Plaute : Curculio

 

 

Charançon

 

001

 

Texte traduit par Alfred Ernout, membre de l’Institut, Professeur à la faculté des lettes de l’Université de Paris.

Société d’édition « LES BELLES LETTRES », 1936.

 

NOTICE

Une jeune fille, un jeune homme, un fripon d'escla­ve, une vieille ivrognesse, un parasite, un léno, un banquier, un soudard, tous personnages classiques de la comédie ancienne impliqués dans une intrigue traditionnelle, voilà le Curculio. Naturellement le jeune homme, Phédrome, est amoureux de la jeune fille, Planésie, mais celle-ci est aux mains du léno Cappadox, et celui-ci ne veut pas la lâcher sans argent, et l'amoureux en est dépourvu, comme bien on pense. Aussi les deux amants jusqu'alors ont-ils dû se con­tenter de rencontres brèves et furtives que favorise la vieille servante Lééna, dont la complicité s'achète moyennant force vin. Heureusement le léno, malade de la rate, du foie, des reins, du poumon, de toutes les entrailles, passe ses jours et ses nuits dans le temple d'Esculape, afin d'obtenir du dieu sa guérison, et ne s'est pas encore occupé de parachever la vente de Planésie, qu'un militaire de Carie, Thérapontigonus, a achetée à terme, en déposant chez le banquier Lycon le prix de son emplette. Ainsi la jeune fille, élevée chastement par son maître, comme la Sélénie de la Cistellaria et pour la même raison, est-elle demeurée pure, sauf les quelques baisers qu'elle a pu échanger avec son amant. Celui-ci, cependant, a dépêché auprès d'un sien ami en Carie son parasite, Charançon, afin d'emprunter l'argent nécessaire au rachat de Planésie. Et voici que Charançon revient, mourant de faim, mais victorieux. Il a vu là-bas non seulement l'ami de Phédrome — qui n'avait pas le sou, lui non plus, cela va sans dire —, mais aussi Thérapontigonus, et il a lié connaissance avec lui. Le militaire lui a raconté comment il avait acheté Planésie, en laissant chez son banquier l'argent nécessaire, avec ordre de le remettre à qui viendrait de sa part, avec une lettre scellée de son cachet, pour prendre possession de la jeune fille : voilà un soudard auquel les confidences ne coûtent guère. Mieux encore! s'étant ainsi ouvert à Charançon, il l'a emmené souper, et après boire, lui a proposé une partie de dés, dans laquelle il a mis pour enjeu son cachet. La suite, onla devine. Charançon gagne la partie, prend l'anneau au militaire ivre-mort et s'esquive. Dès lors, tout va devenir facile pour Phédrome. Charançon va se faire passer pour l'envoyé de Thérapontigonus. Avec une fausse lettre du militaire, bien et dûment scellée de son cachet, il dégagera l'argent en dépôt chez le banquier; puis, il le versera au léno, et emmènera Planésie pour la remettre à Phédrome. Tout pourrait finir là. Mais survient le soudard : son ivresse dissipée, .sans doute s'est-il rendu compte de l'imprudence qu'il a commise en risquant son anneau; aussi appréhendant quelque tour de Charançon, accourt-il réclamer à Lycon l'argent qu'il lui a confié. Lycon l'envoie au diable; Cappadox, sur lequel il se rejette, fait de même. Et voilà notre mili­taire qui, furieux, menace de faire un mauvais parti à, Charançon, qu'il a retrouvé. Mais Planésie a vu au doigt de Charançon l'anneau de Thérapontigonus; et cet anneau, c'est celui de son père : elle le reconnaît, elle le lui a vu au doigt, quand elle était enfant, avant qu'elle ne s'égarât un jour de fête, et ne fût enlevée par un inconnu. Ainsi Planésie se trouve être la sœur de Thérapontigonus, et fille de citoyen. Elle pourra épouser Phédrome, et le léno, coupable d'avoir acheté une fille de condition libre, se verra obligé de rem­boursera Thérapontigonus le prix qu'il l'a jadis payée. Comme on le voit, l'histoire n'est pas neuve de la fille enlevée dans son enfance et qui recouvre miraculeusement ses parents et la liberté. Elle ne prête guère non plus à desétudes de caractère bien originales. Mais les types du répertoire sont dépeints avec un relief et un pittoresque saisissants : et à chaque instant le lecteur rencontre un détail savoureux, une esquisse aussi juste qu'amusante. Le dialogue est d'une fran­chise, d'un naturel, d'une vivacité qui ne faiblissent pas. On a souvent cité l'exposition comme un modèle (1) mais tout serait à citer : le duo d'amour de Phédrome et de Planésie, coupé par les réflexions ironiques de Palinure; l'entretien de Cappadox avec Palinure, et la consultation du cuisinier — parodie des pratiques en usage chez les guérisseurs et les interprètes des songes; l'arrivée en trombe de Charançon, son éva­nouissement; puis, une fois qu'il a repris ses sens, le récit de son entrevue avec le militaire; l'entrée furi­bonde de celui-ci et ses démêlés héroïcomiques avec Lycon et Cappadox; les scènes de litige du dernier acte, qui par leur couleur juridique et l'emploi des formules traditionnelles devaient tant plaire aux Romains.

A côté des scènes dialoguées, nous rencontrons des monologues, pleins de verve et assez courts pour ne pas interrompre déplaisamment la marche de l'action; tel celui de Charançon, où sont caricaturés si drôlement les Grecs en pallium, qui prennent des airs de philo­sophes et s'avancent avec la dignité de bons ivrognes; ou la description satirique des quartiers de Rome, et des coquins qui les fréquentent, que Plaute met dans la bouche du chef de troupe, d'une façon assez étrange, et qui rappelle la parabase aristophanesque. Enfin, à côté de ces couplets, il y a les chansons : la chanson du vin que chante Lééna, attirée par l'odeur de la libation comme les âmes des morts le sont par le sang ; la chanson des verrous entonnée par Phédrome, devant la porte de sa bien-aimée, et qui reprend en

 

1. Naudet renvoie à ce propos à Lemeroier,  Cours  analytique de littérature, t. II,  p. 284.

 

le parodiant, le thème des sérénades que les amoureux donnent devant la maison de leurs amantes (1). Ces deux so1i font partie du seul canticum qui figure dans la pièce, et qui va du vers 96 au v. 155, en utilisant du reste des rythmes très variés. Le reste de la comé­die, qui est très courte et sans prologue (2), est tout entier en sénaires iambiques, septénaires trochaïques (ceux-ci prédominant), et septénaires iambiques (v. 487-532). L'original grec est inconnu. Comme la pièce se passe à Epidaure, M. Ph. E. Legrand en a conclu ingénieusement que la comédie grecque avait dû être écrite pour le théâtre de l'Asclépieion; et comme Charançon fait allusion à une blessure qu'il aurait reçue au siège de Sicyone, Wilamowitz-Moellendorf en a déduit que cette même comédie devait se placer après le siège de Sicyone, qui eut lieu en 303. Mais de ce détail, Naudet tire une conséquence tout à fait différente : nous aurions là, selon lui, une allusion à un épisode de la guerre contre Nabis, tyran de Lacédémone, qui eut lieu de l'an 558 à l'an 560 (av. J» C. 195-193)', et par conséquent une indication per­mettant de dater non l'original grec, mais l'imitation latine. Pour celle-ci, c'est aussi à la date de 193 qu'arrivé W. S. Teuffel, mais parce qu'il voit dans les vers 509 et suiv. une allusion à la loi Sempronia. Mieux vaut avouer que nous sommes incapables d'apporter à ces questions une solution fondée.

 

1. V. 47 et suiv. Voir H. de la Ville de Mirmont, Le HapaKXava-lSvpov dans la littérature latine, Mélanges L. Havet, p. 571 et suiv. — Comme le note P. Lejay « ce chaut, de rythme crétique, est le premier exemple du genre dans la littérature latine» (Plaute, p. 92).

2. On est naturellement enclin à attribuer la brièveté de la pièce aux ciseaux d'un adaptateur postérieur à Plaute. Mais l'hypothèse ne se laisse pas facilement démontrer. L'absence de lien entre certaines scènes n'est pas une preuve certaine de coupure.

3. Naudet, Théâtre de Plaute, t. II, p. 282.

 

002

 

 PERSONNAGES

PALINURE, esclave de Phédrome.

PHÉDROME,  amant de Planésie.

LÉÉNA,   vieille,   servante  de  Cappadox.

PLANÉSIE, amante de Phédrome.

CAPPADOX, léno.

UN CUISINIER.

CHARANÇON, parasite de Phédrome.

LYCON,  banquier.

L'IMPRESARIO.

THERAPONTIGONUS, militaire.

 

ARGUMENT

(acrostiche)

Délégué par Phédrome, Charançon se rend en Carie pour y chercher de l'argent. Là, il escamote au rival du jeune homme son anneau, avec lequel il scelle une lettre qu'il fabrique. Lycon, à première vue, reconnaît le cachet du militaire; et, pour lui envoyer sa maîtresse, il paye au léno le prix de son affranchissement. Le militaire traîne en justice Lycon et le léno. Mais dans celle qu'il aimait il retrouve, sa sœur, et sur sa prière, il la donne en mariage à Phédrome.

 

(ACTE  I)

(SCÈNE  I)

PALINURE       PHEDROME, un flambeau à la main          SUITE D'ESCLAVES portant un vase rempli de vin, une coupe, etc.

palinure. — Où diantre t'en vas-tu à celte heure de la nuit, dans celte tenue et avec ce cortège, dis, Phédrome?

phédrome. — Où Vénus et Cupidon me comman­dent, où l'Amour me conseille d'ailer. Que la nuit soit 5 déjà pleine, ou que le soir soit seulement à sa première heure, s'il y a rendez-vous pris el fixé avec un étranger, il faut de toute façon, obéir à l'ordre, et s'y rendre, coûte que coûte.

palinure. — Mais enfin, enfin...

phédrome. — Enfin, tu m'assommes.

palinure. — Tout de même ce que tu fais là n'est pas fort joli, et tu n'as pas à t'en vanter. Te servir à toi-même de page, et, dans cette belle toilette, être ton porte-cierge!

phédrome. — Et pourquoi ne porterais-je pas moi-même ce travail des abeilles, ce doux produit de leur art, au doux miel de mon cœur?

palinure. — Mais où diantre vas-tu? Je voudrais bien le savoir.

phédrome. — Si tu me le demandais, je te ledirais.

palinure. — Et si je te le demandais, que répon­drais-tu?

phédrome. — Voici le temple d'Esculape.

palinure. — II y a plus d'un an que je le sais.

phédrome   (montrant   la  maison de Cappadox).  — Et tout auprès,  cette porte, qui m'est plus chère que mes yeux. Salut ! Comment t’es-tu portée, ô porte her­métiquement close (1)?

palinure (se tournant aussi vers la porte, et contre­faisant Phédrome). — Tu n'as pas eu la fièvre hier ou avant-hier? El hier, as-tu bien dîné?

phedrome. — Tu te moques de moi?

palinure. — Ah ça, n'es-tu pas fou de demander à une porte des nouvelles de sa santé?

phédrome. — C'est que, vois-tu, je n'en connais pas de plus gentille, ni de plus discrète. Jamais elle ne souffle le moindre mot. Quand on l'ouvre, elle se tait; quand ma belle, la nuit, sort en cachette pour me voir, elle se tait.

palinure. — Est-ce que par hasard tu ferais ou tu méditerais de faire quelque fredaine indigne de toi et  de  ta famille,   dis,   Phédrome?  Voudrais-tu prendre à ton piège la vertu de quelque femme honnête, ou qui devrait l'être?

phédrome. — Pas du tout! Que Jupiter m'en pré­serve!

palinure. — Je dis comme toi. Aie soin toujours de placer tes amours, si tu veux agir en sage, de façon que, si les gens viennent à les connaître, tu n'en sortes pas déshonoré. Prends toujours bien garde de conser­ver ton pouvoir de témoignage (2).

phédrome. — Que veux-tu dire par là?

 

1. Texte peu sûr.

2 Jeu de mots sur « intestabilis », adjectif dérivé de « testis » qui signifie à la fois  « témoin », et «  testicule »  L'équivoque se retrouvera au v. 32 et au v. 622 dans « intestattus ». La castration pouvait être le châtiment de l'adultère.

 

palinure. — Ne t'avance pas à la légère; si tu fais l'amour, tâche, en le faisant, de le faire par devant de bons témoins.

phedrome. — Mais puisque c'est un léno qui habite là !

palinure. — De ce côté-la, personne ne t'empoche ni ne te défend d'acheter avec ton argent, si tu en as, ce qu'on t'offre. La voie publique n'est interdite à personne. Pourvu que tu ne pratiques pas de passage dans le clos d'autrui; pourvu que tu t'abstiennes de femme mariée, de veuve, de jeune fille, de jeune homme, et d'enfants de naissance libre, aime tout ce qu'il te plaira.

phédrome. — Cette maison est celle d'un léno...

palinure.— Maudite soit-elle !

phedrome. — D'un léno qui...

palinure. — Parce qu'elle est au service d'un scélérat.

phédrome (ironiquement). C'est cela; interromps-moi (1).

palinure.   — Oui, très volontiers.

phédrome. — Tu vas te taire ?

palinure. — Mais tu m'avais dit de t'interrompre.

phédrome. — Hé bien ! je te le défends maintenant. Mais, pour en revenir à ce que je te disais, il a une jeune esclave.

palinure.   — Le léno qui habile ici?

phedrome. — Tu as bien saisi.

palinure. — Tant mieux; cela risquera moins de s'échapper.

phédrome. — Tu es assommant. II veut en faire une courtisane. Elle, elle est folle de moi; et moi, je ne veux pas me prêter à cet amour,

 

1. Il y a ici un jeu de mots sur « obloquere » qui peut s'inter­préter comme étant une 2' pers, sing. d'indicatif ou d'impératif. Le français ne rend l'équivoque qu'approximativement.

 

palinure. — Pourquoi cela?

phédrome. — Parce que je veux m'y donner tout entier. Je l'aime autant qu'elle m'aime.

palinure. — Mauvaise chose qu'un amour clan­destin; c'est une vraie ruine.

phédrome. — Ma foi, tu dis bien vrai.

palinure. — A-t-elle déjà subi le joug ?

phédrome. — De mon fait, elle est aussi pure que si c'était ma sœur; sauf quelques baisers... Mais est-ce là porter atteinte à sa pudeur?

palinure. — N'oublie pas, en tout cas, que toujours la flamme suit de près la fumée. Si la fumée ne brûle pas, la flamme brûle, elle. Qui veut manger la noix, commence par briser la coquille. Qui veut coucher avec sa belle se fraie la voie par les baisers.

phédrome. — Mais elle est pure, et ne couche encore avec personne.

palinure. — Je te croirais, s'il pouvait y avoir chez un léno une ombre de pudeur.

phédrome. — Mais elle, pour qui la prends-tu? Dès qu'elle trouve l'occasion de se faufiler jusqu'à moi, vite elle me donne un baiser et se sauve. Si nous en sommes là, c'est que le léno, qui est couché là, malade, dans le temple d'Esculape, ce léno-là me fait enrager (1) .

palinure. — Comment cela?

phédrome. — II me demande pour elle tantôt trente mines, tantôt un grand talent. Impossible d'obtenir de lui rien de juste et de raisonnable.

palinure. — Tu as tort de vouloir obtenir de lui ce que jamais léno n'a pu donner.

phédrome. — Je viens d'envoyer mon parasite en Carie, pour emprunter de l'argent à un de mes amis. S'il n'en apporte pas, je ne sais plus de quel côté me tourner.

 

1. Il y a un certain désordre dans le dialogue; et le vers 51 ne se laisse interpréter Qu'en y ajoutant un supplément arbi­traire. Peut-être faut-il, comme le suggère M. E. Durand, trans­poser les v. 59-60 entre le vers 50 et le v. 51.

 

palinure. — Si c'est pour saluer les dieux, c'est à droite, je pense.

phédrome. — Maintenait, tu vois devant leur porte cet autel de Vénus? Vénus aura de moi un déjeuner, j'en ai fait le vœu.

palinure. — Hein? tu veux que Vénus fasse de toi son déjeuner?

phedrome. — De moi, de toi, de tous ces gens (montrant les spectateurs).

palinure. — Tu veux donc la faire vomir?

phédrome (à l'esclave qui porte le vin). — Garçon, donne-moi le broc.

palinure. — Que veux-tu en faire?

phédrome. — Tu vas le savoir. La maison a pour gardienne et pour portière une vieille femme, nommée Lééna : une qui boit sec et qui boit bien.

palinure. — Comme qui dirait une bouteille où l'on met le vin de Chio.

phédrome. — Bref, il n'y a pas d'ivrognesse pareille. A peine ai-je aspergé de vin cette porte, qu'aussitôt l'odeur l'avertit que je suis là; elle ouvre à l'instant.

palinure. — Et ce broc est pour elle?

phédrome. — Si tu veux bien le permettre...

palinure. — Non, morbleu, non; je ne permets pas. Je voudrais que celui qui le porte se casse le nez par terre. Moi qui croyais qu'il était pour nous...

phédrome. — Tais-toi. Si elle en laisse, il nous en restera bien assez.

palinure. — Quel fleuve est-ce pour que la mer ne puisse l'absorber?

phédrome.   —   Suis-moi,    Palinure,   jusqu'à   cette porte; obéis-moi.

palinure. — Soit.

phédrome (versant du vin sur le seuil). — Tiens, bois, aimable porte, bois tout ton soûl; et sois-moi bienveillante et favorable.

palinure(contrefaisant la voix de Phédrome). — Veux-tu des olives, du ragoût, des câpres?

phédrome. — Eveille ta gardienne, et envoie-la vers moi.

palinure (à Phédrome). — Comme tu répands le vin! quelle rage te possède?

phédrome. — Laisse... Vois-tu comme elle s'ouvre, cette charmante porte? Les gonds ont-ils soufflé mot? Qu'ils sont gentils!

palinure. — Embrasse-les, pendant que tu y es.

phédrome. — Silence! cachons la lumière et taisons-nous.

palinure. — A ton aise.

 

(SCÈNE   II)

LÉÉNA        PALINURE        PHÉDROME

lééna (sortant de chez Cappadox). — Un bouquet de vin vieux a frappé mes narines. Son attrait ravissant me pousse jusqu'ici à travers les ténèbres. Où qu'il puisse être, il est près de moi... Bravo, je le tiens. Salut, âme de ma vie, charme de Bacchus! que je suis amoureuse de ta vénérable vieillesse! Tous les parfums du monde ne sont que sentine auprès de ton odeur. Pour moi, tu es essence de myrrhe, tu es cinnamone, tu es rose, tu es safran et tu es cannelle, tu es fenugrec. Là où l'on te répand, là je voudrais que soit mon tombeau. Mais puisque jusqu'ici ton odeur seule a flatté ma narine, accorde à son tour à mon gosier sa part de plaisir. Odeur, je n'ai que faire de toi : où est le vase qui te contient? C'est toi, oui, c'est toi que je brûle de toucher; je veux épancher en moi ta liqueur à longs traits, ô cher broc! (Phédrome s'éloigne en emportant le broc pour l'attirer). Mais il est parti de ce côté; suivons-le à la trace.

phédrome (bas à Palinure). — Elle a soif, la vieille.

palinure. — Oui, un peu. De combien a-t-elle soif?

phédrome. — Elle est modeste; elle tient un quartaut.

palinure. — Par Pollux ! à t'entendre la vendange de cette année ne suffirait pas à cette seule vieille. Elle aurait fait un fameux chien de chasse; quelle finesse de flair!

lééna. — A qui est cette voix qui parle au loin, je vous prie?

phédrome (bas à Palinure). — II est temps, je pense, d'interpeller la vieille. Abordons-la. (Haut, à la vieille) Reviens, et regarde de mon côté, Lééna.

lééna. — Quel est celui qui me commande?

phédrome. — Le maître du vin, l'aimable Bacchus, qui pour soulager ta pituite, humecter ta sécheresse, et te réveiller dans ton demi-sommeil, t'apporte à boire et vient apaiser ta soif.

lééna. — A quelle distance est-il?

phédrome. — Regarde cette lumière.

lééna. — Allonge donc le pas vers moi, par pitié!

phédrome (s'approchant). — Salut!

lééna. — Qui me parle de salut, quand la soif me dessèche?

phédrome. — Mais, tu vas boire.

lééna. — C'est bien long.

phédrome (lui donnant le broc). — Tiens, prends, aimable vieille.

lééna. — Salut, prunelle de mes yeux!

palinure (à la vieille). — Allons, dépêche-toi de verser cela dans le gouffre; vite, vite, nettoie ton égout.

phédrome. — Tais-toi; je ne veux pas qu'on lui dise du mal.

palinure. — Alors, je lui en ferai, plutôt.

lééna (se tournant vers l'autel de Vénus). — Vénus, du peu qu'on me donne, je te donnerai un petit peu — bien à contre-cœur. (Elle fait mine de répandre une libation) Toi, tous les amoureux, lorsqu'ils boivent à la santé de leurs maîtresses (1)ne manquent pas de t'offrir de leur vin; mais, moi, pareil héritage ne m'échoit pas souvent.

palinure. — Vois cette dégoûtante, comme elle s'en­tonne avidement ce vin pur à plein gosier!

phédrome. — Par Hercule! je suis perdu; je ne sais que lui dire pour commencer.

palinure. — Eh bien! commence par ce que tu m'as dit.

phédrome. — C'est-à-dire?

palinure. — Dis-lui que tu es perdu.

phedrome. — Que les dieux te maudissent!

palinure. — C'est à elle qu'il faut dire cela.

lééna (poussant un soupir de contentement). — Ah!

palinure. — Eh bien! Tu es contente?

lééna. — Oh, oui!

palinure. — Et moi aussi, je serais content de te percer à coups d'aiguillon.

phedrome. — Tais-toi; je te défends...

palinure. — Je me tais. (Montrant la vieille qui se renverse pour boire). Regarde un peu, l'arc-en-ciel qui s'imbibe. Il pleuvra sans doute aujourd'hui, par Hercule!

phédrome. — Est-ce que je vais lui dire?...

palinure. — Qu'est-ce que tu vas lui dire?

phédrome. — Que je suis perdu...

palinure. — Va, dis-le lui.

phedrome. — Hé! vieille, écoute. J'ai quelque chose à te dire : je suis perdu, bel et bien perdu.

lééna. — Et moi,  par Pollux, je suis sauvée,  tout

 

1. Au lieu de « propinantes », certains éditeurs, avec Bothe, lisent « propitiantes »« pour te rendre propice ». Le texte de ce passage est par ailleurs peu sûr. Il se peut que « uinum potantes » soit une glose de « propinantes »..

 

à fait sauvée.  Mais qu'est-ce que tu as? qu'est-ce qui te prend de dire que tu es perdu?

phédrome. — Oui, puisque je n'ai pas ce que j'aime.

lééna. — Mon petit Phédrome, ne pleure pas, mon chéri. Aie soin seulement que je n'aie pas soif, et moi je l'amènerai tes amours à l'instant.

phedrome— Je te jure,  si tu me tiens parole, de t'élever une statue, non pas d'or, mais de vigne, monu­ment consacré à ton gosier.  (La vieille rentre dans la maison).  Y aura-t-il sur terre un homme heureux comme moi, Palinure, si ma belle vient me retrouver?

palinure. — Par Pollux! un amant sans le sou est vraiment bien à plaindre.

phédrome. — Oh! ce n'est pas mon cas; j'ai le ferme espoir que mon parasite sera de retour aujourd'hui avec de l'argent.

palinure. — Tu n'en as pas fini, si tu comptes sur ce qui n'existe pas.

phédrome. — Si j'allais jusqu'à la porte, pour lui jeter un charme?

palinure. — Si cela t'amuse, je ne te dis ni oui, ni non. Car je vois bien, maître, que tu as bien changé, et de mœurs, et de caractère.

phédrome. — Verrous, holà, verrous! que j'ai plaisir à vous saluer! Je vous aime, je vous veux, je vous prie, je vous implore. Montrez-vous complaisants pour un amoureux, ô verrous de mon cœur! Transformez-vous pour moi en danseurs italiens. Sautez, bondissez, de grâce, et laissez sortir celle pour qui je meurs d'amour, et qui me boit jusqu'à la dernière goutte de mon sang... Mais vois comme ils dorment, ces maudits  verrous! Bougent-ils plus vite pour me faire plaisir?... Je le vois bien, vous vous moquez de m'être agréables... (A Palinure) Mais, paix, paix!

palinure. — Mais, morbleu! je ne dis rien.

phédrome. — J'entends du bruit. Enfin, par Pollux! les verrous cèdent à ma prière.

 

(SCÈNE III)

LÉÉNA        PLANÉSIE       PALINURE    PHÉDROME

lééna (sortant avec Planésie). — Sors doucement; tâche d'empêcher le bruit de laporte et le grincement des gonds; il ne faut pas que le maître entende ce que nous faisons ici,  ma chère Planésie.  Attends,  que je leur verse une goutte d'eau (1).

palinure. — Vois-tu comme cette vieille au chef branlant pratique la médecine ? Elle sait très bien boire elle-même le vin pur, et à la porte, elle donne à boire de l'eau.

planésie (cherchant des yeux Phédrome). — Où es-tu, toi qui m'as envoyé assignation d'amour ? Me voici; je me présente à ta requête; je demande qu'à ton tour tu répondes à la mienne.

phédromeJesuis là; car si je faisais défaut, je reconnais que je mériterais toutes les peines, ô mon doux miel.

planésie. — Mon cher cœur, il n'est pas convenable qu'un amant soit si loin de sa belle.

phédrome. — Ah ! Palinure, Palinure !

palinure.   —   Voyons,   parle;   qu'as-tu   à   invoquer Palinure ?

phédrome. — Elle est charmante.

palinure. — Trop charmante.

phédrome. — Je suis un dieu.

palinure. — Non certes, mais un homme, et qui ne vaut pas cher.

phédrome.   —   As-tu   jamais   vu,   verras-tu   jamais un objet plus comparable aux dieux ?

 

1. Le trait se retrouve dans Aristophane, Thesmophories, v 487.

 

palinure(de mauvaise humeur). — Ce que je vois, c'est que tu es malade, et cela me désole.

phédrome (courroucé). — Que tu es mal complai­sant! tais-toi donc.

palinure (changeant de ton). — C'est se tourmenter à plaisir que de voir celle qu'on aime, sans profiter de l'occasion favorable.

phédrome. — II a raison de me gronder. Non vrai­ment, il n'y a rien au monde dont j'aie plus envie, et depuis si longtemps.

planésie. — Alors prends-moi; serre-moi dans tes bras.

phédrome. — Ah ! c'est la seule chose qui puisse encore m'attacher à la vie. Puisque ton maître nous sépare, je ne puis t'avoir qu'en secret.

planésie. — II nous sépare? Non, il ne peut pas nous séparer, il ne nous séparera jamais. Seule la mort pourra détacher mon cœur du tien.

palinure. — Non, vraiment, j'ai beau faire, je ne puis m'empêcher de donner tort à mon maître. Car si c'est une bonne chose d'aimer un petit peu, raison­nablement, c'en est une mauvaise que d'aimer à en perdre la tête. Mais se donner corps et âme à son amour, c'est pure folie... et c'est pourtant ce qu'il fait.

phédrome. — Rois, gardez vos royaumes, et vous, riches, vos richesses! Gardez vos honneurs, vos ex­ploits, vos combats, vos batailles! Pourvu que vous ne soyez pas jaloux de mon bonheur, vous pouvez garder tous vos biens.

palinure. — Ah ça, Phédrome? as-tu fait vœu de veiller toute la nuit en l'honneur de Vénus? C'est que, mordieu, le jour ne va pas tarder à luire.

phédrome. — Tais-toi.

palinure. — Comment, tais-toi? Alors, viens dormir.

phédrome. — Je dors; ne braille pas à mes oreilles.

palinure. — Mais tu es très éveillé.

phédrome. — Non, je dors à ma manière; c'est mon genre de sommeil.

palinure Planésie, sur un ton de reproche). — Dis donc, la belle, ce n'est pas bien de faire tort à qui ne vous en fait pas.

planésie. — Ne serais-tu pas le premier à te fâcher si, quand tu manges, il t'enlevait le morceau de la bouche?

palinure. — II n'y a rien à faire; ils sont pris et épris autant l'un que l'autre; tous les deux sont aussi fous. Voyez-vous comme ils s'en donnent, les pauvres! Ils n'en finissent pas de s'embrasser... (Essayant de s'interposer entre eux) Voulez-vous vous séparer?

planésie. — Personne ne peut jouir d'un bonheur sans mélange. Il faut qu'à mon plaisir vienne s'ad­joindre ce trouble-fête.

palinure. — Hein, quoi, effrontée? Avec tes yeux de hibou c'est toi qui me traites de trouble-fête? Petit masque aviné! Tête sans cervelle!

phédrome. — Tu insultes ma Vénus?  Un maraud, voué aux verges, prendre la parole devant son maître! Par Hercule, ce sont des paroles qui te coûteront cher. (Il le bat).  Tiens,  voilà pour tes insultes;  cela  t'apprendra à modérer tes expressions.

palinure (à Planésie). — Vénus noctambule (1), à mon secours!

phédrome.— Tu continues, rossard? (Il le bat de nouveau).

planésie. — Cesse donc, je t'en prie, de battre une pierre; ne t'abîme pas la main.

palinure. — Quel scandale et quelle honte tu sou­lèves, Phédrome! Bourrer de coups de poings un sage conseiller; et faire l'amour avec cette fille, une vraie sotte ! Se peut-il  que  tu te  conduises d'une manière aussi dévergondée !

 

1. Plus  exactement  « Noctivigile ».

 

phédrome. — Montre-moi un amoureux qui soit maître de lui; je te le paierai son pesant d'or.

palinure. — Montre-moi un maître qui ait son bon sens; et je te le paierai son pesant d'orichalque.

planésie (à Phédrome). — Adieu, prunelle de mes yeux. J'entends le bruit des portes et les serrures qui crient : le gardien ouvre le temple. Quand cela finira-t-il? Nous faudra-t-il donc toujours nous contenter de ces furtives amours?

phédrome. — Non, rassure-toi. J'ai envoyé, il y a trois jours, mon parasite en Carie me chercher de l'argent; il sera là aujourd'hui.

planésie. — Tu es bien long à te décider.

phedrome. — Que Vénus me protège, aussi vrai que je ne te laisserai plus trois jours dans cette maison sans le rendre libre, toi qui es si digne de l'être.

planésie. — Tâche de ne pas l'oublier... Tiens, avant que je m'en aille, encore un baiser.

phedrome. — Par Hercule ! on m'offrirait un royaume, que j'aimerais mieux encore ceci. Quand te verrai-je?

planésie. — Fais toi-même la réponse en m'affran­chissant. Si tu m'aimes, achète-moi. Au lieu de me poser toujours la même question, trouve de l'argent pour triompher des rivaux. Adieu.

phedrome. — Elle me laisse déjà! Ah, Palinure ! je suis mort, bel et bien.

palinure. — Et moi donc, qui meurs de coups et de sommeil!

phédrome.—Suis-moi. (Ils rentrent chez Phédrome).

 

(ACTE  II)

(SCÈNE  I)

CAPPADOX        PALINURE

cappadox (sortant du temple d'Esculape; il a un ventre énorme). — C'est chose désormais décidée, je déloge de ce temple, et je rentre chez moi; aussi bien je connais maintenant les sentiments d'Esculape : il se moque de moi et n'a cure de ma guérison. Je sens mes forces décroître et s'accroître mon mal. Ma rate est comme une ceinture qui m'étouffe quand je mar­che; on dirait que j'ai deux jumeaux dans le ventre, et je ne crains rien tant que de crever par le milieu. Misère de moi!

palinure (sortant de chez Phédrome, qui ne se montre pas). — Si tu étais raisonnable, Phédrome, tu m'écouterais, et tu bousculerais ce chagrin de ton âme. Tu es dans les transes, parce que ton parasite n'est pas rentré de Carie; moi je crois qu'il apporte l'argent. Car s'il ne l'avait pas, aucune chaîne de fer n'aurait pu le retenir de revenir ici brouter à son râtelier.

cappadox. — Qui est-ce qui parle là?

palinure. — Quelle est cette voix que j'entends?

cappadox. — N'est-ce pas Palinure, l'esclave de Phédrome?

palinure. — Quel est cet autre avec son ventre en citrouille et ses yeux couleur d'épinard? Je connais cette tournure, mais ce teint ne me dit rien. Ah, mais! j'y suis; c'est le léno Cappadox. Abordons-le.

cappadox. — Salut, Palinure.

palinure. — Salut, roi des scélérats. Comment va?

cappadox. — Je mène une vie...

palinure. — Comme tu le mérites, j'espère. Mais qu'est-ce que tu as?

cappadox. — — La rate m'étouffe, les reins me font mal, j'ai les poumons déchirés, le foie à la torture, le cœur attaqué jusque dans ses fibres les plus profondes, tous mes boyaux sont douloureux...

palinure (d'un ton doctoral). — Alors, ta maladie est sûrement une affection hépatique.

cappadox. — Et ma rate! elle me coupe en deux.

palinure. — Fais de la marche; c'est ce qu'il y a de meilleur pour la rate (1).

cappadox. — Comme c'est malin de se moquer d'un malheureux!

palinure. — Hé bien! prends patience quelques jours, le temps que les intestins finissent de pourrir. C'est le moment où les salaisons sont encore assez bonnes. Fais ce que je te dis; tu pourras vendre tes boyaux plus chers que toute ta personne.

cappadox. — Assez de tout cela, s'il te plaît, et réponds à ma question : pourrais-tu, si je te racontais le rêve que j'ai eu cette nuit, m'en donner l'explication?

palinure. — Si je peux! il n'y a personne comme moi pour se connaître en divination. Tiens! les devins eux-mêmes viennent tous me consulter; et mes répon­ses sont pour eux de véritables oracles.

 

(SCÈNE  III)

LE CUISINIER        PALINURE        CAPPADOX

le cuisinier. — Qu'est-ce que tu as à rester planté là, Palinure? Tu ferais mieux de me tirer de la dépense tout ce qu'il me faut, pour que le déjeuner soit prêt quand le parasite arrivera.

 

1. Cf. notre expression proverbiale « courir comme un dératé ».

 

palinure. — Attends un peu, pendant que je lui explique son rêve.

le cuisinier. — Toi? Tu viens toi-même me consul­ter, quand tu as rêvé.

palinure. — C'est vrai.

le cuisinier. — Va, sors-moi tout ce qu'il faut.

palinure (à Cappadox). — Toi, pendant ce temps-là, raconte-lui ton songe. Je te donne à ma place quel­qu'un de bien meilleur que moi : tout mon savoir me vient de lui.

cappadox. — Pourvu qu'il veuille m’écouter.

palinure. — II t'écoutera.  (Il sort).

cappadox (montrant Palinure). En voici un d'une espèce rare : quelqu'un qui ne prétend pas en remon­trer à son maître! (Au cuisinier) Alors écoute-moi.

le cuisinier. — Je n'y connais rien (1), mais je t'écouterai tout de même.

cappadox. — Cette nuit, dans mon rêve, il m'a sem­blé voir Esculape. Il était assis loin de moi, et n'a pas daigné s'approcher, ni faire de moi le moindre cas.

le cuisinier. — Les autres dieux feront de même, sois-en sûr. Ils s'accordent entre eux d'une façon mer­veilleuse. Il n'y rien d'étonnant s'il n'y a pas d'amélio­ration à ton état. Tu aurais mieux fait de coucher dans le temple de Jupiter; lui qui t'a déjà tant aidé dans tes serments.

cappadox. — Si tous les parjures lui demandaient à coucher, il n'y aurait pas assez de place au Capitole.

le cuisinier. — Fais bien attention à ce que je vais te dire : implore le pardon d'Esculape, pour qu'il détourne, s'il lui plaît, le malheur terrible que présage ton rêve.

 

1. Il y a en latin une équivoque sur « non noui », sans complé­ment, qui ne peut se rendre en français. « Tam  etsi non noui » peut s'entendre: «J'ai beau ne pas te connaître» ou « J'ai beau n'y rien connaître ». C'est dans le premier sens que le prend Cappadox.

 

cappadox. — Merci bien; je vais faire ma prière. (Il rentre dans le temple).

le cuisinier. — Grand mal te fasse. (Il rentre dans la maison).

palinure (sortant de la maison). — O dieux immor­tels, qui est-ce que j'aperçois? quel est cet homme? N'est-ce pas notre parasite qu'on a envoyé en Carie? Hé! Phédrome! viens, viens; viens vite, te dis-je.

phédrome (sortant de la maison). — Qu'est-ce que tu as à crier là où tu es?

palinure. — Je vois ton parasite qui accourt; tiens, là-bas, à l'autre bout de la place. Rangeons-nous un peu pour écouter ce qu'il dit.

phédrome. — Je suis de ton avis. (Ils vont se placer dans le fond de la scène, de manière à n'être pas vus de Charançon).

 

 (SCÈNE   III)

CHARANÇON        PHÉDROME        PALINURE

charançon. — Faites-moi place, connus, inconnus, laissez-moi accomplir ma mission. Fuyez tous, au large! rangez-vous de mon chemin. Prenez garde que dans ma course, je ne vous heurte ou de la tête, ou du coude, ou de la poitrine, ou du genou. Il vient tout à coup de me tomber sur les bras une affaire qui presse, mais qui presse... Il n'y a personne au monde, si puis­sant qu'il soit, qui puisse me faire obstacle en chemin : il n'est stratège, ni tyran, ni agoranome, ni démarque, ni comarque (1), quel qu'il soit, ni personnage si glorieux soit-il, que je ne jette à terre, et ne balance, la tête la première, du trottoir sur la chaussée. Quant à ces Grécaillons en manteau qui se promènent la tête emmitouflée, qui s'avancent bourrés comme des sau­cisses, avec leurs livres, et leurs paniers à provisions; qui stationnent, qui tiennent entre eux des conféren­ces, cette graine d'esclaves évadés; qui vous font obsta­cle, qui vous empêchent d'avancer, qui tiennent toute la rue avec leurs belles phrases; qu'on peut voir à toute heure en train de boire au cabaret, et qui, quand ils ont réussi à voler quelque sou, s'en vont, leur capuchon sur les yeux, boire chaud, et puis reprennent leur marche, graves comme des ivrognes... hé bien, si je les trouve sur ma route, je leur tirerai du ventre un pet de boulanger2. Et les esclaves de nos beaux mes­sieurs qui jouent dans la rue à se renvoyer la balle, et donneurs et renvoyeurs, je les aplatis tous sous mes semelles. Ainsi, qu'on se tienne enfermé chez soi, pour éviter malheur.

phédrome. — II sait bien faire la leçon, s'il était le maître. Voilà bien les mœurs aujourd'hui régnantes, voilà ce que sont devenus les esclaves : impossible, ma foi, de les tenir en bride.

charançon. — Quelqu'un peut-il me dire où je trou­verai Phédrome, mon bon génie? Il s'agit d'une affaire tellement urgente! Il faut que je le voie tout de suite.

palinure (à Phédrome). — C'est toi qu'il cherche.

phédrome. — Si nous allions à sa rencontre? Hé, Charançon! un mot.

charançon. — Qui m'appelle? qui prononce mon nom?

 

1. Les agoranomes étalent les magistrats chargés dans les cités grecques de la police des marchés ; le démarque était le principal magistrat du dèmej ou division de la tribu; le comar­que était le chef du village.

2. Proprement « de mangeur de polente ».

 

phédrome. — Quelqu'un qui désire te parler.

charançon. — Tu ne peux pas me désirer plus que je ne te désire.

phedrome. — Salut, ô ma bonne Fortune, mon cher Charançon; que j'étais impatient de te retrouver!

charançon. — Salut!

phédrome. — Je suis heureux de te voir revenu bien portant; donne-moi la main. Où en sont mes espéran­ces? dis-le moi, je t'en supplie.

charançon. — Et les miennes, dis-moi, où en sont-elles, je t'en supplie? (Il fait semblant de tomber en défaillance).

phédrome. — Qu'est-ce que tu as?

charançon. — Un éblouissement; mes genoux se dérobent d'inanition.

phédrome. — C'est la fatigue, parbleu.

charançon (s'affaissant). — Soutiens-moi, soutiens-moi, de grâce.

phédrome. — Voyez comme il est devenu pâle! Un siège, vite, donnez un siège pour le faire asseoir! Et une cruche avec de l'eau! Dépêchez-vous donc!

charançon. — Je me trouve mal.

palinure. — Veux-tu de l'eau?

charançon. — S'il y nage quelque viande, donne, donne, je t'en supplie, que je l'avale.

palinure. — Maudit sois-tu!

charançon. — Par Hercule, je vous en supplie; faites que ce soit un bon vent qui m'amène.

palinure. — Très volontiers. (Palinure et Phédrome l'éventent).

charançon. — Qu'est-ce que vous faites, je vous prie?

palinure. — Du vent.

charançon. — Eh! je ne veux pas de votre zéphyr.

phédrome. — Qu'est-ce que tu veux donc?

charançon. — Un bon vent qui m'apporte de quoi m'emplir la panse (1).

palinure. — Que Jupiter et tous les dieux te met­tent, à mal !

charançon. — Je suis mort; ma vue se trouble, j'ai les dents pleines d'humeur, le gosier pâteux à force d'avoir faim. Ah! dans quel état le manque de nour­riture a-t-il réduit mes pauvres boyaux!

phédrome. — Tout à l'heure, tu auras à manger quelque chose.

charançon. — Quelque chose? Ah! non, pas de ça, mordieu ! Je veux du certain, pas de quelque chose.

phédrome. — Oui, mais si tu savais quelles réserves nous avons...

charançon. — Où sont-elles? C'est là ce que je vou­drais savoir... Mes dents ont besoin de faire connais­sance avec elles.

phedrome. — Un jambon, une poitrine, une tétine de truie, des côtes de porc, un ris de cochon...

charançon. — Tout ce butin, vraiment? Mais tu veux dire peut-être qu'il est encore au saloir?

phédrome. — Non, tout dressé sur les plats. Nous l'avons fait préparer pour toi, dès que nous avons su que tu allais arriver.

charançon. — Prends garde; ne va pas te jouer de moi.

phédrome. — Aussi vrai que je veux être aimé de celle que j'aime, je ne mens pas. Mais le succès de ta mission? Je ne suis toujours au courant de rien.

charançon. — Je ne rapporte rien.

 

1. Il y a dans tout ce passage une équivoque sur « uentum », qu'il est difficile de rendre en français. « Facite uentum ut gaudeam peut s'entendre par « Faites-moi du vent pour me réjouir »  et par « t Faites en sorte que je me réjouisse d'être arrivé ». C'est à ce dernier sens que songe Charançon; et c'est le premier que feignent de comprendre Phédrome et Palmure. Cf. Cistellaria, v. 16.

 

phédrome. — Tu me perds.

charançon. — On te retrouvera, si vous m'y aidez... Je pars sur ton ordre, et j'arrive en Carie. Je vois ton ami, je le prie de nous procurer de l'argent. Si tu avais vu comme il tient à ton amitié! Il n'a pas joué au plus fin; il s'est conduit comme doit le faire un véritable ami, et s'est montré tout prêt à nous rendre service. Bref, à ma demande il a répondu, en quelques mots, mais avec une loyauté parfaite, qu'il... souffrait du même mal que toi, d'une grande disette d'argent.

phédrome— Tu m'assassines avec ton récit.

charançon. — Eh! non, je te sauve et je ne désire que ton salut. Après cette réponse, je le quitte et me rends au forum, fort marri d'avoir fait ce voyage pour rien. Mes yeux tombent sur un militaire; j'accoste l'homme, et le salue en l'abordant. « Salut, » me fait-il. Il me serre la main; me prend à part, me demande ce que viens faire en Carie. Je lui dis que je voyage pour mon plaisir. Il me demande alors si je connais à Epidaure un certain banquier, nommé Lycon. Je lui réponds que oui. — « Et le léno Cappadox? » — Bien sûr, fais-je, et je lui ai rendu souvent visite. Mais que lui veux-tu? — C'est que je lui ai acheté, continue-t-il, une jeune fille pour trente mines, sans compter la toi­lette et les bijoux pour lesquels s'ajoutent dix mines de supplément. — Tu lui as donné l'argent? dis-je. — Non, répond-il; il est en dépôt chez le banquier dont je t'ai parlé, chez Lycon, auquel j'ai donné ordre, au reçu d'une lettre cachetée de mon sceau, de faire dili­gence pour retirer de chez le léno la fille avec sa garde-robe et ses bijoux, et de la remettre à mon messager. Après ces confidences, je prends congé de notre homme. Il me rappelle aussitôt et m'invite à souper. C'était un cas de conscience : je n'ai pas voulu refuser. « Si nous allions nous mettre à table tout de suite? » me dit-il. — L'idée me paraît bonne. Il ne faut pas retarder le jour, ni faire tort à la nuit. Tout est prêt, et nous sommes là pour faire honneur aux apprêts. Après que nous eûmes bien mangé et bien bu, il demande des dés, et me propose une partie. Je mets mon manteau pour enjeu; lui de son côté engage son anneau, il invoque Planésie.

phédrome. — Ma maîtresse?

charançon. — Laisse-moi donc dire. Il amène quatre vautours (1). Je saisis à mon tour les dés; j'invoque ma bonne nourrice Hercule : j'amène le coup du roi. Je tends au militaire une grande coupe; il l'avale d'un seul coup, penche la tête, et s'endort. J'en profite pour subtiliser son anneau, et tout doucement je me glisse à bas du lit, pour qu'il ne s'aperçoive de rien. Les esclaves me demandent où je vais. — Où l'on va quand on a trop bien mangé, leur dis-je. — J'aperçois la porte; aussitôt je joue des jambes et me voilà dehors.

phédrome. — Bravo!

charançon. — Réserve les bravos pour le jour où j'aurai comblé tes vœux. Pour le moment, entrons, et fabriquons une lettre que nous cachetterons.

phédrome. — Est-ce que je t'en empêche?

charançon. — Mais commençons par nous fourrer quelque chose là-dedans, un jambon, une tétine, un ris de porc. Voilà de quoi soutenir l'estomac. Du pain, un rôti de bœuf, une grande coupe, une vaste marmite, pour que les idées nous viennent. Toi, rédige la lettre; Palinure fera le service; moi, je mangerai, tout en te dictant ce qu'il faut écrire. Suis-moi et entrons.

phédrome. — Je te suis. (Ils entrent chez Phédrome).

 

1. Mauvais coup au jeu de dés, mais dont la valeur n'est pas exactement connue. Le coup du roi au contraire était un des meilleurs, comme le coup de Vénus.

 

 (ACTE III)

(SCÈNE  I)

CHARANÇON (il est déguisé en valet d'armée et porte un bandeau sur l'œil). CAPPADOX         LYCON

lycon. On me prend pour un homme comblé de biens. Je viens de faire le compte de mes petites affaires, de mon avoir, et de mes dettes. Si je ne paie pas mes créanciers, je suis riche. Si je les rembourse, la dette dépasse l'avoir. Mais après tout, par Hercule, à bien y réfléchir, s'ils me pressent trop, je paierai d'effron­terie devant le préteur (1). N'est-ce pas l'habitude dans notre corporation de réclamer aux autres, mais de ne rendre à personne, et de solder à coups de poing quand réclame trop haut? Quiconque a de bonne heure gagné de l'argent, s'il ne l'épargne de bonne heure, de bonne heure meurt de faim. Je voudrais m'acheter un esclave; si je pouvais momentanément en trouver un d'emprunt! J'ai besoin d'argent (2).

charançon (sortant de chez Phédrome et lui parlant à la cantonade). — Ventre repu n'a pas besoin d'in­structions; je me souviens, je sais. Je ferai ton affaire à merveille, sois tranquille. (A part) Par Pollux! je viens là-dedans de me garnir la panse joliment. Mais j'ai pourtant laissé une case vacante pour y loger la réserve de la réserve. (Apercevant Lycon) Quel est cet homme qui s'est couvert la tête pour saluer Esculape? Hé! mais c'est justement celui que je cherchais. (A un esclave qui l'accompagne) Suis-moi. Je ferai semblant de ne pas le connaître. (A Lycon) Hé, l'homme! un mot.

 

1. Il s'agit du préteur urbain devant lequel il se déclarera insolvable; cf. v. 684-5.

2. J'ai maintenu, avec Goetz-Schoell, Léo, Lindsay le texte des manuscrits, sans me dissimuler que la traduction n'en tire qu'un sens obscur et forcé. Mais les corrections proposées m'ont paru hasardeuses et incertaines.

 

lycon. — Salut, N'a-qu'un-œil!

charançon. — Dis donc, tu te moques de moi?

lycon. — Tu m'as tout l'air d'être de la descendance des Coclès; eux aussi sont des N'a-qu'un-oeil.

charançon. — C'est un coup de catapulte que j'ai reçu à Sicyone.

lycon. — Cela, ou un pot qu'on t'a cassé sur la tête, et qui t'aura crevé l'œil en répandant sa cendre, qu'est-ce que cela peut me faire?

charançon (à part). — C'est un devin, ma foi; il dit vrai. C'est un genre de catapulte qui me bombarde assez souvent. (Haut) Mon garçon, c'est au service de la république que j'ai là-dessous cette marque glorieuse. Je te prie, ne me cherche point d'affaire.

lycon. — A défaut d'affaire, peut-on te faire la chose?

charançon. — Tu ne feras rien du tout. Je ne me soucie ni de ta chose, ni de ton affaire (1). Mais si tu peux m'indiquer celui que je cherche, je t'en garderai une éternelle reconnaissance : c'est le banquier Lycon.

lycon. — Dis-moi, pourquoi cherches-tu après lui? De la part de qui viens-tu?

 

charançon.   —  Tu   vas  le   savoir :   de  la  part  de Thérapontigonus Platagidorus le militaire.

lycon.  — Parbleu! voilà un nom que je connais. En l'écrivant, j'ai rempli quatre pages entières de mon registre. Mais qu'est-ce que tu lui veux, à Lycon?

 

1. Suite d'équivoques obscènes portant sur « inforare » qui veut dire proprement «mettre en perce» (sensu obsceno), mais qui est considéré plaisamment comme un composé de « forum »  place publique », et opposé à « incomitiare » «  insulter », qui est composé de « comitium » « comice, assemblée populaire ». Ce dernier mot lui-même, comme le remarque Léo, fait penser à « coitio, coitus ».

 

charançon. — Je suis chargé de lui remettre ces tablettes.

lycon. — Qui es-tu?

charançon. — L'affranchi du militaire; on m'appelle Summanus.

lycon. — Summanus, salut. Mais pourquoi Sum­manus?

charançon. — Parce que, quand je m'endors après boire, j'arrose mes couvertures : de là ce nom de Sum­manus (1).

lycon. — Tu feras bien d'aller te chercher un loge­ment ailleurs. Chez moi il n'y a sûrement pas de place pour un Summanus. Quant à l'homme que tu cher­ches, c'est moi.

charançon. — Vraiment, c'est toi le banquier Lycon?

lycon. — Lui-même.

charançon. — Thérapontigonus m'a chargé de t'adresser son meilleur salut, et de te remettre ces tablettes.

lycon. — A moi?

charançon. — Oui. Prends, regarde le sceau. Le reconnais-tu?

lycon. — Si je le reconnais? un guerrier au bouclier qui de son braquemart fend en deux un éléphant.

charançon. — II m'a chargé de te prier de faire ponctuellement ce qui est écrit dans sa lettre, si tu veux lui être agréable.

lycon (lui faisant signe de s'éloigner). — Permets, que je prenne connaissance de sa lettre.

charançon. — Très volontiers,  à ton aise; pourvu que je remporte ce que je viens chercher.

 

1. Jeu de mots sur « summanus », adjectif dérivé de « sub mane »« vers le matin », qui sert d'épithète à Jupiter, et qui ici est rapproché de « submânô », composé de « mânô » « couler, suinter » pris ici transitivement au sens de « arroser ; pisser sur ou contre quelque chose ». Le surnom de « summanus »est pris dans le sens de « Dieu de la rosée matinale; arroseur de nuit ».

 

lycon (lisant). — « A Lycon, son hôte en Epidaure, Thérapontigonus Platagidorus le militaire envoie son meilleur salut. »

charançon part). — II est à moi; il mord à l'hameçon.

lycon (poursuivant). — « Je le prie instamment de faire donner à celui qui te remettra ces tablettes, la jeune fille que j'ai achetée dans ta ville, selon qu'il a été convenu en ta présence et par ton entremise, sans oublier ses bijoux et sa garde-robe. Tu sais nos con­ventions : tu donneras l'argent au léno, et la jeune fille à mon messager. » (A Charançon) Mais lui-même, où est-il? Pourquoi n'est-il pas venu?

charançon. — Je vais te le dire. Il y a trois jours que nous sommes arrivés en Carie, retour de l'Inde. II veut s'y faire faire une statue d'or massif, en pur métal de philippe (1), de sept pieds de haut, pour com­mémorer ses exploits.

lycon. — Pourquoi ce monument?

charançon. — Tu vas le savoir. Parce que, les Per­ses, les Paphlagoniens, les Sinopéens, les Arabes, les Cariens, les Crétois, les Syriens, la Rhodie el la Lycie, les pays de Boustifaille el de Boissonnaille, la Centauromachie et l'armée Unomamellienne, toute la côte lybique et toute la Contérébromnie, bref la moitié de tous les peuples de l'univers, il les a, a lui seul, sub­jugués en moins de vingt jours.

lycon. — Bigre!

charançon. — Cela t'étonné?

lycon. — Oui, car même si tous ces peuples avaient été enfermés en cage comme des poulets, on n'aurait pu en faire seulement le tour en une année. Pardieu ! je suis sûr maintenant que tu es de chez lui : tes rodomontades en font foi.

 

1. Le philippe était une monnaie d'or macédonienne, dont le métal était particulièrement pur.

 

charançon. — Et je ne demande qu'à continuer, si tu veux.

lycon. — Je n'y tiens pas. Suis-moi; que j'expédie l'affaire qui t'amène. Justement, voici notre homme. (A Cappadox, qui sort du temple) Léno, salut.

cappadox. — Que les dieux te soient en aidel

lycon. — Tu sais ce qui m'amène?

cappadox. — Dis-moi ce que tu veux.

lycon. — Que tu prennes l'argent, (montrant Cha­rançon) et que tu laisses partir la jeune fille avec cet autre.

cappadox. — Mais le serment que j'ai prêté?

lycon. — Qu'est-ce que cela peut bien te faire, du moment que tu touches l'argent?

cappadox— Bon avis vaut aide.  Venez avec moi.

charançon. — Tu sais, léno, n'essaie pas de me lanterner. (Ils s'en vont tous trois).

 

 (ACTE  IV)

(SCÈNE  I)

L'IMPRESARIO

Par   Pollux!   l'habile   hâbleur   que   Phédrome   a   eu l'habileté de  trouver  là!   Halophante (1)   ou  sycophante, je ne  saurais dire quel nom lui  convient le mieux. Je crains fort de ne jamais revoir le costume que j'ai loué. 

 

1. Mot plaisamment forgé par Plaute, sur le modèle de o-uKoyôvrijç. et dont le sens précis est inconnu. L'abrégé de Festus, p. 90. 24 L, définit: « halapanta ... omnia mentientem, ab eo quod halet omnia »..

 

J'ai  beau  ne  rien  avoir à  faire  avec  lui   (c'est avec Phédrome que j'ai traité), néanmoins, je vais faire bonne garde. Mais, tandis qu'il est sorti, je vais, pour vous épargner la peine de trop longues recherches, vous indiquer en quels endroits vous trouverez aisé­ment les différentes personnes que vous désireriez voir, gens vicieux ou sans vices, honnêtes ou malhonnêtes. Voulez-vous rencontrer un faussaire? allez au Comice. Un menteur, un fanfaron? aux alentours du temple de Cloacine. Des hommes mariés riches et prompts à se ruiner? cherchez-les autour de la Basilique. C'est là aussi qu'on trouvera les vieilles peaux déjà passées d'usage, et les faiseurs d'affaires. Quant aux amateurs de pique-nique, ils sont au marché au poisson.

Dans le bas forum se promènent les honnêtes gens et les riches citoyens; dans le moyen forum, le long du canal, se tiennent les faiseurs d'embarras. Au-dessus du lac Curtius les effrontés, et les bavards, les mauvai­ses langues qui débitent sans vergogne sur autrui toute sorte d'injures à propos de rien, tout en ayant eux-mêmes de quoi fournir ample matière à la critique.

Sous les Vieilles Échoppes se logent ceux qui prêtent et qui empruntent à usure. Derrière le temple de Castor sont des gens auxquels on aurait tort de se fier trop vite. Dans la rue des Toscans habitent les hommes qui font commerce de leur corps. (Au Vélabre, les boulan­gers, les bouchers, les aruspices, les revendeurs, et ceux qui leur fournissent de la marchandise (1); les hommes mariés riches et prompts à se ruiner auprès de Leucadia Oppia (2)). Mais entre temps la porte a crié; il me faut mettre un frein à ma langue.

 

1. Le sens de ce vers est très douteux.

2. Vers suspects d'être interpolés.

 

(SCÈNE   II)

CHARANÇON        CAPPADOX         LYCON        PLANÉSIE

charançonPlanésie). — Marche devant, jeune fille; je ne puis pas surveiller ce qui est derrière moi. (A Cappadox) II m'a dit aussi que les bijoux et les vêtements qu'elle possède, tout cela était à lui.

cappadox. — Personne ne dit le contraire.

charançon. — Pourtant, il n'est peut-être pas mau­vais de le rappeler.

lycon (à Cappadox). — Souviens-toi que, dans le cas où on la revendiquerait comme libre, tu t'es engagé à me rendre tout l'argent, soit trente mines.

cappadox. — Je ne l'oublierai pas, sois tranquille là-dessus; et je ne me dédis point.

charançon. — Mais je désire, moi, que tu t'en sou­viennes en temps et lieu.

cappadox. — Je m'en souviens; je te la vends avec toute garantie.

charançon. — Moi, accepter la garantie d'un léno! De ces gens qui n'ont d'autre bien vaillant que leur langue, pour nier sous la foi du serment l'argent qu'on leur a prête? Vous n'êtes propriétaires ni de ceux que vous vendez, ni de ceux que vous affranchissez, ni de ceux à qui vous commandez. Personne ne veut vous servir de caution, et vous-mêmes ne pouvez servir de caution à personne. La race des lénos, en ce monde, ne saurait mieux se comparer, selon moi, qu'aux mouches, aux cousins, aux punaises, aux poux et aux puces : odieux, malfaisants, nuisibles à tout le monde, incapa­bles de rendre service à personne. Y a-t-il un honnête homme qui ose s'arrêter et causer avec vous sur le forum? Quiconque se risque à le faire est blâmé, mon­tré au doigt, vilipendé. Ne fît-il rien de mal, on dit toujours qu'il est en train de perdre et sa fortune et son crédit.

lycon. — Par Pollux, mon borgne, m'est avis que tu connais joliment bien les lénos.

charançon. — Par Hercule, je vous mets, vous autres, avec eux dans le même sac : vous ne valez pas mieux qu'eux. Eux aux moins se cachent dans leurs repaires pour vendre leur marchandise; vous, vous vous étalez en plein forum. Vous, c'est par l'usure, eux, c'est par les mauvais conseils et la débauche qu'ils ruinent les gens. Le peuple a rendu contre vous des lois sans nombre : aussitôt faites, aussitôt violées; vous trouvez toujours une fissure. Les lois sont pour vous comme de l'eau bouillante qui ne tarde pas à refroidir.

lycon (à part). — J'aurais mieux fait de me taire.

cappadox. — Tu t'y entends assez bien pour dire du mal des gens.

charançon— Médire de qui ne le mérite pas, je dis que c'est dire du   mal; mais, médire de qui  le mérite,  c'est  bien  dire, à mon  sentiment du  moins. Je n'ai cure de ta caution, ni de celle d'aucun léno. Tu n'as plus besoin de moi, Lycon?

lycon. — Porte-toi bien.

charançon. — Toi aussi.

cappadox. — Dis donc, j'ai une recommandation à te faire.

charançon. — Parle : qu'est-ce que tu veux?

cappadox. — Aie bien soin d'elle, je te prie, et veille à ce qu'elle ne manque de rien. Elle a été bien élevée chez moi, dans l'honneur et la vertu...

charançon. — Si tu crains tant pour elle, donne-nous donc ce qu'il faut pour qu'elle ne manque de rien.

cappadox. — La peste!

charançon. — Pour toi; c'est justement le traite­ment qu'il te faut.

cappadox (à Planésie). — Pourquoi pleures-tu, sotte? N'aie pas peur; je t'ai bien vendue, je le jure (1). Tâche de te conduire en fille honnête et sage; suis-le, ma gentille, suis-le gentiment.

lycon. — Summanus, tu n'as plus besoin de moi?

charançon. — Adieu, porte-toi bien; car tu n'as épargné ni ta peine ni ton argent pour me servir.

lycon. — Bien le bonjour à ton patron.

charançon. — Je n'y manquerai pas. (Il sort avec Planésie).

lycon (à Cappadox). — Et toi, léno, tu n'as plus rien à me demander?

cappadox. — Rien, sauf les dix mines que je veux consacrer à me soigner, en attendant d'aller mieux.

lycon. — On te les donnera. Envoie-les chercher demain. (Il sort).

cappadox (seul). — Je veux, pour cette bonne affaire, aller dans le temple remercier les dieux. J'ai jadis acheté pour dix mines cette jeune fille, quand elle était toute petite; et depuis je n'ai jamais plus revu celui qui me l'a vendue. Il doit être mort. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai l'argent. Quand un homme est protégé des dieux, ils lui font gagner gros. Mainte­nant occupons-nous du sacrifice; j'ai l'intention de bien me régaler. (Il entre dans le temple).

(SCÈNE  III)

THÉRAPONTIGONUS        LYCON

thérapontigonus.   —  Je   viens   tout  furieux  d'une fureur non commune, mais de celle même dont je sais anéantir les villes. Si tu ne te dépêches, et vite, de me donner tout de suite les trente mines que j'ai déposées chez toi, tu vas te dépêcher de mourir.

 

1. Equivoque sur « bene uendidi te » qui peut s'entendre « j'ai fait avec toi une bonne affaire » (il a revendu trente mines ce qui lui en avait coûté dix; ou encore « je t'ai vendue honnêtement », c'est-à-dire sans doute à un honnête homme ; d'où le ne time.

 

lycon. — Et moi, par Pollux, je vais t'offrir en sacrifice une rossée non commune, mais celle-même que j'offre à qui me réclame quand je ne dois rien.

thérapontigonus.   —  Ne  fais  pas  l'insolent,   et  ne crois pas que je vais m'humilier devant toi.

lycon.  — Et  toi,  ne crois pas que jamais tu  me contraindras à te rendre ce que j'ai déjà rendu : si tu comptes sur moi pour te faire des cadeaux...

thérapontigonus. — Ah! je me doutais bien, en te confiant mon argent, que ma confiance était mal placée, et que je ne le reverrais jamais.

lycon. — Alors, pourquoi me le réclames-tu?

thérapontigonus. — Je veux savoir à qui tu l'as rendu.

lycon— A une espèce de borgne,   ton  affranchi, un nommé Summanus, à ce qu'il dit; c'est à lui que je l'ai remis : il m'apportait une lettre scellée de ton sceau que tu m'as...

thérapontigonus (l'interrompant). — Qu'est-ce que tu me chantes avec tes affranchis borgnes, tes Sum­manus? Tu rêves. Je n'ai jamais eu d'affranchis.

lycon. — Tu agis plus sagement que certains lénos (1) qui en ont, et qui les abandonnent.

thérapontigonus. — Qu'as-tu fait?

lycon. — Ce que tu m'as mandé; par égard et par considération pour toi, je n'ai pas voulu éconduire le messager  qui  m'apportait  un   message   scellé  de  ton sceau.

thérapontigonus. — II faut que tu sois le dernier des imbéciles pour avoir ajouté foi à cette lettre.

 

1. Le mot se comprend mal; on attendait plutôt «certains patrons ». Mais la correction de L. Havet « pateronum » (pour patranorum) introduit une forme doublement étrange.

 

lycon. — N'est-ce pas ainsi que se traitent les affaires publiques et privées? comment n'y aurais- je pas cru? Je m'en vais; tu es payé, bel et bien. Porte-toi bien, beau guerrier!

thérapontigonus. — Comment, porte-toi bien?

lycon. — — Hé! porte-toi mal, si tu aimes mieux, jusqu'à la fin de tes jours; je ne t'en empêche pas. (Il sort).

thérapontigonus (seul). — Que me reste-t-il à faire? Faut-il avoir courbé des rois sous mon obéissance, pour qu'un méchant boutiquier, nourri dans l'ombre de son échoppe, se moque ainsi de moi?

 

CAPPADOX   THÉRAPONTIGONUS

cappadox (sortant du temple, sans voir Thérapontigonus). — Quand les dieux sont pour vous, c'est qu'ils ne sont pas contre vous.  Après avoir fait le sacrifice, une idée m'est venue à l'esprit : si l'envie prenait au; banquier de lever le pied?  Je ferais bien  d'aller lui demander mon  argent;  mieux vaut que ce  soit  moi qui le mange, que lui.

thérapontigonus. — Je t'ai déjà salué. !

cappadox— Thérapontigonus  Platagidorus,   salut. Puisque te voilà arrivé sain et sauf en Epidaure, tu vas me faire  aujourd'hui  le  plaisir...   de  n'avoir  pas un grain de sel à croquer chez moi.

thérapontigonus. — Trop aimable; mais moi-même je me suis engagé... à ce qu'il t'arrive malheur aujour­d'hui. Mais que devient chez toi mon emplette?

cappadox. — Chez moi? Mais tu n'as rien chez moi. Inutile de prendre des témoins; je ne te dois rien du tout.

thérapontigonus. — Comment ça?

cappadox. — J'ai rempli mon engagement.

thérapontigonus. — Veux-tu me rendre, oui ou non, la jeune fille, avant que je te pourfende de cette épée, coquin?

cappadox. — Va te faire lanlaire et n'essaie pas de m'intimider. On l'a emmenée d'ici; et toi, on t'empor­tera d'ici les pieds devant, si tu continues à insulter un homme qui ne te doit rien, mais rien, entends-tu? qu'une rossée.

thérapontigonus. — Tu me menaces d'une rossée?

cappadox. — Et je ne te menacerai pas longtemps, mordieu, mais je te la donnerai bel et bien, si tu con­tinues à m'embêter.

thérapontigonus. — Un léno me menacer, moi! Et faire litière de mes innombrables exploits, de tous les combats que j'ai livrés ! Me protègent par mon épée et mon bouclier... (lacune) ... mes fidèles auxiliaires dans la bataille ! si la jeune fille ne m'est pas rendue, je te hacherai si menu que les fourmis t'emporteront par morceaux.

cappadox. — Et moi, me protègent mes pinces à épiler, mon peigne, mon miroir, mon fer à friser, mes ciseaux et ma serviette à essuyer! je me soucie de tes grands mots et de tes terribles menaces tout autant que de la servante qui nettoie mes cabinets. Je l'ai remise à celui qui m'a apporté l'argent de ta part.

thérapontigonus. — Qui est-ce?

cappadox. — II m'a dit qu'il s'appelait Summanus, et qu'il était ton affranchi.

thérapontigonus. — Mon affranchi?... Ah! mais j'y songe Parbleu, c'est Charançon qui m'a joué ce tour-là; c'est lui qui m'a dérobé mon anneau.

cappadox. — Tu as perdu ton anneau? (A part) Voici le militaire bel et bien enrôlé dans un bataillon de réformés.

thérapontigonus. — Où trouverai-je maintenant ce Charançon?

cappadox. — Rien de plus facile; dans un tas de blé. Pour un charançon que tu cherches, tu en trou­veras des centaines, je te le garantis. Quant à moi, je m'en vais. Bien du bonheur, et bonne santé. (Il sort).

thérapontigonus. — Et toi, malheur et maladie. Que dois-je faire? Rester ou m'en aller? M'être ainsi laissé barbouiller! Quelle belle récompense je donne­rais à qui me le ferait découvrir! (Il sort).

 

{ACTE V)

(SCÈNE  1}

CHARANÇON,  seul

J'ai entendu citer cette maxime d'un vieux poète tragique : « II y a plus de méchanceté dans deux fem­mes que dans une »; et c'est bien vrai. Mais de femme plus méchante que cette maîtresse de Phédrome, non, je n'en connus jamais ni de vue ni de nom. Impossible, ma foi ! d'en nommer ni d'en imaginer une qui soit pire. Dès qu'elle m'aperçoit cet anneau, elle me demande de qui je le liens. « Pourquoi veux-tu le savoir? — Parce que j'ai besoin de le savoir. » Je refuse de le lui dire. Voilà-t-il pas que, pour me l'enle­ver, elle me mord la main à belles dents J'ai eu toutes les peines du monde à m'arracher d'elle et à me sauver. Foin de cette maudite petite chienne!

 

(SCÈNE  II)

PLANÉSIE         PHÉDROME         CHARANÇON          THÉRAPONTIGONUS

planésie. — Allons, Phédrome, dépêche-toi.

phédrome. — Me dépêcher; pourquoi?

planésie. — Ne laisse pas échapper le parasite. L'affaire est d'importance.

charançon. — Les miennes sont bien mauvaises. J'en avais de bonnes, mais j'ai eu vite fait de tout gaspiller (1).

phédrome. — Je le tiens; que lui veux-tu?

planésie. — Demande-lui d'où il tient cet anneau. C'est celui que portait mon père.

charançon (d'un ton moqueur). — Et celui que portait ma tante...

planésie. — Sa mère le lui avait donné pour lui servir de cachet.

charançon (sur le même ton). — Et ton père à son tour te l'a donné à toi...

planésie. — Tu plaisantes.

charançon. — C'est mon habitude; cela me permet de me la couler plus douce. Et après?

planésie. — Je t'en conjure, ne va pas m'empêcher de retrouver mes parents.

charançon. — Qu'y puis-je faire? (Montrant le chaton de la bague) Est-ce que je tiens enfermés sous cette pierre ton père et ta mère?

planésie. — Je suis née libre.

charançon. — Comme tant d'autres, qui sont escla­ves aujourd'hui.

phédrome. — Pour le coup, je me fâche! 

 

1. Jeu de mots sur « res » qui signifie à la fois « affaire, chose «, et « fortune ». C'est dans le premier sens que l'entend Planésie, et sur le second qu'équivoque Charançon.

 

charançon. — Mais ne t'ai-je pas dit comment cet anneau m'est venu entre les mains? Combien de fois faut-il te le répéter? Je l'ai escamoté au militaire, te dis-je, en jouant.

thérapontigonus (survenant sans être aperçu). — Je suis sauvé; voici mon drôle. (Haut, à Charançon) Quelles nouvelles, l'homme de bien?

charançon. — J'entends. Ta chlamyde en trois coups de dés, si tu veux.

thérapontigonus. — Va te faire pendre avec tes dés et tes oignons (1). Rends-moi vite ou l'argent ou la fille.

charançon. — Quel argent? qu'est-ce que tu me chantes? quelle fille me réclames-tu?

thérapontigonus. — Celle que tu as emmenée aujourd'hui de chez le léno, scélérat.

charançon. — Moi? je n'ai emmené personne.

thérapontigonus. — Si fait, et justement, la voici.

phédrome. — Cette jeune fille est libre.

thérapontigonus. — Libre, ma servante, que je n'ai jamais affranchie?

phédrome. — Qui t'en a donné la propriété, ou à qui l'as-tu achetée? Veux-tu me le dire?

thérapontigonus. — Je l'ai bel et bien payée par les soins de mon banquier; et je vous forcerai, le léno et toi, à me rendre cet argent au quadruple.

phédrome. — Puisque tu sais si bien acheter les filles volées à des parents libres, marche au tribunal.

thérapontigonus. — Je refuse.

phédrome. — Peut-on prendre des témoins?

 

1. Jeu de mots intraduisible sur « bolus »« coup de dés » auquel le militaire ajoute, en paronomase, « bulbus » « bulbe, oignon » II y a peut-être là un double sens qui nous échappe. Naudet traduit : CH. Si tu veux aussi, jouons une chlamyde en trois coups de cornet. — THER. Va te faire pendre avec tes cornichons et tes concombres. — D'autre, au lieu de « bulbis »lisent  « bullis » de « bulla » « bulle » (d'or qu'on suspendait à Rome au cou des enfants de naissance libre et noble).

 

thérapontigonus— Impossible!

phédhome. — [Que Jupiter te maudisse, et te frappe à jamais de nullité (1) ]. (A Charançon) Mais moi, je puis recourir à ton témoignage, et je l'invoque : approche de mon côté.

thérapontigonus. — Un esclave, témoigner en justice! Voyez-moi ça!

charançon. — Voilà pour t'apprendre que je suis un homme libre : en conséquence marche au tribunal.

thérapontigonus (le frappant). — Tiens, voilà pour toi.

charançon.   —   Au   secours,   citoyens,   au   secours!

thérapontigonus.   —  Qu'est-ce  que  tu   as  à  crier?

phédrome. — De quel droit le frappes-tu?

thérapontigonus. — Parce que cela me plaît.

phédrome (à Charançon). — Approche, je vais te le livrer; tais-toi.

planésie. — Phédrome, je t'en supplie, protège-moi.

phédrome. — Comme je le ferais pour moi-même et pour mon génie. Voyons, militaire, dis-moi de qui tu tiens cet anneau que le parasite t'a escamoté.

planésie (à Thérapontigonus). — Par tes genoux que j'embrasse, ne refuse pas de nous l'apprendre.

thérapontigonus. — Que vous importe? Pendant que vous y êtes, demandez-moi comme cette chlamyde et cette épée sont venues entre mes mains.

charançon. — Comme il nous brave, ce fanfaron!

thérapontigonus (à Phédrome). — Laisse ce drôle; moi, je dirai tout.

charançon (à Phédrome). — II dira tout! Ce qu'il dit et rien, c'est tout un.

planésie (se jetant à ses genoux). — Instruis-moi, je t'en supplie.

 

1. Vers sans doute interpolé, avec un calembour sur  « intestatus » qui présente le même double sens que  « testis ».

 

thérapontigonus. — Hé bien, je vais parler; relève-toi. Écoutez-moi et faites bien attention. Cet anneau appartenait à Périphane mon père (1). Avant de mourir, il me le donna, selon toute justice, puisque j'étais son fils.

planésie. — 0 Jupiter!

thérapontigonus. — Et il m'en institua héritier.

planésie. — O Piété, ma protectrice, ne m'aban­donne pas comme je ne t'ai jamais abandonnée. Mon frère, salut !

thérapontigonus. — A quels signes t'en croirai-je? Voyons, si tu dis vrai, comment s'appelait ta mère?

planésie. — Cléobule.

thérapontigonus. — Et ta nourrice?

planésie. — Archéstrate. Elle m'avait portée dans ses bras, aux Dionysies, pour voir les jeux. Lorsque nous fûmes arrivées, à peine m'avait-elle placée auprès d'elle, que survient un ouragan terrible. Les gradins s'écroulent; l'épouvante me prend. En cet instant un inconnu m'enlève, éperdue, tremblante, plus morte que vive; et je ne saurais dire comment il m'emporta.

thérapontigonus. — Je me souviens de cette bagarre. Mais voyons, dis-moi : qu'est devenu ton ravisseur?

planésie. — Je ne sais. (Montrant un anneau à son doigt). Mais j'ai toujours conservé avec moi cet anneau que j'avais le jour où je fus perdue pour les miens.

thérapontigonus. — Donne, que je l'examine.

charançon. — Tu n'es pas folle de le lui confier?

planésie. — Laisse donc.

 

1. La fin du vers est corrompue. On peut supposer, comme l'a fait le premier Camerarius, que Planésie interrompait le récit du militaire par une exclamation : «  Quel est ce nom ? Péri­phane ! », et que Thérapontigonus reprenait au vers suivant.

 

thérapontigonus. — O Jupiter! c'est celui que je t'ai offert pour l'anniversaire de ta naissance; je le connais aussi bien que moi-même. Salut, ma sœur!

planesie. — Salut, mon frère !

phédrome. — Fassent les dieux que cette rencontre vous soit heureuse!

charançon. — Ou plutôt qu'elle soit heureuse pour tous ! (A Thérapontigonus) Toi aujourd'hui, pour ton arrivée, tu nous donneras un dîner en l'honneur de ta sœur; lui (montrant Phédrome), il nous don­nera demain le repas nuptial. Nous promettons d'y être.

phédrome. — Tais-toi donc.

charançon. — Me taire, quand les choses s'arran­gent si bien? (A Thérapontigonus) Toi, accorde-lui la main de ta sœur, militaire; moi, je donnerai la dot.

therapontigonus(riant). — La dot! quelle dot?

charançon. — Moi?.., le soin de me nourrir pen­dant toute sa vie.

therapontigonus. — Par Hercule, je ne demande pas mieux, sans mentir... Sans compter que le léno nous doit trente mines.

phédrome. — Pourquoi cela?

thérapontigonus. — Paire qu'il s'est engagé, au cas où on la revendiquerait comme libre, à me rendre, sans contestation, tout mon argent. Allons maintenant chez le léno.

charançon. — Bonne idée.

phédrome. — Mais d'abord, je voudrais régler mon affaire.

thérapontigonus. Laquelle?

phedrome (montrant Planésie). — Mon mariage avec elle.

charançon. — Voyons, militaire, est-ce que tu hésiterais à la lui accorder?

thérapontigonus. — Si elle y consent...

planésie. — Je n'y consens pas, je le désire, mon frère.

thérapontigonus.  — Accordé,  alors.  

charançon. — Merci bien.

phédrome. — T'engages-tu, militaire, à me la don­ner pour femme?

thérapontigonus. — Je m'y engage.

charançon. — Et moi aussi je n'ai qu'un mot à dire, le même : je m'y engage.

thérapontigonus. — Tu es trop bon. Mais voici venir le léno, mon trésor.

 

 (SCÈNE III)          

CAPPADOX        THÉRAPONTIGONUS        PHÉDROME PLANÉSIE

cappadox (venant du forum, sans voir les autres). — Dire qu'argent placé chez les banquiers est mal placé, c'est dire une bêtise. Je dis, moi, qu'il n'est placé ni bien ni mal. J'en ai fait moi-même aujourd'hui l'expé­rience. Il n'est pas mal placé puisqu'ils ne le rendent jamais; il est perdu tout simplement. C'est ainsi que, quand il s'est agi de payer ces dix mines, le mien a couru de comptoir en comptoir. A la fin, ne voyant rien venir, je réclame mon homme à grands cris; et lui, il me cite devant le tribunal. J'avais une peur terrible d'être payé par devant le préteur (1); mais ses amis ont fini par le décider. Il m'a payé sur sa cassette parti­culière. Je n'ai plus qu'une hâte; c'est de rentrer chez moi.

thérapontigonus. — Holà! léno, j'ai un mot à te dire.

 

1. C'était ce magistrat qui recevait les déclarations de faillite.

 

phedrome. — Moi aussi, j'ai un mot à te dire.

cappadox (faisant mine de sortir). — Et moi je n'ai rien à vous dire, ni à l'un ni à l'autre.

thérapontigonus. — Veux-tu t'arrêter, et sur le champ?

(phédrome). — Et te dépêcher de rendre gorge, tout de suite?

cappadox (au militaire). — Qu'ai-je à démêler avec toi? (à Phédrome) ou avec toi?

thérapontigonus. — Ce que tu as? Je ferai de toi aujourd'hui une flèche (1)de catapulte, et te banderai sur le chevalet comme on tend les catapultes.

phédrome. — Et moi, beau mignon, je te ferai douillettement coucher avec un petit chien, mais un chien de fer.

cappadox. — Et moi je vous enfermerai tous les deux dans une cage de bois dur, jusqu'à ce que vous en creviez.

thérapontigonus (à l'un de ses suivants). — Serre-lui le cou, et emmène-le moi à la potence.

phédrome. — Quoi qu'il en soit, il ira bien de lui-même.

cappadox. — Au nom des dieux et des hommes, me voir ainsi entraîné, sans condamnation, sans appel de témoins! Je t'en conjure, Planésie, et toi, Phédrome, secourez-moi.

planésie. — Mon frère, je t'en supplie, ne le fais pas périr sans jugement. J'ai été bien traitée chez lui, et chastement élevée.

thérapontigonus. — Ce n'est pas de sa faute. Rends-en grâces à Esculape, si tu es restée pure; car, s'il s'était bien porté, il y a longtemps qu'il t'aurait livrée ; à qui aurait voulu.

 

1. Jeu de mots intraduisible sur « neruo torquebo » qui veut dire à la fois « je te torturerai sur le « nervus » (« machine qui servait à enchaîner des esclaves ou des criminels, et qui paraît avoir ressemblé fort à ce que nous appelons bloc » Kich), et je te lancerai avec une corde» (comme font les catapultes).

 

phédrome.   — Ecoutez-moi  l'un  et  l'autre;  je vais tâcher d'arranger votre affaire.  (A l'homme qui tient .Cappadox)  Lâche-le.  Approche, léno. Je vais pronon­cer, si toutefois vous voulez l'un et l'autre vous soumettre à ma sentence.

thérapontigonus. — Nous nous en rapportons à toi.

cappadox. — Pourvu cependant, par Hercule! qu'on n'aille pas,  sur ta sentence, m'emporter mon argent.

thérapontigonus. — Quand tu l'avais promis?

cappadox. — Comment! l'ai-je promis?    

phédrome. — Avec ta langue.

cappadox. — Hé bien, maintenant, avec ma langue, je renie.  Elle m'a été donnée pour parler,  non pour me ruiner.

thérapontigonus.   —   Nous   perdons   notre   temps. (A un esclave) Serre-lui la gorge.

cappadox   (à demi-étranglé).  — Je consens à  tout ; ce que tu voudras.

thérapontigonus.   — Puisque te voilà revenu à de bons sentiments, réponds à mes questions.

cappadox. — Tu n'as qu'à m'interroger.   

thérapontigonus.   —   As-tu   promis   que,   si   on   la revendiquait comme née de parents libres, tu me rendrais tout l'argent?

cappadox. — Je ne m'en souviens pas.

thérapontigonus. — Ah! tu le nies!

cappadox.  — Oui,  parbleu je le nie.  Devant quels témoins? En quel endroit?

charançon. — En présence de moi-même et du banquier Lycon.

cappadox. — Te tairas-tu?

charançon. — Non, je ne me tais pas. Je me moque pas mal de toi;  n'essaie pas de me faire peur.  C'est

devant moi-même et devant Lycon que l'affaire s'est faite.

phédrome. — Ta parole me suffit. Maintenant, léno, pour que tu connaisses ma sentence : cette jeune fille est née libre; il est son frère, elle est sa sœur; elle m'épousera; rends l'argent au militaire. Le tribunal a prononcé.

therapontigonus. — Et loi, tu seras mis au carcan, si l'argent ne m'est rendu tout de suite.

cappadox. — Par Hercule! voilà un jugement rendu de mauvaise foi, Phédrome; tu t'en repentiras. Quant à toi, militaire, que les dieux et les déesses te mettent à mal ! Suis-moi.

therapontigonus. — Te suivre, où ?

cappadox. — Chez mon banquier, au tribunal du préteur; c'est là que je m'acquitte envers mes créan­ciers.

therapontigonus. — Et moi, ce n'est pas au préteur, c'est au gibet que je vais te traîner, si tu ne me rends pas l'argent.

cappadox. — Toi, tu peux crever, c'est tout ce que je souhaite, entends-tu?

therapontigonus. — Oui, vraiment?

cappadox. — Oui, vraiment, mordieu!

thérapontigonus (montrant ses deux poings). — Voici deux poings que je connais bien.

cappadox. — Et après?

therapontigonus. — Après? Tu veux le savoir? Hé bien, si tu me mets en colère, ils sauront t'adoucir.

cappadox. — Allons, viens, tu vas être payé.

therapontigonus. — A la bonne heure.

phedrome. — Toi, militaire, tu dînes chez moi; nous ferons la noce aujourd'hui.

therapontigonus. — Que grand bien nous en arrive, à vous et à moi. Spectateurs, applaudissez.

 

 

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