Plaute: Epidicus
Epidique
Texte de Alfred Ernout - 1936.
Membre de l’Institut
Professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris
NOTICE
Si l'on en croit le Chrysale des Bacchis, Épidique était une comédie particulièrement goûtée des Romains:
Etiam Epidicum, quam ego fabulam aeque ac me
ipsum amo, nullam aeque inuitus specto, si agit Pellio.
Et en effet on comprend qu'elle eût de quoi plaire au public; il y retrouvait réunis des personnages et des situations qu'il pouvait reconnaître et saluer au passage comme de vieilles connaissances, et l'on sait que ce public paresseux d'esprit n'aimait pas être choqué dans ses habitudes. On y voit figurer l'amoureux classique Stratippoclès accompagné de son esclave Épidique, et de son ami Chéribule; le vieux père inévitable auquel il faut soutirer de l'argent, Périphane, et son conseiller Apécide; le militaire, l'usurier; trois jeunes femmes, Acropolistis, Télestis, une joueuse de lyre, et la mère de l'une d'entre elles, Philippa. Sauf le léno et le parasite, tous y sont. En outre Plaute a introduit le « personnage protatique » dont Térence usera plus libéralement que son devancier (1), l'écuyer Thesprion, qui, après avoir figuré dans une exposition pleine de brio, quitte la scène pour n'y plus reparaître. Quant à l'intrigue, elle rappelle à la fois les Bacchis, la Cassette et Charançon.
1. V. le Sosie de l'Andrienne, la Philotis de l'Hécyre, le Dave du Phormion.
Comme dans les Bacchis, il y a double tromperie de Périphane par Épidique, qui une première fois lui fait acheter Acropolistis en la lui présentant pour la fille qu'il a perdue, et qui lui soutire ensuite quarante mines pour payer l'achat de Télestis; comme dans la Cassette et Charançon, un vieillard retrouve une femme à qui il a fait violence jadis et la fille dont il l'a rendue mère, et un jeune homme découvre une sœur dans celle dont il voulait faire son amante. Il n'y manque que le mariage; encore que le vieil Apécide doive sans doute épouser Philippa pour réparer ses torts envers elle; et peut-être, comme on le verra plus loin, Plaute n'a-t-il pu suivre entièrement son modèle. Quant à Epidique, après avoir frôlé le gibet, il consent magnanimement à ce qu'Apécide lui pardonne et lui ôte les liens dont il l'avait chargé.
Donc Stratippoclès, avant son départ pour la guerre, a chargé son esclave Epidique de lui acheter une joueuse de lyre, Acropolistis, dont il était épris — cela, comme toujours, sans lui laisser d'argent; et pour complaire à son désir, Epidique a fait faire l'achat par Périphane, père de Stratippoclès, en lui persuadant que la jeune fille était sa propre enfant, qu'il avait eue d'une Thébaine, Philippa, et qu'il avait abandonnée. Acropolistis est donc chez Périphane, comme dans la maison paternelle, en attendant le retour de son amant. Mais voici Stratippoclès qui revient sans gloire — comme Horace, il a laissé ses armes à l'ennemi — mais avec de nouvelles amours en tête : il ramène une captive, payée quarante mines, qu'il a empruntées à un usurier; et il compte sur Epidique à la fois pour le débarrasser d'Acropolistis et pour escroquer à son père l'argent qui doit être remboursé à son créancier. Tout ceci, nous l'apprenons dans la scène entre Thesprion, l'écuyer d'Epidique qu'il a fort à propos rencontré dans la rue. Nos deux compères entremêlent leurs confidences de réflexions plaisantes, daubant sur le courage de leur maître qui s'est laissé désarmer. Mais après tout, est-il le seul à qui la chose soit arrivée? Bien d'autres l'ont fait avant lui, qui ont su s'en tirer à leur honneur. Le menu peuple de Rome, et d'Athènes aussi sans doute, devait accueillir avec faveur ces sarcasmes contre les grands qui le vengeaient un peu du lourd impôt de sang auquel il était impitoyablement soumis sans compensations réelles; et, comme le note justement Naudet1, les réflexions des deux drôles annoncent les plaintes que les soldats rélégués en Sicile après la défaite de Cannes adressaient au consul Marcellus : « Nos officiers, comme nous restes de cette bataille sanglante, sont devenus tribuns, briguent et obtiennent des dignités, commandent des provinces : n'êtes-vous indulgents que pour vous et vos fils, pères conscrits? Gardez-vous votre rigueur seulement pour nous, pour le vil peuple? » (Tite Live XXV.).
Comment Epidique sortira-t-il de la double difficulté, c'est ce qu'apprendra au lecteur une intrigue touffue et enchevêtrée, à laquelle il ne faut pas demander d'être toujours vraisemblable ni cohérente. Mais en cours de route, ainsi qu'on peut s'y attendre, on y trouvera des peintures prises sur le vif, comme l'arrivée de l'armée victorieuse, vers laquelle se porte la procession de toutes les courtisanes d'Athènes parées de leurs plus beaux atours, et qui s'apprêtent à réaliser une fois de plus l'union de Mars et de Vénus; des scènes menées avec une verve de maître : telles que celle où Epidique persuade à Périphane d'acheter la joueuse de lyre; ou le colloque entre Périphane et Apécide, ou l'arrivée du militaire, et son entretien avec Périphane et la joueuse de lyre, où il se découvre qu'Epidique a berné à son gré les deux plus sages vieillards d'Athènes, les colonnes du sénat. Et tout ceci fait pardonner le conventionnel de l'intrigue, et ses invraisemblances.
1. Théâtre de Plaute, t. II. p. 374.
Faut-il attribuer celles-ci, comme on l'a fait mainte fois depuis Scaliger, soit à la contamination, opérée par Plaute de deux modèles grecs, soit à un remanie ment et à des coupures auxquels un réviseur aurait procédé après la mort du poète1? Le plus sage, je crois, est d'admettre que nous avons bien la pièce authentique, faite d'après un original unique, et d'attribuer les inconséquences à l'indifférence que l'auteur a toujours professée pour la vraisemblance absolue du sujet, et la liaison parfaite de l'intrigue. Il est possible, du reste, que Plaute ait dû modifier quelque peu l'action et le dénouement pour n'être pas en contradiction avec les mœurs et le droit romains. « A la fin de l'Epidicus » remarque M. Ph. E. Legrand reprenant une hypothèse de Dziatzko2 « la jolie captive Télestis est reconnue pour la sœur consanguine du jeune homme qui l'aime, Stratippoclès. Celui-ci s'en afflige : « Tu m'as perdu en me retrouvant, ma sœur! » Et son esclave le console : « Tu es un sot, tais-toi. Tu as à la maison une maîtresse toute prête, la joueuse de lyre que je t'ai procurée ». Mais la consolation risque fort d'être vaine; d'abord parce que Stratippoclès n'aime plus la joueuse de lyre; ensuite parce que le père de famille, à qui on l'a fait acheter en la lui présentant pour son enfant perdue, s'empressera, une fois détrompé, de revendre la donzelle. Il est très vraisemblable que, chez le comique grec, les choses s'arrangeaient autrement : les lois d'Athènes permettant le mariage entre frères et sœurs consanguins, Stratippoclès épousait Télestis. Plaute a dû rejeter une combinaison qui, aux yeux des Romains, était inacceptable3.
Quel est le comique grec dont Plante s'est inspiré? Est-ce Ménandre avec son aaaaç4? Il est impossible d'en donner la preuve, et par conséquent de fixer avec précision la date de l'original.
1. Bibliographie dans Schanz-Hosius, Gcschd. rômischen Literatur, I, p. 63.
2. Daos, p. 55.
3. Sur d'autres possibilités que Lejay a tirées du raisonnement de M. Ph. E. Legrand, voir son Plaute, p. 85.
4. Voir Dziatzko, Der Inhalt des Georgos von Menander, Eheiu. Mus. 55 (1900), p. 108.
Même incertitude sur la date à laquelle la pièce latine fut jouée. Elle est postérieure aux Bacchis, comme on l'a vu. Mais les dates qu'on a proposées reposent sur de si faibles indices qu'il vaut mieux n'en pas tenir compte. — Le chant et le récitatif y dominent; il n'y a guère que le troisième acte qui soit en sénaires iambiques. Il semble que Piaule ait voulu compenser la faiblesse de l'intrigue par la variété et l'abondance des parties lyriques.
PERSONNAGES
ÉPIDIQUE, esclave de Stratippoclès.
THESPRION, écuyer de Stratippoclès.
STRATIPPOCLÈS, jeune homme, fils de Périphane.
CHERIBULE, ami de Stratippoclès.
APÉCIDE, vieillard, ami de Périphane.
PÉRIPHANE, riche vieillard.
UN ESCLAVE.
UNE JOUEUSE DE LYRE.
UN SOLDAT.
PHILIPPA, femme autrefois aimée par Périphane.
ACROPOLISTIS, joueuse de lyre.
UN USURIER.
TÉLESTIS, fille de Périphane.
LE CHEF DE LA TROUPE.
ARGUMENT (acrostiche)
Surle conseil d'un sien esclave, un vieillard achète une joueuse de lyre qu'il croit être sa fille; et le même esclave, par une autre ruse, fait passer à ses yeux pour la maîtresse de son fils une autre joueuse de lyre qu'il a louée pour jouer ce rôle. Il donne au fils de son maître l'argent de la vente. Avec cet argent, le jeune homme achète, sans s'en douter, sa propre sœur. Bientôt, grâce aux révélations de la femme qu'il a séduite jadis, el d'un militaire, qui cherchent l'une sa fille, l'autre sa maîtresse, le vieillard s'aperçoit qu'il a été berné. Mais comme il finit par retrouver sa fille, il accorde à son esclave la liberté.
(ACTE I)
(SCÈNE 1)
ÉPIDIQUE THESPRION
épidique(courant après Thesprion). — Hé jeune homme!
thesprion (sans se retourner). — Qui est-ce qui me retient par mon manteau quand je suis pressé?
épidique. — Un de tes amis familiers.
thesprion. — En effet, l'ami; tu es d'une familiarité vraiment assommante.
epidique. — Mais regarde derrière toi, Thesprion !
thesprion (se retournant). — Oh! n'est-ce pas Épidique que j'aperçois?
épidique. — Tu as d'assez bons yeux.
thesprion. — Bonjour.
ëpidique. — Que les dieux comblent tes souhaits! Je suis ravi de ton heureuse arrivée.
thesprion. — Et après?
epidique. — Mon dieu! Selon la formule ordinaire : on te donnera à dîner.
thesprion. — Je te promets...
epidique. — Quoi?
thesprion. — Que j'accepterai, si tu m'invites.
épidique. — Que fais-tu de bon? Comment vas-tu?
thesprion (se frappant sur le ventre). — Voici qui te répondra pour moi, je pense.
épidique— Bravo! tu m'as l'air d'avoir pris du corps et du ventre.
thespRion (montrant sa main). — Grâce à elle.
epidique. —il y a bel âge qu'on aurait dû te la couper.
thespRion. — Je ne suis plus si filou qu'autrefois.
epidique. — Comment cela?
thesprion. — Je pille au grand jour.
epidique. — Te maudissent les dieux immortels! Tu fais des enjambées... Dès que je t'ai aperçu au port, je me suis mis à courir après toi; et je viens seulement de te rattraper, non sans peine.
thesprion. — Quel bourgeois tu fais!
epidique. — Oh! je sais que tu es un vieux soldat.
thespRion. — Tu peux le dire hardiment.
epidique. — Que deviens-tu ? Et cette santé, s'est-elle maintenue P
thesphion. — Avec quelque bigarrure.
epidique. — Je n'aime point les gens à bigarrures, race de chèvres et de panthères.
thesprion. — Que veux-tu que je dise? C'est comme ça.
epidique. — Comment vont...1
thesprion. — Fort bien.
epidique. — Et notre jeune maître P
thesprion. — D'une santé pugilique, athlétique.
epidique. — La délectable nouvelle que ta venue m 'apporte-la, Thesprion! Mais où est-il P
thesprion. — II est arrivé en même temps que moi.
epidique. — Où est-il donc? A moins que tu ne l'aies apporté dans ta valise ou dans ta sacoche P
thesprion. — Que les dieux te maudissent!
1. Passage mutilé et corrompu.
EPIDIQUE— C'est toi que je voudrais... que je voudrais interroger1 : montre-toi complaisant, on le sera pour toi.
THESPRION— Tu parles comme un juge.
EPIDIQUE— Cela ne me sied-il pas? :
THESPRION— Serais-tu déjà notre préteur?
EPIDIQUE— Peux-tu citer dans Athènes quelqu'un qui soit aujourd'hui plus digne de l'être?
THESPRION— II ne manque qu'une chose à ta préture, Epidique.
EPIDIQUE— Quoi donc?
THESPRION — Tu vas le savoir : deux licteurs, et deux faisceaux de verges d'orme.
EPIDIQUE— Malheur à toi! Ah! ça, dis-moi.
THESPRION— Quoi donc?
EPIDIQUE— Où sont les armes de Stratippoclès?
THESPRION— Ma foi! elles ont passé à l'ennemi.
EPIDIQUE— Ses armes?
THESPRION— Et bon train.
EPIDIQUE— Tu parles sérieusement?
THESPRION — Tout ce qu'il y a de plus sérieusement. C'est l'ennemi qui les a, te dis-je.
EPIDIQUE— Quelle honte, par Pollux!
THESPRION— Bah! il n'est pas le premier à qui cela arrive; et il saura s'en tirer à son honneur.
EPIDIQUE— Comment cela?
THESPRION— Comme tant d'autres avant lui. C'est Vulcain lui-même, j'imagine, qui a fabriqué les armes de Stratippoclès : elles n'ont fait qu'un vol jusqu'à l'ennemi.
1. Equivoque déjà rencontrée. A la malédiction de Thesprion, « Di te perdant », Epidique répond « Te uolo » « C'est toi que je veux... » mais au lieu de continuer par « perdant » « qu'ils maudissent » , il continue après une petite pause par « percontari ».
EPIDIQUE— Quant à lui, c'est un fils de Thétis. Qu'il les perde, à son aise; les Néréides lui en apporteront d'autres1. Il faut seulement prendre garde que la matière ne manque pas aux fabricants de boucliers, si à chaque campagne il abandonne à l'ennemi ses dépouilles.
THESPRION — Laissons cela, veux-tu?
EPIDIQUE — Libre à toi d'y mettre fin quand tu voudras.
THESPRION— Alors, cesse de me questionner,
EPIDIQUE— Parle toi-même : où est Stratippoelès?
THESPRION— II a une raison pour n'avoir pas osé venir en même temps que moi.
EPIDIQUE— Laquelle?
THESPRION — II ne veut pas que son père le voie tout de suite.
EPIDIQUE— Pourquoi?
THESPRION— Tu vas le savoir. Il a acheté à la vente du butin une jeune captive aussi charmante que distinguée.
EPIDIQUE— Qu'est-ce que j'entends-la?
THESPRION — Exactement ce que je te dis.
EPIDIQUE— Pourquoi l'a-t-il achetée?
THESPRION— Pour contenter son cœur.
EPIDIQUE— Combien de cœurs a-t-il donc? Car, je ne t'en conte pas : avant de partir d'ici, de chez lui pour l'armée, il m'avait chargé d'acheter à un léno une joueuse de lyre dont il était amoureux; et j'ai fait sa commission.
THESPRION— Sur la mer, vois-tu Epidique, on tourne la voile selon le vent.
EPIDIQUE— Ah! malheur et misère de moi! il me perd sans remède.
.
1. Il est douteux que le public romain pût comprendre ces allusions mythologiques. Stratippoclès est comparé à un autre Achille, et ses armes, qu'il a laissées aux mains de l'ennemi, aux armes divines forgées par Héphaestos (Mulcil)er, Vulcain) qui étaient animées de mouvement et de vie comme les trépieds de l'Iliade, ch. XVIII, v. 373 sqq.
thesprion. — Comment cela? qu'as-tu donc?
épidique. — Et cette fille qu'il a achetée, combien l'a-t-il payée?
thesprion. — Pas cher.
epidique. — Ce n'est pas cela que je demande.
thesprion. — Alors explique-toi.
epidique. — Combien de mines?
thesprion (lui montrant le chiffre avec les doigts). — Autant; quarante. Et cet argent, il l'a emprunté à un usurier thébain, à raison d'un didrachme d'intérêt par mine et par jour.
épidique. — Diantre!
thesprion. — Et avec lui l'usurier est arrivé qui réclame son argent.
épidique. — Dieux immortels! je suis perdu, mais là, royalement !
thesprion. — Mais enfin, qu'est-ce qui t'arrive, Épidique?
épidique. — II m'a perdu...
thesprion. —Qui?
epidique. — Celui-là, qui a perdu ses armes.
thesprion. — Mais comment cela?
epidique. — Parce qu'il m'envoyait tous les jours de l'armée des lettres... (A part) Mais le mieux est de me taire : un esclave ne doit pas dire tout ce qu'il sait; c'est plus prudent.
thesprion. — II y a, par Pollux, quelque chose qui t'alarme, Épidique. Tu es troublé, ton visage me l'annonce. Tu m'as l'air de t'être fait, pendant mon absence, quelque méchante affaire.
épidique. — Veux-tu me laisser tranquille?
thesprion. — Je m'en vais.
épidique (le retenant). — Reste-là; je ne te laisserai pas partir.
thesprion. — Pourquoi me retiens-tu à cette heure?
epidique. — Aime-t-il cette captive qu'il a achetée à la vente du butin?
thesprion. — Cette demande ! II en est fou.
epidique. — Mon échine sera dépouillée de sa peau.
thesprion. — II l'aime plus qu'il ne t'aima jamais.
epidique. — Que Jupiter te mette à mal!
thesprion. — Laisse-moi maintenant. Car il m'a défendu d'aller à la maison. Il m'envoie ici tout près, chez Chéribule, avec ordre de l'y attendre. Il doit s'y rendre de son côté.
epidique. — Pourquoi ce manège?
thesprion. — Tu vas le savoir. C'est pour n'être pas rencontré ni vu par son père, avant d'avoir compté l'argent qu'il doit pour sa belle.
epidique. — Dieux 1 quel embrouillamini!
thesprion. — Laisse-moi; il faut que je m'en aille tout de suite.
epidique. — Et quand le vieillard saura tout cela? Ma barque ne peut manquer de sombrer bel et bien.
thesprion. — Que m'importe de quelle manière tu périsses?
epidique. — C'est que je ne veux pas sombrer seul, je veux que tu sombres avec moi. Un ami n'abandonne pas son ami.
thesprion. — Va-t'en aux cinq cent mille diables, et laisse-moi, avec ton marché!
epidique. — Eh bien, va-t'en, si vraiment tu es si pressé.
thesprion. — Jamais je n'ai rencontré personne que j'aie quitté plus volontiers. (Il sort).
epidique. — Le voilà parti; tu restes seul à présent. Tu vois quelle est la situation, Epidique. A moins de trouver en toi-même quelque secours, tu es un homme mort : tout ton édifice menace de s'écrouler sur toi! Si tu ne trouves à l'étayer solidement, lu ne pourras y résister; ce sont des montagnes de maux qui vont te dégringoler dessus. Et comment me dépêtrer de ce maudit pétrin ? Je ne sais encore à quel parti m'arrêter. A force de ruses, j'ai eu le malheur de faire croire à mon vieux maître que c'était de sa fille qu'il faisait l'emplette : en réalité il a acheté pour son propre fils la joueuse de lyre dont celui-ci est amoureux, et qu'il m'a recommandée en partant. Si maintenant il nous en ramène une autre de l'armée pour son plaisir, c'en est fait de ma peau. Car le vieillard ne se sera pas si tôt aperçu qu'on lui en a conté, qu'il me dépiautera le dos à coups d'étrivières. A toi de parer le coup, Epidique... (Réfléchissant) Comme ceci?... Oui mais... Tout ça ne vaut rien. Ta tête, ma foi, est bien malade. Tu es un pauvre hère, Epidique. — Qu'est-ce qui te prend, de t'injurier? — Parce que tu t'abandonnes toi-même. — Et que faire? — Tu me demandes des conseils? Autrefois c'est toi qui en avais au service des autres. D'une manière ou d'une autre, il faut trouver quelque chose. Mais, dépêchons-nous d'aller au devant de Stratippoclès, pour savoir ce qu'il en est au juste. Justement, le voici en personne. Il a l'air sombre; Chéribule, son camarade, l'accompagne. Retirons-nous pas ici, pour écouter tranquillement leur conversation.
(SCÈNE II)
STRATIPPOCLÈS CHÉRIBULE ÉPIDIQUE
stratippoclès. — Je t'ai raconté toute mon aventure, Chéribule, je t'ai fait un récit exact et complet de mes chagrins et de mes amours.
chébibule. — Pour un homme de ton âge et de ta valeur, tu es bien bête, Stratippoclès. Alors, tu as honte d'avoir acheté à la vente du butin une captive de bonne famille? Qui est-ce qui te le reprochera?
stratippoclès. — Tous les envieux de mon bonheur se sont trouvés là pour me jeter la pierre. Pourtant je ne lai ai jamais fait violence ni attenté à sa pudeur.
chéribule. — Tu n'en es que plus estimable, à mon sens, de savoir dominer ta passion1.
stratippoclès. — Donner pour toute consolation des paroles à un homme aux abois, c'est comme si on ne faisait rien. Le véritable ami est celui qui, dans les circonstances difficiles, n'hésite pas à payer de sa personne, quand il s'agit de payer...
chéribule— Que veux-tu que je fasse?
stratippoclès. — Que tu me donnes quarante mines, pour les rendre à l'usurier qui me les a prêtées à intérêt.
chéribule. — Par Hercule! si je les avais...
stratippoclès. — A quoi sert d'être officieux en paroles, si, quand il s'agit de passer aux actes, ta générosité est morte?
chéribule. — Mais, moi-même, morbleu! je suis assailli de réclamations, étourdi par les criailleries de mes créanciers.
stratippoclès. — Des amis de ta sorte, submergés de dettes, j'aimerais mieux les voir au bûcher qu'au forum2... Mais je payerais cher pour avoir maintenant Epidique sous la main... Car lui, au moins, je l'enverrai bien saucé d'étrivières chez le meunier, s'il ne m'a pas procuré aujourd'hui les quarante mines de bon argent, avant même que j'aie prononcé la dernière syllabe de ce mot.
1. Les vers 109-111 qui ne figurent pas dans le palimpseste, sont suspects d'être interpolés.
2. Il y a un jeu de mots sur » furno mersos » « plongés dans le four crématoire » c'est-à-dire « morts » et « fora mersos » « plongés dans les dettes, en faillite» (forum désigne ici la «Bourse»; quelque chose comme « j'aimerais mieux les voir brûlés au four crématoire que brûlés à la Bourse ».
Epidique (à part). — Ça va bien. Voilà de belles promesses! Il sera, j'espère, exact à les tenir. Voici, sans bourse délier, un régal1 tout prêt pour mes épaules. Abordons-le. (Haut) A son maître Stratippoclès, pour son retour de l'étranger, l'esclave Epidique adresse son salut2.
stratippoclès. — Où est-il?
epidique. — Ici présent. De te voir revenu sain et sauf...
stratippoclès (interrompant). — Là-dessus, je t'en crois comme moi-même.
epidique. — Ta santé a-t-elle toujours été bonne?
stratippoclès. — Celle du corps, oui; mais c'est l'âme qui était malade.
epidique. — Pour ce qui me concernait, j'ai donné mes soins à ton mal. Ta commission est faite; j'ai acheté l'esclave, pour laquelle tu m'as écrit tant de fois.
stratippoclès. — Peine perdue.
epidique. — Comment, perdue?
stratippoclès. — Parce que je ne l'aime plus; elle me déplaît.
epidique. — Alors, pourquoi m'avoir donné des ordres si pressants? Pourquoi toutes ces lettres?
stratippoclès. — Ace moment-là, je l'aimais. Maintenant c'est un autre amour qui pèse sur mon cœur.
1. Le mot « symbola », transcription du grec <rvpf3o\r], et qui appartient presque uniquement au vocabulaire de la comédie, désigne proprement une contribution apportée à une dépense faite eu commun, notamment à un pique-nique, cf. Térence, Eun. 539-540:
« Heri aliquot adulescentuli coiimus in Piraeo In huno diem, ut de symbolis essemus ».
Par extension, le mot, surtout au pluriel, a désigné le repas lui-même, cf. Xénophon, « Banquet », 1 fin.
2. L'ironique solennité du salut est soulignée par l'emploi de la formule rare : « salute impertit ».
epidique. — C'est tout de même malheureux de voir si mal récompensé tout le bien qu'on a fait. Tout ce que j'ai fait de bien est mal fait, parce que son amour a déménagé.
stratippoclès. — J'avais perdu la tète quand je t'envoyais ces lettres.
epidique. — Faut-il que ce soit moi qui sois chargé d'expier ta sottise, et que tu prennes mon dos comme bouc émissaire1 pour payer tes folies?
stbatippoclès. — A quoi bon tant discourir? Tel que tu me vois, j'ai besoin là, tout chaud, sur le champ, de quarante mines pour payer l'usurier, et vite.
epidique. — Un mot seulement : où veux-tu que je les prenne? à quel banquier dois-je les demander?
stratippoclès. — A qui tu veux. Mais si je ne les ai pas avant le coucher du soleil..., inutile de rentrer chez nous. Tu peux aller tout droit au moulin.
epidique. — Exempt de dangers et de soucis, l'esprit dégagé, tu en parles bien à ton aise. Moi, je connais mon monde. Quand on me bat, c'est moi qui le sens.
stratippoclès. — Alors, quoi? Tu accepteras que je me donne la mort?
epidique. — N'en fais rien. J'aime mieux courir la chance et payer d'audace.
stratippoclès. — A la bonne heure! voilà comment j'aime te voir.
epidique. — J'endurerai tout ce qu'il te plaira.
stratippoclès. — Que ferons-nous de la joueuse de lyre ?
epidique. — On trouvera bien quelque chose. Je t'en débarrasserai d'une manière ou d'une autre, j'imaginerai quelque expédient...
1. L'expression française correspond assez bien au terme latin « succidaneus », Qui désigne la victime de remplacement qu'on substituait à celle qui s'était échappée : « hostia quae ad aras adducta est immolanda, si casu effugeret, effugia uocari ueteri more solet; in cuius locum quae supposita fuerat, succidanea », (Servius, in Aen. II, 140).
stratippoclès. — Tu as l'esprit si fécond! Je te connais.
epidique. — II y a ici un militaire de l'Eubée; il a de la fortune, il est tout cousu d'or. Dès qu'il saura que tu as acheté cette fille, et que tu en as amené une autre, tout de suite il viendra te prier de lui céder ta première acquisition. Mais où est la belle que tu as ramenée avec toi?
stratippoclès. —- Elle sera là dans un instant.
chebibule (à Stratippoclès). — Qu'est-ce que nous faisons ici, maintenant?
stratippoclès. — Entrons chez toi; et tâchons de passer joyeusement la journée.
epidique. — Rentrez. Moi, sur la question de nos finances, je vais convoquer dans ma tête le sénat de mes pensées. Nous déciderons à qui il faut, pour le mieux, déclarer la guerre, à qui dérober l'argent. Veille au grain, Épidique : voilà une affaire imprévue qui te tombe sur les bras. Ce n'est pas le moment de t'endormir ni de lambiner... Allons-y; ma résolution est prise, c'est au vieillard que je m'attaquerai. Rentrons dire à notre jeune maître qu'il ne mette pas les pieds dehors, et ne s'expose pas à rencontrer son père. (Il entre chez, Chéribule).
(ACTE II)
(SCÈNE I)
APÉCIDE PÉRIPHANE
apEcide. — La plupart des gens ont des scrupules quand il n'en faut pas, et perdent tout scrupule quand il serait utile et nécessaire d'en avoir1. Tu es bien de cette espèce. Quel scrupule peux-tu avoir à épouser une fille pauvre, mais de bonne famille, surtout quand tu as eu d'elle, comme tu le dis, la fille qui est maintenant chez toi?
périphane. — Je n'ose pas à cause de mon fils.
apécide. — Et moi qui croyais, ma foi! que c'était par respect pour la mémoire de ta défunte. Depuis que tu l'as enterrée, tu ne peux pas voir son tombeau sans aussitôt faire un sacrifice à Orcus. Et c'est justice, puisqu'il t'a fait la grâce de lui survivre et d'en venir à bout2.
périphane. — Oh! je fus un autre Hercule, tant qu'elle a vécu avec moi. Le sixième travail d'Hercule n'était pas plus pénible que celui qui me fut impose-la.
1. Même pensée dans Térence, Andrienne, 638 et suiv. : At tamen « Vbi f ides ? » si roges, Nil pudet hic, ubi opus [est]; illi ubi Nil opust, ibi verentur.
Que si tu t'avises de leur demander : « Et ta parole ?» ils ne rougissent plus, quand il le faudrait; c'est quand il ne le faut pas qu'ils ont des scrupules. » (Traduction G. Hinstin).
2. Viuendo uincere est une allitération qui s'est maintenue dans la poésie dactylique; cf. Lucrèce, I, 202:
Multaque uiueudo uitalia uincere saecla et Virgile, En. XI, 160.
apEcide. — C'est une belle dot, qu'un gros sac, par Pollux.
périphane. — Oui, parbleu! si on pouvait l'avoir sans la femme1.
(SCÈNE II)
ÉPIDIQUE PÉRIPHANE APÉCIDE
epidique(sortant de chez Chéribule et s'adressant aux deux jeunes gens). — Chut! Silence! et bon courage. Je sors sous d'heureux auspices, avec un oiseau à ma gauche2. J'ai un couteau bien affilé pour éventrer la bourse du vieux. Mais le voici en personne, je l'aperçois devant la maison d'Apécide... Je tiens mes deux barbons comme je les veux. C'est le moment de me transformer en sangsue et de sucer le sang de ces hommes d'âge, ces colonnes du sénat, comme on dit.
pEriphane. — ************
apécide. — *.*********** 3 Marie-le promptement.
1. C'est le sens de l'expression: « quae quidem pol non maritast ». Le palimpseste ambrosien porte correctement la leçon « marita », que les manuscrits palatins ont corrigée à tort en « maritata ». L'adjectif « maritus » est employé également par Horace, Carmen Saeculare, v. 20 « lege marita » et par Properce, Elégies IV, 11, 33 :
« Mox ubi iam facibus cessit praetexta maritis ».
2. L'expression se retrouve dans Pseud. v. 762 :
« Aui sinistra, auspicio liquido atque ex sententia. »
L'épithète « liquidus » appliquée aux auspices ne se trouve que chez Plaute; elle semble être technique et désigne des auspices pris dans un ciel serein, « liquida tern-pestas », cf. Most. 751. L'oiseau à gauche est un signe favorable dans l'haruspicine étrusque qu'ont empruntée les Romains, parce que l'observateur y est placé de telle façon qu'il a l'est, c.-à-d. le côté favorable, à sa gauche; cf. Varron, L. L. VII, 7; Festus, p. 454 éd. Lindsay.
3. Les manuscrits présentent ici une lacune.
périphane. — Le conseil est excellent. Car on m'a dit qu'il est pris dans les filets de je ne sais quelle joueuse de lyre; et cela me tourmente.
epidique (à part). — Par Hercule, tous les dieux se sont entendus pour m'accorder aide, secours et protection. Les bons vieux m'offrent eux-mêmes le moyen de leur soutirer de l'argent. Allons, vite, équipe-toi, Epidique. Ton mantelet rejeté sur l'épaule1, fais semblant d'avoir cherché ton homme à travers toute la ville. Vite, en besogne! (Haut) Dieux immortels, faites que je trouve Périphane à la maison. Je suis harassé de courir après lui à travers toute la ville, chez les médecins, les barbiers, au gymnase, au forum, dans toutes les boutiques de parfumeurs, de bouchers, de banquiers2; je me suis enroué à force de le demander: peu s'en faut qu'en courant je ne me sois abattu.
périphane. —Epidique!
epidique. — Qui est-ce qui appelle Epidique?
périphane. — C'est moi, Périphane.
apécide. —- Et moi aussi, Apécide.
epidique. — Et c'est Épidique à qui vous parlez. Ah! mon maître, quelle chance de vous rencontrer tous les deux! Cela ne pouvait mieux tomber.
périphane. — Qu'y a-t-il?
ëpidique. — Attends, laisse-moi respirer, s'il le plaît.
périphane. — Oh! repose-toi.
epidique. — Le cœur me manque.
apécide. — Reprends ton souffle.
périphane. — Ne te presse pas; repose-toi.
1. C'est l'attitude classique du « seruus currens, » cf. Captifs 778: « Nunc certa res est : eodem pacto ut comici serui soient, Couiciam in collum pallium... et 789 :
Conlecto guidera est pallio. ».
2. Autre énumération traditionnelle; cf. Amphitryon, v. 1011 et suiv. Le trait est grec, comme on le voit par Démosthène, Aristog. I, 52, et Lysias, 24, 20.
epidique. — Prêtez-moi attention. L'armée est licenciée; tous les soldats ont quitté Thèbes et regagnent leurs foyers.
apécide. —Qui t'a donné cette nouvelle ?
epidique. — * * * * 2 moi je vous dis que c'est vrai,
périphane. — Tu en es sûr?
epidique. — Sûr.
périphane. — Comment le sais-tu?
epidique. — Je viens de voir les rues pleines de soldats qui rentrent. Ils rapportent des armes, ramènent des chevaux de trait.
périphane. — C'est un beau succès.
epidique. — Et tout ce qu'ils ramènent de captifs avec eux! Des jeunes garçons, des jeunes filles, les uns deux, d'autres trois, quelques-uns jusqu'à cinq. Il y a un monde dans les rues! chacun s'empresse pour aller voir son fils.
périphane. — Par Hercule, la belle campagne!
epidique. — Et puis toutes les courtisanes que la ville peut compter couraient, dans leurs plus beaux atours à la rencontre de leurs amants. Elles leur faisaient la chasse. Et même, je l'ai parfaitement remarqué3, la plupart d'entre elles avaient des filets cachés sous leurs vêtements. En arrivant à la porte de la ville, qu'est-ce que je vois ? L'autre qui attendait là, en compagnie de quatre joueuses de flûte.
périphane. — Quelle est cette autre, Épidique?
epidique. — Celle dont ton fils est amouraché, entiché depuis tant d'années, celle avec qui il perd au grand galop son crédit, sa fortune, sa personne, et la tienne en même temps. Elle l'attendait près de la porte.
periphane. — Voyez l'empoisonneuse!
1. La traduction donnée ici répond à ce qu'on attend, mais ne correspond pas an texte latin, ui est corrompu.
2. Petite lacune dans le texte.
3. Certains éditeurs ponctuent: Id adeo qui maxime animum aduorfrerim Le sens est alors: «Comment, direz-vous, ai-je pu m'en apercevoir? » ,
epidique. — Mais avec une toilette, des bijoux, une parure! Elégante, chic, à la mode!
périphane. — Comment était-elle mise? Avait-elle une robe à la royale ou à la mendiante1?
epidique. — Une robe à l'impluvium2, comme elles disent, car elle ne savent quels noms inventer.
périphane. — Comment, elle avait sur elle un impluvium?
épidique. — Cela t'étonne? Comme si l'on n'en voyait pas plus d'une se promener dans les rues avec un domaine tout entier sur le dos. Quand vient l'ordre de payer le tribut, on prétend qu'on ne peut payer. Mais elles, on trouve de l'argent pour leur payer des tributs autrement lourds. Aussi chaque année, que de noms n'inventent-elles pas pour baptiser leurs nouvelles modes! C'est la tunique transparente, la tunique épaisse, le linon à franges, la chemisette, la robe brodée, la jaune-souci, la robe safran, le vêtement de dessous et le vêtement de quatre sous3, le bandeau, la royale ou l'étrangère, la vert-de-mer, celle au plumetis, la jaune-cire, la jaune-miel, et tous ces noms à vous donner la jaunisse. N'ont-elles pas été jusqu'à prendre un nom de chien?
périphane. — Comment?
epidique. — Et la robe à la Laconienne4? C'est pour tous ces beaux noms que les hommes en sont réduits à vendre leurs biens aux enchères.
apécide. — Si tu reprenais ton récit?
epidique. — Deux autres donzelles derrière moi se
1. Sur la « regilla », voir Festus, p. 384, 21 Lindsay; l'adjectif qui semble se rattacher à regô a été rapproché de rex par l'étymologie populaire, et Nonius, p. 539, 9, d'où l'opposition avec « mendicula »..
2. C’est-à-dire « taillée en carré » comme le bassin dit impluuimn ; ou bien une robe de pluie ?
3. J'ai essayé de rendre par un mauvais calembour le calembour, qui ne vaut guère mieux, que fait Epidique sur supparum,
4. La Laconie était célèbre par ses molosses.
mirent à causer ensemble. Je fis exprès de m'écarter d'elles tant soit peu. Je voulais faire semblant de ne pas m'inquiéter de ce qu'elles disaient. Sans entendre absolument tout, il m'en revenait assez pour suivre leur conversation.
périphane. — Je suis curieux de savoir de quoi elles parlaient.
épidique (avec une lenteur calculée). — L'une d'elles dit alors à sa compagne...
périphane. — Quoi?
epidique. — Tais-toi donc, si tu veux l'apprendre. Lorsqu'elle aperçurent celle qui a tourné la tète à ton fils : Quelle chance elle a ! dit l'une; qu'a-t-elle fait, je le prie, pour trouver un amant qui veut l'affranchir? — Qui est-ce donc? reprend l'autre. Alors elle lui nomme Stratippoclès, fils de Périphane.
periphane — Je suis perdu, par Hercule! qu'est-ce lu me dis là ?
epidique. — Exactement ce qui s'est passé. Moi, quand j'entendis prononcer ce nom, je me mis à faire marche arrière et à me rapprocher d'elles petit à petit, comme si la foule me repoussait malgré moi de leur côté1.
périphane. — Je vois cela.
épidique. —« Comment le sais-tu? fait la seconde à la première; qui te l'a dit? — Qui? Elle a reçu aujourd'hui une lettre de Stratippoclès lui-même, annonçant qu'il a emprunté de l'argent à un usurier de Thèbes, que la somme est prête, et qu'il l'apporte pour cela ».
périphane. — Je suis assassiné!
epidique. — Tout cela, disait-elle, elle le tenait de la belle elle-même et elle avait vu la lettre.
1. La manœuvre d'Epiditiue rappelle celle de Chalinus, Casina. y. 443 et suiv:
Becessim dabo me ad parietemr imitabor nepam; Captandadius borum clanculum sermo mihi.
périphane. — Que faire à présent? Conseille-moi, Apécide, je t'en prie.
apécide. — Tâchons de trouver tout chaud quelque habile expédient; car il va sans doute arriver, parbleu, s'il n'est pas déjà là.
epidique (avec une hésitation pleine de déférence). S'il m'était permis d'avoir plus d'esprit que vous, je vous aurais déjà donné un avis des meilleurs, que vous approuveriez, j'imagine, l'un et l'autre...
périphane (l'interrompant avec impatience). — Voyons, parle, Epidique.
epidique. — Et tout à fait accommodé à la circonstance.
apécide. — Pourquoi hésite-tu à le dire?
epidique. — A vous d'abord, vous avez plus de sagesse; notre tour vient après.
périphane. — Hé, là! explique-toi, allons.
epidique (toujours sur un ton de fausse modestie). Vous allez vous moquer.
apécide. — Mais non, je te jure.
epidique. — Enfin, si vous trouvez l'idée bonne, (à Périphane) tu l'utiliseras; si elle vous déplaît, trouvez mieux. Ce n'est pas pour mon compte ici qu'on sème et qu'on moissonne; je ne désire que ta satisfaction.
périphane. — Je t'en sais gré. Fais-nous part de ta sagesse.
epidique. — Sans perdre de temps, il faut choisir à ton fils une épouse; et pour cette joueuse de lyre, qu'il veut affranchir, et qui le débauche, venge-toi d'elle, et qu'on fasse en sorte qu'elle demeure esclave jusqu'à l'heure de sa mort.
apécide. — C'est bien ce qu'il faut faire.
périphane. — Je suis prêt à faire n'importe quoi, pourvu que cela se fasse.
epidique. — Eh bien! voici le moment d'agir, avant que ton fils soit de retour, car il sera ici demain; il n'est pas venu aujourd'hui.
périphane. — Comment le sais-tu?
epidique. — Je le sais par quelqu'un qui est venu de là-bas, et qui m'a dit qu'il serait ici demain malin.
périphane. — Eh bien, parle : qu'aurons-nous à faire?
épidique. — Voici, à mon avis, comment il faut procéder. Fais comme si tu voulais affranchir la joueuse de lyre pour ton agrément, et comme si tu en étais éperdument amoureux
periphane. — A quoi cela rime-t-ïl?
epidioue. — Tu le demandes? C'est pour que tu acquières argent comptant la belle avant l'arrivée de ton fils, et que tu dises que, si tu l'achètes, c'est pour la mettre en liberté.
périphane. — Je comprends.
epidique. — Une fois achetée, tu l'enverras ou tu veux, loin d'ici à moins que tu n'en décides autrement.
périphane. — Au contraire; c'est tres bien.
epidique. — Qu'en dis-tu, toi. Apécide?
apecide. — Moi, que veux-tu que je dise, sinon que tout cela me paraît supérieurement combiné?
épidique. — De cette manière la question du mariage se trouve résolue; tu n'as plus à craindre qu'il ne s'oppose à tes volontés.
périphane. — Tu es ta sagesse faite homme. J'approuve.
epidique. — A présent, c'est à toi de servir ce plat tout chaud.
périphane. — Tu dis vrai, par Hercule!
epidique. — Et j'ai trouvé un moyen d'écarter de toi tout soupçon.
périphane. — Apprends-le moi.
épidioue. — Tu le sauras, écoute.
apécide. — C'est un trésor d'esprit que ce garçon.
épidique. — Nous aurons besoin de quelqu'un qui aille compter l'argent pour le prix de la joueuse de lyre. Je ne veux pas de toi pour cela; il ne faut pas que tu interviennes.
périphane. — Pourquoi?
épidique. — De peur qu'elle ne te soupçonne d'agir contre ton fils...
périphane. — Savamment raisonné.
épidique. — Dans l'intention de l'éloigner d'elle, et que le soupçon ne fasse naître des difficultés.
périphane. — Qui trouverons-nous qui soit propre à cet emploi?
épidique (montrant Apécide). — Voici l'homme qu'il te faut. Il saura prendre toutes les précautions nécessaires : un homme qui connaît le droit et la loi!
périphane (à Apécide). — Tu peux dire merci à Épidique.
épidique. — Moi de mon côté, je conduirai l'affaire prudemment. J'irai trouver l'homme à qui appartient la joueuse de lyre, et je te l'amènerai; et puis, avec Apécide, je .lui porterai l'argent.
périphane. — Combien me coûtera-t-elle, au plus bas?
épidique. — Elle? Je ne pense pas qu'on puisse l'avoir à moins de quarante mines. Mais si tu donnes trop, je te rapporterai le surplus; il n'y a pas d'attrape. Et d'ailleurs ton argent ne restera pas engagé plus de dix jours.
périphane. — Comment?
épidique. — Parce qu'il y a un autre galant qui est entiché de la belle, un homme tout cousu d'or, un grand guerrier, un Rhodien, fameux pillard, et fanfaron! Il ne demandera qu'à te l'acheter, et te la paiera le prix que tu voudras, sans rechigner. Conclus le marché seulement; c'est une affaire d'or.
périphane. — Au moins je le demande aux dieux.
epidique. — Ils t'exaucent.
apécide (à Périphane). — Si tu rentrais chez toi, pour prendre l'argent et le lui remettre? Moi, je vais faire un tour au forum. Tu m'y rejoindras, Epidique.
epidique. — Ne t'en va pas avant que je t'aie rejoint.
apécide. — J'attendrai tout le temps qu'il faudra. (Il sort).
périphane (à Epidique). — Viens; entrons.
epidique. — Va, compte la somme; ce n'est pas moi qui te retiendrai. (Périphane entre chez lui).
(SCÈNE III)
EPIDIQUE,
Non, je ne crois pas qu'il y ait dans toute l'Attique un fonds de terre d'aussi bon rapport que notre Périphane. Il peut tenir son coffre bien fermé, bien
scellé, j'en tire toujours autant d'argent qu'il me plaît. Mais s'il vient à savoir quelque chose, par Pollux ! j'ai grand peur qu'il ne me donne pour parasites des rameaux d'orme, qui m'étrilleront de la belle manière... Bah! la seule chose qui m'embarrasse dans mon plan, c'est de savoir où je pourrais louer une joueuse de lyre pour la montrer à Apécide. Eh ! cela aussi, je l'ai.
Ce matin, Périphane m'a donné ordre de lui en louer une, et de l'amener chez lui, pour accompagner le sacrifice qu'il voulait faire. On en louera une, et on lui apprendra son rôle, pour qu'elle sache subtilement tromper le vieillard. Entrons, et allons recevoir l'argent du pauvre vieux que nous ruinons.
(ACTE III)
(SCÈNE I)
STRATIPPOCLÈS CHÉRIBULE
stratippoclès. — Je suis rongé, dévoré d'impatience et d'inquiétude, en attendant le résultat des belles promesses d'Épidique. Ah! c'est trop longtemps souffrir. Je veux savoir enfin ce qui en est, quelque chose ou rien.
chéribule. — Avec ce beau secours, tu n'as qu'à chercher secours ailleurs; j'ai bien pensé dès le commencement, tout de suite, qu'il n'y avait point chez lui de secours pour toi.
stratippoclès. — Par Hercule, je suis mort.
chéribule. — Tu es bien sot de te tourmenter ainsi. Quant à lui, par Hercule! si jamais je l'attrape, je lui apprendrai à ne pas se jouer impunément de nous, le maraud.
stratippoclès. — Eh! quelle aide veux-tu qu'il apporte (1)? Quand toi, qui as dans ta maison de telles richesses, tu n'as pas un sou vaillant, tu ne peux être d'aucun secours à ton ami.
chéribule. — Si j'avais de quoi, par Hercule, je me ferais un plaisir... de te promettre. Mais il y a pour toi quelque espérance que par quelque voie, de quelque manière, de quelque côté, grâce à quelqu'un la fortune m'apportera quelque chose.
stratippoclès. — La peste t'étouffe, homme sans cœur (2)!
chéribule. — Quelle lubie te prend de m'injurier?
1. Ou bien: Quel châtiment veux-tu qu'il encoure?
2. Le sens de l'adjectif »muricidu »s est mal établi. Festus le glose par gnauus, stultus ». J'ai donné la traduction qui m'a semblé le mieux convenir au passage.
stratippoclès. — Parce que tu m'assommes avec tes« quelque chose, de quelque manière, de quelque côté, grâce à quelques-uns », et toutes tes sornettes. Je ne l'écoute même pas; et tu ne m'apportes pas plus d'aide que l'enfant qui est encore à naître
.
(SCÈNE II)
ÉPIDIQUE, un sac d'argent sur l'épaude; STRATIPPOCLÈS CHÉRIBULE
êpidique (parlant à Périphane dans la maison). — Tu as accompli ta lâche; à moi maintenant de faire la mienne. Grâce à mes soins, tu peux être bien tranquille... (Montrant le sac) Voici qui est déjà perdu. N'espère pas en revoir jamais rien : ton argent est mort et enterré1. Tu n'as qu'à t'en fier a moi : c'est ainsi que j'en use, c'est ainsi que les nôtres en ont toujours usé. Ah! dieux immortels! quel beau jour vous avez fait luire pour moi! qu'il m'apporte de succès faciles! Mais que tarde-je à émigrer de ces lieux, pour transporter dans la colonie ce convoi de bon augure? Je me fais tort moi-même en restant là. Mais que vois-je? Les deux amis, mon maître et Chéribule devant la maison. Que faites-vous ici? (A Stratippoclès) Tiens, prends ça.
stbatippoclès. — Combien y a-t-il là dedans?
épidioue. — Assez et plus qu'assez. Il en restera. J'apporte dix mines de plus que tu ne dois à l'usurier. Pourvu que je te contente et fasse tes volontés, je me moque de mon dos comme d'une guigne.
1. « Pollinctum » conjecture de Goetz corrigeant la leçon corrompue des manuscrits pollitum. D'autres lisent « polluctum » « offert eu sacrifice >. Mais le mot est moins pittoresque.
stratippoclès. — Comment cela?
épidique. — Oui je fais de ton père un parricide.
stratippoclès. — Qu'est-ce que ce mot là?
epidique. — Je ne me soucie pas des expressions anciennes et banales comme « mettre quelqu'un dedans », moi c'est la tête dans le sac que je lui mettrai1. Le léno a touche le prix entier de la joueuse de lyre; c'est moi qui l'ai payé. [Je lui ai compté de mes propres mains l'argent pour celle que ton père prend pour sa fille]. Maintenant, il fallait attraper ton père une seconde fois et le ménager un subside; j'ai trouvé. A force d'éloquence, j'ai persuadé au bonhomme qu'à ton retour il fallait empêcher qu'elle ne fût à ta disposition.
sthatippoclks. — Très bien !
épidique. — Elle est maintenant chez lui comme sa fille.
stratippoclès. — Je comprends.
épidique. — II a voulu m'adjoindre à cet effet Apécide comme fondé de pouvoir — il m'attend au forum — pour prendre toutes les garanties nécessaires2.
stratippoolès. — Pas mal! '
épidique. — L'homme aux garanties est déjà lui-même pris au piège. Quant à ton père, il m'a placé de ses mains ce sac sur le dos. Il fait les préparatifs pour te marier dès ton arrivée.
1. Il y a ici une série d'équivoques. Les parricides avaient la tête enveloppée d'un sac (follis) avant d'être cousus dans un sac de cuir (culleus) et jetés dans le Tibre. Epidique commence par créer parenticida (plus précis que parricid) l, ce qui lui attire la question de Stratippoclès. Le texte de la réponse est corrompu. Mais il semble bien qu'Epidique oppose peratus dérivé de para, « bourse » a follis « sac ». Quant à ductitare il peut s'entendre dans le sens de « emmener », et aussi de « flouer, duper». D'où le double sens: «Moi ce n'est pas couvert d'une bourse (peratum) mais couvert d'un sac (follitum) Que je l'emmènerai » et: « D'autres filoutent une bourse; moi c'est un plein sac que l'escamoterai ».
2. Texte peu sûr.
stratippoclès. — II ne m'en persuadera qu'à une condition : si celle que j'ai amenée avec moi m'était enlevée par Pluton...
epidique. — Voici le stratagème auquel je me suis
arrêté. J'irai moi-même seul en avant chez le léno, et je lui ferai la leçon pour qu'il dise, à quiconque viendrait le trouver, que l'argent lui a été versé, que pour prix de la joueuse de lyre il a louché cinquante mines. En effet, je les ai comptées de ma main avant-hier pour
ton ancienne maîtresse que ton père croit être sa fille. Le léno, sans savoir ce qu'il fait, jurera sur sa tête
maudite qu'il a reçu l'argent, comme si c'était pour celle que tu viens d'amener avec toi.
stratippoclès. — Tu fais des tours mieux que la roue d'un potier.
epidique. — Je vais maintenant me procurer quelque rusée joueuse de lyre que nous louerons pour un écu. Elle fera semblant d'être achetée, et bernera savamment nos deux vieux. Apécide l'emmènera avec lui chez ton père.
stratippoclès. — Comme tu penses à tout!
epidique. — Je l'aurai bien endoctrinée, et mise au fait de mes fourberies et de mes inventions avant de l'envoyer. Mais je m'amuse à bavarder; vous m'avez retenu trop longtemps. Vous savez maintenant comment les choses vont se passer. Je m'en vais.
stratippoclès. — Bon voyage !
chéribule. — En voilà un qui s'entend à mal faire.
stratippoclès. — En tout cas, son industrie me sauve la vie.
chéribule. — Rentrons chez moi.
stratippoclès. — Oui, et plus gaiement que je n'en suis sorti. Grâce à la valeur et à l'heureux commandement d'Épidique, je rentre au camp chargé de butin. (Ils sortent).
(SCÈNE III)
PERIPHANE APECIDE UNE JOUEUSE DE LYRE UN ESCLAVE
périphane. — Les hommes devraient avoir un miroir, non pas seulement pour le visage, pour y contempler leurs traits, mais afin de pouvoir examiner le fond de leur âme, [et se rendre compte de ce qu'elle contient de sagesse1], puis, l'examen fait, de réfléchir à la vie qu'ils ont menée depuis leur jeunesse. M'est avis que cela leur serait joliment profitable. Ainsi moi, je m'avise, il n'y a pas si longtemps, de me tourmenter
au sujet de mon fils, comme s'il était coupable envers moi, comme si moi-même, dans ma jeunesse, je n'avais pas joué tous les mauvais tours possibles. Vraiment, nous autres vieux, nous radotons quelquefois. Mais voici mon ami Apécide qui revient avec sa conquête.
Salut à notre acheteur, qu'il soit le bienvenu. Quoi de neuf?
apécide. — Les dieux et les déesses te protègent!
periphane. — J'accepte l'augure.
apécide. — Je crois bien ! A ces heureux auspices tout répond à souhait. (Montrant la joueuse de lyre) Mais fais-la conduire chez toi.
periphane. — Holà! quelqu'un. (Un esclave se présente) Conduis cette femme à la maison... Écoute encore.
1. Le texte des vers 384-385 est corrompu; il semble qu'un interpolateur ait introduit un rapprochement dont les termes se sont enchevêtrés dans le texte original. Même en supprimant les mots mis entre crochets, l'expression présente encore des difficultés : ni cor sapientiae que maintiennent, les anciennes éditions, ni cordis copiam ne se laissent facilement interpréter. Ce monologue présente du reste d'autres traces de remaniement : le v. 388 se trouve dans les manuscrits après 392, où il est inexplicable : C'est Brix qui l'a transposé à la place qu'il occupe dans les plus récentes éditions; d'autres le placent après le v. 385; Ussing le met entre crochets.
l'esclave. — Tu veux...?
périphane. — Prends garde qu'elle ne communique avec ma fille, même qu'elle ne la voie. Tu m'entends? Je veux qu'on l'enferme à part dans cette petite chambre d'en haut. Une vierge et une louve1 de cette espèce ne sont pas faites pour aller ensemble.
apécide. — C'est parler en homme sage et prudent. On ne saurait trop veiller sur la vertu de sa fille. Par Pollux! il était temps, ma foi, de devancer ton fils dans l'achat de la belle.
périphane. — Comment cela?
apécide. — Quelqu'un m'a dit qu'il l'avait déjà vu dans la ville. Il préparait son coup, parbleu!
périphane. — II n'y a pas de doute, par Hercule!
apécide. — Tu as, ma foi, un esclave accompli, un garçon impayable, et qui vaut son pesant d'or. Comme il a laissé ignorer à la joueuse de lyre qu'on l'achetait pour toi! Aussi était-elle gaillarde et rieuse en venant avec lui.
périphane. — C'est étonnant. Comment s'y est-il pris?
apécide. — II a dit que tu voulais faire un sacrifice
1. « Lupa » est un terme usuel pour désigner des femmes débauchées, soit parce que la louve passait pour une femelle particulièrement ardente, soit parce que les amants sont souvent comparés à des moutons dont les courtisanes font leur proie. L'onomastique grecque fournit des noms comme Auxalvi/ (Lucien, Dial. des courtisanes, 12, 1), avkcûviov, AuKtuviç (Anthologie, Callimaque) ; et le masculin xvkos> Par extension, a servi de sobriquet à des débauchés (Anthol. 12, 250). Apres Plaute, on rencontre « lupa » chez Cicéron (pro Milone, 21, 55), Tite-Live; chez les satiriques, notamment chez Juvénal, Satires, 3, 6
Quibus grata est picta lupa barbara mitra;
et Messaline, dans ses débauches, prend chez lui le surnom de Lycisca, Sat. 6, 123 :
Tunc nuda papillis Prostitit auratis, titulum mentita Lyciscae
aux dieux en l'honneur de ton fils, pour célébrer son heureux retour de Thèbes.
périphane. — II était sur la bonne route.
apécide. — II lui a même persuadé qu'il la louait pour t'assister pendant le sacrifice...1 Et moi, pendant ce temps-là, je faisais la bête et l'imbécile.
périphane. — Tu ne pouvais mieux faire.
apécide. — Un de mes amis a une affaire importante qui se plaide au forum; je voudrais lui prêter assistance.
périphane. — Je t'en prie, dès que tu seras libre, reviens ici tout de suite.
apécide. — Je serai de retour aussitôt. (Il sort).
péhiphane (seul). — II n'y a rien de plus aimable qu'un obligeant ami; sans qu'on se donne du mal, ce qu'on désire s'exécute tout de même. Ainsi moi, si j'avais chargé de mon affaire un homme moins habile et moins expérimenté, on nous en aurait fait voir de toutes les couleurs, et mon fils rirait de moi à belles dents, non sans raison, ma foi. [Du reste ce serait sottise de ma part que de lui reprocher ce que j'ai fait tant de fois dans ma jeunesse, au temps où j'étais soldat; une fois que j'étais en train, j'arrachais les oreilles des gens à force de leur rabâcher mes campagnes1.] Mais quel est cet autre que je vois venir par ici et qui fait ondoyer sa chlamyde en se dandinant?
1. Ici se place un vers manifestement interpolé, qui est un doublet du v. 415.
2. Les vers 431-434 ne sont pas à leur place ici. Acidalius a proposé de les transposer après le v. 455, où ils seraient davantage justifiés. Peut-être vaut-il mieux purement et simplement les éliminer ?
(SCENE IV)
LE MILITAIRE, suivi d'un esclave PÉRIPHANE
le militaire (à son esclave). — Va de porte en porte, et n'en passe pas une seule sans demander où demeure le vieux Périphane de Platée1. Gare à toi si tu reviens sans me rapporter le renseignement.
périphane. — Jeune homme, si je te montre l'homme après qui tu cherches, m'en seras-tu reconnaissant?
le militaire. — Que parles-tu de reconnaissance? C'est à moi, à ma vaillance et à mes armes que tous les mortels doivent des hommages de reconnaissance.
périphane. — Jeune homme, tu as bien mal choisi ton coin pour y étaler tes prouesses, comme tu en as la prétention. Car lorsqu'un demi-brave s'avise de vanter ses combats devant plus brave que lui, l'autre n'a qu'à parler pour éclipser ses exploits. Mais ce Périphane de Platée que tu cherches, c'est moi. Tu as quelque chose à me dire?
le militaire. — C'est bien toi qui as été au service des rois dans ta jeunesse, et qui, à ce qu'on dit, as gagné par tes armes et ta valeur guerrière une grande fortune ?
périphane. — Moi-même; et si tu entendais le récit de mes batailles, tu t'enfuirais chez toi à toutes jambes.
le militaire. — Mordieu ! je cherche plutôt à raconter mes hauts faits qu'à écouter ceux des autres.
périphane. — En ce cas tu es mal tombé. Va, va chercher un autre chaland à qui débiter ta friperie.
le militaire. — Écoute-moi un moment, pour que tu saches le sujet de ma visite. On m'a dit que tu avais acheté ma maîtresse.
1. Nom très peu sûr.
périphane(à part). — Bon! bon! je sais qui c'est maintenant : c'est le militaire dont Epidique m'a parlé tout à l'heure. (Haut) Tu dis vrai, jeune homme : je l'ai achetée.
le militaire . — Je voudrais te dire deux mots, si cela ne te contrarie pas.
périphane. — Par Pollux! je ne peux pas savoir si cela me contrarie ou non, sans avoir entendu ce que tu veux de moi...
le militaire. — Je voudrais te demander de me la céder, contre son prix naturellement : j'ai l'argent là... Pourquoi essaierais-je de dissimuler avec toi? Mon intention est de l'affranchir dès aujourd'hui, pour en faire ma concubine.
périphane.— Je vais te dire mon dernier mot sans détour. Elle m'a coûté cinquante mines de bon argent : si tu m'en comptes soixante, elle aura, je te le promets, la libre possession de tes loisirs... à une condition encore, c'est que tu en débarrasses le pays.
le militaire. — Marché conclu à ces conditions?
péhipiiaxe. — Prends-la, elle est à toi. Tu as fait une bonne affaire. (Aux gens de chez lui) Holà! Amenez-moi dehors la joueuse de lyre que vous avez fait entrer tantôt. (Au militaire) Je te donnerai encore pour rien par-dessus le marché la lyre qu'elle avait avec elle.
(SCÈNE V)
PÉRIPHANE (1) LE MILITAIRE UNE JOUEUSE DE LYRE
périphane(prenant par la main la joueuse de lyre louée par Epidique, et qu'un esclave vient de lui amener). — Tiens, prends-la, veux-tu?
le militaire . — Ah ça ! tu es malade ? Ou bien est-ce que tu voudrais m'enjeter plein les yeux? Fais donc venir la joueuse de lyre.
priphane. — Mais c'est elle; il n'y en a pas d'autre chez moi.
le militaire — Tu ne pourras pas m'en conter. Fais-moi venir iciAcropolistis, la joueuse de lyre.
périphane. — Mais c'est elle, te dis-je.
le militaire — Non, te dis-je, ce n'est pas elle. Crois-tu que je ne sache pas reconnaître ma maîtresse?
périphane.— C'est bien elle, le dis-je, la joueuse de lyre dont mon fils était épris.
Lemilitaire — Non, ce n'est pas elle.
periphane. — Comment, non?
le militaire. — Non certes,
périphane.— D'où sort-elle, alors? J'ai pourtant bien donné mon argent pour elle, morbleu!
le militaire. — Tu l'as donné comme un sot, je pense, et tu t’es laissé bel et bien rouler.
periphane. — Mais non, c'est bien elle. J'avais chargé de cette commission l'esclave qui accompagne toujours mon fils; c'est lui-même qui a acheté cette joueuse de lyre.
le militaire. — Eh bien, vieillard, c'est cet homme-là qui t'as mis en capilotade, c'est cet esclave modèle.
1. Le palimpseste est seul à indiquer ici une nouvelle scène
periphane. — Comment, mis en capilotade?
le militaire. — Ou du moins je le soupçonne fort. Car, à la place de la joueuse de lyre on t'a bel et bien substitué cette biche. Vieillard, on t'a proprement et joliment barbouillé. Quant à moi je vais chercher après la mienne, en quelque endroit qu'elle puisse être. Guerrier, porte-toi bien. (Il sort).
périphane (à lui-même). —Bien, très bien, Épidique, tu es un honnête garçon. Tu as fait de tes coups, tu es un homme : c'est très bien d'avoir mouché le nez d'un vieux morveux, d'une nullité comme moi. (A la joueuse de lyre) Apécide ne t'a-t-il pas achetée au léno aujourd'hui.
la joueuse de lyre. — C'est la première fois que j'entends prononcer ce nom-là. Quant à m'acheter, personne n'aurait pu le faire, même avec tout l'or du monde : il y a plus de cinq ans que je suis libre.
périphane. — Alors, qu'est-ce que tu fais chez moi?
la joueuse de lyre. — Tu vas le savoir : j'ai été engagée pour venir accompagner sur ma lyre un vieillard pendant qu'il ferait un sacrifice.
periphane (à part). — J'avoue qu'entre tous les Athéniens de l'Attique il n'y a pas plus grand imbécile que moi. (A la joueuse de lyre) Connais-tu la joueuse de lyre Acropolistis?
la joueuse de lyre. — Comme moi-même.
périphane. — Où demeure-t-elle?
la joueuse de lyre. — Depuis qu'elle est affranchie, je ne saurais te le dire au juste.
périphane. — Ho! ho! elle est libre? qui donc la fait affranchir? Je voudrais le savoir, si tu le sais.
la joueuse de lyre. — Je ne puis que te répéter ce qu'on m'a raconté : c'est, dit-on, Stratippoclès, le fils de Périphane, qui pendant son absence a fait le nécessaire pour qu'elle soit libre. ;
périphane. — Je suis mort, par Hercule, si tu dis vrai, et bel et bien mort. Epidique a vidé ma bourse de ses entrailles.
la joueuse de lyre. — Voilà ce que j'ai entendu dire. Tu n'as plus rien à medemander?
périphane. — Non, file vite, et va te faire pendre ailleurs.
la joueuse de lyre. — Tu ne me rends pas ma lyre?
périphane. — Ni lyre ni flûtes. Sauve-toi d'ici, el lestement, si les dieux le protègent.
la joueuse de lyre. — Je m'en vais. Mais il y aura du scandale, et tu me la rendras quand même. (Elle sort).
périphane(seul). — Que faire maintenant? Moi dont le nom figure en tête de tant de décisions importantes [la laisserai-je ainsi partir impunément? Non ! Dût-il m'en coûter encore autant, j'en ferais le sacrifice de bon cœur plutôt que de m'être laissé impunément bafouer, dépouiller de la sorte1.] m'en être ainsi laissé conter, en ma présence, ouvertement! Et moi, ce n'est rien en comparaison de cet oracle de la jurisprudence, ce grand législateur, comme on l'appelle3.
1. Les vers 5I8-520 ne figurent pas dans le palimpseste; et le ver 518 fait difficulté: ego sinam impune s'explique mal si il fait référence à la joueuse de lyre, Ce n'est qu'une comparse, et Périphane n'a pas à s'en venger; il l'a punie suffisamment en la mettant brutalement à la porte. Faut il lire Eumne et rapporter eum à Epidique, qui a été nommé au v. 5111 Mais le pronom de renvoi serait bien obscur. Mieux vaut considérer les trois vers comme une interpolation. — Le v. 517 lui-même n'est pas clair, et l'expression qui in tantis positus eum sentensiis ne se retrouve pas en latin, et ne se laisse pas expliquer littéralement.
2. Le sens de ce vers est contesté. Les manuscrits se partagent entre la leçon condictor et la leçon conditor (P). Si cette dernière leçon est la bonne, il y aurait de la part de Plaute un jeu de mots, peut-être amené par iurum qui peut provenir de juis droit et de juis sauce, sur fictor qui figit leges » ou « qui fingit leges » . Le tout est intraduisible eu français.
II se targue encore de sa sagesse! Je l'ai vu à l'œuvre : Un marteau sans manche est plus sage que lui1.
(ACTE IV)
(SCÈNE I)
PHILIPPA PERIPHANE
philippa (sans voir Périphane). — S'il est une affliction qui puisse affliger une âme humaine, et l'affliger jusqu'au fond, c'est bien celle que j'éprouve2, moi qui vois mille maux fondre ensemble pour m'arracher le cœur. Des tourments sans nombre m'accablent et me poursuivent; la pauvreté, la peur emplissent mon âme de leur terreur. Nulle part je ne vois d'asile où je puisse abriter mes espérances. Ma pauvre fille est au pouvoir des ennemis, sans que je sache en quel lieu elle peut être.
périphane (à part). — Quelle est cette étrangère tremblante et apeurée, qui se lamente sur son malheur?
philippa. — C'est dans ces parages, m'a-t-on dit, que demeure Périphane.
périphane (à part). — Elle a prononcé mon nom; sans doute veut-elle me demander l'hospitalité.
1. Expression évidemment proverbiale. Un marteau dont on a fait sauter le manche ne peut être d'aucun service.
2. J'ai repris la conjecture de Lambin, qui supprime « est » à la fin du vers. Le texte des manuscrits, maintenu par les éditeurs modernes, offre un sens qui me paraît peu défendable : « S'il est à l'homme quelque malheur capable d'exciter la pitié, il est bien malheureux. Je le sais par expérience, moi qui, etc. — II m'a paru que « si quid » était nécessairement repris par « id ».
philippa. — Ah ! que je voudrais pouvoir récompenser celui qui me le montrerait, ou m'indiquerait sa maison!
periphane (dévisageant Philippa). — Je cherche à la reconnaître; car il me semble l'avoir vue quelque part autrefois. Mais où? Serait-ce celle que je pense, ou bien n'est-ce pas elle?
philippa (apercevant à son tour Périphane, et le fixant). — Dieux bons ! ce visage ne m'est pas inconnu.
périphane. — Assurément, c'est elle, il m'en souvient1, cette pauvre fille à qui je fis violence en Épidaure...
philippa. — Point de doute; c'est celui qui, dans Épidaure, quand j'étais vierge encore, attenta le premier à ma pudeur.
périphane. — Et qui de mes caresses conçut une fille, que j'ai maintenant chez moi... Si je l'abordais?
philippa. — Dois-je lui adresser la parole?
periphane. — Mais est-ce bien elle?
philippa. — Mais est-ce bien lui? Il y a tant d'années... je ne suis pas sûre...
périphane. — Après si longtemps, ma mémoire hésite... Si c'est elle, dans l'incertitude, abordons-la adroitement2.
philippa. — Appelons a notre aide la malice féminine.
périphane. — Je vais lui parler.
philippa. — Je vais armer ma langue pour cette rencontre.
périphane (se dirigeant vers Philippa). — Le salut soit avec toi !
1. Le texte présente loi de petites lacunes qui du reste, laissent le sens intact.
2. Les éditeurs adoptent en général la correction de Camérarius « quam incerte autumo » faute de mieux. Mais, comme le remarque Ussing, « autumare dicere est, non suspicari ».
philippa. — J'en accepte le souhait pour moi et les miens.
périphane. — Tu ne veux rien d'autre1?
philippa. — Le salut soit avec toi! Nous sommes quittes.
périphane. — Tu es exacte, je n'ai rien à dire. Est-ce que je ne te connais pas?
philippa. — Si je te connais, je tâcherai de me persuader que tu me connais aussi.
périphane. — Où t'ai-je vue?
philippa. — Ha! ce n'est pas juste.
périphane. — Que veux-tu dire? :
philippa. — Tu veux que je serve d'interprète à ta mémoire?
périphane. — Précisément : tu l'as dit.
philippa. — Voilà qui m'étonne...
périphane. — Voilà qui est mieux dit encore. Te rappelles-tu...?
philippa. — Je me rappelle ce que je me rappelle. .
périphane. — Qu'en Épidaure...?
philippa. — Ah! quelle goutte d'eau fraîche tombe sur mon cœur brûlant2!
périphane. — Je soulageai la pauvreté d'une jeune fille et de sa mère?
philippa. — Es-tu celui qui, pour satisfaire son caprice, jeta dans mon sein le germe de tant de douleurs?
périphane. — C'est moi : salut à toi!
philippa. — Oui, salut à moi, puisque le ciel t'a conservé.
périphane. — Donne-moi ta main.
1 La question posée par Périphane « Quid ceterum » est ambiguë. Philippa feint de comprendre que par là Périphane lui demande de répondre à son salut, comme Chrysale dans les Bacchis, 2 242. De là sa réponse, et sa réflexion: « quod credidisti reddo ». Périphane s'aperçoit qu'il a affaire à une fine mouche, et il accuse le coup dans sa réponse : « haud accuso fidem »,
Z, Cf. Bacch., v. 247; Truc. 366.
philippa. — La voici. C'est celle d'une femme bien malheureuse et bien à plaindre.
periphane. — Quel est le trouble qui se peint sur ton visage?
philippa. — Ma fille, que j'avais eue de toi...
périphane. — Hé bien?
philippa. — Je l'ai perdue, après l'avoir élevée. Elle est au pouvoir des ennemis.
périphane. — Rassure-toi, tranquillise-toi; calme-toi. Elle est chez moi, saine et sauve. Je n'eus pas plus tôt appris par un mien esclave qu'elle était prisonnière, que je donnai l'argent nécessaire pour la racheter. Il s'est acquitté de ce soin avec zèle et loyauté, pour autant... pour autantqu'il se montre d'ailleurs fripon achevé.
philippa. — Fais que je la voie, si tu ne veux pas que je meure!
périphane (frappant à la porte de sa maison). — Holà, Canthara ! dis à ma fille Télestis de venir ici devant la maison, pour voir sa mère.
philippa. — Enfin !je me reprends à vivre !
(SCÈNE II)
ACROPOLISTIS PÉRIPHANE PHILIPPA
acropolistis. — Me voici, père. Pourquoi m'as-tu fait venir?
périphane. — Pour que tu voies ta mère, que tu ailles à elle et que tu lui donnes à son arrivée le salut et le baiser.
acropolistis. — Qui, ma mère?
périphane (montrant Philippa). — Elle-même, qui, mourante d'inquiétude, te cherche et veut te revoir.
philippa (à Périphane, après avoir dévisagé Acropolistis). — Quelle est cette femme à qui tu dis de m'embrasser?
périphane. — Mais, ta fille.
philippa. — Elle?
périphane. — Oui.
philippa. — Moi, que je l'embrasse?
périphane. — Pourquoi pas, puisque tu lui as donné le jour?
philippa (avec une pitié ironique). — Cher homme, tu extravagues. ;
périphane. — Moi?
philippa. —Oui, toi.
périphane. — Pourquoi?
philippa. — Parce que cette fille, je ne sais qui c'est; je ne la connais pas; je ne l'ai jamais tant vue qu'aujourd'hui.
périphane. — Je vois ce qui te trompe : c'est le changement de costume et de parure......1
philippa. — ... Chiens et sangliers se distinguent à l'odeur. Je t'assure que je ne la connais pas.
périphane. — O ciel! ô terre! quoi? je fais donc le métier de léno, pour avoir chez moi des femmes qui me sont étrangères, et pour cracher ainsi mon argent à droite et à gauche? (A Acropolistis) Et toi, qui m'appelles ton père et qui m'embrasses, qu'as-tu à rester là comme une souche, sans dire mot?
acropolistis (haussant les épaules). — Que veux-tu que je dise?
péhiphane. — Elle déclare qu'elle n'est pas ta mère.
1. Les manuscrits présentent une lacune qui a fait disparaître la fin du vers 578 et le commencement du v. 579, et qui rend le sens assez douteux. Ussing a proposé de restituer:
« Habet haec {etiam nunc, quo dudum, quom est adducta,
induta erat ».
PH. « Canis uenaticae aliter » De même le texte du v. 580 est fort incertain.
acropolistis. — Libre à elle, si elle ne veut pas; elle ne m'empêchera toujours pas d'être la fille de ma mère. Mais celle-là, je n'ai pas le droit de la forcer à être ma mère, si elle n'en a pas envie.
périphane. — Alors pourquoi m'appelais-tu ton père?
acropolistis. — C'est ta faute, et non pas la mienne. Pourquoi ne t'appellerais-je pas mon père, quand tu m'appelles ta fille? Elle aussi, sielle m'appelait sa fille, je l'appellerais ma mère. Elle déclare que je ne suis pas sa fille, c'est donc qu'elle n'est pas ma mère. Après tout, je n'y suis pour rien : je n'ai fait que répéter ce qu'on m'avait appris. C'est Épidique qui m'a fait la leçon.
périphane. — Je suis mort! voilà mon chariot renversé.
acropolistis. — En tout ceci suis-je coupable1, mon père?
périphane(furieux). — Par Hercule! si je t'entends encore m'appeler ton père, je te fais passer de vie à trépas!
acropolistis. — Jene te le dirai plus. Quand tu voudras l'être, sois-le; quand tu ne voudras plus, ne le sois pas.
philippa. — Dis-moi, si c'est parce que tu la prenais pour ta fille que tu l'as achetée, à quels signes l'avais-tu reconnue?
périphane. — A aucun.
philippa. — Qu'est-ce qui le faisait croire que c'était notre enfant?
périphane. — C'est mon esclave Épidique qui me l'a dit.
philippa. — Mais s'il lui a plu à lui de mentir, tu n'étais pas capable de la reconnaître, dis-moi?
1. On bien • ai-je commis quelque faute? », en jouant le rôle que m'a appris Epidique.
périphane. — Comment veux-tu? Je ne l'ai vue qu'une seule fois dans toute ma vie.
philippa. — Malheureuse! je suis perdue.
périphane. — Ne pleure pas, femme; entre et reprends courage; je la retrouverai, te dis-je.
philippa. — C'est un homme d'ici, un citoyen d'Athènes qui l'a achetée; un jeune homme, à ce qu'on m'a dit.
périphane. — Je la retrouverai, sois tranquille Entre à la maison toujours, et garde à vue cette Cirée, cette fille du Soleil. Moi, je laisse tout là pour me mettre à la recherche d'Epidique. Si je le trouve, ce jour-ci sera le dernier de sa vie : je le lui garantis. (Il se dirige du, côté du forum; Philippa et Acropolistis rentrent dans la maison de Périphane).
(ACTE V)
(SCÈNE I)
STRATIPPOCLÈS ÉPIDIQUE L'USURIER TÉLESTIS
stratippoclès. — Quel être assommant que cet usurier, de ne pas venir chercher son argent, et de ne pas m'amener celle que j'ai achetée dans la vente du butin. Mais voici Epidique qui s'avance. Qu'a-t-il donc pour froncer les sourcils d'un air aussi soucieux?
épidique (sans voir Stratippoclès). — Quand Jupiter amènerait avec lui les onze grands dieux pour lui prêter
main forte, leurs efforts réunis n'arriveraient pas à sauver Épidique du supplice. J'ai vu Périphane acheter des courroies; Apécide l'accompagnait. Sans doute me cherchent-ils à présent. Ils ont découvert le pot aux roses ils savent que je leur en ai conté.
stratippocles. — Comment vas-tu, ma Providence?
epidique. — Mal, très mal.
stratippoclès. — Qu'as-tu?
epidique. — Ah! donne-moi plutôt l'argent du voyage pour m'enfuir, avant que je ne sois mort. Nos deux têtes pelées me cherchent à travers toute la ville : tous les deux ont en mains des cordes...
stratippoclès. — Prends courage.
epidique. — En effet, j'ai mon affranchissement en poche, n'est-ce pas?
stratippocles. — Je veillerai sur toi.
epidique. — Par Pollux! eux autres encore bien mieux, s'ils parviennent à m'attaquer. (Apercevant Télestis qui arrive avec l'usurier) Mais quelle est cette femme qui vient avec ce vieux traîne-la-patte1?
stratippoclès. — Lui, c'est l'usurier; et elle, c'est celle que j'ai achetée à la vente du butin.
epidique (montrant Télestis avec étonnement). — Elle?
stratippocles. — Mais oui. N'est-elle pas comme je l'ai dit? Regarde-la bien, examine-la bien, Epidique. Depuis le bout des ongles jusqu'à la pointe des cheveux as-tu jamais vu rien de plus ravissant? Ne dirait-on pas tout a fait qu'on admire un beau tableau?
1. Le sens et la forme de l'adjectif latin sont peu sûrs. Les manuscrits et les glossateurs hésitent entre « grauastellus » et « rauistelus » ; t. Ernout-Meillet. Dictionn. Étymol., i. u. « grauastellus ».
epidique. — Pour reprendre ton mot, tu peux dire que ma peau en fera un aussi, de beau tableau, quand
mon Appelle et mon autre Zeuxis1 la badigeonneront à coups de pinceaux d'ormes.
stratippoclès (à l'usurier). — Dieux immortels! c'est à cette heure que tu arrives? Un cul de plomb, comme on dit, aurait marché plus vite que toi2.
l'usurier. — C'est elle qui m'a retardé, par Pollux!
stratippoclès. — Si c'est à cause d'elle que tu t'es mis en retard, et pour lui faire plaisir, tu es encore arrivé trop tôt. . . .
l'usurier. — Allons, allons, finissons-en, et compte-moi mon argent, que je ne fasse pas attendre mes compagnons.
stratippocles. — II est tout compté.
l'usurier. — Voici ma sacoche; verse là-dedans.
stratippoclès. — Tu t'es précautionné, c'est bien. Attends, je vais chercher l'argent et je te l'apporte.
l'usurier. — Dépêche.
stratippoclès. — II est chez moi. (Il sort).
epidique. — Mes yeux me servent-ils bien, et dois-je
croire leur témoignage? N'est-ce pas toi que je vois Télestis, fille de Périphane, qui naquis à Thèbes de Philippa ta mère, après avoir été conçue en Épidaure?
télestis. — Qui es-tu, toi qui rappelles ainsi le nom de mes parents et le mien?
epidique. — Tu ne me connais pas?
télestis. — Non, pour autant qu'il m'en souvienne.
epidique. — Tu ne te rappelles pas que je t'apportai, pour l'anniversaire de ta naissance, un croissant d'or3 et un petit anneau d'or pour mettre à ton doigt?
1. La jonction de ces deux noms célèbres était proverbiale. Cf. Poenulus 1271:
« o Apella, o Zeuxis pictor, cur numero estis mortui, hoc exemple .ut pingeretis? »
2. Le texte de ce vers est corrompu, et les corrections proposées sont toutes arbitraires. La traduction s'efforce de donner un sens vraisemblable, sinon véritable.
3. Le croissant d'or figurait souvent parmi les « crepundia » offerts aux enfants; cf. Eich. Dict. des antiquités, s u.
télestis. — Ah, si! mon ami. C'est toi?
épidique. — Moi-même; et ce jeune homme (montrant Stratippoclès qui revient) qui l'a acheté est ton frère • ', d'une mère différente, mais du même père.
telestis. — Et mon père? Est-il vivant?
épidique. — Sois sans crainte et sans inquiétude; calme-toi.
télestis. — Les dieux me tirent de l'abîme et me sauvent, si tu dis vrai.
epidique. — Je n'ai aucune raison de te faire un mensonge.
stratippoclès(sorlanl de chez Chérîbule). — Prends cet argent, usurier; il y a là quarante mines. S'il se trouve quelques pièces douteuses, je te les changerai.
l'usurier. — Merci. Adieu, bonne santé.
stratippoclès (à Telestis). — Te voilà donc à moi, maintenant!
télestis. — Oui, mais comme une sœur, ma foil pour que lu le saches à ton tour. Bonjour, mon frère!
stratippoclès. — Elle est folle?
epidique. — Non pas, si c'est à son frère qu'elle parte.
stratippoclès. — Quoi? je suis devenu son frère, dans le temps d'entrer et de sortir?
epidique. — Quand un bonheur l'arrivé, accepte-le sans rien dire, et réjouis-toi silencieusement.
stratippoclès.-Tu me perds en me retrouvant, ma sœur.
épidique. — Tu n'es qu'une bête; tais-toi. N'as-tu pas une maitresse qui t'attend chez nous, la joueuse de lyre que je l'ai procurée par mes bons soins; comme par mes bons soins je procure à ta sœur la liberté?
stratippoclès. — Je reconnais, Épidique...
1. Petite lacune dans le texte.
épidique. — Rentre, et fais-lui chauffer le bain. Je te raconterai le reste en détail, quand nous aurons le temps.
stratippoclès. — Viens, ma sœur.
epidique. — Moi, je vais vous envoyer Thesprion. Mais n'oublie pas, si le vieux est trop méchant, de venir à mon secours avec ta sœur.
stratippoclès. — Rien de plus facile. (Il entre avec Télestis).
epidique (allant à la porte de Chéribule). — Thesprion, sors par le jardin, et viens à la maison m'aider : il s'agit d'un grand événement. (Revenant sur le devant de la scène) Maintenant plus que jamais je me moque des deux vieillards. Rentrons, pour nous occuper de bien recevoir les hôtes qui nous arrivent. En même temps je mettrai Stratippoclès au courant de tout ce que je sais. Je ne m'enfuis plus; je suis décidé à ne pas quitter la maison. Le vieillard ne m'accusera pas de l'avoir défié à la course. Entrons, c'est trop bavarder.
(SCÈNE II)
PÉRIPHANE APÉCIDE ÉPIDIQUE
périphane. — Le drôle s'est-il assez bien joué de nous, des pauvres vieux décrépits que nous sommes?
apécide. — El toi, par Pollux! t'y entends-tu assez à me torturer de toutes les façons!
périphane. — C'est bon; c'est bon; laisse-moi seulement le rejoindre.
apécide. — Mais je te le dis, pour que tu n'en ignores; lu ferais bien de le chercher un autre compagnon. A force de le suivre, mes pauvres genoux sont tout gonflés; je n'en puis plus.
periphane. — Quels tours ne nous a-t-il pas joués aujourd'hui, à toi comme à moi! Comme il a su proprement étriper mon coffre-fort!
apécide. — Loin de moi pareil homme! C'est un fils de Vulcain déchaîné; tout ce qu'il touche, il le brûle. Pour peu qu'on l'approche, il vous frit, il vous rôtit.
épidique (sortant de chez Périphane). (A part). — Tous les immortels qui habitent le ciel, et douze dieux encore de plus, sont maintenant mes aides, mes défenseurs, mes auxiliaires. Quels que soient mes méfaits, j'ai à la maison même des alliés touts prêts à me secourir. Je repousse du pied tous mes ennemis.
pébiphane (sans voir encore Épidique). — Où diable le chercher?
apécide. — Pourvu que tu le cherches sans moi, je te permets de le chercher jusqu'au fond de la mer.
épidique (à Périphane). — Pourquoi me chercher? pourquoi te donner tant de mal? pourquoi tourmenter Apécide? Me voici. Ai-je pris la fuite? Ai-je quitté la maison? Me suis-je dérobé à tes regards? (Lacune d'un vers1). Je ne te demande pas de grâce. Tu veux m'enchaîner : tiens, je te tends mes mains. Tu as des courroies; je t'ai vu les acheter. Tu hésites? Allons, vite, lie-moi donc.
pébiphane. — C'est trop fort! c'est lui qui me fait sommation à présent.
épidique. — Hé bien, tu ne me lies pas!
apécide. — Par Polluxl l'effronté coquin!
épidique. — Quant à toi, Apécide, je me passerai bien de ton intercession, sois-en sûr.
1. D'après les vestiges qu'on entrevoit dans le palimpseste, Léo a restitué un vers dont le sens est: Je n'ai ni plaisir ni déplaisir à te voir; tu ne me fais pas peur...
apécide— Et tu seras aisément exaucé, Épidique.
épidique (à Périphane). — Eh bien! que veux-tu faire?
apécide. — Ta volonté, peut-être?
epidique. — Oui, oui, par Hercule, ma volonté, et non pas la tienne. Il faut me lier les mains sur l'heure.
périphane. — Et moi, il ne me plaît pas; je ne te les lie pas.
apécide. — II se prépare à te lancer quelque trait de sa façon; il machine je ne sais quelle invention...
epidique. — Tu retardes l'explication que tu désires, en me laissant les mains libres. Allons, lie-moi, te dis-je.
périphane. — Et moi, j'aime mieux que tu aies les mains libres pendant que je t'interroge.
epidique. — Alors, tu ne sauras rien.
périphane (à Apécide). — Que dois-je faire?
apécide. — Ce que tu dois faire? Lui céder.
epidique. — Tu es un homme raisonnable, toi, Apécide.
périphane. — Donne-moi les mains, alors.
epidique. — Elles ne demandent que cela; serre fort. Pas de ménagements.
périphane. — Tu pourras en juger, une fois l'ouvrage fait,
epidique. — C'est bien. Et maintenant, interroge-moi, pose-moi toutes les questions qu'il te plaît.
périphane. — Sur quelle assurance as-tu osé soutenir? que la joueuse de lyre achetée avant-hier était ma fille?
epidique. — II m'a plu ainsi; voilà mon assurance,
périphane. — Tu dis? Il l'a plu ainsi?
epidique. — Oui. Gageons, si tu veux, qu'elle est ta fille?
périphane. — Quand sa mère ne la reconnaît pas?
epidique. — Eh bien! je te parie qu'elle est bien la fille de sa mère, un didrachme contre un talent.
périphane. — N'essaie pas de m'attraper. Mais quelle est cette femme?
epidique. — La maîtresse de ton fils, si tu veux tout savoir.
périphane, — Ne t'avais-je pas donné trente mines pour racheter ma fille?
epidique. — Tu me les as données, je l'avoue, et j'avoue encore qu'avec cet argent j'ai acheté la maîtresse de ton fils, cette joueuse de lyre, en place de ta fille. Ces trente mines-là, je te les ai fait cracher.
périphane. — Et cette façon de m'attraper à nouveau avec celle joueuse de lyre prise en location?
epidique. — Oui, c'est vrai, par Hercule; et j'estime avoir bien agi.
périphane. — Qu'as-tu fait du dernier argent que je t'ai donné?
épidique. — Je vais te le dire. Je l'ai donné à un homme qui n'est ni bon ni méchant, à ton fils Stratippoclès.
periphane. — El pourquoi as-tu osé le lui donner?
epidique. — Parce que cela m'a plu.
périphane. — Scélérat! Voyez celle insolence!
épidique. — On crie encore sur moi comme sur un esclave!
périphane. — Tu es donc affranchi? J'en suis charmé.
epidique. — Je l'ai bien mérité.
périphane. — Tu l'as mérité?
epidique. — Entre et va voir; tu n'auras pas de peine à t'en rendre compte.
périphane. — Qu'est-ce que celle histoire?
épidique. — Les faits parleront pour moi; entre seulement.
périphane— Oh, oh! il ne parle pas sans raison. Aie l'œil sur lui, Apécide. (Il entre dans sa maison).
apecide. — Qu'est-ce donc qui arrive, Épidique?
epidique. — Que c'est une injustice sans exemple de me tenir ainsi garrotté, quand aujourd'hui même la fille de mon maître est retrouvée par mes soins.
apécide. — Hein? tu dis? tu as retrouvé sa fille?
epidique. — Oui, je l'ai retrouvée, et elle est à la maison. Mais c'est bien triste de ne récolter que le mal pour tout le bien qu'on a fait.
apécide. — Elle, que nous nous sommes éreintés tous les deux à chercher par toute la ville?
epidique. — Moi je me suis éreinté à trouver; vous, à chercher.
périphane (parlant à ses enfants dans la maison). — II n'y a pas besoin de me prier tant en sa faveur. Il a mérité, je le vois bien, qu'on le traite selon ses mérites. (A Épidique) Donne, toi, que je délie tes mains.
epidique. — Ne me touche pas.
périphane. — Donne donc.
épidique. — Je ne veux pas.
périphane. — Tu as tort.
épidique. — Non, par Pollux! si tu ne me donnes réparation, jamais je ne me laisserai délier.
périphane. — Ta demande n'a rien que de juste et de raisonnable. Je te donnerai des brodequins, une tunique, un manteau...
epidique. — Et puis après?
périphane. — La liberté.
epidique. — Et puis encore? Il faut donner la becquée au nouvel affranchi...
périphane. — On te la donnera. Je te nourrirai. (Il va pour le délier).
épidique. — Par Hercule! jamais je ne te permettrai de m'ôter mes liens, si tu ne m'en pries pas.
périphane. — Je t'en prie, Epidique; pardonne-moi, si, dans mon ignorance, je t'ai offensé par ma faute. En récompense, accepte la liberté.
epidique. — C'est bien malgré moi que je te pardonne, mais j'y suis bien forcé. Allons, délie-moi, si cela te fait plaisir.
LE CHEF DE LA TROUPE, au public
Voyez-moi ce drôle qui a gagné la liberté par sa fourberie. Applaudissez, et au revoir! Redressez vos reins, et levez-vous.
Site de l'association Alfred Ernout : ici.