MOSTELLARIA
-le revenant-
Traduction de Alfred ERNOUT , membre de l'institut, professeur à la faculté des lettres à l'université de Paris.
Société d'éditions "les Belles Lettres"- 1938-
NOTICE
Pendant l'absence de son père Théopropide, qui
depuis plusieurs années est en Egypte pour affaires, un jeune homme, Philolachès, avec l'aide de son esclave Tranion, s'est débauché. Il le sait, il s'en rend compte, et il se confesse lui-même dans un monologue de ton mélancolique, où il compare son cas à celui d'une maison bien bâtie, mais mal entretenue, et qu'un propriétaire négligent laisse se dégrader peu à peu. Ainsi en est-il de lui-même : son père avait tout fait pour le bien élever; mais depuis son départ, le toit de vertu qui couvrait Philolachès a été emporté par la tempête de l'amour, et tout le bel édifice de bonne conduite n'est plus que ruines. Le jeune homme en effet s'est épris d'une jeune courtisane, Philématie; pour l'affranchir, il a emprunté de l'argent à un usurier, Misargyridès; et depuis qu'il la connaît, il se ruine pour elle en cadeaux, en fêtes, en bombances. Des camarades de bamboche, comme Callidamate et sa maîtresse Delphie, l'aident allègrement à dissiper son argent; Scapha, la servante de Philématie, y contribue également pour sa part. Cela finira mal, comme le prédit, dans la scène qui ouvre la pièce, l'esclave Grumion qui, préposé à l'entretien de la ferme de Théopropide, a conservé quelque chose des anciennes vertus rustiques : pour peu que les dieux fassent revenir le vieillard!...
Naturellement le souhait se réalise. Au moment où Philolachès est en train de festoyer avec sa maîtresse et ses amis, Tranion arrive porteur de la mauvaise nouvelle : Théopropide vient de débarquer, Tranion l'a vu de ses yeux, il sera ici dans un instant. Sous ce coup du sort, Philolachès chancelle et s'effare; en vain Callidamate, avec le sérieux d'un ivrogne, lui propose-t-il tout simplement d'aller occire son malencontreux père. Mais devant le désarroi de son jeune maître, Tranion, qui avait lui aussi commencé par désespérer, retrouve ses forces et son sang-froid : son génie l'abandonnerait-il au moment où il en est besoin? Que Philolâches et sa bande continuent à boire et à s'amuser, sans s'inquiéter de rien; qu'ils s'enferment bien, et n'ouvrent à personne; qu'ils ne répondent point quand Théopropide frappera; Tranion se chargera de l'éloigner de la maison jusqu'au moment où grâce à lui tout s'arrangera — sans qu'il sache encore comment.
Et voici Théopropide, tout joyeux de n'avoir plus à naviguer, et qui se félicite de l'accueil que les siens lui réservent. Il frappe à la porte, cependant que Tranion vient le saluer. Il refrappe; pas de réponse. Que se passe-t-il? Inquiet, il interroge Tranion. Celui-ci feint d'abord l'épouvante; enfin il réussit à vaincre ses terreurs pour raconter à son maître l'histoire épouvantable. Depuis son départ, la maison est hantée. Un spectre en a pris possession, l'ombre d'un homme qui fut jadis assassiné là, et dont la présence tourmente si fort les habitants que depuis longtemps ils ont dû s'installer ailleurs... Justement une voix appelle Tranion de l'intérieur : c'est la voix du mort... Et le vieillard glacé de terreur s'enfuit, et court chez celui qui lui a vendu la maison pour tirer au clair cette histoire, et au besoin résilier la vente. La situation est sauvée — pas pour longtemps.
Théopropide revient bientôt; naturellement le vendeur nie tout. Tranion passerait un mauvais quart d'heure, si un incident nouveau ne venait détourner Théopropide de son enquête, en lui apportant une autre inquiétude. A peine a-t-il commencé l'interrogatoire de son esclave que voici venir l'usurier auquel Philolachès a emprunté, et qui vient réclamer ses intérêts. Pourquoi cet emprunt? demande Théopropide. Et Tranion de lui expliquer que son fils s'est mis à faire du commerce, qu'il a acheté une maison — une affaire superbe — et que, pour cela, il a dû emprunter à l'usurier — oh! peu de chose — quarante mines, qu'il a données en arrhes. Théopropide, enthousiasmé, promet de rembourser l'usurier, qui s'en va. Mais où est cette maison? Justement celle du voisin d'à côté, répond Tranion, pris de court. Théopropide voudrait la visiter, naturellement. Que faire? Tranion imagine alors de demander à Simon, le propriétaire de la maison, la permission pour son maître de la visiter. Celui-ci, dit-il, veut faire bâtir, car il va marier son fils... Simon accepte; la visite commence, et Théopropide mené par Tranion se félicite d'avoir un fils qui suit les traces de son père...
Jusqu'à présent tout a bien marché pour Tranion. Mais tout va se gâter; l'échafaudage de ruses est trop fragile pour subsister longtemps. Théopropide rencontre deux petits esclaves qui viennent chercher Callidamate pour le reconduire chez lui; il les voit frapper à sa porte, il les interroge, et il en apprend tout ce que Tranion avait voulu lui cacher, les débauches de son fils, et l'usage fait des quarantes mines qu'il a promis de rembourser. Simon, qui survient à son tour, lui confirme que Philolachès ne lui a jamais acheté de maison : que tout cela est une invention de Tranion. Théopropide, furieux, veut se venger; il prend avec lui des "lorarii" pour enchaîner l'esclave qu'il livrera au supplice. L'autre, qui a flairé l'attaque, se réfugie sur un autel, d'où il continue à narguer son maître. On ne sait, trop comment la chose pourrait finir, quand le "deus ex machina" apparaît sous la forme de Callidamate. Celui-ci, dégrisé, vient plaider auprès de Théopropide la cause de Philolachès; s'il s'est mal conduit, n'est-ce pas l'habitude de tous les fils de bonne famille, et ne doit-on point pardonner à sa jeunesse et à son inexpérience? Du reste Callidamate et ses amis, qui l'ont aidé à dépenser son argent, s'engagent formellement à rembourser à son père tout ce qu'il a dépensé. Théopropide, charmé de la proposition, absout son fils et lui permet même de continuer. Il consent enfin — non sans mauvaise grâce — à pardonner à Tranion, malgré le rôle ridicule que celui-ci lui a fait jouer; au surplus n'aura-t-il pas longtemps à attendre pour le voir commettre un nouveau méfait, dont il pourra cette fois se venger tout à son aise. Et voilà la farce jouée; les spectateurs n'ont plus qu'à applaudir.
Comme on le voit, ce n'est ni par l'originalité des personnages que brille la pièce, ni par la nouveauté de la situation non plus. Ce sont de vieilles connaissances pour nous que le fils débauché, l'esclave retors, et le vieux père qu'on berne, ou qu'on essaie de berner. D'autre part on se demande à quoi riment toutes les inventions accumulées par Tranion, puisque la vérité finira bien par se découvrir, et que ses mensonges ne pourront qu'exaspérer la colère de Théopropide. « Je comprends, dit Naudet, les machinations de Mascarille pour son Etourdi; il espère, en effet, changer la situation de son maître, sans se précipiter en un danger mortel pour le plaisir de braver. Mais tout l'esprit de Tranion et de Merlin est dépensé en pure perte : ils savent d'avance qu'après s'être tenus en équilibre sur une corde glissante, il faut qu'ils tombent à la fin, et que la chute soit plus cruelle en proportion des fautes qu'ils auront faites pour la différer. » Et plus loin il conclut : « II faut avouer que ce spectacle n'est ni très sensé, ni très édifiant. »
Ainsi donc, banalité des caractères et invraisemblance de l'intrigue, voilà le jugement de la critique. Et pourtant il n'empêche que la Mostellaria soit une des meilleures comédies de Plaute, une de celles où son don du rire s'affirme avec le plus de maîtrise. C'est que l'action y est menée à un train qui jamais ne laisse reposer le spectateur, et fait songer aux vaudevilles de Feydeau où tout s'enchaîne avec une logique implacable — une fois admis le postulat du début; c'est que les situations comiques se succèdent avec une variété toujours renouvelée. C'est que tous les personnages y sont campés avec un brio, un relief et un naturel inimitables, et qu'aucun d'eux n'est sacrifié : même les rôles épisodiques ont leur couleur, Grumion, Scapha, Simon (1), l'usurier; c'est que la fantaisie et l'observation se mêlent et se fondent en un ensemble harmonieux. C'est enfin que le style s'adapte merveilleusement à toutes les circonstances comme à tous les personnages : qu'on lise par exemple l'entrée de Callidamate, le récit horrifique que fait Tranion à Théopropide, ou sa dispute avec Misargyride. Mais ce n'est pas un palmarès que je dresse, et le reste est de la même veine.
La pièce tire son titre, Mostellaria (2), de l'épisode du fantôme imaginé par Tranion. On sait combien la vie d'outre-tombe tenait de place dans les croyances des Grecs et des Romains, et combien ils étaient friands de toutes les histoires relatives aux démons de la mort, aux revenants, aux apparitions de toute espèce. Toutes les classes de la société ajoutaient foi aux récits de ce genre, le petit peuple comme les gens cultivés; et le conte de Tranion semble une parodie anticipée de l'aventure du philosophe Athénodore que Pline le Jeune nous raconte avec un sérieux non feint (3). Il ne faut donc pas s'étonner que nous connaissions l'existence de trois comédies grecques l'une de Théognètos, l'autre de Ménandre, la troisième de Philémon. On admet, depuis Ritschl (4), que c'est de cette dernière que Plaute se serait inspiré, mais cela sur un indice bien faible (5)
1. Sur ce dernier voir ce qu'en dit M. Ph. E. Legrand, Daos, p. 224.
2. Festus citant un fragment de vers de notre pièce la désigne par la transcription grecque : « Et aput Plautum in Phasmate (Most. 240) : « nec recte si illi dixeris » (Festus, éd. Lindsay, p. 158,33). C'est probablement une hellénisation postérieure à Plaute.
3. Cf. Pline le Jeune, Lettres, 1. VII, 27.
4. Parerga, p. 159. Cf. Kunst, Stud. z. griech.-rom. Kom.. Wien, 1919.
5. Au vers 1149 et suivants, à la question de Théopropide « Que dois-je faire à présent? » Tranion répond par cette plaisanterie: « Si tu as pour amis Diphile ou Philémon, tu leur diras de quelle façon ton esclave t'a mystifié ; ce sont d'excellentes fourberies que tu leur fourniras pour leurs pièces. » Bitschl a supposé que Philémon s'était nommé lui-même par manière de plaisanterie, et que Plaute aurait reproduit mécaniquement l'allusion.
et le témoignage sur lequel on s'appuie pour dater approximativement cet original n'est guère plus probant (1). Du reste ces hypothèses fussent-elles exactes, elles ne nous aideraient en rien à déterminer la part d'imitation et d'originalité de Plaute : on ne peut pour cela que se borner à des observations d'ordre général, comme le sont les remarques pénétrantes de M. Ph. E. Legrand (2).
Nous ne sommes pas davanlage renseignés sur la date de la pièce latine. II apparaît toutefois que Plaute y est en pleine possession de son métier, et il n'est peut-être pas téméraire de supposer qu'elle doit être de la maturité du poète. Cette impression est confirmée par l'examen de la métrique. Sans doute, comme le note Lejaiy , le récitatif domine; mais les cinq cantica (85-156; 313-347; 690-746; 783-803; 858-903) sont d'une richesse de rythmes qui exclut l'idée de les attribuer à un débutant. La division en actes traditionnelle est arbitraire; M. Ph. E. Legrand n'admet que trois pauses nécessaires ; l'une entre les vers 529 et 530, l'autre entre 857 et 858; la troisième entre 1040 et 1041. " Nulle part, en dehors de ces trois endroits, l'enchaînement des scènes n'est rompu," Mlle Frête va plus loin encore; selon elle, aucun entr'acte ne s'impose, et l'on n'y trouve que deux possibilités de coupure, l'une à 857, l'autre à 1040.
1.Du vers 775 " On vante les fameux exploits du grand Alexandre et d'Agathocle"
"Alexandrum magnum atque Agathoclem aiunt maxumas
Duo res gessisse"
on a déduit que la comédie était postérieure à la mort d'Agathocle, donc à 289 av. J. C., et que la pièce devait se situer dans l'état de paix qui précéda ou qui suivit la guerre d'Athènes contre Antigonos (287-283).
2. Voir Daos, p. 594 sqq — Comme toujours du reste, Plaute a accommoda à la romaine son modèle grec, et la comédie est remplie d'expressions purement latines, et d'allusions à des usages latin.
J'ai conservé toutefois la division en cinq actes de Pius, d'abord parce qu'elle est inoffensive, et qu'ensuite les divergences d'opinion
entre les érudits montrent tout ce qu'il y a d'incertain
dans les divisions qu'on a proposé de lui substituer.
La Mostellaria a été fort imitée : en France, on peut
citer les "Esprits" de Pierre de Larivey, "le Retour imprévu"
de Regnard, et le premier acte du "Comédien poète (ou
le Garçon sans conduite)" de Montfleury ; au Danemark,
das Hausgespenst ou Abracadabra de Ludwig Holberg
(1684-1754) ; en Italie "i fantasmi" de Bentivoglio
(mort en 1573); enfin il semble que Shakespeare lui-même
ait connu la comédie de Plaute, car il lui a emprunté
les noms de Tranion et de Grumion pour désigner deux
serviteurs dans sa pièce qui a pour titre "Taming of the
shrew."
PERSONNAGES
TRANION, esclave de Théopropide, attaché à Philolachès.
GRUMION, esclave, fermier de Théopropide.
PHILOLACHÈS, fils de Théopropide, amant de Philématie.
PHILEMATIE, courtisane, maîtresse de Philolachès.
SCAPHA, servante de Philémalie.
CALLIDAMATE, jeune homme, ami de Philolachès.
DELPHIE, courtisane, maîtresse de Callidamate.
THÉOPROPIDE, vieillard, père de Philolachès.
MISARGYRIDE, usurier.
SIMON, vieillard, voisin de Philolachès.
PHANISCUS, esclave de Callidamate.
PINACION, esclave de Callidamate.
SPHERION, jeune esclave de Théopropide.
AUTRES ESCLAVES.
La scène se passe à Athènes.
ARGUMENT
Philolachès a racheté sa maîtresse pour l'affranchir ensuite, et en l'absence de son père il dévore tout son patrimoine. Quand le vieillard est de retour, Tranion le mystifie en lui disant qu'il y a dans la maison des fantômes effrayants, et qu'il a fallu d'abord déménager. Survient un usurier âpre au gain qui réclame ses intérêts, et le vieillard est joué une seconde fois; car Tranion lui dit que Philolachès a emprunté sur nantissement pour acheter une maison. Laquelle? demande-t-il. Celle du voisin d'à côté, répond Tranion. Il la visite. Après, il se fâche d'avoir été berné. Cependant, sur la prière d'un camarade de son fils, il consent à pardonner.
(ACTE I)
(SCÈNE I)
GRUMION, TRANION
GRUMION. — Sors de la cuisine, s'il le plaîl; dehors,
rossard, au lieu de me faire de l'esprit au milieu de tes
casseroles. Sors de la maison, ruine de tes maîtres. Par
Pollux, que je vive, et je te chatierai proprement à la
ferme. Sors, dis-je, ..........(1). Pourquoi
te caches-tu?
TRANION. — Eh, mordieu !qu'est ce que tu as à
pousser de tels cris devant notre porte ? Est-ce que tu
le crois dans tes champs? Eloigne-toi de la maison.
Va-t-en aux champs; va-t-en, pendard; éloigne-toi de
la porte. (Il le bat) Tiens; est-ce cela que tu voulais?
GRUMION. — Me voilà mort! Pourquoi me bats-tu?
TRANION. — Parce que tu es en vie.
GRUMION. — Patience. Laisse seulement arriver le vieux maître. Laisse-le seulement revenir sain et sauf, lui que tu dévores pendant qu'il n'y est pas.
TRANION. — Ce qne tu dis là n'est ni vrai, ni vraisemblable, bûche que tu es : comment pourrait-on dévorer quelqu'un qui n'y est pas?
1. Le milieu du vers est corrompu. Pylades a proposé de lire: "exi, inguam, nidor, e culina"" Sors, dis-je, graillon, de ta cuisine." Mais la corruption de "culina" en "cupinam" s'explique mal paléographiquement, et d'autre part l'emploi de "nidor" comme terme d'injure est sans exemple.
GRUMION. — Ah vraiment, beau galant de ville, mignon de tout le monde, tu me reproches mes champs, à moi? Je crois bien deviner pourquoi, Tranion : tu sais que d'un jour à l'autre tu seras envoyé au moulin. Oui, parbleu, avant peu de temps, Tranion, tu viendras augmenter notre nombre aux champs, engeance bonne pour les fers. Maintenant, tant que tu en as envie et loisir, fais bombance, dissipe le bien du maître, pervertis son fils, un excellent jeune homme. Passez vos jours et vos nuits à boire, continuez à vivre à la grecque, achetez des maîtresses, affranchissez-les, engraissez des parasites; dévastez le marché par vos emplettes ruineuses. Est-ce là le mandat dont t'a chargé le vieux maître, en partant pour l'étranger? Est-ce de cette façon qu'il s'attend à trouver son bien géré à son retour? Est-ce là, penses-tu, le devoir d'un bon serviteur que de perdre à la fois et le bien et le fils de son maître? Car pour moi je le tiens pour perdu, depuis qu'il a pris goût à cette existence; lui qui autrefois n'avait pas son pareil, dans toute la jeunesse attique, pour l'épargne et la bonne conduite. Maintenant c'est dans un autre genre qu'il remporte la palme; et cela, c'est l'effet de tes mérites et de tes leçons.
TRANION. — Mordieu! qu'est-ce que tu as à t'occuper de ma personne et de ma conduite? Est-ce que tu n'as pas, je te prie, aux champs des bœufs à soigner? Il me plaît de boire, de faire l'amour, de me payer des filles. Si je le fais, c'est mon dos qui en répondra, non le tien.
GRUMION (s'approchant de Tranion pour lui parler sous le nez). — Quel langage effronté!
TRANION (se reculant). — Ah! que Jupiter et tous
les dieux t'exterminent! Pouah! tu m'as envoyé une bouffée d'ail! Quelle pure saleté tu fais, rustre, bouc,
étable à cochons, mélange de fiente et d'ordure.
GRUMION. — Que veux-tu? Tout le monde ne peut pas sentir les parfums exotiques, comme toi, ni tenir le haut bout de la table, comme toi, ni manger d'aussi
fins plats que toi. Garde pour toi tes tourterelles, tes poissons, ta volaille; laisse-moi manger mon ail et subir ma destinée. Tu es fortuné, je suis malheureux : il faut se résigner. A chacun ce qui l'attend : à moi, ma récompense, à toi, ton châtiment.
TRANION. — Tu as l'air, Grumion, d'être jaloux de moi, parce que je vis bien et que tu vis mal. Rien de plus juste pourtant. Il sied à moi de faire l'amour, à toi de conduire les bœufs, à moi de mener la belle vie, à toi de trimer misérablement.
GRUMION. — 0 crible des bourreaux! comme tu le seras, j'espère; car ils te mèneront par les rues, le carcan sur la nuque, en te criblant de coups d'aiguillons, si le vieillard revient un jour.
TRANION. — Comment sais-iu si ce que tu dis ne t'arrivera pas plus tôt qu'à moi?
GRUMION. — Parce que je ne l'ai jamais mérité, et que tu l'as mérité, toi, et que tu le mérites encore.
TRANION. — Pas tant de discours, abroge, si tu n'as pas envie de te voir offrir une bonne rossée.
GRUMION. — Allez-vous me donner du fourrage pour porter à mes bœufs? Donnez-m'en, si vous ne le mangez pas !. Allez-y; continuez puisque vous avez si bien commencé ; buvez, menez la vie grecque, mangez, empiffrez-vous, tuez tout ce qui est gras !
TRANION. — Tais-toi et retourne aux champs. Je veux aller au Pirée m'acheter du poisson pour ce soir. J'enverrai demain quelqu'un à la ferme te porter du fourrage. (Grumion reste immobile et continue à le regarder d'un air de menace) Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce que tu as à me regarder maintenant, pendard?
1. D'autres lisent avec la correction du manuscrit B: "Date aes si non estis" "Ou sinon, donnez-moi de l'argent" . Mieux vaut conserver la première leçon des manuscrits, avec le jeu de mots sur "estis".
GRUMION. — Parbleu, voici un nom, je crois, qui sera bientôt le tien.
TRANION. — Pourvu qu'en attendant les choses soient comme elles sont, je m'inquièle peu de ton « bientôt ».
GRUMION. — Sans doute; mais sache seulement ceci : ce qu'on ne veut pas arrive bien plus vite que ce qu'on désire le plus (1).
TRANION. — Ne m'assomme pas plus longtemps; va dans ta ferme, décampe d'ici. Je te jure bien que tu ne me retiendras pas un instant de plus. (Il rentre).
GRUMION (seul). — Avez-vous vu comme il est parti, sans tenir le moindre compte de ce que j'ai dit? 0 dieux immortels, j'implore votre assistance! Faites que notre vieux maître, absent depuis déjà trois années, revienne ici au plus tôt avant que tout ne soit dévoré, et terres et maison. Car s'il ne revient pas, le restant n'en a plus que pour quelques mois à rester. Sur ce, je m'en vais aux champs. Car justement j'aperçois le fils de notre maître. Il a bien changé : un garçon si parfait s'être ainsi débauché !
1. Texte peu sûr. La traduction correspond au texte de Bentley-Goetz: uenit quod nolis.
(SCÈNE II)
PHILOLACHÈS
J'ai beaucoup réfléchi et j'ai longtemps pensé, je me suis fait à part moi maint raisonnement; j'ai tourné et retourné cette question dans ma cervelle, si tant est que j'aie une cervelle, et je l'ai longtemps discutée : à quoi pourrais-je bien comparer l'homme à sa naissance, et à quoi pourrais-je dire qu'il ressemble? Et voici la comparaison que j'ai trouvée. L'homme, quand il vient de naître, ressemble, selon moi, à un bâtiment neuf. Je vais vous en donner mes preuves. Sans doute la chose ne vous paraît-elle pas vraisemblable, mais je saurai bien vous amener à partager mon avis, et je vous convaincrai certainement de la vérité de ce que j'avance (1). Et du reste vous-mêmes, j'en suis sûr, quand vous entendrez mon raisonnement, vous ne direz pas autrement, et vous tomberez d'accord avec moi. Prêtez-moi l'oreille tandis que je vous expose mon argumentation; je veux que vous soyez instruits de la chose aussi bien que moi.
Aussitôt qu'un bâtiment est prêt, fignolé, fait exactement au cordeau, on loue l'architecte et on approuve l'édifice; chacun le prend à soi-même pour modèle, chacun voudrait en avoir un semblable; on n'y épargne ni son argent ni ses soins.
1. Les vers 93-95, qui font double emploi avec les trois vers suivants, sont probablement interpolés.
Mais ensuite, que vienne s'y installer un vaurien, un négligent, avec des esclaves paresseux, un homme malpropre, un nonchalant, aussitôt le bâtiment commence à se gâter, parce que, tout bon qu'il est, il est mal entretenu. Et puis, voici souvent ce qui se produit : une tempête arrive, elle brise les pannes et les tuiles creuses. Le maître négligent ne veut pas les remplacer. Vient la pluie; elle détrempe les murs, et l'eau passe à travers: elle pourrit la charpente et démolit tout le travail de l'architecte. La construction n'est plus désormais d'un bon service, sans que ce soit la faute du constructeur. Mais beaucoup de gens ont cette manie : une réparation qui pourrait se faire pour un écu, ils attendent pour l'entreprendre que les murs tombent en ruines : alors il faut rebâtir le bâtiment de fond en comble.
Voilà mon raisonnement en ce qui concerne les
édifices. Je veux maintenant vous démontrer que les hommes peuvent exactement se comparer à une maison. Tout d'abord les parents sont les architectes de leurs enfants. Ce sont eux qui en jettent les bases; ils les élèvent, ils mettent tous leurs soins à les rendre solides. Et pour qu'ils soient d'un bon usage, en même temps que d'une belle apparence, pour eux-mêmes et pour le peuple, ils n'épargnent pas les matériaux, et les dépenses qu'ils font ne sont pas pour eux des dépenses. Ils les fignolent; ils leur enseignent les lettres, le droit civil, les lois; à force de dépenses et d'efforts ils veulent arriver à ce que les autres souhaitent en avoir de pareils. Quand, après une telle préparation, ils les envoient à l'armée, ils leur donnent alors pour soutien quelqu'un de la famille. Une fois achevée leur première campagne, l'architecte n'a plus la main sur son œuvre. C'est alors qu'on juge à l'épreuve de ce que l'édifice va devenir.
Moi par exemple, j'ai été sérieux et honnête tant que je fus au pouvoir des architectes. Ensuite, une fois que j'ai été livré à moi-même et que je rentrai dans mon
naturel, aussitôt j'ai gâté complètement toute leur œuvre. Est venue la fainéantise; ce fut pour moi la tempête; son arrivée m'a amené la grêle et la pluie; aussitôt elle a démoli, découvert et emporté loin de moi toute vergogne et toute vertu. Par la suite, j'ai négligé de me recouvrir. Immédiatement après, en guise de pluie est arrivé l'amour; il s'est coulé jusqu'au fond de ma poitrine, il a imprégné tout mon cœur (1). A présent, tous mes étais, fortune, crédit, renom, vertu,
honneur, m'ont abandonné à la fois. Je ne suis plus bon à rien. Bien pis encore, ma charpente est désormais pourrie d'humidité; je ne crois pas que je puisse essayer de réparer l'édifice, sans le voir s'écrouler tout entier du haut en bas; il serait anéanti jusque dans ses fondations, et personne ne pourrait le sauver.
Mon cœur est plein de douleur à la pensée de ce que
je suis maintenant, de ce que je fus jadis. De toute
la jeunesse il n'y avait personne plus habile que moi
dans l'art de la gymnastique (2).
1. Sans doute faut-il entendre "cor" dans le même sens qu'au vers 86; la reprise de "pectus" et de "cor" n'est sans doute pas fortuite.
2. Le texte latin présente probablement une lacune: il manque en effet un sujet "quisquam" au verbe "erat" et le "neque" du v. 150 semble appeler un autre "neque".
Le disque, la lance, la balle, la course, les armes, le cheval suffisaient à mon bonheur; ma sobriété et mon endurance faisaient de moi un exemple pour mes camarades. Les meilleurs venaient à l'envi s'instruire auprès de moi. Maintenant je ne vaux plus rien, et ce beau résultat je ne le dois qu'à moi-même.
(SCÈNE III)
PHILÉMATIE, SCAPHA, PHILOLACHÈS
PHILÉMATIE (sortant de chez elle sans voir Philolachès). — II y a longtemps, par Castor, que je n'ai pris de bain froid avec plus de plaisir, et qu'à mon sentiment, je ne me suis mieux débarbouillée, ma chère Scapha.
SCAPHA. — Tout te succède à souhait, tout comme cette année la moisson a été belle.
PHILÉMATIE. — Quel rapport la moisson a-t-elle avec mon bain?
SCAPHA. — Autant que ton bain avec la moisson.
PHILOLACHÈS (apercevant Philématie, en a parte). — 0 Vénus, belle Vénus! voici ma tempête, celle qui a enlevé toute la couverture de bonne conduite qui me couvrait! A partir de ce moment la pluie de l'Amour et du Désir est tombée dans mon cœur, et jamais plus je rie pourrai m'en garantir. Les murs de ma raison sont déjà tout détrempés, l'édifice n'est déjà plus qu'une ruine.
PHILÉMATIE. — Regarde, je t'en prie, ma chère Scapha; cette robe me va-t-elle assez bien? Je veux, moi, plaire à Philolachès, l'oeil de ma vie, mon cher patron.
SCAPHA. — A quoi bon te parer, aimable comme tu l'es avec les aimables manières? Ce n'est pas la robe qu'aiment les amants, mais ce qui la remplit.
PHILOLACHES. — Me bénissent les dieux! l'aimable femme que cette Scapha! Elle a du bon sens, la coquine. Elle connaît joliment bien les mœurs des amants, et leurs plus secrètes pensées !
PHILÉMATIE (avec impatience). — Hé bien?
SCAPHA. — Quoi donc?
PHILEMATIE. — Mais regarde-moi, examine comment cette robe me va.
SCAPHA. — Quand on est belle comme toi, tout ce qu'on a va bien.
PHILOLACHÈS (à part). — Voilà une parole, Scapha, qui te vaudra aujourd'hui un cadeau de ma part; je ne laisserai pas sans récompense le compliment que tu viens de faire à ma belle.
PHILÉMATIE. — Je ne veut pas de flatteries.
SCAPHA (haussant les épaules), — En vérité, tu es bien sotte. Aimes-tu mieux, dis-moi, être critiquée à tort que complimentée à raison? Quant à moi, par Pollux, j'aime bien mieux m'entendre louer, même à tort, que d'être blâmée à raison, ou de voir les autres se moquer de ma figure.
PHILÉMATIE. — Moi, j'aime la vérilé, je veux qu'on me dise la vérilé, j'ai le mensonge en horreur.
SCAPHA. — Je te le jure par l'amitié que tu me portes, par l'amour que Philolachès a pour toi, tu es charmante.
PHILOLACHES (à part). — Que dis-tu, coquine? Quel
serment as-tu fait? Par l'amour que j'ai pour elle? Et
l'amour qu'elle a pour moi, pourquoi ne pas l'avoir ajouté? Je reprends mes cadeaux. Tant pis pour toi :
je t'avais promis quelque présent, tu viens de le perdre.
SCAPHA. — Vraiment, par Pollux, je m'étonne qu'une fille aussi fine, aussi bonne élève, aussi bien instruite que toi, fasse la sotte aussi sottement.
PHILÉMATIE. — Hé bien reprends-moi, je te prie, si j'ai quelque tort.
SCAPHA. — Oui, par Castor, tu as tort de ne songer qu'à lui, de lui réserver toutes tes complaisances, et de repousser les avances des autres. Bon pour une femme honnête, et non pour une courtisane, d'être l'esclave d'un seul amant.
PHILOLACHÈS (à part). — 0 Jupiter! quelle peste ai-je là dans ma propre maison! Que tous les dieux et les déesses me fassent périr de la pire des morts, si je ne fais, moi, périr cette vieille de soif, de faim et de froid.
PHILÉMATIE. — Je ne veux pas que tu me donnes de mauvais conseils, Scapha.
SCAPHA. — Tu es bien sotte de croire que tu auras toujours en lui un amant fidèle et généreux. Je t'en avertis : avec le temps et la satiété, il finira par t'abandonner.
PHILÉMATIE. — J'espère que non.
SCAPHA. — Ce qu'on n'espère pas arrive plus souvent que ce qu'on espère. Enfin, si les paroles ne suffisent pas à te persuader que je dis vrai, juge-s-en par les faits. Tu vois ce que je suis. Et qu'ai-je été jadis! Je n'ai pas été moins aimée que tu ne l'es aujourd'hui; et moi aussi j'ai réservé mes complaisances pour un seul amant; et lui, par Pollux, dès que l'âge altéra la couleur de mes cheveux, il m'a plantée là, il m'a abandonnée. Le même sort t'attend, j'en suis sûre.
PHILOLACHÈS (à part). — Je ne sais ce qui me retient de lui sauter aux yeux, à cette enjôleuse.
PHILÉMATIE. — C'est pour être seule à lui seul qu'il m'a affranchie de son argent; c'est à lui seul, je pense, que je dois obéir.
PHILOLACHÈS (d'un ton transporté). — O dieux immortels! quelle aimable femme, et quelle chaste pudeur! J'ai bien fait, par Hercule! et je me réjouis de m'être ruiné pour elle.
SCAPHA. — Tu n'y entends rien, par Castor.
PHILÉMATIE. — Comment cela?
SCAPHA. — Tu te soucies d'être aimée de lui.
PHILÉMATIE. — Pourquoi ne m'en soucierais-je pas, s'il te plaît?
SCAPHA. — Tu es libre maintenant. Tu as maintenant ce que tu voulais. Quant à lui, s'il ne t'aime pas de lui-même et sans plus, l'argent qu'il a donné pour ta liberté est autant de perdu.
PHILOLACHES (part). — Je suis mort, par Hercule, si je ne la fais périr dans les pires tortures. Elle me la pervertit par ses mauvais conseils, cette rouée maquerelle (1).
PHILÉMATIE. — Jamais je ne pourrai lui être assez reconnaissante de toul ce qu'il a fait pour moi, Scapha.
Ne cherche pas ù me persuader de tenir moins à lui.
SCAPHA. — Mais, tâche seulement de réfléchir à ceci : si tu ne vis que pour lui seul dans la fleur de ta jeunesse, tu t'en repentiras amèrement dans ta vieillesse.
PHILOLACHÈS. — Je voudrais me transformer en angine pour prendre à la gorge cette empoisonneuse et pour l'étouffer, cette criminelle enjôleuse.
PHILÉMATIE. — Je dois lui garder ma reconnaissance, maintenant que j'ai obtenu ce que je veux, toul comme naguère, avant d'avoir réussi, je le flatlais pour l'attendrir.
PHILOLACHÈS (à part). — Que les dieux fassent de moi ce qu'il leur plaît, si je ne voudrais, pour ce propos, L'affranchir une seconde fois, et en même temps étrangler Scapha !
SCAPHA. — Si l'on te garantit que tu auras toujours le vivre assuré, et que tu garderas ton amant pour toi
1. La fin du vers est peu sûre.
seule pendant toute ta vie, je veux bien que tu réserves tes faveurs à lui tout seul, et que tu prennes les tresses, comme les matrones (1).
PHILÉMATIE. — Selon la renommée qu'on a, l'argent vous vient en conséquence. Que je me conserve bonne renommée, je serai toujours assez riche.
PHILOLACHÈS (à part). — Par Hercule, me fallût-il vendre mon père, je le vendrai bien plutôt que de te laisser, moi vivant, manquer du nécessaire ou réduite à mendier.
SCAPHA. — Que vont devenir tes autres amants?
PHILÉMATIE. — Ils m'aimeront davantage, quand ils verront que je sais reconnaître les bienfaits.
PHILOLACHÈS (à part). — Je voudrais qu'on vînt m'annoncer la mort de mon propre père, pour me déshériter moi-même, et l'instituer seule héritière!
SCAPHA. — Vous aurez bientôt épuisé vos ressources. Jour et nuit on ne fait que boire, que manger. Personne ne songe à épargner; on est ici comme à l'engrais.
PHILOLACHÈS (à part). — Pardieu, tu seras la première, c'est sûr, sur laquelle je ferai mes essais d'épargne; car d'ici dix jours, tu n'auras rien à manger ni à boire chez moi.
PHILÉMATIE. — Si tu veux dire du bien de lui, libre à toi de parler; mais si tu veux en dire du mal, par Castor, tu seras bientôt battue.
PHILOLACHÈS (à part). — Par Pollux, si j'avais offert au grand Jupiter un sacrifice avec tout l'argent (2) que m'a coûté sa liberté, je n'aurais certes pas fait un aussi bon placement. Comme on voit qu'elle m'aime jusqu'au fond des moelles! Ah! je suis un garçon avisé! C'est un avocat qui plaidera ma cause que j'ai affranchi.
1. Cf. Mil. Glor, v. 792. M,
2. Texte corrompu.
SCAPHA. — Je vois qu'auprès de Philolachès, tous les autres ne sont rien pour toi. Hé bien! pour ne pas être battue à cause de lui, je préfère désormais être de ton avis, si toutefois tu as la garantie qu'il restera ton amant à tout jamais.
PHILÉMATIE. — Donne-moi tout de suite le miroir et le coffret à bijoux, Scapha; que j'aie fait ma toilette pour l'arrivée de Philolachès, mes amours.
SCAPHA. — Bon pour une femme qui se défie d'elle-même et de son âge d'avoir besoin d'un miroir. Que te sert un miroir à toi, qui es le plus beau miroir où l'on puisse se mirer?
PHILOLACHÈS (à part). — Voilà un joli mot, Scapha, que tu n'auras pas dit pour rien : en récompense, je te donnerai aujourd'hui quelque chose pour ton pécule, ... à toi, ma Philématie.
PHILÉMATIE (à Seapha). — Et mes cheveux, vois, sont-ils bien arrangés? Suis-je coiffée comme il faut?
SCAPHA. — Puisque tu es comme il faut toi-même, crois-m'en, il en est de même de ta chevelure.
PHILOLACHÈS. — Oh, oh! peut-on imaginer de plus pervers que cette femme-là? Tout à l'heure elle était contrariante, maintenant elle est complaisante, la coquine.
PHILÉMATIE. — Donne moi le blanc.
SCAPHA. — Qu'as-tu besoin de blanc?
PHILEMATIE. — Pour en metlre sur mes joues.
SCAPHA. — Autant vouloir blanchir l'ivoire avec de l'encre, maîtresse.
PHILOLACHÈS (à part). — L'ivoire avec de l'encre? Le mot est joli, très bien, bravo, Scapha!
PHILÉMATIE. — Alors, donne-moi le rouge.
SCAPHA. — Non. La bonne idée, vraiment, de vouloir retaper par une nouvelle couche de peinture le plus beau des chefs d'ceuvre? A ton âge, est-ce qu'on doit seulement toucher à aucune espèce de fard, blanc de céruse, blanc de Mélos, ou tout autre badigeonnage?
PHILÉMATIE. — Alors, prends le miroir. (Avant de le passer à Scapha, elle baise le miroir) .
PHILOLACHÈS (à part). — Ah! misère de moi, elle a baisé le miroir! Comme je voudrais avoir une pierre, pour lui casser la tête, à ce miroir!
SCAPHA (lui présentant une serviette). — Prends un linge et essuie-toi les mains.
PHILÉMATIE. — Pourquoi, je le prie?
SCAPHA. — Parce que tu as tenu le miroir. J'ai peur que tes mains ne sentent l'argent. Si Philolachès te soupçonnait d'en avoir reçu de quelque amant!
PHILOLACHÈS (à part). — Jamais je n'ai vu, je crois, maquerelle plus madrée. Est-elle assez jolie, assez astucieuse, son idée à propos du miroir! La coquine!
PHILÉMATIE. — Ne penses-tu pas que je doive aussi me parfumer?
SCAPHA. — N'en fais rien.
PHILÉMATIE. — Pourquoi?
SCAPHA. — Par Castor, une femme sent assez bon quand elle ne sent rien. Vois ces vieilles qui se parfument de toute sorte de parfums, qui tâchent de se retaper; décrépites, édentées, elles veulent sous une couche de fard cacher les défauts de leur personne; mais quand le relent de la sueur se mêle à leurs parfums, l'odeur qu'elles dégagent alors ressemble à ces mélanges de sauces que font parfois les cuisiniers. On ne sait ce qu'elles sentent, sinon qu'elles sentent mauvais.
PHILOLACHÈS (aux spectateurs). — Est-elle assez instruite de tout ce qui se fait? Il n'y a pas un savant qui en sache plus long qu'elle. Elle dit vrai, et vous-mêmes vous en êtes convaincus pour la plupart, ceux d'entre vous du moins qui ont à domicile de vieilles épouses, qui les ont achetés avec leur dot.
PHILÉMATIE. — Allons, regarde si ces bijoux et ce manteau me vont bien, Scapha.
SCAPHA. — Ce n'est pas à moi à prendre ce soin.
PHILÉMATIE. — A qui donc, je te prie?
SCAPHA. — A qui? A Philolachès : c'est à lui de n'acheter que ce qui lui plaît, à lui. Car un amant achète avec les bijoux et la pourpre l'amabilité de sa maîtresse. A quoi sert de faire étalage à ses yeux de ce dont il ne voudrait pas pour lui? La pourpre ne doit servir qu'à dissimuler l'injure des ans, les bijoux sont bons pour les laides. Une jolie femme sera plus jolie toute nue que vêtue de pourpre. Et puis, si l'on se conduit mal, il ne sert à rien d'être bien attifée. [La mauvaise conduite est pire que la boue pour gâter les belles toilettes (1).] Quand on est belle, on est assez parée.
PHILOLACHÈS. — II y a trop longtemps que je me contiens. (A Philématie, d'un ton aimable) Que faites-vous ici?
PHILÉMATIE. — Je me pare pour te plaire.
PHILOLACHÈS. — Tu es assez parée. (A Scapha, d'un ton brusque) Va-t-en, toi, rentre à la maison, et emporte ces parures. (A sa maîtresse) Ma petite Philématie, mon amour, j'ai envie de boire avec toi.
PHILÉMATIE. — C'est mon envie aussi, par Pollux; tout ce qui te plaît me fait plaisir, mon amour.
PHILOLACHÈS. — Ah! voilà une parole qui vaut plus de vingt mines.
PHILÉMATIE. — Donne-moi dix, mon chéri; je veux te faire faire un bon marché pour ce mot.
1. Ce passage présente des répétitions qui interrompent le développement de façon fâcheuse. Ritschl condamne, comme provenant d'interpolations, les vers 286, 290-291; le v. 288 est également suspect.
PHILOLACHÈS. — J'ai encore chez toi un crédit dedix mines. Veux-tu faire le compte? J'ai donné trente mines pour t'affranchir (1).
PHILÉMATIE. — Pourquoi me le reproches-tu?
PHILOLACHÈS. — Te le reprocher, moi? qui me féliciterais qu'on me le reprochât à moi-même! Il y a longtemps que je n'ai eu d'argent aussi bien placé.
PHILÉMATIE. — Et moi certes, je ne pouvais nulle part mieux placer mon amour qu'en te le réservant.
PHILOLACHÈS. — Ainsi donc, nos comptes, recettes et dépenses, se balancent exactement. Tu m'aimes, je t'aime et nous estimons l'un et l'autre que nous faisons bien. Puisse quiconque s'en réjouit jouir lui-même d'un bonheur éternel et puissent les envieux n'avoir jamais de quoi faire envie à personne!
PHILÉMATIE. — Allons, installe-toi donc. (A un esclave) Donne de l'eau pour les mains, petit, mets ici un guéridon. Cherche après les dés. (A Philolachès) Veux-tu des parfums?
PHILOLACHÈS. — A quoi bon? n'ai-je pas près de moi la myrrhe elle-même? (Il regarde dans la rue) Mais n'est-ce pas mon camarade qui vient avec sa maîtresse? Mais oui, c'est Callidamate et sa maîtresse qui viennent. Tant mieux, prunelle de mes yeux! Les compagnons de guerre se rassemblent; les voici; ils viennent réclamer leur part du butin.
1. Par conséquent, même en estimant à vingt mines le mot de Philématie, celle-ci lui en redoit encore dix.
(SCÈNE IV)
CALLIDAMATE, DELPHIE, PHILOLACHÈS, PHILÉMATIE
suite de Callidamale.
CALLIDAMATE (parlant à un esclave, et titubant). — Je veux qu'on vienne me chercher de bonne heure chez Philolaichès. Tu m'entends? Voilà ... tu sais ce que tu as à faire. (L'esclave se retire). Je me suis enfui de la maison où j'étais, le repas et la conversation m'assommaient d'ennui. Je m'en vais faire la bombe chez Philolachès, où l'on nous accueillera joyeusement et gentiment. (A Delphie) Est-ce que j'ai l'air d'avoir rnma... mma... mma cuite ?
DELPHIE. — Tu te conduis toujours de celle façon là ...(1).
CALLIDAMATE. — Veux-tu que je t'embrasse et que tu m'embrasses ?
DELPHIE. — Si cela te fait plaisir, à ton aise.
CALLIDAMATE. — Tu es gentille, Conduis-moi, ma chérie. (Il lui prend la main en titubant).
DELPHIE. — Prends garde de tomber, tiens-toi droit.
CALLIDAMATE. — Mon pe... pe... petit œil, je suis ton bébé, mon doux miel.
DELPHIE, — Prends garde seulement de ne pas t'étaler dans la rue avant que nous ne soyons installés dans le lit dressé pour nous.
1. La fin du vers est corrompue dans les manuscrits, et les corrections proposées sont toutes incertaines.
CALLIDAMATE. — Lai... lai... laisse-moi tomber.
DELPHIE (sans le lâcher). — Je te laisse. Mais il y a ceci qui ne dépend que de moi (1). Si tu tombes, tu ne tomberas pas sans que je tombe avec toi.
CALLIDAMATE. — Quand nous serons tous deux par terre, il y aura bien quelqu'un pour nous relever.
DELPHIE. — II a sa cuite.
CALLIDAMATE (balbutiant). — Tu dis que j'ai mma... mma... mma cuite?
DELPHIE. — Donne-moi la main; je ne veux pas que tu te cognes.
CALLIDAMATE. — Tiens, prends-la.
DELPHIE. — Allons, viens avec moi.
CALLIDAMATE. — Où irais-je?
DELPHIE. — Tu ne le sais pas?
CALLIDAMATE. — Ah si! je m'en souviens à l'instant même. Mais oui, je vais à la maison, faire la bombe.
DELPHIE. — Justement, c'est cela.
CALLIDAMATE. — Je m'en souviens bien.
PHILOLACHÈS (se levant de table, à Philématie). — Tu veux bien que j'aille au-devant d'eux, mon cher cœur? C'est de tous mes amis celui que j'aime le mieux. Je reviens tout de suite.
PHILÉMATIE. — Ce tout de suite est encore trop long pour moi.
CALLIDAMATE (près de la porte, sans voir Philolachès). — Y a-t-il quelqu'un ici?
PHILOLACHÈS. — Oui.
CALLIDAMATE. — Ah, bravo, Philolachès! Salut, mon ami le plus cher entre tous les hommes.
PHILOLACHÈS. — Que les dieux te bénissent !Mets-toi à table, Callidamate. D'où viens-tu?
1. Tout ce passage est extrêmement obscur. Le dialogue a été diversement distribué. Aucune correction ne donne de sens satisfaisant.
CALLIDAMATE.- D'où peut venir un homme complèlement soûl.
PHILÉMATIE (à Delphie). — Pourquoi ne te mets-tu pas à table, s'il te plaît, ma chère Delphie?
CALLIDAMATE. — Donne-lui à boire. Moi, je vais dormir.
PHILOLACHÈS. — Fait-il là rien d'étonnant ou de nouveau?
DELPHIE (à Philématie). — Que vais-je en faire maintenant, ma chère (1)?
PHILÉMATIE. — Laisse-le comme il est. (A l'esclave) Allons, toi, en attendant, fais vite circuler la coupe, en commençant par Delphie.
(ACTE II)
(SCÈNE I)
TRANION, PHILOLACHÈS, CALLIDAMATE, DELPHIE, PHILÉMATIE
(La maison est ouverte de telle manière qu'on voit les convives dans le vestibule, et qu'ils ont vue sur la place).
TRANION (accouranl effrayé sans s'arrêter devant la maison). — Jupiter a coalisé toutes ses forces et loua ses efforts pour vouloir ma perte, et celle de Philolachès, le fils de mon maître. Tout espoir est mort pour nous, notre assurance n'a plus de refuge, et la déesse du Salut elle-même le voudrait-elle, elle ne pourrait assurer le nôtre.
1. La répartition de cette fin de dialogue est très incertaine.
Quelle montagne immense de maux, de misère j'ai aperçue tout à l'heure au port! Mon maître est revenu de voyage; c'en est fait de Tranion. Y a-t-il ici quelqu'un qui désire gagner quelque argent, en acceptant de se faire mettre en croix aujourd'hui à ma place? Où trouverais-je de ces fils de souffre-douleurs, de ces héros useurs de chaînes, ou bien de ces braves gens qui pour trois oboles montent à l'assaut des tours ennemies, où souvent ils attrapent des dix coups de lance à travers le corps (1)? Je donnerai un talent au premier qui aura escaladé le gibet, mais à condition qu'on lui cloue deux fois les pieds, deux fois les bras. Une fois l'opération faite, il pourra exiger que je le paye comptant. Mais ne suis-je pas maudit du ciel, de ne pas courir tout d'une traite jusqu'à la maison?
PHILOLACHÈS (apercevant Tranion). — Bravo! Nos provisions sont là; voici Tranion qui revient du port.
TRANION (appelant). — Philolachèsl
PHILOLACHÈS (descendant dans la rue). — Qu'y a-t-il?
TRANION. — Nous sommes tous deux, toi et moi...
PHILOLACHÈS (avec impatience). — Eh bien, quoi, toi et moi?
TRANION. — Nous sommes perdus.
PHILOLACHÈS (changeant de visage). — Comment cela?
TRANION. — Ton père est là.
PHILOLACHÈS. — Qu'entends-je? Que dis-tu?
TRANION. — Nous sommes dans le lac. Ton père est arrivé, dis-je.
PHILOLACHÈS. — Où est-il, je te prie?
TRANION. —* * * * II est là.
PHILOLACHÈS. — Qui le dit? qui l'a vu?
TRANION. — Moi, te dis-je, de mes yeux.
1. Le milieu du vers est corrompu.
PHILOLACHÈS. — Malheur à moi !que fais-je?
TRANION. — Tu me demandes ce que tu fais (1)? Eh, mordieu tu es à table.
(PHILOLACHÈS). — Tu l'as vu toi-même?
TRANION. — Oui, moi-même, te dis-je.
PHILOLACHÈS. — Bien sûr?
TRANION. — Bien sûr, te dis-je.
PHILOLACHÈS. — Je suis mort, si tu dis vrai.
TRANION. — Quel intérêt aurais-je à mentir?
PHILOLACHÈS. — Que vais-je faire maintenant?
TRANION (montrant la table). — Fais vite déblayer tout ceci. Qui est-ce qui dort là?
PHILOLACHES. — Callidamate.
TRANION. — Réveille-le, Delphie.
DELPHIE (secouant Callidamate). — Callidamate, Callidamate, éveille-toi.
CALLIDAMATE (encore endormi). — Je suis éveillé; donne-moi à boire.
DELPHIE. — Eveille-toi. Le père de Philolachès est rentré de voyage.
CALLIDAMATE, — Bonne santé au père !
PHILOLACHÈS. — En bonne santé, il l'est, assurément; mais c'est moi qui suis perdu, tout simplement.
CALLIDAMATE. — Tu es doublement perdu (2)? Comment est-ce possible?
PHILOLACHÈS. — Je t'en prie, par Pollux, lève-toi; mon père est arrivé.
CALLIDAMATE. — Ton père est arrivé? Dis-lui de s'en retourner. Qu'avait-il besoin de revenir?
1. Tranion joue sur le présent à sons futur " Quid ego ago" employé par Philolachès et l'interprète comme si c'était un véritable présent.
2. Jeu de mots intraduisible en français. Philolachès a dit "disperii" Je auis bien perdu , Callidamate a entendu "bis perii" je suis perdu deux fois. De là sa réponse. Peut-être, comme le suggère M. Legrand (Daos. p. 603), Plaute ne fait-il que traduire tant bien que mal un quiproquo de Philémon.
PHILOLACHÈS (aux autres). — Que dois-je faire? Misère de moi! Mon père, à son arrivée, va trouver son fils ivre, sa maison pleine de convives et de femmes. Triste besogne que d'attendre pour creuser un puits que la soif vous prenne à la gorge. Et c'est mon cas à moi, qui ai attendu l'arrivée de mon père pour aviser aux mesures à prendre. Pauvre de moi!
TRANION (montrant Callidamate). — Le voilà qui a laissé retomber sa tête, et qui dort de nouveau. Réveille-le.
PHILOLACHÈS (secouant Callidamate). — Vas-tu enfin t'éveiller? Mon père, te dis-je, sera là dans un instant.
CALLIDAMATE (à moitié endormi). — Ton père, dis-tu? Passe-moi mes sandales, que je prenne mes armes. Par Pollux, je m'en vais l'occire, ton père.
PHILOLACHÈS (impatienté). — Tu nous perds.
DELPHIE. — Tais-toi, je t'en prie.
TRANION (aux esclaves). — Prenez-le vite dans vos bras, et emportez-le dans la maison.
CALLIDAMATE. — Par Hercule, si vous ne me donnez pas le pot de chambre, je vous prendrai vous-mêmes pour pot de chambre. (On l'emporte).
PHILOLACHÈS. — Je suis perdu!
TRANION. — Aie bon espoir; je saurai bien te guérir de ta peur, avec un bon remède.
PHILOLACHÈS. — Je suis mort!
TRANION. — Tais-toi donc; je t'inventerai bien quelque chose pour apaiser l'orage. Seras-tu content, si je réussis à ce que ton père, à son arrivée, non seulement n'entre pas chez lui, mais encore s'enfuie loin de la maison? Vous autres rentrez seulement, et déblayez-moi vite tout ceci.
PHILOLACHÈS. — Où faudra-t-il que je sois?
TRANION. — Où tu en as le plus envie : (montrant Philématie et Delphie) avec celle-ci, avec celle-là.
DELPHIE. — Si nous nous éloignions, nous autres?
TRANION (montrant la longueur de son doigt). — Pas seulement de cela, Delphie. Restez à la maison, et n'en buvez pas une goutte de moins.
PHILOLACHÈS. — Malheur à moi! où va-l-il aboutir avec ces flatteuses paroles? J'en suis tout trempé de peur.
TRANION (d'an ton d'impatience). — Pourrais-tu te tranquilliser, et faire ce que j'ordonne?
PHILOLACHES. — Je le pourrai.
TRANION. — Avant tout, entre dans la maison, Philématie, et toi aussi, Delphie.
DELPHIE (en s'en allant avec Philématie). — Nous ferons tout ce que tu voudras, toutes les deux. (Elles rentrent).
TRANION. — Que Jupiter qui estr la-haut vous entende !(A Philolachès) A présent, écoute bien, toi, ce que je veux qu'on exécute soigneusement. Tout d'abord, fais tout de suite fermer la porte et prends garde de ne laisser personne souffler mot dans la maison...
PHILOLACHES. — On y veillera.
TRANION. — Comme s'il n'y avait âme qui vive dans ce logis.
PHILOLACHÈS. — Entendu.
TRANION — Et que personne ne réponde, quand le vieux frappera à la porte.
PHILOLACUÈS. — Est-ce tout?
TRANION. — Fais-moi tout de suite apporter la clef laconienne de la maison; je veux fermer la porte du dehors.
PHILOLACHÈS. — Je remets à ta garde et ma personne et mes espoirs, Tranion. (Il rentre).
TRANION (seul). — Lequel vaut mieux, du protégé ou du protecteur? Il n'y a pas un cheveu de différence.
(SCÈNE II)
TRANION, SPHÉRION
TRANION (continuant son monologue). — A un homme, qui n'a nulle hardiesse dans le cœur [à n'importe quel homme en effet, au meilleur comme au pire] il est toujours facile de mal faire, aussi vite que l'on veut. Mais ce à quoi il faut aviser, et c'est là où on reconnaît l'homme habile, c'est à ce que les pires machinations et les pires méfaits se terminent tranquillement et sans mal pour leur auteur, sans qu'il en recueille quelque salaire qui lui fasse regretter de vivre. C'est bien ainsi que je vais faire; je m'arrangerai pour que, dans les manigances que nous avons combinées ici, tout finisse par s'éclaircir et par s'apaiser, sans que nous en récoltions aucune espèce d'inconvénient. (Un esclave accourt de la maison) Mais pourquoi sors-tu, Sphérion?
L'ESCLAVE. — Tout de suite...(1).
TRANION. — C'est parfait. Tu as bien suivi mes instructions.
(Lacune)
L'ESCLAVE. — II m'a chargé de te prier très instamment d'éloigner son père par quelque moyen, de ne pas le laisser entrer jusqu'à lui.
TRANION. — Bien mieux, tu lui diras, que je m'arrangerai si bien qu'il n'osera même pas regarder la maison et que, la tête enveloppée dans son manteau, il s'enfuira épouvanté. Donne-moi la clef, et rentre, et ferme la porte en dedans ; moi je la fermerai de ce côté. (L'esclave rentre, la porte se ferme). Dis au vieux de venir, à présent. Je vais lui faire aujourd'hui, lui vivant et présent, des jeux comme il n'en aura jamais, je crois, après sa mort. Retirons-nous par ici, loin de la porte; épions à distance afin de voir comment, pour son arrivée, nous pourrons lui en donner à porter.
1. On a complété le vers de cette façon: "Je vais te le dire; le maître m'a chargé de te remettre cette clé."
(SCÈNE III)
THÉOPROPIDE, TRANION, Esclaves portant des bagages
THÉOPROPIDE. — Je te suis, ô Neptune, grandement reconnaissant d'avoir lâché la proie pour me laisser, tant bien que mal, rentrer vivant chez moi. Mais, à l'avenir, si tu apprends que j'ai posé sur tes ondes seulement la largeur d'un pied, je te permets de faire incontinent de moi ce que tu voulais en faire ces jours-ci. Entre nous, dis aujourd'hui, c'est fini, bien fini. Tu as eu de ma confiance tout ce qu'elle pouvait te confier.
TRANION (à part). — Par Pollux, Neptune, tu as joliment mal fait d'avoir laissé perdre une si belle occasion.
THÉOPROPIDE. — Après trois ans d'absence, me voici qui rentre d'Egypte, mon arrivée, je crois, doit être attendue de tous mes gens.
TRANION (à part). — Bien plus attendue, par Pollux, aurait été celle du messager qui nous eût apporté l'annonce de ta mort.
THÉOPROPIDE (allant pour entrer chez lui). — Mais qu'est-ce que c'est? La porte est fermée en plein jour. Frappons. Holà, y a-t-il quelqu'un? Ouvrez-vous?
TRANION (s'approchant et feignant de ne pas reconnaître son maître). — Qui est-ce qui s'est approché de notre maison?
THÉOPROPIDE (le regardant). — Hé, mais! c'est mon esclave Tranion.
TRANION. — 0 Théopropide, mon maître, salut! Je suis heureux de te voir revenu sain et sauf. Tu t'es toujours bien porté?
THÉOPROPIDE. — Toujours, comme tu vois.
TRANION. — Ah, tant mieux!
THÉOPROPIDE. — Et vous autres, vous êtes fous?
TRANION. — Pourquoi donc?
THÉOPROPIDE. — Pourquoi? Vous vous promenez dans la rue, il n'y a pas âme qui vive dans la maison pour la garder, ni pour ouvrir, ni pour répondre. A force de frapper, j'ai presque défoncé les deux battants de la porte.
TRANION (d'un air d'effroi). — Hein, comment dis-tu? tu as touché à cette maison?
THÉOPROPIDE. — Pourquoi n'y aurais-je pas touché? Et même à force de frapper, te dis-je, j'ai presque défoncé la porte.
TRANION. — Tu y as touché?
THÉOPROPIDE. — J'ai touché, te dis-je, et j'ai frappé.
TRANION (se reculant avec effroi). — Oh !
THÉOPROPIDE. — Qu'y a-t-il?
TRANION. — Tu as eu grand tort, par Hercule.
THÉOPROPIDE. — Qu'est-ce que cette histoire?
TRANION. —II n'y a pas de mots pour dire quelle chose indigne, épouvantable tu as faite.
THÉOPROPIDE. — Quoi donc?
TRANION. — Fuis, je t'en supplie, éloigne-toi de cette maison. Fuis de ce côté, fuis vers moi; plus près encore. Tu as touché à cette porte?
THÉOPROPIDE. — Comment aurais-je pu frapper, sans y toucher?
TRANION. — Tu as assassiné, par Hercule...
THÉOPROPIDE. — Qui donc?
TRANION. — Tous les tiens.
THÉOPROPIDE. — Que tous les dieux et les déesses en fassent autant de foi, avec ton présage !
TRANION. — J'ai grand peur que tu ne puisses pas trouver d'expiations suffisantes pour toi et pour tes gens.
THÉOPROPIDE. — Pourquoi? quelle mauvaise nouvelle m'apportes-tu soudain?
(Lacune (1)
TRANION (montrant les deux esclaves qui portent les bagages). — Et vite, ordonne-leur de se retirer de là, tous les deux.
THÉOPROPIDE. — Retirez-vous. (Il touche du doigt la terre en s'éloignant).
TRANION (aux esclaves). — Ne touchez pas à la maison. Touchez la terre, vous aussi.
THÉOPBOPIDE. — Je t'en supplie, par Hercule, explique-toi donc (2). (Lacune).
TRANION. — Il y a sept mois que personne n'a mis le pied dans cette maison, depuis que nous en avons déménagé.
THEOPROPIDE. — Explique-toi; comment cela?
TRANION. — Regarde bien aux alentours s'il n'y a personne pour épier nos paroles.
THÉOPROPIDE. — II n'y a pas de danger.
TRANION. — Regarde encore.
THÉOPROPIDE. — II n'y a personne. Parle, enfin.
TRANION. — II s'agit d'un assassinat.
THEOPROPIDE. — Que dis-tu? Je ne comprends pas.
1. Il manque ici un vers dans lequel Tranion ordonnait à Théopropide de toucher la terre.
2. Manquent également la fin du vers, et le vers suivant Que l'on restitue ainsi "et disà ton maître pourquoi tu m'ordonnes de fuir notre maison".
TRANION. — Un crime, te dis-je, a été commis, il y a longtemps, un vieux, un ancien crime.
THÉOPROPIDE. — Un vieux crime?
TRANION. — Oui, et nous venons seulement de le découvrir.
THÉOPROPIDE. — Qu'est-ce donc que ce crime? et qui l'a commis? dis-moi.
TRANION. — C'est un hôte qui surprit son hôte et le tua. L'assassin doit être, je pense, celui qui t'a vendu la maison.
THÉOPROPIDE. — II le tua?
TRANION. — Et il le dépouilla de son or, lui son hôte, et il l'enterra, lui son hôte, ici même dans sa propre maison.
THÉOPROPIDE. — Comment en avez-vous eu soupçon?
TRANION (d'un ton mystérieux). — Je vais te le dire; écoute bien. Un jour que ton fils avait soupe en ville, lorsqu'il fut rentré à la maison, nous nous en allâmes tous coucher; nous nous endormons ; justement j'avais oublié d'éteindre ma lanterne. Tout à coup le voilà qui pousse un cri effroyable.
THÉOPROPIDE. — Qui cela? mon fils?
TRANION. — Chut! tais-toi, écoute seulement. Il me dit qu'en rêve un mort était venu le trouver.
THÉOPROPIDE. — En rêve, naturellement? THANION. — Oui, mais écoute donc. Il me dit que le mort lui avait parlé en ces termes.
THÉOPROPIDE. — En rêve?
TRANION. — Le beau miracle qu'il ne lui ait point parlé pendant la veille, quand il était assassiné depuis 495 soixante ans! Tu es vraiment parfois trop bête (Théopropide).
THÉOPROPIDE. — Je me tais.
TRANION. — Et voici ce que (le mort) lui (dit dans son rêve (1) :) (Prenant un ton sépulcral) « Je suis Diapontius, un hôte d'outre-mer. J'habite ici; cette habitation est devenue mienne. Car Orcus n'a pas voulu me recevoir sur les bords de l'Achéron, parce que j'ai perdu prématurément la vie. Je fus victime d'une perfidie ; mon hôte m'assassina et m'enfouit sans sépulture, secrètement, dans cette maison même, et cela, à cause de mon or, le scélérat. Maintenant quitte ces lieux. Cette maison est souillée par le crime, c'est un sacrilège de l'habiter. » (Reprenant sa voix naturelle) Pour te raconter tous les prodiges qui se passent ici, il me faudrait plus d'une année. (S'interrompant avec une angoisse feinte) Chut, chut!
THÉOPROPIDE. — Qu'est-ce qui se passe, par Hercule, je t'en supplie?
TRANION. — La porte a craqué. Serait-ce lui qui a frappé ?
THÉOPROPIDE (à part, tout tremblant). — Je n'ai plus une goutte de sang dans les veines. Les morts veulent me faire tout vivant descendre dans l'Achéron. (On entend du bruit à l'intérieur de la maison).
TRANION (à part). — Je suis mort; ils vont me brouiller toute mon histoire. J'ai bien peur que le vieux ne me prenne en flagrant délit de mensonge.
THÉOPROPIDE. — Pourquoi parles-tu tout seul?
TRANION. — Éloigne-toi de la porte. Fuis, je t'en supplie, par Hercule !
THÉOPROPIDE. — Où fuir? Fuis aussi, toi.
TRANION. — Je n'ai rien à craindre, moi, je suis en paix avec les morts.
UNE VOIX DE L'INTÉRIEUR. — Hé, Tranion !
TRANION (se tournant vers la maison, et feignant de parler au mort). — Tu feras bien de ne pas m'interpeller
1. La fin des vers 495 et 496 manque dans les manuscrits. Les suppléments mis entre crochets correspondent à peu près à ce que l'on attend.
. Je n'ai rien fait de mal, ce n'est pas moi qui ai frappé à ta porte. S'il te plaît ********** Quoi ? Eloigne***** (1)
THÉOPROPIDE. — Qu'est-ce qui te trouble ainsi, Tranion? Avec qui parles-tu?
TRANION (prenant un air étonné). — Est-ce toi, je te prie, qui m'avais appelé? Me protègent les dieux, j'ai cru que le mort me demandait raison parce que tu avais frappé à la porte. Mais toi, tu es encore là, tu ne veux pas faire ce que je dis?
THÉOPROPIDE. — Quoi faire?
TRANION. — Ne regarde pas en arrière, fuis, couvre-toi la tête.
THÉOPROPIDE. — Pourquoi ne fuis-tu pas, toi?
TRANION. — Je suis en paix avec les morts.
THÉOPROPIDE. — Je sais. Alors pourquoi tout à l'heure...? Pourquoi étais-tu si effrayé?
TRANION. — Ne t'inquiète pas de moi, te dis-je, je saurai prendre mes précautions. Toi, continue ta route, et fuis aussi vite que tu peux. Et ne manque pas d'invoquer Hercule à ton secours.
THÉOPROPIDE. — Hercule, je t'invoque !(II sort en courant).
TRANION. — Et moi aussi... pour qu'il t'envoie aujourd'hui mal de mort, vieux bonhomme! (Seul) Dieux immortels, je vous en prie, protégez-moi! Dans quelle méchante affaire me suis-je embarqué aujourd'hui !
1. Les vers 517 et 518 sont lacunaires dans nos manuscrits. A titre d'exemple, voici la traduction des suppléments imaginés par Léo :
UNE VOIX DE L'INTÉRIEUR. — S'il te plait.
TRANION (impatienté, à la cantonade). — Garde-toi de souffler mot.
THEOPROPIDE. — Dis-moi; pourquoi parles-tu à la cantonade?
TRANION. — Éloigne-toi de là.
(ACTE III)
(SCÈNE I)
L'USURIER, TRANION, THÉOPROPIDE
L'USURIER (sans voir Tranion). — Jamais je n'ai vu pour mes prêts d'argent d'année plus maudite que cette année-ci. Du matin jusqu'au soir je passe toute ma journée sur le forum, sans pouvoir placer un denier à personne.
TRANION (à part). — Cette fois, par Pollux, je suis perdu, à tout jamais perdu. Voici l'usurier qui nous a prêté (à intérêts l'argent) pour la bonne amie et aussi * * * * (1). Le pot aux roses est découvert, si je ne préviens le coup, de manière que le vieux ne soit au courant de rien. Allons à la rencontre de celui-ci. (Apercevant d'un autre côté Théopropide) Mais pourquoi cet autre revient-il si vite à la maison? J'ai peur qu'il n'ait appris quelque chose de cette affaire. Avançons et allons lui parler. (S'arrêtant) Hélas! j'ai une peur affreuse. Il n'y a rien de plus malheureux qu'un homme qui n'a pas la conscience tranquille..., comme c'est mon cas. Mais, quoi qu'il en soit, je continuerai de brouiller les cartes : comment faire autrement? (Haut, à Théopropide) D'où viens-tu?
THÉOPROPIDE. — J'ai vu celui qui m'a vendu cette maison.
TRANION. — Lui as-tu parlé de ce que je t'ai dit ?
1. La fin des vers 537 et 538 manque dans nos manuscrits.
THÉOPROPIDE. — Parbleu, oui, je lui ai tout dit.
TRANION (à part). — Hélas, pauvre de moi! j'ai peur que mon bel échafaudage ne soit par terre à tout jamais.
THÉOPHOPIDE (intrigué et soupçonneux). — Qu'est-ce que tu dis tout bas?
TRANION. — Moi? rien. Mais, dis-moi, tu lui as dit, vraiment...?
THÉOPROPIDE. — Je te le répète, je lui ai tout dit de point en point.
TRANION. — Alors, à propos de l'hôte, il avoue?
THÉOPROPIDE. — Pas du tout, il nie de toutes ses forces.
TRANION. — II nie ?*********** Réfléchis (1)
THÉOPROPIDE. — S'il avait avoué, je le dirais. Que penses-tu que je doive faire, maintenant?
TRANION. — Moi, ce que je pense? Prends, je t'en supplie par Hercule, prends de concert avec lui un arbitre (mais aie soin d'en prendre un qui ait confiance en moi); tu gagneras aussi aisément qu'un renard avale une poire (2).
L'USURIER (apercevant Tranion et se dirigeant de son côté). — Mais voici Tranion, l'esclave de Philolachès, un beau couple qui de mon argent ne me donne ni capital ni intérêts.
THÉOPROPIDE (à Tranion qui va du côté de l'usurier). —Où vas-tu?
TRANION. — Nulle part, je ne m'en vais pas. (A part) Ah! je suis bien malheureux, bien malencontreux, bien né avec tous les dieux contre moi! Il va m'aborder en présence de celui-là. Vraiment, je suis bien malheureux. D'un côté comme de l'autre ils me mettent dans un beau pétrin. Mais je l'aborderai le premier. (Il se dirige du côté de l'usurier).
1. Les vers 554 et 555 sont lacunaires. On peut imaginer un supplément de cette sorte :
TR. Il nie, le scélérat?
TH. Oui, te dis-je, il nie.
TR. Réfléchis. Il n'avoue pas?
2. Le proverbe n'est pas autrement attesté ni en latin, ni eu grec.
L'USURIER. — II vient à moi; je suis sauvé. Il y a de l'espoir pour mon argent.
TRANION (à part). — II est joyeux; notre homme se leurre. (Haut) Je te souhaite bien le bonjour, Misargyride.
L'USURIER. — Bonjour aussi à toi. Et mon argent?
TRANION. — Au large, méchante bête! Tu n'es pas sitôt arrivé que déjà tu me lances ton dard (1).
L'USURIER (à part, de manière à être entendu). — II est à sec, assurément.
TRANION. — II est devin, assurément.
L'USURIER. — Veux-tu faire trêve à tes balivernes?
TRANION. — Veux-tu me dire ce que tu veux?
L'USURIER. — Où est Philolachès?
TRANION. — Tu ne pouvais pas m'arriver plus à propos qu'en ce moment.
L'USURIER. — Comment cela?
TRANION (l'éloignant de Théopropide). — Viens par ici.
L'USURIER. — Pourquoi ne me paie-t-on pas mes intérêts (2)?
TRANION. — Je sais que tu as une bonne voix; ne crie pas tant.
L'USURIER. — Et moi, morbleu, je veux crier.
TRANION (d'un air suppliant). — Oh! aie un peu de complaisance pour moi.
L'USURIER. — Quelle complaisance veux-tu que j'aie?
1. Le texte dit : «Tu m'as lancé ton javelot (pilum). » Mais la métaphore "belua - pilum" est incohérente; et j'ai préféré traduire par " dard" .
2. Les vers 574-576 sont lacunaires, et ont été complétés par les manuscrits italiens, Camerarius et Ritschl.
TRANION. — Va-t-en d'ici; retourne chez toi, s'il te plaît.
L'USURIER. — Que je m'en aille?
TRANION. — Reviens ici vers midi.
L'USURIER. — Alors, on me paiera mes intérêts?
TRANION. — Oui, il te les paiera. Va-t-en vite.
L'USURIER. — Quel besoin d'un seconde course? Pourquoi perdre et mes pas et mon temps? Ne vaut-il pas mieux que je reste ici jusqu'à midi?
TRANION. — Non, va-t-en chez toi; je dis vrai, morbleu; va-t-en seulement. ************* (1).
L'USURIER (criant). — Non, payez-moi mes intérêts. A quoi bon tous ces contes?
TRANION (très embarrassé). — Bien, par Herculel assurément tu... Va-t-en seulement, écoute-moi.
L'USURIER (d'un ton menaçant). — Je vais, je te jure, l'appeler par son nom.
TRANION. — Bravo, hardi! Tu es bien avancé à crier comme ça.
L'USURIER. — Je réclame mon dû. Il y a déjà trop longtemps que vous m'attrapez de cette façon. Si je vous ennuie, rendez-moi mon argent, j'aurai vite fait de m'en aller. Tu coupes court avec ce seul mot (2) à toutes mes réclamations.
TRANION. — Accepte le capital.
L'USURIER (criant à tue-tête). — Non, c'est l'intérêt que je veux d'abord.
TRANION. — Comment dis-tu, ô le plus dégoûtant de tous les hommes? Es-tu venu ici pour te dilater les poumons? Fais ce qui est en ton pouvoir. Il ne paie pas, il ne doit pas.
L'USURIER. — II ne doit pas?
TRANION. — Pas un fétu, tu n'emporteras d'ici pas
1. Le palimpseste semble avoir ici un vers qui ne figure pas dans les manuscrits palatins. Mais le texte en est indéchiffrable.
2. C'est-à-dire : « Je rembourse ».
un fétu (1). As-tu peur, par hasard qu'il ne s'en aille au loin, qu'il ne quitte la ville et ne s'expatrie à cause de tes intérêts, alors qu'il t'est loisible de toucher dès maintenant le capital?
L'USURIER. — Ce n'est pas le capital que je demande; c'est l'intérêt, et non autre chose, qu'on doit me payer d'abord.
TRANION. — Ne nous assomme pas. On ne te paie rien. Fais ce qu'il te plaira. Tu es le seul, j'imagine, qui prètes à intérêt!
L'USURIER (criant à s'égosiller). — Paye-moi mes intérêts, rends-moi mes intérêts, mes intérêts, rendez-les moi. Voulez-vous me payer mes intérêts tout de suite? Me paye-t-on mes intérêts (2)?
TRANION (haussant les épaules). — Intérêts par-ci, intérêts par-là, ii ne sait pas dire autre chose que « mes intérêts ». Allons, décampe. Jamais, je crois, je n'ai vu nulle part bête féroce pire que toi.
L'USURIER. — Parbleu, tu ne me fais pas peur avec tes injures.
THÉOPROPIDE (d'un air inquiet, en regardant la dispute). — Cela chauffe là-bas, j'ai beau être loin, cela brûle terriblement. Qu'est-ce donc, miséricorde, que ces intérêts qu'il réclame?
1. "Ne frit quidem", dit le texte. Le mot "frit", qui semble être un indéclinable d'origine inconnue, ne se trouve qu'ici et dans un passage du "De Re Ruitica" de Varron, livre I, 48, 2 oii il désigne la pointe de l'épi : "Illud autem summa in spica iam matura, quod est minus quam granum, uocatur frit". Comme "naucum, hilum", c'est un terme emprunté à la langue rustique pour désigner quelque chose d'infiniment petit.
2. Parodie d'une scène de "conuicium" ou charivari, par lequel le créancier lésé ameute les voisins pour les mettre au courant de la mauvaise foi du débiteur. Cf. Persa. 422 sqq. : "Cedo sis argentum, da mini argentum impudens
Possum a te exigere argentum? Argemtum. inquam, cedo.
Quin tu mi argentum reddis e. q. s.
TRANION (montrant Théopropide qui s'approche). — Voici justement son père qui vient d'arriver de voyage; il te paiera tout, intérêts et capital. Ne cherche pas à nous mettre dedans (1) davantage. (L'usurier s'approche avec empressement) Voyez s'il se le fait dire deux fois.
L'USURIER. — Hé bien! J'accepterai ce qu'on me donnera.
THÉOPROPIDE (à Tranion qui s'est approché de lui). — Dis-moi donc?
TRANION. — Que veux-tu?
THÉOPROPIDE. — Qui est-ce là? Qu'est-ce qu'il demande? Pourquoi s'en prend-il ainsi à mon fils Philolâches, et te fait-il en face une pareille scène? Qu'est-ce qu'on lui doit?
TRANION. — Je t'en prie, par Hercule, fais jeter de l'argent à la gueule de cette sale bête.
THÉOPROPIDE. — Que je fasse...?
TRANION. — Oui, fais-lui battre le museau avec de l'argent.
L'USURIER. — Quand on me les porte avec de l'argent, j'accepte les coups très volontiers.
TRANION. — Tu l'entends? Ne le semble-t-il pas, je te le demande par Hercule, le type du parfait usurier, de cette détestable engeance?
THÉOPROPIDE. — Peu m'importe de savoir qui il est, et d'où il sort; mais il est une chose que je veux qu'on me dise, que je suis impatient d'apprendre : qu'est-ce que cet argent dont il parle?
TRANION. — C'est... c'est une petite somme que lui doit Philolachès.
THÉOPROPIDE. — Quelle petite somme?
TRANION. — Dans les... quarante mines... Ne va pas penser que ce soit beaucoup.
1. Ce semble être le sens du verbe "inconciliare" dans les trois autres passages de Plaute où il figure, Bacch. 551, Persa 834. Tri. 136. Le mot ne se retrouve que dans l'abrégé de Festus, p. 95, 7, où il est glosé : "inconciliasti : comparasti, commendasti, uel ut antiqui, per dolum decepisti". C'est sans doute un terme emprunté à la langue des affaires et du commerce.
THÉOPROPIDE (ironiquement). — En effet, c'est peu... Il y a aussi une question d'intérêts dont j'ai entendu parler.
TRANION. — II lui est dû en tout quarante quatre mines, capital et intérêts.
L'USURIER. — Tout juste; je ne demande pas davantage.
TRANION (d'un ton offensé). — Parbleu ,je voudrais bien te voir réclamer une obole de plus. (Se tournant vers Théopropide) Promets-lui que tu payeras, pour qu'il s'en aille.
THÉOPROPIDE (interloqué). — Que je promette de payer, moi?
TRANION. — Promets.
THÉOPROPIDE. — Moi?
TRANION. — Oui, toi-même. Promets seulement, écoute-moi. Prends l'engagement; allons, le dis-je, c'est moi qui te le conseille.
THÉOPROPIDE. — Réponds-moi : qu'a-t-on fait de cet argent?
TRANION. — II n'est pas perdu.
THÉOPROPIDE. — Alors payez vous-mêmes, s'il n'est pas perdu.
TRANION (brusquement inspiré). — Ton fils a fait l'achat d'une maison.
THÉOPROPIDE. — D'une maison?
TRANION. — D'une maison.
THÉOPROPIDE (tout joyeux). — Bravo! Philolachès tient de son père : le voilà qui se lance déjà dans les affaires. (A Tranion) Une maison, dis-tu?
TRANION. — Une maison, te dis-je. Mais sais-tu quelle sorte de maison?
THÉOPROPIDE (haussant les épaules). — Comment puis-je le savoir?
TRANION (se rengorgeant d'un air entendu). — Ah! ah!
THÉOPROPIDE. — Qu'est-ce donc?
TRANION. — Ne me le demande pas.
THÉOPROPIDE. — Que veux-tu dire?
TRANION. — Brillante comme un miroir, une pure splendeur.
THÉOPROPIDE. — Voilà qui est bien fait, par Hercule. Mais dis-moi, quel prix y a-t-il mis?
TRANION. — Autant de grands talents que nous sommes, toi et moi. Mais il a donné pour arrhes ces quarante mines. C'est à lui (montrant l'usurier) qu'il les a empruntées pour les donner au propriétaire, comprends-tu? Car puisque cette maison-ci se trouvait dans l'état que je t'ai dit, ton fils s'est empressé d'en acheter une autre.
L'USURIER (à Tranion). — Hé là! midi approche.
TRANION (à Théopropide). — Solde-lui son dû, je te prie, qu'il cesse de nous empoisonner par son vomissement.
THÉOPROPIDE (à l'usurier). — Mon garçon, traite l'affaire avec moi.
L'USURIER. — C'est donc à toi que je demanderai mon argent?
THÉOPROPIDE. — Viens le demander demain.
L'USURIER. — Je m'en vais; je suis content si je touche demain. (Il sort).
TRANION (continuant la phrase de l'usurier, à part). — La mort, que puissent lui donner tous les dieux et les déesses, pour avoir failli de si près renverser tous mes plans! (Haut) Par Pollux, il n'est pas aujourd'hui d'engeance plus dégoûtante, ni plus inique que celle des usuriers.
THÉOPROPIDE. — Dans quel quartier mon fils a-t-il acheté la maison dont tu parles?
TRANION (à part). — Voilà! je suis mort.
THÉOPROPIDE (le pressant). — Veux-tu répondre à ma question ?
TRANION. — J'y réponds... Mais je cherche le nom du propriétaire.
THÉOPROPIDE. — Allons, tâche de te le rappeler.
TRANION (à part). — Que faire à présent? Je n'ai plus qu'à tout mettre sur le dos du voisin d'à côté, et à dire que c'est sa maison que Philolachès a achetée. J'ai, ma foi, ouï dire que le meilleur mensonge était celui qui se servait tout chaud. Mon parti en est pris : je dis tout ce que les dieux rne dictent.
THÉOPROPIDE (impatienté). — Hé bien! tu l'as retrouvé ?
TRANION. — Que les dieux l'anéantissent... (à, part montrant Théopropide) ou bien toi, plutôt! (Prenant son parti) C'est la maison du voisin, ici tout proche, que ton fils a achetée.
THÉOPROPIDE. — En toute loyauté?
TRANION. — Si tu veux bien payer, le marché est loyal; si tu ne veux pas payer, il sera déloyal (1).
THÉOPROPIDE. — II n'a pas choisi pour son achat un bien bon emplacement (2).
TRANION. — Mais si, excellent au contraire.
THÉOPROPIDE. — J'ai bien envie, ma foi, de visiter cette maison. Frappe donc à la porte et fais sortir quelqu'un jusqu'à toi, Tranion.
TRANION (décontenancé, à part). — Cette fois, je suis bien mort. Je ne sais plus que dire. Voici que derechef les flots me poussent contre recueil.
THÉOPROPIDE. — Eh bien?
TRANION (à part). — Par Hercule, je ne trouve plus d'expédients. Je suis pris la main dans le sac.
1. Jeu de mots sur "bonan fide" qui dans la bouche de Théopropide veut dire «Parles-tu sérieusement?», cf. Pseudolus, v. 1095, et que Tranion interprète comme s'il signifiait "Bonan fide (émit)"? l'achat a-t-il été loyalement fait? De là sa réponse.
2. Certains éditeurs attribuent cette phrase à Tranion, en lui donnant la forme interrogative: «N'a-t-il pas choisi ... ?» et mettent la réponse « Mais si, au contraire » dans la bouche de Théopropide.
THÉOPROPIDE. — Dépêche-toi donc d'appeler quelqu'un, demande qu'on me fasse faire le tour.
TRANION (d'un air scandalisé). — Ho! Ho, toi !... Mais c'est qu'il y a là des femmes. Il faut d'abord voir si elles veulent ou non.
THÉOPROPIDE. — C'est juste; tu as raison. Va t'informer, et demande la permission. J'attendrai ici à la porte, jusqu'à ce que tu sois de retour.
TRANION (à part). — Que les dieux et les déesses s'unissent pour t'anéantir, vieillard, qui viens battre en brèche aussi malencontreusement tous mes desseins. (Simon sort de sa maison) Bravo! à merveille! voici le maître de la maison, Simon en personne qui sort de chez lui. Retirons-nous de ce côté, le temps de rassembler dans ma tête le sénat de mes idées. Une fois que j'aurai trouvé mon plan, alors je l'aborderai.
(SCÈNE II)
SIMON, TRANION, THÉOPROPIDE
SIMON (d'un air joyeux, et sans voir les autres personnages). — Je n'ai pas, de toute l'année, été mieux traité chez moi, ni mangé une seule fois avec plus de plaisir. L'excellent déjeûner que m'a servi ma femme! Maintenant elle me conseille d'aller me coucher; ah! mais non. Je me suis bien douté tout de suite que ce n'était point par hasard qu'elle me servait un déjeûner meilleur que d'ordinaire. La vieille aurait voulu m'emmener dans notre chambre. Dormir ne vaut rien au
sortir de déjeûner. Pas de cela! Je me suis esquivé tout doucettement de la maison, et je sors. Ma femme, j'en suis sûr, est maintenant chez nous toute gonflée de rage contre moi.
TRANION (à part). — Ce vieux-là se prépare pour ce soir une mauvaise réception. Il trouvera chez lui mauvais souper, et mauvais coucher par dessus (1).
SIMON. — Plus j'y réfléchis en moi-même, plus je vois que, quand on a épousé une riche dot et une vieille femme, on ne se sent jamais tracassé par le sommeil, on a toujours horreur d'aller dormir. Ainsi moi, ea ce moment, mon parti est bien pris, j'aime mieux m'en aller au forum que d'être au lit chez moi. (Aux spectateurs) Je ne sais pas, par Pollux, comment sont faites vos femmes; mais pour la mienne, je sais bien quelles misères elle me fait; et après cela, ce sera pour moi pis que jamais (3).
TRANION (à part). — Si ton escapade te coûte cher, mon bonhomme, tu n'auras aucun droit de t'en prendre à aucun dieu; c'est toi-même, selon toute justice et toute raison, que tu pourras accuser. (Comme frappé soudain d'une idée heureuse) Voici le moment d'entrer en conversation avec ce vieillard. Il en tient. J'ai trouvé le moyen de le faire marcher, je sais par quel bon tour détourner de moi la tourmente. (Il s'approche de Simon, Théopropide reste de l'autre côté de la scène, assez loin pour ne pas entendre leur entretien) Avançons. (Haut) Que les dieux te comblent de leurs faveurs, Simon!
1. Le trait se retrouve à la fin de l'Asinaria, v. 935 et s., où le vieux Déménète, à la suite de son incartade, est ramené chez lui rudement par sa femme Artémone : DEM. Non licet manere — cena coquitur —, dum cenem modo? ART. Ecastor cenabis hodie, ut dignus es, magnum malum. DEM. Male cubandum est : iudicatum me uxor abducit domum.
2. Ce vers se rattache mal au vers précédent, peut-être y a-t-il un vers de disparu entre 709 et 710.
SIMON. — Bonjour, Tranion.
TRANION. — Comment vas-tu?
SIMON. — Pas mal. Que fais-tu de beau?
TRANION (saisissant avec effusion la main de Simon). — Je serre la main d'un honnête homme (1).
SIMON. — Merci du compliment.
TRANION. — Tu le mérites bien.
SIMON (d'un ton moqueur). — Mais moi, par Hercule en te serrant la main, je tiens un fameux coquin.
[THÉOPHOPIDE. — Holà, pendard! reviens vers moi.
TRANION. — Oui, je suis là dans un instant (2).]
SIMON (d'un air railleur, en montrant la maison de Philoxène). — Eh bien? quand commence-t-on...?
TRANION. — Quoi donc?
SIMON. — Ce qui se fait d'habitude chez vous.
TRANION. — Qu'est-ce?
SIMON. — Tu sais bien ce que je veux dire. Du reste, tu as raison. (Lacune) Sache te montrer complaisant. Songe en même temps combien la vie courte.
TRANION. — Quoi? Ah! j'y suis à la fin; ce n'est pas sans peine. Tu veux parler du train que nous menons.
1. Équivoque traditionnelle. Le "Quid agis" de Simon veut dire simplement « Comment vas-tu? », de même que nous disons : Que fais-tu de bon ? Tranion l'entend dans son sens littéral «Que fais-tu?», et se précipite avec effusion sur la main de son interlocuteur, en faisant sa réponse.
2. Ce vers, qui est tout à fait déplacé dans le dialogue, a été rejeté par Schoell. Certains critiques le transportent après le v. 740.
SIMON. — Par Hercule! vous vivez en hommes de goût, comme il vous sied, bon vin, bonne chère, poissons fins, vous avez la vie belle.
TRANION (avec un soupir). — Dis plutôt que nous l'avons eue. Aujourd'hui tout ce bonheur s'est évanoui pour nous (1).
SIMON. — Comment donc?
TRANION. — Oui, nous sommes tous bel et bien morts, Simon.
SIMON. — Tais-toi donc; jusqu'à présent tout vous a réussi à merveille.
TRANION. — Oui, c'est vrai, je ne le nie point; nous avons certainement mené bonne vie, comme nous le voulions. Mais, Simon, aujourd'hui nous n'avons plus le vent en poupe.
SIMON (d'un ton faussement apitoyé). — Qu'y a-t-il? Quel accident?
TRANION (d'un ton lamentable). — Effroyable.
SIMON. — Comment? un bâtiment amené à terre et mis en sûreté?
TRANION. — Hélas!
SIMON. — Qu'y a-t-il?
TRANION. — Malheur à moi! je suis mort.
SIMON. — Comment?
TRANION. — Un vaisseau est venu qui va briser la carcasse du nôtre (2).
SIMON. — Je suis de coeur avec toi, Tranion. Mais de quoi s'agit-il?
TRANION. — Je vais te le dire. Mon maître est revenu de son voyage.
1. Texte peu sûr. Le "communia" des manuscrits est inintelligible, il a été diversement corrigé sans qu'aucune des corrections s'impose. Le sens général ne fait pas de doute.
2. L'expression "nostrae naui ratem" est étrange. Si le texte est correct, sans douta faut-il entendre par "ratis" l'assemblage des bois qui forme ta caronasei cf. Varron, L, L. 7, 23.
SIMON. — Alors ****** (lacune), puis les fers, ensuite (lacune) (1).
TRANION. — (Par tes) genoux, je t'en conjure, ne me dénonce pas à mon maître.
SIMON. — De moi, sois sans crainte, il ne saura rien.
TRANION. — O mon patron, salut!
SIMON. — Je ne me soucie pas de clients de ton espèce.
TRANION. — Maintenant, voici la commission dont notre vieillard m'a chargé pour toi...
SIMON. — Réponds d'abord à ma question : votre vieillard a-t-il eu vent de vos fredaines, déjà?
TRANION. — Pas du tout.
SIMON. — A-t-il grondé son fils?
TRANION. — II est d'humeur aussi sereine que le temps le plus serein. Il m'a chargé, pour l'heure, de te demander avec instance la permission de visiter ta maison que voici.
SIMON. — Elle n'est pas à vendre.
TRANION. — Je le sais bien. Mais le vieillard veut bâtir un gynécée dans la sienne, ainsi que des bains, et puis, un promenoir, et un portique.
SIMON. — Qu'est-ce qu'il a rêvé?
1. Les vers 743-744 présentent en leur milieu une lacune, qu'on a comblée de diverses façons. Ussing propose un texte qui peut se traduire ainsi : « Alors c'est le fouet pour ton dos que ce retour présage, puis les fers, ensuite le gibet. »
TRANION. — Je vais te le dire. Il veut marier son fils le plus tôt possible; pour cela il veut construire un nouveau gynécée. Il prétend que je ne sais quel architecte lui a fait l'éloge de ta maison, qu'elle est excèssivement bien bâtie. Il veut prendre modèle dessus, si tu permets. Il désire d'autant plus prendre modèle sur toi qu'il a ouï dire que tu y as, en été, une ombre des plus agréables, par les jours les plus secs (1), pendant toute la journée.
SIMON. — Tout au contraire, par Pollux. Quand il y a de l'ombre partout ailleurs, le soleil donne ici sans arrêt depuis le matin jusqu'au soir; comme un créancier, il ne bouge pas de ma porte, et je n'ai d'ombre nulle part, sauf ce qu'il peut y en avoir au fond du puits.
TRANION. — A défaut d'ombre véritable, n'as-tu pas au moins celle d'une Sarsinienne (2)?
SIMON. — Ne sois pas assommant; je te dis ce qui en est.
TRANION. — Pourtant, il voudrait visiter.
SIMON. — Qu'il visite, s'il en a envie. S'il y a quelque chose qui lui plaise, il n'a qu'à bâtir sur mon modèle.
TRANION. — Alors, je vais l'appeler?
SIMON. — Oui, appelle-le.
TRANION. — On vante les fameux exploits du grand Alexandre et d'Agathocle (3); qu'adviendra-t-il de moi, ce troisième héros, qui, sans l'aide de personne, accomplis des prouesses immortelles? (Montrant Simon)
1. L'expession "sub sudo columine", qui n'est pas autrement connue, n'est pas des plus claires.
2. Tranion joue sur la double sens de "umbra" ombre et "Vmbra" nom propre, Ombrienne . Sa phrase équivoque peut vouloir dira «A défaut d'ombre (ou d'Ombrienne) n'as-tu pas au moins une Sarsinienne? Sarsina oui, ou le sait, la patrie de Plaute, la, plaisanterie est de son cru.
3. C'est un procédé fréquent que d'évoquor les noms de héros ou de personnages fabuleux pour comparer leurs exploits à celui du personnage en cause, cf. Aulularia 704, Bacch. 925. Merc. 469. Agathocle, tyran de Syracuse, mort en 289 avant J. C., s'était rendu célèbre par ses victoires sur les Carthaginois. Il est encore cite dans le Pseudolus, au v. 532.
Celui-ci porte son bât; l'autre vieux porte aussi le sien (1). Je me suis créé un nouveau métier assez lucratif. Les muletiers ont des mulets porteurs de bât; moi ce sont des hommes bâtés que j'emploie. Ils sont vigoureux; quelque charge qu'on leur mette sur le dos, ils la portent.
(SCÈNE III)
TRANION, THÉOPROPIDE, SIMON
TRANION (montrant Théopropide). — Maintenant peut-être devrais-je parler à celui-ci. Allons à sa rencontre. (Haut) Hé! Théopropide.
THÉOPROPIDE. — Hein? qui m'appelle?
TRANION. — Un esclave en tout point fidèle à son maître.
THÉOPROPIDE. — D'où viens-tu?
TRANION. — Je t'apporte le résultat de ta commission : tout est arrangé.
THÉOPROPIDE. — Pourquoi, s'il te plaît, es-tu resté si longtemps parti?
TRANION. — Le vieillard n'était pas libre, aussi ai-je attendu.
THÉOPROPIDE. — Tu n'as pas perdu ta vieille habitude de lambiner.
TRANION. — Dis donc, si tu voulais te rappeler le proverbe : il n'est pas facile de souffler et d'avaler à la fois. Je ne pouvais être en même temps ici et là.
1. Cf. 430. L'image, proverbiale, est fréquemment employée;
cf. Bacch. 349 :
"Ille est oneratus recte et plus iusto uehit". Et Cicéron, dans une lettre à Atticus, cite cet autre vers : "Clitellae boui sunt impositae, plane non est nostrum onus",
repris par Ammien Marcellin XVI, 5 et abrégé par Quintilien,
THÉOPROPIDE. — Et maintenant?
TRANION. — Visite, regarde partout, à ta fantaisie.
THÉOPROPIDE. — Allons, va, conduis-moi.
TRANION. — Est-ce que je te retiens?
THÉOPROPIDE. — Je marche à ta suite.
TRANION (montrant Simon). — Voici le vieillard en personne qui t'attend devant la porte. Mais comme il est déjà désolé d'avoir vendu cette maison!
THÉOPROPIDE. — Et après?
TRANION. — II me prie de conseiller à Philolachès de la lui recéder.
THÉOPROPIDE (s'arrêtant pour parler). — Ce n'est pas mon avis. Aux champs chacun moissonne pour soi. Si nous avions fait une mauvaise emplette, nous n'aurions pas le droit d'y renoncer. Tout ce qui est profit, nous devons le garder pour nous. Il ne faut pas se montrer trop compatissant.
TRANION. — Tu nous fais perdre notre temps, morbleu, avec toutes tes sornettes (1). Marche à ma suite.
THÉOPROPIDE. — Volontiers. Je suis à ta disposition.
TRANION. — Voici le vieillard. (A Simon) Tiens, je te l'amène.
SIMON. — Je suis heureux que tu sois revenu sain et sauf de ton voyage, Théopropide.
THÉOPROPIDE. — Que les dieux te protègent!
SIMON. — II m'a dit que tu voulais visiter cette maison.
THÉOPROPIDE. — Si cela ne te gêne pas.
1. Le texte des manuscrits présente au milieu des vers 802-803 une lacune qui rend le sens douteux. La traduction donnée répond au supplément de Schoell. Certains éditeurs attribuent le vers 802 à Tranion et lisent "Misericordia(m tamen habere) hominem oportet" et distribuent ainsi le v. 803 : TH. Morare hercle quom uerba facis. TR. Subsequere. TH. Fiat. TE. Cependant l'humanité veut qu'on soit compatissant. — TH. Tu me fais perdre le temps, par Hercule, avec tous tes discours. — TR. Suis mes pas. — TH. Volontiers. L'hésitation est permise.
SIMON. — Au contraire, avec plaisir. Entre, visite.
THÉOPROPIDE. — Mais les femmes...
SIMON. — Qu'il n'y ait pas de femme qui t'inquiète le moins du monde. Promène-toi à travers la maison du haut en bas; fais tout comme chez toi
THÉOPROPIDE (avec un sursaut d'élonnement). — Comme...?
TRANION (bas à Théopropide). — Ah! avec le chagrin qu'il a, ne va pas lui jeter à la tête que tu as acheté sa maison. Tu ne vois pas la triste mine que fait le pauvre vieux?
THÉOPROPIDE. — Je vois.
TRANION (de même). — N'aie donc pas l'air de te moquer de lui et de montrer trop de joie ou d'impatience; ne dis pas un mot de ton achat.
THÉOPROPIDE. — Je comprends; l'avis me semble sage, et partir d'un bon naturel. (A Simon) Eh bien?
SIMON. — Eh bien! entre, examine à ton aise, tant qu'il te plaira.
THEOPROPIDE— Tu es bien aimable, je te remercie.
SIMON. — A ton service, par Pollux. [Veux-tu quelqu'un pour te mener?
THÉOPROPIDE. — Fi donc! point de ton meneur, je n'en veux pas. Quoi qu'il m'arrive, j'aime mieux me perdre que de me laisser mener par personne (1.)]
TRANION (à Théopropide). — Tu vois ce vestibule devant la maison et ce promenoir, comme c'est fait?
THÉOPROPIDE. — Magnifique, par Pollux, assurément.
TRANION. — Tiens, regarde ces jambages de porte, comme c'est faitl avec quelle solidité ils sont construits! et quelle épaisseur!
THÉOPROPIDE. — Je ne crois pas en avoir vu de plus beaux.
1. Ces deux vers, qui répètent les v. 843-846 ont été ajoutés sans doute à l'occasion d'une reprise de la pièce, de manière à permettre l'omission des vers 817-847.
SIMON. — Parbleu, je les avais toutefois payés un beau prix.
TRANION (bas à Théopropide). — Tu l'entends? « Je les avais... » (1). On voit qu'il a peine à retenir ses larmes.
THÉOPROPIDE. — Combien les avais-tu payés?
SIMON. — Trois mines les deux, sans compter le transport.
THÉOPROPIDE (examinant la porte de plus près). — Pourtant, par Hercule, ils sont beaucoup moins bons que je n'ai cru d'abord.
SIMON. — Pourquoi cela?
THÉOPROPIDE. — Parce que, ma foi, les vers les piquent tous les deux par le bas.
TRANION. — Ils ont dû être coupés hors de saison; c'est là le défaut qui leur fait tort. Mais, malgré cela, ils sont encore assez bons, si on les passe à la poix. Car ce n'est pas un mangeur de bouillie, un ouvrier barbare qui a fait ce travail-là. Tu vois les assemblages des vantaux?
THÉOPROPIDE. — Je vois.
TRANION. — Regarde comme ils s'embrassent étroitement.
THÉOPROPIDE. — Comme ils s'embrassent?
TRANION. — Je voulais dire comme ils s'unissent bien (2). (Lui montrant la maison) Es-tu content?
THÉOPROPIDE. — Plus j'examine chaque détail, plus je suis charmé.
TRANION. — Tu vois cette peinture, qui représente une corneille se jouant de deux buses?
1. Tranion équivoque sur le temps. Simon dit « Je les avais payés », parce qm'il pense que la porte a fait son temps, et qu'il va devoir la remplacer (cf. v. 825 sqq.). Tranion interprète le plus que parfait comme un aveu de dépossession.
2. Le latin dit, équivoquant sur "conivere" fermer les yeux, et aussi simplement « fermer » (au sens absolu de « être fermé ») : TR. Regarde comme ils dorment bien (étroitement). — TH. Comme ils dorment? — TR. Je voulais dire comme ils ferment. — J'ai emprunté la traduction de Naudet, qui substitue au jeu de mots du latin un jeu de mots analogue.
THÉOPROPIDE. — Non, ma foi, je ne vois pas.
TRANION. — Mais je vois, moi. La corneille se lient entre des deux buses, et elle les plume l'une et l'autre tour à tour. Regarde, s'il te plaît, de mon côté, pour apercevoir la corneille.
THÉOPROPIDE (regardant Tranion, et ensuite en l'air). — Vraiment, je n'y vois pas trace de corneille.
TRANION. — Eh bien ! Tourne les yeux par là, de votre côté : puisque tu n'es pas capable de voir la corneille, tu verras peut-être les buses.
THÉOPROPIDE (regardant de tous les côtés). — Pour en finir avec tous tes contes, je n'aperçois ici aucune espèce d'oiseau en peinture.
TRANION. — Allons, n'en parlons plus, je ne t'en veux pas, c'est l'âge qui t'empêche d'y voir clair.
THÉOPROPIDE. — En tout cas ce que je peux voir me plaît énormément.
SIMON. — Tu ferais bien maintenant d'avancer.
THÉOPROPIDE. — L'avis est bon, par Pollux.
SIMON (appelant dans la maison). — Holà, garçon. (Un jeune esclave sort; Simon lui montre Théopropide) Fais-lui faire le tour de la maison et des appartements. (A Théopropide) Je te mènerais bien moi-même, si je n'avais à faire au forum. !
THÉOPROPIDE. — Fi donc ! poinl de ton meneur (1); je ne me soucie pas d'être mené. Quoi qu'il m'arrive, j'aime mieux me perdre que de me laisser mener par personne.
TRANION. — J'entends dans la maison.
THÉOPHOPIDE. — Alors j'entrerai bien sans être mené.
SIMON. — Va, soit.
1. Jeu de mots sur "perducto, perductor" qui, comme "duco" et beaucoup de composés ou dérivés, a souvent dans la langue familière un sens péjoratif. "" perduelor" était quelquefois un agent du "leno", quelquefois encore c'était le "leno" lui-même, Asconius (ad CIC., lib. I. in Verr.) dit aussi que le "perductor" employait la violence, au lieu que le "leno" faisait seulement un commerce de personnes de bonne volonté. " (Naudet).
THÉOPROPIDE. — J'entre donc.
TRANION. — Attends, s'il le plaît, que je prenne garde que la chienne...
THÉOPROPIDE. — Oui, prends garde.
TRANION. — Psu! Va-t-en, chienne! Psu! T'en iras-tu, vilaine? Psu! Va-t-en donc.
SIMON (à Théopropide). — II n'y a pas de danger; va donc. Elle est aussi douce qu'une bête pleine, tu peux entrer sans crainte. Moi je m'en vais au forum.
THÉOPROPIDE. — Tu as été bien aimable. Bonne promenade. (Simon sort). Allons, Tranion; tâche toujours qu'on éloigne ce chien de la porte, même s'il n'est pas à craindre.
TRANION. — Mais tiens, regarde-le, comme il est couché tranquillement. A moins de vouloir te faire passer pour un grincheux et un poltron...
THÉOPROPIDE. — Allons, comme tu voudras. Suis-moi donc par ici.
TRANION. — Oui-dà, je ne te quitte pas d'une semelle. (Ils entrent dans la maison).
(ACTE IV)
(SCÈNE I)
PHANISCUS
(II vient à la rencontre de Callidamate)
Les esclaves qui, sans être en faute, redoutent pourtant la correction, sont généralement ceux qui servent bien leurs maîtres. Ceux qui ne redoutent rien, une fois qu'ils ont mérité la correction, ont recours à de sots expédients. Ils s'exercent à la course, ils fuient; mais s'ils sont rattrapés, ils se font un pécule de malheur, faute de pouvoir s'en faire un meilleur. Ils le grossissent peu à peu, ils accumulent (dans ce genre des trésors). Mais moi, je suis fermement décidé (à me garder) du malheur à l'avance plutôt que (d'exposer) mon (dos à la bastonnade -1-). Il faut que ma peau reste, comme elle a été jusqu'ici, pure et nette de tout bleu, et que, de tout mon pouvoir, je la préserve des coups. Tant que je saurai me gouverner, je saurai bien la tenir à l'abri, et quand les coups pleuvront sur les autres, empêcher qu'ils ne pleuvent sur moi. Car, généralement, ce sont les esclaves qui font du maître ce qu'il est : sont-ils bons, il est bon : sont-ils mauvais, il devient méchant. Voyez aujourd'hui chez nous : combien y a-t-il de mauvais garnements, prodigues de leur pécule, le dos couvert de plaies (2). Quand on les appelle pour aller à la rencontre de leur maître : « Je n'y vais pas; laisse-moi tranquille. Je sais ce qui te fait tant te presser : tu grilles d'aller quelque part. Parbleu, tu veux sortir, bonne mule, pour chercher ta pâture. » Voilà toute la récompense que j'ai récoltée pour mon zèle. J'ai pris la porte. Maintenant je suis le seul, d'une foule d'esclaves, qui aille à la rencontre de mon maître. Demain quand le maître l'apprendra, dès le matin il les corrigera avec la dépouille des bœufs. En somme, je ne donnerais pas autant de leur dos que du mien. On en fera des tueurs de bœufs bien plutôt que de moi un cordier (3).
1. Le texte latin présente de légères lacunes depuis le v. 863-864 jusqu'au v. 867. Les restitutions proposées ne peuvent être qu'approximatives.
2. « Porteurs de plaies » dit littéralement le texte : "plagigeruli". On lit également l'expression "plagigera genera hominum" dans Pseudolus, v. 153. Le composé hybride "plagipatidae" se lit dans notre comédie au v. 356.
3. C'est-à-dire « Ils feront connaissance avec le martinet de cuir (fait avec la peau des bœufs abattus, cf. le "exuuiis bubulis" du v. 882), plutôt que moi avec la corde (qui servirait à me pendre ou à me battre). »
(SCÈNE II)
PINACION, PHANISCUS
PINACION (encore dans le fond de la scène). — Demeure, Phaniscus; arrête-toi tout de suite. Veux-tu regarder de mon côté?
PHANISCUS. — Laisse-moi tranquille.
PINACION. — Voyez comme il fait le dégoûté, ce singe !Veux-tu t'arrêter tout de suite, sale parasite?
PHANISCUS. — Comment suis-je un parasite?
PINACION. — Eh bien, je vais te le dire : en te donnant à manger, on peut faire de toi ce que l'on veut.
PHANISCUS. — Je suis bien libre; il me plaît de manger. De quoi te mêles-tu?
PINACION. — Tu fais le fier, parce que tu es le chéri du maître.
PHANISCUS. -Ahl ah! les veux me font mal. Pourquoi?
PINACION. -Parce que tes billevesées m'incommodenl (1).
PINACION. —Veux-tu le taire, fabricant de fausse monnaie.
PHANISCUS. — Tu ne me forceras pas à le dire des injures. Le maître me connaît.
PINACION. — II le faut bien parbleu, toi qui lui sers d'oreiller mignon.
PHANISCUS. — Si tu étais à jeun, tu ne me dirais pas d'injures.
1. "Fumus" est pris ici dans la sens de " propos en l'air, paroles sans valeur" ("inania uerba"dit le Thésorus).
PINACION. — J'aurais des égards pour toi, quand tu n'en as pas pour moi?
PHANISCUS. — En tout cas, vaurien, viens avec moi au devant du maître. Par Hercule, plus un mot de tout ceci, s'il le plaît.
PINACION. — Entendu, je vais frapper à la porte (1). Holàl y a-t-il quelqu'un ici pour préserver cette porte des pires outrages? Y a-t-il quelqu'un pour ouvrir cette porte? C'est bien cela, personne ne sort. Pour des fainéants, ils le sont bien. Raison de plus pour prendre garde qu'il ne sorte quelqu'un qui vienne ici me rosser sérieusement.
(SCÈNE III -2-)
TRANION, THÉOPROPIDE, PHANISCUS
TRANION. — Que penses-tu de l'acquisition?
THÉOPROPIDE. — ... (Lacune dans le vers) J'en suis enchanté.
TRANION. — Penses-tu que ce soit payé trop cher?
THEOPROPIDE. — Jamais, par Pollux, je n'ai vu nulle part, que je sache, de maison vendue à aussi bas prix que celle-là.
1. La répartition du dialogue entre les personnages est très incertaine du v. 895 au v. 898. Les manuscrits ne fournissent pas d'indications.
2. Cette scène a été transposée après la scène II de l'acte III par Camérarius, et figure à cette place dans les anciennes éditions. II est évident que la composition de la comédie a de quoi surprendre On se demande ce que deviennent les deux esclaves pendant l'entretien de Tranion et de Théopropide et il faut admettre qu'ils assistent à ce dialogue, silenencieux, immobiles et invisibles; d'autre part, la transposition de Camerarius, en supprimant cette invraisemblance, en crée une autre presque aussi grande. Elle oblige à admettre que Tranion et Théopropide sortent immédiatement de la maison après y être entrés. A moins de faire commencer l'acte IV avec cette scène, et de supposer que la visite a eu lieu pendant l'entr'acte? Devant ces difficultés nouvelles apportées par le remède de Camerarius. le plus sage est de s'en tenir, avec les éditeurs modernes à l'ordre des manuscrits.
TRANION. — Tu la trouves bien?
THÉOPROPIDE. — Si je la trouve bien, me demandes-tu? Non seulement bien, par Hercule, mais très bien.
TRANION. — Et le gynécée, que t'en semble? Et le portique ?
THÉOPROPIDE. — Furieusement bien. Je ne pense pas même qu'il y en ait un plus grand dans les monuments publics.
TRANION. — Que dis-tu là? moi-même et Philolachès nous avons mesuré tous les portiques des monuments publics.
THÉOPROPIDE. — Eh bien?
TRANION. — Celui-ci est le plus long de tous, et de loin.
THÉOPROPIDE. — Dieux immortels! l'excellent marché! Par Hercule, s'il m'en offrait maintenant six grands talents d'argent comptant, jamais je n'accepterais.
TRANION. — Par Hercule, si tu avais envie d'accepter, je ne te laisserais jamais faire.
THÉOPROPIDE. — C'est un bon placement de notre bien que ce marché-là.
TRANION. — Tu peux dire hardiment que c'est sur mes conseils et sur mon impulsion qu'il s'est fait; c'est moi qui ai poussé ton fils à emprunter à l'usurier l'argent que nous avons donné pour arrhes à cet autre.
THÉOPROPIDE. — Tu as bien mené notre barque. Ainsi, il est dû à Simon quatre-vingts mines?
TRANION. — Pas un sou de plus.
THÉOPROPIDE. — Je veux qu'il les touche aujourd'hui.
TRANION. — C'est bien ce qu'il faut faire pour éviter toute chicane. Si tu veux, tu n'as qu'à me les verser, je les lui verserai ensuite.
THÉOPROPIDE. — C'est que j'ai peur d'un piège, si je te les donne.
TRANION. — Moi? Est-ce que j'oserais, même par plaisanterie, hasarder un mot, un geste pour te tromper?
THÉOPROPIDE. — Et moi? est-ce que j'oserais ne pas me méfier de toi, et te confier quelque chose?
TRANION. — Comment? depuis que je t'appartiens, t'ai-je jamais attrapé le moins du monde?
THÉOPROPIDE. — C'est que j'ai pris soigneusement mes précautions :*********** (1). Et je me tiens pour bien fin, si je réussis seulement à me précautionner contre toi.
TRANION. — Je suis de ton avis.
THÉOPROPIDE. — A présent, va-t-en à la ferme dire à mon fils que je suis arrivé.
TRANION. — Je t'obéirai.
THÉOPROPIDE. — Cours vite, dis-lui de venir tout de suite à la ville avec toi.
TRANION. — Entendu. (A part) Maintenant je vais me rendre par la porte de derrière auprès de nos joyeux compagnons; je leur dirai comment tout est calme de ce côté, et comment j'ai su éloigner d'ici le vieillard. (Il sort).
(SCÈNE IV)
PHANISCUS, PINACION, THÉPROPIDE
PHANISCUS. — Sur ma foi, je n'entends ni le bruit des convives comme de coutume, ni la musique des joueuses de flûte, ni aucune autre voix.
THÉOPROPIDE (apercevant Phaniscus). — Qu'est-ce que c'est? que veulent ces gens-là devant ma maison? que cherchent-ils? qu'est-ce qu'ils ont à regarder à l'intérieur?
1. Ici le texte est corrompu, et inintelligible.
PINACION. — Continuons de frapper à la porte. (Il frappe à coups redoublés) Holà! ouvre; holà! Tranion, ouvres-tu?
THÉOPROPIDE (à part). — Qu'est-ce que cette comédie?
PINACION (continuant à frapper). — Ouvres-tu? nous sommes venus au devant de Callidamate notre maître.
THÉOPROPIDE (aux esclaves). — Hé là! petits, que faites-vous là? pourquoi démolissez-vous cette maison?
PHIANISCUS. — Hé là! vieillard, pourquoi nous interroges-tu sur ce qui ne te regarde pas?
THÉOPROPIDE. — Ce qui ne me regarde pas?
PHANISCUS. — A moins que tu ne viennes d'être nommé préfet, pour t'occuper des affaires d'autrui, rechercher, voir, entendre ce qui se passe chez les autres.
THÉOPHOPIDE. — Cette maison devant laquelle vous êtes est à moi.
PHANISCUS. — Que dis-tu? Philolachès aurait-il vendu sa maison, maintenant? Ou bien ce vieillard cherche sans doute à nous tromper.
THÉOPROPIDE. — Je dis la vérité. Mais vous-mêmes, qu'avez-vous affaire ici?
PHANISCUS. — Je vais te l'expliquer. Notre maître est ici à boire.
THÉOPROPIDE. — Votre maître està boire ici?
PHANISCUS. — Comme je le le dis.
THÉOPROPIDE. — Petit, tu as trop d'esprit.
PHANISCUS. — Nous venons à sa rencontre.
THÉOPROPIDE. — De qui?
PHANISCUS. — De notre maître : combien de fois faut-il te le répéter, je te prie?
THÉOPROPIDE (reprenant un air sévère). — Petit, personne n'habite ici. (Voulant l'éloigner de la maison, comme par intérêt pour lui) Car tu m'as l'air d'un honnête garçon.
PHANISCUS. — Est-ce que le jeune Philolachès n'habite
pas ici, dans celle maison?
THÉOPROPIDE. — II l'a habitée; mais il y a longtemps qu'il en a déménagé.
PINACION. — Ce vieux a besoin d'ellébore, sûrement.
PHANISCUS. — Tu es dans une profonde erreur, père,à moins qu'il n'ait déménage d'ici aujourd'hui ou hier, je sais, je suis sûr qu'il y demeure.
THEOPROPIDE. — Mais non, depuis six mois personne n'habîle plus ici.
PINACION. — Tu rêves.
THEOPROPIDE. — Moi?
PINACION. — Toi.
THÉOPROPIDE. — Tu es assommant, toi. Laisse-moi parler à ce petit. (S'adressant à Phaniscus) Personne n'habite là.
PHANISCUS. — II y habite certainement, car hier et avant-hier, il y a trois jours, quatre jours, cinq jours, enfin depuis que le père est parti pour l'étranger, jamais on n'est resté ici trois jours de suite sans faire la noce.
TIIÉOPROPIDE (changeant de visage). — Que dis-tu?
PHANISCUS. — Que jamais on ne s'est interrompu ici trois jours de suite de manger et de boire, de louer des filles, de vivre à la grecque, de louer des joueuses de lyre, des joueuses de flûte.
THÉOPROPIDE. — Qui s'amusait à cela?
PHANISCUS. — Philolachès.
THÉOPROPIDE. — Quel Philolachès?
PHANISCUS. — Celui qui a pour père Théopropide, j'imagine.
THEOPROPIDE (à part). — Malheur à moi ! je suis assassiné, s'il dit vrai. Continuons toujours de l'interroger. (Haut) Tu dis que ce Philolachès, quel qu'il soit, a l'habitude de s'enivrer ici avec votre maître à tous deux.?
PHANISCUS. — Oui, te dis-je.
THÉOPROPIDE. — Petit, à te voir, on ne te dirait pas si sot. Prends garde, s'il te plaît, que tu n'aies fait halte dans quelque auberge pour casser la croûte, et que tu n'aies bu là plus que de raison (1).
PHANISCUS. — Que veux-tu dire?
THÉOPHOPIDE. — Ce qui expliquerait que tu aies pu te tromper de maison.
PHANISCUS. — Je sais par où je dois passer, et je connais l'endroit où je suis arrivé. C'est Philolachès qui habite ici, celui dont le père est Théopropide, celui qui, depuis que le vieillard s'en est allé pour son commerce, a ici affranchi une joueuse de flûte.
THÉOPROPIDE. — Quoi? Philolachès aurait affranchi...?
PHANISCUS.-
Philématie; mais oui.
THÉOPROPIDE. — Pour quelle somme?
PHANISCUS. — Trente?
THEOPROPIDE. - Talents ?
PHANISCUS.- Non, par Apollon2! trente mines.
THÉOPROPIDE.- Il l'a affranchie?
PHANISCUS. — Il l'a affranchie, bel et bien, pour trente mines.
1. Le texte est légèrement corrompu, mais le sens ne fait pas de doute. Le mot "merenda" qui est proprement le féminin du participe futur passif de "mereo, merenda cena", désigne une collation faite dans la journée. C'est un terme de la langue rustique, que l'étymologie populaire a rapproché de "meridies", bien que le repas désigné par le mot eût lieu dans l'après-midi, ou vers le soir, comme notre goûter : ainsi l'abrégé de Festus, p. 111.4, le définit "merendam antiqui dicebant pro prandio, quod scilicet medio die caperetur". Nonius est plus près de la vérité en expliquant, p. 28, 32 : "merenda, dicitur cibus post meridiem qui datur". Il a survécu dans la plupart des langues romanes, cf. Meyer-Lübke, Romanisches etymologisches Wörter-Tiuch, 3 éd., no 5521.
2. Trente talents sont une somme invraisemblable pour le prix d'un esclave. Phaniscus en est si étonné qu'au lieu de jurer en latin il a recours au grec. Même procédé dans les Captifs.
THÉOPROPIDE. — Tu dis que Philolachès l'a achetée trente mines pour en faire sa maîtresse (1)?
PHANISCUS. — Oui-da.
THÉOPROPIDE. — Et qu'il l'a affranchie?
PHANISCUS. — Oui-da.
THÉOPROPIDE. — Et que depuis le départ de son père pour l'étranger, il n'a pas cessé de faire la noce, en compagnie de ton maître?
PHANISCUS. — Oui-da.
THÉOPROPIDE. — Ah !encore une question. A-t-il acheté cette maison toute proche d'ici?
PHANISCUS. — Non-da.
THÉOPROPIDE. — A-t-il donné aussi au propriétaire quarante mines à titre d'arrhes?
PHANISCUS. — Non-da (2).
THÉOPHOPIDE. — Ah !tu me ruines.
PHANISCUS. — C'est plutôt lui qui a ruiné son père.
THÉOPROPIDE. — Cet oracle n'est que trop vrai.
PHANISCUS. — Je voudrais qu'il fût menteur. Tu es un ami du père, à ce que je vois?
THÉOPROPIDE. — Hélas, par Pollux! le père dont tu parles est bien malheureux.
PHANISCUS. — Ce n'est encore rien que ces trente mines, en comparaison de ses autres prodigalités.
THÉOPROPIDE. — II a ruiné son père.
PHANISCUS. — II y a là un esclave, un scélérat s'il en fut, nommé Tranion, celui-là est capable de dévorer jusqu'aux revenus d'Hercule. En vérité, par Pollux, j'ai grande pitié du pauvre père; quand il apprendra ce qui s'est passé ici, le pauvre homme aura le cceur sur des charbons ardents.
1. Le texte de ce vers semble corrompu, mais le sens général n'est pas douteux.
2. L'effet comique produit par la répétition de "aio", auquel succède la phrase négative "non aio", rappelle l'emploi de "nugas agis" et de "non nugas agis" dans les Ménechmes, v. 621 et suiv. "Aio" est le verbe que l'on emploie dans les réponses de caractère solennel, c'est ce terme dont use notamment le jurisconsulte Trébatius pour répondre à la consultation que lui demande Horace, Satires, II, 1, 4 et suiv. :
Trebati,
Quid faciam praescribe. — Quiescas. — Ne faciam, inquis,
Omnino uersus? — Aio.
"Aio" veut dire proprement : « Je dis oui. »
THÉOPHOPIDE. — Si toutefois tu dis la vérité.
PHANISCUS. — Quel intérêt aurais-je à mentir?
PINACION (frappant à la porte). — Holà, vous autres! m'ouvre-t-on?
PHANISCUS. — Pourquoi frappes-tu, puisqu'il n'y a personne? Ils sont sans doute partis bambocher ailleurs. Partons maintenant...
THÉOPROPIDE. — Petit...
{PHANISCUS (sans relever l'appel de Théopropide). — Et continuons à chercher après eux. (A Pinacion) Suis-moi par ici.
PINACION. — Je te suis.)
THÉOPROPIDE. — Tu t'en vas déjà, petit?
PHANISCUS. — Toi, tu as la liberté pour protéger ton dos, moi, en dehors de la crainte de mon maître, et de mon zèle pour lui, je n'ai rien pour garantir le mien. (Il sort avec son camarade).
(SCÈNE III)
THÉOPROPIDE, d'abord seul; puis SIMON
THÉOPROPIDE. — Je suis perdu, par Hercule; inutile d'en dire plus long. Si je les ai bien entendus, ce n'est pas en Egypte que le vaisseau m'a naguère emporté d'ici, mais on m'a promené dans des régions désertes, au bout du monde, car je ne sais plus où je suis. (Apercevant Simon) Mais je vais le savoir : voici justement celui à qui mon fils a acheté la maison. (Se dirigeant vers lui) Que deviens-tu?
SIMON. — Je reviens du forum, et rentre chez moi.
THÉOPROPIDE. — Y a-t-il eu du nouveau au forum aujourd'hui?
SIMON (avec ironie). — Oui.
THÉOPROPIDE. — Quoi donc?
SIMON. — J'ai vu enterrer un mort.
THÉOPROPIDE (haussant les épaules). — Vraiment! c'est du nouveau
SIMON. — Oui, j'ai vu emporter un mort pour l'enterrer; il n'y a pas longtemps, disait-on, qu'il vivait encore.
THÉOPHOPIIIE. — Malédiction sur la tête !
SIMON. — Pourquoi t'amuses-tu à me demander des nouvelles?
THÉOPROPIDE. — Parce que j'arrive aujourd'hui de voyage (1).
SIMON (comme pour prévenir une demande indiscrète).— J'ai un engagement en ville; ne compte pas sur moi pour t'inviter à souper.
THÉOPROPIDE. — Je n'y tiens pas, par Pollux.
SIMON. — Mais demain, si d'ici là... je ne suis pas invité, je pourrai, si tu veux, souper chez toi.
THÉOPROPIDE. — Cela non plus, par Pollux, je n'y tiens pas. Si tu n'as rien de plus pressé, voudrais-tu m'écouter?
SIMON. — Volontiers.
THÉOPROPIDE. — N'as-tu pas reçu, que je sache, quarante mines de Philolaches ?
SIMON. — Pas un sou, que je sache.
THÉOPROPIDE. — Et de mon esclave Tranion?
SIMON. — Bien moins encore.
THEOPROPIDE. — Qu'il t'a données à titre d'arrhes?
SIMON. — Que rêves-tu là?
1. Il est invraisemblable que Simon, qui est le voisin immédiat de Théopropide ne connaisse pas le voyage de celui-ci. Mais la question qu'il pose et la réponse qu'il reçoit n'ont été imaginées que pour introduire la plaisanterie, classique, par l'invitation à diner. Les quolibets traditionnels échangea, le dialogue reprend comme si rien ne s'était dit.
THÉOPROPIDE. — Moi? C'est plutôt toi, qui de cette façon, en faisant l'innocent, espères pouvoir annuler le marché.
SIMON. — Quel marché?
THÉOPROPIDE. — Celui qu'en mon absence mon fils a conclu avec toi.
SIMON. — II a conclu un marché avec moi pendant ton absence? Quel marché? et quel jour?
THÉOPROPIDE. — Je te dois quatre-vingts mines d'argent.
SIMON. — Pas à moi, en tout cas, par Hercule. Mais, si tu dois, donne. Il faut tenir ta parole, ne cherche pas à la renier.
THÉOPROPIDE. — Assurément, je ne nierai point ma dette, et je paierai. Mais toi, ne va pas nier que tu aies reçu de nous quarante mines.
SIMON. — Je t'en prie, par Pollux, regarde-moi en face et réponds moi. ****************
THÉOPROPIDE. — Je vais te le dire. C'est exactement **************** ce qu'il te doit pour la maison qu'il t'a achetée.
SIMON. — Vraiment? Il m'aurait acheté ma maison (1)? (Lacune (2))
SIMON. — C'est Tranion qui m'a dit que tu voulais marier ton fils, et qu'à cause de cela tu voulais faire bâtir ici dans ta propre maison.
THÉOPROPIDE. — Je voulais faire bâtir ici?
SIMON. — C'est ce qu'il m'a dit.
THÉOPROPIDE. — Malheur à moi, je suis assassiné! La voix me manque. Ah! voisin, je suis mort, je suis égorgé!
1. Les vers 1026a-1026c ne sont conservés que dans le palimpseste et sont en grande partie indéchiffrables. Mais le sens général du dialogue se laisse deviner sans qu'il soit besoin de préciser davantage.
2. Théopropide, évidemment, s'étonnait que Simon lui eût laissé visiter la maison, comme si elle était sienne. Simon lui répond en lui expliquant pourquoi il a autorisé cette visite.
SIMON. — Est-ce que Tranion t'a fait quelque tourP
THÉOPROPIDE. — Dis plutôt qu'il m'a détourné tout mon bien. Il s'est aujourd'hui joué de moi d'une abominable façon.
SIMON. — Que dis-tu là?
THÉOPROPIDE. — Je te dis la chose comme elle est.
II s'est aujourd'hui joué de moi sans discontinuer.
Maintenant, je t'en supplie, prête-moi aide et assistance.
SIMON. — Que veux-tu?
THÉOPROPIDE. — Viens avec moi, je te prie, rentrons chez toi.
SIMON. — Soit.
THÉOPROPIDE. — Et donne-moi des cordes, et des esclaves pour m'assister.
SIMON. — Prends.
THÉOPROPIDE. — ... Par la même occasion je te raconterai mes aventures, et avec quelle effronterie il s'est 1040 aujourd'hui joué de moi. (Ils entrent chez Simon)
(ACTE V)
(SCÈNE I)
TRANION, d'abord seul puis THÉOPROPIDE
TRANION. — L'homme timide dans le péril ne vaut pas un zeste; — d'ailleurs que veut dire le mot « zeste », ma foi je n'en sais rien. Ainsi, lorsque le maître m'a envoyé aux champs pour ramener son fils, je suis parti de ce côté, par la ruelle j'ai gagné subrepticement notre jardin; la porte du jardin qui donne sur la ruelle, je l'ai ouverte, et par cette issue j'ai fait sortir toute mon armée, mâles et femelles. Mes soldats une fois dégagés du blocus et mis en lieu sûr, je prends la résolution de convoquer le sénat de nos compagnons de bamboche. A peine l'ai-je convoqué qu'ils m'excluent de leur assemblée. Quand je vois que je suis trahi dans ma propre place, vite, vite, je fais comme beaucoup d'autres, qui, pour se tirer d'un péril ou d'une affaire embrouillée, s'évertuent à brouiller les affaires de plus en plus, afin qu'on ne puisse pas s'y retrouver. Car je sais bien, pour ma part, qu'il n'y a plus moyen de cacher aux vieux nos fredaines... Il n'y a point d'autre ami...(1).
je vais occuper la place, prévenir leur arrivée, et conclure un traité. Ne perdons pas de temps. Mais qu'est-ce? j'entends grincer la porte de la maison d'à côté. C'est mon maître, ma foi !Je veux savourer ses propos. (Il s'écarte pour n'être pas vu).
1. Les vers 1056-1061 ne sont conservés que par le palimpseste ambrosien mais le texte des vers 1056-1058 y est tellement mutilé qu'il est impossible d'en restituer le sens avec certitude.
(SCÈNE II)
THÉOPROPIDE, TRANION, ESCLAVES
THÉOPROPIDE (aux esclaves de Simon). — Restez-là où vous êtes, derrière le seuil et des que je vous appellerai, élancez-vous sans perdre un instant. Attachez-lui promplement les menotles. Moi je vais l'attendre devant la maison, mon mystificateur, et, sur ma vie, je lui mystifierai aujourd'hui le cuir de la belle manière.
TRANION (à part). — Tout est découvert. Le mieux, maintenant, est d'aviser à la conduite, Tranion.
THÉOPROPIDE. — II me faut m'y prendre avec lui par finesse et par adresse, lorsqu'il sera là. Je ne lui montrerai pas tout d'abord l'hameçon, je laisserai filer doucement ma ligne. Je ferai semblant de n'être au courant de rien.
TRANION (à part). — O le malin! Il n'a pas son pareil dans Athènes pour la finesse. On a autant de peine à lui en conter qu'à une pierre. Allons à lui, et entrons en conversation.
THÉOPROPIDE. — Je voudrais maintenant qu'il arrive.
TRANION (haut). — Si c'est moi que tu cherches, ma foi, me voici face à face devant toi.
THÉOPROPIDE (prenant un air de douceur). — C'est toi, Tranion? tant mieux. Quelles nouvelles?
TRANION. — Nos campagnards arrivent de la campagne. Philolachès sera ici dans un moment.
THÉOPROPIDE. — Par Pollux, il m'arrivera fort à propos. Notre voisin m'a tout l'air d'un effronté coquin.
TRANION. — Comment cela?
THÉOPROPIDE. — II dit qu'il ne vous connaît pas.
TRANION. — II dit cela?
THÉOPROPIDE. — Et que vous ne lui avez jamais donné le moindre écu d'argent.
TRANION. — Va donc, tu te moques de moi, il ne dit pas cela, j'imagine.
THÉOPROPIDE. — Et alors?
TRANION. — Je vois, tu es en train de plaisanter. Sûrement, il ne dit pas cela.
THÉOPROPIDE. — Si, par Pollux, il le dit, assurément, et il soutient qu'il n'a pas vendu cette maison à Philolâches.
TRANION. — Ho, ho! aurait-il dit qu'on ne lui avait pas donné d'argent, je te prie?
THÉOPROPIDE. — Et même il m'a offert de m'affirmer sous serment, si je voulais, qu'il n'avait ni vendu cette maison-ci, ni reçu le moindre argent.
(Lacune (1))
THEOPROPIDE. — C'est exactement ce que je lui ai dit.
TRANION. — Qu'a-t-il répondu?
THÉOPROPIDE. — II a offert de me livrer tous ses esclaves à fin d'enquête.
TRANION. — Chansons! Jamais il ne les livrera, par Pollux !
THÉOPROPIDE. — Si fait.
TRANION. — ************* (2).
THÉOPROPIDE. — J'en ferai l'épreuve, je pense.
1. Il y a ici sans doute, comme l'a vu Acidalius, une lacune d'un vers, contenant la réponse de Tranion. et qui devait se terminer par "illi argentum datum est" ce qui explique à la fois l'omission de ce vers et la présence de "est" à la fin du vers précédent.
2. La réponse de Tranion est inintelligible dans les manuscrits, et les corrections proposées sont toutes arbitraires. Léo propose de lire:
TR. Quin i cum illo in ius. Sine inueniam. TH. Mane. TR. Hé bien, va avec lui en justice. (Cherchant à se sauver)
Laisse-moi le trouver, TH. (l'arrêtant). Demeure.
TRANION. — Je pense, dis-tu? C'est chose sûre. Remets-moi l'individu. Ou bien charge-nous de le poursuivre en revendication de propriété (1).
THÉOPROPIDE. — Non, avant toute autre chose, je veux prendre livraison de ses esclaves à fin d'enquête.
TRANION. — Parbleu, c'est bien aussi mon avis.
THÉOPROPIDE. — Si je faisais venir ici ses gens?
TRANION. — Ce devrait déjà être fait. (Se dirigeant vers l'autel qui est devant la maison de Théopropide) Moi, en attendant, je m'empare de l'autel.
THÉOPROPIDE. — Pourquoi cela?
TRANION. — Tu ne comprends rien : c'est pour qu'il ne puisse servir d'asile aux esclaves qu'il te donnera pour l'enquête. (Il s'assied sur l'autel) Ici je te servirai de président, pour que l'enquête ne tombe pas à l'eau.
THEOPROPIDE. — Lève-toi.
TRANION. — Pas du tout.
THÉOPROPIDE. — Ne t'empare pas de l'autel, je te prie.
TRANION. — Pourquoi?
THEOPROPIDE. — Tu vas le savoir. C'est que je tiens essentiellement à ce qu'ils s'y réfugient. Laisse, il me sera d'autant plus facile de le faire condamner en justice à des dommages et intérêts (2).
TRANION. — Fais tout bonnement ton affaire. Pourquoi vouloir te créer de nouveaux embarras? Tu ne sais pas quelle chose redoutable c'est que d'aller en justice?
THÉOPROPIDE. — Lève-toi donc; viens. Il y a un point sur lequel je veux te consulter.
1. Le texte des manuscrits semble bien corrompu, mais le sens général ne fait pas de doute.
2. En se réfugiant sur l'autel c'est-à-dire en se dérobant à l'enquête, les esclaves avoueront implicitement la culpabilité de leur maître et Théopropide se verra, sûr de gagner son procès. Le prétexte invoqué pour déloger Tranion de son asile n'est pas très vraisemblable, et l'esclave ne sy laisse pas prendre.
TRANION. — Je te donnerai aussi bien conseil sans bouger d'ici. J'ai l'esprit bien plus vif quand je suis assis Et puis, les conseils sont plus sûrs quand ils viennent d'endroits sacrés.
THEOPROPIDE. — Lève-loi, assez de plaisanteries. (Avec un geste exprimant la bonne foi et commandant la confiance) Regarde-moi bien en face.
TRANION. — C'est tout regardé.
THÉOPROPIDE. — Tu vois?
TRANION. — Je vois. S'il survenait un tiers, il mourrait de faim.
THÉOPROPIDE. — Pourquoi cela?
TRANION. — Parce qu'il n'y aurait rien à gagner pour lui. Par Hercule! nous sommes des malins, tous les deux.
THÉOPROPIDE. — Mort de ma vie!
TRANION. — Qu'est-ce que tu as?
THÉOPROPIDE. — Tu m'en as conté.
TRANION. — Comment donc?
THÉOPROPIDE. — Tu m'as mouché de la belle manière.
TRANION. — Regarde, veux-tu, est-ce d'assez beau travail? est-ce que la morve te coule?
THÉOPROPIDE. — Oh! non, tu m'as mouché jusqu'à me tirer toute la cervelle de la tête. J'ai appris à fond tous vos méfaits et non pas à fond, par Hercule, mais même jusqu'au tréfond.
TRANION. — Jamais, par Pollux, aujourd'hui on ne me forcera *************** (1)
THEOPROPIDE. — Je vais faire entourer l'autel de fagots auxquels on mettra le feu, bourreau.
1. Le texte de ce vers est corrompu en non milieu. D'autre part, la réponse de Tranion s'accorde mal avec ce que vient de dire Théopropide. Peut-être y a-t-il là trace d'une coupure et d'un mauvais remaniement.
TRANION. — N'en fais rien : j'ai meilleur goût bouilli que rôti.
THÉOPROPIDE. — Je ferai, par Pollux, un exemple sur toi.
TRANION. — Tu es donc content de moi que tu veux m'offrir en exemple?
THÉOPROPIDE. — Parle : comment mon fils était-il, au moment où je l'ai quitté?
TRANION. — Avec ses pieds, ses mains; avec ses doigts, ses oreilles, ses yeux, ses lèvres.
THEOPROPIDE. — Ce n'est pas cela que je te demande.
TRANION. — Alors, ce n'est pas à ta demande que je réponds. (Apercevant Callidamate) Mais voici justement Callidamate, le camarade de ton fils, qui s'avance de ce côté : plaidons notre affaire par devant lui, si tu as quelque grief à exprimer.
(SCENE III)
CALLIDAMATE, THÉPROPIDE, TRANION
CALLIDAMATE (aux spectateurs), — Une fois que j'eus cuvé mon vin dans un bon somme et dissipé en dormant toute trace d'ivresse, Philolachès m'a dit que son père était revenu de voyage, et comment, à son arrivée, il avait été mystifié par son esclave. Il n'osait pas, m'a-t-il dit, paraître en présence de son père. Aussi entre tous ses camarades m'a-t-il choisi comme ambassadeur, afin d'obtenir du père un traité de paix. (Apercevant Théopropide) Ah! le voici tout justement. Je te salue bien, Théopropide, je suis charmé de te voir revenu sain et sauf de ton voyage. Veux-tu bien souper chez nous aujourd'hui? Accepte.
THÉOPROPIDE. — Que les dieux te protègent, Callidamate! Quant au souper, non, merci.
CALLIDAMATE (insistant). — Pourquoi refuses-tu?
TRANION. — Accepte, j'irai à ta place, si tu n'as pas envie.
THÉOPROPIDE (d'un ton menaçant). — Maraud, tu te moques encore?
TRANION. — Parce que j'offre d'aller souper à ta place?
THÉOPROPIDE. — Tu n'iras pas, je te le promets. C'est au gibet, selon tes mérites, que je te ferai porter.
CALLIDAMATE. — Allons, laisse tout cela, et ce soir au souper chez moi...
TRANION. — Dis que tu iras. Pourquoi gardes-tu le silence?
CALLIDAMATE (à Tranion). — Mais toi, pourquoi t'es-tu réfugié là, sur cet autel?
TRANION. — Tu ne comprends rien. (Montrant Théopropide) C'est lui qui dès son retour m'a terrorisé (1). (A Théopropide) Dis-lui maintenant ce que tu me reproches. Voici un tiers qui est là, juste à point pour trancher notre différend, allons, explique ton affaire.
THÉOPROPIDE. — Je prétends que tu as perverti mon fils.
TRANION (à Théopropide). — Écoute un peu. J'avoue qu'il s'est mal conduit, qu'il a, pendant ton absence, affranchi une maîtresse, qu'il a emprunté de l'argent à intérêts, que cet argent est dépensé, j'en conviens. A-t-il agi autrement que ne font les fils des meilleures familles?
1. On peut lire aussi: "Inscitissimus / adueniens perterruit me" C'est ce vieil imbécile qui dès son retour m'a terrorisé. Le texte du passage n'est pas très sûr, et la répartition du dialogue varie avec les éditeurs.
THEOPROPIDE. — Par Hercule, il faut que je me tienne sur mes gardes avec toi; tu es un avocat trop habile.
CALLIDAMATE (à Théopropide). — Laisse-moi donc juger cette affaire. (A Tranion) Lève-toi de là, que j'établisse mes assises à ta place.
THÉOPROPIDE. — Très volonliers, sois l'arbitre du procès.
TRIANION. — Mais c'est un piege! (A Callidamate) Arrange-toi pour que je n'aie rien à craindre, et prends toutes mes craintes à ton compte.
THÉOPROPIDE. — Tout le reste est pour moi peu de chose, en comparaison de la manière dont il m'a mystifié.
TRANION. — C'est bien fait, par Hercule, et je suis content de l'avoir fait. A ton âge, on doit avoir un peu de bon sens, avec ces cheveux blancs.
THÉOPROPIDE (à Callidamate). — Que dois-je faire, maintenant?
TRANION. — Si tu as pour amis Diphile ou Philémon, tu leur diras de quelle façon ton esclave t'a mystifié : ce sont d'excellentes fourberies que tu leur fourniras pour leurs pièces.
CALLIDAMATE (prenant un air grave). — Tais-toi un moment, laisse-moi parler à mon tour. (A Théopropide) Écoute.
THÉOPROPIDE. — Je veux bien.
CALLIDAMATE. — Tout d'abord, tu sais bien que je
suis le camarade de ton fils. Il est venu me trouver,
car il n'ose pas se présenter devant toi, parce qu'il
sait que tu es au courant de sa conduite. Eh bien !je te
supplie de pardonner à sa sottise, à sa jeunesse : c'est
ton fils. Tu sais que c'est l'âge où l'on joue à pareils
jeux. Tout ce qu'il a fait, il l'a fait de concert avec
nous : c'est nous qui sommes coupables. Intérêts, capital, tous les frais faits pour acheter sa maîtresse, nous les rembourserons, en nous cotisant, à nos frais, non aux tiens.
THÉOPROPIDE. — II ne pouvait m'être délégué un avocat plus persuasif que toi. Je n'ai plus contre lui ni, colère, ni rancune. Bien plus, que ma présence ne l'empêche pas d'aimer, de boire, de faire ce qu'il lui plaît : pourvu qu'il ait honte des dépenses qu'il a faites, je me tiens pour satisfait.
CALLIDAMATE. — II meurt de honte.
TRANION. — Après ce beau pardon, que vais-je devenir, moi?
THÉOPROPIDE. — Tu seras mis en croix et roué de coups, ordure.
TRANION. — Même si j'ai honte, moi aussi?
THÉOPROPIDE. — Je te ferai périr, par Hercule, sur ma vie!
CALLIDAMATE. — Que le pardon soit complet : fais grâce à Tranion pour cette fois; fais-le pour moi, je te prie.
THÉOPROPIDE. — Demande-moi n'importe quoi d'autre; tu l'obtiendras plus facilement que de me faire renoncer à faire périr, pour prix de tous ses mauvais coups, ce maraud sous les coups.
CALLIDAMATE. — Fais-lui grâce, je te prie.
THÉOPROPIDE (voyant Tranion qui plastronne pour le braver). — Lui faire grâce? Vois quelle pose il prend, le pendard!
CALLIDAMATE (d'un ton sévère). — Reste tranquille, Tranion, tu feras bien.
THÉOPROPIDE (à Callidamate). — Tranquillise-toi, tu n'as pas besoin de le lui recommander; je le forcerai bien de rester tranquille, à coups de fouet.
TRANION. — II n'en est pas besoin, assurément.
CALLIDAMATE (à Théopropide). — Allons; laisse-toi fléchir cette fois, cède à ma prière.
THÉOPROPIDE. — Je ne veux pas que tu me pries.
CALLIDAMATE. — S'il le plaît, voyons.
THEOPROPIDE. — Je ne veux pas, le dis-je, que tu me pries.
CALLIDAMATE. — Tu as beau ne pas vouloir. Grâce pour cette faute, pour cette faute seulement; voyons, fais cela pour moi.
TRANION (à Théopropide). — Pourquoi te faire tirer l'oreille? Comme si des demain je n'allais pas commettre une autre faute. Alors tu pourras pour toutes les deux, celle-ci et celle-là, le venger comme il faut.
CALLIDAMATE. — Cède a ma prière.
THÉOPROPIDE (à Tranion). — Allons, va-t-en, va-t-en, je le fais grâce. (Montrant Callidamate) Tiens, c'est lui que tu dois remercier. (Au public) Spectateurs, la pièce est jouée,à vous d'applaudir.
Association Alfred Ernout : son site ici.