ASINARIA ou La Comédie des Anes

Texte traduit par Alfred Ernout , membre de l'Institut, Professeur à la faculté des lettes de l'Université de Paris.

Société d'édition « LES BELLES LETTRES », 1932.

NOTICE
L'Asinaria « La comédie des ânes » ou « Le prix des ânes » comme l'a traduit L. Havet, tire son nom d'un détail de l'intrigue. Le jeune Argyrippe, fils de Déménète, a besoin d'argent pour acheter pendant un an les amours de Philénie, fille de la léna Cléérète (1). Il ne sait comment en trouver, et va être obligé d'abandonner à son rival Diabole, plus fortuné, la possession de sa maîtresse, quand arrive justement à la ville un marchand qui vient payer à Déménète le prix d'ânes que le vieillard lui a vendus. Avec la pomplicité de Déménète qui veut venir en aide à son fils, deux esclaves, Liban et Léonide parviennent à escamoter au marchand la somme qu'il apporte, et après une scène de supplications bouffonnes, ils la remettent à Argyrippe. Déménète veut se faire payer le service qu'il a rendu, et exige que la première nuit de Philénie soit pour lui. Argyrippe et Philénie sont bien forcés d'en passer par là et le trio s'en va faire bombance. Mais Diabole, furieux de se voir évincé de la possession de Philénie, envoie son parasite avertir Artémone, femme de Déménète, de la conduite scandaleuse de son mari. Artémone arrive en trouble-fête, et elle ramène rudement au logis son vieux mari tout penaud.
Comme on le voit c'est le type classique de la comédie d'aventures, avec ses personnages conventionnels, le jeune amoureux démuni d'argent, le rival, la courtisane, l'entremetteuse, les esclaves pleins de ressources, le parasite, le barbon ridicule et sa vieille femme autoritaire et acariâtre.

1. ou Cléarète. Le nom est incertain.

Il n'y faut chercher ni cohérence, ni vraisemblance dans l'action, ou dans les caractères. Déménète, après avoir été dépeint comme un bon père prêt à faire généreusement tous les sacrifices pour son fils, se fait payer de la façon la plus immorale le service qu'il a rendu; Argyrippe, qui nous est présenté comme se mourant d'amour pour Philénie, accepte assez facilement le marché que lui propose son père, et Philénie elle-même, dont le rôle comporte quelques touches gracieuses et sentimentales, qui semble éprise véritablement d'Argyrippe, et qui trouve pour défendre son amour auprès de sa mère des accents tendres et touchants, se transforme dans la dernière scène en courtisane professionnelle, aguerrie à toutes les ruses du métier. Mais il y a des scènes d'observation excellente, d'un ton vif et naturel, comme le dialogue entre Argyrippe et Cléérète (I, III) ou le dialogue entre le marchand et les esclaves (II, IV), et la dernière scène est d'un comique achevé.
Nous connaissons par le prologue(1) l'original grec. C'est une comédie intitulée « l'Anier» (2) d'un certain Démophile, poète dont il ne nous reste que le nom (3). Comme pour l'Amphitryon, l'absence de tout moyen de contrôle rend illusoires les tentatives qu'on n'a pas manqué de faire pour trouver dans la pièce latine des traces de contamination, ou de réfection, ou de mutilation (4).

1. v. 10-11.
2. La leçon « L'Onagre » donnée par BD et soutenue par K. Meister 1, est invraisemblable.
3. Ce nom semble figurer dans un fragment d'inscription du Pirée (Koehler, Inscr. Att. II 997, g) à côté de différents noms d'auteurs comiques dont Ménandre, Philémon, et Diphile. Il n'y a aucune raison de substituer à Démophile le nom de Diphile, comme on l'a parfois proposé.
4. Sur la composition, v. G. Langrehr, Plautina, Friedland i'. M. 1894; L. Havet La seconde et la troisième scènes et la composition générale, Rev. Philol. 29 (1905), 94. Sur la contamination, Léo, dans son édition, Plauti Comoediae, Berlin, 1895, v. 127. Divers érudits ont soupçonné des lacunes dans le texte de l'Asinaria; leurs hypothèses sont pour la plupart exposées et réfutées dans la thèse de P. Ahrens, De Plauti Asinaria, léna, 1907.

Quoi qu'on puisse penser de certaines scènes, il est certain que l'intrigue se tient, et que le spectateur ou le lecteur, pour peu qu'il soit habitué aux conventions du théâtre antique, la suit sans être arrêté ou déconcerté depuis l'exposition jusqu'au dénouement. Un problème plus important, et de conséquences plus graves si la solution proposée par l'auteur était adoptée, a été soulevé par L. Havet dans son édition, c'est celle de l'authenticité. Selon lui, l'auteur de l'Asinaria ne serait pas Plaute, mais un pasticheur du nom de Maccus, qui aurait vécu entre Plaute et Varron. Il faut en effet bien admettre que le faussaire ne peut être plus récent que Varron, puisque celui-ci connaît et cite l'Asinaria, et l'a classée parmi les pièces dont l'authenticité est hors de doute. Les raisons énumérées par L. Havet dans la préface sont plus spécieuses que probantes, et je dois dire qu'elles n'ont convaincu personne. Elles portent principalement sur le nom (le poète dans le prologue s'appelle Maccus et non Maccius), sur la langue, sur la prosodie et la métrique, sur le « milieu romain ». Sans entrer dans le détail de la discussion, il apparaît a priori invraisemblable que le Maccus qui, d'après L. Havet, serait postérieur à Térence, et dont la pièce aurait été jouée vers l'an 100 av. J. C., ait pu, d'une part, assez bien cacher sa personnalité pour que personne n'en ait soupçonné l'existence, et d'autre part, introduire à l'insu de tous sa comédie dans le corpus des pièces de Plaute que Varron (né en 116) avait constitué après une critique minutieuse. La supercherie serait contemporaine de Varron, et celui-ci s'y serait laissé prendrel II faudrait des arguments décisifs pour faire admettre une pareille hypothèse, et l'étude de L. Havet n'a pas semblé les fournir (1). Par contre il faut lui donner raison quand il substitue dans les scènes II et III de l'acte I le nom de Diabole à celui d'Argyrippe. L'intrigue en devient plus claire et plus cohérente.


1. Voir Pseudo-Plaute, Le prix des ânes, Asinaria, texte établi et traduit par L. Havet et A. Frété, Paris, 1925, Les Belles Lettres; Introduction, §î 1-58. Contre l'hypothèse, A. Ernout.

A part quelques crétiques tétramètres, la pièce est tout entière en sénaires iambiques, septénaires trochaïques et iambiques, et octonaires iambiques. Les septénaires iambiques sont plus nombreux que partout ailleurs, et répartis systématiquement dans des scènes de ton comparable. L'acte V qui débute par des octonaires iambiques, rythme animé qui convient à la fête, s'achève en trochaïques septénaires, une fois qu'Artémone vient interrompre le festin. On remarquera que le Miles Gloriosus ne contient pas plus de mètres lyriques que l'Asinaria.
La date de la représentation est inconnue. La pièce n'a pas été imitée par les modernes, mais elle a fourni plusieurs traits à Molière, et le vers des Femmes savantes.
Jusqu'au chien du logis il s'efforce de plaire est déjà dans la bouche de Cléérète:

et quoque catulo meo

Subblanditur nouos amator, se ut quom uideat gaudeat.

PERSONNAGES
LIBAN, esclave de Déménète.
DEMÉNÈTE, vieillard.
DIABOLE, jeune homme, amant de Philénie.
CLEÉRÈTE, maquerelle, mère de Philénie.
LÉONIDE, esclave de Déménète.
UN MARCHAND ÉTRANGER.
PHILÉNIE, courtisane, fille de Cléérète.
ARGYRIPPE, jeune homme, fils de Déménète, amant
de Philénie.

UN PARASITE.

ARTEMONE, femme de Déménète.

ARGUMENT
(acrostiche)
Un vieillard voudrait de son argent favoriser les amours de son fils : mais il vit en puissance d'épouse. Aussi, quand on vient pour payer à Sauréa le prix d'ânes qu'il a vendus, fait-il compter l'argent à son esclave de confiance, Léonide. La somme est portée à la maîtresse, et le fils cède à son père une nuit d'amour. Mais un rival, furieux de se voir enlever la belle, envoie son parasite instruire de toute l'affaire la femme du vieillard. Elle accourt, et arrache son mari du lieu de perdition.

 

(ACTE I)
(SCÈNE I)

LIBAN, DÉMÉNÈTE

LIBAN. — Autant tu veux que ton fils unique te survive, et demeure après toi plein de force et de santé, autant je t'adjure, par tes cheveux blancs, par celle qui est ta terreur, par ta femme : si aujourd'hui tu me mens de quelque manière, puisse ta femme te survivre de toute une génération, et puisses-tu, elle vivante, te voir, vivant, mourir de mâle mort!
DÉMÉNÈTE. — [Voilà qui s'appelle enquêter au nom de Dius Fidius (1) lui-même : je vois qu'il me faut jurer de répondre point par point à toutes tes questions.] Tu as mené l'attaque avec une telle obstination que je n'ose vraiment plus me dérober à ton interrogatoire, et que je viderai tout mon sac. Donc, vite à ton fait : que veux-tu savoir? Explique-toi : et tout ce que je saurai, tu le sauras toi-même.
LIBAN. — Pardieu, je t'en supplie, réponds sérieusement à mes questions, sans le moindre mensonge.
DÉMÉNÈTE. — Mais toi, qu'attends-tu pour m'interroger?
LIBAN. — Est-ce que tu me conduirais là-bas, en certain endroit où la pierre frotte contre la pierre?
DÉMÉNÈTE. — Que veux-lu dire? En quelle partie du monde se trouve pareil endroit? [Qu'est-ce que cetendroit? Où se trouve-t-il? Je ne vois pas ce que tu veux dire.]

1. Dieu de la bonne foi.

LIBAN. — Là où pleurent les mauvais sujets employés à moudre sans cesse la polente (1) ; dans les îles de Cogne-bâton, de Grincent-les-fers, là où les hommes vivants sont pourchassés par des bœufs morts.
DÉMÉNÈTE. — Enfin, morbleu, j'ai saisi, Liban, quel est l'endroit dont tu parles : c'est sans doute où se fait la polente que tu veux dire.
LIBAN. — Ah non! ah mais non! Je ne dis pas cela, et je ne veux pas qu'on le dise. Par Hercule, je t'en supplie, crache cette parole-là.
DÉMÉNÈTE. — Soit; à ton gré. (Il crache).
LIBAN. — Va, va; crache toujours.
DÉMÉNÈTE. — Encore?
LIBAN. — Vas-y, mordieu, s'il te plaît ; du plus profond du gosier. Encore plus fort.
DÉMÉNÈTE. — Mais jusqu'où?
LIBAN. — Jusqu'à la mort, je veux.
DÉMÉNÈTE. — Gare aux coups, s'il te plaît!
LIBAN. — Celle de ta femme, veux-je dire, non la tienne.
DÉMÉNÈTE. — Je te pardonne pour cette bonne parole; tu n'as rien à craindre.
LIBAN. — Que les dieux exaucent tous tes souhaits!
DÉMÉNÈTE. — Ecoute-moi à ton tour. Pourquoi irais-je, moi, te questionner sur notre affaire? Pourquoi l'accablerais-je de menaces pour ne m'avoir pas mis au courant? Et pourquoi enfin en voudrais-je à mon fils, comme font les autres pères?
LIBAN. — Quel est ce nouveau langage? (A part). Voilà qui m'étonne grandement. Où veut-il en venir? Je ne me sens pas rassuré.

1 Vers peut-être interpolé

DEMÉNÈTE. — Pour moi, je sais déjà que mon fils est amoureux de la courtisane d'à côté, de cette Philénie. Est-ce bien comme je dis, Liban?
LIBAN. — Tu es sur la bonne route. C'est la vérité; mais il est tombé gravement malade.
DÉMÉNÈTE. — De quelle maladie?
LIBAN. — C'est qu'à ses promesses ne répondent pas ses largesses.
DÉMÉNÈTE. — Et c'est toi qui, pour l'instant, l'assistes dans ses amours?
LIBAN. — Oui, c'est moi, et l'ami Léonide me seconde.
DÉMÉNÈTE. — Vous avez, ma foi, bien raison, et je vous en sais gré. Mais ma femme, Liban, tu ne sais pas quelle espèce c'est!
LIBAN. — Tu es le premier à t'en ressentir; mais nous ne sommes pas non plus hors de compte.
DÉMÉNÈTE. — Je dois dire qu'elle est d'humeur acariâtre et insupportable.
LIBAN. — Avant même que tu l'aies dit, je t'en crois.
DÉMÉNÈTE. — Vois-tu, Liban, si les parents m'écoutaient, ils auraient tous de la complaisance pour leurs enfants; ainsi trouveraient-ils chez un fils plus d'affection et de bon vouloir. C'est ce que, pour ma part, je m'efforce de faire; je veux être aimé des miens. Je veux là-dessus prendre mon père pour modèle. Croirais-tu que, pour l'amour de moi, il n'hésita pas à se déguiser lui-même en patron de bateau pour tromper le léno et, retirer de chez lui la femme dont j'étais amoureux? Il n'a pas rougi, à son âge, de bâtir toute cette fourberie, afin de gagner par ses bontés l'affection de son fils. Cet exemple paternel, je suis bien décidé à le suivre. C'est ainsi qu'aujourd'hui mon fils Argyrippe m'a demandé de l'argent pour ses amours; et je veux
à tout prix lui faire ce plaisir.
[Je veux favoriser ses amours, comme je veux qu'il aime son père.]
Sa mère peut bien le tenir dur et serré, comme c'est le rôle ordinaire des pères : moi, je fais foin de tout cela. Et surtout, comme il m'a jugé digne de me prendre pour confident, il est juste que je rende hommage à son bon naturel; puisqu'il est venu à moi, comme un fils respectueux doit agir avec son père, je souhaite qu'il ait de l'argent à donner à sa maîtresse.
LIBAN. — Beau souhait; mais souhait bien vain, je ne le sais que trop. Dans sa dot, ta femme nous a amené ici un sien esclave Sauréa, qui en a plus en mains que tu n'en as toi-même (1).
DÉMÉNÈTE. — J'ai reçu l'argent, et contre la dot j'ai vendu mon autorité. Maintenant je résume en deux mots ce que je veux de toi. Mon fils a besoin tout de suite de vingt mines : arrange-toi pour les lui trouver tout de suite.
LIBAN. — Où diantre les prendre?
DÉMÉNÈTE. — Escroque-moi.
LIBAN. — Fariboles! C'est vouloir que je déshabille un homme tout nu. T'escroquer, moi? Vas-y donc! Essaie de voler sans ailes. Moi, t'escroquer, toi, qui n'as toi-même rien en mains, sauf ce que tu as pu escroquer à ta femme?
DÉMÉNÈTE. — Que ce soit moi, ma femme, ou Sauréa, fais ton possible, tâche de nous rouler, de nous dépouiller : si tu y réussis aujourd'hui, je te promets que tu n'as rien à craindre.

1. Il ne peut s'agir ici d'un esclave qui figure au nombre des biens paraphernaux de la femme, ou qui administre ceux-ci. Sinon, Sauréa n'aurait pu être appelé seruus dotalis, mais seruus recepticius (cf. Aulu-Gelle, XVII, 6). Le mariage d'Artémone et de Déménète s'est accompli sous le régime de la manus, et tous les biens de la femme, théoriquement, sont au pouvoir du mari. Mais il y avait loin entre la fiction légale et la réalité, et les femmes qui avaient apporté une grosse dot prenaient le commandement de la maison; cf. Aulularia.

LIBAN. — Autant me demander de pêcher dans le ciel, ou de chasser à l'épervier le gibier en pleine mer.
DÉMÉNÈTE. — Prends pour adjudant Léonide; invente ce que tu veux, imagine ce que tu veux : pourvu qu'aujourd'hui mon fils ait de l'argent à donner à sa belle.
LIBAN. — Dis donc, Déménète! S'il m'arrive de tomber dans une embuscade, payeras-tu ma rançon, si l'ennemi me capture en chemin?
DÉMÉNÈTE. — Oui, c'est promis.
LIBAN. — Alors, c'est bon. Tu peux t'occuper d'autre chose. Moi je vais au forum, si tu n'as plus besoin de moi.
DÉMÉNÈTE. — Va, bonne promenade. Ah, encore un mot.
LIBAN. — Voilà.
DÉMÉNÈTE. — Si j'ai quelque chose à te dire, où seras-tu ?
LIBAN. — N'importe où, au gré de ma fantaisie Non vraiment, il n'est plus personne dont j'aie rien à craindre, depuis que tes propos m'ont révélé le fond de ton cœur. Et je me rnoque de toi-même comme les autres, si j'arrive à mes fins. Mais je poursuis ma route, et une fois arrivé, j'ourdirai ma trame.
DÉMÉNÈTE. — Ecoute encore. Moi je serai chez le banquier Archibule.
LIBAN. — Au forum, alors?

DÉMÉNÈTE. — Oui. Si tu as besoin de moi...
LIBAN. — Entendu. (Il sort).
DÉMÉNÈTE (seul). — Non : il ne peut y avoir d'esclave pire que celui-ci, ni plus roué, ni plus difficile à déjouer. Mais en même temps, si vous voulez qu'une chose soit bien faite, vous n'avez qu'à l'en charger : il aimera mieux mourir à la peine que de ne pas tenir tout ce qu'il a promis. Pour moi, mon fils a dès à présent son argent tout trouvé : j'en suis aussi sûr que d'avoir cette canne sous les yeux. Mais je m'attarde; je devrais déjà être au forum. J'y vais, et là-bas, j'attendrai chez le banquier. (Il sort).

(SCÈNE II)

DIABOLE
(sortant de chez Cléérète)

Est-ce ainsi qu'on agit? Me mettre à la porte! Voilà comme on me récompense de tous mes bienfaits! Méchante pour qui te fait du bien, bonne pour qui te fait du mal. Mais tu me le paieras. Car, tout de ce pas, je cours, vous dénoncer aux triumvirs (1), toi et ta fille; et j'aurai votre tête, enjôleuses, poison, fléau de la jeunesse. La mer n'est pas la mer auprès de vous. La mer la plus dévorante, c'est vous. Sur la mer, j'avais fait ma fortune; ici je l'ai toute engloutie. Ah! je ne le vois que trop, ingrate; c'est en vain, en pure perte que j'ai prodigué mes cadeaux, mes largesses. Mais désormais, tout le mal que je pourrai te faire, je le ferai, et tu n'auras rien à dire. Morbleu, oui : je te ramènerai

1. C'étaient, comme on l'a vu, des magistrats inférieurs qui tenaient sous leur juridiction les esclaves, les courtisanes, et les auteurs (scribae).

au point dont tu es sortie, je te réduirai au dernier terme de la misère. Oui, morbleu; je te le promets, tu sentiras la différence entre ce que tu es et ce que tu étais jadis. Avant que j'aie connu ta fille, et que je lui aie donné tout entier mon cœur amoureux, tu étais dans l'indigence, et, vêtue de haillons, tu faisais tes délices d'un pain noir; et encore si tu avais l'un et l'autre, tu n'en finissais pas de rendre grâces à tous les dieux. Et maintenant que ton sort est meilleur, et meilleur grâce à moi, tu ne me connais plus, coquine! Ah, méchante béte ! je t'apprivoiserai par la faim : regarde-moi seulement. Car ta fille, comment lui en voudrais-je? Je n'ai rien contre elle; elle n'est nullement coupable. C'est sur ton ordre qu'elle agit, c'est à ton commandement qu'elle obéit : tu es sa mère et aussi sa maîtresse. C'est de toi que je me vengerai; c'est toi que je perdrai comme tu le mérites, pour me traiter comme tu fais. Mais voyez la coquine? Elle ne daigne même pas venir à moi, me parler, tâcher d'apaiser ma colèrel Tout de même, la voici qui sort enfin, l'enjôleuse : ici devant la porte je pourrai bien, j'imagine, lui dire à ma façon ce que j'ai sur le cœur, puisqu'à l'intérieur on ne me l'a pas permis.


(SCÈNE III)

CLÉÉRÈTE, DIABOLE

CLÉÉRÈTE. — Non vraiment; si quelque acheteur se présentait, je ne lui lâcherais pas chacune de tes paroles contre un philippe d'or. Toutes tes injures, c'est pur or et pur argent. Vois-tu? Ton cœur est rivé chez nous par la pointe de l'Amour. A la voile, à la rame, tant que tu peux, force la vitesse et sauve-toi; plus tu cherches à gagner le large, plus le flux te ramène au port.
DIABOLE. — En tout cas, morbleu, ton garde-port ne touchera point mon péage. Désormais je ne me lasserai pas de te traiter selon tes mérites envers moi et ma bourse, puisque tu ne veux pas me traiter selon les miens. Me mettre à la porte de chez toi!
CLÉÉRÈTE. — Bah! autant de paroles qui ne suivront pas les actes, nous le savons bien.
DIABOLE. — Moi seul je t'ai tirée de l'isolement et de la misère : serais-je son seul amant que tu ne saurais jamais t'acquitter envers moi.
CLÉÉRÈTE. — Sois son seul amant, si tu peux à toi seul suffire à mes demandes. Tu auras pour toujours à toi ce qu'on t'a promis, à condition que tu sois le plus généreux.
DIABOLE. — Où s'arrêtera cette générosité? Tu es véritablement insatiable. A peine viens-tu de recevoir que tu prépares une nouvelle demande.
CLÉÉRÈTE. — Et toi où s'arrêtent tes exigences amoureuses? N'es-tu pas aussi insatiable? A peine me l'as-tu renvoyée, qu'aussitôt tu me demandes de te la renvoyer.
DIABOLE. — En tout cas, j'ai payé le prix dont nous étions convenus.
CLÉÉRÈTE. — Et moi, je t'ai envoyé la belle. Nous sommes quittes : on l'en a donné pour ton argent.
DIABOLE. — C'est mal agir avec moi.
CLÉÉRÈTE. — Pourquoi me reprocher de faire mon métier? On n'a jamais vu ni en sculpture, ni en peinture, ni en poésie une femme de mon état user sa délicatesse avec un amant, pour peu qu'elle veuille être d'un bon rapport.

DIABOLE. — Mais enfin ton intérêt serait de me ménager, pour me faire durer davantage.
CLÉÉRÈTE. — Tu ne sais pas? ménager un amant, c'est mal ménager son intérêt. Pour nous autres, l'amant est comme le poisson : il ne vaut rien, s'il n'est tout frais. Frais, il est juteux, savoureux : on peut l'accommoder comme on veut, bouilli, rôti; le retourner comme on veut. Il ne songe qu'à donner, qu'à se voir demander; car alors on puise à plein sac, et lui-même ne sait ce qu'il donne, ce qu'il dépense. Il n'a qu'une idée en tête : il veut plaire à sa belle, plaire à moi-même, plaire à la suivante, plaire aux domestiques, plaire encore aux servantes : il n'est pas jusqu'à mon petit chien que le nouvel amant ne caresse et ne flatte pour s'en faire bienvenir. N'est-il point vrai? A faire son métier chacun s'ingénie, c'est tout naturel.
DIABOLE. — Oui, tout cela est vrai. Je ne l'ai que trop appris à mes dépens.
CLÉÉRÈTE. — Hé parbleu! si tu avais encore à nous donner, tu parlerais d'autre sorte. Maintenant que tu n'as plus rien, tu prétends qu'on te la donne contre des injures?
DIABOLE. — Ce n'est pas ma manière.
CLÉÉRÈTE. — Et ce n'est pas la mienne non plus, ma foi, de te l'envoyer gratis. Cependant, par égard à ton âge, à ta personne, je ferai quelque chose pour toi. Comme cette liaison nous a valu plus de profit qu'elle n'a servi ta renommée, si l'on me donne en mains deux talents d'argent bien comptés, je t'accorderai cette nuit-ci gratis, en pur don, à titre honorifique.
DIABOLE. — Et si je n'ai pas l'argent?
CLÉÉRÈTE. — Je t'en croirai sur parole; quant à elle, elle sera pour un autre.
DIABOLE. — Et tout l'argent que je t'ai donné?
CLÉÉRÈTE. — Dépensé, disparu : s'il m'en restait
encore, on t'enverrait la belle, et je ne te demanderais rien du tout. Le jour, l'eau, le soleil, la lune, tout cela, je puis l'avoir sans argent. Pour le reste, si nous en avons besoin, c'est à la grecque qu'on nous fait crédit (1). Quand nous allons chercher du pain chez le boulanger, du vin chez le cabaretier, ils ne lâchent leur marchandise que s'ils tiennent l'argent. Nous autres, nous sommes élevées à la même école. Nos mains ont des yeux toujours ouverts : elles ne croient que ce qu'elles voient. Il y a un vieil adage : « Nul est l'encaissement (2).... » Tu sais à qui je fais allusion. Je n'en dis pas davantage.
DIABOLE. — Tu as bien changé de ton, depuis que tu me vois dépouillé. Quelle différence avec autrefois, quand je donnais sans compter! Quelle différence alors, quand tu m'attirais chez toi à force de caresses et de cajoleries! En ce temps-là, ta maison elle-même semblait me sourire, à mon arrivée. Pour toi et pour ta fille, j'étais l'unique élu, me disais-tu, le seul aimé. A chaque cadeau que je faisais, vous étiez toutes deux à me bécoter sans arrêt, comme les petits de la colombe. Mes goûts étaient vos goûts. Vous me suiviez comme mon ombre. Tout ce que je commandais, ce que je voulais, vous le faisiez; ce que je défendais, ce que je ne voulais pas, vous évitiez soigneusement de le faire, jamais vous n'auriez osé, jadis, essayé seulement de passer outre. Maintenant, que je veuille ou ne veuille pas, vous vous en moquez, coquines.
CLÉÉRÈTE. — Vois-tu, notre métier est tout pareil à celui de l'oiseleur. L'oiseleur commence par préparer le terrain, puis il répand des graines. Peu à peu les

1. Expression proverbiale, qui est évidemment d'origine romaine. Elle désigne une impossibilité comme notre « renvoyer aux calendes grecques ».
2. Cet adage n'est pas autrement connu, et la citation tronquée qu'en fait Cléérète ne permet pas d'eu préciser le sens. C'est quelque chose comme : « On ne peigne pas un diable qui n'a pas de cheveux. »

oiseaux s'habituent : pour gagner il faut savoir dépenser. Ils viennent souvent manger. Une fois pris, ils 220 dédommagent le chasseur. Il en est de même chez nous : notre terrain, c'est la maison; je suis l'oiseleur, la fille est l'amorce, le lit est l'appeau, les amoureux, les oiseaux. On les apprivoise avec des bonjours aimables, des paroles caressantes, avec des baisers, des propos bien mignons et bien tendres. Si l'un pelote un télon, c'est tout profit pour l'oiseleur. S'il prend un baiser, 225 on peut le prendre sans filets. Avoir oublié tout cela, loi, qui as été si longtemps à bonne école!
DIABOLE. — C'est ta faute : tu renvoies ton élève au beau milieu de son éducation.
CLÉÉHÈTE. — Reviens hardiment, quand tu auras trouvé de quoi payer les leçons. Pour l'instant, va-t'en. (Elle fail mine de s'éloigner).
DIABOLE. — Un moment, un moment, écoute! Dis-moi, combien veux-tu que je te donne pour avoir 230 Philénie toute l'année à moi seul, sans qu'elle soit à personne d'autre?
CLÉÉRETE. — Toi? vingt mines. Et à cette condition : si un autre me les apporte avant toi, j'ai bien l'honneur de te saluer. (Elle s'éloigne).
DIABOLE. — El moi j'ai encore quelque chose à te dire, avant que tu ne t'en ailles.
CLÉÉHÈTE (revenant sur ses pas). — Tout ce que tu voudras.
DIABOLE. — Je ne suis pas encore tout à fait perdu : il me reste encore de quoi me perdre davantage. Je sais où trouver la somme que tu exiges : tu l'auras. Mais je mets dans mes conditions, pour que tu n'en 2J5 jg-nores, que je disposerai de Philénie pendant toute l'année, que, durant tout ce temps, elle ne recevra chez elle absolument aucun autre homme que moi.
CLÉÉRÈTE. — Entendu; et même, si tu veux, je ferai châtrer tous nos domestiques mâles. Enfin, tu n'as qu'à nous apporter le contrat, en spécifiant bien ce que tu exiges de nous. Impose nous les conditions à ton gré, à ta guise. Pourvu que tu ne viennes pas sans l'argent, je m'accommoderai sans peine du reste. Les portes des entremetteuses sont comme celles des péagers : si tu viens verser, elles s'ouvrent; si tu n'as rien à donner, la maison reste close. (Elle rentre chez elle).

DIABOLE (seul). — Je suis mort si je ne trouve pas les vingt mines, la chose est claire, si je n'ai pas cet argent à perdre, je n'ai plus qu'à périr moi-même. Je vais maintenant jusqu'au forum; et j'essaierai toutes mes ressources, tous mes moyens, je supplierai, j'adjurerai tous ceux de mes amis que je verrai. Honnêtes, malhonnêtes, je suis résolu à les aborder et à les éprouver tous. Car si je ne puis trouver de prêt gratuit, j'emprunterai à intérêts; c'est réglé. (Il sort par la coulisse de gauche).


(ACTE II)

(SCÈNE I)

LIBAN
LIBAN. — Pardieu, Liban, il est temps de le réveiller et d'imaginer quelque ruse pour te procurer de l'argent. Voilà longtemps déjà que tu as quitté ton maître pour venir au forum, [imaginer quelque ruse pour trouver de l'argent(1)].

(1) Vers interpolé.

Et là, jusqu'à présent tu n'as fait que dormir sans t'occuper de rien. Allons! chasse cette indolence, secoue cette apathie; reviens à ton vieux naturel, à ton astucieux génie. Tire ton maître d'embarras : ne va pas faire comme le commun des esclaves qui n'ont d'esprit et d'adresse que pour tromper les leurs. Où prendre? Qui mettre dedans? De quel côté tourner ma barque? (Il regarde, en l'air). Bon. Augures pris, présages consultés, toute direction est permise par les oiseaux. Pivert et corneille à gauche, corbeau et orfraie à droite nous encouragent de concert : c'est décidé, parbleu, je suivrai votre avis. Mais qu'est-ce que c'est? Le pivert qui frappe du bec ce tronc d'orme? Cela veut dire quelque chose. Sûrement, ma foi, pour autant que je puis comprendre augure et auspice, il y a des verges dans l'air ou pour moi, ou pour l'intendant Sauréa. (Apercevant Léonide qui arrive en courant). Mais qu'est-ce que cela signifie? Léonide qui accourt tout hors d'haleine? Je ne suis pas rassuré : il vient de gauche. Serait-ce pour se mettre en travers de ma ruse?

(SCÈNE II)

LÉONIDE, LIBAN

LÉONIDE (accourant essoufflé, poussiéreux, et sans voir Liban). — Où pourrais-je bien rejoindre Liban, ou notre jeune maître, pour les rendre plus joyeux que la Joie en personne? Quel magnifique butin, quel superbe triomphe leur apporte mon arrivée! Puisque jamais ils ne boivent sans moi, jamais ils ne courent les filles sans moi, je ne veux pas non plus profiter sans eux du butin que j'ai ramassé. Nous partagerons cela comme le reste.
LIBAN. — Mon homme a dû mettre quelque maison au pillage, selon sa louable habitude. Tant pis pour l'autre qui a si mal surveille sa porte.
LÉONIDE. — Je consentirais volontiers à demeurer esclave toute ma vie, pour rencontrer Liban.
LIBAN. — Ma foi, s'il ne dépend que de moi, tu ne seras pas affranchi beaucoup plus tôt.
LÉONIDE. — Et même j'offrirais encore, à prélever sur mon dos, deux cents raclées, toutes prêtes à faire des petits.
LIBAN. — Le voilà qui distribue son pécule. Toute sa fortune tient sur son dos.
LÉONIDE. — Car s'il laisse s'échapper l'occasion présente, jamais, au grand jamais, fût-ce avec un char à quatre chevaux blancs, il ne la rattrapera. Il abandonnera son maître en plein siège, et fortifiera l'ennemi dans sa résolution. Mais s'il m'aide à surprendre et à saisir cette occasion au passage, notre alliance procurera à nos maîtres, père el fils, des dépouilles opimes sans égales, toutes farcies de réjouissances, à tel point que, leur vie durant, tous deux nous seront à tous deux obligés, enchaînés par les bienfaits qu'ils nous devront.
LIBAN. — Enchaînés? De qui veut-il parler? Je n'aime pas ce mot. J'ai peur qu'il n'ait joué, pour notre compte commun, quelque vilain tour.
LÉONIDE. — Je suis mort, bel et bien mort, si je ne trouve Liban tout de suite, n'importe où soit-il.
LIBAN. — Mon homme cherche un compagnon pour l'associer à la raclée qui l'attend. Je n'aime pas ça. C'est tout de suite mauvais signe quand on tremble et qu'on suc à la fois1.
LEONIDE. — Mais qu'est-ce que je fais? Pressé comme je suis, je donne relâche à mes jambes, et lâche la bride à ma langue? Faisons taire celle bavarde qui me gaspille tout mon temps.

1. Comme quelqu'un qui a la fièvre. Léonide, qui a chaud. tremble de ne pas trouver Liban

LIBAN (à part). — Par Pollux! le malheureux qui va faire violence (1) à sa protectrice! Car n'est-ce pas sa langue qui, de tous ses méfaits, l'innocente par ses parjures?
LÉONIDE. — Hâtons-nous. N'attendons pas qu'il soit trop tard pour mettre notre butin en sûreté.
LIBAN. — De quel butin veut-il parler? Allons à sa rencontre, et tirons-lui les vers du nez. — (Allant à la rencontre de Léonide). Je te salue, de toute ma voix, de toutes mes forces.
LÉONIDE. — Champ d'exercice du fouet, salut!
LIBAN. — Que deviens-tu, pilier de prison?
LÉONIDE. — O mon vieil habitué des fers!
LIBAN. — O délices des étrivières!
LÉONIDE. — Combien pèses-tu tout nu, à ton idée?
LIBAN. — Ma foi, je n'en sais rien.

LÉONIDE. — Je savais bien que tu n'en savais rien : mais moi qui t'ai contrepesé, je le sais, parbleu. Nu et mis aux fers tu pèses cent bonnes livres, pendu par les pieds.
LIBAN. — La preuve?
LÉONIDE. — Je vais te la donner. Tu vas voir comment. Quand on a attaché à tes pieds un bon poids de cent livres, quand les mains sont emmitouflées dans les menottes et ramenées contre la poutre, maintenu en équilibre par ce contrepoids, tu ne pèses ni plus ni moins... qu'un méchant vaurien.
LIBAN. — Le malheur sur ta tête!
LÉONIDE. — C'est justement ce que la Servitude te lègue par testament.
LIBAN. — Trêve à cette escarmouche de paroles Quelle affaire t'amène?
LÉONIDE. — J'ai résolu de te faire confiance.

1. Equivoque obscène sur "comprimere" qui veut dire « étouffer faire taire » et " premere subigitando".

LIBAN. — Tu peux y aller hardiment.
LÉONIDE. — Si tu veux secourir dans ses amours notre jeune maître, il nous arrive à l'improviste une aubaine! mêlée, il est vrai, de quelque danger. Sur nos personnes les bourreaux n'auront plus un seul jour à chômer. Liban, c'est maintenant qu'il faut de l'audace et de la ruse à foison. Je viens d'inventer un tel tour que, toi et rnoi, on nous dira dignes entre tous d'attirer sur nos dos tous les supplices du monde.
LIBAN — Je me demandais aussi ce qu'avaient mes épaules à me démanger depuis quelque temps : elles m'annonçaient qu'il y avait dans l'air quelque raclée pour elles. Enfin, quoi que ce soit, dis-moi tout.
LÉONIDE. — II s'agit d'un fameux butin, avec une fameuse raclée.
LIBAN. — Quand tous les bourreaux conjurés porteraient sur nous leurs tortures, j'ai bon dos, j'imagine. Je le tiens de famille, pas besoin d'en chercher un ailleurs.
LÉONIDE. — Quelle fermeté d'âme! Si tu la gardes jusqu'au bout, nous sommes sauvés.
LIBAN. — Bien mieux, s'il ne faut que payer de son dos, je veux enlever le trésor public. Je nierai tout, j'endurerai tout; je prêterai tous les faux serments du monde.
LÉONIDE. — Voilà le vrai courage, que de savoir, quand il le faut, braver bravement la souffrance. Qui sait braver la souffrance ne peut manquer de trouver la chance.
LIBAN. — Vite au fait : explique-moi tout au long l'affaire. Je brûle de gagner la bastonnade.
LÉONIDE. — Alors, interroge-moi tranquillement, question après question, que je puisse souffler. Tu ne vois pas que ma course m'a mis hors d'baleine?
LIBAN. — Bon, bon, à ton aise : j'attendrai, au besoin, même jusqu'à ce que tu crèves.
LÉONIDE. — Où donc est le maître?
LIBAN. — Le vieux est au forum; le jeune est ici, céans.
LÉONIDE. — J'ai ce qu'il me faut.
LIBAN. — Tu es donc devenu riche?
LÉONIDE. — Trêve de balivernes.
LIBAN. — Soit... Et la nouvelle? Mes oreilles sont toutes ouvertes.
LÉONIDE. — Ecoute; tu vas en savoir autant que moi.
LIBAN. — Je me tais.
LÉONIDE. — Tu me combles. Te souviens-tu de ces ânes d'Arcadie que notre intendant avait vendus à un marchand de Pella?
LIBAN. — Fort bien. Et après?
LÉONIDE. — Eh bien!justement l'homme a envoyé l'argent pour être remis à Sauréa en paiement des ânes; il vient d'arriver un jeune homme, porteur de cet argent.
LIBAN. — Où est-il?
LÉONIDE. — Tu voudrais déjà l'avaler, aussitôt aperçu ?
— Bien sûr. Mais voyons... les ânes dont tu parles, ce sont bien ces vieilles bêles, boiteuses, dont les sabots étaient usés jusqu'aux cuisses?
LÉONIDE. — Précisément, celles-là même qui t'apportaient régulièrement de la campagne ta provision de verges d'orme...
LIBAN. — J'y suis : ce sont les mêmes qui d'ici t'ont transporté, dûment enchaîné, pour travailler à la ferme?
LÉONIDE. — Tu as bonne mémoire. — Donc j'étais assis chez le barbier, quand le jeune homme se met à me demander si je ne connaîtrais pas le fils d'un certain Straton, un nommé Déménète. Je réponds aussitôt que je le connais, je me présente comme son esclave, et je lui at indiqué notre maison.

LIBAN. — Et ensuite?
LEONIDE. — II me dit qu'il apporte l'argent des ânes à l'intendant Sauréa, soit vingt mines; mais qu'il ne sait pas qui c'est; que pour Déménète au contraire, il le connaît parfaitement bien. Après qu'il m'a fait toutes ces confidences...

LIBAN. — Hé bien?
LÉONIDE. — Ecoute donc; tu le sauras. Aussitôt je fais l'homme entendu, le monsieur important. Je dis que c'est moi l'intendant. Et voici ce qu'il me répond : « Ma foi, je ne connais pas Sauréa, et je ne sais comment il est fait. Tu aurais tort de m'en vouloir. Si tu veux, il y a ton maître Déménète que je connais. Amène-le, et tu pourras sans autre difficulté emporter l'argent.» Je lui ai dit que j'amènerais mon maître, et que je me tiendrais céans à sa disposition. Il doit aller aux bains ; de là il reviendra ici. Maintenant, quel plan, faut-il adopter, selon toi?. Parle.
LIBAN. — Justement j'y réfléchis : comment escamoter l'argent, à la fois au nouveau venu et à Sauréa?
C'est là qu'il faut d'abord porter la hache (1) : car si l'autre, l'étranger, me devance en apportant ici l'argent, du coup nous sommes évincés tous les deux. Or tout à l'heure le vieux m'a pris à part, en dehors de la maison; et toi comme moi, il nous a menacés de nous transformer en bois d'orme si aujourd'hui même Argyrippe n'avait ses vingt mines.

1. "exasciato" Le verbe qui ne figure qu'ici, où il est pris métaphoriquement est dérivé de "ascia" herminette et outil du tailleur de pierre. De la "ascio", "as" façonner, dégrossir et "exascio" achever de dégrossir, mener à bonne fin (au contraire des monuments funéraires qui souvent dédiés alors qu'ils sont encore "sub ascia). Dans "desciare" le préfixe a une autre valeur; le verbe qui figure dans le "Miles Gloriosus" a le même sens que "deruncinare" (de "runcina" = rabot). Tous deux signifient "ratiboiser", " estamper".

Il entend que nousescroquions soit son intendant, soit sa femme : il nous a même promis d'y prêter la main. — Va donc sur la place trouver le patron, et raconte-lui comment nous allons mener l'affaire, et que de Léonide tu vas devenir l'intendant Sauréa, en attendant que le marchand apporte l'argent qui représente le prix des ânes.
LÉONIDE. — Je suivrai tes instructions.
LIBAN. — Moi, pendant ce temps-là, j'amuserai l'autre ici, s'il se trouve arriver trop tôt.
LÉONIDE. — Dis-donc?
LIBAN. — Qu'est-ce que tu veux?
LÉONIDE. — Si je t'allonge un coup de poing sur la mâchoire, tout à l'heure, quand je ferai Sauréa, garde-loi de te mettre en colère.
LIBAN. — Oui da, morbleu! tu feras sagement de te garder, toi, de me toucher; autrement cela ne t'aura pas porté bonheur d'avoir aujourd'hui changé de nom.
LÉONIDE. — Je t'en prie, laisse-toi faire de bonne grâce.
LIBAN. — Laisse-toi faire à ton tour, quand je te rendrai le coup.
LÉONIDE. — Si j'en parle ainsi, c'est que c'est nécessaire.
LIBAN. — Et moi, morbleu, si j'en parle ainsi, c'est que j'y suis bien résolu.
LÉONIDE. — Ne me dis pas non.
LIBAN. — Je veux au contraire te faire une promesse : c'est de te payer de retour selon tes mérites.
LÉONIDE. — Allons, je m'en vais : j'en suis sûr, tu te laisseras faire. Mais qui nous arrive? C'est lui, c'est lui-même. Je reviens dans un instant : toi, retiens-le ici pendant ce temps-là. Je veux raconter au bonhomme...
LIBAN. — Qu'attends-tu donc? Allons, vite à ta besogne, sauve-toi.

(SCÈNE III)

LE MARCHAND, LIBAN
(en casaque)

LE MARCHAND. — D'après les indications qu'on m'a données, ce doit être ici la maison où habite Déménète, à ce qu'on dit. (Au petit esclave qui l'accompagne). Allons, garçon, frappe, et si l'intendant Sauréa est là, tu lui demanderas de venir jusqu'ici.
LIBAN. — Qui est-ce qui brise ainsi notre porte! Holà, le dis-je, entends-tu?
LE MARCHAND. — Personne encore n'y a touché. Tu n'es pas fou?
LIBAN. — Ha! je croyais que tu avais cogné : comme justement tu venais de ce côté... Je ne veux pas, vois-tu, que tu maltraites cette porle; c'est ma camarade d'esclavage, et tout ce qui est à nous m'est cher.
LE MARCHAND. — Ma foi, il n'y a pas de danger qu'on fasse sauter les gonds de la porte, si c'est la façon de répondre à ceux qui demandent.
LIBAN. — Notre porte est ainsi dressée : elle crie " Portier!", du plus loin qu'elle voit venir à elle quelque donneur de ruades. Mais pourquoi viens-tu? que cherches-tu?
LE MARCHAND. — Je voulais voir Déménète.
LIBAN. — S'il était là, je te le dirais.
LE MARCHAND. — Et son intendant?
LIBAN. — II n'est pas là davantage.
LE MARCHAND. — Où est-il?
LIBAN. — Chez le barbier; du moins c'est là qu'il a dit qu'il allait.
LE MARCHAND. — II n'en est pas encore revenu?
LIBAN. — Non ma foi. Que lui voulais-tu?
LE MARCHAND. — S'il avait été là, il aurait reçu vingt mines d'argent.
LIBAN. — Pour quelle affaire, cette somme?
LE MARCHAND. — Pour les ânes qu'il a vendus à un marchand de Pella, à la foire.
LIBAN-. — Je sais : et c'est toi qui apportes l'argent? Je crois qu'il ne va pas tarder.
LE MARCHAND. — Comment est-il fait, votre Sauréa? Si c'est bien lui, je pourrai tout de suite le savoir.
LIBAN. — Les joues maigres, quelque peu roussot, du ventre, l'œl torve, l'air avantageux, le front maussade.
LE MARCHAND. — Un peintre n'aurait pas mieux fait son portrait.
LIBAN. — Hé, sapristi !c'est lui justement que j'aperçois; il marche en hochant la tête. Gare au premier qui se trouvera sur sa roule. En colère comme il est, il le rossera.
LE MARCHAND. — Ah !mais, morbleul quand, tel le petit-fils d'Eaque, il s'avancerait tout gonflé de courroux et de menaces, si dans sa colère il me touche, dans sa colère il sera rossé.

(SCÈNE IV)

LES MÊMES, LÉONIDE

LÉONIDE (à lui-même, et feignant de ne pas voir les autres personnages). — Qu'est-ce que c'est? Personne ne tient compte de ce que je dis? J'avais donné ordre à Liban de venir chez le barbier; et de Liban nulle trace? En voilà un, morbleu !qui n'a pas suffisamment songé è son dos et à ses jambes.
LE MARCHAND (bas à Liban). — II est bien autoritaire.
LIBAN (bas au marchand). — Gare à moi.
LÉONIDE (marchant vers Liban, l'air furieux). — Est-ce qu'aujourd'hui j'ai salué en Liban un affranchi? Est-il d'ores et déjà libéré?
LIBAN. — Je t'en supplie!
LÉONIDE. — Morbleu! Ce n'est pas pour ton bien que tu te seras rencontré sur ma route. Pourquoi n'es-tu pas venu chez le barbier, comme je te l'avais dit?
LIBAN (montrant le marchand). — Celui-ci m'a retardé.
LÉONIDE. — Morbleu! quand même tu me dirais que c'est le grand Jupiter qui t'a retenu, et quand même il intercéderait en ta faveur, non, non, tu n'échapperas pas à la correction. Ah, pendardl tu méprises mes ordres? (Il le frappe).
LIBAN. — Etranger, je suis mort!
LE MARCHAND. — Je t'en prie, morbleu, Sauréa; ne va pas le battre à cause de moi.
LÉONIDE. — Si j'avais seulement un aiguillon en main ...
LE MARCHAND. — Calme-toi, je t'en prie.
LÉONIDE. — Pour en frotter tes côtes, toutes calleuses des coups reçus! (Au marchand, qui veut s'interposer). Eloigne-toi, et laisse moi achever ce drôle qui n'est bon qu'à me faire bouillir de colère, à qui je ne puis jamais me contenter de dire les choses une bonne fois, ce voleur, mais qui me force à donner cent fois les mêmes ordres, à corner cent fois les mêmes recommandations; au point que j'en arrive, mordieu, à force de m'époumonner et de me faire de la bile, à ne plus suffire à l'ouvrage. Ne t'ai-je pas dit, gredin, d'enlever le fumier de devant cette porte? Ne t'ai-je pas dit d'ôter de ces colonnes les toiles d'araignée? Ne t'ai-je pas dit d'astiquer les clous de notre porte? Rien n'est fait : il me faut, comme à un boiteux, toujours marcher le bâton à la main. Et pour une fois qu'il m'arrive de passer trois jours de suite à la place, occupé du matin au soir à trouver des emprunteurs à intérêt, vous autres, à la maison, vous en profitez pour passer votre temps à dormir, et le maître habite dans une étable, non dans une maison. Tiens donc !prends ça pour toi. (Il le bat).
LIBAN. — Etranger, je t'en supplie, défends-moi.
LE MARCHAND. — Sauréa, je t'en prie; par égard pour moi, laisse-le.
LÉONIDE (sans paraître l'entendre). — Hé là? est-on venu payer pour le charriage de l'huile?
LIBAN. — C'est payé.
LÉONIDE. — A qui a-t-on versé?
LinAN. — A ton homme de confiance, à Stichus en personne.
LÉONIDE. — Ouais; tu essaies de m'amadouer. Je le sais bien, que j'ai un homme de confiance, et je sais aussi qu'il n'y a pas d'esclave, dans la maison de mon maître, qui vaille mieux que lui. Mais les vins que j'ai vendus hier à Exérambe, le négociant en vins, en a-t-il acquitté le prix à Stichus?
LIBAN. — Il a dû le faire, je suppose. Car j'ai vu Exérambe lui-même venir ici avec un banquier.
LÉONIDE. — Je ne ferai plus d'affaires autrement : la fois dernière, je lui avais fait crédit, et c'est à peine si au bout d'un an j'ai pu me faire payer. Cette fois, il se grouille, il va même jusqu'à nous amener un banquier, et ils nous signe une traite. Dromon a-t-il rapporté sa paye (1)?
LIBAN. — La moitié seulement, je crois.
LÉONIDE. — Et le reste?
LIBAN. — II a dit qu'il le verserait aussitôt qu'on le

1. Les métiers étaient exercés à Rome par des plébéiens, ou par des esclaves dont leurs maîtres louaient les services. Le salaire versé par l'entrepreneur retenait tout entier au maître, sauf la part qu'il consentait à laisser à l'esclave et qui constituait son pécule.

lui aurait versé. On le retient comme garantie de l'achèvement de l'ouvrage pour lequel il a été engagé.
LÉONIDE. — Les coupes que j'ai prêtées à Philodame, les a-t-il rapportées?
LIBAN. — Pas encore.
LÉONIDE. — Hein? pas encore? Prêtez donc à un ami : autant vaut donner (1).
LE MARCHAND. — Je crève, mordieu. Il finira par me faire décamper, tant il est assommant.
LIBAN (bas à Léonide). — Hé, dis-donc, en voilà assez. Tu entends ce qu'il dit?
LÉONIDE. — Oui : j'arrête.
LE MARCHAND. — Enfin, je crois, il a consenti à se taire. C'est le moment de l'aborder avant qu'il ne se remette à faire tinter son carillon. (A Léonide). Peux-tu bientôt m'écouter?
LÉONIDE (faisant l'élonné). — Tiens? Fort bien. Il y a longtemps que tu es là? Ma foi, je ne t'avais pas vu. Il ne faut pas m'en vouloir. La colère me fermait les yeux.
LE MARCHAND. — Cela n'a rien d'étonnant. Mais, s'il est chez lui, j'aurais voulu voir Déménète.
LÉONIDE (feignant de voir un signe de tête de Liban). — Il me dit qu'il n'y est pas. Mais néanmoins, si tu veux me compter l'argent en question, je te donnerai en retour l'assurance que cette dette sera réglée.
LE MARCHAND. — J'aimerais mieux te le donner en présence de ton maître Déménète.
LIBAN (au marchand). — Son maître le connaît bien, et il connaît bien son maître.
LE MARCHAND. — Non, je le paierai en présence du maître.
LIBAN. — Paie-le donc, à mes risques et périls : je

1. Texte incertain. On peut comprendre: «Si l'on veut donner quelque chose, il n'y a qu'à le prêter à un ami ».

réponds de tout. Car si notre bonhomme apprend qu'on s'est méfié de l'homme ici présent, il se fâchera. C'est quelqu'un qui a toute sa confiance, en tout et partout.
LÉONIDE. — Cela n'a pas d'importance. Qu'il ne paie pas, s'il n'en a pas envie. Laisse-le planté là.
LIBAN. — Paie, te dis-je !Ah !quel malheur! je tremble qu'il ne s'imagine que c'est moi qui t'ai conseillé de le méfier de lui. Paie-le, je l'en prie, et n'aie paa peur. Sur ma foi, l'argent sera en sûreté.
LE MARCHAND. — II le sera mieux encore, tant que je l'aurai en mains. Je suis étranger, moi : Sauréa, je ne le connais pas.
LIBAN. — Hé bien! fais sa connaissance.
LE MARCHAND. — Est-ce lui n'est-ce pas lui? Je n'en sais ma moi rien. Si c'est lui, je veux bien que ce soit lui. En tout cas je suis sur d'une chose : c'est que je ne donnerai cet argent à personne sans être sur.
LÉONIDE. — Eh morbleu! que tous les dieux le confondent. (A Liban). Plus un mot, m'entends-tu, assez de supplications. Il est tout fier de manipuler les vingt mines qui me reviennent. (Au marchand). Il n'y a personne pour les toucher : rentre chez toi, va-t'en d'ici, ne nous assomme pas.
LE MARCHAND. — Pas tant de colère : l'insolence sied mal à un esclave.
LÉONIDE (à Liban). — Morbleu, si tu ne le couvres pas d'injures, tu me le payeras cher.
LIBAN (au marchand, à haute voix). — Coquin, vaurien (bas) Tu ne vois pas qu'il est en colère? Va, continue.
LIBAN (au marchand). — Canaille! (bas) Donne-lui l'argent, je t'en supplie, qu'il ne le couvre pas d'injures.
LE MARCHAND. — Morbleu !vous allez tous deux vous faire un mauvais parti.
LÉONIDE (à Liban). — Morbleu !je te ferai rompre les jambes, si tu ne me secoues pas cette canaille. (Il le bat).
LIBAN. — Par Hercule, je suis mort! (Au marchand). Voyons, canaille, misérable (bas) tu ne veux pas venir en aide à un misérable comme toi ?
LÉONIDE (à Liban). — Encore des prières à ce scélérat?
Le MARCHAND. — Plaît-il? toi un esclave, tu insultes un homme libre?
LÉONIDE. — Va te faire rosser.
LE MARCHAND. — Rosser? C'est bien, morbleu! ce qui t'arrivera tout à l'heure, dès que j'aurai aperçu Déménète. Je t'assigne devant ton juge.
LEONIDE. — Je fais défaut.
LE MARCHAND. — Tu fais défaut? Rappelle-toi bien.
LÉONIDE. — C'est tout rappelé.
LE MARCHAND. — J'aurai, morbleu! satisfaction aux dépens de votre échine.
LEONIDE. — La peste l'étouffé! Toi, bourreau, on te donnerait satisfaction à nos dépens?
LE MARCHAND. — Oui, et de plus, pour toutes vos injures, je vous ferai punir aujourd'hui même.
LÉONIDE. — Hein, maraud? Tu dis, coquin? Crois-tu que nous soyons hommes à fuir devant le maître? Mais va donc le trouver tout de suite, le maître, devant qui tu nous assignes, que tu voulais voir depuis si longtemps.
LE MARCHAND. — Ah, enfin ! En tout cas, tu n'auras pas de moi un seul écu, que Déménète ne m'ait dit de te le remettre.
LÉONIDE. — Comme tu voudras. Allons, en route. Alors toi, tu outragerais les autres, et on ne te dirait rien? Je suis un homme comme toi.
LE MARCHAND. — Evidemment, bien sûr.
LÉONIDE. — Suis-moi donc par ici. Soit dit sans me vanter : personne jusqu'ici n'a pu trouver un motif pour m'accuser, et aujourd'hui je n'ai pas mon second dans Athènes pour jouir d'une pareille réputation d'honnêteté.
LE MARCHAND. — Peut-être. Mais, malgré tout, jamais tu ne m'amèneras à te confier cet argent sans savoir qui tu es. Quand on ne te connaît pas, l'homme n'est pas un homme, mais un loup pour l'homme.
LÉONIIIE. — Ahl tout de même, tu commences à t'amadouer. Je savais bien que tu ferais réparation à mon humble personne pour l'affront subi. J'ai beau être mal habillé, j'ai de la conduite, et mon pécule ne se compte pas.
LE MARCHAND. — Peut-être.
LIBAN. — Tiens, encore aujourd'hui, Périphane le
5°° riche marchand de Rhodes, en l'absence de mon maftre,
m'a compté, seul à seul, un grand talent d'argent. Il
a eu confiance en moi, et il n'a pas eu à s'en plaindre.
LE MARCHAND. — Peut-être.
LÉONIDE. — £t du reste, toi-même a ton tour, si tu avais pris ailleurs des renseignements sur mon compte, je suis sûr, parbleu, que lu me confierais l'argent que tu apportes.
LE MARCHAND. — Peut-être. Je ne dis pas non.
(Ils sortent).

(ACTE III)

(SCÈNE I)

CLEÉRÊTE PHILÉNIE

CLÉÉRÈTE (sortant de chez elle avec sa fille). — Ainsi, quand je te défends une chose, je ne puis arriver à te faire obéir? C'est bien ton idée, n'est-ce pas, de te soustraire à l'autorité maternelle?
PHILÉNIE. — Comment la Piété acueillerait-elle mes prières, si pour te complaire j'adoptais les règles de conduite que tu me prescris?
CLÉÉRÈTE. — Est-ce bien cultiver la piété que d'enfreindre l'autorité maternelle? Est-il séant de contrevenir à mes volontés?
(PHILÉNIE}. — Comment cela? Pas plus que je ne blâme celles qui font bien, je n'aime celles qui font mal.
CLÉÉRÈTE. — Tu as bonne langue, notre amoureuse.
PIHLÉNIE. — C'est mon métier, ma mère. La langue demande, le corps obtient; le cœur parle, l'intérêt met en garde.
CLEÉRÈTE. — Je voulais te gronder; et tu te poses en accusatrice?
PHILÉNIE. — Par Pollux, non, je ne t'accuse pas; et je ne m'en reconnais pas le droit. Mais je plains mon triste sort qui m'éloigne de celui que j'aime.
CLÉÉRÈTE. — Pourrai-je avoir, de toute la journée, une seule fois mon tour de parler?
PHILÉNIE. — Je te cède mon tour, avec le tien. Pour parler comme pour se taire, à toi de commander la manœuvre. Pourtant, par Pollux, si je laisse retomber la rame, dès que je me repose toute seule dans la cabine, rien ne va plus pour toi à la maison.
CLERERÈTE. — Qu'est-ce que tu dis? Non, je n'ai vu nulle part femme plus effrontée. Combien de fois t'ai-je défendu d'appeler le fils de Déménète, Argyrippe, de le caresser, ou seulement de lui parler, de le regarder? Qu'esl-ce qu'il a donné? Qu'est-ce qu'il a fait porter chez nous? Prends-tu des cajoleries pour de l'argent comptant, de belles paroles pour des cadeaux? C'est toi qui lui fais l'amour, c'est toi qui le réclames, c'est toi qui soupires après lui. Tu le moques de ceux qui paient et tu es folle de ceux qui nous bernent. Te convient-il d'attendre, si quelqu'un le promet de le faire riche à la mort de sa mère? A ce compte, nous risquons fort, nous et toute la maisonnée, de mourir de faim en attendant cette mort. Eh bien, cette fois, s'il ne m'apporte pas vingt mines de bon argent, par Castor, on le mettra dehors, et vivement, ce beau donneur de larmes. C'est le dernier jour où j'accepte l'excuse de sa misère
PHILÉNIE. — J'endurerai de me passer de nourriture, si tu l'ordonnes, mère chérie.
CLÉÉRÈTE. — Je ne te défends pas d'aimer ceux qui paient pour se faire aimer.
PHILENIE -Mais si mon cœur est pris ailleurs, ma mère, comment faire? Un conseil.
CLÉÉRETE (avec un geste). — Tiens, regarde ma vieille tête, si tu songes a mon intérêt.
PHILÉNIE. — Mais, mère, même le berger qui mène paître les brebis des autres en a une à lui, qu'on lui laisse en propre pour bercer son espoir. Laisse-moi faire exception pour Argyrippe : qu'il soit mon amant de cœur, puisque c'est lui que je veux.
CLÉÉRÈTE. — Rentre. Non, vrai; a-t-on jamais vu rien de plus effronté?
PHILÉNIE. — A tes ordres, rna mère : tu as appris à ta fille à savoir obéir. (Elles rentrent).

(SCÈNE II)

LIBAN, LÉONIDE

LIBAN. — A Mauvaise Foi nous adressons justement mille louanges et actions de grâce, à l'heure où par nos machinations, nos ruses, nos artifices, forts de notre confiance en nos épaules, de notre courage en face des verges d'orme (1), (lacune)

bravant aiguillons, lames ardentes, croix et doubles anneaux, fers, chaînes, cachots, colliers, entraves, carcans, déliant la violence acharnée de ces tatoueurs qui connaissent si bien notre échine, qui tant de fois déjà ont marqué nos épaules de cicatrices (nous avons glorieusement triomphé de nos ennemis (2). Voici que ces légions, ces troupes, ces armées, cédant à la force des armes, ont dû prendre la fuite devant nos faux serments... Ce résultat nous le devons à la vaillance de mon collègue et à ma complaisance à le seconder. Est-il héros plus courageux que moi pour endurer les coups?

LÉONIDE. — Par Pollux, tu ne saurais louer tes mérites aussi bien que moi je pourrais vanter tout ce que tu as pu faire de mal dans la paix comme dans la guerre. Que d'exploits mémorables, par Pollux, on peut mettre à ton compte! Toutes les fois où tu as commis un abus de confiance, une infidélité envers ton maître, où tu as prononcé en termes solennels de faux serments faits sciemment et à plaisir, où tu as percé des murs de maison,

1. Sens très incertain. "Ulmorum" paraît corrompu; lire "armorum", de sens voisin de "scapularum" avec Saracenus? D'autre part la phrase latine ne se laisse pas construire, et il y manque le verbe dépendant de "quom".
2.. Supplément qui semble indispensable.

où tu as été pris en flagrant délit de vol, toutes les fois où tu as dû plaider la cause, les pieds pendants (1), en face de huit gaillards bien membrés et d'attaque, habiles à manier rudement les verges!
LIBAN. — Eh, oui, Léonidas; tout ce que tu proclames est vrai, je l'avoue. Mais, parbleu, on peut bien aussi rapporter de toi plus d'un méchant trait, sans mentir. Et les fois où, sciemment tu as commis un abus de confiance; où tu as été pris en flagrant délit de vol et battu; où tu as fait un faux serment; où tu as porté la main sur un objet du culte; où tu as causé à tes maîtres dommages, ennuis, déshonneur; où d'un dépôt à toi confié tu as obstinément nié l'existence; où tu as été plus fidèle à la bonne amie qu'à ton ami; où, bien souvent, par la dureté de ton cuir, tu as mis sur le flanc huit robustes licteurs, munis de souples verges d'orme? Dans cetéloge de mon collègue, t'ai-je mal rendu la politesse.?
LÉONIDE. — Tu l'as fait de la manière la plus digne et de toi, et de moi, et de notre génie naturel.
LIBAN. — Trêve à tout cela, maintenant, et réponds à mes questions.
LÉONIDE. — Questionne à la guise.
LIBAN. — Tu as les vingt mines?
LÉONIDE. — Tu es un vrai devin. Parbleu, le vieux Déménète a été d'un gentil pour nous! Avec quelle aisance il me faisait passer pour Sauréna ! J'ai eu bien du mal à ne pas éclater de rire, quand il a attrapé l'étranger pour n'avoir pas, en son absence, voulu se fier à moi. Pas une fois il ne s'est oublié en me donnai!l du Sauréa et de l'intendant !
LIBAN. — Attends un peu.
LEONIDE. — Qu'est-ce qu'il y a?

1. Plaisanterie de même nature que dans Amphitryon, v, 280. Pour fustiger l'esclave coupable, on le suspendait par les mains à une poutre..

LIBAN.— N'est-ce pas Philénie qui sort de chez elle, et Argyrippe qui l'accompagne?
LÉONIDE. — Ferme ça. C'est lui. Prêtons l'oreille en douce.
LIBAN. — II pleure; elle le tient par le pan de son manteau; elle pleure aussi. Qu'est-ce que cela veut dire?
LÉONIDE. — Chut! écoutons.
LIBAN. — Tiens, mais j'y pense à l'instant, quel dommage de ne pas avoir une gaule.
LÉONIDE. — Pourquoi faire?
LIBAN. — Pour en caresser nos ânes, s'ils se mettaient à braire du fond de notre sacoche.

(SCÈNE III)

LES MÊMES, ARGYRIPPE, PHILÉNIE

ARGYRIPPE. — Pourquoi chercher à me retenir?
PHILÉNIE. — Parce que je t'aime, et que ton départ me prive de ce que j'aime.
ARGYRIPPE. — Adieu, porte-toi bien.
PHILÉNIE. — Si tu restais, je me porterais un peu mieux.
ARGYRIPPE. — Bonne santé.
PHILÉNIE. — Bonne santé, me dis-tu, quand ton départ me fait mourir?
ARGYRIPPE. — C'est ta mère qui m'a signifié mon congé (1). Elle me renvoie chez moi.
PHILÉNIE. — Elle, suivra avant l'âge le convoi de sa fille, s'il faut me passer de toi.
LIBAN (bas à Léonide). — Notre homme vient d'être mis à la porte, parbleu!

1. Proprement : la fin du jour.

LÉONIDE. — Certainement.
ARGYRIPPE. — Lâche-moi, je te prie.
PHILÉNIE. — Où t'en vas-tu? Pourquoi ne pas rester?

ARGYKIPPE. — Pour la nuit, si tu veux, je resterai.
LIBAN. — Tu entends comme il est généreux de son travail de nuit? Apparemment il est trop occupé pendant le jour, ce nouveau Solon, à rédiger des lois destinées à maintenir le peuple dans le devoir. Comédie! Ceux qui obéiraient à ses lois, ne seraient assurément jamais des gens rangés. Jour et nuit ils feraient bombance.
LÉONIDE (bas à Liban). — Sûrement, par Hercule, il ne la quitterait pas d'une semelle, s'il en avait le loisir, malgré sa hâte et ses menaces de s'en aller.
LIBAN. — Mets fin à tes discours, que j'entende ce qu'il dit.
ARGYHIPPE. — Adieu.
PHILÉNIE. — Où cours-tu donc?
{ARGYRIPPE). — Adieu, sois heureuse. Je te reverrai chez Pluton; car, pour moi, je suis résolu à me défaire au plus tôt de la vie.
PHILÉNIE. — De grâce, que t'ai-je donc fait pour que tu veuilles me faire mourir?
ARGYRIPPE. — Moi te...? Moi qui sacrifierais ma vie pour sauver la tienne, si je la savais en danger; moi qui donnerais volontiers de mes jours pour ajouter aux tiens!
PHILÉNIE. — Alors, pourquoi ces menaces de renoncer à la vie? Que penses-tu que je deviendrais si tu faisais comme tu dis? Mon dessein est bien pris : je me ferai tout ce que tu te feras.
ARGYRIPPE. — Oh! toi qui m'es plus douce que le miel le plus doux!
PHILÉNIE. — Oh toi! mon ârne et ma vie! Serre-moi dans tes bras.

ARGYRIPPE. — De quel cœur !
PHILÉNIE. — Puissions-nous être ainsi portés jusqu'au tombeau !
LÉONIDE (à Liban). — Ah Liban! qu'on est à plaindre quand on est amoureux!
LIBAN (bas à Léonide) . — On est bien plus à plaindre quand on pend au gibet.
LÉONIDE. — Je le sais, j'en ai fait l'épreuve. Entourons-les, toi d'un côté, moi de l'autre, et abordons-les. (A Argyrippe) Maître, bonjour. Mais la femme que tu embrasses est-elle faite de fumée?
ARGYRIPPE. — Pourquoi donc?
LÉONIDE. — Je te vois les yeux larmoyants ; de là ma question.
ARGYRIPPE. — Ah! vous avez perdu celui qui devait être un jour votre patron.
LÉONIDE. — Pour ma part, je suis sûr de n'avoir pas perdu de patron, pour la bonne raison que je n'en ai jamais eu.
LIBAN (s'avançant vers Philénie). — Philénie, bonjour.
PHILÉNIE (à Liban et à Léonide). — Les dieux vous accordent tout ce que vous pouvez souhaiter!
LIBAN. — Une nuit de toi et une cruche de vin, voilà mes souhaits, s'ils pouvaient se réaliserl
ARGYRIPPE (menaçant). — Tiens un peu ta langue, pendard!
LIBAN. — C'est pour toi, pas pour moi, que je fais ce souhait.
ARGYRIPPE. — Alors, dans ce cas, dis tout ce que tu veux.
LIBAN (désignant Léonide). — Moi? Parbleu, fouetter ce drôle!
LÉONIDE. — Et tu crois qu'on t'écoutera, beau mignon calamistré? Tu me fouetterais, toi, qui fais ton ordinaire d'être fouetté?
ARGYRIPPE (avec un soupir). — Ah, Liban! que votre destinée est préférable à la mienne! Jamais je ne vivrai jusqu'à ce soir.
LIBAN. — Et pourquoi, s'il te plaît?
ARGYRIPPE. — Parce que je l'aime comme elle m'aime; et que je n'ai rien, mais rien à lui donner. Malgré mon amour, sa mère m'a mis à la porte de chez elle. Et je meurs à cause de vingt mines que le jeune Diabole a promis de lui donner aujourd'hui, à condition que, de toute l'année, elle n'envoie Philénie chez personne d'autre que chez lui. Voyez ce que peuvent, de quoi sont capables vingt mines! L'autre, qui les perd, est sauvé; moi, faute de les perdre, je suis perdu.
LIBAN. — II a déjà versé l'argent?
ARGYRIPPE. — Pas encore.
LIBAN. — Aie bon espoir, alors, ne crains rien.
LÉONIDE. — Viens par ici, Liban; j'ai à te parler.
LIBAN. — Si tu veux. (Les deux esclaves s'éloignent, en se parlant à l'oreille).
ARGYRIPPE. — Je vous en prie; pendant que vous y êtes, embrassez-vous pour causer; ce sera plus agréable.
LIBAN. — Vois-tu, maître, toutes les choses n'ont pas le même agrément pour tout le monde. Vous autres, amants, il vous est agréable de vous tenir embrassés en causant. Mais moi, je me moque de son embrassade, comme il fait fi de la mienne. Fais donc toi-même ce que tu nous conseilles de faire.
ARGYRIPPE. — Oui, parbleu, oui, et de tout mon cœur : pendant ce temps-là, si vous voulez bien, écartez-vous de ce côté.
LÉONIDE (bas à Liban). — Veux-tu qu'on berne le maître?
LIBAN. — Ce serait joliment bien fait.
LÉONIDE. — Veux-tu que devant lui je me fasse embrasser par Philénie?
LIBAN. — Ma foi, je ne demande pas mieux.
LÉONIDE. — Suis-moi par ici. (Ils reviennent près d'Argyrippe).
ARGYRIPPE. — Y a-t-il une planche de salut? Vous avez assez causé.
LÉONIDE. — Prêtez-moi l'oreille tous les deux, faites attention, et dévorez mes paroles. En premier lieu, nous sommes tes esclaves, nous ne le nions pas : mais si on t'allonge vingt mines d'argent, comment nous appelleras-tu?
ARGYRIPPE. — Mes affranchis.
LÉONIDE. — Pas tes patrons?
ARGYRIPPE. — Oui, plutôt.
LÉONIDE (montrant la bourse). — II y a vingt mines dans cette sacoche. Si tu veux, je te les donnerai.
ARGYRIPPE. — Que les dieux te conservent à jamais, sauveur de ton maître, honneur du peuple, grenier d'abondance, providence des hommes, grand maître des amours! Mets-la ici; pose cette sacoche sur mon cou là, tout uniment.
LÉONIDE. — Ah non! je ne veux pas que toi, mon maître, tu portes un tel fardeau à ma place.
ARGYRIPPE. — Mais si, mais si. Débarrasse-toi de cette charge, et mets-la sur moi.
LÉONIDE. — Non pas. C'est moi qui serai le portefaix, et toi, comme il sied au maître, tu marcheras devant, les mains vides.
ARGYRIPPE. — Hé bien?
{LÉONIDE). — Quoi, hé bien?
ARGYRIPPE. — Tu ne me passes pas la sacoche, que j'en sente le poids sur mon épaule?
{LÉONIDE). — Puisque c'est à elle que tu vas la donner, dis-lui donc de me la demander, de venir traiter avec moi. Car c'est sur une pente bien glissante que tu me demandes de la placer tout uniment (1).
PHILÉNIE (à Léonide). — Donne, mon cher œil, ma rosé, rnon cœur, ma joie, mon petit Léonide, donne-moi l'argent : ne sépare pas deux amants.
LÉONIDE. — Appelle-moi donc ton petit moineau, ta poule, ta caille; dis-moi que je suis ton petit agneau, ton petit chevreau, ton petit veau. Prends-moi par les oreilles; colle tes lèvres mignonnes sur mes lèvres mignonnes.
ARGYRIPPE (outré). — Qu'elle te baise, coquin?
LÉONIDE. — Quel mal y vois-tu? Et même, morbleu, tu n'auras rien du tout si on ne rne caresse pas les genoux.
ARGYRIPPE. — Nécessité fait loi : caressons-les. Tu me donnes ce que je te demande?
PHILÉNIE. — Voyons, mon petit Léonide, je t'en supplie; sois le sauveur de ton maître dans ses amours. Rachète-lui la liberté par ce bienfait; bien mieux, achète-le, fais en la chose avec cet argent que tu détiens.
LÉONIDE. — Tu es trop gentille et trop aimable; et si cela étaità moi, aujourd'hui tu ne me prierais pas sans avoir satisfaction. (Montrant Liban). C'est à lui qu'il faut s'adresser. C'est lui qui me l'a donnée à garder. Va ma gentille, va gentiment. (Passant la sacoche à Liban). Prends ça, Liban, s'il te plaît.
ARGYRIPPE. — Gibier de potence, une fois de plus tu m'as berné?
(LÉONIDE}. — Jamais, ma foi, je ne ferais cela, si tu n'étais pas si maladroit pour me caresser les genoux. (A Liban). A ton tour maintenant, si tu veux, de berner l'homme et d'embrasser la belle.
LIBAN. — Tais-toi; regarde-moi faire.

1. L esclave reprend l'expression "plane collocare" d'Argyrippe en jouant sur le mot plane, qu'il oppose à "proclius est".

ARGYRIPPE (montrant Liban). — Eh bien, Philénie! que n'allons-nous vers celui-ci? C'est un honnête homme, lui, certes, et qui ne ressemble pas à ce voleur.
LIBAN. — Faisons les cent pas : maintenant c'est moi qu'ils vont supplier à mon tour.
ARGYRIPPE. — Je t'en prie, Liban, si tu veux que ton maître te doive la vie, donne-moi ces vingt mines. Tu le vois : j'aime et je n'ai pas le sou.
LIBAN (d'un air important). — On verra; cela peut se faire. Reviens à la nuit tombante. Pour l'heure, en attendant, dis-lui (montrant Philénie) de faire sa demande et de traiter avec moi.
PHILÉNIE. — Suffit-il de faire l'aimable pour te fléchir, ou faut-il te baiser?
LIBAN. — II me faut l'un et l'autre.
PHILÉNIE. — Eh bien, toi aussi, sauve-nous l'un et l'autre, je t'en supplie.
ARGYRIPPE. — O Liban, mon cher patron, passe-moi donc ça. C'est à l'affranchi plutôt qu'au patron à porter la charge dans la rue.
PHILÉNIE. — Mon petit Liban, ma prunelle d'or, présent et parure d'amour, je t'en prie, je ferai tout ce que tu voudras, donne-le nous, dis, cet argent.
LIBAN. — Alors appelle-moi ton caneton, ta colombette, ton petit chien, ton hirondelle, ton petit choucas ton cher petit moineau (1) : transforme-moi en serpent que j'aie double langue; fais-moi un collier de tes bras suspends-toi à mon cou.
ARGYRIPPE. — Qu'elle t'embrasse, bourreau?

LIBAN. — En suis-je donc si indigne, à ton avis. Pardieu, tu ne m'auras pas outragé ainsi pour rien oui, tu me serviras de monture, si vraiment tu espères obtenir cet argent.

1. C'était l'usage à Athènes d'élever chez soi de petits animaux, chiens, canards, cailles, même des souris ou des sauterelles. II s'était également répandu à Rome, comme on le voit par moineau de Lesbie.

ARGYRIPPE. — Moi, te servir de monture?
LIBAN. — Moi, te céder l'argent autrement?
ARGYRIPPE (avec désespoir). — Je suis perdu sans ressource! (A Liban). Enfin, s'il sied bien qu'un maître serve de monture à son esclave, voici mon dos, grimpe.
LIBAN. — Voilà comme on les dompte, ces orgueilleux! (A Argyrippe). Mets-toi donc comme tu faisais jadis quand tu étais petit : tu sais ce que je veux dire! (Agyrippe se met à quatre pattes). Là, comme ça. Va c'est bien. En fait de cheval, il n'y a pas de cheval plus intelligent que toi.

ARGYRIPPE. — Allons, monte vite.
LIBAN. — Mais oui, j'y suis. Hein, qu'est-ce qui c'est? C'est comme ça que tu avances? Mordieu ! Je vai réduire ta ration d'orge, si tu ne trottes pas mieux.
ARGYRIPPE. — Je t'en prie, Liban, en voilà assez.
LIBAN. — Pardieu, non, je suis inexorable. Maintnant je vais te faire galoper sur la côte à coups d'éperoi ensuite je t'enverrai aux gens du moulin pour que là on te roue à te faire courir. (Se ravisant). Halte! que maintenant je descende en beau chemin. Je suis trop bon. :
ARGYRIPPE. — Et maintenant, je te prie? À présent que vous nous avez bernés à votre aise, nous donnez vous l'argent? LIBAN. — A condition que tu me dresses une statue et un autel, et que, comme à un dieu, tu m'y immoles un bœuf : car pour toi, je suis la Sauvegarde en personne.
LÉONIDE (intervenant et repoussant Liban). —Maître, chasse-moi ce drôle, et viens à Léonide. C'est à moi que reviennent les honneurs qu'il réclame, c'est moi qu'il faut supplier.

ARGYRIPPE. — Mais quel dieu es-tu? comment te nommer?
LÉONIDE. — La Fortune, et la Fortune complaisante.
ARGYRIPPE. — Alors, tu vaux mieux que lui.
LIBAN. — Y a-t-il rien de meilleur pour l'homme que la Sauvegarde?
ARGYRIPPE. — Je puis bien rendre hommage à la Fortune, sans pour cela mépriser la Sauvegarde.
PHILÉNIE. — Assurément, toutes les deux sont bonnes.
ARGYRIPPE. — Je le saurai, quand j'aurai reçu d'elles quelque bienfait.
LÉONIDE. — Eh bien, fais un souhait. Quel bonheur veut-tu qu'il t'arrive?
ARGYRIPPE. — Et si je fais ce souhait?
LÉONIDE. — II se réalisera.
ARGYRIPPE. — Je souhaite, cette année durant, les faveurs de Philénie.
LÉONIDE. — Tu es exaucé.
ARGYRIPPE. — Vraiment?
LÉONIDE. — Réellement, te dis-je.
LIBAN. — Viens me trouver à mon tour, et refais l'expérience. Souhaite ce que tu veux le plus obtenir : tu l'auras.
ARGYRIPPE. — Que puis-je souhaiter d'autre que ce qui me manque? Vingt mines d'argent, bien comptées, que je puisse donner à sa mère.
LIBAN. — On les donnera. Aie bon espoir. Tes souhaits se réaliseront.
ARGYRIPPE. — Comme toujours, la Sauvegarde leurre les hommes, et la Fortune aussi.
LÉONIDE. —- Quand il s'est agi aujourd'hui de trouver cet argent, c'est moi qui ai été la tête.
LIBAN. — Et moi le pied.
ARGYRIPPE. — Mais, autant qu'on peut voir, vos discours n'ont ni pied ni tête. Je ne comprends ni ce que vous dites, ni pourquoi vous vous jouez-de moi.
LIBAN. — La plaisanterie a assez duré, je pense. Disons maintenant les choses comme elles sont. Ecoute nous, s'il te plaît, Argyrippe. Ton père nous a dit de te porter cet argent.
ARGYRIPPE. — On ne pouvait l'apporter plus à propos.
LIBAN. — Tu trouveras là-dedans vingt bonnes mines mal acquises. Il nous a dit de te les donner, mais à certaines conditions.
ARGYRIPPE. — Lesquels, s'il te plaît?
LIBAN. — Que tu lui donnes une nuit de la belle, et le souper.
ARGYRIPPE. — Dis-lui de venir, s'il te plaît. Il a bien mérité que nous fassions ses volontés, pour avoir rallié nos amours en déroute.
LÉONIDE. — Alors tu souffriras, Argyrippe, que ton père la serre dans ses bras?
ARGYRIPPE (montrant la sacoche). — Voici qui me fera prendre patience!. Léonide, cours vite, je t'en supplie : va prier mon père de venir.
LÉONIDE (montrant la maison de Philénie). — II y a un bon moment qu'il est dans la maison.
ARGYRIPPE. — En tout cas, il n'est pas passé par ici.
LÉONIDE. — II a pris la ruelle, et il a fait le tour par le jardin, en cachette, pour n'être vu de personne de chez nous. Il a peur que sa femme n'ait vent de quelque chose. Si ta mère savait comment on s'est procuré l'argent...
ARGYRIPPE. — Halte! pas de paroles de mauvais augure.
(LIBAN). — Entrez vite.
(ARGYRIPPE). — Portez-vous bien.
LÉONIDE. — Et vous, aimez-vous bien.

1. Le "haec" est équivoque, et peut désigner à la fois la bourse et Philénie.

(ACTE IV)

(SCÈNE I)

DIABOLE, LE PARASITE

DIABOLE. — Ça, montre-moi ce contrat que tu as rédigé entre moi, ma maîtresse, et l'entremetteuse. Lis m'en tout au long les clauses : car en cette matière, tu es un artiste unique au monde.
LE PARASITE. — La vieille en aura le frisson, je te garantis, quand elle entendra nos conventions.
DIABOLE. — Allons, s'il te plaît, lis-moi les vite, mordieu.
LE PARASITE. — Tu m'écoutes?
DIABOLE. — J'y suis.
LE PARASITE (lisant lentement en détachant les mots). — « Diabole, fils de Glaucus, a donné sans réserves à Cléérète l'entremetteuse vingt mines d'argent, à condition que Philénie vive avec lui nuit et jour, pendant cette année tout entière.»
DIABOLE. — Et avec personne d'autre.
LE PARASITE. — Je l'ajoute?
DIABOLE. — Ajoute, et veille à ce que l'écriture soit nette et lisible.
LE PARASITE. — « Elle n'admettra aucun étranger dans sa maison, quel qu'il soit. Elle aura beau le nommer son ami ou son patron, ou prétendre que c'est l'amant d'une de ses amies, la porte sera close pour tous, sauf pour toi. Sur sa porte elle écrira qu'elle n'est pas libre. De plus, même si elle prétendait que c'est une lettre apportée de l'étranger, elle n'aura chez elle lettre d'aucune sorte, ni non plus tablette de cire : si elle a quelque tableau sur cire qui ne serve plus, elle le vendra (1). Si elle ne s'en est pas défaite dans les trois jours qui suivront celui où elle aura touché son argent, tu en décideras à ta guise. Libre à toi, si tu veux, de le jeter au feu, de façon qu'il n'y ait point de cire chez elle pour écrire. Elle n 'invitera elle-même personne à souper : à toi d'inviter. Elle ne jettera les yeux sur aucun convive. Si ses regards se portent sur quelqu'un d'autre que toi, aussitôt elle fera l'aveugle. A table, elle boira à la coupe avec toi, en même temps que toi, comme toi ; elle la recevra de tes mains, portera ta santé, tu boiras à ton tour : de façon qu'elle n'en sache ni moins ni plus long que toi. »
DIABOLE. — Cela me plaît assez.
LE PARASITE. — « Elle ne donnera prise à aucun soupçon. En se levant de table, elle ne pressera de son pied le pied d'aucun homme; et jamais, ni pour monter sur le lit voisin, ni pour en descendre, elle ne donnera la main à personne. Elle ne fera voir sa bague à personne, et ne demandera à en voir aucune. Elle n'offrira les dés à personne d'autre qu'à toi. En les jetant, elle ne dira pas « Pour toi », elle te nommera nommément. Elle invoquera toute déesse qu'elle voudra pour se la rendre propice, mais de dieu point. Au cas que sa piété exigerait davantage, elle te le dira, et c'est toi qui à sa place prieras le dieu dont elle sollicitera la faveur.
Elle n'adressera à aucun homme ni signe de tête, ni clignement d'yeux, ni marque d'acquiescement. De plus, si la lampe vient à s'éteindre, elle ne bougera pas un membre dans les ténèbres. »
DIABOLE. — A merveille : cela va de soi... Oui, mais une fois dans la chambre... Raie cet article : je tiens fort à ce qu'elle se remue. Je ne veux pas qu'elle ait un prétexte, et me dise qu'on le lui a défendu.

1. Les tableaux des anciens étant peints sur bois, à l'encaustique, pouvaient à la rigueur se transformer en tablettes.

LE PARASITE. — Je vois, tu crains les chicanes.
DIABOLE. — Naturellement.
LE PARASITE. — Hé bien, à tes ordres, j'effacerai.
DIABOLE. — Cela va de soi.
LE PARASITE. — Ecoute le reste.
DIABOLE. — Parle : j'écoute.
LE PARASITE. — « Elle ne prononcera jamais de mot à double entente, et elle ne saura parler d'autre langue que l'attique. S'il lui arrive de se mettre à tousser, elle ne toussera pas comme ceci (il tousse en tirant la langue) et ne tirera la langue à personne en toussant. De même si elle feint que le rhume fait couler son nez, elle ne fera pas comme ceci (il passe sa langue sur ses lèvres) : à toi d'essuyer sa jolie lèvre, plutôt que de la laisser envoyer publiquement un baiser à quiconque. Sa mère, la léna, ne viendra pas boire notre vin pendant ce temps-là, et ne dira d'injures à personne. Si cela lui arrive, pour punition elle sera privée de vin pendant vingt jours. » (1)
DIABOLE. — Fort bien rédigé : fameux contrat!
LE PARASITE. — « Si elle donne ordre à une servante de porter des couronnes, des guirlandes, des parfums à Vénus ou à Cupidon, un de tes gens surveillera si c'est bien à Vénus qu'elle les offre ou à quelque homme. S'il lui prend fantaisie de chasteté, elle rendra autant de nuits d'amour qu'elle aura eu de nuits chastes. » Hein? Ce ne sont pas là des sornettes, ni des chansons d'enterrement.
DIABOLE. — Voilà des clauses qui me plaisent tout à fait. Suis-moi ; entrons.
LE PARASITE. — Je te suis.
(Ils entrent dans la maison de Cléérète et en sortent quelques instants après).

1. Ces vers qui cadrent mal avec le contexte sont peut-être interpolés, comme l'a supposé Léo.

(SCÈNE II)

DIABOLE, LE PARASITE

DIABOLE. — Viens par ici. Je souffrirais tout ceci sans rien dire, moi? J'aimerais cent fois mieux mourir que de ne pas tout dénoncer à sa femme! (Se tournant vers la maison de Cléérète où Déménète est à souper). Voyez-vous ça! Tu feras le jeune homme chez une maîtresse, et auprès de ta femme tu allégueras l'excuse de l'âge? Tu souffleras une fille à son amant, et tu jetteras l'argent en pâture à la léna? Tu iras voler sournoisement ta femme, dans ta propre maison? Plutôt me pendre que de te laisser faire sans rien dire! Oui, morbleu! je cours tout de ce pas trouver celle que tu auras tôt fait, certainement — à moins qu'elle ne prenne l'offensive —, de mettre sur la paille pour faire face aux frais de tes débauches.
LE PARASITE. — Pour moi, voici comment j'agirais. Il est plus convenable que ce soit moi qui aille tout lui dénoncer; autrement elle pourrait penser que c'est la jalousie qui te fait agir, plutôt que son intérêt.
DIABOLE. — Parbleu, tu as raison. Arrange-toi donc pour susciter à notre homme des ennuis, des chicanes. Avertis-la qu'il est avec son propre fils, chez une commune maîtresse, à boire en plein jour, qu'il lui vole son argent; raconte-lui tout.
LE PABASITE. — Je vais m'en occuper.
DIABOLE. — Et moi je vais t'attendre à la maison.

(ACTE V)

(SCÈNE I)

ARGYRIPPE, DÉMÉNÈTE, PHILÉNIE

ARGYRIPPE. — Veux-tu que nous prenions place, père?
DÉMÉNÈTE. — A tes ordres, mon enfant, je t'obéis.
ARGYRIPPE. — Garçons, dressez la table.
DÉMÉNÈTE. — Cela ne te chagrine pas, j'espère, mon enfant, que Philénie soit couchée à table avec moi?
ARGYRIPPE. — La piété filiale, père, me défend de m'affliger de ce spectacle. Malgré tout mon amour pour elle, j'aurai assez de force d'âme pour me résigner à la voir couchée avec toi.
DÉMÉNÈTE. — Le respect sied aux jeunes gens, Argyrippe.
ARGYRIPPE. — Assurément, père, je te dois trop pour ne pas me résigner.
DÉMÉNÈTE. — Hé bien, alors tâchons de passer ce repas à boire et à converser agréablement. De toi à moi je ne veux pas de crainte, mais de l'affection, mon enfant.
ARGYRIPPE. — Et moi je ressens pour toi l'une et l'autre, comme il convient à un fils.
DÉMÉNÈTE. — Je t'en croirai, si je te vois gai.
ARGYRIPPE. — Tu crois donc que je suis triste?
DÉMÉNÈTE. — Si je le crois! Mais je te vois aussi consterné que si l'on t'avait assigné en justice.
ARGYRIPPE. — Ne dis pas cela.
DÉMÉNÈTE. — N'aie pas cet air-là; aussitôt je change de langage.
ARGYRIPPE (s'efforçant de rire). — Tiens, regarde, je ris.
DÉMÉNÈTE. — Puisse qui me veut du mal rire de ce rire-là !
ARGYRIPPE. — Je sais bien, père, pourquoi tu te figures que j'ai de l'humeur contre toi : c'est parce que Philénie est à ton côté. Hé bien, pour te dire vrai, père, oui, cela me fait gros cœur. Non que je ne désire pour toi tout ce que tu peux désirer toi-même : mais j'aime tant Philénie! Qu'une autre fût à sa place, je m'y résignerais le plus facilement du monde.
DÉMÉNÈTE. — Et moi, c'est elle que je veux.
ARGYRIPPE. — Eh bien, tu as ce que tu souhaites : je voudrais, moi, pouvoir en dire autant.
DÉMÉNÈTE. — Prends patience pour ce seul jour, puisque je t'ai procuré le moyen de l'avoir à toi une année entière, et que je t'ai fourni l'argent pour tes amours.
ARGYRIPPE. — Ah, combien pour ce bienfait je te suis obligé!
DÉMÉNÈTE. — Eh bien alors, pourquoi ne pas m'offrir un visage réjoui?

(SCÈNE II)

ARTÉMONE, LE PARASITE, DÉMÉNÈTE, ARGYRIPPE, PHILÉNIE
ARTÉMONE. — Tu dis bien? Mon mari est ici à boire miséricorde! avec son fils, et il a apporté à sa maîtress vingt mines d'argent? Et c'est au su et au vu de mon fils qu'il commet un pareil scandale, lui son père!
LE PARASITE. — Qu'il s'agisse des dieux ou des hommes, je consens à ce que désormais tu ne me croies en rien, Artémone, si là-dessus tu découvres que j'ai menti.
ARTÉMONE. — Pauvre sotte que j'étais! Je prenais mon mari pour un homme sage entre tous, sobre, rangé, tempérant, aimant sa femme par-dessus tout!
LE PARASITE. — Sache désormais que c'est de tous les mortels le plus grand vaurien, un ivrogne, un pas grand'chose, un débauché, qui n'a pour sa femme que de la haine.
ARTÉMONE. — Parbleu, s'il en était autrement, jamais il n'eût agi comme il le fait aujourd'hui.
LE PARASITE. — Et moi aussi, parbleu, je l'avais toujours considéré jusqu'à présent comme un homme rangé; mais aujourd'hui il se montre sous son vrai jour : faire bombance avec son fils et partager avec lui sa maîtresse, ce vieux décrépit!
ARTÉMONE. — C'est comme cela, parbleu, qu'il va tous les jours dîner en ville! A l'en croire, c'est Archidème qui l'invite, ou Chéréas, ou Chérestrate, c'est Clinias, Chrémes, Cratinus, Dinias, Démosthène. Et il est chez des filles, à débaucher ses enfants, et à rouler dans les bouges.
LE PARASITE. — Que ne le fais-tu empoigner par tes servantes, et ramener sur leurs épaules au logis?
ARTÉMONE. — Compte sur moi; je saurai bien, morbleu, lui faire la vie dure.
LE PARASITE. — Ça, je suis sûr qu'il n'y échappera pas, du moins tant qu'il t'aura pour femme.
ARTÉMONE. — Je le pense bien. Et moi qui croyais qu'il donnait tous ses soins aux séances du sénat, ou à ses clients, et que c'était la fatigue de ses occupations qui le faisait ronfler toute la nuit! C'est pour avoir besogné au dehors qu'il m'arrive le soir n'en pouvant plus. Il laboure le champ d'autrui, et laisse en friche le champ familial. Et ce n'est pas assez de se débaucher, il faut encore qu'il débauche son propre fils!
LE PARASITE. — Suis-moi seulement par ici, et je te le fais prendre en flagrant délit, lui-même.
ARTÉMONE. — Ma foi, rien ne saurait m'être plus agréable. (Elle fait mine de s'avancer).
LE PARASITE. — Attends un peu.
ARTÉMONE. — Qu'y a-t-il?
LE PARASITE. — Si le hasard te mettait sous les yeux ton mari attablé, une couronne au front, en tenant embrassée sa maîtresse, tu pourrais, le voyant, le reconnaître?
ARTÉMONE. — Sûrement, ma foi.
LE PARASITE. — Tiens, le voici : je te le livre. (Il l'amène devant la porte de Philénie qu'il entr'ouvre pour qu'elle regarde à l'intérieur).
ARTÉMONE. — Mort de ma viel (Elle fait mine de s'élancer).
LE PARASITE. — Attends un peu. Restons à l'affût et guettons, sans nous montrer, ce qu'ils font.
ARGYRIPPE. — Voyons, père, finiras-tu de l'embrasser?
DÉMÉNÈTE. — J'avoue, mon enfant...
ARGYRIPPE. — Tu avoues quoi?
DÉMÉNÈTE. — Que je suis amoureux de cette belle à en perdre la tête.
LE PARASITE (à Artémone). — Tu entends ce qu'il dit?
ARTÉMONE. — Oui, j'entends.
DÉMÉNÈTE. — Et je ne déroberais pas chez moi, à ma femme, le manteau qu'elle aime le mieux pour te l'apporter? Non, morbleu, non; on ne m'y ferait pas renoncer même au prix de sa mort dans l'année (1).
LE PARASITE. — Penses-tu que c'est d'aujourd'hui qu'il a pris l'habitude de fréquenter les mauvais lieux?
ARTÉMONE. — Parbleu, c'était lui qui me mettait au pillage, tandis que je soupçonnais mes servantes, et les livrais au bourreau, les pauvres innocentes!

1. ou « d'un an de sa vie ».



ARGYRIPPE. — Père, fais-nous donner du vin : il y a un bon moment que j'ai bu le premier coup.
DÉMÉNÈTE (à un esclave). — Donne à boire, garçon, en commençant par le haut (1). (A Philénie). Et toi, d'en bas, pendant ce temps-là, donne-moi un baiser.
ARTÉMONE. — Malheureuse, je suis morte! Comme il la baise, le bourreau, digne parure de cercueil!
DÉMÉNÈTE. — Ma foi, voilà une haleine un peu plus agréable que celle de ma femme!
PHILÉNIE. — Dis-moi, mon chéri, elle a mauvaise haleine, ta femme?
DÉMÉNÈTE. — Pouah! J'aimerais mieux, s'il le fallait, boire l'eau d'une sentine que de lui donner un baiser.
ARTÉMONE (à part). — Ah vraiment? Il me paiera cher tout ce flot d'injures. J'en réponds. S'il rentre aujourd'hui à la maison, on lui en donnera, des baisers: ce sera ma principale vengeance.
PHILÉNIE. — Ma foi, tu es bien à plaindre.
ARTÉMONE. — Et ma foi, il le mérite.
ARGYRIPPE. — Dis-donc, père? Aimes-tu ma mère?
DÉMÉNÈTE. — Moi, elle? Oui, maintenant, parce qu'elle n'est pas là.
ARGYRIPPE. — Et quand elle est là?
DÉMÉNÈTE. — Je voudrais la voir morte.
LE PARASITE (à Artémone). — Comme il t'aime! Il n'y a qu'à l'entendre.
ARTÉMONE (sans répondre au parasite). — Ah, tu dis? Morbleu, voilà des paroles qui ne te porteront pas bonheur. Laisse faire : reviens seulement à la maison. Je te ferai voir quel danger il y a à mal parler d'une femme qui vous a apporté sa dot.
ARGYRIPPE. — Jette les dés, père, que nous les jetions à notre tour.
DÉMÉNÈTE. — Volontiers. (Il jette les dés). A moi Philénie, et à ma femme, la mort! Le coup de Vénus! Esclaves, applaudissez, et, pour ce beau coup, donnez-moi une coupe de vin au miel.

1. C.-à-d. par la droite, Déménète étant au milieu.

ARTÉMONE. — Je ne puis plus refouler...
LE PARASITE. — Rien d'étonnant, si tu n'as pas appris le métier de foulon. (Lacune). Le mieux, vois-tu, c'est de lui sauter aux yeux.
ARTÉMONE (entrant et marchant sur Déménète). — Non, morbleu, je vivrai : et quant à toi et à tes souhaits, tu te repentiras de les avoir formulés.
LE PARASITE (à part). — N'y a-t-il personne pour courir chercher les croque-morts?
ARGYRIPPE (se levant). — Bonjour, mère!
ARTÉMONE. — Garde ton bonjour.
LE PARASITE. — Pauvre Déménète! il est mort. (A part). Il est temps de me défiler. La mêlée s'échauffe à souhait. Je vais trouver Diabole, lui raconter que tout s'est fait comme il l'avait recommandé. Et aussi, je lui conseillerai de nous mettre à table, pendant que nos gens sont en train de se quereller. Ensuite, dès demain je l'amènerai ici chez l'entremetteuse, pour qu'il lui donne vingt mines, et qu'il ait, lui aussi, part aux faveurs de la belle, puisqu'il l'aime. A force de prières, j'espère obtenir d'Argyrippe qu'il accorde à son rival une nuit sur deux de sa maîtresse. Si j'échoue, mon roi, mon bienfaiteur est perdu pour moi : il brûle pour elle d'un tel amour! (Il s'esquive.)
ARTÉMONE (à Philénie). — Qui t'a permis de recevoir chez toi mon mari?
PHILÉNIE. — Moi, par ma foi, je n'ai pas à m'en féliciter : il m'a dégoûtée en à mourir.
ARTÉMONE. — Debout, l'amoureux, au logis!
DÉMÉNÈTE. — Je suis un homme mort.
ARTÉMONE. — Dis plutôt que tu es, ne le nie pas, de tous les hommes certes le plus grand vaurien. Il est encore couché, le coucou? Debout l'amoureux, au logis!
DÉMÉNÈTE. — Malheur à moi!
ARTÉMONE. — Tu es bon prophète. Debout l'amoureux, au logis!
DÉMÉNÈTE (à Philénie). — Recule donc un peu de ton côté.
ARTÉMONE. — Debout, l'amoureux, au logis!
DÉMÉNÈTE. — Assez, ma femme, je t'en prie...
ARTÉMONE. — Ah, oui! Je suis ta femme maintenant? Tu t'en souviens? Tout à l'heure, quand tu me lançais tes brocards, j'étais ton cauchemar, et non ta femme!
DÉMÉNÈTE. — Je suis mort, bel et bien mort.
AHTÉMONE. — Hé bien? l'haleine de ta femme sent-elle toujours mauvais?
DÉMÉNÈTE. — Un vrai parfum de myrrhe.
ARTÉMONE. — Tu n'as pas encore volé mon manteau pour le donner à cette fille?
PHILÉNIE. — Oui, ma foi, il m'avait promis de te le voler, ce manteau.
DÉMÉNÈTE. — Veux-tu te taire?
ARGYRIPPE. — Pour ma part, je tâchais de l'en détourner, mère.
ARTÉMONE. — Oui-dà, beau fils! (A Deménète). Sont-ce là les leçons de morale qu'un père doit prodiguer à ses enfants? Tu n'as pas honte?
DÉMÉNÈTE. — Hé bien, si! n'y aurait-il que cela, j'ai honte à cause de toi, ma femme.
ARTÉMONE. — Ce coucou à tête blanche que sa femme est obligée d'arracher des lieux de débauche!
DÉMÉNÈTE. — Ne puis-je rester — le souper est au feu — le temps de souper seulement?
ARTÉMONE. — Par Castor, tu auras, ce soir, le souper que tu mérites, une bonne correction.
DÉMÉNÈTE. — Mauvais lit pour moi cette nuit !Jugé et condamné, ma femme m'emmène à la maison.
ARGYRIPPE. — Je te disais bien, père, de ne pas vouloir de mal à ma mère.
PHILÉNIE (à Déménète). — N'oublie pas le manteau, mon chéri.
DÉMÉNÈTE (à Argyrippe). — Dis donc à cette fille de s'en aller d'ici.
ARTÉMONE (entraînant Déménète). — Au logis!
PHILÉNIE (à Déménète). — Un baiser encore avant de partir?
DÉMÉNÈTE. — Va te faire pendre!
PHILÉNIE. — Vas-y, toi plutôt. (A Argyrippe). Viens, suis-moi, mon cœur.
ARGYRIPPE. — Oui, ma belle, je te suis.
(Ils rentrent).

LE CHEF DE LA TROUPE
Si ce vieillard s'est donné du bon temps en cachette de sa femme, il n'a fait là rien de bien neuf, ni d'extraordinaire, ni qui diffère de ce que les autres font. Quel est l'homme de caractère assez ferme, de cœur assez intraitable pour renoncer au plaisir, quand l'occasion se présente? Maintenant, si vous voulez intercéder pour épargner au barbon la bastonnade, applaudissez à tout rompre, et, je pense, vous obtiendrez sa grâce.


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