore entré?
DORDALE. — J'y vais, et j'apporte l'argent. (Il rentre chez lai).

(SCÈNE V)

TOXILE LA JEUNE FILLE SAGARISTION

TOXILE. — Par Pollux, tu nous as bien secondés, jeune fille, mes compliments : de l'à-propos, de l'esprit, du sang-froid...
LA JEUNE FILLE (avec modestie). — Le bien que l'on fait aux gens de bien est toujours apprécié et reconnu.
TOXILE (à Sagaristion). — Ecoute, toi, le Persan, dès que tu auras touché l'argent de notre homme, fais semblant d'aller tout droit au vaisseau.
SAGARISTION. — Leçon superflue.
TOXILE. — Ensuite tu prendras la ruelle pour te rabattre chez moi, en passant par là, par le jardin.
SAGARISTION. — Ce sera fait, entendu.
TOXILE. — Mais ne t'en va pas dare-dare te sauver chez toi avec l'argent, je te le conseille.
SAGARISTION. — Parce que tu en serais capable toi-même, tu veux que j'en sois capable moi aussi?
TOXILE. — Silence, trêve à ta langue : le bulin s'avance, il sort.

(SCÈNE VI)

DORDALE SAGARISTION LA JEUNE FILLE TOXILE

DORDALE (présentant un sac d'argent à Sagaristion). — Il y a là-dedans, en argent de bon aloi, soixante mines moins deux écus.
SAGARISTION. — Que viennent faire ces deux écus?
DORDALE. — Payer le sac, on l'obliger à revenir chez nous.
SAGARISTION. — Tu avais bien peur de ne pas te montrer léno achevé, dégoûlant, ladre, et de ne pas ravoir ton malheureux sac?
TOXILE (à Sagaristion). — Laisse-le, je te prie : ce n'est pas étonnant, c'est un léno.
DORDALE. — J'ai inauguré la journée par une bonne affaire, il n'y a si petite perte qui ne me cause du chagrin. Tiens, prends cela, s'il le plaît. (Il lui présente le sac).
SAGARISTION. — Pose-le sur mon épaule, si cela ne te chagrine pas.
DORDALE. — Volontiers. (Il lui met le sac sur l'épaule).
SAGARISTION (à Dordale et à Toxile). — Vous n'avez plus besoin de moi?
TOXILE. — Qu'est-ce qui te presse tant?
SAGARISTION. — J'ai à faire : il faut que j'aille remettre des lettres dont on m'a chargé. Et puis on m'a dit que mon frère jumeau était ici en esclavage, je veux le retrouver et le racheter.
TOXILE. — Mais oui, par Pollux !tu me le remets justement en mémoire, je crois bien avoir vu dans la ville un homme qui te ressemblait exactement de taille et de figure.
SAGARISTION. — Puisqu'il est mon frère.
DORDALE. — Quel est ton nom à toi. ?
SAGARISTION. — (Mêle-toi donc) de tes affaires (1).
DORDALE. — N'est-ce pas mon affaire de le savoir?
SAGARISTION (à Dordale). — Ecoute donc, tu le sauras : Vanibavarlidore, Viergevendeuridès, Blaguidiseuridès, argentescamoteuridès, Deloidigninterlocuteuridès, Decrackidès, Flatteuridès. Ce qu'une fois il a prisdès. Plus jamais ne le rendradès. Voilà pour toi.
DORDALE. — Hé bien! par Hercule, ton nom s'écrit de bien différentes façons.
SAGARISTION. — C'est l'usage en Perse, nous avons des noms très longs, très compliqués. Vous n'avez plus besoin de moi?
DORDALE. — Adieu.
SAGARISTION. — Adieu à vous aussi. Ma pensée est déjà sur le vaisseau.
TOXILE. — Tu ferais mieux de partir demain, tu souperais aujourd'hui avec nous.
SAGARISTION. — Non, adieu. (Il sort)

1. Ce vers ne figure pas dans les manuscrits palatins. Le palimpseste n'en a gardé que la seconde partie. On peut du reste se demander si les vers 700-709, qui se relient mal avec ce qui précède, ne sont pas une addition du crû de Plaute, on d'un interpolateur. Le v. 704 est suspect.

(SCÈNE VII)

TOXILE DORDALE SATURION LA JEUNE FILLE

TOXILE — A présent qu'il est parti, nous pouvons ici parler sans réserve. Assurément, le jour qui vient de luire est pour toi un jour de prospérité. (Montrant la jeune fille) Tu ne l'as pas achetée, tu l'as eue pour rien.
DORDALE (pris d'inquiétude). — II sait ce qu'il a fait, lui, en me vendant à mes risques et périls une fille volée à ses parents. Il a pris l'argent, il est parti. Est-ce que je sais à présent si on ne me la réclamera pas bientôt? Où irais-je le chercher? En Perse? Chansons !
TOXILE (d'un air offensé). — Je croyais que tu me saurais gré du service que je t'ai rendu.
DORDALE. — Mais oui, Toxile, je t'en sais gré; car j'ai vu tout le zèle que tu mettais à me seconder.
TOXILE. — Moi, du zèle pour toi? Dis plutôt du dévoûment !.
DORDALE (s'avisant tout d'un coup). — Tiens, tiens... je voulais tout a l'heure donner des ordres chez moi, je l'ai oublié. Garde-la bien.
TOXILE (d'un ton de persiflage). — Elle est en bonnes mains. (Dordale sort).
LA JEUNE FILLE. — Mon père est en retard.
TOXILE. — Si j'allais l'avertir?
LA JEUNE FILLE. — II est temps.
TOXILE (s'approchant de la maison). — Holà ! Saturion, viens. Voici le moment de nous venger de mon ennemi.
SATURION (sortant). — Me voici. Vous ai-je fait attendre?
TOXILE. — Vite, va-t-en de ce côté, mets-toi hors de vue, tais-toi, quand tu me verras en conversation avec le léno, alors commence le vacarme.
SATURION. — A bon entendeur, un mot suffit.

TOXILE. — Ensuite, lorsque je serai parti...
SATURION. — Tais-toi donc, je sais ce que tu veux dire (1). (Il s'éloigne).

(1). Ce vers, qui ne figure pas dans les manuscrits palatins, est suspect d'être interpolé.

(SCÈNE VIII)

DORDALE TOXILE

DORDALE. — En rentrant chez moi, j'ai tailladé tous mes gens à coups d'étrivières : mes meubles et ma maison sont d'un sale...!
TOXILE. — Reviens-tu, à la fin?
DORDALE. — Je reviens.
TOXILE. — Sans mentir, je t'ai comblé de biens aujourd'hui.
DORDALE. — J'en conviens, je t'en sais gré.
TOXILE. — Tu n'as plus rien à me demander ?
DORDALE. — Non, bien du plaisir.
TOXILE. — Parbleu, voilà un souhait que je ne tarderai pas à réaliser chez nous car je vais de ce pas coucher avec ton affranchie. (Il rentre chez lui).

(SCÈNE IX)

SATURION DORDALE LA JEUNE FILLE

SATURION (affectant un air courroucé)- — Je veux être mort si je ne fais mourir cet individu! Ah! heureusement, le voici en personne devant sa maison.
LA JEUNE FILLE. — Bien le bonjour, mon cher père.
SATURION. — Bonjour, ma chère fille.
DORDALE (devinant tout à coup). — Aïe! le Persan m'a perdu.
LA JEUNE FILLE (à Dordale, montrant Saturion). — C'est mon père.
DORDALE. — Hein? quoi? ton père? Je suis mort bel et bien. Infortuné! je n'ai plus qu'il pleurer mes soixante mines, maintenant.
SATURION. — Et moi, par Pollux !je vais te faire aussi pleurer sur toi-même, scélérat.
DORDALE. — Je suis assassiné!
SATURION. — Allons, marche au tribunall, léno.
DORDALE. — Pourquoi au tribunal?
SATURION. — Je te le dirai là-bas le préteur. Marchons au tribunal.
DORDALE. — Tu ne prends pas de témoins?
SATURION. — Tu voudrais, bourreau, que j'aille tirer l'oreille à un citoyen, pour quelqu'un comme toi, toi qui fais ici commerce de citoyens, de personnes libres?
DORDALE. — Laisse-moi te dire...
SATURION. — Rien du tout.
DORDALE. — Ecoute.
SATURION. — Je suis sourd. Marche. Suis-moi, scélérat, dénicheur de pucelles (1). (A la jeune fille) Suis-moi, ma chère fille, jusque chez le préteur.

LA JEUNE FILLE. — Je te suis. (Ils sortent).

(1). La traduction ne rend pas exactement l'expression latine "feles virginaria". Par "feles" le latin désigna toute espèce de petits carnassiers, chat sauvage, martre, fouine etc. Naudet traduit " maudit griffeur de pucelles."

(ACTE V)

(SCENE 1)

TOXILE LEMNISÉLÈNE SAGARISTION
Esclaves portant les apprêts d'un festin

TOXILE (avec une majestueuse emphase). — L'ennemi étant vaincu, les citoyens sauvés, l'État tranquille, la paix signée, la guerre éteinte, le succès acquis sans perte pour l'armée ni pour nos garnisons, en raison de l'aide bienveillante que vous nous avez apportée, ô Jupiter, et vous tous, puissants maîtres du ciel, je vous rends grâces, et vous remercie pour l'éclatante vengeance que j'ai tirée de mon ennemi. En réjouissance de cet événement, je veux répartir le butin entre mes partisans, de façon qu'ils en aient leur part. (Aux esclaves qui sont dans la maison) Allons, sortez : je veux ici même, à l'entrée, devant la porte, régaler mes partisans. Placez ici les lits de table, mettez ici les accessoires ordinaires, je veux avant tout qu'on me place ici (une cruche de vin miellé (1)}, avec laquelle je me charge de rendre gais, plaisants, joyeux tous ceux dont l'aide m'a facilité l'accomplissement de ce que je voulais faire. Honte à celui qui sait accepter un service et ne sait pas le rendre !

(1). Le texte des manuscrits est ici corrompu. Les mots que j'ai mis entre crochets correspondent à peu près à ce qu'on attend.

LEMNISÉLÈNE (sortant de la maison). — Mon cher Toxile, pourquoi me laisses-tu sans toi? pourquoi restes-tu sans moi?
TOXILE. — Viens vite donc, viens près de moi, embrasse-moi, veux-tu?
LEMNISÉLÈNE (l'embrassant). — Si je veux!
TOXILE. — Ah! il n'y a rien de plus doux que cela. Mais dis-moi, prunelle de mes yeux, que tardons-nous à nous mettre à l'aise sur ces lits?
LEMNISELENE. — Tous tes désirs sont les miens.
TOXILE. — Je te le rends bien. Allons, vite, vite. Toi, Sagaristion, installe-toi sur le lit du haut.
SAGARISTION. — Je n'y tiens pas, donne-moi le compagnon que je me suis réservé (1).
TOXILE. — Tout de suite.
SAGARISTION. — Ce tout de suite est bien long à venir.
TOXILE. — Au travail, installe-toi. Faisons de cet anniversaire de ma naissance un jour de plaisir et de joie. (Aux esclaves) De l'eau pour les mains. Dressez la table. (Mettant une couronne sur la tète de sa maîtresse) Ces fleurs, je les donne à ma fleur de beauté. Tu seras la dictatrice de notre festin.
LEMNISÉLÈNE (à Pégnion, qui fait l'office d'échanson). — Allons, petit, ouvre les jeux par sept cyathes en partant du haut bout.
TOXILE. — Remue les mains, dépèche-toi, Pégnion, que tu es lent à me passer les cyathes! donne donc. (Pégnion lui remplît sa coupe) A ma santé, à la vôtre, à celle de ma bonne amie. (A Lemniséléne) Ah !combien j'ai désiré ce jour que m'accordent aujourd'hui les dieux, où il m'est permis de te serrer, désormais libre, entre mes bras!

(1). C'est à dire un broc de vin.

LEMNISÉLÈNE. — C'est ton ouvrage.
TOXILE (prenant la coupe). — A notre santé à tous! (Passant la coupe à Lemnisélène après l'avoir portée à ses lèvres) Cette coupe, ma main la transmet à la tienne, comme il sied de l'amant à l'amante.
LEMNISÉLÈNE. — Donne.
TOXILE — Prends.
LEMNISÉLÈNE. — A la santé de tout le monde, de ceux qui sont jaloux de mon bonheur, comme de ceux qui s'en réjouissent!

(SCÈNE II)

DORDALE TOXILE SAGARISTION PÉGNION LEMNISÉLÈNE Esclaves

DORDALE (revenant du côté opposé à la maison de Toxile, et sans voir les convives). — Entre tous les morlels qui sont, qui seront, qui furent, ou qui doivenl être un jour (1), je suis l'exemple vivant du malheur accompli, à moi seul je les surpasse tous en infortune, et de loin. Je suis mort, je suis assassiné. Jour funeste que ce jour qui vient de luire pour ma ruine ! Comme ce Toxile m'a bien roulé, comme il a saccagé mon bien! J'ai jeté à la rue toute une charretée d'argent, et je l'ai jetée pour rien. Que tous les dieux fassent périr de mâle mort le Persan, et tous les Perses, et tous les personnages de la pièce avec eux, pour tous les maux que m'a faits Toxile!

1. Le texte avec sa répétition "qui erunt, qui futuri sunt" semble corrompu.

C'est parce que je ne lui avais pas fait crédit qu'il a machiné contre moi toute cette intrigue. Et morbleu! je ne le ferais pas mettre en croix, mettre aux fers, si les dieux me prêtent vie? Que seulement son maître revienne, comme je l'espère... (Il aperçoit tout à coup les convives en se retournant) Mais qu'est-ce que j'aperçois? Voyez-moi ça? Qu'est-ce que cette histoire Ils sont en train de boire ici, ma foi! Approchons. (Il marche sur Toxile d'un air furieux) Ah, ah !l'honnête homme salut, (apercevant Lemnisélène à côté de Toxile) et toi aussi, l'honnête affranchie.
LEMNISÉLÈNE (d'un ton. joyeux et moqueur). — Eh !mais c'est Dordale !
SAGARISTION (déjà échauffé par le vin, à Toxile). — Invite-le donc a venir.
TOXILE (à Dordale, d'un ton aimable). — Viens, si le cœur t'en dit.
SAGARISTION (aux convives et aux esclaves). — Allez, applaudissons à sa venue.
TOXILE. — Bonjour Dordale, mon tout aimable. Tu as une place ici, installe-toi sur ce lit. (Aux esclaves) De l'eau pour lui laver les pieds. (A Pégnion) Donne donc, petit.
DORDALE (à Pégnion qui s'approche de lui avec un bassin). — Ne t'avise pas de me toucher d'un seul doigt, drôle, ou je le flanque par lerre.
PÉGNION. — Et moi, tout aussitôt, d'un coup de ce cyathe, je t'arrache un œil.
DORDALE (à Toxile). — Dis-moi, gibier de potence, grand consommateur d'étrivîères! M'as-tu assez bien roulé aujourd'hui, m'as-tu bien fait tomber dans le panneau, m'as-tu bien berné avec ton Persan?
TOXILE. — Tu ferais sagement de porter ailleurs les criailleries.
DORDALE (à Lemnisélène). — Et toi, honnête affranchie, tu savais tout et tu ne m'as rien dit !
LEMNISÉLÈNE. — C'est folie, quand on peut se donner du bon lemps, d'aimer mieux les querelles : remets donc la plainte à plus tard, cela vaut mieux.
DORDALE. — Le cœur me brûle.
TOXILE (à Pégnion). — Donne-lui la cruche. (A Dordale) Eteins le feu, si le cœur te brûle, que l'incendie ne gagne pas la tête.
DORDALE. — Vous vous donnez la comédie à mes dépens, je vois.
TOXILE (à Pégnion). — Veux-tu que je te donne un mignon d'un nouveau genre, Pégnion ?Allons, amuse-toi comme à ton ordinaire, puisque tu as le champ libre. (Pégnion s'avance vers Dordale en mimant la séduction) Houïe !Balh !Voilà qui est royalement fait, ce pas est d'une élégance!
PEGNION. — Ne me sied-il pas d'être élégant, et n'ai-je pas plaisir à bafouer le léno comme il le mérite?
TOXILE — Va, continue.
PÉGNIO.N (souffletant Dordale en faisant mine de le caresser). — Tiens, léno, voilà pour toi.
DORDALE. — Je suis mort !II a failli me renverser.
PÉGNION (frappant de nouveau). — Tiens, encaisse de nouveau.
DORDALE. — A ton aise, borne-rnoi, tandis que ton maîlre n'y est pas.
PÉGNION (le frappant encore). — Tu vois comme je t'obéis? Mais pourquoi de ton coté n'obéis-tu pas aussi à mes ordres, et ne suis-tu pas mon conseil?
DORDALE. — Quel conseil?
PÉGNION. — De prendre une grosse corde et de te pendre.
DORDALE (levant son bâton)— Prends garde de me toucher, s'il le plaît, ou de ce bâton je te donne une de ces volées...
PÉGNION (voltigeant autour de lui). — Vas-y, je te le permets.
TOXILE, — Assez, assez, Pégnion !Cesse.
DORDALE (furieux). — Je vous exterminerai tous, par Pollux!
PÉGNION. — Exterminé, c'est toi qui le seras par celui qui habite là-haut, et qui mal te veut et mal te fera. Ils ne te le disent pas, eux; mais moi, je te le dis.
TOXILE (à Pégnion). — Allons, verse à la ronde le vin miellé, donne à boire, sans te lasser, à pleines coupes. Il y a longtemps que nous n'avons bu, c'est rester trop longtemps à sec.
DORDALE. — Fassent les dieux que ce que vous buvez vous reste dans le gosier !
SAGARISTION. — Je ne puis m'empêcher, léno, de te donner un pas que dansait autrefois Hégéas. Regarde donc, est-ce qu'il le plaît ?(il fait des passes autour de Dordale en se moquant de lui).
TOXILE. — Moi aussi, je veux en reproduire un que Diodore dansait autrefois en Ionie. (II tourmente à son tour Dordale avec ses cabrioles).
DORDALE. — Allez-vous en, ou je vous fais un mauvais parti.
TOXILE. — Tu oses encore souffler mot, effronté? Si tu me mets en colère, je vais te ramener le Persan.
DORDALE. — C'est bon. je me tais. Mais c'est toi qui es le Persan, toi qui m'as tondu jusqu'au vif.
TOXILE. — Tais-toi, bête, c'est son frère jumeau.
DORDALE. — Son frère jumeau?
TOXILE. — Et très jumeau.
DORDALE (à Sagaristion). — Que les dieux et les déesses t'envoient au gibet, toi et ton frère jumeau.
SAGARISTION. — Dis-le de celui qui t'a ruiné car moi, je ne t'ai rien fait.
DORDALE. — En tout cas, que le mal qu'il a fait retombe sur toi !
TOXILE (voulant se lever de table). — Allons-y, voulez-vous? bafouons-le bien.
LEMNISÉLÈNE. — S'il ne le mérite pas, ce n'est pas la peine. Et du reste, moi, je ne dois pas le faire.
TOXILE. — Apparemment parce qu'il n'a point chicané quand j'étais en marché pour toi.
I.EMNISÉLÈNE. — Cependant...
TOXILE (en colère). — II n'y a pas de cependant... Prends seulement garde, s'il te plaît, qu'il ne t'arrive mal, et suis-moi. Tu peux bien m'obéir car parbleu, sans moi, sans ma protection, il faisait de toi une prostituée au premier jour. Mais la plupart des affranchis sont ainsi faits : s'ils ne se retournent pas contre leur patron, ils se figurent n'être pas assez libres, pas assez sages, pas assez honorables. C'est tout comme rien, s'ils ne l'insultent, s'ils ne répondent à ses bontés par l'ingratitude.
LEMNISÉLÈNE (avec douceur). — Certes, tes bienfaits m'engagent à être soumise à tes volontés.
TOXILE (toujours en colère), — C'est moi qui suis ton patron, bel et bien, moi qui ai payé de mon argent pour t'affranchir. (Lacune) Et je veux qu'on le berne de la belle façon.
LEMNISELENE. — Pour ma part, je m'y appliquerai de mon mieux.
DORDALE (inquiet, les observant sans les entendre). — Certainement, ils concertent je ne sais quel méchant complot contre moi.
SAGARISTION (qui s'est rapproché de Dordale pendant la discussion de Lemnisélène avec Toxile). — Holà, vous autres!
TOXILE. — Eh bien?
SAGARISTION. — C'est bien là Dordale le léno, qui fait ici trafic de filles de condition libre? Est-ce bien lui qui jadis fut un fier à bras? (Il le gifle)-
DORDALE. — Qu'est-ce que cela veut dire? aïe! voilà qu'il me soufflette! Je vous en donnerai.
TOXILE. — En attendant, nous t'en avons donné et nous t'en donnerons encore. (Il le pince).

DORDALE. — Aïe !II me pince les fesses.

PÉGNION. — C'est permis : il y a longtemps qu'elles ne sont plus bonnes à rien...(1)
DORDALE. — Tu parles encore, toi, petit avorton?

LEMNISÉLÈNE (à Dordale d'un air câlin). — Mon cher patron, entre, je te prie, viens souper.

DORDALE. — Lâche que tu es (2), tu ris de moi maintenant?
LEMNISÉLÈNE. — Parce que je l'invite à une parlie de plaisir?
DORDALE. — Je ne veux pas de partie de plaisir.

LEMNISÉLÈNE (se retirant). — Soit, à ton aise.

TOXILE. — Qu'en dis-tu? Tu vois l'effet de ces six cents écus !Que de tempêtes ils soulèvent !
DORDALE (à part). — Mort de ma vie! ils s'entendent joliment à payer de retour leur ennemi. .

TOXILE. — T'avons-nous infligé une assez bonne punition?
DORDALE. — Je l'avoue, je me rends.

TOXILE. — Et après cela, tu te rendras au carcan.

DORDALE. — Va te faire pendre. Est-ce qu'ils ne m'ont pas déjà assez maltraité?
TOXILE. — Tu te souviendras d'avoir rencontré Toxile sur ton chemin. Spectateurs, portez-vous bien. Le léno est mort, applaudissez.

(1). Il y a dans le texte une équivoque obscène sur "expungere" qu'il est difficile de rendre en français.
(2). Sens peu sûr. J'ai conservé, avec Leo et Lindsay, le texte des manuscrits "mea ignavia". qui, avec la ponctuation proposée par Camerarius, doit s'interpréter comme un vocatif. Mais il se peut que le texte soit corrompu ou lacunaire.

 

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