Plaute

Amphitryon

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Texte traduit par Alfred Ernout, membre de l’Institut, Professeur à la faculté des lettes de l’Université de Paris.
Société d’édition « LES BELLES LETTRES », 1932.

 

Le sujet de l'Amphitryon est connu de tous, et, avec l'aide de Molière,  la comédie de Plaute a eu la rare fortune de voir les noms de deux de ses personnages passer au rang de noms communs : amphitryon, sosie sont entrés dans le vocabulaire courant. En dépit de cette gloire,  les origines de cette fable sont des plus obscures. Elle fait partie du cycle des légendes thébaines se rapportant à la naissance d'Héraklès (1). Le mythe d'une mortelle fécondée par un dieu est évidemment ancien; il est à la base de toutes les naissances de héros et des demi-dieux. Mais ici la légende se complique du fait qu'Alcmène mit au monde non pas un seul fils, mais deux, l'un de sang divin, Héraklès, l'autre de  sang  humain,   Iphiklès.   Qu'à  une  époque de foi naïve, ce prodige ait été accepté,  tout comme le fait de la procréation par un dieu,  sans qu'on songeât à s'en  étonner ou à l'expliquer,  il n'y  a là rien que de naturel. Mais quand les esprits se montrèrent moins crédules et inclinèrent à chercher   une   explication rationaliste   du   merveilleux,   il fallut trouver quel­que événement qui expliquât comment Zeus avait pu prendre,  à l'insu d'Alcmène,  la place d'Amphitryon. De là sans doute,  l'épisode du départ d'Amphitryon pour la  guerre  avec  les  Téléboens,   et  son  séjour à l'étranger, qui permettait au dieu de le devancer auprès de son épouse, et de la rendre mère dans l'espace d'une nuit.

1. Sur la légende d'Amphitryon et d'Alcmène, voir entre autres la Bibliothèque d'Apollodore, II IV, 6-9, dans l'éd. de Sir J. G. Frazer, Londres 1921, pp. 166 et suiv., et surtout 172 et suiv.

Les gens raisonnables n'y trouvaient pas encore leur compte, et on imagina que le mari d'Alcmène l'avait rendue mère avant son entrée en guerre, et que Zeus était venu la trouver deux mois plus tard, mais que, voulant lui épargner les douleurs d'un double enfantement, il l'avait fait accoucher en une seule fois de deux fils, l'aîné étant Iphiklès, le cadet, Héraklès(1). Malgré ces essais « d'explication » rationaliste, il n'en est pas moins resté dans la légende des obscurités et des contradictions, dont la plus grave est qu'Alcmène sem­ble bien voir le pseudo-Amphitryon pour la première fois depuis le départ du véritable, alors que la concep­tion d'Héraklès est indiquée comme remontant à sept mois auparavant (2). Imaginer que Zeus aurait prolongé de cette durée la nuit qu'il passe avec Alcmène est un argument désespéré. Il ne faut pas serrer de trop près la contexture de ces fables, ni vouloir à toute force que les tentatives maladroites faites pour les concilier avec la réalité, aient abouti à en chasser toute invraisem­blance. L'imagination populaire ne travaille pas avec la même logique que les érudits; et elle se contente volontiers d'approximations qui suffisent à donner au conte, à condition qu'on ne l'épluche pas trop, un aspect plausible. Elle crut avoir sauvé les apparences en donnant à la gestation d'Héraklès la durée minimum généralement admise (3), comme pour la même raison, dans certaines variantes, elle plaça le combat du héros contre les serpents non pas le jour même de sa nais­sance, ainsi que le fait Plaute, mais huit ou dix mois après, quand il pouvait déjà marcher (4).

1. D'où l'équivoque de Sosie au v. 4841
Verum minori  puero  maior est pater, Minor maiori.
Sur la naissance d'Héraklès, voir A. Cartault, L'Amphitryon de Plaute et la légende de la naissance d'Héraklès, Rev. Univer­sitaire 2 (1893), 5, 529; 6, 1.
2 Cf. M. Brasse, Quatenus in fabulis Plautinis et loci et temparis unitatibus species ueritatis neglegatur, Breslau, 1914, p. 84.
3. Cf. Aulu-Gelle, N. A. III 16.
4. Ainsi Apollodore, Bibl. II, IV, 8; Théocrite XX, 1.

Dépouillée de son caractère surnaturel, l'aventure d'Amphitryon ne pouvait manquer non plus d'apparaître sousun jour risible. Les maris trompés ont tou­jours été l'objet de plaisanteries faciles: l'Olympe lui-même s'est réjoui des infortunes conjugales d'Héphaistos-Vulcain; et ici la situation se prêtait merveilleuse­ment à un imbroglio où se multiplieraient les méprises et les équivoques. Pour en augmenter le nombre, on imagina d'adjoindre à Zeus un compagnon, Hermès ou Mercure, qui serait le double de l'esclave d'Amphi­tryon, Sosie. Mais nous ignorons tout de la manière dont cette création s'accomplit. Nulle part dans les sources grecques dont nous disposons il n'est fait men­tion du personnage de Sosie, et le rôle apparaît entière­ment neuf dans la comédie de Plante. Nous ne savons pas davantage de quel original grec le poète latin s'est inspiré. On a proposé différentes hypothèses : les uns penchent pour une pièce de la comédie moyenne, d'autres, pour une pièce de la comédie nouvelle. Casaubon a mis en avant la Langue Nuit de Platon le Comi­que, Dietze, la nuitde Philémon (1), Vahlen a pense à une phlyaque du répertoire de Rhinton (2). Aucune preuve véritable ne vient appuyer ces conjectures. Car il est vain de vouloir retrouver dans le récit de la manœuvre: militaire que fait Sosie (3) une trace de la lactique des Diadoques et en déduire que la pièce grecque était postérieure à 330, donc appartenait à la comédie moyenne. En réalité la description de la bataille est beaucoup plus romaine que grecque et la charge de cavalerie, telle que la décrit Piaule, est plutôt un souve­nir de la tactique employée dans les guerres puniques, dont les combats étaient encore présents à tontes les mémoires (4). II faut bien l'avouer, ces recherches des sources sont particulièrement décevantes, et l'ingénio­sité s'y dépense en pure perte.

1. Dietze. De Philemone comico.Goetinguen, 1901, p. 22-23.
2. J Vahlen.  Plautus a,  die fabula  fihinl/iomta,   Rhein.  Mue. 16 (1861). 47Z. etc.
3. Amphitruo  2-12-247.
4 Cf.   Ph.-E   Legrand.   Daos, p.17:Lejay.Plaute, P.163-164,

Même lorsque nous con­naissons le nom du comique grec qui a fourni à Plaute son modèle, comme ce modèle ne nous est généralement connu que par un titre, ou des fragments insignifiants, le profit de cette découverte est misérable. Plaute et Térence nous servent à reconstituer les pièces de la comédie moyenne ou nouvelle, beaucoup mieux que celles-ci ne nous permettent d'étudier les rapports de dépendance entre le modèle et la copie, et les procédés d'imitation des adaptateurs latins. Il n'est donc pas pos­sible non plus de décider si Plaute a ou non recouru à la « contamination », c'est-à-dire s'il a fondu dans une seule intrigue des situations et des épisodes empruntés à deux ou plusieurs pièces (1). Les « raisons internes » pour lesquelles on se décide reposent sur des jugements littéraires tout subjectifs, dont la valeur probante est faible. Telle scène apparaît surajoutée à un critique qui sera défendue par tel autre. De plus les anciens ne regardaient pas de très près à la composition de leurs comédies, ils n'hésitaient pas à introduire des longueurs ou des scènes en hors d'oeuvre s'ils les jugeaient propres à faire rire; et le public n'était pas très exigeant. L'invraisemblance, l'inutilité, les lon­gueurs, les maladresses d'enchaînement, les contradic­tions même ne sont pas des raisons suffisantes pour conclure à la contamination. Et nous ignorerons tou­jours ce que le poète latin a pu ajouter de son propre fonds. Or il semble que Plaute ne se soit pas fait faute d'en user librement avec ses modèles: à chaque instant le trait de mœurs romaines apparaît, nous révélant l'in­dépendance de Plaute vis-à-vis du Grec, son souci de l 'adapter au public romain, qu'il ne veut pas dépayser. Enfin la personnalité de Plaute est trop forte pour ne pas faire craquer les cadres étroits d'une translation fidèle.

1. Bibliographie dans Schanz-Hosius, Gesch. d. rom. Literatur, l, p. 58. § 32, Die lateinische Nachbildung.

Le sujet d'Amphitryon n'a pas de pareil dans l'œuvre plautinienne.   S'il  arrive que des dieux interviennent par ailleurs, ce n'est qu'à titre accessoire, et détachés de l'action, pour expliquer l'intrigue dans le prologue, ou annoncer  que grâce à eux tout finira bien. Ici Jupiter et   Mercure sont des éléments essentiels de l'intrigue, et ils ont à côté d'eux un roi et une reine. Aussi  le ton doit-il être plus soutenu  que dans tout autre comédie. Mercure, dans le prologue, parle même de  tragédie; puis  voyant se  contracter à  ce mot le front des spectateurs, il consent à ce que la pièce soit mixte, une tragi-comédie1. Définition qui lui convient bien, car Plaute  a  su  mélanger  avec  une admirable habileté le burlesque et le sérieux, côtoyer le tragique sans jamais y tomber. Certaines scènes relèvent du drame bourgeois, le dernier acte est de ton héroïque. Un personnage conserve à travers toute la pièce une dignité et un sérieux qui ne se démentent pas : c'est Alcmène. Aimante et vertueuse, sûre de son innocence et indignée de la fausse accusation qui pèse sur elle, elle sait  trouver pour se défendre des accents d'une noblesse simple et touchante qui ne détonneraient pas dans une tragédie : « La tendresse de la femme et la fierté de la Romaine s'expriment dans un admirable monologue (1) », que Molière n'a fait qu'affadir (2). Jupiter avec son hypocrisie, sa duplicité, sa bassesse paraît pres­que répugnant à côté d'elle,  et l'auteur a cru devoir l'excuser auprès des spectateurs en lui faisant dire qu'il « réparerait » (3) .
Les parties chantées dominent dans Amphitryon, et les sénaires iambiques du dialogue y apparaissent rare­ment. Parmi les couplets les mieux venus on remar­quera le soliloque de Sosie {v. v. 153-179), sa description de la bataille (v. v. 203-247), le monologue d'Alcmène (v. v. 633-653), où le lyrisme de Plaute se déploie dans sa prestigieuse virtuosité.

1. v. 59.  Voir W. Schwering. Die Sntxehvna dei  Wartei  ' tra-gicomoedia ',  Indogerm.   Forech.   37   (1916),  139
2. P. Lejay.  Plaute p.  169, — Voir v 633-659.
3. Molière, Amphitryon,   I.  III, 542-564. A. Cf.le monologue de Mercure, v.  463-498.

La pièce est défigurée par une longue lacune d'environ trois cents vers, qui a fait disparaître à peu près tout le quatrième acte. Je ne sais si nous y avons beaucoup perdu: c'était une parade clownesque, destinée à la partie la plus grossière du public, qui s'esclaffait à voir Jupiter, Mer­cure et Amphitryon s'empoigner comme des porte­faix. Cette disparition ne nuit en rien à l'intelligence de l'intrigue et a contribué à lui maintenir une cer­taine tenue.
La date de représentation n'est pas connue (1). L'Am­phitryon a été l'objet de plusieurs imitations chez les modernes : la plus célèbre est celle de Molière (1668); il faut citer aussi celle de Rotrou, sous le titre Les Sosies (1634), et en Allemagne, celle de H. von Kleisl (1807).

1. V. Puettner, Z. Chronologie des Plaut. Kom., Eied, 1906, p. 13, la place après 193, Schwering, aux Ludi Romani de l'année 201. Ni l'un ni l'autre n'apporte de preuve convaincante.

 

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PERSONNAGES
MERCURE, dieu.
SOSIE, esclave d'Amphitryon.
JUPITER, dieu.
ALCMÈNE, femme d'Amphitryon.
AMPHITRYON, général des Thébains.
RLÉPHARON, pilote.
BROMIE, servante d'Amphitryon.

 

ARGUMENT I
Tandis qu'Amphitryon guerroie contre les ennemis de sa patrie, les Téléboens, Jupiter a pris son visage et lui a emprunté son épouse Alcmène. Mercure revêt la forme de l'esclave Sosie, absent lui aussi. Alcmène est dupe de ces ruses. A leur retour, le véritable Amphitryon et le vrai Sosie sont bafoués l'un et l'autre d'étrange manière. De là querelle, brouillerie entre le mari et la femme, quand enfin Jupiter, faisant du haut des cieux entendre sa voix au milieu du tonnerre, con­fesse lui-même son adultère.

ARGUMENT II
(acrostiche)
Jupiter, épris d'Alcmène, s'est métamorphosé en son époux Amphitryon tandis que ce dernier combat les ennemis de sa patrie. Mercure le sert et l'assiste sous les traits de Sosie, et, quand reviennent le maître et l'esclave, il les dupe tour à tour. Le mari fait querelle à sa femme; et les deux rivaux s'accusent réciproque­ment d'adultère. Blépharon, pris pour arbitre, ne peut décider lequel est Amphitryon. Toute l'affaire finit par s'éclaircir; Alcmène accouche de deux jumeaux.

(PROLOGUE)
MERCURE
Si vous voulez que dans votre commerce, dans vos achats comme dans vos ventes, j'assure généreusement vos gains, et vous assiste en toutes choses; si vous voulez que vos affaires et vos combinaisons à tous réussissent, tant à l'étranger que dans votre pays, et que de bons et amples profits viennent par mes soins grossir continûment vos entreprises présentes et futures; si vous voulez que pour vous tous et pour tous les vôtres je sois un messager de bonnes nouvelles, que je n'apporte et n'annonce que les plus heureux succès pour votre république, — car vous le savez, les autres dieux m'ont donné pour mission de présider aux messages et aux profits — si vous voulez, dis-je, que je vous exauce, et m'efforce que vos gains aillent sans cesse s'accroissant, en ce cas, vous ferez silence pour cette comédie, vous vous montrerez tous des arbitres aussi justes qu'équitables.
Maintenant, qui m'a donné l'ordre de venir, et pour­quoi suis-je venu? je vais vous le dire, et en même temps vous donner moi-même mon nom. Je viens sur l'ordre de Jupiter, et mon nom est Mercure. Mon père m'a envoyé ici vous adresser une prière, quoiqu'il sût bien que toute parole de lui serait un ordre pour vous.
Il n'ignore pas en effet que vous avez pour lui les sen­timents de vénération et de crainte que l'on doit à Jupiter. Néanmoins, la chose est sûre : il m'a ordonné de vous adresser cette demande comme une prière, fort poliment et en bons termes. C'est que le Jupiter, dont l'ordre m'envoie ici, redoute autant que pas un de vous la fâcheuse bastonnade. Né d'une mère mortelle, d'un père de race humaine, il n'y a pas lieu de s'étonner
s'il appréhende pour lui-même. Et du reste moi-même, moi, le fils de Jupiter, par contagion sans doute, j'ai les mêmes appréhensions que lui. Je viens donc pacifiquement, vous apporter des paroles de paix : je veux gagner auprès de vous une cause juste et facile. Car j'ai été délégué en ambassade pour demander justement justice à des hommes justes (1). En effet vouloir obtenir d'hommes justes une injustice c'est chose incon­venante; d'autre part, demander justice à des injustes, c'est folie. Iniques comme ils le sont, ils ignorent jusqu'à la notion du juste.
Et maintenant, prêtez tous attention à ce que je vais dire. Nos volontés doivent être les vôtres : nous en avons assez fait, mon père et moi, pour vous et votre république. Faut-il, comme j'en ai vu tant d'autres dans les tragédies, Neptune, Valeur, Victoire, Mars, Bellone, remémorer leurs bienfaits envers vous, faut-il que je rappelle les bienfaits dont mon père, le souverain des dieux, est l'artisan (2) pour tous? Il n'a jamais été dans son caractère de reprocher aux gens de bien le bien qu'il leur faisait. Il est persuadé qu'il n'a pas affaire à des ingrats, et que vous êtes dignes de ses bontés.

1. Vers peut-être interpolé, dont le texte et le sens sont discutés.
2. «  l'architecte »  dit   le   texte   latin.   Le   mot   correspond   au «  démiurge »  du  grec.

Maintenant je vais d'abord vous dire l'objet de mon ambassade; ensuite je vous exposerai le sujet de cette tragédie. Pourquoi ce front soudain ridé? Parce que j'ai parlé de tragédie? Je suis dieu; j'aurai vite fait de la transformer. Cette même pièce, ai vous le voulez, je la ferai passer de tragédie en comédie, sans en chan­ger un seul vers. Le voulez-vous, oui ou non? Mais je suis bien sot. Comme sije ne savais pas que vous le voulez, moi un dieu ! Je n'ignore pas quel est là-dessus votre sentiment. J'en ferai donc une pièce mixte, une tragi-comédie. Car faire d'un bout à l'autre une comédie d'une pièce où paraissent des rois et des dieux, c'est chose, à mon avis, malséante. Alors, que faire? puisqu'un esclave y tient aussi son rôle, j'en ferai, comme je viens de le dire, une tragi-comédie (1).
Autre prière que Jupiter m'a chargé de vous adresser. Il souhaite que des inspecteurs aillent, sur chaque gradin, dans toute l'enceinte, surveiller les spectateurs. S'ils voient des partisans embauchés au profit d'un concurrent, qu'ils leur saisissent  sur place leur toge, à titre de gage. Si quelqu'un brigue la palme pour les acteurs ou pour tout autre artiste — qu'il intrigue par lettres,   ou   de   sa   propre  personne,   ou   par  personne interposée — ou si les édiles la décernent déloyalement, Jupiter a ordonné qu'on leur applique la même loi que s'ils avaient brigué malhonnêtement une magistrature

1. Il y a ici un écho des théories aristotéliciennes, quoique la Poétique n'exclue pas expressément les esclaves de la tragédie. Il y est dit seulement que la comédie tend a imiter des êtres pires. la tragédie, des êtres meilleurs que ceux de la réalité actuelle. Mais le ton même de la tragédie exigeait que l'action fut mener par des personnages nobles et Qintilien met Accius et Pacuvus au premier rang des poètes tragiques, par l'énergie des pensées, la majesté du style, et la dignité des personnage (ou la noblesse des caractères) : Trageodia  scripteres ueterum Accius atque Pacuuius grandissime grauitate sentiarum, verborium pondère auctoritate personarum. • (Inst. Or. 1. X, I, 97).

pour eux ou pour autrui (1). Il dit que c'est à votre valeur que vous devez vos victoires, non à l'intrigue ni à la déloyauté ; pourquoi la loi ne serait-elle pas la même pour un comédien que pour un haut personnage? C'est par le mérite qu'il faut faire campagne, non par la cabale. L'honnête homme a toujours assez de partisans, si les juges dont il dépend sont eux-mêmes conscien­cieux. Voici encore un mandat dont Jupiter m'a chargé auprès de vous : il veut qu'on désigne des surveillants pour les acteurs; et si l'un d'eux monte une cabale pour se faire applaudir, ou pour faire siffler un concurrent, qu'on lui mette en pièces son costume, et la peau avec. N'allez pas vous étonner que Jupiter s'inté­resse aujourd'hui aux acteurs. C'est tout naturel : c'est lui-même qui va jouer celle pièce. Pourquoi cette sur­prise? comme si vraiment c'était un spectacle nouveau que Jupiter faisant métier d'acteur. Ici même l'an dernier, sur cette scène quand les acteurs l'appelèrent à leur aide, il vint, il leur prêta secours. D'autre part, il est certain qu'il paraît dans les tragédies. Ainsi donc, comme je disais, Jupiter en personne jouera aujourd'hui dans cette comédie, et moi-même je lui tiendrai compagnie. Maintenant écoutez bien, je vais exposer le sujet de notre pièce.

1. Plaute — s'il est réellement l'auteur du Prologue — parodie ici le style juridique; d'où la présence de toutes les propositions commençant par si, sine, dans lesquelles se manifeste l'esprit de cautèle du législateur romain. L'emploi du vieux mot « sirempse », qui en dehors de ce passage, ne figure que dans des textes de lois et dans la formule fixée, ita siremps lex esto (siet) accentue le caractère parodique. —La pignoris capio ou saisie à titre de gage d'un ou plusieurs biens du débiteur, saisie que le créancier opère de son autorité privée, en prononçant devant témoins des paroles solennelles (May-Becker, Précis p. 244), est naturellement de pure fantaisie, comme le rôle attri­bua aux enquêteurs (conquistores).

Cette ville que voici est Thèbes; et là, dans cette mai­son habile Amphitryon, né dans Argos d'un père Argien, et qui a pour épouse Alcmène, fille d'Electryon.
En ce moment Amphitryon est à la télé des légions thébaines; car les Thébains sont en guerre avec les Téléboens (1). En partant pour l'armée, il a laissé Alcmène enceinte. Mais vous savez, je crois, comment est mon père, quelles libertés il se permet en ces matières, et comme il est passionné pour l'objet dont il s'est une fois épris. Il est donc devenu amoureux d'Alcmène à l'insu de son mari, il l'a eue tout entière à lui, et l'a rendue grosse de ses œuvres. Ainsi, pour que vous sachiez au juste l'état d'Alcmène, elle porte un double fruit, l'un de son mari, l'autre du très grand Jupiter. Du reste, en ce moment même, mon père est là, dans cette maison, couché à ses côtés. Aussi cette nuit a-t-elle été prolon­gée, tandis qu'il prend son plaisir avec celle qu'il aime.
Mais, pour ce faire, il s'est déguisé sous les traits d'Amphitryon. Quant à moi, ne vous étonnez pas de mon accoutre­ment, et de cette tenue d'esclave sous laquelle je me présente. C'est une vieille, vieille histoire que nous vous présenterons rajeunie; voilà pourquoi je parais sous ce nouveau costume. Or donc, mon père est là dans cette maison : oui, Jupiter lui-même. Il s'est métamorphosé en Amphi­tryon; et tous les esclaves qui le voient le prennent pour lui.

1. Amphitryon passait dans la légende pour être fils d'Alcée, roi de Tirynthe et petit-fils de Persée. Ayant tué par mégarde son oncle et beau-père. Electryon. roi de Mycène et d'Argos, il dut s’exiler, et reçut l'hospitalité du roi de Thèbes, Créon. qui lui confia le commandement de son armée, et l'envoya com­battre contre les Téléboens peuple mythique d'Arcanie et de Leucadie. II ne faut pas serrer de trop près le récit de pareilles s, pas plus qu'il ne faut essayer d'expliquer comment Thèbes, ville située au milieu des terres, en pleine Béotie, se trouve être devenue un port de mer, ou tout au moins, comme Athènes, avoir en un port.

Tant il est habile à changer de peau, quand l'envie lui en prend! Pour moi, j'ai pris la figure de l'esclave Sosie, qui a suivi Amphitryon aux armées, de manière à pouvoir servir mon père dans ses amours, sans que les serviteurs songent à s'informer de ma per­sonne, en me voyant aller et venir sans cesse dans la maison. Ils me prendront pour un esclave, pour un de leurs camarades, et aucun d'eux ne s'avisera de me demander qui je suis, ni ce que je suis venu faire. Et là dedans, mon père, à l'heure qu'il est, contente son envie; il est au lit, tenant dans ses bras l'unique objet de ses désirs. Il lui raconte ce qui s'est passé là-bas aux armées; Alcmène croit que c'est son mari qui parle, et elle est avec un amant. En ce moment il lui conte comment il a défait les légions ennemies, et quels dons sans nombre il a reçus en récompense. Ces dons, qu'Amphitryon a reçus là-bas, nous les avons dérobés : il est facile à mon père de faire ce qu'il veut. Aujourd'hui Amphitryon va revenir de l'armée, et avec lui l'esclave dont je porte les traits que vous voyez. Mais pour que vous puissiez facilement nous distinguer les uns des autres, moi j'aurai toujours ce petit plumet sur mon chapeau (1) et mon père aura sous le sien une torsade d'or; signe que n'aura pas Amphitryon. Ces signes, personne de la maison ne pourra les voir; vous, au contraire, vous les verrez.

1. Petasus, dit le texte latin, le mot et la chose sont grecs, et d'importation récente, comme l'indique la forme même. Mais ils ont aquis droit de cité A Rome, et l'on trouve le dérivé latin petasatus dans Suétone. Aug., ch. 82. Le petasus était un chapeau de feutre, à fond bas et à larges bords qui serrait de défense contre le soleil et la pluie. Il était attaché par des cordons que l'on nouait sous le col et derrière la tête; et comme il était très chaud, souvent le laissait-on pendre dans le dos par les cordons. Le torulus que porte Jupiter est une sorte de rou­leau ou de turban présentant des contours pleins et bombée (torus) : l'origine en est inconnue. En tout cas le mot n'est pas grec.

Mais voici l'esclave d'Amphitryon,  Sosie, qui arrive justement du port avec sa lanterne. Je m'en vais, à son arrivée, l'écarter de la maison. Ecoutez; cela vaudra la peine pour les specta­teurs de voir Jupiter et Mercure jouer ici la comédie.

(ACTE   I)
(SCÈNE I)
SOSIE ,MERCURE
sosie (en costume de voyage, une lanterne à la main. Il vient par la gauche, du. côté du port.) — Y a-t-il homme au monde plus audacieux, que dis-je, plus téméraire que moi? Connaissant, comme je les con­nais, les mœurs de notre jeunesse, cheminer seul, à celle heure de la nuit ! Que deviendrais-je, si les agents de police (1) me fourraient maintenant en prison ? Demain, je serais mené du garde-viande (2) à la baston­nade. Moi, on ne me laisserait pas m'expliquer; de mon maître nul secours à attendre, et tous s'accorderaient comme un seul homme à trouver que c'est bien fait pour moi, tandis que huit forts gaillards battraient mon pauvre dos comme une enclume. Voilà, pour mon retour de l'étranger, l'hospitalité que me donnerait la république. Et tout cela, de la faute de mon maître dont l'impatience m'a dépêché du port, bon gré malgré, à cette heure de la nuit.

1. Premier trait de moeurs romaines. Les tresuiri nocturni ou capitales étaient des fonctionnaires d'ordre inférieur, nommés par le consul ou le prêteur urbain, qui, agissant comme délégué de ces magistrats, tenaient d'eux le droit d'opérer des arresta­tions, d'incarcérer des prévenus, d'exécuter les condamnés. Quant aux équipées nocturnes des jeunes gens, elles étaient chose courante à Rome comme en Grèce, et même les  empereurs ne dédaignaient pas d'y prendre part; cf. par ex. Suétone, Néron, ch. XXVI.
2.promptaria cella, désignation plaisante de la prison, assimilée au garde-manger où le promus va tirer les provisions, que le tondus y a déposées.

Ne pouvait-il pas attendre jusqu'au jour pour ce message? Ah ! c'est dur d'être au service d'un grand, et l'esclave d'un riche est bien le plus malheureux : nuit et jour, sans répit, il y a assez et trop à dire ou à faire, sans jamais de repos (1).
Quant au maître, fort de sa richesse, exempt de travail et de peine, tout ce qui lui passe par la tête, il croit que c'est possible, il juge que c'est raisonnable, sans jamais réfléchir à la peine que donne la chose. Que ce qu'il commande soit juste ou injuste, jamais il n'y songera. Ah, oui ! quand on est esclave, on subit bien des injustices. Il faut garder et porter son fardeau, avec toutes ses peines.
mercure(à part). — C'est plutôt à moi qu'il con­viendrait de maugréer ainsi contre la servitude : j'étais libre ce matin encore, quand mon père m'a réduit en esclavage. Et c'est lui, esclave de naissance, qui se plaint.
sosie. — Je suis en vérité un grand coquin d'esclave. M'est-il seulement venu à l'idée, depuis mon retour, de remercier et d'invoquer les dieux pour tous les bienfaits dont ils m'ont comblé? Parbleu, s'ils se souciaient de me récompenser selon mes mérites, ils dépêcheraient quelque gaillard qui, dès mon arrivée, me labourerait congrûment le visage : car, pour tout le bien qu'ils m'ont fait, j'ai montré tant d'ingratitude et d'indifférence...
mercure (à part). — Celui-ci, au moins, n'est pas comme les autres : il sait se rendre justice.

1. Cf   Molière,  Amphitryon, Acte I,  Sc.  1 :
Sosie à quelle servitude
Tes jours sont-il  assujettis !
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.

sosie.- Par une chance que nous n’aurions jamais  osé espérer, ni moi, ni aucun autre citoyen de Thèbes, nous reprenons sains et saufs possession de notre foyer : nos légions victorieuses rentrent dans leur patrie, l'ennemi est vaincu, la plus grande des guerres est éteinte, l'adversaire est anéanti. Cette ville, qui causa au peuple thébain tant de deuils prématurés, la voici, grâce à la valeur et à la vaillance de nos troupes, vain­cue et prise d'assaut, grâce surtout au commandement et aux auspices de mon maître Amphitryon : car c'est lui qui a enrichi ses concitoyens de butin, de terre et de gloire, et consolidé le trône de Créon, roi de Thèbes. Dès notre arrivée au port, il m'a dépêché en avant à la maison, pour faire à son épouse le récit de ces événements, et du triomphe remporté par nos armes, sous sa conduite, son commandement et ses auspices. Voyons maintenant comme je lui dirai tout cela, une fois rendu là-bas. Si je mens, je ne ferai que suivre mon habitude et mon caractère. Au plus fort de la bataille, j'étais, moi, au plus fort de ma fuite. N'im­porte, je ferai comme si j'y avais été, et j'en parlerai par oui-dire (1). Mais comment et en quels termes con­vient-il de faire ce récit? C'est ce à quoi je veux d'abord m'exercer ici, seul avec moi-même. Voici mon début. Dès notre arrivée là-bas, à peine avions-nous touché terre, aussitôt Amphitryon choisit des ambassadeurs parmi l'élite des chefs. Il les délègue avec ordre de faire connaître aux Téléboens sa décision : s'ils consentent, sans violence et sans guerre, à livrer les objets ravis

1 Je dois aux yeux d'Alcmène un portrait militaire Du grand combat qui met nos ennemis à bas:
Mais comment diantre le faire.
Si je ne m'y trouvai pas?
N'importe, parlons-en, et d'estoc et de taille.
Comme  oculaire  témoin.
Combien de gens font-ils des récits de bataille
Dont ils se sont tenus fort loin !

et les ravisseurs, à rendre ce qu'ils ont razzié, il emmè­nera sur le champ son armée dans ses foyers, les Argiens quitteront le territoire des Teléboens, et les laisseront en repos et en paix; si au contraire ils sont autrement disposés, et ne satisfont pas à ses demandes, alors, il attaquera leur ville avec toute la force de ses armes.
Après que les chefs désignés par Amphitryon ont rapporté exactement ces propositions, les fiers Telé­boens, confiants dans leur force et leur valeur, apostro­phent nos ambassadeurs avec autant d'orgueil que d'insolence; ils répondent qu'ils sauront bien se défen­dre par les armes, eux et les leurs ainsi, que les Thébains se hâtent de retirer leurs armées de leur pays. Dès que nos ambassadeurs ont rapporté cette réponse, immédiatement Amphitryon fait sortir du camp toute son armée, de leur côté, les Teléboens ont avancer hors de la ville leurs légions magnifiquement armées. Une fois qu'on est sorti des deux côtés avec toutes ses forces, les hommes s'alignent, les rangs se forment. Nous, nous disposons nos légions suivant notre habitude et notre tactique, les ennemis de leur côté font de même pour leurs légions. Puis les généraux des deux armées s'avancent dans le champ libre, et s'entretiennent en dehors des rangs. Ils conviennent entre eux que les vaincus de cette lutte livreront leur ville, leur terri­toire, leurs autels, leurs foyers, et leurs personnes (1).

1. Les termes militaires, la tactique, la façon d'engager le combat, tout est romain et le récit de Sosie ne diffère pas beaucoup de la description d'une bataille chez Tite Live. La pro­cédure de la déclaration de guerre rappelle exactement celle des Fetiaux: « Fetiales apud veteres Romanos étant qui sancto legatorum offitio ab his qui adversum populum romanum ui  aut rapinis inuiriis hositili mente commouerant. pignora facto foedere iure repetebant : nec bella indicebantur, quae tamen pia uocabant, priusquam id fuisset Fetialibus denuntiatum » Nonius . p. 529, 17.

Cela fait, les trompettes sonnent face à face. La terre renvoie le son : des deux côtés on pousse le cri de guerre. Des deux côtés aussi, chez nous comme chez eux, le général adresse des vœux à Jupiter, et des exhortations à son armée. Chacun pour sa part déploie tout ce qu'il a de force et de courage, le fer frappe le fer; les traits se brisent; le ciel mugit du grondement de la mêlée; les respirations haletantes se condensent en nuages; les hommes tombent sous la violence des coups. Enfin, comme nous le souhaitions, notre armée à l'avantage; les ennemis tombent dru; de leur côté, les nôtres les pressent; nous avons vaincu notre orgueilleux adver­saire.
Mais pourtant pas un ne prend la fuite, ni ne recule; tous combattent de pied ferme, et se font tuer plutôt que de reculer d'un pouce, chacun tombe à son poste et à son rang.
A cette vue, mon maître Amphitryon fait aussitôt donner sa cavalerie par la droite. Prompts comme l'oiseau les cavaliers obéissent; par la droite, ils foncent sur l'ennemi avec des cris effroyables, d'un élan irré­sistible; ils rompent ses rangs, ils l'écrasent : juste vengeance de l'injure faite.
mercure part). — Jusqu'à présent il n'a pas dit le moindre petit mot de travers; car moi-même j'étais présent à l'action, avec mon père.
sosie. Les ennemis prennent la fuite, l'ardeur des nôtres en redouble; dans leur retraite les Téléboens sont accablés de traits (1).

1.  Lucrèce s'est peut-être souvenu de  ce passage dans  la des­cription d'une bataille, 1. II. v. 323 et suiv. :

Amphitryon lui-même a égorgé de sa main leur roi Ptérélas. Telle est la bataille qui se livra là-bas depuis le matin jusqu'au soir. Je m'en souviens d'autant mieux que ce jour-là je me passai de déjeuner. Mais enfin la nuit par son intervention vint mettre fin à la lutte. Le lendemain, les chefs de la cité viennent tout en larmes dans notre camp; por­tant dans les mains les insignes des suppliants (1), ils nous prient de pardonner leur faute, et se remettent corps et biens, avec leurs dieux, leur ville, leurs enfants, à la merci et à la discrétion du peuple thébaîn (2). Après quoi  pour prix de sa valeur, mon maître Amphitryon a reçu en don la coupe d'or où le roi Ptérélas avait coutume de boire. Voilà ce que je dirai à ma maîtresse.
Maintenant,  continuons, nous, d'exécuter les ordres du maître, et reprenons le chemin de chez nous.
mercure (à part). — Attention ! il va venir par ici. Je vais aller à sa rencontre, et je ne le laisserai pas, de toute la journée, s'approcher de la maison. Puisque j'ai pris son image, je suis bien décidé à l'évincer. En vérité, du moment que j'ai pris sa forme et son main­tien, ne convient-il pas que j'aie aussi ses façons et son caractère ? Il me faut donc être malicieux, roué, fourbe en tout point, et m'armer de ses propres armes, et par
la malice le chasser de cette porte. (Apercevant Sosie qui s'est absorbé dans la contemplation du ciel.) Mais qu'y a t-il donc? Il ne quitte pas le ciel des yeux. Observons ce qu'il peut bien faire.

1. uelamenta, comme le rameau d'olivier, les bandelettes de laine, etc. Cf. Virgile, En. VII, 237; VIII, 126; SI, 101, et Servins ad loc. La coutume se retrouve en Grèce, des les plus anciens temps: Homère la signale, par ex. Iliade, chant I, v. 14.
2. Passage qui rappelle de près la formule de reddition rap­portée par Tite-Live I, 38, 2: « Deditisne uos populumque Collatinum, urbem, agros, aquam, terminos, delubra, utensilia, divina humanaque omnia in meam populique Romani dicionem ? »

sosie. - Vraiment, parbleu! s'il y a une chose sure et certaine au monde, c'est bien, je crois, que Nocturnus (1) cette nuit était ivre quand il s'est endormi. Les sept étoiles de la Grande Ourse ne font pas un mouvement dans le ciel; la lune ne bouge pas d'un pouce de l'endroit où elle s'est levée; ni Orion, ni Vesper, ni les Pléiades ne se couchent : les constellations restent sur place; et nulle part la nuit ne fait place au jour.
mercure (à part). — Continue, ô Nuit, comme tu as commencé; montre-toi complaisante envers mon père. Tu agis au mieux en rendant au meilleur des dieux le meilleur service; ta peine ne sera point perdue.
sosie. — Jamais je n'ai vu, je pense, de nuit plus longue, sauf une, où après avoir été bâtonné, je suis resté suspendu au poteau, du soir au matin. Mais même celle-là, ma foi, celle-ci la dépasse de beaucoup en durée. Je crois bien, parbleu, que le Soleil dort encore, et qu'il a bu un bon coup. Je parierais qu'il s'est un peu trop bien traité à dîner.
mercure (à part). — Tu dis, coquin? Crois-tu que les dieux te ressemblent? Mordieu! je vais te payer de tes insolences et de tes méfaits, pendard. Viens seule­ment jusqu'ici, s'il te plaît; ce ne sera pas pour ton bonheur.
sosie. — Où sont donc ces galants, qui n'aiment pas à coucher seuls? Voici une nuit bien faite pour donner de l'ouvrage aux belles qu'on paye si cher.
mercure (à part). — Mon père, à l'entendre, a donc bien raison de tenir dans son lit, dans ses bras cette Alcmène dont il est amoureux, et de ne pas contrarier sa passion.
sosie. — En route ! Portons à Alcmène les nouvelles dont m'a chargé Amphitryon. Mais quel est cet homme que je vois là, devant la maison, à cette heure de la nuit? Cela ne me dit rien de bon.

1. C'est le seul endroit où cette divinité soit  mentionnée. Mais St- Jérôme signale un dieu nocturninus (2. 397 A Vall.2).

mercure (à part). — II n'y a pas poltron comme lui.
sosie (à part). — Hé ! mais j'y songe. Il veut me rebattre aujourd'hui mon manteau (1).
mercure (à part). — II a peur. Je vais m'en amuser.
sosie (à part). — Je suis perdu; les dents me déman­gent (2). Certainement, il va, pour mon arrivée, me ré­galer d'une réception pugilistique. C'est un bon cœur, à ce que je vois. Comme mon maître m'a fait veiller, il va maintenant m'endormir à coups de poings. Ça y est ! je suis mort! Miséricorde! par Hercule, qu'il est grand et qu'il est fort !
mercure (à part). — Parlons haut bien en face, de manière qu'il m'entende. C'est le moyen d'augmenter sa terreur. (A haute voix) Au travail, mes poings. Il y a bien longtemps que vous n'avez donné à mon esto­mac sa pitance. Il me semble qu'il s'est passé un siècle depuis qu'hier vous avez endormi tout nus ces quatre gaillards.
sosie (à part). — J'ai une peur terrible de changer de nom aujourd'hui. De Sosie devenir Quintus (3) ! C'est quatre hommes, prétend-il, qu'il a endormis. Je crains bien d'augmenter ce nombre.
mercure (se mettant en garde). — Hé bien! allons-y : comme cela.
sosie (à part). — II relève sa tunique; pas de doute, il se met en tenue.
mercure (à part). — II ne s'en tirera pas sans être rossé.

1. proprement « me retisser (à coup de navettes) mon man­teau » ; c.-à-d. « me rouer de coups ».
2. La démangeaison est un avertissement du danger qui les menace. De même Liban, dans Asinaria v. 315, sent au tressail­lement de ses épaules qu'il y a quelque raclée dans l'air.
3. C'est-à-dire « Cinquième ».

sosie (à part). — Qui donc?
mercure (à part) — Le premier qui viendra ici, je lui fais manger mes poings.
sosie (à part). — Fi! je n'aime pas manger si tard dans la nuit; j'ai dîné tout à l'heure. Tu ferais mieux de servir ton repas à des affamés.
mercure (à part). — Voici un poing d'un assez bon poids.
sosie (à part). — Je suis mort : il soupèse ses poings.
mercure (à part). — Si je commençais à le caresser, pour l'endormir?
sosie (à part). — Ce serait me sauver la vie. Voilà trois nuits de suite que je n'ai pas fermé l'œil.
mercure (à part). --Mauvaise affaire (1) Voilà qui ne va pas du tout. Ma main apprend bien mal à démolir une mâchoire. Un visage doit être méconnaissable, quand on l'a effleuré de ce poing.
sosie (à part). — II va me retaper comme un foulon, et me refaire la figure à neuf.
mercure (à part). — II ne doit pas rester un seul os dans un visage (1), si tu sais frapper l'homme comme il faut.
(sosie) (à part). — On dirait qu'il veut me désosser comme une murène. Otez-moi ce désosseur d'hommes! S'il m'aperçoit, je suis perdu.
mercurepart). — Je sens une odeur d'homme. Gare à celui-là!
sosie (à part). — Hélas ! aurais-je laissé échapper une odeur?
mercure (à part). — Et même, il ne doit pas être bien loin; mais il revient de loin.
(sosie) (à part). — II est sorcier.
mercure (à part). — Les poings me démangent.

1 Je n'ai pas su rendre le jeu de mots sur os « visage » et exossatum (de os, ossis).

(sosie) (à part). — Si c'est sur moi que tu veux les exercer, je t'en prie, calme-les d'abord contre le mur.
mercure (à part). — Une voix a volé jusqu'à mes oreilles.
sosie (à part). — En vérité, je n'ai pas de chance de ne pas lui avoir coupé les ailes : voilà que j'ai une voix volante!
mercure (à part). — Voici un homme qui vient au galop chercher de moi son malheur.
sosie (à part). — Au galop? je n'ai pas de monture.
mercure (à part). — II lui faut sa bonne charge de coups de poing.
sosie (à part). — Je suis encore tout fatigué du voyage de la traversée. J'ai encore mal au cœur. A peine puis-je marcher sans rien porter; comment veux-tu que j'aille avec ta charge?
mercure (à part). — A coup sûr, j'entends ici par­ler je ne sais qui.
sosie (à part). — Je suis sauvé; il ne me voit pas. Il dit qu'il a entendu parler « Je ne sais qui » (1) et mon nom à moi, bien sûr, c'est Sosie.
mercure (à part). — Une voix à droite, ce me sem­ble, est venue frapper mon oreille.
sosie (à part). — J'ai bien peur d'être rossé aujour­d'hui pour cette voix qui le frappe.
mercure (à part). — Fort bien! le voici qui s'avance.
sosie (à part). — J'ai peur; je suis tout paralysé. En vérité, si on me le demandait, je ne saurais dire en quel lieu du monde je suis maintenant. Pauvre de moi! la terreur me cloue sur place. C'en est fait. Sosie est perdu, et avec lui le message de son maître... Mais non, je veux résolument lui parler face à face, de façon à me donner l'air d'un brave;.peut-être alors n'osera-t-il pas me toucher.

1. Ce calembour rappelle le jeu de mots sur Ouris « Personne » dans l'aventure d'Ulysse et de Polyphème (Od. IX, 366).

mercure. — Où vas-tu, toi qui portes Vulcain en­fermé dans de la corne?
sosie. — Pourquoi me le demandes-tu, toi qui désosses à coups de poing la figure des gens?
mercure. — Es-tu esclave ou libre ?
sosie. — Selon qu'il plaît à ma fantaisie.
mercure. — Ah, vraiment?
sosie. — Oui, vraiment.
mercure. — Rossard (1) !
sosie. — Tu mens, pour l'instant.
mercure. — Mais je te ferai bientôt dire que je dis vrai.
sosie. — Est-ce bien nécessaire?
mercure. — Puis-je savoir où tu vas, à qui tu es, ce qui t'amène?
sosie. — Je vais là; j'appartiens à mon maître. En es-tu plus avancé?
mercure. — Je saurai bien forcer ta chienne de langue.
sosie. — Impossible. C'est une chaste demoiselle, et bien gardée.
mercure. — Que d'esprit! Qu'as-tu à faire auprès de cette demeure?
sosie. — Et toi qu'as-tu à y faire?
mercure. — Le roi Créon y met une sentinelle toutes les nuits.
sosie. — C'est très bien à lui, nous sachant à l'étran­ger, d'avoir fait garder la maison. Mais va-t-en main­tenant; tu diras que les gens de la maison sont arrivés.
mercure. — Je ne sais comment tu peux en être; mais si tu ne décampes au plus vite, l'ami, je le promets une réception qui n'aura rien d'amical.
sosie. — C'est ici que je demeure, te dis-je, et c'est aux maîtres d'ici que j'appartiens.

1. Equivoque sur uerbero qui peut vouloir dire «  Je bats »   ou  « pendard ».

mercure. — Sais-tu bien...? Je vais faire de toi un haut personnage, si tu ne quittes la place.
sosie. — Comment cela ?
mercure. — Tu partiras sur une civière, et non à pied, si je prends un bâton.
sosie. — Tu as beau dire; je soutiens que je suis un des gens de cette maison.
mercure. — Gare à toi : tu vas te faire rosser; décampe, et tout de suite.
sosie. — Alors, au moment où j'arrive de l'étranger, tu prétends me chasser du logis ?
mercure. — C'est ici ta maison?
sosie. — Oui, te dis-je.
mercure. — Quel est donc ton maître?
sosie. — Amphitryon, actuellement chef des légions thébaines, et mari d'Alcmène.
mercure. — Tu dis? et quel est ton nom?
sosie. — Sosie, fils de Dave, comme m'appellent les Thébains.
mercure. — O comble d'impudence! Parbleu, l'hom­me, tu te repentiras d'être venu avec ce tissu de men­songes, et ce manteau de fourberies.
sosie. — Pardon : c'est avec un manteau de laine et non de fourberies que j'arrive.
mercure. — Tu mens encore; c'est avec tes pieds que tu viens, non avec un manteau.
sosie. — C'est vrai, ma foi.
mercure. — Et par ma foi, tu seras rossé pour ton mensonge.
sosie. — Mais par ma foi, je ne veux pas, moi.
mercure. — Mais par ma foi, tu le seras malgré toi. (Il le bat). Voilà un « par ma foi » qui est sûr; il ne se laisse pas contester.
sosie. — De grâce, je t'en supplie !
mercure. — Oses-tu soutenir que tu es Sosie, quand Sosie c'est moi?
sosie. — Je suis mort.
mercure. — C'est peu dire, pour ce qui t'attend. A qui es-tu maintenant?
sosie. — À toi, puisque tes poings m'ont fait tien. A l'aide, citoyens de Thèbesl
mercure. — Tu cries encore, bourreau? Parle, pour­quoi es-tu venu?
sosie. — Pour servir de cible à tes poings.
mercure. — A qui appartiens-tu?
sosie. — A Amphitryon, te dis-je, moi, Sosie.
mercure. — Eh bien, pour mentir ainsi, tu seras rossé de plus belle. C'est moi qui suis Sosie, pas toi.
sosie. — Fassent les dieux que ce soit toi ! Quelle volée je te donnerais à mon tour!
mercure. — Tu murmures encore?
sosie. — Je me tais.
mercure. — Qui est ton maître?
sosie. — Qui tu voudras.
mercure. — Et ton nom?
sosie. — Aucun, sauf celui que tu voudras.
mercure. — Tu disais que tu étais Sosie, à Amphi­tryon.
sosie. — La langue m'avait fourché; c'est associé à Amphitryon que j'ai voulu dire (1).
mercure. — Je savais bien qu'il n'y avait pas chez nous d'autre esclave Sosie que moi. Tu perds la tête.
sosie. — Si tu en avais fait autant de tes poings!
mercure. — C'est moi qui suis ce Sosie que tout à l'heure tu prétendais être.

1. Le texte latin est peu sûr. Mais il semble bien qu'il y ait ici équivoque sur Sosia et socius, ce qui suppose une pronon­ciation palatale du groupe -ci-, telle qu'on la trouve en ombrien. Cf. le senem... incenatum. de Casina 775 et suiv.

sosie. — Je t'en supplie, laisse-moi te parler en paix, sans risque d'être rossé.
mercure. — Eh bien ! faisons trêve pour un moment, si tu as quelque chose à dire.
sosie. — Je ne parlerai qu'une fois la paix faite : tes poings sont trop forts.
mercure. — Dis ce que tu as à dire. Je ne te ferai pas de mal.
sosie. — J'ai ta parole?
mercure. — Tu l'as.
sosie. — Et si tu me trompes?
mercure. — Que la colère de Mercure retombe sur Sosie I
sosie. — Ecoute moi : maintenant je puis parler en toute liberté. Je suis Sosie, esclave d'Amphitryon.
mercure. — Encore une fois?
sosie. — J'ai fait la paix, fait un traité : je dis la vérité.
mercure. — Je vais te rosser.
sosie. — Si tu veux, comme tu veux : tes poings sont les plus forts. Mais tu auras beau faire, par Hercule, c'est là une chose que sûrement je ne tairai pas.
mercure. — Jamais de la vie tu ne m'empêcheras d'être aujourd'hui Sosie.
sosie. — Et toi, morbleu, tu ne m'empêcheras pas d'être moi-même, et d'appartenir à notre maître. Il n'y a chez nous d'autre esclave, d'autre Sosie que moi, moi qui ai quitté cette maison pour suivre Amphitryon a l'armée.
mercure. — Il est fou.
sosie. — C'est toi qui l'es. Quoi, morbleu, ne suis-je pas   Sosie, esclave d'Amphitryon?  Notre vaisseau ne m'a-t-il pas conduit ici, cette nuit, depuis le port Persique? Mon maître ne m'a-t-il pas envoyé ici? Ne suis-je pas ici debout devant notre maison? N'ai-je pas une lanterne à la main? Ne parle-je pas? Ne suis-je pas éveillé? Cet autre ne m'a-t-il pas tout à l'heure labouré de coups de poing? Je ne l'ai pas rêvé, morbleu : ma pauvre mâchoire en est encore toute endolorie. Qu'ai-je donc à douter? Entrons chez nous.
mercure. — Hein, chez vous?
sosie. — Oui, chez nous.
mercure. — Autant de paroles, autant de mensonges. C'est moi, entends-tu, qui suis Sosie, esclave d'Amphi­tryon. Notre vaisseau a cette nuit levé l'ancre du port Persique (1), et nous avons pris d'assaut la ville où régna le roi Ptérélas; et nous avons par la force de nos armes capturé les légions téléboennes, et de sa propre main Amphitryon a tué le roi Ptérélas dans la bataille.
sosie (à part). — A l'entendre parler, j'arrive à dou­ter de moi-même. Il n'y a pas à dire : tout ce qui s'est passé là-bas, il le rapporte exactement, (à Mercure). Mais dis-moi : quel présent Amphitryon a-t-il reçu des Téléboens?
mercure. — La coupe d'or qui servait pour boire au roi Ptérélas.
sosie part). — II a bien dit. (à Mercure). Et cette coupe, où est-elle?
mercure. — Dans une cassette, scellée du sceau d'Amphitryon.
sosie. — Sur ce sceau, qu'y a-t-il?
mercure. — Un soleil levant avec son quadrige. Tu veux me prendre en défaut, bourreau?

1. Le nom de ce port revient trois fois dans la comédie (v. 404. 410, 823). Les commentateurs anciens se sont ingéniés à l'expli­quer. Selon Festus (p. 238, 10 éd. Lindsay), il désignerait sans doute un port de la mer d'Eubée, non loin de Thèbes, dans lequel la flotte des Perses aurait fait escale. C'est expliquer par un anachronisme une erreur géographique. Autant vaudrait essayer d'expliquer par l'histoire comment Amphitryon a pu tuer Ptéré­las « dont la grand'mère (Hippothoé, fille de Mestor et de Poséidon) était cousine germaine d'Amphitryon »  (Naudet).

sosie (à part). — Voilà des preuves convaincantes: il me faut chercher un autre nom. D'où a-t-il pu voir tout cela? Mais j'ai de quoi le prendre au piège. Ce que j'ai fait tout seul, et sans témoin dans notre tente, cela, je pense, il sera bien incapable de le dire. (Haut.) Si tu es Sosie, au plus fort de la bataille, qu'as-tu fait dans la tente? Je m'avoue vaincu, si tu le dis.
mercure. — II y avait un tonneau de vin; j'en ai rempli une bouteille.
sosie (à part). — II est sur la voie.
mercure. — Et ce vin, tel qu'il était sorti du sein maternel, je l'avalai tout pur.
sosie. — C'est bien vrai, que j'ai vidé là-bas une bouteille de vin pur. C'est à croire qu'il était là-bas caché dans la bouteille.
mercure. — Eh bien! t'ai-je convaincu que tu n'es pas Sosie?
sosie. — Tu soutiens que ce n'est pas moi?
mercure. — Puis-je faire autrement, puisque Sosie, c'est moi?
sosie. — Je jure par Jupiter que c'est moi, sans mentir.
mercure. — Et moi, je jure par Mercure que Jupiter ne te croit pas. Il croira davantage, j'en suis sûr, à ma simple parole qu'à tous tes serments.
sosie. — Qui suis-je alors, si je ne suis pas Sosie? Je te le demande.
mercure. — Quand je ne voudrai plus l'être, sois-le tout à la guise. Mais, à présent que Sosie c'est moi, tu seras rossé, si tu ne cèdes la place, l'homme sans nom.
sosie (à part). — Vraiment parbleu ! quand je l'exa­mine, et que je me rappelle ma figure (je l'ai souvent regardée au miroir), c'est tout à fait mon portrait. Même chapeau, même habit : c'est un autre moi-même. La jambe, le pied, la taille, la coupe de cheveux, les yeux, le nez, les lèvres, les mâchoires, le menton, la barbe, le cou : tout y est. Bref; s'il a le dos couturé de cicatrices, il n'y a pas de ressemblance plus ressem­blante... Mais quand j'y pense, je suis bien toujours le même homme. Je connais mon maître, je connais notre maison : j'ai tous mes sens et tout mon bon sens. Ne tenons pas compte de tout ce qu'il dit, frappons à la porte.
mercure. — Où vas-tu?
sosie. — A la maison.
mercure. — Quand tu monterais sur le quadrige de Jupiter pour t'enfuir d'ici, tu aurais peine encore à éviter le malheur qui te menace.
sosie. — Je n'ai pas le droit d'annoncer à ma maî­tresse ce dont mon maître m'a chargé?
mercure. — A ta maîtresse, tant que tu voudras; mais pour la nôtre, je ne te laisserai pas l'approcher. Et si tu me mets en colère, tu ne partiras d'ici que les reins en morceaux.
sosie. — J'aime mieux m'en aller. Dieux immortels, j'en appelle à vous. Où me suis-je perdu? où ai-je été changé? où ai-je égaré ma figure? Me serais-je laissé là-bas, sans qu'il m'en souvienne? Car, en vérité, l'autre possède tous les traits qui jusqu'à présent m'avaient appartenu. On me fait de mon vivant ce que jamais personne ne me fera après ma mort (1). Allons au port raconter à notre maître toutes ces aventures. A moins que lui aussi ne me reconnaisse pas... Que Jupiter me fasse cette grâce, et aujourd'hui même, chauve et le crâne tondu, je coiffe le bonnet d'affranchi.

1C'était la coutume, aux funérailles d'un grand personnage, de porter des figures de cire qui le représentaient, ainsi que ses ancêtres (tituli, imagines; ius imaginum). Ainsi un vivant se trouvait représenter le mort. Mercure tient du vivant de Sosie ce rôle que personne ne tiendra à la mort de l'esclave.

(SCÈNE II)
MERCURE
Nos affaires jusqu'ici marchent le mieux du monde. J'ai éloigné de notre porte le plus fâcheux des contre-temps, pour que mon père puisse embrasser sa dame en toute sécurité. Quant à mon homme, de retour auprès de son maître Amphitryon, il lui racontera qu'un autre Sosie lui a barré la porte; naturellement Amphitryon s'imaginera qu'il ment, et ne voudra pas croire qu'il est venu jusqu'ici, comme il en avait reçu l'ordre.
Je vais plonger mes deux bonshommes, et toute la maison d'Amphitryon, dans un imbroglio à les rendre fous, jusqu'à ce que mon père ait joui à satiété de son amante : alors, mais seulement alors, tous apprendront ce qui s'est passé. Enfin Jupiter rétablira l'ancienne entente entre Alcmène et son mari. Car Amphitryon va faire forces scènes à sa femme, et l'accusera de choses honteuses. Mais après, mon père saura pour elle faire succéder le calme à l'orage. Quant à Alcmène, pour compléter ce que j'ai dit trop brièvement tout à l'heure, elle va aujourd'hui accoucher de deux fils jumeaux : ils naîtront, l'un dix mois, l'autre sept, après avoir été conçus. L'un est d'Amphitryon, l'autre de Jupiter. Le plus grand a le père le plus petit; le plus petit a le plus grand (1). Vous me comprenez? Mais par égard pour Alcmène leur mère, mon père a pris soin que tous deux naissent en même temps : ainsi Alcmène se délivrera d'un double mal par un seul travail, et en même temps elle échappera au soupçon d'adultère, son union clan­destine demeurant secrète.

1. Jeu de mots intraduisible sur minor et maior qui signifient à la fois, l'un « plus petit » et « cadet >, l'autre « plus grand »  et « aine >. Du reste là non plus, il ne faut pas chercher trop de précisions: sinon l'on s'expliquerait mal pourquoi Jupiter a choisi, pour la passer avec Alcmène, la nuit précisément où elle va accoucher. « In ipsa fabula non audimus lovem iarn ante hanc noctem eum Alcmena fuisse, immo contrarium intellegitur (cf. Langenus St. P. 235) ; tamen hac nocte ipsa Hercules nascitur; quam rerum. discrepantiam his verdis solvere voluisse videtur.' (Léo). Cf. Apollodore, Bibliothèque II, ch. 4 §8 5-8.

Pourtant, comme je l'ai dit tout à l'heure, Amphitryon sera tout au long instruit de sa mésaventure. Mais alors? Personne assurément n'en fera reproche à Alcmène; car il serait injuste à un dieu de laisser retomber sur une mortelle le blâme de sa propre faute (1). Arrêtons ce discours; j'entends le bruit de la porte. C'est l'Amphitryon supposé qui sort avec Alcmène, son épouse d'emprunt.

(SCÈNE III)
JUPITER        ALCMÈNE        MERCURE
jupiter. — Adieu,  Alcmène; continue à veiller au bien de notre maison. Mais ménage-toi, je t'en prie. Tu vois toi-même que ton terme est proche. Pour moi, il faut absolument que je m'en aille : mais, garçon ou fille, relève à ma place l'enfant qui naîtra.
alcmène. — Qu'y a-t-il donc, mon cher mari, qui t'oblige à quitter si précipitamment la maison?
jupiter. — Ah certes! ce n'est pas que je m'ennuie près de toi ni à mon foyer; mais quand le généralissime n'est pas à son armée, ce qu'il ne faut pas s'y fait plus vite que ce qu'il faut.

1. Ces paroles de Sosie seront reprises plus loin, à peu prés dans les mêmes termes, dans un monologue de Jupiter, v. 871 sq. :
Nam mea sit culpa, quod egomet contraxerim. Si id Alcumenae  innocenti expetat.
Il y a du reste d'antres ressemblances entre les deux textes. Il serait toutefois imprudent de conclure à une interpolation: la composition des comédies anciennes ne se pique pas de rigueur, et présente plus d'un exemple d'incohérence.

mercure (à part). — L'habile hypocrite que mon digne père ! Voyez de quelle main caressante il va la cajoler!
alcmène. — Je vois bien par expérience tout le cas que tu fais de moi.
jupiter. — Ne te suffit-il pas que pour moi tu sois la plus tendrement aimée des femmes ?
mercure (à part et montrant le ciel). — Parbleu, si celle de là-haut te savait si galamment occupé, tu aime­rais mieux, je parie, être Amphitryon que Jupiter.
alcmène. — De cette tendresse, j'aimerais mieux des preuves réelles que des protestations. Tu t'en vas avant même d'avoir réchauffé dans notre lit la place où tu t'es couché. Arrivé hier au milieu de la nuit, tu t'en vas déjà. Tu veux que je sois contente?
mercure (à part). — Approchons. Je vais lui parler, et seconder mon père en bon parasite. (A Alcmène). Sur ma foi, je ne crois pas qu'il y ait nulle part un mortel au monde qui meure d'amour pour sa femme, comme mon maître en meurt pour toi.
jupiter (à Mercure, d'un ton menaçant). — Bour­reau, ne te voilà-t-il pas! Vite, hors de mes regards. Qui le permet, coquin, de te mêler de mes affaires, d'ouvrir la bouche? De ce bâton, je vais...
alcmène. — Ah, de grâce!
jupiter (à Mercure). — Dis un mot, seulement.
mercure (à part). — Mes débuts dans le métier de parasite ont failli bien mal tourner.
jupiter. — Quant aux reproches que tu m'adresses, ma chère, tu as tort de te fâcher. J'ai quitté secrètement l'armée; pour toi, je me suis dérobé à mon devoir, afin que tu fusses la première à connaître, comme moi le premier à t'apprendre, les succès que j'ai valus à la république. De tout cela, je t'ai fait un récit fidèle. Si je ne t'aimais plus que tout au monde, agirais-je ainsi?
mercure. — Que disais-je? La belle est farouche, mais comme il sait l'amadouer !
jupiter. — Maintenant, pour que l'armée n'ait vent de rien, il me faut rejoindre mon poste, en cachette. Je ne veux pas qu'on me reproche d'avoir fait passer ma femme avant l'intérêt de l'Etat.
alcmène. — Ce départ laisse ton épouse tout en larmes.
jupiter. — Ne parle pas ainsi. N'abîme pas tes beaux yeux. Je reviendrai bientôt.
alcmène. — Ce bientôt est bien long.
jupiter. — Et moi, crois-tu que c'est pour mon plaisir que je pars, que je te quitte!1
alcmène (avec ironie). — Je le vois bien : la nuit même de ton arrivée, tu t'en vas.
jupiter. — Pourquoi me retenir? II est temps. Je veux sortir de la ville avant le jour. (Lui présentant le coffret). Prends ceci : c'est une coupe qui m'a été donnée là-bas pour prix de ma valeur; c'est celle où buvait le roi Plérélas, que j'ai tué de ma main : chère Alcmène je t'en fais don.
alcmène. — Je te reconnais bien là. Certes, le présent est digne de la main qui le donne.
mercureAlcmène). — Dis plutôt : de celle qui le reçoit.
jupiter. — Encore ! Qui m'empêche de t'assommer, pendard?
alcmène. — Je t'en prie, Amphitryon, ne va pas, à cause de moi, l'emporter contre Sosie.
jupiter. — Je t'obéirai.
mercure (à part). — Comme l'amour le rend méchant !
jupiter. — Tu ne me veux plus rien?
alcmène. — Si : qu'en ton absence tu aimes toujours celle qui est toute à toi, malgré ton absence.
mercure.   — Allons,   Amphitryon;  le jour  parait.
jupiter. — Marche devant, Sosie, je te suis. (A Alcmène). Tu ne veux plus rien?
alcmène. — Si, que tu reviennes au plus tôt.
jupiter. — Entendu. Je serai ici plus tôt que tu ne crois : aie bon courage. (1) (Alcmène rentre dans la maison). Maintenant, ô Nuit, qui as bien voulu m'atten­dre, je te rends ta liberté, fais place au jour, pour qu'il répande sur les mortels sa claire et brillante lumière. Tout le temps dont tu as été allongée par rapport à la nuit dernière, je le retrancherai au jour qui vient, de façon que les deux inégalités se compensent. Va : que le jour succède à la nuit. Partons rejoindre Mercure.

(ACTE  II)
 (SCÈNE I)
AMPHITRYON  SOSIE
amphitryon. — Allons, toi, suis-moi.
sosie. — Je te suis, je suis sur tes pas.
amphitryon. — Tu es bien, je pense, le dernier des coquins.
sosie. — Pourquoi donc?
amphitryon. — Parce que tu me soutiens des choses qui jamais ne sont, ne furent, ni ne seront.
sosie. — Bon! voilà bien ton caractère, jamais de confiance dans les gens.

1. Numquid uis? est la «locution usitée pour prendre poliment congé de quelqu'un. » Généralement la réponse était: Valeas « Porte-toi bien ». Ici Alcmène prend la locution à la lettre ; d'où sa réponse.

amphitryon. — Quoi? comment? pardieu, coquin, je vais t'arracher ta coquine de langue.
sosie. — Je t'appartiens : fais tout ce qu'il te plaira, à ton gré, à ta guise. Mais, quoi que tu fasses, tu ne m'empêcheras jamais de dire les choses comme elles se sont passées, ici même (1).
amphitryon. — Comment, fieffé coquin, tu oses me soutenir que tu es à la maison, quand tu es ici, à mes côtés?
sosie. — C'est la vérité.
amphitryon. — La vérité? C'est que les dieux, et moi-même, nous saurons bien te châtier.
sosie. — La chose est entre tes mains : je t'appar­tiens.
amphitryon. — Tu oses, pendard, te moquer de moi, ton maître? Tu oses affirmer cette chose que jamais personne n'a vue jusqu'ici, cette chose impossible, qu'un même homme peut être en deux endroits à la fois, en même temps?
sosie. — Pourtant, la chose est bien comme je dis.
amphitryon. — Jupiter t'anéantisse!
sosie. — Quelle faute ai-je commise envers toi, maître?
amphitryon. — Tu le demandes, vaurien, quand tu continues à te moquer de moi?
sosie. — Tu serais en droit de m'injurier si les faits s'étaient passés autrement. Mais je ne mens point, et je dis la chose, comme elle est.
amphitryon. — II est ivre, je pense.
sosie. — Si cela pouvait être!
amphitryon. — Tu souhaites une chose faite.
sosie. — Moi?
amphitryon. — Oui. toi. Où as-tu bu?

1. Cf. plus haut, v. 396 et suiv.., la réponse que Sosie fait à Mercure.

sosie. — Nulle part, en vérité.
amphitryon. — Quel drôle est-ce là!
sosie. — Je te l'ai répété dix fois : je suis à la maison, dis-je; m'entends-tu? Et je suis ici, près de toi, moi le même Sosie. Me suis-je exprimé assez clairement, assez. nettement? Que t'en semble, maître?
amphitryon. — Ah ! loin de moi !
sosie. — Pourquoi donc?
amphitryon. — La peste te tient (1).
sosie. — Comment cela? Je suis sain et bien portant, Amphitryon.
amphitryon. — Mais moi je te garantis que, pour prix de tes mérites, tu ne seras pas toujours si bien portant, ni si content de ton sort. Que seulement je rentre sain et sauf à la maison! Suis-moi, s'il te plaît, toi qui te moques de ton maître avec tes billevesées. Non content d'avoir négligé de faire ce que ton maître t'avait commandé, tu viens encore te moquer ouverte­ment de ce maître : tu me racontes, bourreau, des choses impossibles, dont jamais personne n'a même entendu parler. Je te garantis que tous ces mensonges-là te retomberont sur le dos.
sosie. — Amphitryon, la pire des misères pour un bon serviteur c'est de voir, quand il dit la vérité à son maître, la vérité vaincue par la force.

1 Cf. Molière. Amphitryon, Acte II Se. I:
AM.   Quels contes !
SOS. Non, monsieur, c'est la vérité pure: Ce moi, plus tôt que moi, au logis s’est trouvé;
Et j'étais venu, je vous jure,
Avant que je fusse arrivé.
D'où peut procéder, je te prie.
Ce galimatias maudit?
Est-ce songe? est-ce ivrognerie,
Aliénation d'esprit
Ou  méchante  plaisanterie ?
Non, c'est la chose comme elle est,
Et point du tout conte frivole.

amphitryon. — Comment, diantre, se peut-il — raisonnons tous les deux — que tu sois à la fois ici et à la maison? Je voudrais bien le savoir.
sosie. — Pourtant, je suis bien et ici et là. S'en étonne qui voudra : tu ne saurais t'en étonner plus que moi.
amphitryon. — Comment?
sosie. — Non, te dis-je, tu ne saurais t'en étonner plus que moi : et moi-même — les dieux me soient propices! — tout d'abord je ne m'en croyais pas, moi Sosie, jusqu'à ce que mon autre moi, Sosie, m'ait forcé à l'en croire. Tout ce qui s'est passé là-bas, tandis que nous séjournions chez l'ennemi, il me l'a dit en détail, et de point en point. Il m'a volé ma figure en même temps que mon nom. Deux gouttes de lait ne se res­semblent pas plus que lui et moi ne nous ressemblons. Tout à l'heure, avant l'aube, lorsque tu m'as envoyé en avant, du port à la maison...
amphitryon (l'interrompant). — Hé bien, quoi?
sosie. — Je montais la garde devant la porte, bien avant d'y être arrivé.
amphitryon. — Quelles balivernes, drôle! Es-tu dans ton bon sens?
sosie. — Comme tu vois.
amphitryon. — La mâle main lui aura jeté quelque maléfice, après qu'il m'a quitté.
sosie. — C'est bien vrai : car j'ai été maléfiquement meurtri de coups de poing.
amphitryon. — Qui t'a frappé?
sosie. — Moi-même; ce moi qui est maintenant à la maison.
amphitryon. — Prends garde de me répondre quoi que ce soit en dehors de mes questions. En premier lieu, quel est ce Sosie dont tu parles? Je veux le savoir.
sosie. — C'est ton esclave.
amphitryon. — Avec toi seul, j'en ai déjà plus que je n'en voudrais et, depuis que je suis né, je n'ai possédé d'autre Sosie que toi.
sosie. — Et moi, Amphitryon, je te dis ceci : je me fais fort qu'en arrivant chez toi tu y trouveras, outre moi-même, un second Sosie, ton esclave, qui a pour père le même Dave que moi, qui a même figure que moi, même âge que moi. Que te dirais-je? le Sosie que je suis est devenu double : tu en as deux.
amphitryon. — Ce que tu dis là est bien étrange. Mais as-tu vu ma femme?
sosie. — Ah, oui !on ne m'a pas permis de mettre un pied dans la maison.
amphitryon. — Qui t'en a empêché?
sosie. — Ce Sosie, dont je ne fais que te parler; celui qui m'a rossé.
amphitryon. — Qui est ce Sosie?
sosie. — Moi, te dis-je. Combien de fois faut-il te le répéter?
amphitryon. — Dis donc, ne t'es-tu pas endormi tantôt?
sosie. — Pas le moins du monde.
amphitryon. — Peut-être en ce cas aurais-tu vu en songe quelque image de ce Sosie?
sosie. — Ce n'est pas mon habitude d'exécuter en sommeillant les ordres de mon maître. Je l'ai vu bien éveillé, comme bien éveillé je te vois, bien éveillé je te parle; j'étais bien éveillé, et il était bien éveillé aussi, quand tout à l'heure il m'a meurtri de coups de poing.
amphitryon. — Qui donc?
sosie. — Sosie, dis-je, mon autre moi. Voyons, tu ne comprends pas?
amphitryon. — Comment, diantre, y comprendre quelque chose? Tu débites de telles sornettes!
sosie. — Tu connaîtras bientôt la vérité, quand tu feras la connaissance de cet esclave Sosie.
amphitryon. — Suis-moi donc par ici : il me faut tout d'abord éclaircir ce mystère. Mais veille à ce qu'on apporte du vaisseau tout ce que j'ai commandé.
sosie. — Je ne manque ni de mémoire ni de zèle pour exécuter tout ce que tu commandes. Je n'ai pas avalé tes ordres dans un coup de vin.
amphitryon. — Veuillent les dieux que les faits démentent tes paroles! (1)

(SCÈNE II)
ALCMÈNE        AMPHITRYON        SOSIE
alcmène (sans voir Amphitryon ni Sosie). — Las ! dans la vie, dans le temps qu'on passe sur terre, les plaisirs sont-ils assez peu de chose en comparaison des chagrins! Tel est le lot de chacun dans l'existence, telle est la volonté des dieux : tout plaisir s'accompagne de peine, et si quelque bonheur vous échoit, aussitôt sur­vient un lot plus grand de douleur et de malheur. J'en fais aujourd'hui l'expérience, sans aller chercher d'exemples au dehors, et je puis en parler savamment par moi-même : j'ai eu un peu de bonheur, durant le peu de temps qu'il m'a été permis de voir mon mari, une nuit seulement! Et le voilà qui me quitte brusquement, sans même attendre le jour. Je me figure être seule au monde, en l'absence de celui qui m'est cher entre tous. Son départ me cause plus de peine que son arrivée ne m'a donné de joie...

1. Ussing considère les vers 622-631 comme interpolés ; Leo supprime également le v. 632. Cette fin de scène a dû être ajoutée pour éliminer de la scène suivante le rôle de Sosie.

Je suis heureuse pourtant à la pensée qu'il a vaincu nos ennemis, et qu'il revient dans ses foyers chargé de gloire. C'est pour moi une consolation. Qu'il soit loin de moi, pourvu qu'il rentre chez lui avec un nom glorieux : j'accepterai, j'endurerai jusqu'au bout son absence d'un cœur ferme, d'une âme courageuse, si seulement j'ai pour compensation que mon mari soit célébré comme le vainqueur de la guerre : je m'estimerai satisfaite. Oui la valeur est la plus belle des récompenses. Oui la valeur est un bien devant qui tout cède. Liberté, sécurité, existence, fortune, parents, patrie, enfants, c'est la valeur qui les protège, qui les défend. La valeur ren­ferme tout en elle; c'est avoir tous les biens qu'avoir la valeur.
amphitryon (sans voir Alcmène). — Sur ma foi, je crois bien que mon arrivée va combler tous les vœux de ma femme. Elle m'aime comme je l'aime moi-même. Et surtout je rentre sur un succès. L'ennemi est vaincu, et cet adversaire, dont personne n'osait espérer la défaite, sous mes auspices et mon commandement nous l'avons battu à la première rencontre. Je le sais, la chose est sûre : elle m'attend, et mon arrivée comblera tous ses vœux.
sosie. — Et moi? penses-tu que mon arrivée n'est pas attendue par ma belle?
alcmène   (apercevant  Amphitryon).   —  Mais  c'est mon mari !
amphitryon Sosie, sans voir Alcmène). — Suis-moi de ce côté.
alcmène. — Mais pourquoi revient-il? Lui qui se disait si pressé tout à l'heure? A-t-il l'intention de m'éprouver, et veut-il voir comment je regrette son départ? Mais ma foi, son retour n'a rien pour me déplaire.
sosie (regardant Alcmène). — Amphitryon, mieux vaut que nous retournions au vaisseau.
amphitryon. — Et pourquoi?
sosie. — Parce que personne à la maison ne nous offrira le déjeuner de bienvenue.
amphitryon. — Pourquoi cette réflexion?
sosie. — Vois-tu, nous arrivons trop tard.
amphitryon. — Comment?
sosie (montrant le ventre d'Alcmène). — A voir Alcmène debout devant la maison, je devine qu'elle n'est pas à jeun.
amphitryon. — Je l'ai laissée enceinte, en partant.
sosie. — Pauvre Sosie, c'en est fait de toi !
amphitryon. — Qu'as-tu donc?
sosie. — J'arrive juste à point pour tirer de l'eau, au bout du dixième mois, si je comprends bien tes calculs.
amphitryon. — Du courage !
sosie. — Ah oui du courage! Une fois que j'aurai le seau en main, je veux bien que tu me refuses à jamais la confiance, si je m'arrête avant d'avoir tiré toute l'âme du puits (1).
amphitryon. — Suis-moi toujours. Je déléguerai un autre à la besogne. N'aie pas peur.
alcmène (à part). — Peut-être serait-il plus conve­nable que j'aille à sa rencontre.
amphitryon (s'avançant vers Alcmène). — Amphitryon salue avec joie sa femme tant désirée, celle qu'il regarde comme la meilleure d'entre toutes les Thébaines, et dont les Thébains eux-mêmes s'accordent à proclamer la vertu. T'es-tu bien portée? Désirais-tu mon retour?

1. De même que l'âme de l'homme est censée résider dans le sang, l'âme du puits réside dans l'eau qu'il contient. En la tirant toute, on fait mourir le puits. L'emploi de anima, qui est fait ici par plaisanterie, peut se comparer au sens crue lui donne Virgile, En. IX, 349:
Purpuream uomit ille animam, et cum sanguine  mixta
Vina refert moriens...

sosiepart). — Je n'ai jamais vu retour plus attendu. Ce mari si désiré, on ne le salue pas plus qu'un chien.
amphitryon. — Et que j'ai de joie à te voir porter si heureusement ta grossesse !
alcmène. — Sur mon âme, dis-moi, je t'en supplie : pourquoi le moquer ainsi de moi? Pourquoi me saluer et m'aborder, comme si tu ne m'avais pas vue tout à l'heure, comme si tu rentrais pour la première fois de la guerre dans ta maison? [A t'entendre, on dirait que tu ne m'as pas vue de longtemps.]
amphitryon. — Mais, en vérité, depuis mon départ je ne t'ai jamais vue qu'aujourd'hui, à cette heure.
alcmène. — Pourquoi le nier?
amphitryon. — Parce qu'on m'a appris à dire la vérité.
alcmène. — C'est mal de désapprendre ce qu'on a appris. Venez-vous tous les deux mettre à l'épreuve mes sentiments? Pourquoi ce brusque retour? Sont-ce les auspices qui l'ont retardé, ou le mauvais temps qui te retient d'aller rejoindre tes légions, comme tu le disais tantôt?
amphitryon. — Tantôt? Quand donc, tantôt, ai-je dit cela?
alcmène. — Tu veux m'éprouver : tantôt, tout à l'heure.
amphitryon. — Comment, je te prie, ai-je pu dire cela, comme tu l'affirmes, tantôt tout à l'heure?
alcmène. — Qu'as-tu donc en tête? Veux-tu que je réponde à tes plaisanteries  par  des  plaisanteries  du même genre, toi qui prétends que tu reviens ici pour la première fois, quand tu m'as quittée tout à l'heure?
amphitryon. — Elle a le délire.
sosie. — Attends un peu, qu'elle ait seulement fini son somme.
amphitryon. — Elle? elle rêve tout éveillée.
alcmène. — Je suis bien éveillée, sur ma foi; et c'est bien éveillée que je raconte ce qui s'est passé. Car, tout à l'heure, avant le jour, je t'ai vu, et cet autre avec toi.
amphitryon. — En quel endroit?
alcmène. — Ici, dans ta propre demeure.
amphitryon. — Jamais de la vie.
sosie (à Amphitryon, ironiquement). — Tais-toi donc ! Et si le vaisseau nous avait transportés du port jusqu'ici durant notre sommeil?
amphitryon. — C'est cela! flatte sa manie.
sosie. — Que veux-tu qu'on fasse? Tu ne sais pas? Si l'on contrarie une Bacchante dans ses Bacchanales, de folle qu'elle est, on la rendra plus folle encore; elle redoublera ses coups (1). Si on lui cède, on en est quitte pour un seul.
amphitryon. — Ah non, par exemple! je suis bien résolu à la traiter comme elle le mérite : refuser de me dire bonjour à mon arrivée!
sosie. — Tu irriteras les frelons.
amphitryon (à Sosie). — Tais toi. (Se tournant vers Alcmène). Alcmène, une seule question.
alcmène. — Toutes celles que tu voudras.
amphitryon. — As-tu perdu l'esprit, ou est-ce l'or­gueil qui te domine?
alcmène. — Comment peux-tu, cher mari, me poser pareille question?
amphitryon. — C'est qu'autrefois tu avais l'habitude de me dire bonjour à mon arrivée, de me parler comme les honnêtes femmes parlent à leur mari. Aujourd'hui, pour mon arrivée, je te trouve bien changée

1. L'extension dans toute l'Italie du culte de Bacchus et des Bacchanales qui le célébraient justifie la comparaison de Sosie. Ce culte semble avoir atteint sa plus grande vogue à l'époque de Plaute même; le sénatusconsulte qui l'interdit date de 186 avant J. C.

alcmène. — Mais, je te jure sur ma foi, mon cher mari, qu'hier,  à ton arrivée, aussitôt je t'ai dit bonjour, je t'ai demandé des nouvelles de ta santé, j'ai pris ta main et t'ai embrassé la première.
sosie. — Tu lui as dit bonjour, hier?
alcmène. — Et à toi aussi, Sosie.
sosie. — Amphitryon, j'espérais qu'elle te donnerait un fils, mais ce n'est pas d'un enfant qu'elle est grosse.
amphitryon. — Que veux-tu dire?
sosie. — C'est de folie. :
alcmène. — Non certes, je ne suis pas folle, et je demande  aux  dieux  d'accoucher  heureusement  d'un fils : mais toi, tu seras sévèrement corrigé, si Amphi­tryon fait son devoir : de ta prophétie, mauvais prophète, tu recevras le fruit qui te revient.
sosie (faisant le geste de frapper). — Cette sorte de fruit là, c'est à l'accouchée qu'il faut en donner, ou plutôt une pomme (1), pour qu'elle ait de quoi grignoter, si le cœur vient à lui manquer.
amphitryon (sans l'entendre, à Alcmène). — Tu m'as vue hier ici, toi?
alcmène. — Oui, moi, te dis-je. Veux-tu que je le répète dix fois?
amphitryon. — En songe, peut-être?
alcmène. — Non pas; bien éveillée, et toi aussi.
amphitryon. — Pauvre de moi!
sosie. — Qu'est-ce que tu as?
amphitryon.— Ma femme a le délire.
sosie. — C'est la bile noire qui la travaille. Il n'y a rien qui fasse si vite délirer les gens.

1. Jeu de mots intraduisible sur malum «  mal, punition, châtiment », et malum, «  pomme ». Sosie répond à la menace d'Alcmène (uerum tu malum magnum habebis du v. 721) par une menace analogue, qu'il atténue et fait passer par un calembour.

amphitryon.  — Alcmène, quand as-tu ressenti les premières atteintes du mal?
alcmène. — Mais je suis bien, sur ma foi, saine de corps et d'esprit.
amphitryon. — Alors, pourquoi me soutenir que tu m'as vue hier, quand c'est cette nuit que nous sommes entrés au port? J'ai soupe à bord, j'y ai dormi la nuit tout entière; et je n'ai pas encore mis un pied ici, dans cette maison, depuis mon départ pour la guerre, et depuis la victoire qu'avec mon armée j'ai remportée sur les Téléboens.
alcmène. — Et moi je te dis que tu as soupe avec moi, couché avec moi.
amphitryon. — Que dis-tu là?
alcmène. — La vérité.
amphitryon. — Sur ce point, non, pardieu, non ! Pour le reste, je n'en sais rien.
alcmène. — Aux premières heures de l'aube, tu m'as quittée pour rejoindre tes légions.
amphitryon. — Comment?
sosie. — Elle dit bien les choses comme elle s'en souvient: c'est son rêve qu'elle te raconte. (A Alcmène). Mais, Alcmène, une fois levée, tu aurais dû prier Jupiter le dieu des prodiges, et lui offrir la farine salée ou l'encens.
alcmène. — Le malheur sur ta tête !
sosie. — C'est sur toi que cela retombe... je veux dire de prendre ce soin (1).
alcmène. — Voilà la seconde fois qu'il m'insulte, et cela impunément.

1. Encore une équivoque de Sosie. À la menace d'Alcmène, il commence par répondre par une autre menace, tua istuc refert «  c'est toi que cela regarde »  (c-à-d.  « c'est sur toi que cela retombe»), puis après une pause, il rectifie sa pensée par un bout de phrase d'allure innocente, si curaueris «  si tu prends ce soin », si bien que sa réponse peut s'interpréter : « C'est ton intérêt de prendre ce soin ». Mais Alcmène ne s'y trompe pas.

amphitryon (à Sosie). — Silence, toi. (A Alcmène), Et toi, parle : ainsi moi, je t'ai quittée ce matin, j'ai quitté cette maison à la pointe du jour?
alcmène. — Qui donc, sinon vous deux, m'a raconté ce qu'a été là-bas la bataille?-
amphitryon. — Tu sais cela aussi?
alcmène. — Puisque j'ai appris de toi-même com­ment tu avais pris d'assaut une grande ville et tué de ta main le roi Ptérélas!
amphitryon. — Moi, je t'ai dit cela?
alcmène. — Toi-même que voilà; et Sosie que voici était présent.
amphitryon (à Sosie). — Tu m'as entendu raconter aujourd'hui pareille chose?
sosie. — Où l'aurais-je entendu?
amphitryon. — Demande-le lui.
sosie Alcmène). — Toujours pas en ma présence, que je sache.
alcmèneAmphitryon, ironiquement). — Bien étonnant qu'il ne te démente pas!
amphitryon. — Sosie, voyons, regarde-moi bien.
sosie. — Je ne te quitte pas des yeux.
amphitryon. — Je veux que tu me dises la vérité; je ne veux pas de complaisance. M'as-tu entendu aujourd'hui lui raconter ce qu'elle dit?
sosie. — Parbleu, s'il te plaît, est-ce que tu es fou, toi aussi, de me poser une telle question, moi qui à cette heure vois Alcmène seulement pour la première fois, comme toi, en même temps que toi?
amphitryon. — Alors, femme, tu l'entends?
alcmène. — Oui, et j'entends un menteur.
amphitryon. — Tu ne veux en croire ni lui, ni même moi, ton mari?
alcmène.  — Non,  car j'ai plus confiance en moi qu'en personne, et je sais que les choses se sont passées comme je l'affirme.
amphitryon. — Tu dis que je suis arrivé hier?
alcmène. — Et toi tu nies m'avoir quittée ce matin?
amphitryon. — Oui certes, je le nie, et j'affirme que je rentre à la maison et que je te revois pour la première fois.
alcmène. — Un mot je te prie : nieras-tu aussi m'avoir aujourd'hui fait présent d'une coupe d'or, qu'on t'a donnée là-bas, m'as-tu dit?
amphitryon. — Je ne t'ai point fait ce cadeau, ni ne t'en ai parlé. Mais, à vrai dire, j'avais l'intention, et je l'ai encore, de t'offrir cette coupe. Mais qui te l'a dit?
alcmène. — C'est de toi-même que je le tiens, et c'est de ta main que j'ai reçu la coupe.
amphitryon. — Un moment, un moment, je te prie... Voilà qui m'étonne fort, Sosie. Comment peut-elle savoir qu'on m'a donné là-bas une coupe d'or, si tu ne l'as pas vue tantôt, et si tu ne lui as pas tout conté?
sosie. — Mais, morbleu, je ne lui ai rien dit, et je ne l'ai vue qu'avec toi, en même temps que toi.
amphitryon. — Quel drôle est-ce là? (1)

alcmène. — Veux-tu qu'on apporte la coupe?
amphitryon. — Oui.
alcmène. — A ton gré. (A sa suivante.) Thessala, va dans la maison chercher la coupe que mon mari m'a donnée aujourd'hui, et apporte-la ici.
amphitryon. — Viens de ce côté, toi, Sosie. En vérité, si elle possède cette coupe, c'est de tout ce qui m'étonne ici la chose encore la plus étonnante.
sosie (montrant le coffret qu'il tient). — Voyons, est-ce que tu crois ça, quand je la porte dans ce coffret scellé de ton cachet?

1. Sens douteux. La traduction que j'ai adoptée est celle de Naudet. Ussing croît que hominis désigne Alcmène, et entend: « Quelle sorte de créature serait-ce là?» Cette réflexion serait mieux en place, mais le sens donné à hominis est bien forcé.

amphitryon. — Le cachet est intact?
sosie. — Regarde.
amphitryon. — Parfaitement : il est bien comme je l'ai mis.
sosie. — Dis-moi; pourquoi ne la fais-tu pas exorciser comme possédée (1)?
amphitryon. — Ma foi, elle en aurait bon besoin. Certainement elle est au pouvoir des esprits.
alcmène (prenant la coupe que Thessala lui apporte). Sans plus discourir, tiens, voici la coupe.
amphitryon. — Donne.
(alcmène.) — Allons regarde à présent, s'il te plaît, toi qui nies les faits les plus certains : je veux ici même te convaincre publiquement. Est-ce bien la coupe qu'on t'a donnée là-bas?
amphitryon. — O grand Jupiter, que vois-je? c'est elle, c'est bien elle! Je suis perdu, Sosie.
sosie. — Que diantre! ou cette femme est la plus grande sorcière du monde, ou (montrant le coffret) la coupe doit être ici dedans.
amphitryon. — Allons vite, ouvre le coffret.
sosie.  — A quoi  bon l'ouvrir?  Il est  bel et bien cacheté.   C'est   parfait.   Tu   as   accouché   d'un   autre Amphitryon, moi d'un autre Sosie : si la coupe à son tour a accouché d'une autre coupe, nous voilà tous avec un jumeau.
amphitryon. — Ouvre, je veux voir.

1, J'ai traduit cerritus par « possédé ». L'adjectif signifie « possédé ou poursuivi par Cérèa « et les glossateurs s'accordent pour le dériver du nom de la déesse des moissons, ainsi Nonius p. 44, 20 : cerriti et laruati : male sani et aut Cereris ira aut laruarum incursione animo uexati. L'identité de sens de laruatus et de cerritus apparaît dans la réponse d'Amphitryon. Pour délivrer le possédé, on faisait une cérémonie purificatoire, lustratio, en promenant autour de lui (circumferre), générale­ment trois fois, le soufre, la victime, et l'eau lustrale.

sosie. — Veux-tu vérifier le cachet, pour que tu n'ailles pas, par la suite, faire retomber la faute sur moi?
amphitryon. — Ouvre toujours, car elle veut nous rendre fous avec ses discours.
alcmène. — D'où me vient donc cette coupe-ci, si ce n'est pas toi qui me l'as donnée?
amphitryon. — C'est ce que je veux éclaircir.
sosie. — O Jupiter, Jupiter!
amphitryon. — Qu'as-tu donc?
sosie. — II n'y a plus de coupe dans le coffret!
amphitryon. — Qu'entends-je?
sosie. — La vérité.
amphitryon. — Gare à la potence, si elle ne se retrouve pas.
alcmène. — Mais elle est toute trouvée.
amphitryon. — Qui donc te l'a donnée?
alcmène. — Celui qui me le demande.
sosie (à Amphitryon). — Tu veux m'attraper : tu as quitté secrètement le vaisseau, tu as couru en avant jusqu'ici par un autre chemin; puis tu as retiré la coupe du coffret pour la lui offrir, et ensuite tu as remis le cachet sans qu'on te voie.
amphitryon. — Allons, bon, à ton tour! voilà main­tenant que tu encourages sa folie. (A Alcmène). Tu affirmes qu'hier nous sommes venus ici?
alcmène. — Oui, je l'affirme; et à ton arrivée, aussi tôt tu m'as saluée, comme je t'ai salué, et je t'ai donné un baiser.
(sosie)part). — Voilà un baiser qui ne me plaît guère pour commencer (1).
(amphitryon)  (à Alcmène). — Continue.
alcmène. — Tu es allé au bain.
amphitryon. — Et après le bain?
alcmène. — Tu t'es mis à table.

1. Les  manuscrits  attribuent  cette  réflexion  à  Amphitryon.

sosie.   —  Très  bien,   parfait!  Demande  la  suite à présent.
amphitryon (à Sosie). — N'interromps pas. (A Alcmène). Continue toujours.
alcmène. — On a servi le souper : tu as soupe avec moi : j'ai pris place à les côtés.
amphitryon. — Sur le même lit?
alcmène. — Sur le même.
sosie. — Aïe! mauvaise affaire que ce repas.
amphitryon. — Laisse-la donc s'expliquer. Et, après que nous eûmes soupé?
alcmène. — Tu avais sommeil, disais-tu : la table desservie, nous sommes allés nous coucher.
amphitryon. — Et toi, où as-tu couché?
alcmène. — Avec toi, dans le même lit, dans notre chambre.
amphitryon. — Tu me fais mourir.
sosie. — Qu'as-tu donc?
amphitryon. — Ce coup m'achève.
alcmène. — Qu'y a-t-il, de grâce?
amphitryon. — Ne me parle pas.
sosie. — Qu'as-tu donc?
amphitryon. — Malheur à moi! je suis perdu! on a séduit ma femme en mon absence.
alcmène. — Je t'en supplie sur mon âme : com­ment, mon cher mari, peux-tu dire pareille chose?
amphitryon. — Moi, ton mari? ah, fausse créature ! ne me donne pas ce faux nom.
sosiepart). — Voilà qui ne va plus du tout, si le mari est devenu la femme.
alcmène (à Amphitryon). — Qu'ai-je donc fait pour que tu me tiennes un pareil langage?
amphitryon. — C'est toi même qui me mets au cou­rant de ta conduite, et tu me demandes de quoi tu es coupable?
alcmène. — De quoi suis-je coupable envers toi, si, moi ta femme, j'ai passé la nuit avec toi?
amphitryon. — Toi, avec moi? Vit-on jamais plus impudente audace? Si tu as perdu toute pudeur, tâche au moins d'en emprunter.
alcmène. — L'action dont tu m'accuses est indigne de ma race. Tu peux m'accuser d'avoir manqué à l'honneur, tu ne saurais m'en convaincre.
amphitryon. — 0 dieux immortels! Tu me reconnais toi, du moins, Sosie?
sosie. — A peu près.
amphitryon. — N'ai-je pas soupe hier à bord, dans le port Persique?
alcmène. — Moi aussi j'ai des témoins pour con­firmer ce que je dis.
(sosie)— Je n'y comprends rien, à moins que peut-être il n'y ait quelque autre Amphitryon, qui fasse ici tes affaires en ton absence, et s'acquitte ici de tes fonctions. Déjà, mon histoire de tout à l'heure avec le Sosie qui me remplace était une chose bien étrange; mais, pour ton Amphitryon, c'est une chose plus étrange encore.
(amphitryon.) — II doit y avoir un enchanteur qui lui a tourné la tête.
alcmène. — J'en jure par la royauté du roi suprême, et par la chaste matrone Junon, que je dois respecter et craindre par dessus tout : jamais aucun mortel que toi n'a approché son corps du mien, pour attenter à mon honneur.
amphitryon. — Je voudrais bien que ce fût vrai.
alcmène. — Je dis bien vrai, mais en vain, puisque tu ne veux pas me croire.
amphitryon. — Tu es femme, un serment ne te fait pas peur.
alcmène. ---A celle qui n'a point failli, il sied de n'avoir point peur, et de se défendre avec assurance et hardiesse.
amphitryon. — Tu ne manques pas d'audace.
alcmène. — Comme il sied à une honnête femme.
amphitryon. — Honnête, oui, en paroles.
alcmène. — Non, ma dot à moi, ce n'est pas ce qu'on appelle communément de ce nom : c'est, à mes yeux, la chasteté, la pudeur, l'empire sur mes sens, la crainte des dieux, l'amour de mes parents, la bonne entente avec ma famille; c'est d'être pour toi une épouse sou­mise, d'être généreuse envers les bons, secourable aux honnêtes gens.
sosie. — Ma foi, si elle dit vrai, c'est la perfection incarnée.
amphitryon. — Son charme opère au point que je ne sais plus réellement qui je suis.
sosie. — Tu es Amphitryon, bien réellement; prends bien garde, hein, de ne pas laisser usurper ta personne; car on change étrangement les gens, depuis notre retour de là-bas.
amphitryon. — Alcmène, je suis bien résolu à ne pas abandonner cette affaire sans l'avoir éclaircie.
alcmène. — Ma foi, tu me feras grand plaisir
amphitryon. — Ecoute, et réponds-moi. Voyons, si j'amène ici du vaisseau ton cousin Naucrate, qui a fait la traversée avec moi, à mon bord, et s'il dément toutes tes assertions, que mérites-tu, selon toi? Peux-tu invo­quer un motif pour m'empêcher de rompre notre union?
alcmène. — Si je suis coupable, aucun.
amphitryon. — Entendu. Toi, Sosie, fais entrer ces gens. Moi je vais au vaisseau chercher Naucrate, et je le ramènerai avec moi. (Il sort),
sosie (à Alcmène). — A présent, il n'y a plus que nous deux. Dis-moi vrai, là, sérieusement, y a-t-il là dedans un autre Sosie qui me ressemble?
alcmène. — Veux-tu t'en aller, digne serviteur de ton maître !
sosie. — Je m'en vais, si tu l'ordonnes.  (Il sort).
alcmène. — C'est une chose vraiment singulière que cette lubie qui a pris à mon mari de m'accuser ainsi faussement d'une aussi mauvaise action. Quoi qu'il en soit, je saurai bientôt la vérité de mon cousin Naucrate. (Elle sort).

(ACTE III)
(SCÈNE I)
JUPITER
Je suis l'Amphitryon, qui a pour esclave Sosie, le Sosie qui devient Mercure en temps utile; c'est moi qui habite à l'étage supérieur, et qui, entre temps selon mon gré, redeviens Jupiter. Mais dès que j'arrive ici, aussitôt je me transforme en Amphitryon et change de costume. Maintenant je viens à cause de vous, pour ne pas laisser cette comédie inachevée; et aussi pour prêter mon aide à Alcmène, que son mari accuse injustement de s'être déshonorée. Car je serais bien coupable si je laissais retomber sur cette innocente le poids d'une faute que j'ai été seul à commettre. Pour l'heure, je vais encore une fois me faire passer pour Amphitryon, et jeter toute la maison dans une confusion inimaginable. Après, finalement, je dévoilerai tout le mystère, et j'assisterai Alcmène en son terme, et la ferai accou­cher en une seule fois, sans douleurs, et de l'enfant qu'elle porte de moi, et de celui qu'elle a de son mari. J'ai donné ordre à Mercure de me suivre sans tarder, au cas où j'aurais besoin de ses services. Voici Alcmène, je vais lui parler.

(SCÈNE II)
ALCMÈNE        JUPITER
alcmène (sortant précipitamment de la maison, et se croyant seule). — Non, je ne puis rester dans cette maison. Me voir ainsi accusée d'infamie, de débauche, de déshonneur par mon mari ! II nie l'évidence, il gronde; il m'accuse de choses qui ne sont pas, que je n'ai jamais commises, et il s'imagine que je demeu­rerai indifférente! Non, certes, non; et je n'endurerai pas plus longtemps ces accusations aussi fausses qu'in­famantes : ou je le quitterai, ou il me donnera satis­faction et désavouera en outre par serment les insultes qu'il a proférées contre une innocente.
jupiter. — II me faudra en passer par où elle veut, si je tiens à ce qu'elle se montre encore accueillante à mon amour. Puisqu'Amphitryon a eu à souffrir de ma conduite, et puisque mon amour lui a causé bien des ennuis, bien qu'il n'y fût pour rien, en retour maintenant, et bien que je n'y sois pour rien, c'est moi qui aurai à payer pour sa colère et ses insultes envers Alcmène.
alcmène. — Le voici, je le vois, celui qui accuse sa malheureuse femme d'adultère, d'infamie.
jupiter. — Alcmène, je veux te parler. Pourquoi te détourner?
alcmène. — Je suis ainsi faite. J'ai toujours détesté regarder en face mes ennemis.
jupiter. — Quoi ! tes ennemis?
alcmène. — Parfaitement, mes ennemis. Tu vas peut-être m'accuser d'employer à tort ce mot là?
jupiter (s'approchant d'elle et voulant l'attirer près de lui). — Tu es trop irritable.
alcmène. — Eloigne ta main, je te prie. Pour peu que tu aies de sens et de raison, infidèle comme je suis selon toi, selon tes dires, tu ne saurais avoir avec moi d'entretien ni plaisant, ni sérieux. Ou alors, il faut que tu sois le plus grand fou du monde.
jupiter. — De tout ce que j'ai pu dire, rien ne saurait t'atteindre, je n'y ajoute pas foi, et si je suis revenu ici, c'est précisément pour me laver à tes yeux. Jamais rien au monde ne m'a fait plus de peine que de te savoir fâchée contre moi. Pourquoi m'avoir ainsi parlé? diras-tu. Je vais te l'expliquer. Parbleu, ce n'est pas que je t'aie crue coupable; mais j'ai voulu mettre ton cœur à l'épreuve, pour voir ce que tu ferais, com­ment tu prendrais la chose. Je t'assure, tout ce que je t'ai dit tout à l'heure, c'était par jeu, pour plaisanter. (Montrant Sosie qui arrive). Demande plutôt à Sosie.
alcmène. — Pourquoi n'amènes-tu pas mon cousin Naucrate? Ne devait-il pas témoigner devant moi que tu n'étais pas encore venu?
jupiter. — Pure plaisanterie, que tu aurais tort de prendre au sérieux (1).
alcmène. — Je sais bien pourtant combien mon cœur en a souffert.

1. Cf. Molière, Amphitryon, Acte II Sc. VI:
JU.   Hélas !  que votre amour n'avait guère de force,
Si de si peu de chose on le peut voir mourir !
Ce qui n'était que jeu doit-il faire un divorce?
Et d'une raillerie a-t-on lien de s'aigrir?

jupiter. — Par cette main si chère, Alcmène, je t'en prie, je t'en supplie, grâce! pardonne, ne sois plus fâchée!
alcmène. — Tes outrages ne pouvaient atteindre ma vertu. Mais n'ayant jamais forfait à l'honneur dans mes actes, je ne veux pas qu'on puisse me déshonorer en paroles. Adieu : garde tes biens, rends moi les miens. Veux-tu me faire accompagner?
jupiter (lui barrant la route). — Tu n'es pas rai­sonnable.
alcmène. — Si tu refuses, je m'en irai seule; j'aurai la Vertu pour compagne.
jupiter. — Reste donc. Je jurerai, par tous les ser­ments que tu voudras, que je te considère comme la plus vertueuse des femmes. Si je mens, veuille, ô grand Jupiter, en garder contre Amphitryon une colère éter­nelle!
alcmène. — Ah! qu'il lui garde sa faveur, plutôt.
jupiter. — J'en ai la ferme confiance. Car ce n'est pas un faux serment que je t'ai juré. Tu n'es plus en colère ?
alcmène. — Non.
jupiter. — A la bonne heure! Vois-tu, dans la vie, il arrive bien des choses de ce genre. On a des plaisirs; on a ensuite des chagrins. On se fâche, puis après on se réconcilie. Mais survient-il quelque fâcherie comme la nôtre, une fois réconciliés, on s'aime deux fois plus qu'avant.
alcmène. — Mieux eût valu commencer par surveiller tes paroles. Mais puisque tu les rétractes pleinement, je dois m'incliner.
jupiter. — Fais-moi préparer les vases sacrés. Là-bas, à l'armée, j'ai fait des vœux, au cas où je rentre­rais sain et sauf, et je veux les accomplir tous.
alcmene. — Je vais m'en occuper.
jupiter (aux gens de la maison). — Appelez-moi Sosie : qu'il aille chercher Blépharon, le pilote de notre vaisseau. Je veux qu'il déjeune avec nous. (A part). Il déjeunera par cœur, et je vois d'ici sa mine quand il me verra prendre Amphitryon au collet et le mettre à la porte.
alcmène (l'observant). — Que peut-il bien se dire, tout seul, en secret? Mais on ouvre : c'est Sosie.

(SCÈNE III)
SOSIE       JUPITER       ALCMÈNE
sosie (sortant de la maison). — Amphitryon, je suis là. Si tu as besoin de quelque chose, ordonne, j'exécu­terai ton ordre.
jupiter. — Tu viens fort à propos.
sosie. — Eh bien, la paix est faite entre vous deux? Je suis joliment content de vous voir calmés. Telle est la ligne de conduite que doit se tracer un bon serviteur : tels sont ses maîtres, tel il doit être lui-même, et com­poser son visage sur le leur : triste, s'ils sont tristes, gai, s'ils sont joyeux (1). Alors, dis-moi, c'est vrai? vous voilà réconciliés?
jupiter. — Tu te moques. Tu sais bien que tout à l'heure je plaisantais.
sosie. — Tu plaisantais? J'ai bien cru que c'était sérieux, et pour de vrai.
jupiter. — J'ai pu me justifier : la paix est faite.
sosie. — C'est parfait.

1. A cette morale de  Sosie,  comparer celle de Strobile dans l'Aulularia, v.  586 et suiv.

jupiter. — Je vais rentrer pour faire le sacrifice dont j'ai fait vœu.
sosie. — C'est mon avis.
jupiter. — Toi, va au vaisseau inviter de ma part notre pilote Blépharon. Je veux qu'il déjeune avec moi après le sacrifice (1).
sosie. — Je serai de retour quand tu me croiras encore là-bas.
jupiter. — C'est bon; reviens vite. (Sosie sort).
alcmène. — As-tu encore besoin de moi? Ou puis-je rentrer pour préparer tout ce qu'il faut?
jupiter. — Va, va, et tâche que tout soit prêt le plus tôt possible.
alcmène. — Tu peux venir quand tu voudras. Je te promets que tu n'auras pas à attendre.
jupiter. — Parfait; c'est parler en femme qui sait son devoir. (Alcmène rentre dans la maison). En voici déjà deux de dupés, la maîtresse et l'esclave. Ils me prennent pour Amphitryon : l'erreur est de taille. Toi maintenant, divin Sosie, assiste-moi. Tu m'entends, bien que tu ne sois pas présent à mes côtés. Amphitryon va arriver, arrange-toi pour le chasser de chez lui; invente n'importe quoi. Je veux qu'on le mystifie, tandis que je prendrai mon plaisir avec mon épouse d'emprunt. Tu comprends ce que je veux? Tâche alors d'arranger tout cela au mieux, et prête-moi ton office pendant le sacrifice que je m'offrirai à moi-même. (Il rentre dans la maison).

l.   JU. Va,  Sosie,  et  dépêche-toi,
Voir,   dans  les  doux  transports  dont  mon  âme  est  charmée,
Ce que tu trouveras d'officiers de l'armée
Et les invite à dîner avec moi.
(bas à -part) Tandis que d'ici je le chasse
Mercure y remplira sa place.

(SCÈNE IV)
MERCURE
(il arrive en courant)
Arrière, garez-vous, hors de mon chemin, tous ! Et qu'il ne se rencontre pas de mortel assez audacieux pour me faire obstacle. Et quoi ! morbleu! un dieu n'aurait pas le droit de menacer les passants pour les obliger à se ranger? Un méchant esclave de comédie le fait bien. Et pourquoi? Pour annoncer l'heureuse entrée d'un vaisseau, ou l'arrivée d'un vieillard en colère (1). Moi, c'est à Jupiter que j'obéis; c'est sur son
ordre que je me transporte ici. Ainsi, j'ai droit plus que tout autre à ce qu'on se gare et se range devant moi. Mon père m'appelle; je le suis, prêt à exécuter ses ordres. Tel doit être un bon fils envers son père, tel je suis envers lui. Je le sers dans ses amours en bon parasite, je l'encourage, je l'assiste, je le conseille, je partage ses joies. Est-il heureux, je suis au comble du bonheur. Il fait l'amour; il a raison; il fait joliment bien de suivre son penchant. Tous les hommes devraient bien l'imiter, à condition, bien sur, de ne faire de tort à personne. Maintenant mon père veut qu'on berne Amphitryon : je lui garantis qu'il sera bien berné. Spectateurs, vous allez jouir du spectacle : Je vais mettre une couronne sur ma tête, et contrefaire l'homme ivre. Je monte sur cette terrasse, et de là-haut, j'aurai belle à le repousser lorsqu'il s'approchera. Je me charge

1. La scène du seruus currens était devenue banale à force de servir. Térence y fait plusieurs fois allusion dans ses prologues, notamment dans ceux de l'Heautontimorumenos v. 32 et 37, et de l'Eunuque, v. 35 et suivante, où il la cite parmi les clichés traditionnels de la comédie. Chez Plaute, les exemples en abon­dent: cf. par exemple l'entrée tumultueuse du parasite Ergasile dans les Captifs, v. 790 et s.

de l'imbiber sans qu'il ait bu. Ensuite, ce sera au tour de Sosie : le maître punira son esclave à ma place; c'est lui qu'il rendra responsable de toutes mes incartades. Que m'importe? Je dois obéissance à mon père : c'est mon rôle que de me plier à ses caprices. Mais voici venir Amphitryon. On va le berner de la bonne manière, si vous voulez bien nous accorder votre attention. Je rentre, et vais m'accoutrer en homme qui a bu; puis, monté là-haut sur le toit, je saurai bien l'éloigner d'ici. (Il rentre dans la maison).

(SCÈNE V)
AMPHITRYON
(il arrive par la coulisse de gauche)
Naucrate, que je voulais rejoindre, n'était pas à bord; et ni chez lui, ni en ville je ne trouve personne qui l'ait vu. J'ai battu toutes les places, les gymnases, les parfumeries; à la bourse, au marché, à la palestre comme sur la place, chez les médecins, les barbiers, dans tous les temples, je suis fourbu à force de le chercher; nulle part je ne trouve de Naucrate. Main­tenant rentrons. Je veux continuer mon enquête auprès d'Alcmène, et savoir enfin pour qui elle s'est dés­honorée. Plutôt mourir que de laisser cette question sans réponse. Mais la porte est close. A merveille. Il en est ainsi comme du reste. Frappons. Ouvrez ! Holà quelqu'un! m'ouvrira-t-on?

(SCÈNE VI)
MERCURE        AMPHITRYON
mercure (du haut du toit). — Qui est là?
amphitryon. — C'est moi.
mercure. — Qui « moi »?
amphitryon. — Moi, te dis-je.
mercure. — II faut que tu aies Jupiter et tous les dieux contre toi, pour briser ainsi notre porte.
amphitryon. — Que veux-tu dire?
mercure. — Je veux dire, que toute ta vie tu ne seras jamais qu'un malheureux.
amphitryon. — Sosie !
mercure. — Oui, je suis Sosie. Penses-tu que je l’aie oublié? Que veux-tu?
amphitryon. — Scélérat, tu me demandes ce que je veux?
mercure. — Oui, je te le demande. Idiot, tu as failli faire sauter les gonds de la porte. Crois-tu qu'on nous en fournisse aux frais de l'Etat? Qu'as-tu à me regar­der, imbécile? Que veux-tu? Qui es-tu?
amphitryon. — Rossard, tu me demandes qui je suis, cimetière des ormes (1)? Pardieu le dos t'en cuira aujourd'hui pour toutes ces insolences.
mercure. — II faut que tu aies été bien prodigue dans ta jeunesse.
amphitryon. — Pourquoi?
mercure. — Parce que, sur tes vieux jours, tu viens mendier près de moi des coups.
amphitryon. — C'est pour ton supplice, coquin, que tu débites ces insolences.
mercure. — Je veux t'offrir un sacrifice.

1. c.-à-d.  « toi,  sur  le  dos  duquel  tant  de baguettes  d'orme sont venues mourir (se briser) ».

amphitryon. — Comment?
mercure. — Je vais te consacrer une de ces rossées (1).
(Lacune).
______________________________________________________________________________________________
(FRAGMENTS)
I       (amphitryon). — Et moi, maraud, je te consacrerai une belle et bonne potence.
II       (mercure). — Mon maître Amphitryon est occupé.
III       (mercure). — Tu as une belle occasion de t'en aller.
IV       (mercure). — On aurait bien raison de te casser sur la tête une marmite de cendres.
V       (mercure). — Vraiment, tu veux qu'on te verse un pot d'eau sur la tête.
VI       (mercure). — Tu es possédé.  Le pauvre  homme! Va chercher le médecin.
VII       (alcmène). — Tu m'as pourtant  bien juré que tu n'avais parlé que par plaisanterie.

1. Entre ce vers et le vers 1035 il y a dans la comédie une grande lacune d'environ 300 vers (272 selon Louis Havet), due à la perte d'un cahier dans l'archétype de nos manuscrits. Cette lacune est partiellement comblée, — mais de façon très impar­faite —, par les quelques citations extraites de la partie perdue du texte qu'on trouve chez les grammairiens et les glossateurs. Le dessein général de l'action se laisse entrevoir, malgré les incertitudes du détail. La dispute se poursuivait entre Amphi­tryon et le faux Sosie (fragments I-VI), et Alcmène que le tapage avait fait sortir de chez elle se trouvait de nouveau prise à partie par Agamemnon (fragments VII-X). Il semble qu'ensuite Sosie revenait avec Blépharon, et se trouvait de nouveau aux prises avec Agamemnon, qui le menaçait de divers châtiments, malgré l'intervention de Blépharon (fragments XI-XIV). Puis la dispute rebondissait à. l'entrée en scène de Jupiter, qui venait à son tour berner Amphitryon, le traitant de voleur et de séducteur, tandis qu'Amphitryon invoquait le témoignage et l'assistance de ses concitoyens (fragments XV-XVIII). Tous deux adressaient des injures au malheureux Blépharon qui se mon­trait fort empêché de reconnaître le véritable Amphitryon (frag­ments XIX-XX). Le texte reprend en cet endroit.
On sait qu'au XVe siècle, Hermolaus Barbarus restitua de son propre chef les vers manquants en vue d'une représentation de la pièce (voir Politien, Correspondance 1. XXI, lettre 25). La plupart des éditions anciennes, jusqu'à celle de Naudet, ont inséré dans le texte de Plaute cette interpolation.

VIII       (alcmène). — Je t'en prie. La crise te gagne, fais-toi soigner. Sûrement, tu es possédé ou lunatique.
IX       (alcmène). — Si les choses ne se sont pas passées comme j'affirme qu'elles se sont passées, je ne m'op­pose pas à ce que tu m'accuses d'infamie.
X       (amphitryon). — ... une femme qui, en mon ab­sence, s'est prostituée.
XI       (amphitryon) (à Mercure). — De quoi me mena­çais-tu au cas où j'aurais frappé à cette porte?
XII       (amphitryon). — Là, tu creuseras des trous à raison de plus de soixante par jour.
XIII       (amphitryon). — N'intercède pas en faveur d'un coquin.
XIV       (amphitryon) . — Retiens ton souffle.
XV       (jupiter). — Je l'ai pris en flagrant délit; je le serre à la gorge, ce voleur, ce séducteur!
XVI       (amphitryon). — C'est moi, citoyens Thébains, qui le tiens, celui qui a déshonoré ma femme dans ma propre maison; le voici, ce réceptacle de la honte.
XVII       (amphitryon). — Tu n'as pas honte, scélérat, de paraître en public?
VIII       (amphitryon). — en cachette.
XIX       (jupiter ou amphitryon) (à Blépharon). — ... puis­que tu ne sais pas reconnaître qui de nous deux est Amphitryon.
XX      Est-ce que je ne te connais pas, mauvais scribe de vaisseau, impudent chef de nage? (1)

(ACTE IV)
(SCÈNE I)
BLÉPHARON        AMPHITRYON        JUPITER
(bléphahon). — Arrangez-vous entre vous. Moi je m'en vais, j'ai affaire. Jamais, au grand jamais je n'ai vu, je crois, pareil prodige.
amphitryon. — Blépharon, je t'en prie, reste auprès de moi pour m'assister; ne t'en va pas.
blépharon. —  Bonsoir. Qu'ai-je à faire comme assistant? Je ne sais lequel de vous deux je dois assister. (Il sort).
jupiter (à part). — Moi je rentre. Alcmène va accoucher.
amphitryon. — Hélas! je suis perdu. Que vais-je devenir, quand amis et assistants m'abandonnent? Mais morbleu! celui-là ne se jouera pas impunément de moi, quel qu'il soit. Je cours tout droit jusqu'au roi. Je lui raconterai tout ce qui s'est passé. Et aujour­d'hui même je saurai bien me venger de cet enchan­teur thessalien qui a tourné la tête à toute ma maison.

1. Sens  douteux.

Mais où est-il? Parbleu, il est rentré, je pense, auprès de ma femme. Y a-t-il à Thèbes un mortel plus mal­heureux que moi? Que faire maintenant? Tout le monde m'ignore et chacun me berne à sa guise. Plus d'hésita­tion. Je force l'entrée de la maison : et tous ceux que j'aperçois, servante, valet, femme, séducteur, père, aïeul, sitôt vus, je les égorge sur place. Et Jupiter et tous les dieux le voudraient-ils, ils ne sauraient m'em­pêcher de faire comme j'ai résolu. Allons, vite, à la maison. (Au moment où il s'élance, la foudre gronde; il tombe évanoui).

(ACTE V)
(SCÈNE 1)
BROMIE        AMPHITRYON
bromie (se précipitant hors de la maison, sans voir Amphitryon). — Plus d'espoir, plus de ressources ! Ma vie s'éteint dans ma poitrine; et toute l'assurance que je pouvais avoir est morte dans mon cœur ! Tout, la mer, la terre, le ciel semblent s'élancer à ma pour­suite, et vouloir m'écraser, m'anéantir. Pauvre de moi ! que faire? Je ne sais, tant est prodigieux, extraordinaire ce qui s'est passé dans notre maison! Malheur à moi ! Je défaille : un peu d'eau, s'il vous plaît. Je suis brisée, je suis anéantie. La tête me fait mal : mes oreilles n'entendent plus, mes yeux ne voient plus. Y a-t-il au monde, peut-il y avoir plus misérable que moi? Ma pauvre maîtresse ! que lui est-il arrivé! Dès les premières douleurs, elle invoque le secours des dieux. Alors, sifflements, crépitements, grondements, coups de ton­nerre : et si soudains, et si proches, et si violents! A ce fracas effroyable, chacun tombe sur place. Alors, je ne sais quelle grande voix s'écrie : « Alcmène, voici du secours, n'aie pas peur. C'est un habitant du ciel qui arrive, propice à toi et aux tiens. Levez-vous, ajoute-t-il, vous que la peur a jetés par terre devant les manifesta­tions terribles de ma puissance.» Comme j'étais tombée, je me relève. J'ai cru que la maison brûlait, tant elle était illuminée par les éclairs. A ce moment, Alcmène crie après moi; j'en suis toute saisie d'épouvante. Mais le souci de ma maîtresse l'emporte. J'accours pour savoir ce qu'elle veut; et j'aperçois qu'elle a mis au monde deux jumeaux, sans que personne de nous se soit aperçu de l'enfantement ou même l'ait pu pré­voir. (Apercevant Amphitryon). Mais qu'est ceci? Quel est ce vieillard ainsi gisant par terre devant notre maison? Jupiter l'aurait-il frappé? Ma foi, je le crois : par Jupiter, il est enseveli comme s'il était mort. Allons reconnaître qui ce peut être. (Elle soulève le manteau qui recouvre le visage d'Amphitryon). Mais c'est Amphitryon, mon maître! (Elle le secoue). Amphi­tryon!
amphitryon  (s'éveillant comme d'un rêve).  — Je suis mort.

1. Cf. Lucrèce VI. 387 et suiv.:
Quod si luppiter atque alii fulgentia diui Terrifico  quatiunt  sonitu  caelestia templa Et iaciunt ignem quo  cuiquest cumqve, uoluntas, Cuf quibus incautwn scelus auersabile cumquest Non iaciunt icti flammas ut fulguris halent Pectore perfixo, documen mortaltttus acre. Et potiui nulla sibi turpi consctus in re Volvitur in flammis innoxius inque peditur turbine  caelesti subito  correptus et ignis?

bromie. — Lève toi.
amphitryon. — Je suis trépassé!
bromie. — Donne-moi la main.
amphitryon. — Qui est-ce qui me tient?
bromie. — Bromie,  ta servante.
amphitryon. — Je tremble de tout mon corps. Jupi­ter m'a foudroyé ! On dirait que je reviens de l'Achéron. Mais pourquoi es-tu sortie?
bromie. — Une même épouvante nous a emportées toutes tremblantes de terreur. Quels effroyables prodi­ges j'ai vus dans ta propre maison, où tu habites! Pauvre de moi, Amphitryon! J'en ai encore le cœur qui défaille.
amphitryon. — Allons, tire-moi d'abord ceci au clair : tu reconnais bien ton maître Amphitryon?
bromie. — Oui.
amphitryon. — Regarde à deux fois.
bromie. — Mais oui, c'est toi.
amphitryon. — C'est la seule de toute ma maison qui ait gardé son bon sens.
bromie. — Mais tout le monde l'a gardé, je t'assure.
amphitryon. — Mais moi, ma femme me l'a fait perdre, par sa conduite infâme.
bromie. — Hé bien, moi, je te ferai changer de lan­gage, Amphitryon : je vais en quelques mots te donner des preuves manifestes qui te convaincront que tu as une femme aussi fidèle que vertueuse. Tout d'abord, Alcmène a mis au monde deux fils jumeaux.
amphitryon. — Deux fils jumeaux, dis-tu?
bromie. — Oui, deux fils jumeaux.
amphitryon. — Les dieux me protègent.
bromie. — Laisse-moi parler : tu verras combien tous les dieux sont bienveillants pour toi et pour ta femme.
amphitryon. — Parle.
bromie. — Tout à l'heure, lorsque la femme entra en travail, lorsqu'elle ressentit les premières douleurs d'entrailles, comme c'est le lot des femmes en pareil cas, elle invoqua le secours des dieux immortels, non sans s'être purifié les mains et voilé la tète. Aussitôt on entend un grand coup de tonnerre. Tout d'abord nous pensions que c'était ta maison qui s'écroulait. Elle bril­lait partout d'un tel éclat qu'on l'aurait crue toute en or.
amphitryon. — Je t'en prie, mets moi vite au clair, quand tu te seras assez moquée de moi. Et après?
bromie. — Pendant ces événements, personne de nous n'a entendu ta femme gémir ou se plaindre le moins du monde : elle avait, ma foi, accouché sans douleur.
amphitryon. — J'en suis fort aise, malgré tout ce qu'elle m'a fait.
bromie. — Laisse cela, et écoute la fin de mon récit. Après l'accouchement, elle nous ordonne de laver les enfants. Nous nous mettons à l'œuvre. Mais l'enfant que j'ai lavé, qu'il est grand et qu'il est fort! Personne n'a été capable de l'emmailloter dans ses langes.
amphitryon. — Quelles merveilleuses choses tu me racontes! Si tout cela est vrai, ce sont les dieux, à n'en pas douter, qui sont venus en aide à ma femme.
bromie. — Tu vas être encore plus émerveillé. Une fois l'enfant dans son berceau, voici d'en haut du toit, que deux serpents à crête descendent en volant dans la cour; et de quelle taille! Sitôt posés, ils dressent leur tète, tous les deux.
amphitryon. — Pauvre de moi!
bromie. — N'aie pas peur. Cependant les serpents nous dévisagent tous. Lorsqu'ils ont aperçu les enfants, ils vont droit à eux. Moi de tirer, de ramener le berceau doucement en arrière, craignant pour les enfants, effrayée pour moi-même; et les serpents de s'acharner à me poursuivre. Mais sitôt qu'il a vu les serpents, notre petit prodige bondit hors de son berceau, se précipite tout droit sur les monstres, et en saisit un de chaque main, avec quelle vitesse!
amphitryon. — Quelles merveilles tu me racontes, quelle épouvantable aventure! Je frissonne d'effroi à entendre ton récit. Et après? Dis-vite.
bromie. — L'enfant étouffe les deux serpents. Pendant ces événements, une grande voix appelle Alcmène.
amphitryon. — Quelle était cette voix?
bromie. — Celle du maître suprême des dieux et des hommes, Jupiter. Il dit qu'il a eu un commerce clan­destin avec Alcmène, et que l'enfant vainqueur des ser­pents est le sien.
amphitryon. — Parbleu, je n'ai pas à me plaindre s'il m'est donné de partager mon bien par moitié avec Jupiter. Rentre à la maison; fais-moi aussitôt préparer les vases sacrés : je veux par de nombreuses victimes obtenir la bienveillance du maître des dieux. Je vais mander le devin Tirésias, et le consulter sur ce qu'il faut faire : en même temps je lui raconterai toute cette aventure.  Mais qu'est ce encore? Quel coup de tonnerre ! Dieux, je vous prie, protégez-moi!

(SCÈNE II)
JUPITER        AMPHITRYON
jupiter (1).   —   Rassure-toi, Amphitryon. Je viens t'apporter mon aide ainsi qu'à tous les tiens.

1. Annoncé par le bruit du tonnerre, armé de son foudre, dans un nuage, sur son aigle (Molière, Amphitryon A. III, Se. XI).

Tu n'as rien à craindre. Laisse là devins, haruspices, tous tant qu'ils sont. Je vais te dire et le passé et l'avenir, beaucoup mieux qu'eux. Ne suis-je pas Jupiter? Toul d'abord, j'ai surpris les faveurs d'Alcmène, et de mes caresses elle a conçu un fils. Toi aussi, tu l'as rendue mère, en parlant pour l'armée : elle a mis en même temps les deux enfanta au inonde. Celui des deux qui est né de mon sang le vaudra par ses exploits une gloire immortelle. Quant à toi, rends à la femme Alcmène ton affection première : elle ne mérite point tes reproches; elle a dû céder à ma contrainte. Moi, je remonte dans les cieux. (Jupiter disparaît).

(SCÈNE III)
AMPHITRYON
J'obéirai à tes ordres; veuille en revanche tenir les promesses. Je rentre trouver ma femme, et donne congé au vieux Tirésias. Maintenant, spectateurs, par égard pour le grand Jupiter, faites éclater vos bravos.

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